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Jacques Chevallier
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publique-2003-1-page-203.htm
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ÉTATIQUE ?
Jacques CHEVALLIER
La « gouvernance » est devenue depuis les années 1990 le mot-clé, le mot fétiche,
censé condenser et résumer à lui seul l’ensemble des transformations qui affectent
l’exercice du pouvoir dans les sociétés contemporaines : promue à tous les niveaux et
dans les organisations sociales de toute nature, la logique de la gouvernance affecterait
en tout premier lieu l’État, en remettant en cause ses modes d’emprise sociale et, au-delà,
les assises de son institution ; la substitution aux techniques classiques de « gouverne-
ment » des méthodes nouvelles de « gouvernance » serait indissociable d’un ébranlement
plus profond d’un modèle étatique, emblématique de la modernité 1. On ne compte plus
dès lors les travaux mettant la gouvernance au centre de leurs analyses relatives à
l’évolution du rôle de l’État 2. Par-delà les équivoques que recèle le vocable, et qu’il
convient d’exposer au préalable, il n’en est pas moins susceptible d’éclairer certaines des
mutations que connaît actuellement l’État.
Une prise de distance critique par rapport au thème de la gouvernance est à première
vue indispensable : l’usage immodéré du vocable, utilisé comme argument d’autorité, en
ramenant les transformations qui affectent l’État à une grille unique d’explication tend à
1. Chevallier (J.), L’État post-moderne, Paris, LGDJ (Coll. « Droit et Société »), n° 35, 2003.
2. Depuis le classique Rosenau (J.-N.), Czempiel (E.-O.) (eds), Governance witloof Government. Order
and Change in World Politics, Cambridge University Press, 1992. Voir parmi une littérature immense,
Kooiman (J.) (ed.), Modern Governance, Sage, 1993 ; March (J.) et Olsen (J.), Democratic Governance, 1995 ;
Peters (G.), Savoie (D.) (dir.), Les nouveaux défis de la gouvernance, Presses de l’Université Laval, 1995 ;
Reinicke (W.-H.), Global Public Policy. Governing without Government, 1998, etc. Plus récemment pour la
France, Gaudin (J.-P.), Pourquoi la gouvernance ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, Moreau-Defarges (P.),
La gouvernance, Paris, PUF (coll. « Que sais-je »), n° 3676, 2003, et aussi Favre (P.), Hayward (J.),
Schemeil (Y.) (dir.), Être gouverné, Études en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po., 2003.
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au niveau international 3 et européen 4 que dans l’ordre interne : la volonté de
promouvoir une « nouvelle gouvernance » est au cœur du discours de l’actuel Premier
ministre français, dont le livre sur le thème se présente comme un véritable programme
politique ; cet accent mis sur la gouvernance ne contraste qu’en apparence avec le
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discours du gouvernement précédent, qui accordait une plus large place à l’idée de
régulation 5, dans la mesure où les thèmes sont en fin de compte indissociables. La
gouvernance apparaît ainsi comme un thème consensuel, dont le bien-fondé ne saurait
être mis en doute. D’autre part, et corrélativement, le terme tend à être utilisé comme une
simple facilité de langage : parler de « gouvernance » plutôt que de « gouvernement » ou
de « politique » permet d’activer les connotations positives qui s’attachent au vocable ;
l’action engagée est symboliquement placée sous le signe de la modernité et de
l’efficacité. Le rapport sur les orientations de la politique de santé et de sécurité sociale,
présenté en annexe de la loi de financement de la sécurité sociale, publiée au Journal
offıciel du 24 décembre 2002, parle ainsi d’une « nouvelle gouvernance du système de
santé et d’assurance maladie » — qui n’est en fait tout au plus qu’une nouvelle
« politique »...
On retrouve ici le problème classique de l’imbrication du monde des paradigmes
scientifiques et de l’univers des représentations idéologiques : l’idéologisation des
paradigmes scientifiques, construits par les chercheurs dans le cadre de leur activité
professionnelle, c’est le moment où ces paradigmes tombent dans le domaine public, en
servant de point d’appui au discours politique, qui acquiert par ce biais une aura de
« scientificité » ; ce basculement s’est déjà produit pour le paradigme de la régulation,
dont les chercheurs faisaient depuis longtemps usage dans les sciences sociales 6.
L’emploi du terme de gouvernance relève désormais bel et bien d’un effet de mode : c’est
devenu un simple label, dont le contenu conceptuel est de plus en plus vague et incertain ;
le fait qu’il soit chargé de telles équivoques, entouré d’une telle « gangue idéologique »,
pourrait inciter à son abandon pur et simple. La gouvernance se présente ainsi comme un
de ces « concepts migrants », vis-à-vis desquels les chercheurs sont conduits à prendre
leurs distances, parce qu’ils font l’objet d’une utilisation non-critique et servent à
conforter les certitudes sociales.
Un double registre
Cette mise à distance apparaît en l’espèce d’autant plus opportune que le concept de
gouvernance a émergé de manière pratiquement concomitante au cours des années 1990
3. Le thème occupe une place de choix dans le discours des institutions internationales, qu’il s’agisse des
Nations Unies ou des institutions financières spécialisées (Banque mondiale, Fonds monétaire international).
4. Voir Gouvernance européenne. Un livre blanc, Commission, 25 juillet 2001, Com. 428.
5. Avec des traductions juridiques concrètes : voir la loi sur « Les nouvelles régulations économiques »
du 15 mai 2001.
6. Chevallier (J.), « De quelques usages du concept de régulation », in : Miaille (M.) (dir.), La régulation
entre droit et politique, Paris, L’Harmattan (coll. « Logiques juridiques »), 1995, p. 71 et s.
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Le concept de gouvernance a progressivement gagné la plupart des sciences sociales
dans les années 1990 7 : en sciences économiques, il permettra dans la perspective
institutionnaliste ouverte par R. Coase 8 et l’École de Chicago, de formaliser les
mécanismes assurant la coordination des activités économiques, notamment au sein de
l’entreprise (O. Williamson), autrement que par l’échange ou la hiérarchie ; en théorie
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7. Voir le bilan dressé par la Revue internationale des sciences sociales, n° 155, mars 1998.
8. The Nature of the Firm, 1937.
9. Peters (G.), « Managing to hollow State », in : Eliassen (K.), Kooiman (J.) (eds), Managing Public
Organizations, Sage, 1993. Voir aussi Leca (J.), « Gouvernance et institutions publiques. L’État entre sociétés
nationales et globalisation », juillet 1995, partiellement repris dans « La gouvernance de la France sous la
Ve République. Une perspective de sociologie comparative », in : D’Arcy (F.), Rouban (L.) (dir.), De la
Ve République à l’Europe, Études en l’honneur de J.-L. Quermonne, Paris, Presses de Sciences Po, 1996,
p. 329 et s.
10. Voir la synthèse opérée par Le Galès (P.), « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine »,
RFSP, 1995, n° 1, p. 57 et s.
11. Voir Amselek (P.), « L’évolution générale de la technique juridique dans les sociétés occidentales »,
RDP, 1982, p. 287 et s. Cf. Chevallier (J.), « La gouvernance et le droit », in : Mélanges Amselek (à paraître).
12. Qui avait déjà qualifié en 1989 la situation en Afrique de « crise dans la gouvernance ».
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mettront ainsi en place en 1995 la « Commission sur la gouvernance globale », formée
de vingt-huit personnalités.
Par-delà leur diversité apparente, toutes ces initiatives sont sous-tendues par un
ensemble de représentations, formant une véritable idéologie, que l’on retrouve à
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« autorité ».
Ces techniques de gouvernement, caractérisées par l’imposition unilatérale d’une
domination, ne coïncident plus avec les nouveaux équilibres des sociétés contemporai-
nes : tandis que le principe de souveraineté étatique tend à s’éroder 18, les organisations
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18. Badie (B.), Un monde sans souveraineté. Les États entre ruse et responsabilité, Paris, Fayard, 1999.
19. « Réflexions liminaires à propos du concept de gouvernance », in : La démocratie dans tous ses
états, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 51 et s.
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ment de l’État, dès l’instant où elle manifeste que l’État n’est plus qu’un des acteurs de
la société internationale, la gouvernance contribue à la refondation de celui-ci, à travers
le recentrage de ses missions et le renforcement de son statut, ainsi qu’à son adaptation,
par la refonte de son organisation et la promotion d’un nouveau style de gouvernement.
Si le concept de gouvernance permet de subsumer tous ces aspects, en postulant leur
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hypothétique convergence, il n’en comporte donc pas moins des potentialités différentes.
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La gouvernance globale
perspectives d’évolution. Elle s’exerce aussi par le biais de l’association aux travaux des
organisations internationales, qui tendent de plus en plus à s’ouvrir vers l’extérieur : le
processus d’accréditation auprès des Nations Unies donne ainsi aux organisations non
gouvernementales (ONG) qui en bénéficient un statut consultatif qui leur permet de
participer aux activités de l’Organisation ; des possibilités comparables sont désormais
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offertes aux opérateurs économiques, notamment au sein des Nations Unies 20, voire de
l’Organisation mondiale du commerce (OMC) 21. Plus significativement enfin, ces
nouveaux acteurs sont associés aux grands choix internationaux, qui ne relèvent plus des
seuls États : les ONG ont ainsi pris une part active à la réflexion sur les grands problèmes
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20. En juillet 2000, à l’approche du Sommet du Millénaire, a été lancé Global Compact, alliance entre
l’ONU, une cinquantaine de firmes multinationales, des syndicats et aussi des ONG.
21. Décriée pour son maque d’ouverture et de transparence, celle-ci cherche à s’ouvrir à la société civile
par l’organisation de « symposiums » : le premier s’est tenu en juillet 2001.
22. Moreau-Defarges (P.), op. cit., p. 53.
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La gouvernance européenne
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caractérisée par un style décisionnel original, qui répond en tous points au modèle de
gouvernance. Le système décisionnel communautaire est caractérisé par le pluralisme et
l’ouverture : s’ils sont présents au cœur des institutions communautaires et s’ils sont
étroitement associés à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques communautaires,
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23. Mény (Y.), Muller (P.), Quermonne (J.-L.) (dir.), Politiques publiques en Europe, Paris, L’Harmattan
(coll. « Logiques politiques »), 1995.
LA GOUVERNANCE, UN NOUVEAU PARADIGME ÉTATIQUE ? 211
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conformes aux nouvelles règles du jeu international : placés dans un contexte d’inter-
dépendance élargie, les États sont contraints de redéfinir leurs principes d’organisation et
d’action ; la « bonne gouvernance » des États dans l’ordre interne apparaît comme une
condition de la bonne gouvernance mondiale 24. Néanmoins, en contribuant à refonder
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Le redéploiement de l’État
24. Problématique qu’on retrouve dans le Livre blanc sur la gouvernance européenne, selon lequel
« l’Union doit d’abord réussir la réforme de sa gouvernance interne » si elle veut contribuer efficacement à la
gouvernance mondiale » (p. 31).
25. Suleiman (E.N.), Courty (G.), L’âge d’or de l’État, Paris, Seuil, 1997.
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au contraire lui permettre de veiller au maintien des grands équilibres, en intégrant les
contraintes de nature diverse ; la gouvernance est sous-tendue par une finalité régulatrice,
qui confère aux interventions étatiques une nouvelle légitimité. L’État reste ainsi présent
dans l’économie, mais à la manière d’un « stratège » et non plus d’un « pilote » : sa
fonction consiste à superviser le jeu économique, en établissant certaines règles et en
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intervenant de manière permanente pour amortir les tensions, régler les conflits ; mais
cette fonction doit être exercée en association étroite avec les opérateurs économiques.
La gouvernance de l’économie se présente comme un processus complexe, passant par
des instances diverses : à côté de la régulation étatique, on trouvera des mécanismes
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La capacité des États à assumer les fonctions nouvelles qui leur sont assignées à
l’ère de la gouvernance dépend d’un ensemble de conditions, qui ont été parfaitement
mises en évidence pour les PECO et les pays en développement : elle suppose
l’application de certains principes d’organisation, l’adhésion à certaines valeurs, l’enca-
drement par le droit ; paradoxalement, la logique de la gouvernance entraîne donc la
réactivation et l’approfondissement du modèle webérien 27, par référence auquel les
bureaucraties modernes ont été édifiées.
Le rôle des institutions financières internationales sera déterminant dans la
définition de ce que doit être une « bonne gouvernance » : alors qu’elles s’étaient
préoccupées d’abord exclusivement de la dimension économique du développement, en
préconisant l’adoption de solutions de type libéral, elles mettront l’accent, à partir des
années 1990, d’une part sur la nécessité d’institutions publiques efficaces pour accom-
pagner le développement économique, d’autre part sur le respect de certaines exigences
d’ordre politique 28. La Good Governance implique ainsi, pour la Banque mondiale 29 :
que la sécurité des citoyens soit assurée et le respect de la loi garanti, notamment par
l’indépendance des magistrats (État de droit) ; que les organismes publics gèrent de façon
correcte et équitable les dépenses (bonne administration) ; que les dirigeants politiques
rendent compte de leurs actions (responsabilité et imputabilité) ; que l’information soit
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disponible et accessible à tous (transparence). Cette problématique de la « bonne
gouvernance », dont la Commission sur la gouvernance globale précisera les implica-
tions 30, sera retranscrite par les Nations-Unies 31 et d’autres organisations, telle
l’OCDE 32. Une série de réformes ont été ainsi engagées, sous la pression (condition-
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nalité démocratique) et avec l’aide internationales, pour introduire dans les pays en
développement les préceptes de la « bonne gouvernance » : les réformes prendront
parfois l’aspect, en cas d’« États effondrés » (Collapsed States) ou « déstructurés » 33, de
véritables entreprises de reconstruction voire de construction d’un État, conforme à un
modèle devenu hégémonique ; l’intervention en Irak, après celle d’Afghanistan, montre
que le recours à la force n’est plus exclu pour mener à bien cette entreprise. Le succès
de la greffe reste cependant aléatoire compte tenu du poids des traditions socio-
culturelles.
Ce modèle n’est pas seulement à usage d’exportation ; il n’est pas sans incidence sur
les pays développés eux-mêmes. Tandis qu’une attention plus soutenue est portée aux
garanties juridiques, à travers l’approfondissement des implications de l’État de droit, et
que le renforcement de l’éthique administrative est devenu partout une préoccupation
essentielle 34, l’accent est mis sur l’exigence de rapprochement avec les citoyens, via la
participation et la transparence ; plus encore, l’idée que l’État est tenu de « rendre des
comptes » et qu’il convient en conséquence de promouvoir des dispositifs d’évaluation,
destinés à mesurer l’efficacité de l’action publique, est partout entrée dans les mœurs,
même là où, comme en France, le bien-fondé de cette action se présumait : toutes ces
réformes, qui tendent à adapter la configuration étatique au nouveau contexte social,
apparaissent en fin de compte comme une entreprise de re-légitimation, visant à restaurer
les certitudes entourant l’État. L’Union européenne elle-même a placé la réforme de sa
gouvernance interne parmi ses objectifs stratégiques 35.
La gouvernance témoigne donc bien d’une véritable refondation d’un État, dont les
fonctions et les valeurs se trouvent profondément modifiées. Elle a aussi une portée plus
pragmatique, illustrée par l’inflexion des principes d’organisation et d’action de l’État.
28. Voir « L’avenir de l’État dans une économie de marché », RFAP, n° 61, janvier-mars 1992.
29. Smouts (M.-C.), « Du bon usage de la gouvernance en relations internationales », RISS préc., p. 85 et
s.
30. Our Global Neighbourhood. The Report of the Commission on Global Governance, Oxford
University Press, 1995.
31. Daudet (Y.) (dir.), Les Nations Unies et la restauration de l’État, Paris, Pedone, 1994.
32. Pour l’OCDE, il y a « bonne gouvernance » quand « l’utilisation de l’autorité et l’exercice du
contrôle sont en rapport avec la gestion des ressources d’une société en vue du développement économique et
social » (Orientations on Participatory, Development and Good Governance, 1993)
33. Brinkerhoff (P.W.) et Brinkerhoff (J.M.), « Réformes de la gouvernance et États déstructurés :
problèmes et implications », RISA, n° 4, 2002, p. 583 et s.
34. Voir OCDE, Renforcer l’éthique dans le service public, 2000.
35. Pour la Commission (Livre blanc précité), cinq principes sont à la base d’une bonne gouvernance :
ouverture, participation, responsabilité, efficacité, cohérence. L’application de ces principes a pour but, non
seulement d’améliorer la pertinence des choix, mais encore de restaurer la confiance des citoyens dans les
institutions communautaires.
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de la complexité du réel, l’État va chercher à associer les différents intérêts sociaux à
l’élaboration des choix collectifs ; et cette association postule une série de transforma-
tions structurelles, afin de créer les conditions propices à cet échange. La logique de la
gouvernance ne modifie donc pas seulement le style d’action publique mais travaille
l’architecture étatique elle-même : l’État est voué à s’ouvrir, à se décloisonner, pour
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admettre l’expression en son sein des divers intérêts sociaux ; reflétant par-là même la
diversité constitutive du social, il tend à devenir un État pluriel.
Dans les sociétés contemporaines, l’action publique tend à être dominée par une
rationalité coopérative : la solution des problèmes collectifs ne relève plus de la
responsabilité exclusive de l’État ; elle implique la participation des acteurs sociaux,
prêts à dépasser la défense de leurs intérêts catégoriels pour tenter de dégager un intérêt
commun et à collaborer à la mise en œuvre des choix collectifs. La gouvernance apparaît
ainsi comme la condition d’une régulation efficace : c’est en effet en associant les
intéressés à la définition des règles du jeu qu’un bon équilibre d’ensemble pourrait être
atteint ; la fonction de régulation assignée à l’État postule dès lors l’inflexion des modes
d’exercice du pouvoir et le passage des formes traditionnelles du gouvernement aux
procédés nouveaux de la gouvernance.
L’action publique devient ainsi la résultante d’un processus long, complexe,
sinueux, auquel sont invités à prendre part de multiples acteurs : cette confrontation doit
permettre de parvenir au meilleur équilibre possible entre des impératifs contradictoires,
entre des intérêts divergents ; l’action publique est désormais mise en débat, offerte à la
négociation. Des porte-parole représentatifs des différents groupes sociaux vont être
systématiquement associés à l’élaboration des politiques, soit dans le cadre de procédures
de consultation formelles, soit par le biais de mécanismes plus souples de concertation :
cette ouverture aux représentants des forces sociales vise à localiser les sources
potentielles de conflit, à baliser les terrains d’affrontement, à situer les zones de
compromis envisageables ; et elle autorise la recherche active d’accords, la négociation
de compromis. L’ouverture n’est cependant pas totale : l’accessibilité des acteurs sociaux
aux processus décisionnels dépend des ressources qu’ils peuvent mobiliser, de leur degré
d’organisation, ainsi que de leur aptitude à se plier aux contraintes du jeu collectif. La
logique de la gouvernance pousse cependant à aller au-delà de cette association des
groupes d’intérêt, en élargissant le cercle des acteurs concernés et en créant des lieux
nouveaux d’échange : un espace de « débat » tend ainsi à se construire en amont de
l’espace de « négociation » ; il s’agit désormais d’ouvrir les processus décisionnels en
direction de la « société civile », d’entendre la « voix des citoyens », dans le cadre d’une
« politique délibérative » élargissant le champ du débat autour des grands choix
collectifs.
LA GOUVERNANCE, UN NOUVEAU PARADIGME ÉTATIQUE ? 215
La coopération des acteurs sociaux à l’action publique peut être formalisée par la
contractualisation 36. Dans une série de domaines, les instruments contractuels tendent à
se substituer aux techniques unilatérales classiques : manifestant le basculement vers une
« gouvernementalité coopérative » 37, ils permettent d’obtenir la contribution active de
partenaires privés à l’action publique, et de créer un cadre stable de coopération entre
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acteurs porteurs de rationalités divergentes. La technique contractuelle s’inscrit dans le
cadre plus général des « règles publiques négociées » qui se présentent soit comme des
« contrats » formels (contrats « forcés », caractérisés par des relations « dissymétriques »
et dont la conclusion est fondée sur l’« intérêt » bien compris des partenaires), soit
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comme des « conventions » informelles (reposant sur des rapports « équilibrés » à base
de « confiance ») : on voit ainsi proliférer des « conventions de partenariat » par
lesquelles les acteurs publics s’efforcent, à tous les niveaux mais surtout au niveau local,
d’amener des partenaires privés, notamment associatifs, à collaborer à la mise en œuvre
de l’action publique.
Ce nouveau style d’action publique comporte cependant un certain nombre
d’équivoques. D’abord, il ne signifie nullement que l’action publique soit devenue le
simple produit d’un ajustement spontané ou de compromis négociés entre les acteurs
sociaux : ce serait ignorer les conflits d’intérêts, l’inégalité des ressources, le poids des
rapports de force ; l’intervention d’une instance d’arbitrage est indispensable pour
permettre de surmonter les oppositions, dépasser les contradictions éventuelles. L’État
garde donc une position centrale au cœur des dispositifs de gouvernance. Ensuite, la
gouvernance ne saurait être considérée comme un pur et simple substitut aux techniques
de gouvernement : non seulement la gouvernance présuppose dans tous les cas la
définition d’un cadre d’interaction et l’existence de règles du jeu, qui impliquent un
élément d’« extériorité institutionnelle » 38, mais encore les procédés de gouvernance
viennent se lover dans les techniques du gouvernement classiques, dont ils épousent les
formes et suivent les procédures ; il s’agit donc davantage d’une adaptation de ces
techniques au nouveau contexte social que d’une rupture avec elles. Enfin, les finalités
poursuivies à travers cette recherche de la coopération des acteurs sociaux sont
elles-mêmes ambiguës. J.-G. Padioleau distingue pour sa part deux types de gouvernan-
ces. Les « gouvernances instrumentales » viseraient à l’efficacité de l’action publique :
prenant acte des limites de son action, l’État accepte de discuter avec d’autres
protagonistes ; ce type de gouvernances conduirait à gommer les singularités de l’action
publique, en transposant la rationalité du privé. Les « gouvernances procédurales »
tendraient, quant à elles, à ouvrir l’action publique aux citoyens, aux groupes, aux
communautés : il s’agirait de faire de l’intérêt général le produit d’une « délibération
collective », conforme à l’idée de « démocratie procédurale » chère à Habermas. Ces
deux finalités sont en fait imbriquées, ce qui donne aux procédés de gouvernance une
portée ambivalente : banalisation de l’action publique, mais aussi consolidation de la
légitimité de l’action publique, par les vertus de la délibération collective. Dans cette
seconde perspective, l’enracinement de la gouvernance dépendra de l’état du tissu
36. Gaudin (J.-P.), Gouverner par contrat. L’action publique en question, op. cit.
37. Serverin (E.), Berthoud (A.) (dir.), La production de normes entre État et société civile, Paris,
L’Harmattan (coll. « Logiques juridiques »), 2000.
38. Padioleau (J.-G.), « L’action publique post-moderne. Le gouvernement politique des risques », PMP,
décembre 1999, n° 4.
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L’inflexion du style d’action publique entraîne une adaptation corrélative des
principes d’organisation de l’État.
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entraîner la forclusion des phénomènes de pouvoir, ne signifie pas que la notion soit
dépourvue d’intérêt et doive être reléguée au rang des accessoires inutiles : elle permet
de prendre la mesure de l’ampleur, mais aussi des ambiguïtés et des contradictions, du
mouvement de transformation que connaît l’État ; l’État est en effet désormais placé dans
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