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5 Nous devons les considérations que nous venons de faire à une remarque de Tilliette : “l'œil
= le visible, l'esprit = l'invisible” (X. TILLIETTE, art. cit., p. 107).
6 Invitto indique que “l'esthétique de Merleau-Ponty se trouve dans sa phénoménologie de la
perception, son ontologie, sa notion de corps”, soulignant par cela, d’autre part, comment la
position de Merleau-Ponty se soustrait à la “division classique de la philosophie en problèmes
rigidement hiérarchisés, parmi lesquels l'esthétique, la politique et, éventuellement, la pédagogie
représentaient les sciences-cendrillon” (G. INVITTO, Premessa à Merleau-Ponty, Filosofia,
esistenza, politica, éd. par G. Invitto, Guida, Naples, 1982, p. 11). Tilliette aussi souligne à son
tour que la conception merleau-pontienne de la philosophie “ne saurait en aucune manière
subsumer le monde de l'art, et encore moins échafauder une science esthétique, une théorie
esthétique” (X. TILLIETTE, art. cit., p. 104).
7 L'œil et l'esprit affirme que “cette philosophie qui est à faire, c'est elle qui anime le peintre”
(O.E., p. 60). Toutefois, ceci n’empêche pas Merleau-Ponty de reconnaître à la philosophie une
forme caractéristique, comme l’atteste la Préface de Signes : “tandis que la littérature, l'art,
l'exercice de la vie, se faisant avec les choses mêmes, le sensible même, les êtres mêmes peuvent,
sauf à leurs limites extrêmes, avoir et donner l'illusion de demeurer dans l'habituel et dans le
constitué, la philosophie, qui peint sans couleurs, en noir et blanc, comme les tailles-douces, ne
nous laisse pas ignorer l'étrangeté du monde, que les hommes affrontent aussi bien et mieux
qu'elle, mais comme dans un demi-silence” (S., p. 31).
8 P. RICŒUR, Langage (Philosophie), dans Encyclopaedia Universalis, vol. IX, Paris, 1971,
p. 777.
6
recherches, sans que cette interrogation, qui ne cesse de se poser et de se
développer dans tout l’arc de la réflexion de Merleau-Ponty, puisse être
isolée du milieu d'ensemble d’une telle réflexion. Voilà que – comme dans
certains tableaux flamands dans lesquels la surface brillante d’un miroir ou
d’un plat métallique posé dans un angle concentre en lui toute la scène
représentée – , dans certains chapitres de notre travail, l’élaboration
philosophique d’ensemble de Merleau-Ponty résulte pour ainsi dire
concentrée dans l’interrogation parallèle qu’il adresse à la peinture de
Cézanne ou à la Recherche de Proust, alors que dans d’autres chapitres c’est
une telle interrogation qui se trouve projetée dans le plus ample cadre de
l’élaboration philosophique de la même époque.
D’autre part, si l’on peut, à juste raison, suggérer que, dans la pensée de
Merleau-Ponty, le côté de l’art et de la littérature et celui de la philosophie
finissent par se mirer l’un dans l'autre 9, il nous semble alors que la structure
particulière prise par cette étude respecte non seulement les exigences de
notre parcours de lecture, mais les instances mêmes de la pensée de
Merleau-Ponty.
Notre ouvrage réunit le travail de recherche que, pendant plus de dix ans,
nous avons effectué dans le domaine que nous venons de tracer. Ce travail
avait, en effet, trouvé sa première synthèse dans notre dissertation
doctorale, qui avait été défendue en 1990 auprès de l’Institut Supérieur de
Philosophie de l’Université Catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve),
avait reçu le prix de l’Académie Royale de Belgique et ensuite avait été
publiée en version italienne sous le titre Ai confini dell’esprimibile.
Merleau-Ponty a partire da Cézanne e da Proust (Milan, 1990). Nous
profitons de l’occasion pour remercier encore une fois Ghislaine Florival,
qui avait été “promoteur”, au sens le plus haut et le plus riche du mot, de
cette dissertation.
Les développements que le travail même de la dissertation doctorale
paraissait en quelque sorte exiger, ont trouvé leur expression dans des écrits
successifs. Ils nous semble qu’ils aient gardé un rapport fortement unitaire
avec le travail précédent et maintenant nous nous sommes efforcés de
mettre cela autant que possible en évidence. Évidemment ces
développements-là, à leur tour, ne sont pas restés sans conséquences sur un
tel travail, qui, sur leur base aussi, a été mis à jour et approfondi dans ce
livre. Les pages mêmes que nous avions déjà publiées en français sous
forme d’articles, y résultent donc remaniées et amplifiées. C’est le cas de
celles d’A partir de Cézanne. Art et “Pré-monde” chez Merleau-Ponty, in
9 Cette suggestion nous arrive encore de Tilliette : “la réflexion esthétique de Merleau-Ponty
est en relation d'échange, de fécondation réciproque, avec l'élucidation philosophique. Elle subit
donc le même développement, le même déploiement, en même temps qu'elle le stimule. Ce
miroir reflète et indique tout à la fois” (X. TILLIETTE, art. cit., p. 108). Tilliette relève dans
cette attitude de Merleau-Ponty, comme dans celle de Heidegger, une nouveauté par rapport à la
conception traditionnelle de la relation entre art et philosophie (cf. ibidem, p. 105).
7
Figures de la finitude. Études d'anthropologie philosophique, éditées par G.
Florival, 3ème volume, Éditions de l'Institut Supérieur de Philosophie et
Librairie philosophique J. Vrin, Louvain-la-Neuve-Paris, 1988; La
dicibilité du monde. La période intermédiaire de la pensée de Merleau-
Ponty à partir de Saussure, “Recherches sur la philosophie et le langage”,
n. 15: Merleau-Ponty: le philosophe et son langage, sous la direction de F.
Heidsieck, Grenoble 1993; “Ce qui se voit en nous”. La peinture et le
narcissisme de l'Être dans L’œil et l'esprit de M. Merleau-Ponty, in La voix
des phénomènes. Contributions à une phénoménologie du sens et des
affects, sous la direction de R. Brisart et R. Célis, Publications des Facultés
universitaires Saint-Louis, Bruxelles 1995; Le sensible et l'excédent.
Merleau-Ponty et Kant, in M. Merleau-Ponty, Notes de cours sur ‘L'origine
de la géométrie’ suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-
Ponty, sous la direction de R. Barbaras, P.U.F., Paris 1998; “Personne n'a
été plus loin que Proust”, “Études phénoménologiques”, n. 31-32, 2000;
Nature et logos. “Pourquoi y a-t-il plusieurs exemplaires de chaque
chose ?”, “Chiasmi international”, n. 2, 2000.
La traduction française des premiers cinq chapitres a été effectuée par
Hervé Dubois, celle du sixième par Nicolas Guilhot avec la révision de
Renaud Barbaras, celle du septième par Paola Marrati. Le travail de
traduction tout entier s’est développé sous la supervision constante de Luigi
Cadelli et de nous-même, qui remercions tous ceux qui ont donné leur
contribution pour la patience avec laquelle ils ont cherché à répondre à nos
exigences et à nos indications.
Chaque livre a besoin de beaucoup d’amis pour être conçu et réalisé.
Ceux d’un livre qui embrasse une recherche de plus de dix ans sont trop
nombreux pour réussir à tous les nommer. Toutefois nous ne pouvons taire
au moins les noms de Renaud Barbaras, d’Elio Franzini, de Jean-Christophe
Goddard.
8
RÉPERTOIRE DES SIGLES
MERLEAU-PONTY :
S.C. La structure du comportement [daté
de 1938], P.U.F., Paris, 1942.
P.P. Phénoménologie de la perception,
Gallimard, Paris, 1945.
S.N. Sens et non-sens, Nagel, Paris,
1948.
B.P. M. Merleau-Ponty à la Sorbonne
(1949-1952), “Bulletin de psychologie”, t. XVIII, n. 236, Paris, novembre 1964.
P.M. La prose du monde, texte établi et
présenté par C. Lefort, Gallimard, Paris, 1969.
I. Un inédit de Merleau-Ponty [daté
de 1952], éd. par M. Gueroult, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a. LXVII, n. 4, octobre
1962, pp. 401-409.
E.P. Éloge de la philosophie, leçon
inaugurale faite au Collège de France le 15 janvier 1953, Gallimard, Paris, 1953.
A.D. Les aventures de la dialectique,
Gallimard, Paris, 1955.
S. Signes, Gallimard, Paris, 1960.
O.E. L'œil et l’esprit [daté de 1960, “Art
de France”, n. 1, janvier 1961], Gallimard, Paris,1964.
V.I. Le visible et l’invisible, texte établi
par C. Lefort, Gallimard, Paris, 1964.
R.C. Résumés de cours (Collège de
France, 1952-1960), Gallimard, Paris, 1968.
N. La Nature. Notes. Cours du
Collège de France, établi et annoté par D. Séglard, Éd. du Seuil, Paris 1995.
N.C. Notes des cours au Collège de
France 1958-1959 et 1960-1961, “Préface” de C. Lefort, texte établi par S. Ménasé,
Gallimard, Paris, 1996.
O.G. Notes du cours sur “L’origine de la
géométrie” suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, sous la direction
9
de R. Barbaras, P.U.F., Paris, 1998, pp. 11-92.
PROUST :
R. À la Recherche du temps perdu, 3
voll., “Bibliothèque de la Pléiade”, Gallimard, Paris, 1954. Nous nous limiterons à indiquer le
volume (en chiffres romains) et la page de chaque citation.
10
11
Introduction
Concluant Le cinéma et la nouvelle psychologie, la conférence qu’il donna
en 1945 à l'Institut des Hautes Études Cinématographiques de Paris,
Merleau-Ponty explique qu'“une bonne part de la philosophie
phénoménologique ou existentielle consiste à s'étonner de cette inhérence
du moi au monde et du moi à autrui, à nous décrire ce paradoxe et cette
confusion, à faire voir le lien du sujet et du monde, du sujet et des autres, au
lieu de l'expliquer, comme le faisaient les classiques, par quelques recours à
l'esprit absolu” (S.N., p. 105) et souligne le fait que “ce sujet-là est
cinématographique par excellence” (ibidem) 1.
Dans l'avant-propos à la Phénoménologie de la perception, œuvre publiée
l'année même où est prononcée la conférence que nous venons de citer,
Merleau-Ponty dit voir une inspiration analogue au fond des expériences
artistiques les plus significatives – littéraires et picturales – de l'époque
moderne : “Si la phénoménologie a été un mouvement avant d'être une
doctrine ou un système, ce n'est ni hasard, ni imposture. Elle est laborieuse
comme l'œuvre de Balzac, celle de Proust, celle de Valéry ou celle de
Cézanne, par le même genre d'attention et d'étonnement, par la même
exigence de conscience, par la même volonté de saisir le sens du monde ou
de l'histoire à l'état naissant. Elle se confond sous ce rapport avec l'effort de
la pensée moderne” (P.P., p. XVI).
C'est le même terme d'étonnement qui sert, dans les deux passages que
nous venons de citer, à désigner l'attitude phénoménologique. Une telle
répétition n'est pas l'effet du hasard : dans l'avant-propos à la
Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty, reprenant une formule
d'Eugen Fink 2, définit la réduction phénoménologique précisément comme
“‘étonnement’ devant le monde” (P.P., p. VIII) en tant qu'elle suspend notre
attitude naturelle et, comme le souligne la phrase que nous avons citée en
ouverture, la fait voir 3.
Toutefois, dans ce même avant-propos de la Phénoménologie de la
perception, Merleau-Ponty – dans le but de dissiper “le malentendu” sur le
sens de la réduction phénoménologique qu'il lui semble y avoir aussi bien
entre Husserl et ses interprètes qu'à l'intérieur de la pensée de Husserl elle-
11 Cf. C. LEFORT, Le corps, la chair, in ID., Sur une colonne absente. Écrits autour de
Merleau-Ponty, cit., p. 122, ainsi que J. TAMINIAUX, L'expérience, l'expression et la forme
dans l'itinéraire de Merleau-Ponty, in ID., Le regard et l'excédent, cit., pp. 90-115. Ce dernier –
qui retrouve cette tension entre les lignes du Doute de Cézanne – la formule en ces termes :
“comment donc la réflexion, si elle est l'expérience renouvelée de son propre commencement,
peut-elle s'égaler à quoi que ce soit ?” (J. TAMINIAUX, art. cit., p. 102). Aussi bien Lefort que
Taminiaux relèvent à l'intérieur de cette tension l'écho de la réflexion de Husserl touchant
précisément le rapport entre expérience silencieuse et expression.
12 C'est de nouveau Taminiaux qui a attiré l'attention sur cette phrase ; il synthétise par
conséquent la tension présente à ce stade de la pensée de Merleau-Ponty touchant la réduction
phénoménologique dans les deux pôles de l'art et du positivisme (cf. J. TAMINIAUX, art. cit., p.
102-103) et qualifie la conception de la philosophie qui émerge chez Merleau-Ponty à partir du
premier pôle comme “création pure sans support préalable” (ibidem, p. 106). Nous ne partageons
pas toutefois cette dernière définition, dans la mesure où la phrase de Merleau-Ponty en question
nous semble ébaucher une idée de la philosophie comme recherche qui, si elle ne reflète pas des
vérités déjà données, amène cependant à la réalisation une vérité, et implique, par conséquent,
un “support” latent dont l'existence manifeste est toujours de nouveau produite.
16
Chapitre 1
Art et “pré-monde”
L'œuvre de Cézanne et la phénoménologie selon Merleau-Ponty
1.1. Influences
8 C’est encore Taminiaux le premier qui a mis en évidence l’écho ici indiqué. Cf. J.
TAMINIAUX, L'expérience, l'expression et la forme dans l'itinéraire de Merleau-Ponty, in ID.,
Le regard et l'excédent, Martinus Nijhoff, La Haye, 1977, p. 112.
9 Cf. par exemple O.E., pp. 49-51.
10 Cf. E. PANOFSKY, Die Perspective als “symbolische Form”, “Vorträge der Bibliothek
Warburg”, hrsg. von F. Saxl, Vorträge 1924-25, B. G. Teubner, Leipzig-Berlin, 1927, pp. 257
sq., tr. fr. sous la direction de G. Ballange in ID., La perspective comme forme symbolique et
autres essais, précédés de La question de la perspective, par M. Dalai Emiliani, Éd. de Minuit,
Paris, 1975, pp. 37-182.
11 M. Dalai Emiliani, La question de la perspective, in E. PANOFSKY, La perspective comme
forme symbolique et autres essais, cit., p. 10, note 7.
12 Cf. ibidem, pp. 43-44.
13 À propos du même tableau, cf. aussi S.N., p. 24.
14 De son côté, Panofsky soulignait la “discordance fondamentale entre la ‘réalité’ et la
construction perspective et aussi, bien entendu, entre celle-là et le fonctionnement d’un appareil
photographique, tout à fait analogue, quant à lui, à la construction en question” (E. PANOFSKY,
La perspective comme forme symbolique et autres essais, cit., p. 44).
19
consonance intime avec ceux qui sont exposés par Proust, exemplairement,
dans Le temps retrouvé : “Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous,
savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre
et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnu que ceux qu’il peut y
avoir la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le
voyons se multiplier” (R., III, p. 895). C’est justement à cela que Merleau-
Ponty semble faire écho lorsqu’il affirme que “le peintre reprend et
convertit justement en objet visible ce qui sans lui reste enfermé dans la vie
séparée de chaque conscience” (S.N., p. 30).
Le peintre éponyme auquel Merleau-Ponty pense dans cet essai –
Cézanne – à certains égards semble même se modeler sur le peintre
imaginaire – Elstir – dont Proust, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs,
décrit justement “l’effort [...] pour se dépouiller en présence de la réalité de
toutes les notions de son intelligence” (R., I, p. 840), dans le but – qui
converge spontanément avec la rencontre primordiale avec le monde
considérée par Husserl et la perspective vécue rappelée par Panofsky – “de
ne pas exposer les choses telles qu’il savait qu’elles étaient, mais selon ces
illusions optiques dont notre vision première est faite” (R., I, p. 838 ; c’est
nous qui soulignons).
15 Dans La prose du monde, œuvre inachevée écrite selon toute probabilité en 1951, mais où
l'intérêt de Merleau-Ponty pour la peinture est dicté par des motivations analogues à celles dont
nous nous occupons à présent, Merleau-Ponty écrira que “les objets de la peinture moderne
‘saignent’, répandent sous nos yeux leur substance, ils interrogent directement notre regard, ils
mettent à l'épreuve le pacte de coexistence que nous avons conclu avec le monde par tout notre
corps” (P.M., p. 211).
20
solution perspective dominante depuis la Renaissance jusqu'au début du XX
siècle – et de laquelle Cézanne a cherché à se dégager – la conception
moderne de l'espace géométrique que Descartes a théorisée au moyen de la
notion de res extensa : “substance étendue”, homogène, infinie, régie par
des lois rationnelles exprimables numériquement et représentables
graphiquement, et, par conséquent, indépendante de toutes les qualités
sensibles des choses (dureté, couleur, odeur, saveur, etc.), dont notre
expérience corporelle témoigne. Par contre, Merleau-Ponty souligne que
“les déformations perspectives” (S.N., p. 25) opérées par Cézanne obéissent
à l’effort de porter à l'expression notre adhésion perceptive au monde 16.
C'est donc en premier lieu cet effort qui suscite l'intérêt de Merleau-
Ponty. À son avis, en effet, à travers l'expérience vécue de la corporéité,
Cézanne a cherché d'atteindre les choses dans le secret de leur matérialité et
de leur solidité, de leur dureté et de leur durée. De cette façon, sa peinture
semble correspondre à une attitude analogue à celle que Merleau-Ponty –
dans son cours consacré à la “Méthode en psychologie de l'enfant” (1951-
52) – retrouvera dans le dessin enfantin : “Il y a une subjectivité du dessin
de l'enfant en ce sens que c'est bien son contact avec la chose qu'il essaie de
rendre, mais il cherche à nous donner la présence réelle de la chose” (B.P.,
p. 132). Aussi bien le dessin enfantin que la peinture cézannienne se
montrent, en somme, à la fois plus “subjectifs” et plus “objectifs” que le
dessin de l'adulte habitué à la perspective géométrique, car tous deux
cherchent à exprimer, tout ensemble, la réalité de la chose et la façon dont
notre corps y accède 17. L'expression de l'espace elle-même est donc touchée
16 Rappelons, pour les espaces de discussion qu'elle peut offrir, l'interprétation différente que
donne Jean-Francois Lyotard des recherches de Cézanne sur la perspective. Soulignant, en
particulier, que ces recherches contiennent une critique de la représentation et donc un “principe
souterrain de déreprésentation”, Lyotard admet que “Merleau-Ponty avait parfaitement raison de
faire de ce principe le noyau de l'œuvre toute entière [i.e. : de Cézanne], mais son analyse restait
tributaire d'une philosophie de la perception qui le portait à voir dans le désordre cézannien la
redécouverte de l'ordre véritable du sensible et la levée du voile que le rationalisme cartésien et
galiléen avait jeté sur le monde de l'expérience” (J.F. LYOTARD, Freud selon Cézanne, in ID.,
Des dispositifs pulsionnels, coll. 10/18, Union Générale d'Éditions, Paris, 1973, p. 82). Lyotard
objecte à l'interprétation de Merleau-Ponty que “nous n'avons aucune raison de croire que cette
passion pour la sphéricité soit plus exempte des marques du désir et plus propre à nous restituer
la phénoménalité du sensible en personne que n'étaient la passion d'Uccello pour la perspective,
de Léonard pour le modelé ou de Klee pour le possible plastique” (ibid.). Pour une comparaison
entre la philosophie de Merleau-Ponty et celle de Lyotard à partir de leurs réflexions respectives
sur la peinture, qu'il nous soit permis de renvoyer à M. CARBONE, Il sensibile e l’eccedente.
Mondo estetico, arte, pensiero, Guerini e Associati, Milan, 1996, pp. 41-74 et pp. 122-127. Il
faut toutefois signaler qu'un jugement différent de celui de Lyotard rappelé ci-dessus est exprimé
par Kaufmann, selon lequel, pour Merleau-Ponty, “l'originalité du peintre n'aura pas été
d'exhumer, en deçà de la représentation géométrale, une autre organisation jusqu'alors masquée.
L'espace où s'aventure le regard artiste et que nous propose le tableau ne se substitue pas à
l'espace commun : il le manifeste dans sa fonction essentielle qui est de faire exister et coexister
avec nous des choses” (P. KAUFMANN, De la vision picturale au désir de peindre, “Critique”,
a. XX, n. 211, 1964, p. 1049).
17 Merleau-Ponty explique dans le cadre de son cours “Structure et conflits de la conscience
enfantine” (1949-50) : “l'enfant n'est pas un artiste. Mais les efforts de la peinture moderne
donnent un sens au dessin enfantin : il ne faut plus considérer que notre dessin est le seul ‘vrai’”
21
par cette attitude, comme Merleau-Ponty le met en évidence à propos de
l'intention créative de Cézanne : “Il fallait souder les unes aux autres toutes
les vues partielles que le regard prenait, réunir ce qui se disperse par la
versatilité des yeux” (S.N., p. 29). Mais cette attitude touche forcément, au
même moment, aussi l'expression du temps, substituant à la conception
traditionnelle, qui le représente comme succession, une logique tout à fait
différente qui révèle, dans le présent, la coexistence des autres dimensions
temporelles. C'est ce qui paraît ressortir de la déclaration du peintre
provençal que Merleau-Ponty cite tout de suite après : “Il y a une minute du
monde qui passe, il faut la peindre dans sa réalité” (S.N., p. 29). L'écho de
cette phrase de Cézanne revient dans un passage de la Phénoménologie de
la perception qui sert à expliquer le sens que Merleau-Ponty lui attribue :
“Par mon champ perceptif avec ses horizons spatiaux, je suis présent à mon
entourage, je coexiste avec tous les autres paysages qui s'étendent au-delà,
et toutes ces perspectives forment ensemble une seule vague temporelle, un
instant du monde ; par mon champ perceptif avec ses horizons temporels, je
suis présent à mon présent, à tout le passé qui l'a précédé et à un avenir”
(P.P., p. 381) 18.
Toutes ces considérations font apparaître le sens de ce paradoxe
(apparent) que l'on a souvent reproché à l'œuvre de Cézanne, et que
Merleau-Ponty décrit au contraire comme “rechercher la réalité sans quitter
la sensation, sans prendre d'autre guide que la nature dans l'impression
immédiate” (S.N., p. 21).
En analogie à ce que nous avons déjà eu l’occasion de rappeler à propos
de Lawrence, Merleau-Ponty pense en fait que, au moyen de sa recherche,
Cézanne visait à retrouver – sous la relation frontale entre un sujet et un
objet purs – cette dimension sensible que l'homme occidental, l'homme de
la tradition de Platon et de Descartes, a refusé aux choses au moment même
où il a refoulé la sienne propre 19. Aussi Merleau-Ponty décrit-il l'effort de
(B.P., p. 172).
18 Dans La prose du monde, à propos du dessin enfantin, Merleau-Ponty reviendra sur cette
expression du temps différente qui puise à la logique de la temporalité vécue : “selon le temps
que nous vivons, le présent touche encore, tient encore en main le passé, il est avec lui dans une
étrange coexistence” (P.M., p. 209). Dans L'œil et l'esprit la petite phrase de Cézanne
réapparaîtra, chargée d'un sens ontologique, puisque Merleau-Ponty aura tendance à y découvrir
l'inspiration qui permet à la peinture de mettre en cause les catégories métaphysiques
traditionnelles : “L'‘instant du monde’ que Cézanne voulait peindre et qui est depuis longtemps
passé, ses toiles continuent de nous le jeter, et sa montagne Sainte-Victoire se fait et se refait
d'un bout à l'autre du monde, autrement, mais non moins énergiquement que dans la roche dure
au-dessus d'Aix. Essence et existence, imaginaire et réel, visible et invisible, la peinture brouille
toutes nos catégories en déployant son univers onirique d'essences charnelles, de ressemblances
efficaces de significations muettes” (O.E., p. 35).
19 “Nous sommes habitués par la tradition cartésienne – écrit Merleau-Ponty dans
Phénoménologie de la perception – à nous déprendre de l'objet : l'attitude réflexive purifie
simultanément la notion commune du corps et celle de l'âme en définissant le corps comme une
somme de parties sans intérieur et l'âme comme un être tout présent à lui-même sans distance.
[…] L'objet est objet de part en part et la conscience conscience de part en part” (P.P., pp. 230-
231).
22
Cézanne comme un combat inégal à la limite du paradoxe – un combat
analogue à celui dans lequel le philosophe voit engagé le projet
phénoménologique 20 – parce qu'il est livré contre notre histoire d'hommes
occidentaux et destiné, pour cette raison, à se heurter à des préjugés et à des
incompréhensions. Au point d'insinuer dans le peintre le doute (auquel le
titre de l'essai merleau-pontyen fait allusion) que la nouveauté de son propre
art ne soit due qu'à un défaut des yeux.
En réalité, selon Merleau-Ponty, les motifs les plus profonds de la
nouveauté si inquiétante de la peinture de Cézanne sont ailleurs 21 : “Nous
vivons dans un milieu d'objets construits par les hommes, entre des
ustensiles, dans des maisons, des rues, des villes, et la plupart du temps
nous ne les voyons qu'à travers les actions humaines dont ils peuvent être
les points d'application. Nous nous habituons à penser que tout cela existe
nécessairement et est inébranlable. La peinture de Cézanne met en suspens
ces habitudes et révèle le fond de nature inhumaine sur lequel l'homme
s'installe” (S.N., p. 28).
Ce n'est dès lors pas un hasard si les réflexions contenues dans le chapitre
de la Phénoménologie de la perception consacré à “La chose et le monde
naturel” reviennent sur la peinture de Cézanne : ces réflexions sont, en effet,
particulièrement voisines des affirmations que nous venons de citer et
peuvent donc servir à mieux en éclairer le sens.
Après avoir souligné le caractère inséparable de la relation entre le corps
propre et le monde perçu, Merleau-Ponty, dans le chapitre en question, nous
donne cet avertissement : “On ne peut, disions-nous, concevoir de chose
perçue sans quelqu'un qui la perçoive. Mais encore est-il que la chose se
présente à celui-là même qui la perçoit comme chose en soi et qu'elle pose
le problème d'un véritable en-soi-pour-nous. Nous ne nous en avisons pas
d'ordinaire parce que notre perception, dans le contexte de nos occupations,
se pose sur les choses juste assez pour retrouver leur présence familière et
pas assez pour redécouvrir ce qui s'y cache d'inhumain. Mais la chose nous
ignore, elle repose en soi. Nous le verrons si nous mettons en suspens nos
occupations et portons sur elle une attention métaphysique et désintéressée”
(P.P., p. 372).
Cette “attention métaphysique et désintéressée” fait écho à ce qui a été
précédemment défini comme “étonnement” en tant qu'attitude qui suspend
l'attitude naturelle 22. Elle réveille, aussi bien dans la peinture de Cézanne
20 Cette analogie semble discernable là où, par exemple, Merleau-Ponty affirme que “la plus
importante acquisition de la phénoménologie est sans doute d'avoir joint l'extrême subjectivisme
et l'extrême objectivisme dans sa notion du monde ou de la rationalité” (P.P., p. XV).
21 Il est important de souligner que c’est justement dans ces motifs qu’Eliane Escoubas fait
consister “l’esthétique selon Merleau-Ponty”, dans laquelle “l’esthétique du sentir et l’esthétique
de l’art sont une seule et même chose” (E. ESCOUBAS, La question de l’œuvre d’art : Merleau-
Ponty et Heidegger, in M. RICHIR et É. TASSIN (textes réunis par), Merleau-Ponty,
phénoménologie et expériences, Millon, Grenoble, 1992, p. 136).
22 Dans Le métaphysique dans l'homme, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a. LII, n. 3-
4, 1947, pp. 290-307, Merleau-Ponty définit, en effet, la conscience métaphysique “à son
23
que dans le projet phénoménologique, ce paradoxe de la chose comme “en-
soi-pour-nous” qui motive l'apparent paradoxe de l'une et de l'autre
recherche, puisque les deux en arrivent à redécouvrir que “vécue par nous,
elle [i.e. : une chose] n'en est pas moins transcendante à notre vie” (P.P., p.
377). “Et c'est pourquoi les paysages de Cézanne – écrit Merleau-Ponty,
citant l'étude de Novotny 23 – sont ‘ceux d'un pré-monde où il n'y avait pas
encore d'hommes’” (P.P., p. 372). Il ne s'agit pas ici, bien entendu, du
monde empirique antérieur à l'apparition de l'homme : ce monde-là –
explique Merleau-Ponty 24 – ne représente qu'une idée abstraite, qui est
incompréhensible par rapport à notre expérience. Il s'agit plutôt de ce
versant souterrain du monde et des choses qui conserve son altérité au
regard de l'ordre humain et qui exprime, par conséquent, sa transcendance à
l'égard de notre existence 25. Aussi, le fait de révéler ce versant, latent et
habituellement caché, signifie-t-il montrer l'humanité – pour employer une
expression chère à Merleau-Ponty – “à l'état naissant”, c'est-à-dire au
moment de sa rencontre avec une dimension du monde qui n'appartient pas
aux hommes, puisqu'elle n'a pas été constituée par eux.
Cet aspect est souligné encore dans l'essai consacré au peintre provençal,
dont l'art révèle “un monde sans familiarité, où l'on n'est pas bien, qui
interdit toute effusion humaine. Si l'on va voir d'autres peintres en quittant
les tableaux de Cézanne, une détente se produit, comme après un deuil les
conversations renouées masquent cette nouveauté absolue et rendent leur
solidité aux vivants. Mais seul un homme justement est capable de cette
vision qui va jusqu'aux racines, en deçà de l'humanité constituée” (S.N., p.
28).
Bref, la peinture de Cézanne – et c'est là, semble-t-il, pour Merleau-Ponty
premier degré étonnement de découvrir l'affrontement des contraires” (S.N., p. 165). En ce qui
concerne le sens attribué par Merleau-Ponty au terme de “métaphysique” à ce stade de sa pensée,
cf. en particulier, outre à l'essai déjà cité, l'essai intitulé Le roman et la métaphysique, “Cahiers
du Sud”, n. 270, 1945, pp. 194-207 (tous les deux sont maintenant rassemblés dans Sens et non-
sens).
23 F. NOVOTNY, Das Problem des Menschen Cézanne im Verhältnis zu seiner Kunst,
“Ztschr. f. Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft”, n. 26, 1932, p. 275.
24 “Car que veut-on dire au juste en disant que le monde a existé avant les consciences
humaines ? On veut dire par exemple que la terre est issue d'une nébuleuse primitive où les
conditions de la vie n'étaient pas réunies. Mais chacun de ces mots comme chacune des
équations de la physique présuppose notre expérience préscientifique du monde et cette
référence au monde vécu contribue à en constituer la signification valable. Rien ne me fera
jamais comprendre ce que pourrait être une nébuleuse qui ne serait vue par personne. La
nébuleuse de Laplace n'est pas derrière nous, à notre origine, elle est devant nous, dans le monde
culturel” (P.P., p. 494).
25 Dans un autre passage de la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty affirme :
“chaque aspect de la chose qui tombe sous notre perception n'est encore qu'une invitation à
percevoir au delà et qu'un arrêt momentané dans le processus perceptif. Si la chose même était
atteinte, elle serait désormais étalée devant nous et sans mystère. Elle cesserait d'exister comme
chose au moment même où nous croirions la posséder. Ce qui fait la “réalité” de la chose est
donc justement ce qui la dérobe à notre possession. L'aséité de la chose, sa présence irrécusable
et l'absence perpétuelle dans laquelle elle se retranche son deux aspect inséparables de la
transcendance” (P.P., p. 270).
24
sa nouveauté la plus inquiétante – dépayse l'homme, et lui ôte la confiance
d'être, pour le dire dans les termes de Heidegger, “le maître de l'étant” 26, car
elle s'efforce d'exprimer ce versant de la chose non constitué en objet, cette
configuration de la “chose comme chose” sur laquelle précisément
Heidegger, en particulier, a mis l'accent. Mais l'exemple de Cézanne indique
d'autre part que c'est à l'homme lui-même – et à lui seul – qu'il appartient de
“dé-voiler” ce “pré-monde” inhumain sur lequel son existence est installée.
L'expérience de la corporéité dans sa relation originaire et inséparable
avec le monde perçu se découpe donc sur un “pré-monde” qui n'en est pas
toutefois le fondement positif, mais plutôt l'horizon constant et inépuisable :
“je suis dès l'origine en communication avec un seul être, un immense
individu sur lequel mes expériences sont prélevées, et qui demeure à
l'horizon de ma vie” (P.P., p. 378). Le “pré-monde” est donc cet être – terme
que Merleau-Ponty écrit encore avec une minuscule – en vertu duquel les
choses, comme nous l'avons vu, manifestent leur transcendance par rapport
à l'existence humaine. Et c'est précisément en vertu de cette transcendance
des choses que Merleau-Ponty est fondé à écrire que pour le peintre “une
seule émotion est possible : le sentiment d'étrangeté, un seul lyrisme : celui
de l'existence toujours recommencée” (S.N., p. 30).
33 Ce double aspect du temps est mis en évidence par J. Duchêne, qui donc commente : “Le
thème de la temporalité n'intervient pas exclusivement dans la Phénoménologie de la perception
comme repoussoir de I'ontologie classique ; il fournit aussi à l'auteur [...] des matériaux pour
élaborer une ontologie nouvelle” (J. DUCHÊNE, art. cit., p. 392).
34 Cet aspect est souligné également par X. Tilliette à propos du Doute de Cézanne : “Le
peintre, enté sur la Nature, prête son regard et sa main, et la peinture se fait, se forme toute
seule” (X. TILLIETTE, L'esthétique de Merleau-Ponty, “Rivista di estetica”, n. 1, 1969, p. 113).
30
sens plein du mot n'est pas un objet, il a une enveloppe de déterminations
objectives, mais aussi des fissures, des lacunes par où les subjectivités se
logent en lui ou plutôt qui sont les subjectivités elles-mêmes” (P.P., p. 384).
Cette conception de la subjectivité comme fissure ne fait pas toutefois
l'objet d'un approfondissement, pas plus que ne fait l'objet de recherches le
sens intime de ce “pré-monde” 35 dont nous avons vu pourtant les liens
fondamentaux qu'il a avec la double dimension esthétique de la vie
irréfléchie et de l'art. C'est à partir de ces problèmes restés ouverts ainsi que
des lignes de tendance dessinées plus haut que Merleau-Ponty organisera
progressivement sa réflexion pour déboucher finalement sur un
entrelacement étroit entre ontologie et esthétique 36. Le parcours de cette
réflexion fait écho, de façon singulière, à l'intention que, comme le rappelle
Merleau-Ponty, Cézanne exprimait en répondant à une question d'Émile
Bernard : “‘La nature et l'art ne sont-ils pas différents ?’ ‘Je voudrais les
unir’” (S.N., p. 22).
31
Chapitre 2
Temps et parole
Motifs proustiens dans la Phénoménologie de la perception
Bien qu'il ne lui ait consacré – comme il l'a fait, en revanche, pour l'œuvre
de Cézanne – aucun écrit spécifique 37, Merleau-Ponty n'a cessé toutefois,
tout au long de son parcours intellectuel, de concentrer son attention sur
l'œuvre de Proust. La Recherche de Proust, en effet, constitue pour la
recherche de Merleau-Ponty un contrepoint non moins constant – quoique
plus souterrain et plus dispersé – que la recherche de Cézanne 38. Bref, les
œuvres de Proust et de Cézanne occupent, dans la réflexion de Merleau-
Ponty, des espaces parallèles “par le même genre d'attention et
d'étonnement, par la même exigence de conscience, par la même volonté de
saisir le sens du monde ou de l'histoire à l'état naissant” (P.P., p. XVI).
C'est donc dans l'horizon général que dessine cette déclaration qu'il
convient de situer l'intérêt que Merleau-Ponty porte à un certain nombre de
thèmes présents dans la Recherche de Proust, tout en soulignant, toutefois,
que cet intérêt – tout comme, au demeurant, celui que Merleau-Ponty porte
à la peinture de Cézanne – fait l'objet d'un développement progressif, aussi
bien du point de vue problématique que du point de vue interprétatif, au gré
des questions qui dictent à la philosophie de Merleau-Ponty son propre
approfondissement.
Ce que nous nous proposons, en cherchant de restituer, après l'avoir fait
dans les pages précédentes pour l'œuvre de Cézanne, les motifs essentiels de
l'intérêt concomitant que porte Merleau-Ponty à l'œuvre de Proust, c'est
donc d'examiner – conformément à l'ordre de questions philosophiques que
nous avions esquissé au début de notre travail – le mouvement parallèle et
complémentaire de la réflexion de Merleau-Ponty sur ces deux expériences
artistiques et sur leurs formes d'expression respectives, dans leurs affinités
et leurs spécificités.
37 Cependant, dans sa note sur l'édition de La prose du monde (pp. XV-XVI), Claude Lefort
explique comment les notes de travail (inédites) laissent à penser que Merleau-Ponty avait
l'intention de consacrer la deuxième partie de l'ouvrage en question à l’examen de quelques
expériences littéraires, dont justement celle de Proust.
38 “Et de même que Merleau-Ponty voyait en Cézanne une instance frappante de l'activité du
peintre, de même l’œuvre de Proust nous semble offrir un exemple privilégié de l'expression
littéraire” (G. B. MADISON, La phénoménologie de Merleau-Ponty. Une recherche des limites
de la conscience, Klincksieck, Paris, 1973, p. 144).
32
du sujet” 39 sur la base de la redécouverte du corps propre – Merleau-Ponty
semble en général s'intéresser à l'œuvre de Proust pour y “vérifier ses
analyses du corps vécu” 40 en tant que pivot de notre être-au-monde.
C'est le cas par exemple quand il cite, à propos de la fonction du corps
dans la mémoire, dans le chapitre “Le corps comme expression et la parole”,
la description du “dormeur éveillé” chez Proust :
38
Merleau-Ponty conçoit le problème de la temporalité 56. C'est que, en effet,
la description qu'en donne Proust finit par représenter le temps comme une
succession d'états psychiques liés entre eux par des liens de causalité
externes à la conscience, alors que l'intention de Merleau-Ponty est de
présenter la conscience comme “le mouvement même de temporalisation”
(P.P., pp. 485-486), à l'intérieur duquel et en vertu duquel la multiplicité des
expériences vécues se reprend et se transcende.
Répétons toutefois que, bien qu'il trahisse à plusieurs reprises une
tendance à l'intellectualisme, Proust n'en manque pas moins, dans de
nombreuses pages de la Recherche, de montrer le surgissement du temps
dans la relation vécue que le corps propre entretient avec le monde,
découvrant ainsi dans la “notion du temps incorporé” 57 la subjectivité
incarnée comme temporalité continuellement parcourue par un passé et un
avenir qui sans cesse se rappellent et se relancent. C'est ce qui, du reste,
attire l'attention de Merleau-Ponty dans la description que Proust donne du
corps qui se réveille, et il ne cessera, tout au long de son parcours
intellectuel, de se réclamer sur ce point de Proust dont, lors de sa
conférence sur L'homme et l'adversité, tenue en 1951, il formulera la leçon
en ces termes : “Avec Proust, il [sc. : le corps] devient le gardien du passé,
et c'est lui, malgré les altérations qui le rendent lui-même presque
méconnaissable, qui maintient de temps à autre un rapport substantiel entre
nous et notre passé. Proust décrit, dans les deux cas inverses de la mort et
du réveil, le point de jonction de l'esprit et du corps, comment, sur la
dispersion du corps endormi, nos gestes au réveil renouent une signification
d'outre-tombe, et comment au contraire la signification se défait dans les
tics de l'agonie” (S., p. 292) 58.
Aussi bien Merleau-Ponty que Proust cherchent donc à décrire une
56 Il faut rappeler en outre que “Sartre a fait surgir des objections aux méthodes de Proust qui
sont identiques à celles utilisées par Merleau-Ponty contre les psychologues de laboratoire ; à la
fin, Sartre affirme, Proust a fait la même erreur que Merleau-Ponty expose au sujet du travail des
behavioristes : Proust, tout comme les behavioristes, a limité son travail à l’observation des
particules atomistes qui sont censées opérer, en fonction de leur ‘mécanisme’ psychologique
particulier, dans n’importe quel contexte humain” (E. F. KAELIN, An existentialist aesthetic.
The theories of Sartre and Merleau-Ponty, The University of Wisconsin Press, Madison, 1962,
p. 211).
57 “Si c'était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que
j'avais maintenant l'intention de mettre si fort en relief, c'est qu'à ce moment même, dans l'hôtel
du prince de Guermantes, ce bruit des pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement
rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui m'annonçait
qu'enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendis encore, je les entendis
eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé” (R., III, p. 1046).
58 Comme l'observe Florival, “Proust semble bien affirmer l'unité du moi existentiel et vérifier
de la sorte, quoique anticipativement, la thèse de Merleau-Ponty. Mon présent vécu récapitule
alors la totalité des rétentions passées grâce à la temporalité du corps vécu” (Gh. FLORIVAL,
op. cit., p. 138). Les mêmes termes employés dans L'homme et l'adversité reviennent, à
l’intérieur d'une méditation approfondie et rectifiée dans la perspective de l'ontologie, dans une
note de travail rédigée pour Le visible et l'invisible en avril 1960 – “la corporéité proustienne
comme gardienne du passé” (V.I., p. 297) – ainsi que dans les Notes des cours au Collège de
France 1958-1959 et 1960-1961, p. 194 et p. 196.
39
temporalité différente de celle que Heidegger également désigne comme “la
caractérisation courante du temps comme une suite de maintenant à l'infini,
qui passe irréversiblement” 59. Le temps de Proust, c'est le temps dans lequel
le futur peut émerger du souvenir et le souvenir dessiner des lignes de force
dans le futur ; c'est, aussi bien, le temps dans lequel “les intermittences du
cœur” rythment le retour du passé et de la mort, “car – remarque Ricœur –
le temps retrouvé, c'est aussi la mort retrouvée” 60. Le temps de Merleau-
Ponty, c'est le temps dans lequel passé, présent et futur s'enveloppent
mutuellement, se rappellent secrètement, peuvent révéler des retours
insoupçonnés ou inventer des relations imprévues. Mais, puisque ce temps
dont nous sommes le surgissement, ce n'est pas nous qui le constituons, la
lumière qu'il jette sur le monde est une lumière de contingence, qui
condamne chacune de nos expériences à un destin d'inachèvement et de
caducité.
Dans les deux cas, la temporalité vécue par le sujet à travers la médiation
du corps propre rompt avec la conception linéaire et progressive du temps
(et, partant, avec les notions traditionnelles de subjectivité et de sens), en ce
qu'elle met en évidence la circularité des dimensions temporelles et, ce
faisant, se trouve désormais affectée du signe de la précarité 61. Précarité
qui, dès lors, touche et modifie également les notions de subjectivité et de
sens
Nous avons déjà eu l'occasion de relever que, pour Merleau-Ponty, la
logique de la temporalité ainsi conçue ne fait qu'un avec le surgissement du
sens à partir du “rapport de transcendance active entre le sujet et le monde”
(P.P., p. 491). Dans le cadre de ces réflexions, il invoque de nouveau le
concept husserlien d'intentionnalité opérante, qu'il assimile à celui de
“Logos du monde esthétique” – concept dont Husserl se sert dans la
dernière partie de Formale und transzendentale Logik en employant le
terme äisthesis dans son sens étymologique – dont il affirme que, “comme
tout art, [il] ne se connaît que dans ses résultats” (P.P., p. 491). Si nous
avions donc pu voir, dans notre introduction, l'avant-propos de la
Phénoménologie de la perception définir l'intentionnalité opérante comme
“celle qui […] fournit le texte dont nos connaissances cherchent à être la
traduction en langage exact” (P.P., p. XIII), ce que nous retrouvons à
présent, développée dans la perspective de la temporalité, c'est en revanche
59 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, cit., p. 426, tr. fr. p. 494.
60 P. RICŒUR, op. cit., p. 224.
61 À propos de la signification de la précarité dans la Recherche, cf. F. RELLA, Il silenzio e le
parole. Il pensiero nel tempo della crisi, Feltrinelli, Milan, 1981, où l'œuvre de Proust est
interprétée comme une tentative de rachat, par la pratique de l'écriture, de la caducité de
l'expérience à l'époque de la crise. Cf. en outre l'essai de Comolli qui a pour point de départ le
livre de Rella : G. COMOLLI, Il paese della felicità dolente. Sul “sapere precario” di Proust,
“aut aut”, 1981, n. 182-183, pp. 31-44. En ce qui concerne Merleau-Ponty, d'autre part, on a pu
souligner que, dans la perspective qu'il adopte, “la temporalité est principe de la contingence des
choses : elle marque toutes les choses de l'empreinte de la fragilité et de la précarité” (J.
DUCHÊNE, La structure de la phénoménalisation dans la “Phénoménologie de la perception”
de Merleau-Ponty, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a. LXXXIII, n. 3, 1978, p. 392).
40
la conception qui, dans ces mêmes pages, invoquait le modèle de l'art pour
rejeter l'idée de la présence préalable, dans la vie irréfléchie, d'un fond
positif de sens à traduire ou à refléter. Ce que Merleau-Ponty entend donc
ici par “Logos du monde esthétique”, c'est un sens qui s'annonce dans
l'unité du monde sensible vécue par le sujet à l'intérieur et en vertu de son
propre mouvement de temporalisation, un sens qui dans cette dimension se
dessine en même temps que son expression, laquelle toutefois reste encore à
réaliser.
Il faut en outre remarquer comment le concept de “Logos du monde
esthétique” tel qu'il se présente ici, évoque le développement dont fait
l'objet chez Proust la thématique (qu'on trouve déjà chez Baudelaire) des
“correspondances” : la répétition d'une situation déjà vécue, le rapport qui
s'établit spontanément entre des expériences analogues ou différentes, la
rencontre de choses, d'êtres ou de signes qui renvoient à d'autres choses, à
d'autres êtres, à d'autres signes, tout cela semble témoigner d'un accord
“préobjectif” entre l'individu et le sensible, et c'est grâce à cet accord que
Marcel peut éprouver un sentiment de “puissante joie” (R., I, p. 44). À
travers les correspondances vécues, le sujet fait l'expérience d'une sorte
d'unité des formes sensibles : un “Logos” – justement – semble naître dans
le “monde esthétique”. Aussi Merleau-Ponty pouvait-il écrire – comme
nous l'avons déjà rappelé – que le projet phénoménologique et l'œuvre de
Proust se rejoignent “par la même volonté de saisir le sens du monde ou de
l'histoire à l'état naissant” (P.P., p. XVI).
41
d'un lien intrinsèque d'enveloppement et d'implication réciproques, de la
nature de celui – dont il parle à propos de la peinture de Cézanne – qui
existe entre le sens et l'existence d'une œuvre d'art, et du même ordre que la
relation qui lie le corps et l'existence individuelle. “Il faut bien […]
reconnaître – écrit en effet Merleau-Ponty dans une page qui précède de peu
celles dont nous parlons – une opération primordiale de signification où
l'exprimé n'existe pas à part l'expression et où les signes eux-mêmes
induisent au dehors leurs sens. C'est de cette manière que le corps exprime
l'existence totale, non qu'il en soit un accompagnement extérieur, mais
parce qu'elle se réalise en lui. Ce sens incarné est le phénomène central dont
corps et esprit, signe et signification sont des moments abstraits” (P.P., p.
193).
Le sens, dont nous avons précédemment relevé la forme “naissante” et
précaire, est donc un sens incarné et ceci, aussi bien dans le corps que dans
l'œuvre d'art et dans la parole. C'est sur ce triple isomorphisme – que l'on
retrouve à plusieurs reprises dans la Phénoménologie de la perception – que
Merleau-Ponty insiste à présent, et il en développe différents aspects, dans
l'intention de “rendre à l'acte de parler sa vraie physionomie” (P.P., p. 211).
Dans cette perspective, la réflexion de Merleau-Ponty sur l'œuvre de
Proust s'attarde en particulier sur les pages où Swann, désormais déçu de
son amour pour Odette, écoute une fois encore la sonate de Vinteuil 64. La
“petite phrase” de Vinteuil occupe dans la Recherche la fonction de modèle
symbolique à la fois de l'écriture et de la création artistique : c'est justement
de ce double point de vue qu'elle alimente la réflexion de Merleau-Ponty sur
la parole 65.
Voici ce qu'écrit Proust dans l'une des pages dont nous venons de parler :
Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty critique en tant qu'il y voit l'un des piliers de la
pensée objective ; il préfère quant à lui recourir au lien – fluide et circulaire – de motivation, en
vertu duquel, dans toute relation interhumaine, “l'extérieur devient intérieur comme l'intérieur
devient extérieur” (P.P., p. 201).
64 Cf. R., I, pp. 345-353. Ce passage de la Recherche fera de nouveau l'objet de l'attention de
Merleau-Ponty dans Le visible et l'invisible, pp. 195 sq. ainsi que dans les Notes des cours au
Collège de France 1958-1959 et 1960-1961, pp. 191 sq.
65 Il convient toutefois de préciser que l'analyse de Merleau-Ponty n'opère pas de distinction
entre parole orale et parole écrite.
42
Merleau-Ponty remarque que “la signification musicale de la sonate est
inséparable des sons qui la portent : avant que nous l'ayons entendue,
aucune analyse ne nous permet de la deviner ; une fois terminée l'exécution,
nous ne pourrons plus, dans nos analyses intellectuelles de la musique, que
nous reporter au moment de l’expérience ; pendant l'exécution, les sons ne
sont pas seulement les ‘signes’ de la sonate, mais elle est là à travers eux,
elle descend en eux” (P.P., p. 213). Si – poursuit Merleau-Ponty – à la
différence de la musique, le langage semble se limiter à traduire en mots des
signifiés qui leur préexistent et en sont indépendants, c'est parce que nous
avons l'habitude de le considérer alors qu'il reparcourt la chaîne des signes
et des signifiés déjà disponibles. L'analyse porte alors sur ce que Merleau-
Ponty appelle la parole parlée : “une expression seconde, une parole sur des
paroles, qui fait l'ordinaire du langage empirique” (P.P., p.207, note 2).
C'est dans ce cas que les signes ne font que se superposer sur des
significations désormais codifiées et que, par conséquent, la “parole parlée”
en arrive – selon Merleau-Ponty – à nous tromper sur l'origine et la nature
réelle du langage.
Inversement, lorsqu'une phrase – en introduisant des variations, si infimes
soient-elles, dans le langage habituel – y instaure une signification jusque-là
jamais proférée, elle provoque chez celui qui la reçoit (et même chez celui
qui l'a prononcée) une sorte d'initiation analogue à celle que suscite en
Swann la “petite phrase” ; car c'est dans cette phrase que surgit la nouvelle
signification, et elle en est inséparable 66. Ainsi, ce que Swann découvre en
cherchant à analyser la “petite phrase” vaut, selon Merleau-Ponty,
également pour le langage : dans chaque effort d'expression véritable –
c'est-à-dire, dans chaque effort d'expression qui ne se limite pas à recourir
aux significations déjà acquises de la “parole parlée” – signifiant et signifié
révèlent leur inhérence réciproque et indissoluble. Merleau-Ponty emploie à
ce propos l'expression de parole parlante : “celle dans laquelle l'intention
significative se trouve à l'état naissant” (P.P., p. 229) 67. C'est la parole “qui
66 “Tout langage en somme s'enseigne lui-même et importe son sens dans l'esprit de l'auditeur.
Une musique ou une peinture qui n'est d'abord pas comprise finit par se créer elle-même son
public, si vraiment elle dit quelque chose, c'est-à-dire par sécréter elle-même sa signification.
Dans le cas de la prose ou de la poésie, la puissance de la parole est moins visible, parce que
nous avons l'illusion de posséder déjà en nous, avec le sens commun des mots, ce qu'il faut pour
comprendre n'importe quel texte […]. Mais à vrai dire, le sens d'un ouvrage littéraire est moins
fait par le sens commun des mots qu'il ne contribue à le modifier. Il y a donc, soit chez celui qui
écoute ou lit, soit chez celui qui parle ou écrit, une pensée dans la parole que l'intellectualisme
ne soupçonne pas” (P.P., p. 209).
67 La distinction que propose Merleau-Ponty entre “parole parlante” et “parole parlée” semble
s'inspirer de celle que fait Saussure entre “parole” d'une part et “langue” de l'autre, mais en
même temps se caractérise comme autonome en tant qu'elle met résolument l'accent sur l'élément
mobile et créatif du langage. La distance qui sépare cette distinction de celle de Saussure a par
ailleurs été relevée par de nombreux commentateurs. Ainsi Madison fait-il remarquer qu'“on
avancerait sans doute dans une fausse piste à vouloir ne voir dans la Phénoménologie de la
perception qu'une reprise de certains thèmes saussuriens” (G.B. MADISON, op. cit., p. 126).
C'est de toutes façons une opinion largement, et à juste titre, répandue que l'influence effective
de la linguistique de Saussure sur la philosophie de Merleau-Ponty est postérieure à la
43
formule pour la première fois”, la seule qui soit “identique à la pensée”
(P.P., p. 207, note 2). La forme naissante et précaire du sens trouve donc
son expression linguistique dans cette parole qui porte en soi l'étonnement
de la première formulation et qui révèle ainsi sa contingence constitutive 68.
Aussi Merleau-Ponty concentre-t-il surtout son attention sur la “parole
parlante” (qu'il définit également comme “authentique” ou “originaire”),
dont l'analyse semble remettre en question ce que Saussure désigne comme
le “premier principe” de sa linguistique : “l’arbitraire du signe” 69. À la
différence de la “parole parlée”, qui vit seulement de son “sens conceptuel”,
Merleau-Ponty voit en effet dans la “parole parlante” – sous le sens
conceptuel – “le sens émotionnel du mot, […] qui est essentiel par exemple
dans la poésie” (P.P., p. 218). Ce sens émotionnel incarné dans la “parole
parlante” (et inséparable de celle-ci) révèle alors – selon Merleau-Ponty –
“que les mots, les voyelles, les phonèmes sont autant de manières de chanter
le monde et qu'ils sont destinés à représenter les objets, non pas, comme le
croyait la théorie naïve des onomatopées, en raison d'une ressemblance
objective, mais parce qu'ils en extraient et au sens propre du mot en
expriment l'essence émotionnelle” (P.P., p. 218).
L'on a, à juste titre, rapproché cette conception de celle de Roman
Jakobson. Celui-ci – en concentrant son analyse sur le texte poétique (sur
lequel, comme nous avons pu le voir, Merleau-Ponty également met
l'accent) – a cherché à “contourner” le caractère arbitraire du signe,
renouant ainsi avec la ligne de recherche du symbolisme du XIXème siècle
70
. De la même façon, derrière la réflexion de Merleau-Ponty sur le langage,
on peut clairement découvrir une méditation sur les expériences les plus
significatives des milieux symbolistes et décadentistes de la littérature
française, dont précisément l'œuvre de Proust peut être considérée comme
“Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de
projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces
sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément […] rapport unique
que l'écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux
termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les
objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où
l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le
monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la
science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style ; même, ainsi
que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il
dégagera leur essence commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire
aux contingences du temps, dans une métaphore” (R., III, p. 889).
82 Ainsi, si d'un côté “le mouvement par lequel la pensée reconnaît la parole comme geste
relève […] de la dimension archéologique de la phénoménologie” (J.-P. CHARCOSSET,
Merleau-Ponty. Approches phénoménologiques, Hachette, Paris, 1981, p. 36), d'un autre côté de
l'affirmation de Merleau-Ponty que nous venons de citer, il ressort que “la parole nous introduit à
la notion de la vérité comme telos infini” (G. B. MADISON, op. cit., pp. 67-68). Fontaine-De
Visscher commente ainsi cette affirmation : “le langage accomplit la tâche de la Raison, il est la
visée de la vérité comme présomption. C'est ce qui fait qu'il repose tout entier sur lui-même, qu'il
se reprend sur lui-même entièrement à chaque parole” (L. FONTAINE-DE VISSCHER, op. cit.,
p. 48). Ainsi, ce commentaire tend à mettre en relief cette idée du langage comme totalité
autoréférentielle qui, en effet, est esquissée dans la Phénoménologie de la perception et qui
deviendra une idée centrale dans les travaux ultérieurs de Merleau-Ponty.
83 À ce sujet Deleuze fait remarquer que “la Recherche du temps perdu, en fait, est une
recherche de la vérité. Si elle s'appelle recherche du temps perdu, c'est seulement dans la mesure
où la vérité à un rapport essentiel avec le temps” (G. DELEUZE, Marcel Proust et les signes,
P.U.F., Paris, 1964, p. 12).
84 La duplicité du “mode esthétique” dans la Recherche est mise en évidence par Gh.
FLORIVAL, op. cit., p. 26.
49
Paul Ricœur 85 – entre traduction et création d'impressions déjà là. Au sujet
de ces impressions, Proust écrit en effet : “leur premier caractère était que je
n'étais pas libre de les choisir, qu'elles m'étaient données telles quelles”
(ibidem), et il ajoute un peu plus loin : “Quant au livre intérieur de signes
inconnus […], pour la lecture desquels personne ne pouvait m'aider
d'aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut
nous suppléer ni même collaborer avec nous” (ibidem) 86.
Commentant cette page, Gilles Deleuze écrit : “Traduire, déchiffrer,
développer sont la forme de la création pure. Il n'y a pas plus de
significations explicites que d'idées claires. Il n'y a que des sens impliqués
dans des signes ; et si la pensée a le pouvoir d'expliquer le signe, de le
développer dans une Idée, c'est parce que l'Idée est déjà là dans le signe, à
l’état enveloppé et enroulé, dans l’état obscur de ce qui force à penser” 87.
La double recherche “esthétique” chez Proust, recherche de la sensibilité
vécue et recherche de son expression artistique, se rassemble ainsi dans la
circularité de la traduction et de la création dans l'œuvre d'art. Il nous
semble entendre un écho de cette position dans la conception que Merleau-
Ponty, lorsqu'il indique justement l'art comme modèle, propose de
l'opération d'expression. Celle-ci, en effet, comme nous l'avons vu, ne
reflète pas un “être préalable” mais reprend plutôt un sens qui se trouve
déjà là, latent, dans notre expérience vécue du monde sensible, et qu'elle
prolonge créativement en le dévoilant, c'est-à-dire un sens qu'elle suscite et
qui la suscite selon un lien indissoluble et circulaire 88. Aussi bien chez
85 P. RICŒUR, op. cit., p. 221.
86 Cette phrase fait l'objet d'un commentaire de la part de Merleau-Ponty dans le résumé de
son cours sur “Le problème de la parole” (cf. R.C., p. 42), dont nous avons déjà parlé, et qu'il tint
au Collège de France durant l'année 1953-54 : nous serons appelés à nous en occuper
directement dans le prochain chapitre.
Au sujet de la conception proustienne de l'œuvre d'art comme “équilibre instable”, rappelons
qu'elle affleure également dans d'autres passages du Temps retrouvé. Ainsi, on y trouve d'un côté
l'affirmation selon laquelle “ce livre essentiel, le seule livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans
le sens courant, à l'inventer, puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir
et la tâche d'un écrivain son ceux d'un traducteur” (R., III, p. 890), et quelques pages plus loin
l'on trouve la remarque suivante : “La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie
par conséquent réellement vécue, c'est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à chaque
instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils
ne cherchent pas à l'éclaircir. […] le style, pour l'écrivain, aussi bien que la couleur pour le
peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait
impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la
façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel
de chacun” (R., III, p. 895).
87 G. DELEUZE, op. cit., p. 87.
88 Ceci nous amène à être en désaccord avec l'interprétation qu'avance Descombes, selon
laquelle l'intérêt pour l'œuvre de Proust manifesté par Merleau-Ponty s'expliquerait par la
présence dans la Recherche d'une “théorie du livre intérieur”, en tant qu'une telle théorie, en
confiant à l'écrivain la tâche de traduire ce livre, se trouverait d'accord avec la définition que
donne Merleau-Ponty de l'expérience comme d'un “texte”, qui imposerait une tâche analogue (cf.
V. DESCOMBES, Proust. Philosophie du roman, Éd. de Minuit, Paris, 1987, pp. 240-241). Si la
tendance à considérer l'expérience comme un texte, tendance que nous n'avons pas manqué de
relever, affleure par moments dans la Phénoménologie de la perception, et révèle par ailleurs
50
Proust que chez Merleau-Ponty, par conséquent, l'expression est animée
d'un mouvement à la fois archéologique et téléologique.
Ces observations éclairent d'ailleurs le rapport profond qui, dans la
perspective adoptée par Merleau-Ponty, unit la conception de toute
opération d'expression, y compris la parole, comme reprise créatrice de sens
d'une part, et, d'autre part, l'affirmation réitérée selon laquelle “le mot a un
sens” (P.P., p. 206 ; c'est l'auteur qui souligne).
52
à advenir – elle aussi – dans le langage et dans le temps, finit par
conséquent par révéler comment circularité ne signifie d'aucune manière
aboutissement final à la coïncidence.
À la lumière de ces considérations, il n'est dès lors pas surprenant que – là
où il développe ses réflexions sur les rapports entre la parole, le temps et
l'éternité – Merleau-Ponty se réfère à la page finale de la Recherche 94. En
effet, si précédemment Proust avait cru pouvoir saisir une impression “dans
ce qu'elle avait d'extra-temporel”, et se trouver ainsi situé “en dehors du
temps” (R., III, p. 871), dans le passage indiqué par Merleau-Ponty, il avoue
:
Ricœur souligne que “cette dernière figure du temps retrouvé dit deux
choses : que le temps perdu est contenu dans le temps retrouvé, mais aussi
que c'est finalement le temps qui nous contient” 95.
Si nous avions déjà eu l'occasion précédemment de relever comment,
aussi bien chez Proust que chez Merleau-Ponty, nous nous trouvions en
présence d'une configuration non plus linéaire du temps, maintenant nous
pouvons donc qualifier cette configuration d'enveloppante et ce, à deux
titres : les dimensions temporelles dans l'expérience vécue s'enveloppent les
unes les autres, mais, en même temps, le temps nous enveloppe, puisqu'il n'a
pas été constitué par nous. Cette configuration doublement enveloppante du
temps jette sur la conception de la subjectivité, du sens et de l'expression
une lumière de transcendance et, simultanément, de contingence, laquelle
empêche à ces concepts d'atteindre la transparence. Il est impossible pour la
subjectivité de coïncider avec elle-même ; le sens perd la forme de la
linéarité et de la stabilité pour revêtir les caractères de la précarité ;
l'expression se voit destinée à être inépuisable et, pour cette raison même,
nécessairement inachevée.
À partir de cette description du temps, donc, le phénomène de la parole
lui-même en vient à se présenter comme dicible sans cesse enveloppé d'un
halo d'indicible 96. Cet indicible, en ce qu'il procède de notre impossibilité à
94 “Nous sommes, comme disait Proust, juchés sur une pyramide de passé, et si nous ne le
voyons pas, c'est que nous sommes obsédés par la pensée objective” (P.P., p. 450).
95 P. RICŒUR, op. cit., p. 224. Merleau-Ponty écrit à son tour : “si nous retrouvons le temps
sous le sujet et si nous rattachons au paradoxe du temps ceux du corps, du monde, de la chose et
d'autrui, nous comprendrons qu'il n'y a rien à comprendre au-delà” (P.P., p. 419).
96 C'est sur ce thème de la dicibilité que Madison concentre son analyse du rapport entre
Merleau-Ponty et Proust (cf. G. B. MADISON, op. cit., pp. 144 sq.). Il explique en effet que
“l’œuvre de Proust apparaît comme un archétype de l'expérience littéraire, car, plus
manifestement que chez beaucoup d'autres écrivains, l’œuvre ici se donne comme la réalisation
de cette conviction que l'expérience vécue est éminemment dicible” (ibidem, pp. 145-146). Cette
53
constituer le temps, ne désigne rien d'autre, tous comptes faits, que la mort
97
. Il ne faut pas en conclure pour autant à l'échec 98. À une parole
authentique en tant que consciente de sa propre contingence – une parole
qui brise donc les frontières des disciplines – est confiée la tâche infinie
d'installer dans l'horizon des vérités humaines le sens naissant de notre
rencontre sans cesse recommencée avec le monde. C'est dans cette voie que
la réflexion de Merleau-Ponty s'engagera ; elle y verra les signes d'un savoir
philosophique qui se dessine dans le chiasme du visible et de l'invisible
ainsi que du dicible et de l'indicibile. Dans ce sens, elle concentrera toujours
plus son attention sur les espaces blancs qui entourent les lettres noires dans
la page écrite.
56
les éléments de nouveauté qu'elle exprime en faisant affleurer, comme le
fait remarquer Claude Lefort, “les premiers signes de la méditation sur
‘l'ontologie indirecte’ qui viendra nourrir Le visible et l'invisible’ 103, mais
aussi pour les passages où la réflexion y demeure, comme dans la
Phénoménologie de la perception, centrée sur la dimension de la
subjectivité incarnée 104 – est l'un des documents les plus significatifs de
cette phase de la production de Merleau-Ponty qu'on peut à juste titre
qualifier d'intermédiaire.
dans une vue unique, il y a sédimentation, et je pourrai penser au-delà. La parole, en tant que
distincte de la langue, est ce moment où l'intention significative encore muette et tout en acte
s'avère capable de s'incorporer à la culture, la mienne et celle d'autrui, de me former et de le
former en transformant le sens des instruments culturels” (S., p. 115). Nombreux sont ceux qui
par ailleurs ont vu des analogies entre la notion de langue et celle de tradition. B. P. Dauenhauer
par exemple en résume ainsi les éléments essentiels : “en premier lieu, tout comme la langue
donne une unité au parler, la tradition donne de l’unité aux multiples occurrences du discours
présent. […] En deuxième lieu, la langue n’est pas une fonction du parlant mais plutôt est
assimilée d’une façon passive par l’individu. De même, […] la tradition est presupposée pour
atteindre l’efficacité intentionelle de n’importe quel discours présent et, en fait, y contribue par
sa propre efficacité” (B. P. DAUENHAUER, Silence. The phenomenon and its ontological
significance, Indiana University Press, Bloomington, 1980, p. 51).
112 “On doit renoncer à détacher la loi des faits, à résorber idéalement les faits dans la
loi”, affirme encore Le métaphysique dans l'homme (S.N., p. 151), soutenant que “les sciences de
l'homme s'orientent chacune à leur manière vers la même révision des rapports du subjectif et de
l'objectif” (ibidem). Cette analyse est reprise par la suite par Merleau-Ponty dans son cours à la
Sorbonne consacré aux “Sciences de l'homme et la phénoménologie”, en même temps que la
problématique relative au rapport entre faits et essences lue dans la perspective fournie par le
dernier Husserl. À ce propos J. M. Edie a observé que la linguistique de Saussure fournit à
Merleau-Ponty “l’une des plus évidentes illustrations de la corrélation du fait et de l’essence
dans l’expérience et donc le moyen de rapprocher le structuralisme et la phénoménologie et de
les reconcilier dans une synthèse supérieure” (J. M. EDIE, Was Merleau-Ponty a structuralist ?,
“Semiotica”, t. IV, 1971, n. 4, p. 322). La convergence théorique entre les positions du dernier
Husserl sur le langage et celles de Saussure est du reste affirmée par Merleau-Ponty justement
dans le cours de la Sorbonne déjà cité (cf. B.P., p. 150) et répétée dans S., p. 132.
62
Cette lecture de l'œuvre de Saussure se développe dans La prose du
monde et les écrits de la même période ; elle s'efforce de montrer
l'entrelacement étroit entre langue et parole à l'intérieur du phénomène du
langage. Cela apparaît nettement par exemple au début du résumé du cours
– consacré justement au “Problème de la parole” – que Merleau-Ponty tint
au Collège de France durant l'année 1953-54 113. On y trouve également les
implications philosophiques – que nous avons déjà signalées – qui, pour
Merleau-Ponty, dérivent d'une réflexion orientée dans ce sens : “en prenant
pour thème la parole, c'est en réalité dans un milieu nouveau que Saussure
transportait l'étude du langage, c'est une révision de nos catégories qu'il
commençait. [.…] La fameuse définition du signe comme ‘diacritique,
oppositif et négatif’ veut dire que la langue est présente au sujet parlant
comme un système d'écarts entre signes et entre significations, que la parole
opère d'un seul geste la différenciation dans les deux ordres, et que
finalement, à des significations qui ne sont pas closes et des signes qui
n'existent que dans leur rapport, on ne peut appliquer la distinction de la res
extensa et de la res cogitans” (R.C., pp. 33-34).
Attentive à ces implications philosophiques, l'interprétation que Merleau-
Ponty donne de l'œuvre de Saussure attribue donc à celle-ci le mérite d'avoir
inauguré une linguistique de la parole – qui s'intéresserait au plan
synchronique – à côté de celle de la langue, qui concernerait le domaine
diachronique 114. D'autre part, et pour les mêmes raisons, Merleau-Ponty
critique Saussure pour avoir considéré réciproquement irréductibles les
deux perspectives, et revendique dès lors le rôle indispensable que la
“phénoménologie de la parole” peut jouer – pour dépasser la dualité de
l'approche de Saussure – en interagissant dialectiquement avec la “science
113 “La parole ne réalise pas seulement les possibilités inscrites dans la langue. Déjà chez
Saussure, en dépit de définitions restrictives, elle est loin d'être un simple effet, elle modifie et
soutient la langue tout autant qu'elle est portée par elle” (R.C., p. 33).
114 Cf. P.M., p. 33. Merleau-Ponty opère de cette façon, comme cela a déjà été largement
souligné, une déformation voyante de la théorie de Saussure, puisque – explique par exemple
Madison – “pour Saussure la distinction est ici non pas entre la parole et la langue, mais entre
deux linguistiques de la langue elle-même” (G.B. MADISON, op. cit., p. 126, note 1). Un autre
aspect important de la pensée de Saussure déformé par la lecture de Merleau-Ponty est signalé
par la critique dans le fait que – comme le rappelle encore Madison – “contrairement à ce que
Merleau-Ponty dit, la parole n'est jamais le point de référence central pour Saussure” (ibidem).
Pour ces deux éléments, cf., à part M. LEFEUVRE, Merleau-Ponty au delà de la
phénoménologie, cit., p. 208, également M. LAGUEUX, Merleau-Ponty et la linguistique de
Saussure, “Dialogue”, vol. IV, n. 3, décembre 1965, pp. 351-364, ainsi que G. CHARRON, Du
langage. A. Martinet et M. Merleau-Ponty, Éd. de l'Université d'Ottawa, Ottawa, 1972, p. 97. Ce
dernier, en soulignant comment la linguistique de Saussure tend en réalité à négliger la
perspective du sujet parlant que la lecture de Merleau-Ponty au contraire semble y voir
considérée, reconnaît par ailleurs à Merleau-Ponty le mérite d'avoir posé aux linguistes le
problème d'intégrer cette perspective dans l'analyse du langage (ibidem, p. 99). À propos de ce
mérite, cf. également R. BARTHES, Éléments de sémiologie, “Communications”, n. 4, 1964, p.
94, U. ECO, Segno, cit., p. 115, C. PUECH, Merleau-Ponty. La langue, le sujet et l'institué : la
linguistique dans la philosophie, “Langages”, n. 77, mars 1985, pp. 21-32, et C. ZAMBONI, Il
linguaggio nella riflessione di Merleau-Ponty e i legami con lo strutturalismo, “aut aut”, n. 232-
233, juillet-octobre 1989, pp. 17-42.
63
objective du langage”.
À la lumière de cette dialectique, il est en effet possible, selon Merleau-
Ponty, de voir comment synchronie et diachronie – qu'il identifie
respectivement avec le point de vue “subjectif” et avec le point de vue
“objectif” du phénomène linguistique – s'incorporent réciproquement : d'un
côté, la première inclut la seconde, puisque “si […], considéré selon une
coupe transversale, le langage est système, il faut aussi qu'il le soit dans son
développement” (S., p. 108) ; d'un autre côté, la seconde inclut la première,
en tant que “si, considéré selon une coupe longitudinale, le langage
comporte des hasards, il faut que le système de la synchronie à chaque
moment comporte des fissures où l'événement brut puisse venir s'insérer”
(ibidem).
En montrant, d'une part que le devenir historique du langage n'est pas
dépourvu d'une logique que les circonstances dues au hasard qui
surviennent au fur et à mesure contribuent à réorienter, en soulignant de
l'autre que la logique qui gouverne le langage à un moment donné n'exclut
pas que surviennent des circonstances dues au hasard qui en sollicitent la
réorganisation, Merleau-Ponty opère donc consciemment une
transformation de la conception de Saussure. Ainsi conçu, le phénomène de
l'expression linguistique ne cesse alors de se transcender et de se reprendre
dans l'entrelacement étroit de la synchronie et de la diachronie, révélant la
logique du langage comme “logique incarnée” (S., p. 110), en vertu de
laquelle tous les efforts expressifs simultanés et successifs se rejoignent et
communiquent. S'ébauche ainsi “une nouvelle conception de l'être du
langage” (ibidem), à l'intérieur de laquelle apparaît ce concept de “chair”
qui occupera une place centrale dans la dernière période de la méditation de
Merleau-Ponty.
C'est à l'intérieur de cette perspective que la distinction entre parole
parlée et parole parlante est reformulée, dans le but de trouver – avec
Saussure et au-delà de Saussure – l'unité dialectique dernière de la langue et
de la parole. Certes, Merleau-Ponty tend à conserver à la parole un primat
historique et ontologique en tant qu'il lui attribue le pouvoir d'instituer la
communication 115. C'est en effet la “parole conquérante” – explique-t-il
dans La prose du monde – “qui rend possible la parole instituée, la langue.
Il faut qu'elle enseigne elle-même son sens, et à celui qui parle et à celui qui
écoute, il ne suffit pas qu'elle signale un sens déjà possédé de part et d'autre,
il faut qu'elle le fasse être” (P.M., p. 196). Mais un peu plus loin il ajoute :
“Antérieure à toutes les langues constituées, soutien de leur vie, elle est en
retour portée par elles dans l'existence, et, une fois instituées des
significations communes, elle reporte plus loin son effort” (ibidem). Ainsi,
alors que dans la Phénoménologie de la perception la transcendance qui
115 Cet aspect est souligné par J. M. Edie, qui fait remarquer comment pour Merleau-
Ponty “les structures de la langue […] sont, bien que presupposées logiquement dans l’analyse,
générées historiquement et ontologiquement par la parole elle-même” (J. M. EDIE, Was
Merleau-Ponty a structuralist ?, cit., pp. 315).
64
s'exprime dans le langage était située dans la parole parlante conçue
comme acte individuel d'expression qui, en conservant un sens gestuel,
participe de la transcendance qui anime le corps propre, maintenant, la
transcendance qui opère dans le langage – et qui s'avère encore “un cas
éminent de l'intentionnalité corporelle” (S., p. 111) – agit précisément en
vertu de l'interaction de la parole avec la langue, c'est-à-dire en vertu de
l'implication réciproque des deux éléments qui le composent, en choisissant
dans le patrimoine sédimenté des signes et des significations ces signifiants
grâce à la rencontre desquels germe un sens nouveau, qui est impliqué en
eux et qui toutefois les dépasse, et dépasse également l'intention
significative du sujet parlant. De cette façon, l'horizon de la subjectivité sur
lequel, dans la Phénoménologie de la perception, l'analyse du langage était
encore centrée, tend à s'inscrire dans une conception qui voit dans le
langage “quelque chose comme un être” (S., p. 54). Reste encore toutefois à
préciser le sens dernier que, sur une telle base, l'intentionnalité revêt par
rapport à l'être : c'est ce que Merleau-Ponty s'attachera à faire dans la
dernière phase de sa pensée, en adoptant explicitement la perspective de
l'ontologie.
124 Comme le confirme G. Charron, “Il est certain que pour celui-ci [i.e. : Saussure] la
linguistique de la langue est d’abord synchronique” (G. CHARRON, Du langage. A. Martinet et
M. Merleau-Ponty, cit., p. 98).
125 Déjà dans le cours consacré à “La conscience et l'acquisition du langage” tenu à la
Sorbonne durant l'année 1948-49, Merleau-Ponty explicite cette révision du concept saussurien
de structure, en l'attribuant à G. Guillaume et en l'exprimant justement en des termes
gestaltistes : “Le langage serait alors non une Gestalt de l'instant mais une Gestalt en
mouvement, évoluant vers un certain équilibre” (B.P., p. 259). Dans ce sens, on a souligné que
“Merleau-Ponty reprend et remodèle le concept de structure en l’envisageant dans l’écoulement
du temps” (C. ZAMBONI, Il linguaggio nella riflessione di Merleau-Ponty e i legami con lo
strutturalismo, cit., p. 24).
126 M. MERLEAU-PONTY, Intervention au Colloque sur le mot structure (Paris, 10-12
janvier 1959), compte-rendu publié dans Sens et usages du terme structure dans les sciences
humaines et sociales, édité par R. Bastide, Mouton & Co., La Haye, 1962, p. 155. Comme nous
l'avons montré, ce jugement, bien qu'il n'ait été exprimé que plus tard, sous-tend la réflexion de
Merleau-Ponty également durant la période traitée dans ce chapitre.
71
tout terme positif. C'est ceci qui lui permet d'abandonner la tendance – que
nous avions rencontrée dans la période précédente de sa réflexion – à
concevoir la vie irréfléchie et silencieuse de la conscience comme
fondement positif. Le concept de structure qu'il acquiert par ses recherches
sur le langage influe en effet sur sa description de l'activité perceptive 127.
Ainsi le résumé du cours que Merleau-Ponty consacre en 1952-53 au thème
“Le monde sensible et le monde de l'expression” affirme-t-il : “Car le sens
d'une chose perçue, s'il la distingue de toutes les autres, n'est pas encore
isolé de la constellation où elle apparaît, il ne se prononce que comme un
certain écart à l'égard du niveau d'espace, de temps, de mobilité et en
général de signification où nous sommes établis, il n'est donné que comme
une déformation, mais systématique, de notre univers d'expérience” (R.C.,
p. 12). Dans cette perspective, le pouvoir originaire de symbolisation du
corps, déjà mis en lumière dans la Phénoménologie de la perception et –
comme nous l'avons rappelé auparavant – confirmé dans les écrits de cette
période, se révèle par conséquent, à présent, comme pouvoir originaire de
différenciation 128 ; c'est pourquoi les gestes d'expression, au même titre que
les phonèmes, ont déjà une valeur diacritique et la conscience perceptive, au
même titre que le langage, “est donc indirecte” (R.C., p. 12). Autrement dit,
peut-on lire dans ce même résumé, “la perception est donc déjà expression”
(R.C., p. 14), dont le sens advient comme écart entre la chose perçue et
l'imperception de ce qui l'entoure 129.
Ces considérations, nous avons déjà eu l'occasion de le dire, dénotent une
modification de la conception que Merleau-Ponty se fait de l'expérience
silencieuse, laquelle en vient à se présenter justement en termes de
diacriticité. En tant que cette expérience est saisie comme inscrite dans
l'horizon intersubjectif de la co-perception du monde, Merleau-Ponty peut
affirmer que “La première parole ne s'est pas établie dans un néant de
communication parce qu'elle émergeait des conduites qui étaient déjà
communes et prenait racine dans un monde sensible qui déjà avait cessé
d'être monde privé” (P.M., p 60). Dans ce sens, continue-t-il, “le mystère de
la première parole n'est pas plus grand que le mystère de toute expression
réussie” (P.M., p. 61). C'est donc dans la forme diacritique commune à
l'expérience silencieuse et à l'expression langagière qu'est conçu maintenant
127 C'est pour cette raison que nous ne sommes pas d'accord avec Madison, lequel estime
au contraire – en accord avec sa reconstruction de l'ensemble de l'itinéraire philosophique de
Merleau-Ponty dont nous avons donné une synthèse brève dans la note 1 de ce chapitre – que, en
ce qui concerne la perception, Merleau-Ponty, durant cette période de sa pensée, “n'a rien dit
qu'il n'avait déjà dit dans la Phénoménologie” (G. B. MADISON, op. cit., p. 111).
128 “L’éveil et la conscience lucide nous rendent les systèmes diacritiques et oppositifs
sans lesquels notre rapport au monde se désarticule et s'annule bientôt” (R.C., p. 18).
129 Tout en définissant la perception comme expression, Merleau-Ponty est soucieux
également de la différencier de l'“expression proprement dite”, en précisant que “il y a bien
renversement quand on passe, du monde sensible où nous sommes pris, à un monde de
l'expression où nous cherchons à capter et rendre disponibles les significations, mais ce
renversement et le ‘mouvement rétrograde’ du vrai sont appelés par une anticipation perceptive”
(R.C., p. 12).
72
le passage de l'une à l'autre. De cette façon, les difficultés précédemment
liées à la conception de la vie irréfléchie et silencieuse comme fondement
positif semblent sur le point d'être dépassées. Certes, n'est pas encore
acquise ici la réversibilité entre silence et parole qui sera thématisée lorsque
Merleau-Ponty adoptera la perspective ontologique 130, mais les bases de
cette orientation semblent dès maintenant jetées lorsque Merleau-Ponty
constate que la perception et le langage partagent le même pouvoir de
différenciation et que, par conséquent, tous deux expriment de façon
indirecte.
132 De ce point de vue, c'est à juste titre que Lefeuvre dit que “On n'est pas encore sorti de
l'enracinement perceptif du sujet, ici le peintre, à quoi revient sans cesse Merleau-Ponty” (M.
LEFEUVRE, Merleau-Ponty au delà de la phénoménologie, cit., p. 358). Par contre, il ne nous
semble pas que l'on puisse partager sa thèse, selon laquelle l'influence des conceptions de
Saussure sur les pages que Merleau-Ponty consacre à la peinture ne serait présente que dans
L'œil et l'esprit. S'il est vrai en effet que, dans cet essai, l'influence en question, conjuguée avec
l'adoption explicite de la perspective ontologique, induira Merleau-Ponty à tourner son attention
aussi sur l'œuvre d'art, sans jamais toutefois la détacher de l'opération d'expression qui la génère,
il n'en reste pas moins selon nous que, dès les écrits de la période dont nous nous occupons, le
caractère diacritique du signe pictural est clairement mis en évidence.
74
tableau non moins que la page littéraire se caractérise comme “système
d'équivalences” (S., p. 71) entre les signes tracés, dans les deux cas en effet
l'opération expressive se présente en termes diacritiques 133, puisque c'est
dans ces mêmes termes que se présente leur source perceptive commune.
Dans cette perspective, alors que, dans Le doute de Cézanne, nous avions
rencontré la description de l'artiste “revenu pour en prendre conscience au
fonds d'expérience muette et solitaire sur le quel sont bâtis la culture et
l'échange des idées” (S.N., p. 32) – où semblait affleurer, comme nous
l'avions noté, la conception de la vie irréfléchie comme fondement positif –,
maintenant Merleau-Ponty, en en donnant une interprétation diacritique,
affirme que le style est “non pas donc renfermé aux tréfonds de l'individu
muet, mais diffus dans tout ce qu'il voit” (S., p. 66). En outre, si, dans la
Phénoménologie de la perception, la même tendance à voir dans la vie
irréfléchie la présence d'une couche positive de sens pouvait être discernée
dans la définition de l'intentionnalité opérante comme “texte”, Le langage
indirect et les voix du silence à plusieurs reprises exclut avec décision
“l'idée d'un texte original” (S., p. 54 ; c'est l'auteur qui souligne) qui
précéderait et guiderait l'effort d'expression. Ainsi, en commentant un film
montrant, au ralenti, Matisse en train de peindre, et faisant ressortir les
hésitations, les choix et les changements d'idée du peintre, Merleau-Ponty
souligne le fait que cet acte n'est réglé “que par l'intention de faire ce
tableau-là, qui n'existait pas encore” (S., p. 58 ; c’est l’auteur qui souligne).
C'est la même chose qui a lieu – précise-t-il dans la même page – dans le
langage parlant : la parole “tâtonne autour d'une intention de signifier qui ne
se guide pas sur un texte, qui justement est en train de l'écrire” (ibidem).
Comme l'explique en effet la communication Sur la phénoménologie du
langage (mais ce qui y est dit peut s'appliquer à toute forme d'expression),
l'intention de signifier – ce “vœu muet” qui précède et suscite l'opération
d'expression mais qui ne peut se connaître qu'en elle – “n'est sur le moment,
[…] qu'un vide déterminé, à combler par des mots” (S., p. 112). De cette
façon, ce qui est repris et développé dans la perspective diacritique offerte
par la linguistique de Saussure, c'est la conception du rapport entre silence
et parole qui était esquissée dans le chapitre “Le corps comme expression et
la parole” de la Phénoménologie de la perception, où l'intention de signifier
était considérée justement comme “un certain vide de la conscience” (P.P.,
p. 213). L'opération d'expression ne peut par conséquent se mesurer avec
aucun texte préliminaire, puisque la vie irréfléchie et silencieuse de la
conscience apparaît justement comme “vide déterminé” et non comme
fondement positif que l'expression n'aurait qu'à traduire. Dans cette
perspective, la subjectivité perd alors les caractères précédemment attribués
au concept de Cogito tacite, et se précise au moyen des caractères de
fissure, notion qui par ailleurs – comme nous l'avions signalé – apparaissait
133 “Le langage exprime autant par ce qui est entre les mots que par les mots eux-mêmes,
et par ce qu'il ne dit pas que par ce qu'il dit, comme le peintre peint, autant que par ce qu'il trace,
par les blancs qu'il ménage, ou par les traits de pinceau qu'il n'a pas posés” (P.M., pp. 61-62).
75
déjà dans le chapitre de la Phénoménologie de la perception consacré à la
parole.
76
qui soulignons). Comme nous avons pu l'observer, en effet, durant cette
phase de sa pensée Merleau-Ponty abandonne toute tendance à considérer
l'expérience comme texte – ou “livre intérieur” – et l'expression comme sa
traduction : “l'auteur lui-même n'a aucun texte qu'il puisse confronter avec
son écrit – confirme-t-il dans Le langage indirect et les voix du silence –,
aucun langage avant le langage” (S., p. 54). En parlant de cercle vicieux,
Merleau-Ponty vise par conséquent à mettre en évidence une fois encore la
circularité du rapport que l'expression – qu'elle soit langagière ou, comme
nous l'avons vu plus haut, picturale – entretient avec l'expérience, puisque
ce rapport ne peut être archéologique sans être en même temps téléologique,
ne peut reprendre l'expérience sans en même temps la recréer. D'autre part,
cela ne mène pas à la conclusion, à laquelle parvient par contre Descombes,
que “la littérature ne peut pas être la description littéraire de l'expérience.
La littérature ne peut être que la description de l'expérience littéraire” 139,
puisque si – comme nous l'avons relevé précédemment – le style ne fait
qu'un avec le sens, la description littéraire de l'expérience ne fait qu'un avec
la description de l'expérience littéraire 140.
Comme nous l'avons vu plus haut, Descombes estime que Proust, tout en
affirmant la théorie du livre intérieur, va dans son roman au-delà d'elle,
puisque les exemples mêmes qu'il allègue pour l'appuyer 141 montrent au
contraire que “le sujet de l'expérience n’a […] pas directement accès à ses
impressions, à la ‘vérité ressentie’, aux signes du livre intérieur” 142.
C'est justement l'impossibilité d'un accès direct à l'expérience qui fait
l'objet d'une intervention de Merleau-Ponty au colloque sur “L'œuvre et la
pensée de Husserl” 143, quelques années après son cours sur “Le problème
de la parole” tenu au Collège de France. Rappelant justement la phrase de
Husserl citée par Descombes, il y affirme que, dans cette phrase, Husserl a
fixé à la phénoménologie “une tâche difficile, presque impossible” 144. En
effet – se demande Merleau-Ponty – puisque toute réduction, de l'aveu de
Husserl lui-même, “est d'abord eidétique, il n'en résulte pas qu'elle ne
saurait jamais être pensée adéquate de l'expérience effective, puisqu'il y a
139 Ibidem.
140 Comme nous avons essayé de le montrer dans le chapitre précédent, c'est là le sens
même de la Recherche de Proust : “Ce qu'elle pose – écrit en effet Ricœur –, c'est une équation
qui, au terme de l'œuvre, devrait être entièrement réversible entre la vie et la littérature, c'est-à-
dire finalement entre l'impression conservée dans sa trace et l'œuvre d'art qui dit le sens de
l'impression. Mais cette réversibilité n'est donnée nulle part : elle doit être le fruit du labeur de
l'écriture. En ce sens, la Recherche pourrait s'intituler À la recherche de l'impression perdue, la
littérature n'étant pas autre chose que l'impression retrouvée” (P. RICŒUR, Temps et récit, t. II,
cit., p. 222). C'est bien d'“équation” en effet qu'il faut parler, comme le fait justement Ricœur, et
non d'identité, puisqu'elle ne pourra de toute façon donner lieu à une coïncidence.
141 Cf. R., III, pp. 890-896.
142 V. DESCOMBES, Proust. Philosophie du roman, cit., p. 244.
143 M. MERLEAU-PONTY, Intervention au Troisième Colloque philosophique de
Royaumont, “L'œuvre et la pensée de Husserl” (23-30 avril 1957), publié in Husserl, Cahiers de
Royaumont, III, Éd. de Minuit, Paris, 1959, pp. 157-159.
144 Ibidem, p. 157.
77
toujours entre l'eidos et l'expérience effective cette distance qui fait
justement la clarté de la pensée réfléchie ou philosophique ?” 145 De cette
façon, l'interprétation du concept de réduction phénoménologique, que nous
avions dès le début signalé comme un motif de tension irrésolue de la
période précédente de la réflexion de Merleau-Ponty, devient l'objet d'une
problématisation explicite 146. En effet, si nous avions vu l'avant-propos de
la Phénoménologie de la perception affirmer que “la réduction eidétique
c'est […] la résolution de faire apparaître le monde tel qu'il est avant tout
retour sur nous-mêmes, c'est l'ambition d'égaler la réflexion à la vie
irréfléchie de la conscience” (P.P., p. XI), l'intention de Merleau-Ponty lors
de son intervention au colloque sur Husserl est de mettre en question
précisément l'opinion optimiste selon laquelle la réduction peut conserver
entièrement notre contact avec le monde – c'est-à-dire peut justement
“égaler la réflexion à la vie irréfléchie de la conscience” – et il souligne en
effet la “résistance de l’irréfléchi à la réflexion” 147.
Ces considérations rejoignent d'autre part celles auxquelles nous avons vu Merleau-
Ponty parvenir durant cette phase de sa pensée à travers la réflexion sur le langage :
puisque l'expérience silencieuse de la vie irréfléchie ne peut être décrite qu'à travers une
opération d'expression qui ne coïncide pas avec elle, le dicible, comme nous l'avons
souligné, n'est jamais sans résidus.
78
invitation à repenser la philosophie de l'histoire “sur l'exemple des arts et du
langage” (S., p. 91). Les premiers gestes picturaux, tout comme les premiers
gestes linguistiques – et, avant eux, les premiers actes perceptifs – ont en
effet inauguré l'histoire unique de l'expression et en ont préfiguré les
développements à venir : c'est en vertu de cette préfiguration qu'ils
communiquent avec nous et que nous pouvons les interpeller. À ce propos
Merleau-Ponty attire l'attention sur le concept husserlien de Stiftung, “pour
désigner […] la fécondité illimitée de chaque présent qui, justement parce
qu'il est singulier et qu'il passe, ne pourra jamais cesser d'avoir été et donc
d'être universellement” (S., pp. 73-74). Ce concept renvoie au concept
d'“institution”, que nous avons vu Merleau-Ponty introduire dans le but de
préciser que le sens n'est pas constitué par la conscience, mais
s'autoconstitue 148 ; la Stiftung se présente par conséquent comme auto-
fondation d'une historicité qui ne fait qu'un avec ce que Merleau-Ponty
définit comme “ordre de la culture ou du sens” et qui, à partir des plus
lointaines tentatives d'expression, annonce et sollicite une suite infinie de
reprises et de recommencements.
En deçà de ce que Merleau-Ponty définit comme “historicité de mort” (S.,
p. 79), dans laquelle les efforts d'expression sont conçus comme des
événements extérieurs l'un à l'autre que seul un regard rétrospectif –
incarné, dans le cas de la peinture, par le Musée – pourra convertir en
histoire en en recueillant le sens, vient ainsi à la lumière “une historicité de
vie” (ibidem), dans laquelle, en vertu de leur généralité charnelle, ces efforts
se reconnaissent comme tels et comme tels communiquent, s'anticipent et se
reprennent, dessinant justement une histoire unique. Cette histoire
n'implique pas toutefois des développements hiérarchiquement ordonnés et
le sens n'y apparaît pas par conséquent au moyen d'“une rationalisation
rétrospective” (B.P., p. 259), mais cette historicité se révèle bien plutôt
comme avènement continu du sens. Bref, si l'“historicité de mort” est mise
en perspective par la rétrospection, l'“historicité de vie” se déploie par
contre sous le signe de l'anticipation, en vertu de laquelle la dimension de la
simultanéité se répand dans celle de la succession 149. Elle offre par
conséquent des éléments pour une critique de la vision hégélienne de
80
hégélienne apparaît manifestement conjuguée avec l'écho des réflexions du
dernier Husserl sur le lien entre langage et histoire qui figurent dans
Ursprung der Geometrie 153.
Le privilège attribué au langage, sur lequel repose donc également cette
forme d'expression linguistique qu'est la philosophie, est par conséquent
encore justifié au moyen de considérations sur le temps : comme il est dit
dans les pages du chapitre de La prose du monde dont est extrait l'essai sur
Le langage indirect et les voix du silence, “L'attitude du langage et celle de
la peinture à l’égard du temps sont presque à l'opposé” (P.M., pp. 143-144).
Les tentatives des formes muettes d'expression, explique Merleau-Ponty, se
limitent à s'accumuler et pour cette raison “le tableau installe d'emblée son
charme dans une éternité rêveuse” (S., p. 100), le langage prétend au
contraire se récapituler lui-même et avec lui le temps : de cette façon,
affirme la même page, “la littérature en surgit victorieuse” (ibidem).
C'est ce crédit que Merleau-Ponty semble accorder aux prétentions de
“récapitulation” avancées par le langage qui nous semble mener dans une
direction opposée à celle dans laquelle il a voulu orienter sa réflexion
durant cette période. Accréditer ces prétentions, c'est en effet attribuer au
langage cette transparence qui précédemment lui a été refusée, car c'est lui
reconnaître le pouvoir de suspendre le temps, après avoir soutenu le
caractère intrinsèquement temporel de l'expression linguistique et de la
vérité qu'elle manifeste. C'est admettre que la distance, qui a été déclarée
irréductible, à partir de laquelle le langage opère en faisant transparaître la
vérité, peut en fait être comblée. C'est, en somme, se mettre de nouveau du
point de vue du langage parlé et de l’idée de la vérité comme adéquation 154.
Merleau-Ponty précise toutefois que le privilège accordé au langage reste
un privilège “relatif” (S., p. 98), car, comme nous avons déjà eu l'occasion
de le voir, chaque forme d'expression demeure à son avis affectée du
souvent aimé (ils aiment encore : qu'on voie les dessins de Matisse) à se figurer eux-mêmes en
train de peindre” (O.E., p. 34).
153 Les analogies entre les attitudes phénoménologiques de Hegel et de Husserl
(spécialement lorsque celui-ci, justement dans la dernière phase de sa pensée, s'adresse de façon
plus directe au problème de l'histoire) sont mises particulièrement en évidence par Merleau-
Ponty dans son cours tenu à la Sorbonne sur “Les sciences de l'homme et la phénoménologie”
(cf. B.P., p. 143 et p. 151).
154 Le peu de fondement du privilège que Merleau-Ponty accorde au langage est mis en
évidence par L. Fontaine-De Visscher, qui souligne la façon dont le caractère oblique et
autonome que Merleau-Ponty a attribué précédemment au langage parlant comme aux formes
muettes d'expression risque de cette façon d'être remis en question. Selon cette commentatrice,
cette faiblesse est le signe d'une tension entre l'intentionnalité phénoménologique et
l'autoréférentialité du système d'expression qui sont entrelacées dans la conception du langage de
Merleau-Ponty : “on sent que le philosophe va se heurter à la question cruciale : la visée de
rationalité comme pensée réflexive est-elle conciliable avec le structuralisme où la totalité est
pensée comme l'autonomie du système et non comme l'œuvre du Cogito ?” (L. FONTAINE-DE
VISSCHER, Phénomène ou structure ? Essai sur le langage chez Merleau-Ponty, Publications
des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1974, p. 71). On verra en effet dans le
chapitre final de notre travail la façon dont la notion d'intentionnalité se précisera à l'intérieur de
l'horizon ontologique dessiné dans la dernière période de la réflexion de Merleau-Ponty.
81
coefficient de la précarité. Aussi l'essai Le langage indirect et les voix du
silence conclut-il que nul langage, pas même celui de la philosophie qui
aspire à la récapitulation totale et à la possession de soi, ne peut réaliser
cette aspiration, puisque “le langage ne pourrait livrer la chose même que
s'il cessait d'être dans le temps et dans la situation” (S., p. 102).
C'est peut-être à partir de cette formulation qu'il est possible de tenter de
retrouver la clef de l'ambivalence de l'attitude de Merleau-Ponty face à
l'ordre de questions que nous venons d'examiner. En effet, faisant nôtres les
termes de la critique que Le visible et l'invisible adressera à l'analytique
intentionnelle de Husserl, nous pouvons remarquer la façon dont, dans la
phase que nous envisageons – malgré les “difficultés” déjà relevées par
Merleau-Ponty à propos de la philosophie de la conscience à laquelle
l'analytique intentionnelle renvoie –, le privilège attribué au langage semble
se ramener à une idée d'intentionnalité centrée encore sur l'ordre de la
conscience, laquelle est située dans une perspective immanente – et dans ce
sens, comme l'affirmait la phrase de Merleau-Ponty précédemment citée,
dans un temps et dans une situation – à partir de laquelle elle effectue son
activité intentionnelle de rétention et de protension. Le rapport particulier
avec le temps que le langage se voit assigné dépendrait par conséquent de
cette forme horizontale du temps lui-même – en tant que prélevée justement
de la perspective de la conscience – et non pas verticale comme le suggère
l'“enjambement” de la simultanéité sur la succession impliqué dans le
concept d'“historicité de vie” 155. Dans la dernière période de la réflexion de
Merleau-Ponty, durant laquelle l'élaboration d'une philosophie de la
Urstiftung servira à expliciter la portée ontologique de ce concept 156, le
langage perdra son rapport privilégié avec le temps et ce dernier sera à son
tour dépouillé de ce caractère “essentiel” de continuité – que l'on trouve au
contraire dans la Phénoménologie de la perception et dans les
phénoménologies de Hegel et de Husserl – sur lequel peut s'appuyer toute
prétention à en faire la “récapitulation”. Le temps se définira en effet dans
des termes gestaltistes, qui reconnaissent à l'histoire aussi bien individuelle
que collective une démarche cumulative dans laquelle continuité et
discontinuité sont recomprises chacune étant l'envers de l'autre. La
sédimentation ne peut offrir, dès lors, aucune garantie de stabilité. Aussi
l'essai L'œil et l'esprit en arrivera-t-il à la conclusion que “pas plus que
155 Dans Le visible et l'invisible, polémique à l'égard de la distinction traditionnelle entre
fait et essence, Merleau-Ponty critiquera l'idée d'“une pensée qui regarde l'être d'ailleurs, et pour
ainsi dire de front” (V.I., p. 151), et affirmera que “L'espace, le temps des choses, ce sont des
lambeaux de lui-même [i.e. : de celui qui les regarde], de sa spatialisation, de sa temporalisation,
non plus une multiplicité d'individus distribués synchroniquement et diachroniquement, mais un
relief du simultané et du successif, une pulpe spatiale et temporelle où les individus se forment
par différenciation” (V.I., p. 153).
156 Comme en effet le rappelle Capalbo, Merleau-Ponty se sert de ce concept pour opérer
le passage “d'une philosophie de l'Erlebnis, vue sous l'angle d'une philosophie de la conscience, à
une philosophie de l'Être sauvage, dont la notion de l'Urstiftung est centrale” (C. CAPALBO,
art. cit., p. 511).
82
celles de la peinture les figures de la littérature et de la philosophie ne sont
vraiment acquises, ne se cumulent en un stable trésor” (O.E., p. 91).
Donc, si l'histoire de la philosophie non plus n'est pas pensée comme
“stable trésor”, son unité sera conçue “comme perception des autres
philosophes” (V.I., p. 251), c'est-à-dire comme communication que rend
possible la généralité charnelle, selon une conception qui est déjà ébauchée
dans les réflexions sur l'histoire de la peinture contenues dans Le langage
indirect et les voix du silence, ouvrage dans lequel le lien entre la peinture
classique et la peinture moderne est indiqué justement dans l'horizon
perceptif commun qui alimente les entreprises picturales les plus
différentes. Dans cette perspective, cette dimension d'“éternité” à laquelle –
comme nous l'avons signalé – Merleau-Ponty voit accéder les œuvres de la
peinture, sera alors réévaluée et développée, en tant que dimension verticale
du temps dans laquelle la succession se dilate en simultanéité “dans
l'ensemble hiératique de l'Être” (V.I., p. 241).
Malgré cela, Merleau-Ponty n'arrivera pas toutefois à penser le formes
d'expression comme indifférenciées, et il continuera à reconnaître cette
“ductilité” (S., p. 101) spécifique que Le langage indirect et les voix du
silence voit dans la parole. Est-ce à dire qu'elle conserve son privilège par
rapport aux formes d'expression muettes comme la peinture ? “Nous
sommes tellement fascinés par l'idée classique de l'adéquation intellectuelle
– explique encore L'œil et l'esprit –, que cette ‘pensée’ muette de la peinture
nous laisse quelquefois l'impression d'un vain remous de significations,
d'une parole paralysée ou avortée” (O.E., p. 91). Mais – continue la même
page de ce texte – “nulle pensée ne se détache tout à fait d'un support, […]
le seul privilège de la pensée parlante est d'avoir rendu le sien maniable”
(ibidem).
83
Chapitre 4
et les essais rassemblés dans Sens et non-sens – nous nous bornerons à rappeler comment, durant
cette période, Merleau-Ponty tend à comprendre la méditation de Heidegger à l'intérieur de
l'horizon phénoménologique dessiné par Husserl : “tout Sein und Zeit – est-il dit, par exemple,
dans l'avant-propos à la Phénoménologie de la perception – est sorti d'une indication de Husserl
et n'est en somme qu'une explicitation du ‘natürlichen Weltbegriff’ ou du ‘Lebenswelt’ que
Husserl, à la fin de sa vie, donnait pour thème premier à la phénoménologie” (P.P., pp. I-II).
Cette tendance de Merleau-Ponty à inscrire les intentions du projet de Heidegger dans l'horizon
phénoménologique transparaît également dans ce passage de l'essai Marxisme et philosophie,
publié dans la “Revue internationale”, n. 6, juin-juillet 1946, ensuite repris dans Sens et non-sens
: “C'est que Heidegger veut réfléchir sur l'irréfléchi, c'est que, très consciemment, il se propose
d'étudier l'être-au-monde toujours présupposé par la réflexion et antérieur aux opérations
prédicatives” (S.N., p. 238).
Dans la période intermédiaire de sa pensée, Merleau-Ponty, comme nous l'avions laisse
entendre dans la note 22 du chapitre précédent, tend par contre à mettre en évidence avant tout la
différence entre l'orientation philosophique du dernier Husserl et celle de Sein und Zeit ; il
soutient ainsi – dans le cours qu'il tient à la Sorbonne en 1950-51 sur “Les sciences de l'homme
et la phénoménologie” – que Heidegger et, avec lui, Scheler “affirment l'opposition de
l'ontologie et de l'ontique, de la philosophie et du savoir positif ; Husserl, au contraire, indique
les rapports secrets entre ces deux ordres de recherches” (B.P., 152). Cela n'empêche, toutefois,
de relever que la critique de l'humanisme opérée par Merleau-Ponty, en polémique implicite avec
Sartre, dans l'Éloge de la philosophie (cf. en particulier E.P., pp. 61 sq.) est menée en des termes
sous certains aspects voisins de ceux qu'emploie Heidegger dans Brief über den Humanismus
(Francke, Bern, 1947). D'autre part, l'écho de la lecture de ce texte de Heidegger est sensible
également dans la préfiguration de la valeur ontologique du langage et dans le développement
des positions sur le problème de l'histoire que nous avons vu affleurer dans cette phase de la
production de Merleau-Ponty. Il semble donc que c'est précisément la Lettre sur l'Humanisme –
dont on sait, par ailleurs, l'influence qu'elle a exercée sur la culture philosophique française de
l'époque – qui est à l'origine de l'intérêt renouvelé de Merleau-Ponty pour la philosophie de
Heidegger.
Dans la dernière production de Merleau-Ponty, les références à la pensée de Heidegger se
font, en effet, plus fréquentes, et se concentrent précisément sur les écrits de Heidegger
postérieurs à la Kehre. Dans la plupart des cas, ces références restent toutefois sans
développement et, par conséquent, n'explicitent pas la portée de cet intérêt renouvelé pour la
philosophie de Heidegger, dont elles ne laissent pas, pourtant, d'être le signe. Ce sont seulement
les notes consacrées par Merleau-Ponty à “Heidegger : la philosophie comme problème” (cf.
N.C., pp. 91-148) comme préparation au cours tenu au Collège de France en 1958-59 sur “la
possibilité de la philosophie aujourd’hui” (R.C., p. 141) qui permettent de comprendre d’une
façon plus approfondie non seulement les motivations de cet intérêt renouvelé, mais aussi ses
limites, qui dans le résumé de ce cours sont condensées dans la phrase où Merleau-Ponty critique
Heidegger pour avoir “toujours cherché une expression directe du fondamental” (R.C., p. 156).
Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point dans notre prochain chapitre. Un commentaire
lucide et subtile de ces notes de cours, qui réussit à rendre compte des raisons d’une telle
remarque critique, est offert par F. Ciaramelli, L’originaire et l’immédiat. Remarques sur
Heidegger et le dernier Merleau-Ponty, “Revue philosophique de Louvain”, t. 96, n. 2, mai
85
qu'à dominer l'existence, à être l'écho ou le résonateur de notre rapport avec
l'être. La philosophie occidentale peut apprendre d'elles à retrouver le
rapport avec l'être, l'option initiale dont elle est née, à mesurer les
possibilités que nous nous sommes fermées en devenant ‘occidentaux’ et,
peut-être, à les rouvrir” (S., p. 176).
Conformément à ces considérations, la méditation de Merleau-Ponty dans
ses dernières œuvres, ainsi qu'il l'écrit à propos du Visible et l'invisible,
“reprend, approfondit et rectifie […] dans la perspective de l'ontologie”
(V.I., p. 222) sa réflexion précédente 4. Une telle formulation nous semble
contenir tout ce qui peut aider à définir le rapport entre cette phase de la
pensée merleau-pontienne et celles qui l'ont précédée : une instance de
révision qui ne renie pas la continuité de la recherche, une continuité qui si
voue à de nouvelles approches et n'exclut nullement de nouveaux
aboutissements. C'est en opérant dans cette direction que Merleau-Ponty
cherche précisément à “retrouver le rapport avec l'être” en deçà des
oppositions qui demeurent au fondement de l'ontologie occidentale
d'ascendance cartésienne. La méditation merleau-pontienne, qui dès le
début apparaît alimentée par l'intention de soustraire la réflexion
philosophique à la position dichotomique fixée par Descartes, parvient ainsi
à rouvrir explicitement le problème ontologique afin de dévoiler – au
dessous des oppositions dans lesquelles celui-ci s'est cristallisé – la
dimension primordiale qui précède et sous-tend chaque distinction réflexive
entre conscience et objet, moi et autrui, activité et passivité : la dimension
du “monde perceptif ‘amorphe’” (V.I., p. 223), dimension que maintenant
Merleau-Ponty commence à désigner, de préférence, sous le nom d'“Être
brut” ou “Être sauvage”. En plaçant au centre de son étude une telle
dimension, il entend par conséquent revenir au point d'où l'ontologie
occidentale moderne est partie, pour en repenser, comme l'indiquait le
passage de Partout et nulle part cité, “l'option initiale”. Cette exigence de
repenser les exordes mêmes de l'interrogation philosophique confère en fait
à la dernière phase de la pensée de Merleau-Ponty une attitude qui lui est
88
d'un côte comme une chose et, simultanément, comme ce qui touche les
choses, “parce qu’une sorte de déhiscence – explique Le visible et
l'invisible – ouvre en deux mon corps, et qu’entre […] lui touché et lui
touchant, il y a recouvrement ou empiétement, de sorte qu'il faut dire que
les choses passent en nous aussi bien que nous dans les choses” (V.I., p.
165). En vertu de cette déhiscence – que Merleau-Ponty qualifie également
de “fission” ou “ségrégation” – le corps s'avère de la sorte “sentant-
sensible” et cette déhiscence du corps, à son tour, renvoie à celle de l'être
sensible lui-même, se déployant et se concentrant autour du sensible qui est
aussi sentant : le corps, qui précisément grâce à sa configuration
“s'incorpore le sensible entier, et du même mouvement s'incorpore lui-
même à un ‘Sensible en soi’” (V.I., p. 182). Alors que, dans les pages de la
Phénoménologie de la perception auxquelles nous faisions précédemment
référence, l'intention d'assurer au corps propre un statut qui le différencie
des objets poussait Merleau-Ponty à écrire que mon corps “n'est ni tangible
ni visible dans la mesure où il est ce qui voit et ce qui touche” (P.P., p. 108),
maintenant dans l'expérience de la main tenant le rôle de chose touchée et
simultanément commençant à toucher Merleau-Ponty met en évidence le
phénomène de la réversibilité 10, qui devient le chiffre même de son tout
dernier style de pensée 11, puisqu'un tel phénomène correspond à la
modulation caractéristique des relations dans la dimension du sensible, où
sujet et objet sont confus, “activité et passivité couplées” (V.I., p. 314).
10 “Quand une des mes mains touche l'autre, le monde de chacune ouvre sur celui de l'autre
parce que l'opération est à volonté réversible” (V.I., p. 185). Toutefois le même texte précise en
diverses occasions (cf. également V.I., p. 24) “qu'il s'agit d'une réversibilité toujours imminente
et jamais réalisée en fait. Ma main gauche est toujours sur le point de toucher ma main droite en
train de toucher les choses, mais je ne parviens jamais à la coïncidence ; elle s'éclipse au moment
de se produire, et c'est toujours de deux choses l'une : ou vraiment ma main droite passe au rang
de touché, mais alors sa prise sur le monde s'interrompt, – ou bien elle la conserve, mais c'est
alors que je ne la touche pas vraiment, elle, je n'en palpe de ma main gauche que l'enveloppe
extérieure” (V.I., p. 194). Par cette mise au point Merleau-Ponty récupère donc les
considérations faites à ce propos dans la Phénoménologie de la perception : “Nous avons vu […]
que jamais les deux mains ne sont en même temps l'une à l'égard de l'autre touchées et
touchantes. Quand je presse mes deux mains l'une contre l'autre, il ne s'agit donc pas de deux
sensations que j’éprouverais ensemble, comme on perçoit deux objets juxtaposés, mais d’une
organisation ambiguë où les deux mains peuvent alterner dans la fonction de ‘touchante’ et de
‘touchée’” (P.P., p. 109). Il est de toute façon important de souligner que l’expérience jadis
thématisée selon la modalité de l'alternance entre “touchant” et “touché” est reprise par la suite
en termes de réversibilité, même si imminente, sur lesquels s'appuie l'élaboration ontologique
merleau-pontienne. De la sorte Merleau-Ponty, ainsi que l'a observé Tilliette, tend a révoquer “la
diastase du corps phénoménal, ‘esthésiologique’, et du corps objectif, analytique” (X.
TILLIETTE, L'esthétique de Merleau-Ponty, “Rivista di Estetica”, n. 1, 1969, p. 118).
11 Sartre écrit que “Merleau-Ponty prend l'habitude d'accompagner chaque Non jusqu'à le voir
se retourner en Oui et chaque Oui jusqu'à ce qu'il se change en Non. Il devient si habile, dans les
dernières années, à ce jeu de furet qu'il en fait une véritable méthode” (J.-P. SARTRE, Merleau-
Ponty vivant, “Les Temps Modernes”, n. 184-185, pp. 361-362). Sartre ne cache pas la distance
qui le sépare de ce style de pensée, auquel parvient Merleau-Ponty : “Les vérités contradictoires,
chez lui, ne se combattent jamais; aucun risque de bloquer le mouvement, de provoquer un
éclatement. Au reste, sont-elles à proprement parler contradictoires ?” (ibidem).
89
Cette perspective montre en somme que, si le corps échappe à la
distinction entre sujet et objet, la chose lui échappe également, puisqu’elle
est insérée dans le même tissu intentionnel que le corps. Ceci oblige donc à
reconsidérer l'être du sensible, auquel tous les deux appartiennent et dans
lequel ils s’appartiennent réciproquement 12.
D'autre part, la méditation sur le problème d’autrui conduit à la même
nécessité d'opérer une “réhabilitation ontologique du sensible” ; en effet
cette méditation offre à son tour un échantillon de constitution pré-
théorétique intimement lié à celui qu'on vient d'examiner : “Si, en serrant la
main de l'autre homme, j’ai l’évidence de son être-là – explique encore Le
philosophe et son ombre –, c'est qu’elle se substitue à ma main gauche, que
mon corps annexe le corps d'autrui dans cette ‘sorte de réflexion’ dont il est
paradoxalement le siège. Mes deux mains sont ‘comprésentes’ ou
‘coexistent’ parce qu'elles sont les mains d'un seul corps : autrui apparaît
par extension de cette comprésence, lui et moi sommes comme les organes
d'une seule intercorporéité” (S., pp. 212-213). La constitution d'autrui n'est
donc pas due à un mécanisme d'introjection, mais se présente pour Merleau-
Ponty, ainsi que pour Husserl, comme expérience avant tout
“esthésiologique” préfigurée dans celle de ma main touchée qui devient
touchante. En effet, cette dernière expérience, en mettant en évidence le
corps comme “sujet-objet”, son ouverture en tant que “chose sentante” à la
dimension du sensible et l’ouverture du sensible à cette “sorte de réflexion”
que mon corps ébauche, atteste par là même de la possibilité du sensible à
s'ouvrir à l'exploration d'autres corps impliqués dans ce dernier tout comme
le mien et me prépare à retrouver, en serrant la main de l'autre, ce rapport
réversible que j'expérimente lors du contact de ma main droite avec la
gauche 13. Dans ce cas-là, l’Einfühlung provient en fait d'une adhérence
commune au monde perceptif et se présente donc déjà impliquée dans
l'ouverture de mon propre corps au sensible, puisque le sensible, “qui
s’annonce à moi dans ma vie la plus strictement privée, interpelle en elle
toute autre corporéité” (S., p. 215). L'être du sensible se révèle donc comme
un être de co-existence, de co-implication et de co-perception, présentant
l'intersubjectivité comme intercorporéité 14.
Dans la dimension du sensible, le moi et l'autre – ainsi que le sujet et
12 Quand la main avec laquelle je touche une chose est touchée par l'autre, explique Merleau-
Ponty, “elle prend place parmi les choses qu'elle touche, est en un sens l'une d'elles, ouvre enfin
sur un être tangible dont elle fait aussi partie” (V.I., p. 176).
13 “La poignée de main aussi est réversible, je puis me sentir touché aussi bien et en même
temps que touchant” (V.I., p. 187).
14 Cf. M. MERLEAU-PONTY, Husserl et la notion de Nature. Notes prises au cours de
Maurice Merleau-Ponty, par X. Tilliette, cit., p. 264. Il suit de là, pour Merleau-Ponty, que “s'il y
a coupure, ce n'est pas entre moi et l'autre, c'est entre une généralité primordiale où nous sommes
confondus et le système précis moi-les autres” (S., p. 220) et que, par conséquent, si cette
expérience de généralité primordiale peut être qualifiée de solitude, elle n'est pas, par contre,
définissable comme solipsisme car “autrui et mon corps naissent ensemble de l'extase originelle”
(ibidem).
90
l'objet, l'activité et la passivité – ne possèdent donc pas encore une
distinction réflexive, mais participent l'un de l'autre 15. C'est pour cette
raison que Merleau-Ponty peut écrire que Husserl, présentant ces
échantillons de constitution pré-théorétique, “retrouve le sensible comme
forme universelle de l'être brut” (S., p. 217). Le sensible se présente en effet
comme l'être naturel sous-tendu à la Nature cartésienne, comme la sphère de
l'Urpräsentierbar sur laquelle les distinctions réflexives s'avèrent
construites, comme l'étoffe commune dont moi, autrui, les choses et le
monde sommes tissés. La conception du sensible et de la Nature que
Merleau-Ponty retrouve chez Husserl – contrairement à celle qu'à son avis
est offerte par Kant dans la Kritik der Urteilskraft – ne se réduit pas, en fait,
à “l'ensemble des objets des sens” 16, mais comprend également les animalia
et les hommes, qui y appartiennent tant pour la présence de leur corps
comme sensibles que pour l'absence – qui est impliquée dans cette présence
– de leur corps comme sentants 17. “Les ‘négatités’ – conclut enfin Le
philosophe et son ombre à ce sujet – comptent aussi au monde sensible, qui
est décidément l'universel” (S., p. 217).
autres, en les dénonçant dans l'acte de les masquer. Voir, c'est par principe voir plus qu'on ne
voit, c'est accéder à un être de latence. L'invisible est le relief et la profondeur du visible, et pas
plus que lui le visible ne comporte de positivité pure” (S., p. 29). On peut donc affirmer que le
visible, ainsi qu'on l'a observé précédemment pour le sensible, “est l'Urpräsentation du
Nichturpräsentierbar” (V.I., p. 270).
22 “Il faut donc que l’écart, sans lequel l'expérience de la chose […] tomberait à zéro, soit
aussi ouverture à la chose même” (V.I., p. 166).
23 Déjà dans l'“Épilogue” des Aventures de la dialectique Merleau-Ponty esquisse cette
perspective ontologique, décrivant ce “nouveau type d'être” comme le lieu “où se fait la jonction
des sujets et qui n'est pas seulement une spectacle que chacun d'eux se donne pour son compte,
mais leur commune résidence, le lieu de leur échange et de leur réciproque insertion” (A.D., p.
298).
24 “C'est cette Visibilité, cette généralité du Sensible en soi, cet anonymat inné de Moi-même
que nous appelions chair tout à l'heure, et l'on sait qu'il n'y a pas de nom en philosophie
traditionnelle pour désigner cela” (V.I., p. 183).
93
“L'entrelacs - Le chiasme”, que “l'être charnel, comme être des profondeurs,
à plusieurs feuillets ou à plusieurs faces, être de latence, et présentation
d'une certaine absence, est un prototype de l'Être” (V.I., p. 179) 25.
Essayons donc de pénétrer plus profondément la notion merleau-
pontienne de chair. L'être charnel est un “élément” qui enveloppe notre
corps, les choses, les animaux, les autres, “élément” où ceux-ci se dessinent
de façon diacritique comme écarts. Il consiste par conséquent en une trame
unitaire, ainsi que nous le disions, mais en même temps intérieurement
différenciée, “en vertu – explique Merleau-Ponty – de cette propriété
primordiale qui appartient à la chair, […] étant individu, d'être aussi
dimension et universel” (V.I., p. 188).
Si donc dans Le philosophe et son ombre l'être charnel est présenté
comme “irrélatif” (S. p. 211) – la chair est en effet définie dans Le visible et
l'invisible comme “milieu formateur de l'objet et du sujet” (V.I., p. 193) – ,
cela ne signifie pas qu'il est conçu comme une identité reposant en soi. En
fait, la réversibilité du sentant et du sensible opérant en son sein, ainsi que
l'atteste l'expérience de la main touchée devenant touchante, est une
réversibilité toujours imminente qui n'aboutit jamais à la coïncidence. Elle
se présente plutôt comme “recouvrement et fission, identité et différence”
(V.I., p. 187) : en tant que visible, en tant que perçu, mon corps participe de
la chair du monde qui s'enveloppe sur mon corps pour cette “sorte de
réflexion” dont il est le siège, le dévoilant de cette manière non seulement
comme un visible, un perçu parmi d'autres, mais – en tant que voyant-
visible et sentant-sensibile – comme “mesurant” de tous les visibles et de
tous les perçus 26. Si donc le voyant, en vertu de sa corporéité, a accès au
visible, il conserve, toujours grâce à cette corporéité, son opacité qui
l'éloigne du visible, et ce dernier ne cesse, à son tour, de renvoyer à sa
46 À propos de l'essai Le philosophe et son ombre auquel nous nous référons, Landgrebe
remarque justement que, avec Le visible et l'invisible, il “le [i.e. : Merleau-Ponty] présente sur le
chemin inachevé d’un rapprochement toujours plus étroit à la pensée de Husserl” (L.
LANDGREBE, Merleau-Pontys Auseinandersetzung mit Husserls Phänomenologie, in ID.,
Phänomenologie und Geschichte, Gütersloher Verlagshaus Gerd Mohn, Gütersloh, 1968, p.
168). De son côté, Madison tend plutôt à relever dans Le philosophe et son ombre surtout
l'influence de la pensée de Heidegger (evoquée par ailleurs par Landgrebe lui-même), et en
particulier de la Lettre sur l'humanisme. Madison remarque, en effet, que “autant par l'expression
‘entre-deux’ qu'il emploie que par le sens de sa pensée ici, ce texte de Merleau-Ponty a une
profonde résonance heideggerienne” (G. B. MADISON, La phénoménologie de Merleau-Ponty.
Une recherche des limites de la conscience, cit., p. 185, note 14). Cela ne fait, à notre avis, que
confirmer la façon dont, dans la dernière période de la méditation merleau-pontienne, les
éléments croissants de consonance avec Heidegger ne sont pas disjoints de l'approfondissement
de la réflexion sur la pensée de Husserl, comme, d'autre part, l'a montré très précisément F.
DASTUR, Monde, chair, vision, dans Merleau-Ponty, le psychique et le corporel, éd. par A.-T.
Tymieniecka, Aubier, Paris, 1988, pp. 115-144. Merleau-Ponty lui-même, d'ailleurs, exprime la
conviction que l'ordre de considérations ouvert par l'exploration de notre dimension
archéologique rapproche la philosophie de Husserl de celle de Heidegger (Cf. M. MERLEAU-
PONTY, Husserl et la notion de Nature. Notes prises au cours de Maurice Merleau-Ponty, par
X. Tilliette, cit., p. 267).
47 Cf. E. HUSSERL, Umsturz der kopernikanischen Lehre in der gewöhnlichen
weltanschaulichen Interpretation. Die Ur-Arche Erde bewegt sich nicht. Grundlegende
Untersuchungen zum phänomenologischen Ursprung der Körperlichkeit, der Räumlichkeit der
Natur im ersten naturwissenschaftlichen Sinne (7-9 mai 1934), in Philosophical Essays in
Memory of Edmund Husserl, ed. by M. Farber, Harvard University Press, Cambridge
(Massachusetts), 1940, pp. 307-325, tr. fr. de D. Franck, L'arche-originaire Terre ne se meut
pas, “Philosophie”, n. 1, janvier 1984, pp. 5-21.
48 Cf. H. L. (van) BREDA, Merleau-Ponty et les Archives-Husserl à Louvain, “Revue de
Métaphysique et de Morale”, a. LXVII, n. 4, octobre 1962, pp. 410-430.
103
Merleau-Ponty revient avec une insistance particulière au cours de la
dernière période de sa méditation philosophique, et y concentre son intérêt –
outre que dans Le philosophe et son ombre – dans le premier des cours
dispensés au Collège de France sur “Le concept de Nature” (1956-57) et
dans celui intitulé “Husserl aux limites de la phénoménologie” (1959-60) 49.
49 Quant au premier de ces deux cours, en plus du résumé et des notes cf. M. MERLEAU-
PONTY, Husserl et la notion de Nature. Notes prises au cours de Maurice Merleau-Ponty, par
X. Tilliette, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a. LXX, n. 3, 1965, pp. 264 sq.; quant au
second, les notes préparatoires ont été publiées in M. MERLEAU-PONTY, Notes du cours sur
“L’origine de la géométrie” suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, sous
la direction de R. Barbaras, P.U.F., Paris, 1998, pp. 11-92. Pour le commentaire à l’Umsturz der
kopernikanischen Lehre, cf. en particulier pp. 82 sq.
50 Ibidem, p. 264.
51 De l'“‘il y a’ préalable” L'œil et l'esprit parle, en effet, comme du “sol du monde sensible et
du monde ouvré tels qu'ils sont dans notre vie, pour notre corps” (O.E., p. 12).
52 M. MERLEAU-PONTY, Husserl et la notion de Nature. Notes prises au cours de Maurice
Merleau-Ponty, par X. Tilliette, cit., p. 267.
53 “L'Être brut ou sauvage (= monde perçu)” (V.I., p. 223; c’est l’auteur qui souligne).
104
œuvre était ébauchée, ne serait-ce que sommairement, dans la notion de
“pré-monde”, dont nous avons précisément vu le lien avec la réflexion
contemporaine de Merleau-Ponty sur la peinture dans le premier chapitre de
ce travail 54. Dans cette œuvre, le “pré-monde” se précisait, en effet, comme
horizon inépuisable et insurmontable du monde perçu, comme “monde pré-
humain” puisque non constitué par les hommes, comme le “monde naturel”
conçu en tant que possibilité même du monde culturel. Il s'agit là
précisément du “type d'être” sur lequel l'ontologie merleau-pontienne de
l'être brut se concentre et qui est illustré dans la description husserlienne de
la Terre. Cette dernière – souligne Merleau-Ponty – se trouve “toujours en
marge de ma perception, comme cadre ou niveau” 55 qui “fonde une pré-
existence ou une existence primordiale” 56 étant “matrice de notre temps
comme de notre espace” (S., p. 227) et par conséquent siège de notre
Urhistorie : elle est l'Ur-Arche – comme la définit Husserl – où notre
dimension archéologique se trouve inextirpablement plongée et dans
laquelle s'enracine aussi, pour cette même raison, tout possible pour nous.
Dans le type d'être de la Terre vu comme “possibilité de réalité” s'exprime
donc une conception du possible comme horizon même de l'actuel 57, sur la
54 On notera à ce propos que notre hypothèse de lecture, si elle concorde avec celle de
Madison lorsqu’il affirme que dans la dernière phase de la pensée merleau-pontienne le monde
perçu cesse d'être conçu comme corrélatif de la projectualité subjective (cf. G. B. MADISON,
op. cit., p. 220), s’en éloigne par contre de par l'évaluation de la notion de pré-monde comme
préfiguration, bien sûr encore non précisée dans ses implications ontologiques, du “type d'être”
brut ou sauvage sur lequel est axée la méditation finale de Merleau-Ponty. En effet, après avoir
rappelé que dans la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty se bornait à toucher la
question de l'être naturel “qu'il reconnaissait comme une sorte d'en deçà du monde
phénoménologique, comme une sorte de pré-monde sur lequel le monde perçu comme corrélat de
l'existence se prélève” (ibidem, p. 184) et après avoir observé que, dans l'interprétation merleau-
pontienne, “la Terre, semble-t-il, est ce pré-monde sur lequel se prélève le monde
phénoménologique […], c'est-à-dire qu'elle est le sol invisible qui soutient le rapport sujet-
monde et qui le rend possible” (ibidem, p. 186), Madison affirme par contre qu’avec la notion de
pré-monde la Phénoménologie de la perception se bornait à “retoucher” la notion sartrienne
d'être en soi et que, “quoi qu'il en soi, l'‘Être’ du Visible et l'Invisible n'a rien à voir avec cet
‘être’ de la Phénoménologie” (ibidem, p. 220). Il ne nous semble pas possible de partager un tel
jugement, parce que Merleau-Ponty, dans les chapitres de la Phénoménologie de la perception
consacrés au problème d'autrui et à celui de la liberté, polémique contre les conceptions de tels
problèmes qui dérivent précisément de l'opposition sartrienne entre en soi et pour soi, en ne se
bornant pas à effectuer une retouche, mais en indiquant au contraire dans la corrélation
perceptive entre sujet et monde les racines mêmes de l'intersubjectivité et de la liberté. Dans
cette corrélation avec le sujet, le monde perçu est, en effet, situé sur un pré-monde qui se
présente comme son horizon de possibilité et non pas, comme dans le cas de l'en soi sartrien,
comme être statique auquel la conscience se sent ontologiquement opposée et qu'elle tend à
néantiser. Précisément en tant qu'il est horizon brut de possibilité, le pré-monde nous semble
alors préfigurer l'être sauvage et latent que l'ontologie du dernier Merleau-Ponty indique comme
fond, non plus – certes – de la corrélation entre sujet percevant et monde perçu, mais de la co-
appartenance du voyant et du visible qui sont, tous deux, prélevés précisément sur ce fond.
55 M. MERLEAU-PONTY, Husserl et la notion de Nature. Notes prises au cours de Maurice
Merleau-Ponty, par X. Tilliette, cit., p. 266.
56 Ibidem, p. 267.
57 “Toute possibilité est une variante de notre réalité, est possibilité de réalité effective
105
base de laquelle, selon Merleau-Ponty, la Nature peut être retrouvée – en
deçà de l'alternative entre mécanisme et finalisme qui renvoient tous deux à
l'idée cartésienne de l'être naturel en tant qu'être-objet – “comme
productivité orientée et aveugle” (R.C., p. 117) : non seulement Ur-Arche,
donc, mais aussi telos qui n'implique pas toutefois des développements
nécessaires, mais dessine plutôt le halo de possibilité – l'invisible – du
monde actuel dans lequel nous sommes enracinés par notre corporéité, et
trace donc notre dimension téléologique comme prolongement de sa propre
productivité.
Comme nous aurons l’occasion d’observer d’une façon plus étendue dans
notre dernier chapitre, une telle configuration de la téléologie offerte par la
production naturelle – une téléologie sui generis, rappelle Merleau-Ponty,
puisqu'elle n'implique pas la “conformité de l'événement à un concept”
(R.C., p. 117) – trouve son explicitation ontologique dans la phrase qui
conclut Le philosophe et son ombre : “L'irrélatif, désormais, ce n'est pas la
nature en soi, ni le système des saisies de la conscience absolue, et pas
davantage l'homme : mais cette ‘téléologie’ dont parle Husserl, – qui s'écrit
et se pense entre guillemets –, jointure et membrure de l'Être qui s'accomplit
à travers l'homme” (S., p. 228).
Merleau-Ponty réussit ainsi à trouver, dans la notion de Terre et plus
généralement dans la méditation husserlienne sur l'être naturel, ce qui
inspire explicitement sa recherche sur la Nature : “une introduction à la
définition de l'être” (R.C., p. 125) : être “amorphe”, selon l'expression par
laquelle il qualifie maintenant le monde perceptif, ou “polymorphe” (O.E.,
p. 48), comme indiqué dans L'œil et l'esprit, parce que source inépuisable de
possibilité, “être préconstitué” (S., p. 235), et dans ce sens “sauvage”, car
sous-tendu à toute objectivation opérée par l'homme.
“Bon gré mal gré, contre ses plans et selon son audace essentielle, Husserl
réveille un monde sauvage et un esprit sauvage. Les choses sont là, non plus
seulement, comme dans la perspective de la Renaissance, selon leur
apparence projective et selon l'exigence du panorama, mais au contraire
debout, insistantes, écorchant le regard de leurs arêtes, chacune
revendiquant une présence absolue qui est incompossible avec celle des
autres, et qu'elles ont pourtant toutes ensemble, en vertu d'un sens de
configuration dont le ‘sens théorétique’ ne nous donne pas idée” (S., p.
228).
Ces paroles rappellent inévitablement les pages de L'œil et l'esprit 58, la
dernière méditation que Merleau-Ponty consacre à la peinture, à la peinture
(Möglichkeit an Wirklichkeit)…” (S., pp. 227-228). Une définition analogue du possible apparaît
dans le résumé du second cours consacré au “Concept de Nature” (1957-1958) : “le possible
conçu, non plus comme un autre actuel éventuel, mais comme un ingrédient du monde actuel lui-
même, comme réalité générale” (R.C., p. 137). Toujours à ce propos cf. de même V.I., pp. 281-
282.
58 M. MERLEAU-PONTY, L'œil et l'esprit, daté de juillet-août 1960, “Art de France”, n. 1,
janvier 1961, pp. 187-208, ensuite Gallimard, Paris, 1964.
106
moderne – celle-là même qui a bouleversé la perspective de la Renaissance
– et à l'œuvre de Cézanne en particulier. Non moins que celle de Husserl, en
effet, la recherche de la peinture moderne se présente, dans ce texte, comme
recherche “archéologique” susceptible de réveiller “un monde sauvage et un
esprit sauvage” où s'exprime une nouvelle définition de l'Être 59. Le sens de
ce “pré-monde où il n'y avait pas encore d'hommes” (P.P., p. 372) peint
dans les paysages de Cézanne se précise ainsi, dans la dernière période de la
pensée de Merleau-Ponty, comme le sens même de l'Être, et sa réflexion sur
la peinture acquiert, dans L'œil et l'esprit, une portée ontologique explicite
dès les paroles significatives de Cézanne qui en constituent l'exergue : “ce
que j'essaie de vous traduire est plus mystérieux, s'enchevêtre aux racines
mêmes de l'être, à la source impalpable des sensations” (O.E., p. 8) 60.
59 Comme l'explique Landgrebe, ce “monde sauvage” et cet “esprit sauvage” sont précisément
ce que nous avons vu Merleau-Ponty désigner comme “ce qui résiste […] à la phénoménologie”
(cf. L. LANDGREBE, Merleau-Pontys Auseinandersetzung mit Husserls Phänomenologie, in
ID., Phänomenologie und Geschichte, cit., p. 174).
60 Il a été finement observé que “Merleau-Ponty citait si volontiers ce mot de Cézanne que le
lecteur n’y peut voir qu'une invitation à l'approche de son œuvre propre” (A. ROBINET, op. cit.,
p. 3).
107
l'imaginaire se trouve même dans un rapport de contiguïté avec l'actuel,
puisque dans l'imaginaire s'exprime la résonance que l'actuel suscite dans
notre chair. L'image picturale doit donc être considérée, par rapport au
domaine de l'actuel, comme “sa pulpe ou son envers charnel pour la
première fois exposés aux regards” (O.E., p. 24). L'on retrouve ainsi le refus
de la conception de l'art comme reflet de la réalité et l'idée de la création
artistique comme déploiement visible de ce qui, autrement, resterait enfermé
dans l'univers individuel de chacun, que Merleau-Ponty affirmait déjà dès
Le doute de Cézanne. Mais L'œil et l'esprit veut surtout mettre en lumière
ici que la vision – contrairement à ce que Descartes tend à affirmer dans la
Dioptrique en la concevant comme modalité de la pensée – conteste
radicalement ce que Merleau-Ponty définit “le clivage du réel et de
l'imaginaire” (R.C., p. 69) 61. Elle inaugure un univers magique, “onirique”
– l'univers de la réversibilité entre visible et invisible, présence et absence,
réel et imaginaire – cet univers que la peinture exhibe justement en ce
qu’elle interroge l'énigme de la vision.
La formule qui définit la peinture comme interrogation de cette énigme
demande alors à être comprise dans toutes ses implications. À ce sujet,
Merleau-Ponty souligne que “l'interrogation de la peinture […] c'est la
question de celui qui ne sait pas à une vision qui sait tout, que nous ne
faisons pas, qui se fait en nous” (O.E., p. 30). C’est pourquoi dans une note
de travail du Visible et l'invisible – dont les termes rappellent presque
littéralement la phrase ci-dessus – il demande de “retrouver cette vision des
origines, ce qui se voit en nous, comme la poésie retrouve ce qui s'articule
en nous, à notre insu” (V.I., p. 261) 62. C'est la vision ainsi conçue que la
peinture interroge, non pas, donc, pour en résoudre l'énigme – qui, au
contraire, ne cesse de l'alimenter – mais pour nous le faire voir, pour
retrouver et témoigner de “ce qui se voit en nous”. Lorsque, dans sa
méditation, la dimension de la subjectivité vient s'insérer dans celle de
l'ontologie, Merleau-Ponty tend, par conséquent, à voir dans l'opération
picturale, plus que le prolongement créatif de l'expérience perceptive du
peintre décrit dans Le doute de Cézanne et dans Le langage indirect et les
voix du silence, l'expression de la Visibilité envisagée, comme nous l'avons
61 Déjà dans son cours sur “Les relations avec autrui chez l'enfant”, tenu à la Sorbonne en
1950-51, Merleau-Ponty affirme que “le visuel est le sens du spectacle, de l'imaginaire” (B.P., p.
302; c’est l’auteur qui souligne).
62 Les deux citations que nous venons de reproduire se réfèrent à cette déclaration de Max
Ernst : “de même que le rôle du poète, depuis la célèbre lettre du voyant, consiste à écrire sous la
dictée de ce qui se pense, ce qui s'articule en lui, le rôle du peintre est de cerner et de projeter ce
qui se voit en lui” (G. CHARBONNIER, Le Monologue du peintre I, Julliard, Paris, 1959, p. 34).
Merleau-Ponty apparaît ainsi en une syntonie implicite avec les expériences poétiques
inaugurées par la Lettre du voyant de Rimbaud, syntonie qu'il exprimait déjà, d'ailleurs, dans sa
conférence L'homme et l'adversité, dans laquelle il remarquait que “Si divergentes qu'elles aient
pu être, les entreprises de Mallarmé et de Rimbaud avaient ceci de commun qu'elles délivraient
le langage du contrôle des ‘évidences’ et se fiaient à lui pour inventer et conquérir des rapports
de sens neufs” (S., p. 295). Nous reviendrons plus longuement sur cela dans notre dernier
chapitre.
108
vu, d'un point de vue ontologique. C'est précisément cette caractérisation
qui définit, dans la phase présente de la philosophie de Merleau-Ponty, la
particularité de la peinture – à la place de l'adhérence particulière à la vie
perceptive qui était à l'origine du privilège dont elle bénéficiait dans les
écrits qui lui avaient été consacrés précédemment – et c'est cette
caractérisation qui lui confère une valeur “métaphysique”. “Ce qui se voit
en nous” est, en effet, l'être charnel qui, comme le souligne L'œil et l'esprit,
dans la vision “en vient à manifester son propre sens” (O.E., p. 87) 63.
“Le sens second et plus profond du narcissisme” (V.I., p. 183), dont nous
avons vu Merleau-Ponty parler dans une page du Visible et l'invisible, est
donc un sens ontologique, que cette même page saisit aussi bien dans ses
implications esthétiques, dans la peinture, en évoquant la réciprocité de la
vision dont témoignent de nombreux peintres qui ont eu le sentiment que les
choses leur renvoyaient le regard qu'ils leur adressaient, que dans ses
implications affectives – implications qui malheureusement ne trouvent pas,
dans les pages laissées par Merleau-Ponty, le développement que l'on aurait
pu souhaiter –, dans le désir d'“être séduit, capté, aliéné par le fantôme”
(ibidem) de sa propre image 64.
Ce sens ontologique du narcissisme pourrait, somme toute, être défini
comme le désir, de la part de l'être charnel, de la vision de soi, désir qui
donne lieu à la déhiscence de l'être en voyant et visible, lesquels – en tant
qu'ils sont prélevés, précisément, dans la même chair – conservent un
rapport de réciprocité et peuvent, par conséquent, échanger leurs rôles,
comme cela arrive dans le cas de la vision qui s'instaure entre le corps du
peintre et les choses du monde, ou encore comme cela arrive à travers le
miroir.
C'est pour cela qu’une note de travail du Visible et l'invisible nous dit,
63 C'est là le sens de cette “téléologie” sui generis qui, comme nous l'avons vu, dans la phrase
finale de l'essai Le philosophe et son ombre était identifiée avec “l'irrélatif” et définie comme
“jointure et membrure de l'Être qui s'accomplit à travers l'homme” (S., p. 228).
64 Le lien étroit qu'il existe entre ces deux aspects est souligné par Lacan, lequel, précisément
dans la dernière méditation de Merleau-Ponty sur la peinture, le voit opérer un passage du champ
de la perception à celui du désir. Ainsi, à propos de L'œil et l'esprit, Lacan parle-t-il “d'un éros de
l'œil, d'une corporalité de la lumière” (J. LACAN, Maurice Merleau-Ponty, “Les Temps
Modernes”, n. 184-185, 1961, p. 253). La lecture de Pierre Kaufmann converge avec celle de
Lacan : selon Kaufmann, en effet, ce qui est visé dans la dernière philosophie de la peinture de
Merleau-Ponty “c'est le désir même de peindre” (P. KAUFMANN, De la vision picturale au
désir de peindre, “Critique”, a. XX, n. 211, 1964, p. 1063). Kaufmann voit, dans cet
aboutissement, les développements de la méditation que, déjà dans son cours intitulé “Les
relations avec autrui chez l'enfant” (1950-51), Merleau-Ponty avait consacrée à l'interprétation
du stade du miroir offerte, précisément, par Lacan.
À l'origine non seulement psychanalytique mais esthétique de la conception ontologique du
narcissisme élaborée par Merleau-Ponty fait allusion également P. GAMBAZZI, Fenomenologia
e psicoanalisi nell'ultimo Merleau-Ponty, “aut aut”, n. 232-233, juillet-octobre 1989, p. 117. Sur
le thème du narcissisme ontologique dans la philosophie de la peinture de Merleau-Ponty, cf.
également S. MANCINI, Il narcisismo della carne. Merleau-Ponty e l'interpretazione
ontologica della pittura, “aut aut”, n. 202-203, juillet-octobre 1984, pp. 136-148 et, en
particulier, p. 145.
109
condensant admirablement le sens ontologique du narcissisme, que “la chair
est phénomène de miroir” (V.I., p. 309 ; c'est l'auteur qui souligne), et c'est
pour cela que le miroir figure dans L'œil et l'esprit, à son tour, comme
emblème de la philosophie de la vision. Tout comme, sous d'autres aspects
– nous rappelle la note de travail du Visible et l'invisible que nous venons
de citer – l'expérience de la main touchée qui devient touchante, le miroir
illustre, en effet, la fission et la réflexivité de l'être charnel, en tant qu'il
opère “la métamorphose du voyant et du visible” (O.E., p. 34) 65. Celle-ci
est une définition, au demeurant, qui peut s'appliquer à la peinture elle-
même 66. Pour ce motif, ajoute Merleau-Ponty, les peintres ont souvent subi
la fascination du miroir, au point que certains d’eux “ont souvent aimé […]
à se figurer eux-mêmes en train de peindre, ajoutant à ce qu'ils voyaient
alors ce que les choses voyaient d'eux, comme pour attester qu'il y a une
vision totale ou absolue, hors de laquelle rien ne demeure, et qui se referme
sur eux-mêmes” (ibidem). Par cette “vision totale ou absolue”, ces peintres
ont donc mis en lumière la visibilité réversible – c'est-à-dire : pouvant à la
fois être vue et voir – de l'être charnel. Aussi, dans l’opération picturale –
tout comme, du reste, dans l'expérience perceptive, qui est inscrite et relue
dans la même perspective 67 – le dernier Merleau-Ponty voit-il, comme nous
l'avons déjà indiqué plus haut, une contribution décisive à la définition de
“notre accès à l'être”. La peinture, en effet, interroge et rend visible la vision
en tant que “moyen qui m'est donné […] d'assister du dedans à la fission de
l'Être” (O.E., p. 81) et offre ainsi un apport fondamental à l'élaboration
d'une nouvelle ontologie, puisqu'elle “brouille toutes nos catégories en
déployant son univers onirique d'essences charnelles, de ressemblances
efficaces, de significations muettes” (O.E., p. 35).
Puisque ce que nous venons de dire peut s'appliquer à toute expression
65 Il faut également souligner, à ce propos, que le miroir (toujours comme le cercle de la main
touchée qui touche à son tour) est l'emblème de l'avènement, devant mon corps, d'un corps
jumeau qui est chair de ma chair, avènement sur lequel se greffe l'avènement de l'intercorporéité
et du désir. Comme l'explique, en effet, le résumé du cours tenu par Merleau-Ponty au Collège
de France en 1959-60 sur “Nature et logos : le corps humain”, “Le schéma du corps propre,
puisque je me vois, est participable par tous les autres corps que je vois, c'est un lexique de la
corporéité en général, un système d'équivalences entre le dedans et le dehors, qui prescrit à l'un
de s'accomplir dans l'autre. Le corps qui a des sens est aussi un corps qui désire, et l'esthésiologie
se prolonge en une théorie du corps libidinal” (R.C., p. 178).
Le cours de 1950-51, déjà cité, consacré à “Les relations avec autrui chez l'enfant”, illustrait, à
son tour, l'analyse lacanienne du stade du miroir de cette façon : “L'enfant devient capable d'être
spectateur de lui-même. Il n'est pas seulement un moi senti, mais un spectacle; il est ce quelqu'un
qu'on peut regarder. […] En même temps, cette image du corps propre rend possible une sorte
d'aliénation, de captation, de moi par mon image spatiale. L'image me prépare à une autre
aliénation, celle de moi par autrui” (B.P., p. 302).
66 Kaufmann est donc fondé à souligner que “l'opération du peintre est préfigurée dans la
constitution même du corps” en tant que voyant-visible (P. KAUFMANN, De la vision picturale
au désir de peindre, cit., p. 1059).
67 Pour toutes les implications de la relecture de l'expérience perceptive dans cette
perspective, cf. J. TAMINIAUX, Le penseur et le peintre : Sur Merleau-Ponty, “La part de
l'œil”, n. 7, 1991, en particulier pp. 40-42.
110
picturale – “depuis Lascaux jusqu'aujourd'hui” (O.E., p. 26) – alors la
perspective planimétrique ne jouit d'aucun privilège qui puisse justifier sa
prétention de valoir comme “la loi fondamentale de la peinture” (O.E., p.
50). Non pas que, par cette observation – dont l'on sait qu’elle constitue un
motif récurrent de sa méditation 68 – Merleau-Ponty veuille enlever à la
peinture qui a utilisé la perspective planimétrique une position de privilège
pour l'attribuer, en revanche, à la peinture moderne en général ou à celle de
Cézanne en particulier 69. Bien au contraire, il ressort de L'œil et l'esprit que
ce que cet écrit affirme des différentes dimensions spatiales peut se dire de
toute opération picturale : à savoir que l'Être dont elles sont la manifestation
est “un Être polymorphe, qui les justifie toutes sans être complètement
exprimé par aucune” (O.E., p. 48) 70. La polémique de Merleau-Ponty est,
au contraire, dirigée contre la prétention qu’ont avancée, non pas les
peintres – souligne-t-il – mais les théoriciens de la Renaissance et Descartes
avec eux, en prenant la perspective planimétrique comme formule
universelle de définition de l'espace et de la vision : de l'espace comme être
68 Outre Le doute de Cézanne, cf. les considérations sur la perspective planimétrique
contenues dans le chapitre de la Phénoménologie de la perception consacré à “L'espace” (en
particulier P.P., pp. 300 sq.), dans Le langage indirect et les voix du silence (S., p. 61-63) et dans
La prose du monde, en particulier aux pp. 72-76 – dont sont tirées les pages de l'essai précédent
que nous venons d'indiquer – ainsi que dans le chapitre intitulé “L'expression et le dessin
enfantin”, duquel il ressort comment Merleau-Ponty considère la perspective planimétrique
comme l'équivalent, au niveau de la représentation de la vision, de l'algorithme conçu comme
“forme adulte” du langage pur, car elle “est prise d'un certain point de vue, mais pour obtenir une
notation du monde qui soit valable pour tous” (P.M., p. 207) et revendique donc “un privilège de
conformité à l'objet” (P.M., p. 206).
69 Cette critique que – comme nous l'avons dit dans la note 16 du premier chapitre de cette
étude – J.-F. LYOTARD, dans son écrit Freud selon Cézanne (cf. ID., Des dispositifs
pulsionnels, coll. 10/18, Union Générale d'Éditions, Paris, 1973, pp. 71-94) adresse à Merleau-
Ponty en se référant à Le doute de Cézanne, est réitérée et étendue à L'œil et l'esprit dans un
essai postérieur de J.-F. LYOTARD, La philosophie et la peinture à l’ère de leur
expérimentation. Contribution à une idée de la postmodernité, “Rivista di Estetica”, n. 9, 1981,
pp. 3-15.
70 Merleau-Ponty en revient ainsi implicitement à son refus d'opposer la peinture classique à
la peinture moderne, un refus que nous lui avons vu exprimer, en polémique avec Malraux, déjà
dans les pages du Langage indirect et les voix du silence et dans les pages correspondantes de La
prose du monde. Cependant, si dans les pages en question l'unité de l'histoire de la peinture était
vue dans l'expérience perceptive à laquelle tout peintre puise créativement, cette unité est vue
maintenant dans l'appartenance, commune à tous les artistes, “à un seul et même réseau de l'Être”
(O.E., p. 89). De cette façon, l'on retrouve aussi – transcrite, cette fois, dans cette perspective
ontologique – la conception de l'histoire que, dans les textes cités plus haut, nous avons vu
définie comme “historicité de vie”, et caractérisée, non par le progrès obtenu au moyen de la
rétrospection, mais par les correspondances et les complicités que chaque opération d'expression
noue spontanément avec toutes les autres, dans un rapport de préfiguration réciproque. En effet,
dans la page finale de L'œil et l'esprit, Merleau-Ponty – cherchant, une fois de plus, à penser le
concept d'histoire sur le modèle offert par l'exemple de l'histoire de la peinture – écrit que, sous
certains aspects, chaque peintre reprend à zéro l'interrogation de l'Être, rouvrant de cette façon
toute la recherche picturale; mais Merleau-Ponty souligne par ailleurs que “si, ni en peinture, ni
même ailleurs, nous ne pouvons établir une hiérarchie des civilisations ni parler de progrès, ce
n'est pas que quelque destin nous retienne en arrière, c'est plutôt qu'en un sens la première des
peintures allait jusqu'au fond de l'avenir” (O.E., p. 92).
111
positif et de la vision comme survol de cet être. En ce sens, Merleau-Ponty
exprime “le sentiment qu'il a d'une discordance profonde, d'une mutation
dans les rapports de l'homme et de l'Être, quand il confronte massivement
un univers de pensée classique avec les recherches de la peinture moderne”
(O.E., p. 63). C'est donc en opposition, non pas avec la peinture qui a
pratiqué la perspective planimétrique, mais avec l'ontologie qui l'a adoptée
comme modèle 71 que Merleau-Ponty voit se développer les recherches de la
peinture moderne et c'est par conséquent sur ces recherches qu'il concentre
son intérêt, leur attribuant “une signification métaphysique” (O.E., p. 61).
Non pas – répétons-le – que ces recherches aient, à son avis, découvert ou
mis au point de nouvelles formules, plus adéquates, pour représenter, par
illusion, la vision, mais plutôt parce qu'elles ont su s'affranchir de ces
prétendues formules, ces recherches ont, selon Merleau-Ponty, délivré les
choses de leur enveloppe extérieure offerte à une vision conçue comme
survol, pour montrer au contraire comment, en bourgeonnant en même
temps que le regard, “les choses se font choses et le monde monde” (O.E.,
p. 69) 72. Bref, Merleau-Ponty voit la peinture moderne s'adresser
directement à la “chair du monde” et rouvrir par conséquent les recherches
sur la profondeur, la couleur, la ligne, le mouvement 73.
71 De cette façon, en effet, – fait remarquer L'œil et l'esprit – “Comme toutes les ontologies
classiques, celle-ci [i.e. : l'ontologie de Descartes] érige en structure de l'Être certaines propriétés
des êtres” (O.E., p. 47).
72 À plusieurs reprises L'œil et l'esprit insiste sur cet effort accompli par la peinture moderne
pour briser “l'enveloppe” des choses (cf. O.E., p. 66 et pp. 71-72), pour en crever, selon une
expression empruntée à Henri Michaux, “la peau” (O.E., p. 69). À son tour, Le visible et
l'invisible parle, dans une note de travail, de “la peinture sans choses identifiables, sans la peau
des choses, mais donnant leur chair” (V.I., p. 272), et l'indique, avec la musique atonale, comme
“l'équivalent de la philosophie de l'Être d'indivision” (ibidem).
73 C'est précisément en ce qu’elle reparcourt ces recherches de la peinture moderne, que,
selon Lefeuvre, la méditation de L'œil et l'esprit se concentre sur l'œuvre d'art en tant que telle et
non pas sur sa genèse, comme c'était par contre le cas dans les écrits précédents de Merleau-
Ponty sur la peinture (cf. M. LEFEUVRE, Merleau-Ponty au delà de la phénoménologie,
Klincksieck, Paris, p. 357). Ce commentateur voit, en ces aboutissements, la marque chez
Merleau-Ponty, influencé en cela par la linguistique de Saussure, d'une conception diacritique du
signe pictural qui, à son avis, dans les écrits précédents n'était pas encore présente, alors que,
selon nous, elle apparaissait déjà dans Le langage indirect et les voix du silence et dans La prose
du monde, comme nous avons cherché de le mettre en lumière dans le chapitre précédent de cette
étude. Il nous semble plutôt que c'est la perspective ontologique de la réversibilité de la vision
(au lieu de la perspective de la subjectivité incarnée) dans laquelle Merleau-Ponty regarde à
présent la peinture qui – conjuguée, certes, avec l'idée de la diacriticité du signe pictural – lui fait
concentrer son attention aussi sur l'œuvre d'art, même si, du fait même des motifs qui l'inspirent,
cette attention n'est jamais séparable de celle qu'il porte à l'opération picturale et à sa
“signification métaphysique”. En effet, comme le fait remarquer à son tour J.-B. Pontalis,
“Merleau-Ponty s'est plus intéressé au travail du peintre qu'à l'œuvre offerte à notre
contemplation”, car “dans ce second temps, nous glissons, par position, du côté de la
représentation, au lieu de laisser agir en nous ce ‘rayonnement du visible que le peintre cherche
sous les noms de profondeur, d'espace, de couleur’” (J.-B. PONTALIS, Présence, entre les
signes, absence, “L'Arc”, n. 46, 1971, p. 62; c’est l’auteur qui souligne). La remarque de Pontalis
a par ailleurs le mérite de souligner le fait que la philosophie de la peinture de Merleau-Ponty ne
se réduit jamais – ni maintenant, ni dans les périodes antérieures – à une esthétique du
112
Nous avons déjà vu Le visible et l'invisible parler de la profondeur pour
désigner l'invisible auquel renvoie le visible et donc pour définir l'être
charnel. En effet la profondeur, nous dit à son tour L'œil et l'esprit, est ce
paradoxe qui fait que les choses se montrent mutuellement en se cachant
l'une l'autre, s'occultent réciproquement pour se révéler réciproquement.
Bref, elles surgissent en se différenciant réciproquement dans le tissu de la
chair du monde auquel elles participent toutes. Sur la base de cette
conception, Merleau-Ponty polémique encore contre la Dioptrique de
Descartes, dans laquelle la profondeur est conçue comme “troisième
dimension dérivée des deux autres” (O.E. p. 45), c'est-à-dire comme
dimension invisible suggérée par la hauteur et la largeur.
Déjà dans la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty critiquait
les “conceptions classiques” – empiriste et intellectualiste – de la
profondeur, en ce qu'elles tendent, à son avis, à assimiler la profondeur,
parce qu'invisible, “à la largeur considérée de profil” (P.P., p. 295). Ces
conceptions finissaient, de cette façon, selon lui, par écarter notre
expérience effective de la profondeur et se posaient, non pas d'un point de
vue situé, mais du point de vue de Dieu. Merleau-Ponty, toujours dans la
Phénoménologie de la perception, soutenait, quant à lui, que la profondeur
“est, pour ainsi dire, de toutes les dimensions, la plus ‘existentielle’, parce
que […] elle ne se marque pas sur l'objet lui-même, elle appartient de toute
évidence à la perspective et non aux choses” (P.P., p. 296). Sur la base de la
réhabilitation ontologique du sensible que Merleau-Ponty a opérée durant la
phase de sa pensée dont nous nous occupons à présent, cette conception –
qui trahissait une perspective centrée sur la subjectivité, même si elle était
décrite dans ses liens indissolubles avec les choses – est maintenant
transcrite à l'intérieur de la philosophie de la chair comme visibilité de
l'invisible, et, par conséquent, la profondeur apparaît désormais, non plus
comme dimension “existentielle” et donc n'appartenant pas aux choses,
mais comme dimension ontologique qui rentre dans la définition même des
choses en tant que celles-ci, comme on l'a vu, se donnent et se soustraient
en un enveloppement réciproque. Aussi une note de travail du Visible et
l'invisible affirme-t-elle que “c'est donc elle [i.e. : la profondeur] qui fait
que les choses ont une chair : c'est-à-dire opposent à mon inspection des
obstacles, une résistance qui est précisément leur réalité, leur ‘ouverture’,
leur totum simul” (V.I., pp. 272-273).
Cette configuration des choses, donc, ne fait qu’un avec la configuration
de la profondeur, qui dès lors n'est pas simplement la troisième dimension,
interchangeable avec les autres, selon le point de vue adopté, dans l'étendue
homogène qui définit l'espace cartésien, mais apparaît plutôt comme une
dimensionnalité préalable, “où tout est à la fois, dont hauteur, largeur et
distance sont abstraites” (O.E., p. 65), comme une voluminosité polymorphe
“qu'on exprime d'un mot en disant qu'une chose est là” (ibidem). C'est
spectateur.
113
précisément cette configuration des choses – qui se soustrait, comme le
soulignait la page finale du Philosophe et son ombre, aux représentations
que fournit la perspective planimétrique – “cette déflagration de l'Être”
(ibidem) que la peinture moderne, aux yeux de Merleau-Ponty, recherche
par tous ses moyens d'expression.
Par la couleur, la ligne ou le mouvement, tout comme par la profondeur,
la peinture moderne cherche, en effet, à briser l'enveloppe des choses, pour
exprimer “cette animation interne, ce rayonnement du visible” (O.E., p. 71).
C'est pourquoi ses couleurs ne sont pas celles de la nature 74, ses lignes ne
décalquent pas les “lignes prosaïques” qui circonscrivent les objets, et le
mouvement représenté dans un tableau ne reproduit pas le mouvement réel.
Bref, ils n'ont pas de valeur imitative, comme le proclamait déjà Le doute de
Cézanne ; ils constituent bien plutôt – et c'est ce qu'ont fait apparaître Le
langage indirect et les voix du silence et La prose du monde, grâce à
l'influence de la linguistique de Saussure – autant de systèmes
d'équivalences doués d'une organisation diacritique autonome, qui ne se
limitent plus, toutefois, comme c'était le cas dans les textes que nous avons
cités jusqu’ici, à exprimer la globalité de notre expérience perceptive, mais
fournissent, comme l'écrit à présent Merleau-Ponty, “une présentation sans
concept de l'Être universel” (O.E., p. 71). Profondeur, couleur, ligne et
mouvement, en effet, dans la peinture moderne, rompent l'homogénéité de
l'espace euclidien ou cartésien qui, comme l'explique une note de travail du
Visible et l'invisible, renvoie à “l'ontologie classique de l'Ens realissimum,
de l'étant infini” (V.I., p. 264) et révèlent la genèse des choses comme
différenciation d'une “spatialité préalable” (O.E., p. 77). Cette même note
74 Sans aucun doute, Michel Haar remarque avec raison que Merleau-Ponty, ni dans L'œil et
l'esprit ni plus en général dans les pages qu'il a consacrées à la peinture, ne donne au thème de
l'affectivité des couleurs picturales le développement que l'on aurait pu souhaiter, tandis que
Haar, de son côté, affirme que “le sens des couleurs est affectif davantage que perceptif” (M.
HAAR, Peinture, perception, affectivité, dans Merleau-Ponty. Phénoménologie et expériences,
textes réunis par M. Richir et É. Tassin, Millon, Grenoble, 1992, pp. 103-104). Toutefois il
suggère de cette façon un clivage entre la perception et l'affectivité (lequel, d'autre part, se fait
jour plusieurs fois dans son texte : cf. encore, par exemple, pp. 110-111) que nous ne pouvons
pas partager : l'affectivité est impliquée dans la perception au lieu de s'ajouter à elle, qui détient
d'emblée une tonalité affective. Telle est aussi, à notre avis, l'orientation implicite dans les écrits
de Merleau-Ponty, sur la base desquels il nous semble que disjoindre la perception de
l'affectivité serait rétablir ce qu'il a défini “le clivage du réel et de l'imaginaire”. Ce n'est pas par
hasard, en effet, que – dans une page du Visible et l'invisible où, d'autre part, transparaît
précisément la considération de la tonalité affective des couleurs perçues – Merleau-Ponty écrit :
“la robe rouge tient-elle de toutes ses fibres au tissu du visible, et, par lui, à un tissu d'être
invisible. Ponctuation dans le champ des choses rouges, qui comprend les tuiles des toits, le
drapeau des gardes-barrières et de la Révolution, certains terrains près d'Aix ou à Madagascar,
elle l'est aussi dans celui des robes rouges, qui comprend, avec des robes de femmes, des robes
de professeurs, d'évêques et d'avocats généraux, et aussi dans celui des parures et celui des
uniformes. Et son rouge, à la lettre, n'est pas le même, selon qu'il paraît dans une constellation ou
dans l'autre, selon que précipite en lui la pure essence de la Révolution de 1917, ou celle de
l'éternel féminin, ou celle de l'accusateur public, ou celle des Tziganes, vêtus à la hussarde, qui
régnaient il y a vingt-cinq ans sur une brasserie des Champs-Élysées. Un certain rouge, c'est
aussi un fossile ramené du fond des mondes imaginaires” (V.I., pp. 174-175).
114
de travail parle, à ce propos, d'“espace topologique”, qu'elle décrit comme
“milieu où se circonscrivent des rapports de voisinage, d'enveloppement”
(V.I., p. 264) et qu’elle indique comme “modèle” de l'être sauvage.
Comme le montrent en particulier les recherches de la peinture et de la
sculpture modernes sur le mouvement, appelées qu'elles sont à exprimer sur
la toile ou dans le bronze un “enjambement” à la fois spatial et temporel, cet
Espace “qui soutient toute cohésion” comprend aussi – comme le souligne
L'œil et l'esprit – la cohésion “du passé et de l'avenir, puisqu’elle ne serait
pas s'ils n'étaient parties au même Espace” (O.E., p. 85). La contribution
particulière de la peinture moderne à une nouvelle ontologie consiste donc
dans le fait qu'elle révèle cet espace indivis de la chair, dans lequel la vision
surgit et non pas sur lequel elle se penche. La vision n'est donc pas survol,
mais “rencontre, comme à un carrefour, de tous les aspects de l'Être” (O.E.,
p. 86) et, par conséquent, elle nous enseigne le phénomène de la
simultanéité. En tant que modèle de cet Être d'indivision, l'espace
topologique comme “espace primordial” (V.I., p. 267) ne fait donc qu’un
avec ce temps que Merleau-Ponty se plaît maintenant à définir comme
“mythique” 75, temps sur lequel nous allons concentrer notre attention.
4 “La structure du champ visuel, avec ses proches, ses lointains, son horizon, est indispensable
pour qu'il y ait transcendance, le modèle de toute transcendance” (V.I., p. 284). Ou encore : “la
solution [i.e. : du problème de la subjectivité] est à chercher dans la vision même : on ne
comprendra le souvenir que par elle” (V.I., p. 248). Et en outre : “la profondeur est urstifted dans
ce que je vois en vision nette comme la rétention dans le présent” (V.I., p. 273). Bref, comme
l'explique Kaufmann, “l'éloignement spatio-temporel doit emprunter le langage de la vision, ou
plutôt l'éloignement ne relève lui-même en sa formulation que d'un premier langage approximatif
dont l'expression de la visibilité constitue le sens profond” (P. KAUFMANN, De la vision
picturale au désir de peindre, “Critique”, a. XX, n. 211, 1964, p. 1061).
5 On trouve cette remarque également dans l'essai de C. CAPALBO, L'historicité chez
Merleau-Ponty, “Revue philosophique de Louvain”, n. 73, 1975, p. 515.
118
pousse Merleau-Ponty à “reprendre, approfondir et rectifier” sa propre
conception du temps précédente – à laquelle par ailleurs la perspective
ontologique est, comme nous avons essayé de le montrer dès le premier
chapitre, en partie redevable 6 – et, par conséquent, à s'éloigner de la
description qu'en donne Husserl.
Notre ouverture charnelle au monde est, en bref, pour Merleau-Ponty
Urstiftung d'un Zeitpunkt et d'un Raumpunkt qui inaugure un système
diacritique d'indices temporels et spatiaux, un “tourbillon spatialisant-
temporalisant (qui – souligne en critiquant précisément Husserl la note de
travail du Visible et l'invisible par laquelle nous avons commencé ce
chapitre – est chair et non conscience en face d'un noème)” (V.I., p. 298 ;
c'est nous qui soulignons) 7.
Merleau-Ponty est amené à cette critique de Husserl, entre autres, par
l'approfondissement de sa réflexion sur le phénomène du souvenir, que la
Phénoménologie de la perception reliait à celui de la continuité temporelle,
sans, par ailleurs, voir de contradiction – comme nous l'avions signalé –
entre cette conception et l'analyse des “intermittences du cœur” au moyen
desquelles Proust montre au contraire dans la discontinuité un aspect
caractéristique du fonctionnement de la mémoire 8.
Dans une note de travail du Visible et l'invisible, Merleau-Ponty se
concentre à présent précisément sur le “problème de l'oubli”, qui “tient
essentiellement à ce qu'il est discontinu” (V.I., p. 248), et constitue par
conséquent un obstacle pour une philosophie de la conscience. C'est de
cette discontinuité essentielle que le diagramme des rétentions et des
protensions formulé par Husserl – que Merleau-Ponty dans le chapitre de la
Phénoménologie de la perception consacré à “La temporalité” reprenait à
6 En ce sens Duchêne remarque que “les dernières œuvres [i.e. : de Merleau-Ponty]
généralisent au visible, au sensible, à l'espace, au langage l'affection de soi par soi faite
d'immanence et de transcendance découverte dès la Phénoménologie de la perception à propos
du temps : comme le temps, le visible, le sensible, le langage ont deux faces et sont objet-sujet,
visible-voyant, sentant-sensible. La chair est cette structure généralisée” (J. DUCHÊNE, La
structure de la phénoménalisation dans la “Phénoménologie de la perception” de Merleau-
Ponty, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a. LXXXIII, n. 3, 1978, p. 395, note 151). Il en
reste pas moins que cette “généralisation” n'est pas sans impliquer un approfondissement et une
rectification touchant la conception du temps elle-même.
7 Déjà dans le résumé du cours consacré à “Le problème de la passivité : le sommeil,
l'inconscient, la mémoire”, Merleau-Ponty écrivait : “Vivre, pour un homme, n’est pas seulement
imposer perpétuellement des significations, mais continuer un tourbillon d’expérience qui s’est
formé, avec notre naissance, au point de contact du ‘dehors’ et de celui qui est appelé à le vivre”
(R.C., p. 59 ; c'est nous qui soulignons). En effet, en vertu de l'Urstiftung spatio-temporelle,
explique-t-il dans Le visible et l'invisible, “Les choses, ici, là, maintenant, alors, ne sont plus en
soi, en leur lieu, en leur temps, elles n'existent qu'au bout de ces rayons de spatialité et de
temporalité, emis dans le secret de ma chair, et leur solidité n'est pas celle d'un objet pur que
survole l'esprit, elle est éprouvée par moi du dedans en tant que je suis parmi elles et qu'elles
communiquent à travers moi comme chose sentante” (V.I., p. 153).
8 Cf. en particulier R., II, pp. 755-758. D’autre part, comme le rappelle Bernet, “pour la
théorie husserlienne du re-souvenir, l’oubli n’est qu’un accident” et il “ne menace nullement la
continuité entre le présent et le passé de la conscience” (R. BERNET, La vie du sujet, cit., p.
248).
119
son compte – n'apparaît plus à Merleau-Ponty en mesure de rendre compte,
car, en dépit des efforts de Husserl, il est encore “subordonné à cette
convention qu'on peut représenter la série des maintenants par des points
sur une ligne” (ibidem).
Quelques phrases plus loin, Merleau-Ponty précise toutefois qu'il n'entend
pas critiquer Husserl, d'un point de vue bergsonnien, pour avoir “spatialisé”
le temps : on a vu, en effet, que c'est la distinction même entre espace et
temps qui, à son avis, est remise en cause dans l'horizon de l'être brut. La
critique que Merleau-Ponty adresse à Husserl, est plutôt celle de ne pas
avoir saisi ce qu’il préfère définir maintenant comme le “tourbillon” de
notre temporalisation-spatialisation – c'est-à-dire notre champ de présence –
dans sa forme gestaltiste qui, en en mettant en relief la transcendance, peut
rendre compte aussi de ses aspects de discontinuité, ou mieux, qui dépasse
l'opposition même entre continuité et discontinuité précisément dans le
modèle figure-fonde, montrant ainsi l'oubli, avec son caractère justement
discontinu, comme “manière d'être à… en se détournant de…” (V.I., p.
250), c'est-à-dire comme envers du souvenir, selon justement la relation
gestaltiste qui lie le visible et l'invisible, relation dans laquelle le premier
terme implique différenciation et le second dédifférenciation 9.
Comme l'explique une autre note de travail du Visible et l'invisible,
Merleau-Ponty critique Husserl pour avoir conçu le champ de présence
“comme sans épaisseur, comme conscience immanente” (V.I., p. 227), alors
que, de son côté, il ne cesse de souligner qu'“il est conscience
transcendante, il est être à distance” (ibidem), justement en vertu de sa
forme gestaltiste. C’est justement en vertu de cette forme que le présent s’y
dessine simultanément au passé auquel il renvoie obliquement, et que, par
conséquent, la réminiscence de ce passé ne présuppose pas l'intervention
d'un acte intentionnel. La conception de Husserl, au contraire, ne peut, selon
Merleau-Ponty, rendre compte de cette simultanéité du passé et du présent,
car l'analytique intentionnelle – sur laquelle repose cette conception –
“sous-entend un lieu de contemplation absolue d'où se fait l'explicitation
intentionnelle et qui puisse embrasser présent, passé et même ouverture vers
9 Les bases de cette conception sont jetées dans le résumé, déjà cité, du cours tenu au Collège
de France sur “Le problème de la passivité : le sommeil, l'inconscient, la mémoire”, dans lequel
Merleau-Ponty cherche à montrer comment, en concevant en termes gestaltistes le champ de
présence fondé par notre ouverture perceptive à l'Être, disparaît l'alternative entre la mémoire
conçue comme conservation ou comme construction : “alors il n'y aurait pas d'alternative entre
conservation et construction, la mémoire ne serait pas le contraire de l'oubli, on verrait que la
mémoire vraie se trouve à l'intersection des deux, à l'instant où revient le souvenir oublié et
gardé par l'oubli, que souvenir explicite et oubli sont deux modes de notre relation oblique avec
un passé qui ne nous est présent que par le vide déterminé qu'il laisse en nous” (R.C., p. 72).
120
avenir” (V.I., p. 297) 10. De cette façon, la conception de Husserl (dont il
nous semblait voir des traces à la base du rapport particulier que, encore
dans la période précédente de sa production, Merleau-Ponty voyait entre le
temps et le langage) donne du passé, non pas une vision “verticale”, dans
laquelle il se donne simultanément au présent, mais une vision “de survol”,
dans le sens d'une vision prise depuis la perspective de ce “lieu de
contemplation absolue” à partir duquel la conscience, à travers la série de
ses actes intentionnels, soutient la continuité des dimensions temporelles.
Cette conception – “bloquée par le cadre des actes que lui impose la de la
conscience” (ibidem) – finit dès lors, selon Merleau-Ponty, comme on l'a vu
dans la note citée en ouverture de ce chapitre, par se révéler encore
subalterne d'une idée sérielle du temps, justement en ce qu'elle renvoie à
l'ordre de la conscience conçue comme série d'actes intentionnels qui
présentent le lien entre passé et présent comme adhésion de la conscience
du passé à la conscience du présent, et non comme leur être Ineinander, non
– justement – comme simultanéité. Selon Merleau-Ponty, ce qui sous-tend
la conception de Husserl, c'est par conséquent “une ontologie qui assujettit
tout ce qui n'est pas rien à se présenter à la conscience à travers des
Abschattungen et comme dérivant d'une donation originaire qui est un acte,
i.e. un Erlebnis parmi d'autres” (V.I., p. 298), alors que, quant à lui, il
souligne qu'“il faut prendre comme premier, non la conscience et son
Ablaufsphänomen avec ses fils intentionnels distincts, mais – comme nous
l’avons déjà vu – […] le tourbillon spatialisant-temporalisant (qui est chair
et non conscience en face d'un noème)” (ibidem). Autrement dit, ce
tourbillon renvoie non pas à l'activité intentionnelle de la conscience, mais à
“l'intentionnalité fungierende ou latente qui est l'intentionnalité intérieure à
l'être” (V.I., pp. 297-298).
En examinant la conception de la temporalité dans la Phénoménologie de
la perception, nous avions déjà pu remarquer comment Merleau-Ponty
voyait dans l'intentionnalité opérante la relation antéprédicative entre le
monde et notre vie, relation qu'inaugure, justement, le temps vécu, et
comment il assimilait la notion husserlienne d'intentionnalité opérante à la
notion heideggerienne de transcendance, la mettant à la base de sa propre
analyse de la temporalité. Mais l’intentionnalité opérante tendait alors à être
encore conçue à l'intérieur de la “distinction ‘conscience’–‘objet’” (V.I., p.
253) dont – comme le reconnaît justement une note de travail du Visible et
17 “Bref : le néant (ou plutôt le non être) est creux et non pas trou” (V.I., p. 249). Une autre
note de travail ajoute : “L'âme, le pour soi, est un creux et non pas un vide, non pas non-être
absolu par rapport a un Être qui serait plénitude et noyau dur. La sensibilité des autres c'est
‘l'autre côté’ de leur corps esthésiologique. Et cet autre côté, nichturpräsentierbar, je peux en
avoir le soupçon par l'articulation du corps d'autrui sur mon sensible” (V.I., p. 286). Au sujet de
la critique de la conception sartrienne de la subjectivité chez Merleau-Ponty, cf. également V.I.,
p. 78 sq.
125
c'est pour cette raison que le temps qui palpite dans cette dimension
marque, justement, la passivité de notre activité 18. Toujours en commentant
la pensée de Bergson, Merleau-Ponty écrit, en effet, que “c'est parce que je
suis pris dans ma durée que je la sais comme personne, c'est parce qu'elle
me déborde que j'en ai une expérience que l'on ne saurait concevoir plus
étroite ni plus proche” (S., p. 231 ; c'est nous qui soulignons).
Ce temps, cette durée que je suis en tant que j'en suis de l'être brut
toujours déjà là et toujours au premier jour – souligne ce même essai – est
un temps “toujours neuf et, en cela justement, toujours le même” (ibidem),
qui, par conséquent, ébauche une sorte d'“éternité existentielle”, la
simultanéité entre passé et présent : il s'agit de ce “temps mythique” à
propos duquel nous avons vu Merleau-Ponty évoquer les noms de Proust et
de Freud, ce temps qu'il oppose au temps sériel et dans la conception duquel
affleure la critique de la catégorie moderne de novum.
La dernière des notes de travail du Visible et l'invisible à laquelle nous
avons fait allusion désigne ce temps qui palpite dans la dimension de l'être
brut comme “une sorte de temps du sommeil” (V.I., p. 320) 19. Dans le
sommeil, comme dans la dimension de l'être brut, où sujet et objet ne sont
pas encore constitués, où activité et passivité sont indifférenciées, où
l'espace et le temps perdent leur distinction, le présent s'enveloppe, en effet,
du passé plus éloigné, d'un passé que la citation par laquelle nous avons
commencé ce chapitre définit justement comme “indestructible”, comme
“intemporel”. C'est ce passé que Merleau-Ponty voit affleurer dans les
“associations” dont se sert la psychanalyse freudienne, que, précisément, il
évoque dans cette citation 20. À propos de ce passé, cette même note
invoque, contre l'ordre de la conscience qui bloque l'analyse husserlienne de
la temporalité, “la corporéité proustienne comme gardienne du passé” (V.I.,
p. 297).
L'influence de Proust sur l'analyse merleau-pontienne de la temporalité
semblait, déjà dans la Phénoménologie de la perception, tempérer celle de
18 Le visible et l'invisible fait remarquer que : “Quand je retrouve le monde actuel, tel qu'il est,
sous mes mains, sous mes yeux, contre mon corps, je retrouve beaucoup plus qu'un objet : un
Être dont ma vision fait partie, une visibilité plus vieille que mes opérations ou mes actes” (V.I.,
p. 164).
19 Il faut rappeler à ce propos de quelle façon le résumé du cours tenu au Collège de France
sur “Le problème de la passivité : le sommeil, l'inconscient, la mémoire” souligne que “la
conscience dormante n'est […] pas un recès de néant pur, elle est encombrée des débris du passé
et du présent, elle joue avec eux” (R.C., p. 68).
20 “Les ‘associations’ de la psychanalyse sont en réalité ‘rayons’ de temps et de monde” (V.I.,
p. 293). Un autre passage du Visible et l'invisible explique en effet que : “Comme le souvenir-
écran des psychanalystes, le présent, le visible ne compte tant pour moi, n'a pour moi un prestige
absolu qu’à raison de cet immense contenu latent de passé, de futur et d'ailleurs, qu’il annonce et
qu’il cache” (V.I., p. 153). À ce propos cf. P. GAMBAZZI, Fenomenologia e psicoanalisi
nell’ultimo Merleau-Ponty, cit., en particulier p.122, note 30, ainsi que le chapitre quatrième du
livre de ID., L’occhio e il suo inconscio, cit., pp. 39-44.
126
Husserl, et amenait Merleau-Ponty, comme nous l'avions indiqué, à
accentuer, par rapport à Husserl, la fonction du corps dans la mémoire. La
leçon de Proust semble à présent décidément s'imposer, sur ce point, par
rapport à celle de Husserl. C'est en effet parce qu'en vertu du corps nous
sommes impliqués dans l'être sensible brut selon une indistinction entre
activité et passivité, que celui-là se présente comme le gardien du “temps
mythique”, de l'“éternité existentielle” qui palpite dans l'être sensible brut.
C'est à cela que semble faire allusion, dans sa concision, le passage d'une
note de travail du Visible et l'invisible (qui entend souligner, justement,
l'identité de l'activité et de la passivité) dans lequel Merleau-Ponty annonce
son intention de “Poser l'éternité existentielle – le corps éternel” (V.I., p.
318). Et si cette éternité, comme c'était déjà le cas dans la Phénoménologie
de la perception, semble s'enraciner dans la temporalité – elle ne fait même
qu'un avec le temps “mythique” –, toutefois, à la différence de la
Phénoménologie de la perception, le pouvoir d'“éterniser” n'est plus ici une
particularité de la parole, mais la sédimentation est définie comme
synonyme “de la passivité secondaire, c'est-à-dire de l'intentionnalité
latente” (V.I., p. 227). Bref, la sédimentation se donne en vertu de notre
Urstiftung spatio-temporelle dans l'Être, et c'est justement la notion de
Urstiftung que nous avons vu Merleau-Ponty opposer à la “philosophie des
Erlebnisse”, dans le but de montrer la passivité de notre activité. C'est à
cette conception que nous semble renvoyer la “Préface” de Signes lorsque,
paraphrasant Proust quand il fait allusion à la figure du “temps incorporé”,
Merleau-Ponty y affirme que “Je fonctionne […] par construction. Je suis
installé sur une pyramide de temps qui a été moi” (S., p. 21) 21. La figure du
“temps incorporé”, et l'œuvre de Proust dans son ensemble, en effet,
décrivent une vie sans conscience, une expérience qui affleure justement
comme dans le sommeil ou l'un de ces états de demi-sommeil dont la
Recherche est pleine 22. L'objet de la recherche de Proust, c'est, en bref,
cette “vie sans Erlebnisse, sans intériorité” (V.I., p. 296) que Merleau-Ponty
21 Anne Simon aussi observe que cette formule de Merleau-Ponty “fait songer aux dernières
pages du Temps retrouvé” (A. SIMON, Proust et l’‘architecture’ du visible, dans A. SIMON et
N. CASTIN (textes réunis et présentés par), Merleau-Ponty et le littéraire, cit., p. 106, note 1).
La consonance de la figure proustienne du “temps incorporé” avec la conception merleau-
pontienne de la temporalité révèle par ailleurs des motifs que met en évidence le commentaire
que fait Paul Ricœur de cette figure : “L'itinéraire de la Recherche va de l'idée d'une distance qui
sépare à celle d'une distance qui relie. C'est ce que confirme la dernière figure que la Recherche
propose du temps : celle d'une accumulation de la durée en quelque sorte en dessous de nous-
mêmes” (P. RICŒUR, Temps et récit, t. II, La configuration dans le récit de fiction, Seuil, Paris,
1984, p. 224).
22 Giorgio Agamben remarque en effet que “Proust semble avoir […] à l’esprit certains états
crépusculaires, comme le rêve éveillé et la perte de conscience : ‘Je ne savais pas au premier
instant qui j'étais’, telle est sa formule typique, dont Poulet a recensé les innombrables
variations” (G. AGAMBEN, Infanzia e storia. Distruzione dell'esperienza e origine della storia,
Einaudi, Turin, 1978, 19792, p. 39 ; tr. fr. de Y. Hersant, Enfance et histoire. Destruction de
l’expérience et origine de l’histoire, édition remaniée, Payot, Paris, 1989, p. 55).
127
lui-même entend “restituer” : tous deux saisissent en profondeur la
désagrégation de la notion traditionnelle de sujet 23.
24 C’est pourquoi dans le chapitre du Visible et l’invisible auquel nous sommes en train de
faire allusion Merleau-Ponty critique le “mythe” (V.I., p. 155) husserlien d’une Wesensschau
désincarnée, c’est-à-dire mise en œuvre précisément par un “pur spectateur”.
Come le souligne Carlo Sini, “le spectateur désintéressé, ‘réduit’ par l'epoché, est une fiction
métaphysique non moins que le spectateur panoramique au nom duquel la science a prétendu
parler du monde en soi et de ses lois” (C. SINI, Introduzione à l'édition italienne de M.
MERLEAU-PONTY, La prose du monde, tr. it. de M. Sanlorenzo, Editori Riuniti, Rome, 1984,
p. 15).
25 Merleau-Ponty écrit par conséquent qu'“il serait temps de rejeter les mythes de l'inductivité
et de la Wesensschau qui se transmettent, comme des points d'honneur, de génération en
génération” (V.I., p. 155). Mais Marc Richir précise : “S’il est donc juste de dire qu’il n’y a pas
de Wesensschau chez le dernier Merleau-Ponty, c’est à condition d’ajouter qu’il n’y a pas, chez
lui, de Wesensschau qui soit pure, détachée des phénomènes – comme le donne à penser Husserl
dans l’avant-dernier chapitre d’Erfahrung und Urteil” (M. RICHIR, Essences et “intuition” des
essences chez le dernier Merleau-Ponty, in ID., Phénomènes, temps et êtres. Ontologie et
phénoménologie, Millon, Grenoble, 1987, p. 79).
129
ces expériences sont justement ces vecteurs et ces lignes de force, en tant
qu'ils définissent “l'attache qui relie secrètement une expérience à ses
variantes” (V.I., p. 155). L'essence se présente donc comme “in-variant”
(V.I., p. 149) de ces expériences, en d’autres termes comme structure. Dans
notre troisième chapitre, nous avons déjà eu l'occasion de relever la façon
dont Merleau-Ponty tend à voir dans la conception saussurienne de la
recherche linguistique une réponse au problème du rapport entre faits et
essences qui met en évidence l'étroite corrélation entre les unes et les autres,
conformément à la perspective adoptée par Husserl dans ses derniers écrits.
Suivant la même orientation, Merleau-Ponty conçoit les essences justement
en termes de structure, conçue selon la définition de ce mot qu'il donne lui-
même dans son essai De Mauss à Claude Lévi-Strauss, rappelant que, à
l'origine, “il servait chez les psychologues à désigner les configurations du
champ perceptif, ces totalités articulées par certaines lignes de force, et où
tout phénomène tient d'elles sa valeur locale” (S., p. 146). La pensée du
dernier Merleau-Ponty, que nous avons vu décrire le champ perceptif
comme champ d'Être, voit alors dans les essences qui se dessinent dans ce
champ des articulations de l'Être même 26, et manifeste ainsi la connotation
ontologique qu’il attribue à la notion de structure. Tout comme Merleau-
Ponty l'écrit des structures, les essences se révèlent, en effet, incarnées :
elles ne se situent pas, par conséquent, hors du temps et de l'espace, mais
s'ébauchent justement dans notre champ de présence alimenté par
l'intentionnalité opérante, et sont soutenues précisément par l'enjambement
de la synchronie sur la diachronie qui caractérise ce champ 27. Bref, les
essences se dessinent comme l'invisible auquel le visible des nos
expériences renvoie, et par conséquent ne sont pas séparables de la chair du
sensible, dont elles sont au contraire l'envers.
Cette conception des essences trouve, selon Merleau-Ponty, son
expression la plus pénétrante dans la Recherche de Proust. Aussi, les pages
inachevées qui concluent le manuscrit du Visible et l'invisible reviennent-
elles sur les passages, auxquels faisait allusion déjà le chapitre de la
Phénoménologie de la perception consacré à “Le corps comme expression
et la parole”, où Proust décrit Swann écoutant de nouveau la “petite phrase”
de la sonate de Vinteuil qui, autrefois, avait été “l'air national” de l'amour
qui le liait à Odette 28 :
“Ces charmes d'une tristesse intime, c'était eux qu'elle [i.e. : la ‘petite phrase’]
26 En ce sens, Merleau-Ponty souligne que les essences “sont le Sosein et non le Sein” (V.I.,
p. 148).
27 Merleau-Ponty met en effet en évidence que, l'essence ne faisant qu’un avec l’idéation, elle
“se fait dans un espace d'existence, sous la garantie de ma durée qui doit revenir en elle-même
pour y retrouver la même idée que je pensais il y a un instant et passer dans les autres pour la
rejoindre aussi en eux” (V.I., p. 150).
28 Cf. R., I, pp. 347-353.
130
essayait d'imiter, de recréer, et jusqu'à leur essence qui est pourtant d'être
incommunicables et de sembler frivoles à tout autre qu'à celui qui les éprouve, la
petite phrase l'avait captée, rendue visible. Si bien qu'elle faisait confesser leur prix
et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants – si seulement ils
étaient un peu musiciens – qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en chaque
amour particulier qu'ils verraient naître près d'eux. Sans doute la forme sous
laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se résoudre en raisonnements. Mais
depuis plus d'une année que, lui révélant à lui-même bien des richesses de son âme,
l'amour de la musique était, pour quelque temps au moins, né en lui, Swann tenait
les motifs musicaux pour de véritables idées, d'un autre monde, d'un autre ordre,
idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l'intelligence, mais qui n'en
sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de
valeur et de signification” (R., I, p. 349).
“Personne – commente Merleau-Ponty – n'a été plus loin que Proust dans
la fixation des rapports du visible et de l'invisible, dans la description d'une
idée qui n'est pas le contraire du sensible, qui en est la doublure et la
profondeur” (V.I., p. 195). En effet, comme dans le cas de la conception
particulière “de l’amour et du bonheur” (R., I, p. 350) qui s’est incarnée
pour Swann dans la “petite phrase” de la Sonate de Vinteuil et qui est
devenue inséparable de l’écoute de cette mélodie, il s'agit d'idées que
Merleau-Ponty définit comme “sensibles” (V.I., p. 198) : pourvues, non
moins que les “idées de l'intelligence”, d'une logique rigoureuse 29, tendant
elles aussi à “l'exploration d'un invisible” (V.I., p. 196), et pourtant “voilées
de ténèbres, [...] impénétrables à l'intelligence” puisqu’inséparables de leur
“apparences sensibles” (V.I., p. 196), et par conséquent, à la différence des
“idées de l'intelligence”, impossibles à isoler comme êtres positifs 30. Dans
ce sens, Proust les désigne comme “notions sans équivalent” (R., I, p. 350),
et compte parmi elles celles “de lumière, de son, de relief, de volupté
physique” (ibidem) non moins que les idées contenues dans des œuvres
littéraires comme La Princesse de Clèves ou Réné. Dans ce sens, Merleau-
Ponty, à son tour, les appelle “idéalités d'horizon” et définit leur cohésion
comme “une cohésion sans concept” (V.I., p. 199), de la même façon que
nous l'avons vu qualifier de “sans concept”, dans L'œil et l'esprit, la
présentation que chaque forme artistique – chacune avec les moyens
d'expression qui lui sont propres – donne “de l'Être universel” (O.E., p. 71) 3
29 “Jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la
pertinence des questions, l'évidence des réponses” (R., I, p. 351). Il faut remarquer, dans cette
phrase, l'usage de l'expression “langage parlé” que nous avons vu prise par Merleau-Ponty afin
de désigner l'un des concepts fondamentaux de son analyse du langage.
30 Déjà dans le résumé du cours sur “Le problème de la parole” tenu au Collège de France en
1953-54 Merleau-Ponty, toujours en référence à Proust, affirmait que “les idées littéraires,
comme celles de la musique et de la peinture, ne sont pas des ‘idées de l'intelligence’ : elles ne se
détachent jamais tout à fait des spectacles, elles transparaissent, irrécusables comme des
personnes, mais non définissables” (R.C., p. 40).
31 Ce même texte, dans son dialogue critique avec les remarques de Descartes consacrées à la
peinture et concentrées essentiellement sur le dessin, fait remarquer que “S'il [i.e. : Descartes]
131
1.
Comme cela a été fait pour Proust 32, nous pouvons dès lors, s'agissant de
la conception de Merleau-Ponty, parler des idées sensibles comme d'“idées
esthétiques” selon la double acception de cette expression 33. Elles sont, en
effet, “esthétiques” dans le sens premier – étymologique – du terme,
puisqu'elles composent le “Logos du monde esthétique” dans lequel l'Être
trouve son articulation primordiale, brute 34 , et que par conséquent
Merleau-Ponty désigne également comme “pensée sauvage” (V.I., p. 29).
C'est justement en tant que telles que ces idées sont inséparables de leur
présentation sensible – tout comme une conception particulière de l'amour
et du bonheur est inséparable de la “petite phrase” qui seule peut la rendre
communicable – et elles nous seraient par conséquent inaccessibles si nous
n'adhérions pas nous-mêmes à la chair du sensible. Nous nous ouvrons donc
à ces idées en vertu de notre ouverture perceptive – de notre Urstiftung – au
monde, duquel elles dessinent “l'invisible […] qui l'habite, le soutient et le
rend visible, sa possibilité intérieure et propre, l'Être de cet étant” (V.I., p.
198). En tant qu'invisible du visible, les idées sensibles sont donc
“négativité ou absence circonscrite” (V.I., pp. 198-199), mais nous avons
déjà vu que pour Merleau-Ponty ceci ne les prive pas pour autant de
cohésion : elles possèdent même la “cohésion sans concept” du sensible
même, dont elles sont justement le versant négatif. Si cette forme négative
nous empêche de les posséder, leur cohésion, en tant que cohésion sensible,
fait que nous en sommes possédés, de la même façon – souligne Merleau-
Ponty – que dans la description de Proust “la petite phrase évoquée agitait
avait examiné cette autre et plus profonde ouverture aux choses que nous donnent les qualités
secondes, notamment la couleur, comme il n'y a pas de rapport réglé ou projectif entre elles et les
propriétés vraies des choses, et comme pourtant leur message est compris de nous, il se serait
trouvé devant le problème d'une universalité et d'une ouverture aux choses sans concept, obligé
de chercher comment le murmure indécis des couleurs peut nous présenter des choses, des forêts,
des tempêtes, enfin le monde” (O.E., p. 43 ; c'est nous qui soulignons). Nous reviendrons plus
longuement sur cette question dans le prochain chapitre.
32 Cf. Gh. FLORIVAL, Le désir chez Proust. À la recherche du sens, cit., pp. 151-161.
33
À son tour, Rudolf Bernet remarque que “la mémoire involontaire que Proust célèbre et
scrute est une mémoire esthétique. Elle jaillit de l’accord quais musical entre des ‘sensations’ ou
des ‘impressions’ appartenant à des temps différents, elle s’accompagne de la grâce d’un
bonheur incomparable, et elle débouche sur l’effort de la création artistique. Chacun de ces trois
moments de la mémoire esthétique fait l’objet d’un examen attentif de la part de Proust” (R.
BERNET, La vie du sujet, cit., p. 252).
34 À propos de la conception de la nature chez Husserl, Merleau-Ponty affirme, dans les
leçons du Collège de France consacrées à ce thème, que “dans Ideen II, on peut avoir
l'impression de psychologisme. Mais ce qui est au-dessous, ce n'est pas le bric-à-brac
psychologique, c'est un mode d'être original, un être à l'état sauvage, le ‘logos du monde
esthétique’ – car le logos articulé dérive d'un sens immanent au perçu du monde primordial, de
l'Erfahrungsboden” (M. MERLEAU-PONTY, Husserl et la notion de Nature. Notes prises au
cours de Maurice Merleau-Ponty, par X. Tilliette, “Revue de Métaphysique et de Morale”, a.
LXX, n. 3, 1965, p. 266).
132
comme celui d'un médium le corps vraiment possédé du violoniste” (R., I,
p. 352).
Il émerge également de cette description que c'est à travers un effort
créatif comme celui du violoniste jouant la petite phrase que les idées
sensibles sont rendues visibles, selon l'expression utilisée par Proust lui-
même dans le passage cité plus haut, expression qui, de façon significative,
converge avec la phrase de Paul Klee rappelée par Merleau-Ponty dans
L'œil et l'esprit 35.
Les idées sensibles apparaissent dès lors “esthétiques” aussi dans le sens
fort – kantien, comme l’on verra dans le chapitre prochain, même si dans
une acception élargie – en tant que la présentation visible de leur invisibilité
exige un apport de création qui, s'il n'appartient pas exclusivement à l'art et
à la littérature, trouve toutefois en eux son modèle. C’est significatif, à cet
égard, que la note de travail du Visible et l'invisible consacrée précisément à
“Philosophie et Littérature” affirme : “l'art et la philosophie ensemble sont
justement, non pas fabrications arbitraires dans l'univers du ‘spirituel’ (de la
‘culture’), mais contact avec l'Être justement en tant que créations. L'Être
est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l'expérience”
(V.I., p. 251).
Dès l'avant-propos de la Phénoménologie de la perception, Merleau-
Ponty affirmait d'ailleurs la similitude entre philosophie et art, et nous
avions vu dans cette affirmation l'expression de l'un des deux pôles entre
lesquels oscillait cette œuvre : l'ambition d'égaler, à travers la réduction
phénoménologique, la vie irréfléchie, d'une part, et la tendance à concevoir
l'opération d'expression comme reprise et prolongement créatif de cette
expérience, de l'autre. C'est justement le fait que prévaut cette seconde
tendance – tendance à présent approfondie et rectifiée dans la perspective
de l'être charnel dont nous en sommes, et de sa manifestation – qui porte à
cette étroite relation entre esthétique et ontologie qui émerge dans le dernier
passage cité. Son contenu rappelle spontanément celui de la note de travail
que nous avons rapportée au début du chapitre précédent, chapitre dans
lequel nous avions déjà eu l'occasion d'observer comment, dans le pensée
du dernier Merleau-Ponty, la méditation esthétique et la recherche
ontologique sont étroitement liées. La note en question souligne, en effet,
que le monde perçu, conçu ontologiquement comme être brut ou sauvage,
alimente l'art et la philosophie, en tant qu'il “apparaît comme contenant tout
ce qui sera jamais dit, et nous laissant pourtant à le créer (Proust) : c'est le
qui appelle le –” (V.I., pp. 223-
224). Le logos endiáthetos, expression par laquelle Merleau-Ponty désigne
35 “L'art – commence Klee dans le Credo du créateur – ne reproduit pas le visible ; il rend
visible” (P. KLEE, Schöpferische Konfession, publié pour la première fois dans “Tribüne der
Kunst und Zeit”, hrsg. v. K. Edschmid, Bd. XIII, Erich Reiss, Berlin, 1920, ensuite repris dans P.
KLEE, Das bildnerische Denken, Benno Schwabe & Co., Basel, 1956 ; tr. fr. de P.-H. Gonthier
in ID., Théorie de l'art moderne, Denoël, Paris, 1964, désormais coll. “Folio”, Gallimard, Paris,
1998, p. 34). Cf. le renvoi de Merleau-Ponty à cette phrase in O.E., p. 74.
133
le “sens avant la logique” (V.I., p. 222), ou, en d'autres termes encore, le
“logos du monde esthétique”, ne peut donc être restitué qu'au moyen du
logos prophorikós. Ce dernier, dans les lignes qui précèdent immédiatement
la note en question, est à son tour défini comme Gebilde, mais – insiste
Merleau-Ponty – ce Gebilde ne doit pas être entendue comme pure création
36
: il s'agit en effet d'une opération qui se nourrit à la source de l'être brut
au moment même où elle le relance créativement. Aussi la note de travail
du Visible et l'invisible consacrée à “Philosophie et Littérature” affirme-t-
elle que la création “est en même temps réintégration de l'Être” (V.I., p.
250) et, dans ce sens, “est adéquation, la seule manière d'obtenir une
adéquation” (V.I., p. 251).
Versant archéologique et versant téléologique se confirment donc bien
comprésents dans chaque opération d'expression, chacun n'étant que
l'envers de l'autre. Mais, si la tâche (infinie) de réaliser cette opération est
toujours confiée à l'homme, ce qui, à présent, se révèle comme archè
inépuisable et, à la fois, comme inépuisable telos, ce n'est plus, comme dans
la Phénoménologie de la perception et les écrits de la même époque,
l'horizon de l'être-au-monde, mais, sur la base de ce qui a été dit, l'Être
même. Comme nous le savons, la téléologie à laquelle Merleau-Ponty pense
– et sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir dans notre dernier
chapitre – est définie, en effet, comme “jointure et membrure de l'Être qui
s'accomplit à travers l'homme” (S., p. 228), ce qui confirme la passivité de
notre activité.
L'opération d'expression, en tant que réversibilité de création et
adéquation dans le sens précisé plus haut, semble être conçue, disions-nous,
sur le modèle de l'art. Tout comme l'essence de l'amour que seule l'audition
de la “petite phrase” créée par Vinteuil rend communicable, les idées
sensibles dans lesquelles s'ébauche l'avènement du “sens avant la logique”
sont reprises créativement par l'art, qui les rend visibles dans l'unique
configuration qui réponde à leur mode d'existence : “dans une expérience
charnelle” (V.I., p. 197). En d'autres termes, ce que l'art restitue, en le
recréant, justement, dans une expérience charnelle, c'est ce que, dans le
passage tiré du Visible et l'invisible par lequel nous avons commencé ce
chapitre, Merleau-Ponty appelle “la Stiftung, l'initiation”, dont la structure
temporelle – sur laquelle nous aurons encore à revenir longuement par la
suite – ne fait qu'un avec l'avènement des idées sensibles et en inaugure
l'expression. Ainsi, dans les pages de la Recherche qui ont tant sollicité
l'attention de Merleau-Ponty, cette initiation et le “temps mythique” qui
commence à vibrer avec elle apparaissent évoqués à Swann par la musique
du violon et du piano jouant la “petite phrase” : “C'était comme au
commencement du monde, comme s'il n'y avait encore eu qu'eux deux sur la
terre” (R., I, p. 352). Précisément en tant qu'il rend visibles, et donc
36 “Il s'agit d'une création qui est appelée et engendrée par le Lebenswelt comme historicité
opérante, latente, qui la prolonge et en témoigne” (V.I., p. 228).
134
participables, les idées sensibles, l'art se présente, dès lors, comme modèle
du passage du logos du monde esthétique au logos du monde culturel 37.
À propos de ce qu’on a vu Merleau-Ponty appeler “l’initiation” en tant
que sa manière de traduire “la Stiftung”, dans les notes sur la Recherche
préparées pour le cours intitulé “L'ontologie cartésienne et l'ontologie
d'aujourd'hui” (1960-61) 38 – qu’on peut voir comme prolongement idéal
des pages inachevées du Visible et l'invisible qui ont été examinées
jusqu’ici – il revient en deux occasions 39 sur les pages proustiennes
consacrées aux aubépines du côté de Méséglise 40 – dans lesquelles il
semble qu’une vraie initiation soit décrite – et particulièrement sur la
citation évoquée aussi dans la note de travail du Visible et l'invisible que
nous avons rapportée au début : “Soit que la foi qui crée soit tarie en moi,
soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu’on me
montre aujourd'hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies
fleurs” (R., I, p. 184).
À la deuxième occasion, les notes de cours se réfèrent exclusivement à la
phrase selon laquelle “la réalité ne se forme que dans la mémoire”, laquelle
se trouve par ailleurs citée aussi dans une lettre de Merleau-Ponty adressée
à Claude Simon 41, qu’en effet il considérait parmi les héritiers de la lignée
littéraire ouverte par Proust : cette lignée caractérisée – explique-t-il dans
ces notes qui renvoient l'écho de ce qu’il nous a présenté au sujet de Proust
dans le manuscrit du Visible et l'invisible – par le “renversement des
rapports du visible et de l'invisible, de chair et esprit” (N.C., p. 392) 42.
Les notes prises en examen commentent donc telle phrase proustienne et
soulignent comment – malgré le fait que le Narrateur formule l'hypothèse
que “la réalité ne se forme que dans la mémoire” – en tout cas “Il ne s'agit
pas d'une illusion de réalité. Non, c'est bien de ce qui fut qu'on se souvient.
Par la distance, le présent ‘développe’ tout son sens” (N.C., p. 202) 43. Et
37 Come le souligne, en d'autres termes, Pingaud, l'œuvre d'art “est le modèle de toute
expression, de toute formation de verité. Et ce qu'elle communique, ce qui nous fait
communiquer à travers toutes les œuvres, c'est ce modèle même, le sens du sens” (B. PINGAUD,
Merleau-Ponty, Sartre et la littérature, “L'Arc”, n. 46, 1971, p. 87).
38 Cfr. N.C., en particulier pp. 191-198.
“Le rouge des écussons d’artilleur (Cl. Simon : texte des Lettres françaises) – Il
lui dit ceci et cela – On dit : par association. Ce n’est pas cela, ni Verschmelzung
etc. – C’est qu’il y a une vertu signifiante de la texture de ce rouge, une texture
qualitative, d’abord. Ensuite les expériences dont il réveille le sentiment ont été
vécues à travers lui (comme les choses à travers leurs noms) et c’est ce qui fait, –
c’est cette structure archaïque qui fait, – qu’il sera toujours le médiateur de ces
expériences. Parce que notre expérience n’est pas un champ plat de qualités, mais
toujours sous l’invocation de tel ou tel fétiche, abordée par l’intercession de tel ou
tel fétiche”.
45 Cf. M. MERLEAU-PONTY, Cinq notes sur Claude Simon, “Médiations”, n. 4, hiver 1961-
62 ; ensuite “Esprit”, n. 66, juin 1982, p. 66.
137
L’initiation ne peut donc se donner qu’“à travers” la reprise d’une
expérience dans une autre et elle ne peut non plus se résoudre pour autant
dans la simple association entre les deux, puisqu’il s’agit toujours d’une
“reprise créatrice”, même si, en vertu d’une “illusion rétrospective”, on
tend à en considérer le sens comme préexistant dans l’expérience dont la
“vertu signifiante” ne fournissait en réalité qu’une anticipation. L’initiation
s’accomplit donc dans l’entre-deux entre cette expérience-là et celle qui y
est associée et voilà pourquoi elle se donne comme “surdétermination” par
rapport à toutes les deux 46. Si l’initiation peut fonder un temps mythique,
en d'autres termes, c'est précisément parce qu'elle s'accomplit à l'intérieur
du chiasme entre passé et présent et donc elle résulte, sous ce rapport,
comme toujours déjà été, en étant l’institution d'un champ d'expérience qui
– de façon mythique, justement – “est toujours derrière nous” (R.C., p. 76).
52 “C'est comme si la visibilité qui anime le monde sensible émigrait, non pas hors de tout
corps, mais dans un autre corps moins lourd, plus transparent, comme si elle changeait de chair,
abandonnant celle du corps pour celle du langage, et affranchie par là, mais non délivrée, de
toute condition” (V.I., p. 200).
53 Dans la parole se prolonge en effet le narcissisme de la vision : “la parole – écrit Merleau-
Ponty – est […] comme la chair du visible, […] rapport à l'Être à travers un être, et, comme elle,
narcissique, érotisée, douée d'une magie naturelle qui attire dans son réseau les autres
significations comme le corps sent le monde en se sentant” (V.I., p. 158).
54 “Si je suis assez près de l'autre qui parle pour entendre son souffle, et sentir son
effervescence et sa fatigue, j'assiste presque, en lui comme en moi, à l'effrayante naissance de la
vocifération” (V.I., p. 190).
55 “Il y a une essence au-dessous de nous, nervure commune du signifiant et du signifié,
adhérence et réversibilité de l'un à l'autre, comme les choses visibles sont les plis secrets de notre
chair, et notre corps, pourtant, l'une des choses visibles” (V.I., p. 158).
140
“parole opérante” – est donc innervé par les idées sensibles de la même
façon que toute autre expérience charnelle. Aussi Merleau-Ponty l'analyse-
t-il en suivant le modèle de Proust lorsqu'il analyse la “petite phrase” de
Vinteuil, et répète-t-il que, dans le langage opérant, l'idée est inséparable de
la parole comme pour Swann l'essence de l'amour est inséparable de l'écoute
de cette phrase musicale 56. En outre, précisément en tant qu'expérience
encore charnelle, le langage opérant comporte lui aussi une sorte
d'initiation, comme cela a lieu dans le cas de la lecture 57.
Mais, dans le langage, Merleau-Ponty voit aussi la présence des “idées de
l'intelligence” – que, comme nous l'avons déjà suggéré, il tend, tout comme
Proust, à différencier des idées sensibles 58 – et les définit comme “idées
acquises, disponibles, honoraires” (V.I., p. 201). Ce sont ces idées-là que
véhicule ce que dans La prose du monde Merleau-Ponty appelait le
“langage parlé”, qu'il caractérisait justement comme langage “acquis” et
qui, en tant que tel, se fait oublier au profit des idées dont il est devenu
porteur. Précisément parce que ce langage tend à “se faire oublier”, ces
idées semblent des êtres positifs, mais, dans notre troisième chapitre, nous
avons vu que les idées et le langage acquis, en tant qu'élément institué, ne
se donnent pas sans un élément instituant comme horizon de latence. En ce
sens, Merleau-Ponty peut affirmer que “l'idéalité pure n'est pas elle-même
sans chair ni délivrée des structures d'horizon” (V.I., p. 200) 59.
56 En ce sens, Merleau-Ponty écrit que “quand je pense, elles [i.e. : les idées] animent ma
parole intérieure, elles la hantent comme la ‘petite phrase’ possède il violoniste, et restent au-
delà des mots, comme elle au-delà des notes, non que sous un autre soleil, à nous caché, elles
resplendissent, mais parce qu'elles sont ce certain écart, cette différenciation jamais achevée,
cette ouverture toujours à refaire entre le signe et le signe, comme la chair, disions-nous, est la
déhiscence du voyant en visible et du visible en voyant” (V.I., p. 201).
57 L'idée que la lecture et, en général, le langage comportent une initiation traverse toute la
réflexion de Merleau-Ponty. Chez Proust, cette idée emerge de façon particulièrement évidente
dans Journées de lecture (texte qui maintenant figure dans M. PROUST, Contre Sainte-Beuve
précéde de Pastiche et mélanges et suivi de Essais et articles, édition établie par P. Clarac avec
la collaboration d'Y. Sandre, “Bibliothèque de la Pléiade”, Gallimard, Paris, 1971, pp. 160-194).
58 Les pages finales du manuscrit du Visible et l'invisible montrent toutefois l'intention de
Merleau-Ponty de traiter directement par la suite le problème du rapport entre idées sensibles et
“idées de l'intelligence”, rapport dont ces pages préfigurent de toute façon la conception selon
l'orientation à laquelle nous avons déjà fait allusion : “il est trop tôt maintenant pour éclairer ce
dépassement sur place” (V.I., p. 200 ; c'est nous qui soulignons). Comme nous aurons l’occasion
d’y faire allusion dans notre septième chapitre, cette conception trouve, par contre, d’amples
témoignages dans les Notes des cours au Collège de France 1958-1959 et 1960-1961, en
particulier pp. 193-195.
59 La préface de Signes confirme : “Les idées ne sont plus une deuxième positivité, un second
monde qui exposerait ses richesses sous un second soleil. En retrouvant le monde ou l'Être
‘vertical’, celui qui est debout devant mon corps debout, et en lui les autres, nous apprenons une
dimension où les idées obtiennent aussi leur vraie solidité. Elles sont les axes secrets ou, comme
disait Stendhal, les ‘pilotis’ de nos paroles, les foyers de notre gravitation, ce vide très défini
autour duquel se construit la voûte du langage, et qui n'existe actuellement que dans la pesée et
la contrepesée des pierres” (S., pp. 28-29).
141
Ayant pour modèle le phénomène de la vision, le langage apparaît donc
comme “regard de l'esprit” (V.I., p. 203). En tant que tel, il s'articule comme
champ de différenciations qui “sublime” la structure diacritique du visible,
tout en en maintenant, cependant, le style, l'un et l'autre étant soutenus par
le même phénomène de la réversibilité comme chiffre même de l'Être que
tout deux portent à l'expression : réversibilité du visible et de l'invisible
dans le deuxième cas, réversibilité de la parole et du silence dans le premier
60
. Le passage du monde muet de la perception au monde langagier – dont
nous avons vu qu'il restait un problème ouvert dans la Phénoménologie de
la perception – ne se pose plus par conséquent en termes di superposition
du second sur le premier et de traduction du premier dans le second, mais
précisément en termes de réversibilité entre champs organisés
diacritiquement 61. À la différence de ce que nous avons observé à propos
de la Phénoménologie de la perception en effet, l'expérience muette se
précise non pas comme antérieure au langage et indépendante de lui, mais
comme dimension qui coexiste originairement avec la dimension
langagière, en ce sens que “toutes les possibilités du langage y sont déjà
données” (V.I., p. 203) 62.
Cette perspective fournit à Merleau-Ponty l'occasion de citer encore une
fois, à la fin du chapitre de Le visible et l'invisible intitulé “Interrogation et
intuition”, cette phrase de Husserl qui figure dans la deuxième des
Méditations cartésiennes et qui a exercé une si grande influence sur toute sa
recherche philosophique. La façon dont il l'introduit à présent montre
toutefois qu'il l'emploie dans une nouvelle interprétation : “la philosophie
est la reconversion du silence et de la parole l'un dans l'autre” (V.I., p. 171).
Interprétée dans ce même sens, la phrase husserlienne – qui part de
“l'expérience pure et, pour ainsi dire, muette encore” et semble présenter le
langage comme “domaine spécial” – semble évoquée dans la page où
s'interrompt le manuscrit de Le visible et l'invisible, et dans laquelle est
également sensible le souvenir de la phrase de Valéry qui affirme que le
60 Merleau-Ponty tient par ailleurs à souligner que, entre visible et dicible, “il y a […], en
réalité, bien plutôt que parallèle ou qu'analogie, solidarité et entrelacement : si la parole, qui n'en
est qu'une région, peut être aussi l'asile du monde intelligible, c'est parce qu'elle prolonge dans
l'invisible, étend aux opérations sémantiques, l'appartenance du corps à l'être et la pertinence
corporelle de tout être qui m'est une fois pour toutes attestée par le visible, et dont chaque
évidence intellectuelle répercute un peu plus loin l'idée” (V.I., p. 158).
61 Comme le souligne Taminiaux, en vertu de la configuration diacritique de chacun d'eux, “la
perception et le langage se correspondent, ils communiquent par la même différenciation qui est
dans un cas la latence de l'invisible au visible, dans l'autre la latence du silence dans l'expression
même” (J. TAMINIAUX, L'expérience, l'expression et la forme dans l'itinéraire de Merleau-
Ponty, in ID., Le regard et l'excédent, cit., p. 108).
62 Merleau-Ponty explique en effet – en se référant explicitement à Lacan – que le langage
“n'interrompt pas une immédiation sans lui parfaite, que la vision même, la pensée même sont, a-
t-on dit, ‘structurées comme un langage’, sont articulation avant la lettre, apparition de quelque
chose là où il n’y avait rien ou autre chose” (V.I., pp. 167-168).
142
langage est tout en tant qu'il est la voix même du paysage. Merleau-Ponty
déclare alors : “de l'une à l'autre de ces vues, il n'y a pas renversement
dialectique, nous n'avons pas à les rassembler dans une synthèse : elles sont
deux aspects de la réversibilité qui est vérité ultime” (V.I., p. 204).
C'est cette conception – qui est intimement liée à la remise en question de
la réduction phénoménologique et du statut de la conscience, et donc à la
critique de la réflexion comme coïncidence, menées par Merleau-Ponty
dans les écrits de cette période – qui porte Merleau-Ponty à repenser de
façon autocritique le concept de Cogito tacite élaboré dans la
Phénoménologie de la perception.
Ainsi, dans les notes de travail de Le visible et l'invisible consacrées à ce
problème, reconnaît-il que “le cogito tacite est impossible” parce que “pour
avoir l'idée de ‘penser’ (dans le sens de la ‘pensée de voir et de sentir’),
pour faire la ‘réduction’, pour revenir à l'immanence et à la conscience de…
il est nécessaire d'avoir les mots” (V.I., p. 224-225) et par conséquent il
constate la “naïveté […] d'un cogito silencieux qui se croirait adéquation à
la conscience silencieuse alors que sa description même du silence repose
entièrement sur le vertus du langage” (V.I., pp. 232-233). La première des
deux notes citées explique en effet que la conscience constituante est en
réalité constituée – et dans ce sens nous avons déjà vu Merleau-Ponty la
qualifier d'artefact – grâce aux mots. Ils ne reposent pas par conséquent sur
la vie irréfléchie et silencieuse, conçue comme fondement positif, de la
conscience, à la différence de ce que prétend la “philosophie des
Erlebnisse” et la notion même de Cogito tacite, puisque nous savons que
désormais pour Merleau-Ponty la subjectivité ne comporte aucun fond
positif de sens 63, mais se dessine comme champ d'Être à l'intérieur duquel,
comme le confirme la note en question, “il n'y a que des différences de
significations” (V.I., p. 225). Il précise néanmoins que “cependant il y a le
monde du silence, le monde perçu, du moins, est un ordre où il y a des
significations non langagières ; oui, des significations non langagières, mais
elles ne sont pas pour autant positives” (ibidem). Autrement dit, ce monde
du silence est l'Être brut ou sauvage qui s'articule dans le logos endiáthetos
ou logos perceptif, dont la description – répète la seconde des notes que
nous avons évoquées – “est usage du ” (V.I., p. 233),
c'est-à-dire est Gebilde sollicitée par l'Être même. En ce sens, cette dernière
note se conclut par l'affirmation, que nous avons déjà citée, selon laquelle
l'unique ontologie conforme a l'Être est ontologie indirecte : elle l'est
nécessairement en tant que l'unique façon d'opérer une adéquation au
silence de l'Être consiste dans l'usage créatif du langage, qui s'entremêle au
silence justement selon un lien de réversibilité. Dans une troisième note de
travail de Le visible et l'invisible dans laquelle il reconsidère le problème du
66 Sergio Moravia souligne, sur la base de cette conception, que Merleau-Ponty “comme
Jacques Lacan exigera un décentrement du Moi, et comme Foucault il écrira de la priorité
ontologique de la parole et de la pensée – non seulement de l'Être – par rapport au sujet” (S.
MORAVIA, La crisi della generazione sartriana, “Rivista di filosofia”, n. 58, 1967, p. 443). En
effet, la conception qui s'affirme ici chez Merleau-Ponty se rapproche de celle que Lacan
ébauche, en critiquant la conception du problème du langage dans la Phénoménologie de la
perception, dans son article écrit pour la mort de Merleau-Ponty (cf. J. LACAN, Maurice
Merleau-Ponty, cit.) et que nous rappelions à la note 43 du second chapitre de cette étude.
67 À propos de la récurrence de cette idée dans la dernière production de Merleau-Ponty cf.
également V.I., p. 107, note **, et R.C., p. 155. Le fait qu'elle représente un élément de
144
en 1958-59 – cours dans lequel Merleau-Ponty offre son interprétation des
rapports entre son entreprise philosophique et celle du penseur allemand 68
– il se demande s'il n'y a pas chez Heidegger une sorte de tentation du
silence qui pourrait être ramenée au fait que celui-ci “a toujours cherché une
expression directe du fondamental” (R.C., p. 156), à laquelle Merleau-Ponty
oppose implicitement la courbure indirecte de sa propre ontologie 69. Ce
jugement sur la recherche de Heidegger peut sembler forcé à la lumière de
l'insistance de ce dernier su la voie poétique vers l'Être 70 ; il faut toutefois
relever que les commentaires que Heidegger consacre à la poésie de
Hölderlin, Rilke et Trakl se concentrent plutôt sur les contenus que sur les
articulations sonores, rythmiques et stylistiques de l'expression poétique 71 ,
alors que Merleau-Ponty souligne quant à lui, dans le résumé qu'on vient de
citer, que l'idée que c'est l'Être qui parle en nous implique “une refonte
complète des concepts qui servent d'habitude à l'analyse du langage (tels
convergence entre la pensée de Merleau-Ponty et celle de Heidegger est souligné par de
nombreux commentateurs. Ainsi, par exemple, L. Fontaine-De Visscher remarque que dans Le
visible et l'invisible “le langage devient le déchirure du Silence, de la Négativité principielle. Le
Logos se déploie sur la Lêthê, le rapprochement avec la Sprache heideggérienne est de plus en
plus patent” (L. FONTAINE-DE VISSCHER, Phénomène ou structure ? Essai sur le langage
chez Merleau-Ponty, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1974, p.
18). Cf. également, entre autres, I. CARMELO ROSA RENAUD, Communication et expression
chez Merleau-Ponty, Universidade Nova de Lisboa, Lisboa, 1985, p. 78, ainsi que A. DELOGU,
Né rivolta né rassegnazione. Saggio su Merleau-Ponty, ETS, Pise, 1980, pp. 90-91.
68 À ce sujet, cf. les notes préparatoires de ce cours consacrées par Merleau-Ponty à
“Heidegger : la philosophie comme problème” (N.C., pp. 91-148), ainsi que le commentaire
qu’en fait F. Ciaramelli, L’originaire et l’immédiat. Remarques sur Heidegger et le dernier
Merleau-Ponty, “Revue philosophique de Louvain”, t. 96, n. 2, mai 1998, pp. 198-231.
69 Le jugement de Merleau-Ponty sur la conception directe et non pas indirecte de la
recherche de Heidegger semble déjà affleurer dans les remarques critiques que Merleau-Ponty
adresse au philosophe allemand dans son cours tenu à la Sorbonne en 1950-51 sur “Les sciences
de l'homme et la phénoménologie”. Comme, en effet, nous l'avons rappelé à la note 22 de notre
troisième chapitre, Merleau-Ponty y affirme que “Heidegger décrit l'homme en situation, de telle
manière qu'on s'attend à ce qu'une pensée pure, une philosophie de face à face avec la vérité, lui
apparaisse impossible. Or lorsqu'il définit l'entreprise philosophique, c'est sans réserve sur son
pouvoir absolu de connaissance” (B.P., p. 152).
70 C'est là l'opinion exprimée par Sandro Mancini (cf. S. MANCINI, Sempre di nuovo.
Merleau-Ponty e la dialettica dell'espressione, Franco Angeli, Milan, 1987, p. 200).
71 C'est une remarque que formule également Michel Haar dans une conférence intitulée
Heidegger et la poésie tenue le 4 mai 1988 à l'Institut des Hautes Études de Belgique. Pour les
écrits de Heidegger sur la poésie de Hölderlin, Rilke et Trakl, cf. respectivement M.
HEIDEGGER, Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, hrsg. von F.-W. von Herrman, dans ID.,
Gesamtausgabe, I Abteilung, Klostermann, Frankfurt a. M., 1981, Band 4, tr. fr. de H. Corbin,
M. Deguy, F. Fédier, J. Launay, Approche de Hölderlin, Gallimard, Paris, 1962, 19732 ; M.
HEIDEGGER, Wozu Dichter ?, texte qui figure dans ID., Holzwege, Klostermann, Frankfurt a.
M., 1950, tr. fr. de W. Brokmeier, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, Paris, 1962,
19802, pp. 323-385 ; M. HEIDEGGER, Georg Trakl. Eine Erörterung seines Gedichtes,
“Merkur”, 1953, 61, pp. 226-258, ensuite repris dans ID. Unterwegs zur Sprache, Neske,
Pfullingen, 1959, tr. fr. de J. Beaufret, W. Brokmeier et F. Fédier, Acheminement vers la parole,
Gallimard, Paris, 1976, pp. 39-83.
145
que ceux de signe, sens, analogon, métaphore, symbole)” (R.C., p. 155). Cet
appel à la refondation de ces concepts apparaît dicté par la conception du
langage comme expérience charnelle, qui pousse Merleau-Ponty à porter
l'attention sur la valeur sensible du style en tant que chiffre même de
l'initiation de l'écrivain au langage et à l'Être : une attention qui manque, par
contre, dans les écrits de Heidegger. Précisément en vertu de cette attention
ontologique au sensible – confirmée dans la considération du langage – il
nous semble alors que la méditation de Merleau-Ponty maintient son
originalité par rapport à celle de Heidegger, et ses liens avec la
phénoménologie de Husserl 72.
La réhabilitation ontologique du langage que Merleau-Ponty opère dans
la dernière phase de sa pensée par rapport à la conception du langage que la
notion de Cogito tacite pouvait supposer apparaît donc intimement liée à la
réhabilitation ontologique du sensible même : si dans la Phénoménologie de
la perception la transcendance du langage était vue dans la “parole
parlante” en tant qu'acte individuel d'expression dans lequel se prolonge la
transcendance du corps propre, c'est maintenant la transcendance de l'Être
charnel que Merleau-Ponty voit se prolonger et opérer dans le langage,
lequel se profile par conséquent comme “voix de tous et de personne” 73.
Non plus second et dérivé par rapport à l'expérience silencieuse de la
conscience, il est alors décrit dans son enveloppement réciproque avec le
sensible 74.
Si donc “la vérité n'est pas […] muette” (V.I., p. 167) en tant qu'il n'y a
pas coïncidence silencieuse avec l'Être, cela signifie “qu'il y a ou qu'il
pourrait y avoir […] un langage de la coïncidence, une manière de faire
parler les choses mêmes” (ibidem). Tel est justement le langage – le langage
opérant – qui n'oublie pas mais au contraire met en évidence son
enveloppement réciproque avec le sensible : c'est ce langage, selon
Merleau-Ponty, que cherche la philosophie et que lui-même, de son côté,
tente de pratiquer. Il s'agit d'un “langage de la coïncidence” dans lequel
cette coïncidence – comme nous l'avons vu – ne peut qu'être “coïncidence
partielle”, ne peut qu'être “coïncidence de loin”. Ce langage, comme cela
72 C'est par ailleurs le jugement exprimé également par Claude Lefort, lequel – tout en
reconnaissant à Merleau-Ponty et Heidegger la même intention de dévoiler la différence entre
l'Être et l'étant – indique comme substantiel élément de différence entre les deux philosophes le
fait que Merleau-Ponty cherche à réaliser ce projet à travers ce concept de “chair” qui n'a pas
d'équivalent chez Heidegger et qui témoigne “de la volonté d'une inscription sensible du rapport
avec l'Être dans le langage philosophique” (C. LEFORT, Réflexions sur de premiers
commentaires, in ID., Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, cit., p. 110).
73 “Quelqu'un parle, et les autres aussitôt ne sont plus que de certains écarts par rapport à ses
paroles, et lui-même précise son écart par rapport à ceux-là. […] Personne ne pense plus, tout le
monde parle, tous vivent et gesticulent dans l'Être” (V.I., p. 159).
74 Merleau-Ponty souligne, en effet, chez celui qui parle, “l'enroulement […] du visible et du
vécu sur le langage, du langage sur le visible et le vécu, les échanges entre les articulations de
son paysage muet et celles de sa parole” (V.I., p. 168).
146
ressortait déjà de La prose du monde et des écrits de la même époque,
renonce donc à la nostalgie d'une vérité à posséder tout en ayant conscience
que – à travers son propre style indirect – “c'est la vérité qui se parle au
fond de la parole” (V.I., p. 239).
Par contre, la coïncidence à laquelle prétend accéder la philosophie
réflexive est ontologiquement différente, car elle ne tient pas compte du fait
que le langage lui-même contribue à déterminer le sens de l'opération
réflexive et ainsi ne reconnaît pas que, au lieu de coïncider avec l'irréfléchi,
elle se présente “comme acte distinct de reprise” (V.I., p. 61). Aussi, au lieu
de la réflexion, Merleau-Ponty se propose-t-il d'opérer ce qu'il qualifie
comme “une sorte de surréflexion qui tiendrait compte aussi d'elle-même et
des changements qu'elle introduit dans le spectacle, qui donc ne perdrait pas
de vue la chose et la perception brutes, […] et se donnerait au contraire
pour tâche […] d'en parler non pas selon la loi des significations de mots
inhérentes au langage donné, mais par un effort, peut–être difficile, qui les
emploie à exprimer, au-delà d'elles-mêmes, notre contact muet avec les
choses, quand elles ne sont pas encore des choses dites” (ibidem).
Comme nous avons déjà eu l'occasion de le remarquer, le nouvel horizon
ontologique dans lequel Merleau-Ponty vient se situer exige donc, pour être
révélé, non seulement un nouveau commencement et une méthode nouvelle,
mais un nouveau langage philosophique : “Ce serait – explique Le visible et
l'invisible – un langage dont il [i.e. : le philosophe] ne serait pas
l'organisateur, des mots qu'il n'assemblerait pas, qui s'uniraient à travers lui
par entrelacement naturel de leur sens, par le trafic occulte de la métaphore,
– ce qui compte n'étant plus le sens manifeste de chaque mot et de chaque
image, mais les rapports latéraux, les parentés, qui sont impliqués dans leur
virements et leur échanges” (V.I., p. 167).
En d’autres termes, la recherche de Merleau-Ponty semble s’orienter vers
un langage qui ne présume pas se réduire purement aux modes dénotatifs de
la conceptualité 75 , mais qui se sache, aussi, inévitablement chargé des
valeurs connotatives emblématisée par la métaphore, et qui puisse forcer,
par cela, l’opposition traditionnelle de celle-ci et de celle-là 76 , en extrayant
75 “Pas de parole philosophique absolument pure” (V.I., p. 319).
76 Dans le sens indiqué dans un autre passage du Visible et l’invisible : “les paroles les plus
chargées de philosophie ne sont pas nécessairement celles qui enferment ce qu'elles disent, ce
sont plutôt celles qui ouvrent le plus énergiquement sur l'Être, parce qu'elles rendent plus
étroitement la vie du tout et font vibrer jusqu'à les disjoindre nos évidences habituelles. C'est
donc une question de savoir si la philosophie comme reconquête de l'être brut ou sauvage peut
s'accomplir par les moyens du langage éloquent, ou s'il ne lui faudrait pas en faire un usage qui
lui ôte sa puissance de signification immédiate ou directe pour l'égaler à ce qu'elle veut tout de
même dire” (V.I., p. 139).
Sur le fait que Merleau-Ponty a adopté “des termes à teneur métaphorique” et une “méthode
poétique” dans ses derniers écrits, cf. en particulier M. DEGUY, Le visible et l'invisible, cit.,
pp.1070-1072, ainsi que C. LEFORT, “Préface” de L'œil et l'esprit, p. VIII. Lefort, en
condensant les observations de Deguy et d'autres commentateurs, souligne également la façon
dont l'écriture de Merleau-Ponty, défiant l'objectivation, met en cause le statut même de la
147
sa lymphe de leurs racines communes plantées dans le monde sensible de
l’analogie 77 , de telle façon à susciter dans l'habitude un court-circuit dont
peut émerger l'étonnement de l'il y a, ainsi qu’à s’engager dans la tâche que
la page de Le visible et l'invisible citée en haut propose à la surréflexion :
s’immerger justement dans le monde sensible pour lui faire “dire, enfin, ce
que dans son silence il veut dire” (V.I., p. 61). L'affirmation de la
réversibilité entre vie irréfléchie et réflexion implique, du reste, que
l'expression philosophique, conçue traditionnellement comme progression
du polymorphisme obscur de la première à la clarté conceptuelle de la
seconde, est toujours doublée par une régression de celle-ci vers celle-là,
que donc la lumière de la conscience réfléchie ne se donne pas sans l'ombre
de la conscience sauvage et que précisément dans leur entrelacs l'Être
transparaît.
C’est précisément dans ce but de rendre visible que l'attention de Proust
est attirée par la métaphore, comme cela ressortait aussi d'un passage de la
Recherche que, dans le second chapitre de cette étude, nous avons déjà eu
l'occasion d'évoquer :
“On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui
figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain
prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art
à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les
enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style ; même, ainsi que la vie,
quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur
essence commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux
contingences du temps, dans une métaphore” (R., III, p. 889).
philosophie (cf. C. LEFORT, Réflexions sur de premiers commentaires, in ID., Sur une colonne
absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, cit., p. 115).
77 De manière significative Merleau-Ponty définit en effet, dans L’œil et l’esprit, l’univers
sensible comme “ monde onirique de l’analogie” (O.E., p. 41).
78 Nous pensons qu'il faut compléter en ce sens l'affirmation par laquelle Madison met en
évidence le fait que “l'œuvre de Proust illustre non seulement le contenu de la philosophie de
Merleau-Ponty, ses thèmes, mais aussi sa forme propre ou sa ‘methodologie’” (G.B. MADISON,
op. cit., p. 151). Cette affinité méthodologique entre la recherche de Merleau-Ponty et la
Recherche de Proust est discernable, selon Madison, dans le fait que la structure de cette
dernière semble incarner la conception que Merleau-Ponty ébauche au moyen du concept de
surréflexion. Mais c'est justement ce concept qui requiert, comme on l'a remarqué, que le
langage philosophique soit consciemment langage de révélation.
148
langage qui, avec ce silence, maintient la relation secrète de la réversibilité 7
9. C'est là l'entreprise que la méditation de Merleau-Ponty assigne à la
philosophie et que cette même méditation, quant à elle, assume par le
concept de surréflexion, une entreprise structurellement circulaire qui, par
conséquent, ne peut se fermer que “comme Proust ferme le cercle quand il
en arrive au moment où le narrateur se décide à écrire” (V.I., p. 231). Le
parcours que Husserl indique à la philosophie dans la deuxième des
Méditations cartésiennes – “Le début, c'est l'expérience pure et, pour ainsi
dire, muette encore, qu'il s'agit d'amener à l'expression pure de son propre
sens” – trouve en somme sa vérité ultime, pour Merleau-Ponty, dans le
parcours tracé par Proust : “La fin d'une philosophie – poursuit la note de
travail que nous venons de citer – est le récit de son commencement”
(ibidem ; c'est nous qui soulignons).
79 Dino Formaggio met en effet en évidence le fait que “sur cette voie, indiquée par le dernier
Merleau-Ponty, personne n’était allé plus loin que Proust. Où, encore une fois, apparaît un
invisible qui n’est absolument pas la négation ou le degré zéro du visible, mais qui est, au
contraire, sa possibilité entière et inépuisable, la chair de tout le sensible ; où la naissance d’un
sens sauvage, dans la chair qui se projette dans les signes sensibles de l'homme, et la révélation
de ce monde des signes linguistiques et artistiques non plus seulement comme voix de personnes
mais comme ‘la voix même des choses, des ondes et des bois’ (comme disait Valéry), chante le
thème suprême de la réversibilité, qui est vraiment la ‘vérité ultime’ de Merleau-Ponty” (D.
FORMAGGIO, Arte, Mondadori, Milan, 19812, p. 109).
149
Chapitre 6
Le sensible et l’excédent
Merleau-Ponty et Kant via Proust
161 Justement, dans les totalités organiques – explique Merleau-Ponty – “Il semble qu’on
découvre [...] un mode de liaison qui n’est pas la connexion extérieure de la causalité, un
‘intérieur’ qui n'est pas l'intériorité de la conscience, et qu’en conséquence la Nature soit autre
chose qu'objet” (R.C., p. 102). Cf. aussi N., p. 45.
162 À ce sujet, cf. tout particulièrement le § 40 de la Critique de la faculté de juger, justement
intitulé Du goût comme d'une espèce de “sensus communis”. Pour une lecture de ce paragraphe
kantien présentant des affinités particulières avec les éléments d'interprétation proposés par
Merleau-Ponty, cf. E. GARRONI, Estetica. Uno sguardo-attraverso, Garzanti, Milan, 1992, p.
198 sq. Sur les pages merleau-pontiennes étudiées ici, considérées dans leur rapport avec Kant,
cf. E. ROCCA, L'essere e il giallo. Intorno a Merleau-Ponty, Pratiche, Parme, 1993, pp. 39-41.
151
tant qu'il se distingue du logicus 163 – caractéristiques que Merleau-Ponty
trouve par la suite explicitées précisément dans la notion husserlienne
d'intentionnalité opérante, qu'il assimile en même temps à celle de “Logos
du monde esthétique” 164, où l'esthétique doit, comme nous le savons, être
entendue dans un sens plus étroitement étymologique.
L'“Avant-propos” de Phénoménologie de la perception voit donc la
Critique de la faculté de juger enraciner l'aconceptualité universelle du
beau, éprouvée dans le jugement de goût, dans l'unité de sens qui émerge au
sein de la relation intentionnelle, au sens husserlien, opérant dans le
domaine de l'äisthesis, c'est-à-dire dans l'“être brut” de la Nature dont
Merleau-Ponty parlera précisément dans le premier cours qu'il lui consacre
au Collège de France 165. De la Phénoménologie de la perception aux
Résumés de cours, la lecture merleau-pontienne de la Critique de la faculté
de juger manifeste une cohérence de base 166.
Des conclusions du même ordre figurent également dans certains écrits
intermédiaires de Merleau-Ponty. C'est précisément cet enracinement du
159
approfondie. Voyons alors de plus près quelle est la conception des idées
esthétiques proposée par Kant.
162
Merleau-Ponty envisager les idées “à l'état naissant” 209. Bref, pensée
poïétique et analogique 210, qui peut rendre sensible ce qui excède le
sensible grâce à l'excédent du sensible lui-même : cet excédent analogisant
en vertu duquel Merleau-Ponty définissait le sensible comme
“Urpräsentation de ce qui n'est pas Urpräsentierbar”. Ainsi, si Kant peut
affimer que les idées esthétiques sont des expressions de l'inexprimable 211,
c'est précisément parce que le domaine dans lequel opère la pensée que l'on
vient de caractériser est celui de l'äisthesis comme présentation sensible
indirecte du suprasensible.
À la différence de la problématique de Hegel dans l'Esthétique, pour
lequel la “forme de l'intuition sensible” propre à l'art finit par limiter celui-
ci par rapport à la religion et à la philosophie 212, la conception kantienne
des idées esthétiques semble dès lors caractériser la limite représentée par le
sensible non comme ce qui ferme la vue, mais plutôt comme ce qui,
précisément en lui faisant écran, l'ouvre indirectement sur ce qui se tient au-
delà de la limite elle-même 213 : comme limite qui fait résonner ce qui se
209 Garelli souligne pareillement que le lieu des idées esthétiques est pour Kant un “lieu
d'instabilité et de tumulte naissants, instaurateur de toute création” (J. GARELLI, Le lieu d'un
questionnement, cit., p. 116).
210 À l'intérieur de la pensée kantienne, “l'analogie – rappelle Lyotard en soulignant son
importance – transforme, ou plutôt commute, un donné en le faisant sauter d'un régime de
législation ou d'un territoire de légitimité d'une faculté à un autre. Elle traverse tout le champ des
objets possibles de la pensée, en transposant un rapport de représentation d'un secteur à un autre,
quitte à le transposer suivant les règles en vigueur dans le secteur d'arrivée. Elle le fait émigrer,
et l'acculture” (J.-F. LYOTARD, op.cit., p. 87).
211 Cf. I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 146.
212 Cf. G. W. F. HEGEL, Esthétique, tr. fr. de S. Jankélévitch, Flammarion, Paris, 1979, vol. I,
par exemple p. 33 (“pour le moment, contentons-nous de rappeler que, même par son contenu,
l'art se heurte à certaines limitations [Beschränkungen], qu'il opère sur une matière sensible, de
sorte qu'il ne peut avoir pour contenu qu'un certain degré spirituel de la vérité”) et p. 152 (“de
même que, dans la nature et dans les sphères finies de la vie, l'art a son avant, il a aussi son
après, c'est-à-dire une sphère qui dépasse son mode d'appréhension et de représentation de
l'Absolu. Car l'art porte en lui-même ses limites [Schranke] et doit, de ce fait, céder la place à des
formes de conscience plus élevées. Cette limitation [Beschränkung] détermine aussi la place que
nous assignons généralement à l'art dans notre vie actuelle”). Taminiaux commente : “Hegel, à
l'encontre de Platon, soutient que l'art a commerce avec l'Idée et qu'il est la manifestation de
celle-ci. Mais c'est pour ajouter aussitôt, en accord profond avec la distinction platonicienne du
sensible et de l'intelligible, que l'élément dans lequel l'art produit ses œuvres, le sensible, n'est
pas adéquat à la pleine manifestation de l'Idée” (J. TAMINIAUX, Le penseur et le peintre : sur
Merleau-Ponty, “la part de l’œil”, n. 7, 1991, p. 40).
213 Les expressions die Aussicht eröffnen et die Aussicht verbreiten (dans les deux cas, à la
lettre : “ouvrir la vue”) apparaissent respectivement aux pp. 145 et 146 du § 49 de la Critique de
la faculté de juger avec, dans le premier cas, une référence explicite et, dans le second, implicite,
aux idées esthétiques, comme du reste l'expression “au-delà des limites de l'expérience” (über
die Erfahrungsgrenze ou über die Schranken der Erfahrung), qui revient deux fois à la p. 144. À
propos de la conception de la finitude sensible comme ouverture, reconnaissable dans la
Critique du jugement et confirmée par la théorie des idées esthétiques, Gambazzi observe : “Que,
comme le dit Kant, la beauté n'existe que pour l'homme, cela dérive du fait (lui aussi intrinsèque
au discours kantien sur la finitude) que, comme l'écrit Merleau-Ponty ‘il n'y a pas de vision sans
écran : les idées dont nous parlons ne seraient pas mieux connues de nous si nous n'avions pas de
corps et pas de sensibilité, c'est alors qu'elles nous seraient inaccessibles’“ (P. GAMBAZZI, La
bellezza come non-oggetto e il suo soggetto, in Azione e contemplazione, cit., p.324, note 58 ; la
163
tient au-delà et qui donc le présente indirectement. D'une philosophie de la
limite comme extériorité de la subjectivité par rapport à l'être, la pensée
kantienne semble ainsi se transformer en une philosophie où la limite, en
même temps qu'elle les distingue, unit la subjectivité et l'être 214.
Se peut-il qu'il y ait d'importantes analogies entre les instances, les
intuitions et les directions rencontrées dans l'esthétique de Kant et certaines
de celles qui caractérisent le mieux la “nouvelle ontologie” de Merleau-
Ponty ? N’est-ce pas une conviction analogue au sujet de l'excédent du
sensible – du sensible, certes, tel que Kant le considère ici –, qui donne lieu
à des affinités dans la description respective des “idées esthétiques” et des
“idées sensibles”, faisant ainsi apparaître, dans l'interprétation de la limite
constituée par le sensible lui-même, au moins la possibilité de convergences
au plan des développements ontologiques ?
Il est vrai que les idées esthétiques telles que nous avons vu Kant les
définir au § 49 de la Critique de la faculté de juger semblent se référer
exclusivement à la production du beau artistique, là où en revanche celles
que Merleau-Ponty prend en considération concernent le domaine du
sensible dans son ensemble. Mais il faut aussi rappeler que le § 51 de la
troisième Critique commence en précisant que toute la beauté “(qu'il
s'agisse de beauté naturelle ou de beauté artistique) [est] l'expression d'Idées
esthétiques” 215. Il est vrai aussi que les idées que considère Merleau-Ponty
sont comprises – comme nous le savons – au sens d'essences (brutes), mais
à la lumière de la nouvelle problématique du rapport entre la subjectivité et
l'être qu'il nous a paru pertinent de relever dans la théorie kantienne des
idées esthétiques, il nous semble que la différence entre celles-ci et celles-là
tend à s'estomper 216. On peut expliciter cette position en se confrontant à un
autre type de questions.
166
poétiques et oniriques qui ont provoqué celui-là. La littérature et l'art,
comme la philosophie – et cela avec des implications d'une importance
particulière pour la constitution de celle-ci –, manifestent dès lors, d'une
part, l'envers passif de leur activité de création, et, d'autre part, les
composantes d'aconceptualité, de poïéticité et de pouvoir analogique qui
alimentent cette activité 224.
Si nous avons observé que Kant aussi, au moins pour ce qui concerne l'art
et la littérature, mettait l'accent sur ce deuxième aspect en définissant le
génie comme faculté des idées esthétiques, nous pouvons trouver une trace
du premier aspect lorsqu'il définit le génie comme “la disposition innée de
l'esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l'art” 225. Avec
cette définition, Kant entend en fait affirmer que les “beaux-arts” – ne
pouvant pas fonder leurs règles propres sur des concepts, à l'inverse des arts
“mécaniques” – doivent les dériver uniquement de la nature, qui les offre
dans la nature même de l'artiste, c'est-à-dire dans ce “don” justement
“naturel” défini comme génie 226. Par conséquent – souligne Kant à propos
du génie – “c'est en tant que nature qu'il donne la règle” 227, laquelle finit
donc par s'instituer dans l'acte même de la création artistique 228, alors que le
génie, pour sa part, “ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement
comment il réalise sont produit”, explique Kant, et “c'est pourquoi le
créateur d'un produit qu'il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment
se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent” 229. De telles idées – les idées
esthétiques – ne peuvent donc provenir que de ce “don naturel” 230. La
nature semble en effet se prolonger dans le don du génie et solliciter de lui
une œuvre de création dans laquelle les règles qu'elle donne à l'art
s'instituent et dont le génie ne maîtrise pas l'idée 231. Lue dans cette
perspective, l'idée esthétique kantienne est révélation de l'être de la Nature
232
, qui trouve son expression dans la création artistique du génie ; c'est là
l'envers de sa définition de “représentation de l'imagination”. Dans une telle
perspective, donc, la différence entre les acceptions du terme “idée” que
224 Sur le caractère poïétique que la note de travail du Visible et l'invisible que nous venons de
citer attribue à la philosophie, cf. aussi J. GARELLI, Le lieu d'un questionnement, cit., p. 112.
225 I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 138.
226 Cf. ibidem, pp. 138-139.
227 Ibidem, p. 139.
228 À ce sujet, cf. J. TAMINIAUX, op. cit., p. 59.
229 I. KANT, Critique de la faculté de juger, cit., p. 139 ; c'est nous qui soulignons.
230 En ce sens, comme le note J. Taminiaux, le “don naturel” “est le signe d'une initiative plus
fondamentale que celle de l'artiste” (J. TAMINIAUX, op. cit., p. 61).
231 Taminiaux observe aussi que, pour cela, “créer n'est pas faire au sens d'as-sujettir, c'est
consentir” (ibidem).
232 Comme le souligne encore Taminiaux, “le terme de nature ne désigne pas ici le champ
d'application des méthodes scientifiques [...]. Mais cette nature ne se réduit pas non plus à une
forme sans contenu qui plaît par elle-même et dont l'appréciation n'exige que du goût [...]. La
nature ici nommée c'est une source vive qui se dissimule en même temps qu'elle jaillit, une
lumière qui révèle sans se donner à voir, une force efficace et pourtant cachée à celui qui s'y
alimente” (ibidem, pp. 53-54).
167
Kant et Merleau-Ponty utilisent en parlant respectivement des “idées
esthétiques” et des “idées sensibles”, comme nous l'avons noté plus haut,
tend à s'estomper.
168
défini, doit être considéré comme sous-tendant la faculté de juger en général
237
. Du reste, cette universalité du sensible ne semble pas non plus
circonscrite à une telle faculté à son tour ramenée à un niveau
anthropomorphique – comme nous avons vu Merleau-Ponty le considérer
dans le premier cours qu'il a consacré au concept de Nature – et par
conséquent privée d'implications effectives dans le champ de la
connaissance. Au contraire, les droits que revendiquait à ce sujet l'“Avant-
propos” de Phénoménologie de la perception pour l'imagination, en tant que
faculté kantienne du sensible 238, sont progressivement pris en compte dans
la “Critique de la faculté de juger esthétique” en suivant un crescendo qui,
de la théorie de la beauté, en passant par celle du sublime, parvient à celle
de l'art 239. À propos de cette théorie, Kant souligne que la “matière” fournie
par l'imagination “créatrice” à l'entendement – les idées esthétiques – bien
que celui-ci ne l'utilise pas directement en fonction de la connaissance, est
cependant mise en œuvre “subjectivement afin d'animer les facultés de
connaître, l’appliquant toutefois, ce faisant, indirectement aussi aux
connaissances” 240.
Si ne lui avait pas fait obstacle la tendance à privilégier les aspects
systématiques de la troisième Critique en la reconduisant aux modes de
compatibilités fixés par la première et en y considérant les éléments de
nouveauté comme des ouvertures prometteuses aussitôt refermées, la lecture
merleau-pontienne aurait pu voir dans cette théorie de l'art le
développement extrême de l'intuition sur l'“art caché dans les profondeurs
de l'âme humaine” dont prend acte la Critique de la raison pure et qui est
aussi évoquée par Phénoménologie de la perception. De manière plus
générale, elle aurait pu rencontrer dans la “Critique de la faculté de juger
esthétique”, sous la forme d'une enquête circonscrite, une reconsidération
globale de la sensibilité et de l'imagination visant à explorer leur
implication originaire avec l'entendement et le suprasensible, leur aptitude à
donner naissance à une pensée aconceptuelle et non seulement
préconceptuelle, mais aussi leur contribution à la définition de la pensée
conceptuelle, investissant ainsi implicitement la physionomie même de la
pensée philosophique. Elle aurait en somme pu trouver, pour sa propre
réflexion sur le “lien de la chair et de l'idée” (V.I., p.195), un interlocuteur
plus proche et plus stimulant qu'elle ne l'aurait pensé.
169
Chapitre 7
Nature et Logos
“Pourquoi y a-t-il plusieurs exemplaires de chaque chose ?”
241 Les notes préparatoires de ceux trois cours sont désormais publiées in M. Merleau-Ponty,
Notes des cours au Collège de France 1958-1959 et 1960-1961, “Préface” de C. Lefort, texte
établi par S. Ménasé, Gallimard, Paris, 1996. Nous avons analysés les notes relatives aux deux
cours restés inachevés respectivement dans le troisième et cinquième chapitre de notre livre : Il
sensibile e l’eccedente. Mondo estetico, arte, pensiero, Guerini e Associati, Milan, 1996, auquel
nous nous permettons de renvoyer ici.
242 Comme nous avons déjà eu l’occasion de le rappeler, les notes préparatoires de ce cours
ont été publiées in M. MERLEAU-PONTY, Notes du cours sur “L’origine de la géométrie”
suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, sous la direction de R. Barbaras,
P.U.F., Paris, 1998, pp. 11-92.
243 Ce qui est implicitement confirmé justement par le résumé du cours sur la “Possibilité de
la philosophie” dont le début annonce : “on a préféré remettre à l’an prochain la suite des études
commencées sur l’ontologie de la Nature, et consacrer les leçons de cette années à des réflexions
générales sur le sens de cette tentative et sur la possibilité de la philosophie aujourd’hui” (R.C.,
p. 141). Cf. aussi les correspondantes N.C., pp. 37-38.
244 En effet, en introduisant ce cours, Merleau-Ponty annonce : “[le] but de ce cours [est de]
chercher à formuler philosophiquement notre ontologie qui reste implicite, dans l’air, et [de] le
faire par contraste avec l’ontologie cartésienne (Descartes et successeurs)” (N.C., p. 166).
170
dans la mesure où telle recherche est ontologiquement orientée.
Ce qui ne signifie pas, bien entendu, nourrir l’espoir d’y trouver déjà élaborée l’ontologie qui pourrait
remplacer l’ontologie moderne, celle qui conçoit la Nature comme Objet absolu et le Sujet comme
kosmotheoros, c’est-à-dire comme spectateur tout aussi absolu. La formulation d’hypothèses ontologiques
revient en effet à la philosophie, même si celle-ci doit aussi prendre en compte les résultats des recherches
scientifiques. Mais en tant que telle – Merleau-Ponty y insiste –”la science n’apporte pas d’ontologie,
même sous sa forme négative. Elle a seulement le pouvoir de destituer de pseudo-évidences de leur
prétendu caractère d’évidence” (N., p. 145).
Avec insistance il souligne alors la convergence décisive de différents courants de la recherche
scientifique du XXeme siècle vers une “destitution d’évidence”, de l’évidence des deux conceptions
opposées de la Nature, le finalisme et le causalisme, que Merleau-Ponty qualifie également
d’”artificialistes” (R.C., p. 117), mais aussi de l’idée – qu’il ne considère pas comme moins artificielle –
245
qu’on peut séparer l’essence de l’existence .
À une telle destitution d’évidence lui semblent contribuer aussi les théories de Jakob von Uexküll qui,
comme c’est bien connu, situent dans l’étude de l’action réciproque entre l’organisme et son milieu concret
la tâche spécifique de la biologie en tant que science autonome, inspirée par la conception goethéenne de la
246
connaissance de la nature, et orientée donc en un sens antidarwiniste .
245 Merleau-Ponty soutient en effet que “Il y a un rapport circulaire entre l’Être et les êtres. Il
faut ressaisir une vie commune entre l’essence et l’existence” (N., p. 180). À ce propos, cf. aussi
l’ensemble du chapitre intitulé “Interrogation et intuition” de V.I., pp. 142 sq.
246 Il est utile de rappeler que pour Merleau-Ponty “la pensée darwinienne” représente “la
philosophie artificialiste au plus haut point” en tant qu’elle relève à la fois d’un “ultra-
mécanisme” et d’un “ultra-finalisme” (R.C., p. 136).
247 En comparant ce que Uexküll théorise dans Umwelt und Innenwelt der Tiere (Springer,
Berlin, 1909) et dans Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen – Ein Bilderbuch
unsichtbaren Welten (Springen, Berlin, 1934), Merleau-Ponty observe : “Ces deux
interprétations du Natursubjekt ne sont pas ce qu’il y a de plus intéressant dans l’œuvre
d’Uexküll. La première ne fait que reprendre la solution kantienne, la seconde les intuitions de
Schelling. […] Il y a quelque chose de neuf pourtant : la notion d’Umwelt” (N., p. 232). On peut
trouver une introduction aux étapes les plus importantes de la réflexion philosophique de
Uexküll dans la préface de F. Mondella à l’édition italienne la plus récente du deuxième texte
cité ci-dessus : J. VON UEXKÜLL, Ambiente e comportamento, tr. it. de P. Manfredi, Il
Saggiatore, Milan, 1967, pp. 9-77.
248 “Il faut admettre, dans le tissu même des éléments physiques, un élément trans-temporel et
trans-spatial dont on ne rend pas compte en supposant une essence hors du temps” (N., p. 230).
Merleau-Ponty synthétise plus en bas : “La notion d’Umwelt ne nous permet plus de considérer
l’organisme dans son rapport au monde extérieur, comme un effet de ce monde extérieur, ou
comme une cause. L’Umwelt ne se présente pas devant l’animal comme un but, il n’est pas
présent comme une idée” (N., p. 223).
249 J. VON UEXKÜLL, cité in N., p. 228. Merleau-Ponty citait cette phrase de Uexküll déjà
in S.C., p. 172, en l’extrayant de l’article de F. BUYTENDIJK, Les différences essentielles des
fonctions psychiques chez l’homme et les animaux, “Cahiers de philosophie de la nature”, IV, p.
131.
171
à part” puisque “il est impossible de distinguer en elle le moyen et la fin, l’essence et l’existence” (N., p.
228). Dans les pages du premier volume de la Recherche où Proust décrit Swann comme étant arrivé
désormais à considérer “les motifs musicaux pour de véritables idées” (R., I, p. 349) – pages sur lesquelles
nous aurons à revenir encore une fois par la suite – nous savons, en effet, qu’une idée particulière de
l’amour s’est incarnée pour le protagoniste dans le son d’une mélodie – celle de la “petite phrase” de la
Sonate de Vinteuil – et elle est devenue inséparable de l’écoute de cette mélodie.
Sur la base d’une telle connexion entre les conceptions de Uexküll et de Proust, Merleau-Ponty en vient
à repérer dans les différentes manifestations du comportement zoologique les variations dans lesquelles
250
s’exprime “le thème de la mélodie animale” (N., p. 233) et, plus en général, à interpréter la question
251
centrale du rapport entre les parties et le tout – qu’il s’agisse des organes par rapport à l’organisme ou
de celui-ci par rapport à son territoire, des relations entre les sexes ou de celles de chaque individu avec les
autres ou avec l’espèce – dans les termes d’ “un thématisme variable que l’animal ne cherche pas à réaliser
par la copie d’un modèle, mais qui hante ses réalisations particulières” (N., p. 233), en deçà –
252
notamment – du causalisme et du finalisme . Ou plutôt, comme le disait bien Uexküll en parlant d’”une
mélodie qui se chante elle-même”, en deçà de la distinction même entre activité et passivité, distinction
dans laquelle s’enracine, à regarder de près, la précédente opposition.
En faisant écho à la phrase qui conclut l’essai intitulé “Le philosophe et son ombre”, nous pourrions
alors dire que dans ce thématisme Merleau-Ponty repère – nous avons déjà eu l’occasion d’y faire allusion
dans notre chapitre quatrième – une téléologie sui generis, “qui s’écrit et se pense entre guillemets” (S., p.
228) et qui, à la différence de la téléologie “proprement dite”, comme il est précisé dans le résumé du
premier cours sur la Nature, contribue à envisager cette dernière comme “productivité orientée et aveugle”
253
. Là où un tel caractère orienté – expliquent à leur tour les notes d’auditeur qui se réfèrent précisément à
la conception de Uexküll – serait à comprendre “comme quelque chose de semblable à l’orientation de
notre conscience onirique vers certains pôles qui ne sont jamais vus pour eux-mêmes, mais qui sont
pourtant directement cause de tous les éléments du rêve” (N., p. 233).
Grâce à des telles conceptions – souligne donc plus en bas Merleau-Ponty –”il ne faudrait pas voir dans
les très nombreuses individualités que constituent la vie autant d’absolus séparés, dont toute généralité à
leur propos ne constituerait que des êtres de raison”, parce que – explique-t-il – elles restituent “une valeur
250 Il est évident que Merleau-Ponty conjugue, dans l’expression citée, l’acception musicale et
l’acception biologique du terme “thème”. De cette deuxième, André Lalande – en renvoyant en
particulier à l’œuvre de R. RUYER, Éléments de psycho-biologie, P.U.F., Paris, 1946 – donne la
définition suivante : “ce qui dirige un développement organique, sans le prédéterminer
entièrement, mais en admettant plusieurs modes de réalisation possibles suivant les
circonstances, ou même d’avortement partiel” (A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique
de la philosophie, P.U.F., Paris, 1947, p. 1124).
251 Sur le rôle central d’une telle question – que nous pouvons qualifier d’ontologique pour
des raisons que nous expliciterons par la suite – Merleau-Ponty déclare : “Comment, dès lors,
comprendre cette relation de la totalité aux parties, quel statut faut-il donner à la totalité ? Telle
est la question philosophique que posent les expériences de Coghill, question qui est au centre de
ce cours sur l’idée de Nature et peut-être de toute philosophie” (N., p. 194).
252 Mondella souligne du reste qu’il faut situer l’œuvre de Uexküll par rapport à une crise de
la biologie qui rendait problématique le sens de termes comme “variation”, en l’enfermant dans
l’alternative entre causalisme et finalisme : “Les variations étaient-elles un processus causal et
passif, déterminé par des facteurs externes, ou le résultat d’une tendance interne à l’organisme et
qui se manifestait dans l’adaptation au milieu ?” (F. MONDELLA, “Introduction” à J. VON
UEXKÜLL, Ambiente e comportamento, cit., p. 14).
À son tour, Lalande désigne le thématisme comme le “caractère des phénomènes qui sont
dominés par un thème”, ce dernier étant à comprendre selon la définition ici citée à la note 10 ; il
renvoie en outre à nouveau à l’œuvre de Ruyer “sur l’opposition du ‘thématisme’ et de la
finalité” (A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, cit., p. 1123).
253 Voici le passage complet auquel nous venons de nous référer : “Au bout de l'expérience
qu’elle a faite de cette ontologie [i.e. : celle cartésienne], la philosophie européenne se retrouve
devant la Nature comme productivité orientée et aveugle. Ce n’est pas un retour à la téléologie ;
la téléologie proprement dite, comme conformité de l'événement à un concept, partage le sort du
mécanisme : ce sont deux idées artificialistes. La production naturelle reste à comprendre
autrement” (R.C., p. 117).
172
254
ontologique à la notion d’espèce” (N., p. 247) .
Mais qu’entend-il par “valeur ontologique” de la notion d’espèce ? Et pourquoi accorde-t-il à cette
255
dernière une importance telle qu’il y revient avec insistance ? De quelle manière, en somme, la
restitution d’une valeur ontologique à la notion d’espèce peut-elle contribuer à dessiner la “nouvelle
ontologie” que Merleau-Ponty se propose d’élaborer ?
7.3. La voyance
À ces questions nous pouvons chercher une réponse dans les notes préparatoires à un des deux cours
interrompus par la mort de Merleau-Ponty : celui qui porte le titre “L’ontologie cartésienne et l’ontologie
256
d’aujourd’hui” . Les notes de ce cours considèrent en effet que dans les expériences pratiquées de
manière convergente par l’art et la littérature contemporains se profile à son tour une “nouvelle ontologie”,
dont elles semblent même mieux permettre de préciser les caractères. En particulier, à partir de ces notes
émergent plus clairement les lignes de développement que Merleau-Ponty avait l’intention de suivre pour
repenser, en fonction de cette nouvelle perspective ontologique, la relation entre sensible et intelligible,
c’est-à-dire entre existence et essence : lignes que par ailleurs, nous le répétons, il considérait à
l’œuvre – même sans explicitation philosophique – dans l’ontologie contemporaine.
Au centre de telles lignes de développement apparaît, enfin thematisée, une notion qui
auparavant – même dans les textes les plus tardifs de Merleau-Ponty – circulait avec insistance mais de
257
manière implicite (à notre connaissance elle est formulée une seule fois dans L’œil et l’esprit ) et qui
paraît pourtant centrale pour repenser la relation entre sensible et intelligible. Il s’agit de la notion désignée
par le terme de “voyance”, dont dans L’œil et l’esprit il est justement affirmé qu’ “(elle) nous rend présent
ce qui est absent” (O.E., p. 41). Dans l’effort de comprendre pleinement la portée d’une telle notion, nous
l’approcherons en commençant par rappeler, du moins brièvement, le plan d’ensemble que Merleau-Ponty
avait projeté pour le cours dans lequel elle se situe.
Comme nous l’avons dit par anticipation, ce cours se propose – aussi à travers une comparaison par
opposition avec l’ontologie cartésienne – d’essayer de donner une formulation philosophique à l’ontologie
contemporaine, ontologie qui, selon Merleau-Ponty, a trouvé expression jusqu’à présent surtout dans l’art et
la littérature.
La première étape du parcours tel qu’il le projette est donc celle d’une récognition du paysage de
“l’ontologie contemporaine” qui s’est spontanément et implicitement dessiné dans l’art et la littérature :
“dans la littérature notamment” (N.C., p. 391), souligne Merleau-Ponty à un certain moment, avec une
précision qui réduit le rôle de référence exclusive accordé à la peinture, selon certains, dans la dernière
phase de sa pensée.
La récognition du champ artistique se concentre quand même autour de la peinture, en reparcourant
l’itinéraire déjà tracé dans L’œil et l’esprit. La récognition du champ littéraire se donne à son tour comme
projet d’examiner l’œuvre de Proust, les recherches de Valéry, de Claudel et de certains représentants de la
“Littérature récente” (N.C., p. 191) comme Saint-John Perse et, nous avons déjà eu l'occasion de l’anticiper
258
dans notre cinquième chapitre, Claude Simon .
254 Cette considération, développée à propos de “l’étude de l’apparence animale de
Portmann”, se réfère à l’inspiration commune qui sous-tend, selon Merleau-Ponty, les recherches
biologiques qu’il analyse dans les cours consacrés à “l’étude du comportement animal”.
255 Ainsi, par exemple, il remarque que”London et Bauer voient dans la mécanique quantique
une ‘théorie des espèces’ et ils révoquent en doute l’idée que tout objet a une existence
individuelle” (N., p. 128).
256 Les notes préparatoires au cours consacré à “Philosophie et non-philosophie depuis
Hegel”, avant d’être publiées dans le volume intitulé Notes des cours au Collège de France
1958-1959 et 1960-1961, cit., étaient déjà parues dans la revue “Texture”, n. 8-9, 1974, pp. 83-
129 et n. 10-11, 1975, pp. 145-173, texte établi et présenté par C. Lefort ; la documentation
relative à cet autre cours était en revanche limitée à 8 pages de notes de Merleau-Ponty, publiées
exclusivement en allemand, par A. Métraux in M. MERLEAU-PONTY, Vorlesungen I, De
Gruyter, Berlin-New York, 1973, pp. 229-236, traduction et introduction de A. Métraux.
257 Cf. O.E., p. 41.
258 Cf. N.C.., p. 391. Un peu plus en bas, Merleau-Ponty synthétise :
“Au total
Proust : les essences charnelles ; Valéry : la conscience n'est pas dans l'immanence, mais dans
la vie ; Claudel : la simultanéité, le plus réel est au-dessous de nous ; St J Perse : la Poésie
comme éveil à l'Être ; Cl. Simon : la zone de la crédulité et la zone de l'être sensible.
[Il y a] renversement des rapports du visible et de l'invisible, de chair et esprit ; découverte
173
Quoique non comprise par ce projet, une autre référence littéraire vient jouer pour Merleau-Ponty un
rôle théoriquement central dans la définition du paysage ontologique contemporain. Il s’agit de la Lettre du
voyant d’Arthur Rimbaud, rencontrée à travers la déclaration de Max Ernst qui identifie la tâche actuelle du
259
peintre à celle que justement le manifeste de Rimbaud attribue au poète . À l’un et l’autre, selon cette
déclaration, il revient de porter à expression – en des termes qui inévitablement rappellent ceux de Uexküll
parlant d’ “une mélodie qui se chante elle-même” – ce que, avec Merleau-Ponty, nous pouvons appeler la
“passivité de notre activité” (V.I., p. 274), c’est-à-dire la réflexivité de l’être lui-même.
La voyance en vient alors à baptiser le “nouveau nœud entre l’écrivain et le visible”(N.C., p. 190), nœud
enlacé, selon Merleau-Ponty, par la “recherche” qu’il définit comme “moderne” (mais qu’il faut
comprendre, on l’a déjà dit, comme contemporaine), recherche qui retrouve ainsi, toujours selon Merleau-
Ponty, “la Renaissance par-dessus Descartes” (N.C., p. 175). Il explique en effet que les “Modernes
retrouvent Renaissance par idée magique de la visibilité : C’est la chose qui se fait voir (dehors et dedans),
là-bas et ici” (N.C., p. 390). À son avis, cependant, “Vinci revendique la voyance contre la poésie” (N.C.,
p. 183) qu’il considère, à la différence de la peinture, comme “incapable de la ‘simultanéité’” (N.C., p.
175). Au contraire – note Merleau-Ponty – “les modernes font de la poésie aussi une voyance” (N.C., p.
183), en la montrant ainsi à son tour “capable de la simultanéité”. L’effort répandu de porter cette dernière
260
à expression lui semble ainsi l’un des traits qui caractérisent l’ontologie contemporaine .
Alors que Descartes réduit la vision à une pensée que les images stimuleraient, tout comme les signes et
les mots, Merleau-Ponty avance l’hypothèse que le “dévoilement de la ‘voyance’ dans l’art moderne –
voyance qui n’est pas [la] pensée cartésienne – a peut-être [un] analogue dans arts de la parole” (N.C., pp.
182-183) et par conséquent que “Peut-être faut-il, non pas ramener [la] vision à [la] lecture des signes par
[la] pensée, mais inversement retrouver dans la parole une transcendance de même type que dans vision”
(N.C., p. 183). Et, au fond, c’est précisément à cela que Rimbaud a apporté, selon Merleau-Ponty, une
contribution décisive.
La “voyance” – qui dans le renvoi réciproque entre perception et imaginaire, nous avons lu, “nous rend
présent ce qui est absent” (O.E., p. 41) – en vient alors à caractériser le voir, en rappelant avec Heidegger
261
que le voir n’est pas vor-stellen, c’est-à-dire représenter en amenant devant soi et par conséquent as-
sujettir. On pourrait envisager le voir plutôt comme ce qui seconde – verbe qui dit l’indistinction entre
activité et passivité – le se montrer de l’univers sensible à l’intérieur duquel nous-mêmes nous nous
trouvons et qui est parcouru par un pouvoir analogisant qui fait que les corps et les choses se rappellent
réciproquement, nouent des relations inédites, inventent des lignes de force et de fuite : dessinent en somme
262
un “Logos du monde esthétique” , selon l’expression husserlienne souvent reprise par Merleau-Ponty,
laquelle suggère une reconsidération radicale de la relation entre sensible et intelligible.
Dans la mesure où la voyance donne une telle caractérisation du voir, elle contribue à nommer la
d'une signification comme nervure de l'Être plein ; dépassement de l'insularité des esprits” (N.C.,
p. 392).
259 À propos de cette déclaration de Max Ernst, cf. la note 62 de notre chapitre quatrième.
260 Le sens du terme “simultanéité”, tel qu’il est établit dans L’œil et l’esprit, doit donc être
compris dans toute sa portée ontologique : “des êtres différents, ‘extérieurs’, étrangers l’un à
l’autre, sont pourtant absolument ensemble” (O.E., p. 84).
En ce qui concerne l’expression littéraire de la simultanéité, Merleau-Ponty la repère en
particulier dans la phrase finale de la Recherche (sur laquelle, cf. N.C., p. 197) ainsi que dans les
pages de Claudel (cf. N.C., p. 198 sq.), comme il est indiqué par notre citation à la note 18, et
aussi dans celles de Simon (cf. N.C., pp. 204 sq.).
261 Cf. N.C., p. 170 et p. 173 et aussi L’œil et l’esprit, où il est souligné que l’”extraordinaire
empiétement” entre vision et mouvement “interdit de concevoir la vision comme une opération
de pensée qui dresserait devant l’esprit un tableau ou une représentation du monde” (O.E., p.
17). Christine Buci-Glucksmann souligne que la notion de voyance de Merleau-Ponty contribue
à élaborer “un Voir qui excède la vue, un visuel affranchi du seul cadre optique-représentatif”
(C. BUCI-GLUCKSMANN, La folie du voir. De l’esthétique baroque, Galilée, Paris, 1986, p.
70).
262 Il est utile de rappeler que Rimbaud arrive à son tour à théoriser justement le se faire
voyant du poète “par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens” (A.
RIMBAUD, Lettre du voyant [1871], in ID., Oeuvres-opere, sous la direction de I. Margoni,
Feltrinelli, Milan, 19713, p. 142), texte que Merleau-Ponty commente ainsi : “Il ne s'agit pas de
ne plus penser – le dérèglement des sens est [de] rompre les cloisons entre eux pour retrouver
leur indivision – Et par là une pensée non mienne, mais leur” (N.C., p. 186 ; c’est nous qui
soulignons).
174
“mutation ontologique” que nous avons vu Merleau-Ponty s’efforcer de promouvoir à propos du “concept
de Nature”, “la mutation dans les rapports de l’homme et de l’Être” (O.E., p. 63) qu’il avoue, dans L’œil et
l’esprit, ressentir “quand il confronte massivement un univers de pensée classique avec les recherches de la
peinture moderne” (ibidem), la même mutation que, comme nous le savons, dans une dense note de travail
du Visible et l’invisible il trouve se manifester dans la “musique atonale”, assimilée à “la peinture sans
263
choses identifiables, sans la peau des choses, mais donnant leur chair” (V.I., p. 272) : cette mutation qui
consiste donc dans le se donner charnel des rapports entre l’homme et l’Être, mutation qu’on ne peut
évidemment pas exprimer dans le langage de la conscience, de la représentation, de l’affrontement moderne
du sujet et de l’objet. Merleau-Ponty considère en effet que la littérature moderne en est arrivée à enlacer
avec le visible ce “nouveau nœud” qu’on peut configurer, notamment, comme “voyance”.
Ainsi, après avoir examiné la conception du langage que Descartes exprime à propos de l’idée d’une
264 265
langue universelle et y avoir reconnu “l’équivalent de [la] théorie de la perspective” (N.C., p. 183) ,
Merleau-Ponty en vient à examiner la conception contrastante, contemporaine, du langage. À son avis
celle-ci caractérise le langage “non comme instrument où la pensée serait comme le pilote en son navire –
mais sorte d’union substantielle de [la] pensée et [du] langage – Langage non gouverné, doué d’une
efficacité propre” (N.C., p. 186). D’une telle conception la Lettre du voyant est emblématique puisque
l’autonomie du langage y est poussée jusqu’à la proclamation du devenir “voyance” de la poésie : par
conséquent Rimbaud est jugé “étape éclatante dans un devenir de la littérature qui a commencé avant et
continue après lui” (N.C., p. 187). “Peut-être – poursuit Merleau-Ponty en faisant écho à cette ‘mutation
dans les rapports de l’homme et de l’Être’ dont L’œil et l’esprit voit un témoignage dans la peinture –,
changement du rapport avec l’être chez l’écrivain depuis le romantisme” (ibidem) : changement, on l’a dit,
266
du rapport entre la visibilité de l’un et la parole de l’autre, parole qui, au lieu de désigner des signifiés ,
se “mélange” aux choses et, comme pour Rimbaud “le bois qui se trouve violon”, devient emblème sensible
267
du sensible lui-même .
De ce changement il repère une autre manifestation – dans laquelle il pense même trouver une esquisse
268
d’une théorie non platonicienne des idées – dans les pages du premier volume de la Recherche
auxquelles il ne cesse de revenir tout au long de sa réflexion et avec lesquelles nous l’avons vu mettre en
rapport aussi la métaphore de la mélodie de Uexküll.
Les notes préparatoires que nous examinons ici acquièrent un intérêt particulier dans la mesure où elles
prennent à nouveau en considération les pages proustiennes dont il était question dans Le visible et
l’invisible au moment même où la mort soudaine de l’auteur le laissait inachevé : elles peuvent ainsi nous
suggérer quels auraient été les développements du commentaire du Visible et l’invisible.
269
L’on a vu que ce dernier définissait déjà comme “sensibles” les idées décrites par Proust , dans la
mesure où – comme nous avons entendu Merleau-Ponty y faire allusion aussi quand il les met en rapport
avec la métaphore de la mélodie de Uexküll – elles paraissent inséparables de leur présentation sensible. À
notre finitude sensible, par conséquent, elles sont à leur tour offertes.
Pour leur part, les notes de cours prennent en considération les motifs pour lesquels telles idées sont
assimilées par Proust en particulier à la notion de lumière. Comme celle avec la lumière –”lumière visible”
(N.C., p. 194), précisent les notes –, comme celle avec le sensible, la rencontre avec ces idées est en effet
– expliquent les notes – “initiation à un monde, à une petite éternité, à une dimension désormais inaliénable
– Universalité par singularité” (N.C., p. 196). Pas seulement cela – poursuivent les notes – mais “ici comme
263 Le parallélisme entre musique et peinture contemporaines est développé par Merleau-
Ponty dans N.C., pp. 61-64.
264 Cf. la lettre à Mersenne du 20 novembre 1629, in R. DESCARTES, Œuvres
philosophiques, éd. F. Alquié, Bordas, Paris, 1998, vol. I, pp. 227-232.
265 Une telle équivalence était déjà affirmée in O.E., p. 44, note 13 : “Le système des moyens
par lesquels elle [i.e. : la peinture] nous fait voir est objet de science. Pourquoi donc ne
produirions-nous pas méthodiquement de parfaites images du monde, une peinture universelle
délivrée de l’art personnel, comme la langue universelle nous délivrerait de tous les rapports
confus qui traînent dans les langues existantes ?”.
266 Cf. N.C., p. 189.
267 Cf. N.C., p. 186 et, pour la citation de Rimbaud, cf. la lettre À Georges Izambard [(13) mai
1871], considérée comme incunable de la Lettre du voyant, in A. RIMBAUD, Œuvres-Opere,
cit., p. 334.
268 À ce propos il se demande en effet : “N’est-ce pas une conception générale des idées ?” et
peu plus en bas : “On a dit platonisme, mais ces idées sont sans soleil intelligible” (N.C.,
respectivement p. 193 et 194).
269 Cf. V.I., p. 198.
175
là, dans [la] lumière comme dans [l’]idée musical, on a une idée qui n’est pas ce que nous voyons, mais
derrière” (ibidem). Là où une telle transcendance nous empêche de prendre possession de ces idées – de les
saisir conceptuellement, comme insaisissable est la lumière –, elle les oblige en revanche à se montrer –
exactement comme la lumière – dans cela même qu’elles éclairent, comme il advient à l’idée de l’amour
dans la petite phrase de la Sonate de Vinteuil qui, comme nous le savons, à une époque, avait été “l’air
270
national” de l’amour entre Swann et Odette .
C’est donc à une telle transcendance que la finitude sensible est ouverte : à cette “transcendance de
même type que dans vision” dont nous avons entendu Merleau-Ponty enregistrer l’exigence contemporaine
de la “retrouver dans la parole” et la reconnaître dans la poétique rimbaldienne de la voyance. Autrement
dit, la finitude sensible est ouverte à la transcendance de la voyance : non pas “deuxième vue” dirigée vers
l’intelligible, mais plutôt vision qui dans le visible voit l’invisible, qui donc dans le voile même de la
musique ou de la parole littéraire tout comme dans celui du visible – Proust l’enseigne – nous fait
rencontrer l’invisible de l’idée qui y brille.
270 Même si Merleau-Ponty décrit ici une transcendance des idées et les assimile à la notion de
lumière, sa position n’est tout de même pas comparable à celle des néoplatoniciens. Comme il
est bien connu, cette dernière – grâce à une caractérisation de la lumière non comme visible mais
comme métaphysique – célèbre le sensible seulement dans la mesure où celui-ci ne cesse de
renvoyer à une altérité suprasensible, en ouvrant ainsi à l’homme – comme le souligne
significativement Erwin Panofsky – “une perspective sur le monde des Idées, mais en même
temps [en] la lui voil[ant]” (E. PANOFSKY, Idea. Contribution à l’histoire du concept de
l’ancienne théorie de l’art, tr. fr. de H. Joly, Préface de J. Molino, Gallimard, Paris, 1983, 19892,
pp. 47-48 ; c’est nous qui soulignons). Dans la pensée de Merleau-Ponty c’est justement une
telle conception du “voile” du sensible qui se trouve radicalement modifiée : au lieu de
dissimuler les idées, le voile les rend visibles, en se découvrant ainsi comme la possibilité même
de leur rayonnement. À ce propos, cf. aussi le livre de P. GAMBAZZI, L’occhio e il suo
inconscio, cit., pp. 149-151.
Cette “réhabilitation ontologique” du voile est au fond ce qui motive véritablement
l’attention avec laquelle Merleau-Ponty cherche – non seulement dans les passages que nous
examinons ici, mais de manière constante dans les derniers cours – à retrouver les traces de ce
que, dans les notes préparatoires à “Philosophie et non-philosophie depuis Hegel”, il définit “une
nouvelle idée de la lumière : le vrai est de soi zweideutig […]. La Vieldeutigkeit n’est pas ombre
à éliminer de la vrai lumière” (N.C., p. 305). Merleau-Ponty essaye donc de dépister une théorie
de la lumière qui la pense dans son lien essentiel avec l’ombre, et qui servirait de modèle à une
théorie de la vérité qui permettrait d’affirmer – comme le fait Nietzsche dans la “Préface à la
deuxième édition” du Gai Savoir, citée par Merleau-Ponty dans le même cours – que “nous ne
croyons plus que la vérité demeure vérité si on lui enlève son voile” (cf. N.C., p. 277 ; c’est nous
qui soulignons).
Sur la recherche des traces d’une telle “nouvelle idée de la lumière”, en rapport aussi
avec l’examen de la pensée de Schelling que Merleau-Ponty développe dans le premier des trois
cours sur le “concept de Nature”, cf. F. MOISO, Una ragione all’altezza della natura. La
convergenza fra Schelling e Merleau-Ponty, “Chiasmi”, n. 1, 1998, pp. 83-90.
271 P. Gambazzi a particulièrement attiré l’attention sur une telle question – “fondamentale
pour l’ontologie” – in La piega e il pensiero. Sull’ontologia di Merleau-Ponty, cit., p. 39.
272 C’est dans cette perspective qu’on peut lire l’inspiration globale qui oriente de manière de
plus en plus explicite les théories de Uexküll, qui – comme le rappelle Mondella – “dans les
dernières années de son activité de savant a essayé d’exprimer de plus en plus la connaissance du
plan harmonique qui se réalise dans l’unité du sujet animal et du monde individuel en tant que
176
rendre une valeur ontologique signifie la reconnaître comme telle au lieu de la considérer seulement comme
273
un “être de raison”, c’est-à-dire une généralisation empiriquement inductive qui, par rapport à ses
exemplaires, en résulterait évidemment a posteriori. Il ne faut pas pour autant la penser au contraire en un
sens platonicien, comme située – soulignait Merleau-Ponty – “hors du temps” et de l’espace, présupposée
comme l’originaire par ses exemplaires et par conséquent douée de valeur ontologique parce que conçue de
manière métaphysique.
Ces tendances symétriques qui envisagent l’idée comme a posteriori ou a priori semblent renvoyer
274
respectivement à ce que Marc Richir définit comme “les deux pôles, corrélatifs,” qui – implicitement
mais indissociablement – accompagnent le se donner de tout phénomène : “le premier, celui d’une illusion
de centration [i.e. : du phénomène] sur lui-même qui le donnerait à voir, dans une coïncidence de centre à
centre (du centre de la vision, à savoir l’œil, au centre du phénomène), comme un individu insécable, et le
second, celui d’une illusion de centration universelle qui le [i.e. : le phénomène] donnerait à voir, mais
comme décentré de façon contingente par rapport à ce centre universel, comme cas particulier ou comme
275
simple illustration factuelle d’une idée” .
Ces pôles qui, dans le se donner de tout phénomène – précise Richir – “ne paraissent jamais qu’en
276
imminence” , en arrivent néanmoins à s’hypostasier dans les deux tendances symétriques à aposterioriser
et aprioriser l’idée, tendances qui se sont ainsi configurées historiquement comme “ce que le mode
classique de philosopher pensait subsumer de la phénoménalité des phénomènes – comme être des étants”
277
.
Au contraire, dans la nouvelle ontologie que Merleau-Ponty s’efforce d’élaborer, l’idée est à comprendre
plutôt en tant que généralité qui, comme “élément trans-temporel et trans-spatial” (N., p. 230), brille à
travers (“trans”) ses exemplaires, en se donnant donc simultanément à eux. Ce sont eux qui, en effet, nous
en donnent initiation, “c’est-à-dire – explique Le visible et l’invisible, toujours en commentant ces pages
proustiennes – non pas position d’un contenu, mais ouverture d’une dimension qui ne pourra plus être
refermée, établissement d’un niveau par rapport auquel désormais toute autre expérience sera repérée.
L’idée est ce niveau, cette dimension, […] donc […] l’invisible de ce monde, […] l’Être de cet étant” (V.I.
p. 198).
Essayons de comprendre plus en profondeur les implications d’une telle conception en faisant appel au
278
livre de Maurizio Ferraris, Estetica razionale . Dans la conception de Merleau-Ponty semble en effet
s’affirmer ce que Ferraris définit – de manière significative – comme “le chiasme entre l’empirique et le
279 280
transcendantal” , c’est-à-dire la “genèse empirique du transcendantal” . Ce que nous avons entendu
Merleau-Ponty décrire semble en d’autres termes se configurer comme une initiation empirique – mais pas
empiriste – au transcendantal, lequel ne préexiste pas à l’expérience mais qui, dans notre ouverture à
l’expérience, trouve à son tour la condition pour s’ouvrir, en rendant ainsi manifeste cette ouverture en tant
281
que “condition transcendantale du transcendantal” lui-même. Par rapport à l’expérience le
connaissance d’un ‘signifié’. C’est-à-dire d’une relation qu’on ne peut pas exprimer en terme
d’un lien cause-effet, mais plutôt de lien de part-tout. Un tel rapport de part-tout n’est néanmoins
pas explicable selon l’auteur à travers une connaissance abstraite de type conceptuel, mais il
peut être saisi, on l’a vu, à travers une forme de connaissance perceptive” (F. MONDELLA,
“Introduzione” à J. VON UEXKÜLL, Ambiente e comportamento, cit., p. 69 ; c’est nous qui
soulignons).
273 “Nous ne proposons ici aucune genèse empiriste de la pensée : nous nous demandons
précisément quelle est cette vision centrale qui relie les visions éparses, [...] ce je pense qui doit
pouvoir accompagner toutes nos expériences. Nous allons vers le centre, nous cherchons à
comprendre comment il y a un centre, en quoi consiste l'unité, nous ne disons pas qu’elle soit
somme ou résultat” (V.I., p. 191).
274 M. RICHIR, Phénomènes, temps et êtres. Ontologie et phénoménologie, Millon, Grenoble,
1987, p. 84.
275 Ibid., pp. 78-79. Grâce à l’illusion dessinée par le premier pôle, explique ensuite Richir, le
phénomène devient “individué comme pur fait” (ibid., p. 84).
276 Ibid., p. 79.
277 Ibidem.
278 Cortina, Milan, 1997.
279 Ibid., p. 333.
280 Ibid., p. 345.
281 Ibid., p. 304.
177
transcendantal peut en effet être défini – dans les termes de Merleau-Ponty – comme “l’invisible de ce
monde”. En tant que tel, il transcende l’expérience même selon cette “transcendance de même type que
dans vision” à laquelle, on l’a dit, notre finitude sensible est ouverte : il la transcende et, une fois pour
toutes, en “établit” l’idée, en en rendant ainsi possible la re-présentation – en ce sens aussi “la voyance […]
nous rend présent ce qui est absent” – et la reconnaissance.
À ce propos, il faut en outre rappeler que le terme “initiation” vaut pour Merleau-Ponty comme
282
traduction du concept husserlien de Stiftung , lequel indique à son avis “la fécondité illimitée de chaque
présent qui, justement parce que il est singulier et qu’il passe, ne pourra jamais cesser d’avoir été et donc
d’être universellement” (S., pp. 73-74), en ayant ouvert une fois pour toutes une “dimension” chargée de
promesses et d’anticipations.
Sur la base de ce que nous avons observé jusqu’ici, il semble donc possible d’affirmer que pour
Merleau-Ponty non seulement l’initiation consiste dans la fondation empirique d’un transcendantal, mais
aussi que, de cette façon, elle institue en même temps la distinction même de l’a priori et de l’a posteriori.
Comme nous l’avons vu se profiler auparavant, la position de Merleau-Ponty conduit à considérer une telle
distinction non pas comme constituante mais plutôt comme constituée : c’est la même considération que
283
Ferraris avance à son tour en développant de manière originale une idée de Derrida .
282 Cf. par exemple V.I., p. 296 : il s’agit de la note de travail de Le visible et l’invisible que
nous avons citée au début de notre chapitre cinquième.
283 Cf. M. FERRARIS, Estetica razionale, cit., en particulier III.3.3-6. Il se réfère à J.
DERRIDA, “Introduction” à E. HUSSERL, L’origine de la géométrie, cit.
À propos du même champ problématique, Merleau-Ponty souligne à son tour à plusieures
reprises l’importance de la contribution de Bergson ; le passage suivant de l’Éloge de la
philosophie en est un exemple : “dans la Pensée et le mouvant, Bergson suggère, en parlant d’un
mouvement rétrograde du vrai, qu’il s’agit d’une proprieté fondamentale de la vérité. Penser, en
d’autres termes penser une idée comme vraie, implique que nous nous arrogions sur le passé
comme un droit de reprise, ou encore que nous le traitions comme une anticipation du présent,
ou du moins que nous placions passé et présent dans un même monde” (E.P., p. 37). Cf. aussi N.,
p. 101.
284 Une telle temporalité est aussi qualifiée comme “perpétuelle prégnance, perpétuelle
parturition, générativité et généralité” (V.I., p. 155).
285 Il fait écho ici à ce que Uexküll affirmait, par exemple, en 1909 : “Dans une mélodie il y a
une influence réciproque entre le premier et le dernier ton et nous pouvons dire par conséquent
que le dernier ton est rendu possible grâce au premier mais, de la même manière, le premier est
rendu possible seulement grâce au dernier. Il en va de même pour la formation de structure dans
les animaux et les plantes” (J. VON UEXKÜLL, Umwelt und Innenwelt der Tiere, cit., pp. 23-
24).
286 “C'est ainsi que les choses se passent dans la construction d'un vivant. Il n'y a pas tout à
fait priorité de l'effet sur la cause. Tout comme on ne peut pas dire que la dernière note soit la fin
de la mélodie, et que la première en soit l'effet, on ne peut pas distinguer non plus le sens à part
du sens où elle s'exprime” (N., p. 228).
178
l’affirment indirectement.
Filtrée par la description proustienne de l’idée musicale, la conception de Uexküll semble ainsi
287
caractériser le thème comme l’absent que ses variations seules présentent indirectement , qui en est donc
inséparable et simultané, puisque ce sont précisément ses variations qui le constituent, même si elles ne
288
l’épuisent pas : elles le constituent en tant que leur excédent . La connexion entre les conceptions de
Uexküll et de Proust nous ramène ainsi à ce que Merleau-Ponty, déjà dans sa première œuvre, rappelait :
“chacune [i.e. : chaque note], dans la mélodie, […] contribue pour sa part à exprimer quelque chose qui
n’est contenu en aucune d’elles et les relie intérieurement” (S.C., p. 96 ; c’est nous qui soulignons).
C’est en ces termes que l’idée sensible elle-même peut être définie par rapport à ses exemplaires. La
notion de voyance, dont nous savons que pour Merleau-Ponty elle est rythmée dans la simultanéité, permet
en effet de reconsidérer la relation entre le sensible et l’intelligible dans la vision du particulier, lequel, en
289
se donnant comme tel, prend en même temps – comme “une note qui devient tonalité” – une dimension
d’universel, d’”élément” auquel nous sommes ainsi initiés. La voyance permet alors d’individuer la genèse
de l’idée sensible – ou, autrement dit, la genèse sensible de l’idée, qui est d’ailleurs genèse empirique du
transcendantal – dans la vision des individualités entre lesquelles la généralité se profile, généralité qui –
comme “quelque chose qui n’est contenu en aucune d’elles et les relie intérieurement” – en elles se diffuse
290
et fait briller une anticipation cognitive .
L’idée sensible ne doit donc pas être pensée en tant que substitut abstrait du perçu, comme si elle en était
une empreinte qu’on peut isoler et par conséquent saisir. Il faut envisager cette idée plutôt comme un
291
excédent, qui donc excède toute tentative de le saisir et qui pourtant est indirectement présenté par ses
exemplaires qui, de manière convergente, renvoient à lui.
La voyance – qui dans l’étant voit en somme se profiler son Être et qui par conséquent ne peut pas
séparer l’existence de l'essence – vient ainsi à se configurer comme Wesensschau mise en œuvre non pas
par un Sujet kosmotheoros, à la manière moderne, mais plutôt par une pensée qui ne se sépare pas de ce
voir sensible lequel, plus haut, nous a semblé pouvoir être défini comme un seconder, de l’intérieur, le se
292
montrer du sensible lui-même. Pensée qui met donc en œuvre une Wesensschau charnelle et, pour cela
287 En se référant aux théories de E. S. Russell et de R. Ruyer, mais aussi à celles de Uexküll,
Merleau-Ponty synthétise : “On peut donc parler d'une présence du thème de ces réalisations, ou
dire que les événements sont groupés autour d'une certaine absence : ainsi, dans la perception, la
verticale et l'horizontale sont données partout et ne sont présentes nulle part” (N., pp. 239-240 ;
c’est nous qui soulignons). Du reste, nous avons déjà écouté Merleau-Ponty comparer
l’“orientation” qui sous-tend le comportement animal selon Uexküll à celle “de notre conscience
onirique vers certains pôles qui ne sont jamais vus pour eux-mêmes, mais qui sont pourtant
directement cause de tous les éléments du rêve” (N., p. 233 ; c’est nous qui soulignons).
288 À ce propos cf. aussi ce que R. BARBARAS observe par rapport à la totalité organique en
tant que totalité originaire dans son L'espace et le mouvement vivant, “Alter”, n. 4, 1996, p. 21.
Un excédent nous semble, par ailleurs, indiqué par Proust quand il souligne que Swann,
lorsque “avait cherché à démêler comment à la façon d'un parfum, d’une caresse, elle [i.e. : la
petite phrase] le circonvenait, elle l'enveloppait, il s'était rendu compte que c'était au faible écart
entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d'entre elles qu'était due
cette impression de douceur rétractée et frileuse ; mais en réalité il savait qu'il raisonnait ainsi
non sur la phrase elle-même, mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son
intelligence à la mystérieuse entité qu'il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette
soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate” (R., I, p. 349). Pour le commentaire de
Merleau-Ponty à ce passage, cf. V.I., p. 197, et N.C., pp. 193-195 : l’un et l’autre texte y voient
décrit le rapport qui existe entre les “idées sensibles” et les “idées de l'intelligence”. Proust
semble donc décrire ici un double excédent : l’excédent des “idées sensibles” par rapport à leur
présentation mais aussi par rapport à leur conceptualisation.
289 P. GAMBAZZI, La piega e il pensiero, cit., p. 28.
290 Pour la conception de la relation entre sensible et intelligible que nous avons essayé de
synthétiser dans ce paragraphe, cf. surtout les notes de travail de Le visible et l’invisible
intitulées “Les ‘sens’ – la dimensionnalité – l’Être” et “Problème du négatif et du concept,
Gradient”, datées, respectivement, de novembre 1959 et février 1960 (V.I., pp. 271-272 et pp.
290-291).
291 “Les idées musicales ou sensibles, précisément parce qu’elles sont négativité ou absence
circonscrite, nous ne les possédons pas, elles nous possèdent” (V.I., pp. 198-199).
179
293
même, synesthésique .
En empruntant l’heureuse expression qui donne le titre à un livre de Claudel auquel Merleau-Ponty se
294
réfère aussi dans le cours sur l’ontologie , on pourrait l’appeler Wesensschau d’un œil qui écoute :
expression qui refuse synesthésiquement toute séparation analytique entre les champs sensoriels et en
particulier entre la présumée activité du voir et la présumée passivité de l’écouter. Donner du regard de cet
œil une formulation pleinement philosophique signifierait peut-être achever enfin la “nouvelle ontologie”
qui était le projet de Merleau-Ponty.
292 Comme nous avons déjà eu l'occasion de le faire dans le § 2 du cinquième chapitre de ce
travail, il faut rappeler à ce propos la critique du “mythe” husserlien d’une Wesensschau
désincarnée – c’est-à-dire mise en œuvre par un “pur spectateur” – que Merleau-Ponty développe
dans le chapitre déjà mentionné ci-dessus, “Interrogation et intuition”, de Le visible et l’invisible
(cf. surtout V.I., p. 155). Par contre, il écrit dans une note de travail du même texte : “voir, c’est
une sorte de pensée qui n’a pas besoin de penser pour posséder le Wesen” (V.I., p. 301).
Si donc Buci-Glucksmann a pu écrire que : “la Voyance – celle qui nous rend présent ce
qui est absent – définit tout à la fois le lieu de l'art et l'accès à l'Être, le surgissement simultané
d'une esthétique et d'une ‘ontologie’” (C. BUCI-GLUCKSMANN, La folie du voir. De
l'esthétique baroque, cit., p. 71), nous pouvons remarquer, à la suite de nos observations, que
avec une esthétique et une ontologie surgit aussi une gnoséologie, puisque la voyance définit
aussi “une Wesensschau toute virtuelle en même temps que toujours déjà au travail dans
l'intuition (ou la vision, ou plus généralement l'appréhension) de tel ou tel phénomène” (M.
RICHIR, Phénomènes, temps et êtres. Ontologie et phénoménologie, cit., p. 79).
293 Par rapport à la configuration synesthésique que Merleau-Ponty nous semble donner de la
Wesensschau, il faut rappeler qu’il caractérise cette dernière “comme auscultation ou palpation
en épaisseur” (V.I., p. 170). Il faut aussi préciser que pour Merleau-Ponty penser l’unité des sens
ne signifie pas faire l’hypothèse d’une originaire indifférenciation, mais plutôt constater leur
transponibilité, dont le modèle est toujours celui de la mélodie, puisque – Merleau-Ponty
l’expliquait déjà dans Le cinéma et la nouvelle psychologie – “la mélodie n’est pas sensiblement
changée si on la transpose, c’est-à-dire si l’on change toutes les notes qui la composent, en
respectant les rapports et la structure de l’ensemble” (S.N., p. 87). De manière analogue, selon
Merleau-Ponty, c’est toujours la transponibilité qui fait que : “Chaque ‘sens’ est un ‘monde’, i.e.
absolument incommunicable pour les autres sens, et pourtant construisant un quelque chose qui,
par sa structure, est d’emblée ouvert sur le monde des autres sens, et fait avec eux un seul Être”
(V.I., p. 271). Une telle conception de la synesthésie trouve en somme sa clef de lecture la plus
adéquate dans le leibnizianisme de Merleau-Ponty : Paolo Gambazzi parle en effet d’une “‘syn-
esthésie’ non pas physiologico-psychologique, mais monadologico-ontologique” (cf. P.
GAMBAZZI, Monadi, pieghe, specchi. Sul leibnizianesimo di Merleau-Ponty e Deleuze,
“Chiasmi”, n. 1, 1998, p. 46, note 25).
294 Il s’agit de L’œil écoute, Gallimard, Paris, 1946. Pour les observations de Merleau-Ponty,
cf. N.C., pp. 198-201.
180
Index des noms
AGAMBEN G. :
ALQUIÉ F. :
BAER K. E. VON :
BALLANGE G. :
BALLY C. :
BALZAC H. DE :
BARBARAS R. :
BARILLI R. :
BARTHES R. :
BAUDELAIRE C. :
BAUER E. :
BEAUFRET J. :
BENJAMIN W. :
BERGSON H. :
BERNARD É. :
BERNET R. :
BIEMEL W. :
BOEHM R. :
BONOMI A. :
BREDA H. L. VAN :
BRISART R. :
BROKMEIER W. :
BUCI-GLUCKSMANN C. :
BURKE P. :
BUYTENDIJK F. :
CADELLI L. :
CALVET L.-J. :
CAPALBO C. :
CARBONE M. :
CARMELO ROSA RENAUD I. :
CASTIN N. :
CASTORIADIS C. :
CAVALERI B. :
CÉLIS R. :
CÉZANNE P. :
CHARBONNIER G. :
CHARCOSSET J.-P. :
CHARRON G. :
CIARAMELLI F. :
CLARAC P. :
CLAUDEL P. :
COGHILL G. E. :
181
COMOLLI G. :
CORBIN H. :
DALAI EMILIANI M. :
DASTUR F. :
DAUENHAUER B. P. :
DEGUY M. :
DELEUZE G. :
DELOGU A. :
DE MAURO T. :
DEROSSI G. :
DERRIDA J. :
DESCARTES R. :
DESCOMBES V. :
DUBOIS H. :
DUCHAMP M. :
DUCHÊNE J. :
DUSSORT H. :
ECO U. :
EDIE J. M. :
EDSCHMID K. :
ERNST M. :
ESCOUBAS E. :
EY H. :
FARBER M. :
FÉDIER F. :
FERGNANI F. :
FERRARI J. :
FERRARIS M. :
FINK E. :
FLORIVAL G. :
FOINTAINE-DE VISSCHER L. :
FORMAGGIO D. :
FOUCAULT M. :
FRANCK D. :
FRANZINI E. :
FREUD S. :
GAGNON M. :
GAMBAZZI P. :
GANDILLAC M. DE :
GARELLI J. :
GARRONI E. :
GASQUET J. :
GEFFROY G. :
GENETTE G. :
GERAETS T. F. :
182
GODDARD J.-C. :
GONTHIER P.-H. :
GRANEL G. :
GUEROULT M. :
GUILHOT N. :
GUILLAUME G. :
HAAR M. :
HEGEL G. W. F. :
HEIDEGGER M. :
HEIDSIECK F. :
HERRMAN F.-W. VON :
HERSANT Y. :
HESNARD A. :
HÖLDERLIN F. :
HOPKINS B. C. :
HYPPOLITE J. :
HUSSERL H. :
INVITTO G. :
IZAMBARD G. :
JACCOTTET PH. :
JAKOBSON R. :
JANKÉLÉVITCH S. :
JOLY H. :
KAELIN E. F. :
KANT I. :
KAUFMANN P. :
KLEE P. :
KLOSSOWSKI P. :
KWANT R. C. :
LACAN J. :
LACOSTE J. :
LAGUEUX M. :
LALANDE A. :
LANDGREBE L. :
LAPLACE P. S. DE :
LAPLANCHE J. :
LAUNAY J. :
LAURIOL T. :
LAWLOR L. :
LAWRENCE D.H. :
LECLAIRE S. :
LEFEUVRE M. :
LEFORT C. :
LEIBNIZ G. W. :
LÉVINAS E. :
183
LISCIANI-PETRINI E. :
LONDON F. :
LYOTARD J.-F. :
MADISON G. B. :
MAGRITTE R. :
MALDINEY H. :
MALEBRANCHE N. :
MALLARMÉ S. :
MALRAUX A. :
MANCINI S. :
MARNAT M. :
MARGONI I. :
MARRATI P. :
MATISSE H. :
MÉNASÉ S. :
MÉTRAUX A. :
MICHAUX H. :
MOISO F. :
MOLINO J. :
MONDELLA F. :
MONGIN O. :
MORAVIA S. :
MUNIER R. :
NERI G. D. :
NIETZSCHE F. :
NOVOTNY F. :
PACAUD B. :
PACI E. :
PANOFSKY E. :
PAREYSON L. :
PFEIFFER G. :
PHILONENKO A. :
PICASSO P. :
PINGAUD B. :
PONTALIS J.-P. :
PORTMANN A. :
PROUST M. :
PUECH C. :
RAMÍREZ COBIÁN M. T. :
RELLA F. :
RENOIR P. A. :
RICHIR M. :
RICŒUR P. :
RIEDLINGER A. :
RIEGL A. :
184
RILKE R. M. :
RIMBAUD A. :
ROBINET A. :
ROCCA E. :
RONCHI R. :
RUSSELL E. S. :
RUYER R. :
SAINT-JOHN PERSE :
SANDRE Y. :
SANLORENZO M. :
SARTRE J.-P. :
SAUSSURE F. DE :
SAXL F. :
SCARAMUZZA G. :
SCHELER M. :
SCHELLING F. W. J. :
SCHWEPPENHÄUSER H. :
SÉCHEHAYE A. :
SÉGLARD D. :
SICHÈRE B. :
SIMON A. :
SIMON C. :
SINI C. :
SORDINI A. :
SPIEGELBERG H. :
SPINOZA B. :
STENDHAL :
TAMINIAUX J. :
TASSIN É. :
THIERRY Y. :
TIEDEMANN R. :
TILLIETTE X. :
TOADVINE T. :
TRAKL G. :
TREMESAYGUES A. :
TYMIENIECKA A. T. :
UCCELLO P. :
UEXKÜLL J. VON :
VALÉRY P. :
VATTIMO G. :
VERMEER J. :
VEZIN F. :
VINCI L. DA :
WAELHENS A. DE :
ZAMBONI C. :
185
ZECCHI S. :
186
Table des matières
Avant-propos 5
Répertoire des sigles 9
Introduction 11
Chapitre 1 :
Art et “pré-monde”.
L'œuvre de Cézanne et la phénoménologie selon Merleau-Ponty 15
1. Influences 15
2. Peinture, perception, “pré-monde” 18
3. Vie irréfléchie et expression artistique 24
4. “Pré-monde”, subjectivité, temporalité 28
Chapitre 2 :
Temps et parole.
Motifs proustiens dans la Phénoménologie de la perception 31
1. Le temps vécu 32
2. Sens et parole 42
3. Parole, temps, éternité 53
Chapitre 3 :
Dicibilité du monde et historicité de vie.
Expression, vérité, histoire dans la période intermédiaire
de la pensée de Merleau-Ponty 59
1. Langage pur et langage parlant 61
2. Avec Saussure et au-delà de Saussure 66
3. Généralité charnelle et dialogue 70
4. L'origine de la vérité et la parole 72
5. Histoire et perception à la lumière de la lecture de Saussure 76
6. Langage parlant et langage tacite 80
7. Proust et le prodige de la parole 83
8. Historicité de vie et privilège du langage 86
Chapitre 4 :
Aux racines mêmes de l'être.
Visibilité, nature et peinture “dans la perspective de l’ontologie” 93
1. La nécessité d'un retour à l'ontologie 95
2. La réhabilitation ontologique du sensible 98
187
3. La Visibilité, la chair 102
4. L'ouverture à l'être 106
5. La résistance de l'irréfléchi à la réflexion 110
6. Le “type d'être” de la Terre 116
7. Ontologie et peinture 120
Chapitre 5 :
“Personne n'a été plus loin que Proust”.
Le dernier Merleau-Ponty dans le miroir de la Recherche 131
1. Temps et sujet 131
2. Idées sensibles et temps mythique 143
3. Visible et dicible, silence et langage 153
Chapitre 6 :
Le sensible et l’excédent.
Merleau-Ponty et Kant via Proust 165
1. Merleau-Ponty et la Critique de la faculté de juger. Prémisses 165
2. Les idées sensibles de Proust 170
3. Dérives kantiennes. Les grandeurs négatives et les idées esthétiques selon
Merleau-Ponty 173
4. Les idées esthétiques de Kant 176
5. La passivité de l’activité de création 181
6. Merleau-Ponty et la Critique de la faculté de juger. Conclusions 184
Chapitre 7 :
Nature et logos.
“Pourquoi y a-t-il plusieurs exemplaires de chaque chose ?” 187
1. Nature et ontologie 187
2. Mélodie et espèce 189
3. La voyance 193
4. “Généralité des choses”, ou le chiasme entre l’empirique et le
transcendantal 200
5. L’idée sensible et ses exemplaires 204
188
La méditation de Maurice Merleau-Ponty sur l'art et la littérature interroge de façon privilégiée les recherches
de Cézanne et de Proust. En effet, pour elles aussi – souligne Paul Ricœur – « le problème centrai fut celui d'une
création de sens qui restitue et manifeste l'antérieur ». Cet ouvrage, donc, se consacre tout d'abord à l' interrogation
que Merleau-Ponty ne cesse de leur adresser, sans toutefois l'isoler de l'ensemble de son œuvre. De même que dans
certains tableaux flamands un miroir ou un plat métallique concentrent en soi toute la scène représentée, dans
certains chapitres de ce travail, l'élaboration philosophique de Merleau-Ponty se montre concentrée dans
l'interrogation parallèle qu'il adresse à la peinture de Cézanne ou à la Recherche de Proust, alors que dans d'autres
chapitres cette même interrogation se trouve projetée dans le cadre plus ample de l'élaboration philosophique qui lui
est contemporaine. Par la structure même de cet ouvrage, la méditation de Merleau-Ponty sur l'art et la littérature
apparaît donc comme « partie totale » de sa méditation philosophique : cette partie dans la-quelle la totalité se replie
et d'où elle est rendue visible.
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Maurice Merleau-Pontys Gedanken über Kunst und Literatur beschäftigen sich vor allem mit Studien
Cézannes und Prousts. Tatsächlich bestand auch für diese Studien – unterstreicht Paul Ricœur – „das zentrale
Problem darin, Sinn zu schaffen, der das Vorherige wiederherstellt und zum Ausdruck bringt.“ Dieses Werk widmet
sich daher vor allem der unablässigen Beschäftigung Merleau-Pontys mit Cézanne und Proust, ohne diese jedoch von
seinem Gesamtwerk zu isolieren. Wie in manchen flämischen Gemälden ein Spiegel oder ein Metallteller in sich die
gesamte dargestellte Szene reflektieren, so zeigt sich in einigen Kapiteln dieser Arbeit Merleau-Pontys
philosophisches Denken konzentriert im gleichzeitigen Nachdenken über die Malerei Cézannes und über Prousts
Recherche. In anderen Kapiteln dagegen wird dieselbe Fragestellung in den weiteren Kontext der von Merleau-Ponty
gleichzeitig unternommenen philosophischen Forschungen eingebettet. Der Aufbau des vorliegenden Werkes läßt
Merleau-Pontys Gedanken über Kunst und Literatur so als partie totale seines philosophischen Denkens erscheinen:
als den Teil, in dem die Gesamtheit enthalten ist und von dem aus sie sichtbar gemacht wird.
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