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La tyrannie
du paraître
Faut-il se montrer pour exister?
EYROLLES
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La tyrannie du paraître
Faut-il se montrer pour exister ?
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6 l, bd Saint-Germain
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ou pa.rtielle1uenc le présenc ouvrage.sur quelque supporc que ce soit, S.'HlS a.ucoris.'l.Cion
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La tyrannie du paraître
Faut-il se montrer pour exister ?
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- Oser s'ai111er
- Le Scutil11e111 d' aba11do11
- u'S A111011rs i111possi/Jles
- l l nmse11.•i/Jl<>s
Introduction
PARTIE 1
Qu'est-ce qui ne va pas?
Vil
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
PARTIE 2
D'où cela vient-il?
Aux sources du malaise
Vlll
TA BLE DE S lil A Tl!RE S
PARTIE 3
Comment réagir? Se refaire une image
IX
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
X
ÎABLE DES IAATltRES
XI
À 111011 p~re
Introduction
Le mal du siècle
1. Freud S.. Trois essais sur la 1l1éorie se:nœlle,Œuvres. con1plètes, PUF, Quadrige, 20 10,
p.90.
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
2. Foucault ivl., Hisrnire de la sexualité, t. 1, La volmué de savoir, Gallin1 ard, coll. <i Tel &,
200 1.
3. C'est en particulier le titre d'un blog signé Der nard Gensane.
4. Cette appellation est ~sue des travaux de l'école de Palo Alto aux États-Unis, qui
parle aLL~i de <i double lien & et en fait l'une des sources de la schizophrénie.
2
I NTR ODU CTI ON
3
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
Affronter la contradiction
Certes, les solutions ne manquent pas. Pom se montrer en répon-
dant aux exigences du siècle, les techniques se sont multipliées au
fil des arn : relooking, prothèses, lifting, chirurgie esthétique, cours
de maintien , de danse, coaching, etc. Nous en parlerons bien st'u·,
mais ce sera pour en démontrer les limites, car celles-ci n 'ont
d'intérêt que dans tm contexte de remise en catt~e plus profonde.
T ous les professio1mels exerçant ::!ans ces diffèrents domaines le
répètent à l'envi : il ne serf à rien de se lancer dans des opérations 011 des
manijmlations coi1te11Ses, exigeantes, si l'on n'a pas d'abord a.ffronté le
problème d11 paraître po11r l11i-111ême.
Et c'est possible. Car il y a au moiit~ tm lieu de notre psychisme où
les contraires coexistent : dans notre inconscient, notL~ rêvorn à la
fois d'un retour au nirvana et de réussite merveillett~e, de régres-
sion à l'ombre du sein maternel et de gloire. Et quand nous
sommes confrontés à une injonction à paraître qui notL~ désar-
çonne, nous sommes tentés de nous précipiter darn un sens ou dans
l'autre au risque de nous y perdre. C 'est en commençant par effronter
la contradiction en ce lie11 q11e no11s avons le plllS de chances d'en sortir.
C 'est encore /'occasion 011 Jamais de s11rmonter des handicaps profonds,
anciens, et de se refaire 11ne image intérieitre q11i vaut 1011/es les opérations
esthétiq11es et to 11tes les exhibitions d11 monde. En 10111cas, celte image-là
devient gage de s11rvie.
4
I NTR ODU CTI ON
5
PARTIE 1
Qu'est-ce
qui ne va pas ?
Qu'EST·C E QUI NE VA PAS?
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Chapitre
L'effet solitude:
« Je suis perdu » 1
« La pire so1!1Jran~e
est dans la solit11de
q11i /'accompagne. »
M alraux
ll
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
Le diagnostic de la solitude
Au cours de ma carrière, j 'ai consulté de longues années dans des
dispensaires dépendant des hôpitaux psychiatriques à Paris. O n m 'a
parfois demandé quelle était la souffrance que j'avais le plus
souvent rencontrée, et la même réponse me vient à chaque fois : la
solitude. Bien st'u-, nous inscrivions d 'autres diagnostics sur les
registres médicaux qu 'il nous fallait remplir. Mais dans la plupa1t
des cas, les maladies ainsi répertoriées étaient bien moins dange-
reuses que la solitude. je comr.iencerai par sa fo1111e la plus
commune, la plus co1mue aussi, et on verra ernuite comment elle
évolue chez certains de façon beaucoup plus conséquente.
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L'EFFET SOLITUDE <JE SUIS PERDU»
main dans un petit appa rtement parisien, loin de sa famille. Partagée entre
ses obligations professionnelles, de fréquents déplacements, et le soi n de
sa petite fille, elle ne dispose pas de tem ps pour elle, et éprouve de plus en
plus la sensation de ne pas exister. Originaire de province, elle ignore tout
des exigences pa risiennes et elle est conva incue qu'elle ne sait pas
s'habiller ou s'apprêter comme toutes les jeunes femmes qu'elle côtoie à
longueur de journée. " Quand je fais mon parwurs quotidien en métro,
parmi des voyageurs qui se présentent t.ous plus agréablement les uns que
les autres, confie Marie, je me sens t.otolement isolée. "
Et ce n 'est pas peu dire. Plu~ elle se confie, plus Marie exp1ime un
vé1itable désespoir, proche de la dépression. Tout lui paraît insi-
pide, vide, dénué d'intérêt. Elle dort très mal, d 'w1 sommeil agité
et peuplé de cauchemars, au point que le médecin consulté lui a
proposé des antidépresseurs. Elle les a refusés. Elle a préferé
consulter un psychothérapeute do:1t le cabinet est situé à deux pas
de son lieu de travail. C'est en effet la première fois de sa vie qu 'elle
se trouve da11S un état pareil, sans proches avec qui pa1tager sa souf-
france, sans la présence chaude ec affective d 'un compagnon ou
d'une compagne. L'ami avec qui elle a eu sa petite fille ne pouvait
pas la suivre à Pa1is et en a profité pour rompre sans appel. C haque
soir, elle doit réprimer une envie iffépressible de tout plaquer et de
retourner d 'où elle vient. Là-bas, elle se sentait reconnue, appré-
ciée, valo1isée pour elle-même. Aujourd'hui, elle partage sa
journée avec des collègues de travail qui sont froids avec elle.
Quand elle rentre chez elle, ses voisins lui disent à peine bonjom.
Elle se sent totalement dévalo1isée. Le contraste est vraiment trop
important entre son ancien monde dont elle co1maissait les codes,
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LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
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L'EFFET SOLITUDE <JE SUIS PERDU»
Marie décrit très bien cette situation à propos de ses déplacements journa-
liers. Quand elle prend le métro matin et soir, il ne manque pas de monde
autour d'elle, et pourtant, c'est le moment où elle se sent le plus isolée.
"Quand je parviens à trouver une place, confie-t-elle,je me fais toute petite,
me réfugie dans un livre, une revue ou écoute ma musique préférée Si
quelqu'un jette les yeux sur moi, même furtivemen~ je détourne les miens et
rentre un peu plus dans ma wquille On ne sait jamais à qui on a affaire, et
je ne vois pas pourquoi on s'intéresserait à moi Je me sens réduite à ma plus
simple expression, wmme dans mes rêfes où je rapetisse à la façon de œr·
tains personnages de dessins animés. "
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LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
" Autrefois, je me levais pour laisser s'asseoir une femme âgée. Aujourd'hui,
comme les autres, je fais semblant de me plonger dans mon livre pour
cacher ma gêne. Pourtan~ ce n'est pas /'éducation que /ai reçue, ce n'est
pas moi'. "
« Étranger au paradis »
Cette solitude a un inconvénient au niveau strictement personnel
elle est mauvaise co11Seillère car on se laisse facilement prendre à
ses pièges. Pourquoi ? Au pltL~ profond de notre inconscient, on l'a
vu, les contraires coexistent. Nous sommes toujours partagés entre
deux plaisirs contraires : le plaisir de nous exhiber, de nous
montrer, et celui de retourner dans le nirvana confortable des
premiers temps de la vie. Comme le dit l'expression poptùaire,
« nous avons touj oms deux fers au feu », et généralement on
alterne les dernc Q uand nous nous retrouvons sous les feux de
l'impératif à paraître et que les circonstances sont telles que nous
sommes dans l'incapacité de réagir, c'est spontanément la seconde
alternative qui l'emporte : l'envie de nirvana. O n est alors aspiré
par tm temps antérieur, aujourd'hui disparu, où l'on vivait dans
w1e réelle solitude, mais où on éta:t aussi « le centre d11 monde».« Sa
Mqjesté le bébé », écrit Freud dans w n article sur le narcissisme, car
on l'a vite oublié : il n 'y a pas plus setù qu 'un bébé. Il évolue da11S
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L'EFFET SO LITUDE <JE SUI S PERDU »
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LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
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L'EFFET SO LITUDE <JE SUI S PERDU »
Le sentiment de persécution
Cela peut aller dans certains cas jtt~qu 'au sentiment de persécution,
de façon passagère, légère, ou sur un mode beaucoup plus grave.
O n se sent un peu « parano ». Intervient alors un proces~us
psychique bien connu : la projection . Le moi idéal, qui n 'est pas
parvenu à se créer un self à toute épreuve et capable de faire face
aux exigences du monde environr:ant, proj ette en l'autre la toute-
puissance qu 'il s'accordait au départ. S'il ne parvient pas à vaincre
l'obstacle, il devient persuadé qu'un autre l'en empêche (un autre,
les autres, ou les circonstances). Il n 'est pas rare que cette impres-
sion se généralise.
O n co1maît l'expression «seul contre to 11s •, qui est utilisée quand on
veut faire triompher une cause à laquelle on est particulièrement
attaché. Dans le cas présent, il faut inverser la fo1111t1le : c'est« tollS
contre soi ». Cette fois, on finit par penser que tout ce monde bien
mis qui nous entom e dans w1 grand magasin, da11S le métro ou
dans les appa1tements voisins nous regarde de façon malveillante.
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LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
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Chapitre
L'effet transparence:
« On ne me voit plus » 2
Avoir des amis, tm com pagnon . et même tout un réseau de
connaissances, n 'est pas pour autant la garantie du bien-être. Au
contraire, la fréquentation de gens qui sont etLx-mêmes à l'aise
pom se montrer peut pa1fois avoir sur une personne donnée l'effet
inverse. Elle est alors d 'autant pltL5 gênée qu'elle a l'impres5ion
désagréable que l'entom age s'en sort sans effort, et bien mieux. Le
malaise que j e viens d'évoquer rejaillit cette fois dans la sphère
privée où l'on finit par ne plus se sentir visible du tout.
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LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
La femme invisible
Voici le témoignage de Sophie. Il est assez succinct, mais présente
l'intérêt de résw11er un grand nombre de confidences d'autant plus
rares et discrètes que lems auteurs sont généralement bien en peine
de les fo1111t1ler.
Depuis environ deux ans, je vis de pl us en plus mal les rencontres entre
amis. J'ai vraiment l'impression que je n'existe pas à leurs yeux. Il s parlent,
échangent entre eux, et n'écoutent absol ument pas ce que je peux dire.
Mon poi nt de vue ne les intéresse pas: ils ne prennent même pas la peine
de me contredire. Mes propos sont a priori nuls et non avenus. Au moment
de convenir d'une autre rencontre, on tient compte des obligations des uns
et des ûutrcs, mëlis pûs du tout des miennes. C'est toujours â moi de
m'a dapter, et si je ne peux pas, ce n'est pas grave ... alors qu'on met tout en
œuvre pour que les autres ne soient pa~ absents. Mon mari estime que j' exa-
gère, que je " me fais des idées noi res " et que je me monte la tête inutile-
ment. Je finis pa r penser qu'il a sa ns doute raison, mais c'est plus fort que
moi.
Bien sür, il serait utile de savoir ce qui s'est passé il y a deux ans
pom que Sophie amorce w1 tel changement de caractère. Il n 'en
reste pas moins qu 'elle exp1ime clairement un vécu que pa1tagent
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L'EFFET TRA NSPA REN CE « ON NE ME VO IT PLU S»
Le roi nu
Pour définir des complexes si particuliers, les contes sont souvent
d'excellents guides. Les habits ne1ifs de /'empere11r' d'Andersen , rep1is
et mis en scène par Ftùda notamment da11S tme pièce de théâtre
intitulée Le Talisman , en est un excellent exemple. L'histoire est
simple: tm roi souhaite qu'on lui confectionne l'habit de céré-
monie le plus somptueux qui puisse être , et detLX coutmiers parti-
CLùièrernen t rnallumnêtt:!i pr()p()st:nt ùt: lui ti~-,;er un vêterr1en t LJUi
aura la pa1t ictùarité d 'être invisible aux personnes mal intention-
nées à son endroit, ce qui lui perr.iettra de les démasquer. 115 font
semblant de tisser le soi-disant vêtement , et laissent le roi totale-
ment nu aux yetLX de tous ses courtisans ! Bien évidemment,
auctm de ceux- ci n 'ose lui dire la vérité de peur d 'être déma.5qué
1. ln Conœs d'Auderseu.
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LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
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L'EFFET TRA NSPA REN CE « ON NE ME VO IT PLU S»
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LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
Le risque de dépersonnalisation
Celui qui ne parvient pas à smmonter l'impression d'être invisible
aux yeux des autres, et qui s'y enfe1111e peu à peu , risque à la
longue de ne pltts savoir vraiment qui il est. Il souffre alors de ce
que l'on appelle le syndrome de ::lépersonnalisation , qui consiste
précisément à ce que disparaisse le soi ou le self dont j'ai parlé
précédemment. Lorsque la solitude s'installe, on l'a vu , on finit
souvent par perdre l'estime de soi, par ne plus pouvoir s'aimer soi-
même et s'affi1111er aux yeux des autres. Quand on s'efface
complètement, l'effet est plus radical, puisqu 'on a tout simplement
l'impression de ne plus exister.
Cela se comprend aisément si l'on remonte aux on gmes de la
conscience de soi qui est à la source de la personnalisation. Elle
s'élabore par rappo1t atLX autres : c'est en se confrontant à eux dans
le quotidien , d'une manière répétée, qu 'on acquiert le sentiment
d'exister comme quelqu'un de pa1t ictùier, d'autonome. C'est la
raison pour laquelle il est si important qu 'un enfant se confronte
aux autres dès le plus jeune âge, et prenne ainsi conscience peu à
peu de sa propre personnalité. S'il est isolé pendant tme longue
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L'EFFET TRA NSPA REN CE « ON NE ME VO IT PLU S»
27
Chapitre
L'effet paralysie:
«Je ne peux plus avancer»
« Je bloque »
Pierre, un jeune homme bien sous tous rapports, arrive enfin au terme de
ses études à l'université où il vient d'obtenir un doctorat en gestion reconnu
au nivea u international. Il est assez indécis concernant son engagement
dans la vie professionnelle et il dema nde un rendez-vous à son directeur de
thèse pour qu'il lui donne quelques conseils concernant la voie à suivre. Ce
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LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
dernier le reçoit très aimablement, et après l'avoir entendu, il lui fait simple-
ment cette réponse : " Je n'ai qu'une seule chose à vous dire : montrez.
vous '"
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L'EFFET PARALYSIE « JE NE PEUX PLUS AVANCER»
C'est aussi le cas de Viviane qui se présente pourtant comme une femme
très viva nte, bien dans sa peau, heureuse avec son mari et ses trois enfants
qui arrivent a l'age adult e. Elle n'a jamais travaillé, mais aimerait s'engager
dans une association d'ai de aux personnes âgées pour se donner l'impres-
sion qu'elle est utile, qu'elle existe so:ialement, et pour rompre un isole-
ment accentué pa r son statut de femrre au foyer. Mais elle se heurte alors
à un obstacle qu'elle n'avait pas imaginé: son inhibit ion. Lors des premiè-
res réunions, elle ne parvient pas à prendre la pa role, ni à dire ce qu'elle
voudrait fa ire exa ctement. " lntérieure.71en~ je bous littérale.me.nt"· confie
Viviane, "d'autant qu'une fois sortie de réunion je m'aperÇ-Ois que j'avais des
choses importantes à dire, et que j'en ai été complète.me.nt empêchée." Au
fur et à mesure des entretiens, elle finit pa r reconnaître qu'elle vit la même
chose avec les groupes d'amis de plus de quatre ou cinq personnes. Elle
n'existe plus. Et elle a bea u se persuader qu'elle a vraiment" t.out pour
plaire" et qu'il ne lui manque rien pour y parvenir, les mots ne lui viennent
pas.
Voilà quelqu'un qui pernait qu 'une fois ses enfants élevés, il lui
serait facile de s'investir dans une activité à sa mesure, ce qu 'elle
proj etait depuis de longues années. Ayant perdu sa mère quelque
temps auparavant, c'était pour elle une façon de do1mer à d 'autres
les soins qu 'elle aurait aimé lui prodiguer. Et lorsqu 'elle se trouve
enfin à pied d'œuvre, elle ne par1ient pas à s'affi1111er devant les
autres pour jouer le rôle auquel elle aspire. Son statut de mère de
famille l'avait protégée en partie des exigences du paraître social,
et elle se retrouve soudain confrontée à tme angoisse qu 'elle ne
connaissait pas jusque-là.
31
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
Le rêve d'exhibition
Pour pénétrer cette pa1t ie cachée et repérer ce qui est en cause,
nous allons jeter un coup d 'œil du côté de nos rêves, et en parti-
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L'EFFET PA RA LYS IE «J E NE PEU X PLU S AVA NCER »
33
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
ces deux rôles à la fois. Mais dans le cas présent, c'est impossible,
car la paralysie provoquée par l'incapacité de choisir affecte toutes
les 3utres fonctions, y compris b vision , 3u sens psychique bien sùr .
Privée de cette capacité, la personr:e se retro11ve dans /'obsc11rité la p/llS
totale, et elle est d 'autant plus effrayée qu 'elle pensait ju5que-là
dominer la situation par son savoir, conm1e Pierre, ou par son
expérience, comme Viviane. Nous avons tous eu un jour cette
impression désagréable d 'avoir à avancer dans le noir complet, sans
savoir où nous allions mettre les pied5. Dans ce cas-là, beaucoup
restent cloués sur place et à juste raison .
34
L'EFFET PARALYSIE «JE NE PEUX PLUS AVANCER»
La peur du ridicule
L'inhibition ou la paralysie s'accompagnent souvent d 'un autre
sentiment beaucoup plus répandu qu 'on l'imagine et qui vient
compliquer les choses : la pem du ridicule. Rien n 'est pltL~ paraly-
sant que la conviction qu 'on va perdre la face, qu 'on n 'aura pas la
repartie qui convient, qu 'on va s'enliser dans des essais désespérés
pom satisfaire au regard de l'autre. En 1996, Patrice Leconte a
décrit admirablement les mésaventures des personnes affligées de
ce complexe dans un film b1illant i:ititulé tout simplement Ridic11/e.
35
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
36
Chapitre
L'obligation de se couper
en deux:« Je me dédouble» 4
Pour smmonter la paralysie et l'aveuglement qui menacent, il
existe une parade efficace qui peut s'avérer dangereuse à long
te1111e : se couper en dernc Puisqu 'on ne parvient pas à choisir
entre l'exhibition imposée d 'tm côté, et le retour au plus profond
de soi de l'autre, on opte pour les deux à la fois, comme précédem-
ment, mais en investissant cette fois avec la même passion les deux
aspects. O n répond ainsi à la tyrannie du paraitre en se soumettant
aveuglément à ses exigences, et en même temps, on privilégie un
narcissisme p1imaire où on se co11$truit tm univers coupé de tout.
Notre moi est ainsi fait qu 'il dispose de cette possibilité que l'on
appelle en psychanalyse un clivage.
37
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
38
L' OBLI GA TI ON DE SE CO UPER EN DEU X : « JE ME DtD OUBLE »
ailes. Même si elle s'est débattue de tout son être en faisant w1e
longue analyse, ou en recherchant des partenaires sm qui compter,
elle 3 été prise 3u p iège d e l'instrume nt qui lui 3vait pourt3n t
pennis de réussir et de se donner à voir au monde entier. Élevée
par une mère qui a travaillé toute sa vie da11S les studios de cinéma
comme femme d'entretien, Ma1ilyn ne vivait que par l'entremise
du septième art devenu magique à ses yeux, et qu 'elle a fini par
sacraliser. Elle n'a pl11~ dès lors été capable de s'en passer ni même
d'exister réellement en dehors de lui.
Un dédoublement dangereux
Mais à quel prix ? Au p1ix d 'tm dédoublement pe1111anent, inquié-
tant, et finalement persécuteur, dont témoignent les récits de sa
vie. Elle n'a pu le résorber que par le suicide, en se précipitant de
l'autre côté du miroir. Elle y est devenue 1me icône, fixée à tout
jamais dans une image, témoignant des iisques d'un monde où
ceux qui jouent le jeu du paraître à n 'impo1te quel p1ix finissent
par perdre leur âme. Il ne reste que l'image d'un co1ps, cettes d 'tme
beauté impressionnante, échappant à 1 '11~ure du temps, mais qu 'on
peut difficilement admirer sans penser aux souffrances que cette
jeune femme a endurées tout au long de son existence.
Il aurait fallu qu 'elle puisse analyse~ la machine cinématographique
dans laquelle elle était prise et les complicités inconscientes qui
l'ont conduite à pa1t iciper au j eu à ses dépens. En effet, son
analyste était lui-même trop complice du système, et il ne lui a pas
do1mé les clés pour Je comprendre. Voici l'éclairage d '1me de ses
biographies romancées :
39
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
Le clivage du moi
Pour décrire ce type d'évolution, on utilise en psychanalyse le
te1111e de clivage d11 moi. O n n 'assiste pas ici à la séparation entre le
moi et le soi dont on a parlé précédenm1ent, et qui est toute relative
dans la mesure où le moi reste le maître du jeu . Cette fois, le moi
lui-même se coupe en deux. U ne pa1t ie se met en scène sur un
mode particulièrement idéalisé, accepte toutes les exigences du
par aîn·e au fur et à rnc:su re LJU 'd lc:s ~'irnp()~ent, et l'autre partie au
contraire continue à s'enfoncer darn la solitude, l'invisibilité, la
paralysie et la pe1te de l'estime de soi. O n ne s'en rend pas vrai-
ment compte, cela se manifeste smtout dans ce1tai11S traits du
comportement, et il faut un regard extérieur pour le mettre en
évidence. La même Marilyn qui b1illait de tous ses feux sm tous les
40
L' OBLI GA TI ON DE SE CO UPER EN DEU X : « JE ME DtD OUBLE »
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LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
Un risque de perversion
Ce clivage est pa1fois à l'origine de comportements sexuels exces-
si& ou déviants. C'était effectivement le cas de Ma1ilyn , qui a eu
tout au long de sa vie des relations sexuelles avec des honm1es de
passage, relations qui pouvaient parfois s'apparenter à de la prosti-
tution . C'est att5si vrai pour les personnes qui deviennent dépen-
dantes de la pornographie sous ses différentes fo1111es, et qui y cher-
chent un remède à leur solitude inté1ieure. Elles donnent l'impres-
sion de s'intégrer pa1faitement dars la société et de jouer le jeu du
paraître, alors que, par ailleurs, elles sont dominées dans l'intimité
par une vision du sexe extrêmement t1iviale.
O n a beaucoup commenté le double comportement de Domi-
nique Strauss-Kahn, au grand jour, tm homme pa1faitement à l'aise
avec les grand5 de ce monde, visar:t les plus hautes fonctions, alors
que par ailleurs il ne pouvait s'empêcher de s'adonner à des rela-
tions sexuelles réduites à leur plus t1ivial obj ectif Il est devenu, lui
aussi, une icône du paraître, sm le mode paradoxal que l'on sait.
O n ne l'a pas dit suffaanm1ent : ce comportement est un symp-
tôme de notre époque, la coméquence d'une difficulté à se
montrer vraiment, ou plus exactement à s'engager complètement
dans le paraître social. Cette attitu::le est une façon de garder pour
soi la partie qu 'on ne veut pas montrer, et de la vivre sous sa fo1111e
la pltL5 érotisée.
42
L' OBLI GA TI ON DE SE CO UPER EN DEU X : « JE ME DtD OUBLE »
1. Don net G., La perversfou, se ver~l?l'r' pour s11wivre, PUF, 2008, et Les perversfous sexuelles,
PUF, Que sai<ci• n• 2 144.
43
Chapitre
45
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
André, 30 a ns, est cha rgé de cours à l'université et a imerait y faire carrière.
À chaque fois qu'il doit pa rler en amphi, il voit immanquablement appa ra~
tre la veille de son intervention une éruption de boutons disgracieux sur son
visa ge, ce qui le plonge dans l'angoisse et le met pa rticulièrement mal à
l'aise face à ses étudiants.
46
LE S RtAC TI ONS PSYC HOSO MA TI QUES
11 L'autre scène »
Cette fois encore, une partie du moi se refuse radicalement atLX
exigences du paraître, tandis que le moi social s'y résigne. Cepen-
dant, le refus s'affi1111e avec une évidence confondante. La protes-
tation est à la mesure de l'obligation correspondante : une mani-
festation tyrannique s'oppose à une autre, et met le sujet dans w1e
situation pire encore que celle qu 'il refuse. O n peut avoir évidem-
ment de bonnes raisons de se révolter intérieurement contre les
abus actuels et de chercher à se préserver. Mais c'est peine perdue,
si c'est finalement pom se mettre sotL~ la gouverne d'une autre
tyrannie dont on ne possède pas davantage les clés.
Notre propre co1ps met en scène une réaction, et les scénarios qui
s'y jouent sont d'une variété infinie. Cela peut aller de la simple
rougeur à la dermatose insistante, en passant par les tremblements,
bégaiements, tics, éternuements, etc. Toutes ces manifestations
intempestives viennent troubler l'attitude adaptée à laquelle on se
prêtait par nécessité, et rappellent à son auteur qu 'il n'est pas en
accord avec elle. Les psychosomati:iens ne se lassent pas de le dire :
ce sont des moyens de réagir et de cah11er l'angoisse, et tant qu 'on
~ ne les a pas décodés et remplacés par des procédés moins onéretLX,
]. ils sont tout simplement indispensables.
g'.
9
"0
47
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
48
LE S RtAC TI ONS PSYC HOSO MA TI QUES
49
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
Une chose est sùre : la recherche des sources des problèmes et des
façons d'y remédier qui va suivre concerne tout le monde. Les
3ctetu·s du système ne sont p3s :l J'3bri des différents troubles
psychiques et psychosomatiques que nous venons de passer en
revue. Ma1ilyn M onroe en est la preuve, ainsi que beaucoup
d'autres personnes « sta1ifiées » que nous voyons disparaître
lorsqu 'elles sont au sommet de leur popula1ité. Si elles étaient au
zénith , lem vie p1ivée en revanche n'avait rien d 'idyllique, et elles
souffraient peu ou prou de solitude, de paralysie, de clivage, etc.
Quand un système tel que celui-ci prend tout le monde dans ses
fùets, nul n 'est indemne, et on ne gagne tien à jeter la pierre aux
W1S pltL~ qu 'aux autres. Même si ce1tai11S semblent avoir résolu le
problème en jouant le jeu de la tyra1mie du paraître sa11S se poser
de questio11S, ce n 'est pas sa11S co11Séquences sur lem vie inté1ieure.
Au royaume de la vie psychique, les plus b1illants sont souvent les
plus démtmis.
50
Chapitre
6
L'extension du domaine des
sentiments 1 : appréhension,
frayeur, trac, panique
J'ai passé en revue jusqu 'ici les manifestations les plus courantes du
malaise des perso1mes à qui l'obligation de se montrer pose
problème. Il en reste une dernière que j'ai évoquée ici ou là et qui
accompagne souvent les troubles psychosomatiques : l'envahisse-
ment de certains sentiments habituellement suppo1tables et qui
tournent purement et simplement à l'angoisse. O n est alors
dominé par des émotions incontrôlables qui parasitent l'existence.
Certains penseront que ces affects sont à l'origine des manifesta-
tiorn précédentes, ou qu 'i15 en sont les causes premières. Il n 'en est
rien . En réalité, ces affects constituent l'autre face des blocages que
nous avons envisagés, leur dimension affective. Il est indispensable
51
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
«J'appréhende»
«] 'appréhende.» Voilà tme expression qu 'utilisent souvent les
personnes qui ont du mal à s'exposer. Par cette crainte, elles mani-
festent leur inquiétude de ne pas être à la hautem , ou de ne pas
savoir se compo1ter comme il faut. Dans le cas présent, l'appréhen-
sion est d'un type particulier , car elle po1te essentiellement sur le
paraître. Ce n'est pas l'action ou la démarche à effectuer qui fait
peur et qui arrête (comme Pierre ou Viviane qui sont paralysés, ou
même comme M a1ilyn) ces personnes douées, capables, mais la
pensée d'entrer en scène d'une façon ou d'une autre qui les affole.
Quand M a1ilyn anivait systématiquement en retard aux tomnages,
on mettait cela sm le compte de ses caprices de star, en réalité,
comme elle l'a confié à certains de ses proches, elle appréhendait
par-dessus tout d'avoir à s'exposer et faisait tout pour en retarder
l'échéance.
Et cela se comprend. Appréhender signifie littéralement « ap-
préhender » : prendre à l'avance, devancer la situation , et pltL~
précisément l'imaginer sotL~ son pltL~ mauvais jour. Ce sentiment
précède fréquemment toute action nouvelle ou difficile, mais
prend des propo1t ions démesm ées quand il s'agit de se montrer,
car précisément , il est absolument impossible de prévoir l'effet
qu 'on va produire sur les autres . L'appréhension semble d'autant
plus inquiétante qu 'elle est au se1t~ propre du te1111e impossible :
52
L'EX TEN SI ON DU DOMAINE DES SENTIMENT S
« Je suis effrayé »
Pa1fois un autre sentiment domine, la frayem , fondée sur une
composante diffèrente de la situation , la pettrde /'a 11tre, et de l'autre
au sens le plus global, le plus anor:yme. Il s'agit de l'appréhension
de la rencontre avec lui. O n a donc affaire à la résurgence de ce
qu 'on appelle chez le bébé «/'angoisse de l'étranger» qui apparaît
vers huit mois et qui l'oblige à affronter l'inco1mu. Jtt5que-là,
l'enfant souriait facilement à tout le monde, et tout à coup il se
détourne et se met à pleurer quan::I une tête nouvelle se présente.
Dans l'évolution du tout- petit, c'est un passage impo1tant puisqu 'il
manifeste alors sa capacité à faire la diffèrence entre ses proches,
ceux à qui il peut f:llre confiance, et les perso1mes dont il ne peut
prévoir les intentions et dont il a toute raison de se méfier. C'est
tme capacité qu 'il faut même développer par la suite pour qu 'il ne
se laisse pas entraîner par des gens mal intentionnés. M ais elle peut
devenir un handicap quand s'installe une tendance à proj eter cette
frayeur lors de toutes les rencontres.
53
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
« J'ai le trac »
Dans bien des cas toutefois, le malaise n'est pas seulement une
réaction à l'étranger, il est a11ssi pro11()q11é par le p11blic, q11 'il soit présent
011 imaginaire. Dans le cas du gardien de but, il est certain que
l' éno1111e pression exercée par les spectateurs joue un rôle décisif
dans son malaise. C'était le cas aus~i chez Marilyn Monroe dont les
retards n'étaient pas seulement motivés par ses directeurs et colla-
54
L'EX TEN SI ON DU DOMAINE DES SENTIMENT S
55
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
« Je suis paniqué »
L'affect éprouvé prend pa1fois un visage pltL~ inquiétant encore, et
il faut s'y attarder un i11Stant si l'on veut bien comprendre les cas
les pltL~ rebelles à toute exhibition : la panique. Pour en saisir la
source profonde, pensons à une expérience à la fois plus discrète et
plus secrète que celle que je vien.1 d'évoquer, mais dont les inté-
ressés confient qu'elle est pa1fois à la limite du supportable. Il s'agit
de l'angoisse de !'écrivain face à la page blanche. L'expression est à
prendre au pied de la lettre, même si la feuille en question est
remplacée de plus en plus par l'écran blanc de l'ordinateur ! En
réalité, page ou écran , ces sm faces de projection ont une significa-
tion infiniment pltL~ profonde qu 'il n 'y paraît. Les psychanalystes
l'ont démontré en analysant certains rêves de patients souffrant de
cette inhibition . L'écran blanc renvoie symboliquement au sein de
la mère, à la première smface de projection à laquelle a été
confronté l'enfant. Comme lui, et dans un premier temps, !'écri-
vain est totalement sidéré, paralysé, contemplant ce blanc pom lui-
même au lieu d'y projeter ses envies, ses fantasmes, ses désirs, et
d'écrire, ce qu 'il va faire dans un second temps.
Face à la page blanche, qui ne connaît pas tm jour cet instant furtif
mais décisif, où l'on hésite entre l'envie de se laisser fasciner par sa
56
L'EXTENSION DU DOMAINE DES SENTIMENTS
J'ai le sowenir d'un jeune maire, récemment élu, qu'on avait poussé à se
présenter malgré ses réticences. C'était peu de temps avant les cérémonies
du 14 Juillet. li s'est retrowé ce jour-là au monument aux morts entouré de
tous les notables, et il avait composé un discours de circonstance qu'il avait
cru bon d'apprendre par cœur. Arrivé au milieu de sa prestation, il a eu sou-
dain ce qu'on appelle "un trou" : il est resté sans mots, et il a bredouillé
une conclusion qui a été rapidement couverte par la fanfare municipale. Ce
fut de son propre aveu le pire moment de sa vie.
On a affaire ici à une véritable par_ique, qui envahit certains stti ets
au moment où ils sont contraints de s'impliquer, de rentrer dans
tm système d 'expres5ion et de s'eÀ'Poser aux autres. Dans le ca5 du
jeune maire, il est aisé d 'en comprendre la source dans la mesure
où il s'était résolu à accepter cette charge sans en avoir vraiment le
désir. Face au monument aux morts, il a eu la se11Sation qu 'un
gouffre s'ouvrait devant lui. Mais dans bien des ca5, la personne
envahie par la panique n'a aucune idée de son origine dans la
57
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
58
L'EX TEN SI ON DU DOMAINE DES SENTIMENT S
59
PARTE 2
63
Chapitre
La honte
et ses méfaits 1
Qu'il s'agisse de M arie, Sophie, Pierre ou Viviane, qu 'ils souffrent
d'isolement, de paralysie ou d'une impression d'être définitive-
ment invisibles, w1 sentiment les habite tou~ intérieurement : la
honte. NotL~ allons maintenant pénétrer pltL~ avant jusqu 'à cette
source, car elle se dérobe souvent à l'analyse, ce qui rend toute
évolution difficile. TotL~ les troubles évoqués jusqu 'ici s'enracinent
en effet dans cet affect fondam ental qui est toujours à l'œuvre
quand on éprouve une difficulté à se montrer d'une façon ou
d'une autre.
65
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
66
LA HONTE ET SES MtfA ITS
~
9
.!;-
g'.
~ 1. ivlourir de honte ou bien mugir de honte, d.1ns: ivlurielle Gagnebin et Julien ivlilly,
o Les ;,,ur,ees l10rueuses, Chan1p Vallon, 2004.
67
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
68
LA HONTE ET SES MtfAITS
À cet âge-là, l'enfant ressent la hor:te, mais ne comprend pas ce q11i /11i
arrive. Le malaise s'installe en lui 5ans qu'il s'en rende compte, et
c'est bien ce que l'on nomme la honte primaire : tme honte sans
mots et sans visage. Il revient alors à l'adulte de fo1111t1ler la situa-
tion à l'enfant en te1111es simples et directs, non pas seulement en
69
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
lui disant qu 'il est beau , qu 'il notL5 plaît envers et contre tout, mais
en fo1111t1lant en quelques mots pourquoi ces regard5 lui ont laissé
tu1e m 3u vaise imp ression , en 3jout311t qu 'on le com prend c3r il
voyait des choses qu 'il sentait déplaisantes. On est d 'autant plus
suj et à la honte par la suite que cette honte p1imaire et mal identi-
fiée a été accentuée et entretenue durant l'enfance.
Il en va de même quand l'enfant affiche des caracté1istiques qui
sont mal perçues par les personnes qui s'occupent de lui, ou bien
par d'autres enfants. La couleur de la peau , des cheveux, 1'01igine
des parents, le lieu où l'on habite, rout peut être matière à ressentir
la honte p1imaire et laisse pa1fois des traces profondes chez ce1tains
suj ets.
Une jeune femme, qui avait les cheveUY. d'un roux très vif à la naissance, n'a
jamais oublié le malaise qu'elle a ressenti à la crèche età l'école durant ses
premières années, malgré l'admiration qu'elle suscitait dans sa propre
famille. Le contraste était trop grand entre les quolibets des uns et les louan-
ges des autres, et il n'avait précisément jamais été exprimé par un tiers.
-----'
70
LA HONTE ET SES Mtf AIT S
71
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
Le bébé n 'est pas le seul à éprouver sarn s'en rendre compte w1e
honte qui sera lourde de conséquences, c'est aussi le cas de l'enfant
1. On trouvera le récit con1plet de cette histoire et son conun entaire d.1ns S. Freud,
Le11res à W. Fliess, PU F, 2006, p. 657.
72
LA HONTE ET SES MtfA ITS
La honte de la honte
Dans bien des cas, si la honte prend de telles proportions, c'est
qu 'au fond de soi, on a honte de sa propre honte. Q uand Emma,
âgée de 12 ans, se sauve du magasin où deux commis ont ri en la
voyant, elle sent remonter en elle le malaise provoqué autrefois par
le geste de l'épicier et dont elle n 'avait pas jusque-là pris la mesure.
Elle se sent d'autant pltL5 humiliée qu'à l'époque elle ne s'était
rendu compte de rien , et que tout à coup, elle mesure ce qui est
arrivé. En définitive, elle a honte de sa honte, car celle-ci révèle sa
naïveté et sa complaisance d 'autrefois. Si elle ne parvient plus à
mettre les pied5 dans un magasin, ce n 'est pas parce qu'elle a honte
de se trouver devant un quelconque commerçant, mais parce
qu 'elle a honte de la première situation vécue et qui prend co1ps
maintenant qu 'elle peut le concevoir.
Il s'agit d'un fonctionnement très révélateur qu 'il est bon d'avoir à
l'esprit lorsqu 'on est facilement envahi par la honte alors qu 'il n 'y
a pas de raisons évidentes. O n a souvent honte d'un événement ou
même d'une série d'événements véctL5 antériem ement.
73
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
C'était le cas d'Oscar, jeune ca dre empbyé dans une ba nque où il avait tout
pour réussir. Malheureusement, chaque fois qu'il ava it à traiter une affai re
mettant en jeu des sommes très importantes, il rougissa it tellement qu'il en
perdait tous ses moyens, au poi nt que !es clients pensaient qu'il n'avait pas
la conscience tranquille et qu'il les trompait Il lui a fa llu un long travail
d'analyse pour remédier à ce grave handicap. Il a d'abord pris conscience
de l'événement passé qui l'avait décidé à travailler dans la finance. Très
jeune, il passait de longs moments à fouiller dans le grenier fa milial. Un
jour, Osca r a trouvé dans une vieille malle ce qu'il croyait être un trésor, et
qui n'était en réalité qu'un sac de fausses pièces utilisées autrefois pour
actionner certaines machines à sous fictives. Il s'est aussitôt ima giné qu'il
devenait l'être le plus riche du monde et a caché son butin dans un lieu qu'il
était seul à connaître. Au bout d'un certain temps, n'y tenant plus, il a été
jusqu'à berner certains de ses camarades en leur achetant leurs jouets avec
la fausse monnaie. Ses pa rents ont réagi violemment quand ils l'ont appris
en affirmant qu'ils avaient honte de son comportement. C'est finalement ce
sentiment de honte qui venait encore régulièrement comprom ettre son tra-
va il malgré tous ses efforts.
74
LA HONTE ET SES Mtf AIT S
honte de la honte, et elles sont prises dans une spirale dont elles ne
parvie1ment plus à so1tir. Ce co11Stat éclaire les différents symp-
tômes que nous 3vons relevés :l leur propos. Si elles se c3chent et
reconstituent le narcissisme p1i111aire des 01igines, c'est sous
l'emprise de la honte qui les fait rentrer sous terre. Si elles ont
l'impression d'être perdues, de ne plus connaître les signatLX indis-
pensables pour se di1iger , c'est que la honte les maintient dans cette
obscmité et les p1ive de toute perspective. Il y a vraiment de quoi
se sentir paralysé ! Ce constat premier est nécessaire mais insuffi-
sant, car le véritable enj eu est de retrouver les sources de cette
honte, donc la honte p1imaire, et ceci ne peut se faire qu 'au cas par
cas. Nous y reviendrons.
Honte et culpabilité
Ln honte est anté1ieure à la culpab:lité, car elle est ressentie dès les
toutes premières relations : elle relève de l'image de soi qui se
construit très tôt, jour après jour, sous le regard des autres, et elle
est indispensable pom se montrer. La c11/pabilité intervient dans un
second temps, à partir du momer:t où l'enfant devient maître de
ses réactions, et comprend que ce1tains compo1tements sont inter-
dits. Certes, celui qu 'on estime coupable est souvent invité à se
cacher : la p1ison n 'est-elle pas 1me façon de mettre à l'ombre celles
et ceux qui ont failli? O n en déduit aisément que la difficulté à se
montrer est due à la culpabilité plus qu'à la honte proprement dite.
En réalité, quand quelqu'un se cache, ce n 'est pas uniquement
parce qu 'il se sent coupable, mais au~si parce que l'acte qu 'il a
commis est devenu évident et ternit son image aux yeux des autres .
75
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
La culpabilité ne le quitte pas bien sùr, mais elle est supplantée par
la honte dès lors qu'il se fait prendre et se sent en défaut. La ptmi-
tion suprême autrefois n 'ét3it pas seulement b prison , ou tel
supplice, mais d'être exposé sur la place publique avec les oripeaux
de l'infamie. Quand on est incapable de se montrer, il peut y avoir
tme pait de culpabilité, mais c'est toujoms en dernier ressort la
honte qui mène le jeu .
1. JI s'agit de la revue an1éricaine Cu"eru direaious ;,, Psyd10lo,~fral Sdeuœ, octobre 20 12.
76
LA HONTE ET SES Mtf AIT S
Honte et pudeur
Faut-il pour autant forcer les choses et se montrer sans pudeur dès
qu 'w1e occasion se présente ? Certaines perso1mes le pensent et
cherchent à réagir à la honte en s'exhibant de façon excessive, en
jouant la comédie, et trouvent dans ce comportement un ce1tain
soulagement qui ne sera que temporaire. Il ne résout rien en
profondeur, et ne fait qu 'apporter de l'eau au moulin de la tyra1mie
du paraître. Le respect de la pudeur est capital en toutes circorn-
tances'. C'est ce qui rend problématique le déballage sarn limites
auquel on assiste dans ce1tains j ournaux people, émissions de télé-
réalité ou encore sur Facebook et autres réseaux sociaux dont je
parlerai plus précisément par la suite. Un Sl(jet l111main ne pe11f se posi-
tionner a11 111ilie11 des a11 fres sans prés~rver 11ne pari de mystère s1if)lsanfe
po11r se sentir intérie11remenf maître chez /11i. Ce n 'est pas pour rien
qu 'on a légiferé sur un délit d'atteinte à la vie privée.
Les régimes totalitaires ont touj oms cherché à avoir la mainmise
sur les personnes en s'assurant la maîtrise de leur intimité. Le cas
extrême est le cam p d'internement, dans lequel on met les gern nus
sarn aucw1e protection , exposés au regard de tou~, et à celui des
maîtres en particulier. Lorsqu 'il n'y a plu~ aucune pudeur possible,
la honte submerge les perso1mes à tel point qu 'elles perdent leurs
moyens. O n n 'en est plus là auj ourd'hui, si ce n 'est sous quelques
77
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
78
Chapitre
de l'Autre
L'œil
2
« S'il a éteint le regard de Dieit s11r l11i-111ême,
l'homme moderne l11i a s11bstit11é 1m œil gigantesq 11e
de s11rveillance 11niverselle. "
Jacques Gautrand
79
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
veut dire que cet œil exerce 11ne prllliion excessive par /'intermédiaire de
ce q11 'il est conven11 d'appeler le s11rmoi, une instance psychique iden-
tifiée p:ir Freud :l p:irtir d es :innées 1920, et qui fait :itti o urd'hui
partie du langage courant. On peut difficilement comprendre
poltl"quoi la tyra1mie du paraître exerce un tel pouvoir Sltl" les
humains tant qu 'on n 'a pas compris de quel s11r111oi il s'agit et la
façon dont il exerce son pouvoir.
Le surmoi visuel
Le s11r111oi fait pa1t ie avec le moi et le ça des trois instances psychi-
ques qui constituent la personnalité humaine. Le moi représente la
partie émergée, du moins en partie, qui traite avec le monde exté-
rieur par l'inte1111édiaire du soi ou du self dont j'ai parlé précédem-
ment. Le ça est fait de toutes les pulsions internes refo1ùées depuis
nos origines et constitue le principal réservoir de nos énergies
psychiques. Quant au s11rmoi, c'est la pa1tie du psychisme où sont
concentrés les idéaux, les réferences c1ùturelles ou morales et les
obligations qui animent chacun au plus profond de lui-même sans
qu 'il en ait to1tiours conscience. Quand une personne manifeste
des exigences excessives et ne peutslll"monter son appréhension ou
sa frayeur, on peut en déduire qu 'elle a w1 s11rmoi fort ou même
parfois cruel, conm1e, par exemple, lorsque l'obligation de se
montrer en public lui est insuppo1table : elle est so115 l'emprise
d'interdictions ou d'obligations intérieures qui la paralysent.
Combien se retrouvent ainsi à la merci de cette partie d'eux-
mêmes qui écrase le moi au nom d'impérati& hérités de leur
histoire, et sur laquelle i15 n 'ont visiblement aucune prise !
80
l'ŒIL DE L'AUTRE
Ce que l'on sait moins, et qui a été mis en évidence par la psycha-
nalyse au cours du siècle dernier , c'est que ce s11rmoi n'est pas fait
d'11ne se11/e pièce. Il s'a1"ticule selon d eux mod:ùités différen tes et
souvent complémentaires : c'est une voix, mais c'est au5si tm œil.
La voix intérieure dit : « il fa11t », « 111 dois », et selon Lacan, ce
s11rmoi gouverne sm tout les interdits et relaie une culpabilité
pe1111anente car on ne peut jamais être à la hauteur de ses
exigences.
Quant à l'œil, il impose 1111efaço11 de se comporter ei de se montrer. C'est
un aspect du s11rmoi que je n 'ai pa.1 cessé d'étudier tout au long de
mes recherches en psychanalyse'. Il ne s'agit pa.5 à proprement parler
de l'œil de la conscience dont parle Victor Hugo dans son poème
sur Caïn, mais de l'œil qui définit comment il faut apparaître et qui
détient le pouvoir de faire disparaître celui qui ne répond pa.5 à ses
exigences. Ce s11rmoi visuel se manifeste chez certains suj ets de
manière impressionnante dans le délire d 'observation : ceux-ci ne
cessent de répéter qu 'on les regarde, qu 'on leur impose une manière
O<' I<' p ri'1Pnt<'r ~ bq11 <'1l <' il1 1011r i11r~p~hlP1 O<' I<' ro11forn1<'r , ~ t<'l
point qu 'ils ont peur de disparaître.
Du collectif au personnel
La tyrannie du paraître s'imposant pa1tout n 'est d 'ailleurs pa.5 faite
pom arranger les choses. Notre moi éprouve :ùors l'impression que
1. À propos du rêve dans Voir-É1re vu, et d'une façon plLL~ précliie encore d1ns La violerue
d11 voir, PUF, 1996, en particulier p. 140 sq.
81
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
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l'ŒIL DE L'AUTRE
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LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
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l ' ŒIL DE L'AUTRE
85
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
Ce conte nous dit comment un certain Coppélius, pour attirer les jeunes
gens, se sert d'une poupée automate, Ophélia, à laquelle il a greffé des
yeux humains. Elle est d'une grande beauté et ses yeux fascinants donnent
l'impression qu'elle est réelle. Coppélius veut profiter de la séduction qu'elle
exerce sur ses jeunes soupirants pour 1es piéger dans son antre et 1eur voler
leurs yeux. Coppélius collectionne et fait ainsi le commerce des yeux de
ceux qui se sont laissé prendre au piège de ceux d'Ophélia. Offenbach a
créé une figuration étonnante du charme de la poupée Olympia dans
86
l 'ŒIL DE L'AU TRE
87
LA TYRA NNIE DU PARAÎTR E
Les poètes et 1es romanciers ont souvent fait état de ce powoi r à propos de
tel ou tel de leurs personnages. C'est le cas de Stendhal dans Le Rouge et
le Noir, quand il décrit les débuts de Julien, son héros principal, au sém ~
naire de Besançon. Confronté pour la première fois au supérieur qui le
regarde" d'un œil terrible, Julien ne put supporter ce regard"· écrit Stendhal,
"étendant la main comme pour se soutenir, il tomba de t.out son long sur le
plancher"· L'effet de ce regard est tel qu'il perd littéralement connaissance,
et jure tous ses grands dieux que c'est la première fois que pareille mésa-
venture lui arrive '. ~" œil terrible" est une expression récurrente chez
George Sa nd, José Maria de Heredia, Pierre Reverdy qui soulignent la vio-
lence du regard de l'un de leurs personnages. Picasso lui-même a laissé une
eau-forte intitulée : L'œil terrible.
88
l'ŒIL DE L'AUTRE
qu'il n'avait cessé de ridiculiser et qui lui en voulait à mort'. Dans Histoire
de fœi/, Georges Bataille raconte son enfance avec un père aveugle dont le
regard blanc le terrorisait, et l'avait marqué pour le reste de son existence'.
En retour, les auteurs qui l'ont ainsi identifié pa rviennent à sortir eux·
mêmes de l'anonymat et à se faire un nom qu'on n'est pas près d'oublier.
C'est pa rticulièrement évident avec Ulysse dans L'Odyssée, dont la solution
est des pl us radicales. Il se retrouve enfermé avec ses compa gnons dans
l'antre du cyclope Polyphème qui les emprisonne en attendant de les dévo-
rer. Il se retrouve placé sous la tyrannie de son œil unique et totalitaire.
Ulysse réussit à crever cet œil. à lui ôter tout pouvoir. et donc à rendre pos-
sible leur libération. rnément le plus intéressa nt dans cet épisode est
qu'après avoir mis cet œil hors d'état de nuire et pris la fuite, Ulysse assume
pleinement son nom. Face à l'œil dévorateur, il était" personne"· ce qui
exprime bien la sensation d'anonymat qu'inflige la tyrannie du paraître.
Dès qu'il a pu se débarrasser de cet œil, il cla ironne fièrement son identité:
il est Ulysse, le héros, qui brave les éléments et les dieux'. C'est une fa ble
~
9
.!;-
g'. 1. J'ai longuen1en t analysé le rêve de Grand·tille dans un article de Psydunurlyse à !'uni·
9 versité, 199 1, 16, 63, pp. 95- 11 O.
"0 2. Don net G., La violerue d11 voir, PUF, 1996, ?· 124 sq.
89
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
bien sûr, car on ne se libère jamais totalement de cette emprise. li est cepen-
dant possible de la relativiser et de s'en dégager peu à peu.
90
l 'ŒIL DE L'AUTRE
91
Chapitre
Quelque chose
à cacher?
93
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
Le complexe de Pinocchio
Lorsqu 'on souffre d'avoir à se montrer, ce n 'est pas faute d'en avoir
envie, et ce n 'est pas uniquement le s11r111oi ou le regard des autres
qui posent problème, c'est la sensation q11'i/s po11rraient voir 011 re111ar-
q11er q11elq11e chose q11 'on a to t!ÎOHrs vo11/11 garder secret. L'enfant
témoigne journellement de cette conviction . S'il lui arrive de
mentir, il suffit de lui dire : «Je vois ton nez q11i s'allonge», comme
Pinocchio, et il est convaincu que l'on a percé son secret. Les reli-
gions projettent souvent ce pouvoir en Dieu, en affi1111ant qu 'il
voit tout, qu '« il sonde les reins et les cœ11rs 1». Cette conviction est
inscrite dans l'esprit de chacun depuis ses origines : que l'autre voit
en lui. Aussi, dès qu'il commet une erreur ou un faux pas, il est
persuadé qu 'il s'expose à tm regard inquisitem et menaçant.
À cela s'aj oute une conviction irratio1melle conm1e il en est tant
qui régissent notre vie psychique : nous sommes persuadés qu 'il en
va pour ce1tains éléments de notre esprit comme pom les parties
du co1ps que nous ne pouvons pas voir par nous-mêmes. Pour
repérer de petites proliferations inquiétantes à tel ou tel endroit
inaccessible à notre regard, il notL~ faut demander l'aide d'un tiers
ou d'un médecin, eux seul5 peuvent voir et diagnostiquer de quoi
elles sont les signes, et à plus fo1te raison quand il s'agit d 'organes
internes ! O n pense spontanément la même chose pour les idées
1. La Dible.
94
QUEL QUE CHOSE À CAC HER?
Le retour du refoulé
Ce n 'est d 'ailleurs pas tout à fait faux, on le corntate couramment
au cours d'une psychanalyse : leJ secrets les plllS infimes, les plllS
refo 11lés, ce11x q11 'on croit avoir chassés de notre esprit par follS les moyens
possibles et imaginables finissent fo11jo 11rs par no11s trahir d'11ne façon 011
d'11ne a11 fre. Un rêve, un lapsus, tm oubli, et les voilà qui resurgis-
sent à notre grand désarroi. Au cours d 'tme cure psychanalytique,
ces surgissements pe1111ettent de les neutraliser et de faire en sorte
qu 'ils ne nous empêchent pas de vivre. Mais dans la vie courante,
c'est beaucoup plus gênant. Ces choses cachées risquent de sortir
inopinément et de nous compliquer la vie. T out s'arrange dès lors
qu 'on en parle avec une personne de confiance, et cela peut
ù'ailleur,; faire ]'()bjet ù'un é:cha:1ge inté:re,;,,ant et pr()Ùuctif, à
condition que l'autre ne profite pas de la situation !
Quoi que l'on fasse, on avance toujours plus ou moins à décou-
vert. Si je sotùigne ce fonctionnement psychique étonnant , c'est
parce qu 'il joue un rôle déterminant dans le malaise à paraître,
~ quelle qu'en soit la fo1111e. Si nous sommes si gênés, c'est parce
]. qu 'inconscienm1ent quelque chose nous retient, et pour des
g. raisorn qui n 'ont pa1fois rien à voir avec la demande sociale
9
~ proprement dite. Q11e cette demande soif J11Stijiée 011 non, on y résiste
95
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
d'abord parce q11'on est convainc11 q11e ce q11i est caché a11 Jond de soi sera
dévoilé a11 grandJ011r.
Le comble, c'est qu 'il ne s'agit pas touj ours de choses très impor-
tantes, mais le plus souvent des détails scabreux que l'on a smp ris
dans l'enfance et volontairement rej etés car on n 'avait pas à les
voir. Sur le moment, on s'est senti gêné , et même profondément
mal à l'aise, et ils ont été refoulés, marqués de l'étiquette « secret
difense », alors que celle- ci n 'a plus auj ourd'hui aucune raison
d'être.
J'ai connu un jeune adolescent qui voulait quitter sa fa mille de fa çon pré-
ma turée, prétextant qu'il souhaitait poursuivre ses études à l'étranger. Non
seulement ses parents n'avaient pas les moyens de les lui payer, mais ils ne
comprenaient pas son attitude fuyane à la maison. Il a fini par confier à
son thérapeute un événement de son enfance qu'il ava it complètement
refoulé. Un jour, il ava it surpris son père dans les bras d'une cousine proche,
ce qui l'avait profondément écœuré. C'était il y a bien longtemps, et ça lui
était sorti de l'esprit - du moins, le croyait-il! - , et après bien des atermoie-
ments, il a fini par accepter une confrontation avec son père qui est littéra-
lement tombé des nues ! Il ava it effectivement eu ce geste avec elle, mais
parce qu'elle venait de perdre sa mère, et il avait voulu lui témoi gner son
affection, sans plus. D'ailleurs, la mère a confirmé, et les choses sont ren-
trées peu à peu dans l'ordre.
96
QUEL QUE CHOSE À CAC HER?
L'œil inté rieur qui nous a 1nis en difficulté autrefois est a11~si celui
qui nous po11~se à faire l'impasse sur nos mauvais souvenirs, comme
s'il imposait de garder dissimulé ce qu 'il a considéré comme
indigne à ses yeux. Il a fallu que Georges Bataille fasse 1me psycha-
nalyse et se libère de l' œil de son père pour parvenir à laisser les
mauvais moments qu 'il avait vécus sous son emprise refaire smface.
Voilà pourquoi les souvenirs les plus pénibles échappent à notre
conscience en nous donnant précisément « ma11vaise conscience »,
sans que nous sachions toujours pourquoi. Il faut parfois beaucoup
de temps avant de repérer conm1ent nous avons été blessés dans
97
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
Sonia est une jeune femme réservée, souvent isolée, et ses amis sont
inquiets de la voir si peu confiante en elle-même. Pourta n~ elle a tout pour
réussir et ne ma nque pas d'ambition. Il a fa llu bea ucoup d'entretiens avec
une psychologue pour qu'un jour, elle lui confie en rougissa nt un événe-
ment de son enfance qu'elle n'avait jamais pu oublier. Elle avait alors qua-
tre ans, et au moment de partir à l'école, elle avait été prise d'un besoin
pressa nt, il ava it fa llu faire très vite... au point que sa maman avait oublié
de lui remettre sa petite culotte. Elle ne put qualifier l'horreur qu'elle avait
ressentie quand en pleine cour d'école, à la faveur d'un coup de vent ou
d'un geste malencontreux, elle ne sait pl us, les autres enfants s'en étaient
aperçus. Elle n'a jamais oublié la sensa tion qui l'ava it saisie, et qui la
reprend aujourd'hui encore en certaines circonstances et qu'elle n'avait
encore jamais confiée à personne.
98
QUEL QUE CHOS E À CAC HER?
Freud évoque à ce propos un épisode qu'il a vécu avec son dem ~frère plus
âgé. li est alors très jeune, trois ans, et I~ souvenir qui lui revient est celui-ci:
o<Je me vois criant et pleurant devant ~n wffre. Mon dem~frère Philippe, de
vingt ans plus âgé que moi, l'ouvre. If 2St vide, et je crie de plus belle. Sou-
dain ma mère apparaît, svelte et jolie. •
99
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
soit« coj}rée »elle aussi ! D 'autant que le mot« c<!f}re »évoque égale-
ment le ventre maternel, qui s'est ouvert polll" la circonstance. Il
prend surtout conscience de h violente j alousie qu'il 3 éprouvée :l
l'égard du nouveau venu, qui lui a fait redouter d'être « ceffré » à
son tOlll", comme la nourrice. Voilà conm1ent un mauvais
souvenir, la naissance d'un rival et la jalousie qui l'accompagne,
sont masqués par une scène de jeu apparenm1ent sans importance.
Ce qui ne veut pas dire que ce vécu n'aura pas de conséquences
polll" la suite.
Si on éprouve tant de difficultés à se remémorer ces moments-là,
et si on les couvre d'un « so11venir écran», c'est souvent parce qu'il
n'y a pas de quoi être fier des sentiments éprouvés à l'époque, en
particulier si l'on tient compte de l'œil intérielll" sévère qui nous
habite. O n préfère les cacher sous des récits plus innocents, alors
qu 'il n 'y a plus auctme raison d 'en être gênés. Il suffit d 'ailleurs de
les laisser resurgir pour s'apercevoir qu 'ils exp1iment les sentiments
les mieux pa1tagés du monde.
100
QUEL QUE CHOSE À CAC HER?
101
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
revient en mémoire. li avait alors une dizaine d'a nnées et rentrait de l'école
en traversant une allée bordée d'arbres, quand un homme l'a attiré dans un
bosquet, a baissé son pa ntalon, et a commencé à lui sucer le sexe tout en
se ma sturba nt de façon ostensible. Complètement si déré, Albert n'a pas
réa gi, et les choses auraient pu aller plllS loin si une femme qui habitait un
immeuble surplombant le bosquet n'avait pas rema rqué la scène et crié,
attirant l'attention d'a utres personnes. ~homme s'est sauvé rapidement,
laissant Albert déculotté et désorienté. Néanmoins, il ne s'est pas affolé: il
s'est rhabillé tranquillement, a repris la route comme si rien ne s'était passé,
et est rentré chez lui sans souffler mot de cet épisode. Jamais, au grand
jamais, Albert n'a eu l'idée de raconter cette histoire, alors qu'il ne l'a pas
oubliée. Mais c'était pour lui un souvenir d'enfance pa rmi d'autres. Il ava it
avec ses pa rents d'assez bonnes relations et il ne voyait pas l'intérêt de les
mettre au courant. Par la suite, il s'est méfié d'autres adult es un peu entre-
prenants, et en particulier d'un reli gieux dont les agissements lui parais-
saient suspects ... et à juste titre, il s'en est vite rendu com pte. Il se sentait
en quelque sorte vacciné contre les actes de ce type et à l'abri des consé-
quences qui auraient pu en résult er.
102
QUEL QUE CHOS E À CAC HER ?
Auj ourd 'hui encore, il se sent gêné par le regard qu 'on po1te sur
lui, comme si les autres pouvaient deviner ce qui lui était arrivé et
b souillure qui en résultait.
A priori, la réticence d ' Albe1t à parler pouvait se comprendre. C'est
tme question qu 'on soulève fréquemment atti ourd'hui à propos
des actes de pédophilie. Est-il toujours nécessaire de les raconter et
de les étaler au grand jour ? N 'est- ce pas faire le jeu des pervers
eux-mêmes qui attendent de cette orchestration un smp lus de
plaisir ? Albe1t, par exemple, a spontanément pe11Sé qu 'il devrait
suffire de rester sur ses gardes. Et pomtant, même effectué de façon
limitée, passagère, un geste tel que celui dont il a été victime est,
et reste, une agression sexuelle, et :1 faut en parler. Celui qui se tait
s'en fait inconsciemment complice, et finira par ne plus oser se
montrer librement en public.
L'« après-coup»
Comment expliquer qu 'un acte à première vue limité et épiso-
dique doive être envisagé avec tant de gravité ? Freud s'est très tôt
posé la question et en fit même le point de dépa1t de sa première
théorie sexuelle. Il s'appuie essentiellement sur deux cas demeurés
célèbres dans la littérature analytique, celui de Katerina qui est
raconté dans les Ét11des s11r /'hystérie, et celui d' Emma dans son Projet
de psychologie'. À propos de ces deux jeunes personnes, Freud
~ explique que l'enfant qui a été l'objet d'actes sexuels de la part de
9
.!;-
g'.
~ 1. On trouvera ces deux récits d1i-L~ les Œt1vres complètes de Freud publiées aux PUF,
o le prentier dans le tonie 2, et le second à la fin des Le11res à Fliess, PUF, 2006, p. 657.
103
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
104
QUEL QUE CHOS E À CAC HER ?
105
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
nées en arrivent à se cliver elles aussi, ce qui peut avoir les mêmes
effets destructeurs que celui dont il a été question à propos de
M:irilyn.
Il ne manque pas de mouvements auj ourd'hui pour alerter
l'opinion et aider les femmes agressées sexuellement à sortir de
l'ombre et à réagir. O n leur reproche pa1fois de mener des actions
trop spectaculaires, comme celles du mouvement Femen qui
n'hésitent pas à recourir à l'exhibition en public'. C'est 11nefaçon de
prendre à la lettre la société d11 paraître et de /'obliger à regarder ce q11'el/e
ne ve11t pas voir. Quant aux femme; abtt~ées, et nous y reviendrons,
il est essentiel qu 'elles parlent, qu 'elles portent plainte en se faisant
aider , qu 'elles suivent si nécessaire un traitement psychique adapté,
et qu'elles gardent cet obj ectif p~écis : « La honte est passée dans
/'a11tre camp2. »Car on le verra à propos des sources familiales de la
honte, on se libère aussi en renvoyant la honte sur celui qui l'a
provoquée.
1. JI s'agit d'un groupe de fen1111es, fondé en Ukraine en 2008, qui n1ène régulièren1ent
des actiorL~ au grand jour pour réagir, et ce de façon spectaculaire contre toutes les
fonnes d'exploitation de la fenune.
2. C'est ce qu'une des fen1111es con cernées a fort bien forn1ulé à la fin du procès de lex-
entraÎneur de tennis llégis de Caniaret en 11oven1bre 20 12.
106
Chapitre
Le poids de la famille
et de l'histoire 4
Les souvenirs qui font honte appa~tiennent au véc u de chacun, et
prennent plus ou moins d 'importance selon sa sensibilité et le
moment où i15 sont arrivés. Mais nous sommes des êtres sociatLX,
et d 'autres énigmes, héritées de la famille ou de l'histoire dont nous
sommes profondément solidaires, jouent pa1fois un rôle considé-
rable dans nos diffictùtés à nous montrer.
La famille
107
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
comme une raison convainca nte de ce mal-être. Fils d'ouvrier émigré, il s'est
consacré passionnément aux études dans un but précis: dépasser sa cond~
tion, fa ire honneur à ses pa rents et masquer un complexe d'enfance. Mais
si ses diplômes lui donnaient l'impression d'avoir réussi, rien n'avait changé
au fond de lui-même. Au contraire, sa conviction première était d'autant
plus renforcée qu'elle avait nécessité tant d'a nnées d'efforts, et la certitude
qu'il ne valait pas autant que les autres refa isait surfa ce avec une force inat,
tendue au moment même où il croyait s'en être définitivement libéré.
--~
L'inhibition de Pierre ouvre une piste qu 'il est touj oms intéressant
d'explorer dès lors qu 'on se sent paralysé à l'idée de s'affi1111er sur
la scène publique. Ce qu 'on cherche à cacher ne relève pas
toujoms d'actions ou de secrets dont on serait responsable, cela
renvoie pa1fois simplement à la famille et aux origines, même si
celles-ci ne dissimulent pas non plus d 'actions ou de fautes répré-
hensibles. Bien au contraire, les pa~ents de Pierre étaient plutôt des
personnes méritantes, mais compte tenu du contexte social, Pierre
avait souvent eu l'impression dans son enfance qu 'i15 n 'étaient pas
à la hauteur, et que selon lui, ils n'étaient pas « bien v11s ».. . Cela
tient pa1fois à peu de chose : la précarité de leur habitat, la simpli-
cité de leur vêtement, certaines difficultés à s'exp1imer. Il s'agit de
l'une des sources les plus fréquentes et les pltL5 insidieuses du
fam eux s11rmoi visuel dont il a été question précédemment : le
regard des autres sur la famille et l'impression qu 'il est dépréciatif
ou mép1isant. Ce sont des ressentis qui s'imp1iment en soi et qu 'on
n'oublie jam ais.
108
LE POIDS DE LA FAMILE ET DE L'HI STOIRE
L'histoire
Mais pa1fois, cette impression repose tout de même sur des motifS
valables dus à l'histoire du passé.
C'est le cas pour Viviane, dont j'ai aussi parlé précédemment, qui veut
s'engager dans le social et qui se retrouve incapable de s'exprimer en
groupe alors qu'elle dispose de toute; les qualités requises. La première
hypothèse qui lui est venue à l'esprit semblait justifier sa réaction. Elle était
" petite dernière" d'une fratrie de cinq enfants, venue " sur le tard " après
deux garçons et deux filles. Au sein du groupe fa milial, elle ava it bien du
mal " à en placer une "··· sa uf à émettre de temps à autre une réflexion sa u-
grenue qui fa isait rire toute la fa mille. Et il en a été de même pendant toute
sa scola rité, qui a été très bonne, mais pendant la quelle elle n'owrait
jamais la bouche en classe, de peur de susciter les quolibets.
Un jour, elle s'est rendu compte que son père ne pa rlait jamais de ses pro-
pres pa rents et de son enfance. Renseignement pris, elle a fini pa r appren-
dre que la fa mille paternelle avait collaboré avec les Allema nds durant la
période 1939·1944, ce qu'on ava it soigneusement tu. Malgré tout, elle
~ ava it gla né ici ou là des réflexions qui avaient suffi à la mettre en éveil. On
]. n'imagine pas à quel poi nt les enfants sont à l'affût des conversa tions des
g. adultes et comment ils les interprètent en particulier quand elles sont chu-
9
" chotées avec gêne et retenue. Viviane en a déduit que son père ava it fait
0
109
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
des choses dont il avait honte. Et com me elle lui étaittrès attachée malgré
tout, elle avait hérité de cette honte au plus profond d'elle-même, au point
de ne plus pouvoi r s'exprimer en groupe. Malheureusement, ce père était
décédé et elle n'avait guère la possibilité d'en savoir pl us. Une rencontre
impromptue avec un cousin lointain lui a permis de découvrir la réal ité: cet
homme lui a appris que son père s'était enfui très jeune de chez lui pa rce
qu'il désapprouvait le comportement de ses pa rents, et c'est pour cette ra ~
son qu'il n'en soufflait mot. Elle ava it donc au contraire toutes les raisons
d'être fier de lui, mais il n'empêche qu'en fa isa nt l' impasse sur son passé, il
entretenait un trouble profond dont S3 petite fille avait hérité. Comment
exercer des responsabilités et pa raître à son avantage quand on porte un
nom qui a été déshonoré, et qu'on a la sensa tion que cela se voit comme le
nez au milieu de la figure !
l lO
LE POID S DE LA FA MILE ET DE L'HI STOIRE
n'a pas à endosser les méfaits commis par les ascendants. Il faut au
contraire les raconter de façon à s'en démarquer.
Elle fait écho à la malédiction de Noé: son fils Cham a pénétré dans sa
tente alors qu'il était nu et s'en est glorifié au lieu de respecter son père.
Noé réagit violemment et condam ne les enfants de Cham à être soumis à
ses autres descendants, et donc à porter la honte de leur père. Ceci met
d'autant plus en lumière l'injustice de cette malédiction dans la mesure où
les enfants de Cham, qui n'ont rien fait, sont punis, alors que Cham lu~
même est épargné.
Ces exem ples et d 'au t res sen ten ces du m ê m e genre ont fini par
do1mer à penser qu'il y avait une fatalité inévitable à endosser la
faute de nos aïeux et à baisser la tête. Malheureusement, notre
inconscient entre facilement dans ce type de logique, alors qu 'il
faut se méfier d'un raisonnement aussi hâtif Ces sentences doivent
être plutôt comprises comme des paraboles et des mises en garde.
Elles servent à placer les adtùtes devant lems responsabilités, en
soulignant que chaque génération doit veiller aux conséquences de
ses actes sur les générations suivantes. Loin d'affirmer que les
l ll
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
112
LE POIDS DE LA FAMILE ET DE L'HISTOIRE
11 3
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
Comment peut-on avoir honte d'une histoire qui s'est passée avant
qu 'on vienne au monde et à laquelle on est apparemment totale-
me nt étr:111ger ? Les no m breu x psycho logues et psych:in:ilystes qui
se sont intéressés à cette question estiment que dans ce cas de figure
la honte ne provient pas nécessairement de fautes accomplies par
les ascendants, mais tient pltL~ profondément au silence qui entoure
leur existence. Ce que l'on ne dit pas est a priori honteux, frappé
d'infamie, considéré intérieurement conm1e indigne de paraître.
Et la personne qui est issue d'une personne frappée par ce que les
R omains appelaient la damnatio memoriae, le refus de mémoire, se
sent hantée par cette indignité. Elle n 'ose pas paraître atLX yeux du
monde. Heureusement, le remède est à la portée de chacun : il est
dans une parole vraie, dite le pltt~ simplement du monde. C'est
cettes une véritable épreuve pour ceux qui voudraient faire
l'impasse sur le passé, smtout lorsque l'enfant semble se résigner au
silence. Et pourtant, elle est indispensable. C'est en tout cas ce qui
a pennis à André de s'approprier son histoire et de se dégager
d'une étiquette dévalorisante qu'il se mettait inconsciemment sur
le front . .. en affich ant une éruption de bou tons !
11 4
Chapitre
L'identité sexuelle 5
Si une personne ne se sent pas bien dans sa peau , et plus précisé-
ment dans son sexe, elle éprouvera pa1fois des difficultés à se
montrer. Apparemment, elle assume bien d 'être 1me fenm1e , ou un
homme, elle en est plutôt fière, et pom tant , sans que cela soit
toujours bien conscient, il y a un ver dans le fruit. En règle géné-
rale, il est utile de faire Je point sm la question car elle entre en
ligne de compte dans toutes les circonstances où il s'agit de
paraître.
115
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
Le sexe ou le genre
Contrairement à ce qui se dit le plus souvent, le véritable obstacle
n'est pas de se montrer avec LU1 sexe, ou avec les caractères secon-
daires qui lui correspondent, mais de se montrer sex11é, appartenant à
11n genre précis. O n confond souvent les deux, alors que ce sont
deux choses bien distinctes. O n peut en effet disposer de tou~ les
organes d 'w1 sexe donné, et être convaincu d'appartenir à l'autre
116
l'IDENTITt SE XUELLE
sexe, ai11Si qu 'en témoignent les transsexuels qui vont jusqu 'à subir
tme opération chirurgicale pour être en accord avec eux-mêmes.
Le genre dépend essentiellement du désir inconscient du sujet, et
conditionne l'affi1111ation de soi dans un sexe ou dans l'autre, alors
que le sexe est tme donnée biologique qui s'impose quel que soit
le désir du suj et.
Venue des États-Unis, la théorie du genre a fait son entrée dans les
programmes scolaires au lycée malgré les protestations émises par
ce1tains redoutant des déviations de toutes sortes. Cette théorie ne
fait en réalité qu 'entériner une distnction qui remonte à la nuit des
temps, entre l'identité sexuelle et les attributs physiques correspon-
dants. Le travestissement d'hommes en femmes, ou inversement,
est w1e constante dans le folklore ou dans l'histoire. J e pense en
particulier au chevalier d'Éon , au XVIII' siècle, ou à la papesse
Jeanne, au M oyen Âge. Cette distinction pe1111et en tout ca5 de
comprendre en profondeur les st( ets qui ne parvie1ment pas à se
montrer parce qu 'i15 ne se sentent pas à l'aise dans leur identité
sexuelle.
O n constate à l'inverse que les perso1mes qui a5stm1ent leur sexe
sans problèmes franchissent beaucoup pltL5 facilement les obstacles
que représente parfois leur physique. Qu'i15soient grand5 ou petits,
maigres ou plus gros, avec un bra~ en moins, ou une claudication
prononcée, les femmes et les hommes qui ont acquis dès l'enfance
w1e idée positive de leur sexe et ont ratifié leur identité sexuelle
sans diffictùtés particulières à l'adolescence réussissent plus facile-
11 7
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
1. C'est d'ailleurs la raii\on pour laquelle on insiste tant aujourd'hui pour que les han-
dicapés quel~ qu'ils soient puissen t <rVoir une vie se:-n1elle.
l lS
l'IDENTITt SE XUELLE
C'est le cas de Rola nd, un militaire qui venait de mettre fin prématurément
a sa carrière et qui se trow a1t en grande difficult é pour rencontrer une
femme. Il était le second d'une fratrie de trois enfants, entre un garçon et
une fille. Naturellemen~ quand il est venu au monde, ses pa rents espé-
raient avoir une fil le, mais ils ne l'ont pas montré et leur attente a été exa u-
cée quand celle-ci est finalement arrivée. Pourtant, dans l'esprit de Rola nd,
les choses ne se sont pas résolues aussi simplement : en se fiant à quelques
indices recueillis ici ou là, il s'est mis dans la tête qu'il aurait dû être une
fille, et qu'en s'affirmant comme garçon il avait dépl u à ses parents. li lui a
fa llu se rendre compte, séance après séance, de ce malentendu, pour qu'il
puisse finalement assumer son sexe et son genre à la fois, puis rencontrer
des femmes dans de bonnes conditions.
11 9
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
120
l'IDENTITt SEXUELLE
~
pour démêler ces différents facteurs et pour mesurer leur importance. __ ___,
9
.!;-
g. Envisageons d 'abord l'importance de la place da11S la fratrie. Elle
~ relève bien sür de l'influence de la famille dont il a été question
0
12 1
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
122
l'IDENTITt SE XUELLE
123
PARTE 3
Comment réagir ?
Se refaire une image
C OMMENT r.tAG IR ?
127
Chapitre
129
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
130
LE S REM!DES DANGEREJX OU INSUFFISANTS
13 1
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
La dépendance
Le premier est la dépendance qui touche smtout celles et cetLX qui
mettent tous leurs espoirs dans cetre solution et qui s'y investissent
sans réserves. 115 se cramponnent à leur image vitt uelle comme à la
seule bouée capable de les sauver de leur solitude. « Le téléphone
portable est deven 11 11n do11do 11 », éc1it le psychosociologue Stéphane
Hugnon , et c'est le ca5 de tous les instruments qui pe1111ettent
d'être co1mecté sans limites. Ils provoquent une véritable addiction
qui trouve sa som ce dans la petite enfance. Tous les enfants ont
éprouvé un j our ou l'autre une profonde impression de solitude et
132
LE S REM!DE S DA NGEREJ X OU IN SUFFI SA NT S
C'est ce qui est arnvé a Iréne, cadre dans une grande entreprise de ma rke-
ting. Elle devait animer chaque semaine une réuni on importante pour orga-
niser les opérations à venir. La veille de chaque réunion, elle était saisie
d'une telle angoisse à l'idée de s'exposer à nouveau devant ses pairs qu'elle
ne parvenait pas à trouver le sommeil Elle a fina lement adopté une solu-
tion qui s'est avérée fructueuse pendant un certain temps: le soir précédant
la réunion, elle se mettait devant son ordinateur et ouvrait les différents
réseaux sociaux dont elle était coutumière: elle avait alors la sensa tion de
pouvoir s'exprimer, et les quelques opinions favorables qui lui revenaient lui
donnaient une image positive d'elle-même. Quelle différence avec les colla-
133
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
borateurs de son entreprise qui ne lui disaient rien et lui renvoyaient une
image sa ns relief! Mais elle s'est mise à passer de plus en plus de temps
devant l'ordinateur, attendant toujourspl usd'avis, en recevant de moinsen
moins, au point de retrouver l'angoisse qu'elle avait voulu fuir et d'a rriver à
sa réunion plus épuisée que jamais...
La mise à l'écart
Un autre inconvénient du Net est bien connu : par son inte1111é-
diaire l'internaute se crée w1e bulle virtuelle qui l'enfe1111e et risque
de le couper de la réalité. À la longue, certains ne font plus la diffè-
rence entre le monde réel et celui dans lequel i15 évoluent en
pianotant sw- leur clavier. Il est alors pour eux plus difficile que
jamais de se montrer dans la réalité.
La surexposition
D 'autres en font trop, se montrent sans limites sur la Toile, renon-
cent à toute intimité et ne se rendent même pas compte qu 'i15 sont
utilisés, caricaturés et réifiés, c'est-à-dire réduits à l'état d'obj et, au
point que plus personne ne les prend au sérieux. N 'importe qui a
accès à leur profil sw- Internet, qu':ls ont surchargé de photos et de
récits intimes et personnels. O n finit par se moquer de leurs propos
et les incidences peuvent être déplorables dans le milieu profes-
sionnel. Ce n'est pas sans raisor: que ce1taines entreprises ont
interdit l'usage de Facebook au travail. O n propose atti ourd'hui
tme j ournée sans Facebook le 28 fèvrier, c'est dire si on conm1ence
à se rendre compte du problème ' !
134
L ES REM!DE S DA NGEREJ X OU IN SUFFI SA NT S
C'est vers la fin du x1x· siècle que l'on a fondé tous les espoirs da11S
le recours aux substances chimiques comme stimulants créatifS et
intellectuel5. La découverte des ve1t us de l'opium a conquis les
milieux intellectuel5 à l'époque de Baudelaire et des « paradis
artificiel5 ». Sigmund Freud, alor5 jeune neurologue, a cru qu 'il
allait pouvoir remédier am: inhibitions de toutes sortes grâce à la
cocaïne. Il en a consommé lui-mème dans les moments difficiles
de ses débuts de carrière, en a prescrit à M artha sa fiancée. Mais il
135
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
1. J'ai rapporté cet épisode dans mon livre La viole11œ d11 voir, PUF, 1996, p. 68. Cf aLL«i
Françoise Col~ence, R e1111e.fiml{aise de psyd1mrnlyse, PUF, 2002/ 2 - Vol. 66, pages 37 1
à 383.
136
L ES REM!DES DANGEREJX OU INSUFFISANTS
donné pour autant l'usage du ca nnabis, et même au contrai re, est devenu
incapable de se montrer en public sa ns avoir pris sa dose. La consommation
de cannabis en groupe leur ava it donné, c'est vrai, une certaine dynami que,
mais Bastien a cédé à l'illusion groupa le en ne lâchant pas ce qui incarnait
pour lui la clé de son succès. Il ne se passait pas de rencontres festives avec
ses collaborateurs et ses amis sa ns que ce soit l'occasion de prises de pl us
en plusconséquentes. Il justifiait son addiction en estimant que c'était pour
lui le seul moyen d'exister socialement et d'affronter le regard des autres.
Jusqu'au jour où, en famille, il a eu soudain des accès de violence inatten-
dus et déplacés à l' égard de son amie et de l'un de ses fils encore jeune. Ce
fut comme une révélation. li s'est alorsrendu compte que si l'usage du ca n-
nabis lui permettait d'exister socialement et de tenir sa place, il libérait
aussi dans l'intimité des pulsions agressives qu'il n'avait jamais analysées
et qui étaient la véritable source de sesinhibitions. Finalement, en prenant
du ca nnabis, il continuait à se laisser porter pa r le groupe qui l'avait pro-
pulsé dans la vie active et lui avait donné une illusion de toute-puissance.
Mais il avait fait l'impasse sur la violence qu'il portait en lui depuis sa pro-
pre enfance, et sur laquelle je reviendrai en abordant le rôle de la colère ou
de la rage dans les réa ctions de ce genre.
137
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
À propos de Marie, j'ai noté qu'elle avait refusé l'offre d'un traitement méd~
camenteux au plus fort de sa dépression, mais certaines personnes se sen-
tent tellement fermées sur elles-mêmes qu'elles finissent pa r s'y résoudre.
C'est d'ailleurs le cas de Julie qui \oivait totalement isolée depuis des
années, alors qu'elle possédait un diplôme universitaire de haut nivea u. Si
elle avait poursuivi ses études aussi loin, c'était surtout pour faire plaisir à
son père, et, depuis qu'il était mort prématurément, elle avait perdu tout
éla n. Elle viva it depuis toujours sous son regard exigeant, et avec le temps,
c'était devenu tout simplement paralysa nt Elle se traînait sa ns ambition,
sa ns entrain, sans avenir, assurant le secrétariat d'un petit laboratoire de
recherches où elle faisa it partie des meubles depuis trop longtemps. Un
jour, elle a craqué, saisie d'une telle angoisse qu'elle s'est enfermée chez
elle et a décidé d'en finir. Heureusement, l'une de ses sœurs est intervenue
à temps pour la secourir et l'emmener chez un médecin qui l'a mise sous
antidépresseurs. Mais le traitement terminé, son problème n'était pas
résol u pour autant. Le médecin lui a fait alors rema rquer qu'il lui fallait cla-
rifier sa situation et se dema nder comment se libérer de ce père qui I' empê-
chait d'exister aux yeux des autres. Cine quête a donné lieu à un certain
nombre de réactions paradoxales sur lesquelles je reviendrai à propos des
solutions plus durables.
138
LE S REM!DE S DA NGEREJ X OU IN SUFFI SA NT S
139
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
La chirurgie esthétique
Beaucoup estiment que leur diffictùté à se montrer tient unique-
ment à leur apparence physique, et qu'il suffirait de remédier à tel
ou tel défaut pour que le problème se règle. Une act1ice affi1111ait
récemment lors d'une émission de télévision qu'au début de sa
canière elle avait la sensation d'être affreuse en raison d'une défor-
mation du nez, et qu'une fois l'opération réussie, tout s'était
arrangé. Il n 'est pas rare en effet qu'une intervention de chirurgie
esthétique ait un effet salutaire sur le destin d'une personne
publique, et on ne peut que l'en feliciter. Souligno11S que le régime
draconien de François Hollande a :oué un rôle indéniable dans son
élection. Mais lorsque l'angoisse suscitée par tel ou tel défaut
physique est provoquée par des problèmes ancie11S et refoulés,
l'opération ne suffit pas, et on 1isque d'aller d'intervention en
intervention .
C'est ce qui s'est passé pour Agnès dont j'ai pa rlé précédemment et dont le
véritable problème était d'accepter S)n corps ... sexué. Ell e avait certes,
comme bien des gens, quelques problèmes de poids, un nez un peu disgra-
cieux, et les traitements qu'elle a suivis n'étaient pas totalement inutiles.
Pourtant, ils n'ont rien arrangé psychiquement, bien au contraire. Dans sa
tète, elle était toujours convaincue que quel que chose n'allait pas. Et il a
fa llu qu'ell e comprenne que ce n'était pas tant son corps que son identité
140
LE S REM!DE S DA NGEREJ X OU IN SUFFI SA NT S
sexuell e qui lui posait probl ème, pour enfin l'accepter et oser affronter le
regard des autres.
14 1
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
142
LES REM!DES DANGEREJX OU INSUFFISANTS
"Le roi Candaule était éperdument épris de son épouse, et pensait, dans sa
passion, avoir la plus belle du monde"· écrit Hérodote. Et il était vexé que
son plus proche confiden~ un certain Gygès, ne semble pas persuadé par
la description qu'en faisait son maître.' Les hommes ayant moins ronfianœ
dans leurs oreilles que dans leurs yeux"· poursuit Hérodote, Candaule
oblige Gygès à se cacher dans la chambre nuptiale de telle façon qu'il
puisse voir son épouse nue. Les choses se passent corn me prévu et Gygès
est ébloui par la beauté de la reine. Mais celle-ci s'est aperçue de sa pré-
sence et ressent une honte à nulle autre pareille. Le lendemain, elle convo-
que à son tour Gygès et lui met le marché en main: ou je te fais exécuter
sur~e-champ, ou bien tu assassines Candaule et tu deviens mon époux.
Naturellement, Gygès choisit la seconde hypothèse, et ce fut le début d'une
nouvelle dynastie.
143
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
144
Chapitre
La honte de Freud
Freud a passé les dix premières aimées de sa vie professio1melle
dans un laboratoire de recherche à l'abri des regards. Quand il a
voulu sortir de son isolement, il a été tenté lui aussi de recourir à
145
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
la cocaü1e pom dépasser ses blocages. Hem eusement, il n 'en est pas
resté là, car le handicap qu 'il lui fallait affronter pour se montrer et
faire S3 phce 3u soleil était be3ucoup plus profond qu 'il ne le
pensait. Non pas que les exigences du paraître fu~sent aussi impé-
ratives à son époque qu'aujourd'hui, mais il devait su1111onter un
véritable fossé entre son milieu et la société autrichienne, dü à la
fois à ses origines modestes et à sa judéité. M ême bardé de
diplômes en neurologie et reconnu dans sa spécialité, il ne parve-
nait à se faire ni un nom ni une clientèle. Dans la correspondance
qu 'il entretient avec son ami Fliess au début de sa carrière, il se
décrit pa1fois dép1imé, découragé, convaincu qu 'il ne pourra
jamais s'imposer à la mesure de ses capacités.
Pour illustrer comment Freud a smpassé son blocage, je reviendrai
sur le rêve d'exhibition dont j 'ai parlé précédemment, en le situant
cette fois dans l'itinéraire personnel du fondateur de la psychana-
lyse '. C'est le setù passage du livre sur l'inte1p rétation du rêve où
il est explicitement question de honte. Freud l'a pomtant ressentie
à maintes reprises au cours de son enfance et au début de sa
canière, en raison de ce qu 'on appelle l'épisode de la cocaïne que
je viens d'évoquer, ou encore à cause d'une opération effectuée
avec son ami Fliess qui a failli coüter la vie d'une de ses patientes 2,
mais cette fois, il se trouve vraime:it dans l'incapacité de s'affi1111er
1. On trouvera un conunentaire détaillé et précis de cette analyse d1i-L~ 111011 livre Voir-
Élfe vu.
2. JI s'agit de l'opération du nez effectuée sur l'une de ses patientes par son anti Fliess,
en sa con1pagnie, et qui a entraîné de sraves con1plications du fait qu'ils avaient
oublié une con1presse de gaze à l'endroit de l'in tervention.
146
UNE PtRI ODE CRU CIA LE DA NS LA VIE DE SI GMUND FREUD
147
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
148
U NE PtRI ODE CRU CIA LE DA NS LA VIE DE SI GMUND FREUD
Un bras d 'honneur!
En réalité, ce rêve éq 11iva11t à faire 1111 bras d'honne11r. Tout le monde
cunnaît la significatiun ùt: et: geste:, ùc:vc:nu ITH.>nnait: C(>tu-an tt:
aujourd 'hui ! Freud reproduit la situation de la veille, mais cette
fois brave la concierge par tm geste inconvenant. O n n 'est plus
dans l'inhibition comme dans la vie courante mais dans l'exhibi-
tion, et celle-ci est manifestement 11ne façon de renvoyer s11r l'a11tre, la
concierge, la honte q11'elle l11i afait épro11ver. Comme nous l'avons vu :
« La honte a changé de camp. » Le rêve offre ainsi à son auteur la
possibilité de réagir, et d 'exprimer la violence et l'agressivité qu 'il
a refoulées sur le moment , ce qu 'on observe courainment dans
l'exhibitionnisme pervers. Il s'agit du renversement de la honte
originaire sur celle qui est supposée en être la cau~e. Le rêveur
réussit à inverser à son profit la situation dont il a fait les frais quand
la concierge l'a réprimandé. Freud a une première réaction posi-
tive à la honte, puisqu 'en rêve, il s'en libère en la renvoyant ficti-
vement sur la personne qui l'a éveillée. En même temps, il réussit
à triompher un irntant de la peu~ qu'il éprouve à se montrer ...
Bien sùr, en rêve, mais c'est déjà une victoire compte tenu des
difficultés auxquelles il est confror:té.
C 'est une indication précieuse pour les personnes qui éprouvent
des difficultés à paraître : q11'elles s'ef)'orcent d'abord de rejoindre le
chemin de leurs rêves. Le rêve est en effet un moyen d'exhibition sans
~ pareil, à u~age interne, mais significatif, et le simple fait de rêver
]. constitue déjà un moyen de sortir de l'ornière. Ce n'est cettes
g.
9
qu 'w1e étape, un pas fait à l'intérieur de soi, mais il est libérateur,
"0
149
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
même lorsqu 'on n 'a pas la possibilté d'en faire une analyse appro-
fondie.
150
U NE PtRI ODE CRU CIA LE DA NS LA VIE DE SI GMUND FREUD
151
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
152
UNE PtRIODE CRU CIALE DANS LA VIE DE SIGMUND FREUD
l'accent est mis sur son sexe, son identité sexuelle et sur ses potL~
sées agressives. D ans le récit à Fliess, on a affaire pltL~ largement à
b situ3tion 3ctuelle peu reluis3nte :fans bquelle il se trouve et dont
il est setù responsable. Par contre, face au public auquel il adresse
son ouvrage, Freud aborde explic:tement le complexe qui lui fait
le plus honte - le complexe d'Œd:pe - , et il parvient à en faire un
motif de fie1té dans la mesure où il le met clairement au grand jour
et réussit à prouver que c'est un problème universel. Son désir
pom sa mère ou sa fille, qui était au cœm de la honte, est trans-
formé et devient source d'affi1111ation de soi et de fierté.
En présentant comme théorie universelle un complexe commun à
tous, il ouvre une voie qui va pe1111ettre à bien des personnes
d'émerger elles aussi de la honte et de la transformer, à condition
qu 'elles acceptent de s'inscrire dans un cheminement analogue.
153
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
154
Chapitre
Rentrer en soi
sans s'isoler 3
« Retire-foi dans foi,
Para is moins, et sois p/11s. "
Agrippa d 'Aubigné
155
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
Détricoter la honte
Quand nous n 'arrivorn pas à nous faire valoir, à nou~ montrer, et
éprouvorn l'impression que notL~ resterons toujours dans l'ombre,
quoi que notL~ fassions, il est inutile de se lancer dans des manœu-
vres de grande envergure. Comme Freud, mieux vaut commencer
par se montrer sernibles aux moments précis de la vie quotidie1me
ordinaire, atLX rencontres avec les voisins, les employés, les
commerçants, les collègues de travail, auprès de qui notL~ ressen-
tons régtùièrement ce malaise. La honte surgit Je plus souvent lors
des contacts journaliers, et nous avons tout intérêt à y être attentifa.
Il s'agit alors de ce que j 'ai appelé la honte secondaire qui se mani-
feste à pa1t ir de l'adolescence !or~ des situations et occasions qui
réveillent des humiliations anciennes et oubliées, qui, elles, relè-
vent de la honte p1imaire. Paradoxalement, au fur et à mesure que
Je temps passe, au fil des événements, cette honte secondaire finit
par constituer un manteau protecteur, fait d'un tissu ouaté comme
on en voit dans les contes de fees. Ce vêtement nou~ cache, nous
isole, mais sert aussi de prétexte et de couvertm e pour ne pas
prendre de 1isques. Il est donc utile de repérer les moments où l'on
ressent cette honte secondaire, car chacun fait ressortir un nœud,
w1 fil ou w1e couture isstL~ de la honte primaire dont est fait ce
manteau. En étant vigilant et en cherchant comment réagir, on
s'emploie à dét1icoter ce manteau, ce qui bien sür paraît très peu
sur Je moment, mais cont1ibue à lui faire perdre de son opacité et
de sa résistance.
156
RENTRER EN SO I SA NS S'I SO LER
J'a i cité dès le premier chapitre le cas de Marie, cette jeune maman céliba-
taire, incapable de sortir de la solitude dont elle souffrait depuis son arrivée
a Paris. Elle subissait ses trajets journaliers dans le métro comme si elle était
une véritable extraterrestre. Elle était en revanche convaincue que tout
s'était bien passé dans son enfance, ~t que les choses rentreraient dans
l'ordre si elle retrouvait son milieu d'origine. Jusqu'a u jour où lui sont reve-
nus à l'esprit les troubles qui s'étaientdéclarés au moment de sa première
rentrée en maternelle. Arrivant d'un petit village protégé où elle avait été
élevée par sa mère, elle s'était soudainement repliée sur elle-même, refo·
sant de manger, à la limite de l'anorexie.
Après être parvenue à raconter cet épisode, en revivant les humiliations -
réelles ou imaginaires -. qu'elle avait ressenties de la part de ses nouvelles
camarades, les choses ont brutalement changé. Un matin où, pour raisons
de grève, le métro était particulièrement bondé, elle a brutalement écrasé
le pied superbement chaussé d'une voisine qui a poussé un cri désespéré ...
Inutile de dire que Marie s'est répandue en excuses. À son grand étonne-
ment, sa victime a bien réagi, et lors des voyages suivants, elle est même
parvenue à lier connaissance.
Ce genre de situation n'a rrive jamais seule. Quelques jours plus tard, Marie
reçoit la visite d'une voisine venue poser des questions parce qu'elle enten-
dait sa petite fille pleurer bruyamment certains soirs. Cette fois encore, elle
a commencé par rougir, s'excuser... et finalement, la voisine lui a confié
qu'elle venait surtout pour lui proposer de la dépanner de temps en temps
avec l'enfant. Marie en est arrivée ainsi à nouer progressivement des rela-
tions positives avec les habitants de sen immeuble.
157
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
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REN TR ER EN SO I SA NS S'I SO LER
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LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
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RENTRER EN SO I SA NS S'I SO LER
161
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
Se mettre à nu
Quand on est bloqué face à l'ex:gence du paraître et qu'on en
souffre, il faut se demander pourquoi cette potentialité est devenue
inopérante, et la réveiller. Chez ceux qui ont beaucoup misé sur
les études, comme Pierre, ce blocage est compréhensible : pour
réussir leurs examens, i15 ont eu tendance à s'isoler du monde et à
tout miser sur le savoir. Pour d 'autres, cela tient à la mauvaise
image qu 'i15 ont d 'eux-mêmes, à certains échecs ou à un entourage
peu reluisant. Il faut alors tout faire pour leur pe1111ettre de refaire
smface. C'est ce que font spontanément leurs proches quand ils les
entraînent dans des rencontres ou des manifestations collectives
pom qu 'i15 se défoulent. Po11r libérer ses potentialités exhibitionnistes,
il n'y a rien de tel q11e de les vivre d'abord à pl11Sie11rs : de nombrett5es
personnes en do1ment l'exemple tous les jours comme les femmes
de Calendar Girls (2003) , qui a obtenu un franc succès en Angle-
162
RENTRER EN SOI SANS S'ISOLER
C'est ce qui est arrivé à Sophie, " la femme invisible" dont j'ai parlé au
début de cette étude, et d'une façon tout à fait inattendue. Personne ne la
voyait, disa it-elle, elle se sentait totalement transparente. Pourtant, un jour,
ses amis l'ont invitée pour une grande ma nifestation dans la rue. Cette fois,
on voulait bien la voir ! Sa ns doute parce qu'on avait besoin d'elle... Mais
c'était pour la sauvegarde d'un site auquel elle était très attachée, une
cause qui lui tenait pa rticulièrement à cœur, et elle pouvait difficilement
163
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
164
RENTRER EN SOI SANS S'ISOLER
sante. C'est en tout cas pltL~ nécessaire que jamais aujourd'hui, dans
tm monde où les exigences du paraître n 'épargnent personne.
Ce n 'est pourtant pas seulement en raison du contexte actuel, mais
parce qu'il s'agit d 'un réel facteur d'équilibre intérieur. Et il faut
réagir à ce niveau si l'on veut aller plus loin. On connaît l'adage :
«aimez les a11fres comme vo11s-111ême ». Il repose sur une évidence
dont on ne mesure pas suffisainment la portée : pour aimer l'autre,
il faut d 'abord se trouver aimable, car c'est dans cet ai11our de soi
qu 'on puise la capacité à aimer les autres et à les rencontrer. Le
misanthrope est d 'abord, et avant tout, quelqu'un qui ne s'aime pas
lui-même : Molière l'a admirablement démontré.
Avant d 'en dire plus, j 'aimerais revenir à l'exemple freudien. À la
période où il est enfin parvenu à s'affirmer sur la scène publique,
en particulier grâce à sa théorie de l'œdipe, Freud a vécu un
épisode qui en dit long sur l'image positive qu 'il a fini par
retrouver de lui-même, suite à l'épisode que j 'ai rappo1té précé-
demment.
165
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
1. Jones, E., le pren1ier biographe de Freud, racon te cet épisode dans son livre: La vie
eil'<mvœ deS(~1111111d Freud, PUF, 1972, t. 11 ,p. 14.
2. Green, A., 1\ 1ardssisme de vie, uardssiswe de 111on, Paris, Éditions de Wlinuit, 1983.
166
RENTRER EN SO I SA NS S'I SO LER
167
Chapitre
Transformer sa hon te
en fierté 4
O n a beau détricoter la honte au j om le jour et faciliter les
tendances exhibitionnistes qui pennettent de retrouver une image
riche et vivante de soi-même, cela ne tient pas à long te1111e si on
reste sous l'emprise du malaise intérieur à l'origine de la honte. O n
risque dans ce cas de manifester un trouble bipolaire, où l'on
alterne temps de replis et attitudes trop envahissantes. Il reste à
opérer tme véritable transformation , en donnant libre cours aux
forces que l'on po1te au plus profond de soi.
169
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
170
TRA NSFORMER SA HONTE EN FIERTt
17 1
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
depuis sa plus petite enfance une violence dirigée contre son père
qui l'avait maintes fois humilié.
En réalité, on hésite souvent à lai55er exp1i mer cette colère, même
de façon contrôlée, de peur qu 'elle ne donne tme image négative
de soi, et que la honte finisse par reprendre le des5us. Lorsqu 'un
enfant pique une colère, ne lui dit-on pas que« ce n'est pas beau » !
Pomtant, bien des cherchems auj omd'hui, ceux qui se réclam ent
de l'école de Palo Alto' en tout premier lieu, estiment que c'est en
travaillant avec et à partir des émotions, qu 'on a le plus de chances
de dépasser les blocages. 115 considèrent que la colère en particulier
fait partie des « émotions po11Ssant à agir». O n sait combien un
mouvement de colère peut conduire aux pires excès, mais si on
parvient à l'assumer et à le canaliser, il devient tm véritable facteur
de transfo1111ation 2• Chactm a sa façon de la manifester ou de la
laisser sortir. Il existe tm moyen très simple et particulièrement
efficace de soulager sa colère et qui reste da11S le domaine privé : il
consiste à écrire tout ce qui vier:t à l'esprit et à coucher sur le
papier le scénario de nos réactions intimes.
C'est de cette façon que Paul est parvenu peu à peu à se sortir d'une situa-
tion difficile. Muni d'un BTS de tailleur de pierres, il a été licencié de son
entreprise après deux ans de travail. Il s'est alors senti vraiment exclu,
1. JIs'agit d'un courant de recherche sur les con1porten1ents qui a pris le 110111 de la ville
de Palo Alto en Californie à partir des années 1950 et dont l'un des représentants les
plus célèbres est Gregory Dateson.
2. L·unbrette, G., tTravailler avec les én1otions .:o, LeJounwl des psyd10ll!l?tlf.;;juillet-ao(tt
20 12,11° 299,p. 7 1 sq.
172
TRANSFORMER SA HONTE EN FIERTt
d'autant que certains de ses proches ne se gênaient pas pour lui faire
rema rquer qu'il se donnait du bon temps. Après quelques moisde chômage,
il s'est résigné à prendre n'importe quel emploi pl utôt que de passer pour
un profiteur. Il a passé un concours dans une ville voisi ne afin de décrocher
un poste de gardien de square, et l'a obtenu sa ns mal compte tenu de ses
capacités. Mais bien évi demment, cela n'a pas complètement arrangé ses
affaires. Ca r il avait à la fois à endurer les rebuffades et moqueries des
enfants qu'il devait régulièrement rap~eler à l'ordre dans son square, et les
railleries de ses proches et amis qui ne cessaient de lui dire qu'il passa it son
temps à s'y promener aux frais du contribuable. Un soir, excédé, il s'est saisi
d'un bloc de papier et s'est mis à écrire tout ce qui lui passa it pa r la tête:
son amertume, sa déception, sa sensation de passer pour un moins que rien
et d'être condamné à demeurer un paria jusqu'à la fin de ses jours. Il a
recommencé l'exercice autant de fois que nécessaire, ce qui l'a considéra-
blement ai dé dans la recherche d'un emploi qui lui corresponde davantage
et à sortir de l'impasse dans laquelle il se trouva it.
173
LA TYRA NNIE DU PA RAÎ TRE
que celle qui l'avait poussé à écrire. Par cet acte conjuratoire, il
s'est libéré des hrnniliations accumulées et a pu reprendre sa route.
Indignez-vous
O n parle beaucoup du mouvement des « Indignés », qui, dans
l'esprit du livre de Stéphane Hessel, se révoltent contre toutes les
formes d 'aliénation . La colère, intérieurement ressentie, doit
produire ce genre de dynamique. Elle est tout à fait légitime au
niveau personnel, et relève d 'tme force intérieure. Dans une
psychanalyse, elle se manifeste souvent dans le cadre de ce qu 'on
appelle un transfe1t négatif, quand les diffictùtés d'un patient le
pott~sent à se révolter violemment au cours des séances. Si ce n 'est
pas très agréable pour l'analyste, c'est de bon augure pour le
patient. Les séances d'analyse de R oland, l'ex-militaire incapable
d'aborder les femmes que j 'ai évoqué précédemment, ont été
particulièrement éprouvantes. Il en votùait à la terre entière,
invectivait rég1ùièrement l'analyste en lui reprochant de le corni-
dérer comme un incapable. J'ai raconté dans un autre ouvrage
comment il a votùu cesser son analyse, et qu 'il lui a fallu déverser
toute sa colère, y compris aux dépens de ses premières rencontres
am oureuses, pour parvenir enfin à so1t ir de son marasme '.
Car on est indigné dès lors qu 'on estime que notre dignité n'a pas
été respectée 2• La colère met en scène le sursaut d 'tm homme
touché dans sa qualité de sujet humain à pait entière, et qui réagit
174
TRA NSFORMER SA HONTE EN FIERTt
175
LA TYRANNIE DU PARAÎTRE
Renverser la vapeur
Il faut donc se demander comment provoquer un renversement
salutaire, en inversant le processus initial, et surtout comment
transfo1111er la honte en fie1té. Les réflexions précédentes l'ont
suffisamment démontré, cette honte est due au regard des autres, à
l'œil sans pitié dont on a noté le rôle prépondérant et qui est à la
source de toutes les occurrences où elle s'est renforcée. Il est donc
nécessaire de s'en prendre à lui, nême si la perso1me incriminée
joue souvent le rôle de bouc émissaire. Mais cela ne suffit pas. Il
faut qu 'intervie1me la colère qui joue un rôle décisif car elle mani-
feste notre besoin de mettre un te1111e à la situation et notre
volonté de changer les choses. Et pom tant ce n 'est pas encore suffi-
sant pour que la transformation s'opère, car il y a eu un motif réel
à la honte, justifié ou non, et il n 'est pas bien loin. Quand
quelqu 'un réagit avec colère à une b1imade ou à tme humiliation ,
on dit spontanément qu 'il a été touché à un point sensible : «Si 111
réagis aussi violemment, c'est parce qu'on a visé J11sfe. »Cela veut dire
que lorsqu'on se met en colère, on a été touché au plus près des
sources de l'humiliation. On se trouve alors dos au mur : il nous
faut les regarder en face, car la plupart du temps, ce qui nous a le
plus blessés est aussi ce qui va noŒ permettre de nous affirmer et
de renverser la situation .
J'ai cité plusieurs fois l'histoire de Pierre, cet étudiant brillant mais littérale-
ment paralysé au moment de se lancer dans la vie professionnelle. Il s'est
rendu compte que la honte dont il était victime était due à ses origines. Issu
de parents immigrés, il a vécu toute son enfance avec la conviction que ses
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TRANSFORMER SA HONTE EN FIERTt
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Chapitre
Les leviers
de la transforma tion 5
Pour qu 'une transfo1111ation s'opère efficacement et conduise
progressivement vers une réelle aisance en public, il ne suffit pas de
libérer l'énergie nécessaire, il faut pouvoir compter sur un ce1tain
nombre de leviers qui ont chactm leur impo1tance. Certains sont
évidents, relèvent des convenances les plu5 courantes, encore faut-
il les manier en connaissance de catt5e. Mais il en est d 'autres qui
sont pltt5 personnel5 et dont l'efficacité est d'autant pltt5 grande :
l'apparence physique, tm talent, les origines, l'humom , la culture
ou la relation à quelqu'un avec qui partager.
Le look
Commençons par le levier de l'apparence physique qui est le plus
évident, et que j e vais d 'emblée envisager sous son aspect le plus
problématique : la mode. Ce n 'est pas un hasard si l'on utilise
fréquemment l'expression : «la tyrannie de la mode», car c'en est
w1e, et même probablement l'une des plus emblématiques de la
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LE S LEV IERS DE LA " RA NSFORM A TI ON
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terme, mais 11ne image dans laq 11elle on se sente bien. Il existe
aujourd 'hui des instituts spécialisés où des professionnels aident
leurs clien ts :l m ettre 3u point tu1 look qui leur convienne. Po ur-
quoi ne pas y faire appel si on se sent démuni , mais à condition de
rester maître d11 Je11, et d'être conscient q11e cette image doit être 11ne véri-
table création de soi. La sensation que son look correspond à sa
personnalité propre est pour chacw1 un atout majeur pour
su1111onter toutes les appréhension$ et les frayeurs qui surgissent au
moment de se montrer aux autres.
À l'inverse, il n 'y a rien de pire que d'adopter une tenue qui nous
déplaît profondément tmiquement pour répondre am : exigences
de l'entourage. On a alors toutes les chances de perdre ses moyens,
de se montrer maladroit, et de per::lre la face. C'est l'un des ca5 où
l'on perçoit le mieux à quel point la tyrannie du paraître devient
paralysante dès lors qu 'elle s'impose arbitrairement de l'extérieur.
Il en va autrement quand l'unifo1111e est de rigueur pour exercer
ce1taines fonctio11S dans l'administration, les centres commerciatLX,
puisqu'il s'agit alors de signifier le rôle que l'on joue au service de
la collectivité et rien n 'empêche d'y ajouter une note perso1melle.
Et même en perso1malisant l'unifo1111e, certaines personnes ne s'y
font jamais : cela tient essentiellen ent au fait qu 'elles ne sont pa5
fières de la fonction qu 'elles occupent et qu'elles ne parviennent
pa5 à s'y investir vraiment.
Le talent personnel
R este que la présentation la plus réussie n 'aurait auctm effet si elle
ne s'accompagnait pa5 de la mise en évidence d'un trait plus essen-
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1. Ce h.1dith est donné d1i-L~ le recueil de Tirntidhi e t repris d ans une collection de
"lu dith.~ $::.lCr~" (c'e!i:t-i-dire conte runt .1ne p:trole de J)ieu) publiée récen1n1ent :l
Beyrouth (sans date) : d' An.1s, qui le tenait du Prophète : t Le jour de la résurrection,
on fera ven ir le fil~ d' Adan1 con1111e un a~ea u et on le placera d evant J)ieu. J)ieu lui
dira :"Je t'ai fait d es dons.je t'ai donn é des con1pétences,je t'ai accordé des faveurs.
Qu'en as-tu fait ?" - "Seigneur, je les ai n1is ensen1ble et fait fructifier, niais j'en ai
délaissé la plupart. llenvoie-n1oi, et je te les rapporterai. & Voilà quelqu'un qui n'a
rien présen té de bien et qui sera conduit e n enfer.
Les édite urs renvoien t en note aux deux '/ersets s uivants du Coran:
11 - 78,40: . .. le jour où l'hon1111e regarderJ ce que ses nuins auront à présenter . ..
l - 23,99- 1OO : lorsque la n1ort approche d~ l'un d'eux, il dit : <i Wlon Seigneur, qu'on
g. nie renvoie [sur la terre], et je ferai peut-être une œuvre bonne que j'ai d élaissée. <i
9 2. On la trouvera d ans l'Évangile de Wlatthieu,chapitre 25, verset 14,et dans celui d e
"o Luc, chapitre 19, verset 12.
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C'est ce qui s'est passé pour Viviane, si handicapée quand elle se retrouva it
en groupe. Au bout de quel ques semai nes, son association lui a soudain
demandé de remplacer au pied levé une responsable absente pour raisons
de santé. Sur le moment, elle a éprouvé un trac terrible; mais une fois dans
l'a ction, tout a changé. Elle qui ava it tant de mal à dire un mot au cours
des réunions précédentes s'est trouvée tout à coup très à l'aise dans le rôle
de ma nager. Au point qu'on l'a invitée assez rapi dement à animer des grou-
pes de fa çon régulière. Ayant vécu dans une famille nombreuse, elle dispo-
sait de ce talent. Encore fa lla it-il qu'elle découvre et triomphe de fa çon
définitive des inhibitions qui s'étaient accumulées en elle au fil du temps
dans le cadre de ses rela tions familiales.
Il en a été de même pour Pierre. Lors d un énième entretien d'embauche et
après avoir bien analysé ses complexes fa miliaux, il s'est entendu dire pa r
une DRH : " Vous avez une faç;Jn de synthétiser les problèmes qui m'impres-
sionne beauœup. " Synthétiser? Ce riétait pas tellement pour cela qu'il
était en quête d'un emploi, et pourtant on cherchait précisément dans cette
entreprise quel qu'un qui serait capable de faire un bila n régulier des a ctiv~
tés en dépassant l'émiettement provoqué pa r la dispersion des sites. Pierre
a découvert dans ce trava il que par-Œlà le savoir sophistiqué qu'il ava it
accumulé au cours de ses études, il disposait d'un talent précis, grâce
auquel il est parvenu à s'imposer à l'attention générale.
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Un solide amour-propre
Ceci dit, il ne suffit pas de savoir manier la moquerie, encore faut-
il aussi pouvoir l'encaisser. O n :t'entre pas dans le monde du
paraître aujourd 'hui à quelque niveau que ce soit sans s'exposer à
des plaisanteries, des rebuffades ou des blessures d'am our-propre.
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C'est ce qui est arrivé à Marie qui, après des mois de galère, est parvenue à
devenir une responsable appréciée dans son entreprise, et en a fait les frais.
Inutile de dire que quelques-unes de ses collègues plus expérimentées ont
mal vécu qu'une jeune diplômée, venant de sa province, soit si vite recon-
nue. Elles ne se sont pas privées de se moquer de son accent et de ses
réflexions quelque peu naïves, et il s'en est fallu de peu pour que Marie se
sente humiliée comme au temps de sa rentrée en maternelle. Elle a dû
déployer beaucoup d'esprit pour reprendre ces moqueries à son compte et
s'en amuser à son tour, à la fa çon de Cyrano.
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1. DÎ'\neyland Pariii> en est l'en1blèn1e au niveau européen, (J 1~1e de po111 de l'empire mué-
ricain eu Europe &,selon Jacques Wlandelbaun1 (Le !\1onde, 8/8/20 12), et le site payant
le plus fréquenté du continent, qui, selon le cin~te Arnauld d e Pallières, <i .i!alt1t111de
le pmrimoine des tomes européeus dom;/ s'impire & en sin1plifL1nt à outrance les problè-
n1es évoqu és.
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Conclusion
Face à la tyrannie,
la pratique de la liberté
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C ON CLU SI ON
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Bibliographie
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BIBLI OG RAP HIE
Revues:
Currellt Directiom Îll Psycholo.(!ical Scieuce, octobre 2012.
COBLENCE, Françoise, Re1me frallçaise de psychallalyse, PU F, 2002/ 2 -
vol. 66, pages 371 à 383.
LAMBRETIE, Grégory, «TravaiUer avec les émotions», Le joumal des psy-
cholof!ues, juillet-août 2012, n° 299.
Du même auteur :
Voir être vil, t. l, Études cliniques sur l'exhibitionnism e, PUF, 1981,
204 p., traduit en espagno l.
Voir être vil, t. 2, Aspects m étapsychologiq ues, PUF, 1981, 200 p.,
traduit en espagno l.
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BIBLI OG RAP HIE
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Index des cas cités
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