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Avant-Propos

Maurice Merleau-Ponty ne peut certainement pas être considéré à


proprement dire un “esthétologue”. Comme on l’a observé à divers
endroits1, il ne paraît pas enclin à orienter sa propre méditation sur les
problèmes théorétiques caractéristiques à l'esthétique. L’art et la littérature
toutefois entre-tissent profondément sa philosophie 2. Ainsi, la fréquence
des références artistiques et littéraires qui y apparaissent et – cela a été
souligné à juste raison – qui “n’ont pas une fonction simplement
décorative” 3, ne peut pas ne pas toucher qui lit ses textes. La méditation de
Merleau-Ponty sur l’art et la littérature apparaît même comme partie
intégrante, ou mieux – pour utiliser une expression récurrente de ses écrits –
comme “partie totale” de sa méditation philosophique : cette partie dans
laquelle la totalité se replie et d’où elle est rendue visible 4. L’art et la
littérature d’un côté et la philosophie de l’autre semblent en somme
entretenir dans la pensée de Merleau-Ponty un rapport chiasmatique
analogue à celui qu’il parvient à décrire entre le visible et l'invisible, où le
second terme se profile comme étant l'envers du premier ; on peut lire dans
ce sens le titre du dernier essai que Merleau-Ponty consacre à la peinture :
1 Déjà Paci, dans l’introduction de l'édition italienne de Sens et non-sens, écrit que Merleau-
Ponty, bien que dédiant au cinéma, à la peinture et à la littérature certains des essais rassemblés
dans ce livre, “ce n’est pas tellement un jugement de valeur sur l'art qu’il cherche” (E. PACI,
Introduzione a M. MERLEAU-PONTY, Senso e non senso, tr. it. de P. Caruso, Il Saggiatore,
Milan, 1962, ensuite Garzanti, Milan, 1974, p. 14). À son tour Kaufmann souligne : “à quelle
distance, pourtant, s'est tenue cette recherche [i.e. : celle de Merleau-Ponty sur la peinture] des
problèmes classiques de l'Esthétique, nous en sommes avertis par le fait qu'aucune référence ne
s'y rencontre à une expérience originale de la Beauté” (P. KAUFMANN, De la vision picturale
au désir de peindre, “Critique”, a. XX, n. 211, 1964, p. 1048). Zecchi aussi relève que ce n’est
pas “l'intention de définir le champ théorétique de l'esthétique” (S. ZECCHI, La fenomenologia
dopo Husserl nella cultura contemporanea. 2/ Fenomenologia e sapere scientifico, La Nuova
Italia, Florence, 1978, pp. 89-90) qui alimente l'intérêt de Merleau-Ponty (comme d’autres
phénoménologues) pour l'art et la littérature, et Scaramuzza met en évidence que Merleau-Ponty
“ne nous a laissé aucune philosophie de l'art” (G. SCARAMUZZA, “L'estetica fenomenologica”,
dans M. DUFRENNE-D. FORMAGGIO, Trattato di estetica, vol. I, Storia, Mondadori, Milan,
1981, p. 356).
2 “L'esthétique sous-tend en permanence la pensée de Merleau-Ponty et traverse l'ensemble de
l'œuvre au point de se confondre avec sa réflexion philosophique” (O. MONGIN, Depuis
Lascaux, “Esprit”, 1982, n. 66, p. 67). À propos de l’attitude essentiellement esthétique de la
philosophie de Merleau-Ponty, cf. en particulier M. T. RAMÍREZ COBIÁN, Cuerpo y arte. Para
una estética merleaupontiana, UAEM, Mexico, 1996.
3 X. TILLIETTE, L'esthétique de Merleau-Ponty, “Rivista di estetica”, n. 1, 1969, p. 102. Une
remarque du même genre est développée par Anne Simon et Nicolas Castin, à propos du
domaine particulier de la littérature, dans leur “Avant-propos” aux actes du colloque consacré –
de manière significative – à “Merleau-Ponty et le littéraire” en 1996 : “Loin de n’être
qu’accessoire, la ‘parole opérante’ d’autrui, par la ‘torsion secrète’ qu’elle imprime aux mots,
motive la propre pensée du philosophe et la fait avancer dans des directions qu’il n’avait pas
forcément prévues” (A. SIMON et N. CASTIN, “Avant-propos”, in ID. (textes réunis et
présentés par), Merleau-Ponty et le littéraire, Presses de l’École normale supérieure, Paris, 1997,
pp. 9-10.
4 Pour cette acception de l'expression “partie totale” référée à la parole et au corps, cf. V.I.,
pp. 157-158.
5
L'œil et l'esprit, où l’œil renvoie justement au visible de l'esthétique – qu’il
faut comprendre, bien entendu, dans ses deux acceptions – et l'esprit à
l'invisible de la philosophie 5. Cette position montre alors comment les
raisons pour lesquelles Merleau-Ponty n’a pas été un esthétologue au sens
propre sont profondément enracinées dans sa conception des rapports entre
le domaine artistique et littéraire d’un côté et celui de la philosophie de
l’autre : une conception qui empêche de considérer ceux-ci de manière
réciproquement indépendante 6. Risquant une définition – même avec toutes
les limites et les rigidités qu’elle comporte – , on pourrait donc affirmer que
la pensée de Merleau-Ponty offre, au lieu d'une théorie philosophique de
l’art et de la littérature, une idée de la philosophie modelée précisément sur
ceux-ci 7. La pensée de Merleau-Ponty tend en fait à discerner dans la
recherche philosophique le même destin interminable d’interrogation et
d’expression du monde et de l'Être qui accompagne depuis toujours la
recherche de l’art et de la littérature.
C'est pour cela que la réflexion de Merleau-Ponty se concentre tout
particulièrement sur l'opération d'expression du sens latent dans notre
contact avec le monde, opération telle qu’elle se présente à partir de
l'expérience perceptive pour arriver jusqu’au phénomène du langage, conçu
comme reprise et “sublimation” de cette expérience. Sur une telle voie – qui
traverse aussi les territoires de la linguistique et des sciences humaines – la
méditation de Merleau-Ponty consacrée à l’art et à la littérature s’adresse à
interroger de façon privilégiée la recherche picturale de Cézanne et la
recherche littéraire de Proust, puisque pour elles aussi – souligne Paul
Ricœur – “le problème central fut celui d’une création de sens qui restitue et
manifeste l'antérieur” 8. Cette étude-ci, par conséquent, se veut consacrée
tout d’abord à l'interrogation que Merleau-Ponty adresse à de telles

5 Nous devons les considérations que nous venons de faire à une remarque de Tilliette : “l'œil
= le visible, l'esprit = l'invisible” (X. TILLIETTE, art. cit., p. 107).
6 Invitto indique que “l'esthétique de Merleau-Ponty se trouve dans sa phénoménologie de la
perception, son ontologie, sa notion de corps”, soulignant par cela, d’autre part, comment la
position de Merleau-Ponty se soustrait à la “division classique de la philosophie en problèmes
rigidement hiérarchisés, parmi lesquels l'esthétique, la politique et, éventuellement, la pédagogie
représentaient les sciences-cendrillon” (G. INVITTO, Premessa à Merleau-Ponty, Filosofia,
esistenza, politica, éd. par G. Invitto, Guida, Naples, 1982, p. 11). Tilliette aussi souligne à son
tour que la conception merleau-pontienne de la philosophie “ne saurait en aucune manière
subsumer le monde de l'art, et encore moins échafauder une science esthétique, une théorie
esthétique” (X. TILLIETTE, art. cit., p. 104).
7 L'œil et l'esprit affirme que “cette philosophie qui est à faire, c'est elle qui anime le peintre”
(O.E., p. 60). Toutefois, ceci n’empêche pas Merleau-Ponty de reconnaître à la philosophie une
forme caractéristique, comme l’atteste la Préface de Signes : “tandis que la littérature, l'art,
l'exercice de la vie, se faisant avec les choses mêmes, le sensible même, les êtres mêmes peuvent,
sauf à leurs limites extrêmes, avoir et donner l'illusion de demeurer dans l'habituel et dans le
constitué, la philosophie, qui peint sans couleurs, en noir et blanc, comme les tailles-douces, ne
nous laisse pas ignorer l'étrangeté du monde, que les hommes affrontent aussi bien et mieux
qu'elle, mais comme dans un demi-silence” (S., p. 31).
8 P. RICŒUR, Langage (Philosophie), dans Encyclopaedia Universalis, vol. IX, Paris, 1971,
p. 777.
6
recherches, sans que cette interrogation, qui ne cesse de se poser et de se
développer dans tout l’arc de la réflexion de Merleau-Ponty, puisse être
isolée du milieu d'ensemble d’une telle réflexion. Voilà que – comme dans
certains tableaux flamands dans lesquels la surface brillante d’un miroir ou
d’un plat métallique posé dans un angle concentre en lui toute la scène
représentée – , dans certains chapitres de notre travail, l’élaboration
philosophique d’ensemble de Merleau-Ponty résulte pour ainsi dire
concentrée dans l’interrogation parallèle qu’il adresse à la peinture de
Cézanne ou à la Recherche de Proust, alors que dans d’autres chapitres c’est
une telle interrogation qui se trouve projetée dans le plus ample cadre de
l’élaboration philosophique de la même époque.
D’autre part, si l’on peut, à juste raison, suggérer que, dans la pensée de
Merleau-Ponty, le côté de l’art et de la littérature et celui de la philosophie
finissent par se mirer l’un dans l'autre 9, il nous semble alors que la structure
particulière prise par cette étude respecte non seulement les exigences de
notre parcours de lecture, mais les instances mêmes de la pensée de
Merleau-Ponty.

Notre ouvrage réunit le travail de recherche que, pendant plus de dix ans,
nous avons effectué dans le domaine que nous venons de tracer. Ce travail
avait, en effet, trouvé sa première synthèse dans notre dissertation
doctorale, qui avait été défendue en 1990 auprès de l’Institut Supérieur de
Philosophie de l’Université Catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve),
avait reçu le prix de l’Académie Royale de Belgique et ensuite avait été
publiée en version italienne sous le titre Ai confini dell’esprimibile.
Merleau-Ponty a partire da Cézanne e da Proust (Milan, 1990). Nous
profitons de l’occasion pour remercier encore une fois Ghislaine Florival,
qui avait été “promoteur”, au sens le plus haut et le plus riche du mot, de
cette dissertation.
Les développements que le travail même de la dissertation doctorale
paraissait en quelque sorte exiger, ont trouvé leur expression dans des écrits
successifs. Ils nous semble qu’ils aient gardé un rapport fortement unitaire
avec le travail précédent et maintenant nous nous sommes efforcés de
mettre cela autant que possible en évidence. Évidemment ces
développements-là, à leur tour, ne sont pas restés sans conséquences sur un
tel travail, qui, sur leur base aussi, a été mis à jour et approfondi dans ce
livre. Les pages mêmes que nous avions déjà publiées en français sous
forme d’articles, y résultent donc remaniées et amplifiées. C’est le cas de
celles d’A partir de Cézanne. Art et “Pré-monde” chez Merleau-Ponty, in
9 Cette suggestion nous arrive encore de Tilliette : “la réflexion esthétique de Merleau-Ponty
est en relation d'échange, de fécondation réciproque, avec l'élucidation philosophique. Elle subit
donc le même développement, le même déploiement, en même temps qu'elle le stimule. Ce
miroir reflète et indique tout à la fois” (X. TILLIETTE, art. cit., p. 108). Tilliette relève dans
cette attitude de Merleau-Ponty, comme dans celle de Heidegger, une nouveauté par rapport à la
conception traditionnelle de la relation entre art et philosophie (cf. ibidem, p. 105).

7
Figures de la finitude. Études d'anthropologie philosophique, éditées par G.
Florival, 3ème volume, Éditions de l'Institut Supérieur de Philosophie et
Librairie philosophique J. Vrin, Louvain-la-Neuve-Paris, 1988; La
dicibilité du monde. La période intermédiaire de la pensée de Merleau-
Ponty à partir de Saussure, “Recherches sur la philosophie et le langage”,
n. 15: Merleau-Ponty: le philosophe et son langage, sous la direction de F.
Heidsieck, Grenoble 1993; “Ce qui se voit en nous”. La peinture et le
narcissisme de l'Être dans L’œil et l'esprit de M. Merleau-Ponty, in La voix
des phénomènes. Contributions à une phénoménologie du sens et des
affects, sous la direction de R. Brisart et R. Célis, Publications des Facultés
universitaires Saint-Louis, Bruxelles 1995; Le sensible et l'excédent.
Merleau-Ponty et Kant, in M. Merleau-Ponty, Notes de cours sur ‘L'origine
de la géométrie’ suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-
Ponty, sous la direction de R. Barbaras, P.U.F., Paris 1998; “Personne n'a
été plus loin que Proust”, “Études phénoménologiques”, n. 31-32, 2000;
Nature et logos. “Pourquoi y a-t-il plusieurs exemplaires de chaque
chose ?”, “Chiasmi international”, n. 2, 2000.
La traduction française des premiers cinq chapitres a été effectuée par
Hervé Dubois, celle du sixième par Nicolas Guilhot avec la révision de
Renaud Barbaras, celle du septième par Paola Marrati. Le travail de
traduction tout entier s’est développé sous la supervision constante de Luigi
Cadelli et de nous-même, qui remercions tous ceux qui ont donné leur
contribution pour la patience avec laquelle ils ont cherché à répondre à nos
exigences et à nos indications.
Chaque livre a besoin de beaucoup d’amis pour être conçu et réalisé.
Ceux d’un livre qui embrasse une recherche de plus de dix ans sont trop
nombreux pour réussir à tous les nommer. Toutefois nous ne pouvons taire
au moins les noms de Renaud Barbaras, d’Elio Franzini, de Jean-Christophe
Goddard.

8
RÉPERTOIRE DES SIGLES

MERLEAU-PONTY :
S.C. La structure du comportement [daté
de 1938], P.U.F., Paris, 1942.
P.P. Phénoménologie de la perception,
Gallimard, Paris, 1945.
S.N. Sens et non-sens, Nagel, Paris,
1948.
B.P. M. Merleau-Ponty à la Sorbonne
(1949-1952), “Bulletin de psychologie”, t. XVIII, n. 236, Paris, novembre 1964.
P.M. La prose du monde, texte établi et
présenté par C. Lefort, Gallimard, Paris, 1969.
I. Un inédit de Merleau-Ponty [daté
de 1952], éd. par M. Gueroult, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a. LXVII, n. 4, octobre
1962, pp. 401-409.
E.P. Éloge de la philosophie, leçon
inaugurale faite au Collège de France le 15 janvier 1953, Gallimard, Paris, 1953.
A.D. Les aventures de la dialectique,
Gallimard, Paris, 1955.
S. Signes, Gallimard, Paris, 1960.
O.E. L'œil et l’esprit [daté de 1960, “Art
de France”, n. 1, janvier 1961], Gallimard, Paris,1964.
V.I. Le visible et l’invisible, texte établi
par C. Lefort, Gallimard, Paris, 1964.
R.C. Résumés de cours (Collège de
France, 1952-1960), Gallimard, Paris, 1968.
N. La Nature. Notes. Cours du
Collège de France, établi et annoté par D. Séglard, Éd. du Seuil, Paris 1995.
N.C. Notes des cours au Collège de
France 1958-1959 et 1960-1961, “Préface” de C. Lefort, texte établi par S. Ménasé,
Gallimard, Paris, 1996.
O.G. Notes du cours sur “L’origine de la
géométrie” suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, sous la direction

9
de R. Barbaras, P.U.F., Paris, 1998, pp. 11-92.

PROUST :
R. À la Recherche du temps perdu, 3
voll., “Bibliothèque de la Pléiade”, Gallimard, Paris, 1954. Nous nous limiterons à indiquer le
volume (en chiffres romains) et la page de chaque citation.

10
11
Introduction
Concluant Le cinéma et la nouvelle psychologie, la conférence qu’il donna
en 1945 à l'Institut des Hautes Études Cinématographiques de Paris,
Merleau-Ponty explique qu'“une bonne part de la philosophie
phénoménologique ou existentielle consiste à s'étonner de cette inhérence
du moi au monde et du moi à autrui, à nous décrire ce paradoxe et cette
confusion, à faire voir le lien du sujet et du monde, du sujet et des autres, au
lieu de l'expliquer, comme le faisaient les classiques, par quelques recours à
l'esprit absolu” (S.N., p. 105) et souligne le fait que “ce sujet-là est
cinématographique par excellence” (ibidem) 1.
Dans l'avant-propos à la Phénoménologie de la perception, œuvre publiée
l'année même où est prononcée la conférence que nous venons de citer,
Merleau-Ponty dit voir une inspiration analogue au fond des expériences
artistiques les plus significatives – littéraires et picturales – de l'époque
moderne : “Si la phénoménologie a été un mouvement avant d'être une
doctrine ou un système, ce n'est ni hasard, ni imposture. Elle est laborieuse
comme l'œuvre de Balzac, celle de Proust, celle de Valéry ou celle de
Cézanne, par le même genre d'attention et d'étonnement, par la même
exigence de conscience, par la même volonté de saisir le sens du monde ou
de l'histoire à l'état naissant. Elle se confond sous ce rapport avec l'effort de
la pensée moderne” (P.P., p. XVI).
C'est le même terme d'étonnement qui sert, dans les deux passages que
nous venons de citer, à désigner l'attitude phénoménologique. Une telle
répétition n'est pas l'effet du hasard : dans l'avant-propos à la
Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty, reprenant une formule
d'Eugen Fink 2, définit la réduction phénoménologique précisément comme
“‘étonnement’ devant le monde” (P.P., p. VIII) en tant qu'elle suspend notre
attitude naturelle et, comme le souligne la phrase que nous avons citée en
ouverture, la fait voir 3.
Toutefois, dans ce même avant-propos de la Phénoménologie de la
perception, Merleau-Ponty – dans le but de dissiper “le malentendu” sur le
sens de la réduction phénoménologique qu'il lui semble y avoir aussi bien
entre Husserl et ses interprètes qu'à l'intérieur de la pensée de Husserl elle-

1 M. MERLEAU-PONTY, Le cinéma et la nouvelle psychologie, “Les Temps Modernes”, n.


26, 1947, pp. 930-947, texte ensuite repris dans Sens et non-sens.
2 “Lorsque la première détermination, nécessairement provisoire, de l'essence de l'attitude
naturelle comme croyance au monde, comme fluante aperception universelle du monde,
s'accomplit à l'intérieur d'elle-même, ce qui est alors décisif, est l'éveil d'un étonnement sans
mesure sur le caractère énigmatique de cet état de chose (Sachlage)” (E. FINK, Die
phänomenologische Philosophie Edmund Husserls in der gegenwärtingen Kritik, “Kant-
Studien”, XXXVII (1933), tr. fr. de D. Franck in E. FINK, De la phénoménologie, Éd. de
Minuit, Paris, 1974, p. 135).
3 L'avant-propos de la Phénoménologie de la perception affirme à son tour que “la vraie
philosophie est de rapprendre à voir le monde” (P.P. p. XVI).
12
même 4 – met en évidence le fait que l'exercice de l'étonnement devant le
monde est problématique “puisque […] nous sommes au monde, puisque
même nos réflexions prennent place dans le flux temporel qu'elles cherchent
à capter” (P.P., p. IX ; c'est nous qui soulignons) et affirme, par conséquent,
que “le plus grand enseignement de la réduction est l'impossibilité d'une
réduction complète” (P.P., p. VIII).
L'étonnement n'est donc jamais éveillé une fois pour toutes, mais se
présente comme une attitude que l'on doit sans cesse recommencer : “Le
philosophe – poursuit ce même texte, en se référant aux inédits husserliens
– [...] est un commençant perpétuel” car “la réflexion radicale est
conscience de sa propre dépendance à l'égard d'une vie irréfléchie qui est sa
situation initiale, constante et finale” (P.P., p. IX).
C'est le corps propre – c'est-à-dire le corps phénoménal, vécu – qui est,
pour Merleau-Ponty, le pivot de la “vie irréfléchie”, le corps propre qui
noue avec le monde un lien ambigu et inépuisable, une relation non pas
frontale, mais, comme le dit la citation par laquelle nos avons commencé, de
“confusion” et, selon une définition que Merleau-Ponty emprunte à Paul
Claudel, de co-naissance 5. Le corps propre se soustrait, en effet, aux
dichotomies classiques dans lesquelles la pensée objective d'ascendance
4 Cf. à ce propos la reconstruction historique et théorique proposée par A. BONOMI,
Esistenza e struttura. Saggio su Merleau-Ponty, Il Saggiatore, Milan, 1967, pp. 43 sq.
5 Parlant par exemple de la sensation et des qualités des choses, Merleau-Ponty écrit que “le
sujet de la sensation n'est ni un penseur qui note une qualité, ni un milieu inerte qui serait affecté
ou modifié par elle, il est une puissance qui co-naît à un certain milieu d'existence ou se
synchronise avec lui” (P.P., p. 245). Cette même définition apparaît déjà dans la première œuvre
de Merleau-Ponty, La structure du comportement, datée de 1938 mais publiée en 1942 (cf. S.C.,
p. 268). En ce qui concerne la formule de Claudel, cf. P. CLAUDEL, Traité de la Co-naissance
au monde et de soi-même, in ID., Art poétique, Mercure de France, Paris, 1951, pp. 47-149.
Quant à la relation existant entre La structure du comportement et la Phénoménologie de la
perception, il faut signaler la présence parmi les commentateurs de la pensée de Merleau-Ponty
de deux hypothèses d'interprétation différentes : l'une, selon laquelle les deux premières œuvres
de Merleau-Ponty sont complémentaires, a été avancée par A. de WAELHENS, Une philosophie
de l'ambiguïté. L'existentialisme de M. Merleau-Ponty, Publications universitaires de Louvain,
Louvain, 1951, et, pendant longtemps, partagée par presque tout le monde (cf. également J.
HYPPOLITE, Existence et dialectique dans la philosophie de M. Merleau-Ponty, “Les Temps
Modernes”, n. 184-185, 1961, pp. 231-232), l'autre, proposée par T. F. Geraets, voit entre les
deux textes une discontinuité, et souligne la façon dont, dans le chapitre IV de La structure du
comportement, transparaît “l'hésitation de Merleau-Ponty qui ne veut ni renoncer à toute
philosophie transcendantale, ni assumer définitivement le point de vue de la conscience
transcendantale constituante, conçue sur le modèle du spectateur étranger devant qui le monde
entier, y compris nous mêmes, se trouve étalé” (T. F. GERAETS, Vers une nouvelle philosophie
transcendantale. La genèse de la philosophie de M. Merleau-Ponty jusqu'à la Phénoménologie
de la perception, Martinus Nijhoff, La Haye, 1971, p. 2). Geraets considère que cette hésitation a
été surmontée grâce à la lecture, qu'a pu faire Merleau-Ponty dans les premiers mois de 1939,
d'études sur Husserl et de textes de Husserl lui-même (au sujet de ceux-ci cf. également H. L.
van BREDA, Merleau-Ponty et les Archives-Husserl à Louvain, “Revue de Métaphysique et de
Morale”, a. LXVII, n. 4, octobre 1962, pp. 410-430) lesquels lui permettent “de trouver l'attitude
philosophique fondamentale à laquelle il restera fidèle jusqu'à la fin de sa vie” (T. F. GERAETS,
op. cit., p. 2) et le poussent, au moment de la publication de La structure du comportement, en
1942, à indiquer la date à laquelle il avait porté à terme la rédaction de ce texte (1938), comme
pour signifier que le livre appartenait à une période désormais “révolue”.
13
cartésienne l'a emprisonné en le réduisant à n'être qu'un corps objet, partes
extra partes : il participe, ou mieux, il est le cœur, de l'ambiguïté-même de
l'être-au-monde, qui “peut se distinguer de tout processus en troisième
personne, de toute modalité de la res extensa, comme de toute cogitatio, de
toute connaissance en première personne, – et qu'il pourra réaliser la
jonction du ‘psychique’ et du ‘physiologique’” (P.P., p. 95).
Dans cette perspective, la vie irréfléchie se profile comme dimension
initiale (mais, comme nous l'avons vu, destinée à demeurer “constante et
finale”) qu'il est possible de définir esthétique selon le sens étymologique
du terme äisthesis, en ce qu'elle désigne l'expérience sensible, l'expérience
perceptive vécue dans la relation originaire que le corps propre entretient
avec le monde et avec les autres à l'intérieur de l'horizon global de l'être-au-
monde 6. L'étonnement à son tour, précisément en ce qu'il se présente
comme regard incarné en ce point toujours mobile d'insertion dans un
milieu et dans une situation qu'est le corps, est destiné à renouveler sans
cesse son exploration du monde et de notre rapport avec lui : “la
philosophie [...] – insiste Merleau-Ponty dans l'avant-propos de la
Phénoménologie de la perception – est une expérience renouvelée de son
propre commencement, [...] elle consiste tout entière à décrire ce
commencement” (P.P., p. IX).
Mais comment se présente cette description appelée sans cesse à
recommencer pour exercer, en deçà des habitudes sédimentées,
l'“étonnement devant le monde” ? Comment se présente, en d'autres termes,
le rapport entre la dimension esthétique “initiale” de la vie irréfléchie et son
expression ? C'est à propos de ces questions que, dans l'avant-propos de la
Phénoménologie de la perception, l'on trouve pour la première fois une
phrase de Husserl – phrase figurant au paragraphe 16 de la deuxième des
Méditations cartésiennes – qui ne cessera de revenir dans les écrits suivants
de Merleau-Ponty : “Le début, c'est l'expérience pure et, pour ainsi dire,
muette encore, qu'il s'agit d'amener à l'expression pure de son propre sens”
7
. Merleau-Ponty commente ainsi la phrase en question : “Les essences de
Husserl doivent ramener avec elles tous les rapports vivants de l'expérience,
comme le filet ramène du fond de la mer les poissons et les algues
palpitants. […] Les essences séparées sont celles du langage. C'est la
fonction du langage de faire exister les essences dans une séparation qui, à
vrai dire, n'est qu'apparente, puisque par lui elles reposent encore sur la vie
6 On a pu d'autre part remarquer que “dans la mesure où la philosophie de Merleau-Ponty est
une phénoménologie de la perception, on peut dire qu'elle relève toute entière d'une esthétique”
(M. LEFEUVRE, Merleau-Ponty au delà de la phénoménologie, Klincksieck, Paris, 1976, p.
353).
7 E. HUSSERL, Méditations cartésiennes, tr. fr. de G. Pfeiffer et E. Lévinas, Colin, Paris,
1931, p. 33. Taminiaux a accordé une grande attention à la façon dont cette phrase de Husserl
revient tout au long de l'itinéraire de Merleau-Ponty et sur les modifications dont fait l'objet,
avec le temps, l'interprétation qu'en donne Merleau-Ponty (cf. J. TAMINIAUX, L'expérience,
l'expression et la forme dans l'itinéraire de Merleau-Ponty, in ID., Le regard et l'excédent,
Martinus Nijhoff, La Haye, 1977, pp. 90-115).
14
antéprédicative de la conscience. Dans le silence de la conscience
originaire, on voit apparaître non seulement ce que veulent dire les mots,
mais encore ce que veulent dire les choses, le noyau de signification
primaire autour duquel s'organisent les actes de dénomination et
d'expression” (P.P., p. X). La conception que l'on voit apparaître ici indique
donc dans l'expérience silencieuse de la vie irréfléchie la présence d'un fond
positif de sens par rapport auquel le langage se présente comme second et
dérivé. On retrouve d'ailleurs cette conception quelques pages plus loin,
lorsque Merleau-Ponty écrit que “l'intentionnalité opérante (fungierende
Intentionalität), celle qui fait l'unité naturelle et antéprédicative du monde
et de notre vie, […] fournit le texte dont nos connaissances cherchent à être
la traduction en langage exact” (P.P., p. XIII ; c'est nous qui soulignons) 8.
Selon une telle conception, il semble alors que le sens de la réduction
phénoménologique consiste à saisir intégralement le texte fourni par
l'expérience silencieuse. Et c'est en effet ce qu'affirme explicitement un
autre passage de l'avant-propos de la Phénoménologie de la perception :
“La réduction eidétique c'est […] la résolution de faire apparaître le monde
tel qu'il est avant tout retour sur nous-mêmes, c'est l'ambition d'égaler la
réflexion à la vie irréfléchie de la conscience” (P.P., p. XI) 9. Et Merleau-
Ponty ajoute à la page suivante que “La méthode eidétique est celle d'un
positivisme phénoménologique” (P.P., p. XII).
Mais comment est-il possible de viser à égaler la vie irréfléchie, si celle-
ci a été décrite auparavant comme “situation initiale, constante et finale” ?
Qu'en est-il alors de la définition de la réduction phénoménologique comme
“‘étonnement’ devant le monde” ? S'agit-il d'une attitude toujours
renouvelée et sans cesse renaissante comme nous l'avons cru
précédemment, ou bien du point de départ d'une recherche visant à trouver
un fondement positif qui finisse par exaucer et épuiser l'étonnement initial ?
L'expression, à son tour, amène-t-elle au sens une intentionnalité qui, dans
l'expérience silencieuse, est encore confuse et indistincte, ou bien, au
contraire, traduit-elle un texte qui est déjà présent dans cette expérience ? 10
Ces questions trahissent la présence – dans l'avant-propos comme dans
8 S'agissant de l'expérience entendue comme “texte”, la présence de cette idée dans la
Phénoménologie de la perception et les questions qu'elle peut soulever sont mises en lumière en
particulier par V. DESCOMBES, Le Même et l'Autre. Quarante-cinq ans de philosophie
française (1933-1978), Éd. de Minuit, Paris, 1979, pp. 76-79.
9 On trouve la même ambition dans La structure du comportement : “On veut […] égaler la
conscience à l'expérience entière, recueillir dans la conscience pour soi toute la vie de la
conscience en soi” (S.C., p. 303).
10 Claude Lefort, à propos des problèmes que nous venons de soulever, se demande : “vouloir
égaler la réflexion à la vie irréfléchie de la conscience, n'était-ce pas s'exposer à restaurer ce qui
devait être détruit, la fiction d'une coïncidence de droit entre l'Être et le penser ? Vouloir
conduire l'expérience muette jusqu'à l'expression pure de son propre sens, n'était-ce pas imaginer
un silence aussi plein que la parole de Dieu, ou installer un langage avant le langage, dont le
langage second serait l'écho ?” (C. LEFORT, Le corps, la chair, “L'Arc”, 46, 1971, ensuite repris
dans ID., Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, Gallimard, Paris, 1978, p.
122).
15
d'autres passages de la Phénoménologie de la perception, mais aussi dans
les autres écrits de la même époque – d'une tension encore irrésolue dans la
pensée de Merleau-Ponty, une tension touchant le sens de la réduction
phénoménologique et le rapport entre l'expérience silencieuse et
l'expression qui en découle 11. À côté de la conception qui assigne à la
recherche philosophique “l'ambition d'égaler la réflexion à la vie irréfléchie
de la conscience”, nous avons rencontré en effet, dans l'avant-propos de la
Phénoménologie de la perception, l'idée de la philosophie comme
exploration appelée à se renouveler sans cesse, idée dont l'expression la
plus explicite est contenue dans l'affirmation de Merleau-Ponty selon
laquelle “le monde phénoménologique n'est pas l'explicitation d'un être
préalable, mais la fondation de l'être, la philosophie n'est pas le reflet d'une
vérité préalable, mais comme l'art la réalisation d'une vérité” (P.P., p. XV) 1
2
.
Nous avions déjà eu l'occasion de constater, sur la base des citations par
lesquelles nous avons commencé, comment, selon Merleau-Ponty, les
recherches de l'art moderne (celles du cinéma comme celles de la littérature
et de la peinture) et les recherches que mène la philosophie se meuvent dans
une même direction. C'est donc plus particulièrement dans les pages que
Merleau-Ponty a consacrées à la réflexion sur l'art que nous chercherons un
éclaircissement des problèmes que nous venons de soulever.

11 Cf. C. LEFORT, Le corps, la chair, in ID., Sur une colonne absente. Écrits autour de
Merleau-Ponty, cit., p. 122, ainsi que J. TAMINIAUX, L'expérience, l'expression et la forme
dans l'itinéraire de Merleau-Ponty, in ID., Le regard et l'excédent, cit., pp. 90-115. Ce dernier –
qui retrouve cette tension entre les lignes du Doute de Cézanne – la formule en ces termes :
“comment donc la réflexion, si elle est l'expérience renouvelée de son propre commencement,
peut-elle s'égaler à quoi que ce soit ?” (J. TAMINIAUX, art. cit., p. 102). Aussi bien Lefort que
Taminiaux relèvent à l'intérieur de cette tension l'écho de la réflexion de Husserl touchant
précisément le rapport entre expérience silencieuse et expression.
12 C'est de nouveau Taminiaux qui a attiré l'attention sur cette phrase ; il synthétise par
conséquent la tension présente à ce stade de la pensée de Merleau-Ponty touchant la réduction
phénoménologique dans les deux pôles de l'art et du positivisme (cf. J. TAMINIAUX, art. cit., p.
102-103) et qualifie la conception de la philosophie qui émerge chez Merleau-Ponty à partir du
premier pôle comme “création pure sans support préalable” (ibidem, p. 106). Nous ne partageons
pas toutefois cette dernière définition, dans la mesure où la phrase de Merleau-Ponty en question
nous semble ébaucher une idée de la philosophie comme recherche qui, si elle ne reflète pas des
vérités déjà données, amène cependant à la réalisation une vérité, et implique, par conséquent,
un “support” latent dont l'existence manifeste est toujours de nouveau produite.

16
Chapitre 1

Art et “pré-monde”
L'œuvre de Cézanne et la phénoménologie selon Merleau-Ponty

1.1. Influences

Quand, en 1942, Maurice Merleau-Ponty écrit l’essai intitulé Le doute de


Cézanne, dont la publication est contemporaine de celle de la
Phénoménologie de la perception 1, il n’a sûrement pas derrière lui la seule
lecture du livre dans lequel le poète Joachim Gasquet avait réélaboré le
souvenir de ses rencontres et de ses conversations avec le peintre provençal
2
– dont Merleau-Ponty reprend d’une façon prudente quelques déclarations
3
– ni seulement les comptes rendus des dialogues avec Émile Bernard,
desquels il tend d’ailleurs à se méfier ouvertement 4. Il nous résulte difficile
de croire en effet qu’il ne connaissait pas deux textes fondamentaux de la
littérature extra-picturale sur Cézanne, avec lesquels en tout cas – et voilà
ce qu’il est surtout important de souligner ici – ses lignes de lecture
convergent spontanément : les lettres de Rilke et l’“Introduction” écrite par
D.H. Lawrence à l’occasion d’une exposition de ses tableaux.
La rencontre avec l’“objectivité” révélatrice de la peinture de Cézanne
décrite trente-cinq ans avant par Rilke à sa femme Clara semble trouver, en
effet, son écho dans l’essai de Merleau-Ponty 5 non seulement là où il
affirme que Cézanne “a voulu revenir à l’objet” (S.N., p. 21), mais, encore
davantage, là où il souligne que “ce sont les choses mêmes et les visages
mêmes tels qu’il les voyait qui demandaient à être peints ainsi, et Cézanne a
1 M. MERLEAU-PONTY, Le doute de Cézanne, “Fontaine”, n. 47, 1945, pp. 80-100, ensuite
repris dans Sens et non-sens. Dans la Préface qu'il a écrit pour L'œil et l'esprit, Claude Lefort
précise justement que cet essai fut écrit trois ans avant d'être publié (cf. O.E., p. VI).
2 J. GASQUET, Cézanne, Bernheim-jeune, Paris, 1921, 19262, ensuite Cynara, Grenoble,
1988.
3 Des déclarations de Cézanne, Merleau-Ponty écrit en effet qu’elles “font trop de place aux
notions ordinaires de ‘sensibilité’ ou ‘sensation’ et d’‘intelligence’, c’est pourquoi Cézanne ne
pouvait persuader et c’est pourquoi il aimait mieux peindre” (S.N., pp. 22-23). Merleau-Ponty ne
met pour autant pas en question la crédibilité du livre de Gasquet, que Henri Maldiney prendra
comme centre même de sa propre réflexion sur Cézanne. À son tour, Gilles Deleuze jugera
comme infondées les “réserves” qui avaient été entre-temps soulevées à l’égard du texte de
Gasquet (qu’il appellera erronément Jérôme). Cf. G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la
sensation, La Différence, Paris, 1981, vol. I, p. 73, note 1.
4 Cf. les références dans S.N., p. 18, p. 22 et p. 28.
5 Les “lettres sur Cézanne” écrites par Rilke à Clara furent publiées pour la première fois – et
seulement en version française – en 1944 aux éditions Corrêa, comme nous le rappelle la “Notice
éditoriale” contenue dans R. M. Rilke, Lettres sur Cézanne, tr. fr. et “Préface” de Ph. Jaccottet,
Seuil, Paris, 1991, p. 89. En principe, on ne peut toutefois exclure que Merleau-Ponty, même s’il
en avait pris connaissance après avoir terminé la rédaction du Doute de Cézanne, aie quand
même voulu accentuer quelques échos de la consonance spontanée qu’on peut relever entre son
essai et les lettres de Rilke.
17
seulement dit ce qu’ils voulaient dire” (S.N., p. 35).
D’autre part, dans l’essai de Merleau-Ponty il nous semble entendre aussi
l’écho des raisons pour lesquelles David Herbert Lawrence considérait
Cézanne comme “la seule figure vraiment intéressante” de l’art moderne 6.
D’une façon non différente par rapport à Lawrence, en effet, Merleau-Ponty
aussi décrit la tentative obstinée réalisée par Cézanne afin de rendre aux
choses ce caractère concret qui leur a été nié au moment même où l'homme
occidental moderne – l'homme de la rationalité cartésienne – a refoulé sa
propre corporéité, en se renfermant avec elles dans les “clichés”
immatériels confectionnés par sa conscience mentale.
Mais, au-delà de ces affinités peut-être seulement électives, lorsque
Merleau-Ponty écrit son essai sur Cézanne, il a derrière lui surtout le séjour,
que nous avons déjà rappelé, effectué en 1939 auprès des Archives-Husserl,
où il avait pu consulter – étant le premier chercheur étranger à l’entourage
de Louvain – quelques-uns des inédits de Husserl qui y étaient conservés 7.
Ils concernent en particulier le monde sensible et sa “constitution
primordiale”, ainsi que ce que Husserl appelait Lebenswelt, à savoir le
monde de notre expérience originaire qui ne cesse de sous-tendre les
constructions de la science galiléenne et cartésienne, mais qui en est resté
un “présupposé” évident et, en tant que tel, non exploré et même oublié, qui
a fini par porter à la crise – selon Husserl – ce modèle de science ainsi que
la culture occidentale qui l’a exprimé.
Merleau-Ponty tend donc à assimiler l’entreprise de Cézanne à celle de
Husserl lorsque – dans l’essai consacré au premier – il écrit que “nous
percevons des choses, nous nous entendons sur elles, nous sommes ancrés
en elles et c’est sur ce socle de ‘nature’ que nous construisons des sciences.
C’est ce monde primordial que Cézanne a voulu peindre” (S.N., p. 23). Et,
certes, avant même qu’aux lettres de Rilke, c’est à la tâche de “revenir aux
choses mêmes” sur laquelle Husserl pointait le doigt que Merleau-Ponty
pense en soulignant que Cézanne “a voulu revenir à l’objet” (S.N., p. 21).
De même, c’est la phrase de Husserl tirée des Méditations cartésiennes que
nous avons déjà signalée et qui revient constamment dans les écrits de
Merleau-Ponty, celle dont on retrouve l’écho lorsqu’il écrit que Cézanne
“est revenu pour en prendre conscience au fonds d’expérience muette et
6 Cf. D.H. Lawrence, Introduction to these Paintings [1929], tr. fr. de T. Lauriol, “Introduction
à ces peintures”, in ID., Eros et les chiens, essais réunis et présentés par M. Marnat, Éd. C.
Bourgois, Paris, 1969, pp. 238-261. Pour une première analyse des raisons qui permettent un
rapprochement entre les écrits consacrés à Cézanne par Lawrence et par Merleau-Ponty, qu’il
nous soit permis de renvoyer à M. CARBONE, L’occhio e il corpo. Merleau-Ponty fra universo
pittorico e universo televisivo, in Problemi del senso, Éd. “Quaderni di Studi Mantovani”,
Mantoue, 1982, pp. 103-116.
7 Les inédits consultés par Merleau-Ponty étaient les suivants : 1) le volume II des Ideen ; 2) le
manuscrit habituellement désigné par le titre Umsturz der kopernikanischen Lehre, faisant partie
de ceux qui sont classés sous la lettre D et qui concernent la “constitution primordiale”
(primordiale Konstitution, Urkonstitution) ; 3) les paragraphes du 28 au 73 de la Krisis, à savoir
sa troisième partie. Cf. H. L. Van Breda, Maurice Merleau-Ponty et les Archives-Husserl à
Louvain, cit., pp. 414-415.
18
solitaire sur lequel sont bâtis la culture et l’échange des idées” (S.N., p. 32 ;
c'est nous qui soulignons) 8.
Mais derrière la rédaction de l’essai de Merleau-Ponty sur Cézanne, il
semble légitime de formuler l’hypothèse qu’il y a aussi la lecture du texte –
à cette occasion, contrairement à d’autres 9, non cité de façon explicite –
que l’historien de l’art Erwin Panofsky avait consacré à Die Perspective als
“symbolische Form” 10. Panofsky y mettait en évidence comment la
naissance de la “construction perspective” de la Renaissance – laquelle,
comme le rappelle Marisa Dalai Emiliani, “‘reproduit’ [...] la vision d’un
œil unique immobile, placé à une distance fixe du plan figuratif”11 – soit
accompagnée d’une rationalisation de notre perception visuelle, qui est
ignorée dans ses caractéristiques psychophysiologiques (vision binoculaire,
mouvement constant des yeux, configuration sphérique de la rétine, mais
aussi “‘interprétation’ psychologique” de la vision 12) afin d’en affirmer un
modèle inspiré mathématiquement.
C’est justement à ce domaine de considérations qu’il nous semble devoir
nous reporter lorsque, à propos d’une toile peinte par Cézanne en 1895,
Merleau-Ponty observe que “la table de travail, dans le portrait de Gustave
Geffroy, s’étale dans le bas du tableau contre les lois de la perspective”
(S.N., p. 22) 13 et il en déduit que “les recherches de Cézanne dans la
perspective découvrent par leur fidélité aux phénomènes ce que la
psychologie récente devait formuler. La perspective vécue, celle de notre
perception, n'est pas la perspective géométrique ou photographique” (S.N.,
pp. 23-24) 14.
Au moment où il écrit Le doute de Cézanne, en outre, Merleau-Ponty
possède certainement une connaissance approfondie de la Recherche de
Marcel Proust, qu’en effet il citait déjà dans La structure du comportement.
Il n’est pas privé de fondement de supposer, dès lors, qu’une telle
connaissance n’agisse aussi sur certains aspects de la conception de la
peinture qui émerge dans l’essai pris en examen. En effet, ils révèlent une

8 C’est encore Taminiaux le premier qui a mis en évidence l’écho ici indiqué. Cf. J.
TAMINIAUX, L'expérience, l'expression et la forme dans l'itinéraire de Merleau-Ponty, in ID.,
Le regard et l'excédent, Martinus Nijhoff, La Haye, 1977, p. 112.
9 Cf. par exemple O.E., pp. 49-51.
10 Cf. E. PANOFSKY, Die Perspective als “symbolische Form”, “Vorträge der Bibliothek
Warburg”, hrsg. von F. Saxl, Vorträge 1924-25, B. G. Teubner, Leipzig-Berlin, 1927, pp. 257
sq., tr. fr. sous la direction de G. Ballange in ID., La perspective comme forme symbolique et
autres essais, précédés de La question de la perspective, par M. Dalai Emiliani, Éd. de Minuit,
Paris, 1975, pp. 37-182.
11 M. Dalai Emiliani, La question de la perspective, in E. PANOFSKY, La perspective comme
forme symbolique et autres essais, cit., p. 10, note 7.
12 Cf. ibidem, pp. 43-44.
13 À propos du même tableau, cf. aussi S.N., p. 24.
14 De son côté, Panofsky soulignait la “discordance fondamentale entre la ‘réalité’ et la
construction perspective et aussi, bien entendu, entre celle-là et le fonctionnement d’un appareil
photographique, tout à fait analogue, quant à lui, à la construction en question” (E. PANOFSKY,
La perspective comme forme symbolique et autres essais, cit., p. 44).
19
consonance intime avec ceux qui sont exposés par Proust, exemplairement,
dans Le temps retrouvé : “Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous,
savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre
et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnu que ceux qu’il peut y
avoir la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le
voyons se multiplier” (R., III, p. 895). C’est justement à cela que Merleau-
Ponty semble faire écho lorsqu’il affirme que “le peintre reprend et
convertit justement en objet visible ce qui sans lui reste enfermé dans la vie
séparée de chaque conscience” (S.N., p. 30).
Le peintre éponyme auquel Merleau-Ponty pense dans cet essai –
Cézanne – à certains égards semble même se modeler sur le peintre
imaginaire – Elstir – dont Proust, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs,
décrit justement “l’effort [...] pour se dépouiller en présence de la réalité de
toutes les notions de son intelligence” (R., I, p. 840), dans le but – qui
converge spontanément avec la rencontre primordiale avec le monde
considérée par Husserl et la perspective vécue rappelée par Panofsky – “de
ne pas exposer les choses telles qu’il savait qu’elles étaient, mais selon ces
illusions optiques dont notre vision première est faite” (R., I, p. 838 ; c’est
nous qui soulignons).

1.2. Peinture, perception, “pré-monde”

La raison la plus explicite du privilège qu'accorde Merleau-Ponty à


l'expérience picturale et à la recherche de Cézanne doit donc être recherchée
dans la conviction que dans la peinture moderne – dont Cézanne est le
prophète reconnu – la manière de voir du peintre puise dans la vie
perceptive, dans l'expérience vécue de la corporéité, d'une façon plus
directe et plus consciente que ce n'était les cas dans la peinture classique 15.
La direction qu'a indiquée et empruntée le peintre provençal paraît
exprimer, par conséquent, une tentative de se soustraire aux grandes
dichotomies qui s'étaient affirmées avec la philosophie cartésienne : “Il ne
sert à rien d'opposer ici les distinctions de l'âme et du corps, de la pensée et
de la vision, – explique Merleau-Ponty – puisque Cézanne revient justement
à l'expérience primordiale d'où ces notions sont tirées et qui nous les donne
inséparables” (S.N., p. 27).
Comme nous avons déjà eu l’occasion d’y faire allusion, c'est cette
intention que Merleau-Ponty voit, par exemple, au fond des recherches de
Cézanne sur la perspective. Il nous semble opportun de rappeler, à cet
égard, que, dans l’essai cité plus haut, Erwin Panofsky a reconnu dans la

15 Dans La prose du monde, œuvre inachevée écrite selon toute probabilité en 1951, mais où
l'intérêt de Merleau-Ponty pour la peinture est dicté par des motivations analogues à celles dont
nous nous occupons à présent, Merleau-Ponty écrira que “les objets de la peinture moderne
‘saignent’, répandent sous nos yeux leur substance, ils interrogent directement notre regard, ils
mettent à l'épreuve le pacte de coexistence que nous avons conclu avec le monde par tout notre
corps” (P.M., p. 211).
20
solution perspective dominante depuis la Renaissance jusqu'au début du XX
siècle – et de laquelle Cézanne a cherché à se dégager – la conception
moderne de l'espace géométrique que Descartes a théorisée au moyen de la
notion de res extensa : “substance étendue”, homogène, infinie, régie par
des lois rationnelles exprimables numériquement et représentables
graphiquement, et, par conséquent, indépendante de toutes les qualités
sensibles des choses (dureté, couleur, odeur, saveur, etc.), dont notre
expérience corporelle témoigne. Par contre, Merleau-Ponty souligne que
“les déformations perspectives” (S.N., p. 25) opérées par Cézanne obéissent
à l’effort de porter à l'expression notre adhésion perceptive au monde 16.
C'est donc en premier lieu cet effort qui suscite l'intérêt de Merleau-
Ponty. À son avis, en effet, à travers l'expérience vécue de la corporéité,
Cézanne a cherché d'atteindre les choses dans le secret de leur matérialité et
de leur solidité, de leur dureté et de leur durée. De cette façon, sa peinture
semble correspondre à une attitude analogue à celle que Merleau-Ponty –
dans son cours consacré à la “Méthode en psychologie de l'enfant” (1951-
52) – retrouvera dans le dessin enfantin : “Il y a une subjectivité du dessin
de l'enfant en ce sens que c'est bien son contact avec la chose qu'il essaie de
rendre, mais il cherche à nous donner la présence réelle de la chose” (B.P.,
p. 132). Aussi bien le dessin enfantin que la peinture cézannienne se
montrent, en somme, à la fois plus “subjectifs” et plus “objectifs” que le
dessin de l'adulte habitué à la perspective géométrique, car tous deux
cherchent à exprimer, tout ensemble, la réalité de la chose et la façon dont
notre corps y accède 17. L'expression de l'espace elle-même est donc touchée
16 Rappelons, pour les espaces de discussion qu'elle peut offrir, l'interprétation différente que
donne Jean-Francois Lyotard des recherches de Cézanne sur la perspective. Soulignant, en
particulier, que ces recherches contiennent une critique de la représentation et donc un “principe
souterrain de déreprésentation”, Lyotard admet que “Merleau-Ponty avait parfaitement raison de
faire de ce principe le noyau de l'œuvre toute entière [i.e. : de Cézanne], mais son analyse restait
tributaire d'une philosophie de la perception qui le portait à voir dans le désordre cézannien la
redécouverte de l'ordre véritable du sensible et la levée du voile que le rationalisme cartésien et
galiléen avait jeté sur le monde de l'expérience” (J.F. LYOTARD, Freud selon Cézanne, in ID.,
Des dispositifs pulsionnels, coll. 10/18, Union Générale d'Éditions, Paris, 1973, p. 82). Lyotard
objecte à l'interprétation de Merleau-Ponty que “nous n'avons aucune raison de croire que cette
passion pour la sphéricité soit plus exempte des marques du désir et plus propre à nous restituer
la phénoménalité du sensible en personne que n'étaient la passion d'Uccello pour la perspective,
de Léonard pour le modelé ou de Klee pour le possible plastique” (ibid.). Pour une comparaison
entre la philosophie de Merleau-Ponty et celle de Lyotard à partir de leurs réflexions respectives
sur la peinture, qu'il nous soit permis de renvoyer à M. CARBONE, Il sensibile e l’eccedente.
Mondo estetico, arte, pensiero, Guerini e Associati, Milan, 1996, pp. 41-74 et pp. 122-127. Il
faut toutefois signaler qu'un jugement différent de celui de Lyotard rappelé ci-dessus est exprimé
par Kaufmann, selon lequel, pour Merleau-Ponty, “l'originalité du peintre n'aura pas été
d'exhumer, en deçà de la représentation géométrale, une autre organisation jusqu'alors masquée.
L'espace où s'aventure le regard artiste et que nous propose le tableau ne se substitue pas à
l'espace commun : il le manifeste dans sa fonction essentielle qui est de faire exister et coexister
avec nous des choses” (P. KAUFMANN, De la vision picturale au désir de peindre, “Critique”,
a. XX, n. 211, 1964, p. 1049).
17 Merleau-Ponty explique dans le cadre de son cours “Structure et conflits de la conscience
enfantine” (1949-50) : “l'enfant n'est pas un artiste. Mais les efforts de la peinture moderne
donnent un sens au dessin enfantin : il ne faut plus considérer que notre dessin est le seul ‘vrai’”
21
par cette attitude, comme Merleau-Ponty le met en évidence à propos de
l'intention créative de Cézanne : “Il fallait souder les unes aux autres toutes
les vues partielles que le regard prenait, réunir ce qui se disperse par la
versatilité des yeux” (S.N., p. 29). Mais cette attitude touche forcément, au
même moment, aussi l'expression du temps, substituant à la conception
traditionnelle, qui le représente comme succession, une logique tout à fait
différente qui révèle, dans le présent, la coexistence des autres dimensions
temporelles. C'est ce qui paraît ressortir de la déclaration du peintre
provençal que Merleau-Ponty cite tout de suite après : “Il y a une minute du
monde qui passe, il faut la peindre dans sa réalité” (S.N., p. 29). L'écho de
cette phrase de Cézanne revient dans un passage de la Phénoménologie de
la perception qui sert à expliquer le sens que Merleau-Ponty lui attribue :
“Par mon champ perceptif avec ses horizons spatiaux, je suis présent à mon
entourage, je coexiste avec tous les autres paysages qui s'étendent au-delà,
et toutes ces perspectives forment ensemble une seule vague temporelle, un
instant du monde ; par mon champ perceptif avec ses horizons temporels, je
suis présent à mon présent, à tout le passé qui l'a précédé et à un avenir”
(P.P., p. 381) 18.
Toutes ces considérations font apparaître le sens de ce paradoxe
(apparent) que l'on a souvent reproché à l'œuvre de Cézanne, et que
Merleau-Ponty décrit au contraire comme “rechercher la réalité sans quitter
la sensation, sans prendre d'autre guide que la nature dans l'impression
immédiate” (S.N., p. 21).
En analogie à ce que nous avons déjà eu l’occasion de rappeler à propos
de Lawrence, Merleau-Ponty pense en fait que, au moyen de sa recherche,
Cézanne visait à retrouver – sous la relation frontale entre un sujet et un
objet purs – cette dimension sensible que l'homme occidental, l'homme de
la tradition de Platon et de Descartes, a refusé aux choses au moment même
où il a refoulé la sienne propre 19. Aussi Merleau-Ponty décrit-il l'effort de

(B.P., p. 172).
18 Dans La prose du monde, à propos du dessin enfantin, Merleau-Ponty reviendra sur cette
expression du temps différente qui puise à la logique de la temporalité vécue : “selon le temps
que nous vivons, le présent touche encore, tient encore en main le passé, il est avec lui dans une
étrange coexistence” (P.M., p. 209). Dans L'œil et l'esprit la petite phrase de Cézanne
réapparaîtra, chargée d'un sens ontologique, puisque Merleau-Ponty aura tendance à y découvrir
l'inspiration qui permet à la peinture de mettre en cause les catégories métaphysiques
traditionnelles : “L'‘instant du monde’ que Cézanne voulait peindre et qui est depuis longtemps
passé, ses toiles continuent de nous le jeter, et sa montagne Sainte-Victoire se fait et se refait
d'un bout à l'autre du monde, autrement, mais non moins énergiquement que dans la roche dure
au-dessus d'Aix. Essence et existence, imaginaire et réel, visible et invisible, la peinture brouille
toutes nos catégories en déployant son univers onirique d'essences charnelles, de ressemblances
efficaces de significations muettes” (O.E., p. 35).
19 “Nous sommes habitués par la tradition cartésienne – écrit Merleau-Ponty dans
Phénoménologie de la perception – à nous déprendre de l'objet : l'attitude réflexive purifie
simultanément la notion commune du corps et celle de l'âme en définissant le corps comme une
somme de parties sans intérieur et l'âme comme un être tout présent à lui-même sans distance.
[…] L'objet est objet de part en part et la conscience conscience de part en part” (P.P., pp. 230-
231).
22
Cézanne comme un combat inégal à la limite du paradoxe – un combat
analogue à celui dans lequel le philosophe voit engagé le projet
phénoménologique 20 – parce qu'il est livré contre notre histoire d'hommes
occidentaux et destiné, pour cette raison, à se heurter à des préjugés et à des
incompréhensions. Au point d'insinuer dans le peintre le doute (auquel le
titre de l'essai merleau-pontyen fait allusion) que la nouveauté de son propre
art ne soit due qu'à un défaut des yeux.
En réalité, selon Merleau-Ponty, les motifs les plus profonds de la
nouveauté si inquiétante de la peinture de Cézanne sont ailleurs 21 : “Nous
vivons dans un milieu d'objets construits par les hommes, entre des
ustensiles, dans des maisons, des rues, des villes, et la plupart du temps
nous ne les voyons qu'à travers les actions humaines dont ils peuvent être
les points d'application. Nous nous habituons à penser que tout cela existe
nécessairement et est inébranlable. La peinture de Cézanne met en suspens
ces habitudes et révèle le fond de nature inhumaine sur lequel l'homme
s'installe” (S.N., p. 28).
Ce n'est dès lors pas un hasard si les réflexions contenues dans le chapitre
de la Phénoménologie de la perception consacré à “La chose et le monde
naturel” reviennent sur la peinture de Cézanne : ces réflexions sont, en effet,
particulièrement voisines des affirmations que nous venons de citer et
peuvent donc servir à mieux en éclairer le sens.
Après avoir souligné le caractère inséparable de la relation entre le corps
propre et le monde perçu, Merleau-Ponty, dans le chapitre en question, nous
donne cet avertissement : “On ne peut, disions-nous, concevoir de chose
perçue sans quelqu'un qui la perçoive. Mais encore est-il que la chose se
présente à celui-là même qui la perçoit comme chose en soi et qu'elle pose
le problème d'un véritable en-soi-pour-nous. Nous ne nous en avisons pas
d'ordinaire parce que notre perception, dans le contexte de nos occupations,
se pose sur les choses juste assez pour retrouver leur présence familière et
pas assez pour redécouvrir ce qui s'y cache d'inhumain. Mais la chose nous
ignore, elle repose en soi. Nous le verrons si nous mettons en suspens nos
occupations et portons sur elle une attention métaphysique et désintéressée”
(P.P., p. 372).
Cette “attention métaphysique et désintéressée” fait écho à ce qui a été
précédemment défini comme “étonnement” en tant qu'attitude qui suspend
l'attitude naturelle 22. Elle réveille, aussi bien dans la peinture de Cézanne
20 Cette analogie semble discernable là où, par exemple, Merleau-Ponty affirme que “la plus
importante acquisition de la phénoménologie est sans doute d'avoir joint l'extrême subjectivisme
et l'extrême objectivisme dans sa notion du monde ou de la rationalité” (P.P., p. XV).
21 Il est important de souligner que c’est justement dans ces motifs qu’Eliane Escoubas fait
consister “l’esthétique selon Merleau-Ponty”, dans laquelle “l’esthétique du sentir et l’esthétique
de l’art sont une seule et même chose” (E. ESCOUBAS, La question de l’œuvre d’art : Merleau-
Ponty et Heidegger, in M. RICHIR et É. TASSIN (textes réunis par), Merleau-Ponty,
phénoménologie et expériences, Millon, Grenoble, 1992, p. 136).
22 Dans Le métaphysique dans l'homme, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a. LII, n. 3-
4, 1947, pp. 290-307, Merleau-Ponty définit, en effet, la conscience métaphysique “à son
23
que dans le projet phénoménologique, ce paradoxe de la chose comme “en-
soi-pour-nous” qui motive l'apparent paradoxe de l'une et de l'autre
recherche, puisque les deux en arrivent à redécouvrir que “vécue par nous,
elle [i.e. : une chose] n'en est pas moins transcendante à notre vie” (P.P., p.
377). “Et c'est pourquoi les paysages de Cézanne – écrit Merleau-Ponty,
citant l'étude de Novotny 23 – sont ‘ceux d'un pré-monde où il n'y avait pas
encore d'hommes’” (P.P., p. 372). Il ne s'agit pas ici, bien entendu, du
monde empirique antérieur à l'apparition de l'homme : ce monde-là –
explique Merleau-Ponty 24 – ne représente qu'une idée abstraite, qui est
incompréhensible par rapport à notre expérience. Il s'agit plutôt de ce
versant souterrain du monde et des choses qui conserve son altérité au
regard de l'ordre humain et qui exprime, par conséquent, sa transcendance à
l'égard de notre existence 25. Aussi, le fait de révéler ce versant, latent et
habituellement caché, signifie-t-il montrer l'humanité – pour employer une
expression chère à Merleau-Ponty – “à l'état naissant”, c'est-à-dire au
moment de sa rencontre avec une dimension du monde qui n'appartient pas
aux hommes, puisqu'elle n'a pas été constituée par eux.
Cet aspect est souligné encore dans l'essai consacré au peintre provençal,
dont l'art révèle “un monde sans familiarité, où l'on n'est pas bien, qui
interdit toute effusion humaine. Si l'on va voir d'autres peintres en quittant
les tableaux de Cézanne, une détente se produit, comme après un deuil les
conversations renouées masquent cette nouveauté absolue et rendent leur
solidité aux vivants. Mais seul un homme justement est capable de cette
vision qui va jusqu'aux racines, en deçà de l'humanité constituée” (S.N., p.
28).
Bref, la peinture de Cézanne – et c'est là, semble-t-il, pour Merleau-Ponty
premier degré étonnement de découvrir l'affrontement des contraires” (S.N., p. 165). En ce qui
concerne le sens attribué par Merleau-Ponty au terme de “métaphysique” à ce stade de sa pensée,
cf. en particulier, outre à l'essai déjà cité, l'essai intitulé Le roman et la métaphysique, “Cahiers
du Sud”, n. 270, 1945, pp. 194-207 (tous les deux sont maintenant rassemblés dans Sens et non-
sens).
23 F. NOVOTNY, Das Problem des Menschen Cézanne im Verhältnis zu seiner Kunst,
“Ztschr. f. Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft”, n. 26, 1932, p. 275.
24 “Car que veut-on dire au juste en disant que le monde a existé avant les consciences
humaines ? On veut dire par exemple que la terre est issue d'une nébuleuse primitive où les
conditions de la vie n'étaient pas réunies. Mais chacun de ces mots comme chacune des
équations de la physique présuppose notre expérience préscientifique du monde et cette
référence au monde vécu contribue à en constituer la signification valable. Rien ne me fera
jamais comprendre ce que pourrait être une nébuleuse qui ne serait vue par personne. La
nébuleuse de Laplace n'est pas derrière nous, à notre origine, elle est devant nous, dans le monde
culturel” (P.P., p. 494).
25 Dans un autre passage de la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty affirme :
“chaque aspect de la chose qui tombe sous notre perception n'est encore qu'une invitation à
percevoir au delà et qu'un arrêt momentané dans le processus perceptif. Si la chose même était
atteinte, elle serait désormais étalée devant nous et sans mystère. Elle cesserait d'exister comme
chose au moment même où nous croirions la posséder. Ce qui fait la “réalité” de la chose est
donc justement ce qui la dérobe à notre possession. L'aséité de la chose, sa présence irrécusable
et l'absence perpétuelle dans laquelle elle se retranche son deux aspect inséparables de la
transcendance” (P.P., p. 270).
24
sa nouveauté la plus inquiétante – dépayse l'homme, et lui ôte la confiance
d'être, pour le dire dans les termes de Heidegger, “le maître de l'étant” 26, car
elle s'efforce d'exprimer ce versant de la chose non constitué en objet, cette
configuration de la “chose comme chose” sur laquelle précisément
Heidegger, en particulier, a mis l'accent. Mais l'exemple de Cézanne indique
d'autre part que c'est à l'homme lui-même – et à lui seul – qu'il appartient de
“dé-voiler” ce “pré-monde” inhumain sur lequel son existence est installée.
L'expérience de la corporéité dans sa relation originaire et inséparable
avec le monde perçu se découpe donc sur un “pré-monde” qui n'en est pas
toutefois le fondement positif, mais plutôt l'horizon constant et inépuisable :
“je suis dès l'origine en communication avec un seul être, un immense
individu sur lequel mes expériences sont prélevées, et qui demeure à
l'horizon de ma vie” (P.P., p. 378). Le “pré-monde” est donc cet être – terme
que Merleau-Ponty écrit encore avec une minuscule – en vertu duquel les
choses, comme nous l'avons vu, manifestent leur transcendance par rapport
à l'existence humaine. Et c'est précisément en vertu de cette transcendance
des choses que Merleau-Ponty est fondé à écrire que pour le peintre “une
seule émotion est possible : le sentiment d'étrangeté, un seul lyrisme : celui
de l'existence toujours recommencée” (S.N., p. 30).

1.3. Vie irréfléchie et expression artistique


S'agissant de cette tension relevée dans l'avant-propos de la
Phénoménologie de la perception au sujet de la réduction
phénoménologique, donc, Merleau-Ponty paraît être porté ici à abandonner
la conception de la vie irréfléchie comme fondement positif que la réflexion
serait en mesure d'“égaler” : si l'avant-propos de la Phénoménologie de la
perception parlait du réel comme d'“un tissu solide” (P.P., p. V) sur lequel
l'expérience perceptive repose, des pages de ce même ouvrage que nous
avons rapprochées de celles du Doute de Cézanne, il ressort, par contre, que
“le réel se prête à une exploration infinie, il est inépuisable” (P.P., p. 374).
Certes, des traces de la tendance à considérer la vie irréfléchie comme
fondement positif sur lequel prendrait appui l'entreprise artistique elle-
même sont-elles discernables aussi en certains passages du Doute de
Cézanne dans lesquels Merleau-Ponty semble voir dans l’opération
d'expression la possibilité d'“égaler” ce fondement. C’est le cas d’un
passage dont il nous est déjà arrivé de citer une phrase : “Parce qu'il est
revenu pour en prendre conscience au fonds d'expérience muette et solitaire
26 M. HEIDEGGER, Brief über den Humanismus, Francke, Bern, 1947, tr. fr. de R. Munier,
Lettre sur l'Humanisme, édition bilingue, Aubier-Montaigne, Paris, 1964, p. 108. À propos des
échos de la pensée de Heidegger que nous venons de mettre en lumière, il importe de dire que,
quand dans la dernière phase de sa pensée, il précisera le concept de “pré-monde”, que nous
venons de rencontrer, au moyen du concept husserlien de “Terre”, Merleau-Ponty lui-même, au
cours d'une leçon tenue au Collège de France en 1957, fera remarquer que “par ce trait, la
philosophie de Husserl est proche de celle de Heidegger” (M. MERLEAU-PONTY, Husserl et
la notion de Nature. Notes prises au cours de Maurice Merleau-Ponty, par X. Tilliette, “Revue
de Métaphysique et de Morale”, a. LXX, n. 3, 1965, p. 267).
25
sur lequel sont bâtis la culture et l'échange des idées, l'artiste lance son
œuvre comme un homme a lancé la première parole, sans savoir si elle sera
autre chose qu'un cri, si elle pourra se détacher du flux de vie individuelle
où elle naît et présenter, soit à cette même vie dans son avenir, soit aux
monades qui coexistent avec elle, soit à la communauté ouverte des
monades futures, l'existence indépendante d'un sens identifiable” (S.N., p.
32). Mais tout de suite après le texte précise que “le sens de ce que va dire
l'artiste n'est nulle part, ni dans les choses, qui ne sont pas encore sens, ni en
lui-même, dans sa vie informulée” (ibidem). Dans sa réflexion sur
l'opération d'expression de l'artiste, la méditation de Merleau-Ponty sur le
rapport entre vie irréfléchie et expression tend donc, non sans oscillations
par ailleurs, à se développer dans la direction que nous avons vu, dans notre
introduction, l'avant-propos de la Phénoménologie de la perception
indiquer suivant le modèle de l'art : “la philosophie n'est pas le reflet d'une
vérité préalable, mais comme l'art la réalisation d'une vérité” (P.P., p. XV).
Si l'art ne reflète pas, mais réalise une vérité qui comme telle ne lui
préexiste pas, cela signifie donc que dans la vie irréfléchie n'est présent
aucun sens préalable avec lequel la réflexion artistique pourrait coïncider,
puisque c'est précisément grâce à la réflexion artistique qu'un sens jusque-là
latent accède à l'existence. Il suit de là que “l'art n'est ni une imitation, ni
d'ailleurs une fabrication suivant les vœux de l'instinct ou du bon goût. C'est
une opération d'expression” (S.N., p. 30). Et, puisque la méditation sur le
“pré-monde” révélé par la peinture de Cézanne a fait apparaître le caractère
inépuisable du réel, alors “l'expression de ce qui existe est une tâche infinie”
(S.N., p.26) et exclut, par conséquent, toute possibilité de coïncidence.
En tant qu'elle est prélevée sur le fond d'un réel inépuisable qui l'alimente,
la dimension esthétique “initiale” de la vie irréfléchie est donc caractérisée
par l'infinitude de sa propre exprimabilité, une exprimabilité qui trouve
dans la dimension esthétique de l'art son modèle de réalisation 27. Tout acte
d'expression, en effet, à commencer par le geste corporel de la désignation,
réalise, tout comme c'est le cas chez l'artiste, un sens qui se trouve – comme
on pouvait le lire dans les dernières lignes de l'avant-propos de la
Phénoménologie de la perception – “à l'état naissant”. Un sens, expliquait
Merleau-Ponty dans ces pages, se dessine dans l'unité du monde vécue par
l'individu ; dans la dimension esthétique “initiale” de la vie irréfléchie, il est
donc donné de faire l'expérience d'un accord “préobjectif” des formes
sensibles. À la lumière de l'analyse que nous avons menée jusqu'ici, l'on
27 “L'expression esthétique confère à ce qu'elle exprime l'existence en soi, l'installe dans la
nature comme une chose perçue accessible à tous, ou inversement arrache les signes eux-mêmes
– la personne du comédien, les couleurs et la toile du peintre – à leur existence empirique et les
ravit dans un autre monde. Personne ne contestera qu'ici l'opération expressive réalise ou
effectue la signification et ne se borne pas à la traduire. Il n'en va pas autrement, malgré
l'apparence, de l'expression des pensées par la parole” (P.P., p. 213). L'opération expressive de
l'artiste constitue donc aussi, pour Merleau-Ponty, le modèle de l'expression linguistique, dans la
mesure où “la parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le
sien” (P.P., p. 214).
26
peut donc dire, en d'autres termes, qu'“un sens à l'état naissant” se fait jour
dans le mouvement par lequel notre expérience prélève ce qui se profile à
l'horizon du “pré-monde”. Aussi, toujours dans l'avant-propos de la
Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty pouvait-il écrire que “le
seul Logos qui préexiste est le monde même” (P.P., p. XV), en précisant
toutefois que l'existence de ce logos n'est pas une “existence manifeste”.
Comme nous l'avons déjà vu s'agissant de l'opération artistique, ce qui est
inauguré dans l'expression, c'est, par conséquent, l'“existence manifeste”
d'un Logos latent. Et puisque, en outre, ce Logos germe de notre rencontre
avec un réel inépuisable, l'expression se présente comme la manifestation
infinie d'un sens latent 28. Au lieu d'“égaler” un sens déjà déployé, elle est
donc à la fois – et ce, de façon inépuisable – reprise et création de sens 29,
comme, précisément, l'exemple de l'art en témoigne de façon privilégiée.
La dimension esthétique de l'art porte en effet à sa célébration la plus
transparente la reprise créatrice de la dimension esthétique “initiale” de la
vie irréfléchie qui s'accomplit dans chaque acte d'expression : “l'artiste est
celui qui fixe et rend accessible aux plus ‘humains’ des hommes le spectacle
dont ils font partie sans le voir” (S.N., p. 31). En effet, en vertu de ce que
Merleau-Ponty a défini comme “attention métaphysique et désintéressée”
l'artiste réactive l'étonnement devant le monde, en puisant à l'unité avec le
sensible vécue dans l'expérience individuelle et en promouvant le sens, au
moyen de sa propre opération expressive, au rang d'expérience universelle :
“Alors l'œuvre d'art aura joint ces vies séparées, elle n'existera plus
seulement en l'une d'elles comme un rêve tenace ou un délire persistant, ou
dans l'espace comme une toile coloriée, elle habitera indivise dans plusieurs
esprits, présomptivement dans tout esprit possible, comme une acquisition
pour toujours” (S.N., p. 34).
Dans la peinture, par ailleurs, cette opération qui consiste à reprendre et
relancer, en les dévoilant, ces modalités de notre rapport au monde voilées
par l'attitude naturelle, prend une valeur particulière, du fait du caractère de
la relation que la peinture entretient avec l'expérience perceptive : “Le
peintre reprend et convertit justement en objet visible ce qui sans lui reste
enfermé dans la vie séparée de chaque conscience : la vibration des
apparences qui est le berceau des choses” (S.N., p 30) 30. Ce que, avec sa
propre façon de voir, le peintre porte à l'expression c'est donc la vérité de
l'expérience perceptive commune à tous les hommes : “Nous voyons la
profondeur, le velouté, la mollesse, la dureté des objets, – Cézanne disait
même : leur odeur. Si le peintre veut exprimer le monde, il faut que
l'arrangement des couleurs porte en lui ce Tout indivisible ; autrement sa
28 Aussi Merleau-Ponty écrit-il au sujet de Cézanne : “Il se tourne en tout cas vers l'idée ou le
projet d'un Logos infini” (S.N., p. 33).
29 L'expression “reprise créatrice” est de Merleau-Ponty : cf., par exemple, S.N., p. 43 ainsi
que I., p. 406.
30 “Quand je regarde le vert brillant d'un vase de Cézanne, il ne me fait pas penser à la
céramique, il me la présente, elle est là avec sa croûte mince et lisse et son intérieur poreux, dans
la manière particulière dont le vert se module” (P.P. p. 380).
27
peinture sera une allusion aux choses et ne les donnera pas dans l'unité
impérieuse, dans la présence, dans la plénitude insurpassable qui est pour
nous tous la définition du réel” (S.N., p. 26).
Sur la base de ce que nous avons vu jusqu'ici, la dimension esthétique se
révèle donc au sens premier comme le commencement (archè) et au sens
fort comme la fin (télos) de notre être-au-monde 31 ; sur les deux versants
elle est destinée à un inachèvement persistant et à un recommencement
éternel, en tant que notre expérience est prélevée sur l'horizon inépuisable
du “pré-monde”.
Dans cette perspective, l'étonnement représente alors le point de départ
mais aussi le point d'arrivée de toute tentative d'exprimer un être qui ne
pourra jamais se plier à une explicitation définitive, puisqu'il se présente
comme un horizon qui enveloppe notre corps et les choses du monde, un
horizon de latence.
Si, d'un côté, se dessine, de cette façon, cette configuration circulaire que
la philosophie de Merleau-Ponty approfondira de plus en plus et à laquelle
elle finira par donner un sens ontologique, il faut, d'un autre côté, observer
la façon dont, à ce stade de la réflexion de Merleau-Ponty, cette
configuration tend cependant à rester centrée sur la dimension de la
subjectivité, même si celle-ci est conçue essentiellement comme corporéité
32
. Et c'est à cette même dimension que finit par se ramener, à cette époque,
l'interprétation de la peinture elle-même, interprétation qui, tout en mettant
en lumière l'expérience de dépaysement que fait le sujet lors de sa rencontre
avec la révélation picturale d'un “pré-monde” inhumain, reste toutefois
essentiellement concentrée sur la recherche expressive du peintre en tant
que sujet qui maintient avec la vie perceptive un rapport privilégié.
La configuration ébauchée plus haut se retrouve, d'ailleurs, dans la
méditation que, dans les pages finales du Doute de Cézanne, Merleau-Ponty
consacre au rapport entre la vie et l'œuvre de l'artiste, repoussant toute
tentation d'expliquer la seconde à travers la première, mettant en lumière,
31 Le double aspect “archéologique” et “téléologique” de la méditation philosophique de
Merleau-Ponty est souligné en particulier – mais à partir d'hypothèses de lecture nettement
divergentes – par G. B. MADISON, La phénoménologie de Merleau-Ponty. Une recherche des
limites de la conscience, Klincksieck, Paris, 1973 et par J. DUCHÊNE, La structure de la
phénoménalisation dans la “Phénoménologie de la Perception” de Merleau-Ponty, “Revue de
Métaphysique et de Morale”, a. LXXXIII, n. 3, 1978, pp. 373-398. Alors que, selon Madison, à
cette phase de sa pensée, prévaut chez Merleau-Ponty l'intention archéologique, même si
apparaît une dimension téléologique qui toutefois ne fait pas encore l'objet d'une thématisation
explicite, pour Duchêne, en revanche, dès la Phénoménologie de la perception est déjà affirmée
la comprésence de la dimension archéologique et de la dimension téléologique. Ce que, pour
notre part, nous cherchons à montrer, c'est que, dans les écrits de Merleau-Ponty de cette
période, la tendance à développer la réciprocité de l'archéologie et de la téléologie prévaut sur
celle – que nous avons néanmoins cherché à mettre en lumière – qui consiste à insister sur la
première au détriment de la seconde.
32 Il faut de toute façon souligner, comme le rappelle Sichère entre autres, que cette
conception “déplaçait déjà profondément la définition philosophique classique du sujet comme
conscience constituante” (B. SICHÈRE, Merleau-Ponty ou le corps de la philosophie, Grasset,
Paris, 1982, p. 27).
28
par contre, la relation circulaire qui les relie.

1.4. “Pré-monde”, subjectivité, temporalité


Si la recherche de Merleau-Ponty est encore, à ce stade de sa réflexion,
centrée sur la subjectivité – saisie, bien entendu, dans son lien indissoluble
avec le monde –, il nous semble toutefois que la description du monde
naturel et du temps que nous donne cette recherche, en mettant l'accent sur
le versant de passivité de notre être-au-monde et sur la transcendance de la
chose, introduit dans la conception de la subjectivité et de sa centralité des
éléments d'analyse dont l'approfondissement signifiera finalement
l'adoption, de la part de Merleau-Ponty, d'une perspective ontologique.
Il est apparu jusqu'ici que Merleau-Ponty conçoit le “pré-monde” comme
ce “monde naturel” sur le fond duquel se détachent nos expériences : “Le
monde naturel est l'horizon de tous les horizons, le style de tous les styles,
qui garantit à mes expériences une unité donnée et non voulue par dessous
toutes les ruptures de ma vie personnelle et historique” (P.P., p. 381). Mais
pour qu'une telle unité soit possible, il faut que l'homme ait une
“compréhension originaire du monde” (P.P., p. 377), compréhension que
Merleau-Ponty ramène au caractère essentiellement temporel de l'existence
humaine. C'est en effet ce caractère qui nous permet d'opérer la synthèse des
horizons que, au fur et à mesure, le monde naturel nous offre et que notre
expérience reprend. Mais, précisément parce qu'elle est temporelle, il s'agit
d'une synthèse toujours inachevée, en vertu de laquelle ne cesse pas de
subsister une transcendance du monde par rapport à la vie humaine.
Comprendre la subjectivité comme temporalité c'est dès lors aussi
“comprendre à la fois que la chose soit le corrélatif de mon corps
connaissant et qu'elle le nie” (P.P., p. 375) ; en effet, “La chose et le monde
n'existent que vécus par moi ou par des sujets tel que moi, puisqu'ils sont
l'enchaînement de nos perspectives, mais ils transcendent toutes les
perspectives parce que cet enchaînement est temporel et inachevé” (P.P., p.
384-385).
La transcendance du monde se présente ainsi comme l'autre versant du
mouvement de temporalisation qui ne fait qu'un avec la subjectivité. Afin de
mieux comprendre ce lien, il nous faut donc nous adresser au chapitre de la
Phénoménologie de la perception consacré à “La temporalité”, et sur lequel
nous reviendrons plus longuement dans le prochain chapitre.
Merleau-Ponty nous y explique que, dans le concept de temporalisation,
le mouvement du temps vécu est saisi dans sa dualité : le sujet est immergé
dans ce mouvement (personne, en effet, n'a jamais demandé à naître) mais
peut toutefois l'assumer. D'un côté, donc, le temps, tout comme le “pré-
monde”, n'est pas constitué par moi et, par conséquent, “parce que je suis
porté dans l'existence personnelle par un temps que je ne constitue pas,
toutes mes perceptions se profilent sur un fond de nature” (P.P., p. 399).
D'un autre côté, pourtant, le temps “est à la lettre le sens de notre vie, et,
comme le monde, n'est accessible qu'à celui qui y est situé et qui en épouse
29
la direction” (P.P., p. 492). C'est donc à l'intérieur et en vertu de notre
mouvement de temporalisation que nous rencontrons et assumons ce qui se
profile à l'horizon du “pré-monde”, et c'est à l'intérieur et en vertu de notre
mouvement de temporalisation que, dans cette rencontre, nous voyons
s'ébaucher un “sens à l'état naissant”. Aussi Merleau-Ponty définit-il le
temps comme “un être dont toute l'essence comme celle de la lumière est de
faire voir” (P.P., p. 487) : il illumine au fur et à mesure – et offre à
l'expression – ce Logos latent qui, comme nous l'avons vu, “est le monde
même”. Mais puisque aussi bien le temps que le “pré-monde” ne sont pas
constitués par nous, nos perspectives et nos opérations d'expression sont
destinées à demeurer “temporelles et inachevées” : le temps est principe de
visibilité et, pour la même raison, d'invisibilité 33. “Ici – écrit Merleau-
Ponty, reprenant ce que Heidegger appelle la Gelichtetheit du Dasein –
jaillit une lumière” (P.P., p. 487) : la subjectivité, en tant que mouvement de
temporalisation, se présente comme lumen naturale, à travers lequel le
Logos latent entre, de façon inépuisable, dans l'“existence manifeste”. La
position centrale qu'occupe ici la subjectivité, loin d'effacer la passivité qui
lui appartient en tant qu'elle est temporalité, la confirme donc. Aussi
Merleau-Ponty rappelle-t-il au sujet de Cézanne : “Le paysage, disait-il, se
pense en moi et je suis sa conscience” (S.N., p. 30).
“L'instant du monde” que le peintre provençal voulait peindre et sur
lequel Merleau-Ponty est revenu à plusieurs reprises apparaît donc comme
cet instant où le peintre et les choses co-naissent à l'existence temporelle –
et, par conséquent, au sens – dans l'œuvre qui se fait 34. L'analyse du temps
– explique en effet Merleau-Ponty – “fait apparaître le sujet et l'objet
comme deux moments abstraits d'une structure unique qui est la présence”
(P.P., p. 492). En même temps, puisque la subjectivité est le mouvement
même de la temporalisation, Merleau-Ponty peut affirmer qu'“il est donc
essentiel à la chose et au monde de se présenter comme ‘ouverts’, de nous
renvoyer au-delà de leurs manifestations déterminées, de nous promettre
toujours ‘autre chose à voir’. C'est ce que l'on exprime quelquefois en disant
que la chose et le monde sont mystérieux. Ils le sont, en effet, dès qu'on ne
se borne pas à leur aspect objectif et qu'on les replace dans le milieu de la
subjectivité” (P.P., p. 384).
Les réflexions autour du “pré-monde” et autour de la temporalité, comme
on a pu le faire remarquer, affectent cependant d'un sens nouveau la
centralité de la subjectivité et la configuration de celle-ci : “L'idéal de la
pensée objective est à la fois fondé et ruiné par la temporalité. Le monde au

33 Ce double aspect du temps est mis en évidence par J. Duchêne, qui donc commente : “Le
thème de la temporalité n'intervient pas exclusivement dans la Phénoménologie de la perception
comme repoussoir de I'ontologie classique ; il fournit aussi à l'auteur [...] des matériaux pour
élaborer une ontologie nouvelle” (J. DUCHÊNE, art. cit., p. 392).
34 Cet aspect est souligné également par X. Tilliette à propos du Doute de Cézanne : “Le
peintre, enté sur la Nature, prête son regard et sa main, et la peinture se fait, se forme toute
seule” (X. TILLIETTE, L'esthétique de Merleau-Ponty, “Rivista di estetica”, n. 1, 1969, p. 113).
30
sens plein du mot n'est pas un objet, il a une enveloppe de déterminations
objectives, mais aussi des fissures, des lacunes par où les subjectivités se
logent en lui ou plutôt qui sont les subjectivités elles-mêmes” (P.P., p. 384).
Cette conception de la subjectivité comme fissure ne fait pas toutefois
l'objet d'un approfondissement, pas plus que ne fait l'objet de recherches le
sens intime de ce “pré-monde” 35 dont nous avons vu pourtant les liens
fondamentaux qu'il a avec la double dimension esthétique de la vie
irréfléchie et de l'art. C'est à partir de ces problèmes restés ouverts ainsi que
des lignes de tendance dessinées plus haut que Merleau-Ponty organisera
progressivement sa réflexion pour déboucher finalement sur un
entrelacement étroit entre ontologie et esthétique 36. Le parcours de cette
réflexion fait écho, de façon singulière, à l'intention que, comme le rappelle
Merleau-Ponty, Cézanne exprimait en répondant à une question d'Émile
Bernard : “‘La nature et l'art ne sont-ils pas différents ?’ ‘Je voudrais les
unir’” (S.N., p. 22).

35 Le caractère indéterminé de la pensée de Merleau-Ponty au regard de la notion de “pré-


monde” est souligné également par Madison, qui commente : “La question que la
Phénoménologie soulève, mais qu'elle ne parvient pas à éclairer, c'est l'ancienne question des
rapports entre l'être et l'apparaître, l'être et le phénomène, question aussi vieille que la
philosophie elle-même. La pensée de Merleau-Ponty est donc à l'égard de cette question
fondamentale du statut ontologique du monde assez obscure” (G. B. MADISON, op. cit., p. 55).
36 On a pu remarquer en ce sens que “l'impératif esthétique permet à l'œuvre de Merleau-
Ponty de se reprendre, de se dynamiser” (O. MONGIN, Depuis Lascaux, “Esprit”, n. 66, 1982, p.
67).

31
Chapitre 2

Temps et parole
Motifs proustiens dans la Phénoménologie de la perception

Bien qu'il ne lui ait consacré – comme il l'a fait, en revanche, pour l'œuvre
de Cézanne – aucun écrit spécifique 37, Merleau-Ponty n'a cessé toutefois,
tout au long de son parcours intellectuel, de concentrer son attention sur
l'œuvre de Proust. La Recherche de Proust, en effet, constitue pour la
recherche de Merleau-Ponty un contrepoint non moins constant – quoique
plus souterrain et plus dispersé – que la recherche de Cézanne 38. Bref, les
œuvres de Proust et de Cézanne occupent, dans la réflexion de Merleau-
Ponty, des espaces parallèles “par le même genre d'attention et
d'étonnement, par la même exigence de conscience, par la même volonté de
saisir le sens du monde ou de l'histoire à l'état naissant” (P.P., p. XVI).
C'est donc dans l'horizon général que dessine cette déclaration qu'il
convient de situer l'intérêt que Merleau-Ponty porte à un certain nombre de
thèmes présents dans la Recherche de Proust, tout en soulignant, toutefois,
que cet intérêt – tout comme, au demeurant, celui que Merleau-Ponty porte
à la peinture de Cézanne – fait l'objet d'un développement progressif, aussi
bien du point de vue problématique que du point de vue interprétatif, au gré
des questions qui dictent à la philosophie de Merleau-Ponty son propre
approfondissement.
Ce que nous nous proposons, en cherchant de restituer, après l'avoir fait
dans les pages précédentes pour l'œuvre de Cézanne, les motifs essentiels de
l'intérêt concomitant que porte Merleau-Ponty à l'œuvre de Proust, c'est
donc d'examiner – conformément à l'ordre de questions philosophiques que
nous avions esquissé au début de notre travail – le mouvement parallèle et
complémentaire de la réflexion de Merleau-Ponty sur ces deux expériences
artistiques et sur leurs formes d'expression respectives, dans leurs affinités
et leurs spécificités.

2.1. Le temps vécu


Dans la Phénoménologie de la perception – entreprenant une “archéologie

37 Cependant, dans sa note sur l'édition de La prose du monde (pp. XV-XVI), Claude Lefort
explique comment les notes de travail (inédites) laissent à penser que Merleau-Ponty avait
l'intention de consacrer la deuxième partie de l'ouvrage en question à l’examen de quelques
expériences littéraires, dont justement celle de Proust.
38 “Et de même que Merleau-Ponty voyait en Cézanne une instance frappante de l'activité du
peintre, de même l’œuvre de Proust nous semble offrir un exemple privilégié de l'expression
littéraire” (G. B. MADISON, La phénoménologie de Merleau-Ponty. Une recherche des limites
de la conscience, Klincksieck, Paris, 1973, p. 144).
32
du sujet” 39 sur la base de la redécouverte du corps propre – Merleau-Ponty
semble en général s'intéresser à l'œuvre de Proust pour y “vérifier ses
analyses du corps vécu” 40 en tant que pivot de notre être-au-monde.
C'est le cas par exemple quand il cite, à propos de la fonction du corps
dans la mémoire, dans le chapitre “Le corps comme expression et la parole”,
la description du “dormeur éveillé” chez Proust :

“…Quand je me réveillais ainsi, mon esprit s'agitant pour chercher, sans y


réussir, à savoir où j'étais, tout tournait autour de moi dans l'obscurité, les choses,
les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d'après la
forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la
direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la
demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de
ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi,
tandis qu'autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la
pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres […]. Mon corps, le côté sur
lequel je reposais, gardiens fidèles d'un passé que mon esprit n'aurait jamais dû
oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme
d'urne, suspendue au plafond par ces chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne,
dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours
lointains qu'en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter
exactement…” 41 (P.P., p. 211, note 1).

L'expérience décrite dans cette page de Proust révèle, selon Merleau-


Ponty, que “la mémoire est, non pas la conscience constituante du passé,
mais un effort pour rouvrir le temps à partir des implications du présent” et
que “le corps, étant notre moyen permanent de ‘prendre des attitudes’ et de
nous fabriquer ainsi de pseudo-présents, est le moyen de notre
communication avec le temps comme avec l'espace” (P.P., p. 211). En effet,
en vertu du mouvement originel d’intentionnalité qui le projette dans le
monde, le corps propre habite une totalité spatio-temporelle, anime de sa
présence l'espace et le temps et, littéralement, les incorpore dans son
expérience, où il pourra plus tard en retrouver la trace.
Ainsi, loin d'être une opération intellectualiste, la mémoire surgit de
l'expérience corporelle de l'espace et du temps vécus. Cette “fonction du

39 G. B. MADISON, op. cit., p. 80.


40 Gh. FLORIVAL, Le désir chez Proust. À la recherche du sens, Nauwelaerts, Louvain-Paris,
1971, p. 17. Nous verrons comment, à leur tour, ces analyses sont, sous certains aspects,
sollicitées par l'œuvre-même de Proust. Au sujet des points communs entre l'intention
phénoménologique de Merleau-Ponty et celle de Proust, Florival observe : “Il nous semble dès
lors plus adéquat de rapprocher la vision proustienne de celle de Merleau-Ponty. Proust souligne,
en effet, l'importance du corps vécu et celle de la perception dans la dialectique vécue en
chiasme : celle du moi au monde des êtres et des choses. Ainsi est-ce à la ‘foi perceptive’ que
nous sommes confrontés dans l'existence qui déploie la distance spatio-temporelle à partir du
corps dans le monde perçu” (ibidem, p. 297).
41 R., I, p. 6. Au sujet des pages de la Recherche dont est tiré le passage que nous venons de
citer, Florival observe que Proust “se révèle d'instinct un phénoménologue avant la lettre dans sa
façon de nous décrire la découverte du corps vécu” (Gh. FLORIVAL, op. cit., p. 28).
33
corps dans la mémoire” apparaît dès lors comme étant à la base de ce que
Merleau-Ponty indique autre part comme l'une des idées philosophiques
centrales de l'œuvre de Proust : “l'enveloppement du passé dans le présent et
la présence du temps perdu” (S.N., p. 45) 42.
Si nous voulons pénétrer plus en profondeur les motifs de l'intérêt de
Merleau-Ponty pour l'œuvre de Proust, nous voici donc de nouveau amenés
à arrêter notre attention sur l'analyse de la temporalité qu'il développe dans
la Phénoménologie de la perception. À ce sujet, il faut également se
souvenir que, comme nous avons déjà eu l'occasion de le signaler, pour
Merleau-Ponty “la subjectivité, au niveau de la perception, n'est rien d'autre
que la temporalité” (P.P. p. 276), puisque “la synthèse spatiale et la synthèse
de l'objet sont fondées sur ce déploiement du temps” (P.P., p. 277) que le
corps propre produit. La réflexion de Merleau-Ponty s'attache donc à mettre
en évidence ce que la description du corps qui se réveille dans la Recherche
a montré : “Mon corps prend possession du temps, il fait exister un passé et
un avenir pour un présent, il n'est pas une chose, il fait le temps au lieu de le
subir” (ibidem).
Comment se présente, dès lors, ce temps que le corps propre, nous dit
Merleau-Ponty, “sécrète” ? 43
C'est justement à cette question que Merleau-Ponty dans le chapitre de la
Phénoménologie de la perception consacré à “La temporalité” 44, dans
42 Dans ce même premier paragraphe de son essai Le roman et la métaphysique, Merleau-
Ponty souligne que philosophie et littérature “depuis la fin du XIX siècle […] nouent des
relations de plus en plus étroites” (S.N., p. 46) puisque leur tâche commune est devenue de
décrire “l'invasion” du métaphysique dans l'homme à une époque où “il n'y a plus de nature
humaine sur laquelle on puisse se reposer” (S.N., p. 49). Il s'ensuit en outre que “L'expression
philosophique assume les mêmes ambiguïtés que l'expression littéraire, si le monde est fait de
telle sorte qu'il ne puisse être exprimé que dans des ‘histoires’ et comme montré du doigt”
(ibidem). C'est dans ce contexte que la référence à Proust dont nous venons de parler prend tout
son sens : du fait de son attitude que l'on pourrait définir, au moyen d'une expression de
Merleau-Ponty que nous avons eu l'occasion précédemment de rencontrer, comme “attention
métaphysique et désintéressée”, la description proustienne du temps vécu révèle la portée
métaphysique de la façon dont l'homme vit le temps.
43 On retrouve chez Proust ce même verbe “sécréter” pour indiquer un processus identique :
“tout ce temps si long non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, sécrété par
moi” (R., III, p. 1047, c'est nous qui soulignons). C'est là seulement un petit exemple du fait que
dès la Phénoménologie de la perception – et successivement d'une façon de plus en plus évidente
– l'écriture de Proust elle-même constitue un point de référence fondamental pour Merleau-
Ponty. À ce sujet, cf. aussi l’ouverture de la communication de A. Simon, Proust et
l’‘architecture’ du visible, dans A. SIMON et N. CASTIN (textes réunis et présentés par),
Merleau-Ponty et le littéraire, Presses de l’École normale supérieure, Paris, 1997, p. 106 :
“Maurice Merleau-Ponty, de la Phénoménologie de la Perception au Visible et l’Invisible, a été
‘hanté’ – au sens merleau-pontien d’une innervation créatrice – par la pensée et l’écriture
proustiennes telles qu’elles se donnent à lire dans À la recherche du temps perdu”. Définir
Proust comme “son modèle”, comme le fait Lyotard, ne nous semble donc pas sans fondement
(cf. J.-F. LYOTARD, La philosophie et la peinture à l'ère de leur expérimentation. Contribution
à une idée de la postmodernité, “Rivista di Estetica”, n. 9, 1981, p. 10).
44 L'exergue-même de ce chapitre indique en Heidegger (Sein und Zeit) et Claudel (Art
poétique) les points de références les plus immédiats de l'analyse de Merleau-Ponty, qui par
ailleurs emprunte également beaucoup aux réflexions de Husserl sur ce thème, en particulier à
34
lequel il s'attache à réfuter, dans ses multiples versions, la notion commune
du temps comme “succession de maintenant” ainsi que celle d'un “sujet
intemporel”, se propose de répondre : “Le problème est maintenant
d'expliciter ce temps à l'état naissant et en train d'apparaître, toujours sous-
entendu par la notion du temps, et qui n'est pas un objet de notre savoir,
mais une dimension de notre être” (P.P., p. 475).
Ce qu'il s'agit de décrire, en d'autres termes, c'est l'expérience originaire
du temps. Merleau-Ponty la conçoit comme temporalité vécue par le sujet à
l'intérieur de son propre “champ de présence” 45, lequel renferme ces deux
horizons que, s'inspirant de Husserl, Merleau-Ponty appelle horizon de
rétention et horizon de protension. Merleau-Ponty précise également que ce
que Husserl entend par la notion de rétention, ce n'est pas le “souvenir
exprès” – c'est-à-dire le fruit de la synthèse intellectuelle par laquelle est
évoqué délibérément un événement passé –, mais ce que nous pourrions
appeler le “passé vécu” qui sous-tend ce souvenir exprès et qui est encore
retenu dans le champ de présence 46. Aussi, Merleau-Ponty explique-t-il
celles qui se trouvent dans Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstsein, à
l'origine dans “Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung”, IX, 1928,
aujourd'hui dans “Husserliana”, Bd. X., hrsg. von R. Boehm, Martinus Nijhoff, La Haye, 1966 ;
tr. fr. de H. Dussort, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, P.U.F.,
Paris, 1964.
Au sujet de la conception du rapport entre Husserl et Heidegger qui sous-tend la réflexion de
Merleau-Ponty à ce stade de sa pensée, Spiegelberg rappelle qu’il “ne semblait pas sentir qu’il y
avait des différences fondamentales entre eux. Ainsi, dans la Phénoménologie de la perception il
présenta la réduction phénoménologique de Husserl, bien entendu dans sa propre
réinterprétation, comme le fondement indispensable pour la conception de Heidegger de l’être-
au-monde et suggéra que la ‘philosophie existentielle’ de Heidegger était un prolongement
légitime de la phénoménologie de Husserl. En outre, le chapitre fondamental de la
Phénoménologie de la perception consacré à ‘La temporalité’ est précedé par une citation de
Sein und Zeit et s’appuie nettement au texte de Heidegger (H. SPIEGELBERG, The
Phenomenological Movement, Martinus Nijhoff, The Hague, 19823, p. 538).
45 À propos de la notion de Präsenzfeld chez Merleau-Ponty par rapport à Husserl, cf. P.
Burke, Merleau-Ponty’s Appropriation of Husserl’s Notion of “Präsenzfeld”, in B. C. Hopkins
(ed.), Husserl in Contemporay Context, Kluwer, Dordrecht, 1997, pp. 37-58.
46 “Si Husserl a introduit la notion de rétention et dit que je tiens encore en main le passé
immédiat, c'est justement pour exprimer que je ne pose pas le passé ou ne le construis pas à
partir d'une Abschattung réellement distincte de lui et par un acte exprès, que je l'atteins dans son
eccéité récente et pourtant déjà passée” (P.P., p. 477).
Il faut toutefois noter comment les considérations elles-mêmes qu'il développe sur la fonction
du corps dans la mémoire laissent entrevoir chez Merleau-Ponty une tendance à accentuer, par
rapport à la phénoménologie transcendantale de Husserl, la tonalité corporelle de l'expérience
temporelle, qui par ailleurs émerge clairement dans la page de Proust qu'il cite à cette occasion.
Ainsi Merleau-Ponty souligne-t-il que protensions et rétentions “ne partent pas d'un Je central,
mais en quelque sorte de mon champ perceptif lui-même” (P.P., p. 476). La différence existant
entre la perspective de Merleau-Ponty et celle de Husserl a au demeurant été remarquée
également par l'un des derniers collaborateurs du philosophe allemand, Ludwig Landgrebe, qui
l'illustre de cette façon : “Husserl également parle du savoir sédimenté et habituel, de l’empreinte
d’expériences précédentes, dans la lumière desquelles le perçu apparaît comme cette chose-ci ou
cette chose-là. Mais il considère ceci comme une possession du Je. Merleau-Ponty, au contraire,
veut appeler l’attention sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une possession du Je, mais d’une
possession du corps, qui a appris à se mouvoir dans le monde de façon finaliste et sans aucune
réflexion, et qui partant opère la synthèse de l’actuel et du passé, qui lui est propre comme
35
dans la Phénoménologie de la perception : “Quand […] je retrouve l'origine
concrète du souvenir, […] c'est que je rejoins le temps perdu, c'est que,
depuis le moment considéré jusqu'à mon présent, la chaîne des rétentions et
l'emboîtement des horizons successifs assure un passage continu” (P.P., p.
478). Ce qu'il s'agit d'analyser, n'est-ce pas, en d'autres termes,
“l'enveloppement du passé dans le présent et la présence du temps perdu”
que Merleau-Ponty retrouve dans l'œuvre de Proust ? L'intention de Proust,
en effet, est justement de décrire la temporalité vécue de laquelle Marcel
sent émerger cette mémoire involontaire qui, comme l'a souligné Paul
Ricœur, “ouvre le temps retrouvé” 47.
Merleau-Ponty ramène cette idée d'une implication du passé – et,
symétriquement, du futur – dans le présent à la notion husserlienne
d'intentionnalité opérante (fungierende Intentionalität), c'est-à-dire à la
relation antéprédicative qui, en unissant l'individu au monde, inaugure le
temps vécu. En effet, en vertu de cette intentionnalité opérante – que
Merleau-Ponty retrouve dans le concept heideggerien de transcendance –
“Mon présent se dépasse vers un avenir et vers un passé prochains et les
touche là où ils sont, dans le passé, dans l'avenir eux-mêmes” (P.P., p. 478).
Cette description de l'implication du passé et du futur dans le présent nous
montre également – en plus du caractère de transcendance – le caractère de
continuité que, dans notre expérience originaire, revêt le temps. Cependant,
critique en ceci à l'égard de la thèse de Bergson, Merleau-Ponty affirme que
la continuité, bien qu'elle en soit “un phénomène essentiel” (P.P., p. 481),
ne suffit pourtant pas à expliquer le temps, mais appelle à son tour un
éclaircissement : elle doit être ramenée précisément à cette transcendance
qui pousse le présent à se dépasser vers le passé et vers l'avenir. Dans la
conception de Merleau-Ponty, le temps se déploie donc comme un
mouvement unique dont les différents moments s'écoulent les uns dans les
autres et, de ce fait, plutôt que s'effacer, se rappellent et se réaffirment
mutuellement – à partir du champ privilégié du présent 48 – en une sorte de
acquis, synthèse grâce à laquelle nous pouvons parler d’une perception” (L. LANDGREBE,
Merleau-Pontys Auseinandersetzung mit Husserls Phänomenologie, in ID., Phänomenologie
und Geschichte, Gütersloher Verlagshaus Gerd Mohn, Gütersloh, 1968, p. 178). Cette différence
par rapport à l'orientation de Husserl, qui, quoiqu'il en soit, n'est pas encore explicite à ce stade
de sa méditation, sera thématisée et développée par Merleau-Ponty dans la dernière phase de sa
pensée, sur la base de motifs de réflexion qui lui seront fournis, par ailleurs, une fois encore par
la Recherche de Proust. Il sera amené alors à faire la critique de l'analyse de la temporalité chez
Husserl, ainsi que de l'ontologie qui la sous-tend.
À propos des différences entre Husserl et Proust par rapport à la conception du souvenir, cf. le
chapitre intitulé “L’encadrement du souvenir (Husserl, Proust et Barthes)” du livre de R.
BERNET, La vie du sujet. Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie,
P.U.F., Paris, 1994, pp. 243-265.
47 P. RICŒUR, Temps et récit, t. II, La configuration dans le récit de fiction, Seuil, Paris,
1984, p. 203. Ricœur entend en effet éviter “l'interprétation hâtive selon laquelle l’expérience
fictive du temps chez Proust consisterait dans l'équation entre temps et mémoire involontaire”
(ibidem, p. 202).
48 C'est au nom de ce privilège attribué au présent, “parce qu'il est la zone où l'être et la
conscience coïncident” (P.P., p. 485), que Merleau-Ponty critique (cf. P.P., p. 489) le primat de
36
coexistence que cache habituellement l'idée du temps comme succession de
maintenant. Il en dérive que le temps, selon Merleau-Ponty, ne fait qu'un
avec lui-même ; et c'est ce qu'expriment, à son avis, ses “personnifications
mythiques”. D'accord en cela avec la tendance présente chez Proust à faire
du temps, comme le souligne Ricœur, une “entité personnifiée” 49 qui se
révélera de plus en plus comme le personnage principal de l'œuvre,
Merleau-Ponty affirme donc : “Nous ne disons pas que le temps est pour
quelqu'un : ce serait de nouveau l'étaler et l'immobiliser. Nous disons que le
temps est quelqu'un, c'est-à-dire que les dimensions temporelles, en tant
qu'elles se recouvrent perpétuellement, se confirment l'une l'autre, ne font
jamais qu'expliciter ce qui était impliqué en chacune, expriment toutes un
seul éclatement ou une seule poussée qui est la subjectivité elle-même”
(P.P., pp. 482-483).
Dans la temporalité vécue se fait jour, de cette manière, la circularité des
dimensions temporelles, circularité analogue à celle que Florival relève
dans l'œuvre de Proust : “le passé se réalise par l'avenir qui en révèle et en
déploie tous les possibles. Un passé, dont l'actualité n'avait pas été reconnue
en son temps, surgit à la lumière de la temporalité présente. Ainsi s'obtient
en fin de compte la réversibilité du temps” 50. C'est sans doute cette façon de
poser le problème qui permet à Merleau-Ponty de ne pas voir d'opposition
entre les “intermittences” du temps proustien et sa propre conception,
phénoménologique, de la continuité temporelle 51.
Mais la circularité des dimensions temporelles à l'intérieur de la
temporalité vécue, ne peut être comprise si l'on conçoit la subjectivité
dernière (où il y a la conscience du temps) comme “intratemporelle”, c'est-
à-dire – en termes heideggeriens – comme un “étant intérieur au monde”
(innerweltliches Seiendes) qui est étalé dans le temps 52. Dans ce cas, en
effet, les dimensions temporelles ne pourraient se présenter que comme
réciproquement antagonistes, puisqu’il serait impossible pour une
subjectivité irrémédiablement intratemporelle de développer entre elles
cette cohésion qui rend circulaire leur relation. Cela ne signifie pas pour
autant en revenir à situer la subjectivité dans une sorte d'éternité. Bien au
contraire, souligne Merleau-Ponty, “il faut comprendre le temps comme
sujet et le sujet comme temps” (P.P., p. 483). Dans ce chiasme, les deux
formules s'éclairent mutuellement. La première entend mettre en évidence
l'avenir affirmé par Heidegger, lequel n'en représente pas moins, comme nous l'avons dit, l'une
des principales sources d'inspiration de l'interprétation du temps de Merleau-Ponty.
49 P. RICŒUR, op. cit., p. 210.
50 Gh. FLORIVAL, op. cit., p. 122.
51 Remarquons toutefois, à ce sujet, que Merleau-Ponty reviendra sur le problème dans les
notes de travail du Visible et l'invisible, pour mettre en question justement l'idée de la continuité
temporelle. À ce propos, on renvoie au chapitre cinquième de notre travail.
52 Cf. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, à l'origine dans “Jahrbuch für Philosophie und
phänomenologische Forschung”, VIII, 1927, aujourd'hui Niemeyer, Halle, 1927, 196310, § 80, p.
419 sq., tr. fr. de F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986, pp. 486 sq.
Merleau-Ponty explique que “la subjectivité n'est pas dans le temps parce qu'elle assume ou
vit le temps et se confond avec la cohésion d'une vie” (P.P., p. 483).
37
que, ce qui rend possible le “temps objet” ou “temps constitué” de
l'intratemporalité (c'est-à-dire le temps comme succession de maintenant ou
comme “série développée des présents”), c'est justement le “temps sujet” ou
“temps constituant”, qui se présente “comme poussée indivise et comme
transition” (P.P., p. 484) ; il sous-tend le temps objet et se coagule en lui. En
retour, la seconde formule vise à souligner le fait que la subjectivité, en tant
qu'elle est enracinée dans un champ de présence, exprime en
“manifestations distinctes” (intratemporelles) sa propre “puissance
indivise”, mais qu'en même temps – du fait du mouvement de transcendance
qui la caractérise comme temporalité – elle ne cesse de ressaisir ces
manifestations, en en développant la coexistence et la circularité.
Comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire, Merleau-Ponty voit dans
cette dualité le jaillissement d'une lumière : celle du “rapport de soi à soi”
(P.P., p. 487). Aussi poursuit-il en affirmant que “c'est par la temporalité
qu'il peut y avoir sans contradiction ipséité, sens et raison” (ibidem).
La dualité du phénomène que nous venons de décrire s'exprime dans le
concept de temporalisation, qui désigne le mouvement par lequel surgit le
temps vécu : le sujet se trouve situé dans ce mouvement (dont il n'est pas
l'auteur), mais peut en même temps assumer cette situation. Aussi Merleau-
Ponty considère-t-il que le concept de temporalisation est à même d'élucider
ce paradoxe que Husserl appelait “synthèse passive” du temps.
Dans le cadre de ces réflexions, reprenant un exemple qui figure dans
L'être et le néant 53 et dont il partage l'analyse, Merleau-Ponty adresse à
Proust une critique : Proust, en tant qu'il “ne remonte pas aux sources et
prend la temporalisation toute faite, voit la conscience comme une
multiplicité de faits psychiques entre lesquels il essaie d'établir des rapports
de causalité” (P.P., p. 486). Cette analyse renvoie à un passage de la
Recherche 54 que Sartre examine toujours à propos du problème de la
temporalité, pour montrer que “Proust cherche perpétuellement à retrouver
par décomposition intellectualiste dans la succession temporelle des états
psychiques des liens de causalité rationnelle entre ces états” 55 – par ailleurs
sans y parvenir, selon l'auteur de L'être et le néant.
Le caractère intellectualiste que Sartre reproche à l'analyse psychologique
menée par Proust est indéniable ; non moins évidents sont les motifs pour
lesquels cette même analyse ne peut qu'entrer en conflit avec la façon dont
53 Cf. J.-P. SARTRE, L'être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 216.
54 Voici le passage que cite Sartre : “Sitôt que Swann pouvait se représenter [Odette] sans
horreur, qu'il revoyait de la bonté dans son sourire, et que le désir de l'enlever à tout autre n'était
plus ajouté par la jalousie à son amour, cet amour redevenait surtout un goût pour les sensations
qui lui donnait la personne d'Odette, pour le plaisir qu'il avait à admirer comme un spectacle ou à
interroger comme un phénomène, le lever d'un de ses regards, la formation d'un de ses sourires,
l'émission d'une intonation de sa voix. Et ce plaisir différent de tous les autres avait fini par
créer en lui un besoin d'elle, qu'elle seule pouvait assouvir par sa présence ou ses lettres […].
Ainsi, par le chimisme même de son mal, après qu'il avait fait de la jalousie avec son amour, il
recommençait à fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette” (R., I, p. 304 ; c'est Sartre qui
souligne).
55 J.-P. SARTRE, L'être et le néant , cit., p. 216.

38
Merleau-Ponty conçoit le problème de la temporalité 56. C'est que, en effet,
la description qu'en donne Proust finit par représenter le temps comme une
succession d'états psychiques liés entre eux par des liens de causalité
externes à la conscience, alors que l'intention de Merleau-Ponty est de
présenter la conscience comme “le mouvement même de temporalisation”
(P.P., pp. 485-486), à l'intérieur duquel et en vertu duquel la multiplicité des
expériences vécues se reprend et se transcende.
Répétons toutefois que, bien qu'il trahisse à plusieurs reprises une
tendance à l'intellectualisme, Proust n'en manque pas moins, dans de
nombreuses pages de la Recherche, de montrer le surgissement du temps
dans la relation vécue que le corps propre entretient avec le monde,
découvrant ainsi dans la “notion du temps incorporé” 57 la subjectivité
incarnée comme temporalité continuellement parcourue par un passé et un
avenir qui sans cesse se rappellent et se relancent. C'est ce qui, du reste,
attire l'attention de Merleau-Ponty dans la description que Proust donne du
corps qui se réveille, et il ne cessera, tout au long de son parcours
intellectuel, de se réclamer sur ce point de Proust dont, lors de sa
conférence sur L'homme et l'adversité, tenue en 1951, il formulera la leçon
en ces termes : “Avec Proust, il [sc. : le corps] devient le gardien du passé,
et c'est lui, malgré les altérations qui le rendent lui-même presque
méconnaissable, qui maintient de temps à autre un rapport substantiel entre
nous et notre passé. Proust décrit, dans les deux cas inverses de la mort et
du réveil, le point de jonction de l'esprit et du corps, comment, sur la
dispersion du corps endormi, nos gestes au réveil renouent une signification
d'outre-tombe, et comment au contraire la signification se défait dans les
tics de l'agonie” (S., p. 292) 58.
Aussi bien Merleau-Ponty que Proust cherchent donc à décrire une
56 Il faut rappeler en outre que “Sartre a fait surgir des objections aux méthodes de Proust qui
sont identiques à celles utilisées par Merleau-Ponty contre les psychologues de laboratoire ; à la
fin, Sartre affirme, Proust a fait la même erreur que Merleau-Ponty expose au sujet du travail des
behavioristes : Proust, tout comme les behavioristes, a limité son travail à l’observation des
particules atomistes qui sont censées opérer, en fonction de leur ‘mécanisme’ psychologique
particulier, dans n’importe quel contexte humain” (E. F. KAELIN, An existentialist aesthetic.
The theories of Sartre and Merleau-Ponty, The University of Wisconsin Press, Madison, 1962,
p. 211).
57 “Si c'était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que
j'avais maintenant l'intention de mettre si fort en relief, c'est qu'à ce moment même, dans l'hôtel
du prince de Guermantes, ce bruit des pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement
rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui m'annonçait
qu'enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendis encore, je les entendis
eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé” (R., III, p. 1046).
58 Comme l'observe Florival, “Proust semble bien affirmer l'unité du moi existentiel et vérifier
de la sorte, quoique anticipativement, la thèse de Merleau-Ponty. Mon présent vécu récapitule
alors la totalité des rétentions passées grâce à la temporalité du corps vécu” (Gh. FLORIVAL,
op. cit., p. 138). Les mêmes termes employés dans L'homme et l'adversité reviennent, à
l’intérieur d'une méditation approfondie et rectifiée dans la perspective de l'ontologie, dans une
note de travail rédigée pour Le visible et l'invisible en avril 1960 – “la corporéité proustienne
comme gardienne du passé” (V.I., p. 297) – ainsi que dans les Notes des cours au Collège de
France 1958-1959 et 1960-1961, p. 194 et p. 196.
39
temporalité différente de celle que Heidegger également désigne comme “la
caractérisation courante du temps comme une suite de maintenant à l'infini,
qui passe irréversiblement” 59. Le temps de Proust, c'est le temps dans lequel
le futur peut émerger du souvenir et le souvenir dessiner des lignes de force
dans le futur ; c'est, aussi bien, le temps dans lequel “les intermittences du
cœur” rythment le retour du passé et de la mort, “car – remarque Ricœur –
le temps retrouvé, c'est aussi la mort retrouvée” 60. Le temps de Merleau-
Ponty, c'est le temps dans lequel passé, présent et futur s'enveloppent
mutuellement, se rappellent secrètement, peuvent révéler des retours
insoupçonnés ou inventer des relations imprévues. Mais, puisque ce temps
dont nous sommes le surgissement, ce n'est pas nous qui le constituons, la
lumière qu'il jette sur le monde est une lumière de contingence, qui
condamne chacune de nos expériences à un destin d'inachèvement et de
caducité.
Dans les deux cas, la temporalité vécue par le sujet à travers la médiation
du corps propre rompt avec la conception linéaire et progressive du temps
(et, partant, avec les notions traditionnelles de subjectivité et de sens), en ce
qu'elle met en évidence la circularité des dimensions temporelles et, ce
faisant, se trouve désormais affectée du signe de la précarité 61. Précarité
qui, dès lors, touche et modifie également les notions de subjectivité et de
sens
Nous avons déjà eu l'occasion de relever que, pour Merleau-Ponty, la
logique de la temporalité ainsi conçue ne fait qu'un avec le surgissement du
sens à partir du “rapport de transcendance active entre le sujet et le monde”
(P.P., p. 491). Dans le cadre de ces réflexions, il invoque de nouveau le
concept husserlien d'intentionnalité opérante, qu'il assimile à celui de
“Logos du monde esthétique” – concept dont Husserl se sert dans la
dernière partie de Formale und transzendentale Logik en employant le
terme äisthesis dans son sens étymologique – dont il affirme que, “comme
tout art, [il] ne se connaît que dans ses résultats” (P.P., p. 491). Si nous
avions donc pu voir, dans notre introduction, l'avant-propos de la
Phénoménologie de la perception définir l'intentionnalité opérante comme
“celle qui […] fournit le texte dont nos connaissances cherchent à être la
traduction en langage exact” (P.P., p. XIII), ce que nous retrouvons à
présent, développée dans la perspective de la temporalité, c'est en revanche
59 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, cit., p. 426, tr. fr. p. 494.
60 P. RICŒUR, op. cit., p. 224.
61 À propos de la signification de la précarité dans la Recherche, cf. F. RELLA, Il silenzio e le
parole. Il pensiero nel tempo della crisi, Feltrinelli, Milan, 1981, où l'œuvre de Proust est
interprétée comme une tentative de rachat, par la pratique de l'écriture, de la caducité de
l'expérience à l'époque de la crise. Cf. en outre l'essai de Comolli qui a pour point de départ le
livre de Rella : G. COMOLLI, Il paese della felicità dolente. Sul “sapere precario” di Proust,
“aut aut”, 1981, n. 182-183, pp. 31-44. En ce qui concerne Merleau-Ponty, d'autre part, on a pu
souligner que, dans la perspective qu'il adopte, “la temporalité est principe de la contingence des
choses : elle marque toutes les choses de l'empreinte de la fragilité et de la précarité” (J.
DUCHÊNE, La structure de la phénoménalisation dans la “Phénoménologie de la perception”
de Merleau-Ponty, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a. LXXXIII, n. 3, 1978, p. 392).
40
la conception qui, dans ces mêmes pages, invoquait le modèle de l'art pour
rejeter l'idée de la présence préalable, dans la vie irréfléchie, d'un fond
positif de sens à traduire ou à refléter. Ce que Merleau-Ponty entend donc
ici par “Logos du monde esthétique”, c'est un sens qui s'annonce dans
l'unité du monde sensible vécue par le sujet à l'intérieur et en vertu de son
propre mouvement de temporalisation, un sens qui dans cette dimension se
dessine en même temps que son expression, laquelle toutefois reste encore à
réaliser.
Il faut en outre remarquer comment le concept de “Logos du monde
esthétique” tel qu'il se présente ici, évoque le développement dont fait
l'objet chez Proust la thématique (qu'on trouve déjà chez Baudelaire) des
“correspondances” : la répétition d'une situation déjà vécue, le rapport qui
s'établit spontanément entre des expériences analogues ou différentes, la
rencontre de choses, d'êtres ou de signes qui renvoient à d'autres choses, à
d'autres êtres, à d'autres signes, tout cela semble témoigner d'un accord
“préobjectif” entre l'individu et le sensible, et c'est grâce à cet accord que
Marcel peut éprouver un sentiment de “puissante joie” (R., I, p. 44). À
travers les correspondances vécues, le sujet fait l'expérience d'une sorte
d'unité des formes sensibles : un “Logos” – justement – semble naître dans
le “monde esthétique”. Aussi Merleau-Ponty pouvait-il écrire – comme
nous l'avons déjà rappelé – que le projet phénoménologique et l'œuvre de
Proust se rejoignent “par la même volonté de saisir le sens du monde ou de
l'histoire à l'état naissant” (P.P., p. XVI).

2.2. Sens et parole


Si ce qu'il s'agit d'exprimer, c'est donc cette forme “naissante” – et précaire
– du sens, comment se présentera, dès lors, la parole en mesure de la
décrire ? C'est dans cette interrogation que se trouve la racine commune de
la réflexion de Merleau-Ponty et de celle de Proust touchant le problème de
la parole 62. Nous avons déjà pu remarquer, à cet égard, comment Merleau-
Ponty – dans le premier paragraphe de son essai sur Le roman et la
métaphysique – voit à notre époque la philosophie et la littérature se
retrouver non seulement par des tâches, mais par des modes d'expression
communs. De telles considérations, jointes à l'interrogation que nous avons
soulevée précédemment, nous invitent maintenant à revenir au chapitre de
la Phénoménologie de la perception dont notre recherche est partie : celui
sur “Le corps comme expression et la parole”.
La préoccupation centrale de Merleau-Ponty dans ce chapitre est de
montrer – contre les conceptions spéculaires soutenues par les psychologies
empiriste et intellectualiste – qu'il ne s'agit pas, entre la pensée et la parole
qui l'exprime, d'un rapport purement extérieur de “traduction” 63, mais plutôt
62 “Le problème de la parole”, c'est précisément le titre du cours tenu par Merleau-Ponty au
Collège de France durant l'année 1953-54, et dont le résumé contient quelques réflexions sur
l'expérience littéraire de Proust (cf. R.C., pp. 39-41).
63 Ce rapport reflète en effet cette conception causaliste que, tout au long de la

41
d'un lien intrinsèque d'enveloppement et d'implication réciproques, de la
nature de celui – dont il parle à propos de la peinture de Cézanne – qui
existe entre le sens et l'existence d'une œuvre d'art, et du même ordre que la
relation qui lie le corps et l'existence individuelle. “Il faut bien […]
reconnaître – écrit en effet Merleau-Ponty dans une page qui précède de peu
celles dont nous parlons – une opération primordiale de signification où
l'exprimé n'existe pas à part l'expression et où les signes eux-mêmes
induisent au dehors leurs sens. C'est de cette manière que le corps exprime
l'existence totale, non qu'il en soit un accompagnement extérieur, mais
parce qu'elle se réalise en lui. Ce sens incarné est le phénomène central dont
corps et esprit, signe et signification sont des moments abstraits” (P.P., p.
193).
Le sens, dont nous avons précédemment relevé la forme “naissante” et
précaire, est donc un sens incarné et ceci, aussi bien dans le corps que dans
l'œuvre d'art et dans la parole. C'est sur ce triple isomorphisme – que l'on
retrouve à plusieurs reprises dans la Phénoménologie de la perception – que
Merleau-Ponty insiste à présent, et il en développe différents aspects, dans
l'intention de “rendre à l'acte de parler sa vraie physionomie” (P.P., p. 211).
Dans cette perspective, la réflexion de Merleau-Ponty sur l'œuvre de
Proust s'attarde en particulier sur les pages où Swann, désormais déçu de
son amour pour Odette, écoute une fois encore la sonate de Vinteuil 64. La
“petite phrase” de Vinteuil occupe dans la Recherche la fonction de modèle
symbolique à la fois de l'écriture et de la création artistique : c'est justement
de ce double point de vue qu'elle alimente la réflexion de Merleau-Ponty sur
la parole 65.
Voici ce qu'écrit Proust dans l'une des pages dont nous venons de parler :

“Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il [i.e. :


Swann] avait cherché à démêler comment à la façon d'un parfum, d'une caresse,
elle le circonvenait, elle l'enveloppait, il s'était rendu compte que c'était au faible
écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d'entre
elles qu'était due cette impression de douceur rétractée et frileuse ; mais en réalité il
savait qu'il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même, mais sur de simples
valeurs, substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité
qu'il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu
pour la première fois la sonate” (R., I, p. 349).

En se référant aux pages de la Recherche où se trouve ce passage,

Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty critique en tant qu'il y voit l'un des piliers de la
pensée objective ; il préfère quant à lui recourir au lien – fluide et circulaire – de motivation, en
vertu duquel, dans toute relation interhumaine, “l'extérieur devient intérieur comme l'intérieur
devient extérieur” (P.P., p. 201).
64 Cf. R., I, pp. 345-353. Ce passage de la Recherche fera de nouveau l'objet de l'attention de
Merleau-Ponty dans Le visible et l'invisible, pp. 195 sq. ainsi que dans les Notes des cours au
Collège de France 1958-1959 et 1960-1961, pp. 191 sq.
65 Il convient toutefois de préciser que l'analyse de Merleau-Ponty n'opère pas de distinction
entre parole orale et parole écrite.
42
Merleau-Ponty remarque que “la signification musicale de la sonate est
inséparable des sons qui la portent : avant que nous l'ayons entendue,
aucune analyse ne nous permet de la deviner ; une fois terminée l'exécution,
nous ne pourrons plus, dans nos analyses intellectuelles de la musique, que
nous reporter au moment de l’expérience ; pendant l'exécution, les sons ne
sont pas seulement les ‘signes’ de la sonate, mais elle est là à travers eux,
elle descend en eux” (P.P., p. 213). Si – poursuit Merleau-Ponty – à la
différence de la musique, le langage semble se limiter à traduire en mots des
signifiés qui leur préexistent et en sont indépendants, c'est parce que nous
avons l'habitude de le considérer alors qu'il reparcourt la chaîne des signes
et des signifiés déjà disponibles. L'analyse porte alors sur ce que Merleau-
Ponty appelle la parole parlée : “une expression seconde, une parole sur des
paroles, qui fait l'ordinaire du langage empirique” (P.P., p.207, note 2).
C'est dans ce cas que les signes ne font que se superposer sur des
significations désormais codifiées et que, par conséquent, la “parole parlée”
en arrive – selon Merleau-Ponty – à nous tromper sur l'origine et la nature
réelle du langage.
Inversement, lorsqu'une phrase – en introduisant des variations, si infimes
soient-elles, dans le langage habituel – y instaure une signification jusque-là
jamais proférée, elle provoque chez celui qui la reçoit (et même chez celui
qui l'a prononcée) une sorte d'initiation analogue à celle que suscite en
Swann la “petite phrase” ; car c'est dans cette phrase que surgit la nouvelle
signification, et elle en est inséparable 66. Ainsi, ce que Swann découvre en
cherchant à analyser la “petite phrase” vaut, selon Merleau-Ponty,
également pour le langage : dans chaque effort d'expression véritable –
c'est-à-dire, dans chaque effort d'expression qui ne se limite pas à recourir
aux significations déjà acquises de la “parole parlée” – signifiant et signifié
révèlent leur inhérence réciproque et indissoluble. Merleau-Ponty emploie à
ce propos l'expression de parole parlante : “celle dans laquelle l'intention
significative se trouve à l'état naissant” (P.P., p. 229) 67. C'est la parole “qui
66 “Tout langage en somme s'enseigne lui-même et importe son sens dans l'esprit de l'auditeur.
Une musique ou une peinture qui n'est d'abord pas comprise finit par se créer elle-même son
public, si vraiment elle dit quelque chose, c'est-à-dire par sécréter elle-même sa signification.
Dans le cas de la prose ou de la poésie, la puissance de la parole est moins visible, parce que
nous avons l'illusion de posséder déjà en nous, avec le sens commun des mots, ce qu'il faut pour
comprendre n'importe quel texte […]. Mais à vrai dire, le sens d'un ouvrage littéraire est moins
fait par le sens commun des mots qu'il ne contribue à le modifier. Il y a donc, soit chez celui qui
écoute ou lit, soit chez celui qui parle ou écrit, une pensée dans la parole que l'intellectualisme
ne soupçonne pas” (P.P., p. 209).
67 La distinction que propose Merleau-Ponty entre “parole parlante” et “parole parlée” semble
s'inspirer de celle que fait Saussure entre “parole” d'une part et “langue” de l'autre, mais en
même temps se caractérise comme autonome en tant qu'elle met résolument l'accent sur l'élément
mobile et créatif du langage. La distance qui sépare cette distinction de celle de Saussure a par
ailleurs été relevée par de nombreux commentateurs. Ainsi Madison fait-il remarquer qu'“on
avancerait sans doute dans une fausse piste à vouloir ne voir dans la Phénoménologie de la
perception qu'une reprise de certains thèmes saussuriens” (G.B. MADISON, op. cit., p. 126).
C'est de toutes façons une opinion largement, et à juste titre, répandue que l'influence effective
de la linguistique de Saussure sur la philosophie de Merleau-Ponty est postérieure à la
43
formule pour la première fois”, la seule qui soit “identique à la pensée”
(P.P., p. 207, note 2). La forme naissante et précaire du sens trouve donc
son expression linguistique dans cette parole qui porte en soi l'étonnement
de la première formulation et qui révèle ainsi sa contingence constitutive 68.
Aussi Merleau-Ponty concentre-t-il surtout son attention sur la “parole
parlante” (qu'il définit également comme “authentique” ou “originaire”),
dont l'analyse semble remettre en question ce que Saussure désigne comme
le “premier principe” de sa linguistique : “l’arbitraire du signe” 69. À la
différence de la “parole parlée”, qui vit seulement de son “sens conceptuel”,
Merleau-Ponty voit en effet dans la “parole parlante” – sous le sens
conceptuel – “le sens émotionnel du mot, […] qui est essentiel par exemple
dans la poésie” (P.P., p. 218). Ce sens émotionnel incarné dans la “parole
parlante” (et inséparable de celle-ci) révèle alors – selon Merleau-Ponty –
“que les mots, les voyelles, les phonèmes sont autant de manières de chanter
le monde et qu'ils sont destinés à représenter les objets, non pas, comme le
croyait la théorie naïve des onomatopées, en raison d'une ressemblance
objective, mais parce qu'ils en extraient et au sens propre du mot en
expriment l'essence émotionnelle” (P.P., p. 218).
L'on a, à juste titre, rapproché cette conception de celle de Roman
Jakobson. Celui-ci – en concentrant son analyse sur le texte poétique (sur
lequel, comme nous avons pu le voir, Merleau-Ponty également met
l'accent) – a cherché à “contourner” le caractère arbitraire du signe,
renouant ainsi avec la ligne de recherche du symbolisme du XIXème siècle
70
. De la même façon, derrière la réflexion de Merleau-Ponty sur le langage,
on peut clairement découvrir une méditation sur les expériences les plus
significatives des milieux symbolistes et décadentistes de la littérature
française, dont précisément l'œuvre de Proust peut être considérée comme

Phénoménologie de la perception : aussi fera-t-elle l'objet d'une analyse dans le prochain


chapitre.
Il importe en outre de rappeler comment l'on a pu faire remarquer que la distinction entre
parole parlante et parole parlée “constitue peut-être une libre reprise de la distinction
heideggerienne entre Rede et Gerede, autrement dit parole et bavardage” (J.-P. CHARCOSSET,
La tentation du silence, “Esprit”, n. 66, 1982, p.54). En effet, Merleau-Ponty désigne également
du nom de “paroles banales” celles dont “nous possédons en nous-mêmes des significations déjà
formées” (P.P., p. 214).
68 “Nous perdons conscience de ce qu'il y a de contingent dans l'expression et la
communication, soit chez l'enfant qui apprend à parler, soit chez l'écrivain qui dit et pense pour
la première fois quelque chose, enfin chez tous ceux qui transforment en parole un certain
silence” (P.P., p. 214).
69 F. (de) SAUSSURE, Cours de linguistique générale, publié par C. Bally et A. Séchehaye
avec la collaboration de A. Riedlinger, éd. critique préparée par T. De Mauro, post-face de L.-J.
Calvet, Payot, Paris, 1972, p. 100.
70 Cf. C. ZAMBONI, Ermeneutica della scrittura o iniziazione attraverso il testo ?, “aut aut”,
n. 202-203, 1984, pp. 161-171. “Jakobson et Merleau-Ponty, quoique par des voies parallèles, –
écrit Zamboni – ont isolé ces textes, tels que la poésie ou la page d’écriture, dans lesquels est
montré le signe, mais aussi le parcours subjectif qu’a suivi l’écrivain pour y arriver” (ibidem, p.
169).
44
une sorte de summa 71. Ainsi, le “sens émotionnel” que Merleau-Ponty voit
dans la “parole parlante”, rappelle-t-il à plus d'un titre la “mystérieuse
entité” – irréductible à quelque analyse intellectualiste que ce soit – que
Swann découvre dans la “petite phrase” de Vinteuil, et les deux semblent
renvoyer à la notion de symbole : une notion à propos de laquelle Saussure
lui-même avoue qu’“il y a des inconvénients à l’admettre, justement à cause
de notre premier principe. Le symbole a pour caractère de n’être jamais tout
à fait arbitraire ; il n’est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le
signifiant et le signifié” 72, du moins au sens – l’on pourrait préciser – où
Merleau-Ponty à son tour écrit que “tout est fabriqué et tout est naturel chez
l'homme” (P.P., p. 221).
En montrant la couche souterraine de “sens émotionnel” immanente à la
parole, dès lors, Merleau-Ponty en arrive à refuser ouvertement, comme
nous avons eu l'occasion de le voir, la thèse de l'origine radicalement
arbitraire des signes linguistiques. Ce faisant, son intention n'est pas – bien
entendu – de soutenir l'idée d'une provenance exclusivement naturelle des
langues, mais d'affirmer la contingence constitutive qui caractérise
l'expression linguistique, comme toute autre opération d'expression, afin de
battre en brèche la présupposition métaphysique d'une pensée et d'un sujet
purs. Aussi Merleau-Ponty répète-t-il que “la parole, chez celui qui parle,
ne traduit pas une pensée déjà faite, mais l'accomplit” (P.P., p. 207), après
avoir dit que “en cherchant à décrire le phénomène de la parole et l'acte
exprès de signification, nous aurons chance de dépasser définitivement la
dichotomie classique du sujet et de l'objet” (P.P., p. 203).
Il faut relever toutefois que, alors même qu'elle s'efforce de “dépasser”
cette dichotomie en montrant que, sur la base de l'examen de la parole aussi,
“le sujet pensant doit être fondé sur le sujet incarné” (P.P., p. 225) 73, la
pensée de Merleau-Ponty tend pourtant à se maintenir à l'intérieur de la
distinction entre sujet et objet. En effet, si Merleau-Ponty peut critiquer
l'idée de sujet constituant, c'est justement parce qu'il ramène le sujet pensant
à une subjectivité originaire, privée de transparence parce qu'incarnée, qu'il
définit comme “Cogito tacite” pour indiquer que je me trouve “avant toute
parole, en contact avec ma propre vie et ma propre pensée” (P.P., p. 461).
Ce que Merleau-Ponty entend désigner au moyen de ce concept, c'est en fait
71 Au sujet du rapport entre signifiant et signifié dans l'écriture proustienne, l'on a pu dire
qu’“en utilisant un langage figural, Proust n’analyse pas le sentiment en en cherchant la
signification, mais il fait sourgir dans le lecteur l'expérience même du sentiment. […] Le langage
proustien échappe donc continuellement au clivage entre signifiant et signifié” (G. COMOLLI,
Il messaggio della salvezza, “aut aut”, n. 193-194, 1983, p. 90).
72 F. (de) SAUSSURE, Cours de linguistique générale, cit., p. 101.
73 Notons également que, dans un autre passage du même chapitre, Merleau-Ponty écrit :
“l'intention de parler ne peut se trouver que dans une expérience ouverte, elle apparaît, comme
l’ébullition dans un liquide, lorsque, dans l'épaisseur de l'être, des zones de vide se constituent et
se déplacent vers le dehors” (P.P., p. 229). Ce qui, nous semble-t-il, affleure de nouveau dans
cette remarque, c'est la conception de la subjectivité comme fissure, conception que nous avions
déjà rencontrée et analysée dans le premier chapitre de notre étude, mais qui, une fois encore, ne
fait l'objet d'aucun développement.
45
l'expérience originaire du rapport muet avec soi-même et avec le monde que
le langage serait appelé ensuite à exprimer 74. Dans une perspective de ce
genre, le langage se présenterait donc comme second par rapport au Cogito
tacite qui représente “le Je primordial” (P.P., p. 463).
Cette conception confirme combien, à cette phase de son évolution, la
réflexion de Merleau-Ponty est encore axée sur la dimension de la
subjectivité ; elle révèle par ailleurs une nouvelle fois l'ambition, que nous
avons déjà rencontrée dans l'avant-propos de la Phénoménologie de la
perception, de pouvoir “égaler”, au moyen de la réduction
phénoménologique, la vie irréfléchie et silencieuse de la conscience
entendue comme fondement positif. Aussi est-on amené à se demander de
quelle façon se présente, à la lumière d'une telle conception, le passage de la
conscience silencieuse au langage. En effet, si ce dernier se superpose à
l'expérience muette antérieure à lui et indépendante de lui, expérience
incarnée dans le Cogito tacite, alors – comme le constateront les notes de
travail de Le visible et l'invisible – reste ouvert “le problème du passage du
sens perceptif au sens langagier, du comportement à la thématisation” (V.I.,
p. 230) 75. On ne voit pas en effet de quelle façon pourrait se présenter un tel
passage, à moins de ne recourir à ce rapport purement extérieur de
traduction qui a été exclu auparavant au sujet de la relation entre pensée et
parole 76.
Au demeurant, le même problème affleure lorsque, dans le chapitre
consacré au langage, la parole parlante est présentée comme celle qui
74 Il est évident que revient ici la suggestion de la phrase de Husserl qui figure dans la
deuxième des Méditations cartésiennes et que, dans l'introduction de notre travail, nous avions
déjà vu faire l'objet d'un commentaire dans l'avant-propos de la Phénoménologie de la
perception : “Le début, c'est l'expérience pure et, pour ainsi dire, muette encore, qu'il s'agit
d'amener à l'expression pure de son propre sens” (E. HUSSERL, Méditations cartésiennes, tr. fr.
de G. Pfeiffer et E. Lévinas, Colin, Paris, 1931, p. 33). Au sujet de cette phrase – que, par
ailleurs, l'on retrouve de nouveau dans P.P., pp. 253-254 – rappelons également la question, dont
nous avons déjà parlé dans la note 10 de l'introduction de ce travail, que se pose Claude Lefort :
“Vouloir conduire l'expérience muette jusqu'à l'expression pure de son propre sens, n'était-ce pas
imaginer un silence aussi plein que la parole de Dieu, ou installer un langage avant le langage,
dont le langage second serait l'écho ?” (C. LEFORT, Le corps, la chair, in ID., Sur une colonne
absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, cit., p. 122).
75 Fontaine-De Visscher remarque que “la parole, étant son propre excès, ne saurait provenir
que de la parole, et non d'une non-parole, qui serait Signifié pur, qui exclurait à la limite tout
signifiant comme inessentiel” (L. FONTAINE-DE VISSCHER, Phénomène ou structure ? Essai
sur le langage chez Merleau-Ponty, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis,
Bruxelles, 1974, p. 52). Comme nous le verrons dans le chapitre cinquième de ce travail, dans les
notes de travail du Visible et l'invisible Merleau-Ponty sera amené à faire une importante
autocritique sur le concept de Cogito tacite et sur les problèmes qu'il soulève. Cf., en particulier,
la note de travail datée de janvier 1959 qui porte précisément le titre de “Cogito tacite” (V.I., p.
224-225), celle datée de février 1959 et intitulée “Cogito tacite et sujet parlant” (V.I., p. 229-
230), ainsi que celle, immédiatement postérieure, datée elle aussi de février 1959, qui porte le
titre “Généalogie de la logique – Histoire de l'être – Histoire du sens” (V.I., pp. 230-233).
76 À ce sujet, rappelons cette affirmation de l'avant-propos de la Phénoménologie de la
perception : “l'intentionnalité opérante (fungierende Intentionalität), celle qui fait l'unité
naturelle et antéprédicative du monde et de notre vie, […] fournit le texte dont nos connaissances
cherchent à être la traduction en langage exact” (P.P., p. XIII).
46
rompt “le silence primordial” (P.P., p. 214).
D'autre part, le chapitre en question, dans lequel le rapport entre parole et
silence est dessiné selon le modèle gestaltiste figure-fond 77, tend en général
à ne pas attribuer à ce fond les caractères d'un fondement positif ; on y sent
plutôt l'écho de la conception de l'expression que nous trouvions au sujet de
la peinture de Cézanne, selon laquelle l'acte d'expression ne se définit pas
comme traduction purement extérieure mais comme reprise créatrice infinie
de l'expérience silencieuse. Dans le cas de l'expression langagière, cela
équivaudrait à un rapport d'entrelacement indissoluble et renvoi mutuel
entre silence et parole. C'est dans ce sens, en effet, que semble aller
l'affirmation selon laquelle “ce silence prétendu est bruissant de paroles,
cette vie intérieure est un langage intérieur. La pensée ‘pure’ se réduit à un
certain vide de la conscience, à un vœu instantané” (P.P., p. 213).
Les oscillations que nous venons de relever témoignent des difficultés que
Merleau-Ponty éprouve à dépasser les schémas de pensée traditionnels de la
philosophie réflexive, et à rendre compte de manière adéquate de la façon
dont se configure l'expérience silencieuse et, par conséquent, du rapport de
cette dernière avec son expression langagière ; elles renvoient ainsi à la
problématique de la réduction phénoménologique. C'est, de toute façon, la
conception que nous avons présentée en dernier lieu qui constituera la
direction que Merleau-Ponty approfondira dans les œuvres suivantes.
À propos du fait que, à ce stade de sa réflexion, Merleau-Ponty demeure à
l'intérieur de l'horizon de la subjectivité, nous avons vu, toujours dans le
chapitre “Le corps comme expression et la parole”, que la parole parlante
est décrite comme celle dans laquelle se coagule un sens qui ne lui
préexistait pas en tant que tel, pas même en celui qui la profère, car c'est
seulement en elle – si elle est “réussie” – qu'il peut l'atteindre 78. Cette
conception finirait, à notre avis, en le subordonnant à celui du langage, par
décentrer l'horizon de la subjectivité 79. Mais Merleau-Ponty semble ne pas
se rendre compte de ces conséquences, auxquelles pourrait le mener sa
description. Il voit en effet le mouvement par lequel le langage se
transcende et nous transcende, non pas dans les deux éléments – la langue
et la parole – qui le composent, mais éminemment dans la parole parlante
(entendue comme acte individuel d'expression), en tant qu'elle participe de
la transcendance même qui anime le corps propre. En d'autres termes, il
77 “La clarté du langage s'établit sur un fond obscur” (P.P., p. 219).
78 “Et quant au sujet qui parle, il faut bien que l'acte d'expression lui permette de dépasser lui
aussi ce qu'il pensait auparavant et qu'il trouve dans ses propres paroles plus qu'il ne pensait y
mettre, sans quoi on ne verrait pas la pensée, même solitaire, chercher l'expression avec tant de
persévérance” (P.P., p. 445).
79 Une conception de ce genre serait parvenue à satisfaire toutes les deux exigences avancées
par Lacan dans l'article qu'il écrivit à l'occasion de la mort de Merleau-Ponty : tout en rappelant,
à propos du chapitre de la Phénoménologie de la perception consacré à la parole, s'être reconnu
dans l'affirmation de la “primauté du signifiant dans l'effet de signifier”, il en prenait d'autre part
les distances car – ce sont les mots de Lacan – “ce n'est pas la pensée, mais le sujet, que je
subordonne au signifiant” (J. LACAN, Maurice Merleau-Ponty, “Les Temps Modernes”, n. 184-
185, 1961, p. 251).
47
conçoit le pouvoir de transcendance du langage comme un prolongement de
celui de la subjectivité corporelle, sans toutefois rendre compte des
éléments de métamorphose qui interviennent entre celui-ci et celui-là, dont
il affirme pourtant la particularité 80.
La vague de transcendance qui anime le corps, explique donc le texte, lui
permet avant tout de se dépasser comme “être simplement biologique”, pour
s'ouvrir – dans le comportement et dans le geste – à la communication
silencieuse avec le monde et avec les autres. Cette même vague de
transcendance corporelle se reprend et se prolonge dans le langage, où
Merleau-Ponty croit voir, justement, la permanence d'une valeur gestuelle.
Le “sens émotionnel” incarné dans la parole parlante est en effet un “sens
gestuel” qui – à la façon de celui qui s'ébauche dans le geste corporel –
exprime un certain style humain d'habiter le monde. “Il faut donc
reconnaître comme un fait dernier – conclut Merleau-Ponty – cette
puissance ouverte et indéfinie de signifier, – c'est-à-dire à la fois de saisir et
de communiquer un sens, – par laquelle l'homme se transcende vers un
comportement nouveau ou vers autrui ou vers sa propre pensée à travers son
corps et sa parole” (P.P., p. 226).
Autrement dit, au même titre que toute autre opération d'expression, la
parole reprend et prolonge créativement le pouvoir qu'a le corps de révéler
le sens qui naît de sa rencontre avec le monde. Elle possède toutefois –
précise Merleau-Ponty en reprenant la position que Husserl a formulé dans
Ursprung der Geometrie 81 – une particularité, puisque “seule de toutes les
opérations expressives, la parole est capable de se sédimenter et de
constituer un acquis intersubjectif” (P.P., p. 221), en fixant pour toujours ce
80 De cette façon, comme, entre autres, l'a relevé J.-F. Lyotard, “Merleau-Ponty peut penser le
langage comme expression […], c'est-à-dire présence du figural dans l'ordre du discursif ; mais il
ne peut penser l'ordre du discursif” (J.F. LYOTARD, Discours, figure, Klincksieck, Paris, 1971,
19783, p. 93, note 5). Madison aussi souligne que la tendance présente chez Merleau-Ponty à
ramener le sujet parlant au sujet perceptif l'empêche de mettre pleinement en lumière la
transcendance que le langage exprime par rapport à la perception (cf. G. B. MADISON, op. cit.,
pp. 133-134). Voir également Lefeuvre : “en soulignant la continuité d'allure qu'il y a entre le
geste naturel et le geste phonique, Merleau-Ponty en vient à ignorer l'originalité du monde parlé”
(M. LEFEUVRE, Merleau-Ponty au delà de la phénoménologie, cit., p. 189).
81 Cf. E. HUSSERL, Die Frage nach dem Ursprung der Geometrie als intentional
historisches Problem, publié pour la première fois dans la transcription de E. Fink, “Revue
internationale de Philosophie”, n. 2, janvier 1939, pp. 203-225, aujourd’hui dans ID., Die Krisis
der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, “Husserliana”, Bd.
VI, hrsg. von W. Biemel, Martinus Nijhoff, La Haye, 1954, pp. 365-386, tr. fr. de G. Granel, La
crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, Paris, 1976,
pp. 403-427.
Cf. également l'édition séparée de Ursprung der Geometrie (faite sur le texte établi par
Biemel) : E. HUSSERL, L'origine de la géométrie, tr. fr. de J. Derrida, P.U.F., Paris, 1962,
précédée de l’importante “Introduction” du même Derrida. Sur le thème dont il sera question ci-
dessus, pour une comparaison entre l’interprétation de Derrida et celle que Merleau-Ponty
donnera du même texte husserlien en 1959-60, à l’occasion de son cours au Collège de France
intitulé “Husserl aux limites de la phénoménologie”, cf. L. LAWLOR, L’héritage de “L’origine
de la géométrie” : les limites de la phénoménologie chez Merleau-Ponty et Derrida, “Chiasmi
international”, n. 2, 2000.
48
qu'elle porte à l'expression. Aussi – poursuit Merleau-Ponty – “la parole
installe en nous l'idée de vérité comme limite présomptive de son effort”
(ibidem) 82. La spécificité de la parole consiste donc, selon Merleau-Ponty,
dans le rapport particulier qu'elle soutient avec la vérité et avec le temps.
C'est justement ce rapport qui, à son tour, occupe une position centrale
dans l'œuvre de Proust 83, laquelle tente de prolonger dans la parole
l'expérience vécue de notre rencontre avec le monde sensible :

“Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de
projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces
sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément […] rapport unique
que l'écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux
termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les
objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où
l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le
monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la
science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style ; même, ainsi
que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il
dégagera leur essence commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire
aux contingences du temps, dans une métaphore” (R., III, p. 889).

Ainsi, la duplicité de la dimension esthétique, que nous avons


précédemment relevée dans la philosophie de Merleau-Ponty, se retrouve-t-
elle également dans l'œuvre de Proust, laquelle est en effet modelée sur les
deux acceptions du terme “esthétique”, et se caractérise de cette façon
comme expression artistique de la sensibilité vécue dans l'expérience
perceptive 84.
Ainsi, dans la célèbre page où il réfléchit sur le moyen de “convertir en un
équivalent spirituel” (R., III, p. 879) précisément des sensations vécues,
comme la vue des clochers de Martinville ou le goût de la madeleine, le
Narrateur proustien trouve-t-il ce moyen dans l'œuvre d'art, envisagée
comme une sorte d'“équilibre instable” – selon l'expression employée par

82 Ainsi, si d'un côté “le mouvement par lequel la pensée reconnaît la parole comme geste
relève […] de la dimension archéologique de la phénoménologie” (J.-P. CHARCOSSET,
Merleau-Ponty. Approches phénoménologiques, Hachette, Paris, 1981, p. 36), d'un autre côté de
l'affirmation de Merleau-Ponty que nous venons de citer, il ressort que “la parole nous introduit à
la notion de la vérité comme telos infini” (G. B. MADISON, op. cit., pp. 67-68). Fontaine-De
Visscher commente ainsi cette affirmation : “le langage accomplit la tâche de la Raison, il est la
visée de la vérité comme présomption. C'est ce qui fait qu'il repose tout entier sur lui-même, qu'il
se reprend sur lui-même entièrement à chaque parole” (L. FONTAINE-DE VISSCHER, op. cit.,
p. 48). Ainsi, ce commentaire tend à mettre en relief cette idée du langage comme totalité
autoréférentielle qui, en effet, est esquissée dans la Phénoménologie de la perception et qui
deviendra une idée centrale dans les travaux ultérieurs de Merleau-Ponty.
83 À ce sujet Deleuze fait remarquer que “la Recherche du temps perdu, en fait, est une
recherche de la vérité. Si elle s'appelle recherche du temps perdu, c'est seulement dans la mesure
où la vérité à un rapport essentiel avec le temps” (G. DELEUZE, Marcel Proust et les signes,
P.U.F., Paris, 1964, p. 12).
84 La duplicité du “mode esthétique” dans la Recherche est mise en évidence par Gh.
FLORIVAL, op. cit., p. 26.
49
Paul Ricœur 85 – entre traduction et création d'impressions déjà là. Au sujet
de ces impressions, Proust écrit en effet : “leur premier caractère était que je
n'étais pas libre de les choisir, qu'elles m'étaient données telles quelles”
(ibidem), et il ajoute un peu plus loin : “Quant au livre intérieur de signes
inconnus […], pour la lecture desquels personne ne pouvait m'aider
d'aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut
nous suppléer ni même collaborer avec nous” (ibidem) 86.
Commentant cette page, Gilles Deleuze écrit : “Traduire, déchiffrer,
développer sont la forme de la création pure. Il n'y a pas plus de
significations explicites que d'idées claires. Il n'y a que des sens impliqués
dans des signes ; et si la pensée a le pouvoir d'expliquer le signe, de le
développer dans une Idée, c'est parce que l'Idée est déjà là dans le signe, à
l’état enveloppé et enroulé, dans l’état obscur de ce qui force à penser” 87.
La double recherche “esthétique” chez Proust, recherche de la sensibilité
vécue et recherche de son expression artistique, se rassemble ainsi dans la
circularité de la traduction et de la création dans l'œuvre d'art. Il nous
semble entendre un écho de cette position dans la conception que Merleau-
Ponty, lorsqu'il indique justement l'art comme modèle, propose de
l'opération d'expression. Celle-ci, en effet, comme nous l'avons vu, ne
reflète pas un “être préalable” mais reprend plutôt un sens qui se trouve
déjà là, latent, dans notre expérience vécue du monde sensible, et qu'elle
prolonge créativement en le dévoilant, c'est-à-dire un sens qu'elle suscite et
qui la suscite selon un lien indissoluble et circulaire 88. Aussi bien chez
85 P. RICŒUR, op. cit., p. 221.
86 Cette phrase fait l'objet d'un commentaire de la part de Merleau-Ponty dans le résumé de
son cours sur “Le problème de la parole” (cf. R.C., p. 42), dont nous avons déjà parlé, et qu'il tint
au Collège de France durant l'année 1953-54 : nous serons appelés à nous en occuper
directement dans le prochain chapitre.
Au sujet de la conception proustienne de l'œuvre d'art comme “équilibre instable”, rappelons
qu'elle affleure également dans d'autres passages du Temps retrouvé. Ainsi, on y trouve d'un côté
l'affirmation selon laquelle “ce livre essentiel, le seule livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans
le sens courant, à l'inventer, puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir
et la tâche d'un écrivain son ceux d'un traducteur” (R., III, p. 890), et quelques pages plus loin
l'on trouve la remarque suivante : “La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie
par conséquent réellement vécue, c'est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à chaque
instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils
ne cherchent pas à l'éclaircir. […] le style, pour l'écrivain, aussi bien que la couleur pour le
peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait
impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la
façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel
de chacun” (R., III, p. 895).
87 G. DELEUZE, op. cit., p. 87.
88 Ceci nous amène à être en désaccord avec l'interprétation qu'avance Descombes, selon
laquelle l'intérêt pour l'œuvre de Proust manifesté par Merleau-Ponty s'expliquerait par la
présence dans la Recherche d'une “théorie du livre intérieur”, en tant qu'une telle théorie, en
confiant à l'écrivain la tâche de traduire ce livre, se trouverait d'accord avec la définition que
donne Merleau-Ponty de l'expérience comme d'un “texte”, qui imposerait une tâche analogue (cf.
V. DESCOMBES, Proust. Philosophie du roman, Éd. de Minuit, Paris, 1987, pp. 240-241). Si la
tendance à considérer l'expérience comme un texte, tendance que nous n'avons pas manqué de
relever, affleure par moments dans la Phénoménologie de la perception, et révèle par ailleurs
50
Proust que chez Merleau-Ponty, par conséquent, l'expression est animée
d'un mouvement à la fois archéologique et téléologique.
Ces observations éclairent d'ailleurs le rapport profond qui, dans la
perspective adoptée par Merleau-Ponty, unit la conception de toute
opération d'expression, y compris la parole, comme reprise créatrice de sens
d'une part, et, d'autre part, l'affirmation réitérée selon laquelle “le mot a un
sens” (P.P., p. 206 ; c'est l'auteur qui souligne).

2.3. Parole, temps, éternité


Il faut en outre rappeler que Merleau-Ponty remarque comment la parole,
par rapport aux autres modes d'expression, semble maintenir un rapport
particulier avec la vérité et avec le temps. C'est dans le chapitre consacré au
“Cogito” qu'il s'attarde sur ce thème pour relever une nouvelle fois
comment “dans la parole, mieux que dans la musique ou la peinture, la
pensée semble pouvoir se détacher de ses instruments matériels et valoir
éternellement” (P.P., p. 448). L'on ne doit pas en conclure pour autant que
le langage est en mesure de saisir et de fixer un ordre de vérités
atemporelles. Une telle illusion, explique Merleau-Ponty, c'est la parole
même qui la crée ; celle-ci en effet – une fois qu'elle à fait surgir son
signifié – semble se dissoudre en lui et n'en être qu'un simple véhicule.
Céder à cette illusion, ce serait cependant concevoir le langage comme pure
traduction de vérités tirées de la pensée et indépendantes du langage même
89
. Au contraire, Merleau-Ponty réaffirme qu'“il n'y a pas de différence
fondamentale entre les modes d'expression, on ne peut donner un privilège à
l'un d'entre eux comme s'il exprimait une vérité en soi. […] L'expression est
partout créatrice et l'exprimé en est toujours inséparable” (P.P., p. 448). Il
faut toutefois reconnaître au langage qu'“un acte de pensée, pour avoir été
exprimé, a désormais le pouvoir de se survivre” (P.P., p. 449). Ce qui est
affirmé une nouvelle fois, c'est la capacité particulière qu'a la parole de
sédimenter : c'est en ceci que consiste son pouvoir d'“éterniser”. Mais alors
l'éternité dont elle semble garantir l'accès ne doit pas être conçue comme
une dimension qui s'opposerait à celle du temps, mais comme une
dimension qui s'enracine dans celle du temps. Pour Merleau-Ponty en effet,
toute vérité – et, de façon plus générale, toute idée – vit “dans le processus
indéfini de l'expression” (P.P., p. 446), c'est-à-dire dans le temps et dans le
langage. Ainsi, “exprimer, […] c'est s'assurer, par l'emploi des mots déjà

l'empreinte de la conception de la vie irréfléchie de la conscience comme fondement positif,


toutefois, selon nous, déjà à ce stade de la pensée de Merleau-Ponty, ce qui semble prévaloir,
c'est précisément l'idée de l'expression comme traduction et création à la fois, de la même façon
que, d'autre part, nous avons vu Proust lui-même, alors qu'il parle du “livre intérieur de signes
inconnus”, préciser à son tour que la lecture de celui-ci “consistait en un acte de création”.
89 “Cette certitude que nous avons d'atteindre, par-delà l'expression, une vérité séparable d'elle
et dont elle ne soit que le vêtement et la manifestation contingente, c'est justement le langage qui
l'a installée en nous. Il ne paraît être simple signe qu'une fois qu'il s'est donnée une signification,
et la prise de conscience, pour être complète, doit retrouver l'unité expressive où apparaissent
d'abord signes et significations” (P.P., p. 459).
51
usés, que l'intention neuve reprend l'héritage du passé, c'est d'un seul geste
incorporer le passé au présent et souder ce présent à un avenir, ouvrir tout
un cycle de temps où la pensée ‘acquise’ demeurera présente à titre de
dimension, sans que nous ayons besoin désormais de l'évoquer ou de la
reproduire. Ce qu'on appelle l'intemporel dans la pensée, c'est ce qui, pour
avoir ainsi repris le passé et engagé l'avenir, est présomptivement de tous le
temps et n'est donc nullement transcendant au temps. L'intemporel, c'est
l'acquis” (P.P., pp. 449-450).
C'est donc la structure de la temporalité qui, en tant qu'elle retient le passé
et se tend vers le futur, permet à la parole parlante d'installer dans le
langage déjà constitué un sens qui ne lui préexistait pas. Ainsi, l'implication
réciproque des dimensions temporelles dans l'expérience vécue sous-tend-
elle l'implication de l'archéologie et de la téléologie dans l'opération
d'expression, qui, dans la parole – en vertu de sa particularité – devient
reprise créatrice d'un passé sédimenté et acquisition durable. Comme le
répète Merleau-Ponty, par conséquent, “l'éternité n'est pas un autre ordre au
delà du temps, c'est l'atmosphère du temps” (P.P., p. 451), cette atmosphère
qui circule à travers le double horizon de rétention et de protension
impliqué dans notre champ de présence 90. Dans la Recherche de Proust
elle-même, c'est en effet à partir de son propre “champ de présence” que le
Narrateur peut se tendre avec son œuvre vers le futur pour chercher à retenir
le passé dans son articulation narrative. Au même moment, l'œuvre de
Proust explore précisément le lien profond existant entre la façon dont se
rappellent les unes les autres, les dimensions temporelles d'une part, et les
dimensions esthétiques de l'autre, en le retrouvant et le composant dans
l'œuvre d'art comme circularité de traduction et création. Ainsi la Recherche
voudra-t-elle fermer à la fois le cercle temporel et le cercle esthétique, en
ressuscitant le temps perdu et, en même temps, en soudant le versant de la
sensibilité vécue avec celui de son expression artistique 91. C'est la tâche du
Temps retrouvé. Comme l'observe en effet Paul Ricœur, dans la notion qui
finit par prévaloir, “le temps retrouvé […] c'est l'impression retrouvée” 92.
Mais Ricœur fait également remarquer que la “scène finale dans la
bibliothèque de l'hôtel Guermantes […] lie expressément la restitution du
temps perdu à la création d'une œuvre d'art” 93. Cette création, étant destinée
90 Revenant sur cette dialectique entre temps et éternité dans le chapitre consacré à “La
temporalité”, Merleau-Ponty écrit en effet : “L'éternité est le temps du rêve et le rêve renvoie à la
veille, à laquelle il emprunte toutes ses structures. Quel est donc ce temps éveillé où l'éternité
prend racine ? C'est le champ de présence au sens large, avec son double horizon de passé et
d'avenir originaires et l'infinité ouverte des champs de présence révolus ou possibles” (P.P., p.
484).
91 Ce caractère de circularité, au demeurant, c'est sa structure narrative à rebours elle même
qui le confère à la Recherche, en faisant se rejoindre la fin de l'œuvre et son commencement, son
commencement et sa fin. Cet aspect est renforcée par la fameuse déclaration de Proust, selon
laquelle le chapitre final de l'œuvre a été composé immédiatement après le premier (cf. M.
PROUST, Correspondance générale, Plon, Paris, 1932, vol. III, p. 72).
92 P. RICŒUR, op. cit., p. 221.
93 Ibidem, p. 201.

52
à advenir – elle aussi – dans le langage et dans le temps, finit par
conséquent par révéler comment circularité ne signifie d'aucune manière
aboutissement final à la coïncidence.
À la lumière de ces considérations, il n'est dès lors pas surprenant que – là
où il développe ses réflexions sur les rapports entre la parole, le temps et
l'éternité – Merleau-Ponty se réfère à la page finale de la Recherche 94. En
effet, si précédemment Proust avait cru pouvoir saisir une impression “dans
ce qu'elle avait d'extra-temporel”, et se trouver ainsi situé “en dehors du
temps” (R., III, p. 871), dans le passage indiqué par Merleau-Ponty, il avoue
:

“J'éprouvais un sentiment de fatigue et d'effroi à sentir que tout ce temps si long


non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensée, sécrété par moi, qu'il
était ma vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le
maintenir attaché à moi, qu'il me supportait, moi, juché à son sommet vertigineux,
que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer” (R., III, p. 1047).

Ricœur souligne que “cette dernière figure du temps retrouvé dit deux
choses : que le temps perdu est contenu dans le temps retrouvé, mais aussi
que c'est finalement le temps qui nous contient” 95.
Si nous avions déjà eu l'occasion précédemment de relever comment,
aussi bien chez Proust que chez Merleau-Ponty, nous nous trouvions en
présence d'une configuration non plus linéaire du temps, maintenant nous
pouvons donc qualifier cette configuration d'enveloppante et ce, à deux
titres : les dimensions temporelles dans l'expérience vécue s'enveloppent les
unes les autres, mais, en même temps, le temps nous enveloppe, puisqu'il n'a
pas été constitué par nous. Cette configuration doublement enveloppante du
temps jette sur la conception de la subjectivité, du sens et de l'expression
une lumière de transcendance et, simultanément, de contingence, laquelle
empêche à ces concepts d'atteindre la transparence. Il est impossible pour la
subjectivité de coïncider avec elle-même ; le sens perd la forme de la
linéarité et de la stabilité pour revêtir les caractères de la précarité ;
l'expression se voit destinée à être inépuisable et, pour cette raison même,
nécessairement inachevée.
À partir de cette description du temps, donc, le phénomène de la parole
lui-même en vient à se présenter comme dicible sans cesse enveloppé d'un
halo d'indicible 96. Cet indicible, en ce qu'il procède de notre impossibilité à
94 “Nous sommes, comme disait Proust, juchés sur une pyramide de passé, et si nous ne le
voyons pas, c'est que nous sommes obsédés par la pensée objective” (P.P., p. 450).
95 P. RICŒUR, op. cit., p. 224. Merleau-Ponty écrit à son tour : “si nous retrouvons le temps
sous le sujet et si nous rattachons au paradoxe du temps ceux du corps, du monde, de la chose et
d'autrui, nous comprendrons qu'il n'y a rien à comprendre au-delà” (P.P., p. 419).
96 C'est sur ce thème de la dicibilité que Madison concentre son analyse du rapport entre
Merleau-Ponty et Proust (cf. G. B. MADISON, op. cit., pp. 144 sq.). Il explique en effet que
“l’œuvre de Proust apparaît comme un archétype de l'expérience littéraire, car, plus
manifestement que chez beaucoup d'autres écrivains, l’œuvre ici se donne comme la réalisation
de cette conviction que l'expérience vécue est éminemment dicible” (ibidem, pp. 145-146). Cette
53
constituer le temps, ne désigne rien d'autre, tous comptes faits, que la mort
97
. Il ne faut pas en conclure pour autant à l'échec 98. À une parole
authentique en tant que consciente de sa propre contingence – une parole
qui brise donc les frontières des disciplines – est confiée la tâche infinie
d'installer dans l'horizon des vérités humaines le sens naissant de notre
rencontre sans cesse recommencée avec le monde. C'est dans cette voie que
la réflexion de Merleau-Ponty s'engagera ; elle y verra les signes d'un savoir
philosophique qui se dessine dans le chiasme du visible et de l'invisible
ainsi que du dicible et de l'indicibile. Dans ce sens, elle concentrera toujours
plus son attention sur les espaces blancs qui entourent les lettres noires dans
la page écrite.

lecture, en ce qu'elle souligne l'attention commune à Merleau-Ponty et Proust pour la “dicibilité


de la vie”, finit à notre avis par ne pas mettre en relief de façon suffisante le rapport que, chez
nos deux auteurs, le dicible entretient avec l'indicible. Comme l'observe en effet Cornelius
Castoriadis, “Merleau-Ponty parle de la parole de Proust, de son rapport à son objet et à toute
parole, nous faisant peut-être entendre l'indicible de ce rapport – et par là-même, il parle de sa
propre parole” (C. CASTORIADIS, Le dicible et l'indicible, “L'Arc”, n. 46, 1971, pp. 78-79).
97 “Cette même nature pensante qui me gorge d'être m'ouvre le monde à travers une
perspective, je reçois avec elle le sentiment de ma contingence, l'angoisse d'être dépassé, de sorte
que, si je ne pense pas ma mort, je vis dans une atmosphère de mort en général, il y a comme une
essence de la mort qui est toujours à l'horizon de mes pensées” (P.P., p. 418).
98 Au sujet de la contingence ontologique – qui représente, par conséquent, la “vérité ultime”
de la Phénoménologie de la perception – Merleau-Ponty écrit en effet : “La contingence
ontologique, celle du monde lui-même, étant radicale, est […] ce qui fonde une fois pour toutes
notre idée de la vérité. Le monde est le réel dont le nécessaire et le possible ne sont que des
provinces” (P.P., p. 456).
54
Chapitre 3

Dicibilité du monde et historicité de vie


Expression, vérité, histoire dans la période intermédiaire
de la pensée de Merleau-Ponty

Après la Phénoménologie de la perception, la réflexion de Merleau-Ponty –


comme l'annonce déjà une note de l'essai Le métaphysique dans l'homme –
se propose “de décrire précisément le passage de la foi perceptive à la vérité
explicite telle qu'on la rencontre au niveau du langage, du concept et du
monde culturel. Nous comptons le faire dans un travail consacré à l'Origine
de la vérité” (S.N., p. 165, note 1). Autrement dit, Merleau-Ponty s'attache à
explorer – comme il l'explique lorsqu'il présente, en 1952, sa candidature au
Collège de France – “le champ de la connaissance proprement dite” (I., p.
405), de la connaissance conçue comme reprise et “sublimation” de
l'expérience perceptive axée sur le corps. Une exploration de ce genre
implique donc l'élaboration d'une “théorie de la vérité” qui s'enracine
justement dans l'expérience perceptive – c'est ce qui doit en faire la
nouveauté – et rejette l'idée d'un sujet et d'un objet de connaissance purs et,
partant, atemporels. “La phénoménologie – rappelle en effet Merleau-Ponty
dans son cours sur “Les sciences de l'homme et la phénoménologie” (1950-
51) – n'est pas la science des vérités éternelles. Elle est la science de l'omni-
temporel, c'est-à-dire approfondissement de la temporalité, mais non pas
dépassement” (B.P., p. 143).
Pour une théorie qui part de ces prémisses, la vérité est, d'autre part,
inséparable de son expression et, par conséquent, du langage qui la
manifeste. Bref, comme dans la Phénoménologie de la perception, le
problème de la vérité implique directement ceux du temps et du langage. Ce
dernier en particulier est soumis par le développement de la réflexion de
Merleau-Ponty à un approfondissement substantiel. En effet, si dans la
Phénoménologie de la perception la corporéité constituait le centre de la
recherche, et si c'est à cette même corporéité que le phénomène de
l'expression linguistique était ramené – tout en n'y étant pas réduit
cependant –, c'est précisément ce phénomène, à présent, qui occupe une
place centrale dans la réflexion de Merleau-Ponty, et offre aussi de
nouvelles articulations à l'analyse de l'expérience perceptive, ainsi qu’à
celle du temps et de l'histoire 99. Ainsi, dans sa communication Sur la
99 À propos de l'évolution de la conception du langage chez Merleau-Ponty, on s'accorde
maintenant à y distinguer trois périodes, l'apogée de la première étant représentée justement par
la Phénoménologie de la perception et la seconde (qui correspond à peu près à la première
moitié des années 50) se caractérisant par l'influence manifeste sur Merleau-Ponty de Saussure,
influence dont portent la trace, en particulier, La prose du monde, l'Éloge de la philosophie, ainsi
que les essais et les résumés des cours de cette période.
Cet accord sur l'existence de trois périodes dans la conception du langage chez Merleau-
Ponty n'empêche pas toutefois des divergences dues aux différences d'interprétation d’ensemble
de l’itinéraire philosophique de Merleau-Ponty. Ainsi ne partageons-nous pas l'opinion exprimée
55
phénoménologie du langage 100, Merleau-Ponty exprime-t-il la conviction
que le problème du langage “contient tous les autres, y compris celui de la
philosophie” (S., p. 116).
Toujours dans le texte écrit à l'occasion de sa candidature au Collège de
France, Merleau-Ponty précise que la théorie de la vérité et de l'expression
qu'il entend élaborer “fait l'objet des deux livres auxquels [il travaille]
maintenant” (I., p. 405) : l'un d'eux aurait été précisément Origine de la
vérité, dont la note de l'essai Le métaphysique dans l'homme que nous avons
eu l'occasion de citer ébauchait la problématique, et l'autre – qui en 1952
était déjà en grande partie rédigé – aurait dû s'intituler La prose du monde
101
et traiter, sous le même horizon problématique, du domaine particulier du
“langage littéraire” (I., p. 406). Merleau-Ponty considère en effet que “dans
ce domaine, il est plus aisé de montrer que le langage n'est jamais le simple
vêtement d'une pensée qui se posséderait elle-même en toute clarté”
(ibidem).
En réalité, La prose du monde – tout au moins dans les cent soixante-dix
pages que Merleau-Ponty a rédigées – ne peut que situer l'analyse du
langage littéraire à l'intérieur d'une interrogation plus vaste du phénomène
de l'expression qui, de cette façon, confirme et consolide sa prééminence
dans le cadre de la réflexion de Merleau-Ponty et, en outre, s'offre comme
clef de lecture privilégiée pour ses travaux postérieurs et, tout bien
considéré, pour toute sa philosophie 102. Ainsi, La prose du monde – pour
par R. C. KWANT (From Phenomenology to Metaphysics. An Inquiry into the Last Period of
Merleau-Ponty's Philosophical Life, Duquesne University Press-Nauwelaerts, Pittsburgh-
Louvain, 1966, pp. 14-15) et partagée par G. B. Madison (op. cit., pp. 181-182, note 12), selon
laquelle la phase intermédiaire de la pensée de Merleau-Ponty se caractériserait comme
projection, exercée horizontalement sur de multiples champs de réflexion, des acquis de La
structure du comportement et de la Phénoménologie de la perception. Les écrits de la première
moitié des années 50, dont nous aurons l'occasion de parler dans ce chapitre, dénotent au
contraire, selon nous – justement à travers une méditation consacrée surtout au problème du
langage – un déplacement de l'horizon théorique d'ensemble de Merleau-Ponty, en ce qu'ils
prolongent la réflexion précédente et, en même temps, préparent les développements ultérieurs.
100 Faite à Bruxelles le 13 avril 1951 dans le cadre du Premier Colloque International de
Phénoménologie et publiée, avec les actes de ce Colloque, dans Problèmes actuels de la
phénoménologie, Desclée de Brouwer, Bruxelles, 1952, pp. 89-109, pour être ensuite reprise
dans Signes.
101 Claude Lefort, qui a soigné l'édition posthume de ce texte que Merleau-Ponty ne
voulut pas porter à terme, fournit dans son avertissement des précieuses informations sur
l'histoire de ce livre et éclaire un moment d'importance particulière dans l'itinéraire intellectuel
de Merleau-Ponty. En ce qui concerne les dates de rédaction de La prose du monde, Lefort
incline à penser que les pages retrouvées – lesquelles devaient constituer la première partie de
l'œuvre – ont été écrites, sur la base de sollicitations précédentes, en une seule année, l'année
1951, et que la décision de suspendre la rédaction avait été prise au début de l'année suivante.
Lefort fait remarquer également que, entre 1950 et 1951, Merleau-Ponty décida de réduire, par
rapport aux projets précédents, le champ thématique de La prose du monde, sans doute – suggère
Lefort – pour le subordonner à celui de Origine de la vérité, livre auquel il avait l'intention de
confier la tâche de dévoiler le sens métaphysique de sa théorie de l'expression. La réflexion sur
les thèmes que ce dernier travail devait traiter conflua par la suite dans les pages inachevées du
Visible et l'invisible.
102 “Ce problème de l'expression est peut-être la meilleure clé pour accéder aux dernières

56
les éléments de nouveauté qu'elle exprime en faisant affleurer, comme le
fait remarquer Claude Lefort, “les premiers signes de la méditation sur
‘l'ontologie indirecte’ qui viendra nourrir Le visible et l'invisible’ 103, mais
aussi pour les passages où la réflexion y demeure, comme dans la
Phénoménologie de la perception, centrée sur la dimension de la
subjectivité incarnée 104 – est l'un des documents les plus significatifs de
cette phase de la production de Merleau-Ponty qu'on peut à juste titre
qualifier d'intermédiaire.

3.1. Langage pur et langage parlant


Conformément à ce qui est annoncé dans l'exposé écrit pour la candidature
au Collège de France, La prose du monde, dès le premier chapitre, est
polémique contre ‘Le fantôme d'un langage pur’, c'est-à-dire contre l'idéal
d'un langage fait de signes complètement transparents, destinés à se
superposer et à désigner, sans bavures ni équivoques, des significations déjà
définies et également pures. Pour une conception de ce genre – explique
Merleau-Ponty – “exprimer, ce n'est alors rien de plus que remplacer une
perception ou une idée par un signal convenu qui l'annonce, l’évoque ou
l'abrège” (P.M., p. 7). Et une telle conception ne saurait être entamée par
l'apparition du nouveau ou du différent qu'un tel modèle de langage se
considère comme parfaitement apte à exprimer en tant que “l'expression
exprime parce qu'elle reconduit toutes nos expériences au système de
correspondances initiales entre tel signe et telle signification dont nous
avons pris possession en apprenant la langue, et qui est, lui, absolument
clair” (P.M., p. 8).
Ce fantôme d'un langage pur – remarque Merleau-Ponty – dans la version
mythique de “langage préhistorique parlé dans les choses” (P.M., p. 12)
n'est pas présent seulement dans le sens commun, mais peut apparaître
également dans la description que quelques écrivains – Merleau-Ponty cite
à ce propos le cas de La Bruyère – donnent de leur propre activité, lorsque
ceux-ci la définissent comme la recherche de cette unique expression qui
existe depuis toujours dans une sorte de ciel platonicien pour rendre compte

œuvres de Maurice Merleau-Ponty” (P. RICŒUR, Langage (Philosophie), dans Encyclopaedia


Universalis, vol. IX, Paris, 1971, p. 777). Déjà Derossi, se référant aux écrits de Merleau-Ponty
de la période dont maintenant nous nous apprêtons à parler, avait du reste attiré l'attention sur la
“centralité du ‘phénomène de l'expression’” (G. DEROSSI, Maurice Merleau-Ponty, Edizioni di
“Filosofia”, Turin, 1965, p. 99). L'importance du thème de l'expression comme chiffre qui
caractérise toute la pensée de Merleau-Ponty est désormais chose acquise dans la critique la plus
récente des œuvres de Merleau-Ponty. Cf. par exemple I. CARMELO ROSA RENAUD,
Communication et expression chez Merleau-Ponty, Universidade Nova de Lisboa, Lisboa, 1985 ;
A. SORDINI, I simboli e il corpo. Merleau-Ponty filosofo dell'espressione, “Fenomenologia e
società”, n. 7, 1985, pp. 67-86 ainsi que S. MANCINI, Sempre di nuovo. Merleau-Ponty e la
dialettica dell'espressione, Franco Angeli, Milan, 1987.
103 C. LEFORT, Avertissement précédent La prose du monde, p. XII.
104 “Sans doute ici et là subsiste-il dans La prose du monde – remarque aussi Michel
Lefeuvre – les traces encore toutes chaudes d'une philosophie de la conscience incarnée” (M.
LEFEUVRE, Merleau-Ponty au delà de la phénoménologie, Klincksieck, Paris, p. 181).
57
de la pensée qui lui a été assignée et y attend d'être enfin atteinte. Mais dans
les sciences exactes aussi Merleau-Ponty voit la présence du fantôme du
langage pur, qui y fait son apparition sous la forme du projet d'une langue
universelle rigoureuse et contrôlable – c'est-à-dire à l'abri des oscillations et
des glissements sémantiques propres aux langues existant dans l'histoire –
et qui prend forme dans la notion d'algorithme, considéré comme “la forme
adulte du langage” en tant qu'“il attache à des signes choisis des
significations définies à dessein et sans bavures” (P.M., p. 9) 105.
Qu'il soit évoqué sous la forme du mythe d'une langue universelle ou sous
celle du mythe d'un langage des choses, le fantôme d'un langage pur
suppose toujours une coïncidence ponctuelle, qu'elle soit arbitraire ou
magique, entre le langage et ce qu'il signifie : dans un cas, les signes
correspondent aux significations ; dans l'autre les mots correspondent aux
choses : dans les deux cas, le second terme, conçu comme extérieur au
premier, est présenté comme dicible sans résidus.
Ce modèle, quelle qu'en soit la version, est somme toute celui d'un
langage qui, en vertu de sa pureté – c'est-à-dire de son manque de toute
épaisseur –, sache garantir la coïncidence entre pensée et réalité. Il se fonde
sur la prétention de ne trouver dans le langage que ce que l'on y a mis –
observe Merleau-Ponty – et enlève ainsi à la communication et, partant, au
langage lui-même toute valeur effective.
Ce fantôme du langage pur naît, selon Merleau-Ponty, de la considération
de ce qu'il appelle le langage parlé, c'est-à-dire “le langage après coup,
celui qui est acquis, et qui disparaît devant le sens dont il est devenu
porteur” (P.M., p. 17). Quand la communication a eu lieu, en effet,
l'épaisseur et l'autonomie des mots se dissolvent et ils nous apparaissent
comme des instruments neutres au service de nos significations. C'est en
ceci que consiste ce que Merleau-Ponty définit “la vertu du langage” (P.M.,
p. 16 ; c’est l’auteur qui souligne). De la même façon, il décrivait tout au
105 Merleau-Ponty faisait allusion à la notion d'algorithme déjà dans la Phénoménologie
de la perception, dans le but de réfuter la thèse du caractère arbitraire des signes : “Un
algorithme conventionnel – qui d'ailleurs n'a de sens que rapporté au langage – n'exprimera
jamais que la Nature sans l'homme. Il n'y a donc pas à la rigueur des signes conventionnels,
simple notation d'une pensée pure et claire pour elle-même, il n'y a que des paroles dans
lesquelles se contracte l'histoire de toute une langue, et qui accomplissent la communication sans
aucune garantie, au milieu d'incroyables hasards linguistiques” (P.P., p. 219). La polémique
menée dans La prose du monde contre le projet d'une langue universelle semble avoir pour
intention, entre autres, de confirmer cette réfutation. Il faut également signaler que ces
considérations n'épuisent pas la recherche sur l'algorithme menée par La prose du monde. Dans
un chapitre qui lui est spécifiquement consacré (“L'algorithme et le mystère du langage”, sur
lequel nous nous arrêterons plus loin), cette recherche s'articule jusqu'à montrer la fécondité de
la pensée mathématique, garantie par la fonction créative propre à la parole dont l'expression
algorithmique n'est qu'un cas particulier. Cet ordre de considérations est par ailleurs ébauché
aussi dans I., p. 406. Les observations critiques de Merleau-Ponty ne sont donc pas tant dirigées
contre l'algorithme comme tel, que contre les conceptions qui y voient précisément la “forme
adulte” du langage, en fixant des rapports de sens qui, pour être complètement contrôlables,
finissent, comme nous l'avons vu, par ramener le nouveau à des significations déjà exprimées,
c'est-à-dire par imposer un sens unaire au réel pour pouvoir le dominer en le nommant.
58
long de la Phénoménologie de la perception cette “dialectique de la
perception” par laquelle cette dernière se cache à elle-même pour faire place
à la constitution des objets. Si, dans ce cas, la recherche était appelée à
revenir sur l'expérience perceptive à laquelle la pensée objective
d'ascendance cartésienne finit par se substituer, à présent elle se porte sur le
langage parlant : “celui qui se fait dans le moment de l'expression, qui va
justement me faire glisser des signes au sens” (P.M., p. 17).
En reprenant – mais, comme nous le constaterons, en reformulant aussi,
sur la base de son interprétation de la linguistique saussurienne – la
distinction entre parole parlée et parole parlante qu'il avait opérée dans la
Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty privilégie donc dans son
analyse le “langage parlant”, parce que c'est précisément en concentrant
l'attention sur l'expression en train de se faire qu'il est possible de se
soustraire à cette position subalterne par rapport au fantôme du langage pur,
dans laquelle on tombe par contre en examinant le langage tel qu'il se
structure pour nous “après coup”.
La réflexion de Merleau-Ponty se présente donc – selon la définition de
Umberto Eco – comme une “phénoménologie de la sémiosis”, puisqu'elle
réfléchit “sur les processus mêmes de production des signes et de
restructuration des codes” 106.
Une telle réflexion, comme nous l'avons dit d'avance, accueille explicitement
l'influence de l'œuvre de Saussure, à partir de l'idée de la diacriticité du système
linguistique formulée par celui-ci : “On approche de cette couche primordiale du langage
en définissant avec Saussure les signes, non pas comme les représentants de certaines
significations, mais comme des moyens de différenciation de la chaîne verbale et de la
parole, comme des ‘entités oppositives, relatives et négatives’” (P.M., p. 45). Sa
méditation sur l'œuvre de Saussure suggère donc à Merleau-Ponty l'idée du langage
comme système de différences, système qui se structure comme tel depuis les premières
différenciations phonématiques jusqu'à celles des termes, de syntaxe et même de style. Il
s'ensuit que, pour Merleau-Ponty, le langage – le langage parlant – signifie de façon
oblique, indirecte, à travers l'inépuisable vibration qui parcourt les différences entre les
signes, à travers les nervures de silence que ces différences évoquent et par lesquelles,
sans solution de continuité, elles sont évoquées. C'est précisément en vertu de cela qu'il
agit de façon continue comme décentrage et restructuration des signes et des
significations déjà disponibles dans le langage parlé et est ainsi en mesure de saisir et
d'exprimer, de façon indirecte ou allusive, le nouveau et le différent, c'est-à-dire ces
nappes du réel que les conceptions dominées par le fantôme du langage pur négligent ou
exorcisent.
Cette perspective montre dès lors comment les mots, au lieu de se limiter
à revêtir et à véhiculer des significations préétablies, sont animés d'une
vitalité autonome – ce que Merleau-Ponty exprimait déjà dans la
Phénoménologie de la perception au moyen de la formule “le mot a un
sens” (P.P., p. 206) – et révèle par conséquent que le langage est, par
rapport à ce qu'il signifie, “beaucoup plus proche et beaucoup plus éloigné”
(P.M., p. 161) que ne le soutiennent les conceptions parcourues par le
fantôme du langage pur.
106 U. ECO, Segno, ISEDI, Milan, 1973, pp. 114-115.
59
À la différence de ces dernières, la conception de Merleau-Ponty exclut
donc la possibilité d'une correspondance ponctuelle des signes avec les
significations ou des mots avec les choses. Ce qui est ainsi rejeté, c'est
également la présomption d'une dicibilité totale du réel, car celle-ci se fonde
justement sur la croyance en un langage en mesure d'assécher toutes les
nappes de silence et de signifier exclusivement au moyen des atomes
verbaux dont il est composé, chacun d'eux renvoyant à un élément de la
réalité 107 Merleau-Ponty souligne au contraire que “il n'y a que des sous-
entendus dans une langue quelle qu'elle soit, l'idée même d'une expression
adéquate, celle d'un signifiant qui viendrait couvrir exactement le signifié,
celle enfin d'une communication intégrale, sont inconsistantes” (P.M., p. 42
; c’est l’auteur qui souligne) 108.
En outre, la conception de Merleau-Ponty que nous venons d'exposer, en
affirmant l'opacité et l'autonomie du langage, met en relief – comme le
relève Le langage indirect et les voix du silence 109 – “son obstinée référence
à lui-même, ses retours et ses replis sur lui-même” (S., p. 54) : se révèle
ainsi comme centrale l'idée, déjà esquissée dans la Phénoménologie de la
perception, de l'autoréférentialité du langage.
L'importance prise par cette idée est liée à celle que Merleau-Ponty
attribue à présent à la transcendance telle qu'elle s'exprime dans le langage
en tant que tel, transcendance qui, dans la Phénoménologie de la perception
– comme on l'a vu dans le chapitre précédent – finissait par rester dans
l'ombre face à la volonté prééminente de mettre en évidence le caractère de
continuité qui lie la transcendance qui opère dans le langage au pouvoir de
se transcender du corps propre. Non pas que ce dernier aspect soit
abandonné : dans le texte écrit à l'occasion de sa candidature au Collège de
France, Merleau-Ponty réitère sa conviction que notre corps “comme corps
actif, en tant qu'il est capable de gestes, d'expression et enfin de langage, il
se retourne sur le monde pour le signifier” (I., p. 405). Comme le faisaient
déjà ressortir les analyses de la Phénoménologie de la perception, la
corporéité se confirme ainsi comme la source première de toute élaboration
107 Comme le confirme en effet Renato Barilli, “La présomption d’une totale ‘effabilité’
du monde découle d’un autre vieux préjugé : celui qui consiste à croire que la fonction effective
du langage réside dans les mots, c’est-à-dire dans les éléments ‘pleins’, dans les ‘positifs’ d’un
système linguistique, et que l’on puisse établir une étroite correspondance entre chacun de ces
‘pleins’ et chacun des événements, des objets de la réalité” (R. BARILLI, “Linguaggio e estetica
in Merleau-Ponty”, in ID., Per un'estetica mondana, Il Mulino, Bologne, 1964, p. 247).
108 Cette affirmation montre par ailleurs comment Merleau-Ponty, en partant de la
conception diacritique du signe élaborée par Saussure, arrive à s'écarter de façon marquée de la
définition du signe que donne Saussure comme unité de signifiant et de signifié, non seulement
en ce qu'il continue à rejeter, comme nous l'avons rappelé précédemment, la thèse du caractère
radicalement arbitraire de cette union, mais également en ce qu'il refuse, de façon
complémentaire, la thèse d'une combinaison ponctuelle entre l'un et l'autre.
109 L'essai Le langage indirect et les voix du silence – publié pour la première fois dans
“Les Temps Modernes”, n. 80, 1952, pp. 2113-2144 et n. 81, 1952, pp. 70-94, ensuite repris dans
Signes – constitue la réélaboration du chapitre de La prose du monde consacré à Le langage
indirect (cf. P.M., pp. 66-160).
60
symbolique 110 : chacune de celles-ci, y compris l'élaboration linguistique,
prolonge en effet le pouvoir qu'a le geste corporel d'amener à l'expression
l'intentionnalité fungierende qui opère dans notre commerce perceptif avec
le monde, le Logos qui s'ébauche dans le monde esthétique. Toute
élaboration symbolique, en ce sens, est donc incarnée et le symbolisme du
geste linguistique ne cesse d'être nourri de la transcendance qui anime le
geste corporel. Mais d'autre part – nous explique la même page du texte de
1952 – “la connaissance, et la communication avec autrui qu'elle
présuppose, sont, en regard de la vie perceptive, des formations originales”,
en ce sens que “elles la continuent et la conservent, en la transformant”
(ibidem). En d'autres termes, le “je parle” est alimenté par le “je peux” du
corps propre et toutefois le dépasse en ce qu'il en reprend et relance la
transcendance en vertu de l'organisation particulière qui structure le
langage. Le caractère d'élaboration symbolique incarnée du langage déjà
révélé dans la Phénoménologie de la perception est donc confirmé, mais, en
même temps, est explicité son caractère de totalité autoréférentielle, qui vit
de l'interaction entre langage parlant et langage parlé. La conception qu'a
Merleau-Ponty du langage tend en fait, durant cette phase, à nouer
étroitement entre elles intentionnalité corporelle et autoréférentialité du
système expressif, entre lesquelles il ne voit pas d'incompatibilité.

3.2. Avec Saussure et au-delà de Saussure


L'on a vu que la conception de Merleau-Ponty indique dans le langage
parlant (que, dans La prose du monde, il désigne également comme
“langage opérant” ou “constituant” ou encore comme “parole conquérante”)
ce qui fait vibrer la chaîne verbale composée des signes et des significations
qui se sont accumulés dans le langage parlé (autrement appelé “langage
constitué” ou “parole instituée”) au point d'y installer une signification
nouvelle, comme cela se passe dans le cas du travail de l'écrivain et dans
tout autre usage créatif du langage.
Dans cette conception, qui met justement en relief l'interaction entre
langage parlant et langage parlé, l'on peut voir alors l'intention de
reformuler la distinction et la relation entre parole parlante et parole parlée
telles qu'elles apparaissaient dans la Phénoménologie de la perception, en
les repensant à la lumière de l’interprétation que Merleau-Ponty donne de la
distinction et de la relation entre parole et langue décrites par Saussure 111.
110 “Nous ne réduisons […] pas la signification du mot et pas même la signification du
perçu à une somme de ‘sensations corporelles’, mais nous disons que le corps, en tant qu'il a des
‘conduites’ est cet étrange objet qui utilise ses propres parties comme symbolique générale du
monde et par lequel en conséquence nous pouvons ‘fréquenter’ ce monde, le ‘comprendre’ et lui
trouver une signification” (P.P., pp. 273-274).
111 Dans l'interprétation que Merleau-Ponty donne du concept de langue on peut
également retrouver des échos des concepts husserliens de “sédimentation” et de “tradition” (au
sujet desquelles cf. E. HUSSERL, Ursprung der Geometrie, cit.). Dans la communication Sur la
phénoménologie du langage, Merleau-Ponty décrit en effet l'interaction entre parole et langue en
ces termes : “Le Nachvollzug, délivré des tâtonnements du Vollzug, en contracte les démarches
61
En effet, si à présent Merleau-Ponty attire l'attention de façon répétée sur le
point de vue du sujet parlant, rappelle que le langage “a un intérieur” et
privilégie dans son analyse, comme nous l'avons déjà dit, le langage parlant,
ce n'est pas pour souligner unilatéralement l'importance de cet aspect du
phénomène linguistique, mais c'est par souci d'intégrer dans la réflexion sur
le langage un élément que la linguistique, à son avis, tend à écarter, pour
retrouver de cette façon la langue dans son unité. Ainsi, dès Le
métaphysique dans l'homme – essai particulièrement intéressant en ce qu'il
montre la méditation de Merleau-Ponty sur le langage s'efforçant de passer
des acquis de la Phénoménologie de la perception à l'ordre de
considérations qu'il affronte durant la période suivante – Merleau-Ponty
assigne-t-il à la linguistique “la tâche de dépasser l'alternative de la langue
comme chose et de la langue comme production des sujets parlants” (S.N.,
p. 153). Ce qui s'exprime de nouveau ici, c'est l'effort de Merleau-Ponty,
effort déjà présent dans la Phénoménologie de la perception – dont les
conclusions ne sont évidemment plus considérées comme suffisantes –,
pour dépasser, au moyen de la recherche sur le langage, la dichotomie entre
sujet et objet, et en même temps l'on sent chez Merleau-Ponty la conviction
de pouvoir trouver dans l'orientation de cette recherche une étroite
corrélation entre faits et essences 112. Ceci amène Merleau-Ponty à déclarer,
dans ce même essai, que “la linguistique de Saussure légitime, dans l'étude
de la langue, outre la perspective de l'explication causale, […] la
perspective du sujet parlant qui vit sa langue (et éventuellement la
modifie)” (S.N., p. 152).

dans une vue unique, il y a sédimentation, et je pourrai penser au-delà. La parole, en tant que
distincte de la langue, est ce moment où l'intention significative encore muette et tout en acte
s'avère capable de s'incorporer à la culture, la mienne et celle d'autrui, de me former et de le
former en transformant le sens des instruments culturels” (S., p. 115). Nombreux sont ceux qui
par ailleurs ont vu des analogies entre la notion de langue et celle de tradition. B. P. Dauenhauer
par exemple en résume ainsi les éléments essentiels : “en premier lieu, tout comme la langue
donne une unité au parler, la tradition donne de l’unité aux multiples occurrences du discours
présent. […] En deuxième lieu, la langue n’est pas une fonction du parlant mais plutôt est
assimilée d’une façon passive par l’individu. De même, […] la tradition est presupposée pour
atteindre l’efficacité intentionelle de n’importe quel discours présent et, en fait, y contribue par
sa propre efficacité” (B. P. DAUENHAUER, Silence. The phenomenon and its ontological
significance, Indiana University Press, Bloomington, 1980, p. 51).
112 “On doit renoncer à détacher la loi des faits, à résorber idéalement les faits dans la
loi”, affirme encore Le métaphysique dans l'homme (S.N., p. 151), soutenant que “les sciences de
l'homme s'orientent chacune à leur manière vers la même révision des rapports du subjectif et de
l'objectif” (ibidem). Cette analyse est reprise par la suite par Merleau-Ponty dans son cours à la
Sorbonne consacré aux “Sciences de l'homme et la phénoménologie”, en même temps que la
problématique relative au rapport entre faits et essences lue dans la perspective fournie par le
dernier Husserl. À ce propos J. M. Edie a observé que la linguistique de Saussure fournit à
Merleau-Ponty “l’une des plus évidentes illustrations de la corrélation du fait et de l’essence
dans l’expérience et donc le moyen de rapprocher le structuralisme et la phénoménologie et de
les reconcilier dans une synthèse supérieure” (J. M. EDIE, Was Merleau-Ponty a structuralist ?,
“Semiotica”, t. IV, 1971, n. 4, p. 322). La convergence théorique entre les positions du dernier
Husserl sur le langage et celles de Saussure est du reste affirmée par Merleau-Ponty justement
dans le cours de la Sorbonne déjà cité (cf. B.P., p. 150) et répétée dans S., p. 132.
62
Cette lecture de l'œuvre de Saussure se développe dans La prose du
monde et les écrits de la même période ; elle s'efforce de montrer
l'entrelacement étroit entre langue et parole à l'intérieur du phénomène du
langage. Cela apparaît nettement par exemple au début du résumé du cours
– consacré justement au “Problème de la parole” – que Merleau-Ponty tint
au Collège de France durant l'année 1953-54 113. On y trouve également les
implications philosophiques – que nous avons déjà signalées – qui, pour
Merleau-Ponty, dérivent d'une réflexion orientée dans ce sens : “en prenant
pour thème la parole, c'est en réalité dans un milieu nouveau que Saussure
transportait l'étude du langage, c'est une révision de nos catégories qu'il
commençait. [.…] La fameuse définition du signe comme ‘diacritique,
oppositif et négatif’ veut dire que la langue est présente au sujet parlant
comme un système d'écarts entre signes et entre significations, que la parole
opère d'un seul geste la différenciation dans les deux ordres, et que
finalement, à des significations qui ne sont pas closes et des signes qui
n'existent que dans leur rapport, on ne peut appliquer la distinction de la res
extensa et de la res cogitans” (R.C., pp. 33-34).
Attentive à ces implications philosophiques, l'interprétation que Merleau-
Ponty donne de l'œuvre de Saussure attribue donc à celle-ci le mérite d'avoir
inauguré une linguistique de la parole – qui s'intéresserait au plan
synchronique – à côté de celle de la langue, qui concernerait le domaine
diachronique 114. D'autre part, et pour les mêmes raisons, Merleau-Ponty
critique Saussure pour avoir considéré réciproquement irréductibles les
deux perspectives, et revendique dès lors le rôle indispensable que la
“phénoménologie de la parole” peut jouer – pour dépasser la dualité de
l'approche de Saussure – en interagissant dialectiquement avec la “science
113 “La parole ne réalise pas seulement les possibilités inscrites dans la langue. Déjà chez
Saussure, en dépit de définitions restrictives, elle est loin d'être un simple effet, elle modifie et
soutient la langue tout autant qu'elle est portée par elle” (R.C., p. 33).
114 Cf. P.M., p. 33. Merleau-Ponty opère de cette façon, comme cela a déjà été largement
souligné, une déformation voyante de la théorie de Saussure, puisque – explique par exemple
Madison – “pour Saussure la distinction est ici non pas entre la parole et la langue, mais entre
deux linguistiques de la langue elle-même” (G.B. MADISON, op. cit., p. 126, note 1). Un autre
aspect important de la pensée de Saussure déformé par la lecture de Merleau-Ponty est signalé
par la critique dans le fait que – comme le rappelle encore Madison – “contrairement à ce que
Merleau-Ponty dit, la parole n'est jamais le point de référence central pour Saussure” (ibidem).
Pour ces deux éléments, cf., à part M. LEFEUVRE, Merleau-Ponty au delà de la
phénoménologie, cit., p. 208, également M. LAGUEUX, Merleau-Ponty et la linguistique de
Saussure, “Dialogue”, vol. IV, n. 3, décembre 1965, pp. 351-364, ainsi que G. CHARRON, Du
langage. A. Martinet et M. Merleau-Ponty, Éd. de l'Université d'Ottawa, Ottawa, 1972, p. 97. Ce
dernier, en soulignant comment la linguistique de Saussure tend en réalité à négliger la
perspective du sujet parlant que la lecture de Merleau-Ponty au contraire semble y voir
considérée, reconnaît par ailleurs à Merleau-Ponty le mérite d'avoir posé aux linguistes le
problème d'intégrer cette perspective dans l'analyse du langage (ibidem, p. 99). À propos de ce
mérite, cf. également R. BARTHES, Éléments de sémiologie, “Communications”, n. 4, 1964, p.
94, U. ECO, Segno, cit., p. 115, C. PUECH, Merleau-Ponty. La langue, le sujet et l'institué : la
linguistique dans la philosophie, “Langages”, n. 77, mars 1985, pp. 21-32, et C. ZAMBONI, Il
linguaggio nella riflessione di Merleau-Ponty e i legami con lo strutturalismo, “aut aut”, n. 232-
233, juillet-octobre 1989, pp. 17-42.
63
objective du langage”.
À la lumière de cette dialectique, il est en effet possible, selon Merleau-
Ponty, de voir comment synchronie et diachronie – qu'il identifie
respectivement avec le point de vue “subjectif” et avec le point de vue
“objectif” du phénomène linguistique – s'incorporent réciproquement : d'un
côté, la première inclut la seconde, puisque “si […], considéré selon une
coupe transversale, le langage est système, il faut aussi qu'il le soit dans son
développement” (S., p. 108) ; d'un autre côté, la seconde inclut la première,
en tant que “si, considéré selon une coupe longitudinale, le langage
comporte des hasards, il faut que le système de la synchronie à chaque
moment comporte des fissures où l'événement brut puisse venir s'insérer”
(ibidem).
En montrant, d'une part que le devenir historique du langage n'est pas
dépourvu d'une logique que les circonstances dues au hasard qui
surviennent au fur et à mesure contribuent à réorienter, en soulignant de
l'autre que la logique qui gouverne le langage à un moment donné n'exclut
pas que surviennent des circonstances dues au hasard qui en sollicitent la
réorganisation, Merleau-Ponty opère donc consciemment une
transformation de la conception de Saussure. Ainsi conçu, le phénomène de
l'expression linguistique ne cesse alors de se transcender et de se reprendre
dans l'entrelacement étroit de la synchronie et de la diachronie, révélant la
logique du langage comme “logique incarnée” (S., p. 110), en vertu de
laquelle tous les efforts expressifs simultanés et successifs se rejoignent et
communiquent. S'ébauche ainsi “une nouvelle conception de l'être du
langage” (ibidem), à l'intérieur de laquelle apparaît ce concept de “chair”
qui occupera une place centrale dans la dernière période de la méditation de
Merleau-Ponty.
C'est à l'intérieur de cette perspective que la distinction entre parole
parlée et parole parlante est reformulée, dans le but de trouver – avec
Saussure et au-delà de Saussure – l'unité dialectique dernière de la langue et
de la parole. Certes, Merleau-Ponty tend à conserver à la parole un primat
historique et ontologique en tant qu'il lui attribue le pouvoir d'instituer la
communication 115. C'est en effet la “parole conquérante” – explique-t-il
dans La prose du monde – “qui rend possible la parole instituée, la langue.
Il faut qu'elle enseigne elle-même son sens, et à celui qui parle et à celui qui
écoute, il ne suffit pas qu'elle signale un sens déjà possédé de part et d'autre,
il faut qu'elle le fasse être” (P.M., p. 196). Mais un peu plus loin il ajoute :
“Antérieure à toutes les langues constituées, soutien de leur vie, elle est en
retour portée par elles dans l'existence, et, une fois instituées des
significations communes, elle reporte plus loin son effort” (ibidem). Ainsi,
alors que dans la Phénoménologie de la perception la transcendance qui
115 Cet aspect est souligné par J. M. Edie, qui fait remarquer comment pour Merleau-
Ponty “les structures de la langue […] sont, bien que presupposées logiquement dans l’analyse,
générées historiquement et ontologiquement par la parole elle-même” (J. M. EDIE, Was
Merleau-Ponty a structuralist ?, cit., pp. 315).
64
s'exprime dans le langage était située dans la parole parlante conçue
comme acte individuel d'expression qui, en conservant un sens gestuel,
participe de la transcendance qui anime le corps propre, maintenant, la
transcendance qui opère dans le langage – et qui s'avère encore “un cas
éminent de l'intentionnalité corporelle” (S., p. 111) – agit précisément en
vertu de l'interaction de la parole avec la langue, c'est-à-dire en vertu de
l'implication réciproque des deux éléments qui le composent, en choisissant
dans le patrimoine sédimenté des signes et des significations ces signifiants
grâce à la rencontre desquels germe un sens nouveau, qui est impliqué en
eux et qui toutefois les dépasse, et dépasse également l'intention
significative du sujet parlant. De cette façon, l'horizon de la subjectivité sur
lequel, dans la Phénoménologie de la perception, l'analyse du langage était
encore centrée, tend à s'inscrire dans une conception qui voit dans le
langage “quelque chose comme un être” (S., p. 54). Reste encore toutefois à
préciser le sens dernier que, sur une telle base, l'intentionnalité revêt par
rapport à l'être : c'est ce que Merleau-Ponty s'attachera à faire dans la
dernière phase de sa pensée, en adoptant explicitement la perspective de
l'ontologie.

3.3. Généralité charnelle et dialogue


La tendance à inscrire l'horizon de la subjectivité dans celui de la “chair” est
présent également dans les réflexions où Merleau-Ponty explore de nouveau
le thème de l'intersubjectivité, dont il avait déjà traité dans la
Phénoménologie de la perception, mais qui est maintenant enrichi par
l'examen de la fonction de la parole dans le rapport je-autrui. En effet, si la
Phénoménologie de la perception posait le problème d'autrui seulement du
point de vue perceptif, le chapitre de La prose du monde consacré à “La
perception d'autrui et le dialogue” réaffirme qu'“il y a une universalité du
sentir – et c'est sur elle que repose notre identification, la généralisation de
mon corps, la perception d'autrui” (P.M., p. 191) – mais fait remarquer
d'autre part que, à travers la parole par laquelle le dialogue s'institue, “c'est
comme si l'universalité du sentir […] cessait enfin d'être universalité pour
moi, et se redoublait enfin d'une universalité reconnue” (P.M., p. 197). C'est
donc encore une fois en vertu de notre corporéité que se fait l'insertion
primaire dans le monde et, puisque notre commerce corporel avec lui se
présente comme une expérience généralisable, il se révèle comme opérant,
avec le monde et avec les autres, justement un rapport de généralité que
Merleau-Ponty définit comme “charnel”, à l'intérieur duquel par conséquent
“les rôles du sujet et de ce qu'il voit s'échangent et s'inversent” (P.M., p.
187). Cette modalité se prolonge également dans le dialogue linguistique
car, tout comme notre expérience corporelle du monde, notre relation avec
la parole elle aussi tend à se généraliser et donc à devenir participable. C'est
de cette façon que la parole peut instituer le dialogue et avec lui
l'appartenance des dialoguants à un univers commun de significations, et
s'assurer ainsi – comme nous l'avons déjà vu – un primat historique et
65
ontologique sur la langue. Dans le dialogue qui s'institue de cette manière
se révèle par conséquent de nouveau la généralité charnelle 116. Sur cette
dernière en effet sont prélevées et peuvent être communicables les
différentes intentions de significations, que ce soient les miennes ou celles
d'autrui, intentions de significations qui apparaissent comme fondues dans
une universalité dans laquelle on ne sait plus qui parle et qui écoute 117 et
dans laquelle il n'existe pas, par conséquent, de distinction entre sujet et
objet : “Dans la parole se réalise l'impossible accord des deux totalités
rivales, […] parce qu'elle abolit les limites du mien et du non-mien et fait
cesser l'alternative de ce qui a sens pour moi et de ce qui est non-sens pour
moi, de moi comme sujet et d'autrui comme objet” (P.M., p. 202).
Cette universalité est – explique Merleau-Ponty – ce que nous appelons
“monde culturel”, dans lequel se concentrent toutes nos tentatives
d'exprimer “les significations qui traînent à l'horizon du monde sensible”
(P.M., p. 199). Cette universalité se caractérise par conséquent comme
Logos dans lequel vient à l'expression le Logos (latent) du monde
esthétique ; aussi, dans Le langage indirect et les voix du silence, est-elle
définie comme “ordre de la culture ou du sens”, qu'il faut comprendre, selon
un terme emprunté explicitement à P. Ricœur, “comme un ordre original de
l'avènement” (S., p. 85). À l'intérieur de cet ordre – inauguré par la
symbolisation primordiale du geste corporel et manifesté dans une forme
privilégiée, comme nous avons pu le voir dans les chapitres précédents, par
la dimension esthétique de l'art – les événements humains retrouvent alors
leur caractère originaire de tentatives d'expression qui s'assument et se
relancent réciproquement : cet ordre est donc celui d'une histoire unique,
répète à plusieurs occasions Merleau-Ponty 118, unique parce que tissée par
la généralité charnelle qui garantit la complicité de tous les efforts
d'expression, une histoire unique qui, en tant qu'histoire de l'expression du
Logos du monde esthétique en “‘Logos’ du monde culturel” (S., p. 121), se
révèle d'autre part comme “la manifestation, le devenir de la vérité” (P.M.,
p. 200).

3.4. L'origine de la vérité et la parole


De cette manière se fait jour cette théorie de la vérité que, à plusieurs
reprises, nous avons vu annoncée par Merleau-Ponty. Comme nous avons
déjà eu l'occasion de le dire, elle met en évidence le lien indissoluble qui lie
116 On a à juste titre souligné comment Merleau-Ponty fait montre de considérer que entre
les “expériences inaugurales” de la perception du monde, de l'autre et de la parole qui institue le
dialogue il y a “une différence dans les modes d’expression, mais non pas une différence
substantielle ni une priorité de valeur” (S. MANCINI, Sempre di nuovo. Merleau-Ponty e la
dialettica dell'espressione, cit., pp. 60-61).
117 “Quand je parle à autrui et l'écoute, ce que j'entends vient s'insérer dans les intervalles
de ce que je dis, ma parole est recoupée latéralement par celle d’autrui, je m'entends en lui et il
parle en moi, c'est ici la même chose to speak to et to be spoken to” (P.M., p. 197).
118 “La tentative continuée de l'expression fonde une seule histoire” (S., p. 87). Cf.
également I., pp. 407-408. Nous reviendrons plus longuement sur ce concept par la suite.
66
la vérité avec son expression ainsi qu'avec le temps et la perception, puisque
la vérité est inséparable de l'opération qui l'exprime – entrelacement étroit
de “sédimentation et réactivation” (P.M., p. 54 note) – laquelle “sublime”,
mais ne supprime pas, ce commerce avec le sensible qui ne cesse d'avoir
lieu à l'intérieur de notre champ de présence. C'est justement dans ce lien
que se dessine “l'origine de la vérité”, formule qui initialement aurait dû
être le titre de l'ouvrage inachevé Le visible et l'invisible et qui renvoie de
façon évidente à L'origine de la géométrie de Husserl, dont on retrouve de
nombreux échos dans l'œuvre de Merleau-Ponty.
Cette origine de la vérité se présente bien entendu, sur la base de ce que
l'on a vu jusqu'ici, non pas comme un événement qui distinguerait un temps
qui l'aurait précédée d'un temps qui l'aurait suivie, mais comme
métamorphose continuelle du sens latent dans notre commerce avec le
sensible en sens déployé. La vérité se manifeste ainsi comme circularité
d'archéologie et de téléologie, et son origine comme origine qui ne cesse
d'advenir. Dans cette même perspective, dès lors, “la transcendance ne
surplombe plus l'homme : il en devient étrangement le porteur privilégié”
(S., p. 88), dans la mesure où c'est son opération d'expression qui réalise,
dans l'horizon de la temporalité, la manifestation du sens 119. Dans l'exposé
écrit pour sa candidature au Collège de France, Merleau-Ponty parle par
conséquent d'“homme transcendantal”, c'est-à-dire – en des termes que l'on
trouvait déjà dans la Phénoménologie de la perception, en référence à
Heidegger, pour désigner la subjectivité en tant que temporalisation – de
“cette ‘lumière naturelle’ commune à tous, qui [transparaît] à travers le
mouvement de l'histoire” (I., p. 408) 120.
Dans cette perspective, Merleau-Ponty, s'inspirant du dernier Husserl, vise à
montrer l'origine de la vérité dans laquelle s'enracine ce “mouvement rétrograde”
(Bergson) qui provoque l'“illusion rétrospective” du vrai comme éternel. C'est sur une
illusion de ce genre en effet que s'appuie la conception traditionnelle qui situe la vérité
dans une dimension extratemporelle à laquelle notre connaissance s'adapterait
progressivement jusqu'à coïncider avec elle et à la posséder en la nommant.
119 Comme l'écrit en d'autres termes Madison, “La vérité qui fait ainsi son apparition n'est
pas un événement, car elle n'est pas faite par l'homme ou par la seule rencontre des hasards. Mais
elle n'est pas un en soi métaphysique, car elle n'existe pas comme vérité, logos universel, avant
que l'homme ne l'ait découverte et exprimée. La vérité est avènement, c'est-à-dire qu'elle est la
généralité même de l'existence corporelle transformée en universalité, en un sens dit ou
autrement offert, et elle est ainsi fondatrice de l'histoire” (G.B. MADISON, op. cit., p. 109, note
17).
120 À propos de cette orientation de Merleau-Ponty, Madison, évoquant implicitement
justement la pensée de Heidegger, écrit que “L'homme serait donc finalement à comprendre
comme […] éclaircie de l'Être lui-même” (G.B. MADISON, op. cit., p. 99). Il faut toutefois
relever que durant cette période de sa réflexion Merleau-Ponty exprime des réserves précisément
sur le rapport de la philosophie avec la vérité et avec le temps tel qu'il lui semble tracé dans Sein
und Zeit : “Heidegger décrit l'homme en situation, de telle manière qu'on s'attend à ce qu'une
pensée pure, une philosophie de face à face avec la vérité, lui apparaisse impossible. Or lorsqu'il
définit l'entreprise philosophique, c'est sans réserve sur son pouvoir absolu de connaissance”
(B.P., p. 152). À cette même occasion il affirme par conséquent que, en ce qui concerne “cet
effort pour rattacher la philosophie au temps, Husserl est beaucoup plus décidé que Scheler et
Heidegger” (B.P., p. 151).
67
Dans le chapitre de La prose du monde intitulé “L'algorithme et le
mystère du langage” Merleau-Ponty s'efforce de prouver l'inconsistance de
cette conception dans le domaine où elle semble la plus solide : le domaine
du savoir mathématique 121. Les vérités mathématiques semblent en effet
posséder une valeur éternelle si bien que, par exemple, chaque propriété
passée et future des nombres semble être présente en eux depuis toujours.
Merleau-Ponty montre au contraire que, à tout moment, ne sont présentes
dans une série numérique que les propriétés effectivement connues, car les
relations nouvelles qui apparaissent en vertu de transformations ultérieures,
“n'apparaissent que devant une certaine interrogation que j'adresse à la
structure de la série des nombres ou plutôt qu'elle me propose en tant
qu'elle est situation ouverte et à achever, en tant qu'elle s'offre comme à
connaître” (P.M., p. 176). Les énoncés mathématiques eux aussi sont donc
entremêlés de zones de silence, entourés d'aspects non thématisés ; eux
aussi sont parcourus par un ferment qui travaille sans cesse à les renouveler
au moyen du mouvement de décentrage et de restructuration qui est propre
au langage parlant.
Ainsi, même dans l'ordre du savoir exact, la vérité ne se présente pas
comme une entité située hors du temps qui attend d'être atteinte et possédée.
Certes, l'ordre de la connaissance a une originalité propre par rapport à
l'ordre de la perception, mais il n'en constitue pas moins “une reprise, une
reconquête de la thèse du monde” (P.M., p. 173). Et, à leur tour, le monde et
la chose, comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, sont
immanents à nos perspectives mais en même temps les transcendent,
puisque ces perspectives sont toujours inachevées en tant que temporelles.
La Phénoménologie de la perception découvrait par conséquent dans
l'horizon de la temporalité d'un côté la racine du caractère inépuisable du
monde et de la chose, et de l'autre la racine de la précarité qui affecte la
subjectivité et le sens, mais elle indiquait encore dans la temporalité la
lumière qui nous permet de voir et d'amener à l'expression ce qui se dessine
à l'horizon du monde et donc, comme nous l'avons fait observer, elle
révélait le temps comme principe à la fois de visibilité et d'invisibilité. C'est
encore dans l'horizon de la temporalité que nous avons vu se situer notre
rapport avec la vérité. Pour cette raison, tout comme le monde et la chose,
elle ne peut qu'être vue comme par transparence à travers la logique
incarnée du système expressif, car elle est “non adéquation, mais
anticipation, reprise, glissement de sens, et ne se touche que dans une sorte
de distance” (P.M., p. 181). La forme de la vérité et celle de la parole – dont
c'est le rôle de “toucher dans une sorte de distance” – se modèlent donc sur
la forme de la temporalité. La vérité est en effet “un autre nom de la
sédimentation” (S., p. 120) opérée par le langage, et la parole dans laquelle
cette vérité s'exprime est définie par Merleau-Ponty comme la “profonde
121 Dans le texte écrit pour sa candidature au Collège de France, Merleau-Ponty annonce
de toutes façons que “l'examen des ressorts de l'algorithme” serait traité de façon complète dans
Origine de la vérité (cf. I., p. 406).
68
connivence du temps avec lui-même” (P.M., p. 200). Aussi, si d'un côté elle
possède le pouvoir de sédimenter, de l'autre, comme toute forme
d'expression, elle demeure temporelle et donc inachevée : “l'expression –
confirme la communication Sur la phénoménologie du langage – n'est
jamais totale” (S., p. 112).
Durant cette phase de sa pensée donc, Merleau-Ponty continue à attribuer
à la parole, par rapport aux autres formes d'expression, ce privilège que déjà
dans la Phénoménologie de la perception il lui reconnaissait, et il confirme
également, comme on peut le voir dans Le langage indirect et les voix du
silence, que ce privilège reste “relatif”, puisque “nul langage ne se détache
tout à fait de la précarité des formes d'expression muettes” (S., p. 98).
Mais nous aurons l'occasion par la suite de discuter du privilège du
langage par rapport aux formes d'expression non verbales. Pour l'instant
nous nous limiterons à observer comment, sur la base de la perspective
esquissée jusqu'ici, la précarité que la Phénoménologie de la perception
découvrait dans l'horizon de la temporalité, en affectant le langage, affecte
également la connaissance elle-même, et sape ainsi le postulat d'une
coïncidence possible entre ceux-ci et la réalité (et donc le postulat d'une
totale dicibilité du réel) qui alimente par contre le fantôme d'un langage pur.
L'insupprimable précarité du langage ne peut en effet qu'imprégner la
connaissance qui se manifeste en lui, et la connaissance doit par conséquent
renoncer à la recherche de la domination de la réalité pour opérer dans
l'espace du provisoire et de la contingence.
Mais d'autre part, précisément parce qu'elle est modelée sur la forme de la
temporalité, la forme précaire du langage indique que “l'expression n'est
jamais totale” dans ce sens également que – toujours entremêlée de nervures
de silence – elle nous promet toujours autre chose à dire, comme Merleau-
Ponty le disait de la chose et du monde qui nous promettent toujours autre
chose à voir, et nous oblige par conséquent à “définir comme la fonction
même de la parole son pouvoir de dire au total plus qu'elle ne dit mot par
mot, et de se devancer elle-même” (P.M., p. 182).
Il s'ensuit dès lors que dire, c'est dire plus que ce que l'on dit, dans le
même sens où la préface de Signes affirmera que “voir, c'est par principe
voir plus qu'on ne voit, c'est accéder à un être de latence. L'invisible est le
relief et la profondeur du visible, et pas plus que lui le visible ne comporte
de positivité pure” (S., p. 29). Une modulation analogue, modulation qui par
la suite caractérisera le style indirect particulier de l'ontologie de Merleau-
Ponty, peut dès maintenant être aperçue dans la relation entre dicible et
indicible, relation qui, elle aussi – comme celle entre visible et invisible –,
est esquissée sous la forme d'enveloppement qui déjà affleurait dans les
travaux précédents de Merleau-Ponty, qui, durant cette période, tend à se
décentrer par rapport à la dimension de la subjectivité (bien qu'il reste des
éléments qui témoignent de la persistance de ce point de vue) pour
s'installer dans celle de la chair, et que les travaux ultérieurs de Merleau-
Ponty caractériseront précisément comme forme de l'Être même, dans
69
l'horizon duquel les relations entre visible et invisible et entre dicible et
indicible seront inscrites.

3.5. Histoire et perception à la lumière de la lecture de Saussure


Si précédemment nous avions vu Merleau-Ponty, dans le but de révéler
l'épaisseur d'être du langage, déformer parfois et, plus souvent, transformer
les thèses de Saussure, c'est de toute évidence parce qu'il est convaincu de
trouver exploré et restitué par ces thèses, pour peu qu'elles soient libérées
de certains durcissements dualistes, ce phénomène (unitaire) de
l'expression, ce déploiement du sens latent en sens manifeste et participable
qui est au centre de sa propre réflexion philosophique. C'est la raison pour
laquelle, dans son interprétation de la linguistique de Saussure,
phénoménologie et structuralisme se mêlent et les théories de Saussure
esquissent, à son avis, ce concept d'histoire unique dans laquelle – comme
la langue et la parole – logique et contingence, idéal et sensible, passé et
présent, sujet et objet, je et autrui – bref, toutes les formes de la dichotomie
classique entre intériorité et extériorité – retrouvent leur conjugaison
dialectique à l'intérieur de l'horizon qu'il appelle “chair”. Cet horizon offre
en effet à l'histoire un tissu unitaire dans la mesure où il se présente comme
“universel concret”, et, pour cette raison, “latéral”, sur lequel tous les
échanges et les efforts humains sont prélevés et par conséquent, tout comme
les différentes langues, sont traduisibles réciproquement 122.
Dans cette perspective, Merleau-Ponty est amené à tirer de sa réflexion
sur la linguistique de Saussure le concept d'“institution” 123, qui revient à
plusieurs reprises dans ses écrits de cette période, pour désigner
l'“autoconstitution” du sens exprimé par toute élaboration symbolique dans
un système d'inspiration structurale qui permettrait de dépasser les formes
de dichotomie dont nous avons donné la liste, en saisissant dans la
dynamique historique la compénétration entre la présence sédimentée de
l'élément institué et la latence de mutation de l'élément instituant, comme
c'est le cas pour l'interaction de langue et parole à l'intérieur du devenir du
langage. “Il y a là – affirme en effet Merleau-Ponty dans l'Éloge de la
philosophie – une rationalité dans la contingence, une logique vécue, une
autoconstitution dont nous avons précisément besoin pour comprendre en
122 À ce propos, critiquant l'idée d'une “eidétique du langage” proposée par Husserl dans
la Quatrième des ses Recherches logiques afin de trouver l'essence universelle qui sous-tend
toutes les langues, Merleau-Ponty affirme dans la communication Sur la phénoménologie du
langage : “L'universalité, si elle est atteinte, ne le sera pas par une langue universelle qui,
revenant en deçà de la diversité des langues, nous fournirait les fondements de toute langue
possible, mais par un passage oblique de telle langue que je parle et qui m'initie au phénomène
de l'expression à telle autre langue que j'apprends à parler et qui pratique l'acte d'expression
selon un tout autre style” (S., p. 109).
123 À ce concept est consacré le cours tenu par Merleau-Ponty au Collège de France
durant l'année 1954-55 et intitulé “L'‘institution’ dans l'histoire personnelle et publique” (R.C.,
pp. 59-65). Pour un cadre d'ensemble de ce concept à l'intérieur de la réflexion de Merleau-
Ponty, cf. C. CAPALBO, L'historicité chez Merleau-Ponty, “Revue philosophique de Louvain”,
n. 73, 1975, pp. 511-535.
70
histoire l'union de la contingence et du sens, et Saussure pourrait bien avoir
esquissé une nouvelle philosophie de l'histoire” (E.P., p. 75).
C'est vers les exemples constitués par l'histoire du langage et, comme
nous aurons l'occasion de le voir plus loin, par l'histoire de la peinture que
Merleau-Ponty se tourne donc, dans le but de repenser justement la
philosophie de l'histoire à la lumière de la conception de cette dernière
comme histoire de l'expression. Pour cette raison, il ne cessera de revenir
sur ces exemples, confirmant et explicitant ultérieurement les motivations
profondes de son intérêt pour la démarche structuraliste, qui, en
linguistique, a son origine précisément dans l'œuvre de Saussure. Sur la
base de notre précédent examen, il apparaît toutefois que, en tant que dans
sa lecture de la linguistique de Saussure phénoménologie et structuralisme
se compénètrent, Merleau-Ponty développe un concept de structure qui ne
correspond pas exactement à celui de Saussure. Dans l'interprétation de
Merleau-Ponty en effet, une interprétation qui part de l'exigence
phénoménologique d'accéder au “langage vécu” et parvient à révéler
l'épaisseur d'être du langage, l'idée qu'a Saussure de la structure comme
système synchronique de différences 124 est fondue de façon originale avec
la conception gestaltiste de la structure en tant qu’“équilibre en
mouvement” (S., p. 108) qui offre un sens à l'ensemble 125, et cette refonte
donne lieu à la définition du langage comme “système orienté” (S., p. 110),
tout autant que diacritique. En 1959, lors d'une intervention à un Colloque
consacré justement au terme de “structure”, Merleau-Ponty pourra donc
déclarer qu’“en conclusion, la structure […] est souple : non synchronique,
mais dialectique” 126.
C'est de cette conception particulière de la structure – et des exigences qui
en dictent l'élaboration – que dépendent, en dernière instance, les
transgressions opérées par Merleau-Ponty par rapport aux thèses de
Saussure. D'autre part, la fréquentation de ces thèses amène Merleau-Ponty
à donner une courbure pleinement diacritique au rapport gestaltiste figure-
fond, en le développant dans la notion d'écart ou de différence qui exclut

124 Comme le confirme G. Charron, “Il est certain que pour celui-ci [i.e. : Saussure] la
linguistique de la langue est d’abord synchronique” (G. CHARRON, Du langage. A. Martinet et
M. Merleau-Ponty, cit., p. 98).
125 Déjà dans le cours consacré à “La conscience et l'acquisition du langage” tenu à la
Sorbonne durant l'année 1948-49, Merleau-Ponty explicite cette révision du concept saussurien
de structure, en l'attribuant à G. Guillaume et en l'exprimant justement en des termes
gestaltistes : “Le langage serait alors non une Gestalt de l'instant mais une Gestalt en
mouvement, évoluant vers un certain équilibre” (B.P., p. 259). Dans ce sens, on a souligné que
“Merleau-Ponty reprend et remodèle le concept de structure en l’envisageant dans l’écoulement
du temps” (C. ZAMBONI, Il linguaggio nella riflessione di Merleau-Ponty e i legami con lo
strutturalismo, cit., p. 24).
126 M. MERLEAU-PONTY, Intervention au Colloque sur le mot structure (Paris, 10-12
janvier 1959), compte-rendu publié dans Sens et usages du terme structure dans les sciences
humaines et sociales, édité par R. Bastide, Mouton & Co., La Haye, 1962, p. 155. Comme nous
l'avons montré, ce jugement, bien qu'il n'ait été exprimé que plus tard, sous-tend la réflexion de
Merleau-Ponty également durant la période traitée dans ce chapitre.
71
tout terme positif. C'est ceci qui lui permet d'abandonner la tendance – que
nous avions rencontrée dans la période précédente de sa réflexion – à
concevoir la vie irréfléchie et silencieuse de la conscience comme
fondement positif. Le concept de structure qu'il acquiert par ses recherches
sur le langage influe en effet sur sa description de l'activité perceptive 127.
Ainsi le résumé du cours que Merleau-Ponty consacre en 1952-53 au thème
“Le monde sensible et le monde de l'expression” affirme-t-il : “Car le sens
d'une chose perçue, s'il la distingue de toutes les autres, n'est pas encore
isolé de la constellation où elle apparaît, il ne se prononce que comme un
certain écart à l'égard du niveau d'espace, de temps, de mobilité et en
général de signification où nous sommes établis, il n'est donné que comme
une déformation, mais systématique, de notre univers d'expérience” (R.C.,
p. 12). Dans cette perspective, le pouvoir originaire de symbolisation du
corps, déjà mis en lumière dans la Phénoménologie de la perception et –
comme nous l'avons rappelé auparavant – confirmé dans les écrits de cette
période, se révèle par conséquent, à présent, comme pouvoir originaire de
différenciation 128 ; c'est pourquoi les gestes d'expression, au même titre que
les phonèmes, ont déjà une valeur diacritique et la conscience perceptive, au
même titre que le langage, “est donc indirecte” (R.C., p. 12). Autrement dit,
peut-on lire dans ce même résumé, “la perception est donc déjà expression”
(R.C., p. 14), dont le sens advient comme écart entre la chose perçue et
l'imperception de ce qui l'entoure 129.
Ces considérations, nous avons déjà eu l'occasion de le dire, dénotent une
modification de la conception que Merleau-Ponty se fait de l'expérience
silencieuse, laquelle en vient à se présenter justement en termes de
diacriticité. En tant que cette expérience est saisie comme inscrite dans
l'horizon intersubjectif de la co-perception du monde, Merleau-Ponty peut
affirmer que “La première parole ne s'est pas établie dans un néant de
communication parce qu'elle émergeait des conduites qui étaient déjà
communes et prenait racine dans un monde sensible qui déjà avait cessé
d'être monde privé” (P.M., p 60). Dans ce sens, continue-t-il, “le mystère de
la première parole n'est pas plus grand que le mystère de toute expression
réussie” (P.M., p. 61). C'est donc dans la forme diacritique commune à
l'expérience silencieuse et à l'expression langagière qu'est conçu maintenant
127 C'est pour cette raison que nous ne sommes pas d'accord avec Madison, lequel estime
au contraire – en accord avec sa reconstruction de l'ensemble de l'itinéraire philosophique de
Merleau-Ponty dont nous avons donné une synthèse brève dans la note 1 de ce chapitre – que, en
ce qui concerne la perception, Merleau-Ponty, durant cette période de sa pensée, “n'a rien dit
qu'il n'avait déjà dit dans la Phénoménologie” (G. B. MADISON, op. cit., p. 111).
128 “L’éveil et la conscience lucide nous rendent les systèmes diacritiques et oppositifs
sans lesquels notre rapport au monde se désarticule et s'annule bientôt” (R.C., p. 18).
129 Tout en définissant la perception comme expression, Merleau-Ponty est soucieux
également de la différencier de l'“expression proprement dite”, en précisant que “il y a bien
renversement quand on passe, du monde sensible où nous sommes pris, à un monde de
l'expression où nous cherchons à capter et rendre disponibles les significations, mais ce
renversement et le ‘mouvement rétrograde’ du vrai sont appelés par une anticipation perceptive”
(R.C., p. 12).
72
le passage de l'une à l'autre. De cette façon, les difficultés précédemment
liées à la conception de la vie irréfléchie et silencieuse comme fondement
positif semblent sur le point d'être dépassées. Certes, n'est pas encore
acquise ici la réversibilité entre silence et parole qui sera thématisée lorsque
Merleau-Ponty adoptera la perspective ontologique 130, mais les bases de
cette orientation semblent dès maintenant jetées lorsque Merleau-Ponty
constate que la perception et le langage partagent le même pouvoir de
différenciation et que, par conséquent, tous deux expriment de façon
indirecte.

3.6. Langage parlant et langage tacite


Ce que nous avons montré dans les pages précédentes apparaît également
dans l'essai intitulé justement Le langage indirect et les voix du silence,
dans lequel Merleau-Ponty se propose de façon significative de tenter une
réduction du langage parlant de la littérature et de la philosophie au langage
tacite de la peinture, dans le but d'en saisir les analogies et les différences
131
.
Cela montre par ailleurs que la méditation de Merleau-Ponty sur les
acquis de la linguistique n'est pas séparable de sa réflexion sur l'art et la
littérature, puisque, si la linguistique peut contribuer à jeter une nouvelle
lumière sur le phénomène de l'expression, l'art et la littérature en revanche
le pratiquent de façon privilégiée. L'art et la littérature modernes, en
particulier, réalisent, selon Merleau-Ponty, une interrogation particulière du
phénomène de l'expression en tant qu'ils mettent en question – lit-on dans
Le langage indirect et les voix du silence – le “préjugé ‘objectiviste’” (S., p.
59) qui les concevait comme des représentations de la nature. Cela n'amène
pas pour autant Merleau-Ponty à accepter la thèse avancée par André
Malraux qui, dans la Psychologie de l'art, voit dans le passage de l'objectif
au subjectif la particularité de la peinture moderne. Critique à l'égard de
cette thèse, Merleau-Ponty affirme au contraire que “La peinture moderne
pose un tout autre problème que celui du retour à l'individu : le problème de
savoir comment on peut communiquer sans le secours d'une Nature
préétablie et sur laquelle nos sens à tous ouvriraient, comment nous sommes
entés sur l'universel par ce que nous avons de plus propre” (S., p. 65). À son
avis en effet, la peinture – mais, comme il le précise dans l'essai de la même
130 Le passage du silence à la parole dans La prose du monde est en effet décrit selon une
modalité dialectique qui n'est pas encore développée en termes de réversibilité, en tant qu'elle
reste centrée sur la perspective de la subjectivité : “La parole en un sens reprend et surmonte,
mais en un sens conserve et continue la certitude sensible, elle ne perce jamais tout à fait le
‘silence éternel’ de la subjectivité privée” (P.M., p. 61), alors que dans Le visible et l’invisible
Merleau-Ponty affirmera que “on ne peut parler ni de destruction ni de conservation du silence
(et encore bien moins d'une destruction qui conserve ou d'une réalisation qui détruit, ce qui n'est
pas résoudre mais poser le problème)” (V.I., p. 202) et un peu plus loin expliquera comment la
relation entre silence et parole doit être conçue sur la base “du même phénomène fondamental de
réversibilité qui soutient et la perception muette et la parole” (V.I., p. 203).
131 Dans cet essai, la réversibilité entre silence et parole semble du reste pressentie dans la
remarque selon laquelle “un roman exprime tacitement comme un tableau” (S., p. 95).
73
époque L'homme et l'adversité, la littérature tout autant et, plus en général,
la culture – partent dans la première moitié du XXème siècle de l'expérience
de l'existence incarnée et c'est à elle (qui leur fournit aussi la clef du
problème d'autrui) qu'ils consacrent leurs recherches. Ces recherches
propres à toute la pensée moderne permettent dès lors, à la peinture en
particulier, en vertu de sa proximité particulière avec l'adhérence
perceptive, de révéler – en la relançant – l'expressivité primordial qui opère
dans notre commerce corporel avec le monde : “c'est l'opération expressive
du corps, commencée par la moindre perception, qui s'amplifie en peinture
et en art” (S., p. 87). Dans ce sens, malgré les modifications qui ont eu lieu
durant la phase de la pensée de Merleau-Ponty que nous sommes en train
d'examiner, les motivations de fond qui sont à l'origine de son intérêt pour
la peinture n'ont pas changé par rapport à celles qui sous-tendaient, dans la
période précédente, la réflexion sur la recherche artistique de Cézanne 132.
Cependant, si la peinture continue à faire l'objet de la recherche de
Merleau-Ponty en tant que prolongement particulier de l'opération
d'expression inaugurée par la perception, dans la description de cette
opération, le concept de style, par ailleurs déjà évoqué dans la
Phénoménologie de la perception, devient maintenant central. Empruntant à
Husserl ce concept en tant que définition de “notre rapport original au
monde” (P.M., p. 79) et le filtrant à travers la formule de Malraux qui le
conçoit comme une “déformation cohérente” des données offertes par le
monde, Merleau-Ponty en effet propose, de façon originale, une lecture
diacritique du concept de style, sur la base de laquelle celui-ci est interprété
comme “système d'équivalences” qui fournit “l'emblème […] d'un certain
rapport à l'être” (S., p. 68). Bref, le style semble ne faire qu'un avec le sens,
conçu à son tour de façon diacritique – nous l'avons vu plus haut – comme
écart.
“La perception – explique donc Merleau-Ponty – déjà stylise” (S., p. 67) :
elle esquisse en effet dans notre rencontre avec le sensible un sens latent qui
sera soumis par la suite – aussi bien par le peintre que par l'écrivain – à une
stylisation ultérieure, c'est-à-dire qui sera repris et recréé, selon un
mouvement à la fois archéologique et téléologique, pour devenir proféré et
accessible dans l'œuvre d'art, qu'elle soit picturale ou littéraire. Tout comme
celui du peintre, le style de l'écrivain se présente ainsi comme “déformation
cohérente imposée au visible” (S., p. 97 ; c’est l’auteur qui souligne) et le

132 De ce point de vue, c'est à juste titre que Lefeuvre dit que “On n'est pas encore sorti de
l'enracinement perceptif du sujet, ici le peintre, à quoi revient sans cesse Merleau-Ponty” (M.
LEFEUVRE, Merleau-Ponty au delà de la phénoménologie, cit., p. 358). Par contre, il ne nous
semble pas que l'on puisse partager sa thèse, selon laquelle l'influence des conceptions de
Saussure sur les pages que Merleau-Ponty consacre à la peinture ne serait présente que dans
L'œil et l'esprit. S'il est vrai en effet que, dans cet essai, l'influence en question, conjuguée avec
l'adoption explicite de la perspective ontologique, induira Merleau-Ponty à tourner son attention
aussi sur l'œuvre d'art, sans jamais toutefois la détacher de l'opération d'expression qui la génère,
il n'en reste pas moins selon nous que, dès les écrits de la période dont nous nous occupons, le
caractère diacritique du signe pictural est clairement mis en évidence.
74
tableau non moins que la page littéraire se caractérise comme “système
d'équivalences” (S., p. 71) entre les signes tracés, dans les deux cas en effet
l'opération expressive se présente en termes diacritiques 133, puisque c'est
dans ces mêmes termes que se présente leur source perceptive commune.
Dans cette perspective, alors que, dans Le doute de Cézanne, nous avions
rencontré la description de l'artiste “revenu pour en prendre conscience au
fonds d'expérience muette et solitaire sur le quel sont bâtis la culture et
l'échange des idées” (S.N., p. 32) – où semblait affleurer, comme nous
l'avions noté, la conception de la vie irréfléchie comme fondement positif –,
maintenant Merleau-Ponty, en en donnant une interprétation diacritique,
affirme que le style est “non pas donc renfermé aux tréfonds de l'individu
muet, mais diffus dans tout ce qu'il voit” (S., p. 66). En outre, si, dans la
Phénoménologie de la perception, la même tendance à voir dans la vie
irréfléchie la présence d'une couche positive de sens pouvait être discernée
dans la définition de l'intentionnalité opérante comme “texte”, Le langage
indirect et les voix du silence à plusieurs reprises exclut avec décision
“l'idée d'un texte original” (S., p. 54 ; c'est l'auteur qui souligne) qui
précéderait et guiderait l'effort d'expression. Ainsi, en commentant un film
montrant, au ralenti, Matisse en train de peindre, et faisant ressortir les
hésitations, les choix et les changements d'idée du peintre, Merleau-Ponty
souligne le fait que cet acte n'est réglé “que par l'intention de faire ce
tableau-là, qui n'existait pas encore” (S., p. 58 ; c’est l’auteur qui souligne).
C'est la même chose qui a lieu – précise-t-il dans la même page – dans le
langage parlant : la parole “tâtonne autour d'une intention de signifier qui ne
se guide pas sur un texte, qui justement est en train de l'écrire” (ibidem).
Comme l'explique en effet la communication Sur la phénoménologie du
langage (mais ce qui y est dit peut s'appliquer à toute forme d'expression),
l'intention de signifier – ce “vœu muet” qui précède et suscite l'opération
d'expression mais qui ne peut se connaître qu'en elle – “n'est sur le moment,
[…] qu'un vide déterminé, à combler par des mots” (S., p. 112). De cette
façon, ce qui est repris et développé dans la perspective diacritique offerte
par la linguistique de Saussure, c'est la conception du rapport entre silence
et parole qui était esquissée dans le chapitre “Le corps comme expression et
la parole” de la Phénoménologie de la perception, où l'intention de signifier
était considérée justement comme “un certain vide de la conscience” (P.P.,
p. 213). L'opération d'expression ne peut par conséquent se mesurer avec
aucun texte préliminaire, puisque la vie irréfléchie et silencieuse de la
conscience apparaît justement comme “vide déterminé” et non comme
fondement positif que l'expression n'aurait qu'à traduire. Dans cette
perspective, la subjectivité perd alors les caractères précédemment attribués
au concept de Cogito tacite, et se précise au moyen des caractères de
fissure, notion qui par ailleurs – comme nous l'avions signalé – apparaissait
133 “Le langage exprime autant par ce qui est entre les mots que par les mots eux-mêmes,
et par ce qu'il ne dit pas que par ce qu'il dit, comme le peintre peint, autant que par ce qu'il trace,
par les blancs qu'il ménage, ou par les traits de pinceau qu'il n'a pas posés” (P.M., pp. 61-62).
75
déjà dans le chapitre de la Phénoménologie de la perception consacré à la
parole.

3.7. Proust et le prodige de la parole


Dans le cadre de ces réflexions sur le phénomène de l'expression, la
recherche de Merleau-Ponty retrouve l'entreprise littéraire de Proust, et
l'interroge en particulier à propos du thème de la dicibilité. Dans le résumé
du cours sur “Le problème de la parole” Merleau-Ponty affirme en effet
que, mieux que quiconque, Proust a su exprimer “le cercle vicieux, le
prodige de la parole : parler ou écrire, c'est bien traduire une expérience,
mais qui ne devient texte que par la parole qu'elle suscite” (R.C., p. 41) 134.
Vincent Descombes 135 voit dans le “cercle vicieux” décrit par Merleau-
Ponty un paradoxe produit par la théorie de l'écriture comme traduction du
“livre intérieur des impressions” que l'on trouve dans la Recherche. Selon
Descombes, en vertu de cette théorie (dont s'écarte, toutefois, à son avis, le
roman de Proust), “Proust déclare d'avance tout le destin de la
phénoménologie”, anticipant “le programme husserlien mille fois cité par
Merleau-Ponty : ‘C'est l'expérience muette encore qu'il s'agit d'amener à
l'expression pure de son propre sens’” 136. C'est justement en suivant le
sillon de ce programme que Merleau-Ponty en arriverait par conséquent à ce
paradoxe, derrière lequel Descombes voit “l'erreur philosophique […] de
poser que la parole authentique doive être une traduction de l'expérience”
137
, erreur dont il indique la racine précisément dans le “mythe” du livre
intérieur. Il interprète dès lors le commentaire merleau-pontien à Proust cité
ci-dessus en ces termes : “Pour que le livre traduise l'expérience, il faut bien
que l'expérience soit déjà un texte” 138. Mais en réalité, ce commentaire
souligne justement que l'expérience ne deviendra texte que si et quand
l'écrivain aura été en mesure – comme l'explique la page précédente de ce
même résumé – “de produire un système de signes qui restitue par son
agencement interne le paysage d'une expérience” (R.C., p. 40 ; c'est nous
134 Comme nous avons eu l'occasion de le dire au début du second chapitre de ce travail,
Merleau-Ponty avait l'intention de se consacrer à une analyse de l'œuvre de Proust dans la
seconde partie de La prose du monde, de laquelle ne nous restent que des notes de travail
inédites. L'une des traces, peu nombreuses, qu'il reste de ce projet est donc constituée par les
remarques sur l'expérience littéraire proustienne qui figurent justement dans le résumé du cours
cité ci-dessus, cours dont l'orientation conceptuelle se relie clairement à celle de La prose du
monde. Il faut au demeurant remarquer que la conception du langage chez Merleau-Ponty part
d'intentions analogues à celles de Proust : si Merleau-Ponty commence dans La prose du monde
par polémiquer contre le “fantôme d'un langage pur”, Genette va vers la conclusion de son essai
intitulé de façon significative Proust et le langage indirect en écrivant : “Il est donc légitime de
rapporter la ‘théorie’ proustienne du langage, telle qu'elle se produit explicitement ou telle qu'on
peut la dégager des principaux épisodes où elle s'illustre, à une critique de cette illusion réaliste
qui consiste à chercher dans le langage une image fidèle, une expression directe de la réalité” (G.
GENETTE, Proust et le langage indirect, dans ID. Figures II, Éd. du Seuil, Paris, 1969, p. 293).
135 V. DESCOMBES, Proust. Philosophie du roman, Éd. de Minuit, Paris, 1987.
136 Ibidem, p. 240.
137 Ibidem, p. 242.
138 Ibidem, p. 241.

76
qui soulignons). Comme nous avons pu l'observer, en effet, durant cette
phase de sa pensée Merleau-Ponty abandonne toute tendance à considérer
l'expérience comme texte – ou “livre intérieur” – et l'expression comme sa
traduction : “l'auteur lui-même n'a aucun texte qu'il puisse confronter avec
son écrit – confirme-t-il dans Le langage indirect et les voix du silence –,
aucun langage avant le langage” (S., p. 54). En parlant de cercle vicieux,
Merleau-Ponty vise par conséquent à mettre en évidence une fois encore la
circularité du rapport que l'expression – qu'elle soit langagière ou, comme
nous l'avons vu plus haut, picturale – entretient avec l'expérience, puisque
ce rapport ne peut être archéologique sans être en même temps téléologique,
ne peut reprendre l'expérience sans en même temps la recréer. D'autre part,
cela ne mène pas à la conclusion, à laquelle parvient par contre Descombes,
que “la littérature ne peut pas être la description littéraire de l'expérience.
La littérature ne peut être que la description de l'expérience littéraire” 139,
puisque si – comme nous l'avons relevé précédemment – le style ne fait
qu'un avec le sens, la description littéraire de l'expérience ne fait qu'un avec
la description de l'expérience littéraire 140.
Comme nous l'avons vu plus haut, Descombes estime que Proust, tout en
affirmant la théorie du livre intérieur, va dans son roman au-delà d'elle,
puisque les exemples mêmes qu'il allègue pour l'appuyer 141 montrent au
contraire que “le sujet de l'expérience n’a […] pas directement accès à ses
impressions, à la ‘vérité ressentie’, aux signes du livre intérieur” 142.
C'est justement l'impossibilité d'un accès direct à l'expérience qui fait
l'objet d'une intervention de Merleau-Ponty au colloque sur “L'œuvre et la
pensée de Husserl” 143, quelques années après son cours sur “Le problème
de la parole” tenu au Collège de France. Rappelant justement la phrase de
Husserl citée par Descombes, il y affirme que, dans cette phrase, Husserl a
fixé à la phénoménologie “une tâche difficile, presque impossible” 144. En
effet – se demande Merleau-Ponty – puisque toute réduction, de l'aveu de
Husserl lui-même, “est d'abord eidétique, il n'en résulte pas qu'elle ne
saurait jamais être pensée adéquate de l'expérience effective, puisqu'il y a

139 Ibidem.
140 Comme nous avons essayé de le montrer dans le chapitre précédent, c'est là le sens
même de la Recherche de Proust : “Ce qu'elle pose – écrit en effet Ricœur –, c'est une équation
qui, au terme de l'œuvre, devrait être entièrement réversible entre la vie et la littérature, c'est-à-
dire finalement entre l'impression conservée dans sa trace et l'œuvre d'art qui dit le sens de
l'impression. Mais cette réversibilité n'est donnée nulle part : elle doit être le fruit du labeur de
l'écriture. En ce sens, la Recherche pourrait s'intituler À la recherche de l'impression perdue, la
littérature n'étant pas autre chose que l'impression retrouvée” (P. RICŒUR, Temps et récit, t. II,
cit., p. 222). C'est bien d'“équation” en effet qu'il faut parler, comme le fait justement Ricœur, et
non d'identité, puisqu'elle ne pourra de toute façon donner lieu à une coïncidence.
141 Cf. R., III, pp. 890-896.
142 V. DESCOMBES, Proust. Philosophie du roman, cit., p. 244.
143 M. MERLEAU-PONTY, Intervention au Troisième Colloque philosophique de
Royaumont, “L'œuvre et la pensée de Husserl” (23-30 avril 1957), publié in Husserl, Cahiers de
Royaumont, III, Éd. de Minuit, Paris, 1959, pp. 157-159.
144 Ibidem, p. 157.

77
toujours entre l'eidos et l'expérience effective cette distance qui fait
justement la clarté de la pensée réfléchie ou philosophique ?” 145 De cette
façon, l'interprétation du concept de réduction phénoménologique, que nous
avions dès le début signalé comme un motif de tension irrésolue de la
période précédente de la réflexion de Merleau-Ponty, devient l'objet d'une
problématisation explicite 146. En effet, si nous avions vu l'avant-propos de
la Phénoménologie de la perception affirmer que “la réduction eidétique
c'est […] la résolution de faire apparaître le monde tel qu'il est avant tout
retour sur nous-mêmes, c'est l'ambition d'égaler la réflexion à la vie
irréfléchie de la conscience” (P.P., p. XI), l'intention de Merleau-Ponty lors
de son intervention au colloque sur Husserl est de mettre en question
précisément l'opinion optimiste selon laquelle la réduction peut conserver
entièrement notre contact avec le monde – c'est-à-dire peut justement
“égaler la réflexion à la vie irréfléchie de la conscience” – et il souligne en
effet la “résistance de l’irréfléchi à la réflexion” 147.
Ces considérations rejoignent d'autre part celles auxquelles nous avons vu Merleau-
Ponty parvenir durant cette phase de sa pensée à travers la réflexion sur le langage :
puisque l'expérience silencieuse de la vie irréfléchie ne peut être décrite qu'à travers une
opération d'expression qui ne coïncide pas avec elle, le dicible, comme nous l'avons
souligné, n'est jamais sans résidus.

3.8. Historicité de vie et privilège du langage.


Les conclusions que nous venons d'observer n'épuisent pas, toutefois, toutes
les interrogations touchant la réflexion : reste-t-il une différence, et laquelle,
entre l'opération réflexive opérée par les formes muettes d'expression et
celle qui se réalise par la médiation du langage, qui dans la philosophie – en
tant qu'“elle scrute ce pouvoir d'expression que les autres symbolismes se
bornent à exercer” (E.P., p. 78) – semble trouver sa forme la plus achevée ?
Dès la Phénoménologie de la perception nous avons eu l'occasion de voir
comment, pour Merleau-Ponty, le langage entretient avec le temps un
rapport particulier qui lui donne le pouvoir de sédimenter les actes
expressifs antérieurs, pouvoir qui constitue son privilège par rapport aux
autres formes d'expression, en tant qu'il lui permet d'installer comme acquis
intersubjectif ce qu'il porte à manifestation. Nous avons en outre remarqué
que cette idée est maintenue par Merleau-Ponty durant la phase de sa
pensée que nous sommes en train de traiter, même si la méditation qu'il
mène durant cette phase sur le phénomène de l'expression finit par nourrir
également sa réflexion sur le thème de l'histoire d'éléments nouveaux. Dans
son essai Le langage indirect et les voix du silence, en effet, Merleau-Ponty
tend à saisir dans l'histoire de la peinture non moins que dans celle du
langage des indications utiles pour se soustraire à l'orientation de
l'historicisme et parvient ainsi, comme nous l'avons indiqué, à formuler une
145Ibidem, p. 158.
146 Cf. J. TAMINIAUX, L'expérience, l'expression et la forme dans l'itinéraire de
Merleau-Ponty, in ID., Le regard et l'excédent, Martinus Nijhoff, La Haye, 1977, p. 105.
147 Husserl, Cahiers de Royaumont, cit., p. 158.

78
invitation à repenser la philosophie de l'histoire “sur l'exemple des arts et du
langage” (S., p. 91). Les premiers gestes picturaux, tout comme les premiers
gestes linguistiques – et, avant eux, les premiers actes perceptifs – ont en
effet inauguré l'histoire unique de l'expression et en ont préfiguré les
développements à venir : c'est en vertu de cette préfiguration qu'ils
communiquent avec nous et que nous pouvons les interpeller. À ce propos
Merleau-Ponty attire l'attention sur le concept husserlien de Stiftung, “pour
désigner […] la fécondité illimitée de chaque présent qui, justement parce
qu'il est singulier et qu'il passe, ne pourra jamais cesser d'avoir été et donc
d'être universellement” (S., pp. 73-74). Ce concept renvoie au concept
d'“institution”, que nous avons vu Merleau-Ponty introduire dans le but de
préciser que le sens n'est pas constitué par la conscience, mais
s'autoconstitue 148 ; la Stiftung se présente par conséquent comme auto-
fondation d'une historicité qui ne fait qu'un avec ce que Merleau-Ponty
définit comme “ordre de la culture ou du sens” et qui, à partir des plus
lointaines tentatives d'expression, annonce et sollicite une suite infinie de
reprises et de recommencements.
En deçà de ce que Merleau-Ponty définit comme “historicité de mort” (S.,
p. 79), dans laquelle les efforts d'expression sont conçus comme des
événements extérieurs l'un à l'autre que seul un regard rétrospectif –
incarné, dans le cas de la peinture, par le Musée – pourra convertir en
histoire en en recueillant le sens, vient ainsi à la lumière “une historicité de
vie” (ibidem), dans laquelle, en vertu de leur généralité charnelle, ces efforts
se reconnaissent comme tels et comme tels communiquent, s'anticipent et se
reprennent, dessinant justement une histoire unique. Cette histoire
n'implique pas toutefois des développements hiérarchiquement ordonnés et
le sens n'y apparaît pas par conséquent au moyen d'“une rationalisation
rétrospective” (B.P., p. 259), mais cette historicité se révèle bien plutôt
comme avènement continu du sens. Bref, si l'“historicité de mort” est mise
en perspective par la rétrospection, l'“historicité de vie” se déploie par
contre sous le signe de l'anticipation, en vertu de laquelle la dimension de la
simultanéité se répand dans celle de la succession 149. Elle offre par
conséquent des éléments pour une critique de la vision hégélienne de

148 Le résumé du cours consacré par Merleau-Ponty à “L'‘institution’ dans l'histoire


personnelle et publique” commence justement par expliquer qu'“On cherche ici dans la notion
d'institution un remède aux difficultés de la philosophie de la conscience” (R.C., p. 59). La mise
en question de la philosophie de la conscience sera approfondie dans la dernière phase de la
pensée de Merleau-Ponty et en alimentera les développements ontologiques.
149 Dans le résumé du cours cité dans la note précédente, cette forme de la temporalité
instituée par l'“historicité de vie” est illustrée par Merleau-Ponty en faisant recours de façon
significative à la Recherche de Proust et à l'histoire de la peinture. “L'analyse de l'amour chez
Proust – remarque en effet Merleau-Ponty – montre cette ‘simultanéité’, cette cristallisation l'un
sur l'autre du passé et de l'avenir, du sujet et de l’‘objet’, du positif et du négatif” (R.C., p. 62).
De la même façon, poursuit-il, “il y a […], plutôt qu'un problème, une ‘interrogation’ de la
peinture, qui suffit à donner un sens commun à toutes ses tentatives et à en faire une histoire”
(R.C., p. 63).
79
l'histoire 150.
Mais lorsque Merleau-Ponty entreprend de caractériser le privilège du
langage – et donc la spécificité de l'ordre de la vérité qui se manifeste à
travers le langage – par rapport aux formes muettes d'expression, les
arguments qu'il avance risquent de contredire les conclusions auxquelles il
était parvenu par la comparaison du langage et de la peinture. Afin
d'indiquer la différence entre l'un et l'autre, Merleau-Ponty a recours en
effet précisément à des catégories hégélienne 151, et affirme par exemple que
“la peinture […] est mémoire pour nous, si nous connaissons par ailleurs
l'histoire de la peinture, elle n'est pas mémoire pour soi” (S., p. 99). Mais ce
jugement n'implique-t-il pas alors l'idée “d'une Peinture qui travaille
derrière les dos du peintre, d'une Raison dans l'histoire dont il soit
l'instrument” (S., p. 81), idée que quelques pages auparavant Merleau-Ponty
avait rejetée, polémique en ceci envers Malraux, pour soutenir au contraire
que l'histoire (et donc la mémoire) de la peinture sont à l'œuvre dans chaque
geste du peintre ? Ce jugement ne porte-t-il pas en somme à renfermer une
fois de plus la peinture dans l'historicité rétrospective du Musée ? De cette
façon en effet Merleau-Ponty en arrive à soutenir précisément que “l'Esprit
de la peinture n'apparaît qu'au Musée, parce qu'il est un Esprit hors de soi.
La parole au contraire cherche à se posséder, à conquérir le secret de ses
propres inventions, l'homme ne peint pas la peinture, mais il parle sur la
parole, et l'esprit du langage voudrait ne rien tenir que de soi” (S., p. 100).
Dans ces considérations, qui oublient par ailleurs tous les peintres qui – des
Flamands à Picasso, Magritte et Duchamp, pour ne citer que quelques
modernes – ont peint la peinture ou sur la peinture 152, l'influence
150 Mongin remarque en effet que “l’Universel humain n'est pas le terme, la note finale de
la Musique de l'Histoire, il résonne dès que l'homme joue de sa perception, ce petit concerto
d'humanité”, et souligne justement comment “l'esthétique merleau-pontienne, son interprétation
de l'Esprit de la Peinture [fait] corps avec une critique de la vision hégélienne de l'Histoire” (O.
MONGIN, Depuis Lascaux, “Esprit”, 1982, n. 66, p. 71).
À propos de la tentative de Merleau-Ponty de repenser la philosophie de l'histoire à partir
de la forme du monde historique ébauchée par le phénomène de l'expression, cf. G. D. Neri,
Storia e possibilità, “aut aut”, n. 232-233, juillet-octobre 1989, pp. 87-103.
151 Sandro Mancini a justement fait remarquer que la réflexion de Merleau-Ponty sur
l'histoire se pose durant cette phase comme “reconsidération critique de l'héritage hégélien,
visant à y détacher l’aspect phénoménologique de l’aspect systématique-spéculatif” (S.
MANCINI, Sempre di nuovo. Merleau-Ponty e la dialettica dell'espressione, cit., p. 170). Bien
qu'elle contienne des éléments qui seront développés par la suite dans une élaboration
ontologique originale, la critique de Hegel par Merleau-Ponty répond somme toute encore à
l'intention déclarée d'opérer “une révision de l'hégélianisme” (R.C., p. 65), en se maintenant par
ailleurs exposée à l'influence de la métaphysique hégélienne de l'histoire. Ainsi, dans les pages
finales du Langage indirect et les voix du silence, Merleau-Ponty affirme-t-il : “si Hegel veut
dire que le passé, à mesure qu'il s'éloigne, se change en son sens, et que nous pouvons après coup
retracer une histoire intelligible de la pensée, il a raison, mais c'est à condition que dans cette
synthèse chaque terme demeure le tout du monde à la date considérée” (S., p. 103). L'on peut se
demander toutefois comment peut être compatible l'affirmation selon laquelle “le passé, à
mesure qu'il s'éloigne, se change en son sens” avec l'exigence “que dans cette synthèse chaque
terme demeure le tout du monde à la date considérée”.
152 Cet aspect sera par contre souligné dans L'œil et l'esprit : “ils [i.e. : les peintres] ont

80
hégélienne apparaît manifestement conjuguée avec l'écho des réflexions du
dernier Husserl sur le lien entre langage et histoire qui figurent dans
Ursprung der Geometrie 153.
Le privilège attribué au langage, sur lequel repose donc également cette
forme d'expression linguistique qu'est la philosophie, est par conséquent
encore justifié au moyen de considérations sur le temps : comme il est dit
dans les pages du chapitre de La prose du monde dont est extrait l'essai sur
Le langage indirect et les voix du silence, “L'attitude du langage et celle de
la peinture à l’égard du temps sont presque à l'opposé” (P.M., pp. 143-144).
Les tentatives des formes muettes d'expression, explique Merleau-Ponty, se
limitent à s'accumuler et pour cette raison “le tableau installe d'emblée son
charme dans une éternité rêveuse” (S., p. 100), le langage prétend au
contraire se récapituler lui-même et avec lui le temps : de cette façon,
affirme la même page, “la littérature en surgit victorieuse” (ibidem).
C'est ce crédit que Merleau-Ponty semble accorder aux prétentions de
“récapitulation” avancées par le langage qui nous semble mener dans une
direction opposée à celle dans laquelle il a voulu orienter sa réflexion
durant cette période. Accréditer ces prétentions, c'est en effet attribuer au
langage cette transparence qui précédemment lui a été refusée, car c'est lui
reconnaître le pouvoir de suspendre le temps, après avoir soutenu le
caractère intrinsèquement temporel de l'expression linguistique et de la
vérité qu'elle manifeste. C'est admettre que la distance, qui a été déclarée
irréductible, à partir de laquelle le langage opère en faisant transparaître la
vérité, peut en fait être comblée. C'est, en somme, se mettre de nouveau du
point de vue du langage parlé et de l’idée de la vérité comme adéquation 154.
Merleau-Ponty précise toutefois que le privilège accordé au langage reste
un privilège “relatif” (S., p. 98), car, comme nous avons déjà eu l'occasion
de le voir, chaque forme d'expression demeure à son avis affectée du

souvent aimé (ils aiment encore : qu'on voie les dessins de Matisse) à se figurer eux-mêmes en
train de peindre” (O.E., p. 34).
153 Les analogies entre les attitudes phénoménologiques de Hegel et de Husserl
(spécialement lorsque celui-ci, justement dans la dernière phase de sa pensée, s'adresse de façon
plus directe au problème de l'histoire) sont mises particulièrement en évidence par Merleau-
Ponty dans son cours tenu à la Sorbonne sur “Les sciences de l'homme et la phénoménologie”
(cf. B.P., p. 143 et p. 151).
154 Le peu de fondement du privilège que Merleau-Ponty accorde au langage est mis en
évidence par L. Fontaine-De Visscher, qui souligne la façon dont le caractère oblique et
autonome que Merleau-Ponty a attribué précédemment au langage parlant comme aux formes
muettes d'expression risque de cette façon d'être remis en question. Selon cette commentatrice,
cette faiblesse est le signe d'une tension entre l'intentionnalité phénoménologique et
l'autoréférentialité du système d'expression qui sont entrelacées dans la conception du langage de
Merleau-Ponty : “on sent que le philosophe va se heurter à la question cruciale : la visée de
rationalité comme pensée réflexive est-elle conciliable avec le structuralisme où la totalité est
pensée comme l'autonomie du système et non comme l'œuvre du Cogito ?” (L. FONTAINE-DE
VISSCHER, Phénomène ou structure ? Essai sur le langage chez Merleau-Ponty, Publications
des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1974, p. 71). On verra en effet dans le
chapitre final de notre travail la façon dont la notion d'intentionnalité se précisera à l'intérieur de
l'horizon ontologique dessiné dans la dernière période de la réflexion de Merleau-Ponty.
81
coefficient de la précarité. Aussi l'essai Le langage indirect et les voix du
silence conclut-il que nul langage, pas même celui de la philosophie qui
aspire à la récapitulation totale et à la possession de soi, ne peut réaliser
cette aspiration, puisque “le langage ne pourrait livrer la chose même que
s'il cessait d'être dans le temps et dans la situation” (S., p. 102).
C'est peut-être à partir de cette formulation qu'il est possible de tenter de
retrouver la clef de l'ambivalence de l'attitude de Merleau-Ponty face à
l'ordre de questions que nous venons d'examiner. En effet, faisant nôtres les
termes de la critique que Le visible et l'invisible adressera à l'analytique
intentionnelle de Husserl, nous pouvons remarquer la façon dont, dans la
phase que nous envisageons – malgré les “difficultés” déjà relevées par
Merleau-Ponty à propos de la philosophie de la conscience à laquelle
l'analytique intentionnelle renvoie –, le privilège attribué au langage semble
se ramener à une idée d'intentionnalité centrée encore sur l'ordre de la
conscience, laquelle est située dans une perspective immanente – et dans ce
sens, comme l'affirmait la phrase de Merleau-Ponty précédemment citée,
dans un temps et dans une situation – à partir de laquelle elle effectue son
activité intentionnelle de rétention et de protension. Le rapport particulier
avec le temps que le langage se voit assigné dépendrait par conséquent de
cette forme horizontale du temps lui-même – en tant que prélevée justement
de la perspective de la conscience – et non pas verticale comme le suggère
l'“enjambement” de la simultanéité sur la succession impliqué dans le
concept d'“historicité de vie” 155. Dans la dernière période de la réflexion de
Merleau-Ponty, durant laquelle l'élaboration d'une philosophie de la
Urstiftung servira à expliciter la portée ontologique de ce concept 156, le
langage perdra son rapport privilégié avec le temps et ce dernier sera à son
tour dépouillé de ce caractère “essentiel” de continuité – que l'on trouve au
contraire dans la Phénoménologie de la perception et dans les
phénoménologies de Hegel et de Husserl – sur lequel peut s'appuyer toute
prétention à en faire la “récapitulation”. Le temps se définira en effet dans
des termes gestaltistes, qui reconnaissent à l'histoire aussi bien individuelle
que collective une démarche cumulative dans laquelle continuité et
discontinuité sont recomprises chacune étant l'envers de l'autre. La
sédimentation ne peut offrir, dès lors, aucune garantie de stabilité. Aussi
l'essai L'œil et l'esprit en arrivera-t-il à la conclusion que “pas plus que
155 Dans Le visible et l'invisible, polémique à l'égard de la distinction traditionnelle entre
fait et essence, Merleau-Ponty critiquera l'idée d'“une pensée qui regarde l'être d'ailleurs, et pour
ainsi dire de front” (V.I., p. 151), et affirmera que “L'espace, le temps des choses, ce sont des
lambeaux de lui-même [i.e. : de celui qui les regarde], de sa spatialisation, de sa temporalisation,
non plus une multiplicité d'individus distribués synchroniquement et diachroniquement, mais un
relief du simultané et du successif, une pulpe spatiale et temporelle où les individus se forment
par différenciation” (V.I., p. 153).
156 Comme en effet le rappelle Capalbo, Merleau-Ponty se sert de ce concept pour opérer
le passage “d'une philosophie de l'Erlebnis, vue sous l'angle d'une philosophie de la conscience, à
une philosophie de l'Être sauvage, dont la notion de l'Urstiftung est centrale” (C. CAPALBO,
art. cit., p. 511).

82
celles de la peinture les figures de la littérature et de la philosophie ne sont
vraiment acquises, ne se cumulent en un stable trésor” (O.E., p. 91).
Donc, si l'histoire de la philosophie non plus n'est pas pensée comme
“stable trésor”, son unité sera conçue “comme perception des autres
philosophes” (V.I., p. 251), c'est-à-dire comme communication que rend
possible la généralité charnelle, selon une conception qui est déjà ébauchée
dans les réflexions sur l'histoire de la peinture contenues dans Le langage
indirect et les voix du silence, ouvrage dans lequel le lien entre la peinture
classique et la peinture moderne est indiqué justement dans l'horizon
perceptif commun qui alimente les entreprises picturales les plus
différentes. Dans cette perspective, cette dimension d'“éternité” à laquelle –
comme nous l'avons signalé – Merleau-Ponty voit accéder les œuvres de la
peinture, sera alors réévaluée et développée, en tant que dimension verticale
du temps dans laquelle la succession se dilate en simultanéité “dans
l'ensemble hiératique de l'Être” (V.I., p. 241).
Malgré cela, Merleau-Ponty n'arrivera pas toutefois à penser le formes
d'expression comme indifférenciées, et il continuera à reconnaître cette
“ductilité” (S., p. 101) spécifique que Le langage indirect et les voix du
silence voit dans la parole. Est-ce à dire qu'elle conserve son privilège par
rapport aux formes d'expression muettes comme la peinture ? “Nous
sommes tellement fascinés par l'idée classique de l'adéquation intellectuelle
– explique encore L'œil et l'esprit –, que cette ‘pensée’ muette de la peinture
nous laisse quelquefois l'impression d'un vain remous de significations,
d'une parole paralysée ou avortée” (O.E., p. 91). Mais – continue la même
page de ce texte – “nulle pensée ne se détache tout à fait d'un support, […]
le seul privilège de la pensée parlante est d'avoir rendu le sien maniable”
(ibidem).

83
Chapitre 4

Aux racines mêmes de l’être


Visibilité, nature et peinture “dans la perspective de l’ontologie”

“Le monde perceptif ‘amorphe’ dont je parlais à propos de la peinture, –


ressource perpétuelle pour refaire la peinture, qui ne contient aucun mode
d'expression et qui pourtant les appelle et les exige tous et re-suscite avec
chaque peintre un nouvel effort d'expression, – ce monde perceptif est au
fond l'Être au sens de Heidegger qui est plus que toute peinture, que toute
parole, que toute ‘attitude’, et qui, saisi par la philosophie dans son
universalité, apparaît comme contenant tout ce qui sera jamais dit, et nous
laissant pourtant à le créer (Proust) : c'est le qui appelle
le  –” (V.I, pp. 223-224).
Nous avons voulu commencer en citant en son entier cette dense note de
travail rédigée par Merleau-Ponty pour Le visible et l'invisible en janvier
1959, car il nous semble qu'elle montre avec clarté le développement dont
ont fait l'objet, dans la dernière phase de la pensée de Merleau-Ponty,
certaines de ses thématiques les plus importantes, et la façon dont elles ont
pu converger. De ce texte que nous venons de citer, en effet, il ressort tout
d'abord que la réflexion à caractère esthétique vient ouvertement se mêler
avec la recherche ontologique qui caractérise la dernière production de
Merleau-Ponty. Cet entrelacement entre ontologie et esthétique s'organise
autour d'une problématique dont nous avons vu qu'elle occupe une place
centrale dans toute la pensée de Merleau-Ponty : la problématique du
rapport entre “monde perceptif ‘amorphe’” et “expression” ou, pour
employer encore des termes de la note que nous avons citée plus haut, entre
logos endiáthetos et logos prophorikós.
Aussi, n'est-ce pas par hasard que l'on retrouve côte à côte, dans cette
note, les termes de la réflexion merleau-pontienne sur la peinture et le nom
de Proust, car le dialogue de Merleau-Ponty avec ces expériences
artistiques, comme nous avons pu le voir dès le début, est motivé
précisément par l'intention de méditer la manifestation, à l'intérieur de
l'opération d'expression, d'un sens latent. Mais il faut relever également
comment, dans cette même note, Merleau-Ponty voit, entre sa propre
direction de recherche d'orientation ontologique et “l'Être au sens de
Heidegger”, une contiguïté. Aussi, bien qu'il n'entre pas dans notre intention
de traiter la question des rapports que Merleau-Ponty, tout au long de son
parcours intellectuel, a entretenus avec la philosophie de Heidegger, nous
serons amenés toutefois, dans ce chapitre, à observer, au moins en passant,
comment ces rapports aillent se dessiner justement par référence à la
physionomie ontologique propre à la dernière production de Merleau-Ponty
1
.
1 Quant aux œuvres publiées dans l'immédiat après-guerre – Phénoménologie de la perception
84
4.1. La nécessité d'un retour à l'ontologie
La “nécessité d'un retour à l'ontologie” (V.I., p. 219) proclamée par
Merleau-Ponty dans la première note de travail, datée de “janvier 1959”, du
Visible et l’invisible 2 – alors que cette œuvre devait encore s'intituler
Origine de la vérité – apparaissait déjà en plusieurs points de l’écrit
merleau-pontien qui a pour titre Partout et nulle part 3. Que la conclusion
de sa partie consacrée à “L'Orient et la philosophie” soit valable pour toutes
les autres : “Les philosophies de l'Inde et de la Chine ont cherché, plutôt

et les essais rassemblés dans Sens et non-sens – nous nous bornerons à rappeler comment, durant
cette période, Merleau-Ponty tend à comprendre la méditation de Heidegger à l'intérieur de
l'horizon phénoménologique dessiné par Husserl : “tout Sein und Zeit – est-il dit, par exemple,
dans l'avant-propos à la Phénoménologie de la perception – est sorti d'une indication de Husserl
et n'est en somme qu'une explicitation du ‘natürlichen Weltbegriff’ ou du ‘Lebenswelt’ que
Husserl, à la fin de sa vie, donnait pour thème premier à la phénoménologie” (P.P., pp. I-II).
Cette tendance de Merleau-Ponty à inscrire les intentions du projet de Heidegger dans l'horizon
phénoménologique transparaît également dans ce passage de l'essai Marxisme et philosophie,
publié dans la “Revue internationale”, n. 6, juin-juillet 1946, ensuite repris dans Sens et non-sens
: “C'est que Heidegger veut réfléchir sur l'irréfléchi, c'est que, très consciemment, il se propose
d'étudier l'être-au-monde toujours présupposé par la réflexion et antérieur aux opérations
prédicatives” (S.N., p. 238).
Dans la période intermédiaire de sa pensée, Merleau-Ponty, comme nous l'avions laisse
entendre dans la note 22 du chapitre précédent, tend par contre à mettre en évidence avant tout la
différence entre l'orientation philosophique du dernier Husserl et celle de Sein und Zeit ; il
soutient ainsi – dans le cours qu'il tient à la Sorbonne en 1950-51 sur “Les sciences de l'homme
et la phénoménologie” – que Heidegger et, avec lui, Scheler “affirment l'opposition de
l'ontologie et de l'ontique, de la philosophie et du savoir positif ; Husserl, au contraire, indique
les rapports secrets entre ces deux ordres de recherches” (B.P., 152). Cela n'empêche, toutefois,
de relever que la critique de l'humanisme opérée par Merleau-Ponty, en polémique implicite avec
Sartre, dans l'Éloge de la philosophie (cf. en particulier E.P., pp. 61 sq.) est menée en des termes
sous certains aspects voisins de ceux qu'emploie Heidegger dans Brief über den Humanismus
(Francke, Bern, 1947). D'autre part, l'écho de la lecture de ce texte de Heidegger est sensible
également dans la préfiguration de la valeur ontologique du langage et dans le développement
des positions sur le problème de l'histoire que nous avons vu affleurer dans cette phase de la
production de Merleau-Ponty. Il semble donc que c'est précisément la Lettre sur l'Humanisme –
dont on sait, par ailleurs, l'influence qu'elle a exercée sur la culture philosophique française de
l'époque – qui est à l'origine de l'intérêt renouvelé de Merleau-Ponty pour la philosophie de
Heidegger.
Dans la dernière production de Merleau-Ponty, les références à la pensée de Heidegger se
font, en effet, plus fréquentes, et se concentrent précisément sur les écrits de Heidegger
postérieurs à la Kehre. Dans la plupart des cas, ces références restent toutefois sans
développement et, par conséquent, n'explicitent pas la portée de cet intérêt renouvelé pour la
philosophie de Heidegger, dont elles ne laissent pas, pourtant, d'être le signe. Ce sont seulement
les notes consacrées par Merleau-Ponty à “Heidegger : la philosophie comme problème” (cf.
N.C., pp. 91-148) comme préparation au cours tenu au Collège de France en 1958-59 sur “la
possibilité de la philosophie aujourd’hui” (R.C., p. 141) qui permettent de comprendre d’une
façon plus approfondie non seulement les motivations de cet intérêt renouvelé, mais aussi ses
limites, qui dans le résumé de ce cours sont condensées dans la phrase où Merleau-Ponty critique
Heidegger pour avoir “toujours cherché une expression directe du fondamental” (R.C., p. 156).
Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point dans notre prochain chapitre. Un commentaire
lucide et subtile de ces notes de cours, qui réussit à rendre compte des raisons d’une telle
remarque critique, est offert par F. Ciaramelli, L’originaire et l’immédiat. Remarques sur
Heidegger et le dernier Merleau-Ponty, “Revue philosophique de Louvain”, t. 96, n. 2, mai
85
qu'à dominer l'existence, à être l'écho ou le résonateur de notre rapport avec
l'être. La philosophie occidentale peut apprendre d'elles à retrouver le
rapport avec l'être, l'option initiale dont elle est née, à mesurer les
possibilités que nous nous sommes fermées en devenant ‘occidentaux’ et,
peut-être, à les rouvrir” (S., p. 176).
Conformément à ces considérations, la méditation de Merleau-Ponty dans
ses dernières œuvres, ainsi qu'il l'écrit à propos du Visible et l'invisible,
“reprend, approfondit et rectifie […] dans la perspective de l'ontologie”
(V.I., p. 222) sa réflexion précédente 4. Une telle formulation nous semble
contenir tout ce qui peut aider à définir le rapport entre cette phase de la
pensée merleau-pontienne et celles qui l'ont précédée : une instance de
révision qui ne renie pas la continuité de la recherche, une continuité qui si
voue à de nouvelles approches et n'exclut nullement de nouveaux
aboutissements. C'est en opérant dans cette direction que Merleau-Ponty
cherche précisément à “retrouver le rapport avec l'être” en deçà des
oppositions qui demeurent au fondement de l'ontologie occidentale
d'ascendance cartésienne. La méditation merleau-pontienne, qui dès le
début apparaît alimentée par l'intention de soustraire la réflexion
philosophique à la position dichotomique fixée par Descartes, parvient ainsi
à rouvrir explicitement le problème ontologique afin de dévoiler – au
dessous des oppositions dans lesquelles celui-ci s'est cristallisé – la
dimension primordiale qui précède et sous-tend chaque distinction réflexive
entre conscience et objet, moi et autrui, activité et passivité : la dimension
du “monde perceptif ‘amorphe’” (V.I., p. 223), dimension que maintenant
Merleau-Ponty commence à désigner, de préférence, sous le nom d'“Être
brut” ou “Être sauvage”. En plaçant au centre de son étude une telle
dimension, il entend par conséquent revenir au point d'où l'ontologie
occidentale moderne est partie, pour en repenser, comme l'indiquait le
passage de Partout et nulle part cité, “l'option initiale”. Cette exigence de
repenser les exordes mêmes de l'interrogation philosophique confère en fait
à la dernière phase de la pensée de Merleau-Ponty une attitude qui lui est

1998, pp. 198-231.


2 Il s'agit, bien entendu, de la première des notes sélectionnées pour la publication, parmi
l'ensemble de celles retrouvées dans les papiers de Merleau-Ponty, par Claude Lefort, qui s’est
chargé de l'édition posthume de ce livre dont la rédaction fut brutalement interrompue par le
décès de son auteur. À ce propos et à propos d'autres circonstances concernant le manuscrit et les
notes de travail du Visible et l’invisible, cf. l'Avertissement que Lefort fit précéder, pp. 9-14.
3 Les six parties qui composent cet écrit constituaient la préface et les introductions de cinq
chapitres de l'œuvre collective Les Philosophe célèbres, Mazenod, Paris, 1956, publiée sous la
direction de Merleau-Ponty. L'écrit en question fut repris ensuite dans Signes.
4 Il est possible, à notre avis, de retrouver à partir du milieu des années Cinquante les premiers
signes de l'intention de Merleau-Ponty de réorienter sa méditation dans une perspective
ontologique (il suffit de prêter attention, par exemple, outre à l'écrit cité à la note précédente, à
l'“Épilogue” des Aventures de la dialectique ou au résumé du cours tenu au Collège de France en
1954-55 sur “Le problème de la passivité : le sommeil, l'inconscient, la mémoire”), même si les
textes dans lesquels cette intention est explicitée de façon décisive sont ceux qui sont compris
entre la fin des années Cinquante et la mort du philosophe.
86
caractéristique.
La première des notes de travail qui accompagnent la rédaction du Visible
et l'invisible marque aussi l'intention chez Merleau-Ponty de chercher à
dévoiler l'Être brut ou sauvage en prolongeant dans cette œuvre la réflexion
que l'essai Le philosophe et son ombre 5 consacre à ce que Merleau-Ponty
définit comme l'“impensé de Husserl” : précisément l'ombre que la pensée
husserlienne projette autour d'elle-même comme un héritage informulé, qui
pousse à penser de nouveau. À son tour, la méditation merleau-pontienne
dans cette essai s'articule sur un fond dont font état les résumés et les notes
des cours consacrés au “Concept de Nature”, que Merleau-Ponty tint au
Collège de France dans les années 1956-57 et 1957-58 et qui précédèrent
immédiatement la publication du Philosophe et son ombre 6.
Le premier de ces cours examine avant tout comment le concept de
Nature encore dominant aujourd'hui s'est formé à partir du rôle ontologique
attribué à la Nature dans la philosophie cartésienne. Nous pouvons donc
dire que la phase extrême de la pensée de Merleau-Ponty part d'une reprise
et d'un approfondissement, explicitement orientés dans une direction
ontologique, de la méditation sur le “monde naturel” qui ne semblait pas
développée jusqu'au bout dans la Phénoménologie de la perception 7.
Désormais Merleau-Ponty, manifestant sa conviction que l'étude de la
Nature est un élément indispensable pour affronter le problème ontologique,
remarque combien la conception de l'Être de la Nature en tant qu'être-objet
est dominante depuis Descartes et note que l'être naturel n'est pas reconnu,
au dessous de celui-là, en tant qu'être brut, comme, pourtant, il “nous est
dévoilé par notre contact perceptif avec le monde” (R.C., p. 137). Au
contraire, Merleau-Ponty voit la pensée husserlienne s'enfoncer de plus en
plus dans cette direction généralement ignorée par l'ontologie occidentale,
jusqu'à ce qu'elle redécouvre, sous-tendue à la Nature conçue par Descartes,
“une couche naturelle où l'esprit est comme enfoui dans le fonctionnement
concordant des corps au milieu de l'être brut” (R.C., p. 116). C'est donc en
suivant cette “descente au domaine de notre ‘archéologie’” (S., p. 208)
entreprise par Husserl dans ses recherches sur “l'ordre pré-théorétique, pré-
thétique ou pré-objectif” (S., p. 217) que Le philosophe et son ombre
5 Cf. M. MERLEAU-PONTY, Le philosophe et son ombre, in Edmund Husserl (1859-1959),
Martinus Nijhoff, La Haye, 1959, pp. 195-220, ensuite repris dans Signes.
6 Le lien étroit, du reste évident, entre ces cours – avec les références particulières aux parties
du premier dédiées à Husserl – et cet essai, est également souligné par X. Tilliette lors de la
publication des notes qu'il a prises précisément durant deux des leçons merleau-pontiennes
relatives à la conception de la nature chez Husserl. Cf. M. MERLEAU-PONTY, Husserl et la
notion de Nature. Notes prises au cours de Maurice Merleau-Ponty, par X. Tilliette, “Revue de
Métaphysique et de Morale”, a. LXX, n. 3, 1965, p. 258.
7 En effet, ainsi que l'observe Madison, “Ce qui fait la différence entre la Phénoménologie et
la dernière philosophie de Merleau-Ponty, c'est que maintenant cet ‘être naturel’ de la
Phénoménologie, l'être en deçà du rapport intentionnel, n'est plus une simple curiosité soulevée
par l'analyse intentionnelle, mais devient lui-même son thème principal, son à-penser propre” (G.
B. MADISON, La phénoménologie de Merleau-Ponty. Une recherche des limites de la
conscience, Klincksieck, Paris, 1973, p. 204).
87
indique, dans la nouvelle perspective ontologique ouverte par cette
descente, l'“impensé à penser” du philosophe allemand. Afin de continuer
dans la direction indiquée par l'ombre de la pensée husserlienne, poursuit
Merleau-Ponty dans ce même essai, “il ne nous reste qu'à interroger les
échantillons de ‘constitution pré-théorétique’” (S., p. 209) livrés par
Husserl, de manière à essayer d'avancer dans l'“entre-deux” existant entre la
Nature transcendante et l'immanence de l'esprit 8.

4.2. La réhabilitation ontologique du sensible


Dans cette direction, c'est en particulier un cas de constitution pré-
théorétique présenté par Husserl dans les Ideen II qui prend une importance
décisive dans la réflexion merleau-pontienne : “Quand ma main droite
touche ma main gauche, je la sens comme une ‘chose physique’, mais au
même moment, si je veux, un événement extraordinaire se produit : voici
que ma main gauche aussi se met à sentir ma main droite, es wird Leib, es
empfindet” (S., p. 210).
Merleau-Ponty ne cessera, durant la dernière phase de sa pensée, de
revenir sur l'expérience décrite ci-dessus, déjà citée dans la
Phénoménologie de la perception, en montrant d'ailleurs de manière
exemplaire – à notre avis – de quelle façon elle procède pour reprendre,
approfondir et rectifier ses précédentes considérations dans la perspective
de l'ontologie.
Dans l'œuvre du 1945, l'expérience de la main touchée devenant
touchante était évoquée afin de souligner, contrairement aux conclusions
auxquelles les prémisses cartésiennes portaient la psychologie classique,
combien le corps propre – puisqu'il est capable d'“une sorte de réflexion”,
selon la définition des Méditations cartésiennes 9 – est incompatible avec le
statut d'objet. Une telle considération tendait ainsi à réaffirmer la différence
essentielle entre corps phénoménal (Leib) et corps objectif (Körper) mise en
évidence par Husserl.
Dans sa toute dernière production, Merleau-Ponty explore ultérieurement
l'expérience de la main touchée se mettant à toucher : il voit dans la
description husserlienne l'indication de l'échange qui, dans cette expérience,
advient entre corps propre et corps objectif. “Il faut bien voir – avertit donc
Merleau-Ponty – que cette description bouleverse aussi notre idée de la
chose et du monde, et qu'elle aboutit à une réhabilitation ontologique du
sensible” (S., p. 210). En effet, dans cette expérience le corps se présente
8 À propos de l'expression “entre-deux”, si d'un côté elle peut rappeler la relation gestaltiste
figure-fond et de l'autre le Zwischen heideggerien (cf., par exemple, M. HEIDEGGER, Brief
über den Humanismus, Francke, Bern, 1947, tr. fr. de R. Munier, Lettre sur l'Humanisme,
édition bilingue, Aubier-Montaigne, Paris, 1964, p. 132-133), elle se répète fréquemment dans
les écrits de Merleau-Ponty (cf., parmi ceux de la période qu'on est en train d'examiner, R.C., p.
60 ainsi que S., p. 233 et p. 238), au point que, selon Descombes, elle indique “son terrain de
prédilection” (V. DESCOMBES, Le Même et l'Autre. Quarante-cinq ans de philosophie
française (1933-1978), Éd. de Minuit, Paris, p. 72).
9 E. HUSSERL, Méditations cartésiennes, cit., p. 81.

88
d'un côte comme une chose et, simultanément, comme ce qui touche les
choses, “parce qu’une sorte de déhiscence – explique Le visible et
l'invisible – ouvre en deux mon corps, et qu’entre […] lui touché et lui
touchant, il y a recouvrement ou empiétement, de sorte qu'il faut dire que
les choses passent en nous aussi bien que nous dans les choses” (V.I., p.
165). En vertu de cette déhiscence – que Merleau-Ponty qualifie également
de “fission” ou “ségrégation” – le corps s'avère de la sorte “sentant-
sensible” et cette déhiscence du corps, à son tour, renvoie à celle de l'être
sensible lui-même, se déployant et se concentrant autour du sensible qui est
aussi sentant : le corps, qui précisément grâce à sa configuration
“s'incorpore le sensible entier, et du même mouvement s'incorpore lui-
même à un ‘Sensible en soi’” (V.I., p. 182). Alors que, dans les pages de la
Phénoménologie de la perception auxquelles nous faisions précédemment
référence, l'intention d'assurer au corps propre un statut qui le différencie
des objets poussait Merleau-Ponty à écrire que mon corps “n'est ni tangible
ni visible dans la mesure où il est ce qui voit et ce qui touche” (P.P., p. 108),
maintenant dans l'expérience de la main tenant le rôle de chose touchée et
simultanément commençant à toucher Merleau-Ponty met en évidence le
phénomène de la réversibilité 10, qui devient le chiffre même de son tout
dernier style de pensée 11, puisqu'un tel phénomène correspond à la
modulation caractéristique des relations dans la dimension du sensible, où
sujet et objet sont confus, “activité et passivité couplées” (V.I., p. 314).

10 “Quand une des mes mains touche l'autre, le monde de chacune ouvre sur celui de l'autre
parce que l'opération est à volonté réversible” (V.I., p. 185). Toutefois le même texte précise en
diverses occasions (cf. également V.I., p. 24) “qu'il s'agit d'une réversibilité toujours imminente
et jamais réalisée en fait. Ma main gauche est toujours sur le point de toucher ma main droite en
train de toucher les choses, mais je ne parviens jamais à la coïncidence ; elle s'éclipse au moment
de se produire, et c'est toujours de deux choses l'une : ou vraiment ma main droite passe au rang
de touché, mais alors sa prise sur le monde s'interrompt, – ou bien elle la conserve, mais c'est
alors que je ne la touche pas vraiment, elle, je n'en palpe de ma main gauche que l'enveloppe
extérieure” (V.I., p. 194). Par cette mise au point Merleau-Ponty récupère donc les
considérations faites à ce propos dans la Phénoménologie de la perception : “Nous avons vu […]
que jamais les deux mains ne sont en même temps l'une à l'égard de l'autre touchées et
touchantes. Quand je presse mes deux mains l'une contre l'autre, il ne s'agit donc pas de deux
sensations que j’éprouverais ensemble, comme on perçoit deux objets juxtaposés, mais d’une
organisation ambiguë où les deux mains peuvent alterner dans la fonction de ‘touchante’ et de
‘touchée’” (P.P., p. 109). Il est de toute façon important de souligner que l’expérience jadis
thématisée selon la modalité de l'alternance entre “touchant” et “touché” est reprise par la suite
en termes de réversibilité, même si imminente, sur lesquels s'appuie l'élaboration ontologique
merleau-pontienne. De la sorte Merleau-Ponty, ainsi que l'a observé Tilliette, tend a révoquer “la
diastase du corps phénoménal, ‘esthésiologique’, et du corps objectif, analytique” (X.
TILLIETTE, L'esthétique de Merleau-Ponty, “Rivista di Estetica”, n. 1, 1969, p. 118).
11 Sartre écrit que “Merleau-Ponty prend l'habitude d'accompagner chaque Non jusqu'à le voir
se retourner en Oui et chaque Oui jusqu'à ce qu'il se change en Non. Il devient si habile, dans les
dernières années, à ce jeu de furet qu'il en fait une véritable méthode” (J.-P. SARTRE, Merleau-
Ponty vivant, “Les Temps Modernes”, n. 184-185, pp. 361-362). Sartre ne cache pas la distance
qui le sépare de ce style de pensée, auquel parvient Merleau-Ponty : “Les vérités contradictoires,
chez lui, ne se combattent jamais; aucun risque de bloquer le mouvement, de provoquer un
éclatement. Au reste, sont-elles à proprement parler contradictoires ?” (ibidem).
89
Cette perspective montre en somme que, si le corps échappe à la
distinction entre sujet et objet, la chose lui échappe également, puisqu’elle
est insérée dans le même tissu intentionnel que le corps. Ceci oblige donc à
reconsidérer l'être du sensible, auquel tous les deux appartiennent et dans
lequel ils s’appartiennent réciproquement 12.
D'autre part, la méditation sur le problème d’autrui conduit à la même
nécessité d'opérer une “réhabilitation ontologique du sensible” ; en effet
cette méditation offre à son tour un échantillon de constitution pré-
théorétique intimement lié à celui qu'on vient d'examiner : “Si, en serrant la
main de l'autre homme, j’ai l’évidence de son être-là – explique encore Le
philosophe et son ombre –, c'est qu’elle se substitue à ma main gauche, que
mon corps annexe le corps d'autrui dans cette ‘sorte de réflexion’ dont il est
paradoxalement le siège. Mes deux mains sont ‘comprésentes’ ou
‘coexistent’ parce qu'elles sont les mains d'un seul corps : autrui apparaît
par extension de cette comprésence, lui et moi sommes comme les organes
d'une seule intercorporéité” (S., pp. 212-213). La constitution d'autrui n'est
donc pas due à un mécanisme d'introjection, mais se présente pour Merleau-
Ponty, ainsi que pour Husserl, comme expérience avant tout
“esthésiologique” préfigurée dans celle de ma main touchée qui devient
touchante. En effet, cette dernière expérience, en mettant en évidence le
corps comme “sujet-objet”, son ouverture en tant que “chose sentante” à la
dimension du sensible et l’ouverture du sensible à cette “sorte de réflexion”
que mon corps ébauche, atteste par là même de la possibilité du sensible à
s'ouvrir à l'exploration d'autres corps impliqués dans ce dernier tout comme
le mien et me prépare à retrouver, en serrant la main de l'autre, ce rapport
réversible que j'expérimente lors du contact de ma main droite avec la
gauche 13. Dans ce cas-là, l’Einfühlung provient en fait d'une adhérence
commune au monde perceptif et se présente donc déjà impliquée dans
l'ouverture de mon propre corps au sensible, puisque le sensible, “qui
s’annonce à moi dans ma vie la plus strictement privée, interpelle en elle
toute autre corporéité” (S., p. 215). L'être du sensible se révèle donc comme
un être de co-existence, de co-implication et de co-perception, présentant
l'intersubjectivité comme intercorporéité 14.
Dans la dimension du sensible, le moi et l'autre – ainsi que le sujet et
12 Quand la main avec laquelle je touche une chose est touchée par l'autre, explique Merleau-
Ponty, “elle prend place parmi les choses qu'elle touche, est en un sens l'une d'elles, ouvre enfin
sur un être tangible dont elle fait aussi partie” (V.I., p. 176).
13 “La poignée de main aussi est réversible, je puis me sentir touché aussi bien et en même
temps que touchant” (V.I., p. 187).
14 Cf. M. MERLEAU-PONTY, Husserl et la notion de Nature. Notes prises au cours de
Maurice Merleau-Ponty, par X. Tilliette, cit., p. 264. Il suit de là, pour Merleau-Ponty, que “s'il y
a coupure, ce n'est pas entre moi et l'autre, c'est entre une généralité primordiale où nous sommes
confondus et le système précis moi-les autres” (S., p. 220) et que, par conséquent, si cette
expérience de généralité primordiale peut être qualifiée de solitude, elle n'est pas, par contre,
définissable comme solipsisme car “autrui et mon corps naissent ensemble de l'extase originelle”
(ibidem).
90
l'objet, l'activité et la passivité – ne possèdent donc pas encore une
distinction réflexive, mais participent l'un de l'autre 15. C'est pour cette
raison que Merleau-Ponty peut écrire que Husserl, présentant ces
échantillons de constitution pré-théorétique, “retrouve le sensible comme
forme universelle de l'être brut” (S., p. 217). Le sensible se présente en effet
comme l'être naturel sous-tendu à la Nature cartésienne, comme la sphère de
l'Urpräsentierbar sur laquelle les distinctions réflexives s'avèrent
construites, comme l'étoffe commune dont moi, autrui, les choses et le
monde sommes tissés. La conception du sensible et de la Nature que
Merleau-Ponty retrouve chez Husserl – contrairement à celle qu'à son avis
est offerte par Kant dans la Kritik der Urteilskraft – ne se réduit pas, en fait,
à “l'ensemble des objets des sens” 16, mais comprend également les animalia
et les hommes, qui y appartiennent tant pour la présence de leur corps
comme sensibles que pour l'absence – qui est impliquée dans cette présence
– de leur corps comme sentants 17. “Les ‘négatités’ – conclut enfin Le
philosophe et son ombre à ce sujet – comptent aussi au monde sensible, qui
est décidément l'universel” (S., p. 217).

4.3. La Visibilité, la chair


La réhabilitation ontologique du sensible ainsi posée trouve son expression
dans la notion de chair 18, qui déjà apparaissait durant la précédente période
de la pensée de Merleau-Ponty et qui dans celle présentement examinée se
manifeste comme “notion dernière” (V.I., p. 185). Dans les pages du Visible
et l'invisible consacrées à “L'entrelacs - Le chiasme”, celle-ci est explorée
en passant de l'ordre du tangible à celui du visible, car – bien que ces ordres
ne puissent se confondre – le phénomène de la réversibilité, présenté par la
main touchée devenant touchante, s'avère opérant également dans la vision.
En effet, si, en vertu de son propre corps comme voyant-visible, celui qui
regarde participe du monde qu'il voit et que l'analyse de Merleau-Ponty
discerne par conséquent dans la vision “un narcissisme fondamental” – le
15 Dans cette dimension, on ne peut pas pour autant parler de ces notions au sens propre. En
effet, ainsi que le déclarent, dès le début, les notes de travail du Visible et l'invisible, l'ontologie
que Merleau-Ponty entend définir “serait l'élaboration des notions qui doivent remplacer celle de
subjectivité transcendantale, celles de sujet, objet, sens” (V.I., p. 221).
16 E. KANT, Kritik der Urteilskraft, citée par Merleau-Ponty, S., p. 217, note 1. Le jugement
de Merleau-Ponty sur Kant auquel nous faisons allusion ici fera l'objet d’une analyse dans le
sixième chapitre de notre travail.
17 “Les animalia et les hommes – explique Le philosophe et son ombre – sont cela : des êtres
absolument présents qui ont un sillage de négatif. Un corps percevant que je vois, c’est aussi une
certaine absence que son comportement creuse et ménage derrière lui. Mais l’absence même est
enracinée dans la présence, c'est par son corps que l'âme d'autrui est âme à mes yeux” (S., p.
217).
En ce sens – souligne une note de travail du Visible et l’invisible – la dimension du sensible
est alors “Urpräsentation de ce qui n'est pas Urpräsentierbar” (V.I., p. 272).
18 Comme l'explicite André Robinet, “le sensible est fait ‘chair’, étant ce qui, sans
mouvement, peut hanter la multiplicité des corps” (A. ROBINET, Merleau-Ponty : sa vie, son
œuvre, P.U.F., Paris, 1963, p. 39).
91
narcissisme du moi – en tant que “le voyant étant pris dans cela qu'il voit,
c'est encore lui-même qu'il voit” (V.I., p. 183), dans la participation entre le
voyant et ce qu'il voit Merleau-Ponty découvre également “le sens second et
plus profond du narcissisme” (ibidem), car, dans sa réversibilité, cette
participation fait en sorte qu'on ne peut distinguer entre voir les choses et
être vu d'elles 19. Ainsi, “celui qui voit ne peut posséder le visible que s'il en
est possédé, s'il en est” (V.I., p. 177-178).
Merleau-Ponty repousse ainsi la conception attribuée à Kant : une
conception qui, réduisant le sensible à l'ensemble des objets des sens,
considère les données de l'expérience et les Naturbegriffe de l'entendement
humain comme hétérogènes. Par la formule en être, récurrente dans ses
derniers écrits, Merleau-Ponty entend au contraire désigner précisément
l'inhérence du corps à l'être sensible brut, l'“incorporation du voyant au
visible” (V.I., p. 173, note *) qui présente leur rapport comme une sorte de
ruban de Moebius : voyant et visible représentent l'endroit et l'envers du
seul cercle de la vision. Ce dernier, précise Merleau-Ponty, est un “cercle
que je ne fais pas, qui me fait” (V.I., p. 185). Si, en effet, la vision advient
parce que le corps est un visible capable d'opérer cette “sorte de réflexion”
qui le fait voyant et de recueillir ainsi une visibilité éparse, cette “sorte de
réflexion” n’indique pas pour autant une activité constituante – puisque le
corps lui-même fait partie de la Visibilité – mais livre plutôt la déhiscence
et la réflexivité du visible : “un rapport à lui-même du visible qui me
traverse et me constitue en voyant” (ibidem). Donc, la Visibilité aussi –
ainsi que le suggère délibérément le terme – ne renvoie ni à un sujet ni à un
objet et rassemble en elle activité et passivité 20. En outre la Visibilité ne se
limite pas au simple ensemble des visibles qui composent ce que Merleau-
Ponty appelle “la visibilité première” (V.I., p. 195), mais embrasse
également les lignes de force et les dimensions que les visibles suggèrent en
donnant vie à une “visibilité seconde” (ibidem) entremêlant et entourant la
première comme son horizon intérieur et extérieur. De plus, selon les
enseignements que Merleau-Ponty a tirés de la linguistique saussurienne, il
faut concevoir les visibles de façon diacritique, c'est-à-dire, plutôt que
comme des choses ou des couleurs, comme “différence entre des choses et
des couleurs, cristallisation momentanée de l'être coloré ou de la visibilité”
(V.I., p. 175). Cette dernière apparaît donc comme un tissu de
différenciations, où le visible est toujours entouré d'un halo d'invisible se
dessinant comme cette “visibilité seconde” indirectement suggérée par le
visible lui-même 21. Dès lors, Merleau-Ponty peut affirmer dans la préface
19 Nous reviendrons plus longuement sur cette conception du narcissisme quand nous
traiterons de la dernière philosophie de la peinture de Merleau-Ponty.
20 Au sujet de la Visibilité, Merleau-Ponty écrit en effet qu'elle n'appartient “en propre ni au
corps comme fait ni au monde comme fait” (V.I., p. 183), de sorte que, grâce à elle, “voyant et
visible se réciproquent et qu'on ne sait plus qui voit et qui est vu” (ibidem).
21 La préface de Signes – contemporaine des écrits examinés ici – décrit ainsi le rapport entre
visible et invisible : “Nulle chose, nul côté de la chose ne se montre qu'en cachant activement les
92
de Signes que “les choses et le monde visibles […] sont toujours derrière ce
que j’en vois, en horizon, et ce qu’on appelle visibilité est cette
transcendance même” (S., p. 29). Cette transcendance apparaît ainsi comme
l'écart en vertu duquel les choses et autrui conservent, par rapport à ma
vision, des pans d'invisible grâce auxquels se réalise cette vision : l'écart est
donc en même temps ouverture au visible 22.
Sur la base des caractérisations jusqu'ici relevées, la Visibilité échappe
donc aux catégories oppositives sur lesquelles est bâtie la tradition
philosophique occidentale. Ainsi, quand, dans le texte que nous venons de
citer, Merleau-Ponty déclare que “plutôt que de l'être et du néant, il vaudrait
mieux parler du visible et de l'invisible, en répétant qu'ils ne sont pas
contradictoires” (S., p. 30), il annonce par là même précisément l'ouverture
d'une nouvelle perspective ontologique. L'être de la Visibilité se caractérise
en fait en tant qu'être d'horizon : “un nouveau type d'être, un être de
porosité, de prégnance ou de généralité, et celui devant qui s'ouvre l'horizon
y est pris, englobé” (V.I., p. 195) 23. Cette perspective montre en effet qu'on
ne peut dire du corps, contrairement au concept traditionnel qu'on en a
donné, qu'il est “dans” le monde, mais qu'il en est du monde, ainsi qu'on l'a
vu : puisqu'ils relèvent d'un même horizon de la Visibilité, corps et monde
dévoilent leur parenté charnelle, et la chair, précisément, n'est qu’un autre
nom de la Visibilité, nom – comme souvent le répète Merleau-Ponty – sans
précédents dans la tradition substantialiste de la philosophie 24. Pour la
désigner, il doit donc recourir au terme pré-socratique d'“élément” : “la
chair – écrit-il – est […] un ‘élément’ de l'Être” (V.I. p. 184). En effet, elle
“n’est pas chose, mais possibilité, latence” (V.I., p. 175) : cette doublure de
latence qui revêt les visibles, les lie dans une trame unitaire d'où affleure
entre les mailles un invisible qui n'est nullement absence absolue mais la
profondeur inépuisable à laquelle ils renvoient et qui les fait être.
Enfin, la chair se présente comme le chiasme du visible et de l'invisible et
ce chiasme dessine le chiffre même de l'Être. Le visible et l'invisible
explique en effet, dans une autre de ces pages consacrées précisément à

autres, en les dénonçant dans l'acte de les masquer. Voir, c'est par principe voir plus qu'on ne
voit, c'est accéder à un être de latence. L'invisible est le relief et la profondeur du visible, et pas
plus que lui le visible ne comporte de positivité pure” (S., p. 29). On peut donc affirmer que le
visible, ainsi qu'on l'a observé précédemment pour le sensible, “est l'Urpräsentation du
Nichturpräsentierbar” (V.I., p. 270).
22 “Il faut donc que l’écart, sans lequel l'expérience de la chose […] tomberait à zéro, soit
aussi ouverture à la chose même” (V.I., p. 166).
23 Déjà dans l'“Épilogue” des Aventures de la dialectique Merleau-Ponty esquisse cette
perspective ontologique, décrivant ce “nouveau type d'être” comme le lieu “où se fait la jonction
des sujets et qui n'est pas seulement une spectacle que chacun d'eux se donne pour son compte,
mais leur commune résidence, le lieu de leur échange et de leur réciproque insertion” (A.D., p.
298).
24 “C'est cette Visibilité, cette généralité du Sensible en soi, cet anonymat inné de Moi-même
que nous appelions chair tout à l'heure, et l'on sait qu'il n'y a pas de nom en philosophie
traditionnelle pour désigner cela” (V.I., p. 183).
93
“L'entrelacs - Le chiasme”, que “l'être charnel, comme être des profondeurs,
à plusieurs feuillets ou à plusieurs faces, être de latence, et présentation
d'une certaine absence, est un prototype de l'Être” (V.I., p. 179) 25.
Essayons donc de pénétrer plus profondément la notion merleau-
pontienne de chair. L'être charnel est un “élément” qui enveloppe notre
corps, les choses, les animaux, les autres, “élément” où ceux-ci se dessinent
de façon diacritique comme écarts. Il consiste par conséquent en une trame
unitaire, ainsi que nous le disions, mais en même temps intérieurement
différenciée, “en vertu – explique Merleau-Ponty – de cette propriété
primordiale qui appartient à la chair, […] étant individu, d'être aussi
dimension et universel” (V.I., p. 188).
Si donc dans Le philosophe et son ombre l'être charnel est présenté
comme “irrélatif” (S. p. 211) – la chair est en effet définie dans Le visible et
l'invisible comme “milieu formateur de l'objet et du sujet” (V.I., p. 193) – ,
cela ne signifie pas qu'il est conçu comme une identité reposant en soi. En
fait, la réversibilité du sentant et du sensible opérant en son sein, ainsi que
l'atteste l'expérience de la main touchée devenant touchante, est une
réversibilité toujours imminente qui n'aboutit jamais à la coïncidence. Elle
se présente plutôt comme “recouvrement et fission, identité et différence”
(V.I., p. 187) : en tant que visible, en tant que perçu, mon corps participe de
la chair du monde qui s'enveloppe sur mon corps pour cette “sorte de
réflexion” dont il est le siège, le dévoilant de cette manière non seulement
comme un visible, un perçu parmi d'autres, mais – en tant que voyant-
visible et sentant-sensibile – comme “mesurant” de tous les visibles et de
tous les perçus 26. Si donc le voyant, en vertu de sa corporéité, a accès au
visible, il conserve, toujours grâce à cette corporéité, son opacité qui
l'éloigne du visible, et ce dernier ne cesse, à son tour, de renvoyer à sa

25 C'est sur le concept de chiasme qu'est centrée la confrontation entre Merleau-Ponty et


Heidegger développée par R. Boehm, précisément en référence au problème du rapport entre
l'Être et l'étant (Cf. R. BOEHM, . Merleau-Ponty und Heidegger, dans Durchblicke.
Martin Heidegger zum 80. Geburtstag, Klostermann, Frankfurt a. M., 1970, pp. 350-368). Par
rapport au domaine problématique que nous examinons actuellement – où cependant les échos
heideggeriens sont aisément perceptibles dans le discours de Merleau-Ponty, comme en
témoigne l'expression ci-dessus citée “être des profondeurs” –, l'intérêt de l'essai de Boehm est
toutefois limité puisqu'il tend à examiner la philosophie merleau-pontienne en utilisant de
préférence les thèses de la Phénoménologie de la perception, qu'il rapproche des dernières thèses
d'Heidegger pour souligner l'affinité entre la “contingence ontologique” soutenue par le premier
et la “différence ontologique” affirmée par le second.
26 “Mon corps n'est pas seulement un perçu parmi les perçus, il est mesurant de tous,
Nullpunkt de toutes les dimensions du monde” (V.I., p. 302). Plus loin, la même note de travail
nous dit que “La chair du monde, c'est de l'Être-vu, i.e. c'est un Être qui est éminemment percipi,
et c’est par elle qu’on peut comprendre le percipere : ce perçu qu'on appelle mon corps
s'appliquant au reste du perçu i.e. se traitant lui-même comme un perçu par soi et donc comme un
percevant, tout cela n'est possible en fin de compte et ne veut dire quelque chose que parce qu'il
y a l'Être, non pas l'Être en soi, identique à soi, dans la nuit, mais l'Être qui contient aussi sa
négation, son percipi” (V.I., p. 304). La note se termine par conséquent en affirmant le primat,
non pas d'une forme de conscience, mais, précisément, de l'Être.
94
propre profondeur d'invisible 27. Dans leur enveloppement, voyant et visible
maintiennent donc leur épaisseur respective, qui n'est autre que l'horizon
transcendant de visibilité sur lequel chacun d'eux vient se dessiner.
L'enveloppement du visible sur le voyant, en quoi consiste la chair, ne
comporte donc aucune fusion de l'un avec l'autre, “car alors la vision
s'évanouirait au moment de se faire, par disparition ou du voyant ou du
visible” (V.I., p. 173). La chair de laquelle ils relèvent tous deux ne
supprime donc pas leur distance réciproque, qui n'est pas une séparation
absolue mais l'horizon charnel qui rend leur communication possible 28.

4.4. L'ouverture à l'être


Se découvre de la sorte un nœud central, un nœud à propos duquel dans les
deux premiers chapitres du Visible et l'invisible la critique de Merleau-
Ponty se tourne contre la philosophie réflexive, de Descartes à Kant jusqu'à
Husserl lui-même, d'un côté et contre la philosophie du négatif de Sartre de
l'autre.
Ayant reconnu dans la pensée que justement Husserl élabora d'autre part
dès les Ideen II la tendance à considérer l'attitude naturelle non comme un
ensemble d'actes de conscience, mais comme “le mystère d'une Weltthesis
avant toutes les thèses, – d'une foi primordiale, d'une opinion originaire
(Urglaube, Urdoxa)” (S., p. 207) dont la vérité est indépassable, Merleau-
Ponty considère que la philosophie doit remplir sa tâche d'interroger cette
certitude originaire de percevoir le monde 29. En effet, il reconnaît, dans
cette foi perceptive, notre “ouverture à l'être” (V.I., p. 122 ; c'est l'auteur
qui souligne). Son interrogation est donc l'exploration de notre contact avec

27 Lorsque Merleau-Ponty polémique sur la formulation de l'expérience de la vision conçue


par Sartre comme rapport immédiat entre le néant pur du Pour Soi (qui serait donc un voyant
sans corps) et l'être pur de l'En Soi, il note en marge : “la couche de l'être-pour-moi du monde
révèle : I° une PROFONDEUR de l'être en soi, 2° une OPACITÉ de l'être pour soi” (V.I., p. 107,
note *).
28 “L'épaisseur de chair entre le voyant et la chose est constitutive de sa visibilité à elle
comme de sa corporéité à lui; ce n'est pas un obstacle entre lui et elle, c'est leur moyen de
communication” (V.I., p. 178).
29 Au cours des leçons tenues au Collège de France sur la conception de la nature chez
Husserl, Merleau-Ponty affirme précisément que “il faut d'abord accorder crédit à un monde de
la doxa, aux instances plus ou moins claires. La tâche de la philosophie réflexive est impossible,
car elle tire tout de l'irréfléchi. L'attitude naturelle n'est pas fausse, et la philosophie commence
par elle. Les hésitations de Husserl ne font que souligner la nécessité et la difficulté d'une
philosophie de la nature pour l'école de l'idéalisme transcendantal” (M. MERLEAU-PONTY,
Husserl et la notion de Nature. Notes prises au cours de Maurice Merleau-Ponty, par X.
Tilliette, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a. LXX, n. 3, 1965, pp. 268-269).
Il est tout aussi important de rappeler que la conception de la philosophie en tant
qu’interrogation de la foi perceptive constitue un élément fondamental de continuité dans la
méditation merleau-pontienne : en effet, une telle conception émerge déjà en conclusion de La
structure du comportement. Dans la Phénoménologie de la perception; par ailleurs, Merleau-
Ponty polémique contre ces positions philosophiques tendant à repousser l'évidence de la foi
perceptive, et souligne que “Il ne faut donc pas se demander si nous percevons vraiment un
monde, il faut dire au contraire : le monde est cela que nous percevons” (P.P., p. XI).
95
l'être brut, qui répond ainsi à l’exigence de repenser les exordes mêmes de
la philosophie que nous avons déjà vu apparaître en tant que but déclaré de
cette phase de la pensée de Merleau-Ponty. Il estime, toutefois, que la
philosophie réflexive et la philosophie du négatif ont manqué l'ouverture à
l'être, car elles partagent, à son avis, la conception de l'être en tant
qu'identité, plénitude et positivité absolues, et la développent selon des
positions spéculaires : la philosophie réflexive dépose tout le positif dans la
pensée et réduit l’extériorité à un simple négatif ; à l'inverse la philosophie
du négatif définit le moi comme une pure négation et l’extériorité comme
être pur. Dans les deux cas, la même conception dichotomique fait que
l'ouverture à l'être est rendue impossible par la suppression de toute
distance de l'être, c'est-à-dire par l'absence de transcendance de l'être.
Ainsi qu'on l'a observé, la relation avec l'être qui se présente dans
l'expérience de la vision comporte, au contraire, selon Merleau-Ponty, la
permanence, à l’intérieur de la solidarité charnelle entre voyant et visible,
d’une distance réciproque, et “cette distance – souligne-t-il – n'est pas le
contraire de cette proximité, elle est profondément accordée avec elle, elle
en est synonyme” (V.I., p. 178) 30. Une telle synonymie (ne signifiant pas,
par conséquent, in-différence) de la proximité et de la distance définit donc
cette ouverture à l'être qui est la foi perceptive, permettant de préciser
ultérieurement les traits de l'ontologie merleau-pontienne. En fait, face aux
conceptions de l'être comme identité, plénitude et positivité absolues,
Merleau-Ponty – ici en syntonie avec la pensée d'Heidegger – affirme que
l'Être “est échelonné en profondeur, se cache en même temps qu'il se
dévoile, est abîme et non plénitude” (V.I., p. 108) 31. Ayant son propre
prototype dans la visibilité, l'Être échappe à l'alternative de qualifications
univoques telles que plein ou vide, présence ou absence, positivité ou
négativité, puisque chacun de ces termes apparaît comme l'envers de l'autre
ainsi que l'invisible l'est du visible.
Or, à la lumière de ce que nous avons vu jusqu'ici, dire que l'invisible est
l'envers du visible signifie d'une part qu'il n'est pas simplement un visible
absent en fait qui pourrait toutefois être finalement rendu visible, mais qu'il
est absent “en droit”, qu'il est l'absence en tant que possibilité même de la
30 La préface de Signes souligne comme c'est cette même relation qui est en vigueur dans mon
rapport avec autrui : “Certes je ne vis pas leur vie, ils sont définitivement absents de moi et moi
d'eux. Mais cette distance est une étrange proximité dès qu'on retrouve l'être du sensible, puisque
le sensible est précisément ce qui, sans bouger de sa place, peut hanter plus d'un corps” (S., pp.
22-23).
31 Le résumé du cours tenu par Merleau-Ponty au Collège de France durant l'année 1958-59
voit également dans la pensée de Heidegger l'“Être préobjectif” comme le thème propre de la
philosophie. “De cet Être – poursuit le résumé, se référant encore à l'ontologie heideggerienne –
[…] on peut dire qu'il n'a pas de cause hors de soi et qu'il n'est pas davantage cause de soi, il est
sans fondement, il est l'absence par principe de tout fondement” (R.C., pp. 154-155). Il a été
remarqué que l'attitude de Merleau-Ponty à l'égard de Heidegger apparaît dans ce cours “fort
consonante” (F. FERGNANI, Esistenza e corporeità nel pensiero di Maurice Merleau-Ponty,
“Introduction” de M. MERLEAU-PONTY, Il corpo vissuto, Il Saggiatore, Milan, 1979, p. 55,
note 45).
96
présence du visible ; d'autre part, si l'invisible est l'envers du visible, cela
signifie également que le visible renvoie indirectement à l'invisible et par
conséquent qu'il en présente latéralement l'absence, en la suggérant non
comme absence absolue, mais comme latence. Si pour le premier aspect
l'Être est donc cèlement, est “Verborgenheit de principe” (V.I., p. 305), pour
le second “il est le Nichturpräsentierbar qui m'est présenté comme tel dans
le monde” (V.I., p. 269) 32. En outre, en tant que profondeur inépuisable du
monde visible où il se manifeste indirectement, l'Être s'annonce comme
infini. Ce qui Partout et nulle part définit le “grand rationalisme” – apparu
avec Descartes, Spinoza, Leibniz et Malebranche au XVIIème siècle – avait
déjà saisi, selon Merleau-Ponty, ce caractère de l'Être, le concevant
cependant – malgré l'intuition cartésienne d'un “infini de négation” –
comme “infini positif, ou infiniment infini” (S., p. 187) et de cette manière,
poursuit Le visible et l'invisible à ce sujet, le cristallisant en Unendlichkeit 3
3
. À cette solution qui finit par réduire l'infini au stade d'objet de la pensée
et donc par l'éluder, Merleau-Ponty oppose l'“Infini du Lebenswelt” au sens
d'“Infini négatif” (V.I., p. 223), à savoir précisément au sens de profondeur
inépuisable ou encore d'“Être vertical”, structure d'horizon ouverte “dans
l'Umwelt d'un sujet charnel” (V.I., p. 238). Merleau-Ponty fait montre ainsi
d'assimiler, dans l'élaboration de son ontologie, l'Offenheit d'Husserl et la
Verborgenheit d'Heidegger, tout en les filtrant à travers le modèle gestaltiste
figure-fond conçu désormais en termes pleinement diacritiques 34.
L'ontologie merleau-pontienne en arrive donc à se définir comme une
souple navigation qui longe aussi bien l'archipel de la pensée husserlienne

32 Au sujet de ce domaine de discours, est très instructive la totalité de la note de travail du


mai 1960, d'où le premier des passages cités ci-dessus est tiré; Merleau-Ponty note ici : “Monde
et Être : leur rapport est celui du visible et de l'invisible (la latence) l'invisible n'est pas un autre
visible (‘possible’ au sens logique) un positif seulement absent. Il est Verborgenheit de principe
i.e. invisible du visible” (V.I., p. 305).
33 Dans Partout et nulle part Merleau-Ponty remarque que “Descartes avait entrevu dans un
éclair la possibilité d'une pensée négative” (S., p. 188), il décrivait l'esprit précisément comme
“infini de négation” (ibidem), mais délaissait par la suite cette intuition pour affirmer que l'idée
de l'infini précède celle de fini. Un tel résultat, selon Merleau-Ponty, aboutit alors à la notion
d'infini en tant qu'Unendlichkeit, pour laquelle cf. la note de travail du Visible et l'invisible datée
du 17 janvier 1959 (V.I., p. 223) ainsi que celle à laquelle nous avons renvoyé dans la note
précédente. Enfin, Merleau-Ponty voit dans la pensée cartésienne la présence d'une double
perspective ontologique, qu'il cherche à dégager, en se référant à la conception de la nature, dans
les cours du Collège de France qu'il consacre à ce sujet (cf. R.C., pp. 97-101 et pp. 125-127,
ainsi que N., pp. 26-39) et, en se référant à la conception de la vision, dans L'œil et l'esprit (cf.
O.E., pp. 51-58).
34 À propos de l'assimilation opérée par Merleau-Ponty entre l'Offenheit de Husserl et la
Verborgenheit de Heidegger, cf. à titre d'exemple la note de travail de mars 1959 (V.I., pp. 238-
239) et encore celle de mai 1960 (V.I., p. 305). Quant à la persistante influence du modèle
gestaltiste figure-fonde, sur lequel est façonné celui entre visible et invisible et par conséquent
celui entre monde et être, Merleau-Ponty note par exemple dans la marge d'une page du Visible
et l'invisible : “L'être est transcendant, veut dire justement : il est apparences se cristallisant, il
est plein et VIDE, il est GESTALT avec horizon, il est duplicité des plans” (V.I., p. 107, note
**).
97
que celui de la pensée heideggerienne maintenant toutefois son propre cap.
À l'intérieur de cette perspective ontologique, la foi perceptive se présente
alors comme l'accès au monde visible, où l'Être se manifeste et où,
simultanément, il se cache en tant que source même de la transcendance, se
définissant comme “l'identité dans la différence” (V.I., p. 279). C'est
précisément en vertu de cette configuration de l'Être que les choses et autrui
maintiennent à mon égard un écart : une distance qui est, ainsi qu'on l'a vu,
synonyme de notre proximité réciproque 35.
D’ailleurs, je fais l'expérience d'un même écart lorsque ma main touchée
se met à toucher, sans toutefois que cette “sorte de réflexion” qui se produit
ne puisse dépasser une réversibilité imminente. Significative apparaît alors
la façon dont Merleau-Ponty souligne que “toute réflexion est du modèle de
celle de la main touchante par la main touchée” (V.I., p. 257) : la distance à
laquelle l'Être se maintient toujours par rapport à notre ouverture empêche à
la réflexion de coïncider avec l'irréfléchi 36.

4.5. La résistance de l'irréfléchi à la réflexion


La “résistance de l'irréfléchi à la réflexion” que Merleau-Ponty constatait en
intervenant au Colloque de Royaumont consacré à la pensée d'Husserl finit
donc par trouver une place précise à l'intérieur de l'ontologie merleau-
pontienne. Les questions soulevées lors de cette intervention s'avèrent en
effet directement affrontées dès les premières pages du Philosophe et son
ombre, dans lesquelles Merleau-Ponty souligne le caractère problématique
que la réduction phénoménologique revêt dans la pensée husserlienne
même, puisque – explique-t-il – la réflexion vise par là à dévoiler un
irréfléchi “qui se retire dans sa transcendance sous le regard même qui va
l’y chercher” (S., p. 204). C'est précisément à partir de la constatation de ce
caractère problématique de la réduction phénoménologique que Merleau-
35 Dès la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty fait ressortir qu'à côté de la
transcendance du corps propre il y a celle des choses au regard de l'existence humaine.
Cependant, dans cette œuvre, en confirmation du fait qu'elle reste à l'intérieur de la distinction
entre sujet et objet, de tels mouvements demeurent juxtaposés l'un l'autre, bien qu'il y ait des
recoupements. Maintenant au contraire, l'insertion du corps et des choses dans le même tissu
ontologique, conçu diacritiquement, fait tomber la distinction entre sujet et objet ainsi que celle
entre activité et passivité, permettant de déterminer dans la structure même de l'Être la source de
la transcendance. À ce sujet, Taminiaux remarque donc que dans les derniers écrits de Merleau-
Ponty “ce mot même de transcendance a changé de signification, il ne désigne plus
l'échappement intentionnel à ce qui est simplement donné, mais l'appartenance à un Être qui se
réserve, un Être à distance, toujours ouvert, qui nous sollicite et nous tient, bien plus que nous
n'avons prise sur lui” (J. TAMINIAUX, L'expérience, l'expression et la forme dans l'itinéraire
de Merleau-Ponty, in ID., Le regard et l'excédent, Martinus Nijhoff, La Haye, 1977, p. 110).
36 Aussi Merleau-Ponty critique-t-il les philosophies réflexives et leur rappelle-t-il que
“rentrer en soi c'est aussi sortir de soi” (V.I., p. 74), autrement dit, que “notre pouvoir de rentrer
en nous” dans la réflexion “est exactement mesuré par un pouvoir de sortir de nous qui n'est ni
plus ancien ni plus récent que lui, qui en est exactement synonyme” (V.I., p. 56). C'est ce que
souligne également Claude Lefort en écrivant que “la réflexion ne s'accomplit, elle est seulement
imminente et toujours différée” (C. LEFORT, Le corps, la chair, in ID., Sur une colonne
absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, cit., p. 135).
98
Ponty voit Husserl indiquant, dans l'attitude naturelle, la vérité indépassable
de l'Urdoxa et que lui-même est poussé par conséquent à interroger à
nouveau la foi perceptive, afin de la questionner à propos de ce qu'il se
demandait au Colloque de Royaumont : “D’où vient cette résistance de
l'irréfléchi à la réflexion ?” 37. “Ce qui résiste en nous à la phénoménologie”
– répondent les pages de conclusion du Philosophe et son ombre – est
“l'être naturel, le principe ‘barbare’ dont parlait Schelling” (S., p. 225).
Nous avons en effet vu que l’interrogation adressée à la foi perceptive
indique l'être brut en tant qu'être à distance, qui, dans sa transcendance
constitutive, nous traverse et nous enveloppe tout en nous dépassant. La
conscience possède donc ce que Merleau-Ponty appelle un punctum
caecum, et il explique que “Ce qu'elle ne voit pas, c'est ce qui fait qu'elle
voit, c'est son attache à l'Être, c'est sa corporéité, ce sont les existentiaux par
lesquels le monde devient visible, c'est la chair où naît l'ob-jectum” (V.I.,
pp. 301-302) 38. C'est simplement parce qu'elle ignore son point aveugle,
que la réflexion peut penser réduire l'irréfléchi aux “actes spirituels” de la
conscience. La connaissance de ce point aveugle fait au contraire apparaître
le caractère problématique lui-même de la réduction phénoménologique
comme “difficulté de principe” (S., p. 225). Mais, se demande Merleau-
Ponty, “Husserl, dès le début, n'avait-il pas averti que toute réduction
transcendantale est inévitablement eidétique ? C'était dire que la réflexion
ne saisit le constitué qu'en son essence, qu’elle n’est pas coïncidence,
qu'elle ne se replace pas dans une production pure, mais re-produit
seulement le dessin de la vie intentionnelle. Il présente toujours le ‘retour à
la conscience absolue’ comme un titre pour une multitude d'opérations qui
s'apprennent, s'effectuent peu à peu, et ne sont jamais achevées. Jamais nous
ne nous confondons avec la genèse constitutive, et c'est à peine si nous
l'accompagnons sur de courts segments” (S., p. 226) 39.
37 M. MERLEAU-PONTY, Intervention au Troisième Colloque philosophique de
Royaumont, “L'œuvre et la pensée de Husserl” (23-30 avril 1957), publié dans Husserl, Cahiers
de Royaumont, III, Éd. de Minuit, Paris, 1959, pp. 158.
38 Au sujet de ce “point aveugle” cf. également V.I., p. 55.

39 Ces considérations figurent de même dans le premier chapitre du Visible et l'invisible,


intitulé “Réflexion et interrogation” : “C'est ce que Husserl mettait franchement en lumière
quand il disait que toute réduction transcendantale est aussi réduction eidétique, c'est-à-dire :
tout effort pour comprendre du dedans, et à partir des sources, le spectacle du monde exige que
nous nous détachions du déroulement effectif de nos perceptions et de notre perception du
monde, que nous nous contentions de leur essence, que nous cessions de nous confondre avec le
flux concret de notre vie pour retracer l'allure d'ensemble et les articulations principales du
monde sur lequel elle ouvre” (V.I., p. 70). Puis encore : “en reconnaissant que toute réflexion est
eidétique et, à ce titre, laisse subsister le problème de notre être irréfléchi et de celui du monde,
Husserl n'a fait qu'accepter le problème que l'attitude réflexive élude d'ordinaire, la discordance
entre sa situation de départ et ses fins” (V.I., p. 71). Merleau-Ponty synthétise le parcours
philosophique qui conduit Husserl à de tels aboutissements dans le résumé du cours tenu au
Collège de France en 1958-59 (cf. R.C., pp. 149-153). Sur l'affirmation de Husserl selon laquelle
“toute réduction transcendantale est inévitablement eidétique”, Merleau-Ponty portait un
jugement différent dans la Phénoménologie de la perception : “Il serait contradictoire d'affirmer
à la fois que le monde est constitué par moi et que, de cette opération constitutive, je ne puis
99
Par ces considérations, il en résulte alors le dénouement définitif de la
tension irrésolue décelable dans l'avant-propos à la Phénoménologie de la
perception entre l'affirmation que “le plus grand enseignement de la
réduction est l'impossibilité d'une réduction complète” (P.P., p. VIII) et
l'idée que “la réduction eidétique c'est […] la résolution de faire apparaître
le monde tel qu'il est avant tout retour sur nous-mêmes, c'est l'ambition
d'égaler la réflexion à la vie irréfléchie de la conscience” (P.P., p. XI). Dans
une des notes de travail qui accompagnent Le visible et l'invisible Merleau-
Ponty reprend en effet la première des positions qu'on vient de dégager et il
en explicite la portée ontologique en affirmant que “le passage de la
philosophie à l'absolu, au champ transcendantal, à l'être sauvage et
‘vertical’ est par définition progressif, incomplet. Cela à comprendre non
comme une imperfection […] mais comme thème philosophique :
l'incomplétude de la réduction […] n'est pas un obstacle à la réduction, elle
est la réduction même, la redécouverte de l'être vertical” (V.I. p. 232) 40.
Cette redécouverte de l'être vertical vers laquelle Merleau-Ponty se sent
conduit par l'ombre de la pensée husserlienne révèle donc comme
“insensée” la “tentative […] de tout soumettre aux bienséances de la
conscience” (S., p. 227). À la lumière de l'analyse menée sur les
échantillons de constitution pré-théorétique présentés par Husserl et à la
lumière du rapport entre réflexion et irréfléchi qui s'en est dégagé, ce même
texte affirme en effet que la conscience se présente non comme un domaine
préalable et transparent d'opérations constituantes, mais plutôt comme un
artefact constitué à son tour à partir de l'être brut ou vertical qui enveloppe
en son horizon tout le champ des constructions humaines 41. La
redécouverte de l'être vertical apparaît donc comme la redécouverte de
l'étonnement dont notre foi perceptive est nourrie : l'étonnement de l'il y a.
Dans les derniers écrits de Merleau-Ponty, l'expression il y a apparaît, en
fait, comme une autre tentative pour désigner précisément la dimension
inaugurale et indivise de l'Être dans laquelle notre corps et les choses se
trouvent mélangés réciproquement 42. Plutôt que la formule de Leibniz
saisir que le dessin et les structures essentielles; il faut que je voie paraître le monde existant, et
non pas seulement le monde en idée, au terme du travail constitutif, faute de quoi je n'aurai
qu'une construction abstraite et non pas une conscience concrète du monde” (P.P., pp. 430-431).
40 Taminiaux met ainsi en évidence que – à la différence de la deuxième des positions
reconnaissables dans la Phénoménologie de la perception – “dès lors la réduction n'est plus
reconduction à un pour-soi présupposé, mais dévoilement de diverses dimensions de
différenciation” (J. TAMINIAUX, L'expérience, l'expression et la forme dans l'itinéraire de
Merleau-Ponty, in ID., Le regard et l'excédent, Martinus Nijhoff, La Haye, 1977, p. 109).
41 En ce sens Merleau-Ponty définit la conscience constituante comme “l'imposture
professionnelle du philosophe” (S., p. 227). Une des notes de travail du Visible et l'invisible dans
lesquelles apparaît l'autocritique merleau-pontienne de la notion de Cogito tacite souligne en
outre que “C'est par la combinaison de mots […] que je constitue la conscience constituante”
(V.I., p. 225).
42 La définition de l'être que Merleau-Ponty recherche – explique-t-il dans un passage du
Visible et l'invisible – “doit retrouver l'être avant le clivage réflexif, autour de lui, à son horizon,
non pas hors de nous et non pas en nous, mais là où les deux mouvements se croisent, là où ‘il y
100
“Pourquoi y-a-t-il l'être et non le néant ?”, Merleau-Ponty préfère donc,
comme expression de l'interrogation philosophique, la question “Que sais-je
?”, précisant que celle-ci signifie “non seulement ‘qu'est-ce que savoir ?’ et
non seulement ‘qui suis-je ?’, mais finalement : ‘qu'y a-t-il ?’, et même :
‘qu'est-ce que le il y a ?’” (V.I., p. 171). Quant à la question de Leibniz,
Merleau-Ponty observe dans Partout et nulle part qu'elle demeure pour le
philosophe allemand “comme une preuve par l'absurde ; ce n'est que le
fond, le minimum d'ombre nécessaire pour faire paraître la production
souveraine de l'Être par lui-même” (S., p. 188), puisqu'il partage avec les
autres représentants du “grand rationalisme” du XVIIème siècle la
conception de l'être comme infini positif. Si cette dernière, ainsi qu'on a vu
ci-dessus, finit par réduire l'être à l'état d'objet de la pensée et par le
concevoir comme positivité absolue et comme la solution de la question
philosophique, à l'inverse la configuration de l'être comme infini négatif,
que fournit Merleau-Ponty, exclut cette possibilité, car – affirme-t-il dans
Le visible et l'invisible – l'interrogation s'avère dans ce cas “non pas un
néant que l'être plein viendrait obturer, mais question accordée à l'être
poreux qu'elle questionne” (V.I., p. 138). L'interrogation philosophique se
présente alors comme une interrogation sans solution aux deux sens du
terme, sans pause et sans conclusion : “elle – poursuit le passage
précédemment cité – n'obtient pas réponse, mais confirmation de son
étonnement” (ibidem).
L'étonnement émerge ainsi avec une épaisseur ontologique qui restait
non développé dans les écrits merleau-pontiens de l'immédiat après-guerre
et qui dicte aux derniers l'entrelacement serré entre méditation esthétique et
recherche ontologique que nous avions déjà eu l'occasion d'observer au
début de ce chapitre 43. C'est en effet grâce à l'exemple de l'artiste que le
a’ quelque chose” (V.I., p. 130). L'il y a répond de cette façon à l'exigence, dont nous avons déjà
relevé la présence à ce stade de la pensée de Merleau-Ponty, de repenser l'exorde de
l'interrogation philosophique : il s'agit d'un exorde différent non seulement de celui des
philosophies réflexives et de la philosophie sartrienne du négatif, mais aussi de celui de la
Phénoménologie de la perception. En effet, si cet ouvrage tend à voir dans la vie perceptive la
dimension inaugurale, cette dernière prend maintenant les caractères ontologiques de l'indivision
et révèle en outre, dans l'expression il y a qui la désigne, sa contiguïté avec la pensée de
Heidegger, cette expression traduisant dans la version française de Sein und Zeit l'allemand es
gibt de l'Être (mais, à propos de cette traduction, cf. les réserves avancées par Heidegger dans
Brief über den Humanismus, édition bilingue, cit., p. 87). S'agissant de la nouveauté que l'il y a
représente à l'intérieur de la méditation de Merleau-Ponty, cf. aussi S. MANCINI, Sempre di
nuovo. Merleau-Ponty e la dialettica dell'espressione, Franco Angeli, Milan, 1987, pp. 115-116
et, de façon plus générale, sur le point de départ – différent par rapport à la Phénoménologie de
la perception – recherché par Merleau-Ponty pendant la dernière phase de sa pensée, G. B.
MADISON, La phénoménologie de Merleau-Ponty. Une recherche des limites de la conscience,
cit., pp. 181-182, note 12.
43 Tilliette souligne précisément combien la tournure explicitement ontologique de la dernière
production merleau-pontienne est nourrie par l'approfondissement de la réflexion sur l'art, qui
parvient à occuper selon lui “le centre secret de la méditation de Merleau-Ponty” (X.
TILLIETTE, L'esthétique de Merleau-Ponty, “Rivista di Estetica”, n. 1, 1969, p. 116). Sur le
thème de l’étonnement, avec une attention particulière à cette phase de la pensée de Merleau-
Ponty, cf. aussi B. CAVALERI, Sguardi e parole: lo stupore. Il paesaggio della “nuova
101
philosophe apprend à moduler sa question, qui ne cherche pas de réponse,
mais une nourriture de son propre étonnement : “Durerait-il des millions
d'années encore, le monde, pour les peintres, s'il en reste, sera encore à
peindre, il finira sans avoir été achevé” (O.E., p. 90) 44.
L'étonnement se confirme donc non seulement comme le début mais aussi
comme le but de la recherche philosophique. Dans l'avancement de la
réflexion de Merleau-Ponty, on assiste en fait à la progressive mise au point
d’une conception de la philosophie qui tend à voir en cet étonnement le
point de départ mais également d'arrivée de sa propre recherche appelée à
une inépuisable tâche de dévoilement. Il est en outre possible d'observer
comment la consolidation d'une telle conception traverse de façon
particulière les pages merleau-pontiennes dédiées à la méditation sur l'art et
le langage : dans celles-ci on voit peu à peu s'affirmer la conviction que la
réflexion n'est pas coïncidence avec le logos silencieux et “sauvage” de la
vie irréfléchie, mais la promotion de celui-ci en logos parlé, et
simultanément le langage se définit comme système de différences qui n'a
toujours de sens qu'indirectement. C'est sur la base de tous ces acquis que la
physionomie de l'ontologie merleau-pontienne parvient à se modeler.
L'impossibilité pour la réflexion de coïncider avec l'irréfléchi renvoie à la
structure même de l'Être qui, comme on l’a vu, se trouve pris dans une
relation de manifestation et simultanément de dissimulation par rapport au
monde. Il demande par suite d'être exploré au moyen d'une méthode
précisément indirecte, qui toujours à nouveau sache saisir latéralement,
dans les aspects où l'Être se donne, ceux dans lesquelles il se soustrait, qui
indique obliquement ses écarts dans ses membrures et qui soit consciente
qu'elle ne parviendra jamais à le rendre définitivement explicite.
Cette conception est indiquée d'une façon lucide dans une note de travail
du Visible et l'invisible : “On ne peut faire de l'ontologie directe. Ma
méthode ‘indirecte’ (l'être dans les étants) est seule conforme à l'être – ‘
négative’ comme ‘théologie négative’” (V.I., p. 233). Voici donc
l'inépuisable tâche confiée à la philosophie : dévoiler indirectement, à
travers les étants, la “différence ontologique” (V.I., p. 324) entre eux et
l'Être 45.
Ainsi se confirme la syntonie – du moins d'intentions – entre l'ontologie
merleau-pontienne et celle d'Heidegger, toutes deux tendues à repousser
toute tentative de réduire le monde et l'être, en les considérant comme objet
ontologia”, “aut aut”, n. 232-233, juillet-octobre 1989, pp. 43-62, et M. GAGNON, Étonnement
et interrogation. Essai sur Merleau-Ponty, “Revue philosophique de Louvain”, n. 3, août 1995,
pp. 370-391.
44 La formulation utilisée par Michel Deguy pour exprimer ces aboutissements de la pensée
de Merleau-Ponty nous semble particulièrement efficace : “Il s'agit de réapprendre, sur un
chemin voisin de celui où le peintre s'étonne, l'admiration ontologique” (M. DEGUY, Le visible
et l'invisible, “La Nouvelle Revue Française”, n. 138, 1964, p.1065).
45 Cette conception trouve déjà une formulation dans le résumé du second cours sur le
concept de Nature dispensé par Merleau-Ponty au Collège de France : “c'est peut-être une loi de
l’ontologie d'être toujours indirecte, et de ne conduire à l'être qu'à partir des êtres” (R.C., p. 125).
102
des opérations de la conscience, à l’intérieur d'un ordre humain qui se veut
exhaustif. D'autre part, il ne faut pas oublier que Merleau-Ponty se sent
guidé vers de tels résultats par l'ombre de la pensée husserlienne : alors que
“la métaphysique reste coïncidence” (V.I., p. 169), la descente, sur les
traces d'Husserl, dans notre dimension “archéologique” a fini par entrouvrir,
comme nous l'avons observé jusqu'ici, une nouvelle perspective
ontologique prise dans l'entre-deux “entre la Nature transcendante, l'en soi
du naturalisme, et l'immanence de l'esprit, de ses actes et de ses noèmes”
(S., p. 209) 46. Selon Merleau-Ponty, l'“impensé” de Husserl consiste
précisément dans cette nouvelle perspective ontologique, que, à son avis, le
philosophe allemand a néanmoins indiqué lorsqu'il a dévoilé “un envers des
choses que nous n'avons pas constitué” (S., p. 227), c'est-à-dire lorsqu'il a
révélé “ces êtres, au-dessous de nos idéalisations et de nos objectivations,
qui les nourrissent secrètement, et où l'on a peine à reconnaître des noèmes”
(ibidem). À ce propos, Merleau-Ponty attire l'attention sur la notion de
Terre élaborée par Husserl dans Umsturz der kopernikanischen Lehre … 47.
Sur une telle notion et sur ce texte – que, comme nous le savons, il avait eu
l'occasion de lire lors de son premier séjour à Louvain en 1939 48, alors que
le texte était encore inédit et qui apparaît en effet dans la liste des “Travaux
cités” à la fin de la Phénoménologie de la perception (P.P., p. 523) –

46 À propos de l'essai Le philosophe et son ombre auquel nous nous référons, Landgrebe
remarque justement que, avec Le visible et l'invisible, il “le [i.e. : Merleau-Ponty] présente sur le
chemin inachevé d’un rapprochement toujours plus étroit à la pensée de Husserl” (L.
LANDGREBE, Merleau-Pontys Auseinandersetzung mit Husserls Phänomenologie, in ID.,
Phänomenologie und Geschichte, Gütersloher Verlagshaus Gerd Mohn, Gütersloh, 1968, p.
168). De son côté, Madison tend plutôt à relever dans Le philosophe et son ombre surtout
l'influence de la pensée de Heidegger (evoquée par ailleurs par Landgrebe lui-même), et en
particulier de la Lettre sur l'humanisme. Madison remarque, en effet, que “autant par l'expression
‘entre-deux’ qu'il emploie que par le sens de sa pensée ici, ce texte de Merleau-Ponty a une
profonde résonance heideggerienne” (G. B. MADISON, La phénoménologie de Merleau-Ponty.
Une recherche des limites de la conscience, cit., p. 185, note 14). Cela ne fait, à notre avis, que
confirmer la façon dont, dans la dernière période de la méditation merleau-pontienne, les
éléments croissants de consonance avec Heidegger ne sont pas disjoints de l'approfondissement
de la réflexion sur la pensée de Husserl, comme, d'autre part, l'a montré très précisément F.
DASTUR, Monde, chair, vision, dans Merleau-Ponty, le psychique et le corporel, éd. par A.-T.
Tymieniecka, Aubier, Paris, 1988, pp. 115-144. Merleau-Ponty lui-même, d'ailleurs, exprime la
conviction que l'ordre de considérations ouvert par l'exploration de notre dimension
archéologique rapproche la philosophie de Husserl de celle de Heidegger (Cf. M. MERLEAU-
PONTY, Husserl et la notion de Nature. Notes prises au cours de Maurice Merleau-Ponty, par
X. Tilliette, cit., p. 267).
47 Cf. E. HUSSERL, Umsturz der kopernikanischen Lehre in der gewöhnlichen
weltanschaulichen Interpretation. Die Ur-Arche Erde bewegt sich nicht. Grundlegende
Untersuchungen zum phänomenologischen Ursprung der Körperlichkeit, der Räumlichkeit der
Natur im ersten naturwissenschaftlichen Sinne (7-9 mai 1934), in Philosophical Essays in
Memory of Edmund Husserl, ed. by M. Farber, Harvard University Press, Cambridge
(Massachusetts), 1940, pp. 307-325, tr. fr. de D. Franck, L'arche-originaire Terre ne se meut
pas, “Philosophie”, n. 1, janvier 1984, pp. 5-21.
48 Cf. H. L. (van) BREDA, Merleau-Ponty et les Archives-Husserl à Louvain, “Revue de
Métaphysique et de Morale”, a. LXVII, n. 4, octobre 1962, pp. 410-430.
103
Merleau-Ponty revient avec une insistance particulière au cours de la
dernière période de sa méditation philosophique, et y concentre son intérêt –
outre que dans Le philosophe et son ombre – dans le premier des cours
dispensés au Collège de France sur “Le concept de Nature” (1956-57) et
dans celui intitulé “Husserl aux limites de la phénoménologie” (1959-60) 49.

4.6. Le “type d'être” de la Terre


Merleau-Ponty remarque qu'au dessous du monde peuplé de Körper placés
en face de la prétendue conscience constituante de l'homme copernicien, la
recherche archéologique de Husserl a abouti à la redécouverte de la Terre,
qui apparaît – avant sa conversion même en Körper – comme Boden “en
deçà du repos et du mouvement, étant le fond sur lequel se détache tout
repos et tout mouvement” (R.C., p. 169).
La Terre décrite par Husserl se dessine ainsi “selon un type d'être qui
comprend toutes les possibilités ultérieures de l'expérience. C’est quelque
chose d'initial, une possibilité de réalité, la terre comme un fait pur, le
berceau, la base et le sol de toute expérience” 50. Le “type d'être” de la Terre
paraît donc celui que plus haut nous avons vu Merleau-Ponty désigner
comme il y a 51, et les caractères qui maintenant en sont relevés rappellent, à
leur tour, ceux du “monde perceptif ‘amorphe’” qui, dans la note de travail
avec laquelle nous avons débuté ce chapitre, est évoqué par Merleau-Ponty
à propos de sa réflexion sur la peinture et est caractérisé “comme contenant
tout ce qui sera jamais dit, et nous laissant pourtant à le créer” (V.I., p. 224).
Le type d'être que Merleau-Ponty reconnaît dans la description husserlienne
de la Terre est, en somme, l'être brut ou sauvage, cet être naturel qu'à son
avis Husserl redécouvre sous-tendu à la Nature-objet cartésienne et décrit
comme “chance offerte à la corporéité et à l'intersubjectivité” 52. Doté d'une
telle connotation, le monde perçu que Merleau-Ponty identifie maintenant
avec l'Être brut ou sauvage 53 montre alors d’avoir perdu ses caractères de
corrélatif des projets du sujet qui lui sont attribués dans la Phénoménologie
de la perception, au profit d'une physionomie – à son tour reprise,
approfondie et rectifiée dans la perspective de l'ontologie – qui dans cette

49 Quant au premier de ces deux cours, en plus du résumé et des notes cf. M. MERLEAU-
PONTY, Husserl et la notion de Nature. Notes prises au cours de Maurice Merleau-Ponty, par
X. Tilliette, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a. LXX, n. 3, 1965, pp. 264 sq.; quant au
second, les notes préparatoires ont été publiées in M. MERLEAU-PONTY, Notes du cours sur
“L’origine de la géométrie” suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, sous
la direction de R. Barbaras, P.U.F., Paris, 1998, pp. 11-92. Pour le commentaire à l’Umsturz der
kopernikanischen Lehre, cf. en particulier pp. 82 sq.
50 Ibidem, p. 264.

51 De l'“‘il y a’ préalable” L'œil et l'esprit parle, en effet, comme du “sol du monde sensible et
du monde ouvré tels qu'ils sont dans notre vie, pour notre corps” (O.E., p. 12).
52 M. MERLEAU-PONTY, Husserl et la notion de Nature. Notes prises au cours de Maurice
Merleau-Ponty, par X. Tilliette, cit., p. 267.
53 “L'Être brut ou sauvage (= monde perçu)” (V.I., p. 223; c’est l’auteur qui souligne).

104
œuvre était ébauchée, ne serait-ce que sommairement, dans la notion de
“pré-monde”, dont nous avons précisément vu le lien avec la réflexion
contemporaine de Merleau-Ponty sur la peinture dans le premier chapitre de
ce travail 54. Dans cette œuvre, le “pré-monde” se précisait, en effet, comme
horizon inépuisable et insurmontable du monde perçu, comme “monde pré-
humain” puisque non constitué par les hommes, comme le “monde naturel”
conçu en tant que possibilité même du monde culturel. Il s'agit là
précisément du “type d'être” sur lequel l'ontologie merleau-pontienne de
l'être brut se concentre et qui est illustré dans la description husserlienne de
la Terre. Cette dernière – souligne Merleau-Ponty – se trouve “toujours en
marge de ma perception, comme cadre ou niveau” 55 qui “fonde une pré-
existence ou une existence primordiale” 56 étant “matrice de notre temps
comme de notre espace” (S., p. 227) et par conséquent siège de notre
Urhistorie : elle est l'Ur-Arche – comme la définit Husserl – où notre
dimension archéologique se trouve inextirpablement plongée et dans
laquelle s'enracine aussi, pour cette même raison, tout possible pour nous.
Dans le type d'être de la Terre vu comme “possibilité de réalité” s'exprime
donc une conception du possible comme horizon même de l'actuel 57, sur la
54 On notera à ce propos que notre hypothèse de lecture, si elle concorde avec celle de
Madison lorsqu’il affirme que dans la dernière phase de la pensée merleau-pontienne le monde
perçu cesse d'être conçu comme corrélatif de la projectualité subjective (cf. G. B. MADISON,
op. cit., p. 220), s’en éloigne par contre de par l'évaluation de la notion de pré-monde comme
préfiguration, bien sûr encore non précisée dans ses implications ontologiques, du “type d'être”
brut ou sauvage sur lequel est axée la méditation finale de Merleau-Ponty. En effet, après avoir
rappelé que dans la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty se bornait à toucher la
question de l'être naturel “qu'il reconnaissait comme une sorte d'en deçà du monde
phénoménologique, comme une sorte de pré-monde sur lequel le monde perçu comme corrélat de
l'existence se prélève” (ibidem, p. 184) et après avoir observé que, dans l'interprétation merleau-
pontienne, “la Terre, semble-t-il, est ce pré-monde sur lequel se prélève le monde
phénoménologique […], c'est-à-dire qu'elle est le sol invisible qui soutient le rapport sujet-
monde et qui le rend possible” (ibidem, p. 186), Madison affirme par contre qu’avec la notion de
pré-monde la Phénoménologie de la perception se bornait à “retoucher” la notion sartrienne
d'être en soi et que, “quoi qu'il en soi, l'‘Être’ du Visible et l'Invisible n'a rien à voir avec cet
‘être’ de la Phénoménologie” (ibidem, p. 220). Il ne nous semble pas possible de partager un tel
jugement, parce que Merleau-Ponty, dans les chapitres de la Phénoménologie de la perception
consacrés au problème d'autrui et à celui de la liberté, polémique contre les conceptions de tels
problèmes qui dérivent précisément de l'opposition sartrienne entre en soi et pour soi, en ne se
bornant pas à effectuer une retouche, mais en indiquant au contraire dans la corrélation
perceptive entre sujet et monde les racines mêmes de l'intersubjectivité et de la liberté. Dans
cette corrélation avec le sujet, le monde perçu est, en effet, situé sur un pré-monde qui se
présente comme son horizon de possibilité et non pas, comme dans le cas de l'en soi sartrien,
comme être statique auquel la conscience se sent ontologiquement opposée et qu'elle tend à
néantiser. Précisément en tant qu'il est horizon brut de possibilité, le pré-monde nous semble
alors préfigurer l'être sauvage et latent que l'ontologie du dernier Merleau-Ponty indique comme
fond, non plus – certes – de la corrélation entre sujet percevant et monde perçu, mais de la co-
appartenance du voyant et du visible qui sont, tous deux, prélevés précisément sur ce fond.
55 M. MERLEAU-PONTY, Husserl et la notion de Nature. Notes prises au cours de Maurice
Merleau-Ponty, par X. Tilliette, cit., p. 266.
56 Ibidem, p. 267.

57 “Toute possibilité est une variante de notre réalité, est possibilité de réalité effective
105
base de laquelle, selon Merleau-Ponty, la Nature peut être retrouvée – en
deçà de l'alternative entre mécanisme et finalisme qui renvoient tous deux à
l'idée cartésienne de l'être naturel en tant qu'être-objet – “comme
productivité orientée et aveugle” (R.C., p. 117) : non seulement Ur-Arche,
donc, mais aussi telos qui n'implique pas toutefois des développements
nécessaires, mais dessine plutôt le halo de possibilité – l'invisible – du
monde actuel dans lequel nous sommes enracinés par notre corporéité, et
trace donc notre dimension téléologique comme prolongement de sa propre
productivité.
Comme nous aurons l’occasion d’observer d’une façon plus étendue dans
notre dernier chapitre, une telle configuration de la téléologie offerte par la
production naturelle – une téléologie sui generis, rappelle Merleau-Ponty,
puisqu'elle n'implique pas la “conformité de l'événement à un concept”
(R.C., p. 117) – trouve son explicitation ontologique dans la phrase qui
conclut Le philosophe et son ombre : “L'irrélatif, désormais, ce n'est pas la
nature en soi, ni le système des saisies de la conscience absolue, et pas
davantage l'homme : mais cette ‘téléologie’ dont parle Husserl, – qui s'écrit
et se pense entre guillemets –, jointure et membrure de l'Être qui s'accomplit
à travers l'homme” (S., p. 228).
Merleau-Ponty réussit ainsi à trouver, dans la notion de Terre et plus
généralement dans la méditation husserlienne sur l'être naturel, ce qui
inspire explicitement sa recherche sur la Nature : “une introduction à la
définition de l'être” (R.C., p. 125) : être “amorphe”, selon l'expression par
laquelle il qualifie maintenant le monde perceptif, ou “polymorphe” (O.E.,
p. 48), comme indiqué dans L'œil et l'esprit, parce que source inépuisable de
possibilité, “être préconstitué” (S., p. 235), et dans ce sens “sauvage”, car
sous-tendu à toute objectivation opérée par l'homme.
“Bon gré mal gré, contre ses plans et selon son audace essentielle, Husserl
réveille un monde sauvage et un esprit sauvage. Les choses sont là, non plus
seulement, comme dans la perspective de la Renaissance, selon leur
apparence projective et selon l'exigence du panorama, mais au contraire
debout, insistantes, écorchant le regard de leurs arêtes, chacune
revendiquant une présence absolue qui est incompossible avec celle des
autres, et qu'elles ont pourtant toutes ensemble, en vertu d'un sens de
configuration dont le ‘sens théorétique’ ne nous donne pas idée” (S., p.
228).
Ces paroles rappellent inévitablement les pages de L'œil et l'esprit 58, la
dernière méditation que Merleau-Ponty consacre à la peinture, à la peinture

(Möglichkeit an Wirklichkeit)…” (S., pp. 227-228). Une définition analogue du possible apparaît
dans le résumé du second cours consacré au “Concept de Nature” (1957-1958) : “le possible
conçu, non plus comme un autre actuel éventuel, mais comme un ingrédient du monde actuel lui-
même, comme réalité générale” (R.C., p. 137). Toujours à ce propos cf. de même V.I., pp. 281-
282.
58 M. MERLEAU-PONTY, L'œil et l'esprit, daté de juillet-août 1960, “Art de France”, n. 1,
janvier 1961, pp. 187-208, ensuite Gallimard, Paris, 1964.
106
moderne – celle-là même qui a bouleversé la perspective de la Renaissance
– et à l'œuvre de Cézanne en particulier. Non moins que celle de Husserl, en
effet, la recherche de la peinture moderne se présente, dans ce texte, comme
recherche “archéologique” susceptible de réveiller “un monde sauvage et un
esprit sauvage” où s'exprime une nouvelle définition de l'Être 59. Le sens de
ce “pré-monde où il n'y avait pas encore d'hommes” (P.P., p. 372) peint
dans les paysages de Cézanne se précise ainsi, dans la dernière période de la
pensée de Merleau-Ponty, comme le sens même de l'Être, et sa réflexion sur
la peinture acquiert, dans L'œil et l'esprit, une portée ontologique explicite
dès les paroles significatives de Cézanne qui en constituent l'exergue : “ce
que j'essaie de vous traduire est plus mystérieux, s'enchevêtre aux racines
mêmes de l'être, à la source impalpable des sensations” (O.E., p. 8) 60.

4.7. Ontologie et peinture


L'œil et l'esprit, au sujet des analyses menées par Descartes dans la
Dioptrique, souligne, en effet, qu'elles “rendent sensible que toute théorie
de la peinture est une métaphysique” (O.E., p. 42) et montre comment,
contrairement à ce qu’y est affirmé s'agissant de Descartes, on peut dire de
Merleau-Ponty que “la peinture […] est […] pour lui une opération centrale
qui contribue à définir notre accès à l'être” (ibidem).
En quoi consiste cette contribution ? Merleau-Ponty, reprenant,
approfondissant et rectifiant sa méditation précédente dans la perspective de
l'ontologie, écrit que “notamment la peinture” puise à la “nappe de sens
brut” (O.E., p. 13). En effet – explique L'œil et l'esprit –, directement et
silencieusement, elle interroge l'énigme de la vision, énigme qui ne fait
qu'un avec celle du corps comme voyant et visible à la fois, puisque c'est
précisément en vertu de l'énigmatique spécificité de ce dernier que – dans le
cœur du visible auquel il participe – s'allume le phénomène de la vision.
Lorsque ce phénomène est inauguré – souligne Merleau-Ponty – par lui
“nous touchons le soleil, les étoiles, nous sommes en même temps partout,
aussi près des lointains que des choses proches, et […] même notre pouvoir
de nous imaginer ailleurs […], de viser librement, où qu’ils soient, des êtres
réels, emprunte encore à la vision, remploie des moyens que nous tenons
d'elle” (O.E., pp. 83-84). L'imaginaire, en effet, n'est pas une faculté de
remplacement ni un ersatz de la réalité ; il n'exprime pas une simple
absence ou quelque chose de totalement autre par rapport au réel. D’un
certain point de vue – celui de notre complicité charnelle avec le monde, à
partir de laquelle l'imaginaire germe en même temps que la vision –

59 Comme l'explique Landgrebe, ce “monde sauvage” et cet “esprit sauvage” sont précisément
ce que nous avons vu Merleau-Ponty désigner comme “ce qui résiste […] à la phénoménologie”
(cf. L. LANDGREBE, Merleau-Pontys Auseinandersetzung mit Husserls Phänomenologie, in
ID., Phänomenologie und Geschichte, cit., p. 174).
60 Il a été finement observé que “Merleau-Ponty citait si volontiers ce mot de Cézanne que le
lecteur n’y peut voir qu'une invitation à l'approche de son œuvre propre” (A. ROBINET, op. cit.,
p. 3).
107
l'imaginaire se trouve même dans un rapport de contiguïté avec l'actuel,
puisque dans l'imaginaire s'exprime la résonance que l'actuel suscite dans
notre chair. L'image picturale doit donc être considérée, par rapport au
domaine de l'actuel, comme “sa pulpe ou son envers charnel pour la
première fois exposés aux regards” (O.E., p. 24). L'on retrouve ainsi le refus
de la conception de l'art comme reflet de la réalité et l'idée de la création
artistique comme déploiement visible de ce qui, autrement, resterait enfermé
dans l'univers individuel de chacun, que Merleau-Ponty affirmait déjà dès
Le doute de Cézanne. Mais L'œil et l'esprit veut surtout mettre en lumière
ici que la vision – contrairement à ce que Descartes tend à affirmer dans la
Dioptrique en la concevant comme modalité de la pensée – conteste
radicalement ce que Merleau-Ponty définit “le clivage du réel et de
l'imaginaire” (R.C., p. 69) 61. Elle inaugure un univers magique, “onirique”
– l'univers de la réversibilité entre visible et invisible, présence et absence,
réel et imaginaire – cet univers que la peinture exhibe justement en ce
qu’elle interroge l'énigme de la vision.
La formule qui définit la peinture comme interrogation de cette énigme
demande alors à être comprise dans toutes ses implications. À ce sujet,
Merleau-Ponty souligne que “l'interrogation de la peinture […] c'est la
question de celui qui ne sait pas à une vision qui sait tout, que nous ne
faisons pas, qui se fait en nous” (O.E., p. 30). C’est pourquoi dans une note
de travail du Visible et l'invisible – dont les termes rappellent presque
littéralement la phrase ci-dessus – il demande de “retrouver cette vision des
origines, ce qui se voit en nous, comme la poésie retrouve ce qui s'articule
en nous, à notre insu” (V.I., p. 261) 62. C'est la vision ainsi conçue que la
peinture interroge, non pas, donc, pour en résoudre l'énigme – qui, au
contraire, ne cesse de l'alimenter – mais pour nous le faire voir, pour
retrouver et témoigner de “ce qui se voit en nous”. Lorsque, dans sa
méditation, la dimension de la subjectivité vient s'insérer dans celle de
l'ontologie, Merleau-Ponty tend, par conséquent, à voir dans l'opération
picturale, plus que le prolongement créatif de l'expérience perceptive du
peintre décrit dans Le doute de Cézanne et dans Le langage indirect et les
voix du silence, l'expression de la Visibilité envisagée, comme nous l'avons
61 Déjà dans son cours sur “Les relations avec autrui chez l'enfant”, tenu à la Sorbonne en
1950-51, Merleau-Ponty affirme que “le visuel est le sens du spectacle, de l'imaginaire” (B.P., p.
302; c’est l’auteur qui souligne).
62 Les deux citations que nous venons de reproduire se réfèrent à cette déclaration de Max
Ernst : “de même que le rôle du poète, depuis la célèbre lettre du voyant, consiste à écrire sous la
dictée de ce qui se pense, ce qui s'articule en lui, le rôle du peintre est de cerner et de projeter ce
qui se voit en lui” (G. CHARBONNIER, Le Monologue du peintre I, Julliard, Paris, 1959, p. 34).
Merleau-Ponty apparaît ainsi en une syntonie implicite avec les expériences poétiques
inaugurées par la Lettre du voyant de Rimbaud, syntonie qu'il exprimait déjà, d'ailleurs, dans sa
conférence L'homme et l'adversité, dans laquelle il remarquait que “Si divergentes qu'elles aient
pu être, les entreprises de Mallarmé et de Rimbaud avaient ceci de commun qu'elles délivraient
le langage du contrôle des ‘évidences’ et se fiaient à lui pour inventer et conquérir des rapports
de sens neufs” (S., p. 295). Nous reviendrons plus longuement sur cela dans notre dernier
chapitre.
108
vu, d'un point de vue ontologique. C'est précisément cette caractérisation
qui définit, dans la phase présente de la philosophie de Merleau-Ponty, la
particularité de la peinture – à la place de l'adhérence particulière à la vie
perceptive qui était à l'origine du privilège dont elle bénéficiait dans les
écrits qui lui avaient été consacrés précédemment – et c'est cette
caractérisation qui lui confère une valeur “métaphysique”. “Ce qui se voit
en nous” est, en effet, l'être charnel qui, comme le souligne L'œil et l'esprit,
dans la vision “en vient à manifester son propre sens” (O.E., p. 87) 63.
“Le sens second et plus profond du narcissisme” (V.I., p. 183), dont nous
avons vu Merleau-Ponty parler dans une page du Visible et l'invisible, est
donc un sens ontologique, que cette même page saisit aussi bien dans ses
implications esthétiques, dans la peinture, en évoquant la réciprocité de la
vision dont témoignent de nombreux peintres qui ont eu le sentiment que les
choses leur renvoyaient le regard qu'ils leur adressaient, que dans ses
implications affectives – implications qui malheureusement ne trouvent pas,
dans les pages laissées par Merleau-Ponty, le développement que l'on aurait
pu souhaiter –, dans le désir d'“être séduit, capté, aliéné par le fantôme”
(ibidem) de sa propre image 64.
Ce sens ontologique du narcissisme pourrait, somme toute, être défini
comme le désir, de la part de l'être charnel, de la vision de soi, désir qui
donne lieu à la déhiscence de l'être en voyant et visible, lesquels – en tant
qu'ils sont prélevés, précisément, dans la même chair – conservent un
rapport de réciprocité et peuvent, par conséquent, échanger leurs rôles,
comme cela arrive dans le cas de la vision qui s'instaure entre le corps du
peintre et les choses du monde, ou encore comme cela arrive à travers le
miroir.
C'est pour cela qu’une note de travail du Visible et l'invisible nous dit,

63 C'est là le sens de cette “téléologie” sui generis qui, comme nous l'avons vu, dans la phrase
finale de l'essai Le philosophe et son ombre était identifiée avec “l'irrélatif” et définie comme
“jointure et membrure de l'Être qui s'accomplit à travers l'homme” (S., p. 228).
64 Le lien étroit qu'il existe entre ces deux aspects est souligné par Lacan, lequel, précisément
dans la dernière méditation de Merleau-Ponty sur la peinture, le voit opérer un passage du champ
de la perception à celui du désir. Ainsi, à propos de L'œil et l'esprit, Lacan parle-t-il “d'un éros de
l'œil, d'une corporalité de la lumière” (J. LACAN, Maurice Merleau-Ponty, “Les Temps
Modernes”, n. 184-185, 1961, p. 253). La lecture de Pierre Kaufmann converge avec celle de
Lacan : selon Kaufmann, en effet, ce qui est visé dans la dernière philosophie de la peinture de
Merleau-Ponty “c'est le désir même de peindre” (P. KAUFMANN, De la vision picturale au
désir de peindre, “Critique”, a. XX, n. 211, 1964, p. 1063). Kaufmann voit, dans cet
aboutissement, les développements de la méditation que, déjà dans son cours intitulé “Les
relations avec autrui chez l'enfant” (1950-51), Merleau-Ponty avait consacrée à l'interprétation
du stade du miroir offerte, précisément, par Lacan.
À l'origine non seulement psychanalytique mais esthétique de la conception ontologique du
narcissisme élaborée par Merleau-Ponty fait allusion également P. GAMBAZZI, Fenomenologia
e psicoanalisi nell'ultimo Merleau-Ponty, “aut aut”, n. 232-233, juillet-octobre 1989, p. 117. Sur
le thème du narcissisme ontologique dans la philosophie de la peinture de Merleau-Ponty, cf.
également S. MANCINI, Il narcisismo della carne. Merleau-Ponty e l'interpretazione
ontologica della pittura, “aut aut”, n. 202-203, juillet-octobre 1984, pp. 136-148 et, en
particulier, p. 145.
109
condensant admirablement le sens ontologique du narcissisme, que “la chair
est phénomène de miroir” (V.I., p. 309 ; c'est l'auteur qui souligne), et c'est
pour cela que le miroir figure dans L'œil et l'esprit, à son tour, comme
emblème de la philosophie de la vision. Tout comme, sous d'autres aspects
– nous rappelle la note de travail du Visible et l'invisible que nous venons
de citer – l'expérience de la main touchée qui devient touchante, le miroir
illustre, en effet, la fission et la réflexivité de l'être charnel, en tant qu'il
opère “la métamorphose du voyant et du visible” (O.E., p. 34) 65. Celle-ci
est une définition, au demeurant, qui peut s'appliquer à la peinture elle-
même 66. Pour ce motif, ajoute Merleau-Ponty, les peintres ont souvent subi
la fascination du miroir, au point que certains d’eux “ont souvent aimé […]
à se figurer eux-mêmes en train de peindre, ajoutant à ce qu'ils voyaient
alors ce que les choses voyaient d'eux, comme pour attester qu'il y a une
vision totale ou absolue, hors de laquelle rien ne demeure, et qui se referme
sur eux-mêmes” (ibidem). Par cette “vision totale ou absolue”, ces peintres
ont donc mis en lumière la visibilité réversible – c'est-à-dire : pouvant à la
fois être vue et voir – de l'être charnel. Aussi, dans l’opération picturale –
tout comme, du reste, dans l'expérience perceptive, qui est inscrite et relue
dans la même perspective 67 – le dernier Merleau-Ponty voit-il, comme nous
l'avons déjà indiqué plus haut, une contribution décisive à la définition de
“notre accès à l'être”. La peinture, en effet, interroge et rend visible la vision
en tant que “moyen qui m'est donné […] d'assister du dedans à la fission de
l'Être” (O.E., p. 81) et offre ainsi un apport fondamental à l'élaboration
d'une nouvelle ontologie, puisqu'elle “brouille toutes nos catégories en
déployant son univers onirique d'essences charnelles, de ressemblances
efficaces, de significations muettes” (O.E., p. 35).
Puisque ce que nous venons de dire peut s'appliquer à toute expression
65 Il faut également souligner, à ce propos, que le miroir (toujours comme le cercle de la main
touchée qui touche à son tour) est l'emblème de l'avènement, devant mon corps, d'un corps
jumeau qui est chair de ma chair, avènement sur lequel se greffe l'avènement de l'intercorporéité
et du désir. Comme l'explique, en effet, le résumé du cours tenu par Merleau-Ponty au Collège
de France en 1959-60 sur “Nature et logos : le corps humain”, “Le schéma du corps propre,
puisque je me vois, est participable par tous les autres corps que je vois, c'est un lexique de la
corporéité en général, un système d'équivalences entre le dedans et le dehors, qui prescrit à l'un
de s'accomplir dans l'autre. Le corps qui a des sens est aussi un corps qui désire, et l'esthésiologie
se prolonge en une théorie du corps libidinal” (R.C., p. 178).
Le cours de 1950-51, déjà cité, consacré à “Les relations avec autrui chez l'enfant”, illustrait, à
son tour, l'analyse lacanienne du stade du miroir de cette façon : “L'enfant devient capable d'être
spectateur de lui-même. Il n'est pas seulement un moi senti, mais un spectacle; il est ce quelqu'un
qu'on peut regarder. […] En même temps, cette image du corps propre rend possible une sorte
d'aliénation, de captation, de moi par mon image spatiale. L'image me prépare à une autre
aliénation, celle de moi par autrui” (B.P., p. 302).
66 Kaufmann est donc fondé à souligner que “l'opération du peintre est préfigurée dans la
constitution même du corps” en tant que voyant-visible (P. KAUFMANN, De la vision picturale
au désir de peindre, cit., p. 1059).
67 Pour toutes les implications de la relecture de l'expérience perceptive dans cette
perspective, cf. J. TAMINIAUX, Le penseur et le peintre : Sur Merleau-Ponty, “La part de
l'œil”, n. 7, 1991, en particulier pp. 40-42.
110
picturale – “depuis Lascaux jusqu'aujourd'hui” (O.E., p. 26) – alors la
perspective planimétrique ne jouit d'aucun privilège qui puisse justifier sa
prétention de valoir comme “la loi fondamentale de la peinture” (O.E., p.
50). Non pas que, par cette observation – dont l'on sait qu’elle constitue un
motif récurrent de sa méditation 68 – Merleau-Ponty veuille enlever à la
peinture qui a utilisé la perspective planimétrique une position de privilège
pour l'attribuer, en revanche, à la peinture moderne en général ou à celle de
Cézanne en particulier 69. Bien au contraire, il ressort de L'œil et l'esprit que
ce que cet écrit affirme des différentes dimensions spatiales peut se dire de
toute opération picturale : à savoir que l'Être dont elles sont la manifestation
est “un Être polymorphe, qui les justifie toutes sans être complètement
exprimé par aucune” (O.E., p. 48) 70. La polémique de Merleau-Ponty est,
au contraire, dirigée contre la prétention qu’ont avancée, non pas les
peintres – souligne-t-il – mais les théoriciens de la Renaissance et Descartes
avec eux, en prenant la perspective planimétrique comme formule
universelle de définition de l'espace et de la vision : de l'espace comme être
68 Outre Le doute de Cézanne, cf. les considérations sur la perspective planimétrique
contenues dans le chapitre de la Phénoménologie de la perception consacré à “L'espace” (en
particulier P.P., pp. 300 sq.), dans Le langage indirect et les voix du silence (S., p. 61-63) et dans
La prose du monde, en particulier aux pp. 72-76 – dont sont tirées les pages de l'essai précédent
que nous venons d'indiquer – ainsi que dans le chapitre intitulé “L'expression et le dessin
enfantin”, duquel il ressort comment Merleau-Ponty considère la perspective planimétrique
comme l'équivalent, au niveau de la représentation de la vision, de l'algorithme conçu comme
“forme adulte” du langage pur, car elle “est prise d'un certain point de vue, mais pour obtenir une
notation du monde qui soit valable pour tous” (P.M., p. 207) et revendique donc “un privilège de
conformité à l'objet” (P.M., p. 206).
69 Cette critique que – comme nous l'avons dit dans la note 16 du premier chapitre de cette
étude – J.-F. LYOTARD, dans son écrit Freud selon Cézanne (cf. ID., Des dispositifs
pulsionnels, coll. 10/18, Union Générale d'Éditions, Paris, 1973, pp. 71-94) adresse à Merleau-
Ponty en se référant à Le doute de Cézanne, est réitérée et étendue à L'œil et l'esprit dans un
essai postérieur de J.-F. LYOTARD, La philosophie et la peinture à l’ère de leur
expérimentation. Contribution à une idée de la postmodernité, “Rivista di Estetica”, n. 9, 1981,
pp. 3-15.
70 Merleau-Ponty en revient ainsi implicitement à son refus d'opposer la peinture classique à
la peinture moderne, un refus que nous lui avons vu exprimer, en polémique avec Malraux, déjà
dans les pages du Langage indirect et les voix du silence et dans les pages correspondantes de La
prose du monde. Cependant, si dans les pages en question l'unité de l'histoire de la peinture était
vue dans l'expérience perceptive à laquelle tout peintre puise créativement, cette unité est vue
maintenant dans l'appartenance, commune à tous les artistes, “à un seul et même réseau de l'Être”
(O.E., p. 89). De cette façon, l'on retrouve aussi – transcrite, cette fois, dans cette perspective
ontologique – la conception de l'histoire que, dans les textes cités plus haut, nous avons vu
définie comme “historicité de vie”, et caractérisée, non par le progrès obtenu au moyen de la
rétrospection, mais par les correspondances et les complicités que chaque opération d'expression
noue spontanément avec toutes les autres, dans un rapport de préfiguration réciproque. En effet,
dans la page finale de L'œil et l'esprit, Merleau-Ponty – cherchant, une fois de plus, à penser le
concept d'histoire sur le modèle offert par l'exemple de l'histoire de la peinture – écrit que, sous
certains aspects, chaque peintre reprend à zéro l'interrogation de l'Être, rouvrant de cette façon
toute la recherche picturale; mais Merleau-Ponty souligne par ailleurs que “si, ni en peinture, ni
même ailleurs, nous ne pouvons établir une hiérarchie des civilisations ni parler de progrès, ce
n'est pas que quelque destin nous retienne en arrière, c'est plutôt qu'en un sens la première des
peintures allait jusqu'au fond de l'avenir” (O.E., p. 92).
111
positif et de la vision comme survol de cet être. En ce sens, Merleau-Ponty
exprime “le sentiment qu'il a d'une discordance profonde, d'une mutation
dans les rapports de l'homme et de l'Être, quand il confronte massivement
un univers de pensée classique avec les recherches de la peinture moderne”
(O.E., p. 63). C'est donc en opposition, non pas avec la peinture qui a
pratiqué la perspective planimétrique, mais avec l'ontologie qui l'a adoptée
comme modèle 71 que Merleau-Ponty voit se développer les recherches de la
peinture moderne et c'est par conséquent sur ces recherches qu'il concentre
son intérêt, leur attribuant “une signification métaphysique” (O.E., p. 61).
Non pas – répétons-le – que ces recherches aient, à son avis, découvert ou
mis au point de nouvelles formules, plus adéquates, pour représenter, par
illusion, la vision, mais plutôt parce qu'elles ont su s'affranchir de ces
prétendues formules, ces recherches ont, selon Merleau-Ponty, délivré les
choses de leur enveloppe extérieure offerte à une vision conçue comme
survol, pour montrer au contraire comment, en bourgeonnant en même
temps que le regard, “les choses se font choses et le monde monde” (O.E.,
p. 69) 72. Bref, Merleau-Ponty voit la peinture moderne s'adresser
directement à la “chair du monde” et rouvrir par conséquent les recherches
sur la profondeur, la couleur, la ligne, le mouvement 73.
71 De cette façon, en effet, – fait remarquer L'œil et l'esprit – “Comme toutes les ontologies
classiques, celle-ci [i.e. : l'ontologie de Descartes] érige en structure de l'Être certaines propriétés
des êtres” (O.E., p. 47).
72 À plusieurs reprises L'œil et l'esprit insiste sur cet effort accompli par la peinture moderne
pour briser “l'enveloppe” des choses (cf. O.E., p. 66 et pp. 71-72), pour en crever, selon une
expression empruntée à Henri Michaux, “la peau” (O.E., p. 69). À son tour, Le visible et
l'invisible parle, dans une note de travail, de “la peinture sans choses identifiables, sans la peau
des choses, mais donnant leur chair” (V.I., p. 272), et l'indique, avec la musique atonale, comme
“l'équivalent de la philosophie de l'Être d'indivision” (ibidem).
73 C'est précisément en ce qu’elle reparcourt ces recherches de la peinture moderne, que,
selon Lefeuvre, la méditation de L'œil et l'esprit se concentre sur l'œuvre d'art en tant que telle et
non pas sur sa genèse, comme c'était par contre le cas dans les écrits précédents de Merleau-
Ponty sur la peinture (cf. M. LEFEUVRE, Merleau-Ponty au delà de la phénoménologie,
Klincksieck, Paris, p. 357). Ce commentateur voit, en ces aboutissements, la marque chez
Merleau-Ponty, influencé en cela par la linguistique de Saussure, d'une conception diacritique du
signe pictural qui, à son avis, dans les écrits précédents n'était pas encore présente, alors que,
selon nous, elle apparaissait déjà dans Le langage indirect et les voix du silence et dans La prose
du monde, comme nous avons cherché de le mettre en lumière dans le chapitre précédent de cette
étude. Il nous semble plutôt que c'est la perspective ontologique de la réversibilité de la vision
(au lieu de la perspective de la subjectivité incarnée) dans laquelle Merleau-Ponty regarde à
présent la peinture qui – conjuguée, certes, avec l'idée de la diacriticité du signe pictural – lui fait
concentrer son attention aussi sur l'œuvre d'art, même si, du fait même des motifs qui l'inspirent,
cette attention n'est jamais séparable de celle qu'il porte à l'opération picturale et à sa
“signification métaphysique”. En effet, comme le fait remarquer à son tour J.-B. Pontalis,
“Merleau-Ponty s'est plus intéressé au travail du peintre qu'à l'œuvre offerte à notre
contemplation”, car “dans ce second temps, nous glissons, par position, du côté de la
représentation, au lieu de laisser agir en nous ce ‘rayonnement du visible que le peintre cherche
sous les noms de profondeur, d'espace, de couleur’” (J.-B. PONTALIS, Présence, entre les
signes, absence, “L'Arc”, n. 46, 1971, p. 62; c’est l’auteur qui souligne). La remarque de Pontalis
a par ailleurs le mérite de souligner le fait que la philosophie de la peinture de Merleau-Ponty ne
se réduit jamais – ni maintenant, ni dans les périodes antérieures – à une esthétique du
112
Nous avons déjà vu Le visible et l'invisible parler de la profondeur pour
désigner l'invisible auquel renvoie le visible et donc pour définir l'être
charnel. En effet la profondeur, nous dit à son tour L'œil et l'esprit, est ce
paradoxe qui fait que les choses se montrent mutuellement en se cachant
l'une l'autre, s'occultent réciproquement pour se révéler réciproquement.
Bref, elles surgissent en se différenciant réciproquement dans le tissu de la
chair du monde auquel elles participent toutes. Sur la base de cette
conception, Merleau-Ponty polémique encore contre la Dioptrique de
Descartes, dans laquelle la profondeur est conçue comme “troisième
dimension dérivée des deux autres” (O.E. p. 45), c'est-à-dire comme
dimension invisible suggérée par la hauteur et la largeur.
Déjà dans la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty critiquait
les “conceptions classiques” – empiriste et intellectualiste – de la
profondeur, en ce qu'elles tendent, à son avis, à assimiler la profondeur,
parce qu'invisible, “à la largeur considérée de profil” (P.P., p. 295). Ces
conceptions finissaient, de cette façon, selon lui, par écarter notre
expérience effective de la profondeur et se posaient, non pas d'un point de
vue situé, mais du point de vue de Dieu. Merleau-Ponty, toujours dans la
Phénoménologie de la perception, soutenait, quant à lui, que la profondeur
“est, pour ainsi dire, de toutes les dimensions, la plus ‘existentielle’, parce
que […] elle ne se marque pas sur l'objet lui-même, elle appartient de toute
évidence à la perspective et non aux choses” (P.P., p. 296). Sur la base de la
réhabilitation ontologique du sensible que Merleau-Ponty a opérée durant la
phase de sa pensée dont nous nous occupons à présent, cette conception –
qui trahissait une perspective centrée sur la subjectivité, même si elle était
décrite dans ses liens indissolubles avec les choses – est maintenant
transcrite à l'intérieur de la philosophie de la chair comme visibilité de
l'invisible, et, par conséquent, la profondeur apparaît désormais, non plus
comme dimension “existentielle” et donc n'appartenant pas aux choses,
mais comme dimension ontologique qui rentre dans la définition même des
choses en tant que celles-ci, comme on l'a vu, se donnent et se soustraient
en un enveloppement réciproque. Aussi une note de travail du Visible et
l'invisible affirme-t-elle que “c'est donc elle [i.e. : la profondeur] qui fait
que les choses ont une chair : c'est-à-dire opposent à mon inspection des
obstacles, une résistance qui est précisément leur réalité, leur ‘ouverture’,
leur totum simul” (V.I., pp. 272-273).
Cette configuration des choses, donc, ne fait qu’un avec la configuration
de la profondeur, qui dès lors n'est pas simplement la troisième dimension,
interchangeable avec les autres, selon le point de vue adopté, dans l'étendue
homogène qui définit l'espace cartésien, mais apparaît plutôt comme une
dimensionnalité préalable, “où tout est à la fois, dont hauteur, largeur et
distance sont abstraites” (O.E., p. 65), comme une voluminosité polymorphe
“qu'on exprime d'un mot en disant qu'une chose est là” (ibidem). C'est

spectateur.
113
précisément cette configuration des choses – qui se soustrait, comme le
soulignait la page finale du Philosophe et son ombre, aux représentations
que fournit la perspective planimétrique – “cette déflagration de l'Être”
(ibidem) que la peinture moderne, aux yeux de Merleau-Ponty, recherche
par tous ses moyens d'expression.
Par la couleur, la ligne ou le mouvement, tout comme par la profondeur,
la peinture moderne cherche, en effet, à briser l'enveloppe des choses, pour
exprimer “cette animation interne, ce rayonnement du visible” (O.E., p. 71).
C'est pourquoi ses couleurs ne sont pas celles de la nature 74, ses lignes ne
décalquent pas les “lignes prosaïques” qui circonscrivent les objets, et le
mouvement représenté dans un tableau ne reproduit pas le mouvement réel.
Bref, ils n'ont pas de valeur imitative, comme le proclamait déjà Le doute de
Cézanne ; ils constituent bien plutôt – et c'est ce qu'ont fait apparaître Le
langage indirect et les voix du silence et La prose du monde, grâce à
l'influence de la linguistique de Saussure – autant de systèmes
d'équivalences doués d'une organisation diacritique autonome, qui ne se
limitent plus, toutefois, comme c'était le cas dans les textes que nous avons
cités jusqu’ici, à exprimer la globalité de notre expérience perceptive, mais
fournissent, comme l'écrit à présent Merleau-Ponty, “une présentation sans
concept de l'Être universel” (O.E., p. 71). Profondeur, couleur, ligne et
mouvement, en effet, dans la peinture moderne, rompent l'homogénéité de
l'espace euclidien ou cartésien qui, comme l'explique une note de travail du
Visible et l'invisible, renvoie à “l'ontologie classique de l'Ens realissimum,
de l'étant infini” (V.I., p. 264) et révèlent la genèse des choses comme
différenciation d'une “spatialité préalable” (O.E., p. 77). Cette même note
74 Sans aucun doute, Michel Haar remarque avec raison que Merleau-Ponty, ni dans L'œil et
l'esprit ni plus en général dans les pages qu'il a consacrées à la peinture, ne donne au thème de
l'affectivité des couleurs picturales le développement que l'on aurait pu souhaiter, tandis que
Haar, de son côté, affirme que “le sens des couleurs est affectif davantage que perceptif” (M.
HAAR, Peinture, perception, affectivité, dans Merleau-Ponty. Phénoménologie et expériences,
textes réunis par M. Richir et É. Tassin, Millon, Grenoble, 1992, pp. 103-104). Toutefois il
suggère de cette façon un clivage entre la perception et l'affectivité (lequel, d'autre part, se fait
jour plusieurs fois dans son texte : cf. encore, par exemple, pp. 110-111) que nous ne pouvons
pas partager : l'affectivité est impliquée dans la perception au lieu de s'ajouter à elle, qui détient
d'emblée une tonalité affective. Telle est aussi, à notre avis, l'orientation implicite dans les écrits
de Merleau-Ponty, sur la base desquels il nous semble que disjoindre la perception de
l'affectivité serait rétablir ce qu'il a défini “le clivage du réel et de l'imaginaire”. Ce n'est pas par
hasard, en effet, que – dans une page du Visible et l'invisible où, d'autre part, transparaît
précisément la considération de la tonalité affective des couleurs perçues – Merleau-Ponty écrit :
“la robe rouge tient-elle de toutes ses fibres au tissu du visible, et, par lui, à un tissu d'être
invisible. Ponctuation dans le champ des choses rouges, qui comprend les tuiles des toits, le
drapeau des gardes-barrières et de la Révolution, certains terrains près d'Aix ou à Madagascar,
elle l'est aussi dans celui des robes rouges, qui comprend, avec des robes de femmes, des robes
de professeurs, d'évêques et d'avocats généraux, et aussi dans celui des parures et celui des
uniformes. Et son rouge, à la lettre, n'est pas le même, selon qu'il paraît dans une constellation ou
dans l'autre, selon que précipite en lui la pure essence de la Révolution de 1917, ou celle de
l'éternel féminin, ou celle de l'accusateur public, ou celle des Tziganes, vêtus à la hussarde, qui
régnaient il y a vingt-cinq ans sur une brasserie des Champs-Élysées. Un certain rouge, c'est
aussi un fossile ramené du fond des mondes imaginaires” (V.I., pp. 174-175).
114
de travail parle, à ce propos, d'“espace topologique”, qu'elle décrit comme
“milieu où se circonscrivent des rapports de voisinage, d'enveloppement”
(V.I., p. 264) et qu’elle indique comme “modèle” de l'être sauvage.
Comme le montrent en particulier les recherches de la peinture et de la
sculpture modernes sur le mouvement, appelées qu'elles sont à exprimer sur
la toile ou dans le bronze un “enjambement” à la fois spatial et temporel, cet
Espace “qui soutient toute cohésion” comprend aussi – comme le souligne
L'œil et l'esprit – la cohésion “du passé et de l'avenir, puisqu’elle ne serait
pas s'ils n'étaient parties au même Espace” (O.E., p. 85). La contribution
particulière de la peinture moderne à une nouvelle ontologie consiste donc
dans le fait qu'elle révèle cet espace indivis de la chair, dans lequel la vision
surgit et non pas sur lequel elle se penche. La vision n'est donc pas survol,
mais “rencontre, comme à un carrefour, de tous les aspects de l'Être” (O.E.,
p. 86) et, par conséquent, elle nous enseigne le phénomène de la
simultanéité. En tant que modèle de cet Être d'indivision, l'espace
topologique comme “espace primordial” (V.I., p. 267) ne fait donc qu’un
avec ce temps que Merleau-Ponty se plaît maintenant à définir comme
“mythique” 75, temps sur lequel nous allons concentrer notre attention.

75 Comme l'explique Dastur, en effet, l'espace topologique “c'est un espace essentiellement


déterminé par la profondeur”, laquelle “est la dimension spatio-temporelle de la distance puisque
avoir à distance, c'est aussi bien avoir dans le passé ou l'avenir que dans l'espace” (F. DASTUR,
Monde, chair, vision, dans Merleau-Ponty, le psychique et le corporel, cit., p. 124).
115
Chapitre 5

“Personne n’a été plus loin que Proust”


Le dernier Merleau-Ponty dans le miroir de la Recherche

5.1. Temps et sujet


“L'idée freudienne de l'inconscient et du passé comme ‘indestructibles’,
comme ‘intemporels’ = élimination de l'idée commune du temps comme
‘série des Erlebnisse’ – Il y a du passé architectonique. cf. Proust : les
vraies aubépines sont les aubépines du passé – Restituer cette vie sans
Erlebnisse, sans intériorité […] qui est, en réalité, la vie ‘monumentale’, la
Stiftung, l'initiation. Ce ‘passé’ appartient à un temps mythique, au temps
d'avant le temps, à la vie antérieure, ‘plus loin que l'Inde et que la Chine’”
(V.I., p. 296).
Ainsi commence l’une des notes de travail les plus denses et les plus
prégnantes du Visible et l'invisible, intitulée “Passé ‘indestructible’, et
analytique intentionnelle, et ontologie” et datée d’avril 1960. Par cet
exorde, Merleau-Ponty exprime son intention de repenser la description
husserlienne du temps (et, par conséquent, les thèmes de la continuité du
temps et de la subjectivité comme temporalité) en utilisant des motifs de
réflexion que la Recherche de Proust, une fois de plus, ainsi que la
psychanalyse freudienne fournissent à l'ontologie de l'être sensible brut.
La réhabilitation ontologique du sensible, en effet, a des conséquences
aussi sur la conception du temps et de la subjectivité, et finit par amener
Merleau-Ponty à critiquer la façon dont Husserl lui-même traite ces
problèmes.
“Le sensible, la Nature, – affirme une autre note de travail du Visible et
l'invisible – transcendent la distinction passé présent, réalisent un passage
par le dedans de l'un dans l'autre Éternité existentielle” (V.I., p. 321, sic)
157
. La dimension de la erste Natur, qui sous-tend le concept de Nature qui
domine à partir de Descartes, est, en d'autres termes, la dimension de la
erste Geschichtlichkeit – ce que dans notre troisième chapitre nous avons vu
Merleau-Ponty désigner comme “historicité de vie” – dans laquelle palpite
un temps qui n'est pas “le temps sériel, celui des ‘actes’ et des décisions”
157 “‘La nature – rappelle Merleau-Ponty au début de cette note de travail citant le
commentaire de Lucien Herr sur Hegel – est au premier jour’” (V.I., p. 320). “Elle – explique-t-il
en commentant cette phrase dans le résumé de son premier cours sur la Nature – se donne
toujours comme déjà là avant nous, et cependant comme neuve sous notre regard. Cette
implication de l'immémorial dans le présent, cet appel en lui au présent le plus neuf désoriente la
pensée réflexive. Devant elle, chaque fragment de l'espace existe pour son compte, ils ne
coexistent que sous son regard et à travers elle. Chaque moment du monde cesse d'être quand il
cesse d'être présent, et il n'est soutenu dans l'être passé que par elle. Si l'on pouvait abolir en
pensée toutes les consciences, il ne resterait qu'un jaillissement d'être instantané, anéanti aussitôt
que paru” (R.C., pp. 94-95).
À propos de la phrase de Herr – tirée de son article “Hegel”, dans Grande encyclopédie, t.
XIX, p. 99 sq., repris dans Choix d'écrits, P.U.F., Paris, 1932, t. 2, pp. 109-146 – cf. aussi N., p.
76.
116
(V.I., p. 222), mais plutôt le temps qui dans ce même chapitre nous avons
vu se caractériser par l'enjambement de la simultanéité sur la succession, et
au sujet duquel nous avons trouvé déjà un renvoi à la Recherche de Proust.
Il s’agit du temps que maintenant Merleau-Ponty appelle précisément
“mythique” : un temps – explique-t-il – “où certains événements ‘du début’
gardent une efficacité continuée” (V.I., p. 43) 158.
Mais la réhabilitation ontologique du sensible ne se borne pas à
transcender la distinction entre passé et présent ; elle ramène également en
deçà de la distinction entre temps et espace. Le sensible, en effet – en tant
qu'étoffe indivise qui entre-tisse, en même temps que notre corps, les
choses, les animaux, les autres –, nous ouvre à eux en une simultanéité qui
est aussi bien temporelle que spatiale, comme l'ont révélé les recherches de
la peinture moderne, et il fait surgir dans l'ici et le maintenant la latence de
l'ailleurs ainsi que celle du passé et du futur, comme cela arrive à Marcel
devant les aubépines retrouvées 3.
158 Voici le passage complet auquel nous venons de nous référer : “Comme l'ethnologue, en
face de sociétés dites archaïques, […] doit décrire un temps mythique où certains événements
‘du début’ gardent une efficacité continuée, – de même la psychologie sociale, précisément si
elle veut connaître vraiment nos sociétés, ne peut pas exclure a priori l'hypothèse du temps
mythique comme composante de notre histoire personnelle et publique” (V.I., p. 43). Ce passage
met en évidence de façon implicite que Merleau-Ponty entend, en tant que philosophe et en
référence à l'ontologie occidentale, accomplir une tâche analogue à celle qu'il voit exercée par
l'ethnologue et assignée au psychologue social.
À propos de l'évocation d'un temps mythique de la part de la psychanalyse freudienne (pour
laquelle la dernière phase de la méditation de Merleau-Ponty montre une attention nouvelle, à
laquelle ne sont pas étrangères les recherches contemporaines de Lacan), le résumé du cours tenu
au Collège de France en 1954-55 sur “Le problème de la passivité : le sommeil, l'inconscient, la
mémoire” – qu'il faut avoir présent à l'esprit dans son ensemble par rapport à l'ordre de
problèmes discuté dans ce paragraphe – remarque déjà que la description freudienne de la
conscience onirique montre que “nos rêves ne sont pas circonscrits au moment où nous les
rêvons et importent en bloc dans notre présent des fragments entiers de notre durée préalable”
(R.C., p. 70). Au sujet de la notion de “temps mythique” dans son lien avec l'intention de
Merleau-Ponty d'avancer, durant cette phase, vers une “psychanalyse ontologique”, on trouvera
d'intéressantes considérations dans l'essai de P. GAMBAZZI, Fenomenologia e psicoanalisi
nell’ultimo Merleau-Ponty, “aut aut”, n. 232-233, juillet-octobre 1989, § 5, ainsi que dans le
chapitre quatrième du livre de ID., L’occhio e il suo inconscio, Cortina, Milan, 1999, pp. 39-44.
Ce temps mythique, qui donc palpite aussi dans l'“histoire personnelle et publique” de
l'homme occidental, n'est pas de toute façon pour Merleau-Ponty évoqué seulement dans les
œuvres de Proust, de Freud ou dans les recherches de la peinture moderne. Dans son essai De
Mauss à Claude Lévi-Strauss – publié pour la première fois dans la “Nouvelle Revue Française”,
n. 82, 1959, pp. 615-631, ensuite repris dans Signes – il remarque en effet que dans le temps
linguistique lui-même “la synchronie, […], enjambe, comme le temps légendaire ou mythique,
sur la succession et sur la diachronie” (S., p. 154). Il faut aussi rappeler que la Phénoménologie
de la perception affirmait déjà qu'“Il y a plus de vérité dans les personnifications mythiques du
temps que dans la notion du temps considéré, à la manière scientifique, comme une variable de
la nature en soi ou, à la manière kantienne, comme une forme idéalement séparable de sa
matière” (P.P., p. 482).
3 Cf. R., I, p. 922. Comme le relève Anne Simon, “On peut comprendre [...] pourquoi Proust
est une référence constante du Visible et l’Invisible, où se retrouve, approfondie et thématisée
comme telle, la découverte proustienne d’une ouverture ontologique généralisée” (A. SIMON,
Proust et l’‘architecture’ du visible, dans A. SIMON et N. CASTIN (textes réunis et présentés
par), Merleau-Ponty et le littéraire, cit., p. 109).
117
Notre ouverture perceptive à l'être est donc – souligne Merleau-Ponty –
“fondation d'espace et de temps” (V.I., p. 244 ; c’est l’auteur qui souligne) :
c'est à cela que fait allusion le concept de Stiftung évoqué dans la note du
Visible et l’invisible que nous avons citée au début de ce chapitre.
En examinant la période intermédiaire de la production de Merleau-Ponty,
nous avions déjà eu l'occasion de voir comment ce concept de Husserl était
rappelé par Merleau-Ponty, qui l'assimilait à celui d'“institution”, introduit
pour indiquer comment le sens n'est pas constitué par la conscience, mais
s'autoconstitue à l'intérieur d'un système structuré diacritiquement. C'est
précisément selon cette acception que Merleau-Ponty définit à présent le
temps – mais il conçoit l'espace de la même façon – comme “une institution,
un système d'équivalences” (V.I., p. 238), dont le sens n'est pas constitué
par notre activité intentionnelle, comme le montrait déjà la Phénoménologie
de la perception, mais s'autoconstitue – ajoute maintenant Merleau-Ponty –
à l'intérieur du tissu charnel de différenciations dont nous “en sommes”. En
tant que voyants-visibles, en effet, nous sommes inhérents à un présent
visible qui, tout en nous habitant, nous annonce et nous ébauche
simultanément d'autres dimensions invisibles de l'espace et du temps,
compossibles en tant qu'elles sont toutes prélevées sur l'Être comme
“dimensionnalité universelle” (V.I., p. 289). Comme Merleau-Ponty le
laisse entendre à plusieurs reprises, c'est donc sur le modèle de l'ontologie
du visible que ce tissu de différenciations spatio-temporelles doit être décrit
4
. Qu'indique en effet la simultanéité, sinon le chiasme de la présence et de
l'absence dessiné par le rapport entre visible et invisible ? Et comment se
présente, quant à elle, la relation – dont s'alimente l'institution – entre la
présence sédimentée de l'élément institué et la latence de possibilités de
l'élément instituant, sinon comme relation chiasmatique entre visible et
invisible ? 5
C'est précisément en comprenant “le temps comme chiasme” (V.I., p. 321)
– nous dit dès lors l'une des notes de travail du Visible et l'invisible – que
l'on peut comprendre que “passé et présent sont Ineinander, chacun
enveloppé-enveloppant” (ibidem) sans devoir attribuer au temps le
“phénomène essentiel” (P.P., p. 481) de la continuité qui était par contre
affirmé dans la Phénoménologie de la perception. Donc, selon ce que nous
avions déjà dit, la perspective ontologique esquissée dans les derniers écrits

4 “La structure du champ visuel, avec ses proches, ses lointains, son horizon, est indispensable
pour qu'il y ait transcendance, le modèle de toute transcendance” (V.I., p. 284). Ou encore : “la
solution [i.e. : du problème de la subjectivité] est à chercher dans la vision même : on ne
comprendra le souvenir que par elle” (V.I., p. 248). Et en outre : “la profondeur est urstifted dans
ce que je vois en vision nette comme la rétention dans le présent” (V.I., p. 273). Bref, comme
l'explique Kaufmann, “l'éloignement spatio-temporel doit emprunter le langage de la vision, ou
plutôt l'éloignement ne relève lui-même en sa formulation que d'un premier langage approximatif
dont l'expression de la visibilité constitue le sens profond” (P. KAUFMANN, De la vision
picturale au désir de peindre, “Critique”, a. XX, n. 211, 1964, p. 1061).
5 On trouve cette remarque également dans l'essai de C. CAPALBO, L'historicité chez
Merleau-Ponty, “Revue philosophique de Louvain”, n. 73, 1975, p. 515.
118
pousse Merleau-Ponty à “reprendre, approfondir et rectifier” sa propre
conception du temps précédente – à laquelle par ailleurs la perspective
ontologique est, comme nous avons essayé de le montrer dès le premier
chapitre, en partie redevable 6 – et, par conséquent, à s'éloigner de la
description qu'en donne Husserl.
Notre ouverture charnelle au monde est, en bref, pour Merleau-Ponty
Urstiftung d'un Zeitpunkt et d'un Raumpunkt qui inaugure un système
diacritique d'indices temporels et spatiaux, un “tourbillon spatialisant-
temporalisant (qui – souligne en critiquant précisément Husserl la note de
travail du Visible et l'invisible par laquelle nous avons commencé ce
chapitre – est chair et non conscience en face d'un noème)” (V.I., p. 298 ;
c'est nous qui soulignons) 7.
Merleau-Ponty est amené à cette critique de Husserl, entre autres, par
l'approfondissement de sa réflexion sur le phénomène du souvenir, que la
Phénoménologie de la perception reliait à celui de la continuité temporelle,
sans, par ailleurs, voir de contradiction – comme nous l'avions signalé –
entre cette conception et l'analyse des “intermittences du cœur” au moyen
desquelles Proust montre au contraire dans la discontinuité un aspect
caractéristique du fonctionnement de la mémoire 8.
Dans une note de travail du Visible et l'invisible, Merleau-Ponty se
concentre à présent précisément sur le “problème de l'oubli”, qui “tient
essentiellement à ce qu'il est discontinu” (V.I., p. 248), et constitue par
conséquent un obstacle pour une philosophie de la conscience. C'est de
cette discontinuité essentielle que le diagramme des rétentions et des
protensions formulé par Husserl – que Merleau-Ponty dans le chapitre de la
Phénoménologie de la perception consacré à “La temporalité” reprenait à
6 En ce sens Duchêne remarque que “les dernières œuvres [i.e. : de Merleau-Ponty]
généralisent au visible, au sensible, à l'espace, au langage l'affection de soi par soi faite
d'immanence et de transcendance découverte dès la Phénoménologie de la perception à propos
du temps : comme le temps, le visible, le sensible, le langage ont deux faces et sont objet-sujet,
visible-voyant, sentant-sensible. La chair est cette structure généralisée” (J. DUCHÊNE, La
structure de la phénoménalisation dans la “Phénoménologie de la perception” de Merleau-
Ponty, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a. LXXXIII, n. 3, 1978, p. 395, note 151). Il en
reste pas moins que cette “généralisation” n'est pas sans impliquer un approfondissement et une
rectification touchant la conception du temps elle-même.
7 Déjà dans le résumé du cours consacré à “Le problème de la passivité : le sommeil,
l'inconscient, la mémoire”, Merleau-Ponty écrivait : “Vivre, pour un homme, n’est pas seulement
imposer perpétuellement des significations, mais continuer un tourbillon d’expérience qui s’est
formé, avec notre naissance, au point de contact du ‘dehors’ et de celui qui est appelé à le vivre”
(R.C., p. 59 ; c'est nous qui soulignons). En effet, en vertu de l'Urstiftung spatio-temporelle,
explique-t-il dans Le visible et l'invisible, “Les choses, ici, là, maintenant, alors, ne sont plus en
soi, en leur lieu, en leur temps, elles n'existent qu'au bout de ces rayons de spatialité et de
temporalité, emis dans le secret de ma chair, et leur solidité n'est pas celle d'un objet pur que
survole l'esprit, elle est éprouvée par moi du dedans en tant que je suis parmi elles et qu'elles
communiquent à travers moi comme chose sentante” (V.I., p. 153).
8 Cf. en particulier R., II, pp. 755-758. D’autre part, comme le rappelle Bernet, “pour la
théorie husserlienne du re-souvenir, l’oubli n’est qu’un accident” et il “ne menace nullement la
continuité entre le présent et le passé de la conscience” (R. BERNET, La vie du sujet, cit., p.
248).
119
son compte – n'apparaît plus à Merleau-Ponty en mesure de rendre compte,
car, en dépit des efforts de Husserl, il est encore “subordonné à cette
convention qu'on peut représenter la série des maintenants par des points
sur une ligne” (ibidem).
Quelques phrases plus loin, Merleau-Ponty précise toutefois qu'il n'entend
pas critiquer Husserl, d'un point de vue bergsonnien, pour avoir “spatialisé”
le temps : on a vu, en effet, que c'est la distinction même entre espace et
temps qui, à son avis, est remise en cause dans l'horizon de l'être brut. La
critique que Merleau-Ponty adresse à Husserl, est plutôt celle de ne pas
avoir saisi ce qu’il préfère définir maintenant comme le “tourbillon” de
notre temporalisation-spatialisation – c'est-à-dire notre champ de présence –
dans sa forme gestaltiste qui, en en mettant en relief la transcendance, peut
rendre compte aussi de ses aspects de discontinuité, ou mieux, qui dépasse
l'opposition même entre continuité et discontinuité précisément dans le
modèle figure-fonde, montrant ainsi l'oubli, avec son caractère justement
discontinu, comme “manière d'être à… en se détournant de…” (V.I., p.
250), c'est-à-dire comme envers du souvenir, selon justement la relation
gestaltiste qui lie le visible et l'invisible, relation dans laquelle le premier
terme implique différenciation et le second dédifférenciation 9.
Comme l'explique une autre note de travail du Visible et l'invisible,
Merleau-Ponty critique Husserl pour avoir conçu le champ de présence
“comme sans épaisseur, comme conscience immanente” (V.I., p. 227), alors
que, de son côté, il ne cesse de souligner qu'“il est conscience
transcendante, il est être à distance” (ibidem), justement en vertu de sa
forme gestaltiste. C’est justement en vertu de cette forme que le présent s’y
dessine simultanément au passé auquel il renvoie obliquement, et que, par
conséquent, la réminiscence de ce passé ne présuppose pas l'intervention
d'un acte intentionnel. La conception de Husserl, au contraire, ne peut, selon
Merleau-Ponty, rendre compte de cette simultanéité du passé et du présent,
car l'analytique intentionnelle – sur laquelle repose cette conception –
“sous-entend un lieu de contemplation absolue d'où se fait l'explicitation
intentionnelle et qui puisse embrasser présent, passé et même ouverture vers

9 Les bases de cette conception sont jetées dans le résumé, déjà cité, du cours tenu au Collège
de France sur “Le problème de la passivité : le sommeil, l'inconscient, la mémoire”, dans lequel
Merleau-Ponty cherche à montrer comment, en concevant en termes gestaltistes le champ de
présence fondé par notre ouverture perceptive à l'Être, disparaît l'alternative entre la mémoire
conçue comme conservation ou comme construction : “alors il n'y aurait pas d'alternative entre
conservation et construction, la mémoire ne serait pas le contraire de l'oubli, on verrait que la
mémoire vraie se trouve à l'intersection des deux, à l'instant où revient le souvenir oublié et
gardé par l'oubli, que souvenir explicite et oubli sont deux modes de notre relation oblique avec
un passé qui ne nous est présent que par le vide déterminé qu'il laisse en nous” (R.C., p. 72).
120
avenir” (V.I., p. 297) 10. De cette façon, la conception de Husserl (dont il
nous semblait voir des traces à la base du rapport particulier que, encore
dans la période précédente de sa production, Merleau-Ponty voyait entre le
temps et le langage) donne du passé, non pas une vision “verticale”, dans
laquelle il se donne simultanément au présent, mais une vision “de survol”,
dans le sens d'une vision prise depuis la perspective de ce “lieu de
contemplation absolue” à partir duquel la conscience, à travers la série de
ses actes intentionnels, soutient la continuité des dimensions temporelles.
Cette conception – “bloquée par le cadre des actes que lui impose la  de la
conscience” (ibidem) – finit dès lors, selon Merleau-Ponty, comme on l'a vu
dans la note citée en ouverture de ce chapitre, par se révéler encore
subalterne d'une idée sérielle du temps, justement en ce qu'elle renvoie à
l'ordre de la conscience conçue comme série d'actes intentionnels qui
présentent le lien entre passé et présent comme adhésion de la conscience
du passé à la conscience du présent, et non comme leur être Ineinander, non
– justement – comme simultanéité. Selon Merleau-Ponty, ce qui sous-tend
la conception de Husserl, c'est par conséquent “une ontologie qui assujettit
tout ce qui n'est pas rien à se présenter à la conscience à travers des
Abschattungen et comme dérivant d'une donation originaire qui est un acte,
i.e. un Erlebnis parmi d'autres” (V.I., p. 298), alors que, quant à lui, il
souligne qu'“il faut prendre comme premier, non la conscience et son
Ablaufsphänomen avec ses fils intentionnels distincts, mais – comme nous
l’avons déjà vu – […] le tourbillon spatialisant-temporalisant (qui est chair
et non conscience en face d'un noème)” (ibidem). Autrement dit, ce
tourbillon renvoie non pas à l'activité intentionnelle de la conscience, mais à
“l'intentionnalité fungierende ou latente qui est l'intentionnalité intérieure à
l'être” (V.I., pp. 297-298).
En examinant la conception de la temporalité dans la Phénoménologie de
la perception, nous avions déjà pu remarquer comment Merleau-Ponty
voyait dans l'intentionnalité opérante la relation antéprédicative entre le
monde et notre vie, relation qu'inaugure, justement, le temps vécu, et
comment il assimilait la notion husserlienne d'intentionnalité opérante à la
notion heideggerienne de transcendance, la mettant à la base de sa propre
analyse de la temporalité. Mais l’intentionnalité opérante tendait alors à être
encore conçue à l'intérieur de la “distinction ‘conscience’–‘objet’” (V.I., p.
253) dont – comme le reconnaît justement une note de travail du Visible et

10 On retrouve la critique de l'analytique intentionelle de Husserl également dans


l'intervention de Merleau-Ponty au VIe Colloque de Bonneval (octobre 1959) consacré à
l'inconscient. Le résumé – rédigé par Pontalis – de l'intervention de Merleau-Ponty, qui entre-
temps était mort, affirme en effet que “la solution [i.e. : du problème de l'inconscient] n'est pas
non plus à chercher dans la phénoménologie, du moins tant qu'on la conçoit comme une
analytique intentionnelle qui distinguerait et décrirait positivement une série d'opérations ou
d'actes de la conscience” (M. MERLEAU-PONTY, Intervention à la discussion sur “Langage et
inconscient”, dans L'inconscient (VIe Colloque de Bonneval), sous la direction de H. EY, Desclée
de Brouwer, Paris, 1966, p. 143).
121
l'invisible – cette œuvre partait, et apparaissait par conséquent marquée par
une dualité entre activité et passivité. C'est précisément cette “dualité” (c'est
le terme que Merleau-Ponty utilisait) qu’exprimait le concept de
temporalisation, décrivant le sujet, d'une part, comme plongé dans le
mouvement du temps et, d'autre part, en mesure d’assumer le sens de ce
mouvement et de faire l'expérience de sa continuité en vertu de sa propre
transcendance. Bref, au moyen de cette transcendance, le présent pouvait se
dépasser vers le passé et vers l'avenir, alors que nous avons vu maintenant
Merleau-Ponty mettre en évidence la simultanéité dans laquelle les
dimensions temporelles se dessinent à l'intérieur du champ de présence.
La descente, sur les traces de l’ombre de Husserl, dans notre domaine
“archéologique”, et la réhabilitation ontologique du sensible qui s'en est
suivie, ne sont donc pas restées sans conséquence – comme le montre
justement Le philosophe et son ombre – sur la “conception de la noèse, du
noème, de l'intentionnalité” (S., p. 208) 11. En révélant la dimension
indivise de l'il y a inaugural, ces recherches ont montré, comme nous
l’avons vu, que “la conscience constituante est l'imposture professionnelle
du philosophe” (S., p. 227). En même temps, à travers la méditation
conjointe sur la Gestalttheorie et sur la linguistique de Saussure, s'est frayée
une voie dans la pensée de Merleau-Ponty l'idée de la transcendance comme
écart, idée qu'il arrive à développer dans une perspective ontologique, en
voyant dans la structure même de l'être la source de cette transcendance et
en indiquant précisément dans cet écart le sens latent qui se dessine dans la

11 À la lumière des échantillons de constitution pré-théorétique présentés par Husserl, se


demande en effet Merleau-Ponty à cette occasion, “après comme avant, sommes-nous fondés à
chercher dans une analytique des actes ce qui porte en dernier ressort notre vie et celle du monde
?” (S., p. 208). Le renvoi permanent que fait Merleau-Ponty à la recherche de Husserl, nous
rappelle par ailleurs que, comme le souligne Landgrebe, “sa discussion avec la phénomenologie
n’est pas une critique formulée de l’extérieur, mais, au contraire, pour ainsi dire une critique à
Husserl avec Husserl” (L. LANDGREBE, Merleau-Pontys Auseinandersetzung mit Husserls
Phänomenologie, in ID., Phänomenologie und Geschichte, Gütersloher Verlagshaus Gerd Mohn,
Gütersloh, 1968, p. 171).
122
dimension de l'il y a 12. Ce sens qui précède le face à face de la conscience
et de l'objet, la distinction de l'activité et de la passivité, s'autoconstitue,
justement, en vertu de l'intentionnalité opérante interne à l'être même. Se
précise de cette façon l'intime relation qui lie cette conception de
l'intentionnalité avec l'idée structurelle du sens comme autoproduction d'un
système organisé diacritiquement. La pensée de Merleau-Ponty s'affranchit
ainsi de l'influence de la philosophie de la conscience. Nous pouvons, en
effet, mesurer la distance qui sépare cette conception de celle de la
Phénoménologie de la perception : si l'avant-propos de cette œuvre
affirmait que l'intentionnalité opérante “fournit le texte dont nos
connaissances cherchent à être la traduction en langage exact” (P.P., p.
XIII) – rappelant en cela la conception de la vie irréfléchie de la conscience
comme fondement positif –, le sens animé par l'intentionnalité opérante se
présente maintenant comme écart qui parcourt l'être sensible dont nous en
sommes 13.
Ainsi conçue, explique par conséquent Merleau-Ponty, l'intentionnalité
opérante “devient le fil qui relie p. ex. mon présent à mon passé à sa place
temporelle, tel qu'il fut (et non pas tel que je le reconquiers par un acte
d'évocation)” (V.I., p. 227).
C'est donc en développant dans cette perspective ontologique la notion
d'intentionnalité opérante que Merleau-Ponty entend “sortir […] de la
philosophie des Erlebnisse et passer à la philosophie de notre Urstiftung”
12 “La distinction figure-fond – écrit une note de travail du Visible et l'invisible – introduit un
troisième terme entre le ‘sujet’ et l'‘objet’. C'est cet écart-là d'abord qui est le sens perceptif”
(V.I., p. 250). À propos du changement dans la conception de la transcendance observable dans
les derniers textes de Merleau-Ponty, il faut rappeler que dès la Phénoménologie de la
perception il fait ressortir qu'à côté de la transcendance du corps propre il y a celle des choses au
regard de l'existence humaine. Cependant, dans cette œuvre, de tels mouvements demeurent
juxtaposés l'un l'autre, bien qu'il y ait évidemment des recoupements. Maintenant, au contraire,
l'insertion du corps et des choses dans le même tissu ontologique, conçu diacritiquement, fait
tomber la distinction entre subjet et objet ainsi que celle entre activité et passivité, permettant de
déterminer dans la structure même de l'Être la source de la transcendance. À ce sujet, Taminiaux
remarque donc que dans les derniers écrits de Merleau-Ponty “ce mot même de transcendance a
changé de signification, il ne désigne plus l'échappement intentionnel à ce qui est simplement
donné, mais l'appartenance à un Être qui se réserve, un Être à distance, toujours ouvert, qui nous
sollicite et nous tient, bien plus que nous n'avons prise sur lui” (J. TAMINIAUX, L'expérience,
l'expression et la forme dans l'itinéraire de Merleau-Ponty, in ID., Le regard et l'excédent,
Martinus Nijhoff, La Haye, 1977, p. 110).
13 Par conséquent, tandis que l’avant-propos de la Phénoménologie de la perception mettait
l'accent sur le mérite qu'avait Husserl d'avoir distingué l'intentionnalité opérante de
l'intentionnalité d'acte, Merleau-Ponty tend plutôt, à présent, à souligner comment
l'intentionnalité opérante demeure, chez Husserl, raidie à cause d'une “tentative […] positiviste”
(V.I., p. 285 ; c’est l’auteur qui souligne). Cette tentative, par ailleurs, influençait l'œuvre de
Merleau-Ponty de 1945 elle-même. Sur l'abandon de la part de l'ontologie de Merleau-Ponty de
l'idée d'un “positivisme phénoménologique” (P.P., p. XII) affirmée dans la Phénoménologie de
la perception, cf. J. TAMINIAUX, L'expérience, l'expression et la forme dans l'itinéraire de
Merleau-Ponty, in ID., Le regard et l'excédent, cit., pp. 90-115, ainsi que G. B. MADISON, La
phénoménologie de Merleau-Ponty. Une recherche des limites de la conscience, Klincksieck,
Paris, 1973, pp. 208-209.
123
(V.I., p. 275), et montrer ainsi “la passivité de notre activité” (V.I., p. 274).
En effet, si l'on a vu que la “philosophie des Erlebnisse” attribue la
constitution de notre appareil de rétentions et de protentions à l'activité
intentionnelle de la conscience, dans la philosophie de l'Urstiftung spatio-
temporelle qui inaugure notre champ de présence émerge par contre, selon
Merleau-Ponty, non seulement que ce n'est pas nous qui constituons le
temps, mais que nos rétentions elles-mêmes ne renvoient pas à un acte
intentionnel de la conscience, mais justement à l'intentionnalité opérante
interne à l'être.
Cette conception modifie par conséquent celle de la subjectivité comme
temporalité affirmée dans la Phénoménologie de la perception. Tout en
confirmant, en effet, que – comme Merleau-Ponty l'écrit mettant en
évidence les aspects de la philosophie de Bergson présents dans sa propre
pensée 14 – “le temps est donc moi” (S., p. 231), cette conception indique
également que je ne suis pas “un flux d'Erlebnisse individuels”, mais “un
champ d'Être” (V.I., p. 293) structuré selon le modèle du champ visuel : un
champ de différences dimensionnelles qui se découpent sur la
dimensionnalité universelle de l'Être. Même la présence à soi se dessine dès
lors en termes diacritiques : en effet, elle ne peut pas être coïncidence avec
le vécu, car le présent visible n'est pas sans son fond d'invisible 15. Cette
coïncidence ne pourra donc être – comme l'affirme Merleau-Ponty, au
moyen d'une expression précisément de Bergson, dans les lignes que nous
venons de citer en note – que “coïncidence partielle” en tant qu'elle se
donne comme “coïncidence de loin” (V.I., p. 166) 16. En ce sens, Merleau-
Ponty écrit que la “présence à Soi […] est absence de soi, contact avec Soi
par l'écart de Soi – Figure sur fond” (V.I., p. 246). C'est ici que s'enracine

14 Cf. M. MERLEAU-PONTY, Bergson se faisant, texte lu dans le cadre du Congrès Bergson


(17-20 mai 1959) et publié dans “Bulletin de la Société Française de Philosophie”, n. 1, 1960,
pp. 35-45, ensuite repris dans Signes.
À propos de l’influence de
la philosophie de Bergson sur la pensée du dernier Merleau-Ponty, cf. R. RONCHI, Bergson
filosofo dell’interpretazione, Marietti, Gênes, 1990, en particulier le chapitre troisième, E.
LISCIANI-PETRINI, Merleau-Ponty – Bergson : un dialogo ‘se faisant’, “Il pensiero”, nouvelle
série, vol. XXXIII, 1993, pp. 67-93, R. BARBARAS, Le tournant de l’expérience, Vrin, Paris,
1998, en particulier le chapitre deuxième, T. TOADVINE, Nature and Negation : Merleau-
Ponty’s Reading of Bergson, “Chiasmi international”, n. 2, 2000.
15 “Le présent même n'est pas coïncidence absolue sans transcendance, même le Urerlebnis
comporte non-coïncidence totale, mais coïncidence partielle, parce qu'il a des horizons et ne
serait pas sans eux – le présent, lui aussi, est insaisissable de près […], il est un englobant” (V.I.,
p. 249). Cf. également V.I., p. 244.
16 “Mais – se demande Merleau-Ponty – qu'est-ce qu'une coïncidence qui n'est que partielle ?
C'est une coïncidence toujours dépassée ou toujours future, une expérience qui se souvient d'un
passé impossible, anticipe un avenir impossible, qui émerge de l'Être ou qui va s'y incorporer,
qui ‘en est’, mais qui n'est pas lui, et n'est donc pas coïncidence, fusion réelle, comme de deux
termes positifs ou de deux éléments d'un alliage, mais recouvrement, comme d'un creux et d'un
relief qui restent distincts” (V.I., pp. 163-164).
124
l'autocritique de Merleau-Ponty relative au concept de Cogito tacite (sur
laquelle nous reviendrons de façon plus détaillée par la suite) qui par contre
voulait indiquer précisément l'être près de soi dans l'expérience primordiale
et silencieuse ; c'est ici qu'est développée la conception de la subjectivité
comme “fissure” que nous avions rencontrée toujours dans la
Phénoménologie de la perception. La subjectivité, souligne Merleau-Ponty
dans Le visible et l'invisible, est “fissure” non pas dans le sens sartrien de
pur néant, de vide ou de “trou” immédiatement rempli par la plénitude de
l'être, mais dans le sens de “creux”, creusé précisément par la trame de
différenciations de l'être sensible. Cette trame culmine, en effet, en se
repliant dans un sensible qui, de l'autre versant – le versant d'absence de sa
présence à cet être, le “côté spirituel” dont parle Husserl –, est aussi sentant
17
. En vertu de cela, le sensible-sentant dessine donc à l'intérieur du sensible
précisément un creux par lequel s'exerce la réflexivité du sensible lui-même.
À la lumière de ce que nous avons vu jusqu'ici, on voit apparaître alors ce
que Merleau-Ponty appelle “la passivité de notre activité”. En tant que
champ de différenciations parcouru par la transcendance de l'Être, celui
qu’on ne peut plus appeler proprement “sujet” participe, dans son
commerce avec la chair du monde par laquelle il est pris, au surgissement
du sens dans le cœur même de l'Être. Autrement dit, dans ce commerce
animé par l'intentionnalité latente, la perception s'accomplit dans
l'indistinction entre percevoir et être perçu. La conscience ne consiste donc
pas à opérer une série d'actes d'attribution de sens, mais se révèle comme
“transcendance, comme être dépassé par… et donc comme ignorance” (V.I.,
p. 250). En ce sens, notre activité est toujours doublée d'une passivité, et
c'est là que nous avons vu Merleau-Ponty reconnaître, en se référant au
phénomène de la vision, “le sens second et plus profond du narcissisme”
(V.I., p. 183), qui est somme toute le narcissisme de l'Être même : la
réflexivité en vertu de laquelle il se manifeste. Merleau-Ponty fait allusion à
tout cela de nouveau dans la note de travail du Visible et l'invisible
consacrée au problème de l'oubli : il souligne que, ce qu'il faut affirmer,
c'est “que les choses nous ont, et que ce n'est pas nous qui avons les choses.
Que l'être qui a été ne peut pas cesser d'avoir été. La ‘Mémoire du monde’.
Que le langage nous a et que ce n'est pas nous qui avons le langage. Que
c'est l'être qui parle en nous et non nous qui parlons de l'être” (V.I., p. 247).
Comme le suggérait en d'autres termes l'une des notes de travail par
lesquelles nous avons commencé ce chapitre, l'être s'annonce à la fois
comme toujours déjà là avant nous et comme toujours “au premier jour” :

17 “Bref : le néant (ou plutôt le non être) est creux et non pas trou” (V.I., p. 249). Une autre
note de travail ajoute : “L'âme, le pour soi, est un creux et non pas un vide, non pas non-être
absolu par rapport a un Être qui serait plénitude et noyau dur. La sensibilité des autres c'est
‘l'autre côté’ de leur corps esthésiologique. Et cet autre côté, nichturpräsentierbar, je peux en
avoir le soupçon par l'articulation du corps d'autrui sur mon sensible” (V.I., p. 286). Au sujet de
la critique de la conception sartrienne de la subjectivité chez Merleau-Ponty, cf. également V.I.,
p. 78 sq.
125
c'est pour cette raison que le temps qui palpite dans cette dimension
marque, justement, la passivité de notre activité 18. Toujours en commentant
la pensée de Bergson, Merleau-Ponty écrit, en effet, que “c'est parce que je
suis pris dans ma durée que je la sais comme personne, c'est parce qu'elle
me déborde que j'en ai une expérience que l'on ne saurait concevoir plus
étroite ni plus proche” (S., p. 231 ; c'est nous qui soulignons).
Ce temps, cette durée que je suis en tant que j'en suis de l'être brut
toujours déjà là et toujours au premier jour – souligne ce même essai – est
un temps “toujours neuf et, en cela justement, toujours le même” (ibidem),
qui, par conséquent, ébauche une sorte d'“éternité existentielle”, la
simultanéité entre passé et présent : il s'agit de ce “temps mythique” à
propos duquel nous avons vu Merleau-Ponty évoquer les noms de Proust et
de Freud, ce temps qu'il oppose au temps sériel et dans la conception duquel
affleure la critique de la catégorie moderne de novum.
La dernière des notes de travail du Visible et l'invisible à laquelle nous
avons fait allusion désigne ce temps qui palpite dans la dimension de l'être
brut comme “une sorte de temps du sommeil” (V.I., p. 320) 19. Dans le
sommeil, comme dans la dimension de l'être brut, où sujet et objet ne sont
pas encore constitués, où activité et passivité sont indifférenciées, où
l'espace et le temps perdent leur distinction, le présent s'enveloppe, en effet,
du passé plus éloigné, d'un passé que la citation par laquelle nous avons
commencé ce chapitre définit justement comme “indestructible”, comme
“intemporel”. C'est ce passé que Merleau-Ponty voit affleurer dans les
“associations” dont se sert la psychanalyse freudienne, que, précisément, il
évoque dans cette citation 20. À propos de ce passé, cette même note
invoque, contre l'ordre de la conscience qui bloque l'analyse husserlienne de
la temporalité, “la corporéité proustienne comme gardienne du passé” (V.I.,
p. 297).
L'influence de Proust sur l'analyse merleau-pontienne de la temporalité
semblait, déjà dans la Phénoménologie de la perception, tempérer celle de

18 Le visible et l'invisible fait remarquer que : “Quand je retrouve le monde actuel, tel qu'il est,
sous mes mains, sous mes yeux, contre mon corps, je retrouve beaucoup plus qu'un objet : un
Être dont ma vision fait partie, une visibilité plus vieille que mes opérations ou mes actes” (V.I.,
p. 164).
19 Il faut rappeler à ce propos de quelle façon le résumé du cours tenu au Collège de France
sur “Le problème de la passivité : le sommeil, l'inconscient, la mémoire” souligne que “la
conscience dormante n'est […] pas un recès de néant pur, elle est encombrée des débris du passé
et du présent, elle joue avec eux” (R.C., p. 68).
20 “Les ‘associations’ de la psychanalyse sont en réalité ‘rayons’ de temps et de monde” (V.I.,
p. 293). Un autre passage du Visible et l'invisible explique en effet que : “Comme le souvenir-
écran des psychanalystes, le présent, le visible ne compte tant pour moi, n'a pour moi un prestige
absolu qu’à raison de cet immense contenu latent de passé, de futur et d'ailleurs, qu’il annonce et
qu’il cache” (V.I., p. 153). À ce propos cf. P. GAMBAZZI, Fenomenologia e psicoanalisi
nell’ultimo Merleau-Ponty, cit., en particulier p.122, note 30, ainsi que le chapitre quatrième du
livre de ID., L’occhio e il suo inconscio, cit., pp. 39-44.
126
Husserl, et amenait Merleau-Ponty, comme nous l'avions indiqué, à
accentuer, par rapport à Husserl, la fonction du corps dans la mémoire. La
leçon de Proust semble à présent décidément s'imposer, sur ce point, par
rapport à celle de Husserl. C'est en effet parce qu'en vertu du corps nous
sommes impliqués dans l'être sensible brut selon une indistinction entre
activité et passivité, que celui-là se présente comme le gardien du “temps
mythique”, de l'“éternité existentielle” qui palpite dans l'être sensible brut.
C'est à cela que semble faire allusion, dans sa concision, le passage d'une
note de travail du Visible et l'invisible (qui entend souligner, justement,
l'identité de l'activité et de la passivité) dans lequel Merleau-Ponty annonce
son intention de “Poser l'éternité existentielle – le corps éternel” (V.I., p.
318). Et si cette éternité, comme c'était déjà le cas dans la Phénoménologie
de la perception, semble s'enraciner dans la temporalité – elle ne fait même
qu'un avec le temps “mythique” –, toutefois, à la différence de la
Phénoménologie de la perception, le pouvoir d'“éterniser” n'est plus ici une
particularité de la parole, mais la sédimentation est définie comme
synonyme “de la passivité secondaire, c'est-à-dire de l'intentionnalité
latente” (V.I., p. 227). Bref, la sédimentation se donne en vertu de notre
Urstiftung spatio-temporelle dans l'Être, et c'est justement la notion de
Urstiftung que nous avons vu Merleau-Ponty opposer à la “philosophie des
Erlebnisse”, dans le but de montrer la passivité de notre activité. C'est à
cette conception que nous semble renvoyer la “Préface” de Signes lorsque,
paraphrasant Proust quand il fait allusion à la figure du “temps incorporé”,
Merleau-Ponty y affirme que “Je fonctionne […] par construction. Je suis
installé sur une pyramide de temps qui a été moi” (S., p. 21) 21. La figure du
“temps incorporé”, et l'œuvre de Proust dans son ensemble, en effet,
décrivent une vie sans conscience, une expérience qui affleure justement
comme dans le sommeil ou l'un de ces états de demi-sommeil dont la
Recherche est pleine 22. L'objet de la recherche de Proust, c'est, en bref,
cette “vie sans Erlebnisse, sans intériorité” (V.I., p. 296) que Merleau-Ponty

21 Anne Simon aussi observe que cette formule de Merleau-Ponty “fait songer aux dernières
pages du Temps retrouvé” (A. SIMON, Proust et l’‘architecture’ du visible, dans A. SIMON et
N. CASTIN (textes réunis et présentés par), Merleau-Ponty et le littéraire, cit., p. 106, note 1).
La consonance de la figure proustienne du “temps incorporé” avec la conception merleau-
pontienne de la temporalité révèle par ailleurs des motifs que met en évidence le commentaire
que fait Paul Ricœur de cette figure : “L'itinéraire de la Recherche va de l'idée d'une distance qui
sépare à celle d'une distance qui relie. C'est ce que confirme la dernière figure que la Recherche
propose du temps : celle d'une accumulation de la durée en quelque sorte en dessous de nous-
mêmes” (P. RICŒUR, Temps et récit, t. II, La configuration dans le récit de fiction, Seuil, Paris,
1984, p. 224).
22 Giorgio Agamben remarque en effet que “Proust semble avoir […] à l’esprit certains états
crépusculaires, comme le rêve éveillé et la perte de conscience : ‘Je ne savais pas au premier
instant qui j'étais’, telle est sa formule typique, dont Poulet a recensé les innombrables
variations” (G. AGAMBEN, Infanzia e storia. Distruzione dell'esperienza e origine della storia,
Einaudi, Turin, 1978, 19792, p. 39 ; tr. fr. de Y. Hersant, Enfance et histoire. Destruction de
l’expérience et origine de l’histoire, édition remaniée, Payot, Paris, 1989, p. 55).
127
lui-même entend “restituer” : tous deux saisissent en profondeur la
désagrégation de la notion traditionnelle de sujet 23.

5.2. Idées sensibles et temps mythique


En vertu de ces caractères que notre temporalité a révélé à ses yeux,
Merleau-Ponty, dans son essai consacré à Bergson se faisant, souligne que
“la durée est le milieu où l'âme et le corps trouvent leur articulation parce
que le présent et le corps, le passé et l'esprit, différents en nature, passent
pourtant l'un dans l'autre” (S., p. 232). Loin de se situer en dehors du temps,
notre côté spirituel – en tant que côté d'absence auquel renvoie notre
présence à l'être sensible – est donc, au contraire, soutenu par
l'enjambement de la simultanéité sur la succession qui se dessine dans l'être
brut. C'est par ailleurs ce que nous avons déjà pu voir dans la “Préface” de
Signes, lorsque Merleau-Ponty semble évoquer Proust. Dans cette même
“Préface”, se servant d'une expression de Valéry, Merleau-Ponty définit par
conséquent le temps comme le “corps de l'esprit” (S., p. 21). Notre activité
spirituelle elle aussi est donc doublée de passivité, en tant justement qu'elle
est greffée sur la durée que nous sommes et qui nous dépasse : “ma pensée
– affirme toujours la “Préface” de Signes – n'est que l'envers de mon temps,
de mon être passif et sensible” (S., p. 22).
C'est cette conception qui sous-tend les pages du chapitre du Visible et
l'invisible intitulé “Interrogation et intuition”, dans lequel Merleau-Ponty
traite le thème des essences et reprend à travers ce thème sa méditation
critique sur les philosophies réflexives. Il note dans ces pages que la
définition traditionnelle de l'essence comme “ce sans quoi” il n'y aurait pas
ce qu'il y a présuppose justement l'expérience de l'il y a. “C'est donc à
l'expérience – souligne Merleau-Ponty polémique contre le kantisme –
qu'appartient le pouvoir ontologique ultime” (V.I., p. 148). Les essences ne
sont donc pas autosuffisantes, mais renvoient à l'expérience, qui est
expérience de notre enveloppement inextricable dans l'Être. Elles ne
peuvent pas, par conséquent, être séparées des faits et conçues comme “au-
dessus de nous, objets positifs, offerts à un œil spirituel” (V.I., p. 158),
23 Il faut rappeler à ce propos que Walter Benjamin, dans son essai philosophique sur
Baudelaire, reconnaît dans l'œuvre de Proust la critique du concept de Erlebnis, auquel il voit
opposé celui de Erfahrung en tant qu'expérience accumulée dans la passivité, et c'est à ce
concept qu'il ramène, par conséquent, la dialectique de la mémoire et de l'oubli dont la
Recherche est tissée. Cf. W. BENJAMIN, Über einige Motive bei Baudelaire [1939-40], dans
ID., Gesammelte Schriften, Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1972-77, Bd. I, 2, hrsg. v. R. Tiedemann
und H. Schweppenhäuser, pp. 605-653 ; tr. fr. de M. de Gandillac revue par J. Lacoste, Sur
quelques thèmes baudelairiens, dans ID., Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du
capitalisme, Payot, Paris, 1982, pp. 147-208, ainsi que W. BENJAMIN, Zum Bilde Prousts
[1929], dans ID., Gesammelte Schriften, cit., Bd. II, 1, hrsg. v. R. Tiedemann und H.
Schweppenhäuser, pp. 310-325 ; tr. fr. de M. de Gandillac, Pour le portrait de Proust, dans ID.,
Essais, t. I, Denoël, Paris, 1983, pp. 125-140.
Nous avons eu l’occasion de confronter les interprétations que Benjamin et Merleau-Ponty
donnent de ce sujet dans notre Di alcuni motivi in Marcel Proust, Cortina, Milan, 1998, auquel
nous nous permettons de renvoyer ici.
128
puisque notre côté spirituel n'est que l'invisible de notre présence au visible.
La conception traditionnelle présuppose au contraire l'idée d'un spectateur
pur – c'est-à-dire qui ne soit pas pris dans le spectacle – qui, en tant que tel,
contemple d'un côté les essences et, de l'autre, les faits ; autrement dit, elle
présuppose l'idée d'un sujet kosmotheoros dont le regard saisit les essences
en dehors du temps et de l'espace et, d'un autre côté, “trouve les choses
chacune en son temps, en son lieu, comme individus absolus dans un
emplacement local et temporel unique” (V.I., p. 152). C'est cette idée que,
comme nous l'avons vu, les notes de travail du Visible et l'invisible
retrouvent dans l'analytique intentionnelle de Husserl et, par conséquent,
dans la description que celui-ci donne de notre appareil de rétentions et de
protensions. En effet, c'est encore la philosophie des actes de la conscience
qui, selon Merleau-Ponty, sous-tend cette conception des essences et la
notion d'intuition eidétique introduite par Husserl pour relier l'ordre des
essences à l'ordre des faits 24. Mais, si par contre la philosophie de notre
Urstiftung a révélé la subjectivité comme champ ayant pour modèle le
champ visuel, comme champ d'Être à partir duquel s'effectue la vision de
l'Être, alors “les prétendus faits, les individus spatio-temporels, sont
d'emblée montés sur les axes, les pivots, les dimensions, la généralité de
mon corps, et les idées donc déjà incrustées à ses jointures” (V.I., p. 154).
La philosophie de notre Urstiftung montre donc comment les essences,
conçues comme essences pures, et les faits, conçus comme individus
ordonnés selon la synchronie et la diachronie, ne sont que des abstractions.
Pour trouver leur unité, par conséquent, il n'est pas besoin d'une intuition
eidétique à son tour conçue à la manière que Merleau-Ponty attribue à
Husserl, puisque ces deux ordres apparaissent comme indivis dans notre
champ de présence 25. À l'intérieur de celui-ci, en effet, ce ne sont pas des
faits disposés synchroniquement ou diachroniquement qui se présentent,
mais des expériences qui, du fait de l'enjambement de la synchronie sur la
diachronie, dessinent des vecteurs et des lignes de force. Les essences de

24 C’est pourquoi dans le chapitre du Visible et l’invisible auquel nous sommes en train de
faire allusion Merleau-Ponty critique le “mythe” (V.I., p. 155) husserlien d’une Wesensschau
désincarnée, c’est-à-dire mise en œuvre précisément par un “pur spectateur”.
Come le souligne Carlo Sini, “le spectateur désintéressé, ‘réduit’ par l'epoché, est une fiction
métaphysique non moins que le spectateur panoramique au nom duquel la science a prétendu
parler du monde en soi et de ses lois” (C. SINI, Introduzione à l'édition italienne de M.
MERLEAU-PONTY, La prose du monde, tr. it. de M. Sanlorenzo, Editori Riuniti, Rome, 1984,
p. 15).
25 Merleau-Ponty écrit par conséquent qu'“il serait temps de rejeter les mythes de l'inductivité
et de la Wesensschau qui se transmettent, comme des points d'honneur, de génération en
génération” (V.I., p. 155). Mais Marc Richir précise : “S’il est donc juste de dire qu’il n’y a pas
de Wesensschau chez le dernier Merleau-Ponty, c’est à condition d’ajouter qu’il n’y a pas, chez
lui, de Wesensschau qui soit pure, détachée des phénomènes – comme le donne à penser Husserl
dans l’avant-dernier chapitre d’Erfahrung und Urteil” (M. RICHIR, Essences et “intuition” des
essences chez le dernier Merleau-Ponty, in ID., Phénomènes, temps et êtres. Ontologie et
phénoménologie, Millon, Grenoble, 1987, p. 79).
129
ces expériences sont justement ces vecteurs et ces lignes de force, en tant
qu'ils définissent “l'attache qui relie secrètement une expérience à ses
variantes” (V.I., p. 155). L'essence se présente donc comme “in-variant”
(V.I., p. 149) de ces expériences, en d’autres termes comme structure. Dans
notre troisième chapitre, nous avons déjà eu l'occasion de relever la façon
dont Merleau-Ponty tend à voir dans la conception saussurienne de la
recherche linguistique une réponse au problème du rapport entre faits et
essences qui met en évidence l'étroite corrélation entre les unes et les autres,
conformément à la perspective adoptée par Husserl dans ses derniers écrits.
Suivant la même orientation, Merleau-Ponty conçoit les essences justement
en termes de structure, conçue selon la définition de ce mot qu'il donne lui-
même dans son essai De Mauss à Claude Lévi-Strauss, rappelant que, à
l'origine, “il servait chez les psychologues à désigner les configurations du
champ perceptif, ces totalités articulées par certaines lignes de force, et où
tout phénomène tient d'elles sa valeur locale” (S., p. 146). La pensée du
dernier Merleau-Ponty, que nous avons vu décrire le champ perceptif
comme champ d'Être, voit alors dans les essences qui se dessinent dans ce
champ des articulations de l'Être même 26, et manifeste ainsi la connotation
ontologique qu’il attribue à la notion de structure. Tout comme Merleau-
Ponty l'écrit des structures, les essences se révèlent, en effet, incarnées :
elles ne se situent pas, par conséquent, hors du temps et de l'espace, mais
s'ébauchent justement dans notre champ de présence alimenté par
l'intentionnalité opérante, et sont soutenues précisément par l'enjambement
de la synchronie sur la diachronie qui caractérise ce champ 27. Bref, les
essences se dessinent comme l'invisible auquel le visible des nos
expériences renvoie, et par conséquent ne sont pas séparables de la chair du
sensible, dont elles sont au contraire l'envers.
Cette conception des essences trouve, selon Merleau-Ponty, son
expression la plus pénétrante dans la Recherche de Proust. Aussi, les pages
inachevées qui concluent le manuscrit du Visible et l'invisible reviennent-
elles sur les passages, auxquels faisait allusion déjà le chapitre de la
Phénoménologie de la perception consacré à “Le corps comme expression
et la parole”, où Proust décrit Swann écoutant de nouveau la “petite phrase”
de la sonate de Vinteuil qui, autrefois, avait été “l'air national” de l'amour
qui le liait à Odette 28 :
“Ces charmes d'une tristesse intime, c'était eux qu'elle [i.e. : la ‘petite phrase’]

26 En ce sens, Merleau-Ponty souligne que les essences “sont le Sosein et non le Sein” (V.I.,
p. 148).
27 Merleau-Ponty met en effet en évidence que, l'essence ne faisant qu’un avec l’idéation, elle
“se fait dans un espace d'existence, sous la garantie de ma durée qui doit revenir en elle-même
pour y retrouver la même idée que je pensais il y a un instant et passer dans les autres pour la
rejoindre aussi en eux” (V.I., p. 150).
28 Cf. R., I, pp. 347-353.

130
essayait d'imiter, de recréer, et jusqu'à leur essence qui est pourtant d'être
incommunicables et de sembler frivoles à tout autre qu'à celui qui les éprouve, la
petite phrase l'avait captée, rendue visible. Si bien qu'elle faisait confesser leur prix
et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants – si seulement ils
étaient un peu musiciens – qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en chaque
amour particulier qu'ils verraient naître près d'eux. Sans doute la forme sous
laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se résoudre en raisonnements. Mais
depuis plus d'une année que, lui révélant à lui-même bien des richesses de son âme,
l'amour de la musique était, pour quelque temps au moins, né en lui, Swann tenait
les motifs musicaux pour de véritables idées, d'un autre monde, d'un autre ordre,
idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l'intelligence, mais qui n'en
sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de
valeur et de signification” (R., I, p. 349).

“Personne – commente Merleau-Ponty – n'a été plus loin que Proust dans
la fixation des rapports du visible et de l'invisible, dans la description d'une
idée qui n'est pas le contraire du sensible, qui en est la doublure et la
profondeur” (V.I., p. 195). En effet, comme dans le cas de la conception
particulière “de l’amour et du bonheur” (R., I, p. 350) qui s’est incarnée
pour Swann dans la “petite phrase” de la Sonate de Vinteuil et qui est
devenue inséparable de l’écoute de cette mélodie, il s'agit d'idées que
Merleau-Ponty définit comme “sensibles” (V.I., p. 198) : pourvues, non
moins que les “idées de l'intelligence”, d'une logique rigoureuse 29, tendant
elles aussi à “l'exploration d'un invisible” (V.I., p. 196), et pourtant “voilées
de ténèbres, [...] impénétrables à l'intelligence” puisqu’inséparables de leur
“apparences sensibles” (V.I., p. 196), et par conséquent, à la différence des
“idées de l'intelligence”, impossibles à isoler comme êtres positifs 30. Dans
ce sens, Proust les désigne comme “notions sans équivalent” (R., I, p. 350),
et compte parmi elles celles “de lumière, de son, de relief, de volupté
physique” (ibidem) non moins que les idées contenues dans des œuvres
littéraires comme La Princesse de Clèves ou Réné. Dans ce sens, Merleau-
Ponty, à son tour, les appelle “idéalités d'horizon” et définit leur cohésion
comme “une cohésion sans concept” (V.I., p. 199), de la même façon que
nous l'avons vu qualifier de “sans concept”, dans L'œil et l'esprit, la
présentation que chaque forme artistique – chacune avec les moyens
d'expression qui lui sont propres – donne “de l'Être universel” (O.E., p. 71) 3
29 “Jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la
pertinence des questions, l'évidence des réponses” (R., I, p. 351). Il faut remarquer, dans cette
phrase, l'usage de l'expression “langage parlé” que nous avons vu prise par Merleau-Ponty afin
de désigner l'un des concepts fondamentaux de son analyse du langage.
30 Déjà dans le résumé du cours sur “Le problème de la parole” tenu au Collège de France en
1953-54 Merleau-Ponty, toujours en référence à Proust, affirmait que “les idées littéraires,
comme celles de la musique et de la peinture, ne sont pas des ‘idées de l'intelligence’ : elles ne se
détachent jamais tout à fait des spectacles, elles transparaissent, irrécusables comme des
personnes, mais non définissables” (R.C., p. 40).
31 Ce même texte, dans son dialogue critique avec les remarques de Descartes consacrées à la
peinture et concentrées essentiellement sur le dessin, fait remarquer que “S'il [i.e. : Descartes]
131
1.
Comme cela a été fait pour Proust 32, nous pouvons dès lors, s'agissant de
la conception de Merleau-Ponty, parler des idées sensibles comme d'“idées
esthétiques” selon la double acception de cette expression 33. Elles sont, en
effet, “esthétiques” dans le sens premier – étymologique – du terme,
puisqu'elles composent le “Logos du monde esthétique” dans lequel l'Être
trouve son articulation primordiale, brute 34 , et que par conséquent
Merleau-Ponty désigne également comme “pensée sauvage” (V.I., p. 29).
C'est justement en tant que telles que ces idées sont inséparables de leur
présentation sensible – tout comme une conception particulière de l'amour
et du bonheur est inséparable de la “petite phrase” qui seule peut la rendre
communicable – et elles nous seraient par conséquent inaccessibles si nous
n'adhérions pas nous-mêmes à la chair du sensible. Nous nous ouvrons donc
à ces idées en vertu de notre ouverture perceptive – de notre Urstiftung – au
monde, duquel elles dessinent “l'invisible […] qui l'habite, le soutient et le
rend visible, sa possibilité intérieure et propre, l'Être de cet étant” (V.I., p.
198). En tant qu'invisible du visible, les idées sensibles sont donc
“négativité ou absence circonscrite” (V.I., pp. 198-199), mais nous avons
déjà vu que pour Merleau-Ponty ceci ne les prive pas pour autant de
cohésion : elles possèdent même la “cohésion sans concept” du sensible
même, dont elles sont justement le versant négatif. Si cette forme négative
nous empêche de les posséder, leur cohésion, en tant que cohésion sensible,
fait que nous en sommes possédés, de la même façon – souligne Merleau-
Ponty – que dans la description de Proust “la petite phrase évoquée agitait

avait examiné cette autre et plus profonde ouverture aux choses que nous donnent les qualités
secondes, notamment la couleur, comme il n'y a pas de rapport réglé ou projectif entre elles et les
propriétés vraies des choses, et comme pourtant leur message est compris de nous, il se serait
trouvé devant le problème d'une universalité et d'une ouverture aux choses sans concept, obligé
de chercher comment le murmure indécis des couleurs peut nous présenter des choses, des forêts,
des tempêtes, enfin le monde” (O.E., p. 43 ; c'est nous qui soulignons). Nous reviendrons plus
longuement sur cette question dans le prochain chapitre.
32 Cf. Gh. FLORIVAL, Le désir chez Proust. À la recherche du sens, cit., pp. 151-161.

33
À son tour, Rudolf Bernet remarque que “la mémoire involontaire que Proust célèbre et
scrute est une mémoire esthétique. Elle jaillit de l’accord quais musical entre des ‘sensations’ ou
des ‘impressions’ appartenant à des temps différents, elle s’accompagne de la grâce d’un
bonheur incomparable, et elle débouche sur l’effort de la création artistique. Chacun de ces trois
moments de la mémoire esthétique fait l’objet d’un examen attentif de la part de Proust” (R.
BERNET, La vie du sujet, cit., p. 252).
34 À propos de la conception de la nature chez Husserl, Merleau-Ponty affirme, dans les
leçons du Collège de France consacrées à ce thème, que “dans Ideen II, on peut avoir
l'impression de psychologisme. Mais ce qui est au-dessous, ce n'est pas le bric-à-brac
psychologique, c'est un mode d'être original, un être à l'état sauvage, le ‘logos du monde
esthétique’ – car le logos articulé dérive d'un sens immanent au perçu du monde primordial, de
l'Erfahrungsboden” (M. MERLEAU-PONTY, Husserl et la notion de Nature. Notes prises au
cours de Maurice Merleau-Ponty, par X. Tilliette, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a.
LXX, n. 3, 1965, p. 266).
132
comme celui d'un médium le corps vraiment possédé du violoniste” (R., I,
p. 352).
Il émerge également de cette description que c'est à travers un effort
créatif comme celui du violoniste jouant la petite phrase que les idées
sensibles sont rendues visibles, selon l'expression utilisée par Proust lui-
même dans le passage cité plus haut, expression qui, de façon significative,
converge avec la phrase de Paul Klee rappelée par Merleau-Ponty dans
L'œil et l'esprit 35.
Les idées sensibles apparaissent dès lors “esthétiques” aussi dans le sens
fort – kantien, comme l’on verra dans le chapitre prochain, même si dans
une acception élargie – en tant que la présentation visible de leur invisibilité
exige un apport de création qui, s'il n'appartient pas exclusivement à l'art et
à la littérature, trouve toutefois en eux son modèle. C’est significatif, à cet
égard, que la note de travail du Visible et l'invisible consacrée précisément à
“Philosophie et Littérature” affirme : “l'art et la philosophie ensemble sont
justement, non pas fabrications arbitraires dans l'univers du ‘spirituel’ (de la
‘culture’), mais contact avec l'Être justement en tant que créations. L'Être
est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l'expérience”
(V.I., p. 251).
Dès l'avant-propos de la Phénoménologie de la perception, Merleau-
Ponty affirmait d'ailleurs la similitude entre philosophie et art, et nous
avions vu dans cette affirmation l'expression de l'un des deux pôles entre
lesquels oscillait cette œuvre : l'ambition d'égaler, à travers la réduction
phénoménologique, la vie irréfléchie, d'une part, et la tendance à concevoir
l'opération d'expression comme reprise et prolongement créatif de cette
expérience, de l'autre. C'est justement le fait que prévaut cette seconde
tendance – tendance à présent approfondie et rectifiée dans la perspective
de l'être charnel dont nous en sommes, et de sa manifestation – qui porte à
cette étroite relation entre esthétique et ontologie qui émerge dans le dernier
passage cité. Son contenu rappelle spontanément celui de la note de travail
que nous avons rapportée au début du chapitre précédent, chapitre dans
lequel nous avions déjà eu l'occasion d'observer comment, dans le pensée
du dernier Merleau-Ponty, la méditation esthétique et la recherche
ontologique sont étroitement liées. La note en question souligne, en effet,
que le monde perçu, conçu ontologiquement comme être brut ou sauvage,
alimente l'art et la philosophie, en tant qu'il “apparaît comme contenant tout
ce qui sera jamais dit, et nous laissant pourtant à le créer (Proust) : c'est le
 qui appelle le –” (V.I., pp. 223-
224). Le logos endiáthetos, expression par laquelle Merleau-Ponty désigne
35 “L'art – commence Klee dans le Credo du créateur – ne reproduit pas le visible ; il rend
visible” (P. KLEE, Schöpferische Konfession, publié pour la première fois dans “Tribüne der
Kunst und Zeit”, hrsg. v. K. Edschmid, Bd. XIII, Erich Reiss, Berlin, 1920, ensuite repris dans P.
KLEE, Das bildnerische Denken, Benno Schwabe & Co., Basel, 1956 ; tr. fr. de P.-H. Gonthier
in ID., Théorie de l'art moderne, Denoël, Paris, 1964, désormais coll. “Folio”, Gallimard, Paris,
1998, p. 34). Cf. le renvoi de Merleau-Ponty à cette phrase in O.E., p. 74.
133
le “sens avant la logique” (V.I., p. 222), ou, en d'autres termes encore, le
“logos du monde esthétique”, ne peut donc être restitué qu'au moyen du
logos prophorikós. Ce dernier, dans les lignes qui précèdent immédiatement
la note en question, est à son tour défini comme Gebilde, mais – insiste
Merleau-Ponty – ce Gebilde ne doit pas être entendue comme pure création
36
: il s'agit en effet d'une opération qui se nourrit à la source de l'être brut
au moment même où elle le relance créativement. Aussi la note de travail
du Visible et l'invisible consacrée à “Philosophie et Littérature” affirme-t-
elle que la création “est en même temps réintégration de l'Être” (V.I., p.
250) et, dans ce sens, “est adéquation, la seule manière d'obtenir une
adéquation” (V.I., p. 251).
Versant archéologique et versant téléologique se confirment donc bien
comprésents dans chaque opération d'expression, chacun n'étant que
l'envers de l'autre. Mais, si la tâche (infinie) de réaliser cette opération est
toujours confiée à l'homme, ce qui, à présent, se révèle comme archè
inépuisable et, à la fois, comme inépuisable telos, ce n'est plus, comme dans
la Phénoménologie de la perception et les écrits de la même époque,
l'horizon de l'être-au-monde, mais, sur la base de ce qui a été dit, l'Être
même. Comme nous le savons, la téléologie à laquelle Merleau-Ponty pense
– et sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir dans notre dernier
chapitre – est définie, en effet, comme “jointure et membrure de l'Être qui
s'accomplit à travers l'homme” (S., p. 228), ce qui confirme la passivité de
notre activité.
L'opération d'expression, en tant que réversibilité de création et
adéquation dans le sens précisé plus haut, semble être conçue, disions-nous,
sur le modèle de l'art. Tout comme l'essence de l'amour que seule l'audition
de la “petite phrase” créée par Vinteuil rend communicable, les idées
sensibles dans lesquelles s'ébauche l'avènement du “sens avant la logique”
sont reprises créativement par l'art, qui les rend visibles dans l'unique
configuration qui réponde à leur mode d'existence : “dans une expérience
charnelle” (V.I., p. 197). En d'autres termes, ce que l'art restitue, en le
recréant, justement, dans une expérience charnelle, c'est ce que, dans le
passage tiré du Visible et l'invisible par lequel nous avons commencé ce
chapitre, Merleau-Ponty appelle “la Stiftung, l'initiation”, dont la structure
temporelle – sur laquelle nous aurons encore à revenir longuement par la
suite – ne fait qu'un avec l'avènement des idées sensibles et en inaugure
l'expression. Ainsi, dans les pages de la Recherche qui ont tant sollicité
l'attention de Merleau-Ponty, cette initiation et le “temps mythique” qui
commence à vibrer avec elle apparaissent évoqués à Swann par la musique
du violon et du piano jouant la “petite phrase” : “C'était comme au
commencement du monde, comme s'il n'y avait encore eu qu'eux deux sur la
terre” (R., I, p. 352). Précisément en tant qu'il rend visibles, et donc
36 “Il s'agit d'une création qui est appelée et engendrée par le Lebenswelt comme historicité
opérante, latente, qui la prolonge et en témoigne” (V.I., p. 228).
134
participables, les idées sensibles, l'art se présente, dès lors, comme modèle
du passage du logos du monde esthétique au logos du monde culturel 37.
À propos de ce qu’on a vu Merleau-Ponty appeler “l’initiation” en tant
que sa manière de traduire “la Stiftung”, dans les notes sur la Recherche
préparées pour le cours intitulé “L'ontologie cartésienne et l'ontologie
d'aujourd'hui” (1960-61) 38 – qu’on peut voir comme prolongement idéal
des pages inachevées du Visible et l'invisible qui ont été examinées
jusqu’ici – il revient en deux occasions 39 sur les pages proustiennes
consacrées aux aubépines du côté de Méséglise 40 – dans lesquelles il
semble qu’une vraie initiation soit décrite – et particulièrement sur la
citation évoquée aussi dans la note de travail du Visible et l'invisible que
nous avons rapportée au début : “Soit que la foi qui crée soit tarie en moi,
soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu’on me
montre aujourd'hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies
fleurs” (R., I, p. 184).
À la deuxième occasion, les notes de cours se réfèrent exclusivement à la
phrase selon laquelle “la réalité ne se forme que dans la mémoire”, laquelle
se trouve par ailleurs citée aussi dans une lettre de Merleau-Ponty adressée
à Claude Simon 41, qu’en effet il considérait parmi les héritiers de la lignée
littéraire ouverte par Proust : cette lignée caractérisée – explique-t-il dans
ces notes qui renvoient l'écho de ce qu’il nous a présenté au sujet de Proust
dans le manuscrit du Visible et l'invisible – par le “renversement des
rapports du visible et de l'invisible, de chair et esprit” (N.C., p. 392) 42.
Les notes prises en examen commentent donc telle phrase proustienne et
soulignent comment – malgré le fait que le Narrateur formule l'hypothèse
que “la réalité ne se forme que dans la mémoire” – en tout cas “Il ne s'agit
pas d'une illusion de réalité. Non, c'est bien de ce qui fut qu'on se souvient.
Par la distance, le présent ‘développe’ tout son sens” (N.C., p. 202) 43. Et
37 Come le souligne, en d'autres termes, Pingaud, l'œuvre d'art “est le modèle de toute
expression, de toute formation de verité. Et ce qu'elle communique, ce qui nous fait
communiquer à travers toutes les œuvres, c'est ce modèle même, le sens du sens” (B. PINGAUD,
Merleau-Ponty, Sartre et la littérature, “L'Arc”, n. 46, 1971, p. 87).
38 Cfr. N.C., en particulier pp. 191-198.

39 Cf. N.C., p. 197 et p. 202.


40 Cf. R., I, pp. 183-185.
41 Cf. M. MERLEAU-PONTY, Merleau-Ponty répond à Claude Simon “écrivain et penseur”
(23 mars 1961), “Critique”, novembre 1981, n. 414, p. 1147.
42 À propos du passage complet auquel nous nous référons, cf. la note 18 de notre chapitre
septième.
43 On a déjà vu Merleau-Ponty s'exprimer dans les mêmes termes dans la note de travail du
Visible et l'invisible qui porte le titre de “Einströmen-Réflexion” et la date de février 1959, dans
laquelle – en critiquant la conception husserlienne du champ de présence – il parle en effet du
“fil qui relie p. ex. mon présent à mon passé à sa place temporelle, tel qu’il fut” (V.I., p. 227 ;
135
comment soit à entendre précisément le “développe” mis entre guillemets
est indiqué après quelques lignes : “chair devenue essence” (ibidem),
empirique devenu transcendental – on pourrait dire en d'autres termes –
ainsi que projeté, en tant qu’a priori, dans un temps mythique.
Le “développement” que nous devons à la distance – l’opérer “d'une
dimension qui ne pourra plus être refermée” (V.I., p. 198) – éloigne donc le
passé de comment il a été effectivement vecu, pour en expliciter – en la
plaçant à l'intérieur d'une temporalité “mythique” et donc “indestructible” –
l’“essence charnelle”, l’“idée sensible”, l’être dimension, justement 44 :
ainsi, le protagoniste de la Recherche finit par apercevoir, incarnée dans les
aubépines du côté de Méséglise, l’essence d’un passé qui “appartient à un
temps mythique, au temps d’avant le temps, à la vie antérieure”.
Le premier commentaire que ces notes de cours dédient au passage
proustien cité plus haut, lui, considère au contraire les deux hypothèses qui
y sont indiquées : “Soit que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la
réalité ne se forme que dans la mémoire”. Merleau-Ponty tend en effet à
mettre en évidence ici surtout la fonction préminente qui est occupée, dans
ce “développement” par lequel la chair devient essence, par le langage : “Le
passé est perdu, – mais étrange résurrection par le moyen de la parole”
(N.C., p. 197), laquelle – ainsi expliquait-il quelques phrases avant – “vient
ranimer et recommencer ce prodige [i.e. : du sensible] en touchant en moi ce
que je croyais le plus caché et qui se révèle participable et en cette mesure
‘idée’” (ibidem).
De telles considérations tendent alors à rappeler les réflexions sur le
s’impliquer réciproque entre le logos endiáthetos et le logos prophorikós
que Merleau-Ponty fixe dans quelques notes de travail du Visible et
l'invisible, comme celle, citée au début du chapitre précédent, où il fait une
allusion justement à l'opération créatrice évoquée par Proust aussi dans le
passage qu’on vient de rappeler. Mais, comme il nous est déjà arrivé de
souligner, dans cette dernière phase de la pensée de Merleau-Ponty les
fonctions de sédimentation et d'idéation ne sont pas considérées un
privilège exclusif du langage ou quand même d'un logos proféré. En
adhérant au schéma du passage proustien qu’on est en train de considérer,
donc, les notes de cours en assument les deux possibilités : “Que ce soit par
le corps et la mémoire ou par la parole, le Temps en tout cas devient autre
c'est nous qui soulignons).
44 Cela comporte par ailleurs la conséquence que, dans notre chapitre troisème, nous avons
déjà vu Merleau-Ponty indiquer en 1957 par rapport à la question de la réduction
phénoménologique : “Après tout, c’est Husserl qui a dit qu’il n’y avait pas de réduction
transcendantale qui ne fût pas d’abord une réduction eidétique. Et alors, est-ce que, du fait que
toute réduction est d'abord eidétique, il n'en résulte pas qu'elle ne saurait jamais être pensée
adéquate de l'expérience effective, puisqu'il y a toujours entre l'eidos et l'expérience effective
cette distance qui fait justement la clarté de la pensée réfléchie ou philosophique ?” (M.
MERLEAU-PONTY, Intervention au Troisième Colloque philosophique de Royaumont,
“L'œuvre et la pensée de Husserl” (23-30 avril 1957), publié in Husserl, Cahiers de Royaumont,
III, Éd. de Minuit, Paris, 1959, p. 158).
136
chose que succession : pyramide de ‘simultanéité’” (N.C., p. 197).
La première de ces possibilités indique donc la crucialité de la mémoire
dans le devenir “essence” de la “chair”, ou bien – dans les termes auxquels
nous les avons déjà liés auparavant – dans le devenir transcendental de
l’empirique. Voilà “la mémoire vraie” (R.C., p. 72) : comme il nous est déjà
arrivé de rappeler, c’est ainsi qu’elle est désignée par Merleau-Ponty dans le
résumé du cours tenu au Collège de France en 1954-55, où elle est placée
au-deça de l’opposition entre réminiscence et oubli autant que de
l'“alternative entre conservation et construction” (ibidem). C'est donc dans
la mémoire ainsi configurée que, selon l'hypothèse du Narrateur proustien,
“la réalité se forme”, ou – pour le dire en d’autres termes – en opérant dans
l’indistinction entre activité et passivité, elle se transforme en son propre
transcendantal, tout comme les aubépines de Méséglise en “vraies
aubépines”. De toute évidence, il s’agit d'une mémoire que Proust
qualifierait comme involontaire, c'est-à-dire – d’après l'interprétation que
Merleau-Ponty semble en donner – telle qu’elle sédimente dans notre corps,
les configurant comme des idées sensibles, les expériences surgies à
l'intérieur de notre relation opérante avec le monde. Sur la base de ce que
cette interprétation nous a suggéré, cette mémorie se révèle non pas
opposition mais chiasme entre réminiscence et oubli, non pas alternative
mais chiasme entre conservation et construction, puisqu’à l'intérieur d'elle,
nous l’avons vu, “passé et présent sont Ineinander, chacun enveloppé-
enveloppant” (V.I., p. 321).
En tant que telle, elle défend par ailleurs de concevoir l’initiation en tant
que commencement métaphysique et ponctuel, même si Merleau-Ponty tend
encore à assimiler l'une avec l'autre lorsqu'il écrit, en commentant toujours
les pages de Proust consacrées à la “petite phrase”, qu’“avec la première
vision, le premier contact, le premier plaisir, il y a initiation” (V.I., p. 198 ;
c'est nous qui soulignons). Il est dès lors fort intéressant ce qu’il semble
affirmer, par contre, dans l’une des ses “cinq notes” concernantes, de
nouveau, l’écrivain Claude Simon : celle, datée de mars 1961, qui – de
manière significative – porte le titre de “L’‘association’ comme initiation” 4
5. Il importe de la reproduire intégralement :

“Le rouge des écussons d’artilleur (Cl. Simon : texte des Lettres françaises) – Il
lui dit ceci et cela – On dit : par association. Ce n’est pas cela, ni Verschmelzung
etc. – C’est qu’il y a une vertu signifiante de la texture de ce rouge, une texture
qualitative, d’abord. Ensuite les expériences dont il réveille le sentiment ont été
vécues à travers lui (comme les choses à travers leurs noms) et c’est ce qui fait, –
c’est cette structure archaïque qui fait, – qu’il sera toujours le médiateur de ces
expériences. Parce que notre expérience n’est pas un champ plat de qualités, mais
toujours sous l’invocation de tel ou tel fétiche, abordée par l’intercession de tel ou
tel fétiche”.

45 Cf. M. MERLEAU-PONTY, Cinq notes sur Claude Simon, “Médiations”, n. 4, hiver 1961-
62 ; ensuite “Esprit”, n. 66, juin 1982, p. 66.
137
L’initiation ne peut donc se donner qu’“à travers” la reprise d’une
expérience dans une autre et elle ne peut non plus se résoudre pour autant
dans la simple association entre les deux, puisqu’il s’agit toujours d’une
“reprise créatrice”, même si, en vertu d’une “illusion rétrospective”, on
tend à en considérer le sens comme préexistant dans l’expérience dont la
“vertu signifiante” ne fournissait en réalité qu’une anticipation. L’initiation
s’accomplit donc dans l’entre-deux entre cette expérience-là et celle qui y
est associée et voilà pourquoi elle se donne comme “surdétermination” par
rapport à toutes les deux 46. Si l’initiation peut fonder un temps mythique,
en d'autres termes, c'est précisément parce qu'elle s'accomplit à l'intérieur
du chiasme entre passé et présent et donc elle résulte, sous ce rapport,
comme toujours déjà été, en étant l’institution d'un champ d'expérience qui
– de façon mythique, justement – “est toujours derrière nous” (R.C., p. 76).

5.3. Visible et dicible, silence et langage


L'on a vu que la description proustienne des idées sensibles permet à
Merleau-Ponty de montrer que le “spirituel” se dessine dans la chair même
du sensible, en se soustrayant de cette façon à la dichotomie cartésienne
entre pensée et étendue 47.
Si, dans la Phénoménologie de la perception, les pages de Proust dans
lesquelles Swann réécoute la “petite phrase” étaient évoquées dans le but de
souligner la façon dont dans le langage – tout comme dans la musique –
signifiant et signifié sont inséparables, dans Le visible et l'invisible elles
consentent à Merleau-Ponty de mettre en évidence l'épaisseur ontologique
de cette conception, à la lumière de la réhabilitation dont, dans cette
perspective, a fait l'objet le sensible. L'indissolubilité du signe et du sens
est, en effet, ramenée à la structure même de l'Être : ils se dessinent
respectivement comme le visible et l'invisible dans le chiasme desquels
l'Être se manifeste 48.
46 Dans la note de travail du Visible et l'invisible, déjà citée, qui porte le titre de “Rayons de
passé, de monde” et la date de mars 1960, Merleau-Ponty écrit : “Peut être valable en général : il
n’y a pas d’association qui joue si ce n’est quand il y a surdétermination, c’est-à-dire un rapport
de rapports [...]. La surdétermination survient toujours : le mouvement rétrograde du vrai (= la
préexistence de l’idéel) [...] fournit toujours d’autres raisons pour une association donnée” (V.I.,
p. 294).
47 Cette dichotomie, explique Merleau-Ponty, doit être rejetée : “non que l'étendue soit pensée
ou la pensée étendue, mais parce qu'elles sont l'une pour l'autre l'envers et l'endroit, et à jamais
l'une derrière l'autre” (V.I., p. 200). C'est ce qu'il trouve dans la description que Proust donne des
idées sensibles. Comme le répète Charron, en effet, pour Merleau-Ponty ainsi que pour Proust,
“L'idée est dimension” (G. CHARRON, Du langage. A. Martinet et M. Merleau-Ponty, cit., p.
126).
48 Florival, à propos de la conception proustienne des “idées esthétiques” qui émerge
précisément des pages de la Recherche commentées par Merleau-Ponty, écrit : “L'artiste rejoint
ainsi l'essence de la Vérité par le sentiment profond qui l'anime et qui le libère dans la présence,
ou la ‘clairière’, de l'Être. L'esthétique, telle que l'auteur [i.e. : Proust] la thématise sous forme
138
En montrant comment le “spirituel” est l'invisible du sensible, les idées
qui se dessinent dans celui-ci abattent, en même temps que la dichotomie
entre pensée et étendue, la dichotomie entre le silence de l'expérience
sensible et la parole de l'expérience idéale. C'est ce qui, comme nous le
disions dans la conclusion de notre troisième chapitre, amène Merleau-
Ponty, à présent, à abandonner le privilège qu'il attribuait précédemment au
langage, et c'est ce qui nous a permis jusqu'ici de parler de l'art sans faire de
différences en son sein entre des formes d'expression muettes telle que la
peinture et des formes d'expression “proférées” telle que la littérature 49.
Cela ne signifie pas toutefois que Merleau-Ponty soutient l'indifférenciation
des formes d'expression. Au cours de l'examen de sa dernière production,
nous avons pu remarquer de quelle façon Merleau-Ponty affirme que “le
 […] appelle le  –” (V.I., p. 224), et
met en évidence de cette façon l'idée d'un passage de l'un à l'autre 50. C'est à
partir de l'analyse de ce passage que nous chercherons à faire apparaître la
conception merleau-pontienne du langage, ainsi que la direction dans
laquelle vont, ou devraient aller, selon Merleau-Ponty, les formes
d'expression “proférées”, et, en premier lieu, la forme d'expression
philosophique.
Le thème du passage du monde muet au monde parlant – alors qu'il
constitue le sujet d'un certain nombre de notes de travail – n'est pas traité de
façon détaillée dans le manuscrit de Le visible et l'invisible 51.
La conception de fond de Merleau-Ponty à ce sujet est toutefois exposée
dans une note insérée dans le chapitre intitulé “Interrogation et intuition” :
“Notre thèse est qu'il faut ce IL Y A d'inhérence, et notre problème de
montrer que pensée, au sens restrictif (signification pure, pensée de voir et
de sentir) ne se comprend que comme accomplissement par d'autres moyens
du vœu du IL Y A, par sublimation du IL Y A et réalisation d'un invisible
poétique, n'est donc pas sans analogie avec la pensée heideggérienne, bien qu'elle soit relue en
fonction du corps vécu à la manière de Merleau-Ponty” (Gh. FLORIVAL, Le désir chez Proust.
À la recherche du sens, cit., p. 159). Ce commentaire nous semble expliciter, quoique de façon
indirecte, les références à “l'Être au sens de Heidegger” et au nom de Proust contenues dans la
note de travail du Visible et l'invisible avec laquelle nous avons ouvert notre chapitre précédent.
49 Comme l'observe, en effet, également Lefeuvre, c'est l'idée – exprimée dans Le langage
indirect et les voix du silence – que “nul langage ne se détache tout à fait de la précarité des
formes d'expression muettes” (S., p. 98) qui est approfondie dans Le visible et l'invisible et les
écrits de la même époque (cf. M. LEFEUVRE, Merleau-Ponty au delà de la phénoménologie,
cit., p. 362).
50 Claude Lefort souligne opportunément que, si la Phénoménologie de la perception semblait
ébaucher un parcours de la corporéité à la parole et à la pensée, les derniers écrits de Merleau-
Ponty présentent, par contre, ce passage – selon l'expression de Merleau-Ponty lui-même –
comme “ascension sur place” (cf. C. LEFORT, Le corps, la chair, in ID., Sur une colonne
absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, cit., p. 136).
51 Comme l'annoncent les dernières pages du chapitre consacré à “L'entrelacs – le chiasme”,
Merleau-Ponty se réservait, en effet, de le traiter de façon complète dans la suite de l'œuvre : “Il
nous faudra suivre de plus près ce passage du monde muet au monde parlant” (V.I., p. 202).
139
qui est exactement l'envers du visible, la puissance du visible. De sorte
qu'entre son et sens, parole et ce qu'elle veut dire, il y a encore rapport de
réversibilité et nulle discussion de priorité, l'échange des paroles étant
exactement différenciation dont la pensée est l'intégrale” (V.I., p. 190, n. *).
En d'autres termes, le passage du visible au dicible est conçu par Merleau-
Ponty comme “sublimation” de la chair du sensible en une autre chair, celle
du langage 52.
Il s'agit d'une chair justement “plus transparente”, dans laquelle le désir
prolonge le phénomène de l'expression inauguré par la réflexivité du
sensible 53. Mais l'expression linguistique elle aussi procède d'abord d'une
expérience “esthésiologique” homologue à celle du contact réversible entre
ma main et celle de l'autre : il s'agit de l'expérience de la réversibilité entre
phonation et ouïe, qui révèle notre appartenance commune au monde de la
vocifération 54. “Cette nouvelle réversibilité et l'émergence de la chair
comme expression sont le point d'insertion du parler et du penser dans le
monde du silence” (V.I., p. 190), explique le texte de Le visible et l'invisible
tout de suite avant la note citée plus haut.
En concevant la chair du langage comme sublimation de la chair du
visible, Merleau-Ponty montre par conséquent comme l'organisation du
premier se modèle sur la structure du second.
L'autoréférentialité du langage est alors interprétée comme une “sorte de
réflexion” qu'il exerce sur lui-même – homologue à celle qui caractérise le
corps comme voyant-visible – en vertu de laquelle advient le sens. Tout
comme, en effet, la perception se dessine dans le chiasme du voyant et du
visible, de la même façon – à l'intérieur de ce que, durant la phase
précédente de sa pensée, Merleau-Ponty appelait “langage parlant” et qu'il
continue de qualifier comme “langage conquérant, actif, créateur” (V.I., p.
201) – signifiant et signifié vivent dans un rapport chiasmatique dans lequel
se dessine leur “essence opérante” commune 55.
Comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire, le langage parlant – ou

52 “C'est comme si la visibilité qui anime le monde sensible émigrait, non pas hors de tout
corps, mais dans un autre corps moins lourd, plus transparent, comme si elle changeait de chair,
abandonnant celle du corps pour celle du langage, et affranchie par là, mais non délivrée, de
toute condition” (V.I., p. 200).
53 Dans la parole se prolonge en effet le narcissisme de la vision : “la parole – écrit Merleau-
Ponty – est […] comme la chair du visible, […] rapport à l'Être à travers un être, et, comme elle,
narcissique, érotisée, douée d'une magie naturelle qui attire dans son réseau les autres
significations comme le corps sent le monde en se sentant” (V.I., p. 158).
54 “Si je suis assez près de l'autre qui parle pour entendre son souffle, et sentir son
effervescence et sa fatigue, j'assiste presque, en lui comme en moi, à l'effrayante naissance de la
vocifération” (V.I., p. 190).
55 “Il y a une essence au-dessous de nous, nervure commune du signifiant et du signifié,
adhérence et réversibilité de l'un à l'autre, comme les choses visibles sont les plis secrets de notre
chair, et notre corps, pourtant, l'une des choses visibles” (V.I., p. 158).
140
“parole opérante” – est donc innervé par les idées sensibles de la même
façon que toute autre expérience charnelle. Aussi Merleau-Ponty l'analyse-
t-il en suivant le modèle de Proust lorsqu'il analyse la “petite phrase” de
Vinteuil, et répète-t-il que, dans le langage opérant, l'idée est inséparable de
la parole comme pour Swann l'essence de l'amour est inséparable de l'écoute
de cette phrase musicale 56. En outre, précisément en tant qu'expérience
encore charnelle, le langage opérant comporte lui aussi une sorte
d'initiation, comme cela a lieu dans le cas de la lecture 57.
Mais, dans le langage, Merleau-Ponty voit aussi la présence des “idées de
l'intelligence” – que, comme nous l'avons déjà suggéré, il tend, tout comme
Proust, à différencier des idées sensibles 58 – et les définit comme “idées
acquises, disponibles, honoraires” (V.I., p. 201). Ce sont ces idées-là que
véhicule ce que dans La prose du monde Merleau-Ponty appelait le
“langage parlé”, qu'il caractérisait justement comme langage “acquis” et
qui, en tant que tel, se fait oublier au profit des idées dont il est devenu
porteur. Précisément parce que ce langage tend à “se faire oublier”, ces
idées semblent des êtres positifs, mais, dans notre troisième chapitre, nous
avons vu que les idées et le langage acquis, en tant qu'élément institué, ne
se donnent pas sans un élément instituant comme horizon de latence. En ce
sens, Merleau-Ponty peut affirmer que “l'idéalité pure n'est pas elle-même
sans chair ni délivrée des structures d'horizon” (V.I., p. 200) 59.

56 En ce sens, Merleau-Ponty écrit que “quand je pense, elles [i.e. : les idées] animent ma
parole intérieure, elles la hantent comme la ‘petite phrase’ possède il violoniste, et restent au-
delà des mots, comme elle au-delà des notes, non que sous un autre soleil, à nous caché, elles
resplendissent, mais parce qu'elles sont ce certain écart, cette différenciation jamais achevée,
cette ouverture toujours à refaire entre le signe et le signe, comme la chair, disions-nous, est la
déhiscence du voyant en visible et du visible en voyant” (V.I., p. 201).
57 L'idée que la lecture et, en général, le langage comportent une initiation traverse toute la
réflexion de Merleau-Ponty. Chez Proust, cette idée emerge de façon particulièrement évidente
dans Journées de lecture (texte qui maintenant figure dans M. PROUST, Contre Sainte-Beuve
précéde de Pastiche et mélanges et suivi de Essais et articles, édition établie par P. Clarac avec
la collaboration d'Y. Sandre, “Bibliothèque de la Pléiade”, Gallimard, Paris, 1971, pp. 160-194).
58 Les pages finales du manuscrit du Visible et l'invisible montrent toutefois l'intention de
Merleau-Ponty de traiter directement par la suite le problème du rapport entre idées sensibles et
“idées de l'intelligence”, rapport dont ces pages préfigurent de toute façon la conception selon
l'orientation à laquelle nous avons déjà fait allusion : “il est trop tôt maintenant pour éclairer ce
dépassement sur place” (V.I., p. 200 ; c'est nous qui soulignons). Comme nous aurons l’occasion
d’y faire allusion dans notre septième chapitre, cette conception trouve, par contre, d’amples
témoignages dans les Notes des cours au Collège de France 1958-1959 et 1960-1961, en
particulier pp. 193-195.
59 La préface de Signes confirme : “Les idées ne sont plus une deuxième positivité, un second
monde qui exposerait ses richesses sous un second soleil. En retrouvant le monde ou l'Être
‘vertical’, celui qui est debout devant mon corps debout, et en lui les autres, nous apprenons une
dimension où les idées obtiennent aussi leur vraie solidité. Elles sont les axes secrets ou, comme
disait Stendhal, les ‘pilotis’ de nos paroles, les foyers de notre gravitation, ce vide très défini
autour duquel se construit la voûte du langage, et qui n'existe actuellement que dans la pesée et
la contrepesée des pierres” (S., pp. 28-29).
141
Ayant pour modèle le phénomène de la vision, le langage apparaît donc
comme “regard de l'esprit” (V.I., p. 203). En tant que tel, il s'articule comme
champ de différenciations qui “sublime” la structure diacritique du visible,
tout en en maintenant, cependant, le style, l'un et l'autre étant soutenus par
le même phénomène de la réversibilité comme chiffre même de l'Être que
tout deux portent à l'expression : réversibilité du visible et de l'invisible
dans le deuxième cas, réversibilité de la parole et du silence dans le premier
60
. Le passage du monde muet de la perception au monde langagier – dont
nous avons vu qu'il restait un problème ouvert dans la Phénoménologie de
la perception – ne se pose plus par conséquent en termes di superposition
du second sur le premier et de traduction du premier dans le second, mais
précisément en termes de réversibilité entre champs organisés
diacritiquement 61. À la différence de ce que nous avons observé à propos
de la Phénoménologie de la perception en effet, l'expérience muette se
précise non pas comme antérieure au langage et indépendante de lui, mais
comme dimension qui coexiste originairement avec la dimension
langagière, en ce sens que “toutes les possibilités du langage y sont déjà
données” (V.I., p. 203) 62.
Cette perspective fournit à Merleau-Ponty l'occasion de citer encore une
fois, à la fin du chapitre de Le visible et l'invisible intitulé “Interrogation et
intuition”, cette phrase de Husserl qui figure dans la deuxième des
Méditations cartésiennes et qui a exercé une si grande influence sur toute sa
recherche philosophique. La façon dont il l'introduit à présent montre
toutefois qu'il l'emploie dans une nouvelle interprétation : “la philosophie
est la reconversion du silence et de la parole l'un dans l'autre” (V.I., p. 171).
Interprétée dans ce même sens, la phrase husserlienne – qui part de
“l'expérience pure et, pour ainsi dire, muette encore” et semble présenter le
langage comme “domaine spécial” – semble évoquée dans la page où
s'interrompt le manuscrit de Le visible et l'invisible, et dans laquelle est
également sensible le souvenir de la phrase de Valéry qui affirme que le

60 Merleau-Ponty tient par ailleurs à souligner que, entre visible et dicible, “il y a […], en
réalité, bien plutôt que parallèle ou qu'analogie, solidarité et entrelacement : si la parole, qui n'en
est qu'une région, peut être aussi l'asile du monde intelligible, c'est parce qu'elle prolonge dans
l'invisible, étend aux opérations sémantiques, l'appartenance du corps à l'être et la pertinence
corporelle de tout être qui m'est une fois pour toutes attestée par le visible, et dont chaque
évidence intellectuelle répercute un peu plus loin l'idée” (V.I., p. 158).
61 Comme le souligne Taminiaux, en vertu de la configuration diacritique de chacun d'eux, “la
perception et le langage se correspondent, ils communiquent par la même différenciation qui est
dans un cas la latence de l'invisible au visible, dans l'autre la latence du silence dans l'expression
même” (J. TAMINIAUX, L'expérience, l'expression et la forme dans l'itinéraire de Merleau-
Ponty, in ID., Le regard et l'excédent, cit., p. 108).
62 Merleau-Ponty explique en effet – en se référant explicitement à Lacan – que le langage
“n'interrompt pas une immédiation sans lui parfaite, que la vision même, la pensée même sont, a-
t-on dit, ‘structurées comme un langage’, sont articulation avant la lettre, apparition de quelque
chose là où il n’y avait rien ou autre chose” (V.I., pp. 167-168).
142
langage est tout en tant qu'il est la voix même du paysage. Merleau-Ponty
déclare alors : “de l'une à l'autre de ces vues, il n'y a pas renversement
dialectique, nous n'avons pas à les rassembler dans une synthèse : elles sont
deux aspects de la réversibilité qui est vérité ultime” (V.I., p. 204).
C'est cette conception – qui est intimement liée à la remise en question de
la réduction phénoménologique et du statut de la conscience, et donc à la
critique de la réflexion comme coïncidence, menées par Merleau-Ponty
dans les écrits de cette période – qui porte Merleau-Ponty à repenser de
façon autocritique le concept de Cogito tacite élaboré dans la
Phénoménologie de la perception.
Ainsi, dans les notes de travail de Le visible et l'invisible consacrées à ce
problème, reconnaît-il que “le cogito tacite est impossible” parce que “pour
avoir l'idée de ‘penser’ (dans le sens de la ‘pensée de voir et de sentir’),
pour faire la ‘réduction’, pour revenir à l'immanence et à la conscience de…
il est nécessaire d'avoir les mots” (V.I., p. 224-225) et par conséquent il
constate la “naïveté […] d'un cogito silencieux qui se croirait adéquation à
la conscience silencieuse alors que sa description même du silence repose
entièrement sur le vertus du langage” (V.I., pp. 232-233). La première des
deux notes citées explique en effet que la conscience constituante est en
réalité constituée – et dans ce sens nous avons déjà vu Merleau-Ponty la
qualifier d'artefact – grâce aux mots. Ils ne reposent pas par conséquent sur
la vie irréfléchie et silencieuse, conçue comme fondement positif, de la
conscience, à la différence de ce que prétend la “philosophie des
Erlebnisse” et la notion même de Cogito tacite, puisque nous savons que
désormais pour Merleau-Ponty la subjectivité ne comporte aucun fond
positif de sens 63, mais se dessine comme champ d'Être à l'intérieur duquel,
comme le confirme la note en question, “il n'y a que des différences de
significations” (V.I., p. 225). Il précise néanmoins que “cependant il y a le
monde du silence, le monde perçu, du moins, est un ordre où il y a des
significations non langagières ; oui, des significations non langagières, mais
elles ne sont pas pour autant positives” (ibidem). Autrement dit, ce monde
du silence est l'Être brut ou sauvage qui s'articule dans le logos endiáthetos
ou logos perceptif, dont la description – répète la seconde des notes que
nous avons évoquées – “est usage du ” (V.I., p. 233),
c'est-à-dire est Gebilde sollicitée par l'Être même. En ce sens, cette dernière
note se conclut par l'affirmation, que nous avons déjà citée, selon laquelle
l'unique ontologie conforme a l'Être est ontologie indirecte : elle l'est
nécessairement en tant que l'unique façon d'opérer une adéquation au
silence de l'Être consiste dans l'usage créatif du langage, qui s'entremêle au
silence justement selon un lien de réversibilité. Dans une troisième note de
travail de Le visible et l'invisible dans laquelle il reconsidère le problème du

63 Lorsqu’il critique “les mythes de l'inductivité et de la Wesensschau”, Merleau-Ponty écrit


en effet qu'il “serait naïf de chercher la solidité dans un ciel des idées ou dans un fond du sens”
(V.I., p. 155).
143
Cogito tacite, Merleau-Ponty écrit par conséquent que “le langage réalise en
brisant le silence ce que le silence voulait et n'obtenait pas” (V.I., p. 230),
puis précise que “le silence continue d'envelopper le langage ; silence du
langage absolu, du langage pensant” (ibidem) 64.
À la différence de ce qu'il ressortait de nombre de pages de la
Phénoménologie de la perception, le silence n'est donc pas plus conçu
seulement comme “silence a tergo” 65, puisque – explique le manuscrit de
Le visible et l'invisible – “l'‘originaire’ n'est pas d'un seul type, il n'est pas
tout derrière nous ; […] l'originaire éclate, et la philosophie doit
accompagner cet éclatement, cette non-coïncidence, cette différenciation”
(V.I., p. 165). Mais ce qui est affirmé ici de la philosophie l'est en tant
qu'elle est langage opérant, et peut donc se dire, selon Merleau-Ponty, de
toute forme dans laquelle celui-ci s'exprime, “parce qu'on ne parle pas
seulement de ce qu'on sait, comme pour en faire étalage, – mais aussi de ce
qu'on ne sait pas, pour le savoir –, et que le langage se faisant exprime, au
moins latéralement, une ontogénèse dont il fait partie” (V.I., p. 139).
Ainsi, le phénomène – déjà souligné dans la Phénoménologie de la
perception – de la parole qui, au moment où nous la prononçons, nous
enseigne quelque chose que nous ne savions pas est ramené maintenant, en
vertu du nouvel horizon ontologique où Merleau-Ponty avance, aux
conséquences que la Phénoménologie de la perception ne tirait pas encore,
et révèle l'antériorité de la parole et de la pensée, à travers lesquelles l'Être
s'exprime, sur le sujet. Aussi la “Préface” de Signes dit-elle : “les choses se
trouvent dites et se trouvent pensées comme par une Parole et par un Penser
que nous n'avons pas, qui nous ont” (S., p. 27) 66.
Dans cette idée – que l'on retrouve à plusieurs reprises dans les écrits de
Merleau-Ponty de cette période, et que nous avons déjà relevée – “que c'est
l'être qui parle en nous et non nous qui parlons de l'être” (V.I., p. 247) est
évidente la convergence de l'ontologie de Merleau-Ponty avec celle de
Heidegger 67. Toutefois, dans le résumé du cours tenu au Collège de France
64 Comme l'explique Thierry, “certes le silence ainsi évoqué n'est pas celui d'une pensée
précédant sa propre mise en discours, mais celui de l'être où se produit le langage et qui donc
l'investit comme son envers et son souci” (Y. THIERRY, Du corps parlant. Le langage chez
Merleau-Ponty, Ousia, Bruxelles, 1987, pp. 110-111).
65 L'expression est de Michel Deguy (cf. M. DEGUY, Le visible et l'invisible, cit., p.1064).

66 Sergio Moravia souligne, sur la base de cette conception, que Merleau-Ponty “comme
Jacques Lacan exigera un décentrement du Moi, et comme Foucault il écrira de la priorité
ontologique de la parole et de la pensée – non seulement de l'Être – par rapport au sujet” (S.
MORAVIA, La crisi della generazione sartriana, “Rivista di filosofia”, n. 58, 1967, p. 443). En
effet, la conception qui s'affirme ici chez Merleau-Ponty se rapproche de celle que Lacan
ébauche, en critiquant la conception du problème du langage dans la Phénoménologie de la
perception, dans son article écrit pour la mort de Merleau-Ponty (cf. J. LACAN, Maurice
Merleau-Ponty, cit.) et que nous rappelions à la note 43 du second chapitre de cette étude.
67 À propos de la récurrence de cette idée dans la dernière production de Merleau-Ponty cf.
également V.I., p. 107, note **, et R.C., p. 155. Le fait qu'elle représente un élément de
144
en 1958-59 – cours dans lequel Merleau-Ponty offre son interprétation des
rapports entre son entreprise philosophique et celle du penseur allemand 68
– il se demande s'il n'y a pas chez Heidegger une sorte de tentation du
silence qui pourrait être ramenée au fait que celui-ci “a toujours cherché une
expression directe du fondamental” (R.C., p. 156), à laquelle Merleau-Ponty
oppose implicitement la courbure indirecte de sa propre ontologie 69. Ce
jugement sur la recherche de Heidegger peut sembler forcé à la lumière de
l'insistance de ce dernier su la voie poétique vers l'Être 70 ; il faut toutefois
relever que les commentaires que Heidegger consacre à la poésie de
Hölderlin, Rilke et Trakl se concentrent plutôt sur les contenus que sur les
articulations sonores, rythmiques et stylistiques de l'expression poétique 71 ,
alors que Merleau-Ponty souligne quant à lui, dans le résumé qu'on vient de
citer, que l'idée que c'est l'Être qui parle en nous implique “une refonte
complète des concepts qui servent d'habitude à l'analyse du langage (tels
convergence entre la pensée de Merleau-Ponty et celle de Heidegger est souligné par de
nombreux commentateurs. Ainsi, par exemple, L. Fontaine-De Visscher remarque que dans Le
visible et l'invisible “le langage devient le déchirure du Silence, de la Négativité principielle. Le
Logos se déploie sur la Lêthê, le rapprochement avec la Sprache heideggérienne est de plus en
plus patent” (L. FONTAINE-DE VISSCHER, Phénomène ou structure ? Essai sur le langage
chez Merleau-Ponty, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1974, p.
18). Cf. également, entre autres, I. CARMELO ROSA RENAUD, Communication et expression
chez Merleau-Ponty, Universidade Nova de Lisboa, Lisboa, 1985, p. 78, ainsi que A. DELOGU,
Né rivolta né rassegnazione. Saggio su Merleau-Ponty, ETS, Pise, 1980, pp. 90-91.
68 À ce sujet, cf. les notes préparatoires de ce cours consacrées par Merleau-Ponty à
“Heidegger : la philosophie comme problème” (N.C., pp. 91-148), ainsi que le commentaire
qu’en fait F. Ciaramelli, L’originaire et l’immédiat. Remarques sur Heidegger et le dernier
Merleau-Ponty, “Revue philosophique de Louvain”, t. 96, n. 2, mai 1998, pp. 198-231.
69 Le jugement de Merleau-Ponty sur la conception directe et non pas indirecte de la
recherche de Heidegger semble déjà affleurer dans les remarques critiques que Merleau-Ponty
adresse au philosophe allemand dans son cours tenu à la Sorbonne en 1950-51 sur “Les sciences
de l'homme et la phénoménologie”. Comme, en effet, nous l'avons rappelé à la note 22 de notre
troisième chapitre, Merleau-Ponty y affirme que “Heidegger décrit l'homme en situation, de telle
manière qu'on s'attend à ce qu'une pensée pure, une philosophie de face à face avec la vérité, lui
apparaisse impossible. Or lorsqu'il définit l'entreprise philosophique, c'est sans réserve sur son
pouvoir absolu de connaissance” (B.P., p. 152).
70 C'est là l'opinion exprimée par Sandro Mancini (cf. S. MANCINI, Sempre di nuovo.
Merleau-Ponty e la dialettica dell'espressione, Franco Angeli, Milan, 1987, p. 200).
71 C'est une remarque que formule également Michel Haar dans une conférence intitulée
Heidegger et la poésie tenue le 4 mai 1988 à l'Institut des Hautes Études de Belgique. Pour les
écrits de Heidegger sur la poésie de Hölderlin, Rilke et Trakl, cf. respectivement M.
HEIDEGGER, Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, hrsg. von F.-W. von Herrman, dans ID.,
Gesamtausgabe, I Abteilung, Klostermann, Frankfurt a. M., 1981, Band 4, tr. fr. de H. Corbin,
M. Deguy, F. Fédier, J. Launay, Approche de Hölderlin, Gallimard, Paris, 1962, 19732 ; M.
HEIDEGGER, Wozu Dichter ?, texte qui figure dans ID., Holzwege, Klostermann, Frankfurt a.
M., 1950, tr. fr. de W. Brokmeier, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, Paris, 1962,
19802, pp. 323-385 ; M. HEIDEGGER, Georg Trakl. Eine Erörterung seines Gedichtes,
“Merkur”, 1953, 61, pp. 226-258, ensuite repris dans ID. Unterwegs zur Sprache, Neske,
Pfullingen, 1959, tr. fr. de J. Beaufret, W. Brokmeier et F. Fédier, Acheminement vers la parole,
Gallimard, Paris, 1976, pp. 39-83.
145
que ceux de signe, sens, analogon, métaphore, symbole)” (R.C., p. 155). Cet
appel à la refondation de ces concepts apparaît dicté par la conception du
langage comme expérience charnelle, qui pousse Merleau-Ponty à porter
l'attention sur la valeur sensible du style en tant que chiffre même de
l'initiation de l'écrivain au langage et à l'Être : une attention qui manque, par
contre, dans les écrits de Heidegger. Précisément en vertu de cette attention
ontologique au sensible – confirmée dans la considération du langage – il
nous semble alors que la méditation de Merleau-Ponty maintient son
originalité par rapport à celle de Heidegger, et ses liens avec la
phénoménologie de Husserl 72.
La réhabilitation ontologique du langage que Merleau-Ponty opère dans
la dernière phase de sa pensée par rapport à la conception du langage que la
notion de Cogito tacite pouvait supposer apparaît donc intimement liée à la
réhabilitation ontologique du sensible même : si dans la Phénoménologie de
la perception la transcendance du langage était vue dans la “parole
parlante” en tant qu'acte individuel d'expression dans lequel se prolonge la
transcendance du corps propre, c'est maintenant la transcendance de l'Être
charnel que Merleau-Ponty voit se prolonger et opérer dans le langage,
lequel se profile par conséquent comme “voix de tous et de personne” 73.
Non plus second et dérivé par rapport à l'expérience silencieuse de la
conscience, il est alors décrit dans son enveloppement réciproque avec le
sensible 74.
Si donc “la vérité n'est pas […] muette” (V.I., p. 167) en tant qu'il n'y a
pas coïncidence silencieuse avec l'Être, cela signifie “qu'il y a ou qu'il
pourrait y avoir […] un langage de la coïncidence, une manière de faire
parler les choses mêmes” (ibidem). Tel est justement le langage – le langage
opérant – qui n'oublie pas mais au contraire met en évidence son
enveloppement réciproque avec le sensible : c'est ce langage, selon
Merleau-Ponty, que cherche la philosophie et que lui-même, de son côté,
tente de pratiquer. Il s'agit d'un “langage de la coïncidence” dans lequel
cette coïncidence – comme nous l'avons vu – ne peut qu'être “coïncidence
partielle”, ne peut qu'être “coïncidence de loin”. Ce langage, comme cela
72 C'est par ailleurs le jugement exprimé également par Claude Lefort, lequel – tout en
reconnaissant à Merleau-Ponty et Heidegger la même intention de dévoiler la différence entre
l'Être et l'étant – indique comme substantiel élément de différence entre les deux philosophes le
fait que Merleau-Ponty cherche à réaliser ce projet à travers ce concept de “chair” qui n'a pas
d'équivalent chez Heidegger et qui témoigne “de la volonté d'une inscription sensible du rapport
avec l'Être dans le langage philosophique” (C. LEFORT, Réflexions sur de premiers
commentaires, in ID., Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, cit., p. 110).
73 “Quelqu'un parle, et les autres aussitôt ne sont plus que de certains écarts par rapport à ses
paroles, et lui-même précise son écart par rapport à ceux-là. […] Personne ne pense plus, tout le
monde parle, tous vivent et gesticulent dans l'Être” (V.I., p. 159).
74 Merleau-Ponty souligne, en effet, chez celui qui parle, “l'enroulement […] du visible et du
vécu sur le langage, du langage sur le visible et le vécu, les échanges entre les articulations de
son paysage muet et celles de sa parole” (V.I., p. 168).
146
ressortait déjà de La prose du monde et des écrits de la même époque,
renonce donc à la nostalgie d'une vérité à posséder tout en ayant conscience
que – à travers son propre style indirect – “c'est la vérité qui se parle au
fond de la parole” (V.I., p. 239).
Par contre, la coïncidence à laquelle prétend accéder la philosophie
réflexive est ontologiquement différente, car elle ne tient pas compte du fait
que le langage lui-même contribue à déterminer le sens de l'opération
réflexive et ainsi ne reconnaît pas que, au lieu de coïncider avec l'irréfléchi,
elle se présente “comme acte distinct de reprise” (V.I., p. 61). Aussi, au lieu
de la réflexion, Merleau-Ponty se propose-t-il d'opérer ce qu'il qualifie
comme “une sorte de surréflexion qui tiendrait compte aussi d'elle-même et
des changements qu'elle introduit dans le spectacle, qui donc ne perdrait pas
de vue la chose et la perception brutes, […] et se donnerait au contraire
pour tâche […] d'en parler non pas selon la loi des significations de mots
inhérentes au langage donné, mais par un effort, peut–être difficile, qui les
emploie à exprimer, au-delà d'elles-mêmes, notre contact muet avec les
choses, quand elles ne sont pas encore des choses dites” (ibidem).
Comme nous avons déjà eu l'occasion de le remarquer, le nouvel horizon
ontologique dans lequel Merleau-Ponty vient se situer exige donc, pour être
révélé, non seulement un nouveau commencement et une méthode nouvelle,
mais un nouveau langage philosophique : “Ce serait – explique Le visible et
l'invisible – un langage dont il [i.e. : le philosophe] ne serait pas
l'organisateur, des mots qu'il n'assemblerait pas, qui s'uniraient à travers lui
par entrelacement naturel de leur sens, par le trafic occulte de la métaphore,
– ce qui compte n'étant plus le sens manifeste de chaque mot et de chaque
image, mais les rapports latéraux, les parentés, qui sont impliqués dans leur
virements et leur échanges” (V.I., p. 167).
En d’autres termes, la recherche de Merleau-Ponty semble s’orienter vers
un langage qui ne présume pas se réduire purement aux modes dénotatifs de
la conceptualité 75 , mais qui se sache, aussi, inévitablement chargé des
valeurs connotatives emblématisée par la métaphore, et qui puisse forcer,
par cela, l’opposition traditionnelle de celle-ci et de celle-là 76 , en extrayant
75 “Pas de parole philosophique absolument pure” (V.I., p. 319).
76 Dans le sens indiqué dans un autre passage du Visible et l’invisible : “les paroles les plus
chargées de philosophie ne sont pas nécessairement celles qui enferment ce qu'elles disent, ce
sont plutôt celles qui ouvrent le plus énergiquement sur l'Être, parce qu'elles rendent plus
étroitement la vie du tout et font vibrer jusqu'à les disjoindre nos évidences habituelles. C'est
donc une question de savoir si la philosophie comme reconquête de l'être brut ou sauvage peut
s'accomplir par les moyens du langage éloquent, ou s'il ne lui faudrait pas en faire un usage qui
lui ôte sa puissance de signification immédiate ou directe pour l'égaler à ce qu'elle veut tout de
même dire” (V.I., p. 139).
Sur le fait que Merleau-Ponty a adopté “des termes à teneur métaphorique” et une “méthode
poétique” dans ses derniers écrits, cf. en particulier M. DEGUY, Le visible et l'invisible, cit.,
pp.1070-1072, ainsi que C. LEFORT, “Préface” de L'œil et l'esprit, p. VIII. Lefort, en
condensant les observations de Deguy et d'autres commentateurs, souligne également la façon
dont l'écriture de Merleau-Ponty, défiant l'objectivation, met en cause le statut même de la
147
sa lymphe de leurs racines communes plantées dans le monde sensible de
l’analogie 77 , de telle façon à susciter dans l'habitude un court-circuit dont
peut émerger l'étonnement de l'il y a, ainsi qu’à s’engager dans la tâche que
la page de Le visible et l'invisible citée en haut propose à la surréflexion :
s’immerger justement dans le monde sensible pour lui faire “dire, enfin, ce
que dans son silence il veut dire” (V.I., p. 61). L'affirmation de la
réversibilité entre vie irréfléchie et réflexion implique, du reste, que
l'expression philosophique, conçue traditionnellement comme progression
du polymorphisme obscur de la première à la clarté conceptuelle de la
seconde, est toujours doublée par une régression de celle-ci vers celle-là,
que donc la lumière de la conscience réfléchie ne se donne pas sans l'ombre
de la conscience sauvage et que précisément dans leur entrelacs l'Être
transparaît.
C’est précisément dans ce but de rendre visible que l'attention de Proust
est attirée par la métaphore, comme cela ressortait aussi d'un passage de la
Recherche que, dans le second chapitre de cette étude, nous avons déjà eu
l'occasion d'évoquer :

“On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui
figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain
prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art
à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les
enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style ; même, ainsi que la vie,
quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur
essence commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux
contingences du temps, dans une métaphore” (R., III, p. 889).

Il ne nous semble pas infondé, dès lors, d'affirmer que l'ontologie de


Merleau-Ponty, tout en trouvant dans l'œuvre de Proust certains des motifs
essentiels de sa propre inspiration, regarde également à l'écriture de la
Recherche comme à un modèle de langage de révélation 78. La structure
circulaire de cette œuvre, en effet, ne fait qu'un avec le langage auquel
Proust finalement se voue pour écrire le silence nocturne du début : un

philosophie (cf. C. LEFORT, Réflexions sur de premiers commentaires, in ID., Sur une colonne
absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, cit., p. 115).
77 De manière significative Merleau-Ponty définit en effet, dans L’œil et l’esprit, l’univers
sensible comme “ monde onirique de l’analogie” (O.E., p. 41).
78 Nous pensons qu'il faut compléter en ce sens l'affirmation par laquelle Madison met en
évidence le fait que “l'œuvre de Proust illustre non seulement le contenu de la philosophie de
Merleau-Ponty, ses thèmes, mais aussi sa forme propre ou sa ‘methodologie’” (G.B. MADISON,
op. cit., p. 151). Cette affinité méthodologique entre la recherche de Merleau-Ponty et la
Recherche de Proust est discernable, selon Madison, dans le fait que la structure de cette
dernière semble incarner la conception que Merleau-Ponty ébauche au moyen du concept de
surréflexion. Mais c'est justement ce concept qui requiert, comme on l'a remarqué, que le
langage philosophique soit consciemment langage de révélation.
148
langage qui, avec ce silence, maintient la relation secrète de la réversibilité 7
9. C'est là l'entreprise que la méditation de Merleau-Ponty assigne à la
philosophie et que cette même méditation, quant à elle, assume par le
concept de surréflexion, une entreprise structurellement circulaire qui, par
conséquent, ne peut se fermer que “comme Proust ferme le cercle quand il
en arrive au moment où le narrateur se décide à écrire” (V.I., p. 231). Le
parcours que Husserl indique à la philosophie dans la deuxième des
Méditations cartésiennes – “Le début, c'est l'expérience pure et, pour ainsi
dire, muette encore, qu'il s'agit d'amener à l'expression pure de son propre
sens” – trouve en somme sa vérité ultime, pour Merleau-Ponty, dans le
parcours tracé par Proust : “La fin d'une philosophie – poursuit la note de
travail que nous venons de citer – est le récit de son commencement”
(ibidem ; c'est nous qui soulignons).

79 Dino Formaggio met en effet en évidence le fait que “sur cette voie, indiquée par le dernier
Merleau-Ponty, personne n’était allé plus loin que Proust. Où, encore une fois, apparaît un
invisible qui n’est absolument pas la négation ou le degré zéro du visible, mais qui est, au
contraire, sa possibilité entière et inépuisable, la chair de tout le sensible ; où la naissance d’un
sens sauvage, dans la chair qui se projette dans les signes sensibles de l'homme, et la révélation
de ce monde des signes linguistiques et artistiques non plus seulement comme voix de personnes
mais comme ‘la voix même des choses, des ondes et des bois’ (comme disait Valéry), chante le
thème suprême de la réversibilité, qui est vraiment la ‘vérité ultime’ de Merleau-Ponty” (D.
FORMAGGIO, Arte, Mondadori, Milan, 19812, p. 109).

149
Chapitre 6

Le sensible et l’excédent
Merleau-Ponty et Kant via Proust

6.1. Merleau-Ponty et la Critique de la faculté de juger. Prémisses


Dans Le philosophe et son ombre, Merleau-Ponty attribue à la Critique de
la faculté de juger une position restrictive à l'égard du sensible, qu’il
résume par la célèbre phrase kantienne qui définit la Nature comme
“Inbegriff der Gegenstände der Sinne”, à laquelle il oppose la conception
husserlienne du “sensible comme forme universelle de l'être brut” (S., p.
217). Cette même phrase de Kant faisait déjà son apparition dans le résumé
du premier cours que Merleau-Ponty a donné au Collège de France sur le
concept de Nature (1956-1957 ; mais il la référait cependant à la Critique
de la raison pure 159), dans lequel sa position à l'égard de la Critique de la
faculté de juger apparaissait du reste plus articulée et non dénuée de
sympathie 160. Il reconnaissait en fait, au sein de la conception de la Nature
que Kant développe dans cette œuvre, une orientation située dans la lignée
de l'ontologie occidentale qui, tout en s’écartant de ses formes dominantes
(avec lesquelles, à son avis, elle peut toutefois coexister jusqu'au sein de la
pensée d'un même philosophe), part de certaines observations de Descartes
– qui décrivent la Nature comme “Événement” auquel “nous [...] avons
accès [...] par le rapport vital que nous avons avec une partie privilégiée de
la Nature : notre corps” (R.C., p. 100) plutôt que comme “Objet” pour
l'entendement pur – pour arriver en l'occurrence à Kant, puis à Schelling,
Bergson, et trouver enfin chez Husserl son prédécesseur direct.
En substance, Merleau-Ponty semblait voir dans la conception kantienne
de la Nature une oscillation analogue à celle qu'il avait dégagée chez
Descartes : si, dans la Critique de la raison pure, Kant avait pris
exclusivement en considération l'“ordre de l'explication causale” (R.C., p.
102) – en y incluant du reste deux conceptions différentes de la Nature,
comme simple corrélat de notre perception et “telle que la révèle l'activité
159 La phrase citée par Merleau-Ponty (cf. respectivement S., p. 217 et note 1, ainsi que R.C.,
p. 101) apparaît effectivement dans la Critique de la faculté de juger à deux occasions (cf. I.
KANT, Kritik der Urteilskraft [1790], tr. fr. de A. Philonenko, Vrin, Paris, 19865, p. 181 et p.
278), alors qu'elle n'est pas à proprement parler présente dans la Critique de la raison pure, où
apparaissent cependant des expressions qui ne sont que légèrement différentes et en substance
équivalentes (cf. par exemple I. KANT, Kritik der reinen Vernunft [1781, 17872], tr. fr. de A.
Tremesaygues et B. Pacaud, P.U.F., Paris, 1944, p. 565).
160 Comme nous avons déjà vu, Merleau-Ponty a consacré trois cours au concept de Nature,
respectivement pendant les années 1956-57, 1957-58 et 1959-60. Les cahiers de notes prises par
des auditeurs anonymes – considérés comme particulièrement fiables – pendant les deux
premiers cycles de cours ont été publiés avec les notes rédigées par le philosophe lui-même en
préparation du troisième cours : cf. M. MERLEAU-PONTY, La Nature, Notes. Cours du
Collège de France, établi et annoté par D. Séglard, Éd. du Seuil, Paris, 1995. Pour ce qui est de
la partie consacrée à la Critique de la faculté de juger, cf. en particulier les pp. 43-47.
150
législatrice de l'entendement” (N., p. 42) – , dans la Critique de la faculté
de juger, examinant le principe de finalité dans l'intention de relier ces deux
conceptions, il incline plutôt pour la considération de l'ordre des totalités
organiques et il irait ainsi vers la découverte d'un “être brut” de la Nature
(R.C., p. 101) 161. Cependant, Kant ne poursuit pas dans cette direction d'une
façon cohérente ; il en vient au contraire à conclure – observait Merleau-
Ponty – que “Les considérations de totalité [...] ne désignent rien qui soit
constitutif de l'être naturel, mais seulement l'heureuse rencontre de nos
facultés. La Nature, somme des ‘objets des sens’, se définit par les
Naturbegriffe de la physique newtonienne. Nous en pensons davantage à
son sujet, mais ce ne sont là que des réflexions nôtres” (R.C., p. 104).
Ainsi, pour Merleau-Ponty, la problématique kantienne renonçait à
chercher dans l'“étude de la Nature” “une introduction à la définition de
l'être” (R.C., p.125) tel qu'il entendait lui-même la trouver ; elle renonçait
en somme à voir dans la Nature, pour utiliser une autre expression merleau-
pontienne, un “miroir de l'Être” à travers lequel développer une ontologie
efficacement indirecte.
Les considérations que nous venons de rappeler confirment en tout cas les
motifs d'intérêt et de convergence déjà manifestés par Merleau-Ponty à
l'égard de la troisième Critique kantienne dès l'“Avant-propos” de la
Phénoménologie de la perception. Dans la partie consacrée à
l'intentionalité, Merleau-Ponty affirme en effet que celle-ci se distingue par
le fait que “l'unité du monde [...] est vécue comme déjà faite ou déjà là”
(P.P., p. XII). Comme il le précise plus loin, il se réfère ici à l'intentionalité
opérante, qui est précisément caractérisée à la page suivante comme “celle
qui fait l'unité naturelle et antéprédicative du monde et de notre vie” (P.P.,
p. XIII). Dans l’intervalle, il en vient à mettre au jour l'ébauche d'une telle
modalité de relation intentionnelle justement dans la Critique de la faculté
de juger de Kant, qui “montre”, selon lui, “qu'il y a une unité de
l'imagination et de l'entendement et une unité des sujets avant l'objet et que,
dans l'expérience du beau par exemple, je fais l'épreuve d'un accord du
sensible et du concept, de moi et d'autrui, qui est lui-même sans concept”
(P.P., p. XII). Ce passage fait référence aux caractéristiques du jugement de
goût qui conduisent Kant à le définir comme une espèce de “sensus
communis” 162 – ou mieux, précise-t-il, de sensus communis æstheticus en

161 Justement, dans les totalités organiques – explique Merleau-Ponty – “Il semble qu’on
découvre [...] un mode de liaison qui n’est pas la connexion extérieure de la causalité, un
‘intérieur’ qui n'est pas l'intériorité de la conscience, et qu’en conséquence la Nature soit autre
chose qu'objet” (R.C., p. 102). Cf. aussi N., p. 45.
162 À ce sujet, cf. tout particulièrement le § 40 de la Critique de la faculté de juger, justement
intitulé Du goût comme d'une espèce de “sensus communis”. Pour une lecture de ce paragraphe
kantien présentant des affinités particulières avec les éléments d'interprétation proposés par
Merleau-Ponty, cf. E. GARRONI, Estetica. Uno sguardo-attraverso, Garzanti, Milan, 1992, p.
198 sq. Sur les pages merleau-pontiennes étudiées ici, considérées dans leur rapport avec Kant,
cf. E. ROCCA, L'essere e il giallo. Intorno a Merleau-Ponty, Pratiche, Parme, 1993, pp. 39-41.
151
tant qu'il se distingue du logicus 163 – caractéristiques que Merleau-Ponty
trouve par la suite explicitées précisément dans la notion husserlienne
d'intentionnalité opérante, qu'il assimile en même temps à celle de “Logos
du monde esthétique” 164, où l'esthétique doit, comme nous le savons, être
entendue dans un sens plus étroitement étymologique.
L'“Avant-propos” de Phénoménologie de la perception voit donc la
Critique de la faculté de juger enraciner l'aconceptualité universelle du
beau, éprouvée dans le jugement de goût, dans l'unité de sens qui émerge au
sein de la relation intentionnelle, au sens husserlien, opérant dans le
domaine de l'äisthesis, c'est-à-dire dans l'“être brut” de la Nature dont
Merleau-Ponty parlera précisément dans le premier cours qu'il lui consacre
au Collège de France 165. De la Phénoménologie de la perception aux
Résumés de cours, la lecture merleau-pontienne de la Critique de la faculté
de juger manifeste une cohérence de base 166.
Des conclusions du même ordre figurent également dans certains écrits
intermédiaires de Merleau-Ponty. C'est précisément cet enracinement du

163 Cf. I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 128, note 2.


164 Cf. E. HUSSERL, Formale und transzendentale Logik, tr. fr. cit., p. 386. Pour
l'assimilation de l'intentionnalité opérante et du “Logos du monde esthétique”, cf. P.P., pp. 490-
491. Il convient de remarquer qu'à cette occasion, ainsi que dans le passage de l'“Avant-Propos”
de la Phénoménologie de la perception auquel nous avons fait référence, Merleau-Ponty tend à
assimiler à l'intentionnalité opérante même cet “art caché dans les profondeurs de l'âme
humaine”, que Kant réfère, dans la Critique de la raison pure, à la fonction de l'imagination qui
produit des schèmes transcendantaux (cf. I. KANT, Critique de la raison pure, cit., p. 153). Il
faut aussi relever que, dans ce même passage de l'“Avant-propos”, Merleau-Ponty aperçoit dans
cet “art caché dans les profondeurs de l'âme humaine” présupposé dans le jugement esthétique
un élément de continuité entre la première et la troisième Critique. À ce propos, voir en
particulier P. GAMBAZZI, La bellezza come non-oggetto e il suo soggetto. Considerazioni
fenomenologiche su alcune proposizioni della Critica del giudizio, in Azione e contemplazione,
I.P.L., Milan, 1992, pp. 294-326, notamment le § 1, où l'auteur souligne comment la théorie du
schématisme dans la Critique de la raison pure et la théorie de la beauté dans la Critique de la
faculté de juger ont en commun la recherche d'une cooriginarité du sensible, de l'entendement et
du suprasensible : “Dans les deux cas, Kant montre le lieu d'un  proprement esthétique et
de son origine in-déterminable et sans cause” (ibidem, p. 303). Sur le même point, voir aussi J.
TAMINIAUX, “Les tensions internes de la Critique du jugement”, in ID., La nostalgie de la
Grèce à l'aube de l'idéalisme allemand. Kant et les Grecs dans l'itinéraire de Schiller, de
Hölderlin et de Hegel, M. Nijhoff, La Haye, 1967, en particulier p. 61. Quoique de manière
différente, ces deux lectures de Kant doivent beaucoup à celle que fait M. HEIDEGGER dans
Kant und das Problem der Metaphysik [1929], maintenant Klostermann, Frankfurt a. M., 1991,
tr. fr. de A. de Waelhens et W. Biemel, Gallimard, Paris, 1953, ainsi que dans Nietzsche, Neske,
Pfullingen, 1961, tr. fr. de P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1971, vol. I, pp. 101-108.
165 Dans la Nature, ainsi conçue dans l'“ombre” de la pensée de Husserl, “l'esprit – explique
Merleau-Ponty – est comme enfoui dans le fonctionnement concordant des corps au milieu de
l'être brut” (R.C., p. 116).
166 Cette lecture est à son tour en continuité avec la polémique contre l'intellectualisme
kantien déployée par Merleau-Ponty dans La structure du comportement (cf. par exemple S.C.,
pp. 185 sq. et 216 sq.), polémique qui ne l'empêche pas, du reste, de reconnaître dans une note
relative au chapitre sur “Les relations de l'âme et du corps et le problème de la conscience
perceptive”, que “la philosophie kantienne [...], en particulier dans la Critique du jugement,
contient des indications essentielles concernant les problèmes dont il est question ici” (S.C., p.
223, note 1).
152
jugement de goût dans l'aconceptualité de l'intentionnalité opérante –
dégagé, comme nous l'avons vu, par l'“Avant-propos” de Phénoménologie
de la perception – qu'il semble en fait reconnaître dans la peinture moderne
lorsque, dans Le langage indirect et les voix du silence, il affirme qu'une
fois mis en question le “préjugé ‘objectiviste’“ (S., p. 59) de l'art comme
imitation de la nature, la peinture moderne “pose [...] le problème de savoir
comment on peut communiquer sans le secours d'une Nature préétablie et
sur laquelle nos sens à tous ouvriraient, comment nous sommes entés sur
l'universel par ce que nous avons de plus propre” (S., p. 65). Le problème,
en somme, est celui qu'a ouvert la crise de la conception de l'être naturel
comme être objectif, que nos appareils perceptifs étaient censés capables de
restituer tel quel, problème qui rappelle par certains côtés l'exigence, posée
dans la troisième Critique kantienne, de rendre compte de notre capacité de
connaître et de communiquer même en dehors d'une conception mécaniste
de la nature. C'est à quoi répond, selon Merleau-Ponty, la recherche de la
peinture moderne, en montrant justement que “ce qui remplace l'objet, ce
n'est pas le sujet, c'est la logique allusive du monde perçu” (S., p. 71) 167.
Voilà donc que dans les arts, en vertu de la logique qui les anime (mais il en
va de même pour le langage, s'il se sait incapable de s'affranchir totalement
de cette même logique), “l'intimité de toute expression à toute expression,
leur appartenance à un seul ordre, obtiennent par le fait la jonction de
l'individuel et de l'universel” (S., p. 91). Mais alors, est-ce que n'apparaît
pas de nouveau la question d'un accord universel bien que sans concept,
question qui deviendra par la suite celle d'une présentation universelle mais
sans concept de l'Être ? À bien y regarder, c'est dans ces termes mêmes
qu'elle se profile déjà dans le récit de Malraux – repris par Merleau-Ponty
dans le même essai –, celui de l'hôtelier de Cassis qui s'étonne de voir, face
à la mer, Renoir en train de peindre le ruisseau des Lavandières. Merleau-
Ponty l'explique ainsi : “C'est que chaque fragment du monde [...] contient
toutes sortes de figures de l'être, et, par la manière qu'il a de répondre à
l'attaque du regard, évoque une série de variantes possibles et enseigne,
outre lui-même, une manière générale de dire l'être” (S., p. 70) 168.
C'est précisément dans ces termes, devenus désormais explicitement
ontologiques, que la question revient dans les derniers écrits de Merleau-
Ponty, où la locution sans concept apparaît au moins à trois reprises 169.

167 Dans l'art moderne – insiste Merleau-Ponty – “l'expression désormais va de l'homme à


l'homme à travers le monde commun qu'ils vivent, sans passer par le domaine anonyme des sens
ou de la Nature” (S., p. 64) compris objectivement.
168 Et plus loin : “C'est au monde, à l'eau de la mer qu'il [i.e. : Renoir] redemandait le secret de
l'eau des Lavandières et, le passage de l'une à l'autre, il l'ouvrait pour ceux qui, avec lui, étaient
pris dans le monde” (S., p. 79).
169 Cf. O.E., p. 43 ; ibidem, p. 71 ; V.I., p. 199. Dans le thème de l'aconceptualité, rattaché en
particulier à la conception de l'idée, Gambazzi reconnaît un des traits particuliers de la “nouvelle
ontologie” merleau-pontienne, ainsi que “le grand problème de la Critique de la faculté de
juger” (P. GAMBAZZI, La piega e il pensiero. Sull'ontologia di Merleau-Ponty, “aut aut”, n.
262-263, 1994, p. 38, note 35).
153
Ainsi peut-on lire dans l’un de ces passages : “Quand on y pense, c'est un
fait étonnant que souvent un bon peintre fasse aussi de bon dessin ou de
bonne sculpture. Ni les moyens d'expression, ni les gestes n'étant
comparables, c'est la preuve qu'il y a un système d'équivalences, un Logos
des lignes, des lumières, des couleurs, des reliefs, des masses ; une
présentation sans concept de l'Être universel” (O.E., p. 71). L'expression qui
conclut ce texte souligne précisément comment le “mystère” de
l'universalité sans concept de l'art – mis en évidence ici par Merleau-Ponty à
travers l'empiétement entre le dessin, la peinture et la sculpture 170 et par
conséquent saisi du point de vue du créateur plutôt que de celui du
récepteur – renvoie à et s'enracine dans celui de l'universelle aconceptualité
du “Logos du monde esthétique”, de notre relation esthético-sensible au
monde, maintenant conçue (il est bon de s'en souvenir) en termes de
réversibilité : en bref dans l'äisthesis, dorénavant réhabilitée
ontologiquement.
Cela est d'ailleurs confirmé par l'autre passage de L’œil et l'esprit dans
lequel apparaît l'expression sans concept. Ce passage a pour contexte la
polémique que Merleau-Ponty développe contre la Dioptrique cartésienne,
dont l'incompréhension vis-à-vis de la spécificité de la peinture est selon lui
démontrée par le fait que Descartes, même s'il se propose de parler de
“tableaux”, traite en réalité uniquement du dessin – puisqu'en lui se trouvent
en quelque sorte conservées certaines “qualités premières” des corps – sans
examiner attentivement “cette autre et plus profonde ouverture aux choses
que nous donnent les qualités secondes, notamment la couleur” (O.E., p.
43). S'il l'avait fait, selon l'hypothèse de Merleau-Ponty, “comme il n'y a pas
de rapport réglé ou projectif entre elles et les propriétés vraies des choses, et
comme pourtant leur message est compris de nous, il [i.e. : Descartes] se
serait trouvé devant le problème d'une universalité et d'une ouverture aux
choses sans concept” (ibidem).

6.2. Les idées sensibles de Proust


Ce problème “d'une universalité et d'une ouverture aux choses sans
concept”, auquel Descartes a voulu se soustraire et auquel Kant (qui du
reste hésite à son tour à reconnaître aux couleurs picturales une fonction
différente de celle, secondaire, de simple ornement 171) a fini par donner
dans sa Critique de la faculté de juger une réponse restrictivement
“anthropomorphique” (R.C., p. 104), c'est en revanche Marcel Proust, selon
Merleau-Ponty, qui a su l'affronter, dans la mesure où, comme nous avons
déjà eu l'occasion de le voir dans notre chapitre précédent, il a été plus loin

170 À ce sujet cf. aussi V.I., pp. 264-265.


171 Au § 51 de la troisième Critique, intitulé De la division des beaux-arts, Kant range en fait
“la peinture proprement dite” dans les arts figuratifs, alors qu'il en distingue l'“art des couleurs”
en le rattachant à l'art du beau jeu des sensations, cette opération étant explicitement motivée par
la suite, au § 53, par le fait que la peinture est à considérer comme “art du dessin” (I. KANT,
Critique de la faculté de juger, cit., p. 157).
154
que quiconque “dans la fixation des rapports du visible et de l'invisible,
dans la description d'une idée qui n'est pas le contraire du sensible, qui en
est la doublure et la profondeur” (V.I., p. 195). Il n'est pas surprenant, par
conséquent, que dans Le visible et l'invisible, en commentant justement la
description proustienne des “idées sensibles”, Merleau-Ponty utilise de
nouveau l'expression sans concept : comme nous le savons, il leur attribue
en effet “une cohésion sans concept, qui est du même type que la cohésion
des parties de mon corps, ou celle de mon corps et du monde” (V.I., p. 199 ;
c'est nous qui soulignons).
Dans les pages de la Recherche auxquelles il est ici fait allusion, Proust
caractérise donc un ordre d'idées non conceptualisables, pour lesquelles –
Merleau-Ponty insiste – “il est essentiel [...] d'être ‘voilées de ténèbres’“
(V.I., p. 197) et de ne pas se laisser “ériger en seconde positivité” (V.I., p.
196) – cette positivité généralement attribuée aux concepts – puisque nous
ne pouvons pas “l[es] voir sans voiles” (V.I., p. 197) dans la mesure où ce
sont précisément ces voiles qui les font rayonner 172, de même que l'essence
de l'amour rayonne dans la “petite phrase” de la Sonate de Vinteuil, de
même que la profondeur se creuse dans l'enveloppement réciproque des
choses, de même que l'invisible, enfin, vient se profiler dans le visible :
autant d'exemples de ce sens actif et verbal que Merleau-Ponty, en suivant
Heidegger, attribue au Wesen 173, tentant ainsi d'exprimer une conception –
radicalement antiplatonicienne – de l'essence brute en tant que
dimensionalisation d'un Etwas, ou, comme nous le verrons mieux, en tant
qu'éclosion de celui-ci comme “titre d'un monde” (V.I., p. 271) sans qu'il
perde pour autant sa particularité d'individu 174.
Donc, pour toutes ces raisons, “ces idées-là, ne se laissent pas [...]
détacher des apparences sensibles” (V.I., p. 196), qui leur confèrent
justement une “cohésion sans concept”, telle qu'elle ne les prive pas de
“consistance”, ni d'un caractère “explicite” (V.I., p. 198) et d'une identité
propre, que l'on doit cependant comprendre de façon diacritique plutôt que
positive. La cohésion des idées sensibles apparaît en fait garantie par cette
logique aconceptuelle, qui n'est pas pour autant dénuée de rigueur ni
d'universalité, que Le langage indirect et les voix du silence définissait
172 Dans “Philosophie et non-philosophie depuis Hegel”, Merleau-Ponty tend à retrouver aussi
chez Nietzsche une problématique analogue, radicalement phénoménologique, lorsque dans
l'“Avant-propos” à la seconde édition du Gai savoir [1886] il écrit : “Nous ne croyons plus que
la vérité demeure vérité si on lui enlève son voile” (F. NIETZSCHE, Die fröhliche Wissenschaft.,
tr. fr. de M. Merleau-Ponty lui-même, dans N.C., p. 277). Nous reviendrons plus longuement sur
ce sujet dans la note 30 de notre prochain chapitre.
173 Cf. V.I., p. 154 et note 1.
174 À ce titre, cf. en particulier les pages des notes de travail du Visible et l'invisible
rassemblées sous le thème “Essence – Wesen” dans notre “Indice tematico” qui figure en annexe
de l'édition italienne de l'ouvrage (Bompiani, Milan, 1993), ainsi que la note de travail du même
texte intitulée “Les ‘sens’ – la dimensionnalité – l'Être” et datée du mois de novembre 1959, sur
laquelle nous reviendrons plus longuement. Sur le même sujet, cf. aussi l'essai très éclairant de
M. RICHIR, Essences et “intuition” des essences chez le dernier Merleau-Ponty, in Id.,
Phénomènes, temps et êtres. Ontologie et phénoménologie, cit., pp. 65-103.
155
comme “allusive” et opérante dans le monde sensible, logique du “monde
esthétique” donc, qui, selon une note de travail du Visible et l'invisible, ne
fait qu’un avec le monde sensible en tant qu'il est “non pas un amas
d'individus spatio-temporels”, mais plutôt un “système d'équivalences”
“dont nos catégories, notre constitution, notre ‘subjectivité’ explicitent la
membrure” (V.I., p. 301) : cette membrure en quoi consistent précisément
les essences à l'état brut 175.
C'est donc à proprement parler leur configuration qui, sans les rendre
définissables conceptuellement, en fait cependant des essences
communicables non-conceptuellement, comme il arrive – rappelle Merleau-
Ponty – à l'“essence de l'amour que la ‘petite phrase’ non seulement rend
présente à Swann, mais communicable à tous ceux qui l'écoutent, même si
c'est à leur insu et si ensuite ils ne savent pas la reconnaître dans les amours
dont ils ne sont que témoins” (V.I., p.196) 176.
La logique à laquelle obéissent les idées sensibles est en fait gouvernée
par l'universalité de l'être charnel lui-même, par sa fission et sa
réversibilité ; c'est donc une logique de “notions solidaires” (V.I., p. 167) et
de synonymies 177, de ségrégations et d'empiétements 178, de propagations,
de recouvrements et de chiasmes mais aussi d'écarts et de lacunes,
d'“absences circonscrites” creusées dans ce tissu d'implications et dévoilées
par ce dernier. C'est à cette logique du sensible que se ramène entièrement
“le problème d'une universalité et d'une ouverture aux choses sans concept”.
La note de travail du Visible et l'invisible de novembre 1959 intitulée “Les
‘sens’ – la dimensionalité – l'Être” l'explique en effet de manière très
efficace : “Le ‘Monde’ est cet ensemble où chaque ‘partie’ quand on la
prend pour elle-même ouvre soudain des dimensions illimitées, – devient
partie totale” (V.I., p. 271), puisque “Le propre du sensible [...] est d'être
représentatif du tout [...] parce que chaque partie est arrachée au tout, vient
avec ses racines, empiète sur le tout, transgresse les frontières des autres.
[...] C'est ainsi que le sensible m'initie au monde [...] : par empiétement,
Ueberschreiten. La perception est non perception de choses d'abord, mais
perception des éléments (eau, air...), de rayons du monde, de choses qui sont
175 Sur l'essence brute en tant que membrure du monde sensible, cf. en particulier P.
GAMBAZZI, La piega e il pensiero. Sull'ontologia di Merleau-Ponty, cit., pp. 36-38.
176 Dans un autre passage du Visible et l'invisible, Merleau-Ponty écrit de façon plus générale
que “la communication d'une culture constituée à l'autre se fait par la région sauvage où elles ont
toutes pris naissance” (V.I., p. 154).
177 Cf. P. GAMBAZZI, La piega e il pensiero. Sull'ontologia di Merleau-Ponty, cit., pp. 34-
36.
178 Cf. M. RICHIR, Essences et “intuition” des essences chez le dernier Merleau-Ponty, cit.,
p. 81 et p. 87, qui souligne du reste comment une telle logique, pour Merleau-Ponty, sous-tend
aussi les “associations libres” de la psychanalyse (cf. ibidem, p. 100). D'autre part, Merleau-
Ponty affirmait déjà dans le résumé du cours tenu au Collège de France en 1954-1955 et intitulé
“Le problème de la passivité : le rêve, l'inconscient, la mémoire”, que “l'inconscient est
conscience perceptive, procède comme elle par une logique d'implication ou de promiscuité”
(R.C., p. 71). Cette même logique se fait aussi opérante dans la “mémoire involontaire” explorée
par Proust.
156
des dimensions, qui sont des mondes, je glisse sur ces ‘éléments’ et me
voilà dans le monde, je glisse du ‘subjectif’ à l'Être” (ibidem).
C'est pourquoi Renoir pouvait chercher dans la mer, en face de Cassis, la
modulation propre du ruisseau des Lavandières : il trouvait dans cette eau
“une typique des manifestations de l'eau” (S., p. 70), à savoir l'eau comme
essence brute, idée sensible, élément. Et puisque ce dernier est à son tour
défini, dans le manuscrit du Visible et l'invisible, comme une “sorte de
principe incarné qui importe un style d'être partout où il s'en trouve une
parcelle” (V.I., p. 184 ; c'est nous qui soulignons), il est dès lors possible de
soutenir que chaque phénomène – chaque “parcelle” du sensible – importe
dans l'être de celui-ci une certaine stylisation et renvoie ainsi à un style, se
donne comme variation nous donnant en même temps de façon indirecte
l'invariance du thème : ce style, ce thème en quoi consiste l'idée sensible.
De là, la double conclusion que Merleau-Ponty résume dans la partie
terminale de la note de travail rappelée plus haut : “Cette universalité du
sensible = Urpräsentation de ce qui n'est pas Urpräsentierbar” (V.I., p.
272). En premier lieu, donc, le sensible est universel dans la mesure où
l'expérience qu'on en fait pourrait se définir, en termes rhétoriques, comme
pars pro toto : en effet, bien qu'étant partielle, elle empiète sur elle-même,
puisqu'elle est prélevée sur cet “Être d'indivision” qu'elle “suppose”, comme
l'indiquait juste avant la même note. En vertu de cela, cette expérience se
révèle alors, dans sa partialité, universelle. En second lieu, en raison même
de cette universalité, le sensible devient “présentation originaire de
l'imprésentable” (V.I., p. 257), ou, mieux, du “Nichturpräsentierbar” (V.I.,
p. 269), qu'il soit l'alter ego en tant que variante de mon expérience
perceptive, ou “l'esprit comme l'autre côté du corps” (V.I., p. 312), ou
encore – tout comme l'eau de la mer à Cassis pouvait fournir en même
temps “une typique des manifestations de l'eau” ou qu'une couleur peut à la
fois se donner “comme un certain être et une dimension, l'expression de
tout être possible” (V.I., p. 271) – cette idée qui, en tant que “structure de
vide”, se creuse dans le sensible lui-même et le soutient de l'intérieur
“comme la nervure porte la feuille du dedans” (V.I., p. 159). Quoi qu'il en
soit, le sensible se configure comme “visibilité de l'invisible” (R.C., p. 178).

6.3. Dérives kantiennes. Les grandeurs négatives et les idées esthétiques


selon Merleau-Ponty
Nous avons déjà pu observer comment Merleau-Ponty jugeait que
“personne n'a été plus loin que Proust dans la fixation des rapports du
visible et de l'invisible, dans la description d'une idée qui n'est pas le
contraire du sensible” (V.I., p. 195). En réalité, Merleau-Ponty met en
œuvre sa “nouvelle ontologie”, à laquelle les rapports entre visible et
invisible offrent le modèle directement éponyme, selon un style
explicitement inspiré non seulement par Proust, la Gestalttheorie et la
théologie négative, mais par sa propre interprétation du concept kantien de
“grandeur négative”. Dans les notes de travail du Visible et l'invisible, les
157
allusions à l'essai que Kant y a consacré 179 se réfèrent de manière
privilégiée au thème du lien entre le visible et l'invisible 180. À travers ces
allusions, Merleau-Ponty vise à montrer qu'il ne subsiste aucune
“opposition logique” (c'est-à-dire “contradiction”) entre ces termes, mais
plutôt une “opposition réelle” sans contradiction, telle que l'un “empiète”
sur l'autre de façon chiasmatique, et qu'ils révèlent ainsi leur “cooriginarité”
181
. Soulignant en une autre occasion l'importance de l'essai de Kant, il
explique : “Si une grandeur négative est une grandeur de signe contraire, si
Kant peut dire que la haine est un amour négatif, que le vol par exemple est
un don négatif, c'est bien là reconnaître une articulation, une simultanéité de
la présence et de l'absence” 182. Dans le cadre thématique qui est abordé ici,
il convient en outre de mettre en relief le fait que, d'après Kant, alors que
l'opposition logique entre deux prédicats d'une même chose donne lieu à un
nihil negativum irrepræsentabile, ou à un néant “absolu” et “inconcevable”,
l'opposition réelle, en revanche, produit un néant “relatif” et “concevable”,
que l'on peut aussi désigner comme “zéro”, tel qu'il est de toute façon
“quelque chose” et se structure donc comme nihil privativum,
repræsentabile 183. C'est donc à cette dernière définition de Kant que fait
écho celle de Merleau-Ponty qui caractérise l'invisible comme “le
Nichturpräsentierbar qui m'est présenté comme tel dans le monde” (V.I., p.
269) : en somme, le nihil qui est repræsentabile comme tel dans le sensible.
Si, d'autre part, le jugement sur Proust rappelé plus haut affirme que
personne n'a su mieux que lui pousser à fond la description des idées
sensibles, il est alors extrêmement significatif de pouvoir trouver une
première esquisse de leur conception chez Merleau-Ponty dans des pages
beaucoup plus anciennes qui, à nouveau, font référence à Kant. Ce sont les
pages – si riches d'anticipations – du Cinéma et la nouvelle psychologie, où
l'on peut lire : “Kant dit avec profondeur que dans la connaissance
l'imagination travaille au profit de l'entendement, tandis que dans l'art
l'entendement travaille au profit de l'imagination. C'est-à-dire : l'idée ou les
faits prosaïques ne sont là que pour donner au créateur l'occasion de leur
chercher des emblèmes sensibles et d'en tracer le monogramme visible et
sonore” (S.N., p. 103). La référence concerne à l'évidence la définition des
179 Cf. I. KANT, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative
[1763], tr. fr. de J. Ferrari, in ID., Œuvres philosophiques, “Bibliothèque de la Pléiade”,
Gallimard, Paris, 1980, vol. III, pp. 250-301.
180 Cf. par exemple V.I., p. 314 et p. 318.
181 Ce dernier aspect est explicité de façon opportune par P. GAMBAZZI, La piega e il
pensiero. Sull'ontologia di Merleau-Ponty, cit., p. 34. En ce qui concerne les rapports entre le
concept kantien de “grandeur négative” et la réflexion merleau-pontienne sur le négatif, voir
aussi E. ROCCA, L'essere e il giallo. Intorno a Merleau-Ponty, cit., pp. 85 sq.
182 C'est ainsi qu'est formulée la conclusion de la communication que Merleau-Ponty a faite au
sixième colloque de Bonneval, consacré à l’inconscient, en octobre 1959, d'après le résumé qu'en
a rédigé J.-B. Pontalis à la suite de la mort soudaine de son auteur. Cf. H. EY (sous la direction
de), L'inconscient (VIe Colloque de Bonneval), cit., p. 143.
183 Cf. I. KANT, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, cit.,
pp. 265-266.
158
“idées esthétiques” donnée au § 49 de la Critique de la faculté de juger 184.
Certes, l'explication donnée par Merleau-Ponty dans le passage qui vient
d'être cité n'est pas complètement dénuée d'échos platonisants, mais les
termes qu'il emploie pour caractériser les “idées esthétiques” trouveront une
incontestable résonance dans ceux qui seront utilisés par la suite pour
décrire les idées sensibles. Par ailleurs, ce que veut suggérer Merleau-Ponty
est explicité quelques lignes plus loin : “L’idée est ici rendue à l'état
naissant” (ibidem, c'est nous qui soulignons), c'est-à-dire précisément à
l'état brut, par conséquent indiscernable de sa manifestation sensible : “Elle
émerge de la structure temporelle du film, comme dans un tableau de la
coexistence de ses parties” (ibidem). Les mêmes échos platonisants relevés
plus haut disparaissent d'ailleurs dans les considérations qui suivent : “C'est
le bonheur de l'art de montrer comment quelque chose se met à signifier,
non par allusion à des idées déjà formées et acquises – et l’on peut
observer que c'est de cette manière que Merleau-Ponty qualifiera les “idées
de l'intelligence” chez Proust dans le Visible et l'invisible 185 –, mais par
l'arrangement temporel ou spatial des éléments” (ibidem, c'est nous qui
soulignons). Suit un rapprochement explicite entre les idées qui scintillent
dans l'art et les constellations de sens qui se dessinent dans le sensible : “Un
film signifie comme nous avons vu plus haut qu’une chose signifie : l'un et
l'autre ne parlent pas à un entendement séparé, mais s'adressent à notre
pouvoir de déchiffrer tacitement le monde ou les hommes et de coexister
avec eux” (ibidem, c'est nous qui soulignons). Bref, dans l'un comme dans
l'autre transparaissent des significations sans concept, communiquées en
vertu d'un logos du monde perçu, même si “dans l'ordinaire de la vie, nous
perdons de vue [la] valeur esthétique” (ibidem) d'un tel monde. Et dans ce
cas, comme nous le verrons, il aurait peut-être été possible de dire aussi la
valeur poétique.
“Mais enfin – conclut Merleau-Ponty – c'est par la perception que nous
pouvons comprendre la signification du cinéma : le film ne se pense pas, il
se perçoit” (S.N., p. 104). Sa cohésion, pourrions-nous affirmer en
reprenant ce qu'il déclarera par la suite à propos des idées sensibles, est “du
même type que la cohésion des parties de mon corps, ou celle de mon corps
et du monde” : une “cohésion sans concept”.
Merleau-Ponty reconnaît donc dans les idées esthétiques de Kant
quelques caractéristiques essentielles – avant tout leur être aconceptuel et
néanmoins universellement communicable – de ces idées sensibles dont il
trouvera par la suite chez Proust la description à ses yeux la plus
184 Une autre référence au même sujet est reconnaissable dans l'essai Le langage indirect et
les voix du silence : “Ce qui n'est pas remplaçable dans l'œuvre d'art, [...] c'est qu'elle contient,
mieux que des idées, des matrices d'idées, qu'elle nous fournit d'emblèmes dont nous n'avons
jamais fini de développer le sens, que, justement parce qu'elle s'installe et nous installe dans un
monde dont nous n'avons pas la clef, elle nous apprend à voir et finalement nous donne à penser
comme aucun ouvrage analytique ne peut le faire, parce que l'analyse ne trouve dans l'objet que
ce que nous y avons mis” (S., pp. 96-97).
185 Cf. V.I., p. 201.

159
approfondie. Voyons alors de plus près quelle est la conception des idées
esthétiques proposée par Kant.

6.4. Les idées esthétiques de Kant


Kant définit l'idée esthétique comme “cette représentation de l'imagination,
qui donne beaucoup à penser, sans qu'aucune pensée déterminée, c'est-à-
dire de concept, puisse lui être adéquate et que par conséquent aucune
langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible” 186. Incarnées
dans le beau, donc, les idées esthétiques donnent “beaucoup à penser”, sans
être complètement conceptualisables et conceptuellement exprimables, mais
sans pour autant être ineffables : au contraire, affirme plus loin Kant, “on
trouve [...] l’expression qui leur convient” 187 – une expression
aconceptuelle par conséquent – qui leur permet de donner “à penser en plus
d'un concept bien des choses indicibles” 188.
L'imagination, en effet, lorsqu'elle produit les idées esthétiques, subsume
sous un concept une intuition qui, en raison de l'infinie richesse de ses
suggestions et inspirations, s'étend au-delà du concept lui-même 189. En tant
que “faculté de la présentation des Idées esthétiques” 190 – explique Kant –
l'imagination intervient de manière créative sur la “matière” fournie par la
“nature réelle”, en la transformant “d'après des lois analogiques” ou d'après
des principes de toute façon indépendants de la “loi de l'association (qui
dépend de l'usage empirique de cette faculté [i.e. : l'imagination])” 191, tels
qu'ils réélaborent cette “matière” “en quelque chose qui dépasse la nature”
192
, en transcendant par là même la pensée conceptuelle qui légifère sur cette
nature.
En tant qu'intuitions auxquelles aucun concept ne peut être adéquat –
poursuit Kant – les idées esthétiques constituent alors le pendant des idées
de la Raison en tant que concepts auxquels aucune intuition ne peut être
adéquate 193.
Même si elle inclut toujours le rapport de libre jeu avec l'entendement,
l'imagination consiste en fait, comme créativité, à transcender les limites de
l'expérience pour chercher à rendre sensibles les idées de la Raison 194, ou –
comme cela a été explicité en d'autres termes – l'être de l'étant 195.
186 I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., § 49, pp. 143-144.
187 Ibidem, p. 146.
188 Ibidem.
189 Cf. ibidem, p. 144.
190 Ibidem, p. 143.
191 Ibidem, p. 144.
192 Ibidem.
193 Cf. ibidem.
194 Cf. ibidem.
195 Cf. J. TAMINIAUX, “Les tensions internes de la Critique du jugement”, in ID., La
nostalgie de la Grèce à l'aube de l'idéalisme allemand. Kant et les Grecs dans l'itinéraire de
Schiller, de Hölderlin et de Hegel, cit., pp. 52 et 60. Taminiaux souligne d’ailleurs comment le
“dépassement de l'objectivité” est ainsi opéré “par excès sur le terrain même de l'étant” (ibidem,
p. 53).
160
À ce stade, il nous semble qu'il faut insister sur le fait que Kant définit
comme “idées” les idées esthétiques au même titre que les idées de la
Raison. Certes, cette définition est sans aucun doute dictée avant tout par la
volonté de souligner la position symétrique des unes vis-à-vis des autres.
Mais elle ne va pas de soi, parce qu'en affirmant que les deux types d'idées
excèdent l'expérience et, avec elle, l'entendement, Kant reconnaît aux
premières la structure particulière d'idées qui excèdent le sensible à
l'intérieur du sensible lui-même – à l'intérieur du sensible transfiguré par
l'imagination “créatrice” – en précisant en effet que justement en vertu de
leur tension à “présenter” l'excédent des idées rationnelles, ces dernières
assument “l'apparence d'une réalité objective” 196.
Au-delà de la définition des idées esthétiques, Kant fournit aussi, nous y
avons fait allusion, celle de la pensée qui leur donne vie. Il la caractérise,
d'un côté, par l'“union” de l'imagination et de l'entendement “dans un
certain rapport” 197 sur la base duquel celle-là ne cesse de fournir, avec les
idées esthétiques, une “matière” 198 si riche que celui-ci ne parvient pas à s'y
adapter, mais, de l'autre côté, Kant souligne que les idées esthétiques sont
l'unique moyen de présenter – de manière “symbolique”, c'est-à-dire
indirecte et analogique, précise-t-il par la suite 199 – les idées de la Raison :
“le poète – écrit-il – ose donner une forme sensible [versinnlichen] aux
Idées de la raison que sont les êtres invisibles” 200.
Ce qui donne vie aux idées esthétiques est donc une pensée qui, tout en
sollicitant inépuisablement l'entendement, ne cesse en même temps de le
transcender pour tendre à la “présentation des concepts de la raison” 201, en
rendant sensible – exactement comme il est dit au sujet du poète –
l'invisible de la raison, en le révélant par conséquent comme nihil
repræsentabile. En ce sens, nous pouvons dès lors affirmer que la beauté est
pour Kant présentation de la transcendance (et pour cela, ajouterait Proust,
promesse de bonheur) 202.
196 I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 144.
197 Ibidem, p. 146.
198 Le fait que les idées esthétiques soient une telle matière (Stoff) est mis en évidence par
Jean-François LYOTARD (in Leçons sur l'Analytique du sublime, Galilée, Paris, 1991, p. 85),
lorsqu'il commente l'identification kantienne de l'“âme (Geist) en un sens esthétique” avec “le
principe vivifiant en l'esprit (Gemüt)” (I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 143) et
d'un tel principe avec “la faculté de la présentation des Idées esthétiques” (ibidem) : c'est
justement celles-ci qui sont la “matière” dont l'âme se sert pour mettre en œuvre cette
vivification.
199 Cf. I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., § 59, p. 174, ainsi que L. PAREYSON,
L'estetica di Kant, Mursia, Milan, 1968, nouvelle édition augmentée 1984, p. 145.
200 I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 144.
201 Ibidem, p. 145.
202 Promesse de bonheur dans la mesure où, si elle n’est pas promesse d'immortalité, elle est
au moins promesse de rendre la mort plus tolérable. Proust écrit en effet à propos des idées que
Merleau-Ponty a définies comme “sensibles” : “Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout
notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu'il faudra que ces phrases musicales, ces
notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons, mais nous avons
pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose
161
Mais arrêtons-nous encore sur la pensée où les idées esthétiques trouvent
leur origine. Pensée esthétique, non seulement au sens fort de pensée à
l'œuvre dans le beau, mais aussi au sens premier de pensée à l'œuvre dans le
sensible : comme pour les idées esthétiques auxquelles elle donne vie, on
pourrait aussi dire de cette pensée qu'elle excède le sensible au sein du
sensible lui-même, en rendant justement sensible l'invisible. Pensée qui est
donc à l'œuvre dans le sensible comme vision au sens où Merleau-Ponty
écrivait que “voir, c'est par principe voir plus qu'on ne voit” (S., p. 29) 203, et
qui transcende par conséquent le “voir conceptuel” de l'entendement, conçu
par contre comme vision de ce qui est limité 204. Pensée sans concept 205,
donc, qui, avec son halo de “représentations secondaires”
(Nebenvorstellungen) 206, reste cependant – note Lyotard 207 – aux “entours
du concept” de la raison, duquel elle exprime, selon Kant, au moins des
“conséquences” et des “parentés” 208, duquel elle montre en d'autres termes
la propagation des renvois latéraux. Pensée créative, dès lors, et en ce sens
inaugurale : du reste, dans son commentaire de Kant, nous avons vu

de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable” (R., I, p. 350).


203 Sur ce lien originaire entre pensée et vision que Kant trouve fondé dans l'imagination, cf. J.
TAMINIAUX, op. cit., pp. 45, 55 et 58 ; Gambazzi souligne à son tour : “la beauté pose le voir
et le penser dans leur coappartenance (encore que dans leur différence)” (P. GAMBAZZI, La
bellezza come non-oggetto e il suo soggetto, in Azione e contemplazione, cit., p. 324) ; c'est
d'ailleurs une telle double relation que Merleau-Ponty semble saisir dans l'observation citée ci-
dessus à la note 26.
204 À l'entendement ne convient que ce qui est limité – explique Lyotard –, puisque : “En
vérité, c'est la limite elle-même que l'entendement ne peut pas concevoir comme son objet. La
limite ne se conçoit qu'avec son dehors et son dedans. Elle implique immédiatement et le limité
et l'illimité. Or, il n'y a pas de concept déterminable de l'illimité. Tous ensemble, la limite, le
limité et l'illimité, pris comme objets, ne peuvent être que ceux d'Idées de la raison spéculative.
La limite n'est pas un objet pour l'entendement, il est sa méthode : toutes les catégories de
l'entendement sont des opérateurs de détermination, c'est-à-dire de limitation” (J.-F. LYOTARD,
op. cit., p. 80).
Sur la vision de l'entendement comme vision de ce qui est limité – ou “distinct”, dans les
termes de Descartes – Merleau-Ponty souligne à son tour, en se référant justement à ce dernier :
“La définition de l'intuitus mentis, fondée sur analogie avec la vision, elle-même comprise
comme pensée d'un indivisible visuel (les détails que voient les artisans) – La saisie de ‘la mer’
(comme ‘élément’, non comme chose individuelle) considérée comme vision imparfaite, de là
idéal de la pensée distincte. Cette analyse de la vision est à reconsidérer entièrement. (elle
suppose ce qui est en question : la chose même) – Elle ne voit pas que la vision est télé-vision,
transcendance, cristallisation de l'impossible” (V.I., p. 327).
205 Sur le caractère aconceptuel de cette pensée des idées esthétiques, cf. en particulier J.
GARELLI, Le lieu d’un questionnement, “Les Cahiers de Philosophie”, nouvelle série, n. 7,
printemps 1989, en particulier pp. 133 sq., ainsi que P. GAMBAZZI, La bellezza come non-
oggetto e il suo soggetto, in Azione e contemplazione, cit., pp. 323-324. Au même égard, cf.
aussi le chapitre premier de la première section du livre de GARELLI, Rythmes et mondes,
Millon, Grenoble, 1991, pp. 30 sq. ; ce livre rassemble aussi, en le réélaborant, l'essai cité ci-
dessus.
206 Au § 49 de la Critique de la faculté de juger l'expression revient à la p. 144 et à la p. 145.
207 J.-F. LYOTARD, op. cit., p. 87 ; avis que partage J. GARELLI, dont cf. Le lieu d'un
questionnement, cit., p. 116.
208 I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 144.

162
Merleau-Ponty envisager les idées “à l'état naissant” 209. Bref, pensée
poïétique et analogique 210, qui peut rendre sensible ce qui excède le
sensible grâce à l'excédent du sensible lui-même : cet excédent analogisant
en vertu duquel Merleau-Ponty définissait le sensible comme
“Urpräsentation de ce qui n'est pas Urpräsentierbar”. Ainsi, si Kant peut
affimer que les idées esthétiques sont des expressions de l'inexprimable 211,
c'est précisément parce que le domaine dans lequel opère la pensée que l'on
vient de caractériser est celui de l'äisthesis comme présentation sensible
indirecte du suprasensible.
À la différence de la problématique de Hegel dans l'Esthétique, pour
lequel la “forme de l'intuition sensible” propre à l'art finit par limiter celui-
ci par rapport à la religion et à la philosophie 212, la conception kantienne
des idées esthétiques semble dès lors caractériser la limite représentée par le
sensible non comme ce qui ferme la vue, mais plutôt comme ce qui,
précisément en lui faisant écran, l'ouvre indirectement sur ce qui se tient au-
delà de la limite elle-même 213 : comme limite qui fait résonner ce qui se
209 Garelli souligne pareillement que le lieu des idées esthétiques est pour Kant un “lieu
d'instabilité et de tumulte naissants, instaurateur de toute création” (J. GARELLI, Le lieu d'un
questionnement, cit., p. 116).
210 À l'intérieur de la pensée kantienne, “l'analogie – rappelle Lyotard en soulignant son
importance – transforme, ou plutôt commute, un donné en le faisant sauter d'un régime de
législation ou d'un territoire de légitimité d'une faculté à un autre. Elle traverse tout le champ des
objets possibles de la pensée, en transposant un rapport de représentation d'un secteur à un autre,
quitte à le transposer suivant les règles en vigueur dans le secteur d'arrivée. Elle le fait émigrer,
et l'acculture” (J.-F. LYOTARD, op.cit., p. 87).
211 Cf. I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 146.
212 Cf. G. W. F. HEGEL, Esthétique, tr. fr. de S. Jankélévitch, Flammarion, Paris, 1979, vol. I,
par exemple p. 33 (“pour le moment, contentons-nous de rappeler que, même par son contenu,
l'art se heurte à certaines limitations [Beschränkungen], qu'il opère sur une matière sensible, de
sorte qu'il ne peut avoir pour contenu qu'un certain degré spirituel de la vérité”) et p. 152 (“de
même que, dans la nature et dans les sphères finies de la vie, l'art a son avant, il a aussi son
après, c'est-à-dire une sphère qui dépasse son mode d'appréhension et de représentation de
l'Absolu. Car l'art porte en lui-même ses limites [Schranke] et doit, de ce fait, céder la place à des
formes de conscience plus élevées. Cette limitation [Beschränkung] détermine aussi la place que
nous assignons généralement à l'art dans notre vie actuelle”). Taminiaux commente : “Hegel, à
l'encontre de Platon, soutient que l'art a commerce avec l'Idée et qu'il est la manifestation de
celle-ci. Mais c'est pour ajouter aussitôt, en accord profond avec la distinction platonicienne du
sensible et de l'intelligible, que l'élément dans lequel l'art produit ses œuvres, le sensible, n'est
pas adéquat à la pleine manifestation de l'Idée” (J. TAMINIAUX, Le penseur et le peintre : sur
Merleau-Ponty, “la part de l’œil”, n. 7, 1991, p. 40).
213 Les expressions die Aussicht eröffnen et die Aussicht verbreiten (dans les deux cas, à la
lettre : “ouvrir la vue”) apparaissent respectivement aux pp. 145 et 146 du § 49 de la Critique de
la faculté de juger avec, dans le premier cas, une référence explicite et, dans le second, implicite,
aux idées esthétiques, comme du reste l'expression “au-delà des limites de l'expérience” (über
die Erfahrungsgrenze ou über die Schranken der Erfahrung), qui revient deux fois à la p. 144. À
propos de la conception de la finitude sensible comme ouverture, reconnaissable dans la
Critique du jugement et confirmée par la théorie des idées esthétiques, Gambazzi observe : “Que,
comme le dit Kant, la beauté n'existe que pour l'homme, cela dérive du fait (lui aussi intrinsèque
au discours kantien sur la finitude) que, comme l'écrit Merleau-Ponty ‘il n'y a pas de vision sans
écran : les idées dont nous parlons ne seraient pas mieux connues de nous si nous n'avions pas de
corps et pas de sensibilité, c'est alors qu'elles nous seraient inaccessibles’“ (P. GAMBAZZI, La
bellezza come non-oggetto e il suo soggetto, in Azione e contemplazione, cit., p.324, note 58 ; la
163
tient au-delà et qui donc le présente indirectement. D'une philosophie de la
limite comme extériorité de la subjectivité par rapport à l'être, la pensée
kantienne semble ainsi se transformer en une philosophie où la limite, en
même temps qu'elle les distingue, unit la subjectivité et l'être 214.
Se peut-il qu'il y ait d'importantes analogies entre les instances, les
intuitions et les directions rencontrées dans l'esthétique de Kant et certaines
de celles qui caractérisent le mieux la “nouvelle ontologie” de Merleau-
Ponty ? N’est-ce pas une conviction analogue au sujet de l'excédent du
sensible – du sensible, certes, tel que Kant le considère ici –, qui donne lieu
à des affinités dans la description respective des “idées esthétiques” et des
“idées sensibles”, faisant ainsi apparaître, dans l'interprétation de la limite
constituée par le sensible lui-même, au moins la possibilité de convergences
au plan des développements ontologiques ?
Il est vrai que les idées esthétiques telles que nous avons vu Kant les
définir au § 49 de la Critique de la faculté de juger semblent se référer
exclusivement à la production du beau artistique, là où en revanche celles
que Merleau-Ponty prend en considération concernent le domaine du
sensible dans son ensemble. Mais il faut aussi rappeler que le § 51 de la
troisième Critique commence en précisant que toute la beauté “(qu'il
s'agisse de beauté naturelle ou de beauté artistique) [est] l'expression d'Idées
esthétiques” 215. Il est vrai aussi que les idées que considère Merleau-Ponty
sont comprises – comme nous le savons – au sens d'essences (brutes), mais
à la lumière de la nouvelle problématique du rapport entre la subjectivité et
l'être qu'il nous a paru pertinent de relever dans la théorie kantienne des
idées esthétiques, il nous semble que la différence entre celles-ci et celles-là
tend à s'estomper 216. On peut expliciter cette position en se confrontant à un
autre type de questions.

6.5. La passivité de l’activité de création


Dans les Résumés des cours, Merleau-Ponty évoque à propos de
l'inconscient les “pouvoirs poétiques et oniriques” (R.C., p. 179) de la
chair ; en concluant la seconde section de L’œil et l'esprit, il affirme de la
même façon que “la peinture brouille toutes nos catégories en déployant son
citation de Merleau-Ponty est tirée, de façon significative, des pages qu'il consacre aux
considérations de Proust sur les idées sensibles dans V.I., p. 196).
214 À ce sujet, cf. J. TAMINIAUX, op. cit., p. 58 et p. 63, ainsi que E. FRANZINI, Limiti e
confini, “Rectoverso”, n. 0, février 1995, pp. 11-18.
215 I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 149.
216 Gambazzi rappelle pareillement que dans le cas de Merleau-Ponty, le terme “idée” doit
être entendu “non au sens kantien, mais husserlien : essence, eidos” (P. GAMBAZZI, La
bellezza come non-oggetto e il suo soggetto, in Azione e contemplazione, cit., p. 324, note 58),
mais il observe aussi que dans la conception kantienne de la beauté “l' coïncide avec
l'exemplarité de la singularité” (ibidem, p. 320). En ce sens, le rapprochement possible des
“idées esthétiques” de Kant et des “idées sensibles” de Merleau-Ponty deviendrait alors évident
sur cet point aussi. Sur le thème kantien de l'exemplarité, cf. M. FERRARIS, Kant e
l'esemplarità dell'esempio, in G. VATTIMO (a cura di), Filosofia '94, Laterza, Rome-Bari, 1995,
pp. 147-172.
164
univers onirique d'essences charnelles” (O.E., p. 35) – c'est-à-dire d'“idées
sensibles” – et il déplore plus loin que dans la perspective cartésienne – qui
ignore notre ouverture aux choses sans concept parce qu'elle réduit le voir à
une pensée de voir – “il ne reste rien du monde onirique de l'analogie...”
(O.E., p. 41). Selon l'accent propre à une autre affirmation merleau-
pontienne dans laquelle apparaît le terme “onirique” 217, nous pourrions dire
que même “nos relations de la veille avec les choses et surtout avec les
autres ont par principe un caractère onirique” (R.C., p. 69). Même à l'état de
veille, en effet, ces rapports ne cessent d'être animés par les “pouvoirs
poétiques et oniriques” de la chair, c'est-à-dire par le tissu de reversibilités
par lequel elle nous lie aux choses et aux autres ; le “monde onirique de
l'analogie” est par conséquent le monde sensible lui-même en tant
qu'univers charnel commun qui, doté de pouvoirs analogisants en vertu de
la reversibilité qui le traverse, nous offre une ouverture aux choses et aux
autres sans concept : une ouverture qui est à son tour – pour reprendre
l'expression heureuse de Marc Richir – “pouvoir poïétique de mondes” 218.
Poïéticité et pouvoir analogique sont donc pour Merleau-Ponty – avec
l'aconceptualité à laquelle ils sont intimement liées – des composantes
essentielles de cette “logique allusive” qui, selon lui, fait tout un avec le
monde sensible, en y dessinant des idées qui en sont la “membrure” même.
Certes, comme le laisse entendre une phrase de la conférence Le cinéma
et la nouvelle psychologie, “dans l'ordinaire de la vie, nous perdons de vue
[la] valeur esthétique” du monde ainsi perçu (et au sens qui s'est maintenant
précisé, nous proposions même de définir cette valeur comme poétique).
Mais si une telle valeur tend à se perdre dans l'évidence de l'attitude
naturelle, ce sont précisément les “pouvoirs poétiques et oniriques”,
animant toujours notre rapport au monde perçu, qui peuvent produire cette
sorte de choc esthétique qui suspend l'habitude et produit l'étonnement 219
devant les connotations que nous y rencontrons, connotations qui à leur tour
demandent à être portées à l'expression. Nous savons que, dans la dernière
partie de sa conférence sur le cinéma, Merleau-Ponty affirme à ce sujet :
“Une bonne part de la philosophie phénoménologique ou existentielle
consiste à s'étonner de cette inhérence du moi au monde et du moi à autrui”
(S.N., p. 105 ; c'est nous qui soulignons). Bien entendu, la philosophie telle
qu’il la conçoit consiste à ne pas s'étonner seulement du wie, du comment
est le monde. Ce point est définitivement explicité dans la dernière période
217 C'est Marc Richir qui, le premier, a attiré l'attention et proposé des considérations
éclairantes sur le sens de ce terme et, de façon plus générale, de l'expression “pouvoirs poétiques
et oniriques” de la chair dans la réflexion du dernier Merleau-Ponty, en reconnaissant dans ces
pouvoirs l'action même de la réversibilité (cf. M. RICHIR, Essences et “intuition” des essences
chez le dernier Merleau-Ponty, in Id., Phénomènes, temps et êtres. Ontologie et
phénoménologie, cit., pp. 91, 94-95 et surtout 102-103).
218 Ibidem, p. 102.
219 On sait comment dans l'“Avant-propos” de la Phénoménologie de la perception, en
reprenant une formulation d'Eugen Fink, Merleau-Ponty définit la réduction phénoménologique
comme “‘étonnement’ devant le monde” (P.P., p. VIII).
165
de sa pensée : déclarant que le commencement de la philosophie est qu'“il y
a” le monde 220, il la voit s'étonner tout d'abord du dass (quod), sans du reste
que l'étonnement se cantonne à la seule existence du “il y a” ni l'ignore au
profit de son essence, de son was (quid), puisque nous avons constaté que
Merleau-Ponty était soucieux d'offrir, tout comme Heidegger, une
conception du Wesen qui échappe a cette alternative 221.
D'après lui, la philosophie consiste donc à s'étonner, c'est-à-dire, comme
l'explique ensuite la phrase citée ci-dessus, “à faire voir” (ibidem) ; son
étonnement est donc exclamatif avant même d'être interrogatif 222 : c'est à
cela qu'elle rapporte sa propre interrogation, qui en effet, souligne Le
visible et l'invisible, ne “va [pas] vers l'Être : ne fût-ce que par son être de
question, elle l'a déjà fréquenté, elle en revient” (V.I., p. 161) et de toute
façon “n'obtient pas réponse, mais confirmation de son étonnement” (V.I.,
p. 138). La philosophie doit en somme ressaisir l'étonnement provoqué dans
notre expérience perceptive par un “choc esthétique” – par les “pouvoirs
poétiques et oniriques” de la chair – et le porter à une expression qui le
maintienne comme étonnement, plutôt que prétendre le dissoudre dans une
réponse. Mais comment peut-elle accéder à cette expression ? Merleau-
Ponty écrit à propos du cinéma – mais cela pourrait se rapporter
indirectement à la philosophie elle-même – que “l'instrument technique une
fois inventé doit être repris par une volonté artistique et comme inventé une
seconde fois” (S.N., p. 106 ; c'est nous qui soulignons). De façon
significative, cette empreinte exclusive de l'activité subjective attribuée au
concept de Kunstwollen élaboré par Aloïs Riegl 223 sera diluée dans une
perspective ontologique par le dernier Merleau-Ponty : “l'Être est ce qui
exige de nous création pour que nous en ayons l'expérience” (V.I., p. 251),
affirme une note de travail du Visible et l'invisible en se référant tant à la
philosophie qu'à la littérature et à l'art. Les créations qui sont les leurs –
stipulait juste auparavant la même note – se révèlent “non pas fabrications
arbitraires dans l'univers du ‘spirituel’ (de la ‘culture’), mais contact avec
l'Être justement en tant que créations” (ibidem). Si par conséquent seule une
œuvre de création peut maintenir vivant l'étonnement rencontré dans notre
relation charnelle avec l'être, c'est parce que précisément cet étonnement
sollicite cette œuvre, laquelle puise ainsi dans les mêmes pouvoirs
220 “C'est au-delà des corrélatifs – l'objet et le néant ‘nul’ – que la philosophie prend son
départ, dans un ‘il y a’, dans une ‘ouverture’ à ‘quelque chose’, à ‘ce qui n'est pas rien’” (R.C., p.
154).
221 Dans la note de travail du Visible et l'invisible intitulée “Wesen (verbal) – Wesen de
l'histoire” et datée de février 1959, Merleau-Ponty le caractérise en effet comme “première
expression de l'être qui n'est ni l'être-objet ni l'être-sujet, ni essence ni existence : ce qui west
(l'être-rose de la rose, l'être-société de la société, l'être-histoire de l'histoire) répond à la question
was comme à la question dass, ce n'est pas la société, la rose vue par un sujet, ce n'est pas un être
pour soi de la société et de la rose [...] : c'est la roséité s'étendant tout à travers la rose” (V.I., pp.
228-229).
222 Même analyse chez J.-P. CHARCOSSET, Merleau-Ponty. Approches phénoménologiques,
Hachette, Paris, 1981, p. 25.
223 La référence est mise en évidence par J.-P. CHARCOSSET, op. cit., p. 106.

166
poétiques et oniriques qui ont provoqué celui-là. La littérature et l'art,
comme la philosophie – et cela avec des implications d'une importance
particulière pour la constitution de celle-ci –, manifestent dès lors, d'une
part, l'envers passif de leur activité de création, et, d'autre part, les
composantes d'aconceptualité, de poïéticité et de pouvoir analogique qui
alimentent cette activité 224.
Si nous avons observé que Kant aussi, au moins pour ce qui concerne l'art
et la littérature, mettait l'accent sur ce deuxième aspect en définissant le
génie comme faculté des idées esthétiques, nous pouvons trouver une trace
du premier aspect lorsqu'il définit le génie comme “la disposition innée de
l'esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l'art” 225. Avec
cette définition, Kant entend en fait affirmer que les “beaux-arts” – ne
pouvant pas fonder leurs règles propres sur des concepts, à l'inverse des arts
“mécaniques” – doivent les dériver uniquement de la nature, qui les offre
dans la nature même de l'artiste, c'est-à-dire dans ce “don” justement
“naturel” défini comme génie 226. Par conséquent – souligne Kant à propos
du génie – “c'est en tant que nature qu'il donne la règle” 227, laquelle finit
donc par s'instituer dans l'acte même de la création artistique 228, alors que le
génie, pour sa part, “ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement
comment il réalise sont produit”, explique Kant, et “c'est pourquoi le
créateur d'un produit qu'il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment
se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent” 229. De telles idées – les idées
esthétiques – ne peuvent donc provenir que de ce “don naturel” 230. La
nature semble en effet se prolonger dans le don du génie et solliciter de lui
une œuvre de création dans laquelle les règles qu'elle donne à l'art
s'instituent et dont le génie ne maîtrise pas l'idée 231. Lue dans cette
perspective, l'idée esthétique kantienne est révélation de l'être de la Nature
232
, qui trouve son expression dans la création artistique du génie ; c'est là
l'envers de sa définition de “représentation de l'imagination”. Dans une telle
perspective, donc, la différence entre les acceptions du terme “idée” que

224 Sur le caractère poïétique que la note de travail du Visible et l'invisible que nous venons de
citer attribue à la philosophie, cf. aussi J. GARELLI, Le lieu d'un questionnement, cit., p. 112.
225 I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 138.
226 Cf. ibidem, pp. 138-139.
227 Ibidem, p. 139.
228 À ce sujet, cf. J. TAMINIAUX, op. cit., p. 59.
229 I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 139 ; c'est nous qui soulignons.
230 En ce sens, comme le note J. Taminiaux, le “don naturel” “est le signe d'une initiative plus
fondamentale que celle de l'artiste” (J. TAMINIAUX, op. cit., p. 61).
231 Taminiaux observe aussi que, pour cela, “créer n'est pas faire au sens d'as-sujettir, c'est
consentir” (ibidem).
232 Comme le souligne encore Taminiaux, “le terme de nature ne désigne pas ici le champ
d'application des méthodes scientifiques [...]. Mais cette nature ne se réduit pas non plus à une
forme sans contenu qui plaît par elle-même et dont l'appréciation n'exige que du goût [...]. La
nature ici nommée c'est une source vive qui se dissimule en même temps qu'elle jaillit, une
lumière qui révèle sans se donner à voir, une force efficace et pourtant cachée à celui qui s'y
alimente” (ibidem, pp. 53-54).
167
Kant et Merleau-Ponty utilisent en parlant respectivement des “idées
esthétiques” et des “idées sensibles”, comme nous l'avons noté plus haut,
tend à s'estomper.

6.6. Merleau-Ponty et la Critique de la faculté de juger. Conclusions


Cependant, comme nous le savons, telle n'est pas la direction dans laquelle
s'engage l'unique véritable lecture de la Critique de la faculté de juger
proposée de façon explicite par Merleau-Ponty, à savoir celle qu'il
développe afin d'en analyser la conception de la Nature – dans le cadre du
premier cours du Collège de France qui lui est consacré – sur la base de la
partie relative à la “Critique de la faculté de juger téléologique” 233. En effet,
ce cours, tout en mettant en évidence les intuitions prometteuses qu'offre
son traitement des totalités organiques, fait aussi ressortir, chez Kant, une
tendance générale à reconduire la considération de la Nature et de la faculté
même de juger sur un plan anthropomorphique 234. Merleau-Ponty voit ainsi
la troisième Critique aboutir, finalement, à “une pensée humaniste” 235
homogène et complémentaire de celle qu'il a déjà analysée en examinant le
concept de Nature proposé par la Critique de la raison pure 236. Malgré les
éléments de convergence potentielle avec les connotations ontologiques que
nous semblent offrir les pages sur lesquelles nous venons de nous arrêter, il
ne saisit pas, dans ce cours, la possibilité d'orienter la lecture de ces pages-
là dans la perspective de l'ontologie du sensible et de la Nature qu'il était
alors en train d'élaborer. Du reste, il n'y apparaît pas de référence spécifique
à la “Critique de la faculté de juger esthétique”. Cela peut sembler d'autant
plus singulier que celle-ci n'offre pourtant pas “une notion mutilée du
sensible” (S., p. 217) comme celle que Le philosophe et son ombre
exemplifiait par la définition kantienne de la nature en tant qu'“ensemble
des objets des sens”, citée au début de ce chapitre. Nous savons au contraire
que Kant s'y efforce de penser précisément l'universalité sans concept du
sensible. Et nous savons aussi que Merleau-Ponty l'avait déjà vu dans
l'“Avant-propos” de Phénoménologie de la perception, lorsqu'il faisait
implicitement référence au jugement de goût en tant que sensus communis.
Mais il semblait retenir que cette universalité restait circonscrite au
“jugement esthétique”, alors que le paragraphe de Kant qu'il évoquait
souligne justement que le jugement de goût, précisément au sens qui est
233 Il faut souligner à ce sujet, comme Gambazzi l’a observé, que “Kant libère la nature (de
l'objectivisme mathématisant dans lequel la détermine la Critique de la raison pure) beaucoup
plus dans l'esthétique de la beauté que dans la théorie de sa spécification et de sa classification
réflexivement téléologique. C'est la beauté qui remet radicalement en jeu une pensée de
l'expérience au-delà de son objectivation cognitive” (P. GAMBAZZI, La bellezza come non-
oggetto e il suo soggetto, in Azione e contemplazione, cit., p. 305).
234 À ce propos, cf. ce qu’affirme Merleau-Ponty in R.C., p. 104 – auquel il a déjà été fait
allusion – et in N., pp. 43-45.
235 Cf. N., p. 47, où ce jugement est motivé de la façon suivante : en conclusion de la Critique
de la faculté de juger, “Kant oppose l'homme au cosmos, et fait reposer dans l'aspect contingent
de l'homme, la liberté, tout ce qu'il y a de finalité”.
236 Cf. à ce sujet N., pp. 40-43.

168
défini, doit être considéré comme sous-tendant la faculté de juger en général
237
. Du reste, cette universalité du sensible ne semble pas non plus
circonscrite à une telle faculté à son tour ramenée à un niveau
anthropomorphique – comme nous avons vu Merleau-Ponty le considérer
dans le premier cours qu'il a consacré au concept de Nature – et par
conséquent privée d'implications effectives dans le champ de la
connaissance. Au contraire, les droits que revendiquait à ce sujet l'“Avant-
propos” de Phénoménologie de la perception pour l'imagination, en tant que
faculté kantienne du sensible 238, sont progressivement pris en compte dans
la “Critique de la faculté de juger esthétique” en suivant un crescendo qui,
de la théorie de la beauté, en passant par celle du sublime, parvient à celle
de l'art 239. À propos de cette théorie, Kant souligne que la “matière” fournie
par l'imagination “créatrice” à l'entendement – les idées esthétiques – bien
que celui-ci ne l'utilise pas directement en fonction de la connaissance, est
cependant mise en œuvre “subjectivement afin d'animer les facultés de
connaître, l’appliquant toutefois, ce faisant, indirectement aussi aux
connaissances” 240.
Si ne lui avait pas fait obstacle la tendance à privilégier les aspects
systématiques de la troisième Critique en la reconduisant aux modes de
compatibilités fixés par la première et en y considérant les éléments de
nouveauté comme des ouvertures prometteuses aussitôt refermées, la lecture
merleau-pontienne aurait pu voir dans cette théorie de l'art le
développement extrême de l'intuition sur l'“art caché dans les profondeurs
de l'âme humaine” dont prend acte la Critique de la raison pure et qui est
aussi évoquée par Phénoménologie de la perception. De manière plus
générale, elle aurait pu rencontrer dans la “Critique de la faculté de juger
esthétique”, sous la forme d'une enquête circonscrite, une reconsidération
globale de la sensibilité et de l'imagination visant à explorer leur
implication originaire avec l'entendement et le suprasensible, leur aptitude à
donner naissance à une pensée aconceptuelle et non seulement
préconceptuelle, mais aussi leur contribution à la définition de la pensée
conceptuelle, investissant ainsi implicitement la physionomie même de la
pensée philosophique. Elle aurait en somme pu trouver, pour sa propre
réflexion sur le “lien de la chair et de l'idée” (V.I., p.195), un interlocuteur
plus proche et plus stimulant qu'elle ne l'aurait pensé.

237 Cf. I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., § 40.


238 “Mais s'il y a une nature du sujet, alors l'art caché de l'imagination doit conditionner
l'activité catégoriale, ce n'est plus seulement le jugement esthétique, mais encore la connaissance
qui repose sur lui, c'est lui qui fonde l'unité de la conscience et des consciences” (P.P., p. XII).
239 À ce sujet, cf. en particulier la lecture de la Critique de la faculté de juger proposée par L.
PAREYSON, L'estetica di Kant, cit.
240 I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 146 ; c’est nous qui soulignons.

169
Chapitre 7
Nature et Logos
“Pourquoi y a-t-il plusieurs exemplaires de chaque chose ?”

7.1. Nature et ontologie


Les derniers cours donnés par Merleau-Ponty au Collège de France se
concentrent sur l’exploration du “concept de Nature” d’une part, et sur “la
possibilité de la philosophie aujourd’hui” d’autre part.
Il rassemble en effet sous le premier titre les deux cours de l’année 1956-57 et ceux de 1957-58 – cours
qui se déclarent être la “suite”, centrée sur “l’animalité, le corps humain, passage à la culture”, des
précédents ; à ceux-ci s’ajoute le cours de 1959-60, le dernier à avoir été achevé : “Nature et logos : le
corps humain”.
À la réflexion sur “la possibilité de la philosophie aujourd’hui” on peut en revanche rapporter, outre le
cours de 1958-59 où cette phrase est présente, les deux cours interrompus par la mort soudaine de Merleau-
Ponty – “Philosophie et non-philosophie depuis Hegel” et “L’ontologie cartésienne et l’ontologie
241
d’aujourd’hui” – , mais aussi celui donné en 1959-60 et intitulé “Husserl aux limites de la
242
phénoménologie” .
Qu’est-ce qui relie ces deux centres d’intérêt vers lesquels converge, parallèlement, la dernière réflexion
de Merleau-Ponty ? C’est sans aucun doute la question de la “nouvelle ontologie”, qu’il était à l’époque en
243
train d’élaborer, de sa configuration et de son éventuelle formulation philosophique .
Les notes préparatoires pour le dernier cours consacré au “concept de Nature” – dont le but avoué, dans
l’“Introduction”, est de définir notamment “la place de ces études dans la philosophie” (N., p.
263) – affirment en effet : “L’ontologie de la Nature comme voie vers l’ontologie, – voie que l’on préfère
ici parce que l’évolution du concept de Nature est une propédeutique plus convaincante, montre plus
clairement la nécessité de mutation ontologique” (N., p. 265).
Qu’il s’agisse de la relecture de ce qu’ils avaient auparavant défini comme “histoire philosophique de
l’idée de Nature” (N., p. 117), ou de l’exploration – à l’aide de la science contemporaine – des “problèmes
posés” (ibid.) par une telle histoire, ces cours essayent dès lors de montrer à l’œuvre un rapport entre
l’homme et l’Être qui échappe à la formule moderne de l’affrontement entre sujet et objet, un rapport que
notre époque a rendu plus évident, même si elle n’en a pas encore donné une formulation
philosophique – une ontologie – explicite (comme cela sera thématisé surtout dans le cours sur
244
“L’ontologie cartésienne et l’ontologie d’aujourd’hui” ).
Comme nous l’avons déjà dit – mais il est important de le souligner – cette recherche ontologique sur la
Nature, loin d’opposer un refus à toute perspective scientifique, considère qu’elle ne peut se soustraire à
une confrontation avec la science – tout d’abord en étant, critiquement, à son écoute – et cela précisément

241 Les notes préparatoires de ceux trois cours sont désormais publiées in M. Merleau-Ponty,
Notes des cours au Collège de France 1958-1959 et 1960-1961, “Préface” de C. Lefort, texte
établi par S. Ménasé, Gallimard, Paris, 1996. Nous avons analysés les notes relatives aux deux
cours restés inachevés respectivement dans le troisième et cinquième chapitre de notre livre : Il
sensibile e l’eccedente. Mondo estetico, arte, pensiero, Guerini e Associati, Milan, 1996, auquel
nous nous permettons de renvoyer ici.
242 Comme nous avons déjà eu l’occasion de le rappeler, les notes préparatoires de ce cours
ont été publiées in M. MERLEAU-PONTY, Notes du cours sur “L’origine de la géométrie”
suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, sous la direction de R. Barbaras,
P.U.F., Paris, 1998, pp. 11-92.
243 Ce qui est implicitement confirmé justement par le résumé du cours sur la “Possibilité de
la philosophie” dont le début annonce : “on a préféré remettre à l’an prochain la suite des études
commencées sur l’ontologie de la Nature, et consacrer les leçons de cette années à des réflexions
générales sur le sens de cette tentative et sur la possibilité de la philosophie aujourd’hui” (R.C.,
p. 141). Cf. aussi les correspondantes N.C., pp. 37-38.
244 En effet, en introduisant ce cours, Merleau-Ponty annonce : “[le] but de ce cours [est de]
chercher à formuler philosophiquement notre ontologie qui reste implicite, dans l’air, et [de] le
faire par contraste avec l’ontologie cartésienne (Descartes et successeurs)” (N.C., p. 166).
170
dans la mesure où telle recherche est ontologiquement orientée.
Ce qui ne signifie pas, bien entendu, nourrir l’espoir d’y trouver déjà élaborée l’ontologie qui pourrait
remplacer l’ontologie moderne, celle qui conçoit la Nature comme Objet absolu et le Sujet comme
kosmotheoros, c’est-à-dire comme spectateur tout aussi absolu. La formulation d’hypothèses ontologiques
revient en effet à la philosophie, même si celle-ci doit aussi prendre en compte les résultats des recherches
scientifiques. Mais en tant que telle – Merleau-Ponty y insiste –”la science n’apporte pas d’ontologie,
même sous sa forme négative. Elle a seulement le pouvoir de destituer de pseudo-évidences de leur
prétendu caractère d’évidence” (N., p. 145).
Avec insistance il souligne alors la convergence décisive de différents courants de la recherche
scientifique du XXeme siècle vers une “destitution d’évidence”, de l’évidence des deux conceptions
opposées de la Nature, le finalisme et le causalisme, que Merleau-Ponty qualifie également
d’”artificialistes” (R.C., p. 117), mais aussi de l’idée – qu’il ne considère pas comme moins artificielle –
245
qu’on peut séparer l’essence de l’existence .
À une telle destitution d’évidence lui semblent contribuer aussi les théories de Jakob von Uexküll qui,
comme c’est bien connu, situent dans l’étude de l’action réciproque entre l’organisme et son milieu concret
la tâche spécifique de la biologie en tant que science autonome, inspirée par la conception goethéenne de la
246
connaissance de la nature, et orientée donc en un sens antidarwiniste .

7.2. Mélodie et espèce


C’est justement dans l’analyse des théories de Jakob von Uexküll, parmi celles, nombreuses, auxquelles il
se confronte, que l’hypothèse ontologique que Merleau-Ponty essaie d’élaborer vient se greffer de la
manière peut-être la plus éclairante. Il souligne en effet que la notion de milieu (Umwelt) animal avancée
par Uexküll – notion que Merleau-Ponty explique pour sa part comme “le milieu que se taille l’animal” (N.,
p. 226) – garde intacte sa nouveauté propre indépendamment du contexte philosophique kantien ou
247
schellingien dans lequel la pensée du biologiste allemand lui semble vouloir la placer . La nouveauté de
cette notion consiste plutôt, de l’avis de Merleau-Ponty, dans son irréductibilité au causalisme et au
finalisme, tout comme à une conception platonicienne qui l’envisagerait en tant qu’“essence hors du temps”
248
. En prenant appui sur la métaphore qui conduit Uexküll à déclarer – avec une référence explicite à
l’embryologiste du XIXeme siècle Karl Ernst von Baer – que “le déploiement d’un Umwelt c’est une
249
mélodie, une mélodie qui se chante elle-même” , Merleau-Ponty relie une telle conception à la
caractérisation que Marcel Proust donne de la mélodie comme “Idée platonicienne que l’on ne peut pas voir

245 Merleau-Ponty soutient en effet que “Il y a un rapport circulaire entre l’Être et les êtres. Il
faut ressaisir une vie commune entre l’essence et l’existence” (N., p. 180). À ce propos, cf. aussi
l’ensemble du chapitre intitulé “Interrogation et intuition” de V.I., pp. 142 sq.
246 Il est utile de rappeler que pour Merleau-Ponty “la pensée darwinienne” représente “la
philosophie artificialiste au plus haut point” en tant qu’elle relève à la fois d’un “ultra-
mécanisme” et d’un “ultra-finalisme” (R.C., p. 136).
247 En comparant ce que Uexküll théorise dans Umwelt und Innenwelt der Tiere (Springer,
Berlin, 1909) et dans Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen – Ein Bilderbuch
unsichtbaren Welten (Springen, Berlin, 1934), Merleau-Ponty observe : “Ces deux
interprétations du Natursubjekt ne sont pas ce qu’il y a de plus intéressant dans l’œuvre
d’Uexküll. La première ne fait que reprendre la solution kantienne, la seconde les intuitions de
Schelling. […] Il y a quelque chose de neuf pourtant : la notion d’Umwelt” (N., p. 232). On peut
trouver une introduction aux étapes les plus importantes de la réflexion philosophique de
Uexküll dans la préface de F. Mondella à l’édition italienne la plus récente du deuxième texte
cité ci-dessus : J. VON UEXKÜLL, Ambiente e comportamento, tr. it. de P. Manfredi, Il
Saggiatore, Milan, 1967, pp. 9-77.
248 “Il faut admettre, dans le tissu même des éléments physiques, un élément trans-temporel et
trans-spatial dont on ne rend pas compte en supposant une essence hors du temps” (N., p. 230).
Merleau-Ponty synthétise plus en bas : “La notion d’Umwelt ne nous permet plus de considérer
l’organisme dans son rapport au monde extérieur, comme un effet de ce monde extérieur, ou
comme une cause. L’Umwelt ne se présente pas devant l’animal comme un but, il n’est pas
présent comme une idée” (N., p. 223).
249 J. VON UEXKÜLL, cité in N., p. 228. Merleau-Ponty citait cette phrase de Uexküll déjà
in S.C., p. 172, en l’extrayant de l’article de F. BUYTENDIJK, Les différences essentielles des
fonctions psychiques chez l’homme et les animaux, “Cahiers de philosophie de la nature”, IV, p.
131.
171
à part” puisque “il est impossible de distinguer en elle le moyen et la fin, l’essence et l’existence” (N., p.
228). Dans les pages du premier volume de la Recherche où Proust décrit Swann comme étant arrivé
désormais à considérer “les motifs musicaux pour de véritables idées” (R., I, p. 349) – pages sur lesquelles
nous aurons à revenir encore une fois par la suite – nous savons, en effet, qu’une idée particulière de
l’amour s’est incarnée pour le protagoniste dans le son d’une mélodie – celle de la “petite phrase” de la
Sonate de Vinteuil – et elle est devenue inséparable de l’écoute de cette mélodie.
Sur la base d’une telle connexion entre les conceptions de Uexküll et de Proust, Merleau-Ponty en vient
à repérer dans les différentes manifestations du comportement zoologique les variations dans lesquelles
250
s’exprime “le thème de la mélodie animale” (N., p. 233) et, plus en général, à interpréter la question
251
centrale du rapport entre les parties et le tout – qu’il s’agisse des organes par rapport à l’organisme ou
de celui-ci par rapport à son territoire, des relations entre les sexes ou de celles de chaque individu avec les
autres ou avec l’espèce – dans les termes d’ “un thématisme variable que l’animal ne cherche pas à réaliser
par la copie d’un modèle, mais qui hante ses réalisations particulières” (N., p. 233), en deçà –
252
notamment – du causalisme et du finalisme . Ou plutôt, comme le disait bien Uexküll en parlant d’”une
mélodie qui se chante elle-même”, en deçà de la distinction même entre activité et passivité, distinction
dans laquelle s’enracine, à regarder de près, la précédente opposition.
En faisant écho à la phrase qui conclut l’essai intitulé “Le philosophe et son ombre”, nous pourrions
alors dire que dans ce thématisme Merleau-Ponty repère – nous avons déjà eu l’occasion d’y faire allusion
dans notre chapitre quatrième – une téléologie sui generis, “qui s’écrit et se pense entre guillemets” (S., p.
228) et qui, à la différence de la téléologie “proprement dite”, comme il est précisé dans le résumé du
premier cours sur la Nature, contribue à envisager cette dernière comme “productivité orientée et aveugle”
253
. Là où un tel caractère orienté – expliquent à leur tour les notes d’auditeur qui se réfèrent précisément à
la conception de Uexküll – serait à comprendre “comme quelque chose de semblable à l’orientation de
notre conscience onirique vers certains pôles qui ne sont jamais vus pour eux-mêmes, mais qui sont
pourtant directement cause de tous les éléments du rêve” (N., p. 233).
Grâce à des telles conceptions – souligne donc plus en bas Merleau-Ponty –”il ne faudrait pas voir dans
les très nombreuses individualités que constituent la vie autant d’absolus séparés, dont toute généralité à
leur propos ne constituerait que des êtres de raison”, parce que – explique-t-il – elles restituent “une valeur

250 Il est évident que Merleau-Ponty conjugue, dans l’expression citée, l’acception musicale et
l’acception biologique du terme “thème”. De cette deuxième, André Lalande – en renvoyant en
particulier à l’œuvre de R. RUYER, Éléments de psycho-biologie, P.U.F., Paris, 1946 – donne la
définition suivante : “ce qui dirige un développement organique, sans le prédéterminer
entièrement, mais en admettant plusieurs modes de réalisation possibles suivant les
circonstances, ou même d’avortement partiel” (A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique
de la philosophie, P.U.F., Paris, 1947, p. 1124).
251 Sur le rôle central d’une telle question – que nous pouvons qualifier d’ontologique pour
des raisons que nous expliciterons par la suite – Merleau-Ponty déclare : “Comment, dès lors,
comprendre cette relation de la totalité aux parties, quel statut faut-il donner à la totalité ? Telle
est la question philosophique que posent les expériences de Coghill, question qui est au centre de
ce cours sur l’idée de Nature et peut-être de toute philosophie” (N., p. 194).
252 Mondella souligne du reste qu’il faut situer l’œuvre de Uexküll par rapport à une crise de
la biologie qui rendait problématique le sens de termes comme “variation”, en l’enfermant dans
l’alternative entre causalisme et finalisme : “Les variations étaient-elles un processus causal et
passif, déterminé par des facteurs externes, ou le résultat d’une tendance interne à l’organisme et
qui se manifestait dans l’adaptation au milieu ?” (F. MONDELLA, “Introduction” à J. VON
UEXKÜLL, Ambiente e comportamento, cit., p. 14).
À son tour, Lalande désigne le thématisme comme le “caractère des phénomènes qui sont
dominés par un thème”, ce dernier étant à comprendre selon la définition ici citée à la note 10 ; il
renvoie en outre à nouveau à l’œuvre de Ruyer “sur l’opposition du ‘thématisme’ et de la
finalité” (A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, cit., p. 1123).
253 Voici le passage complet auquel nous venons de nous référer : “Au bout de l'expérience
qu’elle a faite de cette ontologie [i.e. : celle cartésienne], la philosophie européenne se retrouve
devant la Nature comme productivité orientée et aveugle. Ce n’est pas un retour à la téléologie ;
la téléologie proprement dite, comme conformité de l'événement à un concept, partage le sort du
mécanisme : ce sont deux idées artificialistes. La production naturelle reste à comprendre
autrement” (R.C., p. 117).
172
254
ontologique à la notion d’espèce” (N., p. 247) .
Mais qu’entend-il par “valeur ontologique” de la notion d’espèce ? Et pourquoi accorde-t-il à cette
255
dernière une importance telle qu’il y revient avec insistance ? De quelle manière, en somme, la
restitution d’une valeur ontologique à la notion d’espèce peut-elle contribuer à dessiner la “nouvelle
ontologie” que Merleau-Ponty se propose d’élaborer ?

7.3. La voyance
À ces questions nous pouvons chercher une réponse dans les notes préparatoires à un des deux cours
interrompus par la mort de Merleau-Ponty : celui qui porte le titre “L’ontologie cartésienne et l’ontologie
256
d’aujourd’hui” . Les notes de ce cours considèrent en effet que dans les expériences pratiquées de
manière convergente par l’art et la littérature contemporains se profile à son tour une “nouvelle ontologie”,
dont elles semblent même mieux permettre de préciser les caractères. En particulier, à partir de ces notes
émergent plus clairement les lignes de développement que Merleau-Ponty avait l’intention de suivre pour
repenser, en fonction de cette nouvelle perspective ontologique, la relation entre sensible et intelligible,
c’est-à-dire entre existence et essence : lignes que par ailleurs, nous le répétons, il considérait à
l’œuvre – même sans explicitation philosophique – dans l’ontologie contemporaine.
Au centre de telles lignes de développement apparaît, enfin thematisée, une notion qui
auparavant – même dans les textes les plus tardifs de Merleau-Ponty – circulait avec insistance mais de
257
manière implicite (à notre connaissance elle est formulée une seule fois dans L’œil et l’esprit ) et qui
paraît pourtant centrale pour repenser la relation entre sensible et intelligible. Il s’agit de la notion désignée
par le terme de “voyance”, dont dans L’œil et l’esprit il est justement affirmé qu’ “(elle) nous rend présent
ce qui est absent” (O.E., p. 41). Dans l’effort de comprendre pleinement la portée d’une telle notion, nous
l’approcherons en commençant par rappeler, du moins brièvement, le plan d’ensemble que Merleau-Ponty
avait projeté pour le cours dans lequel elle se situe.
Comme nous l’avons dit par anticipation, ce cours se propose – aussi à travers une comparaison par
opposition avec l’ontologie cartésienne – d’essayer de donner une formulation philosophique à l’ontologie
contemporaine, ontologie qui, selon Merleau-Ponty, a trouvé expression jusqu’à présent surtout dans l’art et
la littérature.
La première étape du parcours tel qu’il le projette est donc celle d’une récognition du paysage de
“l’ontologie contemporaine” qui s’est spontanément et implicitement dessiné dans l’art et la littérature :
“dans la littérature notamment” (N.C., p. 391), souligne Merleau-Ponty à un certain moment, avec une
précision qui réduit le rôle de référence exclusive accordé à la peinture, selon certains, dans la dernière
phase de sa pensée.
La récognition du champ artistique se concentre quand même autour de la peinture, en reparcourant
l’itinéraire déjà tracé dans L’œil et l’esprit. La récognition du champ littéraire se donne à son tour comme
projet d’examiner l’œuvre de Proust, les recherches de Valéry, de Claudel et de certains représentants de la
“Littérature récente” (N.C., p. 191) comme Saint-John Perse et, nous avons déjà eu l'occasion de l’anticiper
258
dans notre cinquième chapitre, Claude Simon .
254 Cette considération, développée à propos de “l’étude de l’apparence animale de
Portmann”, se réfère à l’inspiration commune qui sous-tend, selon Merleau-Ponty, les recherches
biologiques qu’il analyse dans les cours consacrés à “l’étude du comportement animal”.
255 Ainsi, par exemple, il remarque que”London et Bauer voient dans la mécanique quantique
une ‘théorie des espèces’ et ils révoquent en doute l’idée que tout objet a une existence
individuelle” (N., p. 128).
256 Les notes préparatoires au cours consacré à “Philosophie et non-philosophie depuis
Hegel”, avant d’être publiées dans le volume intitulé Notes des cours au Collège de France
1958-1959 et 1960-1961, cit., étaient déjà parues dans la revue “Texture”, n. 8-9, 1974, pp. 83-
129 et n. 10-11, 1975, pp. 145-173, texte établi et présenté par C. Lefort ; la documentation
relative à cet autre cours était en revanche limitée à 8 pages de notes de Merleau-Ponty, publiées
exclusivement en allemand, par A. Métraux in M. MERLEAU-PONTY, Vorlesungen I, De
Gruyter, Berlin-New York, 1973, pp. 229-236, traduction et introduction de A. Métraux.
257 Cf. O.E., p. 41.
258 Cf. N.C.., p. 391. Un peu plus en bas, Merleau-Ponty synthétise :
“Au total
Proust : les essences charnelles ; Valéry : la conscience n'est pas dans l'immanence, mais dans
la vie ; Claudel : la simultanéité, le plus réel est au-dessous de nous ; St J Perse : la Poésie
comme éveil à l'Être ; Cl. Simon : la zone de la crédulité et la zone de l'être sensible.
[Il y a] renversement des rapports du visible et de l'invisible, de chair et esprit ; découverte
173
Quoique non comprise par ce projet, une autre référence littéraire vient jouer pour Merleau-Ponty un
rôle théoriquement central dans la définition du paysage ontologique contemporain. Il s’agit de la Lettre du
voyant d’Arthur Rimbaud, rencontrée à travers la déclaration de Max Ernst qui identifie la tâche actuelle du
259
peintre à celle que justement le manifeste de Rimbaud attribue au poète . À l’un et l’autre, selon cette
déclaration, il revient de porter à expression – en des termes qui inévitablement rappellent ceux de Uexküll
parlant d’ “une mélodie qui se chante elle-même” – ce que, avec Merleau-Ponty, nous pouvons appeler la
“passivité de notre activité” (V.I., p. 274), c’est-à-dire la réflexivité de l’être lui-même.
La voyance en vient alors à baptiser le “nouveau nœud entre l’écrivain et le visible”(N.C., p. 190), nœud
enlacé, selon Merleau-Ponty, par la “recherche” qu’il définit comme “moderne” (mais qu’il faut
comprendre, on l’a déjà dit, comme contemporaine), recherche qui retrouve ainsi, toujours selon Merleau-
Ponty, “la Renaissance par-dessus Descartes” (N.C., p. 175). Il explique en effet que les “Modernes
retrouvent Renaissance par idée magique de la visibilité : C’est la chose qui se fait voir (dehors et dedans),
là-bas et ici” (N.C., p. 390). À son avis, cependant, “Vinci revendique la voyance contre la poésie” (N.C.,
p. 183) qu’il considère, à la différence de la peinture, comme “incapable de la ‘simultanéité’” (N.C., p.
175). Au contraire – note Merleau-Ponty – “les modernes font de la poésie aussi une voyance” (N.C., p.
183), en la montrant ainsi à son tour “capable de la simultanéité”. L’effort répandu de porter cette dernière
260
à expression lui semble ainsi l’un des traits qui caractérisent l’ontologie contemporaine .
Alors que Descartes réduit la vision à une pensée que les images stimuleraient, tout comme les signes et
les mots, Merleau-Ponty avance l’hypothèse que le “dévoilement de la ‘voyance’ dans l’art moderne –
voyance qui n’est pas [la] pensée cartésienne – a peut-être [un] analogue dans arts de la parole” (N.C., pp.
182-183) et par conséquent que “Peut-être faut-il, non pas ramener [la] vision à [la] lecture des signes par
[la] pensée, mais inversement retrouver dans la parole une transcendance de même type que dans vision”
(N.C., p. 183). Et, au fond, c’est précisément à cela que Rimbaud a apporté, selon Merleau-Ponty, une
contribution décisive.
La “voyance” – qui dans le renvoi réciproque entre perception et imaginaire, nous avons lu, “nous rend
présent ce qui est absent” (O.E., p. 41) – en vient alors à caractériser le voir, en rappelant avec Heidegger
261
que le voir n’est pas vor-stellen, c’est-à-dire représenter en amenant devant soi et par conséquent as-
sujettir. On pourrait envisager le voir plutôt comme ce qui seconde – verbe qui dit l’indistinction entre
activité et passivité – le se montrer de l’univers sensible à l’intérieur duquel nous-mêmes nous nous
trouvons et qui est parcouru par un pouvoir analogisant qui fait que les corps et les choses se rappellent
réciproquement, nouent des relations inédites, inventent des lignes de force et de fuite : dessinent en somme
262
un “Logos du monde esthétique” , selon l’expression husserlienne souvent reprise par Merleau-Ponty,
laquelle suggère une reconsidération radicale de la relation entre sensible et intelligible.
Dans la mesure où la voyance donne une telle caractérisation du voir, elle contribue à nommer la

d'une signification comme nervure de l'Être plein ; dépassement de l'insularité des esprits” (N.C.,
p. 392).
259 À propos de cette déclaration de Max Ernst, cf. la note 62 de notre chapitre quatrième.
260 Le sens du terme “simultanéité”, tel qu’il est établit dans L’œil et l’esprit, doit donc être
compris dans toute sa portée ontologique : “des êtres différents, ‘extérieurs’, étrangers l’un à
l’autre, sont pourtant absolument ensemble” (O.E., p. 84).
En ce qui concerne l’expression littéraire de la simultanéité, Merleau-Ponty la repère en
particulier dans la phrase finale de la Recherche (sur laquelle, cf. N.C., p. 197) ainsi que dans les
pages de Claudel (cf. N.C., p. 198 sq.), comme il est indiqué par notre citation à la note 18, et
aussi dans celles de Simon (cf. N.C., pp. 204 sq.).
261 Cf. N.C., p. 170 et p. 173 et aussi L’œil et l’esprit, où il est souligné que l’”extraordinaire
empiétement” entre vision et mouvement “interdit de concevoir la vision comme une opération
de pensée qui dresserait devant l’esprit un tableau ou une représentation du monde” (O.E., p.
17). Christine Buci-Glucksmann souligne que la notion de voyance de Merleau-Ponty contribue
à élaborer “un Voir qui excède la vue, un visuel affranchi du seul cadre optique-représentatif”
(C. BUCI-GLUCKSMANN, La folie du voir. De l’esthétique baroque, Galilée, Paris, 1986, p.
70).
262 Il est utile de rappeler que Rimbaud arrive à son tour à théoriser justement le se faire
voyant du poète “par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens” (A.
RIMBAUD, Lettre du voyant [1871], in ID., Oeuvres-opere, sous la direction de I. Margoni,
Feltrinelli, Milan, 19713, p. 142), texte que Merleau-Ponty commente ainsi : “Il ne s'agit pas de
ne plus penser – le dérèglement des sens est [de] rompre les cloisons entre eux pour retrouver
leur indivision – Et par là une pensée non mienne, mais leur” (N.C., p. 186 ; c’est nous qui
soulignons).
174
“mutation ontologique” que nous avons vu Merleau-Ponty s’efforcer de promouvoir à propos du “concept
de Nature”, “la mutation dans les rapports de l’homme et de l’Être” (O.E., p. 63) qu’il avoue, dans L’œil et
l’esprit, ressentir “quand il confronte massivement un univers de pensée classique avec les recherches de la
peinture moderne” (ibidem), la même mutation que, comme nous le savons, dans une dense note de travail
du Visible et l’invisible il trouve se manifester dans la “musique atonale”, assimilée à “la peinture sans
263
choses identifiables, sans la peau des choses, mais donnant leur chair” (V.I., p. 272) : cette mutation qui
consiste donc dans le se donner charnel des rapports entre l’homme et l’Être, mutation qu’on ne peut
évidemment pas exprimer dans le langage de la conscience, de la représentation, de l’affrontement moderne
du sujet et de l’objet. Merleau-Ponty considère en effet que la littérature moderne en est arrivée à enlacer
avec le visible ce “nouveau nœud” qu’on peut configurer, notamment, comme “voyance”.
Ainsi, après avoir examiné la conception du langage que Descartes exprime à propos de l’idée d’une
264 265
langue universelle et y avoir reconnu “l’équivalent de [la] théorie de la perspective” (N.C., p. 183) ,
Merleau-Ponty en vient à examiner la conception contrastante, contemporaine, du langage. À son avis
celle-ci caractérise le langage “non comme instrument où la pensée serait comme le pilote en son navire –
mais sorte d’union substantielle de [la] pensée et [du] langage – Langage non gouverné, doué d’une
efficacité propre” (N.C., p. 186). D’une telle conception la Lettre du voyant est emblématique puisque
l’autonomie du langage y est poussée jusqu’à la proclamation du devenir “voyance” de la poésie : par
conséquent Rimbaud est jugé “étape éclatante dans un devenir de la littérature qui a commencé avant et
continue après lui” (N.C., p. 187). “Peut-être – poursuit Merleau-Ponty en faisant écho à cette ‘mutation
dans les rapports de l’homme et de l’Être’ dont L’œil et l’esprit voit un témoignage dans la peinture –,
changement du rapport avec l’être chez l’écrivain depuis le romantisme” (ibidem) : changement, on l’a dit,
266
du rapport entre la visibilité de l’un et la parole de l’autre, parole qui, au lieu de désigner des signifiés ,
se “mélange” aux choses et, comme pour Rimbaud “le bois qui se trouve violon”, devient emblème sensible
267
du sensible lui-même .
De ce changement il repère une autre manifestation – dans laquelle il pense même trouver une esquisse
268
d’une théorie non platonicienne des idées – dans les pages du premier volume de la Recherche
auxquelles il ne cesse de revenir tout au long de sa réflexion et avec lesquelles nous l’avons vu mettre en
rapport aussi la métaphore de la mélodie de Uexküll.
Les notes préparatoires que nous examinons ici acquièrent un intérêt particulier dans la mesure où elles
prennent à nouveau en considération les pages proustiennes dont il était question dans Le visible et
l’invisible au moment même où la mort soudaine de l’auteur le laissait inachevé : elles peuvent ainsi nous
suggérer quels auraient été les développements du commentaire du Visible et l’invisible.
269
L’on a vu que ce dernier définissait déjà comme “sensibles” les idées décrites par Proust , dans la
mesure où – comme nous avons entendu Merleau-Ponty y faire allusion aussi quand il les met en rapport
avec la métaphore de la mélodie de Uexküll – elles paraissent inséparables de leur présentation sensible. À
notre finitude sensible, par conséquent, elles sont à leur tour offertes.
Pour leur part, les notes de cours prennent en considération les motifs pour lesquels telles idées sont
assimilées par Proust en particulier à la notion de lumière. Comme celle avec la lumière –”lumière visible”
(N.C., p. 194), précisent les notes –, comme celle avec le sensible, la rencontre avec ces idées est en effet
– expliquent les notes – “initiation à un monde, à une petite éternité, à une dimension désormais inaliénable
– Universalité par singularité” (N.C., p. 196). Pas seulement cela – poursuivent les notes – mais “ici comme
263 Le parallélisme entre musique et peinture contemporaines est développé par Merleau-
Ponty dans N.C., pp. 61-64.
264 Cf. la lettre à Mersenne du 20 novembre 1629, in R. DESCARTES, Œuvres
philosophiques, éd. F. Alquié, Bordas, Paris, 1998, vol. I, pp. 227-232.
265 Une telle équivalence était déjà affirmée in O.E., p. 44, note 13 : “Le système des moyens
par lesquels elle [i.e. : la peinture] nous fait voir est objet de science. Pourquoi donc ne
produirions-nous pas méthodiquement de parfaites images du monde, une peinture universelle
délivrée de l’art personnel, comme la langue universelle nous délivrerait de tous les rapports
confus qui traînent dans les langues existantes ?”.
266 Cf. N.C., p. 189.
267 Cf. N.C., p. 186 et, pour la citation de Rimbaud, cf. la lettre À Georges Izambard [(13) mai
1871], considérée comme incunable de la Lettre du voyant, in A. RIMBAUD, Œuvres-Opere,
cit., p. 334.
268 À ce propos il se demande en effet : “N’est-ce pas une conception générale des idées ?” et
peu plus en bas : “On a dit platonisme, mais ces idées sont sans soleil intelligible” (N.C.,
respectivement p. 193 et 194).
269 Cf. V.I., p. 198.

175
là, dans [la] lumière comme dans [l’]idée musical, on a une idée qui n’est pas ce que nous voyons, mais
derrière” (ibidem). Là où une telle transcendance nous empêche de prendre possession de ces idées – de les
saisir conceptuellement, comme insaisissable est la lumière –, elle les oblige en revanche à se montrer –
exactement comme la lumière – dans cela même qu’elles éclairent, comme il advient à l’idée de l’amour
dans la petite phrase de la Sonate de Vinteuil qui, comme nous le savons, à une époque, avait été “l’air
270
national” de l’amour entre Swann et Odette .
C’est donc à une telle transcendance que la finitude sensible est ouverte : à cette “transcendance de
même type que dans vision” dont nous avons entendu Merleau-Ponty enregistrer l’exigence contemporaine
de la “retrouver dans la parole” et la reconnaître dans la poétique rimbaldienne de la voyance. Autrement
dit, la finitude sensible est ouverte à la transcendance de la voyance : non pas “deuxième vue” dirigée vers
l’intelligible, mais plutôt vision qui dans le visible voit l’invisible, qui donc dans le voile même de la
musique ou de la parole littéraire tout comme dans celui du visible – Proust l’enseigne – nous fait
rencontrer l’invisible de l’idée qui y brille.

7.4. “Généralité des choses”, ou le chiasme entre l’empirique et le transcendantal


Nous trouvons ici les raisons pour lesquelles Merleau-Ponty insiste, comme nous l’avons observé plus tôt,
sur l’importance de redonner une valeur ontologique à la notion d’espèce. Plus généralement, la notion de
voyance permet d’éclaircir le sens de la question – de prime abord surprenante – qui figure dans une note
de travail du Visible et l’invisible, datée de novembre 1959 : “Généralité des choses : pourquoi y a-t-il
plusieurs exemplaires de chaque chose ?”. À cette question semble répondre, selon ce que nous avons dit
jusqu’ici, la phrase qui immédiatement la précède : “Les choses sont des Essences du niveau de la Nature”
271
(V.I., p. 273) .
272
En d’autres termes, la chose en tant que généralité est une idée sensible. Tout comme l’espèce . Lui

270 Même si Merleau-Ponty décrit ici une transcendance des idées et les assimile à la notion de
lumière, sa position n’est tout de même pas comparable à celle des néoplatoniciens. Comme il
est bien connu, cette dernière – grâce à une caractérisation de la lumière non comme visible mais
comme métaphysique – célèbre le sensible seulement dans la mesure où celui-ci ne cesse de
renvoyer à une altérité suprasensible, en ouvrant ainsi à l’homme – comme le souligne
significativement Erwin Panofsky – “une perspective sur le monde des Idées, mais en même
temps [en] la lui voil[ant]” (E. PANOFSKY, Idea. Contribution à l’histoire du concept de
l’ancienne théorie de l’art, tr. fr. de H. Joly, Préface de J. Molino, Gallimard, Paris, 1983, 19892,
pp. 47-48 ; c’est nous qui soulignons). Dans la pensée de Merleau-Ponty c’est justement une
telle conception du “voile” du sensible qui se trouve radicalement modifiée : au lieu de
dissimuler les idées, le voile les rend visibles, en se découvrant ainsi comme la possibilité même
de leur rayonnement. À ce propos, cf. aussi le livre de P. GAMBAZZI, L’occhio e il suo
inconscio, cit., pp. 149-151.
Cette “réhabilitation ontologique” du voile est au fond ce qui motive véritablement
l’attention avec laquelle Merleau-Ponty cherche – non seulement dans les passages que nous
examinons ici, mais de manière constante dans les derniers cours – à retrouver les traces de ce
que, dans les notes préparatoires à “Philosophie et non-philosophie depuis Hegel”, il définit “une
nouvelle idée de la lumière : le vrai est de soi zweideutig […]. La Vieldeutigkeit n’est pas ombre
à éliminer de la vrai lumière” (N.C., p. 305). Merleau-Ponty essaye donc de dépister une théorie
de la lumière qui la pense dans son lien essentiel avec l’ombre, et qui servirait de modèle à une
théorie de la vérité qui permettrait d’affirmer – comme le fait Nietzsche dans la “Préface à la
deuxième édition” du Gai Savoir, citée par Merleau-Ponty dans le même cours – que “nous ne
croyons plus que la vérité demeure vérité si on lui enlève son voile” (cf. N.C., p. 277 ; c’est nous
qui soulignons).
Sur la recherche des traces d’une telle “nouvelle idée de la lumière”, en rapport aussi
avec l’examen de la pensée de Schelling que Merleau-Ponty développe dans le premier des trois
cours sur le “concept de Nature”, cf. F. MOISO, Una ragione all’altezza della natura. La
convergenza fra Schelling e Merleau-Ponty, “Chiasmi”, n. 1, 1998, pp. 83-90.
271 P. Gambazzi a particulièrement attiré l’attention sur une telle question – “fondamentale
pour l’ontologie” – in La piega e il pensiero. Sull’ontologia di Merleau-Ponty, cit., p. 39.
272 C’est dans cette perspective qu’on peut lire l’inspiration globale qui oriente de manière de
plus en plus explicite les théories de Uexküll, qui – comme le rappelle Mondella – “dans les
dernières années de son activité de savant a essayé d’exprimer de plus en plus la connaissance du
plan harmonique qui se réalise dans l’unité du sujet animal et du monde individuel en tant que
176
rendre une valeur ontologique signifie la reconnaître comme telle au lieu de la considérer seulement comme
273
un “être de raison”, c’est-à-dire une généralisation empiriquement inductive qui, par rapport à ses
exemplaires, en résulterait évidemment a posteriori. Il ne faut pas pour autant la penser au contraire en un
sens platonicien, comme située – soulignait Merleau-Ponty – “hors du temps” et de l’espace, présupposée
comme l’originaire par ses exemplaires et par conséquent douée de valeur ontologique parce que conçue de
manière métaphysique.
Ces tendances symétriques qui envisagent l’idée comme a posteriori ou a priori semblent renvoyer
274
respectivement à ce que Marc Richir définit comme “les deux pôles, corrélatifs,” qui – implicitement
mais indissociablement – accompagnent le se donner de tout phénomène : “le premier, celui d’une illusion
de centration [i.e. : du phénomène] sur lui-même qui le donnerait à voir, dans une coïncidence de centre à
centre (du centre de la vision, à savoir l’œil, au centre du phénomène), comme un individu insécable, et le
second, celui d’une illusion de centration universelle qui le [i.e. : le phénomène] donnerait à voir, mais
comme décentré de façon contingente par rapport à ce centre universel, comme cas particulier ou comme
275
simple illustration factuelle d’une idée” .
Ces pôles qui, dans le se donner de tout phénomène – précise Richir – “ne paraissent jamais qu’en
276
imminence” , en arrivent néanmoins à s’hypostasier dans les deux tendances symétriques à aposterioriser
et aprioriser l’idée, tendances qui se sont ainsi configurées historiquement comme “ce que le mode
classique de philosopher pensait subsumer de la phénoménalité des phénomènes – comme être des étants”
277
.
Au contraire, dans la nouvelle ontologie que Merleau-Ponty s’efforce d’élaborer, l’idée est à comprendre
plutôt en tant que généralité qui, comme “élément trans-temporel et trans-spatial” (N., p. 230), brille à
travers (“trans”) ses exemplaires, en se donnant donc simultanément à eux. Ce sont eux qui, en effet, nous
en donnent initiation, “c’est-à-dire – explique Le visible et l’invisible, toujours en commentant ces pages
proustiennes – non pas position d’un contenu, mais ouverture d’une dimension qui ne pourra plus être
refermée, établissement d’un niveau par rapport auquel désormais toute autre expérience sera repérée.
L’idée est ce niveau, cette dimension, […] donc […] l’invisible de ce monde, […] l’Être de cet étant” (V.I.
p. 198).
Essayons de comprendre plus en profondeur les implications d’une telle conception en faisant appel au
278
livre de Maurizio Ferraris, Estetica razionale . Dans la conception de Merleau-Ponty semble en effet
s’affirmer ce que Ferraris définit – de manière significative – comme “le chiasme entre l’empirique et le
279 280
transcendantal” , c’est-à-dire la “genèse empirique du transcendantal” . Ce que nous avons entendu
Merleau-Ponty décrire semble en d’autres termes se configurer comme une initiation empirique – mais pas
empiriste – au transcendantal, lequel ne préexiste pas à l’expérience mais qui, dans notre ouverture à
l’expérience, trouve à son tour la condition pour s’ouvrir, en rendant ainsi manifeste cette ouverture en tant
281
que “condition transcendantale du transcendantal” lui-même. Par rapport à l’expérience le

connaissance d’un ‘signifié’. C’est-à-dire d’une relation qu’on ne peut pas exprimer en terme
d’un lien cause-effet, mais plutôt de lien de part-tout. Un tel rapport de part-tout n’est néanmoins
pas explicable selon l’auteur à travers une connaissance abstraite de type conceptuel, mais il
peut être saisi, on l’a vu, à travers une forme de connaissance perceptive” (F. MONDELLA,
“Introduzione” à J. VON UEXKÜLL, Ambiente e comportamento, cit., p. 69 ; c’est nous qui
soulignons).
273 “Nous ne proposons ici aucune genèse empiriste de la pensée : nous nous demandons
précisément quelle est cette vision centrale qui relie les visions éparses, [...] ce je pense qui doit
pouvoir accompagner toutes nos expériences. Nous allons vers le centre, nous cherchons à
comprendre comment il y a un centre, en quoi consiste l'unité, nous ne disons pas qu’elle soit
somme ou résultat” (V.I., p. 191).
274 M. RICHIR, Phénomènes, temps et êtres. Ontologie et phénoménologie, Millon, Grenoble,
1987, p. 84.
275 Ibid., pp. 78-79. Grâce à l’illusion dessinée par le premier pôle, explique ensuite Richir, le
phénomène devient “individué comme pur fait” (ibid., p. 84).
276 Ibid., p. 79.
277 Ibidem.
278 Cortina, Milan, 1997.
279 Ibid., p. 333.
280 Ibid., p. 345.
281 Ibid., p. 304.

177
transcendantal peut en effet être défini – dans les termes de Merleau-Ponty – comme “l’invisible de ce
monde”. En tant que tel, il transcende l’expérience même selon cette “transcendance de même type que
dans vision” à laquelle, on l’a dit, notre finitude sensible est ouverte : il la transcende et, une fois pour
toutes, en “établit” l’idée, en en rendant ainsi possible la re-présentation – en ce sens aussi “la voyance […]
nous rend présent ce qui est absent” – et la reconnaissance.
À ce propos, il faut en outre rappeler que le terme “initiation” vaut pour Merleau-Ponty comme
282
traduction du concept husserlien de Stiftung , lequel indique à son avis “la fécondité illimitée de chaque
présent qui, justement parce que il est singulier et qu’il passe, ne pourra jamais cesser d’avoir été et donc
d’être universellement” (S., pp. 73-74), en ayant ouvert une fois pour toutes une “dimension” chargée de
promesses et d’anticipations.
Sur la base de ce que nous avons observé jusqu’ici, il semble donc possible d’affirmer que pour
Merleau-Ponty non seulement l’initiation consiste dans la fondation empirique d’un transcendantal, mais
aussi que, de cette façon, elle institue en même temps la distinction même de l’a priori et de l’a posteriori.
Comme nous l’avons vu se profiler auparavant, la position de Merleau-Ponty conduit à considérer une telle
distinction non pas comme constituante mais plutôt comme constituée : c’est la même considération que
283
Ferraris avance à son tour en développant de manière originale une idée de Derrida .

7.5. L’idée sensible et ses exemplaires


Revenons alors à la caractérisation que Merleau-Ponty donne de l’idée sensible. Cette dernière est définie
comme une “dimension” qui s’ouvre simultanément à notre rencontre avec ses exemplaires, en nous offrant
une anticipation de connaissance qui “ne pourra plus être refermée” et se constituera par conséquent en
termes d’a priori.
284
Pour sa part, la temporalité qui rythme l’idée sensible – à laquelle fait allusion aussi le terme
“initiation” – semble analogue à celle qui scande une mélodie. En commentant la métaphore de Uexküll,
Merleau-Ponty rappelle en effet que “dans une mélodie, une influence réciproque entre la première et la
dernière note a lieu, et nous devons dire que la première note n’est possible que par la dernière, et
285
réciproquement” (N., p. 228) .
Aux yeux de Merleau-Ponty, c’est précisément cette structure temporelle qui semble permettre à la
notion de Umwelt élaborée par Uexküll de se soustraire aux deux artificialismes opposés du causalisme et
du finalisme. À la différence de ceux-ci, sans prétendre subsister en dehors du temps et sans se soumettre à
la loi de la succession temporelle, elle évite en effet de séparer le sensible de l’intelligible, l’existence de
286
l’essence, les variations du thème . Le thème (animal) ne se donne en effet qu’avec ses variations,
variations qui, comme telles, en un sens le nient mais qui, précisément dans la mesure où elles le nient,

282 Cf. par exemple V.I., p. 296 : il s’agit de la note de travail de Le visible et l’invisible que
nous avons citée au début de notre chapitre cinquième.
283 Cf. M. FERRARIS, Estetica razionale, cit., en particulier III.3.3-6. Il se réfère à J.
DERRIDA, “Introduction” à E. HUSSERL, L’origine de la géométrie, cit.
À propos du même champ problématique, Merleau-Ponty souligne à son tour à plusieures
reprises l’importance de la contribution de Bergson ; le passage suivant de l’Éloge de la
philosophie en est un exemple : “dans la Pensée et le mouvant, Bergson suggère, en parlant d’un
mouvement rétrograde du vrai, qu’il s’agit d’une proprieté fondamentale de la vérité. Penser, en
d’autres termes penser une idée comme vraie, implique que nous nous arrogions sur le passé
comme un droit de reprise, ou encore que nous le traitions comme une anticipation du présent,
ou du moins que nous placions passé et présent dans un même monde” (E.P., p. 37). Cf. aussi N.,
p. 101.
284 Une telle temporalité est aussi qualifiée comme “perpétuelle prégnance, perpétuelle
parturition, générativité et généralité” (V.I., p. 155).
285 Il fait écho ici à ce que Uexküll affirmait, par exemple, en 1909 : “Dans une mélodie il y a
une influence réciproque entre le premier et le dernier ton et nous pouvons dire par conséquent
que le dernier ton est rendu possible grâce au premier mais, de la même manière, le premier est
rendu possible seulement grâce au dernier. Il en va de même pour la formation de structure dans
les animaux et les plantes” (J. VON UEXKÜLL, Umwelt und Innenwelt der Tiere, cit., pp. 23-
24).
286 “C'est ainsi que les choses se passent dans la construction d'un vivant. Il n'y a pas tout à
fait priorité de l'effet sur la cause. Tout comme on ne peut pas dire que la dernière note soit la fin
de la mélodie, et que la première en soit l'effet, on ne peut pas distinguer non plus le sens à part
du sens où elle s'exprime” (N., p. 228).
178
l’affirment indirectement.
Filtrée par la description proustienne de l’idée musicale, la conception de Uexküll semble ainsi
287
caractériser le thème comme l’absent que ses variations seules présentent indirectement , qui en est donc
inséparable et simultané, puisque ce sont précisément ses variations qui le constituent, même si elles ne
288
l’épuisent pas : elles le constituent en tant que leur excédent . La connexion entre les conceptions de
Uexküll et de Proust nous ramène ainsi à ce que Merleau-Ponty, déjà dans sa première œuvre, rappelait :
“chacune [i.e. : chaque note], dans la mélodie, […] contribue pour sa part à exprimer quelque chose qui
n’est contenu en aucune d’elles et les relie intérieurement” (S.C., p. 96 ; c’est nous qui soulignons).
C’est en ces termes que l’idée sensible elle-même peut être définie par rapport à ses exemplaires. La
notion de voyance, dont nous savons que pour Merleau-Ponty elle est rythmée dans la simultanéité, permet
en effet de reconsidérer la relation entre le sensible et l’intelligible dans la vision du particulier, lequel, en
289
se donnant comme tel, prend en même temps – comme “une note qui devient tonalité” – une dimension
d’universel, d’”élément” auquel nous sommes ainsi initiés. La voyance permet alors d’individuer la genèse
de l’idée sensible – ou, autrement dit, la genèse sensible de l’idée, qui est d’ailleurs genèse empirique du
transcendantal – dans la vision des individualités entre lesquelles la généralité se profile, généralité qui –
comme “quelque chose qui n’est contenu en aucune d’elles et les relie intérieurement” – en elles se diffuse
290
et fait briller une anticipation cognitive .
L’idée sensible ne doit donc pas être pensée en tant que substitut abstrait du perçu, comme si elle en était
une empreinte qu’on peut isoler et par conséquent saisir. Il faut envisager cette idée plutôt comme un
291
excédent, qui donc excède toute tentative de le saisir et qui pourtant est indirectement présenté par ses
exemplaires qui, de manière convergente, renvoient à lui.
La voyance – qui dans l’étant voit en somme se profiler son Être et qui par conséquent ne peut pas
séparer l’existence de l'essence – vient ainsi à se configurer comme Wesensschau mise en œuvre non pas
par un Sujet kosmotheoros, à la manière moderne, mais plutôt par une pensée qui ne se sépare pas de ce
voir sensible lequel, plus haut, nous a semblé pouvoir être défini comme un seconder, de l’intérieur, le se
292
montrer du sensible lui-même. Pensée qui met donc en œuvre une Wesensschau charnelle et, pour cela

287 En se référant aux théories de E. S. Russell et de R. Ruyer, mais aussi à celles de Uexküll,
Merleau-Ponty synthétise : “On peut donc parler d'une présence du thème de ces réalisations, ou
dire que les événements sont groupés autour d'une certaine absence : ainsi, dans la perception, la
verticale et l'horizontale sont données partout et ne sont présentes nulle part” (N., pp. 239-240 ;
c’est nous qui soulignons). Du reste, nous avons déjà écouté Merleau-Ponty comparer
l’“orientation” qui sous-tend le comportement animal selon Uexküll à celle “de notre conscience
onirique vers certains pôles qui ne sont jamais vus pour eux-mêmes, mais qui sont pourtant
directement cause de tous les éléments du rêve” (N., p. 233 ; c’est nous qui soulignons).
288 À ce propos cf. aussi ce que R. BARBARAS observe par rapport à la totalité organique en
tant que totalité originaire dans son L'espace et le mouvement vivant, “Alter”, n. 4, 1996, p. 21.
Un excédent nous semble, par ailleurs, indiqué par Proust quand il souligne que Swann,
lorsque “avait cherché à démêler comment à la façon d'un parfum, d’une caresse, elle [i.e. : la
petite phrase] le circonvenait, elle l'enveloppait, il s'était rendu compte que c'était au faible écart
entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d'entre elles qu'était due
cette impression de douceur rétractée et frileuse ; mais en réalité il savait qu'il raisonnait ainsi
non sur la phrase elle-même, mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son
intelligence à la mystérieuse entité qu'il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette
soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate” (R., I, p. 349). Pour le commentaire de
Merleau-Ponty à ce passage, cf. V.I., p. 197, et N.C., pp. 193-195 : l’un et l’autre texte y voient
décrit le rapport qui existe entre les “idées sensibles” et les “idées de l'intelligence”. Proust
semble donc décrire ici un double excédent : l’excédent des “idées sensibles” par rapport à leur
présentation mais aussi par rapport à leur conceptualisation.
289 P. GAMBAZZI, La piega e il pensiero, cit., p. 28.
290 Pour la conception de la relation entre sensible et intelligible que nous avons essayé de
synthétiser dans ce paragraphe, cf. surtout les notes de travail de Le visible et l’invisible
intitulées “Les ‘sens’ – la dimensionnalité – l’Être” et “Problème du négatif et du concept,
Gradient”, datées, respectivement, de novembre 1959 et février 1960 (V.I., pp. 271-272 et pp.
290-291).
291 “Les idées musicales ou sensibles, précisément parce qu’elles sont négativité ou absence
circonscrite, nous ne les possédons pas, elles nous possèdent” (V.I., pp. 198-199).
179
293
même, synesthésique .
En empruntant l’heureuse expression qui donne le titre à un livre de Claudel auquel Merleau-Ponty se
294
réfère aussi dans le cours sur l’ontologie , on pourrait l’appeler Wesensschau d’un œil qui écoute :
expression qui refuse synesthésiquement toute séparation analytique entre les champs sensoriels et en
particulier entre la présumée activité du voir et la présumée passivité de l’écouter. Donner du regard de cet
œil une formulation pleinement philosophique signifierait peut-être achever enfin la “nouvelle ontologie”
qui était le projet de Merleau-Ponty.

292 Comme nous avons déjà eu l'occasion de le faire dans le § 2 du cinquième chapitre de ce
travail, il faut rappeler à ce propos la critique du “mythe” husserlien d’une Wesensschau
désincarnée – c’est-à-dire mise en œuvre par un “pur spectateur” – que Merleau-Ponty développe
dans le chapitre déjà mentionné ci-dessus, “Interrogation et intuition”, de Le visible et l’invisible
(cf. surtout V.I., p. 155). Par contre, il écrit dans une note de travail du même texte : “voir, c’est
une sorte de pensée qui n’a pas besoin de penser pour posséder le Wesen” (V.I., p. 301).
Si donc Buci-Glucksmann a pu écrire que : “la Voyance – celle qui nous rend présent ce
qui est absent – définit tout à la fois le lieu de l'art et l'accès à l'Être, le surgissement simultané
d'une esthétique et d'une ‘ontologie’” (C. BUCI-GLUCKSMANN, La folie du voir. De
l'esthétique baroque, cit., p. 71), nous pouvons remarquer, à la suite de nos observations, que
avec une esthétique et une ontologie surgit aussi une gnoséologie, puisque la voyance définit
aussi “une Wesensschau toute virtuelle en même temps que toujours déjà au travail dans
l'intuition (ou la vision, ou plus généralement l'appréhension) de tel ou tel phénomène” (M.
RICHIR, Phénomènes, temps et êtres. Ontologie et phénoménologie, cit., p. 79).
293 Par rapport à la configuration synesthésique que Merleau-Ponty nous semble donner de la
Wesensschau, il faut rappeler qu’il caractérise cette dernière “comme auscultation ou palpation
en épaisseur” (V.I., p. 170). Il faut aussi préciser que pour Merleau-Ponty penser l’unité des sens
ne signifie pas faire l’hypothèse d’une originaire indifférenciation, mais plutôt constater leur
transponibilité, dont le modèle est toujours celui de la mélodie, puisque – Merleau-Ponty
l’expliquait déjà dans Le cinéma et la nouvelle psychologie – “la mélodie n’est pas sensiblement
changée si on la transpose, c’est-à-dire si l’on change toutes les notes qui la composent, en
respectant les rapports et la structure de l’ensemble” (S.N., p. 87). De manière analogue, selon
Merleau-Ponty, c’est toujours la transponibilité qui fait que : “Chaque ‘sens’ est un ‘monde’, i.e.
absolument incommunicable pour les autres sens, et pourtant construisant un quelque chose qui,
par sa structure, est d’emblée ouvert sur le monde des autres sens, et fait avec eux un seul Être”
(V.I., p. 271). Une telle conception de la synesthésie trouve en somme sa clef de lecture la plus
adéquate dans le leibnizianisme de Merleau-Ponty : Paolo Gambazzi parle en effet d’une “‘syn-
esthésie’ non pas physiologico-psychologique, mais monadologico-ontologique” (cf. P.
GAMBAZZI, Monadi, pieghe, specchi. Sul leibnizianesimo di Merleau-Ponty e Deleuze,
“Chiasmi”, n. 1, 1998, p. 46, note 25).
294 Il s’agit de L’œil écoute, Gallimard, Paris, 1946. Pour les observations de Merleau-Ponty,
cf. N.C., pp. 198-201.

180
Index des noms

AGAMBEN G. :
ALQUIÉ F. :
BAER K. E. VON :
BALLANGE G. :
BALLY C. :
BALZAC H. DE :
BARBARAS R. :
BARILLI R. :
BARTHES R. :
BAUDELAIRE C. :
BAUER E. :
BEAUFRET J. :
BENJAMIN W. :
BERGSON H. :
BERNARD É. :
BERNET R. :
BIEMEL W. :
BOEHM R. :
BONOMI A. :
BREDA H. L. VAN :
BRISART R. :
BROKMEIER W. :
BUCI-GLUCKSMANN C. :
BURKE P. :
BUYTENDIJK F. :
CADELLI L. :
CALVET L.-J. :
CAPALBO C. :
CARBONE M. :
CARMELO ROSA RENAUD I. :
CASTIN N. :
CASTORIADIS C. :
CAVALERI B. :
CÉLIS R. :
CÉZANNE P. :
CHARBONNIER G. :
CHARCOSSET J.-P. :
CHARRON G. :
CIARAMELLI F. :
CLARAC P. :
CLAUDEL P. :
COGHILL G. E. :
181
COMOLLI G. :
CORBIN H. :
DALAI EMILIANI M. :
DASTUR F. :
DAUENHAUER B. P. :
DEGUY M. :
DELEUZE G. :
DELOGU A. :
DE MAURO T. :
DEROSSI G. :
DERRIDA J. :
DESCARTES R. :
DESCOMBES V. :
DUBOIS H. :
DUCHAMP M. :
DUCHÊNE J. :
DUSSORT H. :
ECO U. :
EDIE J. M. :
EDSCHMID K. :
ERNST M. :
ESCOUBAS E. :
EY H. :
FARBER M. :
FÉDIER F. :
FERGNANI F. :
FERRARI J. :
FERRARIS M. :
FINK E. :
FLORIVAL G. :
FOINTAINE-DE VISSCHER L. :
FORMAGGIO D. :
FOUCAULT M. :
FRANCK D. :
FRANZINI E. :
FREUD S. :
GAGNON M. :
GAMBAZZI P. :
GANDILLAC M. DE :
GARELLI J. :
GARRONI E. :
GASQUET J. :
GEFFROY G. :
GENETTE G. :
GERAETS T. F. :
182
GODDARD J.-C. :
GONTHIER P.-H. :
GRANEL G. :
GUEROULT M. :
GUILHOT N. :
GUILLAUME G. :
HAAR M. :
HEGEL G. W. F. :
HEIDEGGER M. :
HEIDSIECK F. :
HERRMAN F.-W. VON :
HERSANT Y. :
HESNARD A. :
HÖLDERLIN F. :
HOPKINS B. C. :
HYPPOLITE J. :
HUSSERL H. :
INVITTO G. :
IZAMBARD G. :
JACCOTTET PH. :
JAKOBSON R. :
JANKÉLÉVITCH S. :
JOLY H. :
KAELIN E. F. :
KANT I. :
KAUFMANN P. :
KLEE P. :
KLOSSOWSKI P. :
KWANT R. C. :
LACAN J. :
LACOSTE J. :
LAGUEUX M. :
LALANDE A. :
LANDGREBE L. :
LAPLACE P. S. DE :
LAPLANCHE J. :
LAUNAY J. :
LAURIOL T. :
LAWLOR L. :
LAWRENCE D.H. :
LECLAIRE S. :
LEFEUVRE M. :
LEFORT C. :
LEIBNIZ G. W. :
LÉVINAS E. :
183
LISCIANI-PETRINI E. :
LONDON F. :
LYOTARD J.-F. :
MADISON G. B. :
MAGRITTE R. :
MALDINEY H. :
MALEBRANCHE N. :
MALLARMÉ S. :
MALRAUX A. :
MANCINI S. :
MARNAT M. :
MARGONI I. :
MARRATI P. :
MATISSE H. :
MÉNASÉ S. :
MÉTRAUX A. :
MICHAUX H. :
MOISO F. :
MOLINO J. :
MONDELLA F. :
MONGIN O. :
MORAVIA S. :
MUNIER R. :
NERI G. D. :
NIETZSCHE F. :
NOVOTNY F. :
PACAUD B. :
PACI E. :
PANOFSKY E. :
PAREYSON L. :
PFEIFFER G. :
PHILONENKO A. :
PICASSO P. :
PINGAUD B. :
PONTALIS J.-P. :
PORTMANN A. :
PROUST M. :
PUECH C. :
RAMÍREZ COBIÁN M. T. :
RELLA F. :
RENOIR P. A. :
RICHIR M. :
RICŒUR P. :
RIEDLINGER A. :
RIEGL A. :
184
RILKE R. M. :
RIMBAUD A. :
ROBINET A. :
ROCCA E. :
RONCHI R. :
RUSSELL E. S. :
RUYER R. :
SAINT-JOHN PERSE :
SANDRE Y. :
SANLORENZO M. :
SARTRE J.-P. :
SAUSSURE F. DE :
SAXL F. :
SCARAMUZZA G. :
SCHELER M. :
SCHELLING F. W. J. :
SCHWEPPENHÄUSER H. :
SÉCHEHAYE A. :
SÉGLARD D. :
SICHÈRE B. :
SIMON A. :
SIMON C. :
SINI C. :
SORDINI A. :
SPIEGELBERG H. :
SPINOZA B. :
STENDHAL :
TAMINIAUX J. :
TASSIN É. :
THIERRY Y. :
TIEDEMANN R. :
TILLIETTE X. :
TOADVINE T. :
TRAKL G. :
TREMESAYGUES A. :
TYMIENIECKA A. T. :
UCCELLO P. :
UEXKÜLL J. VON :
VALÉRY P. :
VATTIMO G. :
VERMEER J. :
VEZIN F. :
VINCI L. DA :
WAELHENS A. DE :
ZAMBONI C. :
185
ZECCHI S. :

186
Table des matières

Avant-propos 5
Répertoire des sigles 9
Introduction 11

Chapitre 1 :
Art et “pré-monde”.
L'œuvre de Cézanne et la phénoménologie selon Merleau-Ponty 15
1. Influences 15
2. Peinture, perception, “pré-monde” 18
3. Vie irréfléchie et expression artistique 24
4. “Pré-monde”, subjectivité, temporalité 28

Chapitre 2 :
Temps et parole.
Motifs proustiens dans la Phénoménologie de la perception 31
1. Le temps vécu 32
2. Sens et parole 42
3. Parole, temps, éternité 53

Chapitre 3 :
Dicibilité du monde et historicité de vie.
Expression, vérité, histoire dans la période intermédiaire
de la pensée de Merleau-Ponty 59
1. Langage pur et langage parlant 61
2. Avec Saussure et au-delà de Saussure 66
3. Généralité charnelle et dialogue 70
4. L'origine de la vérité et la parole 72
5. Histoire et perception à la lumière de la lecture de Saussure 76
6. Langage parlant et langage tacite 80
7. Proust et le prodige de la parole 83
8. Historicité de vie et privilège du langage 86

Chapitre 4 :
Aux racines mêmes de l'être.
Visibilité, nature et peinture “dans la perspective de l’ontologie” 93
1. La nécessité d'un retour à l'ontologie 95
2. La réhabilitation ontologique du sensible 98

187
3. La Visibilité, la chair 102
4. L'ouverture à l'être 106
5. La résistance de l'irréfléchi à la réflexion 110
6. Le “type d'être” de la Terre 116
7. Ontologie et peinture 120

Chapitre 5 :
“Personne n'a été plus loin que Proust”.
Le dernier Merleau-Ponty dans le miroir de la Recherche 131
1. Temps et sujet 131
2. Idées sensibles et temps mythique 143
3. Visible et dicible, silence et langage 153

Chapitre 6 :
Le sensible et l’excédent.
Merleau-Ponty et Kant via Proust 165
1. Merleau-Ponty et la Critique de la faculté de juger. Prémisses 165
2. Les idées sensibles de Proust 170
3. Dérives kantiennes. Les grandeurs négatives et les idées esthétiques selon
Merleau-Ponty 173
4. Les idées esthétiques de Kant 176
5. La passivité de l’activité de création 181
6. Merleau-Ponty et la Critique de la faculté de juger. Conclusions 184

Chapitre 7 :
Nature et logos.
“Pourquoi y a-t-il plusieurs exemplaires de chaque chose ?” 187
1. Nature et ontologie 187
2. Mélodie et espèce 189
3. La voyance 193
4. “Généralité des choses”, ou le chiasme entre l’empirique et le
transcendantal 200
5. L’idée sensible et ses exemplaires 204

Index des noms 209


Table des matières 215

188
La méditation de Maurice Merleau-Ponty sur l'art et la littérature interroge de façon privilégiée les recherches
de Cézanne et de Proust. En effet, pour elles aussi – souligne Paul Ricœur – « le problème centrai fut celui d'une
création de sens qui restitue et manifeste l'antérieur ». Cet ouvrage, donc, se consacre tout d'abord à l' interrogation
que Merleau-Ponty ne cesse de leur adresser, sans toutefois l'isoler de l'ensemble de son œuvre. De même que dans
certains tableaux flamands un miroir ou un plat métallique concentrent en soi toute la scène représentée, dans
certains chapitres de ce travail, l'élaboration philosophique de Merleau-Ponty se montre concentrée dans
l'interrogation parallèle qu'il adresse à la peinture de Cézanne ou à la Recherche de Proust, alors que dans d'autres
chapitres cette même interrogation se trouve projetée dans le cadre plus ample de l'élaboration philosophique qui lui
est contemporaine. Par la structure même de cet ouvrage, la méditation de Merleau-Ponty sur l'art et la littérature
apparaît donc comme « partie totale » de sa méditation philosophique : cette partie dans la-quelle la totalité se replie
et d'où elle est rendue visible.

***

Maurice Merleau-Pontys Gedanken über Kunst und Literatur beschäftigen sich vor allem mit Studien
Cézannes und Prousts. Tatsächlich bestand auch für diese Studien – unterstreicht Paul Ricœur – „das zentrale
Problem darin, Sinn zu schaffen, der das Vorherige wiederherstellt und zum Ausdruck bringt.“ Dieses Werk widmet
sich daher vor allem der unablässigen Beschäftigung Merleau-Pontys mit Cézanne und Proust, ohne diese jedoch von
seinem Gesamtwerk zu isolieren. Wie in manchen flämischen Gemälden ein Spiegel oder ein Metallteller in sich die
gesamte dargestellte Szene reflektieren, so zeigt sich in einigen Kapiteln dieser Arbeit Merleau-Pontys
philosophisches Denken konzentriert im gleichzeitigen Nachdenken über die Malerei Cézannes und über Prousts
Recherche. In anderen Kapiteln dagegen wird dieselbe Fragestellung in den weiteren Kontext der von Merleau-Ponty
gleichzeitig unternommenen philosophischen Forschungen eingebettet. Der Aufbau des vorliegenden Werkes läßt
Merleau-Pontys Gedanken über Kunst und Literatur so als partie totale seines philosophischen Denkens erscheinen:
als den Teil, in dem die Gesamtheit enthalten ist und von dem aus sie sichtbar gemacht wird.

3-487-11383-X

189

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