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LA POROSITÉ AU MONDE.
L’ÉCRITURE DE L’INTIME
CHEZ LOUISE WARREN ET PAUL CHAMBERLAND
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NICOLETTA DOLCE

La porosité au monde
L’écriture de l’intime
chez Louise Warren et Paul Chamberland

ÉDITIONS NOTA BENE


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Les Éditions Nota bene remercient le Conseil des Arts du Canada


et la SODEC pour leur soutien financier.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada


par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

L’auteure tient à remercier les fonds FCAR et FQRSC pour le soutien accordé
lors de la rédaction de cet ouvrage.

© Éditions Nota bene, 2012


ISBN : 978-2-89518-404-1
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À la mémoire de Ferdinando Pullella


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Où est l’homme ? Qu’advient-il de lui


quand il se perd dans la nuit ? Celle d’un
monde d’une telle cruauté que même le
désespoir finit par ne plus avoir de sens,
un monde où il n’y a plus rien.
Anne SIZAIRE,
Primo Levi. L’humanité après Auschwitz.
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LISTE DES ABRÉVIATIONS

ABRÉVIATIONS DES TITRES DES ŒUVRES


DE LOUISE WARREN
AG L’amant gris, Montréal, Triptyque, 1984.
MJS Madeleine de janvier à septembre, Montréal, Triptyque, 1985.
EL Écrire la lumière, Montréal, Triptyque, 1986.
CDFP Comme deux femmes peintres, Montréal, La Nouvelle Barre
du jour, 1987.
NP Notes et paysages, Montréal, Éditions du Remue-ménage,
1990.
TI Terra incognita, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 1991.
LM Le lièvre de mars, Montréal, l’Hexagone, 1994.
NQS Noyée quelques secondes, Montréal, l’Hexagone, 1997.
SR Suite pour une robe, Montréal, l’Hexagone, 1999.
II Interroger l’intensité, Laval, Trois, 1999.
LAT La lumière, l’arbre, le trait, Montréal, l’Hexagone, 2001.
BD Bleu de Delft. Archives de solitude, Montréal, Trait d’union,
coll. « Spirale », 2001.
PB La pratique du bleu, Montréal, l’Hexagone, 2002.
SO Soleil comme un oracle, Montréal, l’Hexagone, 2003.

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LA POROSITÉ AU MONDE

ABRÉVIATIONS DES TITRES DES ŒUVRES


DE PAUL CHAMBERLAND
TQ, AH, I et AP Terre Québec [1964] suivi de L’afficheur hurle [1965]
de L’inavouable [1968] et de Autres poèmes [1961-1964],
Montréal, Typo, coll. « Poésie », 2003.
EPN Éclats de la pierre noire d’où rejaillit ma vie, Montréal,
Danielle Laliberté, 1972.
DDN Demain les dieux naîtront, Montréal, l’Hexagone, 1974.
PS Le prince de Sexamour, Montréal, l’Hexagone, 1976.
ESEP Extrême survivance, extrême poésie, Montréal, Parti pris,
1978.
ED L’enfant doré, Montréal, l’Hexagone, 1980.
TS Terre souveraine, Montréal, l’Hexagone, 1980.
EA Émergence de l’adultenfant, Montréal, Jean-Basile, 1981.
CP et FAT Le courage de la poésie suivi de Fragments d’art total, Les
Herbes rouges, nos 90-91 (avril), 1981.
AI et M Aléatoire instantané suivi de Midsummer 82, Trois-Rivières,
Les Écrits des Forges, coll. « Radar », 1983.
RM Le recommencement du monde. Méditations sur le processus
apocalyptique, Longueuil, Le Préambule, 1983.
CC Compagnons chercheurs, Longueuil, Le Préambule, 1984.
IG L’inceste et le génocide. Ouverture pour un livre de morale,
Longueuil, Le Préambule, coll. « Le sens », 1985.
MOA Marcher dans Outremont ou ailleurs, Montréal, VLB éditeur,
1987.
PI Phœnix intégral, Trois-Rivières/Pantin (France), Les Écrits
des Forges/Le Castor astral, 1988.
G1 Le multiple événement terrestre. Géogrammes I, Montréal,
l’Hexagone, coll. « Itinéraires », 1990.
LM Un livre de morale. Essais sur le nihilisme contemporain,
Montréal, l’Hexagone, coll. « Itinéraires », 1990.

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LISTE DES ABRÉVIATIONS

G2 L’assaut contre les vivants. Géogrammes II, Montréal,


l’Hexagone, coll. « Itinéraires », 1994.
TN Témoin nomade, Montréal, l’Hexagone, coll. « Itinéraires/
carnets », 1995.
DPC Dans la proximité des choses, Montréal, l’Hexagone, coll.
« Poésie », 1996.
G3 Le froid coupant du dehors. Géogrammes III, Montréal,
l’Hexagone, coll. « Itinéraires », 1997.
IFM Intime faiblesse des mortels, Saint-Hippolyte, Le Noroît, 1999.
NB En nouvelle barbarie, Montréal, l’Hexagone, 1999.
ASAT Au seuil d’une autre terre, Montréal, Le Noroît, 2003.
PD Une politique de la douleur. Pour résister à notre anéantis-
sement, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2004.
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REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier Louise Dupré et Pierre Nepveu. Louise


a la rare vertu de savoir allier la rigueur à la douceur, la passion
pour la littérature à la passion pour la vie. Pierre m’a toujours
écoutée et soutenue. La grande cohérence et la lucidité de leur
pensée m’ont constamment guidée et inspirée.
Je tiens également à remercier le Centre de recherche
interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises de
l’Université de Montréal pour son appui ; il mérite à cet égard
une mention spéciale.
Je suis très reconnaissante à ma famille, à Bruno Garibal,
pour de multiples raisons, ainsi qu’à Élisabeth Nardout-Lafarge
et à Ginette Michaud.
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AVANT-PROPOS

L’écrivain italien, Erri De Luca, ce tisseur d’affinités, cherche


avidement, par son écriture aventureuse et caressante, « [à] in-
venter une intimité avec le monde des autres… [à] entrouvrir un
passage, en espérant que quelqu’un, en le parcourant, le rende
achevé » (Pressnitzer, 2007). Ses mots, nullement isolés, évo-
quent un discours présent, depuis les années 1980, dans l’uni-
vers culturel occidental. À ce propos, Manon Brunet fait le
constat suivant :
[…] l’intérêt actuel pour les discours et pratiques de l’intime
n’étonne guère. Les nombreuses biographies d’écrivains ou de
stars qui inondent le marché du livre, un retour marqué aux
thèmes romantiques tant au cinéma, dans la chanson que dans
la décoration intérieure, le recours à la psychanalyse comme
mode d’introspection intérieure que le théâtre des Plaques
tectoniques de Robert Lepage récupère avantageusement pour
démontrer la permanence de l’interrogation identitaire, le
retour aux valeurs familiales « sûres », comme le mariage et les
enfants, associés à l’image politically correct que veut se don-
ner une jeunesse qui vieillit trop vite, une publicité visant
ostensiblement un ego narcissique : tous ces discours et prati-
ques de l’intime sont très représentatifs de notre imaginaire
actuel (1993 : 9-10).

Sur le plan strictement littéraire, des écrivains aussi diffé-


rents que Geneviève Amyot, Jacques Brault, Paul Chamberland,
Denise Desautels, Hélène Dorion, Rachel Leclerc, Paul Chanel
Malenfant, Marie Uguay et Louise Warren ne représentent

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LA POROSITÉ AU MONDE

qu’une petite partie des auteurs que la critique contemporaine


place sous la bannière de l’intime. Comment ne pas entendre
dans les mots cités de De Luca l’écho d’une autre voix, celle de
Warren, qui dans son essai Objets du monde affirme : « L’artiste
est celui qui ouvre » (2005 : 75) ? De toute évidence, l’écriture de
cet auteur s’apparente à celle de Warren et de Chamberland,
notamment sur le plan de l’intime.
Dans son livre Non ora, non qui, De Luca écrit :
Le destin de chacun dépend beaucoup d’une question, d’une
requête qu’un jour quelqu’un, une personne aimée ou un in-
connu, lui adresse : tout d’un coup, ce chacun se rend compte
qu’il attendait cette question depuis longtemps, aussi banale
soit-elle, elle résonne en lui comme un appel. Il sait qu’il es-
saiera d’y répondre pendant toute sa vie (1992 : 60. Je traduis).

Un jour, quelqu’un m’a posé une question qui résonne encore


en moi. À vrai dire, je ne sais pas si elle perdurera ou si elle s’af-
faiblira au fil des années. Disons, pour le moment, qu’une telle
question continue de résister, envers et contre tous, aux détrac-
teurs de l’humanisme et aux partisans de la production à la
chaîne de la littérature. Un jour, on m’a demandé : Qu’est-ce que
l’intime et qui est l’intimiste ?
Dans les faits, l’intimiste est souvent vu comme un individu
retranché dans sa bulle protectrice, emmuré dans sa condition
existentielle, en proie à une affectivité exacerbée et à un senti-
mentalisme larmoyant. Cette image me paraît foncièrement
réductrice, surtout si l’on tient compte tant de la résurgence de
l’intime comme manifestation sociale que du renouveau de
l’intimisme dans le domaine artistique. Ces deux phénomènes
ont été attestés par plusieurs spécialistes qui ont signalé leur pa-
rution dans le discours socioculturel et littéraire nord-américain
et européen depuis le début des années 1980. Sous un angle
strictement littéraire, Michel Beaulieu, dans « La poésie en 1980 »
(1980 : 8), annonce la présence, dans la poésie québécoise, de
divers signes avant-coureurs permettant de prévoir le retour du

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AVANT-PROPOS

lyrisme, du « je » et de la subjectivité. Dans cette mouvance,


l’intimisme constitue le parcours emprunté par plusieurs poètes ;
comme le remarque François Dumont ; il semble être « la ten-
dance dans la poésie québécoise actuelle la plus nettement
soulignée par les critiques » (1999 : 95). La parution d’une mul-
titude de textes consacrés à ce sujet et l’intérêt que l’intime et
l’intimisme suscitent dans plusieurs domaines – littéraire, histo-
rique, psychanalytique, sociologique – confirment cette thèse.
Deux questions majeures découlent de cette observation :
peut-on réduire l’intimisme à une formule aussi étriquée ? Et
l’intime renferme-t-il, dans son étymologie, une définition si
contraignante ou renvoie-t-il à une notion plus complexe et plus
articulée, qui a subi des variations et des ajustements au fil du
temps ?
Sollicitée par un tel questionnement, j’ai commencé à
consulter les ouvrages traitant le sujet. Au fur et à mesure que
mes lectures s’accumulaient, je me rendais compte que les
études demeuraient souvent très parcellaires. Précisons qu’ici je
n’utilise pas l’adjectif parcellaires avec une connotation néga-
tive ; ce que j’entends par cela, c’est que chaque étude présentait
l’un des aspects de la problématique de l’intime, mais qu’il n’y
avait aucun ouvrage proposant une vision exhaustive du sujet.
Rien ne me permettait de comprendre les raisons historico-
sociales de l’éclosion de l’intime à la fin du XVIIIe siècle, de son
prétendu déclin au début du XXe siècle et de sa résurgence au
tournant des années 1980. En bref, je désirais savoir s’il existe
des points communs et des différences entre la posture intime/
intimiste qui animait l’individu d’autrefois et celle qui habite
l’individu d’aujourd’hui.
Dans les librairies, on trouve des ouvrages qui abordent le
sujet d’un point de vue littéraire et synchronique (l’étude de
l’intime et de l’intimisme aux XIXe et XXe siècles) et d’autres qui
l’envisagent selon une optique historique, sociologique, anthro-
pologique ou psychologique. Toutefois, il n’y a aucun texte dont
le but est de lier les deux perspectives, sociohistorique et

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LA POROSITÉ AU MONDE

littéraire, aux deux axes, diachronique et synchronique, ne


serait-ce que d’une façon sommaire, fondamentale cependant
pour faire comprendre aux lecteurs que la littérature et la vie ne
sont pas deux domaines imperméables.
Voilà précisément à quoi a été consacrée la première partie
du présent ouvrage. Après avoir retracé l’étymologie du terme
intime et sa grande richesse sémantique, j’ai repéré les causes
qui, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, ont provoqué la
transition de l’Ancien Régime à l’époque moderne. Puis, j’ai
analysé les facteurs qui, à la fin du XXe siècle, ont marqué le pas-
sage de l’époque moderne à l’époque postmoderne, pour cerner
les conditions favorables à l’éclosion ainsi qu’à la résurgence de
l’intime. Il est cependant essentiel de souligner que l’intime
contemporain, tout en gardant des liens avec son homologue
d’antan, s’en éloigne ne serait-ce que pour ce qui est de la vision
du monde et de l’anthropos, qui constitue ses assises.
Pour combler ce manque endémique, il a fallu faire appel à
plusieurs disciplines : la sociologie, l’histoire, l’étymologie, la
philosophie et l’histoire des idées. Je crois qu’un point de vue
panoramique s’impose lorsqu’on joue le rôle du défricheur et
que l’on décide de circonscrire un terrain inexploré. En effet, les
concepts présentés dans cette partie s’avèrent des notions fon-
datrices de ma théorie ; cependant, loin de rester dans la pure
spéculation, ceux-ci s’arriment à l’étude des œuvres de Warren
et de Chamberland. Ainsi, dans l’analyse des deux œuvres, les
prémisses conceptuelles données dans le premier volet se
trouvent en quelque sorte activées, devenant de véritables dis-
positifs thématiques et formels, qui concourent à la poéticité
même des textes et des livres.
Pour ce qui est du second volet de cet ouvrage, c’est-à-dire
l’analyse des œuvres de Warren et de Chamberland, je tiens à
souligner que mon parcours théorique s’est nourri de la lecture
de plusieurs auteurs québécois. En effet, au fur et à mesure que
les trois sphères sémantiques de l’intime se précisaient, je les re-
trouvais dans la production poétique et essayistique des poètes,

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AVANT-PROPOS

tout particulièrement chez les deux écrivains analysés ici. En


d’autres termes, l’aspect théorique et le travail d’investigation
pratique se sont nourris réciproquement dans une compéné-
tration féconde.
Le vitalisme contemplatif de Warren ainsi que l’engagement
que certains critiques constatent chez Chamberland sont deux
aspects complémentaires de l’intimisme : chez les deux auteurs,
on observe une subversion de la notion classique d’intime.
L’étude de leurs œuvres montrera comment les assises d’une
telle pensée poreuse ou, en d’autres termes, d’une telle éthique,
y sont posées et par quels thèmes et quelles stratégies textuelles
se manifeste le concept d’intime. En fin de parcours, on consta-
tera que l’image de l’intimiste découlant de cette analyse dé-
passe le stéréotype.
Est-il nécessaire de préciser, en terminant, que l’intimisme
contemporain prend plusieurs visages et que l’analyse d’un cor-
pus différent pourrait révéler d’autres traits consubstantiels à la
notion d’intime ? Loin de prétendre à l’exhaustivité, cet ouvrage
montre que le domaine de l’intime demeure un sujet riche et, à
certains égards, encore inexploré.
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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

DES PRÉCISIONS

L’INTIME

La question de la résurgence de l’intime est officiellement ap-


parue dans le discours socioculturel européen et nord-américain
tout au début des années 1980 lorsqu’on l’a associée à une série
d’événements qui ont causé chez l’individu un changement im-
portant dans sa vision du monde. J’aurai l’occasion de m’étendre
longuement sur cette problématique ; cependant, avant d’entre-
prendre un tel cheminement, il serait tout à fait recommandable
de dissiper l’ambiguïté sémantique qui imprègne encore les ter-
mes intime et intimisme.
Au cours de mes nombreuses lectures, je me suis rendu
compte que l’interprétation que l’on donne fréquemment des
mots intime et intimisme demeure assez limitée, puisqu’elle se
réfère seulement à l’un des axes sémantiques qui en constituent
la richesse. Selon l’acception la plus commune, l’intimiste, dont
le repli sur soi représente l’un des traits principaux, constituerait
l’exemple d’un sujet retranché dans son individualité et emmuré
dans sa condition existentielle par l’insularisation de son drame.
À l’appui de ce que l’on vient d’évoquer, il convient de souligner
qu’aujourd’hui, certains critiques proposent l’utilisation du terme
intérieur à la place du terme intime, celui-ci renvoyant, d’après

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LA POROSITÉ AU MONDE

leurs analyses, à une connotation généralement péjorative1. Ap-


paremment, cette opinion ne semble pas se dissocier complète-
ment de celle qu’ont formulée plusieurs artistes, parmi lesquels
Ferdinand Brunetière, Arthur Rimbaud, Juliette Adam et Jean
Moréas, qui, pendant la seconde moitié du XIXe siècle, se dres-
saient énergiquement contre les facilités sentimentales et les sen-
sibleries plaintives de « l’école intime » dont les émules, d’après
Leconte de Lisle, semblaient promener leur cœur ensanglanté2.
Je ne saurais énumérer combien de fois on associe l’intime,
lorsqu’il est évoqué dans le discours commun, à un éventail de
thèmes récurrents tels le retour à la mémoire aussi bien familiale
qu’affective ou encore l’isolement de l’individu dans un micro-
cosme, dans une dimension temporelle limitée à l’expérience
subjective. Cependant, il convient de souligner que cette vision
limitée ne fait que renvoyer à l’un des aspects les plus étudiés
de l’intime qui semble, en revanche, fonder ses assises sur une
contradiction tout à fait féconde. Celle-ci voit le sujet s’engager

1. André Brochu, entre autres, a proposé cette définition au cours


du colloque La poésie québécoise de 1975 à 2025 organisé par Cécile
Cloutier et tenu le 17 mai 2000, à l’Université de Montréal, dans le cadre
du 68e congrès de l’ACFAS. Toutefois, comme le souligne Pierre Reboul,
« l’emploi de intime a permis une polysémie que intérieur interdisait »
(1976 : 8).
2. Reboul rappelle que déjà dans La Minerve française, en décem-
bre 1818, Benjamin Constant se moque des vers de Marchangy extraits
de Bonheur : « elle allume la lampe et ferme les volets » (1976 : 7).
D’après Daniel Madelénat, Stéphane Mallarmé critiquait l’intimisme en le
considérant comme « un vomissement impur de la bêtise » (il cite à ce
propos les poèmes « Le guignon », 1862-1887, et « Les fenêtres », 1863)
(Madelénat, 1989 : 138). Toutefois, le critique, dans ce contexte, utilise
le terme intimisme d’une façon anachronique étant donné qu’à cette
époque, comme on le verra, ce néologisme n’avait pas encore été forgé.
En ce qui concerne l’expression « école intime », selon Madelénat, on la
retrouve dans la bouche du sculpteur Martial dans le roman d’Adam
Laide (1878) : « Il me semble que ce que j’appelle l’école intime, inté-
rieure, domestique, va disparaître… Assez d’ombres, assez de demi-jour,
assez de ciels du Nord ont été peints depuis trois siècles » (1989 : 133).

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

dans une double voie qui l’amène, d’un côté, à s’ouvrir à une
dimension et à des préoccupations mondiales et, de l’autre, à
plonger dans une micro-histoire alimentée par la mémoire et la
quotidienneté. Toutefois, ce double parcours épistémologique
trouve ses raisons d’être dans l’origine du mot intime1.
D’un point de vue étymologique, le terme intime dérive de
l’adverbe latin intus, qui signifie « dedans ». De celui-ci découlent
intimus, le superlatif, et interior, le comparatif. En réalité, entre
les deux mots, il n’y a qu’une différence de degré, puisque l’idée
générale sous-jacente repose sur « ce qui est le plus intérieur »
(Serfaty-Garzon, 1999 : 62). Dans la première édition du Dic-
tionnaire de l’Académie française (1694), la glose du terme
intime renvoie « à une profonde affection unissant deux êtres »
(Beauverd, 1976 : 15). La cinquième édition (1794) attribue au
lexème une acception différente. Dès Bossuet, dès Fontenelle,
« la profondeur peut subir un double et considérable dépla-
cement : elle n’est plus nécessairement celle qui caractérise un
sentiment unissant deux êtres : elle peut s’éprouver chez un seul
être, dans une simple relation de soi à soi ; et caractérise moins
un sentiment qu’une attitude intellectuelle » (1976 : 16). Dans la
sixième édition (1835), dès Buffon, d’après les exemples donnés
par le Littré, au concept d’intime correspond l’explication sui-
vante : « […] ce qui fait l’essence d’une chose ou […] ce qui lie
étroitement certaines choses entre elles » (1976 : 16). Il faut re-
marquer que, dans cette version, la présence de l’individu n’est
plus nécessaire ; la notion de profondeur reste le fil conducteur

1. Selon Jean-Gérard Lapacherie, l’intime est un adjectif substan-


tivé. Il ne désigne pas « des qualités, mais des catégories. [Il permet] de
classer et éventuellement de penser des faits, des données, des réalités
littéraires ou culturelles. Ce ne sont pas des catégories au sens qu’Aris-
tote et Kant donnent à ce terme, mais dans le sens, affaibli et non
philosophique, d’expression d’un jugement moral, humain, esthétique.
Sous intime […], sont regroupées des réalités littéraires : le je, le moi,
l’intimité, le journal intime, les relations que le je ou le moi entretien-
nent avec ce qui n’est pas lui et lui est extérieur » (2002 : 11).

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LA POROSITÉ AU MONDE

qui lie les trois interprétations. En 1820, « intime, intimité, intime-


ment peuvent revêtir l’une quelconque des nuances » (1976 : 16).
On le retrouve, par exemple, chez Victor Hugo, Alfred de Vigny,
Charles Augustin Sainte-Beuve, Maurice Maeterlinck et Charles
Baudelaire1. Dans l’évolution du terme, on peut assister à un
glissement sémantique, à un passage du collectif restreint, la
relation « à peu », à l’individuel et de l’individuel à cet essentiel
qui semble lier les choses entre elles. D’après Jean Beauverd et
Michel Madelénat, deux sèmes coexistent dans son noyau ; leur
présence semble traverser l’ample spectre de la production
intimiste contemporaine.
Le premier sème renvoie à l’approfondissement, à la retraite
vers les sources de l’individualité, à la verticalité de la quête inté-
rieure. Le second se réfère à l’horizontalité, à l’ouverture à
l’autre, qui se distingue de l’autre endogène, de l’autre-dans-le-
même, instance multiple imprégnée de l’altérité qui habite tout
sujet. Cette présence externe semble remplir un double rôle :
elle peut soit ourdir la trame de la petite histoire, de l’existence
apparemment banale, et l’investir d’une dimension familière et
mémorielle, soit tisser la toile de la Grande Histoire et la traver-
ser comme un symbole de la condition humaine. Dans les deux
cas, le sujet énonciateur, face à un univers multiple, reste le
pivot de tout questionnement existentiel, de toute quête régéné-

1. Dans la préface de Hugo aux Odes et poésies diverses, le poète


écrit : « La poésie c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout » ; le terme est
aussi utilisé dans la préface de Cinq-Mars de Vigny (1827), dans Joseph
Delorme de Sainte-Beuve (1829) – à propos de son roman Volupté
(1834), Sainte-Beuve dira qu’il est un roman intime –, il apparaît fré-
quemment dans les Curiosités esthétiques de Baudelaire (1868) et dans
Le trésor des humbles de Maeterlinck (1896). Pour ce qui est de son
occurrence dans les textes québécois, force est de constater qu’il n’y a
pas encore d’étude approfondie sur ce sujet à part l’œuvre d’Hélène
Marcotte, « La poésie intime au Québec » (1996) qui pourtant, tout en
éclairant l’histoire littéraire du mouvement intimiste, n’aborde pas direc-
tement cet aspect. Voir aussi Roey-Roux (1983), qui présente le même
problème.

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

ratrice. Son double parcours, qui l’amène à sonder les méandres


de son intériorité ainsi qu’à chercher la présence de l’autre, peut
se réaliser dans deux types d’espace différents, parfois complé-
mentaires. D’une part, il y a l’espace de la petite histoire, investie
d’amour et d’affectivité, meublée par des objets ordinaires et
quotidiens, habitée par les êtres proches souvent revisités par le
philtre lacunaire de la mémoire1, vécue en tant que lieu d’encel-
lulement du moi2, d’exaltation d’un narcissisme qui peut frôler
l’hyperintimité et susciter le voyeurisme3. D’autre part, il y a l’es-
pace de la grande histoire, ce que je nommerais la dimension de
la porosité au monde. Par cela, je renvoie aux réflexions empa-
thiques sur la guerre, la Shoah, la survie, à la parole perçue
comme le seul lieu possible d’union et d’échange, aux médita-
tions sur la véracité du souvenir et du passé, l’injustice, la mort,
la douleur conçues dans un sens ontologique, et à celles sur
l’apocalypse tranquille, « tranquille parce qu’elle est précisément
sans coups d’éclat, sans grande violence, sans déchaînement de
révolte » (Nepveu, 1987-1988 : 17). Toutefois, ces réflexions ne
semblent pas germer dans le terrain de l’abstraction, mais nais-
sent souvent de la rencontre ainsi que de la confrontation du
sujet avec l’autre exogène, avec le superstes, « celui qui a vécu
quelque chose, a traversé de bout en bout un événement et peut
donc en témoigner » (Agamben, 1999 : 18). C’est l’être dont le
regard nous rappelle le mal apatride et sa banalité, c’est le res-
capé sur lequel pèse le sentiment de culpabilité de qui a survécu

1. À titre d’exemples : Geneviève Amyot, Je t’écrirai encore demain


(1994), Michel Deguy, À ce qui n’en finit pas. Thrène (1995), Hélène
Dorion, Les retouches de l’intime (1987), Paul Chanel Malenfant, Les
noms du père (1985), Jacques Roubaud, Quelque chose noir (1986),
Marie Uguay, Signes et rumeurs, dans Poèmes (1994).
2. À titre d’exemples : Jacques Brault, Il n’y a plus de chemin (1990),
Denise Desautels, Écriture/rature (1986), Louise Warren, Noyée quel-
ques secondes (1997).
3. À titre d’exemples : Nelly Arcan, Putain (2001), Annie Ernaux,
Passion simple (2001), Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M.
(2001).

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LA POROSITÉ AU MONDE

à la place de son semblable, c’est celui qui porte serrée dans sa


gorge l’aphonie du témoignage intégral, la seule confession
véridique délivrée par ceux qui ont touché le fond et ne revien-
dront plus jamais. Cependant, les frontières qui nous séparent
du superstes sont si ténues qu’il suffirait qu’une légère et hasar-
deuse déviation se produise dans le cours de notre vie pour que
nous nous trouvions de l’autre côté de la barrière. Car personne
ne semble être à l’abri de cette situation existentielle dans
laquelle l’ombre du soupçon que « chacun est le Caïn de son
frère, que chacun de nous (mais cette fois je dis nous dans le
sens très large, et même universel), a supplanté son prochain et
vit à sa place » (Levi, 1989 : 80-81) traverse inexorablement la
scène de notre vie. Autrui nous fait face et nous confronte, autrui
nous rappelle l’universalité de la souffrance, sa voix nous rejoint
pour nous interpeller dans le fin fond de notre être. Dans une
perspective métaphysique, « de l’autre côté du monde, quelqu’un
nous regarde, nous attend », suggère le personnage du Lièvre
de mars (LM : 49-50). Dans le même élan, Alain Finkielkraut
affirme :
une voix vient de l’autre rive et [nous] demande des comptes
et [nous] accuse déjà, toujours déjà, de l’avoir abandonnée.
Avec l’autre, ce n’est pas l’enfer qui [nous] tombe dessus, c’est
l’Achéron – le fleuve des morts – qui [nous] déchire, qui [nous]
traverse, qui fait effraction dans [notre] vie (2000 : 24).

C’est peut-être par un manque de précision ou par un excès de


zèle rhétorique que Finkielkraut, en donnant une interprétation
métonymique de l’Achéron, le prive de sa signification originale.
L’Achéron, dans la Divine Comédie comme dans la mythologie
classique, n’est pas le fleuve des morts tout court. Cours d’eau
infernal séparant le vestibule du premier cercle de l’Enfer,
l’Achéron est traversé par Charon, nocher des âmes damnées
(les âmes destinées au salut sont récupérées en bateau, à l’em-
bouchure du Tibre, par un ange qui les transporte vers le pur-
gatoire). Je ne poursuivrai pas l’hypothèse de la damnation

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

universelle, proposée par le philosophe peut-être par inadver-


tance, car elle m’apparaît assez manichéenne et humainement
désolante. Avec l’autre, ce n’est pas l’Enfer qui nous tombe
dessus, ce n’est pas l’Achéron mais plutôt le Léthé, le fleuve de
l’oubli qui nous inonde lentement en s’infiltrant subrepticement
dans les recoins de notre existence1. Il s’agit de l’oubli, thème
cher aux intimistes, perçu comme une chance et une fatalité,
une force et une faiblesse2. Son ambivalence marque autant la
finitude et la précarité humaines que la capacité inhérente à
l’individu de se laisser aller aux ratures de la mémoire et, comme
le suggère Jacques Brault, à son « immense détresse » (1990 : 49),
en d’autres termes, de pratiquer l’art d’oublier, remède contre le
poids de l’insoutenable3. Comment se poser alors par rapport au
superstes et comment affronter la fracture ontologique née du
départ de notre semblable ? Nombreuses sont les réponses qui
ont été données à cette question, et je ne m’aventurerai pas ici
à faire le tour d’un sujet si compliqué et si riche en implications.
Cependant, en circonscrivant la problématique et en l’exa-
minant sous l’angle de l’intime, j’essaierai de saisir, dans la partie
consacrée à l’analyse des poèmes, la posture que tendent à
adopter Louise Warren et Paul Chamberland quand ils font face
à cet enjeu existentiel4.

1. Dans ce contexte, je me réfère au Léthé en tant que fleuve de


l’oubli tout court et non pas à l’acception que ce cours d’eau acquiert,
par exemple, dans la Divine Comédie. Dans l’œuvre dantesque, le Léthé
traverse les 12 champs du paradis terrestre et représente le fleuve dont
les eaux ont le pouvoir d’effacer la mémoire du péché. Il est opposé à
l’Eunoè, fleuve dont les eaux exaltent les souvenirs des bonnes actions.
2. « L’oubli n’existe pas. L’oubli est une force », écrit Louise Warren
(2001 : 78).
3. Voir à ce sujet Weinrich (1999).
4. Voir à titre d’exemples : Paul Chamberland, Intime faiblesse des
mortels (1999), Hugues Corriveau, L’âge du meurtre (1992), Rachel
Leclerc, Je ne vous attendais pas (1998), Paul Chanel Malenfant, Fleuves
(1997) ; Louise Warren, Terra incognita (1991) et, en mode mineur,
dans Comme deux femmes peintres (1987) et Notes et paysages (1990).

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LA POROSITÉ AU MONDE

En guise de récapitulatif, j’ajouterais alors, en reprenant les


mots de Denise Desautels1 et de Louise Dupré, que la double
dimension que recouvre l’intime est liée à une vision du monde
qui dépasse le personnel dans laquelle l’histoire collective est
« mise en relation avec la petite histoire du sujet, toujours à
construire » (Dupré, 1993 : 45). Selon l’hypothèse de Jean-Pierre
Sarrazac, « l’intime ne se manifeste dans son essence que sous la
pression du cosmique […]. Il suppose cette conflagration du
petit et du grand, du microcosme et du macrocosme, de la mai-
son et de l’univers, du moi et du monde » (1989 : 70). Rescapé
de cette conflagration, le sujet, face à la finitude de son pouvoir
en regard du réel, ne peut qu’affirmer sa présence au monde par
une « révolte infinitésimale » (Kristeva, 1997 : 11) qui surgit dans
le recours aux banalités, dans la nécessité d’un hic et nunc vécu
dans la précarité et le sens tragique du présent, dans la fugacité
du temps, dans la reconnaissance d’une douleur apatride
constamment aux prises avec son impénétrable obscurité, ainsi
que dans la petitesse des objets les plus communs :
des fleurs et des oranges
un message griffonné sur la table
une promesse de retour
le regard du chat sa patience
les attaches du monde (Frenette, 1997 : 35).

Néanmoins, on pourrait faire remarquer à bon droit que la


visée duelle de l’intimiste contemporain ne diffère pas énormé-
ment de la double postulation qui présidait à la vision anthro-
pologique de son homologue du XIXe siècle. Dans les deux cas,
l’élan vers une dimension historique universelle et le repli dans
un espace individuel peuplé par les souvenirs et les objets les
plus communs semblent coexister au sein de la même bipolarité.
Toutefois, cette affinité apparente recèle deux démarches épisté-

1. Denise Desautels, entretien personnel à l’Université du Québec


à Montréal, 1999. Voir à ce sujet Dupré (2001).

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

mologiques assez divergentes. Pour l’intimiste du XIXe siècle,


comme pour ses contemporains, l’histoire demeure la manifesta-
tion de phénomènes appréhendés au sein desquels le sujet a
souvent tendance à jouer un rôle actif, voire central. Il n’en est
pas de même pour l’intimiste contemporain, qui semble avoir
perdu le pouvoir de fondation et d’articulation de l’histoire. À
ses yeux, l’histoire est désormais dépourvue de sa valeur unifi-
catrice et universalisante, et l’individu semble avoir été privé de
sa capacité d’en être le protagoniste. Pour ce qui est des objets
banals, les choses habituelles, il faut constater que, dans la
vision du romantisme comme dans celle du symbolisme, ils ren-
voient à un système où tous les éléments du cosmos s’appellent
et se répondent en formant un ample réseau de correspon-
dances dont le poète se fait l’interprète. De nos jours, la struc-
ture sous-tendant la relation de l’individu avec le monde objectal
a subi une modification profonde. L’intimiste a perdu le pouvoir
de décoder les correspondances puisque le fragment n’est plus
une parcelle d’éternité. Comme Pier Aldo Rovatti le rappelle :
Le petit fragment reste petit. Le vertige se dissout dans une fa-
miliarité étrange : le quotidien ne se transcende pas en absolu ;
il demeure quotidien… Le regard de l’objet nous passe à côté :
il ne se précipite pas vers notre « je », il n’y reconnaît pas la
source, le commencement, le pouvoir de le faire exister. Qui
perd ? Qui gagne en puissance ? À nos yeux, l’objet semble
avoir acquis un pouvoir énorme puisque nous hésitons à
admettre notre affaiblissement (1997 : 48. Je traduis).

En écho à cette thèse, j’ajouterai que l’affaiblissement de la


pensée dont il est question ici ne renvoie pas à l’abdication du
sujet à la dimension historico-culturelle dans laquelle il baigne.
Délesté de toute prétention totalisante, l’individu fait face à ses
limites avec responsabilité en acceptant que sa « pensée serait
vivante dans la mesure où elle assumerait sa fragilité et où elle
pourrait dans un même élan débloquer de nouveaux possibles
à l’intérieur d’un monde qui ne cesse de se démontrer

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LA POROSITÉ AU MONDE

désenchanté » (Gaudet, 1998 : 116). C’est donc dans une perspec-


tive constructive ainsi que perméable que la pensée faible, para-
doxale et contradictoire dans ses termes, devrait être conçue1.
Dans la brièveté et l’implacabilité de l’existence, les rituels
minuscules s’inversent, les objets communs acquièrent une
grande valeur en soi et deviennent constitutifs d’un art de vivre
« reposant non plus sur la recherche de la liberté absolue, mais
bien sur celle de petites libertés interstitielles, relatives, empiri-
ques, et vécues au jour le jour » (Maffesoli, 2000 : 29-30). Comme
Hugues Corriveau le souligne, « on appelle quelquefois vivre
l’acte terrible de regarder de près la souffrance, on appelle vivre
le fait d’aimer encore le chant d’une alouette ou le fripé des
rideaux quand l’été bat de l’aile » (1992 : 51). Selon Warren,
l’amour des objets, « des beaux objets simples, utilitaires, usés,
souvent anciens, […] aide à franchir le quotidien, à aimer les
gestes, la répétition, les usages » (2001 : 53). Le multum in parvo
représenterait alors une espèce d’exorcisme contre le sentiment
tragique de l’existence, une révolte infime et intime pour
« préserver la vie de l’esprit et celle de l’espèce » (Kristeva, 1997 :
11), le seul signe de la présence au monde de l’individu et de
l’affirmation d’une liberté qu’il maîtrise à petite échelle. En para-
phrasant les mots de Paul Chanel Malenfant, on pourrait ajouter
que c’est peut-être en raison de la fragilité des choses que l’on
adhère à la terre (1997 : 89). Car, selon Chamberland, il y a une
question cruciale qui traverse inexorablement notre esprit :

1. Pour ce qui est des théories concernant la pensée faible, voir le


livre de Rovatti et Vattimo (1977). À ce sujet, Vattimo affirme : « “Pensée
faible” est une expression que j’ai utilisée dans un essai datant du début
des années 80 […] elle a fini pour apparaître comme le label d’un cou-
rant, sinon d’une école […] elle ne signifie pas tant, ou pas principa-
lement, une idée de la pensée plus consciente de ses limites, qui aban-
donnerait les prétentions des grandes visions métaphysiques globales ;
elle signifie surtout une théorie de l’affaiblissement comme caractère
constitutif de l’être à l’époque de la fin de la métaphysique » (1996 : 27).

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

n’importe quelle chose, de nos jours,


même la plus ordinaire,
n’arrive-t-elle pas pour la dernière fois ? (1999 : 34)

L’INTIMISME

Cependant, tout cela étant dit, il serait souhaitable de revenir


sur le substantif intimisme, dont l’histoire remonte à une période
assez récente, afin d’analyser son origine et sa nature. Remar-
quons que l’adjectif intimiste a été attesté pour la première fois
sous la plume de Joris-Karl Huysmans, qui l’a utilisé en 1879 à
propos de Jean-François Raffaëlli, peintre de paysages indus-
triels, « un des seuls qui aient compris l’originale beauté de ces
lieux si chers aux intimistes » (Madelénat, 1989 : 20), ainsi qu’en
1881 à propos de Paul Gauguin qui, dans ses tableaux, offre
« plusieurs vues de ce quartier intimiste par excellence, Vaugi-
rard » (Madelénat, 1989 : 267). À cette époque, le terme désigne
rarement un trait de caractère, mais il est employé plus fréquem-
ment pour définir une esthétique en peinture ainsi que des
thèmes en littérature. Cependant, d’après Madelénat, le véritable
inventeur du mot est Camille Mauclair qui l’emploie, pour la
première fois, en 1905, dans son traité De Watteau à Whistler.
En effet, Mauclair traite d’intimistes un groupe de peintres
(Henry Le Sidaner, Charles Cottet, Ernest Laurent, René Ménard
et Édouard Vuillard) qui exposent, en 1905, à la galerie Henry
Graver, à Paris. De sensibilité et de manière différentes, le style
de ces artistes se recoupe dans la mesure, la concentration, le
retour aux valeurs familiales et nationales. Ces peintres cher-
chent « dans le recueillement, dans le mystère, dans le calme,
dans la subtilité presque musicale des tonalités, le secret d’une
beauté plus intérieure, plus psychologique » (Madelénat, 1989 :
23). Mauclair, en s’inspirant de l’oxymore de Maeterlinck (1907),
considère l’intimisme comme « l’art d’exprimer ce que les objets
et les êtres, tels qu’on les aperçoit, laissent deviner de profond ;

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LA POROSITÉ AU MONDE

le tragique et mystère quotidien de l’existence ordinaire, la poé-


sie latente des choses » (Madelénat, 1989 : 23).
Quoique l’interprétation de Mauclair puisse paraître réduc-
trice et tardive, elle laisse entrevoir la richesse et l’ambiguïté
conceptuelle contenues dans le terme intime, dont dérive le
substantif intimisme. Celui-ci, d’après la version du Oxford
English Dictionary, entre dans le lexique anglais, en 1903, par
l’intermédiaire de l’utilisation qu’en fait Mauclair dans le do-
maine artistique ; c’est ainsi que le Daily Chronicle commente
une nouvelle tendance : « The great result for the emancipation of
French art from Italian influence is what Mauclair calls “inti-
mism” » (Simpson et Weiner, 1989 : 8). Cependant, cette dernière
affirmation pose des problèmes, surtout du point de vue de la
datation, et demande donc une élucidation.
En effet, si selon Madelénat le mot intimisme a été utilisé
pour la première fois par Mauclair en 1905 dans son traité De
Watteau à Whistler, comment est-il possible que le Oxford
English Dictionary fasse remonter sa première parution en
Angleterre précisément à 1903 et qu’il l’attribue toujours au
même auteur ? Autrement dit, le terme en question a-t-il d’abord
été attesté en Angleterre et, deux ans plus tard, en France ? Il
s’agirait d’une possibilité tout à fait plausible. Mauclair, qui à
l’époque jouissait d’une excellente réputation de critique
artistique en Angleterre ainsi qu’aux États-Unis, avait publié en
Angleterre, de 1901 à 1903, des articles et le livre The French
Impressionists (1860-1900), dans lequel on lit : « Simon Bussy is
decidedly the most personal of that young generation of
“intimists” who seem to have retained the best principles of the
impressionist masters1. » À la suite de cette révélation, on est à

1. Traduit par P. G. Konody, London/New York, Duckworth/E. P.


Dutton, 1903, p. 196. Voir aussi les articles suivants : « Idealism in
contemporary French painting », 1re partie, Magazine of Art, vol. 25 (oc-
tobre 1901), p. 529-533 ; 2e partie, Magazine of Art, vol. 26 (novembre
1901), p. 25-27 ; « The French impressionism and its influences in

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

même, d’une part, de conforter l’hypothèse selon laquelle


Mauclair a utilisé le terme intimisme dans ses articles « Idealism
in contemporary French painting » et « The French impressionism
and its influences in Europe », publiés en Angleterre entre 1901
et 1902 (cela expliquerait la datation du Oxford English
Dictionary) et, d’autre part, de démentir l’assertion de Madelénat
concernant la toute première parution de ce substantif en 1905.
En tout cas, c’est à partir de ce moment que le mot intimisme
sera de plus en plus employé pour définir et pour dater, souvent
d’une façon anachronique, une tendance artistique constituant la
réalisation esthétique de l’intime1. À ce propos, Brault demeure
très éclairant lorsqu’il affirme que l’intime « se vit, paraît-il » alors
que l’intimisme « ne peut que s’écrire » (1996 : 67). L’intimisme
correspondrait alors à une esthétique, à une tendance profonde
se rapportant à plusieurs domaines artistiques ; « c’est une affaire
de ton plutôt que d’idées » (1996 : 71), avoue Brault dont je vais
citer le passage suivant, tiré d’Au fond du jardin, car il nous
accompagnera tout au long de ce voyage dans les différents par-
cours d’une écriture de l’intime qui, loin des tons feutrés et
étouffés, est compassion, résistance, compréhension :
L’écriture intimiste n’est pas une écriture en sourdine, feutrée,
ou étouffée comme on tait un sanglot par crainte d’attirer
l’attention. On a cherché à réduire l’intimiste : écrivain mi-
neur… Un joli brin de plume, une égalité de ton, mais qui
manquent hélas de force convaincante. On préfère aduler les

Europe », traduit par H.A.P. Torrey, International Quarterly, vol. 5


(janvier-juin 1902), p. 54-75.
1. À propos du terme intime, Georges-Arthur Goldschmidt remar-
que que « Intimität se rencontre à maintes reprises chez Freud, car l’alle-
mand n’a rien d’équivalent à intime, comme le français n’a rien d’équi-
valent à “unheimlich” ». Intim, employé en allemand, a toujours une
connotation sexuelle évidente. Dans cette langue, il y avait heimelig,
qui était exactement intime. Cependant, ce terme est tombé en désué-
tude en raison de la confusion qu’il produit avec l’adverbe heimelich,
qui veut dire « en secret » (1989 : 261).

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LA POROSITÉ AU MONDE

héros de l’heure, pourvu qu’ils ne s’attardent pas, qu’ils fassent


vite place aux suivants, car là aussi ça se bouscule au portil-
lon. Il y a malentendu. Modestie n’est pas renoncement. L’inti-
miste ne sacrifie rien parce qu’il ne s’embarrasse pas de
désirer. La compassion envers les humbles êtres de l’être, si
elle ne tourne pas au misérabilisme, reste une affaire de cœur,
d’un cœur déjà blessé, bien avant la première écorchure de
l’existence, et qui par cette blessure insondable voit, entend,
touche la singularité inviolable de chacune, de chacun, bref de
l’indicible (1996 : 89-90).

LA NOTION D’INTIME : UN BREF TOUR D’HORIZON

L’étude de l’évolution sémantique des mots intime et inti-


misme manquerait d’exhaustivité si elle n’était pas accompagnée
d’un certain nombre de repères historiques. Un tel rappel trouve
sa justification dans la considération suivante : si la première
attestation du mot intime date de 16941, la notion qui lui est
sous-jacente remonte à une époque beaucoup plus ancienne. En
réalité, il serait tout à fait erroné de penser que le concept expri-
mant l’existence de ce « pôle constant du dynamisme imaginaire,
de [cette] configuration de l’espace, du temps et des échanges
entre l’individu et le monde » (Madelénat, 1989 : 13) se soit fait
jour seulement au XVIIe siècle.
Si l’on remonte le cours de l’histoire, un fait évident appa-
raît : la civilisation gréco-latine favorise la vie publique, inhibe
tout besoin d’isolement et subordonne la singularité de l’être
humain au principe holiste de l’État. L’idée du sujet en tant que
personne éloignée du groupe ou de la tribu est presque « inima-
ginable dans la pratique sociale du monde antique » (Elias, 1991 :
209). Afin de rendre cette assertion plus explicite, il suffit de
penser à la connotation négative du mot grec idiotes, qui ren-
voyait à ces êtres originaux, incultes et fous qui vivaient en

1. L’emploi du mot est tardif en France. Voir Reboul (1976 : 8).

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

dehors de la communauté ou encore, d’un point de vue linguis-


tique, à l’inexistence dans les langues antiques de l’équivalent de
la notion d’individu1. Cependant, il convient de rappeler qu’on
a souvent considéré les deux premiers siècles de l’époque
impériale comme « l’âge d’or de la culture de soi2 » (Foucault,
1984 : 59), comme le moment propice à tout déferlement de la
connaissance intérieure. Il serait utile d’apporter deux restric-
tions à cette considération, visiblement en contradiction avec la
précédente, afin de lui donner sa juste valeur. En premier lieu,
cette activité consacrée à soi-même demeurait une occupation
circonscrite et élitaire, elle ne touchait que de petits groupes de
philosophes et d’hommes3 de culture ; en deuxième lieu, ce phé-
nomène, apparemment axé sur le privé, « constitu[ait effective-
ment] non pas un exercice de la solitude, mais une véritable
pratique sociale » (Foucault, 1984 : 67).
C’est cependant au cours du haut Moyen Âge que les pre-
mières manifestations de l’intime apparaissent. Durant cette
période, la dichotomie entre l’État et le privé prend forme : pen-
dant que le premier se consolide, le second se précise. Il est
intéressant de constater que la montée d’une certaine forme

1. Voir à ce propos Elias (1991). Jean-Pierre Vernant constate que


« les Grecs, de l’époque classique, ont connu certaines formes de la bio-
graphie et de l’autobiographie. Arnaldo Monigliano, récemment encore,
en a suivi l’évolution pour conclure que notre idée de l’individualité et
du caractère d’une personne trouvait là son origine. Par contre, non
seulement il n’y a pas, dans la Grèce classique ni hellénistique, de
confessions ni de journaux intimes – la chose est impensable – mais,
comme l’observait G. Misch et le confirme A. Monigliano, la caractéri-
sation de l’individu dans l’autobiographie grecque ignore “l’intimité du
moi” » (1987 : 24).
2. Michel Foucault souligne que Socrate inaugure, avec la maïeuti-
que, le thème du souci de soi. Celui-ci constitue l’un des points nodaux
de la philosophie des cyniques, des épicuriens et des stoïciens.
3. Le terme homme apparaissant tout au long de cette étude, je tiens
à souligner qu’il renvoie à sa valeur ontologique, c’est-à-dire à l’individu
en tant qu’être indépendamment de ses déterminations particulières.

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LA POROSITÉ AU MONDE

d’individualisme caractérise l’Angleterre du XIIIe siècle, « pays où


l’individu est plus important que le groupe et où la hiérarchie du
rang n’est pas fermée » (Laurent, 1985 : 107). À la suite de la
scission entre les domaines public et privé, survenue en Europe
au tournant du XIIIe siècle, les pratiques liées à l’intimité du corps
et de l’âme se développent et se multiplient. D’après Charles
Taylor, il y a, pendant cette période, un épanouissement de la
pensée augustinienne dont l’un des principes fondateurs s’arti-
cule autour de la notion selon laquelle « le point de vue de la
première personne est essentiel pour la recherche de la vérité »
(1998 : 180). Selon lui « le virage augustinien vers l’intériorité a
exercé une influence énorme en Occident ; d’abord en inaugu-
rant diverses formes de spiritualité chrétienne qui ont perduré
tout au long du Moyen Âge et qui se sont épanouies à nouveau
à la Renaissance » (1998 : 234). Néanmoins, l’idée d’une singu-
larité, d’une individualité conçue comme principe inaliénable de
l’être ne s’est pas encore épanouie. Bien qu’à cette époque les
termes individualis et individuum soient utilisés pour désigner
quelque chose d’indivisible, « le concept d’individuum ne s’ap-
pliqu[e] en aucune façon spécialement à l’homme1 » (Elias, 1991 :
213).
Il faut attendre la Renaissance pour assister, dans les pays
les plus développés d’Europe, à l’apparition d’hommes d’excep-
tion qui opposent leur volonté poïétique et leur autodétermi-
nation aux normes religieuses et étatiques. Le Discours sur la
dignité de l’homme de Jean Pic de la Mirandole ou les Essais de
Michel de Montaigne, « premier des grands individualistes et fier
de l’être » (Laurent, 1993 : 27), « semble[nt] frayer la voie à une

1. À ce propos, je rappelle la révolution épistémologique accom-


plie au XIVe siècle, en Angleterre, par Guillaume d’Ockham, dont les
théories donnèrent naissance au courant nominaliste. Ockham prêchait
l’autonomisation du sujet individuel qui avait le droit de choisir, de s’as-
socier volontairement et d’acquérir la propriété privée. Voir à ce sujet
Laurent (1993).

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

étape où les fins de la vie humaine ne se définiront plus par


rapport à un ordre cosmique, mais où on les découvrira […] à
l’intérieur de soi1 » (Taylor, 1998 : 260). Le XVIe siècle est l’âge des
grands changements religieux, du libre examen luthérien, de la
prêtrise commune, de la réforme chez Jean Calvin « avec la dis-
parition de l’Église comme institution holiste et sa transformation
en association composée d’individus2 » (Renaut, 1989 : 77). En
effet, « à la suite de la Réforme et de la Renaissance, le para-
digme individualiste commence à prendre culturellement forme,
mais sans être pensé comme tel ni constituer une idéologie plei-
nement opérante » (Laurent, 1993 : 28). Pour Max Weber, entre
autres, l’apparition historique de l’individualisme serait contem-
poraine de la Renaissance et liée aux tout premiers dévelop-
pements de l’économie capitaliste de libre entreprise. À cette
époque, « l’anthropocentrisme humaniste et le déclin de
l’holisme chrétien […] pourraient favoriser l’émergence d’un inti-
misme ; [mais] le prestige de l’art romain, le poids des stéréo-
types, la hiérarchie des genres littéraires bloquent cette
évolution » (Madelénat, 1989 : 39).
C’est seulement au XVIIe siècle que le concept d’individuum
est reformulé sur les bases jetées par les philosophes scolasti-
ques. Ceux-ci saisissent, dans la nature, la particularité du repré-
sentant de chaque espèce en tant qu’être unique. Cette idée de
singularité constituera le noyau sémantique du terme individu
qui, à partir de la fin du siècle, sera utilisé pour désigner un

1. Selon Alain Laurent, « vers la fin du XVe siècle, l’émergence sub-


versive en Europe occidentale de l’individu se voulant le libre auteur de
son destin prend le visage d’un être cosmopolite, hédoniste, soucieux
de singularité et aimant le risque » ; d’après Jacques Attali, cité par
Laurent, il y a cinq figures qui dominent la scène sociale à partir de
1492 : « le découvreur, le mathématicien, l’artiste, le marchand, le philo-
sophe » (1993 : 25).
2. Rappelons que, d’après Louis Dumont, « avec Calvin l’individu
est maintenant dans le monde, et la valeur individualiste règne sans res-
triction ni limitation » (1983 : 60).

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LA POROSITÉ AU MONDE

membre de l’espèce humaine en tant qu’unité insécable1. Pour-


tant, on est encore loin du subjectum de la modernité, et il
faudra attendre le XIXe siècle pour que l’idée d’individuum s’en-
richisse sémantiquement et aboutisse à la définition d’un mou-
vement comme celui de l’individualisme. À ce sujet, il est utile
de faire deux précisions : le terme individualisme est apparu
seulement à l’orée du XIXe siècle, pour définir, péjorativement,
un mode de vie et de pensée préexistant2 ; le caractère poly-
sémique de celui-ci a été relevé par Weber dans L’éthique pro-
testante et l’esprit du capitalisme.
J’ouvre ici une parenthèse afin de préciser que, dans ce
contexte, tout rapprochement fait entre le terme individu ou
individualisme et le mot intime est congru et pertinent, les trois

1. Remarquons qu’à cette époque, René Descartes, avec Le discours


sur la méthode, « signe l’acte de naissance philosophique des individus
souverains » (Laurent, 1993 : 29 – il cite André Glucksman). Néanmoins,
ceux-ci, désormais séparés existentiellement de leurs semblables, res-
tent assujettis à la communauté dans laquelle l’intérêt collectif prévaut
sur l’intérêt personnel. C’est seulement au début du XVIIIe siècle que
Leibniz, dans sa Monadologie, esquisse le profil d’un individu qui, sous
la forme d’une monade, s’affirme, grâce aux principes d’unité et d’uni-
cité, comme une entité autosuffisante fermée sur elle-même. D’après
Laurent, « cette logique de la séparation devrait être à la fin du XVIIIe
explorée jusqu’à son terme ultime par Sade [qui enfermera] l’individu
dans l’impasse du solipsisme extrême » (1993 : 31).
2. Alain Renaud constate que le premier emploi public du terme in-
dividualisme « intervient en 1826 sous la plume du rédacteur anonyme
du Producteur, revue saint-simonienne, pour dénoncer la réduction de
l’économie “au plus étroit individualisme” » (1989 : 70). Laurent remarque
qu’il s’agit d’un « mot inventé entre 1820 et 1830 par les adversaires
français de l’évolution en cours : des contre-révolutionnaires, comme
Joseph de Maistre et des saint-simoniens comme Enfantin et Bazard.
D’emblée affecté d’une connotation critique et péjorative, son emploi se
répand très rapidement et devient d’usage courant en France dans la
décennie 1830-1840 pour ne s’étendre qu’ensuite avec une signification
plus neutre (voire positive) aux autres pays européens et aux États-Unis »
(1993 : 48).

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

étant liés par un rapport de complémentarité1. Pour ce qui est


de la dyade individu-intime, rappelons que, dans une perspec-
tive diachronique, plus la définition d’individu se spécialise, plus
la notion d’intime se clarifie et s’approfondit. Dans l’évolution de
ce terme, qui se fait en France entre 1694 et 1835, on assiste à
un glissement sémantique, à un passage du collectif à l’indivi-
duel et de l’individuel à « ce qui fait l’essence d’une chose »
(Beauverd, 1976 : 16), à ce qui constitue son noyau. Pour ce qui
est du couple intime/individualisme, l’explication d’Alexis de
Tocqueville demeure claire. Dans De la démocratie en Améri-
que, il écrit que l’individualisme « est un sentiment réfléchi et
paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses
semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis, en
telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son
usage, il abandonne la grande société à elle-même » (Laurent,
1985 : 60). Sans l’ombre d’un doute, ce sentiment réfléchi, qui
pousse le sujet au repli introspectif, constitue la base idéale et la
condition nécessaire pour la réalisation de toute manifestation
intime, surtout à partir du début du XIXe siècle, quand l’on assiste
au passage de « l’individualisme institutionnel » (Condé, 1995 : 2)
à « l’individualisme démocratique » (Laurent, 1993 : 56). Ce phé-
nomène implique que
l’accès à une indépendance individuelle plus étendue cesse
d’être l’apanage d’un tout petit nombre de privilégiés pour
devenir le fait d’une forte minorité servant de modèle d’indivi-
dualisation à la majorité et au sein de laquelle les jeunes
hommes appartenant à la nouvelle bourgeoisie urbaine jouent
un rôle moteur en s’émancipant du paternalisme traditionnel
et en entreprenant de vivre leur vie hors de la tutelle familiale2
(Laurent, 1993 : 46).

1. Voir Condé (1989), Lipovetski (1983), Maffesoli (1988), Pasini


(1990), Sennett (1977) et Taylor (1989).
2. Plusieurs tendances, souvent contradictoires, sont regroupées
sous la catégorie de l’individualisme européen du XIXe siècle. On

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LA POROSITÉ AU MONDE

Vers la moitié du XVIIIe siècle, l’intime se manifeste comme


phénomène littéraire, comme l’ensemble des pratiques cultu-
relles qui, « obéissant à la seule autorité de l’individu, échap-
p[ent] au contrôle de l’institution et à sa volonté gestionnaire »
(Goulemot, 1995 : 13). Bien que cela paraisse une évidence, il
faut remarquer qu’au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siè-
cle et au début du XIXe, il existe un certain nombre de causes qui
provoquent la transition de l’Ancien Régime à l’époque
moderne. D’un point de vue ontologique, une telle transition est
interprétée comme le passage d’une « individualité légitimement
intégrée à un ordre supérieur à l’affirmation d’une singularité
irréductible qui sépare l’individu des autres hommes » (Condé,
1995 : 1). C’est précisément au sein de cette singularité irréduc-
tible, de cette nouvelle subjectivité, que l’intime s’est épanoui et
que l’intimisme, conçu en tant que réalisation esthétique de
celui-ci, s’est manifesté.
Mais ce concept, d’après Madelénat « récent et précaire »
(1989 : 11), qui a pris naissance comme phénomène littéraire au
XVIIIe siècle et qui a atteint son apogée seulement au XIXe siècle,
mérite d’être repris en considération. En effet, l’intime, partielle-

rappelle, à titre d’exemple, l’individualisme libéral de Benjamin


Constant, John Stuart Mill, Herbert Spencer, Frédéric Bastiat, l’indivi-
dualisme démocratique d’Alexis de Tocqueville ou l’individualisme
absolu de la dissidence d’Alfred de Vigny, de Søren Kierkegaard, de Max
Stirner et de Friedrich Nietzsche (Fragments posthumes). Cette montée
de l’individualisme déclenche une réaction virulente anti-individualiste
qui est représentée, en France, par deux grands courants d’opposition,
« l’un inauguré par Joseph de Maîstre, s’affirme résolument traditionaliste
et réactionnaire, d’inspiration foncièrement catholique, avide de revenir
et d’imposer le retour aux appartenances communautaires ; l’autre,
impulsé par les saint-simoniens, est également communautariste mais
dans une perspective égalitariste et vise une réorganisation collectiviste
et souvent étatiste de la société » (Laurent, 1993 : 68). Hors de France,
l’opposition à l’individualisme se manifeste de différentes manières
selon les particularités nationales. Les théories de Karl Marx, de Richard
Owen ou de Michel Bakounine en sont représentatives.

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

ment oublié pendant une bonne partie du XXe siècle, semble


avoir acquis une nouvelle vigueur au début des années 1980. À
ce moment, l’homme occidental, après avoir abandonné « le ma-
nichéisme et les oppositions politiques » (Pasini, 1991 : 18),
s’oriente vers une nouvelle polarité, celle des émotions. Dans
cette « ère de la sensation vraie1 » (Nepveu, 1987-1988 : 11), l’in-
time trouve ses fondements dans les conséquences d’une série
de forces qui auraient engendré, chez l’individu, une mutation
importante de sa vision du monde. Le désenchantement et le
désengagement à l’égard du contexte sociopolitique, la pratique
de l’introspection, de l’analyse du banal et du quotidien, le
retour à une dimension privée, l’interrogation identitaire ne
représenteraient que quelques symptômes liés à ce changement
de perspective chez le sujet contemporain. Selon Madelénat,
l’individu, « Prométhée retraité, microbotaniste de sa psyché,
s’enclôt dans le royaume de petits riens : loin du sublime et de
l’exceptionnel, il cultive l’ordinaire et le banal » (1989 : 11).
Cependant, ce type de dépaysement épistémologique qui
affecte l’individu contemporain n’est que l’écho de l’égarement
qui avait habité, il y a plus de deux siècles, son semblable
pendant le « passage d’un monde ancien à un monde nouveau »
(Girard, 1976 : 48). Il s’agit bien sûr d’un dépaysement dont les
origines sont antithétiques. Le premier aurait été dicté par l’affir-
mation du principe qui voyait l’individu se poser par rapport au
monde comme « pouvoir de fondation – fondation de ses actes
et de ses représentations, fondation de l’histoire, fondation de la
vérité, fondation de la loi » (Renaut, 1989 : 27). Le second
dépaysement, en revanche, constituerait le résultat de la
déconstruction de l’idée de sujet et de la prise de conscience de
ce dernier de son impouvoir à l’égard du réel. Néanmoins, face
à un univers en mutation, l’individu de la fin du XVIIIe siècle et

1. Cette formule, légèrement modifiée, a été tirée du livre de Peter


Handke, L’heure de la sensation vraie, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
1977.

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LA POROSITÉ AU MONDE

celui de la fin du XXe siècle peuvent réagir de la même façon : ils


se réfugient dans leur monade et investissent leurs énergies dans
la valorisation du moi, dans l’exaltation de leur autonomie et de
leur indépendance. L’intime alors, dans cette perspective, ne
s’interprétera que comme la réponse à un besoin de reterrito-
rialisation qui se manifeste dans la nécessité de tracer les fron-
tières d’un microcosme où le sujet sera à la fois seul cartographe
et gardien. On verra, toutefois, que le microcosme de l’individu
contemporain peut prendre des dimensions tellement vastes
qu’il coïncide avec le macrocosme, c’est-à-dire la planète Terre.
Dans cette vision élargie, l’être humain, souvent délesté de toute
velléité de maîtrise, doit faire face à des préoccupations relatives
au destin de l’humanité.
À mon avis, l’étude de l’évolution de ce « pôle constant du
dynamisme imaginaire » (Madelénat, 1989 : 14) nécessite l’adop-
tion d’une perspective sociohistorique et d’une approche com-
paratiste. En effet, le repérage des causes qui, à la fin du
XVIIIe siècle et au début du XIXe, ont provoqué la transition de
l’Ancien Régime à l’époque moderne et l’analyse des facteurs
qui, à la fin du XXe siècle, ont marqué le passage de l’époque
moderne à l’époque postmoderne1, permettent de retracer les
conditions favorables à l’éclosion ainsi qu’à la résurgence de l’in-
time. En réalité, si ces causes, « qui se commandent les unes les
autres, et agissent de manière simultanée, parfois contradictoire,
toujours complexe » (Girard, 1976 : 47), varient d’une époque à

1. J’emprunte un certain scepticisme dans la définition et l’utilisa-


tion du mot postmodernisme à Cornelius Castoriadis (1990 : 11-24). Je
me réfère également tant à la querelle sur la postmodernité d’Ulriche
Beck, d’Anthony Giddens et de Reiner Zoll (« Ils objectent que le pro-
cessus de modernisation n’est pas arrivé à sa fin, mais que les consé-
quences de la modernité se retournent contre elles-mêmes et rendent
ainsi le processus – qui se poursuit – auto-réflexif » – Zoll, 1992 : 8) qu’à
l’essai d’Alfonso Berardinelli (1999), dans lequel le critique se ques-
tionne sur les diverses acceptions du terme. Cependant, une telle dis-
cussion excède la portée de mon étude.

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

l’autre, plusieurs des effets qui en découlent sont les mêmes,


souvent amplifiés. Ceux-ci demeurent profondément liés à cette
« force organisatrice » (Madelénat, 1989 : 14) qui apparaît sous
l’appellation d’intime.
Comme Madelénat le relève, « le sentiment d’intimité, si exis-
tentiel et inhérent à une ontogenèse psychologique qu’il pa-
raisse aujourd’hui, n’est pas anhistorique : il varie dans les temps
et dans les lieux » (1989 : 34). À ce propos, il suffirait de rappeler
deux auteurs, Bernard Catheland et James Sacré, pour compren-
dre la diversification que ce concept subit dans des époques et
des contextes différents1. Catheland relève la présence d’une
différence substantielle entre l’intime des cultures méditerra-
néennes, privatif, et celui de la culture anglo-saxonne, relation-
nel2 (1986 : 163) ; pour sa part, Sacré avoue : « Je ne peux pas
définir ce qu’est l’intime, sauf à dire qu’il est ce que ma culture
et le milieu social où je vis m’obligent à penser comme tel »
(1993 : 163).
On a vu que la notion d’intime préexiste aux XVIIIe et XIXe siè-
cles et il serait erroné de faire remonter sa naissance à cette épo-
que. Pour Jean-Marie Goulemot, il est tout à fait naïf de croire
que les siècles qui précèdent le XVIIIe nient l’existence de cette
notion ; en réalité, « ce qui est alors refusé, c’est un fait d’écriture,
une publicité donnée à l’intime, et non à la réalité de [celui-ci] »
(1995 : 14). Le repli introspectif, le recueillement dans un for
intérieur ont fait partie de la bipolarité ontologique de l’individu,

1. Voir à ce propos Hurtubise (1993 : 149-163) et Houle (1993 : 229-


243).
2. Selon l’auteur, « l’intime méditerranéen est privatif : il offre la
sécurité du jardin secret ; on y recherche l’autonomie transgressive.
L’intime anglo-saxon est relationnel et public : il apporte la sécurité d’un
théâtre social-code ; on y recherche l’intégration stéréotypée » (1986 :
163). D’un autre avis semble être Éric Marty, selon qui « l’intime, contrai-
rement à ce qu’induit l’étymologie, n’est ni le profond, ni l’intérieur,
mais c’est le montré, l’exhibé même, et en ceci s’oppose au secret »
(1982 : 455).

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LA POROSITÉ AU MONDE

constamment pris entre son ipséité et l’altérité du monde, sur-


tout depuis la conceptualisation d’un espace du dedans opposé
à un espace du dehors1. Comme Denise Lemieux le suggère
brièvement dans son essai, c’est effectivement dans « les trans-
formations entre vie publique et vie privée que surgissent en
Occident les discours sur l’intime » (1993 : 218).
Pourtant, ce n’est qu’au XVIIIe siècle que l’intime « apparaît
comme un domaine d’exploration privilégié par la littérature »
(Condé, 1995 : 23). Il y a plusieurs facteurs sous-jacents à ce
changement, à cette extériorisation esthétique d’une intériorité
méconnue jusque-là. Selon Benoît Melançon, cette « tentation
d’une forme d’expression de soi encore inédite » (1995 : 7) serait
associée à l’apparition « [d’]un changement dans la conscience
que l’on a de soi et de sa place dans le monde » (1995 : 7). Toute-
fois, l’intime, rendu à cette époque public et reconnu comme
expression sincère et véridique, « n’accède à la représentation
qu’en se référant à une vérité, à une nature ou à des valeurs sup-
posées universelles, communes à tous les hommes honnêtes »
(Condé, 1995 : 39-40).
Puis, au XIXe siècle, avec la naissance de l’idée de person-
nalité, ce tout englobant, qui représente les êtres humains, se
scindera en particules, en individualités séparées les unes des
autres, chacune avec son unicité. À ce propos, il ne faut pas
oublier qu’au début du XIXe siècle la notion de sujet, conçu
comme ce « “sous-jacent” sur la base duquel tout doit désormais
reposer2 » (Renaut, 1989 : 28), s’épanouit et que « le sentiment
d’identité individuelle s’accentue et se diffuse » (Corbin, 1987 :

1. Privé de toute connotation particularisante, le mot ipséité renvoie


ici à son étymologie ipseitas, c’est-à-dire à ce qui fait qu’une personne,
par ses caractéristiques individuelles, est non réductible à une autre.
2. Je pense à la notion de « sujet qui entre dans le vocabulaire
philosophique au début du XIXe siècle d’après l’allemand subjeck (Kant)
désignant l’être pensant, considéré comme le siège de la connaissance,
par opposition à objet » (Rey, 1998 : 3688).

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

419). Alain Girard situe à ce moment précis la naissance de


l’intime moderne :
[…] la naissance de l’intime, c’est la découverte de l’individu.
Et cela se produit à un moment déterminé du temps. Après
avoir renversé toutes les valeurs établies, les ordres, les classes
sociales, Dieu, les règles de l’art, après avoir institutionnalisé
le changement, il ne restait plus qu’un seul absolu, le plus fra-
gile de tous, le moi, ou qu’un seul refuge, l’intimité, triom-
phante ou modeste1 (1976 : 53).

Ce sont les réflexions sur ce principe fondamental et inébran-


lable qui nourrissent l’imaginaire intimiste de l’époque d’où
surgit le profil du héros romantique, cet homme d’exception, ce
génie aux sentiments hypertrophiés, au destin singulier qui,
insouciant de la société et habité par un excès de sensibilité, vit
son unicité comme un don et un châtiment2. Les commentaires
que fait Michel Condé à propos de l’émergence de ce sentiment
de singularité à l’époque sont éclairants ; le critique remarque
que « ce n’est qu’au XIXe siècle que l’on verra clairement des
individus s’enfermer dans la certitude de soi sans souci apparent
de faire reconnaître cette vérité par la sphère sociale » (1989 : 40).
Toutefois, l’intime et l’intimisme de la fin du XXe siècle et
du début du XXIe divergent considérablement de leurs corres-
pondants d’antan. Chez l’individu contemporain, la prise de

1. L’auteur associe la naissance de ce concept à la prise de


conscience chez l’individu de son unicité, de son individualité.
2. D’après Hugo Friedrich, la conception de l’idée du génie, qui
renvoie à l’être qui « a le droit de se mettre en marge de toutes les nor-
mes et [qui] a aussi le droit de commettre des fautes », remonte à Denis
Diderot. Diderot en donne une définition claire dans l’article « Génie » et
l’expose dialectiquement dans Le neveu de Rameau (Friedrich, 1976 :
24). Je pense à Werther, à René ou encore à Jacopo Ortis – le person-
nage créé par Ugo Foscolo et protagoniste du roman épistolaire Les
dernières lettres de Jacopo Ortis. Cela n’est que l’une des facettes de l’in-
timisme. Je reviendrai sur l’intimisme romantique, phénomène littéraire,
et sur l’intime bourgeois dans la partie sociohistorique de mon étude.

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LA POROSITÉ AU MONDE

conscience de la communauté de la condition humaine et la


réflexion sur l’existence d’une vie quotidienne universelle effri-
tent toute trace d’unicité. Comme on le verra, la transformation
de ce concept alimentera d’autres perspectives heuristiques.

LES CAUSES DE L’ÉPANOUISSEMENT

L’idée principale qui découle de la citation susmentionnée


de Girard semble reposer sur le principe suivant : la naissance
de l’intime ne serait que la conséquence d’une série d’événe-
ments qui ont marqué le passage de l’Ancien Régime à l’époque
moderne. En réalité, le critique associe l’origine de cette notion
à l’émergence de l’un des concepts fondateurs de la modernité :
la découverte de l’individu. Un tel recoupement, qui est d’un
certain point de vue anachronique puisque les prodromes de
cette notion remontent au Moyen Âge, semble renvoyer à un
moment précis de l’histoire. Comme j’ai eu l’occasion de le souli-
gner, c’est effectivement le début du XIXe siècle qui voit l’intime
atteindre son apogée comme forme littéraire ainsi que comme
tropisme social1. Les causes, nombreuses et enchevêtrées, qui
sous-tendent son épanouissement semblent agir de manière si-
multanée et souvent contradictoire dans un tissu social en pleine
effervescence. Parmi ces causes, rappelons : la sécularisation,
l’industrialisation, le capitalisme, la croissance démographique,
la croissance urbaine et la montée de la bourgeoisie. Ici, elles
seront rappelées rapidement compte tenu des pages qu’on leur
a consacrées dans d’autres ouvrages. Je m’attarderai davantage
aux effets qui découlent de ces causes, car ils représentent tous,

1. En 1798, les Ballades lyriques de William Wordsworth et Samuel


Taylor Coleridge voient le jour ; en 1800, Hymnes à la nuit de Novalis
paraît dans l’Athenæum ; en 1802, François-René Chateaubriand publie
René et en 1804 paraît Oberman d’Étienne de Senancour. Il faut
attendre 1828 pour la publication des Grandes idylles de Giacomo
Leopardi et 1832 ainsi que 1836 pour la parution des poèmes « Élégie »
et « Le tombeau d’Émilie » de François-Xavier Garneau.

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

d’une manière ou d’une autre, les différentes manifestations de


l’épanouissement de l’intime.

LA SÉCULARISATION

En ce qui concerne la sécularisation, la première force consi-


dérée, elle a subi une reformulation au tournant du XVIIIe siècle.
Chez l’individu, une attitude immanente, beaucoup plus ré-
flexive, succède d’une part au déisme, qui voyait la nature
comme un principe transcendant, et d’autre part au naturalisme,
qui exaltait la volonté de croire d’une religion sans idoles.
Richard Sennett constate qu’à la suite de ce changement d’orien-
tation, « les croyances sont de plus en plus centrées sur la vie im-
médiate de l’homme, sur ses expériences, qui définissent désor-
mais tout ce qui est crédible : l’immédiat, le senti, le concret »
(1979 : 124). Soulignons qu’au tournant du siècle, « pour la pre-
mière fois dans l’ère chrétienne, la philosophie rompt définitive-
ment avec la théologie » (Castoriadis, 1990 : 17). Toutefois, la
sécularisation n’a pas toujours été vue comme une force histo-
rique autonome ; elle a aussi été considérée comme une consé-
quence de l’interaction de plusieurs causes. En d’autres termes,
cette position correspond à un a priori qui
provient de notre incapacité – toute moderne – à considérer
l’acte de croire comme une réalité. Et cela provient de notre
curieuse incapacité à comprendre les réalités sociologiques de
la religion, la religion étant, comme Louis Dumont l’a bien fait
remarquer, la structure sociale primordiale dans la plupart des
sociétés au cours de l’histoire de l’humanité1 (Sennett, 1979 :
123).

1. Dans Les sources du moi, Taylor conteste la théorie selon


laquelle la sécularisation a été causée par deux types de facteurs. D’un
côté, il y a l’industrialisation, le changement technologique dans la vie
quotidienne, la concentration et la mobilité ; de l’autre, on trouve la dif-
fusion de la science et de l’éducation. Ces facteurs, selon une opinion
assez diffuse, « conspirent à ruiner toutes les formes traditionnelles

47
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LA POROSITÉ AU MONDE

Surgit alors une question tout à fait légitime : si la sécularisation


n’est que la conséquence de plusieurs mobiles, comment
faudrait-il définir ce qui lui est intrinsèquement lié, c’est-à-dire le
sujet désengagé ? Ce sujet constituerait-il la conséquence d’une
conséquence et donc représenterait-il un facteur secondaire ?
Taylor et Sennett ne semblent pas être de cet avis. Je considère
que leur point de vue, qui se base sur la centralité et la primauté
du moi ponctuel, souligne la responsabilité que ce sujet
autodéterminé assume à l’égard de sa création, c’est-à-dire le
monde. En effet, ce moi représenterait, simultanément et d’une
façon paradoxale, tant la cause que l’effet de la sécularisation. Il
serait la première force entraînante, le principe sous-jacent à
toute mutation de l’époque, comme le disait Dante Alighieri, il
motore che tutto muove. Pour corroborer cette affirmation, il
suffit de rappeler Martin Heidegger, pour qui l’une des princi-
pales caractéristiques de la modernité réside dans « le dépouille-
ment des dieux, [dans] la dédivinisation ». Pour le philosophe,
« ce qui dans l’Antiquité et plus encore dans l’époque médiévale
était le “lieu de Dieu”, devient à l’époque moderne le “lieu de
l’homme” » (Renaut, 1989 : 29).

d’allégeance et de croyance, de la coutume tribale à l’identité de


groupe, y compris la croyance religieuse » (1998 : 395). En revanche,
d’après le philosophe, la sécularisation serait fondée surtout sur un
changement des sources morales (il utilise le terme technique sources
morales « pour désigner les biens constitutifs dans la mesure où nous
nous tournons vers eux de la façon qui leur convient » – 1998 : 396). Les
nouvelles sources morales qui commencent à apparaître au XVIIIe siècle
pourraient être classées sous deux rubriques : la première se situe dans
le pouvoir de l’argent, la seconde réside dans les profondeurs de la na-
ture, dans l’ordre des choses. Pour plus de détails à ce sujet, voir le
chapitre « Des horizons fragmentés » (1998 : 389-408).

48
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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

L’INDUSTRIALISATION, LE CAPITALISME,
LA CROISSANCE URBAINE ET LA BOURGEOISIE

Parmi les forces qui opèrent simultanément à l’époque,


deux autres s’en dégagent : l’industrialisation et le capitalisme ;
celui-ci engendre une transformation inexorable de la société
moderne. Une telle mutation ne survient pas seulement dans les
conditions de l’accumulation, principe générateur du capita-
lisme, mais elle se manifeste également dans les domaines de la
production, du commerce, de la finance et de la consommation.
Remarquons que la synergie entre le capitalisme et l’industriali-
sation provoque une série d’effets : l’épanouissement du progrès
technologique, la standardisation, la production en série de
biens vendus dans les grands magasins, la vulgarisation et le
changement dans les codes vestimentaires. Selon l’hypothèse de
Marcel Rioux, que je ne partage pas complètement, la société
québécoise vit, dans la même période, une situation différente.
Après la Conquête, « loin de se développer comme les autres
sociétés occidentales de l’époque, en s’industrialisant, en s’urba-
nisant et en se sécularisant, [elle] se recueille au contraire sur ses
éléments, populaires et ruraux » (Rioux, 1987 : 57). Pour ma part,
sans vouloir contrer les théories de Rioux, je tiens à nuancer ce
constat et à parler d’un lent épanouissement industriel de la
société québécoise. Celui-ci serait survenu graduellement, sans
être nécessairement lié à la dimension urbaine, et se serait mani-
festé dans tout son potentiel pendant les années 18501.
La croissance urbaine, l’entrée des masses sur la scène de
l’histoire et l’émergence de la bourgeoisie, trois autres phéno-
mènes majeurs, découlent de la synergie entre l’industrialisation
et le capitalisme. Entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe,

1. Fernand Dumont note qu’« entre 1831 et 1841 la main-d’œuvre


augmente, les scieries se multiplient, les moulins à farine, la construc-
tion navale à Québec, les investissements dans des entreprises de
transformation à Montréal, d’autres initiatives encore préfigurent une
expansion à venir de l’industrialisation » (1996 : 96).

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LA POROSITÉ AU MONDE

la population rurale commence à s’installer dans les villes. Force


est de remarquer qu’à ce moment, « on assiste dans tous les pays
d’Europe à une grande poussée urbaine désordonnée qui abou-
tit surtout à la formation des “classes laborieuses-classes dange-
reuses” » (Girard, 1976 : 49), cette poussée urbaine répondant
directement à la croissance démographique. Loin de vouloir
comparer directement le Québec à l’Europe, je crois qu’il serait
utile ici de rapporter certaines observations que des spécialistes
comme Fernand Dumont et Marcel Rioux ont faites et qui
concernent la vie socioéconomique du Québec à la fin du
XVIIIe siècle et au début du XIXe. Pendant cette période, on assiste
à un phénomène de désurbanisation qui se produit principale-
ment à la suite du traité de Paris en 1763. Comme le rappelle
Rioux, « en Nouvelle France, la proportion de la population
urbaine était de 25 % environ en 1760 ; indice fort relatif, étant
donné la faiblesse du peuplement dans l’ensemble. En 1825, la
proportion n’[était] plus que de 10 % » (1987 : 99). Le mouvement
d’urbanisation reprend à partir des années 1820, mais la popula-
tion rurale demeure fortement dominante jusqu’à la première
décennie du XXe siècle quand le Québec devient à moitié urbain.
Entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, la bourgeoi-
sie – ce nouvel ordre qui a pris son essor pendant la première
moitié du XVIIIe siècle et qui, selon Madelénat, « sacralise l’acqui-
sition et la propriété privée1 » (1989 : 42) – entame son ascension.
Il s’agit d’une classe qui n’a pas encore une vision très claire
d’elle-même et qui, dépourvue d’un héritage social ainsi que
d’un héritage culturel, entreprend un processus de reconnais-
sance dans un monde désormais « défiguré par l’utilitarisme et le
mécanisme » (Taylor, 1998 : 570). Ses points de repère égarés,

1. Pendant cette période, en Angleterre et en France, l’augmenta-


tion du commerce international a un grand effet sur les capitales.
L’essor de la bourgeoisie renvoie à la formation d’une classe qui se
consacre à des activités de distribution plutôt qu’à des activités de pro-
duction. Voir à ce propos Sennett (1979).

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

l’homme du tournant du XVIIIe siècle, ce sujet autodéterminé, se


retrouve à tracer les frontières d’un univers déserté de toute
image divine, de tout credo métaphysique1. Si cette œuvre de
reterritorialisation demeure complexe pour les classes héritières
d’une tradition solide, elle sera très difficile pour un groupe
social, celui de la bourgeoisie, en pleine autodéfinition. Au Qué-
bec, la bourgeoisie qui, sous l’Ancien Régime, formait l’élite avec
les administrateurs du haut clergé, vit une situation problé-
matique sous le Régime anglais. Les grands entrepreneurs partis,
la deuxième couche de la bourgeoisie capitaliste subit les effets
néfastes de la banqueroute du Trésor français ; incapables de
recevoir les marchandises commandées avant la fin de la guerre,
les commerçants canadiens se trouvent désorientés. La situation
semble changer seulement au début du XIXe siècle, quand une
nouvelle bourgeoisie, autochtone, formée par des individus ins-
truits – médecins, notaires, avocats, arpenteurs –, prend la relève
et se fait le porte-parole des idées du siècle (démocratie, libé-
ralisme, anticléricalisme) en s’opposant de plus en plus à un
clergé devenu l’emblème du conservatisme. Cette classe, dont
les représentants seront à la tête de la rébellion de 1887-1888,
subira, à partir de la crise de l’Union, les répercussions finan-
cières de l’avènement de la grande bourgeoisie anglaise des
affaires. La lutte pour l’indépendance, qui, avant l’unification,
représentait l’un des buts principaux de la classe bourgeoise, se
transforme, surtout après 1840, en résistance contre
l’assimilation.

1. À propos de la liberté de ce sujet autodéterminé, Taylor précise :


« Il s’agit d’une liberté qui se définit négativement, par le déclin ou l’éro-
sion de toutes les images d’ordre cosmique qui pouvaient prétendre
définir d’un point de vue substantiel nos fins paradigmatiques en tant
qu’êtres rationnels. Mais cette liberté se définit aussi positivement par
les pouvoirs réflexifs qui sont au cœur du sujet moderne, ceux qui lui
confèrent divers types d’intériorité, les pouvoirs de la raison désenga-
gée et l’imagination créatrice » (1998 : 495).

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LA POROSITÉ AU MONDE

LES EFFETS

Les effets, multiples et variés, qui découlent de l’interaction


de ces causes (la sécularisation, l’industrialisation, le capitalisme,
la croissance urbaine – en Europe – et la montée de la bour-
geoisie) semblent tous reposer sur le même principe : celui de la
mise en valeur de l’individu et de son recentrage. L’individu, le
regard détourné du monde extérieur, trace les frontières de son
microcosme, s’insularise et cultive son ipséité. En d’autres
termes, cette réaction d’implosion, ce tropisme incontournable
demeure le dénominateur commun de plusieurs effets de la
transition du monde ancien au monde nouveau. De fait, le pas-
sage de la société étendue au noyau familial, la formulation du
concept de personnalité et la naissance du culte qui lui est asso-
cié, la chute des rôles causée par l’intrusion de la personnalité
dans le domaine public, la montée du narcissisme ainsi que la
transformation de l’individualisme institutionnel en individua-
lisme démocratique reposent sur ce principe qui alimente ce que
Sennett définit comme la « société intimiste » (1979 : 170).

LE PASSAGE DE LA SOCIÉTÉ ÉTENDUE AU NOYAU FAMILIAL.


LES TOPOÏ DE LA RETRAITE

Sennett repère dans le capitalisme la force qui a exercé une


« pression privatisante » (1979 : 28) sur la société bourgeoise du
XIXe siècle et qui a engendré, chez l’individu, un mouvement de
recul du domaine public et un repli conséquent dans le noyau
familial :
Peu à peu, le désir qu’avaient les gens de contrôler le domaine
public s’émoussa, et l’on chercha avant tout à s’en protéger.
La famille devint un refuge. On la considéra de moins en
moins comme le centre d’un domaine particulier, non public,
pour voir en elle un abri, un monde en soi, aux valeurs mora-
les plus élevées que celles du domaine public (1979 : 29).

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

Cette affirmation, d’ailleurs pertinente, demeure un peu réduc-


trice dans ses prémisses. En effet, s’il est tout à fait vrai que la
famille nucléaire acquiert une grande importance pendant cette
période, cela n’est pas uniquement dû à la pression exercée sur
elle par le capitalisme. D’autres facteurs, tous actifs à l’époque,
tels l’industrialisation1, l’éclatement des anciennes communautés
primitives et la séparation entre le travail et le foyer familial,
entrent en jeu dans ce renversement de polarisation (c’est-à-dire
le passage du désir de contrôler le domaine public au désir de
contrôler le domaine familial, beaucoup plus rassurant).

La famille

En ce qui concerne la famille, il semble qu’à la fin du


XVIIIe siècle,
dans les « classes moyennes et aisées de la société
française et anglaise » (Taylor, 1998 : 374), elle devienne de plus
en plus une communauté intime, un « havre dans un monde sans
cœur » (Taylor, 1998 : 374) que l’on oppose à une dimension
publique distante. D’après Laurent Mailhot et Pierre Nepveu, ce
type de valeur refuge prend des proportions patentes au Québec
dès 1763 et encore plus à partir de 1840, alors que « le pouvoir
économique et politique échappant, on se replie sur la famille,
la ferme, l’église, le cycle des saisons » (1990 : 6). Cela dit, il ne
faudrait pas glisser vers des déductions assez faciles soutenant
que les modèles du sentiment familial et de l’intimité ont vu le

1. N’oublions pas qu’au début du XIXe siècle, en Angleterre, naît


une esthétique qui est implicitement une critique de la civilisation
industrielle. La culture artistique et la réflexion esthétique – Shelley,
Wordsworth, Coleridge – voient dans l’industrialisation un événement
qui a déterminé un nouveau type d’individu. Celui-ci apparaît mécanisé
et automatisé par les exigences de la production. Même son com-
portement psychologique est influencé par les lois de l’échange. Cette
condition existentielle engendre aussi une sélection sur le plan des sen-
timents humains parmi lesquels prévaut celui de l’utilité. À ce propos,
voir Papi (1982).

53
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LA POROSITÉ AU MONDE

jour à cette époque. Comme Annik Pardaihé-Galabrun le rap-


pelle, « la famille nucléaire ou conjugale, c’est-à-dire la famille
moderne, formée des parents et de leurs enfants, est la domi-
nante en Europe occidentale, depuis le XIVe siècle1 » (1988 : 172).
Cependant, elle s’installe dans « l’espace clos du privé seulement
au XVIIIe siècle » (Serfaty-Garzon, 1999 : 45) quand surviennent
deux changements substantiels et simultanés qui sont à la base
de son épanouissement ainsi que de sa transformation en topos
sécurisant.
Le premier changement repose sur le fait que pendant le
XVIIIe siècle, « dans les pays anglo-saxons et en France, qui sem-
blent être les pionniers à cet égard, le sentiment acquiert plus
d’importance » (Taylor, 1998 : 373). L’affection est extériorisée
avec sollicitude et la préoccupation à l’égard de l’être aimé est
exprimée aisément. Le second se base sur une nouvelle organi-
sation familiale. L’enfant, après avoir perdu les privilèges de
l’adulte, devient le centre catalyseur de la tendresse et de l’inté-
rêt2. Dès lors, l’enfance sera considérée comme une phase
particulière du cycle de la vie, un moment de formation que les
parents cultivés prennent à cœur3. En réalité, ce qui se trans-
forme ne touche pas les sentiments eux-mêmes, puisque les
êtres humains ont toujours pris soin de leur progéniture, mais le
fait « qu’on en vienne à considérer ces penchants comme une

1. Philippe Ariès fait remonter aux XVe et XVIe siècles la naissance


de la famille comme lieu de la vie spirituelle (1973).
2. Dans L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Ariès
rappelle que « la sollicitude de la famille […] a privé l’enfant de la liberté
dont il jouissait parmi les adultes […] Mais cette rigueur traduisait un
autre sentiment que l’ancienne indifférence : un amour obsédant qui
devait dominer la société à partir du XVIIIe siècle » (cité par Taylor, 1998 :
375).
3. Sennett remarque que « la nouvelle sensibilité à l’état de dépen-
dance des enfants poussa à établir des droits de protection – incarnés
en France et en Angleterre vers les années 1750-1760 par des lois qui
réglaient la mise en nourrice et l’éducation dans les collèges » (1979 :
85).

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

part essentielle de ce qui donne sa valeur et son sens à la vie »


(Taylor, 1998 : 373).
À partir du XVIIIe siècle, l’évolution du concept de famille nu-
cléaire va de pair avec le développement de la notion d’intimité
qui, comme celle d’intimisme, demeure assez récente. Si l’on suit
les théories de Monique Eleb-Vidal, l’intimité apparaît aux XVIIIe
et XIXe siècles et pourrait être définie « d’abord comme un rapport
avec soi-même » (1986 : 129) et ensuite, je le souligne, comme
une relation avec l’espace qui nous entoure1.
C’est précisément ce rapport à l’espace que Robert Neubur-
ger met en évidence en observant que « nous pouvons définir
l’intimité comme la privacy anglo-saxonne, espace qui est sous
notre responsabilité, que nous gérons selon des principes qui
nous appartiennent » (2000 : 9-10). Selon ces observations, une
telle réalité présenterait « une double composante individuelle et
spatiale. On y associe ce qui appartient à l’individu et à son
corps, ses émotions, ses sentiments, ses pensées, son identité, le
tout s’inscrivant dans un environnement donné » (Lemieux,
1993 : 217). Il semble donc qu’au début de l’ère moderne, une
double transformation, dont les signes prémonitoires émergent
au XVIIIe siècle, s’opère chez l’individu : si, d’un côté, ce dernier
fortifie le bastion de son ego, de l’autre, il redétermine les
structures des références spatiales grâce auxquelles il perçoit et
organise le monde qui l’entoure. Ce que j’entends par là, c’est
que le processus de définition de l’individualité moderne s’ac-
compagne d’une nouvelle structuration de la dimension spatiale.
En effet, pendant la transition du XVIIIe au XIXe siècle, deux phé-
nomènes concomitants se manifestent : dans le domaine public,
l’espace se privatise et dans la sphère privée, il s’intimise.

1. Dans ce contexte, je rappelle la définition que Reboul donne du


mot intimité : « L’intimité est, littérairement, le discours qui enclôt des
êtres dans un lieu fermé » (1976 : 12).

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LA POROSITÉ AU MONDE

L’espace

Si l’on remonte aux origines de la privatisation de l’espace


public, une constatation évidente apparaît : la ville européenne
du Moyen âge, de la Renaissance et de la période baroque « se
concrétise par une très grande activité de rue » (Serfaty-Garzon,
1999 : 17). L’espace public est amplement exploité par les gens
qui exercent plusieurs métiers dans le dédale des ruelles afin de
subvenir à leurs besoins. Les places sont les lieux de rassemble-
ment d’une foule sociable, tolérante aux mélanges des rangs1.
Néanmoins, les choses changent, surtout à la fin du XVIIe siècle,
quand les villes européennes subissent une restructuration urba-
nistique pendant laquelle les quartiers incendiés ou abandonnés
sont réorganisés en fonction d’un nouveau principe : celui de la
place2. Cet endroit monumental, entouré de constructions so-
phistiquées, ne représente plus l’agora où la population se ras-
semblait et se livrait aux activités les plus disparates. À partir du
XVIIIe siècle, la réunion d’une foule en croissance « devient une
activité spécialisée, qui se produit en trois endroits particuliers :
les maisons de café, la promenade piétonnière et le théâtre »
(Sennett, 1979 : 53).
L’institution des maisons de café, les premiers centres d’in-
formation de l’époque, est basée sur un principe apparemment
égalitaire : toute distinction de rang est temporairement abolie et
chacun peut exprimer ses opinions ainsi que suivre n’importe
quelle conversation sans se préoccuper de la classe sociale de

1. Perla Serfaty-Garzon observe que « ce partage n’entame en rien


les hiérarchies existantes, et il se déroule dans les strictes limites de
l’ordre social établi » (1999 : 18).
2. Je pense, par exemple, au grand incendie de Londres en 1666 et
aux transformations qui surviennent à Paris après 1680. Néanmoins, il
faut attendre le XIXe siècle pour assister à l’atomisation urbaine, c’est-
à-dire la division de l’espace public en fonction des différents groupes
sociaux et de leurs modes de vie.

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

son interlocuteur1. Dans ces endroits, « les gens font ainsi l’expé-
rience de la sociabilité sans révéler grand-chose de leurs senti-
ments, de leur histoire personnelle ou de leur position sociale »
(Sennett, 1979 : 73). Il suffit de penser au café Procope, ouvert à
Paris en 1695 par un Sicilien, où se réunissaient Bernard de
Fontenelle, Alexis Piron, Voltaire, Denis Diderot et Jean-François
Marmontel, ou encore au café Ayotte, rue Sainte-Catherine à
Montréal, surnommé le Petit Procope, endroit où, tous les same-
dis soirs, à partir de l’hiver 1895, le groupe des Six Éponges,
formé entre autres par Jean Charbonneau, Joseph-Marie
Melançon, Henry Desjardins et Louvigny de Montigny, se retrou-
vait afin de discuter de littérature, de musique et de philosophie,
dans une atmosphère ludique.
Néanmoins, vers les années 1740, l’apparition des clubs in-
troduit un nouveau concept : celui de la privatisation de l’espace
public. La mise en place de ces cercles, qui seront couronnés
d’un large succès au XIXe siècle, repose sur un principe sélectif
très simple : on peut choisir son auditoire selon ses champs
d’intérêt en excluant tous ceux dont la vie personnelle demeure
inintéressante. L’art de la conversation, conventionnelle et for-
melle dans les maisons de café, devient agréable dans les clubs
puisqu’elle s’individualise. Il en est ainsi pour le club de l’Entre-
sol, fondé par l’abbé Pierre-Joseph Alary, en 1720, à l’entresol de
l’hôtel du président Charles-Jean-François Hénault, place Ven-
dôme, défini par le marquis d’Angenson comme « une espèce de
club à l’anglaise ou de société politique parfaitement libre, com-
posée de gens qui aimaient à raisonner sur ce qui se passait…
et dire leur avis sans crainte d’être compromis » (Castex et Surer,
1966 : 9). Dans La vie littéraire au Québec, on souligne qu’« au
cours des XVIIe et XVIIIe siècles, le modèle associatif français évo-
lue d’une façon fort différente du modèle britannique. Sous la

1. Sennett constate que dans ces endroits, « on lisait le journal et,


au début du XVIIIe siècle, les propriétaires des coffee-houses se mirent à
éditer et à imprimer des journaux » (1979 : 72).

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LA POROSITÉ AU MONDE

monarchie absolue, l’interdiction des associations ouvertement


politiques favorise l’émergence, sous le chapeau littéraire, d’aca-
démies, de cercles, de salons, de cafés » (Lemire, 1991 : 179).
Après 1763, ce sera l’Église qui combattra la diffusion des asso-
ciations et des cercles littéraires considérés comme une porte
ouverte à la libre pensée. Le Club constitutionnel, constitué en
1790, l’un des rares exemples d’intégration entre Britanniques et
Canadiens, ouvrira la voie à la fondation d’une série de clubs
francophones comme le Club littéraire Papineau, en 1878 ou le
Club des femmes de Montréal, en 1892, club qui s’occupait « de
littérature ainsi que de l’avancement social des femmes » (Lemire
et Saint-Jacques, 1991 : 156 – ils citent Les Feuilles d’érable, vol. I,
no 6, 25 juin 1896, p. 132).
Comme je l’ai déjà mentionné, ce processus de privatisation
de l’espace public va de pair avec celui d’intimisation de l’es-
pace privé. D’après Eleb-Vidal, en France, « jusqu’au début du
XVIIe, il existe deux types d’espace : la salle et la chambre où l’on
fait tout » (1986 : 129). Ces deux endroits représentent le centre
des activités de la communauté. Les gens ne s’y retrouvent
jamais seuls, ils vivent dans ces lieux spacieux « sans couloirs ni
espaces de retrait » (1986 : 129) sans ressentir la nécessité de
s’isoler ou de rechercher la solitude, qui semble être l’apanage
des aristocrates :
Ainsi pour que la chambre de ces privilégiés reste publique,
on a créé des annexes ; la garde-robe où personne ne pouvait
plus vous suivre, et le cabinet de lecture (la lecture va jouer
un rôle important dans la notion d’intimité parce qu’elle né-
cessite une certaine solitude) où l’on pouvait se retirer pour
traiter des affaires et recevoir des amis (1986 : 129).

On assiste donc, à cette époque, au début d’un processus de pri-


vatisation de l’espace engendré par le désir ressenti, par une
élite, de rester à l’abri du regard des autres. Ce phénomène, cir-
conscrit pour le moment, pourrait être interprété comme le
premier degré d’une certaine intimité. Cependant, la notion

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

d’intimité se concrétise seulement au XVIIIe siècle avec l’invention


du boudoir et la diffusion du cabinet de lecture par la bourgeoi-
sie. Le boudoir, ce retrait féminin, est « un endroit intime pour
rêver, où l’on reçoit ses amis et éventuellement ses amants, où
l’on peut être dans une tenue désordonnée » (Elab-Vidal, 1986 :
129). Pour ce qui est du cabinet de lecture, maintenant propre
aux classes moyennes et aisées, il ne représente que l’équivalent
masculin du boudoir. Dans les deux cas, l’espace apprivoisé
s’intimise, il ne correspond plus à un décor imposé de l’exté-
rieur, mais dépend de la sensibilité et du mode de vie de la per-
sonne qui l’occupe. Pendant cette période apparaissent les petits
appartements « où les pièces s’adaptent aux fonctions de la vie
quotidienne […] s’isolent, se spécialisent, se décorent et s’éroti-
sent » (Madelénat, 1989 : 45). Cette nouvelle conception spatiale
aboutira au XIXe siècle à la création d’un autre endroit qui existe
encore aujourd’hui : le salon de famille, un lieu de convivialité
où le noyau familial se réunit et se détend à l’écart du jeu social.

L’individu dans une nouvelle dimension

C’est à la lumière du changement de la conceptualisation de


l’espace habité qu’une question tout à fait pertinente sur son ha-
bitant surgit : que se passe-t-il pour l’individu intégré dans cette
nouvelle dimension ? Quelles sont les relations qui s’instaurent
entre lui et l’espace qui l’entoure ? De prime abord, il est intéres-
sant de remarquer qu’en ce qui concerne la proxémie, c’est-
à-dire « l’usage que l’homme fait de l’espace en tant que produit
culturel spécifique » (Hall, 1971 : 13), plusieurs critères comporte-
mentaux commencent à changer à partir du XVIIIe siècle :
La présence corporelle ne s’exhibe plus ; il faut une bonne
mise à distance des personnes, une régulation minutieuse des
proximités et des contacts qui contribue au renforcement du
territoire individuel, à la consolidation de la conscience et
de l’image de soi, au procès d’individuation et, partant, à

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LA POROSITÉ AU MONDE

l’accroissement du sentiment d’empiétement, d’offense, de


violation de ce « moi » désormais si calfeutré1.

Ce constat confirme, d’une certaine façon, la validité des ré-


flexions esquissées sur la profonde interaction se créant, au
tournant du siècle, entre l’individu et la conceptualisation de la
dimension spatiale. Il semblerait que plus le moi s’individualise
en consolidant la conscience de son unicité, plus l’espace qui
l’entoure se complexifie dans ses cadres de référence. L’homme,
ce sujet autodéterminé, est « maintenant en mesure de construire
de toutes pièces la totalité du monde où il vit » (Hall, 1971 : 17).
Et c’est en créant ce monde, avec tous ces filtres culturels repré-
sentés par la parcellisation, le morcellement et l’intimisation de
l’espace, qu’il détermine « l’organisme » (Hall, 1971 : 17) qu’il va
être. Mais, revenons aux lieux consacrés au repli afin d’apporter
deux précisions.
Il faut d’abord remarquer que si la retraite sécurisante dans
le noyau familial a souvent été considérée comme une réaction
propre à la bourgeoisie, il serait erroné d’attribuer ce phéno-
mène à une classe sociale en particulier. Le repli dans une
coquille protectrice, le recours aux sentiments naturels et l’exal-
tation de l’affection familiale sont des manifestations intimes
connexes au besoin que ressent l’homme de compenser le vide
créé par un univers dépouillé de ses idoles et maîtrisé par le
condominium de la raison. À ce propos, le cas du Québec de-
meure l’un des exemples emblématiques car, depuis la fonda-

1. Madelénat (1989 : 46) cite ici Philippe Perrot, Le travail des appa-
rences, Paris, Seuil, 1984, p. 126-127. Le commentaire que formule Alain
Corbin à ce propos est éclairant : « Au XIXe siècle, la pudeur et la “honte”
prétendent régir les comportements. Derrière ces termes, se cache un
double sentiment : d’une part, la crainte de voir l’Autre – le corps – s’ex-
primer, la hantise de laisser l’animal passer le bout de l’oreille ; d’autre
part, la crainte que le secret intime ne soit violé par l’indiscret, au désir
attisé par toutes les précautions destinées à masquer ce trésor » (1987 :
450).

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

tion de la Nouvelle France, et à la suite de plusieurs vicissitudes


politiques, la famille a constitué le point de repère inébranlable
d’une classe rurale majoritaire formée par les paysans et les
bourgeois. Cependant, ce désir de repli, commun à tous les indi-
vidus, se concrétise, au sein du milieu littéraire, dans la recher-
che d’autres refuges, d’autres topoï intimistes de retraite.
En ce qui concerne la seconde clarification, qui porte sur le
mot intimisme, il faut constater qu’il a souvent été utilisé erro-
nément comme un synonyme du terme intime. Il existe toutefois
une différence remarquable entre l’intimisme et l’intime qui,
comme je l’ai précisé auparavant, s’affirme autour du XIIIe siècle
en tant que phénomène individuel et social. Celui-ci pourrait
être défini, dans le contexte du XIXe siècle, comme une réaction
de repli qui se déclenche chez les individus quand ils font face
au capitalisme, à l’industrialisation et à la perte des points de
repère métaphysiques. Le microcosme dans lequel ces gens se
réfugient est représenté par le noyau familial, par l’affection qui
l’entoure et par ses formes élargies comme le groupe et la com-
munauté. Pour ce qui est de l’intimisme romantique, il ne faut
pas oublier qu’il s’agit d’un phénomène intellectuel, littéraire.
Dans ce cas précis, la tension qui entraîne l’individu vers la
retraite, vers l’implosion, n’est pas générée seulement par les
facteurs énumérés. Le capitalisme, l’industrialisation, le monde
défiguré par le mécanisme et l’utilitarisme s’associent souvent à
l’intolérance à l’égard de la nouvelle classe bourgeoise, à l’inca-
pacité d’accepter le passage de l’Ancien Régime à la démocratie
ainsi qu’à une réaction élitaire purement esthétique (un certain
nombre de romantiques, surtout de la première vague, étaient
des réactionnaires). À ce propos, Condé, alors qu’il s’interroge
sur la figure romantique du poète incompris, affirme :
[…] résulte-t-elle d’une transformation des rapports sociaux
désormais dominés par la bourgeoisie et par une économie de
type capitaliste ou bien n’est-elle qu’une stratégie originale
adoptée par l’avant-garde littéraire pour s’affirmer face aux
écrivains consacrés ? (1989 : 2)

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LA POROSITÉ AU MONDE

Pour ce qui est du contrepoids à l’égarement qui habite les


romantiques, il « se trouv[e] dans le monde authentique de la
nature, dans les sentiments humains non dénaturés » (Taylor,
1998 : 570), dans la famille qui est vue comme « un refuge cha-
leureux du sentiment dans un monde de plus en plus froid »
(1998 : 572) et dans le culte du moi, transformé en pur « objet
d’égolâtrie » (Madelénat, 1989 : 43). C’est l’exaltation de ce moi
qui aboutira à la création de l’individu d’exception, du poète ro-
mantique aux sentiments hypertrophiés. Dans certains cas, ce
dernier donnera lieu soit à la figure du « mage et divin, en avant
de son peuple, [qui dirige] le destin de ceux au nom de qui il
parle » (Beausoleil, 1997 : 15), soit à la figure du bâtisseur de
modèles servant à améliorer l’existence de ses semblables1.
Néanmoins, ce moi désengagé, démiurge de l’univers qu’il a
conçu, constitue d’ores et déjà la source substantielle du ques-
tionnement ontologique. Comme le fait observer Raphaël
Molho, « l’homme romantique apparaît comme un mystère à ses
propres yeux, et il parle de lui-même en employant constam-
ment les métaphores du gouffre ou de l’abîme. Il renferme en
lui une profondeur sans limites, qui prend le nom d’intimité, ou
d’intime » (1976 : 113).

1. Je me réfère ici aux propos sur la fonction de la poésie élaborés


par William Wordsworth, Percy Bysshe Shelley – Défense de la poésie –
et Novalis, entre autres. Je rappelle que le XIXe siècle est une période
effervescente, riche en culture et en contradictions. Fulvio Papi, dont je
traduis les mots, observe que pendant cette époque, il se crée une
remarquable scission au cœur du monde culturel : « Au XIXe siècle, deux
formes culturelles s’entrechoquent : l’une littéraire et humaniste et l’au-
tre scientifique et théorique. Il est tout à fait probable qu’au cours de
cette circonstance historique se soient créées les conditions favorables
à une séparation entre ces deux cultures […] pas tellement sur le plan
des langages, mais surtout sur le plan des attitudes morales et émotives
qui leur ont été associées respectivement au moment de leur scission »
(1982 : 26).

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

LE CULTE DE LA PERSONNALITÉ

D’après Sennett, « avant le XIXe siècle, le domaine du moi


n’était pas considéré comme l’expression d’une personnalité uni-
que ; le privé et l’individuel restaient encore séparés » (1979 : 79).
Une telle assertion, quoique assez synthétique, montre l’imbrica-
tion de deux des principes fondateurs sous-tendant la vision du
monde qu’avait l’individu occidental du XIXe siècle. Selon cette
vision, le moi, délesté de plusieurs attaches dans le collectif,
devient le reflet d’un sujet insularisé qui se construit sur les
bases des échanges se produisant entre les sphères publique et
individuelle. Ces deux dimensions aux frontières perméables
remplacent l’ancienne dichotomie privé/public qui, depuis le
Moyen Âge, semblait régler les relations humaines. Cependant,
ce moi désengagé a traversé différents stades avant d’atteindre
sa complétude. Remarquons que la vieille théorie des humeurs
de la Renaissance, qui était basée sur le déséquilibre des liquides
corporels et sur les variations de tempérament qui en décou-
laient, avait été remplacée, au XVIIIe siècle, par la théorie des
« sympathies naturelles », « déterminées par l’unité fonctionnelle
de l’espèce humaine » (Sennett, 1979 : 80), c’est-à-dire par l’attri-
bution des mêmes sentiments, des mêmes réactions à une com-
munauté homogénéisée, considérée in toto et non dans ses
multiples entités. Quant à la théorie du caractère naturel, qui
plongeait ses racines dans le même sillon, elle se développait
autour du domaine du moi représenté comme le reflet d’une
collectivité et non pas comme l’expression d’une singularité
unique.
C’est au début du XIXe siècle, avec l’épanouissement de la
notion de sujet et la diffusion du sentiment d’identité indivi-
duelle, que le passage du caractère naturel à l’idée de person-
nalité s’opère. Cette transition se construit à partir du décloison-
nement d’une vieille opposition entre les couples naturel/privé
et culturel/public. Apparemment, « cette étrange opposition en-
tre nature et culture a pris forme au XVIIIe siècle, en Angleterre,

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LA POROSITÉ AU MONDE

en France, en Italie du Nord et en Amérique du Nord-Est »


(Sennett, 1979 : 79-80). Selon cette théorie, le vice ancré dans le
naturel, qui se déployait dans la sphère privée, aurait été la
grossièreté primitive tandis que le vice enraciné dans le culturel,
qui constituait la sphère publique, serait demeuré l’injustice. Une
fois une telle opposition partiellement abolie, une nouvelle
dyade, formée par les termes individuel et public, s’instaure au
XIXe siècle en devenant le topos d’une singularité irréductible, la
personnalité, qui sépare l’individu de ses semblables. Nombreux
sont les critères qui distinguent la personnalité du caractère
naturel ; cependant, selon Sennett, les principaux sont au nom-
bre de trois. En premier lieu, la personnalité varie d’un individu
à l’autre, tandis que le caractère naturel constitue le liant qui
agglutine tous les êtres humains. En deuxième lieu, la person-
nalité est contrôlée par la conscience contrairement au caractère
naturel. Dans l’Ancien Régime, la maîtrise qu’un sujet exerçait
sur lui était liée à la modération de ses désirs ; le but de chacun
était de ne pas dépasser les limites et de rester en accord avec
son caractère naturel. En revanche,
la personnalité, elle, ne peut être contrôlée par l’action : les
circonstances peuvent obliger une personne à adopter telle ou
telle apparence, et donc à déstabiliser son moi. La seule forme
de contrôle possible consiste alors à essayer constamment de
formuler ce que l’on ressent. Ce contrôle du moi est surtout
rétrospectif : on comprend ce qu’on a fait une fois que l’expé-
rience est passée (Sennett, 1979 : 125).

En d’autres termes, les personnalités ont différentes manières de


vivre leurs sentiments et une profonde capacité de récupérer
leurs émotions. L’esthétisation de ces émotions devient, pour les
romantiques, la source première de la création ; soulignons, par
exemple, que dans la préface des Lyrical Ballads de 1798,
William Wordsworth et Samuel Taylor Coleridge définissent la
poésie comme une emotion recollected in tranquillity.

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

En dernier lieu, la société, à cette époque, est perçue


comme une panoplie de personnalités hétéroclites. Chaque per-
sonnalité « est instable à l’intérieur […] parce que les apparences
externes n’ont aucune distance vis-à-vis des impulsions
intérieures ; elles sont des expressions directes du moi » (Sennett,
1979 : 126). Il n’y a plus de filtre entre l’intérieur et l’extérieur,
ce qui compte, c’est l’image que l’on donne de soi et non pas le
rôle que l’on revêt. À ce sujet, il faut observer que pendant l’An-
cien Régime, les conventions étaient à la base des échanges
sociaux. Chacun avait un rôle bien déterminé qui le situait par
rapport au social et qui lui conférait un statut stable et durable.
L’un des exemples les plus remarquables de ce phénomène est
représenté par les codes vestimentaires :
En 1750, un vêtement n’avait rien à voir avec ce que l’on sen-
tait. C’était un signe arbitraire, artificiel, indiquant la position
que l’on occupait dans la société. Plus l’on occupait une po-
sition élevée, plus l’on avait la liberté de jouer avec cet objet,
l’apparence, selon des règles impersonnelles et sophistiquées
(Sennett, 1979 : 120).

Pendant cette période, on distinguait le public du privé, et


ce qui se passait dans le social, c’est-à-dire la fonction que rem-
plissait l’individu dans ce contexte, n’était pas associé à sa façon
d’être, qui appartenait à la sphère privée. Cependant, au XIXe siè-
cle, l’individuel et le public s’interpénètrent de telle façon que
les individus sont portés à croire que les échanges sociaux ne
sont que des relations personnelles. Les codes vestimentaires
changent et, à partir de la moitié du XIXe siècle, l’habillement
évoque la personnalité à tel point que « les gens croient que les
vêtements permettent une connaissance intime de l’individu »
(Sennett, 1979 : 140). L’entrée de la personnalité dans l’espace
public au XIXe siècle, qui aurait « jeté les bases de la société inti-
miste » (Sennett, 1979 : 170), semble être l’origine d’une certaine
ambivalence comportementale. Celle-ci se manifeste, d’une part,
par le besoin qu’éprouve l’individu de se déchiffrer, de se

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LA POROSITÉ AU MONDE

connaître, donc de se dévoiler aux autres et, d’autre part, d’une


manière contradictoire, par la peur, la pudeur qu’il ressent d’être
mis à nu, de se donner en spectacle. L’une des solutions possi-
bles consiste alors à créer un système de masques qui donnent
à l’individu l’illusion d’avoir un caractère ferme et inflexible alors
qu’il est esclave de son apparence du moment. Johann Wolfgang
von Goethe commente ainsi ce phénomène :
Dans une société où on ne dissimule pas, dans laquelle cha-
cun agit selon son tempérament, la grâce et la satisfaction ne
peuvent longtemps régner, et là où on dissimule toujours,
elles n’ont pas du tout accès. Ce n’est donc pas mal que, d’en-
trée, nous adoptions la dissimulation ensuite, sous le masque,
nous serons aussi sincères que nous voudrons1.

Dans ce jeu paradoxal de mystification et de dévoilement, la col-


lectivité, la Gemeinschaft, apparaît comme un ensemble de per-
sonnalités différentes d’où surgit la figure charismatique capable
de refléter les aspirations ainsi que les velléités de ses proches.
Une telle figure n’est pas jugée par rapport à ses compétences,
à sa solidité et à sa maîtrise, critères adoptés dans l’Ancien Ré-
gime pour l’attribution d’un rôle, mais plutôt en fonction de son
caractère, de sa charge affective basée sur le pouvoir d’envoûter,
d’entraîner la foule, de s’imposer au-dessus des autres en portant
« les passions et les sentiments au paroxysme » (Sennett, 1979 :
211).
L’un des exemples les plus éclatants de ce phénomène, sur
le plan politique, est représenté par Alphonse de Lamartine qui,
pendant la révolution de février 1848, en s’adressant à une foule
mécontente et enragée contre le régime de Louis-Philippe, la
défie et déclame ses poèmes. Par son attitude méprisante et son
talent oratoire, il discipline et rend passif un auditoire qui lui est
politiquement hostile mais qui, subjugué par sa performance, le

1. Madelénat (1989 : 44) cite ici Les années d’apprentissage de


Wilhelm Meister, Paris, Aubier, [1794-1796] 1983, p. 129.

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

juge non pas en fonction de sa vision sociopolitique, mais plutôt


en fonction de son courage et de son caractère. C’est le culte de
la personnalité porté au paroxysme qui, entre autres, encourage
certains hommes de culture à se croire des êtres humains parti-
culiers au-dessus de la norme. À Paris, par exemple, Frédérick
Lemaître, avec son jeu sur le naturel, est considéré comme la
seule personne qui puisse permettre à son auditoire d’éprouver
des sensations vraies et intenses dans le domaine public. Au
Québec, Octave Crémazie, le chantre de la patrie, assume le rôle
dévolu au poète national et Louis Fréchette, dont le sobriquet de
Victor Hugo le petit1 demeure révélateur, reconnu comme le
poète phare, le porte-parole de la collectivité, est nommé, à titre
honorifique, invité d’honneur de l’École littéraire de Montréal.
L’entrée de la personnalité dans l’espace public du XIXe siè-
cle semble avoir jeté les bases de la société intimiste et encou-
ragé la montée des figures charismatiques conçues comme les
représentants des aspirations, des rêves et des désirs de la com-
munauté. Cependant, on verra comment, dans la société inti-
miste de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, ces figures de
proue seront supplantées par un phénomène d’uniformisation
qui voit l’individu commun devenir le protagoniste de sa dimen-
sion quotidienne.

LE NARCISSISME

D’après ce que l’on a pu constater jusqu’à présent, la société


intimiste du XIXe siècle s’organise autour de trois principes : le
topos de la retraite, l’individualisme et le culte de la personnalité.
Cependant, un autre facteur dominant, le narcissisme, demeure

1. William Chapman lui avait donné ce surnom. En effet, il y a des


correspondances entre la carrière de Hugo et celle de son émule
Fréchette : la fondation d’un cénacle, le projet d’une épopée, La légende
des siècles pour Hugo et La légende d’un peuple pour Fréchette, ainsi
que le rôle de poète phare que les deux auteurs ont revêtu dans leur
société respective.

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LA POROSITÉ AU MONDE

à la base de sa structure en jouant un rôle déterminant, tant dans


l’orientation des relations humaines que dans l’évolution des
tendances littéraires.
Concept controversé et ambigu, le narcissisme a souvent été
l’objet de contradictions et de paradoxes, surtout quand il s’est
agi de le définir dans un contexte psychanalytique et sociocultu-
rel. Comme Julien Eymond le relève synthétiquement,
le terme narcissisme fut suggéré par Havelock Ellis, créé par
Näcke, employé par Freud et finalement lancé par celui-ci
avec Pour l’introduction du narcissisme. Tout s’est passé entre
1898 et 1914, c’est-à-dire assez vite. En tout cas, le terme fut
aussitôt adopté comme si son acception était claire et définie,
alors qu’il est plutôt, en dépit et à cause de sa fécondité, une
source de confusion (1977 : 18).

Cette fécondité, qui se base en partie sur la richesse du mythe


grec et sur ses différentes interprétations, suggère que, si le
terme a une origine assez récente, la notion qui lui est liée re-
monte à une époque beaucoup plus lointaine. En effet, il suffit
de rappeler que Platon et Aristote se sont penchés sur certains
aspects du narcissisme, tels que les excès d’ambition, de tyran-
nie et d’orgueil chez les autocrates, et que leurs réflexions ont
contribué à engager, sur le plan politique, le débat qui oppose
« the ruler and the ruled » (Fine, 1986 : 2).
Certes, l’histoire et l’évolution du narcissisme, tout en consti-
tuant un sujet très intéressant, dépassent la portée de cette
étude. Il convient tout de même d’observer que jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle, les réflexions sur les diverses facettes du narcissisme
avaient été formulées dans le seul but de brosser le portrait du
tyran, de l’homme de génie, de la figure de prestige qui, en
réalité, incarnaient une minorité restreinte et élitaire. C’est seule-
ment au XIXe siècle, époque de l’épanouissement de la notion de
sujet et de l’accentuation du sentiment d’identité individuelle,
que le narcissisme prendra des proportions beaucoup plus

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

larges en devenant un phénomène de masse1. À cet égard,


Reuben Fine constate que
le topique du narcissisme apparaît au long de l’histoire sous
trois formes : le narcissisme du tyran, le narcissisme de
l’homme commun et le narcissisme du psychotique. […] Le
narcissisme de l’homme commun domina la société du
XIXe siècle et il la domine encore de nos jours (1986 : 23. Je
traduis).

À la suite des prémisses formulées, il serait tout à fait oppor-


tun de se poser quelques questions inhérentes à l’épanouisse-
ment et à la démocratisation de ce phénomène au XIXe siècle. On
a constaté que ce siècle a été témoin de plusieurs changements
substantiels et qu’il a assisté à l’accomplissement du projet
d’autogénération de l’individu moderne. Sur ces bases, pourrait-
on proposer l’hypothèse selon laquelle l’exacerbation narcissi-
que associée à l’individu aurait simplement été l’effet des boule-
versements socioculturels que ce dernier a vécus ? En effet, si
l’on s’en tient à cette théorie, on partagerait facilement l’opinion
formulée, entre autres, par Patrick Juignet pour qui « il se peut
que les changements de civilisation produisent des modifica-
tions de la structure psychique » (1997 : 16). Toutefois, cette idée
ne tient apparemment pas compte du principe de réversibilité
qui règle toute relation établie entre l’individu et son milieu.
D’après ce principe, étant donné que « nous modelons notre
culture selon notre image et vice-versa » (Lowen, 1987 : 8), il
serait tout à fait impossible de comprendre l’une sans compren-
dre l’autre, puisque les deux sont interpénétrables. À la suite de
ces acquis, le « narcissisme individuel est comparable au narcis-
sisme culturel » (Lowen, 1987 : 8) de telle façon que l’interpréta-
tion de celui-ci à la lumière d’une approche psychanalytique

1. Il ne faut pas oublier que le rôle fondamental de l’individu dans


le monde avait été amplement traité par Voltaire et les encyclopédistes
à partir de la moitié du XVIIIe siècle.

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LA POROSITÉ AU MONDE

(bien que nuancée, atténuée et soutenue par l’apport d’autres


disciplines) sera tout à fait possible.
Comme on l’a souligné, nombreuses ont été les causes sous-
jacentes à la nouvelle Weltanschauung qui se répand au XIXe siè-
cle et dont le principe de base repose sur la position centrale du
sujet dans l’univers ainsi que sur son pouvoir de fondation
(fondation de ses actes, de la vérité, de l’histoire, ainsi que de la
loi). Cette exaltation de l’individu est amplement célébrée par
Walt Whitman, dont le recueil Leaves of Grass « représente une
des plus puissantes personnifications du narcissisme de l’homme
commun » (Fine, 1986 : 18). Ce bref extrait en donne un aperçu
assez évocateur :
I celebrate myself, and sing myself,
And what I assume you shall assume,
For every atom belonging to me good as belongs to you1.

Ce common man, ce sujet superlativisé dont le poète loue la


fraternité, semble être habité par ce qui, en psychanalyse, est
appelé le délire d’omnipotence. Il s’agit d’un moment de créa-
tion intense et illimitée que le nouveau-né vit pendant ses pre-
miers mois et qui correspond à la phase du narcissisme pri-
maire2. Dans cette phase de fondation, qui suit la naissance, où
l’amour prioritaire précède l’amour des autres, il n’y a pas
encore de différentiation entre le monde intérieur et le monde
extérieur, entre le sujet d’amour et l’objet d’amour. La mère ainsi
que l’univers qui l’entoure semblent être des prolongements du
sujet ; ils vivent par l’intermédiaire de son regard et acquièrent
un sens grâce à sa présence. Avec toutes les précautions qu’une
approche psychanalytique utilisée dans un contexte sociocultu-

1. « Je me célèbre moi, / et mes vérités seront tes vérités, / car tout


atome qui m’appartient t’appartient aussi à toi » (Whitman, 2008 : 51).
2. Pour un exposé détaillé de la question, voir les œuvres de
Dessuant ([1983] 1994), Alice Miller (1983 et 1996), Westen (1985) et
Winnicott (1957), entre autres.

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

rel requiert, on remarque que ce type d’attitude égotiste consti-


tue l’un des principes fondateurs de l’anthropologie romantique
et qu’elle se reflète, par exemple, dans le rapport que le sujet
entretient avec la nature. Considérée comme la source de sen-
timents forts et nobles, celle-ci, tel un miroir, attire l’individu en
évoquant, chez lui, des émotions enfouies ou oubliées au fond
de son âme (cette vision de la nature est déjà présente dans la
deuxième moitié du XVIIIe siècle). En paraphrasant la pensée de
l’époque, Taylor constate que « la nature est comme un grand
clavier sur lequel nous jouons nos sentiments les plus élevés.
Nous nous tournons vers elle, comme nous pourrions nous tour-
ner vers la musique, pour évoquer et affermir ce qu’il y a de
meilleur en nous1 » (1998 : 380). La métaphore de la harpe éo-
lienne, employée par Percy Bysshe Shelley dans Ode to the West
Wind, est l’un des exemples les plus explicites de l’existence
d’une nature dans laquelle la démarche heuristique du sujet ne
se réalise pas en elle, mais plutôt par son intermédiaire dans une
espèce d’élan autocélébratif. C’est cet amour de soi porté au
paroxysme qui pousse les héros « comme Kierkegaard ou Bau-
delaire [à donner] la plus grande signification publique à une
vaste gamme d’émotions et de situations extrêmement privées »
(Zweig, 1980 : 244. Je traduis).

1. La théorie des correspondances entre les affaires humaines et les


phénomènes naturels a une origine beaucoup plus ancienne, et peut
être retracée dans l’œuvre de William Shakespeare. Taylor constate
alors que « la nature, ici, est en relation avec les affaires humaines. Mais
cette relation est absolument différente et, en fait, incompatible avec
l’attitude moderne que nous avons héritée du XVIIIe siècle. Shakespeare
prend appui sur une certaine notion d’ordre fondée sur un logos onti-
que, plus précisément sur les correspondances de la pensée de la
Renaissance. Le même ordre hiérarchique se manifeste dans divers do-
maines, chez l’homme, les oiseaux, les animaux ; et ceux-ci sont en
rapport les uns avec les autres : le désordre dans l’un se traduit dans les
autres » (1998 : 381).

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LA POROSITÉ AU MONDE

Mais, si le narcissisme littéraire plonge ses racines dans


l’ivresse de l’autoglorification, un autre type de narcissisme, qui
se manifeste chez l’homme commun, trouve ses raisons d’être
dans la montée, au XIXe siècle, du nationalisme. Son ascension se
justifie, à cette époque, de plusieurs façons, dont l’une des plus
remarquables serait « la projection du narcissisme de l’homme
ordinaire sur la nation. Si celui-ci ne peut pas devenir grand, la
nation le deviendra à sa place » (Fine, 1986 : 21). Ces principes,
théorisés et explicités par Johann Gottfried Herder et Johann
Gottlieb Fichte, entre autres, constitueront un aspect capital de
la réflexion romantique. En 1774, Herder, avec la publication
d’Une autre philosophie de l’histoire, lance une polémique pas-
sionnée contre le rationalisme universaliste des lumières en lui
opposant la diversité, la variété et l’originalité des cultures ;
Ceci suppose une transformation profonde dans la conception
de l’homme ; au lieu d’un individu abstrait, représentant de
l’espèce humaine, porteur de raison, mais dépouillé de ses
particularités, l’homme de Herder est ce qu’il est, dans tous ses
modes d’être, de penser et d’agir, en vertu de son apparte-
nance à une communauté culturelle déterminée (Dumont,
1983 : 118).

Pour le philosophe, ce sont la langue, la culture, l’éducation et


l’armée qui constituent les fondements d’une nation dans
laquelle les êtres humains, en renonçant partiellement à leur
individualité ainsi qu’en émoussant leur identité personnelle,
participent, d’un commun accord, à l’édification d’une identité
nationale. Quoique la pensée de Herder se révèle assez éloignée
de celle de Fichte, surtout dans le fait que le premier exalte la
diversité des caractères de chaque peuple en tant que symbole
de l’universel dans toute sa richesse, elle semble la recouper
dans le concept d’entité collective. En effet, comme Fichte le
souligne dans Les discours à la nation allemande, prononcés en
1807 et en 1808, la fondation d’un moi collectif est le but ultime
d’un processus de redressement moral de l’Allemagne qui s’ac-

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

complira par l’éducation du peuple à la germanitude. La concré-


tisation de cette entité publique rendra « chacun conscient de
son appartenance communautaire et de ce qu’il doit à la collec-
tivité dont il est issu1 » (Lamoureux, 2001 : 74). Cependant, je ne
m’étendrai pas davantage sur ce sujet pour ne pas entrer dans la
polémique au sujet de la philosophie sociale et politique de
Fichte, qui est considéré par certains comme l’inspirateur du
national-socialisme.
Au Québec, il faut observer que, pendant la première moitié
du XIXe siècle, la voix collective, celle qui fait appel à la patrie
conçue en tant que « terre promise » ou « terre de l’espérance »
(Lemire, 1991 : 338), semble être privilégiée par la critique litté-
raire officielle au détriment de la voix individuelle. Celle-ci, en-
core vacillante, mais dont les épanchements intimes traversent
certains poèmes de François-Xavier Garneau, Napoléon Aubin et
Joseph-Guillaume Barthe, prendra de l’ampleur au tournant de
la décennie de 1860, période qui marque l’affirmation du roman-
tisme au Québec comme esthétique dominante. Celui-ci, en
abandonnant graduellement la mouvance patriotique et en exal-
tant de plus en plus la tendance subjective et intimiste, prolon-
gera son influence jusqu’aux premières décennies du XXe siècle.
Dans son étude sur la poésie intime au Québec, Hélène
Marcotte remarque que la première vague intimiste, qui s’étale-
rait selon son hypothèse de 1831 à 1862, subit les pressions
d’une critique littéraire attachée « aux principes du classicisme et
soucieuse de privilégier le collectif plutôt que l’individuel, la
nation plutôt que l’intime » (1996 : 104). À vrai dire, Garneau et

1. Force est de constater que la philosophie sociale et politique de


Fichte pose encore des problèmes d’interprétation. Associé au panger-
manisme et à la volonté de puissance d’un peuple, le philosophe a été
accusé d’être le précurseur et l’inspirateur du national-socialisme. Tou-
tefois, Diane Lamoureux souligne que la position de Fichte « semble être
d’ordre plus culturel qu’ethnique […] et [qu’]il est difficile de voir chez
lui l’origine du racisme hitlérien » (2001 : 76).

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LA POROSITÉ AU MONDE

Aubin, qui expriment dans bon nombre de leurs vers les senti-
ments patriotiques des Canadiens, se laissent aller, de temps à
autre, à des préoccupations intimes. Le premier, dans « Élégie » et
« Le tombeau d’Émilie », témoigne de l’errance et de la solitude
de l’exil ainsi que de la perte de la femme aimée ; le second,
dans « Le songe », semble verser dans la poésie amoureuse et,
dans « Tristesse », paraît réunir « les principales tendances de la lit-
térature romantique : langueur, fièvre ardente, solitude, détresse,
mélancolie » (Lemire, 1991, 341). C’est le portrait du héros soli-
taire, « dont les élans du cœur ont exténué la force » (Beausoleil,
1997 : 15), qui ressort de ce tableau. Il s’agit d’une figure litté-
raire introduite, au début des années 1920, par Joseph Berchoux,
qui en exaltait surtout le côté misérabiliste et indigent. Souli-
gnons que cet aspect sera repris par Barthe, dont la conception
pessimiste de la vie accentuera davantage les traits de caractère
du poète malheureux et incompris. Néanmoins, à cette époque,
d’après Marcotte, « écrire des poèmes intimes reste une pratique
marginale. Les préoccupations patriotiques sont en première
ligne » (1996 : 73). À ce propos, il suffit de rappeler qu’en 1844
est fondé l’Institut canadien à Montréal, siège d’un romantisme
engagé, dont les émules, au risque d’être incarcérés, prennent
part aux actes politiques qui bouleversent le pays ; ce sera le cas
de Barthe qui, en 1838, à la suite de la publication dans Le Fan-
tasque du poème « Aux exilés politiques canadiens », passera
quelques mois en prison.
L’année 1863 est marquée, entre autres, par la parution de
Mes loisirs, de Fréchette, qui constitue le premier recueil de poè-
mes publié au Canada. Il précède les Essais poétiques, de Léon-
Pamphile Lemay, édité en 1865, ainsi que Les miettes, d’Henri-
Raymond Casgrain, publié en 1869. Ces recueils, bien que
parcourus encore d’une veine patriotique assez marquante qui
emprunte, surtout dans le cas de Fréchette et Casgrain, des sujets
à l’histoire nationale, au folklore et aux légendes, contiennent
des poèmes dans lesquels le moi, délesté de plus en plus de
l’instance collective, trouve une voie d’expression plus intime et

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

personnelle1. Cette vocation se manifeste principalement chez


Lemay qui, attaqué par la critique qui lui reproche d’étaler en
public ses douleurs intimes, « inaugure une poésie intimiste.
Avec lui, le poète canadien-français commence à douter de la
nécessité de sa voix publique pour se chercher une âme » (Royer,
1989 : 25). Il faudra cependant attendre Eudore Évanturel, qui
publie en 1878 Premières poésies, pour que le ton grandiloquent,
qui caractérise souvent la poésie de l’époque, disparaisse et que
celle-ci, libérée d’un lourd fardeau idéologique et imprégnée
d’une thématique profondément romantique, suive librement
une voix aux accents personnels et aux tonalités intimes2.
À ce propos, Marcotte constate que « contrairement à la pé-
riode précédente, la poésie ne sert plus à créer des liens entre
les interlocuteurs de façon à mettre fin à l’exil, mais permet
plutôt au je d’épancher son trop plein de douleur » (1996 : 160).
C’est donc le recours à l’inspiration intime ainsi que le traitement
de divers sujets, comme les joies de l’amitié partagée et la fuite
du temps, qui traversent la production poétique d’un groupe de
femmes telles Anne-Marie Duval-Thibault, Léonise Valois, Marie-
Louise Lalonde et Marie-Anne Routier, qui, vers la fin de 1880,
publient leurs poèmes dans La Lyre d’or, Le Coin du feu, Le
Recueil littéraire et Le Glaneur. Force est de constater que « bien
que leur production demeure peu abondante, les femmes sont

1. En ce qui concerne Fréchette, on pourrait se référer, par exem-


ple, aux poèmes « Un soir au bord du lac Saint-Pierre » (1860), « Renou-
veau » (1869) et « Comme autrefois. Romance » (1876). Du court recueil
de l’abbé Casgrain, les poèmes « Les âges » ou « À ma sœur » pourront
être retenus.
2. Soulignons que, si la thématique adoptée par Évanturel est typi-
quement romantique, son esthétique tient plus de l’école parnassienne.
Mailhot et Nepveu remarquent que « le romantisme d’Évanturel, entre
Musset et Verlaine, procède déjà du symbolisme et jusqu’à un certain
point, le travail et le dépouillement de son écriture annoncent la poésie
moderne » (1990 : 85). Comme Nepveu le remarque, Évanturel a été tout
à fait occulté à l’époque.

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LA POROSITÉ AU MONDE

plus nombreuses qu’auparavant à manifester leur volonté de se


tailler une place en publiant leurs vers et en les signant, ne
serait-ce que d’un pseudonyme qui ne cache pas vraiment leur
véritable identité » (Lemire et Saint-Jacques, 1991 : 339). La même
veine intimiste parcourt les poèmes qu’Alfred Garneau publie,
avec parcimonie, entre 1852 et 1904 et qui, sous un certain an-
gle, annoncent l’intériorité d’Albert Lozeau, poète gravitant
autour de l’École de Montréal et dont la « voix franchit le mur des
clichés et des conventions et nous paraît proche, vibrante, per-
sonnelle » (Nepveu, 1997 : 10). Ces vers de Lozeau
J’écoute le vent froid bruire.
Une cloche sonne, là-bas.
Si j’entendais monter des pas !
J’aurais tant de choses à dire ! (1997 : 30)

reflètent, d’une certaine façon, l’attitude de recueillement qui tra-


verse le sonnet « Mon insomnie » de Garneau :
Mon insomnie a vu naître les clartés grises.
Le vent contre ma vitre, où cette aurore fuit,
Souffle les flèches d’eau d’un orage qui fuit.
Un glas encor sanglote aux lointaines églises…
(cité dans Mailhot et Nepveu, 1990 : 67)

Dans ces deux poèmes, le sujet exacerbé, chez qui les mêmes
sources auditives – le vent et la cloche – ne font que déclencher
la réflexion, suit le fil d’une trame méditative de longue haleine
dans laquelle l’espace imaginatif, réduit à la seule dimension
subjective et intime, est habité par un cœur triste (« Mon cœur
est triste et mon corps las » – Lozeau) et lassé (« Soudain, ma
pensée entre aux dormants cimetières / Et j’ai la vision, douce à
mon cœur lassé / de leurs gîtes fleuris aux croix hospitaliè-
res » – Garneau).
En faisant abstraction du cas d’Émile Nelligan, qui a abon-
damment été traité, on remarque qu’une nouvelle tendance inti-
miste tend à s’affirmer pendant les trente premières années du

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L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES

XXe siècle. Celle-ci trouve ses interprètes dans Hélène Charbon-


neau, Jovette Bernier, Simone Routier, Éva Senécal et Medjé
Vézina1. Ces écrivaines, qui font partie d’une génération de
femmes encore tenues à l’écart des débats idéologiques et politi-
ques, inaugurent « le thème de l’amour en poésie en y investis-
sant leur passion, leur révolte et leur conscience d’une condition
féminine souvent inacceptable » (Royer, 1989 : 44). Dans leur
production, le sujet collectif féminin, affiché de temps à autre
dans certains poèmes de Bernier, fait place à un « je » individuel
qui, affranchi de toute instance communautaire et teinté de soli-
tude et d’amertume, se manifeste dans toutes ses contradictions
et ses vacillements.
Dès les années 1930, ce sujet, conscient de son unicité et de
sa singularité, empruntera d’autres chemins qui, dans l’exclusion
et l’isolement vécus comme « une condition subie, imposée »
(Marcotte, 1969 : 38), l’amèneront, entre autres, vers l’interroga-
tion existentielle et métaphysique ou encore vers l’élan sororal
de la célébration du monde2. Cependant, on pourrait remarquer
qu’à partir de ce moment, il sera question d’un sujet dont l’adhé-
sion à une voix collective, qui se manifeste, par exemple, dans
la poésie du pays, représente un choix souhaité, et dont la dé-
marche heuristique le conduira lentement mais inexorablement
vers la perte, la résistance passive, l’aveu.

1. Citons le recueil Opales (1924), de Charbonneau, Les masques


déchirés (1932), de Bernier, L’immortel adolescent (1928), Ceux qui
seront aimés (1931) et Les tentations (1934), de Routier, La course dans
l’aurore (1929), de Sénécal et Chaque heure a son visage (1934), de
Vézina.
2. Je me réfère ici, entre autres, à la poésie d’Hector de Saint-Denys
Garneau, de Rina Lasnier, d’Anne Hébert et d’Alain Grandbois.
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L’INTIME – L’INTIMISME :
LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

LES LIGNES DE FOND

« L’intimisme littéraire se dissout à l’orée du XXe siècle après


avoir connu au XIXe siècle son apogée et sa forme idéale » (Made-
lénat, 1989 : 53). Cette assertion de Daniel Madelénat, aux traits
un peu trop catégoriques, doit être nuancée. S’il est vrai que l’in-
timisme, conçu en tant que mouvance artistique, subit une fra-
gilisation en Europe dès la fin du XIXe siècle et que, comme on
a pu le constater, il se propage au Québec jusqu’au premier tiers
du XXe siècle, il serait tout à fait hasardeux de présumer qu’il se
dissout. En effet, cette tendance n’a jamais cessé d’évoluer de-
puis la deuxième moitié du XVIIIe siècle et, faisant alterner des
moments de stase et des moments de paroxysme, semble avoir
accompagné, en mode mineur, la production même de ces poè-
tes qui, comme Gaston Miron, ont été classés par une critique
officielle, souvent soucieuse d’ordre, parmi les chantres de l’en-
gagement politique. Au risque de tomber dans la simplification
que comporte toute tentative de catégorisation, on pourrait dire
que l’intimisme, tel un mouvement sinusoïdal, atteint son acmé
au cours du XIXe siècle, suit une trajectoire descendante pendant
une bonne partie du XXe siècle et reprend son élan depuis les
années 1980, quand les conditions propices à son retour se ma-
nifestent. Il est cependant nécessaire de souligner que l’inti-
misme contemporain, tout en gardant des liens avec son homo-
logue d’antan, se distingue de celui-ci, ne serait-ce que pour ce

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LA POROSITÉ AU MONDE

qui est de la vision du monde et de l’anthropos qui constituent


ses assises.
En ce qui concerne l’intimisme de la première vague, remar-
quons que les raisons qui ont participé à son affaiblissement
sont nombreuses, complexes et imbriquées les unes dans les au-
tres de telle façon que, dans ce contexte, les principales seule-
ment seront sommairement rappelées.
Du point de vue philosophique, l’affaiblissement de l’idée
du sujet qui s’exprime, selon Alain Renaut, « à travers deux thé-
matiques centrales de la pensée contemporaine » (1989 : 14),
c’est-à-dire la thématique de l’inconscient et celle de la finitude
des philosophes post-hégeliens, contribue à ébranler profondé-
ment tout projet de maîtrise qui habite l’individu contemporain
ainsi qu’à rendre illusoire la stabilité du cocon intime, du havre
sûr, où il se réfugiait afin de se recentrer. Dans La fin de la mo-
dernité, Gianni Vattimo considère que
la crise de l’humanisme au sens radical qu’elle prend auprès
de penseurs comme Nietzsche et Heidegger, mais aussi chez
des psychanalystes comme Lacan, et peut-être des écrivains
comme Musil, se résout probablement en une « cure d’amai-
grissement du sujet » qui le rend capable d’écouter l’appel d’un
être qui ne se donne plus sur le ton péremptoire du Grund,
de la pensée de la pensée, ou de l’esprit absolu : un être qui
bien plutôt dissout sa présence-absence dans les réticules
d’une société qui se transforme de plus en plus en un orga-
nisme très sensible de communication1 (1987 : 51).

Les réflexions sur le thème de l’altérité chez Emmanuel Levinas


et Maurice Blanchot, la recherche d’un ego transcendantal dé-
psychologisé de la phénoménologie, la liberté métaphysique de

1. Dans la même lignée, Michel Maffesoli constate que « ce qui est


en jeu dans ce retour du destin c’est la négation même du fondement
philosophique de l’Occident moderne : le libre arbitre, la décision de
l’individu ou des groupes sociaux agissant de concert pour faire l’His-
toire » (2000 : 39).

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L’INTIME – L’INTIMISME : LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

l’existentialisme « qui condamne l’homme à un engagement dans


un monde absurde où chaque existant veut la mort de l’autre »
(Madelénat, 1989 : 59) sapent la notion d’unicité du sujet en ou-
vrant le chemin vers la conception d’une condition commune de
l’individu chez qui la quotidienneté et l’intimité, étranges et
énigmatiques, se réalisent dans un vécu opaque aux traits flous
et incertains.
Sur le plan littéraire, les écrivains s’épanchent de moins en
moins, ils recherchent une poésie pure comme Stéphane Mal-
larmé ou Paul Valéry, explorent l’impersonnel comme Francis
Ponge, sabotent le langage commun tels les formalistes, s’identi-
fient à une fonction sociale comme les futuristes ou certains des
représentants de l’Hexagone et de Parti pris, s’engagent dans
une remise en question de la réalité patriarcale telles les
féministes.
En ce qui concerne l’aspect sociopolitique, l’expansion du
communisme à partir des années 1920 ainsi que la montée des
régimes totalitaires fasciste et national-socialiste en Europe, la
divulgation du marxisme en Occident surtout après 1945, la
montée du discours nationaliste au Québec au début des années
1950, l’expérience de la contre-culture californienne et des com-
munes étudiantes européennes de 1968 ainsi que la militance
politico-sexuelle des années 1970, témoignent d’un investisse-
ment de masse dans la res publique, d’un intérêt pour des pré-
occupations communautaires, ainsi que d’une expansion du
groupisme1 qui, en tant que phénomène social, réunit plusieurs
individus autour d’un même projet aux enjeux collectifs.

1. Terme inventé par David Reisman qui, dans Individualism


Reconsidered (1954), l’utilise pour rendre compte de la montée du
conformisme grégaire aux États-Unis et pour la critiquer. Depuis ce
temps, le mot a perdu sa connotation péjorative et, utilisé par plusieurs
sociologues, renvoie au projet communautaire qui sous-tend un
groupe.

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LA POROSITÉ AU MONDE

LES ANNÉES 1980

C’est seulement au début des années 1980 que l’intime rega-


gne le devant de la scène et devient, par l’intermédiaire de l’inti-
misme, l’une des tendances dominantes dans le domaine hétéro-
clite des arts. Il faut remarquer que, si les motifs qui ont présidé
à son épanouissement diffèrent énormément de ceux qui avaient
participé à l’éclosion de son homologue d’antan, les effets qui se
dégagent de l’imbrication de ces causes semblent être les mêmes,
souvent amplifiés. Le retour aux topoï de la retraite, la nouvelle
vague d’individualisme et de narcissisme ainsi que l’exaltation du
culte de la personnalité miniaturisée sont traversés profondément
par cette pulsion intime qui anime l’époque contemporaine.
Le passage de la modernité à la postmodernité, sujet qui a
engendré des interprétations controversées, semble avoir eu
comme effet premier un changement de Weltanschauung chez
l’individu. D’après Vattimo, le postmoderne
se caractérise non seulement comme nouveauté par rapport
au moderne, mais plus radicalement comme dissolution de la
catégorie de nouveau, comme expérience d’une « fin de l’his-
toire », et non plus comme la présentation d’un autre stade
plus progressif ou plus régressif peu importe, de cette même
histoire (1987 : 10).

D’un autre point de vue complémentaire, la « fin de l’histoire »


peut être interprétée comme la dissolution d’une histoire uni-
taire, monolithique, universelle et comme l’émergence de plu-
sieurs histoires contrecarrant l’idéal d’unicité. Un tel sens de né-
gation de la nouveauté, de fragmentation et d’anéantissement de
la perception unitaire de l’être et de son histoire, constitue l’un
des piliers de la réflexion épistémologique qui sous-tend la
vision du monde de l’individu contemporain. Il est évident que
ce type de fragilisation, fruit d’une série de causes dont on citera
les principales, représente un terrain fertile pour l’épanouis-
sement de l’intime.

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L’INTIME – L’INTIMISME : LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

Le déclin des grandes idéologies laïques, comme le commu-


nisme et le capitalisme, l’écroulement de l’idée de révolution,
l’obscurcissement des idéaux humanistes de culture, « la fin de la
lutte entre l’empire du bien et l’empire du mal » (Vattimo, 1996 :
18), la crise de la raison ainsi que les transformations sociales et
productives demeurent les mobiles les plus communs pour ten-
ter d’expliquer l’entrée de la civilisation occidentale dans cette
phase postmoderne où « les grands axes modernes, la révolution,
les disciplines, la laïcité, l’avant-garde ont été désaffectés » (Lipo-
vetsky, 1983 : 14). Cependant, l’érosion interne du principe de
légitimité du savoir (Lyotard, 1979), l’effritement de l’histoire uni-
verselle, la pluralisation des points de vue, l’érosion du principe
de réalité ainsi que la fabulation du monde (Vattimo, 1990)
représentent d’autres aspects moins connus d’une dynamique
assez complexe.
La perte du sens inhérente à la postmodernité serait attribua-
ble, selon Jean-François Lyotard, au passage d’un savoir narratif
à un savoir surtout scientifique. Le savoir narratif, fondé princi-
palement sur la transmissibilité et la circularité de l’information
ainsi que sur l’interchangeabilité des rôles, permettrait aux actes
de langage pertinents pour sa transmission de ne pas être « seu-
lement effectués par le locuteur, mais aussi par l’allocutaire »
(Lyotard, 1979 : 40). En revanche, le savoir scientifique suppose-
rait la création d’une communauté d’égaux en compétence
considérés comme les seuls garants de ce savoir. La rupture du
cercle herméneutique causée par l’adoption d’un jeu de langage
en particulier, le dénotatif (basé sur l’axe vrai-faux), qui impli-
que l’exclusion des autres « jeux » ainsi que le manque de parti-
cipation du destinataire, éveillent chez ce dernier des doutes sur
la véracité de ce savoir. Une telle sensation serait accrue par le
fait que la science postmoderne, jamais à l’abri d’une possible
falsification,
en s’intéressant aux indécidables, aux limites de la précision
du contrôle, aux quantas […], aux catastrophes, aux paradoxes

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LA POROSITÉ AU MONDE

pragmatiques, fait la théorie de sa propre évolution comme


discontinue, catastrophique, non rectifiable, paradoxale. Elle
produit non pas du connu, mais de l’inconnu (Lyotard, 1979 :
97).

Par là, elle semble avoir perdu « partiellement son assurance ou


sa fonction suggérant de la sécurité » (Zoll, 1992 : 8). Le commen-
taire de Vattimo semble éclairant surtout quand, en se référant à
l’expérience subjective, il affirme : « […] ce que je vois et ce que
je sens, ou ce que je trouve décrit dans les livres de physique ou
d’astrophysique [me paraît aléatoire puisque] je ne dispose plus
d’aucun paramètre pour distinguer le réel de “l’inventé” » (1996 :
23). Toutefois, il est évident qu’il faudrait nuancer ces propos,
qui opposent les sciences herméneutiques de la compréhension
aux sciences naturelles de l’explication, afin d’éviter de verser
dans les théories du relativisme cognitif, explicitées par Paolo
Rossi dans son livre Il passato, la memoria, l’oblio (2001).
Cet état d’incertitude serait amplifié par le rôle que jouent
les médias dans le monde contemporain quand ils entrent en
contact avec les sciences humaines. Selon Vattimo, celles-ci, ap-
pelées par Emmanuel Kant « anthropologie pragmatique » puis-
qu’elles se référent « aux savoirs qui donnent une description
“positive”, non philosophico-transcendantale de l’homme1 »
(1990 : 25), en interaction avec la société de communication,
devraient viser à l’idéal de l’autotransparence, c’est-à-dire à une
intensification majeure des phénomènes communicationnels, à
une accentuation de la circulation du savoir (à ce propos, voir
les théories sur le village global de Marshall McLuhan). Cette
connexion, toutefois, dont les prémisses demeurent fécondes,
atteint l’effet opposé puisqu’elle établit un état de chaos relatif
(Vattimo, 1990 : 25). La radio, la télévision et les journaux sont
devenus les sources d’une multiplication généralisée des

1. « À partir de ce qu’il a fait de soi et donc à partir des institutions,


des formes symboliques, de la culture et non de ce qu’il est par nature »
(Vattimo, 1990 : 25).

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L’INTIME – L’INTIMISME : LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

Weltanschauungen, à tel point que l’Occident est en train de


vivre « une situation explosive, une pluralisation qui semble irré-
sistible et qui ne permet plus de concevoir le monde et l’histoire
à partir d’un point de vue unitaire » (Vattimo, 1990 : 15). Par la
prolifération des images, « la masse de la population n’est plus
en mesure de vérifier les informations sélectives qui lui sont
fournies » (Elias, 1991 : 299) ; elle perd ainsi le sens de la réalité
et la capacité de discerner le vrai du faux, la franchise de l’im-
posture. Dans cette situation de précarité, même l’idée de l’his-
toire, conçue comme « un processus unitaire, se dissout » (Elias,
1991 : 81) ; la notion de continuité historique s’effiloche et de-
vient lacunaire1.
Le mythe de la grande histoire se désagrège, laissant place
à une quantité de petites histoires, irréductibles à un fil conduc-
teur unique, « que l’on partage avec d’autres et qui constituent le
ciment » (Maffesoli, 2000 : 119) de la société contemporaine.
Donc, il semblerait « qu’au lieu de se rapprocher de l’autotrans-
parence, la société de communication généralisée et des scien-
ces humaines s’est rapprochée de ce que l’on pourrait appeler,
du moins, en général, la fabulation du monde » (Vattimo, 1990 :
41). Néanmoins, je crois qu’il faudrait tempérer ces propos et ne
pas nécessairement voir les médias comme un instrument de
manipulation et d’aliénation. La fragmentation et l’effritement
des informations peuvent proposer différentes versions d’un
même événement. D’un côté, ce phénomène plurivoque pousse
l’individu à comparer plusieurs versions d’un même événement
et stimule ainsi son esprit critique, de l’autre, ce même phéno-
mène peut noyer le spectateur dans une espèce de chaos infor-
mationnel débouchant sur ce que Paul Chamberland appelle la
liquidation de la pensée.
Toutes les causes évoquées jouent un rôle prépondérant
dans l’enracinement du sens de dépaysement qui habite le sujet

1. Cette voie avait déjà été ouverte par les réflexions de Walter
Benjamin, Karl Marx et Friedrich Nietzsche.

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LA POROSITÉ AU MONDE

contemporain constamment et paradoxalement tiraillé entre la


perte des points de repère consubstantielle à sa condition et le
sens d’ouverture et d’émancipation que la société postmoderne
lui propose par l’intermédiaire du chaos relatif qui la traverse.
D’après Gilles Lipovetsky, dont les assertions péremptoires de-
vraient être atténuées, cette société « n’a plus d’idole ni de tabou,
plus d’image glorieuse d’elle-même, plus de projet historique
mobilisateur ; c’est désormais le vide qui [la] régit, un vide pour-
tant sans tragique ni apocalypse » (1983 : 15-16)1. Cet horror
vacui, relevé par d’autres philosophes également, s’associe au
sens de vanité, de précarité et de brièveté des actions humaines.
Le sentiment de la fragilité et de l’inéluctabilité de la vie paraît
être balisé par une seule certitude (elle aussi paradoxalement
éphémère), celle d’une existence « claustrée entre les termes de
la naissance et de la mort » (Vattimo, 1987 : 125). On semble as-
sister au passage d’un temps monochrome, linéaire, celui du
projet, à un temps polychrome, tragique par essence, dans le-
quel le contingent, l’instant vécu dans son intensité est perçu
comme le seul signe, la seule preuve tangible de la conscience
tragico-ludique de « l’exister contemporain ». Ce paradoxe appa-
rent est explicité par Michel Maffesoli dans L’instant éternel. Le
retour du tragique dans les sociétés postmodernes. Ici, l’auteur
constate que
la culture du plaisir va de pair avec la conscience tragique de
la destinée. On peut d’ailleurs dire que la théâtralité quoti-
dienne, la quête du superflu, voire du frivole, bien sûr l’impor-
tance donnée au carpe diem, sans oublier le culte du corps
sous ses diverses modulations, tout cela est l’expression d’une
telle conscience tragique (2000 : 31).

1. Ce vide, pour Yves Barel, « se manifeste comme la rupture du


dialogue nécessaire entre la population et les appareils et institutions
qui la représentent, entre la périphérie et le centre » (1984 : 24).

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L’INTIME – L’INTIMISME : LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

Ce type de janunisme sous-tendrait l’éthique de l’instant, cette


espèce de fatalisme qui fait de l’acceptation des situations vé-
cues par elles-mêmes le seul acte possible pour contrer l’image
d’un avenir privé de toute prévisibilité et de toute maîtrise.
À cette époque, on assiste à un essor de différentes formes
de religion dans notre culture, de la pensée religieuse « qui cher-
che surtout les preuves de Dieu dans la précarité et le tragique
de la condition humaine » (Vattimo, 1996 : 91) à une sorte de
paganisme empathique, du syncrétisme nouvel âge à une incli-
nation vers les choses aux colorations orientales qui font de l’in-
dividu « non pas le maître d’un monde soumis, mais bien l’élé-
ment d’un ensemble plus vaste dont il est le contemplateur »
(Maffesoli, 2000 : 119).
Afin de lever une ambiguïté, il serait bon de sonder briève-
ment la relation qu’entretiennent Lipovetsky, Vattimo et Maffe-
soli avec ce concept de tragique (qui revient dans cette étude à
plusieurs reprises) et la valeur qu’ils lui attribuent dans le
contexte postmoderne. Tout d’abord, remarquons que si Lipo-
vetsky associe au terme tragique tant l’attitude catastrophiste
que la thématique décadentielle de la morale, Maffesoli et
Vattimo font de ce terme un mot-clé dépourvu d’une telle
connotation négative. Rajoutons que Maffesoli y consacre plu-
sieurs œuvres (2000, 2002 et 2004) et que Vattimo l’aborde dans
Espérer croire (1996). Ce qui lie ces deux auteurs à ce concept,
c’est le sens de la précarité de l’existence, l’absence de confiance
dans le progrès et la notion de l’immédiateté de la vie consumée
dans le quotidien. Toutefois, une différence substantielle dé-
coule de leur discours. Maffesoli met l’accent sur la probléma-
tique de la vanité des actions humaines qui, dans la dimension
tragique postmoderne, sont assujetties à la présence d’un fatum
inopposable. Vattimo, tout en évoquant lui aussi l’instantanéité
du vivre dans le quotidien, voit dans cette dimension le point de
départ d’une religiosité laïque fondée sur une lecture plus spiri-
tuelle du texte biblique.

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LA POROSITÉ AU MONDE

Quant aux différentes formes de religion, soulignons égale-


ment un retour des archaïsmes, comme le tribalisme1 et le noma-
disme, des thèmes barbares dans la musique et la peinture ainsi
que de l’astrologie qui prêche l’acceptation d’une certaine pas-
sivité liée à la présence d’un fatum supérieur à la volonté des
hommes. Le savoir mythique refait surface, et c’est l’aspect fan-
tastique, imaginatif et justificatif du récit qu’il recèle ainsi que la
circularité de sa transmissibilité qui résistent au manque de fon-
dement d’un logos ayant partiellement perdu sa crédibilité. En
effet, comme le rappelle Christophe Cusset, « le mythe est fré-
quemment en rapport étroit avec l’instauration d’un rite précis
auquel il fournit une justification, tandis qu’il en reçoit une cer-
taine forme de stabilité » (1999 : 7).

LES MANIFESTATIONS DE L’INTIME

En ce qui concerne plus précisément les manifestations cor-


rélées à l’intime, il semble que la reviviscence d’une certaine
forme de retour au connu, au familier, au quotidien représente
l’une des stratégies possibles que l’individu contemporain adopte
inconsciemment pour contrer le sens de désorientation qui le
possède. La recherche d’un refuge « où l’on retourne lorsque la
vie nous a blessés, ou lorsque les contraintes du politique, de
l’économique, de la profession deviennent trop fortes » (Maffe-
soli, 2000 : 116) sous-entend la recherche, illusoire, de la protec-
tion et de l’inaccessibilité. Une pareille retraite se manifesterait
sous trois formes différentes : le retour au groupe, au clan, à la
famille élargie, le repli sur soi-même et la relation avec le monde
objectal comme seule preuve de l’existence. Ces tendances
semblent suivre les trois acceptions majeures, dont on a déjà vu
les enjeux, auxquelles le terme intime renvoie depuis 1820. Il
s’agit, en effet, de la profonde affection unissant des êtres, de la

1. À ce propos, on remarquera l’importance et la fréquence des


initiations multiples, sorte d’exorcisme du temps porteur de vacuité.

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L’INTIME – L’INTIMISME : LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

profondeur qui caractérise une relation de soi à soi et de ce que


fait l’essence d’une chose ou ce qui lie étroitement certaines
choses entre elles.

L’ESPRIT D’AGRÉGATION ET LA RELATION À SOI

En analysant l’esprit d’agrégation qui anime l’individu


contemporain, on s’est rendu compte qu’il y a eu une modifica-
tion remarquable par rapport aux phénomènes de groupisme
qui ont prévalu dans les années 1970. À cette époque, la com-
munauté se caractérisait par un projet qui impliquait un enga-
gement constant, responsable et durable. Avec toutes les pré-
cautions qui s’imposent, on pourrait avancer qu’il n’en est pas
de même de nos jours, car les relations sont devenues « mobiles,
changeantes, révocables » (Taylor, 1998) et l’individu adhère
souvent à un groupe non plus en fonction de la validité du pro-
jet qu’il propose, mais plutôt en fonction de ce qui lui est senti-
mentalement similaire. En d’autres termes, l’individu se sentirait
partie « d’une communauté émotionnelle, d’une nébuleuse affec-
tuelle, d’une tribu dont l’éthique fonde ses assises sur l’esprit
emphatique et proxémique » (Maffesoli, 1988 : 30) et dont le but
premier serait d’atteindre une plénitude qui puisse atténuer le
vide endémique d’une « société qui devient en partie comme
étrangère à elle-même » (Barel, 1984 : 26). Dans la même lignée,
François de Singly constate que « l’individu apprécie d’avoir plu-
sieurs appartenances pour ne pas être lié par un lien unique.
Pour l’exprimer schématiquement, le lien social serait composé
de fils moins solides que les fils antérieurs, mais il en compren-
drait nettement plus » (2003 : 146).
Pour ce qui est de la relation de soi à soi, l’individu semble
poursuivre l’exploration parcellaire de son état ontologique.
Cette quête est menée telle une fouille archéologique, au fil
d’une descente dans les différentes strates mnésiques d’un sujet
dont la dimension identitaire, floue et fragmentée, prend des
proportions planétaires. La mélancolie mélangée à la

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LA POROSITÉ AU MONDE

remémoration ponctuent, d’une part, les réflexions sur les


thèmes de l’amour, des liaisons familiales et amicales, de la quo-
tidienneté et, d’autre part, les considérations sur les thèmes de
la fraternité dans l’abjection, de la banalité du mal, de la douleur
conçue dans un sens ontologique et de l’accablante universalité
de la condition humaine. Cependant, une précision devrait être
faite afin de saper un préjugé assez courant qui voit dans les
différentes formes de repli la manifestation d’un état de passivité
ou d’acceptation apathique de l’événement de même que de son
déroulement. Cette vision restrictive ne considère pas que l’éner-
gie, soit individuelle, soit collective, ne s’est jamais épuisée par
rapport aux grands moments d’engagement collectif d’autrefois,
mais, au contraire, qu’elle semble avoir trouvé d’autres manières
et d’autres canaux pour s’exprimer. Maffesoli affirme « qu’elle
n’est plus causaliste, linéaire, tendue vers un but lointain [mais
plutôt] faite d’abstention, de suspens, de retrait ; un retrait
jouissif » (2000 : 96).

L’INDIVIDUALISME ET LE NARCISSISME

Quant à l’individualisme et au narcissisme, deux autres phé-


nomènes de société profondément associés à l’intime, ils s’in-
tensifient surtout à partir des années 1980, à tel point qu’ils
deviennent l’objet de nombreuses études et réflexions1.
Comme le remarque Alain Laurent,
d’une manière globale, l’anti-individualisme demeure idéolo-
giquement la norme jusqu’au milieu des années 1970, en parti-
culier grâce à l’hégémonie du marxisme dans les milieux

1. Selon Alain Laurent, « dans la nouvelle génération philosophique


se développe une réflexion critique redonnant au sujet individuel toute
sa dignité éthique et théorique contre les idéologies “de la mort de
l’homme” » (1993 : 113). Nombreux sont les volumes publiés à ce sujet ;
à titre d’exemple, voir Gallo (1984), Dumont (1983), Mendras (1988),
Lipovetsky (1983), Zoll (1992) et Laurent (1985).

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L’INTIME – L’INTIMISME : LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

intellectuels […] mais, à partir de 1975 environ, le déploiement


de l’individualisme reprend son cours. Il retrouve une certaine
vigueur intellectuelle et surtout une dynamique culturelle af-
fectant des zones de l’existence jusqu’alors mises hors de son
attente par des tabous moraux et sociaux traditionnels (1993 :
106-108).

Apparemment, d’après le premier Lipovetsky (car il nuance ses


propos dans Métamorphoses de la culture libérale), cette reprise
aurait conduit à une « deuxième révolution individualiste » (1983 :
19). Toutefois, ce déploiement présumé laisserait perplexes un
certain nombre de penseurs qui, comme Michel Maffesoli,
Reiner Zoll ou François de Singly, voient dans l’époque contem-
poraine un moment riche en phénomènes connexes au grou-
pisme et à toute forme d’agrégation sociale.
À mon sens, ces deux interprétations, visiblement antithé-
tiques, se recouperaient partiellement, surtout en raison des
grands changements que l’individualisme et le groupisme
contemporains ont subis par rapport à leurs correspondants
d’autrefois. En ce qui concerne le premier, Zoll rappelle qu’il
existe « une différence importante entre l’ancien individualisme
et le nouveau : l’ancien représente plutôt un choix, une décision
de l’individu [de la classe bourgeoise en particulier], alors que le
nouveau est le résultat d’une situation de contrainte » (1992 : 166)
ressentie par le sujet face à une condition existentielle floue et
vacillante. Laissant de côté l’aspect utilitariste de l’ancien mo-
dèle, cet individualisme résiderait, d’après Lipovetsky, dans une
sorte d’anxiété à propos du sentir individuel et, en même temps,
dans « les branchements et connexions sur des collectifs aux
intérêts miniaturisés, hyperspécialisés » (1983 : 21). Il se concréti-
serait, d’une part, par la recherche de l’autoréalisation, de l’auto-
référence, qui se présente avant tout comme un devoir envers
soi-même, ainsi que par la consommation de biens et de servi-
ces de plus en plus individualisés et personnalisés et, d’autre
part, par la recherche de la microsociabilité, de la solidarité quo-
tidienne, d’un certain réinvestissement affectif et empathique,

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LA POROSITÉ AU MONDE

seul antidote souhaitable contre la solitude. En fin de compte,


on ferait face à une sorte d’individualisme démocratisé, trans-
culturel, qui n’est plus l’apanage d’une classe sociale définie.
D’après Laurent, qui dans ce cas cite directement Henri Mendras,
« l’individualisme proclamé à la Renaissance est enfin pénétré
dans les arcanes les plus intimes de la société jusqu’à donner à
chacun la liberté de dire non et de disposer d’un pouvoir, si
minime soit-il » (1993 : 117).
Pour ce qui est du narcissisme, il aurait subi une modifica-
tion dans sa structure profonde depuis les années 1980, période
qui le voit revivre. En effet, selon certains sociologues et psycho-
logues, l’époque postmoderne aurait été le témoin du passage
du narcissisme primaire, qui atteint son apogée au XIXe siècle et
qui correspond au moment où le seul point de repère de l’indi-
vidu se situe dans sa pulsion égocentrique, dans sa centralité par
rapport au monde, au narcissisme secondaire qui se rapporte à
la perte de toute maîtrise de l’homme sur la réalité qui l’entoure
ainsi qu’à la dépendance qu’il développe à son égard. Cette
seconde phase serait sous-tendue par une bipolarité au premier
abord contradictoire. D’un côté, le sujet semble être habité par
une sorte de mépris qui s’explique par ce qui, en psychanalyse,
est appelé le fantasme de grandeur. C’est un moment qui voit
l’individu se soulever au-dessus de la réalité dans laquelle il bai-
gne et qui aboutit, d’un point de vue social, aux mouvements de
contestation, aux excès de violence, au rejet et à la négation des
valeurs transmises et, d’un point de vue subjectif, à la figure de
l’activiste de l’initiative privée, au self-made man. De l’autre
côté, le même sujet est possédé par un sentiment d’infériorité
qui se manifeste dans l’émulation de l’autre, dans la recherche
d’un modèle à imiter. En analysant cette double attitude, Alexan-
der Lowen considère que « les personnes narcissiques présentent
des combinaisons variées d’ambition démesurée, de fantasmes
de grandeur, de sentiments d’infériorité, en même temps qu’ils
sont esclaves de l’admiration et des louanges d’autrui » (1987 :
20).

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L’INTIME – L’INTIMISME : LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

Ces deux revers du narcissisme ne font que rendre explicite


le besoin que l’individu ressent de combler le vide intérieur qui
l’envahit. Celui-ci pourrait être virtuellement assouvi par l’autre
qui, avec sa présence et son jugement, donnerait un sens à
l’existence du sujet. En effet, ce qui compte le plus chez le nar-
cissique, c’est « qu’il faut se faire voir et être vu pour exister. Pour
le dire autrement, on n’existe que dans et par le regard de l’au-
tre » (Maffesoli, 2000 : 158). Ce type d’attitude, poussée au pa-
roxysme, aboutit à une distorsion dans la perception des limites
entre le privé et le social et amène l’individu à vivre chaque
expérience, même et surtout d’ordre public, de manière person-
nelle. Dans cette espèce d’obsession de vérité psychologique, où
il y a un manque « de distance entre ce que l’on ressent et ce que
l’on exprime » (Lipovetsky, 1983 : 92), tout semble être passé par
le filtre de la personnalité de telle façon que les relations sociales
en sont dénaturées puisqu’elles sont vécues selon les mêmes cri-
tères qui règlent les relations personnelles1. En d’autres termes,
ce qui habite le narcissique est un sentiment de vacuité inté-
rieure qu’il essaie d’apaiser en se heurtant à une réalité mou-
vante, à des relations fugaces, compensatoires, basées sur la
brièveté et la précarité de l’instantanéité.
D’après Laurent et Lipovetsky, entre autres, on assisterait
aujourd’hui à une intensification et à une démocratisation du
narcissisme collectif qui ne serait plus lié à un phénomène de
classe sociale mais qui représenterait la condition de l’homme
commun, de l’homo æqualis. À ce sujet, il convient de rappeler

1. D’après ce que l’on a pu constater, il s’agit d’une disposition qui


s’était déjà manifestée au XIXe siècle et qui se renforce au XXe siècle.
Comme le souligne Singly, « le malheur des sociétés contemporaines
viendrait de l’individualisme qui conduirait les hommes et les femmes
à confondre les sphères, et à vouloir se conduire également dans l’es-
pace public comme dans la vie privée […]. Si l’individu contemporain
résiste à certaines formes d’engagement dans la sphère publique c’est
parce qu’il refuse la fusion d’un “je” dans un “on”. Il souhaite l’invention
d’un autre modèle de lien qui l’autorise à rester soi-même » (2003 : 165).

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LA POROSITÉ AU MONDE

que l’âge des grandes figures, des personnalités charismatiques


semble s’être estompé, ces « archétypes tend[a]nt à se multiplier,
voire à se démocratiser. Il y a, de plus en plus, de petites gran-
des figures. À la limite, chaque tribu postmoderne aura sa figure
emblématique comme chaque tribu, stricto sensu, possédait, et
était possédée, par son totem » (2000 : 42), constate Maffesoli,
qui n’est pas le seul à avoir formulé cette hypothèse.

L’INTIME – L’INTIMISME AU QUÉBEC

Le retour de l’intime au Québec, au début des années 1980,


correspond à un phénomène qui touche plusieurs pays occiden-
taux et dont le déploiement, comme on l’a constaté, serait
attribuable à la transformation de la vision du monde qui s’est
produite chez l’individu contemporain. Les raisons qui sous-
tendent cette mutation dépassent les frontières géographiques
en rendant souvent planétaires des préoccupations jadis confi-
nées dans des espaces limités, circonscrits.
Les réflexions sur la question d’une identité fugace et mou-
vante, les considérations sur la relation qu’entretient l’individu
avec une réalité réfutable habitée par la figure de l’autre, ainsi
que les questionnements sur le poids et la valeur qu’acquiert
l’éthique dans les différents choix vitaux constituent désormais
la trame d’une pensée apatride. Au Québec, toutefois, s’ajoutent
d’autres mobiles enracinés dans le contexte local. À l’effritement
des grandes idéologies laïques, comme le marxisme qui impré-
gnait la classe intellectuelle (dès l’après-guerre, en Europe ;
surtout à partir des années 1970, au Québec), à l’érosion interne
du principe de légitimité du savoir, à la désagrégation de l’his-
toire universelle, se joignent des phénomènes localisés : passage
du féminisme militant des années 1970 à une position plus
réflexive et subjective, désillusion engendrée par le sentiment,
chez les indépendantistes, d’un certain ratage historique causé
par la faillite du dernier référendum, présence d’un dépayse-
ment, celui « d’une québécitude révélée une fois de plus comme

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L’INTIME – L’INTIMISME : LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

absence endémique, ou comme présence en creux1 » (Nepveu,


1987-1988 : 16). Voilà pourquoi l’évocation sommaire de certains
éléments connexes à un passé québécois récent s’impose
maintenant.
Il est utile de rappeler que le manifeste Refus global de Paul-
Émile Borduas et des automatistes constitue, sous un certain an-
gle, l’une des premières tentatives de rupture du statu quo
politico-culturel au moyen de la réalisation d’un projet artistique
et social communautaire. Sa publication, en 1948, participe,
selon Yvan Lamonde, de la modernité québécoise qui se carac-
térise au XXe siècle « par la volonté et la nécessité d’expression de
l’individu, par le besoin de “dire” du sujet » (1998 : E5), qui s’op-
pose tant aux valeurs conservatrices des élites traditionnelles
qu’à la vision passéiste imposée par des idéaux nationalistes et
religieux. Mais cette modernité se définit aussi par l’élaboration
d’un projet collectif qui fait appel à une véritable révolution
sociale au Québec2.
En effet, il faudra attendre la fondation de la maison d’édi-
tion l’Hexagone, en 1953, pour que la poésie devienne un ins-
trument d’action ainsi que de prise de position sociale et politi-
que3. La conception d’une responsabilité sociale de la poésie
1. À ce propos, Diane Lamoureux soutient que l’« on peut aussi en-
trevoir la situation d’impossible fixation identitaire québécoise comme
une illustration du caractère flou de l’identité contemporaine et comme
un indice de catapultage dans la postmodernité sans s’arrêter à l’étape
moderniste » (2001 : 131).
2. Robert Saletti considère que l’un des principes qui sous-tendent
le projet de Refus global se concrétise dans le fait que « la pratique artis-
tique doit se doubler d’une pratique idéologique pour que les œuvres
deviennent socialement opérantes » (1998 : E6).
3. Il suffirait de rappeler que la première rencontre des poètes
(Michel Van Schendel, Gilles Hénault, Jacques Brault, Yves Préfontaine,
Wilfrid Lemoine), en 1953, dont le thème était « La poésie et nous », por-
tait sur le rapport entre la littérature et l’histoire. « Dans la plupart des
cas, on concluait que la poésie n’avait pas à s’engager, et que c’était
dans son accomplissement propre qu’elle prenait, de facto, une dimen-
sion sociale » (Mailhot et Nepveu, 1990 : 26).

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LA POROSITÉ AU MONDE

sous-tend le projet de l’Hexagone, dont les animateurs veulent


« rompre avec la littérature passéiste et de survie, écrire et pu-
blier des œuvres modernes qui manifestent la nouvelle sensi-
bilité et leur vision des choses, enfin élever la littérature de leur
pays, le Québec, au rang des littératures nationales et ainsi accé-
der à l’universalité » (Royer, 1989 : 68). Miron, en incarnant en
quelque sorte l’aliénation collective, veut montrer à quel point la
situation politique empêche l’épanouissement individuel ; dans
son œuvre, comme dans celle de ses collègues (Jean-Guy Pilon,
Pierre Perrault, Fernand Ouellette, Jacques Brault), il ne s’agit
plus de désigner le pays traditionnel, mais plutôt de « faire adve-
nir une nouvelle cosmogonie » (Dumont, 1999 : 74), de donner à
la nominalisation le pouvoir démiurgique de la création.
Les membres de Parti pris, groupe marxiste et en partie
joualisant, semblent être d’un autre avis. En effet, pour les jeunes
collaborateurs de la revue (entre autres, Brault, Chamberland,
Major et Piotte), fondée en 1963, « il ne s’agit pas d’améliorer les
institutions sociales, mais de faire une véritable révolution »
(Marcotte, 1969 : 81). Orientée vers la laïcisation, l’indépendance
et le socialisme, la revue Parti pris remet en question les consi-
dérations élaborées au cours des rencontres organisées par la
revue Liberté sur le thème « La poésie et nous », considérations
liées au principe selon lequel la poésie prend une dimension
sociale dans son propre accomplissement. Pour les collabora-
teurs de Parti pris, les rapports entre l’histoire et la littérature
deviennent problématiques, celle-ci, « forcée de s’expliquer et de
se justifier » (Mailhot et Nepveu, 1990 : 26), perd son assurance
jusqu’à devenir, selon Hubert Aquin, une institution au service
de l’idéologie dominante1.

1. À ce propos, voir l’essai d’Aquin « Profession écrivain ». Selon


Laurent Mailhot et Pierre Nepveu, « le triomphe de la poésie du pays,
entre 1960 et 1965, est ainsi miné : non seulement la poésie va-t-elle
être amenée à réfléchir sur son propre statut et sur son fonctionnement,
mais elle va voir sa domination littéraire brutalement interrompue »
(1990 : 26).

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L’INTIME – L’INTIMISME : LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

Cependant, les préoccupations nationales de la Révolution


tranquille semblent être partiellement écartées par un phéno-
mène nouveau : « Entre 1965 et 1970, tout un monde idéologique
et culturel bascule. L’exposition universelle de 1967 symbolise la
nouvelle ouverture sur le monde du Québec » (Mailhot et
Nepveu, 1990 : 28). Cette ouverture permet à trois tendances pa-
rallèles de baliser l’univers littéraire de cette époque : la contre-
culture, le formalisme et le marxisme. La poésie de cette période
se veut expérimentale, provocatrice, ironique, moins immédiate,
plus théorique, comme en témoigne le projet éditorial de La
Barre du jour et des Herbes rouges.
Dans une perspective radicalement matérialiste, inspirées
par la revue française Tel Quel et par la psychanalyse, La Barre
du jour, qui devient en 1977 La Nouvelle Barre du jour, et Les
Herbes rouges font connaître une génération de poètes nés entre
1940 et 1950 : Normand de Bellefeuille, Nicole Brossard, Roger
Des Roches, François Charron, Hugues Corriveau, Louise
Cotnoir, André Gervais, Huguette Gaulin, Lise Guèvremont,
Carole Massé, André Roy, Yolande Villemaire et Josée Yvon.
Toutefois, comme le souligne François Dumont,
s’il arrive que certains conflits opposent La Nouvelle Barre du
jour et Les Herbes rouges, le plus souvent les auteurs y circu-
lent librement. Malgré les différences, ils ont tous en commun
la volonté d’innover, la plupart à partir d’une perspective
ostensiblement théorique qui tient d’abord à distance le terme
« poésie », jugé désuet dans les années 1970, mais auquel la
plupart reviendront par la suite (1999 : 85).

Au cours de cette période, les rapports entre poésie et


contre-culture sont de deux ordres. D’une part se profile une
tendance euphorique et affirmative, celle de Raoul Duguay, qui
célèbre le monde par un déferlement d’amour, de musique et de
paix ; d’autre part se dessine une tendance « qui veut moins célé-
brer un monde à venir que saboter un monde pourri » (Dumont,
1999 : 83). Ses représentants, Denis Vanier, Lucien Francœur,

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LA POROSITÉ AU MONDE

Claude Péloquin et Patrick Straram, entre autres, s’inspirant de la


culture rock, chantent la ville urbaine, la drogue, le sexe. Rappe-
lons que Chamberland, qui avait milité au nom du nationalisme
et du socialisme, se tourne vers la contre-culture, fonde une
Fabrike d’ékriture et collabore à la revue Mainmise.

1975 : LA RENCONTRE INTERNATIONALE

En 1975, Montréal accueille la Rencontre québécoise inter-


nationale des écrivains, qui a pour thème « La femme et l’écri-
ture » et réunit une trentaine de représentantes du Québec, de
l’Europe et de l’Amérique, parmi lesquelles Monique Bosco,
Nicole Brossard, Lila Karp, Annie Leclerc, Claire Lejeune, Vera
Linhartova, Michèle Mailhot et Anne Philippe. Cet événement
révèle l’ampleur croissante des échanges s’instaurant entre le fé-
minisme québécois, dont la mobilisation s’annonce dès les
années 1970, le féminisme européen et celui étasunien. À ce
sujet, Diane Lamoureux rappelle que « les filles de la Révolution
tranquille récusent les deux grands modèles féminins de la
génération de leurs mères, la maternité ou la vocation reli-
gieuse » (2001 : 138). On assiste donc à une remise en question
radicale des rôles féminins, qui s’accompagne d’un refus de la
fonction que la société patriarcale a assignée à la femme.
Le mouvement féministe des années 1970 essaie de faire
éclater la maison du père, selon l’expression de Patricia Smart.
Les femmes éprouvent le besoin de contrer l’une des images
classiques qui hantent la société et la littérature depuis ses ori-
gines, celle de la mère patriarcale, pour construire une nouvelle
identité au féminin. J’estime approprié de souligner que la re-
cherche des écrivaines féministes de cette période se situe dans
la modernité de La Barre du jour et des Herbes rouges : la vo-
lonté d’éclatement des genres littéraires va de pair avec la remise
en question de la langue1. L’hybridité ou le mélange des genres

1. Comme Gabrielle Frémont le souligne, « cet éclatement des gen-


res littéraires accompagne, semble-t-il, de façon concomitante, […], une

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L’INTIME – L’INTIMISME : LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

se veut, en effet, un acte de revendication, de jouissance et de


fondation par lequel le sujet féminin déjoue, contourne, dé-
monte le sens ordinaire et, dans un geste initiatique, trouve
« l’opaque réalité sémantique, devient opérant » (Brossard, 1987 :
11). La recherche d’une langue à soi, la construction d’une
parole au féminin capable de contrer le sens d’étrangèreté (néo-
logisme de Julia Kristeva) que ressentent les écrivaines par rap-
port à une langue marquée par le masculin, constitue l’un des
enjeux de l’écriture au féminin. Comme le rappelle Louise
Dupré, « la langue permet de fonder une histoire inédite, por-
teuse de rébellion » (2006 : 197), elle permet de donner corps (et
chair, je dirais) à une identité féminine à constituer par l’explo-
ration du présymbolique, de cette langue d’avant la langue, cette
langue qui témoigne de la période où l’enfant glossolalisait sa
relation avec sa mère. Il s’agit du rapatriement dans la langue du
préverbal, ce qu’explique Brossard dans l’extrait suivant :
Si par langue maternelle, on entend une langue familière,
accueillante et rassurante, alors, je dirais qu’on n’écrit jamais
dans la langue maternelle. Car dans la mesure où la langue
que nous utilisons en écrivant est une langue déjà marquée
par la subjectivité masculine, déjà chargée d’une mémoire
d’homme, cette langue n’est pas maternelle. Il faut apprendre
à y creuser son espace, à y faire entendre sa voix. Je dirais
plutôt que nous écrivons pour trouver notre langue maternelle
(Gaudet, 1990 : 12).

Cette quête sera transmise par une écriture viscérale, pulsion-


nelle, tendant vers « l’origine, le tactile, l’auditif, les racines
aqueuses, amniotiques de la vie diluée dans notre mémoire »

tentative d’éclatement des genres tout court, masculine et féminin »


(1982 : 23). [Sauf indications contraires, ce sont toujours les auteurs qui
soulignent]. Pour ma part, je situe cet éclatement des genres sexuels
dans une période successive et, plus précisément, pendant les années
1990, alors que les gender studies et les études postcoloniales
s’affirment.

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LA POROSITÉ AU MONDE

(Chawaf, 1989 : 5). On comprend que l’espace du poétique sera


fondateur à cet égard, car « le langage poétique […] déjoue
l’arbitraire du signe pour laisser passer, dans la communication,
par des itérations sonores, par le rythme, la “musique” mater-
nelle » (Dupré, 1989 : 26).

LE PRIVÉ EST POLITIQUE

La recherche d’une identité féminine devra passer par un


certain nombre de thèmes qui, pendant longtemps, ont été oc-
cultés par une réalité connotée au masculin. Le corps, la folie, la
sexualité, le quotidien des femmes, entre autres, doivent être
abordés pour que la réalité au féminin refasse surface. Brossard
met en évidence le processus d’occultation que celle-ci a lon-
guement subi :
I think that when we are little girls we perceive reality clearly,
as it is patriarchal. But we are soon told that our perceptions
are mistaken. What is first perception becomes impression and
then is called imagination (réel), as in « darling you are ima-
gining things ». In other words, our certainties slowly become
fiction. This is the knot that stays in our throats, sometimes all
our lives. And this is the knot that feminists writers have untied
in their work. For women, so-called reality is a fiction because
it is not made up of their perceptions, their sensibility, their
minds, their necessities (Wilson, 1981 : 11).

Par le constat que la vie privée a des incidences politiques, « tout


ce que la souveraineté et la citoyenneté avaient refoulé aux mar-
ges de l’univers politique et civique acquiert une coloration nou-
velle » (Lamoureux, 2001 : 148), de telle façon que les femmes se
dotent d’une capacité novatrice de faire valoir leurs revendi-
cations. Il faut « que chaque femme dise le scandale de sa vie,
fasse un scandale public » (Cotnoir, Guèvremont, Beausoleil et
Corriveau, 1982 : 122), commente avec vigueur Cotnoir. Toute-
fois, jusqu’à quel point cette reconnaissance de l’appartenance
du privé au domaine du politique constitue-t-elle les premiers

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L’INTIME – L’INTIMISME : LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

signes avant-coureurs de l’intimisme ? On a constaté qu’au Qué-


bec, la période qui s’étale de 1950 à 1970 voit la constitution
d’une série de mouvements sociaux qui impliquent une partici-
pation massive et responsable de l’individu dans la res publica.
Toutefois, il ne faudrait pas passer à côté d’un certain nombre
de manifestations intimistes. Cela dit, je considère, d’une part,
que ces démonstrations du repli de l’individu dans son for inté-
rieur ont toujours fait partie de ce pôle constant du dynamisme
imaginaire qui porte le nom d’intime (je souligne que le concept
et sa réalité préexistent au XVIIIe siècle, période de son affirma-
tion littéraire) et, d’autre part, que la notion d’intime que je suis
en train d’élaborer transcende l’acception la plus répandue asso-
ciant l’intimiste au sujet emmuré dans sa condition existentielle.
En d’autres termes, le retranchement du sujet dans son indivi-
dualité ne représente que l’une des composantes de l’intimisme
contemporain, il n’en est pas le noyau.
L’élaboration d’un projet communautaire, on l’a dit, consti-
tue le fondement du mouvement féministe des années 1970 qui,
par l’intermédiaire de la construction d’une identité collective,
cherche à donner une voix aux multiples identités personnelles.
Les sociologues parlent souvent de la Femme, c’est-à-dire une
entité définie dans le sens collectif, afin de l’insérer dans l’his-
toire de l’humanité en tant que partie active et opérante. Il s’agit
d’un moment habité par l’illusion, vivement enracinée dans la
conscience collective, de pouvoir résoudre les grandes questions
identitaires. Cependant, il est important de rappeler que, du côté
des écrivaines, on a tenté de dialectiser le « je » et le « nous » ;
Madeleine Gagnon, France Théoret et Nicole Brossard, entre
autres, vivent profondément cette bipolarité qui s’instaure entre
le collectif et l’individuel et, tout en ne perdant pas de vue les
instances et les revendications collectives, elles « n’ont jamais
gommé le je, ne l’ont pas fait disparaître derrière le terme géné-
rique de La Femme. Les textes en effet dépassent l’idéologie en
inscrivant un sujet aux prises avec son inconscient et sa petite
histoire » (Dupré, 1989 : 231). Rappelons que Gagnon et Théoret,

101
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LA POROSITÉ AU MONDE

s’appuyant sur la psychanalyse, iront plus loin. L’appel à la soro-


rité qui anime cette époque se voit remis en question par
Théoret, qui déconstruit l’idée d’identité collective afin de se
pencher sur la quête de la subjectivité. C’est, en effet, ce type de
parcours que le féminisme des années 1980 emprunte quand, en
avouant l’effritement de l’idéal communautaire, il s’oriente vers
des thèmes qui avaient été négligés pendant les années radi-
cales. On assiste ainsi au retour des thèmes comme l’amour,
l’affectivité et au traitement de sujets apparemment banals : les
petites histoires prennent le devant de la scène ; chaque chemin
devient l’archétype d’une quête individuelle menée au
quotidien.
C’est dans cette idée de communauté, de sororité des
années 1970, qu’il serait un peu audacieux de repérer les signes
avant-coureurs de l’intime tel que je le considère dans mon
étude, c’est-à-dire la coexistence de trois mouvements : le repli
sur soi-même, l’attention portée aux objets banals perçus comme
les seuls signes d’une présence au monde, l’ouverture à l’autre.
Car le concept de communauté et de collectivité subit un chan-
gement considérable à partir du début des années 1980 ; il s’agit
en effet d’une mutation majeure (attestée, entre autres, par
Maffesoli, Blanchot, Singly, Chamberland) qui fonde ses assises
sur la notion de l’autre apatride, dont la présence transcende les
limites géographiques, politiques et ethniques1.
Cependant, la question de savoir comment le précepte le
privé est politique constitue le prodrome de la mouvance intime
pourrait trouver une autre réponse si on l’abordait à partir de
l’étymologie. Le terme privé (fin XIe siècle) dérive du latin pri-
vatus et se réfère au particulier, au propre, à l’individuel. Associé

1. Pour saisir les transformations du concept de communauté ainsi


que ses interactions multiples avec la notion d’intime contemporain, je
renvoie le lecteur au chapitre concernant Chamberland et, plus précisé-
ment, aux sections : « La maison humaine », « La nuda vita : la protesta-
tion de l’humanité », « “On est une multiplicité d’uniques” : l’intersubjecti-
vité sans fusion ».

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L’INTIME – L’INTIMISME : LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

à un nom commun, il fait référence à quelque chose d’inac-


cessible de la part du public. Quant à l’expression « vie privée »,
elle renvoie aux aspects de l’existence d’une personne ou d’une
collectivité qui ne sont pas rendus publics. Dans tous les cas, le
privé constitue l’antonyme du terme public. Pour ce qui est du
lexème intime, remarquons qu’il ne possède pas un contraire
attesté et que, d’ailleurs, il ne renvoie pas exactement à une
dimension privée, mais, comme sa racine latine intus l’indique,
il évoque ce qui est le plus intérieur. On peut en conclure que
ce qui est privé n’est pas nécessairement de l’ordre de l’intime.
En d’autres termes, les aspects privés qui appartiennent à un
groupe ou à une communauté – par exemple, la communauté
des femmes dont le privé est constitué des questions de la ma-
ternité, de la folie, de la violence, de la sexualité, de la prostitu-
tion, de l’avortement – ne sont pas nécessairement consubstan-
tiels à « ce qui est le plus intérieur » du sujet, qui peut ne pas
avoir vécu intimement certaines de ces situations tout en s’en
portant témoin, publiquement, au nom de ses semblables.
Toutefois, la différence entre privé et intime resterait à ap-
profondir en se basant sur des analyses de textes précises. Une
telle piste pourrait être sillonnée dans d’autres circonstances plus
propices à son développement.
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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

INTRODUCTION

Nombreuses sont les raisons qui m’ont incitée à choisir


Louise Warren comme l’une des poètes dont la production té-
moigne d’une certaine veine intimiste traversant la poésie
contemporaine. Ces raisons, on les découvrira dans un parcours
qui suit l’œuvre de l’auteure, de L’amant gris, son premier
recueil, à Noyée quelques secondes, texte qui ne clôt pas son che-
minement poétique, mais dans lequel on peut présumer la
réalisation de ce que j’appellerais « le cycle de l’intime ». Il s’agit
d’un cycle dans lequel les jalons principaux d’une pensée de
l’ouverture et de l’opacité, du repli et de la quête subjective sont
mis en place pour ensuite baliser les recueils les plus récents1.

1. Les recueils suivants ont été analysés (voir la table des abrévia-
tions des titres pour la référence complète) : L’amant gris (1984), Made-
leine de janvier à septembre (1985), Écrire la lumière (1986), Comme
deux femmes peintres (1987), Notes et paysages (1990), Terra incognita
(1992), Le lièvre de mars (1994) et Noyée quelques secondes (1997). Les
recueils Suite pour une robe (1999), La lumière, l’arbre, le trait (2001),
La pratique du bleu (2002), Soleil comme un oracle (2003) et Une pierre
sur une pierre (2006) sont cités dans cet ouvrage, mais n’ont pas consti-
tué le sujet d’une étude approfondie puisqu’ils sont surtout centrés sur
la problématique de la création artistique. Les deux essais Interroger
l’intensité (1999) et Bleu de Delft. Archives de solitudes (2001) ont repré-
senté un appui indispensable lors de la lecture et de l’analyse des poè-
mes. Je signale la parution des essais Objets du monde. Archives du vi-
vant (Montréal, VLB éditeur, 2005), Le livre des branches (Orléans, Le
Pli, 2005), La forme et le deuil. Archives du lac (Montréal, l’Hexagone,

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LA POROSITÉ AU MONDE

En effet, la production poétique de Warren semble exem-


plaire pour ce qui est des thèmes et des images évoquant les
trois parcours heuristiques qui sous-tendent l’étymologie du mot
intime. Dans son œuvre, les thèmes de la quête identitaire, de
l’approfondissement du sujet dans le tréfonds de son intériorité
et de sa descente archéologique dans les méandres de la mé-
moire alternent, surtout depuis Écrire la lumière, avec le thème
de l’ouverture à l’autre exogène, cet autre appartenant autant à
la sphère familiale et affective qu’à une dimension plus élargie,
voire planétaire. À cette imbrication thématique s’ajoute souvent
le troisième filon de l’intime, qui se concrétise dans la relation
qu’entretient l’individu avec les objets banals, les pequeñas cosas
(SO : 21), les petites choses qui, délestées de toute prégnance
symbolique, renvoient à un art de vivre dans lequel la résistance
du sujet se manifeste sur un mode mineur.
Mon analyse s’amorce par un examen des trois premiers
recueils selon une perspective chronologique, L’amant gris,
Madeleine de janvier à septembre et Écrire la lumière, mais elle
s’en détache partiellement ensuite afin d’emprunter la voie d’une
étude dans laquelle la récurrence des motifs, des images et des
thèmes tisse une vaste toile hypertextuelle dont les renvois et les
rappels s’entrecroisent constamment. Dans cette partie seront
abordées la question de la véracité du « je » lyrique et celle de la
langue insérée dans la problématique de la création ; ces deux
questions, foncièrement corrélées à l’intime, sont soulevées par
la présence, dans la poésie de Warren, de plusieurs éléments
autobiographiques. Les recueils Terra incognita et Noyée quel-
ques secondes 1 constitueront le sujet d’une étude textuelle pré-

2008) et Attachements. Observation d’une bibliothèque (Montréal,


l’Hexagone, 2010), qui n’ont pas été analysés dans cette étude. Je
renvoie le lecteur au site de Warren pour ce qui est de la publication
des livres d’artistes (www.louisewarren.com/biographie.html).
1. Noyée quelques secondes est, à l’origine, le mémoire de création
littéraire que Warren a rédigé à l’Université du Québec à Montréal (en
1995, sous la direction de René Lapierre). Il est suivi d’un dossier

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

cise : alors que le premier recèle toute la complexité du triple


parcours heuristique que l’intime peut suivre, le second ren-
ferme la tension du sujet vers l’épuration, le recentrement, la
descente dans une dimension immatérielle, voire spirituelle. Je
suis une piste qui part de l’intime proche, la relation à soi et à
l’autre familier, pour aboutir à une imbrication des trois filons de
l’intime, imbrication qui se réalise particulièrement dans la pro-
duction depuis Comme deux femmes peintres.
La présence en filigrane d’autres poètes a accompagné ma
démarche en m’aidant à déceler la résistance d’une poésie par
moments sciemment énigmatique.

L’AMANT GRIS :
L’ESPACE DU DÉSIR, L’ESPACE DE LA MÉMOIRE

« Le désir circule abondamment dans L’amant gris » (Yergeau,


1984 : 54), premier recueil de Warren. Ici, le récit d’une histoire
d’amour est entrecoupé de souvenirs d’enfance imprégnés de la
présence des figures parentales. Dans cette œuvre, publiée en
1984, l’univers événementiel de la protagoniste se restreint à
l’évocation d’un espace intime, voire clos, livrant les clés d’une
demeure habitée par une sensualité qui s’exprime sur un ton
« extraordinairement détaché et attentif » (Brochu, 1985 : 194) :

Minuit moins vingt, tu te tiens


dans l’embrasure de la porte, tu frôles mes genoux,
prends-moi toute. Tu peux rester
ici ce soir, si tu le veux. La prochaine fois
on se parlera moins, la langue simplement
pour lécher partout. Une correspondance s’insinue
entre la peau et la caresse, je cachette l’enveloppe
et laisse ma bouche faire des bulles avec le réel (AG : 9).

d’accompagnement au titre significatif : Interroger l’intensité. Il s’agit, en


effet, des premiers textes qui aboutiront à la publication, en 1999, du
recueil d’essais éponyme.

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LA POROSITÉ AU MONDE

Dans ce poème, tout se joue paradoxalement sur le mode du


constat : la présence de l’isotopie corporelle contraste avec
l’absence de tout subjectivème affectif ou évaluatif 1, c’est-à-dire
de certaines marques de subjectivité qu’on peut déceler dans le
tissu énonciatif du texte. Ainsi, ces marques, qui dans ce cas se
réduisent aux déictiques spatio-temporels bien définis, « ici » et
« ce soir », et à l’itération d’un « tu » évoqué quatre fois dans les
premiers vers, renvoient à un profond enracinement du sujet
dans la trame énonciative. En effet, le « tu », ainsi que le « moi »
qui sollicite son interlocuteur par la modalité impérative de la
proposition amoureuse semblent se lover dans un désir rendu
visible par la métaphore de la correspondance entre la peau et
la caresse. Celle-ci ne se réfère pas seulement au désir, mais
encore elle fait appel tant à la lettre qu’à l’espace cachetés, c’est-
à-dire au monde dans lequel le couple s’est isolé, à un micro-
cosme qui s’oppose à une réalité dont la précarité assume la
consistance des bulles. Dans cette atmosphère, qui parcourt
d’ailleurs le recueil, tout semble se passer dans l’instantanéité
d’un ordinaire fait de pots de confiture, de « sandales [qui] cla-
quent en contrepoint » (AG : 55), « d’une boîte ronde, minuscule,
qui sent bon » (AG : 39), « de petits bateaux ivres et [d’]avions
saouls » (AG : 17), d’eaux salines et de bouches, de bras, de ge-
noux, d’épaules qui se cherchent, se frôlent, se rencontrent dans
l’espace dense et fugace de la rencontre amoureuse.
Cependant, au fur et à mesure que l’on pénètre dans le
texte, la situation se complique du point de vue énonciatif. En
effet, le « je » féminin s’adresse à plusieurs allocutaires dans un
jeu de renvois et de rebondissements référentiels déroutants qui
amène le lecteur à s’égarer dans un dédale d’actes énonciatifs
flous et ambigus. Au bout du compte, on comprend qu’il y a une

1. Dans les subjectivèmes évaluatifs, trois catégories sont regrou-


pées : les subjectivèmes quantitatifs, les subjectivèmes axiologiques
(fondés sur un jugement moral) et les subjectivèmes modalisateurs (fon-
dés sur un jugement de vérité). Voir à ce propos les théories de l’énon-
ciation de Catherine Kerbrat-Orecchioni ([1980] 1997).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

femme, « je », qui s’adresse successivement à un amant, peintre et


marié, à un autre amant, peintre lui aussi, à Mathilde, son amie,
sa confidente et qui utilise le « il » et le « elle » délocutés d’une
façon qui porte souvent à confusion1 :
Tu dessines
en noir et blanc et parfois il t’arrive de laisser pénétrer
une rivière jaune. Des mois
sans avoir de ses nouvelles. De toi,
de l’autre et de lui. Je ne sais pas très bien
qui il est. Je ne le connais pas. Simplement comment
il jouit,
comment il dort sur son torse poilu (AG : 12).

Dans ce passage, au-delà de l’ambiguïté référentielle qui le


caractérise, on remarque que l’approche de l’autre se fait par la
négation du processus rationnel, les deux verbes savoir et
connaître étant exprimés par la modalité négative. Cette ren-
contre se réalise alors par des plongées dans une dimension
émotionnelle et sensorielle qui se vit au fil des gestes esquissés,
des phrases amorcées, des objets communs nommés, à la limite
d’une quotidienneté centrifuge et claustrophobe, aux frontières
des « choses qui ne s’expliquent pas » (AG : 77) puisque, en fin
de compte, « tout ne nécessite pas forcément / une explication »
(AG : 77).
Néanmoins, de temps à autre, l’espace du désir cède la
place à un autre espace, celui de la remémoration, beaucoup
plus exigu du point de vue textuel. Ces deux dimensions s’entre-
croisent, d’une façon elliptique, dans un poème où se côtoient,
sur le même axe temporel du présent, l’épilogue d’une scène
d’amour et le voyage en train d’une petite fille :

1. Je tiens à souligner que ce brouillage pronominal et cette ambi-


guïté énonciative sont voulus par l’auteure ; en d’autres termes, le texte
est volontairement construit de telle façon.

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LA POROSITÉ AU MONDE

[…]. Après la nudité :


le vide et l’essoufflement. Il s’est endormi
avant moi, ses cheveux rallongent dans le cou. Entre sa
maison et la mienne,
plusieurs panneaux de signes d’arrêt et beaucoup de
peupliers. J’ai dix ans,
je voyage en train et en autobus toute seule. Cette année :
le téléphone,
je joue des tours quand il n’y a rien d’autre à faire. Même
avec le téléphone,
maman écrit des lettres à ses amies. À nos anniversaires,
on nous offre du papier, présenté dans de jolis cartables
ou boîtes, qui servent après
à ranger les lettres reçues. Quand on offre quelque chose
à maman, elle cherche constamment la provenance de
l’objet et toujours,
ce qui se fait ici, ou ailleurs, c’est beau. Enfin,
je n’ai plus mal au cœur en auto, j’ai une chambre à moi
que papa a peinturée tout en blanc, je ne veux plus
aller à l’école mais « jouer à l’école »,
avec mes amies dehors, dans les marches d’escalier,
ou seule,
dans la salle à manger, demeure mon jeu préféré (AG : 40).

La distance est l’élément qui réunit les deux perspectives ren-


voyant, d’un côté, à la séparation qui se créera après la rencontre
amoureuse mise en relief par la métaphore des signes d’arrêt et
des peupliers et, de l’autre, à un pur trajet mémoriel lié au trajet
spatial. Cette distance, infranchissable puisque « vide » dans le
premier cas, devient tout à fait neutralisable, voire bénéfique,
dans l’instant où le « je », transporté par ses souvenirs, revit une
enfance habitée par de petites habitudes teintées d’affection et
de tendresse (il suffit de remarquer les subjectivèmes affectifs et
axiologiques employés dans ce court poème). Remarquons que
ce rappel de l’âge tendre se donne sur un mode épiphanique

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

puisque, comme le constate Bruno Blanckeman, « l’écriture ma-


gnifie quelques épisodes empruntés » (2002 : 47) à un âge, dans
ce cas précis celui de l’enfance, qui grâce à l’utilisation du pré-
sent est constamment investi d’une valeur atemporelle.
Dans ce recueil, et d’ailleurs dans presque tous les recueils
de Warren, l’écriture progresse par petits coups de pinceau,
d’une manière souvent chromatique. Ici, l’utilisation de quelques
associations abstrait/concret et de rares métaphores renvoie à un
appareil rhétorique sobre, dans lequel la langue, sciemment sim-
ple, décrit un univers fait de relations intimes, du désir et de la
mémoire de l’enfance, univers qui sera sondé davantage au
cours du voyage poétique entrepris par le sujet.

MADELEINE DE JANVIER À SEPTEMBRE :


LA FUGACITÉ DE LA PASSION

Il existe une certaine ressemblance de thèmes et de straté-


gies textuelles entre L’amant gris et Madeleine de janvier à sep-
tembre. En effet, ce deuxième recueil de Warren, publié en
1985, poursuit l’exploration tant de la dimension mémorielle que
de la dimension amoureuse en les approfondissant. Ici, il est
question d’une passion qui tourne mal et dont la fugacité est
évoquée par un titre assez révélateur. Cette histoire entre une
femme, Madeleine, et un homme, Vincent, est relatée par un
narrateur, extradiégétique et omniscient, capable autant de se
glisser dans la peau de ses personnages pour en transmettre les
sensations – il suffirait d’analyser la présence des déictiques
pour s’en rendre compte – que d’en rapporter, au moyen du dis-
cours direct, des bribes de conversation. Cette voix externe oc-
cupe toujours graphiquement le haut de la page. Dans ce
recueil, la relation qui est au centre du récit n’est plus fondée
forcément sur la jouissance et le désir, mais elle montre une
complexité nouvelle :

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LA POROSITÉ AU MONDE

[…]. Il n’a pas mangé de la journée,


aujourd’hui sa vie il ne la digère plus. Il nomme
le désespoir, le sien, celui qui fait que certaines nuits,
il dort
tout habillé. Il lui a fallu téléphoner, venir
se réfugier dans ses bras. La première fois qu’il l’a
vue
dans ce bar, il a remarqué la petitesse
de sa taille, un corps à sa mesure pour ne plus avoir
peur de rien (MJS : 15).

Au mal de vivre qui l’habite, à l’inappétence de l’existence qui


mine son sommeil, mise en évidence par la métaphore de la vie
indigeste, l’homme oppose, comme dernier recours, les bras de
Madeleine. Dans cette étreinte, teintée de tendresse et de conni-
vence, semble se dénouer, ne serait-ce que pendant quelques
instants, le nœud de désespoir qui retient les fils de sa vie. Cette
relation se déploie sur deux axes temporels, celui du présent et
celui d’un passé rapproché. Cependant, comme la voix narrative
le souligne, il ne s’agit pas d’une « histoire de gens qui s’aiment »
(MJS : 27), puisqu’« ils ne sont rien d’autre / que l’exaspération de
leur sensibilité » (MJS : 27). Leur rencontre se veut temporaire et
se consume dans une passion éphémère :
Il lui promet des cadeaux, seulement
des cadeaux périssables pour que jamais elle ne
puisse se souvenir
de lui. À l’extrême d’elle-même, la survie : la
mémoire
de l’enfance, petites robes aux nids d’abeille et tant
de
barbe à papa durcie sous les plombages qu’il y a des
jours où pour toute
nourriture il ne lui reste qu’à manger ses dents (MJS : 33).

Le jeu de rejets et de contre-rejets et l’hypotaxe de la deuxième


partie, cette construction syntaxique où les subordonnées s’en-
chaînent de façon désordonnée en rappelant le langage des

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

enfants, ponctuent un double parcours mnésique. Les trois pre-


miers vers semblent exprimer la volonté qui habite les person-
nages d’effacer ou, à tout le moins, de nier tout signe matériel
d’affection qui pourrait reconduire, dans un futur imaginable, au
souvenir de leur liaison. Mais, à partir du quatrième vers, on
retrouve la mémoire de l’enfance de Madeleine ; il s’agit d’un es-
pace mental bénéfique qui, meublé par de petits objets chargés
d’affection, semble être investi d’une fonction salvatrice. Ce
processus mémoriel, déjà présent dans L’amant gris, se réalise
également ici dans un espace scriptural assez exigu : il n’y a que
deux pages qui lui sont consacrées dans tout le recueil.
Toutefois, Madeleine de janvier à septembre comporte une
double structure. En effet, la narration de l’histoire, confiée à un
narrateur omniscient et disposée toujours dans la partie supé-
rieure des pages, alterne avec des passages où le « je », celui de
Madeleine, s’affirme au fil d’une énonciation située toujours en
bas de la page1. Dans cette section, la protagoniste s’exprime par
une sorte de monologue, mélange de sensations vécues et d’ob-
servations du monde extérieur. Elle ne s’adresse qu’une seule
fois à un « tu » nommé explicitement : il s’agit de Vincent, son
amant, qui ne prend jamais la parole dans le texte. C’est par un
jeu subtil d’indices et de renvois qu’on parvient à comprendre
que la voix à la première personne correspond à Madeleine qui,
par une évocation parcellaire, trace elle aussi les lignes de fond
d’une histoire vouée à l’insuccès. Tout semble se dérouler dans
un espace intime, par moments claustrophobe, dans lequel les
sentiments et les sensations sont évoqués, à petits traits, avec
sobriété et discrétion. Il n’en est pas de même pour les scènes
érotiques où le désir est nommé sans ambages et explicité, mais
d’une façon plus retenue que dans le recueil précédent, par le
champ sémantique du corps.

1. Apparemment il s’agit d’un cas de polyphonie énonciative ; ce-


pendant, si l’on se fie aux indices énonciatifs laissés par l’auteure dans
son texte, on s’aperçoit que le narrateur omniscient et le « je » de Made-
leine pourraient être deux figurants de la même instance énonciative.

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LA POROSITÉ AU MONDE

Néanmoins, ce cocon apparemment imperméable est atteint


par l’apparition de deux éléments qui, rappelant ostensiblement
l’existence du monde extérieur, sapent les fondements de ce
huis clos. Le premier élément se concrétise par la mort d’un en-
fant et surgit dans un poème où l’univers intime de la passion
se confronte pour la première fois à une réalité extérieure et
douloureuse :
Intimement, janvier. Il fait froid dans ma chambre
aussi, la peinture
s’en va. La nuit dernière j’ai mal dormi
à cause de cet enfant tué, l’accident
pendant que tu cherchais mon âge
dans mon cou. Tu t’appelles
Vincent, simplement Vincent, même dans ton nom
tu es détaché (MJS : 22).

À vrai dire, on ne sait pas grand-chose de cet événement, sinon


qu’il a affecté émotivement le « je ». La lecture du poème à la
page suivante révèle une deuxième présence externe ; il s’agit
d’un homme couché dans la neige :
Couché dans la neige, devant
la porte, son corps : noué de la tête à la
ceinture, dans son poing
fermé un bout de papier
récepteur de son silence (MJS : 23).

Le rythme ternaire de la première partie du poème et celui qua-


ternaire de la seconde, l’écriture elliptique, l’absence de verbes
et d’adjectifs, à l’exception des participes passés, ainsi que la
présence de rejets concourent à l’élaboration d’un style sobre,
voire épuré. Par des morceaux d’images esquissées, par le
constat d’un corps gisant dans la neige, on fait face à l’impéné-
trabilité de l’existence représentée, dans ce cas, par le corrélatif
objectif du « bout de papier récepteur de silence ». Cette ouver-

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

ture à l’autre et cette « mise en évidence de l’inexplicable1 » (MJS :


51) seront de plus en plus nommées et remises en question aussi
bien par un élargissement des frontières de l’univers de la poète
que par l’exploration d’un ailleurs dépassant la certitude factice
de l’ici et du maintenant.

ÉCRIRE LA LUMIÈRE
Avec les recueils qui scandent la période 1986-1991, Écrire
la lumière, Comme deux femmes peintres et Notes et paysages,
œuvres marquant un jalon dans le cheminement poétique de
Warren, le triple parcours intime de l’auteure prend forme gra-
duellement pour se définir davantage et clairement dans Terra
incognita, paru en 1991. Ce parcours se déploie sur trois pistes
souvent complémentaires : la première est représentée par l’ap-
profondissement, le trajet vers les sources de l’individualité, la
deuxième se concrétise dans l’ouverture du sujet à autrui et la
troisième retrace les liens que le sujet tisse avec la réalité objec-
tale. Comme on l’a constaté en esquissant les lignes de fond de
l’intimisme contemporain, cette figure de l’autre est investie d’un
double rôle : elle peut soit ourdir la trame de la petite histoire et
lui conférer une dimension familière, affective et mémorielle, ce
qui ressort déjà dans la première production de la poète, soit
tisser la trame de la grande histoire et devenir un symbole de la
condition humaine. Dans cette vision bifocale, où les résonances
entre l’individuel et l’universel se complètent et se compénè-
trent, le sujet, qui habite l’espace d’une quotidienneté apparem-
ment ordinaire, explore de temps à autre celui d’une universalité
aux frontières poreuses. En d’autres termes et d’une manière
apparemment contradictoire,
ce serait donc dans un geste […] qui conduit le sujet à « s’exti-
mer« » (pour reprendre un néologisme lacanien), autrement dit
à se déporter à la limite extérieure de lui-même, que l’intime

1. Warren cite un poème de Yannis Ritsos.

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LA POROSITÉ AU MONDE

affleure, paradoxalement dans la représentation du monde, de


l’autre, de la foule des villes (Mura-Brunel, 2002 : 5-6).

Écrire la lumière, mince plaquette de 38 pages remontant à


1986, regroupe une série de courts mouvements en prose qui,
au premier abord, commentent les photos qui les accompa-
gnent. Cependant, si l’on perce la signification du titre, fondé sur
deux énoncés, « écrire un texte » et « photographier la réalité », on
se rend compte que la lumière est l’élément qui lie ces deux
procédés artistiques. C’est en effet la lumière, avec les effets
qu’elle produit dans les zones d’ombre, qui constitue le vrai sujet
des photos, dont les objets captés paraissent plutôt accessoires.
Il s’agit d’images en noir et blanc qui représentent des détails
assez anodins : le pavé d’une rue, les silhouettes de chaises au
soleil, la porte d’un commerce dont le rideau est balayé par le
vent, les détails d’un escalier en métal, l’allée d’une ville bordée
par des arbres et le triptyque évoquant l’ombre d’une femme au
dos cambré dont la pose se répète avec des variations légères.
Ces photos ne sont pas commentées ; pourtant, au début du
recueil, les trois premières reproduisent un objet nommé dans le
texte qui les accompagne. Mais, à partir de la quatrième, ces
images, privées de texte, occupent toutes seules le milieu de la
page et alternent avec des proses complètement indépendantes.
Ce type de procédé, basé sur l’exiguïté des explications possi-
bles entre les photos et les textes, semble être inspiré par les
mots d’Édouard Boubat mis en exergue :
La photo n’est pas à l’extérieur du
photographe, elle est en lui-même
comme la rencontre qu’il attend (EL : 4).

Une telle citation, dont la densité est remarquable, mérite une


double élucidation. Premièrement, elle exprime l’idée du côté
obscur et impénétrable que recèle chaque création, de l’énigme
qui, selon Warren, doit habiter tout texte. La poursuite de cette
réflexion amènera l’auteure, quelques années plus tard, à
affirmer :

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

Trop souvent la critique n’est réceptive qu’aux intentions, aux


explications que l’artiste lui fournit, ce qui limite la lecture,
restreint l’angle d’ouverture ou, dans le pire des cas, enferme
l’artiste dans ses propres clichés. Ainsi que le rappelle
Adorno : « L’esprit de l’œuvre se manifeste dans le caractère
énigmatique, non dans ses intentions ». Aussi énigmatique soit-
elle, l’œuvre n’a pas besoin de mode d’emploi, pas plus qu’un
poème ou un roman ne nécessite le support de l’illustration.
Dans un cas comme dans l’autre, cette surenchère du langage
peut tuer une œuvre (II : 101 et 102 ; Adorno, 1982 : 172).

La propension à la concision, à l’ellipse ainsi qu’à l’écriture


parcellaire, qui se développera davantage dans le cheminement
poétique de l’écrivaine jusqu’à atteindre le dépouillement ex-
trême des recueils Noyée quelques secondes et Suite pour une
robe, semble exalter ce côté hermétique du poème, cette énigme
qu’on accepte mal […]. [Car] on cherche toujours à compren-
dre, à analyser, à paraphraser ce que l’auteur a voulu dire.
Pourtant, devant un poème, il est nécessaire de développer
une attitude de réceptivité pour absorber le côté énigmatique,
la face cachée du poème (BD : 34).

C’est pourquoi il serait sans doute vrai d’affirmer qu’il ne faut


pas forcément rendre lisible et explicable une œuvre pour lui
conférer sa juste valeur ; en effet, dans le cas du poème, le désir
de tout saisir est forcément confronté à une matière mouvante,
dont les traits sibyllins livrent les clés d’une multitude de signi-
fications possibles. Deuxièmement, si l’on fait une lecture plus
large de la citation de Boubat et qu’on la relie au titre du recueil,
on constate la présence d’une affinité qui s’établit entre l’écriture
et la photographie1. L’élément qui les unit et qui, selon l’auteure,
conjugue également la peinture à l’écriture est l’immédiateté,
l’instant qui marque le trait, la fraction de seconde qui délimite
le geste. Dans le processus créateur de l’écrivain et du

1. Voir Bleu de Delft, p. 57.

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LA POROSITÉ AU MONDE

photographe, la lumière représente alors un guide, une espèce


de passeur qui rapproche la photographie, ainsi que la poésie,
d’un même langage, d’une même intensité. En effet, ce que
Warren exprime au sujet de la lumière est assez révélateur : « Je
crois que chaque mot diffuse une clarté qui va de l’étincelle à
l’incendie la nuit. À l’intérieur de ce spectre lumineux, il existe
une multitude de variations possibles. Une collection de lumiè-
res1 » (BD : 68). Comme la lumière est primordiale pour la réus-
site d’une photo, de la même façon cette lumière, qui irradie de
chaque mot, est capitale pour l’interprétation du sens. C’est d’ail-
leurs dans son recueil de poèmes Soleil comme un oracle, publié
en 2003, que le « je » énonce explicitement son intention « d’écrire
pour donner un langage / à la lumière » (SO : 67).
Les thèmes de la relation amoureuse et du rapport qui se
tisse au fur et à mesure entre le « je » et le monde extérieur sont
sondés et fouillés davantage, dans Écrire la lumière, au moyen
d’une langue dépourvue de toute fioriture. Le désir, qui traver-
sait ostensiblement L’amant gris et qui, associé à la tendresse et
à la compréhension, parcourait Madeleine de janvier à septem-
bre, semble ici s’imprégner d’une sensualité nouvelle, plus sub-
tile, voire moins explicite, et devenir l’une des composantes, et
non l’élément principal, de la liaison. Dans ce recueil, le tableau
qui ressortait autant de la relation passionnelle imbue de désir
de L’amant gris que de la liaison fondée sur la connivence et la
tendresse de Madeleine de janvier à septembre, se complexifie
davantage :
On se parle du même côté des mots. Ce matin
nos cernes s’étendent dans la même fatigue.
Tu me serres fort aux hanches et je me sens
exister aussi fort dans tes yeux (EL : 24).

1. Ces réflexions seront approfondies dans le recueil La lumière,


l’arbre, le trait.

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

C’est sans doute le langage non verbal qui unit les deux amants
dans un matin de tendresse, de fatigue et de sensualité. Dans ce
poème, la présence à l’autre se concrétise surtout par le contact
visuel : c’est dans les yeux de son partenaire que la femme se
reconnaît vivante, c’est à travers ses yeux qu’elle peut entrer en
contact avec le monde extérieur. « Il faut entrer dans le regard de
l’autre pour sentir et voir l’autre et nous percevoir à travers
l’autre » (II : 111), constate l’auteure, sur un ton vaguement lévi-
nassien ante litteram, dans son recueil d’essais Interroger l’in-
tensité, œuvre publiée en 1999 et regroupant un ensemble
d’essais consacrés tant à différentes formes d’art qu’à la pratique
de l’écriture. Je souligne l’expression « vaguement lévinassien
ante litteram », car la lecture des textes d’Emmanuel Levinas
accompagnera la réflexion de Warren entre 1999 et 2001, date
qui marque la fin de cette plongée dans le monde du philo-
sophe1. Les commentaires de l’auteure sont éclairants :
Je ne remercierai jamais assez le professeur Leonard Rosmarin
de m’avoir offert son livre Emmanuel Levinas, humaniste de
l’autre homme. C’est exactement l’ouvrage que je cherchais
pour mieux comprendre la pensée de ce philosophe qui,
même dans ce que je ne saisis pas, éclaire ou relance un
mouvement intérieur qui me conduit à l’écriture (BD : 79-80).

Ce sentiment d’exister présent dans Écrire la lumière et vécu


au-delà des murs d’une chambre d’hôtel semble convier le « je »
à un égarement dans ce que Hélène Dorion appelle le « vertige

1. « J’ai commencé à lire Levinas en 1999 et je me suis arrêtée en


2001. Souvent, je l’ai lu pour me mettre en train. J’aime bien lire des
livres que je ne comprends pas complètement. Cela me fait décrocher
de mon monde d’ici, du langage. Puis, ça me rapproche de la poésie.
Levinas était parfait pour cela parce que, toutefois, je comprenais quel-
que chose ; dans les allées où je comprenais quelque chose, là ça
m’ouvrait un texte. La lecture de Levinas m’a aidée, peut-être, pour La
pratique du bleu » (rencontre avec Warren, 11 février 2007, Saint-
Alphonse-Rodriguez, au bord du lac).

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LA POROSITÉ AU MONDE

de sentir se dérouler le monde » (2002 : 11). À ce propos, lisons


encore dans le même recueil :
Un peu partout la terre tremble et pendant
que je m’attache à tes yeux, des avions sont
détournés (EL : 13).

Ici, pour la première fois depuis L’amant gris, la vision du sujet


s’élargit en effleurant, ne serait-ce que par touches légères, une
dimension et des préoccupations mondiales. Dans ce poème,
comme dans celui qui va suivre, la vie ordinaire est mise en
parallèle avec les grands événements qui bouleversent la planète
ou encore avec des scènes de violence :
Dehors on bat des tapis.
Dehors on bat un enfant.
La cour intérieure (EL : 16).

Dans ce « dehors » aux confins vagues dont la perspective


s’universalise, dans cette « cour », image de l’espace-monde, dans
l’indéfini d’un « on » si impersonnel et pourtant si proche, se
consument à l’unisson la banalité des gestes quotidiens ainsi que
l’infamie de la violence. « Dans une maison, il y avait un mort
par terre, étendu devant la télévision et la vie continuait, sur un
terrain de golf dans l’Indiana » (LM : 22), affirme la narratrice du
recueil Le lièvre de mars, paru en 1994. Écrire la lumière est la
première œuvre de Warren où l’insondable de la mort et la
banalité apparente de la vie, la lancinante répétition de l’infime
et de l’universel, leurs enjeux et leurs zones grises semblent de-
venir le terrain d’investigation d’un sujet convié à une participa-
tion qui dépassera le pur et simple constat.

COMME DEUX FEMMES PEINTRES, NOTES ET PAYSAGES,


LE LIÈVRE DE MARS

Il existe des noyaux thématiques qui caractérisent les trois


œuvres Comme deux femmes peintres, Notes et paysages et Le

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

lièvre de mars et qui sont explorés et approfondis soit dans


Terra incognita, soit dans Noyée quelques secondes. Pour cette
raison, j’ai adopté une approche qui, de temps à autre, évoquera
une toile hypertextuelle riche en renvois et rappels. Les thèmes
du dédoublement et de la perte de soi affectant le « je » lyrique,
de la confrontation avec un univers personnel multiple et
parcellaire, de l’art, de la naissance de l’écriture et de la guerre
constituent le fil conducteur d’une réflexion qui s’approfondit et
se complexifie.

LE DÉDOUBLEMENT, LA PERTE DE SOI

Comme deux femmes peintres, paru en 1987, a la forme d’un


journal intime en prose s’échelonnant sur un peu moins de trois
semaines, du 9 au 27 décembre. Il est composé d’une série de
sections puisqu’à chaque date correspondent plusieurs pages.
Ce texte porte principalement sur l’art et sur la relation complice
et sororale qui s’instaure entre deux femmes peintres, l’une par
le journal qu’elle rédige, l’autre par la toile qu’elle peint. On a
un aperçu révélateur de la liaison, tissée au fil des années, que
Warren a entretenue avec Sylvie Marceau, une femme peintre,
par le métatexte présent dans « À la fenêtre », l’un des essais d’In-
terroger l’intensité 1. L’auteure y avoue que « sans cette rencontre
marquée instantanément par la sympathie et la complétude, il
n’y aurait pas eu le recueil Comme deux femmes peintres où la
fiction s’empara de nous » (II : 85). En effet, une telle rencontre
est relatée dans des fragments du journal :
Journal. Fragments. J’ai sonné à la porte
de son atelier. Je ne m’étais pas trompée
d’adresse. Elle a couru du fond de sa maison
pour venir m’ouvrir.

1. En effet, les deux femmes peintres en arrière-plan du recueil


sont Sylvie Marceau et Diane Giguère ; les deux ont curieusement arrêté
de peindre.

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LA POROSITÉ AU MONDE

Ses cheveux, ses mains, ses chats volaient


autour d’elle.
Je regardais les peintures accrochées. J’étais
en face à face vivant avec elle. L’image :
le thé infusait et nous écoutions la même
musique. Sa jambe battait sous la table et
le rouge lui allait à merveille (CDFP : 60).

Par la lecture de l’essai « À la fenêtre » (II : 83-89), qui éclaire le


recueil, on peut tantôt pallier certaines lacunes événementielles
dans sa trame narrative, tantôt retracer l’origine et la source des
souvenirs qui habitent les deux artistes, tantôt mieux suivre un
jeu élocutoire souvent déconcertant. L’amitié entre les deux
femmes, fondée sur la complicité et les affinités artistiques, la
revisitation des différentes couches mémorielles ainsi que les
incursions dans un monde « autre » sont suggérées dans un jour-
nal dont les entrées, irrégulières, varient considérablement en
longueur (Bayard, 1987-1988 : 29). Le style asyndétique et télé-
graphique, présent dans la première partie surtout, les accumu-
lations fréquentes, les répétitions sonores (surtout des épanalep-
ses et des anadiploses), les rejets ainsi que l’intertextualité
forment la toile de fond d’un sujet dont la confrontation à l’autre,
voire le dédoublement, se joue sur un mode dialogique. Au pre-
mier abord dans le journal, le « je » s’adresse directement parfois
à son amoureux, parfois à la femme peintre. Dans le poème qui
suit, par exemple, la dynamique est claire :
Ce matin. Dernière page du calendrier Matis-
se : tapis rouge, tentures vert et or.
Douche. Café. Odeurs. Rôties brûlantes,
beurre mou.
Un chandail. Deux.
Collant. Laine piquante. Remettre les bas
de soie de la veille.
Debout. Mains dans l’eau de vaisselle. Semoule
collée aux assiettes. Souvenirs d’une soirée.

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

Baiser dans mon cou : mon amoureux s’en


va travailler. À ce soir, six heures.
Dernier tango à Paris : à sept heures.
Je l’aime comme je t’en ai parlé (CDFP : 9).

Cependant, au fur et à mesure que la lecture avance, les pistes


référentielles sont vite brouillées par l’intervention de deux élé-
ments qui affectent le sujet : la désubjectivation et l’appropriation
de l’identité d’autrui. On assiste à un phénomène de désub-
jectivation, à une certaine mise à distance du « je » à l’égard de
soi-même, qui se réalise, entre autres, par l’investissement de la
troisième personne délocutée, hypostase du « je » :
J’avance, j’entre dans un parc, contourne
l’étang comme une solitude. L’image : femme
seule sur le bord d’une route, qui tend son
pouce et qui va jusqu’au bout d’elle-même (CDFP : 19).

Cette femme, à l’image de la solitude, essaie de franchir les


limites d’une monade1 qui va lentement se fissurer et accueillir,
dans son espace interne, la présence de l’autre. Dans le poème
qui suit, on perçoit alors la concrétisation d’un dédoublement
« où le je, constamment confronté à l’autre, est amené à sortir de
lui-même pour établir avec autrui un dialogue, découvrir l’alté-
rité en soi » (Dupré, 1996 : 74) :
J’écris à une femme peintre. Je te montre
mes images en secouant mon manteau. La
promenade était bonne et je frotte mes pieds
l’un sur l’autre.
Lait chaud versé dans un bol. C’est comme
ça, que tu entres dans un texte. Avec tes
dentelles noires et tes cheveux frisés dans
le fond d’une cale de bateau (CDFP : 21).

1. Ici, je l’entends dans l’acception que la langue littéraire a donnée


à ce mot, c’est-à-dire « individualité solitaire ».

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LA POROSITÉ AU MONDE

Si l’on se fie aussi bien au contexte énonciatif qu’au poème pré-


cédent, le « tu » du premier vers devrait renvoyer à une présence
réelle qui correspondrait à l’amant de la femme. Toutefois, le
« tu » du sixième vers fait problème. Car, si la locution « rentrer
dans le texte » signifie, comme c’est souvent le cas, « créer au
moyen de l’écriture », on se trouverait face à un « je » scripteur
schizé qui se parle par l’intermédiaire de la deuxième personne.
En s’appropriant les attributs de la femme peintre : les cheveux
frisés, les dentelles et les bateaux1, ce sujet assume ostensible-
ment l’altérité qui l’habite ; il « se glisse dans une autre » (LM : 62).
« Cette altérité se développe dans une thématique du double, où
les frontières entre soi et l’autre deviennent poreuses » (1996 :
104), remarque Louise Dupré dans son étude sur Le lièvre de
mars, recueil en prose traversé par les dédoublements multiples
d’un sujet prismatique qui se demande : « On ne cesse donc ja-
mais de s’inventer un double ?2 » (LM : 69). D’ailleurs, cette œu-
vre semble constituer le prélude à la quête identitaire de Noyée
quelques secondes, huitième recueil de l’auteure, paru en 1997.
Le thème de la perte de soi, topos qui revient fréquemment dans
les textes de Warren à partir de Notes et paysages et qui sera évo-
qué, d’une « façon […] définitive » (II : 38), dans Noyée quelques
secondes, est synecdotiquement représenté par la disparition du
visage et de son reflet.
Une telle perte se réalise par étapes ; dans Notes et paysages,
recueil de poèmes publié en 1990, la femme délaissée cherche
son image dans un mur :

1. En ce qui concerne ce détail pictural, on le retrouve autant dans


« À la fenêtre » que dans Comme deux femmes peintres. Ici on lit : « Tu
peins des barques et des sous-marins », répété à la page 22. Et le « je »
aussi, à un certain temps, dessinera « des barques sur le napperon de
papier » (CDFP : 49).
2. La protagoniste parle souvent d’elle-même à la troisième per-
sonne et invoque, entre autres, la présence de son amie imaginaire Léa.

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

Depuis que tu as emporté


le miroir
je me regarde dans le mur (NP : 40).

Les choses se passent comme si le départ de l’homme avait été


la cause du dessaisissement du sujet, comme si l’absence de sa
reconnaissance dans le regard de l’autre avait obscurci toute
trace d’autoréflexion.
Cependant, l’approche se modifie dans Le lièvre de mars où
le manque de la relation à autrui ne constitue plus le principe
fondateur de l’égarement subjectif. Ici, « la narratrice a peur que
son visage ne soit pas le sien. Il lui arrive de penser que, même
vivante, elle peut le perdre ou encore que, face à la vitre qui lui
renvoie son reflet, son visage peut devenir quelque chose
d’autre » (II : 39). À la désubjectivation qui transparaît dans le
constat « je ne suis pas dans mon visage » (LM : 34) suit la
parcellisation du sujet (« je suis dans mes dents, ma bouche » –
LM : 34), ainsi que son absence complète de maîtrise à l’égard
de ses yeux qui, devenus anonymes, regardent un « visage qui
s’aveugle » (LM : 34). Il ne reste que la réification du sujet comme
dernière étape à franchir avant qu’il puisse commencer la
descente initiatique de Noyée quelques secondes : « je suis deve-
nue une table, un jardin, un lac gelé avec des patineurs » (LM :
77), affirme la narratrice du Lièvre de mars sur un ton qui rap-
pelle le processus de chosification vécu par le « je » de La terre
est ici d’Élise Turcotte (1989). Mais être dans ses dents, être dans
sa bouche, « c’est être à l’intérieur de sa voix [puisque], une fois
l’image enfuie » (II : 39), il ne reste que la voix. « J’habite une
bouche et le son d’une voix » (NP : 92), constate le sujet de Notes
et paysages en évoquant ainsi le vers de Rainer Maria Rilke « nous
ne sommes que bouche1 » ; « Je sens la présence d’une voix
enracinée en moi. Je sens que je suis en vie ? » (LM : 32), affirme
sur un ton paradoxalement interrogatif la narratrice du Lièvre de

1. Il s’agit d’un des auteurs qui accompagne la démarche poétique


de Warren ; ce vers est cité dans son essai Interroger l’intensité, p. 111.

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LA POROSITÉ AU MONDE

mars. C’est d’ailleurs cette voix qui, accompagnée par les échos
de Virginia Woolf, d’Anne Hébert et de Sylvia Plath, descendra
dans les profondeurs aqueuses d’un lac à la rencontre d’une
langue et qui, dans sa chute, donnera naissance à Noyée quel-
ques secondes. Dans ce recueil, le visage, « ce reflet perdu, je l’ai
rendu visible à l’intérieur du procédé poétique, à travers divers
jeux de reflets afin que l’écriture vienne suppléer au double
absent » (II : 39), constate lucidement l’auteure. Une telle affirma-
tion met en évidence la fonction que Warren attribue à l’univers
de l’art ; il s’agit en effet d’un univers dans lequel « sont subsu-
més la réalité et l’imaginaire » (Dupré, 1996 : 75).
Cependant, si l’on voulait pousser un peu plus loin la ré-
flexion, on pourrait se questionner sur la prégnance de ce visage
et sur le sens de sa perte. Au premier abord, j’exclurais ici la
signification que Gilles Deleuze et Félix Guattari, auteurs connus
et lus par Warren, donnent au visage : « Le visage construit le
mur dont le signifiant a besoin pour rebondir » (1980 : 2061) ; en
d’autres termes, il constitue un complément nécessaire à la
compréhension du message puisque, par ses traits, il révèle les
états d’âme du locuteur. Il ne s’agit pas encore du visage du
prochain de Levinas, grâce auquel le sujet ressent l’élan vers une
transcendance de soi et découvre l’infini dans le moi. Ici, comme
on a pu le constater, il s’agit plutôt du visage en tant que « subs-
titut de l’individu tout entier » (Chevalier et Gheerbrant, 1982 :
1023), en tant que « haut lieu de rassemblement du corps et de
la parole » (II : 108).
Ce visage, constamment perdu dans Noyée quelques se-
condes et pourtant perpétuellement retrouvé2, renverrait-il à un
« soi » qui, ayant délaissé l’illusion de la présence stable et

1. Cet essai est nommé dans Interroger l’intensité (« Une fiction du


visage » – II : 105), alors que l’auteure décrit les œuvres de Richard-Max
Tremblay.
2. « L’eau et le ciel / lui volent son visage » (NQS : 37) ; « Quand l’eau
te rend ton visage » (NQS : 71).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

inamovible de l’être, s’abandonne à un étant en constant proces-


sus de mutation ? Comme l’écrit Édouard Glissant, « je crois que
nous sommes arrivés à un moment de la vie des humanités où
l’être humain commence à accepter l’idée que lui-même est en
perpétuel processus, qu’il n’est pas de l’être, mais de l’étant, et
que comme tout étant, il change » (1995 : 23). Néanmoins, ici il
n’est plus question d’un sujet qui change constamment, mais de
la perte de « soi ». Dans un sens plus large, une telle perte de
« soi » endémique, dont le paroxysme est représenté par cette
assertion de Warren : « Je rêve d’un miroir qui ne nous renverrait
aucune image, aucun reflet de nous-même. Juste le ciel, l’eau,
les arbres ou les pierres. Et le son d’une voix parviendrait jusqu’à
nous » (BD : 72), semble être élargie à une perspective commu-
nautaire. En effet, ce « nous », indéfini et dématérialisé puisqu’il a
perdu son image, n’est pourtant pas assujetti à l’annihilation, car
dans une dimension immatérielle, voire spirituelle, il entend le
son d’une voix, d’une révélation possible. La présence de cet au-
delà aux frontières labiles est d’ailleurs explicitement nommée
autant dans Le lièvre de mars, où la protagoniste affirme : « De
l’autre côté du monde quelqu’un nous regarde, nous attend »
(LM : 49-50), que dans l’essai « Cercle et fruits » où on lit : « J’ai
toujours su que je n’étais pas seule, que j’étais habitée. Les morts
et les vivants sont sans limites1 » (II : 18). Il convient de remar-
quer que la perte de soi, dans les textes de Warren, n’est jamais
irréversible, mais qu’elle constitue, paradoxalement comme on
le verra dans Noyée quelques secondes, le prélude à une quête
régénératrice.

1. Dans le recueil La pratique du bleu, on lit « Sans les morts, que


serions-nous ? Comment arriverions-nous à nous-mêmes ? Nous qu’ils
convoquent, nous dans notre matière phosphorescente, nous dans
notre égarement ? » (PB : 40).

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LA POROSITÉ AU MONDE

LA NAISSANCE DE L’ÉCRITURE : LES LIEUX DU RECUEILLEMENT

C’est par la photographie, évoquée mais jamais présente


concrètement dans le recueil, que le thème du voyage en Irak
est introduit dans l’univers poétique de Comme deux femmes
peintres. Il est important de souligner que Warren entreprend,
entre 1979 et 1980, des voyages en Irak, en Syrie et en Algérie
et que ceux-ci marqueront profondément son écriture (comme
on le verra, le voyage et la subjectivité sont directement corrélés
dans l’univers scripturaire de l’auteure). Il suffit de penser à
l’évocation du conflit irakien qui, traité marginalement dans
Comme deux femmes peintres et Notes et paysages, acquiert une
dimension tout à fait centrale dans Terra incognita.
« Photos de voyage. Irak et Syrie. Je te racon- / terai » (CDFP :
12), affirme le « je » de Comme deux femmes peintres. Dans cet
Irak, dans ce pays représenté par « des fleuves et des plateaux
montagneux, / des guerres » (CDFP : 44) et, plus précisément,
dans son désert, au vaste horizon inatteignable, au « ciel rouge
gavé de pétrole » (CDFP : 46), la « naissance de l’écriture » (CDFP :
43) a lieu :
Irak. Ces lettres d’amour du désert que je
postais.
Dans les bagages, la naissance de l’écriture (CDFP : 46).

Le désert devient alors un lieu favorable au recueillement et à la


création comme ces mots tirés de l’explicit de Terra incognita
l’expriment clairement :
J’attends de l’écriture les mêmes révélations que l’on s’attend
à éprouver dans le désert. Avant tout, ce que les voyageurs
recherchent, c’est une manifestation de leur vie intérieure. Ce
sentiment de dénuement et de profonde solitude, ce silence
qui traverse le désert, propice à une rencontre avec soi, se
retrouvent, exactement les mêmes, au cœur de toute création
(TI : 74).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

Dans le désert comme dans l’écriture, on s’attend au dévoile-


ment de sa vie intérieure, on se trouve confronté à ses propres
profondeurs, à l’immensité qui habite l’individu et qui caractérise
autant la page blanche que l’espace désertique. Ainsi la ren-
contre avec soi se réalise-t-elle souvent dans des territoires chers
à l’auteure : le désert manifestement, mais aussi l’eau et la forêt.
C’est de là, de cette attirance/peur suscitée par l’immensité, que
naissent tant d’images d’abris qui émaillent les textes de Warren :
J’habite l’intérieur du monde,
je me tiens dans ses creux,
les grottes, les cavernes, les barques.
J’habite une bouche et le son d’une voix.
Je nous fais des abris, lorsque l’on se couche1 (NP : 92).

Ce sont ces espaces démesurés qui, d’un côté, favorisent le


dénuement, la plongée dans un univers personnel multiple et
parcellaire et, de l’autre, poussent à la retraite, à la recherche
d’une protection, d’un refuge aux limites tangibles, dans une
pénombre rassurante.
« Dans le fond des forêts votre image me suit » (NP : 7 et
37) : cet alexandrin racinien scande l’anabase du sujet de Notes
et paysages ; ces forêts, dans ce cas métaphore de la mémoire,
semblent former la toile de fond du voyage que le « je » accomplit
vers l’intérieur d’une terre, d’une langue, d’une subjectivité2 :

1. « Tous les lieux se ressemblent quand nous les habitons pleine-


ment de l’intérieur : le bol, la barque, la grotte, le grès, le trait », constate
Warren dans son essai Interroger l’intensité (II : 122). Dans le recueil de
proses La pratique du bleu, on retrouve cette attirance pour des images
d’abris alors que le « je » affirme : « Je préfère parler de l’intérieur de ma
main plutôt que de ma paume. J’aime les creux » (PB : 15).
2. Nous lisons dans Noyée quelques secondes : « c’est ainsi / elle
marche / traverse / l’herbe haute / entre / dans le vert / miroitant / entre
dans la forêt / comme / dans sa mémoire » (NQS : 57). Dans d’autres
contextes, la forêt devient aussi métaphore du texte littéraire. En se
référant au recueil Quatrains et autres poèmes brefs d’Emily Dickinson,
Warren affirme : « À présent conduite, je ferme les yeux pour entrer dans

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LA POROSITÉ AU MONDE

Dans une vaste forêt, j’avance.


Je dis en entrant : c’est moi ! Comme si la
forêt était ma maison (NP : 68).

Cependant, ce sens d’appartenance suscité par la forêt (espace


isolé propice à la création), dans laquelle elle retrouve des sou-
venirs maternels1, est perturbé par l’image de l’amant, qui sem-
ble la détourner du départ initiatique. Je me suis permis de
saisir, dans ces vers faisant partie du même poème :
C’est alors que j’entends une voix
qui demande : que cherches-tu ?
Je dis : je cherche un âne,
un âne gris (NP : 68)

une référence subtile à L’âne d’or d’Apulée et à l’itinéraire spiri-


tuel qu’entreprend son personnage Lucius au cours des 11 livres
du roman (pas intentionnelle chez l’auteure). Toutefois, même si
c’était le cas, la voix qui répond au sujet le distrait et, en lui fai-
sant rebrousser chemin, le ramène à une réalité beaucoup plus
prosaïque :
La voix répond :
un amant gris.
Et je comprends, une âme.
Alors, j’ai cessé de regarder du côté des forêts2 (NP : 68).

cette forêt où tantôt le pas franchit une pierre, la mousse, tantôt un tiret,
parfois tout » (BD : 38-39).
1. « Mes bras sont tendus, / vers l’avant, comme dire, comme je les
tendais / à ma mère pour l’aider à défaire / les écheveaux de laine »
(NP : 68). On retrouve plus loin la même image : « Les bras tendus vers
ma mère/pendant qu’elle déroulait la laine » (NP : 71).
2. C’est moi qui souligne la présence de l’intertexte s’inspirant du
premier recueil de Warren, L’amant gris. Remarquons que le sujet fémi-
nin de Notes et paysages et celui de L’amant gris sont réunis par la
même caractéristique : ils posent pour leur amant qui est, dans les deux
cas, un artiste.

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

Les forêts citées ici correspondent à celles turbulentes d’Oka1.


Toutefois, dans d’autres circonstances, les forêts reflètent la
tranquillité. L’importance qu’assument la quiétude et la solitude
dans l’acte créateur, quiétude qui semble également fondamen-
tale pour le sujet de ces recueils, trouve un écho dans le paysage
évoqué par les vers d’Emily Dickinson que Warren cite dans l’un
des moments intertextuels émaillant son essai Bleu de Delft.
Archives de solitude publié en 2001. Ici, on retrouve également
l’image de la forêt :
Par ces Jours Fiévreux – les conduire à la Forêt
Où des Eaux coulent fraîches autour des mousses –
Et rien sinon l’ombre ne ravage la quiétude
Il semble parfois que ce serait tout (BD : 38).

Cet essentiel revivifiant qui se matérialise dans la tranquillité


d’un espace isolé, dans la pureté d’un instant ouaté semble
constituer le point de départ de la démarche artistique. « J’ai
besoin comme poète d’éprouver une grande paix intérieure
pour vivre le processus créateur, car écrire est étrange, singulier,
incertain » (II : 56), car écrire comporte un état de réceptivité à
l’égard de soi, du monde, de l’instant. Et c’est grâce à cette
réceptivité, dépourvue de tout élément déstabilisateur, que l’ar-
tiste peut non seulement mettre de l’ordre dans le chaos, dans
le désordre qui l’entoure, mais aussi « dialoguer avec lui » (II : 56).
La phrase de Deleuze et Guattari « L’art prend un morceau de
chaos dans un cadre, pour en former un composé qui devient
sensible2 » (II : 56), qui met en relief le rôle que joue l’artiste en
tant que médiateur entre l’étape du désordre brut et celle de la
perception possible, ainsi que l’affirmation de Michel Foucault

1. Voir à ce sujet les Archives de Radio-Canada (http://archives.


radio-canada.ca/IDD-0-0-39/guerres_conflits/crise_Oka).
2. Warren cite ici Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la
philosophie ?, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1991, p. 194.

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LA POROSITÉ AU MONDE

« là où il y a œuvre, il n’y a pas de folie1 » (II : 56) constituent les


jalons d’une pensée que je définirais comme celle de la rigueur,
de la présence lucide de soi à la création. Ce sont d’ailleurs les
paroles de Warren qui semblent le confirmer :
Une génération malheureusement fort répandue présente
l’écriture comme une forme de thérapie et fait par conséquent
de celui, de celle qui écrit un être malade. Au contraire,
l’artiste est fort, car il livre un perpétuel combat aux clichés,
aux préjugés et une course essoufflante aux pensées qui
fuient2 (II : 50).

Toutefois, la relation qu’entretient le sujet avec les espaces im-


menses semble receler un paradoxe. Car autant le « je » lyrique se
perd dans les méandres de sa profondeur, dans un univers per-
sonnel complexe, alors qu’il confiné dans ces endroits illimités,
autant le « je » empirique y trouve le point de départ de sa démar-
che artistique destinée, comme on l’a vu, à essayer de mettre de
l’ordre dans le chaos du monde.

LA GUERRE

C’est par un regard assez lucide, dû peut-être à la présence


des photos qui s’interposent entre les yeux du sujet et le
paysage, que l’Irak est introduit dans Comme deux femmes
peintres. Ici, il s’agit de constater ce qui se passe dans cette terre,
d’observer « ce qui reste de la tour de Babel » dans « le vaste hori-
zon du désert » (CDFP : 44). Ces images renvoient à un voyage
dans le pays du Tigre et de l’Euphrate accompli par Warren, en
1979, « dans des circonstances tout à fait exceptionnelles » (TI :
73), et dont il est question dans le paratexte de Terra incognita

1. Warren cite ici Michel Foucault, Histoire de la folie, Paris,


Gallimard, coll. « Tel », 1972, p. 557.
2. À ce sujet, l’auteure affirme : « La crise n’est pas le moteur de mon
travail, mais elle l’a déjà été. Plusieurs de mes livres témoignent de la
déchirure, de la perte, de l’abandon » (II : 49).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

(ici, ces circonstances sont nommées, mais jamais explicitées1).


Par ailleurs, il est évident que l’Irak, l’Algérie, la Syrie et la crise
d’Oka, tous des lieux connexes au thème la guerre, en plus de
servir à lier les trois recueils Comme deux femmes peintres, Notes
et paysages et Terra incognita, constituent l’un des éléments
déclencheurs de la prise de conscience, de la part de la poète,
de l’existence d’une réalité autre, géographiquement lointaine,
mais humainement très proche. Les pages qui sont consacrées à
l’Irak décrivent un pays dont l’aspect féerique contraste avec les
« pierres effritées » (CDFP : 44) surplombées par la présence de la
mort :
L’image. Voûtes miroitantes des mosquées. Tapis tissés. Prière
fervente. Mille et une nuits. Mains tatouées des femmes, sup-
pliantes, accrochées aux barreaux qui enferment un tombeau.
Doigts et rubans de couleurs entrelacées sur les jointures tein-
tées de henné.
Larmes qui roulent sur leurs joues. Leurs morts sur le front.
Khôl qui glisse et va mouiller la bordure de l’abay’a. Une
femme referme le pli noir sur sa bouche.
Recueillement dramatique. Pieds nus. Les enfants allaités. Le
muezzin jette sa mélopée sur la ville, enveloppe les murs de
Samarra2 (CDFP : 45).

1. Toutefois, la rencontre avec Warren (11 février 2007) m’a permis


d’élucider les circonstances de ce voyage. C’est grâce à l’invitation de
François Dionot, à l’époque ambassadeur de France en Irak, qu’à l’âge
de 18 ans, Warren peut entreprendre un voyage en Irak, en Algérie et
en Syrie. L’appui de Dionot lui permet de visiter des sites archéolo-
giques, des endroits qui ne sont pas accessibles aux touristes. Tout ce
bagage expérientiel, transformé et transfiguré, commence à ressurgir
dans les textes de l’auteure à partir de 1987, date de la publication de
Comme deux femmes peintres.
2. Dans Terra incognita, ce nom de ville apparaît sous la variante
Samarrah. Cette ville a réellement été visitée par l’auteure, qui en garde
de très bons souvenirs.

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LA POROSITÉ AU MONDE

Ici, le côté légendaire évoqué par Les mille et une nuit et par les
mosquées resplendissantes se trouve mis en relation avec une
réalité beaucoup plus crue, celle de la mort, évoquée par la dou-
leur des femmes. Cette douleur est rendue par deux métony-
mies : les mains, finement décrites, porteuses de signes et donc
de langage, et les visages, dont le front privé du possessif leur
pourrait se référer au combat et donc renvoyer à une mort san-
glante et cruelle1. Il y a aussi cette femme qui, barricadée dans
son silence, « referme le pli noir sur sa bouche » ; on la retrouvera
dans Terra incognita, sillonnant de son pas en fuite perpétuelle
les rues de Sammara.
On pourrait se demander si cette façon d’aborder la souf-
france, en la délayant dans une dimension de contes, corres-
pond à une manière de s’écarter d’elle puisqu’on n’est pas
encore suffisamment prêt pour la nommer, ou si elle représente
plutôt une forme de discrétion, de pudeur qui se reflète dans le
regard du témoin. Dans le poème qui suit, tiré de Notes et paysa-
ges, la fable est encore traversée par l’ombre de la crise d’Oka :
La forêt bleue.
Les sentiers bordés de bleuets.
Le bruit au début quand il tombe dans le seau.
« Heureusement que nous avons des dents
et des ongles et des grosses bottes »
dit la petite fille.
« Quand il y a des risques et
des loups et la guerre ici. » (NP : 90)

Telle est l’approche qui correspond surtout à une première


phase du cheminement poétique de Warren. Ce silence émo-
tionnel qui s’érige face à la douleur d’autrui sera forcé, voire

1. Je tiens à souligner que la guerre est évoquée deux fois dans


Comme deux femmes peintres : la première fois, comme on l’a vu, d’une
façon directe : « Irak, des fleuves et des plateaux montagneux, / des
guerres », la seconde fois, d’une manière indirecte par l’allusion au front.

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enfreint, à partir de Notes et paysages. C’est d’ailleurs à la fin de


Comme deux femmes peintres que le « je » ose se poser une
question fondatrice : « Journal. Fragments. Irais-je plus loin que
ce silence écrit à l’intérieur de l’hiver ? » (CDFP : 69) ; ira-t-il plus
loin que la photo, que l’image distante d’une guerre dont la
souffrance crie son appartenance au monde ? Réussira-t-il à « se
prêter au monde » (PB : 13) ?
C’est dans Notes et paysages que l’une des réponses possi-
bles est amorcée. Dans ce texte, la correspondance entre deux
univers apparemment distants, celui de la guerre et celui d’une
relation amoureuse, constitue le lieu virtuel dans lequel la dévas-
tation d’un peuple et le saccage d’une vie personnelle sont unis
par le sceau du sacrifice. La liaison passionnelle entre le sujet fé-
minin et son amant, dont l’histoire se déroule dans les deux pre-
mières parties du recueil, prend fin dans un restaurant bruyant1 :
Champagne et feuilletés, branche de mimosa
tout cela m’est resté collé au palais.
Ça et le silence après et ma gorge :
il fallait bien m’enterrer quelque part (NP : 34).

Cette scène de rupture, dans laquelle les éléments capitaux du


sacrifice, la gorge et l’enterrement, sont mis en place, constitue
le prélude à une série de rapprochements entre la guerre et la
fin d’une relation, alors que celle-ci est vécue dans la rage de se
battre pour rester vivante à n’importe quel prix :
À la guerre comme, comptes à rendre, avec toi,
écoute-moi bien,
rompre le silence, lettres déchirées, retournées,
renvoi bloqué, hoquet, gorge en feu, tête en furie,
geyser de mots, en bloc se débloquent,
cognent et cris,

1. De cette relation naîtra un enfant, dont il est question dans la troi-


sième partie, « L’eau vive », et dans la quatrième partie, « Mars ». « La boue »
et « Les souches » constituent les deux premières parties du recueil.

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LA POROSITÉ AU MONDE

poing sur la table, ma fureur de vivre,


ma gorge : une salle de torture,
écoute-moi bien,
rien n’entrait, rien ne sortait, griffes au dehors,
morsures au dedans, champs de bataille,
plages de sel, ma langue blanche,
des arbres coupés, des trottoirs en éclats,
le corps en fracas, nerfs électriques,
me décharge, j’ai vu des étoiles, mes planètes
en désordre, je me suis vue à l’approche des os,
en plein cœur d’une guerre,
c’était là que j’avais mal et voilà ce qui fut fatal
entre nous (NP : 47).

L’hyperbate et l’ellipse du premier vers ainsi que les allitérations


et les renvois phoniques donnent la mesure d’un style nerveux,
enragé, saccadé, caractérisé par deux longs passages d’accumu-
lations dans lesquels le champ sémantique du combat, d’abord
verbal, ensuite viscéral, voire animal, et l’isotopie de la dévasta-
tion belligérante s’entremêlent. Le témoignage « du désastre
d’être la proie vivante de l’autre » (Corriveau, 1991 : 38), entendu
dans un sens large, est rendu par une scène de torture dont la
perspective chorale se dévoile grâce à ce vers : « Ma gorge,
comme un tronc d’arbre » (NP : 36). C’est à la suite de cette lec-
ture que l’on se rend compte que ces « arbres coupés », cités dans
le poème ci-dessus et recelant une référence assez obscure, ne
sont que la métaphore des vies humaines inutilement tronquées.
Ainsi le sacrifice évoqué dans la scène de décapitation qui suit
acquiert-il le sens paradoxal d’une mort consumée dans la gra-
tuité et la condescendance d’une superficialité aux traits
sadiques :
Ce n’est pas une tragédie
disais-tu en attachant solidement un ruban
orange à un arbre afin d’en identifier la coupe.
Celui-là, je vais le finir à la hache

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

Ensuite, ce fut mon tour, la tête sur le billot.


Tu me coupas les cheveux, me rasas le crâne et
l’enduisis de boue comme pour un sacrifice.
Ce n’est pas une tragédie
répétais-tu presque heureux (NP : 51).

Cette attitude « presque heureuse » à l’égard de la douleur de


l’autre sera reprise et retravaillée dans Terra incognita afin de
caractériser ces « amours morts » qui, les yeux rivés au ciel en-
flammé, se drapent d’un voyeurisme insouciant et extasié. Et au-
delà de tout cela, inexorablement, inévitablement,
La vie continue
On ouvre les portes.
On lave les fenêtres.
On se penche.
On met dans les sacs.
On fait des trous.
On s’habille et on se déshabille.
On s’assoit.
On pleure (NP : 86).
Chacun vaque à sa petite vie, enfermé dans sa bulle protectrice ;
cependant « l’erreur c’est de penser qu’on se ressemble tous »
(NP : 86). Car il y a ceux pour qui la vie continue dans l’inanité
d’une indifférence bon marché et ceux pour qui la vie est vécue
dans la conscience dramatique de la présence à une souffrance
qui nous atteint tous, même si le rôle que nous jouons est celui
du simple témoin, puisque personne ne devrait se faire apaiser
par le sommeil du juste, puisque nous sommes en deuil de jus-
tice et que le sens de ce mot s’estompe dans une réalité qui s’im-
provise, puisque le hasard a inexorablement décidé pour nous.
Notes et paysages met en scène un sujet vivant personnelle-
ment la guerre, introduite dans le recueil d’une manière assez
impromptue (NP : 37)1. Dans l’extrait suivant, la guerre

1. Le thème est abordé explicitement aussi aux pages 38 et 49 dans


les deux premières sections du recueil, « La boue » et « Les souches ».

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LA POROSITÉ AU MONDE

algérienne de 1981, opposant les Berbères aux Arabes, et le


conflit d’Oka, présent dans les quatre derniers vers, irradient
explicitement dans la matière textuelle1. En principe, l’incapacité
de tout raconter exprimée par le syntagme « la langue en éclats »
est supplantée par un profond élan sympathique :
Des chants berbères
et des pierres roulent des montagnes,
des pierres et des soldats
verre cassé, la langue en éclats.
[…]
Tronçonneuse. Le bruit des arbres abattus.
Le bruit de la guerre me fait mal.
L’écho des soldats dans les feuilles.
Et ces forêts que l’on coupe (NP : 37).

Tout d’abord, je m’arrête rapidement au beau zeugme des deux


premiers vers mettant en relief la prégnance d’un chant qui
semble transcender la matérialité néfaste de ce conflit. La méta-
phore filée de la mort, cette tronçonneuse, résonne dans une
strophe où le bruit des arbres abattus se confond avec le bruit
de la machine belligérante, dans un frémissement de feuilles
porteur de disparition. Cette douleur ressentie devant la mort
d’autrui rythme de temps à autre le vers de Terra incognita :
Ils voulaient savoir avec quels autres mots
je pourrais dire mort, montagne et désert.
Et c’est alors que les mots je souffre sont sortis (TI : 19).

Ici, le sujet rappelle à ses interlocuteurs le sentiment qu’il


éprouve lorsqu’il fait face à la mort.
Dans le poème qui suit, le vert du feuillage se transforme en
vert des chars d’assaut qui circulent dans un Bagdad fait de
navires, d’armées, d’une lumière indifférente qui ne s’arrête pas

1. En 1981, Warren arrive en Grande Kabylie quelques mois après


le mouvement de mai 1981 opposant les Arabes aux Kabyles.

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

de frapper1. Cependant, le « je », qui dans un premier moment


revit le froid du désert par l’intermédiaire de la mémoire, semble
habiter une terre qui lui appartient alors que des images de la
crise d’Oka ressurgissent dans les trois derniers vers :
Bagdad verte de chars d’assaut.
Les navires, les armées.
La soif.
Et la lumière qui frappe, frappe,
chacun de leurs instants. La nuit
dans le désert il fait si froid, je m’en souviens.
Ciels de pétrole.
Sécheresse. Carcasses.
Les dominos se taisent.
On vit en guettant le ciel.
Tuniques bleues qui claquent,
comme des drapeaux.
Tempête de sable s’annonce ici,
chez nous peut-être du sang,
les fusils sont chargés,
visage pâle.
Pâle 2 (NP : 38).

Il serait légitime de s’interroger sur la nature de ce « on » derrière


lequel se profile la présence du « je », révélée dans ce poème par

1. Les vers « Bagdad verte de chars d’assaut. / Les navires, les ar-
mées » présentent un Bagdad qui ne correspond pas complètement à sa
réalité géographique. Le seul port en eaux profondes en Iraq étant
Oum-Qasr, les navires de guerre nommés ne pourraient pas arriver à
Bagdad par la voie fluviale à cause de leur calaison et de leurs dimen-
sions. Warren propose au lecteur un Bagdad, de temps à autre, imagi-
naire qui correspond à une réalité refaçonnée autant par la subjectivité
du regard que par l’apport d’autres scènes tirées du monde de la
guerre.
2. Il s’agit d’une référence à une photo qui, à l’époque de la crise
d’Oka, avait fait le tour du monde : un soldat de l’Armée canadienne et
un Warrior se dévisagent.

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LA POROSITÉ AU MONDE

le déictique « ici ». Si l’on se fie au paratexte de Terra incognita,


on sait que l’auteure a voyagé en Irak en 1979, période durant
laquelle aucun conflit majeur n’avait encore éclaté, ni celui avec
l’Iran, qui se déclencha le 17 septembre 1980 et prit fin le 18 juil-
let 1988, ni celui avec le Koweït qui déboucha sur la guerre du
Golfe combattue du 16 janvier au 27 février 1991. En d’autres
termes, les renvois à la guerre vécue personnellement par le « je »
lyrique dans Notes et paysages et Terra incognita ne sont pas liés
à une expérience autobiographique, mais représentent plutôt
une reconstitution du sujet énonciatif pris entre les conflits d’ail-
leurs et les conflits d’ici. Cependant, tout cela n’enlève rien à un
regard qui se veut lucide et pénétrant et qui reflète le désarroi
de la perte et de la dévastation provoquées par la guerre :
Des ruines, partout des ruines,
les noms des villes que je connais,
toutes dévastées, les beaux visages,
et les palmeraies n’existent plus.
La peur accrochée aux grilles.
Dans les décombres les yeux des enfants
au-dessus de la mort (NP : 49).

Les mains des femmes suppliantes qui étaient accrochées aux


barreaux dans Comme deux femmes peintres se transmuent ici,
par un glissement métonymique, en peur. Ce qui reste au bout
du compte, ce sont les yeux des enfants et leur regard qui plane
sur un paysage défiguré1. Ces vers :
dans les décombres
les yeux des enfants
au-dessus de la mort (TI : 66)

1. Remarquons ici la double métonymie : le concret pour l’abstrait


dans les « yeux des enfants » et l’abstrait pour le concret dans « la mort »
pour les morts. D’après l’auteure, ce sont les souvenirs irakiens qui sont
évoqués dans ce passage.

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

sont déterminants pour comprendre dans quelle mesure la fonc-


tion du témoignage, dans toute sa complexité et ses imbrica-
tions, acquiert une prégnance fondatrice dans Terra incognita,
où d’ailleurs ces mêmes vers sont repris.

LA VÉRACITÉ DU « JE » LYRIQUE

Comme on l’a constaté, le « je » lyrique de Notes et paysages


relate une guerre se déroulant dans un espace-monde qui
dépasse les territoires bien définis visités par le « je » empirique,
c’est-à-dire par l’auteure. Rappelons qu’au cours du long voyage
de Warren en Algérie, en Irak et en Syrie, aucun conflit majeur
n’avait éclaté. Cela suppose que l’expérience évoquée par le « je »
lyrique dans les deux recueils ne renvoie pas à une situation
fondamentalement autobiographique et que, par conséquent, la
véracité de ce « je » soit mise en discussion. Il est évident qu’ici
on se trouve devant une problématique beaucoup plus com-
plexe et imbriquée que ce qu’elle paraît. En effet, plusieurs criti-
ques littéraires du XXe siècle ont longuement débattu la question
de l’identité inhérente au sujet dans le texte lyrique sans par-
venir, finalement, à une conclusion éclairante. Le nœud du pro-
blème réside dans la question suivante : le « je » lyrique renvoie-
t-il à une instance autobiographique sincère ou représente-t-il
une entité fictive, un figurant énonciatif, comme le définit Henri
Michaux1, capable de déjouer habilement son destinataire ?
Pour ce qui est de la difficulté à établir le degré de véracité
du « je » dans un poème, j’aimerais, à titre d’exemple, rappeler le

1. « Sur un mode problématique, Michaux suggère donc qu’entre


des figurants énonciatifs et des instances fictives il n’y a souvent que la
distance d’une inflexion de voix. Michaux n’a cessé d’explorer cet es-
pace à la fois “vide et Protée”, où le Je creuse sa propre indétermination
en se détachant sans cesse des symbolisations qu’il produit pour se res-
saisir, mais, contradictoirement, recoud la limite du moi et du non-moi
en restituant ses fictions à des manières d’être du moi » (Jenny, 1996 :
101).

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LA POROSITÉ AU MONDE

cas cité par Robert C. Elliot qui concerne Robert Lowell (Elliot,
1982). Ce dernier faisait partie, avec Allen Ginsberg, Sylvia Plath,
W. D. Snodgrass, John Berryman et Randell Jarrell, d’un groupe
formé par des poètes américains qui, pendant les années 1950-
1960, se consacrèrent à la production de la confessional poetry,
c’est-à-dire à une forme de poésie confessionnelle, intime,
autobiographique. M. L. Rosenthal, connu pour ses analyses de
Pound et Elliot, considéra Lowell comme le poète qui, dans son
recueil Life Studies, avait réussi à faire tomber le masque et à
livrer aux lecteurs « ses confidences personnelles » (Elliot, 1982 :
55). Toutefois, au cours d’un entretien dans The Paris Review,
Lowell, en se référant aux poèmes de Life Studies, confessa : « J’ai
inventé les faits et j’ai changé les événements […] si un poème
est autobiographique… tu veux que le lecteur puisse dire oui,
c’est vrai. » (Elliot, 1982 : 55. Je traduis). En commentant son
poème « Skunk hour1 », considéré par la critique comme un
exemple incontestable de poésie intime et confessionnelle,
Lowell avoua qu’il s’était inspiré d’une anecdote racontée par
Walt Whitman durant son âge mûr.
Cela corrobore la théorie selon laquelle dans un poème, et
dans ce cas précis, dans un recueil intimiste, il faudrait relativiser
l’opposition polaire entre le sujet empirique et le sujet lyrique,
ainsi que la différentiation entre les éléments véridiques et les
éléments factices qui constituent son univers. Et cela
parce que tout discours référentiel comporte fatalement une
part d’invention ou d’imagination qui ressortit à la « fiction », et
réciproquement que toute fiction renvoie à des strates auto-
biographiques, de sorte que la critique n’a généralement pas
les moyens de vérifier l’exactitude de faits et événements
évoqués (Combe, 1996 : 55).

1. Où il est question d’un acte de voyeurisme.

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

En outre, s’il est vrai que le sujet d’énonciation lyrique


indépendamment de la configuration qu’il adopte (sous la
forme d’un « je », d’un « tu », d’un « nous » ou d’un « on » imper-
sonnel) est un sujet réel, qui renvoie à un principe logique
externe au texte, il est vrai aussi qu’il n’existe aucun critère, ni
logique, ni esthétique, ni interne, ni externe qui permet de
l’associer ou de ne pas l’associer au poète (Bernardelli, 2002 :
113. Je traduis).

Il serait alors illusoire de prétendre trouver dans le contexte


biographique celui qui dit « je » dans le texte lyrique. À ce sujet,
il suffit de rappeler que Roland Barthes, reprenant d’ailleurs une
intuition de Benjamin Constant,
affirme déjà « celui qui dit je dans le livre est le je de l’écri-
ture – c’est vraiment tout ce qu’on peut en dire. Naturellement,
sur ce point-là, on peut m’entraîner à dire qu’il s’agit de moi.
Je fais alors une réponse de Normand : c’est moi et ce n’est pas
moi » (Hubier, 2003 : 125).

Dans son œuvre, l’auteur se cherche constamment par le


modelage de sa matière heuristique. Une telle quête l’amène à
se constituer une identité complexe, prismatique, dont l’aspect
provisoire demeure paradoxalement le seul point d’ancrage pos-
sible. C’est pour cela que, même si l’on voulait trouver une ana-
logie entre le « je » autobiographique et le « je » lyrique dans le
texte, cela reviendrait à chercher, dans la cristallisation du mo-
ment représenté esthétiquement par l’œuvre, les traces d’un
sujet à la posture problématique, perdu dans les replis sinueux
de l’inconscient, détaché d’un Grund qui n’est plus synonyme
de fondement. Selon Dominique Combe,
la référence du je lyrique est un mixte indécidable d’autobio-
graphie et de fiction. En d’autres termes, dans le poème lyri-
que, le pronom je, certes dominant, réfère simultanément et
indissociablement à une figure « réelle », historique, biographi-
que, du poète en tant que personne, et à une figure littérale-
ment construite, fictive (1989 : 162).

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LA POROSITÉ AU MONDE

En dernière analyse, je dirais alors que le « je » lyrique repré-


sente un sujet fictionnalisé qui, grâce à l’ambivalence de sa
posture énonciative, prise entre les débris de vérité et les restes
d’invention, est engagé dans un jeu dont la composante heuristi-
que constitue l’élément dynamisant1. Peut-être que l’origine vé-
ridique du « je » lyrique et de sa voix dans le poème constitue un
faux débat, surtout quand cette voix, conjuguée par une autre
voix, celle du lecteur, transcende tout effort identitaire. Les vers
de Paul Chamberland sont éclairants :
Une voix orpheline, pourtant sauve d’allégeance,
anonyme et peu soucieuse d’être nommée,
se confie à la conjugaison d’une autre,
qui la fera sienne en déclinant un nom qu’elle ne connaît pas.
Car qui parle dans le poème peut être le premier venu
si dans sa voix c’est le cœur inconnu qui palpite (1999 : 31).

Cependant, une dernière question épineuse mérite d’être


évoquée : quelle est la différence entre le texte lyrique et le texte
intimiste ? En d’autres termes, tout texte lyrique est-il intimiste ?
« Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate » ; ces mots, inscrits sur la
porte de l’Enfer de Dante et renvoyant à l’abandon de tout es-
poir, constitueraient la réponse, légèrement badine, à cette inter-
rogation. À la suite d’une recherche fouillée dans le domaine de
ces critiques qui, tout en se penchant attentivement sur cette
problématique, butent sur certains paradoxes, je considère
qu’une telle question oblige le chercheur à se situer dans l’im-
passe. Peut-on établir la différence entre un texte lyrique et un
texte intimiste alors que le caractère propre de la poésie lyrique
représente, de nos jours, l’un des problèmes les plus ouverts de
la poétique et de la sémiotique littéraire2 ? Peut-on véritablement

1. La relation entre « je » intime et « je » autobiographique pourrait


constituer le sujet d’une plus ample réflexion.
2. À ce sujet, voir Bernardelli (2002), Collot (1989), Combe (1989),
Genette (1986), Guerrero (2000), Meschonnic (1999), Meschonnic (2002),

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

tracer cette distinction, alors que les concepts de poétique et de


lyrique, difficiles à circonscrire, sont souvent utilisés de façon in-
terchangeable1 ? C’est d’ailleurs cette interchangeabilité qui pose
problème en rendant la triade texte poétique/texte lyrique/texte
intimiste encore plus ardue à cerner. Je ne crois pas que l’étalage
de ces théories puisse éclairer le lecteur ; bien au contraire, il
risquerait de l’éloigner des œuvres de Warren et de Chamber-
land. Loin des catégorisations et des généralisations, mon propos
demeure plus modéré : au moyen de l’analyse des textes de ces
deux écrivains, j’essaie de dégager l’intimisme propre à leur
démarche tant anthropologique que poétique.

UNE LANGUE À SOI

Avant d’entrer de plain-pied dans l’univers composite de


Terra incognita, il serait tout à fait utile de revenir à la question
de la langue qui, abordée pour la première fois dans Écrire la
lumière, acquiert une valeur significative dans Notes et paysages
où deux sections lui sont partiellement consacrées (« L’eau vive »,
NP : 55-78 et « Mars », NP : 79-95). Dans ce recueil, le sujet est trai-
té sous deux angles différents : le social et le personnel. Il y a
d’abord le français qui, dans la famille de l’écrivaine, côtoie l’an-
glais, cette « langue secrète » (NP : 59) parlée supposément par le
père de Warren dont les origines sont anglaises.

Rabaté (dir.) (1996), Rabaté, Sermet et Vadé (1996), Pinson (1995),


Rodriguez (2003), Sacré (1993) et Watteyne (dir.) (2006).
1. Bertrand Darbeau le dit explicitement : « Aujourd’hui, on observe
une certaine confusion entre les adjectifs “lyrique” et “poétique” : l’enjeu
est donc aussi de déterminer avec plus de précision ce que peut être le
lyrisme littéraire » (2004 : 11).

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LA POROSITÉ AU MONDE

Daddy, look at me,


je te le demande, en anglais.
Later, Honey.
Miel.
Une façon d’approcher une langue.
Miel. L’énigme totale1 (NP : 59).

Toutefois, ce code incompréhensible est aussi porteur d’un en-


gagement politico-social puisqu’il représente le symbole d’un
fédéralisme possiblement dangereux :
On ne dort pas.
On joue avec les ondes courtes.
On se ronge les ongles.
Je ne sais pas pourquoi mais
la nouvelle a été dite en anglais :
The people of Quebec vote no
Nous n’avons pas dormi de la nuit.
Nous étions silencieux.
La peur de perdre notre langue (NP : 83).

La crainte de perdre sa langue, consumée dans le silence révéla-


teur d’une polyphonie pronominale, se transforme, sur le plan
personnel, dans un malaise à l’égard de l’incompréhension lin-
guistique sous-tendant les relations qui se tissent entre une
femme et un homme : « Je te parle. / Comprends-tu ma langue ? »
(NP : 72). Cette prise de conscience douloureuse est tellement en-
racinée qu’elle semble influencer les visions oniriques du sujet :
Dans les rêves, je parlais dans le désordre.
Les lettres ne ressemblaient à rien

1. On retrouve la même image dans Le lièvre de mars : « Mon père


n’est pas une voix imaginaire. Lui seul m’appelle Dear, Sweetheart,
Honey » (LM : 24). Dans Notes et paysages, on lit : « […] mon père et ma
mère se parlent en anglais. / Je devine qu’il est question de moi, / qu’il
ne faut pas que je comprenne » (NP : 57).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

d’autre que le bruit des biscuits secs


entre les dents. […]
J’essayais de te le dire, je te faisais des signes,
mes mains épuisées parlaient
une langue morte1 (NP : 50).

Le désordre dans l’élocution ne constitue que le préambule à la


désagrégation synesthésique des lettres renvoyant autant à une
désarticulation sonore du langage qu’à la négation complète de
sa fonction communicative. Par ailleurs, toute interaction semble
niée puisque, par l’intermédiaire de la métaphore des « mains
épuisées », même l’utilisation d’un code signalétique comme
celui des gestes est rendue vaine. Cependant, cette faille com-
municationnelle s’intensifie davantage jusqu’à aboutir au conflit :
Ma langue coupée, me taire, le silence jamais
tu m’entends,
jamais (NP : 48).

On a observé que l’isotopie du combat, du sacrifice sanguino-


lent, revient constamment dans Notes et paysages tant pour souli-
gner le conflit belligérant en terre iraquienne que pour décrire
une relation qui se manifeste sous le signe de la violence. Ce
sont des « pierres et des mots » (NP : 53) qui s’entrechoquent
alors que les deux sujets se confrontent : « il y a dans les mots
des blessures » (NP : 32), remarque lucidement le « je » féminin.
Toutefois, des doutes s’insinuent dans son esprit lorsqu’il s’agit
de faire état de sa langue, dans ce cas précis le français :
Je n’ai pas perdu ma langue.
Mais certains mots, quand il se dressent,
les uns contre les autres
s’écorchent2 (NP : 63).

1. Dans un autre poème, le locuteur affirme : « Les mots tombent


encore au bas des phrases » (NP : 48).
2. Comme on a pu le constater, la section « L’eau vive », dont le
poème fait partie et les autres qui vont suivre aussi, est parsemée de

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LA POROSITÉ AU MONDE

Doit-on lire dans ces vers l’allusion à un idiome qui fait défaut,
renvoyant à un univers constitué par des référents dont la friction
témoigne du manque d’une « langue autre » ? « Certains mots ont
des cordes » (NP : 65) qui astreignent le « je » à une réalité codifiée
dont il veut se départir. Devant l’assertion « oui, il m’arrive de ne
pas trouver les mots » (NP : 67), qui apparaît comme un constat
de déficience linguistique, une solution semble se profiler :
Les pays se touchent.
Les mers se mélangent.
Entre les mots il faut toujours laisser un espace (NP : 70).

C’est dans cet espace libre que « quelque chose d’aussi vaste que
le langage » (NP : 71) s’infiltre et prend pied ; il s’agit en effet de
la langue maternelle, d’une parole enfouie dans les recoins de la
mémoire. La narratrice du Lièvre de mars décrira avec précision
ce phénomène de réappropriation. Elle aura d’abord la sensa-
tion « d’existe[r] dans une langue étrangère » (LM : 11) pour en-
suite, grâce à un processus d’approfondissement, se rapprocher
de plus en plus de la vraie matrice :
J’ouvre et je referme la main. Je touche une jointure et je dis
le mot dans ma tête. Il apparaît sur une nappe en papier. Dans
une fenêtre. Plusieurs fenêtres. Tant de fenêtres différentes. Je
vois le mot écrit dans une langue. Pourtant, je suis convaincue
de la présence d’une autre langue vivante en moi. Dans mes
rêves, je converse avec aisance dans cette langue. Du jour au
lendemain, je crois que je pourrais me mettre à la parler,
qu’elle n’est pas une langue morte (LM : 82).

L’origine, c’est la langue maternelle ; c’est elle « qui parle, [c’est


elle] qui nous lie à notre enfance et à ce que nous sommes deve-
nus à travers elle » (LM : 38), affirme le sujet en ouvrant ainsi
cette prise de conscience vers une dimension qui englobe le
« nous » dans tous ses genres.

références à l’anglais vu comme une langue de séparation,


d’incompréhension.

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

La préoccupation de trouver une langue à soi, de chercher


« quelque chose d’aussi vaste que le langage, [c’est-à-dire] une
langue maternelle » (NP : 71), traverse une partie de l’œuvre de
Warren en reflétant ainsi une tendance de la littérature contem-
poraine dans laquelle les auteurs, tous genres (sexuels) confon-
dus, prônent l’avènement d’une langue nouvelle, d’une langue
complémentaire, affective, viscérale, innervée, moins adulte et
plus proche de l’enfance, qui puisse se concrétiser dans l’écri-
ture (Chawaf, 1989). D’ailleurs, il ne s’agirait plus d’une langue
perçue comme l’apanage d’une élite féminine. En effet, des écri-
vains comme Philippe Haeck, Hugues Corriveau, Paul Chanel
Malenfant et Yvon Rivard, en faisant une brèche dans la « forte-
resse de l’écriture masculine » (Smart, 1990 : 331), se sont voués
à une écriture affective, à une écriture du corps. Depuis Écrire
la lumière, où la quête est encore in nuce, jusqu’à La lumière,
l’arbre, le trait publié en 2001, en passant par les pages révéla-
trices de Notes et paysages et par celles inspirées du Lièvre de
mars, ainsi que par la recherche d’une voix aqueuse dans Noyée
quelques secondes, le souci de pouvoir se reconnaître dans ses
mots, de briser la mutité d’un système linguistique contraignant
se manifeste dans un espace poétique fondateur d’une réalité
nouvelle. C’est en effet dans La lumière, l’arbre, le trait, suites
de poèmes où un « je » masculin et un « je » féminin s’interpellent
et se répondent, que le personnage masculin affirme : « je serai
dans ta langue / c’est tout ce qui importe1 » (LAT : 17), dans un
geste de confiance préfigurant la venue d’une « langue autre ».

1. Il s’agit de la seule assertion explicite qu’on puisse repérer dans


les recueils de l’auteure et qui concerne les mots proférés par un sujet
masculin. Dans le même recueil, le sujet féminin, en se parlant à la
deuxième personne, affirme : « Tu places un à un les objets / tu les trou-
ves dans ta langue » (LAT : 61). Cette prise de conscience appartient à
un sujet dont les vacillements sont exprimés par le dédoublement
pronominal.

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LA POROSITÉ AU MONDE

TERRA INCOGNITA

C’est dans l’espace fondateur d’une réalité où écrire sur soi


« implique un détour par l’autre et par le monde » (Mura-Brunel,
2002 : 5) que Terra incognita fait preuve de toute sa complexité.
Dans ce recueil, le lecteur suit les pistes intriquées d’un triple
voyage : le premier, géographique, est accompli par le sujet fé-
minin faisant partie d’un « nous » indéfini ; les deux autres, imma-
tériels, sont réalisés toujours par le même sujet dans une dimen-
sion psychologique. Cette femme, d’une part, revit des parcelles
de son passé par le filtre de la mémoire et, d’autre part, poursuit
son questionnement sur une réalité fractale aussi personnelle
qu’universelle.
Les repères spatio-temporels d’un voyage en Irak sont don-
nés d’emblée dans l’incipit par un « je » qui s’identifie à une
femme de 22 ans, élément tout à fait biographique, puisqu’en
1979 Warren avait cet âge-là : « Mais j’ai vingt-deux ans, un
amour enterré. / Le cœur en exil alors j’écris1 » (TI : 42). Cette
femme semble être venue en Irak en suivant « les arrêts de [sa]
mémoire » (TI : 15) à la recherche d’un « amour de Babel » dont
les traits demeurent vagues et dont la rencontre paraît désormais
impossible :
Je ne te verrais plus.
J’étais venue si loin, je les avais amenés jusqu’ici,
dans un désert si sec qu’il craquait sous nos pas2 (TI : 15).

1. Cette affirmation est répétée trois fois dans le recueil : « J’ai été
cette femme de vingt-deux ans / dans le désert irakien » (TI : 12) ; « J’ai
vingt-deux ans et je voudrais être mère » (TI : 41). L’imparfait est souvent
utilisé pour évoquer le passé, toutefois le présent apparaît également
dans la remémoration pour actualiser les souvenirs rappelés.
2. « Je savais que tu ne viendrais pas. / Toi, mon mort de Babel »
(TI : 22).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

Néanmoins, cette histoire d’amour n’est qu’un moyen d’intro-


duire indirectement un univers de guerre et de souffrance qui,
en enfreignant les frontières d’une géographie définie, s’ouvre
sur un espace-monde. Si la première dimension du voyage se
concrétise dans le déplacement physique, la deuxième se déve-
loppe sur un plan psychologique et comporte un échange poly-
phonique entre le sujet énonciateur et les « amours morts ». Une
telle expression, qui revient souvent dans le recueil, semble
renvoyer, d’abord, à un ensemble apparemment imprécis repré-
senté paradoxalement par autant de morts que de vivants. Et
c’est en plein désert, « sur ces hauts plateaux » (TI : 22) solitaires,
lieu propice au recueillement, que le « je », avant d’envisager une
perspective plus large englobant d’autres espèces d’amours
morts, en réunit une partie, bien connue, afin de s’adonner à un
dialogue imaginaire. Pour ce qui est de la troisième dimension
de la pérégrination, le sujet s’oriente vers une traversée des dif-
férentes couches mnésiques, ce qui constitue un prélude à la
plongée vers l’intériorité caractérisant le long poème Noyée quel-
ques secondes.

LE MONDE EST-IL FINI ?

Cependant, ce préambule un peu long est destiné à mettre


en lumière un aspect particulier de l’œuvre de Warren, dont on
a pu saisir partiellement les enjeux dans Notes et paysages. Celui-
ci trouve dans ces vers une formulation assez révélatrice :
Le monde est-il fini ?
Le monde est-il fini ?

Ai-je encore le temps, le temps


de mettre une lettre à la poste,
de changer de robe, d’arroser les plantes,
de jouer avec mon fils, ai-je encore le temps
de penser à vous.
Vais-je mourir, un verre d’eau à la main,

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LA POROSITÉ AU MONDE

devant une azalée.


Ai-je encore le temps ?1 (TI : 27-28)

Dans cette structure circulaire, qui se clôt sur la question même


du début et qui se déploie sur un tissu phonique riche en répé-
titions, donnant au poème un vague accent litanique, se réalise
ce que j’appellerais une double postulation. « Dans un temps fis-
sible […] à l’intérieur duquel le processus du devenir changerait
radicalement d’échelle pour ne plus faire de l’humain qu’une
probabilité ténue » (Lapierre, 1992 : 66-67), l’angoisse du devenir
historique s’entremêle irrémédiablement à l’angoisse du devenir
personnel. L’intuition du désastre habitant le sujet fragilisé, qui a
partiellement perdu les points de repère d’une réalité plurielle et
fragmentée, semble le pousser à attribuer aux gestes banals et
aux objets quotidiens une valeur irrécusable. Ceux-ci sont char-
gés d’une fonction qui consiste, non pas à expliquer l’inconce-
vable mais plutôt, comme le met en évidence l’auteure dans ce
passage, à constituer un espace maîtrisable :
Les objets sont nos repères dans l’univers. Ils surgissent et per-
mettent à l’espace d’apparaître, afin que nous nous sentions
moins loin de tout. Car l’univers, le vide, tout ce que je ne
comprends pas demeure aussi loin et démesuré. J’ai besoin de
construire un espace à ma mesure. Les objets, la couleur, la
lumière, la musique, la parole, les voix, le silence, la chaleur,
tout cela m’aide à habiter le monde qui m’est donné, à en
franchir le quotidien, à en ramener de la fiction (BD : 84).

1. Il convient de souligner ici la structure syntaxique assez particu-


lière : la principale « ai-je encore le temps » soutient une série de subor-
données infinitives. Dans La lumière, l’arbre, le trait, le désir de vivre
dans la quotidienneté des gestes banals s’explicite dans ces termes : « je
voudrais vivre encore un peu / couper ce melon / partager ces raisins /
retirer mes sandales / t’entendre dans mes cheveux / me baigner jusqu’à
la nuit » (LAT : 57).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

Il convient de remarquer également que le poème susmen-


tionné, comme le suivant d’ailleurs, représente un moment tex-
tuel ponctué par des méditations sur la caducité de l’existence
et sur la nécessité d’un hic et nunc vécu dans la précarité du
présent, dans la fugacité du temps et dans la petitesse des objets
les plus communs :
Le monde est-il fini ?
Ai-je encore le temps de tirer les rideaux
de glisser ma main dans les cheveux de mon fils
de boutonner son manteau ?1 (TI : 66)

Le thème de la guerre, dont le traitement est marginal dans


Comme deux femmes peintres et Notes et paysages, acquiert une
dimension centrale dans Terra incognita où les souvenirs du
voyage multiple se mêlent au dévoilement d’une douleur aussi
personnelle qu’universelle :
Ce qui reste de la tour de Babel, m’avait-on dit.
Recueillie, face à la mosquée, j’ai déposé ma peine.
Un trou dans le sable, un amour mort.
[…]
Aujourd’hui, je me demande, qu’y a-t-il
à côté de ma peine enterrée ?
Des morts, des tanks ?
[…]
Combien de morts, combien
Combien d’amour enterré2 (TI : 12)

1. Dans Suite pour une robe, cette interrogation retentit encore ain-
si : « me reste-t-il / autre chose que la peur / d’aller plus près » (SR : 87).
2. Je souligne dans le deuxième vers la présence de l’énallage
« amour mort », qui revient plus loin (TI : 27). Il s’agit d’un indice signifi-
catif puisqu’il renvoie à l’aspect choral de cette entité dont les pistes
élocutives recèlent une grande ambiguïté. À titre d’exemple : « Qui était
l’amour mort ? / Et les amours morts se lèveront. / Ils se demanderont :
était-ce moi enterré / par ses mains, si loin en face d’une mosquée ? »
(TI : 14).

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LA POROSITÉ AU MONDE

L’expression « amours morts » revient constamment tout au long


du recueil en renvoyant à plusieurs référents, dans un mouve-
ment qui va de l’individuel au collectif. Ces amours morts appa-
raissent également dans Noyée quelques secondes où ils sont, en
premier lieu, les « dormeurs » de la dimension intime et mémo-
rielle du sujet énonciateur :
c’est ce lac
en elle endormie
qui l’habite
les dormeurs
à l’intérieur
reposent
autant de morts
que de vivants1 (NQS : 13).

Dans ce cas, il s’agit de présences qui habitent le « je », qui « [lui]


tiennent compagnie » (NQS : 57) et dont les traces énonciatives et
événementielles plongent le lecteur dans un égarement par mo-
ments déstabilisant. Cependant, après plusieurs lectures de Terra
incognita, on peut reconstituer partiellement le profil des diffé-
rents figurants énonciatifs qui, sur les hauts plateaux du désert,
semblent réciter des fragments de leur vie. À côté de l’amour de
Babel, sorte de prétexte à l’accomplissement du voyage, un autre
amour l’appelle en l’incitant à laisser un désert chargé de signes
mortifères :
Partons d’ici, veux-tu.
Tu frissonnes.
Retournons dans ce petit bar,
tu sais, ce petit bar2 (TI : 20).

1. Le rapprochement entre ces deux univers poétiques est confirmé


par Warren qui, dans Interroger l’intensité, commente Noyée quelques
secondes en ces termes : « Or, au fond de l’eau, j’ai trouvé des dormeurs,
un écho aux amours morts de Terra incognita » (TI : 32).
2. Et ailleurs, « viens avec moi, / ils ont raison, tu ne dois pas rester
ici. / Ouvre tes pensées sur ce champ, tu te souviens, / ce grand champ

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Ce n’est pas le seul passage où le sujet, soumis à plusieurs pos-


tures, est attiré par l’évocation de scènes familières qui pour-
raient lui faire rebrousser chemin. En cours de route, d’autres
éléments d’une réalité à la fois connue et conciliante lui sont
rappelés :
Ce n’est pas une nuit qui te ressemble,
dit un amour mort, tu ne devrais pas rester ici.
Tu ne devrais pas parler comme ça.
Tu te fais du mal.
Viens, partons.
Ouvre une grande prairie
dans laquelle on courait comme autrefois.
Tu te souviens de cette vallée, en Autriche ? (TI : 25)

L’Autriche, espace paisible également mentionné dans Le lièvre


de mars 1, représente l’antonyme de l’image composée par « l’ef-
fritement de terre cuite, / [les] glaçures turquoise au creux de la
main, / [les] boutons d’uniforme ou [les] médailles rouillées des
soldats » (TI : 12), tous des signes de la déperdition, de la guerre
et de l’horreur des carnages auxquels le « je » sera appelé à se
confronter. Devant tout cela, une marche dans le désert en com-
pagnie d’un amour mort, que le sujet vouvoie, semble être le
geste ultime posé afin d’exorciser la néantisation :
Marchons ensemble, une dernière fois.
La main enlacée à la vôtre, la tête sur votre épaule,
simplement marcher avec vous, dans le désert.
Avant qu’il ne reste plus rien, plus rien de nous (TI : 23).

où nous buvions du vin, / les jambes enlacées sous une épaisse


couverture » (TI : 29).
1. « Nous marchons dans Vienne et la couleur partout ocre des
murs nous étonne […] C’est là, dans l’entrée du château de Schönbrunn,
que j’ai entendu pour la première fois une voix slave, que je m’en suis
imprégnée » (LM : 14).

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LA POROSITÉ AU MONDE

Cependant, l’invitation suivante, formulée par un amour mort


qui incite le sujet à reparcourir les souvenirs d’un passé paisible,
à plonger dans une dimension rassurante afin de fuir le paysage
dévasté par un tel conflit, est déclinée. Cette femme de 22 ans
est consciente tant du rôle qu’elle peut jouer que de sa volonté
de ne pas quitter une histoire dans laquelle elle se sent mise en
cause :
Viens avec moi,
ils ont raison, tu ne dois pas rester ici.
Ouvre tes pensées sur ce champ, tu te souviens,
ce grand champ où nous buvions du vin,
où nous avions écouté de la musique toute la nuit,
les jambes enlacées sous une épaisse couverture ? (TI : 29)

Ainsi le refus exprimé par ces vers :


Je ne peux pas. Fermer un texte m’affole.
Je ne peux pas.
J’ai promis de dire (TI : 29)

introduit la problématique complexe du témoignage qui consti-


tue l’un des noyaux de l’univers de Terra incognita.
Quant au syntagme « amours morts », il renvoie, dans un
mouvement d’ouverture, à d’autres référents. D’abord, à cette
expression correspondent les hommes tout court. Il s’agit de la
catégorie masculine d’où, cependant, ressort un « tu », un allocu-
taire qui s’insère dans l’axe temporel du présent, celui de
l’énonciation :
Les amours morts rentrent chez eux.
Des femmes les attendent inquiètes, ou furieuses.
Certains couples ont des enfants qui dorment,
le pouce au bord des dents.
Les amours morts marchent sur la pointe des pieds
et ferment doucement les portes.
C’est toi. C’est ton pas.

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Le bois craque
et certaines femmes font semblant de dormir1 (TI : 38-39).

C’est le tableau d’une vie paisible, d’une existence commune,


comme d’ailleurs la langue qui la décrit, rangée, saisie dans les
détails d’une quotidienneté qui n’a rien d’apparemment dé-
concertant. Cependant, cette banalité contraste avec la troisième
acception de l’expression « amours morts », qui cette fois-ci réfère
aux Irakiens et à une dimension dépourvue de tout élément
réconfortant :
Qui était l’amour mort ?
Et les amours morts se lèveront.
[…]
Ils se demanderont : était-ce moi enterré
par ses mains, si loin en face d’une mosquée ? (TI : 14)

Enfin, et ici la vision non seulement s’élargit mais s’imprègne


d’ironie, ces amours morts font référence à une partie du genre
humain formée par ceux et celles qui assistent à un « spectacle »
en plein désert :

Ils sont là, encore debout.


Ils attendent.
Les amours morts.
En plein désert.
Au-dessus de leur tête brûlent les avions.
Ils sont là, encore debout,
à faire un rouleau avec le programme du spectacle.
À chiffonner le papier, à le déplier, à vérifier.
De qui sont les costumes, de qui sont les décors ?

1. Voir aussi le passage suivant : « Les amours morts ouvrent leur


agenda. / Ils sont devenus des hommes avec des agendas. / Des
hommes avec des vies rangées ou doubles. / Des vies serrées dans le
temps. / Des vies qui recommencent devant un berceau. / Devant les
mains du bébé qui se réveille. / Devant les doigts qui se délient dans
l’espace. / Les bras potelés qui se tendent. / Les amours morts bercent
les bébés / et s’en vont travailler » (TI : 40).

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LA POROSITÉ AU MONDE

Ils attendent nerveux.


Que le spectacle commence.
Ils vont s’asseoir1 (TI : 51).

Cette scène me ramène à ces gens qui « regardent les nouvelles


à la télévision » (TI : 25) et qui « sont toujours en train de compter
les morts » (TI : 25), comme si la télévision, cette fenêtre souvent
illusoire sur le monde, avait le pouvoir, pouvoir qu’on lui ac-
corde, d’effacer toute distinction entre la fiction et la réalité2.

LA PETITE HISTOIRE

Dans Terra incognita, le motif de la mémoire et celui de la


guerre s’entremêlent en formant un tissu poético-narratif traversé
par les vacillements « d’un sujet qui se sait schizé, qui travaille
avec ses contradictions plutôt que contre ses contradictions, un
sujet conscient qui reconnaît son lien à l’Histoire comme à sa
petite histoire » (Dupré, 1996 : 73). En ce qui concerne sa petite
histoire, le « je » se déplace dans cette dimension en suivant un
itinéraire constitué par plusieurs niveaux de remémoration ; tout
au long du recueil, il parcourt les couches d’une mémoire qui a
comme seul point de départ et d’ancrage le déictique « aujour-
d’hui ». Il s’agit, plus précisément, d’un voyage dans six cercles
mnésiques qui se déploient concentriquement du personnel au
collectif. En première instance, on y retrouve les souvenirs de
l’enfance, des figures féminines de sa mère et de sa grand-mère,

1. Voir aussi « Ils ont téléphoné / les amours morts / au bout du fil /
ils veulent savoir / s’il reste quelque chose de vivant / de sensible / un
sentiment, un souvenir ou / à peine un regard » (TI : 65).
2. Voir les réflexions de Gianni Vattimo, Jean-François Lyotard et
Gilles Lipovetsky rapportées dans la première partie de mon travail.
Voir également le recueil de Carole David La maison d’Ophélie
(Montréal, Les Herbes rouges, 1998), dans lequel les effets néfastes de
la télévision sont décrits sur une toile de fond imprégnée d’ironie. Pour
Warren, la télévision représente une agression dans sa vie, une agres-
sion porteuse des mauvaises nouvelles du monde.

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

teintés d’une veine de nostalgie, voilés par le filtre du temps,


imprégnés de douceur et d’affection :
Après la prière du soir
elle joue toujours un air très doux
qui flotte et monte dans les chambres
[…]
un air très doux
monte, berce, vibre et flotte
blanc, d’apaisement, d’ivoire
ses doigts bougent souples
dans l’espace les poignets se délient
et son dos trace
courbes dans la musique
les mains ensemble au piano
ses pieds touchent à peine
le sol
ma grand-mère, une liseuse mauve
au parfum volatile
tombe des épaules
glisse
au tapis
en silence
ma grand-mère
ma seule morte (TI : 54-56).

C’est rare que l’on trouve une telle délicatesse descriptive dans la
poésie de Warren ou plutôt, cela se produit dans certaines cir-
constances, surtout quand la mémoire esquisse des scènes appar-
tenant à l’enfance. Ce passage semble concentrer une série de
figures rhétoriques : l’air blanc (synesthésie), d’ivoire et d’apai-
sement (métaphore), diffuse une atmosphère de paix et de
douceur, dans laquelle le dos de sa grand-mère dessine des cour-
bes dans la musique (métaphore). Cela constitue un tableau où
la poésie, la musique et la peinture s’interpellent mutuellement1.

1. Il y a un autre passage dans lequel l’enfance est rappelée par le


truchement des souvenirs maternels : « L’enfance, ma mère raconte

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LA POROSITÉ AU MONDE

Et cette liseuse mauve qui glisse silencieusement sur le tapis


pourrait-elle être le présage d’une mort qui entraîne le sujet dans
un état de mélancolie1 ?
La deuxième strate mnésique concerne ses souvenirs de
jeune fille de 16 ans, « habitant une maison de chambres au carré
Saint-Louis » (TI : 45) :
Soutenue par des colonnes de mots
j’entre dans le monde
les cafés, les librairies, et les maisons de chambres.
À seize ans
la vie dans les livres, la vie
des poèmes (TI : 49-50).

Il s’agit de l’initiation à la poésie et, d’une certaine façon, de


l’initiation à la vie aussi, rythmées par la fascination des poèmes
de Rilke, par la répétition de ses vers envoûtants « comme les
formules magiques des contes » (TI : 45).
Les souvenirs de sa maladie dans le désert ponctuent le troi-
sième niveau de remémoration :
Et puis, derrière les montagnes,
je me suis mise à grelotter.
Une fièvre terrible
[…]
J’avais peur de mourir loin de ma langue.

encore, / les petits pieds potelés / sautant sur les pierres au soleil /
l’après-midi, les baignades dans l’île / le matin, les pieds glacés, le
vent / la maison mal isolée / les petits pieds de marbre / courent,
s’accrochent / le corps des enfants / qu’on enveloppe pour la nuit / des
momies au sommeil profond / l’île est un chant / que ma mère me
chante / dans une berceuse en rotin/couleur de terre, odeurs de terre /
je ne veux rien perdre / de ce qui est important […] » (TI : 46-47).
1. À ce sujet, voir le passage suivant : « Terre noire ! Terre noire ! /
ma mélancolie / combien de fois vais-je la voir mourir / combien de
mots encore chaque jour / entre le pain et le fromage / son visage
penché / si aimant ma grand-mère, ma seule morte » (TI : 56-57).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

J’étais certaine que ma fin était prévue.


Derrière les montagnes,
de l’autre côté de ton nom (TI : 18-19).

Au-delà de la peur de mourir loin de sa langue, renvoyant dans


ce cas précis au pays natal, un autre élément apparaît de temps
à autre aussi bien dans Terra incognita que dans Le lièvre de
mars : la montagne. Cependant, si Terra incognita se clôt en
laissant irrésolue la question « qu’y a-t-il derrière les monta-
gnes ?1 » (TI : 16), Le lièvre de mars contient, non pas la réponse
à cette interrogation, mais plutôt l’explication de ce que recèle
ce symbole : « La montagne est une image de gravité. Elle néces-
site de l’endurance, du souffle, une force de vie extraordinaire,
de la rigueur et c’est cela que je demande à la couleur comme
aux mots de me donner2 » (LM : 75).
En d’autres termes, la montagne est une image « d’enracine-
ment, de certitude » (LM : 78) pour le sujet qui considère que le
fait « d’être face à la montagne, [de] la regarder nous oblige à
chercher notre centre, à nous arrêter » (LM : 78). Néanmoins, il
faudra attendre l’essai Bleu de Delft. Archives de solitude pour
recevoir une réponse à la question que l’on avait peut-être déjà
saisie entre les lignes des différents recueils, c’est-à-dire « qu’est-
ce qu’il y a derrière la montagne ? ». C’est « l’invisible, le sourd, le
profond, la profondeur éclairée, voilà ce qui bouge derrière la
montagne3 » (BD : 39), et c’est précisément à cet indéfini que
l’existence est perpétuellement confrontée.

1. On lit aussi : « Ils voudront savoir. / Ils demanderont à voir ce


qu’il y a derrière / les montagnes » (TI : 14).
2. Dans ce recueil, on trouve des références à la montagne aux
pages 28, 57, 70, 72, 75, 77 et 78. Dans le recueil Suite pour une robe,
la montagne est également présente (SR : 149).
3. Dans Le lièvre de mars, le sujet exprime clairement l’impossibilité
de se confronter à cet indéfini : « on ne cherche pas à connaître ce qu’il
y a derrière la montagne » (LM : 75). Dans le recueil La lumière, l’arbre,
le trait, l’image de la montagne réapparaît (LAT : 31, 67, 70) ainsi que
dans le recueil de proses poétiques La pratique du bleu (PB : 33).

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LA POROSITÉ AU MONDE

Pour ce qui est de la cinquième strate mnésique, la qua-


trième relative aux « amours morts », elle contient les images du
voyage en Irak et de la vie parmi les autochtones :
Des feux, des fêtes.
On me faisait danser.
[…]
On me faisait danser, danser ou bien rouler
entre mes paumes la semoule brûlante.
On me donnait du pain pour frotter mon assiette.
Le repas du soir, les veilles, se succédaient,
les enfants s’endormaient au sein de leur mère.
Je pliais le linge ou me brossais les cheveux
en chantant
une chanson française qui portait ton nom (TI : 16-17).

Les images simples tirées d’une vie composée de détails, ainsi


que les rituels communs qui scandent le rythme de la journée
donnent un sens à une existence qui se ressource dans l’infime
et dans ce qui, au premier abord, pourrait être défini comme le
banal. Une espèce de renversement des valeurs se fait jour ; ce
qui compte vraiment, c’est l’immédiat, le concret ; ce qui im-
porte, c’est la présence du sujet à l’instant, seul rempart de la
résistance au flux d’une réalité labile et évanescente1.
Enfin, pour ce qui est de la sixième et dernière couche mné-
sique, elle est liée aux souvenirs des morts et des vivants qui ont
entouré et qui entourent encore le sujet énonciateur :
Ainsi m’apparaissent ces visages
tels que je les ai connus, tels que je les ai aimés,
dans le sable, entre les tiges d’achillée (TI : 21).

Néanmoins, il serait tout à fait licite de se demander quelle est


la finalité de ce périple dans l’intrication de ces traces mémo-

1. Le fait que « dehors l’air se respire [et] c’est déjà suffisant », écrit
Corriveau dans « Doucement dans l’attente » (1988 : 34).

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rielles. Peut-être les vers suivants seraient-ils à même d’orienter


le lecteur vers l’une des réponses possibles :
souvenirs qui flottent ou roulent ou tombent
plus loin que moi
me dépassent
m’étonnent, m’amènent ailleurs
toujours un peu plus loin que moi
ainsi j’avance (TI : 47).

Cet égarement dans le flot des souvenirs semble pousser le sujet


vers le franchissement des limites conscientes qui entravent sa
descente vers un territoire indéterminé demandant d’être explo-
ré. « Je creuse ailleurs en terre inconnue de moi. Là où je suis
nulle part allée » (TI : 42), dit le « je » dans un but archéologique
qui rappelle la démarche poétique de Denise Desautels. Et c’est
en affinant le regard intérieur, évoqué par le poème de Rilke
(« Nulle part une tour. Et toujours / la même image. On a deux
yeux / de trop » – TI : 43), que le sujet, « fidèlement en terre in-
connue depuis l’enfance » (TI : 57), poursuit sa quête. Toutefois,
cette intériorisation, qui pourrait l’entraîner dans un mouvement
de repli, voire de réclusion, vise en dernière instance à une
ouverture sur une situation qui englobe le « nous » :
de quoi sommes-nous
pleins ou vides
de quoi sommes-nous
terre noire ! terre noire ! (TI : 57)

Cette terre noire, cette terra incognita, d’un côté, renvoie à l’in-
conscient du sujet, aux méandres inexplorés d’une intériorité
cryptique et, de l’autre, semble représenter le corrélatif objectif
d’une condition existentielle dans laquelle tous les « nous » du
monde pourraient se reconnaître.

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LA POROSITÉ AU MONDE

LA GRANDE HISTOIRE

La même articulation concentrique que l’on a relevée dans


le traitement du thème de la mémoire est utilisée lorsqu’il s’agit
d’affronter les enjeux de la grande histoire. En effet, dans Terra
incognita, les références à la grande histoire ne se limitent pas
à la description des conflits frappant les pays visités, mais se
déploient en des perspectives plus amples. En premier lieu, il y
a l’histoire de la protagoniste, insérée, cette fois-ci, dans un
contexte collectif. Disons pour le moment, d’une façon assez ex-
péditive, qu’elle endosse le rôle du témoin des crimes de
guerre ; cependant la question demeure plus complexe et mérite
un approfondissement d’où émane une série d’implications. En
deuxième lieu, on se trouve face au conflit irakien, indéterminé,
dépourvu de toute trace identificatoire ; en effet, on ne sait pas
vraiment à quelle guerre, parmi les nombreuses qui ont boule-
versé l’Irak, le sujet se réfère.
Ils voudront savoir.
Ils voudront voir ce qui reste.
Ils creuseront le sable et n’auront pas le temps
de compter les dents, les têtes.
Ils se dépêcheront pour ne plus voir.
Ne plus entendre les os s’entrechoquer
et contre les pelles, la poussière voler, s’élever
contre la vie.
Ils refermeront les tranchées et dérouleront leurs
tapis de prière (TI : 13).

La volonté de découvrir des fosses regorgeant de restes humains,


de connaître enfin la vérité et donc de devenir les dépositaires
de ce savoir, est mise en échec par la béance de l’horreur, par
l’incapacité de nommer l’innommable. Face au carnage, la reli-
gion semble le seul recours possible ; le déroulement des tapis
auprès de leurs morts pourrait être interprété comme un acte de
clôture vis-à-vis d’un rationnel défaillant. Cependant, la pratique

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

de ce credo semble insuffisante pour contrer les images


terrifiantes :
Ils prieront avant de s’en aller, de quitter le désert
et d’amener ces images terrifiantes, criantes,
loin loin derrière les montagnes, loin d’eux-mêmes
et de leurs enfants (TI : 13).

Derrière les montagnes, vers cet invisible, ce sourd, ce profond


qui caractérise l’inconscient ; c’est là, dans la mutité d’un témoi-
gnage impossible, que sont enterrées les abominations impro-
nonçables. Alors une question surgit face à cette désolation :
comment peut-on restituer aux victimes leur dignité, comment
peut-on leur rendre cette mémoire « quand on sait, par ailleurs,
que ceux qui ont survécu tendent, comme leurs persécuteurs, à
refuser eux aussi la réalité, tant le souvenir est douloureux et
souvent indicible, tant la brutalité des faits est insupportable ? »
(Sizaire, 1997 : 87). Dans ces circonstances, l’oubli semblerait la
seule solution envisageable pour continuer à vivre, pour faire
semblant d’avoir une vie normale. En d’autres termes, « l’homme
ne vit que grâce à sa faculté d’oubli », rappelle Varlam Chalamov
(Jurgenson, 2003 : 76-77).

LE TÉMOIGNAGE

Il est intéressant de remarquer qu’une telle guerre peut


apparaître comme une représentation synecdotique des conflits
mondiaux, des charniers du présent comme de ceux du passé.
Dans l’extrait qui suit, on serait tenté de saisir, entre les lignes,
des références à la Shoah ou peut-être à la persécution à
laquelle les Juifs furent soumis à Bagdad au début des années
1940, durant les trois jours qui se déroulèrent entre le départ du
gouvernement pronazi et l’arrivée de l’armée du gouvernement
loyal aux Britanniques :

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LA POROSITÉ AU MONDE

Ils mangeaient.
Ils formaient une grande famille.
Ils s’étaient réunis pour fêter leur aïeul.
La famille dispersée s’était presque toute rassemblée.
Pendant le repas, ils avaient manqué de pain.
L’oncle a dit, je vais en chercher.
L’oncle avait douze ans. En chemin, il s’est arrêté.
Quand il est arrivé à la maison, toute la famille
avait disparu.
On les avait tous emmenés.
À cause de leur nom.
Le concierge avait parlé. Il avait été forcé.
Il gisait encore par terre.
L’oncle de douze ans est aujourd’hui
un vieil homme qui continue de demander :
Reste-t-il encore quelqu’un ?
Reste-t-il encore des yeux ? (TI : 29-30)

Reste-t-il encore des yeux pour témoigner de la vie, de la dou-


leur qui nous atteint tous, le sujet de Terra incognita en premier :
J’étais venue si loin déposer ma peine et pourtant,
elle me revenait encore.
Contre le ventre d’un soldat,
elle s’ouvrait, elle aussi (TI : 15-16).

Dans ce passage, autrui fait face au « je » qui se sent confronté à


cette présence externe. Autrui évoque l’universalité de la souf-
france, le mal apatride et sa banalité, l’histoire d’une « tragédie
ancienne aux accents océaniques » (Corriveau, 1992 : 45) ; sa voix
rejoint le sujet pour l’interpeller dans les fins fonds de son étant.
Autrui représente le superstes, le survivant, celui qui a traversé
un événement affolant et dont la présence rappelle au sujet qu’il
suffirait qu’une hasardeuse déviation se produise dans le cours
de sa vie pour que lui aussi se trouve de l’autre côté de la bar-
rière. En effet, si l’on voulait poursuivre cette réflexion d’une
façon paradoxale, on pourrait se demander, comme d’ailleurs le
fait le narrateur de Passages d’Émile Ollivier, si nous ne sommes

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

pas tous « des survivants, des morts vivants, des cadavres en sur-
sis, abritant des Hiroshimas privés » (Ollivier, 2002 : 41), chacun
avec son lot de peines et de souvenirs. Cependant, la posture
qu’adopte le « je » face à cette difficulté existentielle transparaît
dans les derniers vers cités. La blessure du soldat ouvre celle du
sujet poreux qui, par le truchement de la douleur de l’autre,
revient à la sienne. Il s’agit d’une souffrance qui ne lui appartient
plus complètement, qui est différente, alimentée ou modifiée par
celle d’autrui. On retrouve cette attitude dans Le lièvre de mars,
alors que la narratrice, devant la douleur de son amie Geneviève,
dira : « Je voulais voir de quoi était faite sa blessure pour com-
prendre la mienne. Je me sentais liée à elle comme si nous
avions été des blessées de guerre, comme si nous étions les seu-
les survivantes d’une tragédie commune1 » (LM : 71).
Au premier abord, la compréhension semble constituer le
point d’ancrage et de départ de toute démarche herméneutique.
Bien sûr, ici, il est question de se référer à la double acception
du terme. La première renvoie au concept de « saisir quelque
chose par l’intelligence, par la pensée » (Rey, 1988 : 827). La
seconde demeure plus proche du latin cum et prehendere, c’est-
à-dire saisir ensemble, embrasser en un tout. Toutefois, com-
prendre, d’une façon apparemment paradoxale, ce n’est pas aller
vers l’autre dans un geste d’appropriation, mais, au contraire,

1. Et d’ailleurs, ces mots reviennent dans l’aveu – « j’ai appris à vivre


dans la blessure de l’autre » – que le sujet de Je ne vous attendais pas
fait en poursuivant sa marche dans une rue « de crevasses et d’absence »
(Leclerc, 1998 : 40). Ce partage de la douleur de l’autre est sondé par
Michel Maffesoli. En reprenant la théorie sur l’ethos de la sympathie de
Max Scheler (Nature et formes de la sympathie, Paris, Payot, 1928), il
écrit : « Une telle sympathie repose sur la reconnaissance de la souf-
france, douleur universelle qu’il faut partager. Mais, dans le même
temps, cette reconnaissance est une sorte de “panvitalisme”. Tout ce qui
vit souffre parce qu’il vit. Il s’agit là d’une éthique cosmique, on pourrait
dire holistique, qui ne sépare ou ne distingue pas, ne hiérarchise pas
non plus, mais incite à une fusion affectuelle avec la vie et la mort
universelle » (2002 : 174).

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LA POROSITÉ AU MONDE

c’est laisser l’autre venir vers nous et éclater la totalité rassurante


du sujet. Comprendre, en effet, ne signifie pas « soumettre ce que
l’on comprend à l’aune, à l’échelle de sa propre mesure et de sa
propre transparence » (Glissant, 1994 : 126), dans une espèce de
prétention à l’universel. Comme le souligne Glissant, la compré-
hension doit être complétée par « la sensibilité à l’opaque »
(1994 : 127), par la volonté de ne pas tout réduire à une transpa-
rence facile, par l’envie de se faire rejoindre par l’autre et de
sentir en soi la pulsation des multiples mondes qui l’habitent.
Les vers suivants de Michel Leclerc me semblent appropriés dans
ce cas :
Parfois tu me rejoins
dans la fraternité pluvieuse de l’instant
Les mondes où je te vois battent en moi
comme des gouffres vivants (2003 : 47).

Et c’est tout à fait par cette porosité, par cette sensibilité à l’opa-
que que d’autres ciels, d’autres voix surgissent dans la lumineuse
banalité d’un matin vécu par le sujet de La lumière, l’arbre, le
trait :
dans l’aube des gris et des ocres
les premières lueurs émergeront
du tapis, de l’échiquier, des livres
avant que d’autres voix n’arrivent
avec d’autres ciels, d’autres foudres
et jettent de petites choses
brillantes et pures
au fond de ta nuit (LAT : 78).

En d’autres mots, « comprendre l’autre, les autres, c’est accepter


que la vérité d’ailleurs s’appose à la vérité d’ici » (Glissant, 1994 :
20). Le constat de l’universalité de cette condition opaque sem-
ble recouper ce qu’affirme Gianni Vattimo, dans d’autres cir-
constances, à propos du monde contemporain vu comme « un
immense chantier de survivances », dans lequel

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

l’illusion herméneutique – mais aussi anthropologique – d’une


rencontre de l’autre doit, avec tous ses débordements théori-
ques, faire les comptes avec une réalité mixte où l’altérité s’est
consumée pour laisser place à une condition de contamina-
tions diffuses (1987 : 164).

Pour paraphraser les mots de Warren, comprendre signifie alors


accepter la transformation incessante de l’autre, se mettre dans
un état de dessaisissement, de réceptivité qui implique à la fois
ouverture et offrande, qui refuse tout acte d’appropriation totali-
sante1. Au dessaisissement ne correspondrait que « cet état de ré-
ceptivité intense où l’on est hors de soi tout en étant consciente
que l’on touche au plus près de soi » (II : 100).

LES SUPERSTES

Le panorama de guerre perpétuelle de Terra incognita, où


toute référence est confondue et toute douleur universalisée, est
traversé par deux superstes. Il y a un homme, vêtu de loques, un
personnage étrange dont « on aurait dit qu’il voyait sans voir tant
ses yeux / paraissaient loin derrière lui » (TI : 31)2. Des cicatrices
couvrant ses cuisses, des plaies aux genoux, il mélange plusieurs
langues en étouffant à chaque parole qu’il prononce. Au bout
d’un sommeil de trois jours, « après avoir scruté longtemps ses
mains3 » (TI : 34), comme si les traces d’un destin hasardeux
étaient inscrites sur ses paumes, il commence à parler :

1. « Le dessaisissement ne constitue ni un abandon passif, […] ni un


état provoqué par volontarisme. C’est l’intensité d’une réceptivité qui
permet de recevoir le tremblement, l’inquiétude, la tension préalables à
l’écriture » (II : 75).
2. L’image d’une vue qui transcende l’objectivité de la réalité, d’une
vue intérieure reviendra dans Le lièvre de mars alors que la narratrice
parle de sa voisine Flo : « Elle avait déjà traversé de l’autre côté de ses
yeux » (LM : 23).
3. Les mains et le visage font souvent partie de l’univers poétique
de Warren ; ils rappellent l’identité, les traces d’une vie, le langage qui
va au-delà de la simple élocution.

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LA POROSITÉ AU MONDE

Je suis parti, il y a cinq ans.


Je suis un homme de trois cents ans.
Après toutes ces années dans le désert,
je voudrais finir mes jours
dans une petite chambre,
avec les murs qui tiennent.
[…]
Une montre à côté du lit, savoir l’heure exacte.
Un lavabo avec de l’eau qui coule
fraîche du robinet.
En même temps, tout cela me fait peur.
Je ne sais plus de quel espace j’ai besoin (TI : 35).

Cet homme drapé de l’intemporalité de l’exil, qui ne peut plus


revenir dans son pays d’origine1, recherche une stabilité se
matérialisant dans des besoins primaires : une maison, des objets
communs pour baliser sa vie, le chant d’une femme et le désir
de « danser sur une surface en bois verni, lisse, brillante » (TI :
36). C’est une danse qui incarne la vie. Dans ce cas, l’exil que
vit ce rescapé n’a rien à voir avec la forme d’aventure roman-
tique ; comme Perla Serfaty-Garzon le rappelle,
cet exil est calamité pure en ce qu’il exclut l’être de sa maison,
c’est-à-dire de l’ordre des choses qui doit régir sa vie. […]
L’exil en ce sens est aliénation, parce que rupture avec l’état
d’harmonie avec soi-même que la maison doit exprimer. […]
Il renvoie à un mouvement, à une dynamique de la perte de
soi et de l’effort de se retrouver (1999 : 53).

Afin de s’en détourner, cet homme imagine « un lieu pour ne pas


[se] perdre » (TI : 37), dans lequel pouvoir s’établir. Toutefois, cet
élan vers l’intimité qui se concrétise dans la recherche d’un lieu,
d’une maison objective, recèle l’envie et peut-être l’illusion de se
poser dans une demeure virtuelle représentée par un for inté-
rieur stable. Dans ces termes, ce phénomène transcende l’indivi-

1. « Revenir dans mon pays ou mourir ici ? / Et si je retourne dans


mon pays, ils me fusilleront » (TI : 37).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

duel pour s’ouvrir sur une perspective universelle. Car cette er-
rance « dans un réel en trompe-l’œil, toujours stimulé, [qui]
s’éloigne de nous presque à la vitesse de la lumière » (Nepveu,
1987-1988 : 17) se référerait aussi à une condition existentielle1.
Le désir de parler qui habite ce survivant se heurte brutale-
ment à une parole parcellaire, fragmentée, effritée, en équilibre
entre le dire et le silence :
Les mots vont finir par m’étrangler
mais le silence
est une égale torture, alors, disait-il, que faire ? (TI : 37)

Cependant, le silence, que Rachel Leclerc définit comme


« cette brûlure que nous n’avons pas à supporter » (1991 : 26),
menace aussi un autre superstes parcourant l’univers poétique de
Terra incognita et se manifestant dans les visions oniriques du
sujet. Il s’agit d’une femme défigurée en fuite dans les rues de
Sammarah ; elle transporte « des rochers, des montagnes dans sa
gorge » (TI : 62). En balançant sa tête, la main devant sa bouche
édentée, elle ne retient que sa salive :
elle ferme les yeux
sa tête balance en avant
sa main tombe
et ne retient plus rien
rien d’autre que son souffle
qu’elle écoute
les blessures partout
quand les mots sont trop longs
les lettres tombent dans le vide (TI : 63).

1. Au sujet de cette condition, le « je » d’Un visage appuyé contre le


monde s’exprime sur un mode incertain : « Aurons-nous le temps de trou-
ver / un mètre carré de terre et d’y vivre / ce qui nous échappe ; / je ne
sais pas encore » (Dorion, 1990 : 54). Quelques années plus tard, le sujet
lyrique des Murs de la grotte transmuera cette hésitation en un constat
aux traits assez catégoriques : « Nul n’est chez-soi. Ne possède rien. / Nul
n’avance, ne va / plus loin qu’en lui-même » (Dorion, 1998 : 82).

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LA POROSITÉ AU MONDE

Ces deux survivants, qui ont traversé des horreurs innommées,


prouveraient qu’il « n’est pas possible de détruire intégralement
l’humain, que toujours reste quelque chose. Le témoin est ce
reste » (Agamben, 1999 : 176). Toutefois, le superstes n’est pas à
même de se livrer à un témoignage intégral, seule prérogative
paradoxale de ceux qui ont touché le fond et ne reviendront
plus jamais. Il lui est souvent impossible de raconter tout court,
et cela, dépendrait soit du refus d’une réalité dont la remémora-
tion est déchirante, soit de la honte d’avoir survécu inexplicable-
ment à autrui. Remarquons que cette honte a des racines à la
fois plus profondes et plus obscures.
Comme Giorgio Agamben le souligne en interprétant le
texte de Levinas De l’évasion, cette honte « se fonde sur l’impos-
sibilité pour notre être de se désolidariser de soi, sur son incapa-
cité absolue à rompre avec soi-même ; […] dans la honte nous
sommes reconduit [sic] à une chose dont nous ne pouvons en
aucune façon nous défaire1 » (1999 : 135). En prolongeant l’ana-
lyse du philosophe, Agamben écrit :
Avoir honte signifie : être livré à l’inassumable. Mais cet inassu-
mable n’est pas une chose extérieure, il provient au contraire
de l’intimité même, est ce qu’il y a en nous de plus intime. Le
moi, par conséquent, est ici vaincu, supplanté par sa propre
passivité, par sa sensibilité la plus propre ; et néanmoins, cet
être exproprié et désubjectivé est aussi une extrême, irréduc-
tible présence à soi du je. Comme si notre conscience faisait
eau, fuyait de toute part, et en même temps se trouvait convo-
quée par un décret irrécusable pour assister à sa propre ruine
sans pouvoir s’en détourner, à la désappropriation de ce
qui m’est absolument propre. Dans la honte, le sujet a donc

1. Lisons dans le texte de Levinas : « Ce qui apparaît dans la honte


c’est donc précisément le fait d’être rivé à soi-même, l’impossibilité
radicale de se fuir pour se cacher à soi-même, la présence irrémissible
du moi à soi-même. […] C’est notre intimité, c’est-à-dire notre présence
à nous-même qui est honteuse. Elle ne révèle pas notre néant, mais la
totalité de notre existence » (1982 : 86-87).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

pour seul contenu sa propre désubjectivation : témoin de sa


propre débâcle, de sa propre perte comme sujet. Ce double
mouvement – de subjectivation et désubjectivation en même
temps –, telle est la honte (1999 : 136).

Ce type de mouvement, apanage de la condition humaine, cette


confrontation à l’inassumable peuvent être ressentis par certains
individus, comme le philosophe ou le poète, qui endossent
alors, volontairement ou involontairement, le rôle de passeur.
Dans une perspective différente, mais complémentaire, cette
désubjectivation se réalise également dans l’acte de parler.
Comme l’a montré Émile Benveniste, la seule possibilité que
l’individu a de vivre sa temporalité humaine, c’est-à-dire le main-
tenant, est représentée par l’insertion du discours dans le
monde : « La subjectivité, la conscience, où notre culture crut
trouver son fondement le plus ferme, reposent sur ce qu’il y a
de plus fragile au monde, de plus caduc : l’événement de la pa-
role » (Agamben, 1999 : 160). Cependant, chaque fois que l’on
utilise la langue, une séparation irrémédiable se crée entre la
présence à soi et les sensations, le vécu. C’est comme si une
déconnexion se faisait entre le savoir et le dire, ce qui rend tout
acte de parole paradoxal ; puisque celui qui sait est reclus dans
l’impossibilité de dire et que celui qui parle vit dans l’impos-
sibilité non moins humiliante de savoir. « Le mode d’être du je,
le statut existentiel du vivant-parlant est donc une espèce de
glossolalie où vivant et parlant, subjectivation et désubjectivation
ne peuvent jamais coïncider » (Agamben, 1999 : 170). Dans ces
termes, le témoignage intégral se réaliserait paradoxalement
dans le non-lieu de l’articulation.
Cependant, la désubjectivation, phénomène consubstantiel
à la condition humaine, peut se dévoiler au poète dans son acte
créateur. Le poète, selon Ingeborg Bachmann, est cet étant qui
a fait du « je » « un champ d’expérimentation1 ». C’est celui qui

1. Agamben cite ici Ingeborg Bachmann, Leçons de Francfort,


Arles, Actes Sud, 1986, p. 63.

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LA POROSITÉ AU MONDE

peut endosser le rôle de l’auctor, c’est-à-dire « le témoin en tant


que son témoignage exige toujours que quelque chose – fait,
être, parole – lui préexiste, dont la réalité et la force doivent être
confirmées ou certifiées1 » (Agamben, 1999 : 197). Co-créateur,
cet auctor témoigne en se plaçant au sein de sa propre langue
dans la position de ceux qui l’ont perdue. Toutefois, il ne « té-
moigne pas de », mais il « témoigne pour », dans une langue qui
n’a pas la velléité totalisante du dit, mais la porosité du dire, de
cette manifestation verbale veillant à ce que le « sujet ne s’em-
pare pas du passé d’autrui pour le figer dans des formes fausse-
ment objectives » (Rosmarin, 1991 : 87). D’un certain point de
vue, cela recouperait ce que Warren pense de la poésie : « La
poésie ne raconte pas, ne décrit pas. À la poésie ne reste que le
langage, l’invention d’une langue. Pour moi, le noyau de cette
langue est fait de pulsations, de battements de cœur et de sang,
d’inspiration et d’expiration, de sensations vives et de flou » (II :
26). C’est par l’intermédiaire de ces assises qu’il faudrait lire
l’assertion du sujet de Terra incognita « j’ai promis de tout dire »
(TI : 64), alors qu’il est confronté fondamentalement à la brutalité
de la guerre, au regard des superstes, « aux yeux des enfants / au-
dessus de la mort » (TI : 66). D’ailleurs, Alain Finkielkraut, en ren-
versant la formule de Theodor W. Adorno, remarque que « sans
l’art, c’est-à-dire sans la poésie, la compréhension intime de ce
qui était en jeu à Auschwitz ou à Kolyma nous serait barrée pour
toujours » (1996 : 113).
Peut-être que, et ici on frôle le paradoxe, grâce à la langue
de la poésie, cette langue qui peut aller au-delà du symbolique
pour retrouver les sources d’une parole vivante pouvant toujours

1. Voir à ce sujet la différence entre le témoin intégral (celui ou


celle qui a touché le fond pour ne plus revenir), le superstes (le survi-
vant, celui ou celle qui a vécu quelque chose, qui a traversé de bout en
bout un événement et peut en témoigner), le testis (celui qui se pose
en tiers entre deux parties – terstis – et qui a vu sans être impliqué
directement) et l’auctor.

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

se nuancer, se préciser, voire se contester, ce témoignage in ab-


sentia acquiert toute sa valeur fondatrice1.
« La désolation de cet homme est un poème qui appartient
au monde » (PB : 35), constate le sujet de La pratique du bleu en
évoquant ainsi le rôle que peut assumer la poésie au sein de no-
tre réalité. C’est donc dans ces termes qu’on pourrait interpréter
les vers de Warren sur l’écriture du poème, par l’intermédiaire
de laquelle « on peut décider d’un monde » (TI : 44). Il est tout à
fait évident qu’il ne s’agit pas ici de poser un geste démiurgique
par rapport à l’univers, mais plutôt d’essayer de transformer une
réalité que le réel ne contenait pas explicitement. Écrire veut
dire également tenter de briser l’emmurement de la solitude,
d’éviter l’écroulement devant « la douleur, l’horrible, la perte,
aussi bien que devant l’intensité d’un bonheur » (BD : 99), car
« on écrit par peur de ce qu’on pourrait devenir dans la douleur
et l’isolement2 » (LM : 13).

NOYÉE QUELQUES SECONDES : LE VOYAGE DANS L’INTIMUS

Noyée quelques secondes, un long poème publié en 1997,


demeure le seul recueil de Warren à être soutenu par un vaste
appareil critique et métatextuel. À l’origine, il était son mémoire
de maîtrise en création (Université du Québec à Montréal, 1995),

1. À ce propos, Vattimo écrit : « Il semble que l’on pourrait définir


la poésie comme le langage où se répercutent à la fois l’ouverture d’un
monde (de significations déployées) et notre tellurialité comme morta-
lité » (1987 : 75). Warren cite, dans l’essai « Le cadeau immobile » (II : 58),
les mots de Joseph Brodsky : « Celui qui écrit un poème l’écrit avant tout
parce que l’écriture poétique est un extraordinaire accélérateur de la
conscience, de la pensée, de la perception du monde » (« Discours
Nobel 1987 », dans Loin de Byzance, Paris, Fayard, 1988, p. 442).
2. Écrire, selon Dorion, c’est le dernier acte de résistance accompli
par une conscience qui sait « qu’il ne reste que les mots pour faire
bouger une vie, suivre la courbe rapide de la lune, tenir lieu de regard,
de route pour aller vers le sens » (2002 : 9-10).

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LA POROSITÉ AU MONDE

accompagné d’un dossier au titre révélateur : Interroger l’inten-


sité (publié sous la forme d’un recueil d’essais en 1999). Deux
de ses textes, « L’eau sous l’eau » et « Une fiction du visage », sont
consacrés à la genèse et à l’élaboration de Noyée quelques
secondes. Cette caractéristique comporte trois aspects fondamen-
taux : elle semble faciliter la lecture de l’œuvre, car ses enjeux
sont explicités ; elle apporte un changement substantiel ou à tout
le moins important dans la conception qu’a Warren de la poésie
(poésie qui, dans les recueils précédents, se voulait sciemment
énigmatique) ; elle crée des moments d’égarement surtout lors-
que les éléments critiques appartenant aux essais déteignent sur
la perception du poème dont la lecture devient presque guidée.
Pour ce qui est de son titre, Noyée quelques secondes est en
soi porteur d’un paradoxe, car la noyade ne constitue ni un élé-
ment temporaire ni un état duquel on peut sortir vivant. En effet,
dans ce long poème, « le temps seul se noie » (II : 32) puisque les
deux protagonistes, un « je » et une femme innommée, ne suc-
combent pas à l’eau dont la nature se révèle aussi bien lénifiante
que régénératrice. Ce « je » féminin suit une femme mystérieuse,
sans âge, sans nom, qui, ayant perdu son image, plonge dans un
lac et le traverse. Cependant, il ne faut pas chercher dans ce
long poème une histoire, une suite à chaque scène esquissée
puisque le but visé n’est pas celui de raconter, mais plutôt celui
de suggérer des sensations. Selon l’auteure, par l’intermédiaire
d’une écriture épurée, dénudée, riche en répétitions, semblable
à une litanie, le lecteur devrait entrer dans une espèce d’hyp-
nose en lisant le texte et ressentir l’engloutissement d’un rythme
spiralique. Néanmoins, un autre discours, dont on n’a presque
aucune trace évidente dans le recueil, sous-tend cette trajectoire
descendante. Comme Warren le remarque dans Interroger l’in-
tensité, « cette femme est écriture » (II : 38) et « cette écriture
consiste en un travail d’exhumation » (II : 12), de récupération
d’une matière ensevelie, transformée, dont la forme initiale est
devenue autre. C’est de ce point de vue que la facture de Noyée
quelques secondes représente un tournant dans l’élaboration

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

d’une réflexion portant sur le processus scriptural et sur la valeur


qu’acquiert la poésie dans la vie de l’auteure1.
En effet, la femme qui apparaît dans le poème reste dans
l’indéfini jusqu’à la fin ; le seul élément constituant le fil conduc-
teur demeure le son de sa voix :
une femme
lointaine
à la voix mystérieuse
lointaine
elle n’a pas d’âge
n’a jamais coupé ses longs cheveux
ils flottent sur son dos
cheveux noirs dans l’eau
trempés
vivants
lorsqu’elle avance
vers le bord
une femme
remplie d’eau
si mystérieuse
et lointaine
que je l’invente
chaque jour (NQS : 9).

Dès la première image, l’évocation de cette femme indéterminée,


plongée dans le lac, porteuse de ce lac, puisqu’elle en est
habitée, semble constituer la figure d’un passeur, voire d’un dou-
ble dont le sujet a besoin pour entreprendre un voyage intime
dans le tréfonds de son intériorité où les morts et les vivants se
côtoient2. Ce sont les eaux calmes et silencieuses d’un lac, espace
ouvert mais paradoxalement limité par rapport à la mer, qui sus-
citent un sentiment de profondeur et d’immensité et qui convient

1. Pour un approfondissement de ce sujet, voir Interroger l’intensité.


2. À ce sujet, l’auteure, sur un mode biographique, avoue : « Depuis
plusieurs années, j’ai absorbé la présence d’un lac en moi » (II : 34).

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LA POROSITÉ AU MONDE

le sujet à une chute verticale. Une telle plongée se réalise dans


un espace, celui du lac, enfreignant « la limite entre les deux
mondes » (NQS : 61). Toutefois, cette plongée ne doit pas être
vue comme une chute passive, un écrasement, mais bien comme
son contraire. Il s’agit d’une descente qui est considérée « comme
le passage de la sensation », commente Warren en empruntant la
citation à Deleuze (II : 27)1. Ce regard qui parcourt verticalement
le lac et qui suit métaphoriquement la plongée d’une pierre
(force est de rappeler que l’exergue de l’œuvre renvoie à la cita-
tion de Plath « Stone, stone ferry me down there ») aura une fonc-
tion récupératrice : la traversée vise la recherche d’une voix sou-
terraine à laquelle on veut redonner vie. Remarquons que tout
un univers aquatique et féminin est évoqué dans cette démarche
accompagnée par les voix de Woolf, Hébert et Plath2.
Cependant, cette noyade, qui en vérité n’en est pas une, est
privée de toute connotation négative, voire mortifère. En effet,
cette femme avance constamment et inéluctablement, « entre
dans le mouvement3 » (NQS : 38) et, dans un état de déambula-
tion parfois onirique, traverse autant d’espaces de remémoration
que de lieux physiques. Les « yeux détournés du monde » (NQS :
44), elle « sent le monde bouger à l’intérieur » (NQS : 39). Les sou-
venirs de son enfance, de son père, « le seul dormeur en tête4 »
(NQS : 13), les souvenirs de sa mère et de sa grand-mère alter-

1. Elle cite Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation,


Paris, La Différence, coll. « La vue le texte », 1984, p. 54. Elle s’inspire
aussi des réflexions d’Alberto Giacometti dans Écrits, Paris, Hermann,
coll. « Savoir sur l’art », 1990.
2. À ce propos, voir l’essai « L’eau sous l’eau », dans lequel l’auteure
s’étend sur le sujet.
3. L’action « d’avancer » est répétée trois fois dans le recueil (NQS :
25, 30 et 42).
4. Ici, il convient de remarquer la présence d’un intertexte paternel
et maternel liant Noyée quelques secondes, Notes et paysages, Terra inco-
gnita et Le lièvre de mars. L’image du père mort la bouche ouverte
(NQS : 15) apparaît dans Le lièvre de mars également, où c’est la voisine
Flo qui meurt les yeux et la bouche ouverts (LM : 63).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

nent avec les images d’un enfant qu’elle lave et celles d’un « il »
profondément inconnu. Cette femme ne sait pas grand-chose,
pourtant trois certitudes rythment son pas : « elle sait / que der-
rière toute chose / toute porte / il y a quelqu’un » (NQS : 18),
qu’il y a une présence ; elle est consciente qu’elle possède ce
lac, qu’elle en est radicalement habitée ; elle a la conviction que
« l’eau et le ciel / lui volent son visage1 » (NQS : 37), mais qu’en
même temps, au-delà de cette privation, elle existe « ailleurs /
que dans sa bouche » (NQS : 26), que dans sa voix.
Afin de saisir toutes les implications que recèle cette des-
cente, il faudrait suivre également le parcours de ce « je » qui, en
passant de la stase exprimée au début du poème « je reste là / à
l’écrire » (NQS : 9) à l’action « j’irai / à la rencontre / de ces voix »
(NQS : 15), entreprend cette descente2. Un tel retour vertical vers
l’intimus se poursuit graduellement :
et je la suis
oh descendre
descendre (NQS : 31).

Tout d’abord, le « je » commence sa descente au fond de l’eau ;


« si loin à l’intérieur de moi, là où je ne m’étais pas encore donné
vie » (LM : 58), affirmait le personnage du Lièvre de mars 3 dans
un élan qui préfigurait le voyage de Noyée quelques secondes. Ce
sujet féminin se rend « à soi-même » (NQS : 32), « à l’immobilité
du noir » (NQS : 45), se dirige vers « l’intérieur de l’intérieur »
(NQS : 67) dans un trajet fluide et vertical. Il partage avec la

1. Dans Le lièvre de mars, on peut lire : « L’eau emportait tout » (LM :


27).
2. L’image de la voix traverse en filigrane une partie de l’œuvre de
Warren. On la retrouve dans Le lièvre de mars (LM : 11, 14, 18, 24, 32,
70, 81, 83), dans La lumière, l’arbre, le trait (LAT : 14, 15), dans La pra-
tique du bleu (PB : 15, 37, 40), dans Soleil comme un oracle (SO : 21, 22,
26, 35, 50, 54, 73).
3. Dans cette œuvre, le thème du fond de l’eau revient (LM : 19 et
51).

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LA POROSITÉ AU MONDE

femme du lac, appelée « la passante », « le même désir d’entrer


ensemble dans le noir1 » (NQS : 46). C’est dans cette dimension
qu’il sent que
sa voix
glisse
dans la mienne
seule
et même
voix2 (NQS : 60 et 78).

À l’union des deux voix succède un moment de désignation, où


la bouche de la passante, dans un acte de reconnaissance, for-
mule le nom de la protagoniste :
si chaude
sa voix
qui vient
dans le noir
enfin
jusqu’à moi
seule
longtemps
dans le noir
jusqu’à moi
se jeter
dans mes bras
avec
dans sa bouche
mon nom (NQS : 47).

1. Cette figure de « la passante » (NQS : 60) apparaît aussi dans Le


lièvre de mars : « […] femme courageuse et forte qui descend, presque
en sautillant, de la montagne. Viendra-t-elle jusqu’à moi, la passante ? »
(LM : 72).
2. Dans La pratique du bleu, on retrouve cette même image : « Entre
nous, il n’y a pas de ligne. Tout circule dans une même profondeur où
plus rien ne nous sépare. La profondeur pour ne plus être séparé » (PB :
88).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

Dans cette spirale où tous les points de repère sont flous et tou-
tes les pistes sont brouillées, il semble que la reconnaissance est
le prélude à l’identification, à la fusion des deux entités dans
« une seule / et même bouche » (NQS : 48). À partir de ce mo-
ment, le sujet se sent habité par « autant de morts que de vivants »
(NQS : 57) et, en suivant les traces qui le guident vers le fond, y
découvre « une autre voix » (NQS : 72). Cependant, il me faut pré-
ciser que ce long poème présente des difficultés interprétatives,
surtout du point de vue de la polyphonie pronominale ; en effet,
l’imbrication des différents pronoms « je », « elle », « il », « tu »,
« nous », « lui » crée un effet d’égarement, voire de confusion, ce
qui aboutit à l’impossibilité de désigner les vrais actants de la
situation.
Ce qui reste stable, c’est l’union des deux femmes qui se
concrétise dans le partage d’une même voix, dans la recherche
d’un visage constamment perdu et pourtant perpétuellement re-
trouvé, comme l’évoque la protagoniste dans les vers « quand
l’eau / te rend / ton visage » (NQS : 71), où le « te » ne semble pas
renvoyer à un référent clair. Ce visage, si présent dans Notes et
paysages et dans Le lièvre de mars, représente l’un des thèmes
centraux de Noyée quelques secondes. Il serait utile de se tourner
vers l’essai « Une fiction du visage » pour saisir la signification
que Warren lui attribue. Selon l’auteure, « notre corps ne nous est
pas étranger, mais notre visage est flou. Car nous sommes der-
rière lui et, lorsque nous portons nos mains à notre visage, c’est
souvent pour retenir une émotion, pour empêcher la peur ou le
rire de le traverser » (II : 109). La disparition temporaire du visage
renverrait alors, comme on l’a vu précédemment, à une perte de
soi. Cependant, cette perte de soi momentanée n’a rien de né-
faste : elle renvoie à une sorte d’épuration, à une espèce de
soustraction de ce qu’il y a en trop, c’est-à-dire la surcodification
dont chaque visage est porteur, celui-ci étant en soi le « lieu de
rassemblement du corps et de la parole » (II : 108). Il est ici
question d’un recentrement, d’un retour à l’essentiel, d’une

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LA POROSITÉ AU MONDE

dépossession entendue comme un allégement et explicitée dans


les vers de La lumière, l’arbre, le trait :
nous arriverons tous à la même clarté
celle où le sourire vient seul
sans visage1 (LAT : 58).

L’incapacité à se traduire, à se connaître, manifestée par la prota-


goniste du Lièvre de mars, cette inaptitude qui débouchait sur la
parcellisation et la réification du sujet subissent indubitablement
un processus de transmutation. La dimension immatérielle, voire
spirituelle évoquée dans cet extrait semble être le fruit d’un pro-
cessus de purification qui s’amorce dans l’atmosphère raréfiée et
aqueuse de Noyée quelques secondes.
Il y a pourtant un autre élément qui, depuis Comme deux
femmes peintres jusqu’à Noyée quelques secondes, va se préciser
dans la démarche poétique de l’auteure : l’image des mains. Dans
Comme deux femmes peintres et Notes et paysages, celles-ci sont
porteuses de signes, d’un langage non pas nécessairement
verbal ; dans Le lièvre de mars, elles correspondent à la seule
marque définitoire de l’identité puisqu’on « meurt en emportant
ses mains » (LM : 25 et 65) ; dans Noyée quelques secondes, ces
mains sont toujours ouvertes ou nouées : lentes, elles représen-
tent l’instrument du toucher, le symbole de la sincérité s’op-
posant aux mains fermées qui renvoient à la dissimulation. S’il est
vrai qu’il serait illusoire d’expliquer la vaste et complexe symbo-
lique de la main en quelques lignes, il est aussi vrai que la main
est comme une synthèse, « exclusivement humaine, du masculin
et du féminin ; elle est passive en ce qu’elle contient ; active en
ce qu’elle tient […], elle différencie l’homme de tout animal et
sert à différencier aussi les objets qu’elle touche et modèle »
(Chevalier et Gheerbrant, 1982 : 603). Toutefois, dans La pratique
du bleu, recueil de proses publié en 2002, cet élément se clarifie

1. Le visage est également présent dans La pratique du bleu (PB :


60 et 81) et dans Soleil comme un oracle (SO : 76).

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

davantage alors qu’il est associé à la montagne : « Mains et mon-


tagnes se couvrent de cendres » (PB : 16) ; « Chaque jour, ta main
comme une montagne, chaque jour pleine d’obscurité » (PB : 84).
Comme on a eu l’occasion de le constater, la montagne est
une image d’enracinement et de certitude : être face à la monta-
gne oblige l’individu à chercher son centre, à s’arrêter. La même
chose semble se produire pour les mains, qui deviennent alors
un élément de recentrement permettant au sujet de se retrouver,
ou à tout le moins de se confronter à soi-même. N’oublions pas
que le superstes dans Terra incognita, avant de parler, de ra-
conter des bribes de son histoire, « scrute longtemps ses mains »
(TI : 34). « Dans mes mains se crée le silence » (PB : 18), constate
le sujet de La pratique du bleu, silence nécessaire, voire indis-
pensable, à tout acte d’introspection.

OUVERTURE

Noyée quelques secondes demeure le seul texte, parmi les


œuvres de Warren, où la verticalité de la quête intérieure, pre-
mier sème qui selon Jean Beauverd et Michel Madelénat caracté-
rise le terme intime, s’amplifie d’une façon extrême en devenant
le centre propulseur de tout le poème. On a vu que la produc-
tion de Warren explore les trois axes herméneutiques sous-
tendant l’étymologie du terme intime : la quête identitaire,
l’approfondissement du sujet dans les méandres de son intério-
rité, l’ouverture à l’autre exogène appartenant tant à la sphère fa-
miliale et affective qu’à une dimension élargie, voire planétaire et
la relation avec les objets banals renvoyant à un art de vivre qui
se consume dans une résistance conçue à petite échelle.
L’amant gris et Madeleine de janvier à septembre, les deux
premiers recueils, évoquaient une histoire dans laquelle l’imbri-
cation d’éléments passionnels ainsi qu’amoureux et de frag-
ments appartenant à une dimension mémorielle se faisait sur
une trame événementielle traversée par la banalité du quotidien.
Cependant, aussi bien dans Madeleine de janvier à septembre

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LA POROSITÉ AU MONDE

que dans Écrire la lumière, troisième recueil, s’associaient à la


relation d’amour les premières traces d’une ouverture à une
sphère aussi bien sociale que mondiale. C’est dans Comme deux
femmes peintres, Notes et paysages, Le lièvre de mars et Terra
incognita que le triple parcours intime de la poète se définit en
trouvant sa pleine réalisation. En effet, dans ces œuvres sont
amplement sondés les thèmes du dédoublement et de la perte
de soi affectant le sujet, de sa plongée dans un univers person-
nel parcellaire, de la fausse banalité du quotidien, de la guerre,
des carnages mondiaux ainsi que de la confrontation avec le
superstes, ces trois derniers éléments étant surtout approfondis
dans Terra incognita. Avec Noyée quelques secondes, le désir
d’épuration, de recentrement manifesté par le sujet, s’oriente
vers l’exploration d’une dimension immatérielle.
La réflexion constante sur la recherche et sur la création
d’une langue à soi, réflexion qui se poursuit depuis les premiers
recueils, va de pair avec le travail que Warren accomplit inlassa-
blement dans la trame des mots. En effet, un changement
substantiel s’opère dans la facture de ses poèmes : il s’agit du
passage d’une écriture assez riche et articulée, présente, par
exemple, dans L’amant gris, à une langue qui s’allège, qui vise
au dénuement et à l’épuration. Cette langue se concrétise da-
vantage dans Noyée quelques secondes (1997) et dans le recueil
Suite pour une robe (1999). Au contraire, La lumière, l’arbre, le
trait (2001) et La pratique du bleu (2002) reviennent, à mon avis,
à une écriture plus élaborée, plus abondante. Toutefois, le très
beau Soleil comme un oracle (2003) témoigne d’une tension vers
ce dépouillement, tension présente également dans la plaquette
Oh merveille (2004) dont la finesse de la facture est remarquable.
Ici, la poète « capte en quelques mots la fugacité du temps et le
prolonge1 » (Warren, 2005b : 229) ; elle semble maîtriser cet art
de cultiver « l’instant porteur d’infini » (Warren, 2005a : 21). À la

1. Warren cite ici Silvia Pratt, El Excelsion, traduction d’André


Lamarre, 2004.

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LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME

lecture du recueil Une pierre sur une pierre, on retrouve la même


inclination pour la sobriété, pour le dénuement de l’écriture. Ce
long poème comporte une suite de vers séparés les uns des
autres par des interlignes ; chaque vers, qui campe sur un fond
blanc renvoyant le lecteur à une partition invisible, recèle un
univers en soi : loin de toute visée explicative, le sujet nomme
les objets porteurs d’une densité symbolique s’ouvrant aux mys-
tères du monde.
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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

INTRODUCTION

L’une des questions qui surgissent généralement lorsque l’on


décide de s’initier à l’œuvre de Paul Chamberland est celle-ci :
comment aborder une production qui s’étale sur plus de quarante
ans et qui semble constituer un défi aussi bien sur le plan
stylistique que sur le plan philosophico-anthropologique, celui-ci
étant caractérisé par une démarche heuristique de longue ha-
leine1 ? Voilà une interrogation à laquelle je m’abstiendrai de don-
ner une réponse afin d’éviter des définitions contraignantes allant
fermement à l’encontre de la pensée de cet auteur. J’essaierai,
beaucoup plus modestement, de sonder l’une des pistes possibles
traversant son œuvre : il s’agit en effet d’un terrain terrestre,
rocailleux et ardu, stimulant et déroutant, dans lequel « l’intime se
dérobe et se fond / en l’unanime rumeur des vivants » (IFM : 10).
« Révolte, utopie, dissidence, 1960, 1970, 1980 » (Fortin,
1990 : 21), ce sont les trois mots-clés qui, selon Andrée Fortin,
ressortent des textes de Chamberland dont l’œuvre subit, d’après
les détracteurs, une sorte d’affaiblissement de la ligne de pensée
après 1970. Je me dissocie d’emblée, comme le fait d’ailleurs
Richard Giguère2, d’une telle interprétation réductrice et

1. Son premier recueil, Genèses, fut publié en 1962 (Montréal, Édi-


tions de l’Aurore).
2. Dans son article « Chamberland, poète-anthrope », Giguère (1981)
met en évidence cette tendance critique visant à sous-évaluer la persé-
vérance et la rigueur de la pensée de Chamberland.

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LA POROSITÉ AU MONDE

décidément superficielle ne tenant compte ni de la continuité, ni


de la rigueur, ni de la lucidité dans lesquelles Chamberland
opère, ni de la persévérance de certains des filons de sa pensée.
Il est cependant tout à fait indéniable qu’au cours de plus
de quarante ans de production, des ajustements et des mutations
ont ponctué l’écriture de Chamberland. Force est de constater
que les années de la revue Parti pris étaient caractérisées par un
sentiment de révolte. Il s’agissait d’une période dans laquelle la
littérature était considérée comme le « lieu d’un combat et d’une
réflexion » (Brochu, introduction à Terre Québec, 2003 : 7),
comme un moment historique de l’enracinement du paradoxe
de la poésie-contre-la-poésie si bien explicité par le poète dans
le texte « De la forge à la bouche1 » de 1963 et dans « Le lecteur
est “averti” », introduction au recueil L’afficheur hurle de 1965.
Une période d’interruption de l’écriture, de 1966 à 1968 (due à
un séjour d’études en Europe), précède la décennie marquée
par la contre-culture et l’utopie qui, à son tour, débouche, à par-
tir des années 1980, sur la phase de la dissidence, de la vigi-
lance. Dans cette phase, Chamberland s’éloigne lucidement du
politique afin de plonger dans la conception d’une poésie per-
çue comme une réflexion exigeante sur soi-même et sur ses pos-
sibilités, réflexion dans laquelle on est confronté à ce que l’au-
teur appelle une « voie de l’intelligence2 » (1986b). Les propos du
poète à ce sujet sont éclairants :
« Comment lutter contre le “Système ?” », telle est la forme la
plus courante, la plus efficacement connotative et incitative,
qu’on donne à cette question. Alors, il me faut bien reconnaî-

1. Section « Autres poèmes (1961-1964) », dans Terre Québec (TQ :


265-269).
2. Dans l’article de Giguère, on lit : « Par contre, l’éloignement du
politique est lucide : [ici le journaliste cite un extrait de Terre souve-
raine] “Je l’ai fait pour fuir un piège […]. Le piège et l’illusion ne tien-
nent pas à la spécificité du politique, mais à la confiance exclusive en
des moyens extérieurs ; à l’oubli, à la méconnaissance du radical an-
thropique…” » (1981 : 35).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

tre la naïveté de cette formulation ; et mon complet retrait


d’adhésion. Le mouvement intérieur dont je parle est un dépla-
cement qui s’impose à moi. Quand il est avéré que tel chemin
ne peut mener à destination voulue, on en change (RM : 102).

Du point de vue de la facture des textes, on observe également,


à partir de la série des Géogrammes, un changement de stratégie
scripturale. Depuis le recueil Demain les dieux naîtront (1974),
Chamberland avait adopté un genre d’hybridation textuelle dans
laquelle le discursif et le poétique s’entremêlaient en créant des
effets d’amalgame et d’entrechoquement. Il suffit de penser aux
livres montages tels Le prince de Sexamour (1976), Extrême sur-
vivance, extrême poésie (1978), L’enfant doré (1980), dans les-
quels les collages, les dessins, les croquis, les chansons, les
photos, les intertextes ainsi que le matériel graphique concou-
raient à un éclatement formel remarquable. Toutefois, selon l’au-
teur, L’inceste et le génocide (1985) marquerait le terme de ce
cycle1. Le refus du subjectivisme de l’image, l’abandon partiel de
l’écriture du poème sur le mode lyrique, la séduction du roma-
nesque liée à la fascination exercée sur Chamberland par le
concept de plurivocalisme bakhtinien et de démultiplication des
sujets2, l’attirance pour la linéarité de la diégèse romanesque
(ainsi que le constat de son impraticabilité dans une œuvre dont
la facture est fragmentaire) constituent les jalons d’une poésie

1. « Depuis Demain les dieux naîtront (1974) jusqu’à tout récem-


ment, j’ai assez régulièrement adopté comme stratégie de publication
l’intrication serrée de ces deux régimes d’écriture : discursif et poétique,
pratiquement une sorte d’hybridation des textes. En ne perdant jamais
de vue leur différence spécifique, irréductible […]. Il se peut que j’aie
épuisé cette ressource, ne sachant pas trop dans quelle mesure elle aura
porté fruit (je dispose de trop de témoignages de lecture pour pouvoir
en décider). Quoi qu’il en soit, avec L’inceste et le génocide (1985) en
dépit de l’indice “ouverture” inscrite au surtitre, le cycle est terminé
d’une telle hybridation » (Chamberland, 1986a : 71).
2. Séduction se matérialisant dans les œuvres de Chamberland
principalement à partir du Multiple événement terrestre. Géogrammes I.

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LA POROSITÉ AU MONDE

qui se veut épurée, essentielle et qui assume un dire dégrisé


faisant face à la pensée velléitaire qui caractériserait notre
époque1.

LE PROCHE ET LE LOINTAIN

C’est pendant les années 1980 que la poésie de Chamber-


land est souvent associée à l’intime. Toutefois, avant d’analyser
profondément la prégnance du concept d’intime dans son œu-
vre, il me paraît tout à fait souhaitable de poser les assises de
mon étude en partant des connotations que l’auteur lui-même
attribue à cette notion. Dans l’entretien avec Bernard Pozier,
« Paul Chamberland : “l’expérience de vivre et de penser.” Par-
cours et prospectives… », le poète affirme : « On connaît la faveur
qu’a connue, depuis les années quatre-vingt, la poésie de l’in-
time ; il ne s’agit pas nécessairement d’autobiographie, mais de
rapport de proximité à soi et aux choses » (Pozier, 2001 : 8). En
remontant aux racines latines du terme proximité, on découvre
que proximitas renvoie à l’adjectif proximus, c’est-à-dire « très
près ». Par conséquent, le fait « [d’]être très près de soi et des cho-
ses » n’implique pas une relation d’inclusion ou d’appartenance
mais, au contraire, un état de voisinage, d’ouverture sur le pro-
che, sur « l’infini de [ses] représentations » (Chamberland, 1996b :
14), dans une relation perméable qui essaie de s’affranchir d’une
temporalité cristallisante, voire totalisante, et qui se consume
souvent dans le silence et dans une solitude paradoxale. De fait,
il ne s’agit ni d’un isolement claustrophobe ni d’une mutité
contraignante puisque le poète va « là où personne d’autre ne
peut m’accompagner : seul en soi […] confronté à l’inconnu de
sa propre pensée, seul en soi dépaysé mais fébrile à l’idée d’ex-

1. Chez Chamberland, la métaphore est refusée, même si elle n’est


pas complètement récusée. À ce sujet, voir l’article de Soussana (2001)
et celui de Chamberland (1986a). Au sujet de la poésie lyrique, je
renvoie le lecteur à l’entretien avec Gaudet (1988).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

plorer l’intime lointain1 » (Chamberland, 1996b : 14-15) ; il se


dirige alors « là où être seul c’est être au plus intime du monde »
(Chamberland, 1996b : 15 – il reprend les mots d’Antonio Ramos
Rosa).
J’aimerais, à ce point, m’arrêter sur ces affirmations afin d’en
dégager les principaux éléments sous-tendant la vision que le
poète semble avoir de l’intime. Dans ce contexte, la solitude, qui
dans le sens moral pourrait renvoyer à un état de séparation,
acquiert une valeur positive, puisque le fait d’être seul en soi et
dépaysé engage le « je » dans un mouvement de fébrilité, de
curiosité, de porosité débouchant sur une exploration ainsi que
sur une quête. Mais, en fin de compte, qu’est-ce que c’est que
cet intime ? D’après Chamberland, c’est l’accord avec l’universel
qui se présente « comme l’intime-en-tout » (LM : 16). Cependant,
« qu’on ne voie là aucun panthéisme, fusion enthousiaste avec le
grand Tout cosmique. L’intime-en-tout ne vient pas délivrer de la
solitude, mais il en fait tout autre chose que l’état de séparation
de la subjectivité malheureuse, “réactive” » (LM : 16). L’intime-en-
tout, qui pourrait paraître un concept indiscernable, constituera
l’un des sujets centraux de mon analyse. Toutefois, le syntagme
« intime lointain » (fébrile d’explorer l’intime lointain) entraîne
apparemment des problèmes d’ordre logique. Comment peut-on
explorer un intime lointain alors que le terme intime suggère la
notion de proximitas, renvoie au proximus, au tout proche ?
Décidément, il s’agit d’un paradoxe, puisque « explorer l’intime
lointain » renverrait à la découverte du « très près/lointain ».
Cependant, Chamberland explique cette antinomie apparente :

1. On aura l’occasion de se pencher sur le glissement pronominal


figurant dans cette phrase, c’est-à-dire sur le passage du « là où per-
sonne d’autre ne peut m’accompagner » à « seul en soi […] confronté à
l’inconnu de sa propre pensée, seul en soi dépaysé mais fébrile… » ; il
s’agit d’un glissement qui renvoie à un processus d’impersonnalisation
traversant le sujet.

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LA POROSITÉ AU MONDE

Je pars de l’intime proche et je vais jusqu’au géo-cosmique.


J’essaie d’établir, par des métaphores structurantes, une per-
ception qui crée des analogies entre les différents ordres de
grandeur du phénomène ou de l’événement terrestre pour
favoriser ce que, aujourd’hui, j’appellerais une autre mondia-
lisation, pointant le caractère urgent, extrême, de la destruc-
tion en cours (Pozier, 2001 : 9).

L’intime proche alors, la réalité quotidienne et vraisemblable-


ment discernable, sera en correspondance avec l’intime lointain,
c’est-à-dire le géo-cosmique, dans un jeu de renvois où toute
hiérarchisation est abolie et où le banal, c’est-à-dire ce qui est
commun aux habitants de la Terre, recèle les traces d’une tragé-
die qui n’a plus de frontières1. En fait, il semble que la notion
d’intime sous-tendant la pensée anthropologique du poète
contienne les deux sèmes que porte le noyau de ce terme. Le
premier sème renvoie à l’approfondissement, à la retraite vers
les sources de l’individualité, à la verticalité de la quête inté-
rieure ; je pense, par exemple, aux méditations sur les notions
de faiblesse et de douleur, à la réflexion qui porte sur la res-
ponsabilité et le respect, au questionnement qui repose aussi
bien sur le rôle joué par le poète dans le monde contemporain
que sur la fonction de la gnose conçue comme une sorte d’exu-
toire au nihilisme. Le second sème réfère à l’horizontalité, à
l’ouverture à l’autre exogène ; ici je me réfère aux considérations
touchant la catastrophe surplombant la planète, aux réflexions
sur l’individu confronté aussi bien à une réalité fallacieuse qu’à
une société « technototalitaire » gérée par des « autistes-
prédateurs ». Les préoccupations à l’égard d’un état de guerre

1. Le terme banal, souvent employé pour définir quelque chose de


conventionnel, d’insignifiant, a une origine assez intéressante. Il dérive
du mot ban, qui désignait la proclamation du suzerain ; l’adjectif banal,
qui à l’origine renvoyait à ce qui appartenait au suzerain, acquiert la
signification de « ce qui est commun aux habitants du village » et par
extension « à ce qui est commun tout court ». Voir, à ce sujet, l’essai de
Belpoliti (2005).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

ambulante et perpétuelle, la vision d’une « commune humanité »


s’affranchissant des limites géopolitiques afin de se rencontrer
sur le plan d’une intersubjectivité sans fusion, la notion de
« résistance » et, enfin, la vision du retour de l’individu tant à la
Terre, à son humus, qu’à une certaine forme de spiritualité font
partie intégrante du sème de l’horizontalité. Force est de
remarquer que ces deux mouvements sont traversés par un « je »
qui ne se voit plus comme le foyer d’une ipséité suprême. L’ana-
lyse des textes de Chamberland qui va suivre, tout en ne pou-
vant pas faire abstraction de l’imbrication des deux axes, doit
tenir compte de l’enchevêtrement d’une réflexion philosophico-
anthropologique de longue et large envergure, qui a su faire
face à ses contradictions, à ses temps morts, à ses trous noirs, à
ses doutes et qui a eu le courage de s’exposer à l’erreur puisque,
comme Giulio Giorello le rappelle, cette tendance « ne repré-
sente pas un vice du discours, mais au contraire une vertu »
(2005 : 19. Je traduis).

L’ANXIÉTÉ PLANÉTAIRE

« À l’été 1998, je constate ceci. La détresse de la chair alertée


jusqu’au plus intime dénude en moi le semblable de tout
homme. Ce qui m’arrive arrive à tous » (PD : 41), écrit Cham-
berland dans Une politique de la douleur. Pour résister à notre
anéantissement. Et il poursuit : « Depuis l’été 1998, je ne peux
m’arracher que de rares journées à l’anxiété planétaire. Toute
ma pensée se tend dans un face à face avec le commun déses-
poir des hommes parce que je l’éprouve comme la plus grave
menace » (PD : 42). Comme on l’a relevé, c’est à partir des an-
nées 1980 que la pensée de l’intime prend corps plus clairement
dans sa complexité ; elle s’élaborera au cours des années 1990
avec la publication de la série des Géogrammes. En effet, tous
les éléments qui la constituent et dont certains étaient déjà pré-
sents sporadiquement dans la production précédente, se préci-
sent davantage dans les deux recueils Intime faiblesse des

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LA POROSITÉ AU MONDE

mortels, en 1999, et Au seuil d’une autre terre, en 2003, ainsi que


dans les deux essais En nouvelle barbarie, publié en 1999, et
Une politique de la douleur. Pour résister à notre anéantisse-
ment, paru en 20041. Cependant, les références à certains textes
antérieurs, qui ne constituent pas l’objet direct de mon étude,
paraissent capitales pour suivre l’évolution d’une telle pensée2.
Je tiens à signaler que l’auteur est assez explicite au sujet de l’im-
brication de l’essai et de la poésie :
En nouvelle barbarie a été écrit, fragment par fragment, paral-
lèlement aux deux derniers livres de Géogrammes, L’assaut
contre les vivants et Le froid coupant du dehors. L’ouvrage,
dans cette perspective, peut être considéré comme un ac-
compagnement critique. J’y ai notamment pratiqué l’analyse
micrologique recommandée par Adorno. Par ailleurs, […] le vé-
ritable aboutissement, en poésie, des géogrammes est la suite
de poèmes Intime faiblesse des mortels 3 (Soussana, 2001 : 23).

Il est essentiel de se rendre compte que, lorsque l’on aborde la


poésie de cet auteur-philosophe, on ne peut pas faire abstrac-
tion des réflexions philosophiques qui tissent directement ses
essais et indirectement ses poèmes. À mon avis, celles-ci guident

1. Également dans le recueil Comme une seule chair (Montréal, Le


Noroît, 2009), qui n’a pas été analysé dans cette étude.
2. Dans l’introduction au volume Terre Québec suivi de L’afficheur
hurle et de L’inavouable, André Brochu, en commentant les trois re-
cueils, affirme : « Cette poésie engagée ne sacrifie pas la dimension in-
dividuelle, intime, à la dimension collective, elle propose une étonnante
lecture du drame de tous dans le drame d’un seul, et l’inverse » (2003 :
10).
3. Il s’agit d’une imbrication évidente qui se manifeste, d’un côté,
par le mélange de ces deux genres dans plusieurs de ses textes poéti-
ques (par exemple : Demain les dieux naîtront, Le prince de Sexamour,
Extrême survivance, extrême poésie, Émergence de l’adultenfant) et, de
l’autre, par l’indétermination dans le classement de certaines de ses
œuvres (voir le cycle des trois Géogrammes placés par les uns dans la
catégorie de l’essai et par les autres dans la catégorie de la poésie).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

les lecteurs tout au long des parcours intimes parfois accidentés,


dans lesquels l’égarement rime avec la découverte et le dégrise-
ment, et l’accompagnent jusqu’au point paradoxal où la poésie
s’ouvre sur des possibles inattendus.
L’interprétation que je donne de la pensée de l’intime chez
Chamberland n’a aucune prétention ni à l’exhaustivité ni à la
complétude. Il s’agit de l’une des pistes herméneutiques possi-
bles, celle qui fait appel à ma sensibilité et qui touche aux
cordes de mon être en tant que participant à une commune
humanité qui transcende les frontières géographiques et ethno-
graphiques. J’assume pleinement ce que Mario Lavagetto appelle
l’obsession du critique qui, face à l’œuvre, « vient et revient opi-
niâtrement sur les mêmes points, en se posant les mêmes
questions et en essayant de les aborder de points de vue diffé-
rents » (2005 : 67-68. Je traduis) dans une recherche des « points
d’engorgement ». Ceux-ci sont des « noyaux qui ne se laissent ni
contourner ni écarter ; il s’agit de citations qui reviennent comme
des énigmes imprescriptibles ; ce sont des lances plantées dans
la chair, ce sont des questions sans réponse, mais qui pourtant
ne se laissent pas éluder » (Lavagetto, 2005 : 67-68. Je traduis).
Mon choix est axé autant sur la lecture des œuvres de
Chamberland et des textes des philosophes qui ont accompagné
l’auteur dans son parcours heuristique, que sur mon apport
personnel inspiré par ce que le poète appelle la coénonciation
s’établissant entre énonciateur et récepteur. Ce processus engen-
dre un dire poreux qui est constamment aux prises avec une
existence voisinant avec la précarité, l’arbitraire et l’impondéra-
ble de la condition humaine. Il s’agit d’un dire qui accepte la
faillite possible de la raison, qui en fait une force et un espoir,
qui entre en consonance avec la faille, la disjonction, le désem-
parement. Dans cette forme de communication, le langage
n’a pas pour fonction de transmettre des contenus ou des
signes mais « d’approcher le prochain », [de] lui « bailler signi-
fiance ». Autrement dit, quand le sujet aborde Autrui pour lui

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LA POROSITÉ AU MONDE

adresser la parole, il reconnaît l’existence de ce dernier comme


irréductible à toute objectivation intellectuelle (Rosmarin,
1991 : 52 ; citation d’Emmanuel Levinas, Autrement qu’être).

C’est ainsi que ma réflexion procède d’une parole vivante qui


échappe aussi bien à la solidification qu’à la déformation, car
elle peut toujours se nuancer, se préciser, revenir sur ses pas
grâce à d’autres lectures. Je travaille alors dans la faille, dans la
« dissymétrie infinie du rapport » (Derrida, 1993 : 48) à autrui, que
l’autre (dans ce cas Chamberland) m’ouvre, et je fais de cette
faille un lieu dans lequel, en déjouant les préceptes de la raison
raisonnante, on se rencontre fugacement dans l’opacité fonda-
trice, dans l’ombre qui, d’après Paul Celan, donne du sens à
toute pensée (1996 : 96). Témoin d’une œuvre s’élaborant dans
la rigueur et le désenchantement, réclamant une « fonction hypo-
thétique ou, peut-être plus justement, herméneutique1 » (RM :
86), je suis la construction d’une vision du monde qui, en s’ou-
vrant sur le constat de la condition de déperdition dans laquelle
baigne la Terre, débouche sur une possible hypothèse de survie.
Soulignons que la place que Chamberland confère à l’autre
demeure capitale car, lorsqu’il élabore sa notion d’humanitas,
cet autre recouvre la double signification qui, dans le sens origi-
naire du mot intime, lui était attribuée. Comme on a pu le
constater, dans la première édition de 1694 du Dictionnaire de
l’Académie française, ce terme désigne une profonde affection
unissant deux êtres. Cet autrui, chez Paul Chamberland et chez
Louise Warren, ne correspond pas toujours au proche, à l’indi-
vidu connu qui fait partie d’une sphère amicale ou affective
définie. Les traits qui le caractérisent peuvent dépasser les coor-
données spatio-temporelles connues et projeter le sujet dans une
dimension où l’autre nous fait prendre conscience à la fois de
l’étrangèreté du même et de la proximité de l’étranger. En effet,

1. Dans le même essai, Le recommencement du monde, l’auteur


affirme : « En écrivant, je dois sentir que je fais une découverte, et que
je parviens à la faire connaître » (RM : 95).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

si l’on revient à l’axe de l’horizontalité caractérisant le concept


d’intime, on se rend compte que cet autre, cette présence ex-
terne, joue deux rôles : il peut soit ourdir la trame de la petite
histoire, soit tisser la toile de la grande histoire. Dans une grande
partie de la production de Chamberland, contrairement à ce qui
se passe fréquemment chez Warren, autrui remplit davantage ce
dernier rôle, il peut représenter une humanité virtuellement
unifiée, un « foyer affinitaire » (Chamberland, 1980c : 21) dont on
découvrira la prégnance lorsque les concepts de maison hu-
maine et d’intersubjectivité sans fusion seront abordés avec les
notions de responsabilité et de résistance qui en découlent. Je
tiens à rappeler que, dans la dynamique de l’intime, le sujet
énonciateur, amené tant à sonder le tréfonds de son intériorité
qu’à chercher la présence d’autrui, peut réaliser sa quête dans
deux espaces différents, parfois complémentaires. D’une part, il
y a l’espace de la petite histoire, investie d’affectivité, meublée
par des objets ordinaires, habitée par des êtres proches souvent
revisités par le filtre lacunaire de la mémoire, vécue en tant que
lieu d’encellulement du moi. Il s’agit d’une dimension fréquem-
ment sillonnée et explorée par Warren. D’autre part, il y a l’es-
pace de la grande Histoire, ce que je nommerais la dimension
de la porosité au monde. Dans le cas du poète, cet espace ac-
cueille les réflexions sur la guerre, la catastrophe, la survie, les
méditations concernant le témoignage, la véracité du souvenir et
du passé, ainsi que le questionnement sur le legs à transmettre
aux générations futures. C’est un espace que Chamberland affec-
tionne depuis le début de sa production, mais qui acquiert une
importance indéniable à partir de l’écriture des Géogrammes.
Ces lignes de pensée constituent le substrat d’une réflexion de
longue haleine, dont le pivot réside dans l’anthropos et son
destin sur la Terre.

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LA POROSITÉ AU MONDE

LA MAISON HUMAINE
Un vent glacé
un vent brûlant
menace de toutes parts la maison humaine,
en ce moment même (Chamberland, 1995b : 23).

Ici, un vent dévastateur, métaphore de la guerre perpétuelle, ris-


que de balayer une maison dont l’espace intime, à l’origine li-
mité et circonscrit, donne sur une dimension planétaire. Dans ce
passage, l’intime proche et l’intime lointain ne font que se fon-
dre en l’unanime clameur des vivants en éliminant ainsi toutes
barrières géographiques et ethnographiques. Les échos sonores
du quatrain (sons nasaux et allitération du m) intensifient la
concordance phonique révélatrice entre « humaine » et « même »
(on verra à quel point ces deux termes sont profondément liés
pour Chamberland).
« Un seul “nous” désormais prévaut, et impérieusement, sur
tous les autres “nous” et c’est le “nous tous” de l’humanité en
danger » (PD : 244), affirme le « je » d’Une politique de la douleur.
En renforçant ses propos, il poursuit ainsi : « Le pattern “eux et
nous”, tel qu’il est sans cesse reproduit selon toutes sortes de vi-
sées antagonistes, discriminatoires ou d’exclusion, n’a plus d’au-
tre effet que d’aggraver la tournure destructrice qu’a prise le
cours du monde » (PD : 244). Sur les causes et les effets de cette
tournure destructrice, on aura le temps de revenir ; ce qui compte
maintenant, c’est de saisir le concept d’un « seul “nous” » que
Chamberland explicite déjà en 1978 dans son recueil Extrême
survivance, extrême poésie, alors que le sujet lyrique constate :
« Quand je dis : nous, je désigne l’Espèce humaine » (ESEP : 29).
L’humanité fait partie intégrante de l’être humain, remarquait
Romain Gary ; à cette affirmation font écho les mots proférés par
le sujet de Témoin nomade : « Entiers, indivisés, chacun et tous
ensemble, nous formons un seul Tout, maintenant, ici, dans
l’éternité » (TN : 85). À mon avis, c’est dans ce paradoxe apparent
que loge le noyau du concept d’intime-en-tout élaboré par

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

Chamberland. Les « entiers, [les] indivisés » contiennent le « cha-


cun », qui pourtant continue à garder son individualité sans se
faire absorber dans une dynamique d’inclusion ou d’apparte-
nance. Dans une telle mouvance, ce chacun cultive avec les
autres une relation de voisinage et de porosité : étranger dans le
même, proche dans la différence, il résonne avec autrui dans
une sorte de vibration affinitaire1.
Cependant, il faut remarquer qu’il existe un autre aspect,
présent également dans le poème ouvrant la section « La maison
humaine », qui revient dans le vers susmentionné : la notion
d’immanence. Une telle notion, contenue dans « un vent glacé /
un vent brûlant / menace de toutes parts la maison humaine, /
en ce moment » et « nous formons un seul tout, maintenant, ici,
dans l’éternité » (je souligne), trouve une suite dans un énoncé
incisif d’Au seuil d’une autre terre. Dans les vers qui suivent,
dont le style télégraphique est enrichi par la rime pauvre mainte-
nant – vivant, l’utilisation des déictiques spatio-temporels met en
relief le sentiment d’urgence qui anime le sujet énonciateur :
Ici.
Maintenant.
Vivant (ASAT : 34).

Si l’on reprend ces extraits à la lumière des mots de Michel Maf-


fesoli et que l’on fait dialoguer les deux auteurs, il serait tout à
fait approprié de confirmer l’hypothèse selon laquelle l’existence
n’est plus « qu’une fugace éternité » (IFM : 51), « qu’une concaté-
nation d’instants immobiles, d’instants éternels » (Maffesoli, 2000 :
11), « d’instants infinis » (1996 : 17) dirait Jacques Brault, dans les-
quels le sujet se situe. C’est d’ailleurs le désir exprimé par le « je »
d’Au seuil d’une autre terre, alors qu’il souhaite

1. Je reviendrai sur ce concept dans la section « On est une multi-


plicité d’uniques : l’intersubjectivité sans fusion ». L’adjectif affinitaire est
utilisé par Chamberland ; on le retrouve, entre autres, dans le texte
« Kébèc, XXIe siècle ».

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LA POROSITÉ AU MONDE

Pouvoir répondre à chaque instant


d’une adhésion si entière
que nul doute n’atteint
l’entente
du sans commencement ni fin (ASAT : 68).

L’enchaînement de plusieurs nasales qui rythment cette strophe


met en valeur la correspondance entre les termes « instant »,
« entière » et « entente » accentués par leur position en fin de vers1.
Cela renverrait à une vision présentiste2 de la vie qui, privée de
toute connotation péjorative, constituerait le cadre dans lequel
l’histoire, après avoir abandonné sa linéarité – car on vit dans la
simultanéité de plusieurs histoires parfois discordantes et contra-
dictoires –, cède le pas à l’événement ponctuel. Cet événement
se consume dans un maintenant délesté de toute attache tempo-
relle, dans un maintenant fondateur, car il représente la preuve
tangible que possède l’individu de son appartenance au monde.
N’importe quelle chose, de nos jours,
même la plus ordinaire,
n’arrive-t-elle pas pour la dernière fois ? (IFM : 34)

Une telle interrogation, scandée par la récurrence de la dentale


n et de la bilabiale p ainsi que par une série de mots monosyl-

1. Cette strophe présente une particularité sur le plan de la versifi-


cation ; il s’agit de l’ordre décroissant selon lequel les vers ont été dispo-
sés : un octosyllabe est suivi d’un heptasyllabe qui, à son tour, précède
un hexasyllabe ; un dissyllabe casse le rythme et débouche sur un autre
octosyllabe qui revient au mètre originaire.
2. L’adjectif présentiste est ici employé dans l’acception que lui
donne Maffesoli (2000 et 2002) : « En effet, le propre du “présentisme”
est, justement, de vivre d’une manière plus globale, c’est-à-dire en ne
considérant pas qu’il y a des choses importantes et d’autres qui ne le
sont pas. Le frivole, l’anecdotique, le détail ou le superflu entrent, cha-
cun à leur manière, dans la construction du lieu social » (2002 : 224). Il
convient de souligner que ce présentisme n’a rien à voir avec le révi-
sionnisme ou le négativisme et qu’il se distancie du présentisme de
Hartog (2003).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

labiques, rappelle au lecteur le « je » lyrique de Terra incognita,


alors qu’il se questionnait en ces termes :
Le monde est-il fini ?
Le monde est-il fini ?
Ai-je encore le temps, le temps
de mettre une lettre à la poste,
de changer de robe, d’arroser les plantes,
de jouer avec mon fils, ai-je encore le temps
de penser à vous ? (Warren, 1991 : 27-28)

Dans les deux cas, l’inquiétude à l’égard du devenir historique,


incertain pour Warren et catastrophique pour Chamberland, voi-
sine avec l’inquiétude par rapport au devenir personnel, dont les
seuls signes concrets se réalisent dans la fugacité de « n’importe
quelle chose », dans la marque labile que le sujet laisse dans
l’instant. En effet, il faudrait se pencher sur la signification de ces
objets banals qui, d’une part, jouent un rôle fondamental dans
les relations que le sujet entretient avec une réalité parfois impé-
nétrable et, d’autre part, sont corrélés à l’une des pistes sémanti-
ques sous-tendant la notion d’intime. Il convient de rappeler que
dans l’édition de 1835 du Dictionnaire de l’Académie française,
le terme intime renvoyait à « ce qui fait l’essence d’une chose ou
[…] ce qui lie étroitement certaines choses entre elles »
(Beauverd, 1976 : 16). Dans cette acception, l’élément humain
est relégué au second plan ; ce qui compte, c’est l’objet et la va-
leur qu’il acquiert aux yeux des vivants. Comme on a pu le
constater, dans le recueil Terra incognita, le sujet énonciateur
attribue aux gestes quotidiens et aux objets banals une valeur
irrécusable : ce sont eux qui soutiennent la femme dans ses
interrelations avec une réalité plurielle et fragmentée. Ils sont
chargés d’une fonction qui consiste non pas à expliquer l’in-
concevable, mais plutôt à constituer un espace maîtrisable : « Les
objets sont nos repères dans l’univers » (BD : 84), écrit l’auteure
dans son essai Bleu de Delft. Archives de solitude. En d’autres
termes, ils nous aident à construire un espace à notre mesure et

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LA POROSITÉ AU MONDE

à exorciser ainsi la sensation d’éloignement qui nous habite lors-


que nous sommes face à l’univers :
À tes yeux le monde
ne mérite pas un regard mais
tout de suite tu te repens
d’avoir cédé à un mouvement d’humeur :
la simple vue d’une fenêtre frappée de soleil
t’incite à épargner la ville et tous ses habitants (IFM : 49).

Dans ce sixain extrait d’Intime faiblesse des mortels, le « je »


s’adresse à un interlocuteur indéfini qui pourrait éventuellement
être l’hypostase du sujet. La syntaxe régulière, l’absence de figu-
res rhétoriques ainsi que le langage épuré – il n’y a qu’un adjec-
tif : « simple » – semblent correspondre à la sensation de désen-
chantement, éprouvée par le « tu », qui découle du nihilisme dans
lequel le « désespoir tire une jouissance narcotique de sa propre
hantise » (PD : 31). Ici, la « fenêtre frappée de soleil » revêt une
fonction de rappel : cet objet banal (entendu non pas dans le
sens de conventionnel ou d’insignifiant, mais plutôt dans le
sens de ce qui est commun à tous et à toutes) pousse le sujet à
replonger dans la contingence, donc, d’une certaine façon, à sor-
tir de la spirale nihiliste dans laquelle il s’était enlisé : « Le
bonheur tout à coup s’était laissé reconnaître parmi l’ordinaire
arrangement des choses » (G1 : 44). C’est dans l’habituel, dans
l’ordinaire du moment saisi dans toute son intensité, que se
consume un bonheur vécu. En effet, et ici je reprends une no-
tion à mon avis capitale, dans la brièveté de l’existence, il sem-
ble que les rituels minuscules s’inversent, que les objets com-
muns acquièrent une grande valeur en soi et qu’ils deviennent
constitutifs d’un art de vivre reposant sur de petites libertés,
relatives, empiriques. Le multum in parvo représente alors une
sorte d’exorcisme contre le sentiment tragique de l’existence,
une révolte infime et intime, un signe tangible de la présence au
monde de l’individu et de l’affirmation d’une liberté dont il est
le seul détenteur.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

Dans L’assaut contre les vivants. Géogrammes II, le poète


insère l’extrait suivant tiré d’une œuvre de Raoul Vaneigem1 :
Chaque individu est la terre entière avec ses désastres et ses
prospérités, ses massacres et ses naissances, ses guerres et ses
havres de paix, ses saisons, ses climats, ses intempéries, ses
cyclones, ses secousses sismiques, ses zones humides, sèches,
froides, caniculaires, tempérées (G2 : 195).

Chaque individu, dans sa profonde intimité, ressent l’appel d’au-


trui avec qui il partage non seulement le fruit des actions anti-
nomiques accomplies par les hommes, les désastres et les pro-
phéties, les massacres et les naissances, les guerres et les havres
de paix, mais également la Terre, cette mère génératrice, cet
oikos : « La Terre forme désormais une seule maison (oikos, écou-
mène) » (NB : 132), observe Chamberland dans son recueil d’es-
sais En nouvelle barbarie. Toutefois, face à ce constat, il remar-
que l’existence de deux tendances divergentes qui poussent
l’être humain, d’un côté, au dénigrement de l’oikos, de l’autre, à
son respect inconditionné. La société technototalitaire, qui sem-
ble de nos jours gérer la planète par l’entremise des autistes-
prédateurs, est soutenue essentiellement par une visée antago-
niste, discriminatoire. La politique de la fragmentation chez les
individus, l’exaltation de la logique du profit ainsi que la néga-
tion des valeurs humaines alimentent, selon Chamberland, cette
machine totalitaire. S’il est clair qu’« ici où nous vivons, c’est dé-
sormais la Terre » (NB : 15), il est tout aussi clair que « c’est la
guerre, ambulante et perpétuelle, qui réalise et assure cette unité
de l’humanité depuis longtemps rêvée2 » (NB : 15). De toute évi-
dence, Chamberland, en empruntant ces mots à Milan Kundera,
brosse le tableau d’une société dégénérée.

1. Raoul Vaneigem, Adresse aux vivants sur la mort qui les gou-
verne et l’opportunité de s’en défaire, Paris, Seghers, 1990.
2. Il cite ici Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986,
p. 26.

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LA POROSITÉ AU MONDE

L’IDÉAL HUMANISTE

Toutefois, quoique la vision du désastre que l’auteur affiche


dans les textes qui suivent le recueil Demain les dieux naîtront
(1974) semble s’assombrir, à mon avis, il ne faudrait surtout pas
situer le poète-philosophe dans la vague de la démobilisation
éthique ou du pessimisme cosmique voué au dolorisme et à la
passivité. Car, comme il le constate, « malgré tant de démentis et
de reculs, l’idéal humaniste résiste, et d’autant mieux qu’il op-
pose un front à ce qui se présente comme un retour à la barba-
rie » (LM : 44). La résistance à cette tendance destinée à l’anéan-
tissement de l’être humain est organisée par des individus qui
sont conscients que « nous habitons tous une seule planète et
que cette planète forme dorénavant un tout indissociable » (TN :
70). Dans ces termes, la responsabilité à l’égard de son proche /
lointain se révèle capitale afin de tisser avec lui une relation
affinitaire basée sur la prise de conscience que « le personnel
n’est pas personnel, [car] ce qui arrive à chacun arrive à tous »
(NB : 26). Dans l’autre, je reconnais les traits d’une commune hu-
manité, dans l’autre, je retrouve la douleur qui m’habite ; cet
homme, dépouillé de toute provenance géographique et de
toute identité politique, réduit à sa nudité natale, à son inéluc-
table précarité, « souffre et supporte l’abjection dans chacun de
tous les hommes1 » (PD : 239).
Cette réflexion me renvoie à la pensée de deux autres au-
teurs : François de Singly et Giorgio Agamben (l’un des auteurs
lus par Chamberland). Le premier, dans son livre Les uns avec
les autres. Quand l’individualisme crée du lien, souhaite « la réa-
lisation de la commune humanité » (2003 : 214), de cette entité
qui, en puisant dans la même humanitas, puisse aller au-delà de
toute différence. Pour ce qui est d’Agamben, la théorie élaborée
dans Homo sacer. Il potere sovrano e la nuda vita et dans Ce qui

1. Je tiens à souligner que, lorsque Chamberland utilise le terme


homme, il le fait dans un sens ontologique qui renvoie aux deux sexes.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

reste d’Auschwitz s’appuie sur l’analyse du texte de Michel


Foucault La volonté de savoir. Après avoir fait la distinction entre
les termes zoé et bíos (le premier renvoie à la nuda vita, la vie
commune à tous les êtres vivants, le second, à la façon de vivre
d’un groupe), Foucault montre qu’à partir du XVIIe siècle, la vie
naturelle commence à être incluse dans les mécanismes du
pouvoir de l’État. Une telle inclusion entraîne une transformation
graduelle et un passage du pouvoir souverain à ce que Foucault
nomme « le bio-pouvoir1 ». Toutefois – et ici Agamben se dissocie
de l’interprétation de Foucault –, ce qui caractérise la politique
moderne dépasse l’inclusion occasionnelle de la zoé dans la
polis, phénomène en soi très ancien, et transforme l’exception
en règle. En d’autres termes, « l’espace de la nuda vita, situé en
marge de l’ordre politique, coïncide progressivement avec ce
même ordre » (1999 : 12). Cela implique une politisation de la vie
et, par conséquent, sa perte de sens en dehors du groupe dans
lequel elle a été générée. Dans le système de l’État-nation, les
droits sacrés et inaliénables de l’individu sont dépourvus de
toute tutelle quand on ne peut pas les concevoir en tant que
droits du citoyen d’un État.
Si on relit la réflexion de Chamberland à la lumière de la
théorie d’Agamben, on se rend compte davantage que son affir-
mation « le personnel n’est pas personnel, ce qui arrive à chacun

1. Dans ces termes, « l’ancien droit de faire mourir et laisser vivre


cède le pas à une figure inverse qui définit la biopolitique moderne, et
que résume la formule faire vivre et laisser mourir. “Alors que, dans le
droit de souveraineté, la mort était le point où éclatait, de la façon la
plus manifeste, l’absolu pouvoir du souverain, la mort va être, au
contraire, maintenant, le moment où l’individu échappe à tout pouvoir,
retombe sur lui-même et se replie, en quelque sorte, sur sa part la plus
privée” [Foucault, p. 221]. D’où la disqualification progressive de la
mort, qui perd son caractère de rite public auquel participent non seu-
lement les individus et les familles, mais, en un sens, la collectivité
entière ; elle devient une chose à cacher, une espèce de honte privée »
(Agamben, 1999 : 107). Je souligne que l’expression « nuda vita » est
d’Agamben.

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LA POROSITÉ AU MONDE

arrive à tous » témoigne de l’hypothèse de survie souhaitée par


l’auteur. Celle-ci se définit ainsi : l’homme, conçu dans le sens
ontologique, devrait pouvoir revenir à la zoé afin de considérer
ses semblables non pas comme appartenant à une identité poli-
tique déterminée, mais comme porteurs de la nuda vita, ce droit
inaliénable qui transcende toute catégorie politique ou raciale.
L’individu serait alors à même d’adopter ce que Singly définit
comme la « politesse du cœur ». Il s’agit d’un lien qui, en fonc-
tionnant selon le principe de réciprocité, surmonte l’identité sta-
tutaire afin « de respecter les membres de la communauté
humaine » (2003 : 225).
Une
– ce qui veut dire non divisée contre elle-même –
la Terre.
Tu arrives à l’imaginer ? (G1 : 18)

C’est ainsi que le « je » du Multiple événement terrestre. Géogram-


mes I s’adresse à un interlocuteur indéfini auquel il confie son
rêve. Cela se résume en un constat clair dont la prégnance est
véhiculée par la concision de la proposition nominale : Une/la
Terre. L’alexandrin, à la césure peu canonique (ce qui veut dire
non divisée contre elle-même1), y apparaît entre parenthèses, ce
qui souligne peut-être l’aspect superflu d’une affirmation
évidente pour ceux et celles qui croient à cette indivisibilité. Il
s’agit d’une vision que Chamberland a transmise dans plusieurs
de ses œuvres, en poésie ou en prose, entre autres dans son
texte « Le grand jeu de l’intelligence » (1986b), paru dans Possi-
bles en 1986 et dont un extrait capital est repris, trois ans après,
dans son essai Un livre de morale. Essais sur le nihilisme
contemporain :

1. Cela ne semble pas affecter le retentissement du jeu des sonorités


internes : le deuxième hémistiche fait écho au premier grâce à l’asso-
nance du i (quatre en tout) et au retour de la fricative s (ce/divisée) et
de la dentale d.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

Une seule humanité appelée à naître, à émerger, en rupture


avec la voie régressive de la dominance, parce que confrontée
à la nécessité d’en finir avec la fragmentation antagonisante
qui l’occulte désormais à l’échéance d’un anéantissement ou
d’une terrification totalitaire résultant d’une sociorégulation
« durcie » par un état de guerre permanent (LM : 91-92).

À cette humanité appelée à naître, qui semble se distancier du


« nous » national de Terre Québec et de L’afficheur hurle, Cham-
berland oppose l’image d’une société technototalitaire, dont on
verra les aspects saillants, menaçant de nos jours le sort de l’an-
thropos1. Toutefois, une question fondamentale se dégage de
cette théorie de l’intime-en-tout : jusqu’à quel point le chacun
s’insère-t-il dans le tout ? Autrement dit, quelles sont les limites
d’une telle désubjectivation ?

LA NUDA VITA : LA PROTESTATION D’HUMANITÉ


Un moi envahi
d’hommes
et terrorisé
(n’importe quel moi) (ASAT : 64).

Ce quatrain comporte deux caractéristiques : la première réside


dans la présence de trois vers pentasyllabiques qui, entourant un
monosyllabique, « hommes », le mettent en valeur. La deuxième
se trouve dans la répétition du pronom « moi » qui, placé au
début et à la fin de la strophe, renvoie à une instance ayant
fait le deuil de sa subjectivité unique. En fait, l’énoncé entre
parenthèses ferait allusion à une situation endémique touchant
tous les moi du monde. C’est ainsi que le sujet énonciateur d’Au
seuil d’une autre terre se connote : porteur d’une multitude
indéfinie d’hommes, c’est-à-dire poreux dans sa subjectivité et

1. Dans l’essai Terre souveraine de 1980, la problématique du


« nous national » est prise également en considération (voir, par exem-
ple, TS : 16).

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LA POROSITÉ AU MONDE

hanté par la terreur de l’anéantissement. Des questions alors


surgissent relativement à ces vers : de quels hommes s’agit-il ?
Ces hommes ont-ils une origine, appartiennent-ils à une
dimension temporelle déterminée ? Et encore, à quel moi le sujet
énonciateur se réfère-t-il ?
Certains passages d’Une politique de la douleur peuvent
nous éclairer directement ou indirectement sur le sujet. L’extrait
suivant met en valeur la posture d’un sujet qui se rend compte
de la désuétude de sa prétendue unicité :
Au plus intime de moi, qui je découvre être, et qui dès lors
s’énonce, n’est plus personne en particulier. Je suis dépouillé,
du fait de l’imminence du danger d’anéantissement, de toutes
« qualités » sur l’appui desquelles je croirais me distinguer des
six milliards d’« autres » (PD : 249).

La proximité de cet anéantissement de l’humain, de cette fin im-


minente, annule l’ipséité1 du sujet qui est amené à renouer avec
ses racines plus profondes, celles qui le lient à la précarité de
l’homme « nu », de l’être « qui a faim, qui a soif, qui a froid », de
l’individu qui baigne dans l’avilissement de qui « se voit dénier
son humanité » (PD : 249). C’est seulement alors que le « moi »,
délesté d’un « nous » trop enraciné dans ses appartenances, se
sent partie d’un « nous » renvoyant à l’humanité de quelqu’un.
Lorsque je parle d’un « nous » enraciné dans ses appartenances,
je me réfère à ce que Chamberland définit comme un « nous » qui
« est aveuglement identitaire » (PD : 247), c’est-à-dire un « nous »
qui, sous la bannière des « bons » ou des « justes », se croit justifié,
dans un but souvent préventif, d’attenter à la liberté des autres.
Il me semble que celle-ci constitue l’une des raisons qui
convient l’essayiste à affirmer : « Le “nous tous” de l’humanité

1. Ici, j’utilise sciemment le mot ipséité et non pas identité. Terme


employé par plusieurs philosophes, il renvoie ici à sa racine étymolo-
gique (ipseitas) et indique ce qui fait qu’une personne, par des caracté-
ristiques strictement individuelles, est non réductible à une autre.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

n’est pas un “nous” auquel j’appartiens d’emblée » (PD : 247). Il


s’agit d’un aveu qui met en relief le travail de dénudation iden-
titaire que chacun est censé faire pour appartenir à un « nous »
renvoyant à l’humanité de quelqu’un. Cependant, selon Cham-
berland, « ce quelqu’un-là est n’importe qui parmi tous les autres.
Mais bien aussi quelqu’un “en particulier”, et non une dérisoire
fraction des grouillants six milliards1 » (PD : 249). Ce concept,
renvoyant à une espèce de bipolarité du « quelqu’un », demeure
fondamental afin de comprendre, d’une part, la posture du « tu »
et, d’autre part, le rôle joué par le « moi ».
Dans Intime faiblesse des mortels, le sujet, en s’adressant au
« tu », le définit comme
toi,
que rien ne distingue du premier venu,
mais un homme bientôt
dégagé des rutilants déchets du rêve,
debout contre un pan de ciel vide (IFM : 32).

Cette image, ponctuée par l’allitération du r et du d, est en conso-


nance avec une autre similaire contenue dans Au seuil d’une
autre terre :
Toi,
infini multiple visage
recueilli en un seul
qu’infament les crachats (ASAT : 31).

Dans le portrait qui découle de ces vers, le « toi » se réfère à


l’image de « n’importe qui / quelqu’un en particulier », renforcée
davantage, dans son aspect paradoxal, par la dyade d’adjectifs
« infini-multiple » (dont le premier, hyperbolique, correspond

1. « Un autre, “un homme, c’est-à-dire une âme unique et mortelle,


qui avec sa voix et sans voix cherche un chemin” ». Ici, Chamberland
cite Paul Celan, « Lettre à Hans Bender », dans Le Méridien et autres pro-
ses, édition bilingue, traduction française de Jean Launay, Paris, Seuil,
coll. « La librairie du XXIe siècle », 2002, p. 44.

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LA POROSITÉ AU MONDE

supposément à un espace atemporel). Ici, on est face à un inter-


locuteur qui n’a pas de densité propre : même s’il existe dans
l’invocation, il est privé de tout trait distinctif. Cet être, affranchi
des visions oniriques ainsi que des produits de son imagination,
endure l’infamie de l’immonde, celle-ci étant symbolisée ici par
les crachats. Il s’agit de l’homme – et non pas d’un homme –,
d’« une âme unique et mortelle qui cherche un chemin1 » et qui,
tout en étant seul contre un pan de ciel vide, n’est pas dépourvu
d’une dimension spirituelle dans laquelle Dieu se révèle dans le
tréfonds de sa chair.

L’AUTRE

C’est cet autre, anonyme dans l’abjection et dans l’humilia-


tion, qui appelle le « moi » à répondre de lui. « Je sais qu’en moi,
au plus dérobé de l’intime, c’est tous, toutes les autres qui af-
fluent et débordent » (TN : 124), constate le sujet de Témoin no-
made qui, d’ailleurs, fait un aveu fondamental : « Je ne savais pas
que se lèveraient en moi des millions d’humains. Je n’osais en-
tendre la rumeur au fond de mon sang d’enfants, d’esclaves qui,
sous le battement de peur, s’insurgent depuis des siècles » (TN :
73). Le « moi », devenu impersonnel, car porteur de millions
d’hommes, « avance à travers la souffrance humaine » (EPN : 114).
Une telle notion, que l’on pourrait résumer par le syntagme
« avoir mal à l’autre » parcourt la poésie de Chamberland, au
moins explicitement, depuis le recueil Éclats de la pierre noire
d’où rejaillit ma vie, dont l’extrait est tiré. Ce concept appartient
également à l’univers anthropologique d’un auteur italien, Erri
De Luca, dont le personnage principal de Non ora, non qui
écrit : « Un enfant que tu avais vu gifler ou dont on arrachait les
cheveux, là dans la rue, devenait chair dans ma chair et moi, je
répétais sa douleur » (1992 : 27. Je traduis).

1. Expression utilisée par Chamberland dans le cadre de l’initiative


Paroles sous le signe de l’amitié, vendredi 17 mars 2006, Maison de la
culture Frontenac.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

Tu me souffles : laisse laisse


monter en toi ces plaintes, ces cris
d’humains par milliards. Écoute-
les. – J’entends
l’immense clameur muette
murée en chacun,
nouée dans ce trou d’entrailles
béant qui désormais
ne se refermera plus (ASAT : 21).

Ce « tu » pourrait correspondre à l’interlocuteur se débattant dans


« cette peau d’enfant » (ASAT : 10) et vivant dans une époque fu-
ture, à qui le sujet d’Au seuil d’une autre terre adresse la lettre
« À un ami lointain », qui ouvre le recueil. Par l’intermédiaire de
l’encouragement formulé par ce « tu » (encouragement se trans-
formant successivement en modalité impérative – « écoute-les »),
le « je » devient le récepteur de cet ensemble de cris confus et so-
nores qui semblent retentir grâce à un jeu de sonorités multiples
(fricatives s, dentale t, bilabiale m ; épanalepse laisse/laisse ; rap-
pel sonore dans muette/murée). Ces cris pourtant demeurent
paradoxalement emmurés dans une mutité viscérale (clameur/
muette), dans ce trou qui remonte, comme on l’a vu, à la rumeur
« d’enfants, d’esclaves qui, sous le battement de peur, s’insurgent
depuis des siècles ». Le sujet revêt alors le rôle à la fois de récep-
teur, de passeur et de responsable de la souffrance d’autrui.
Je tiens à souligner que, dans l’anthropologie de Chamber-
land1, le terme responsable ne renvoie ni à l’individu qui doit
rendre compte de ses actes ni à celui qui est la cause volontaire
de quelque chose qu’il aurait commis ; en revanche, responsable
définit l’individu qui répond de l’autre en l’accueillant avec son
lot de douleur :

1. Ici, le terme est utilisé dans son sens étymologique ; du grec an-
thrôpos (être humain) et logos (discours), il désigne le discours et la
réflexion sur l’être humain.

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LA POROSITÉ AU MONDE

C’est cet autre, mon « semblable » anonyme dans l’humiliation


et l’abjection, qui du plus intime me dicte une responsabilité,
m’enjoint de répondre de lui. Car lui seul, accueilli, ainsi m’ac-
corde la chance de ce qui pourrait être un partage d’humanité
débarrassé de tout mirage identitaire ou ipséitaire (PD : 249-
250).

Dans ce tercet aux sonorités fricatives (ceux/souffrent/passent/


yeux), le « je » d’Au seuil d’une autre terre affirme :
Ceux qui souffrent
passent en toi –
et leurs yeux pleins de larmes (ASAT : 42).

Et il continue ainsi :
Accueillir allège
(il n’y a pas de limites).
Qui comprendra ? (ASAT : 42)

Ces mots sont fort évocateurs. D’abord, ils renvoient à la voix de


l’essayiste Chamberland qui, dans En nouvelle barbarie, remar-
que : « Laisser être une chose, un être, c’est l’accueillir, se faire
soi-même le “milieu” où il se fasse entendre » (NB : 59). Cela im-
plique que le sujet devient métaphoriquement une sorte de
caisse de résonance, de répétiteur des signaux que l’autre lui en-
voie. Un tel allégement, de prime abord paradoxal, correspon-
drait à la sortie temporaire du « je » de sa « suffisance insulaire »
(Levinas, Totalité et infini), « d’un corps / contraint à dire moi »
(ASAT : 64). Ces mots évoquent également l’héritage qu’a laissé
Levinas et qui touche tant la notion de porosité à la souffrance
humaine que le concept d’accueil, d’habitation. Dans cette
veine, on pourrait dire qu’accueillir, c’est autant se laisser habiter
par son semblable que devenir perméable à sa souffrance ; cela
n’implique pourtant aucun élan empathique1. Il s’agit également,

1. Du grec en pathie (pathos, ce qu’on éprouve), le terme désigne


la capacité de s’identifier à autrui, à ressentir ce qu’il ressent. Il me

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

à mes yeux, de comprendre, mais non pas selon l’acception


commune de ce verbe, c’est-à-dire assimiler, enfermer autrui
dans une facilité définitoire.
En effet, le verbe comprendre demande une précision.
Primo Levi, dans Les naufragés et les rescapés, écrit que l’on n’est
jamais à la place de l’autre et « qu’il est vain de prétendre en
prévoir le comportement » (1989 : 60). On remarquera que, dans
ce passage, la compréhension et la prévision font référence à un
aspect rationnel, à l’interprétation, à la saisie de l’autre au moyen
de la logique. Toutefois, comme on l’a déjà vu, le verbe com-
prendre, du latin cum prehendere, ne renvoie pas seulement à
la saisie de quelqu’un ou de quelque chose par l’intelligence ;
bien au contraire, comprendre désigne aussi l’acte de recevoir
quelqu’un, de se laisser paradoxalement « prendre par cet autre »
qui, nous habitant, nous plonge dans un état d’éveil révélateur.
Je rappelle que dans Interroger l’intensité, Warren considère la
compréhension comme une acceptation de la transformation in-
cessante de l’autre, comme un état de réceptivité qui implique à
la fois l’ouverture et l’offrande et qui refuse tout acte d’appro-
priation totalisante. Comme elle le formule si bien, comprendre
signifie alors se situer dans le dessaisissement, cet « état de ré-
ceptivité intense où l’on est hors de soi tout en étant conscient
que l’on touche au plus près de soi » (1999b : 100). Il s’agit d’un
geste qui a des répercussions infinies puisqu’il éveille le moi à
la responsabilité éthique. Car lorsque la subjectivité devient le
centre propulseur de la responsabilité, le moi ne peut plus se
blottir en soi-même. Les mots de Chamberland à ce propos sont
péremptoires :
Impossible de vous défiler, tel est le trait essentiel de l’éthique.
Croire qu’elle serait une « option », c’est faire montre d’une risi-
ble méconnaissance : votre conduite « parle » pour vous, votre

semble que, dans le cas de Levinas et de Chamberland, ce n’est pas le


moi qui se dirige vers l’autre, mais c’est l’autre qui habite le moi.

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LA POROSITÉ AU MONDE

responsabilité est en cause, vous ne pouvez vous soustraire à


la condition humaine1 (PD : 62).

Il est important de remarquer que cet extrait éclaire la conno-


tation que l’essayiste donne à la responsabilité : responsables, on
l’est tous, mais à l’égard de l’être humain délesté de toute appar-
tenance à des dimensions temporelles et spatiales précises. À ce
sujet, Hans Jonas, dont Chamberland a lu le Principe respon-
sabilité, préconisait le passage d’une éthique anthropocentrique
à une éthique planétaire et « d’une éthique de la proximité à une
éthique des descendants » (Fornero, 2002 : 117. Je traduis). En
d’autres termes, un nouvel impératif nous enjoint d’être respon-
sables tant à l’égard d’une humanité hypothétique qu’à l’égard
de ceux et celles qui n’appartiennent plus à ce monde. Un point
de vue semblable a été partagé par Jacques Derrida dans Spec-
tres de Marx. En s’interrogeant sur le bien-fondé de certaines
questions apparemment anodines (telles « où ? » et « où demain ? »),
le philosophe constatait que celles-ci sont dépourvues de sens si
l’on ne considère pas la responsabilité que l’individu devrait
avoir à l’égard « de ceux qui ne sont pas là, de ceux qui ne sont
plus ou ne sont pas encore présents et vivants » (1993 : 15-16).
Toutefois, si l’éveil à la responsabilité « oblige le moi à
reconnaître dans le soi vulnérable et dépouillé son identité pré-
originelle » (Derrida, 1993 : 71), en d’autres termes, si le soi
révèle au moi la condition de précarité de l’être humain et donc
l’appartenance de chacun à la nuda vita, cela ne signifie absolu-
ment pas que les individus soient tous égaux entre eux. D’ail-
leurs, « l’erreur c’est de penser qu’on se ressemble tous2 »

1. Dans En nouvelle barbarie, on lit : « La tentation est forte de dé-


missionner et de s’enfouir dans le cocon de la vie privée, ou encore celle
de se vouer à l’éreintante performance commandée par la conduite
d’une carrière. Dans un cas comme dans l’autre, on aspire à être soulagé
d’une responsabilité qui paraît écrasante » (NB : 133).
2. Dans Un livre de morale, Chamberland écrit : « Tous les hommes
ne sont pas égaux entre eux ; c’est non seulement un fait, mais un fait
qui pourrait être irréductible » (LM : 27).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

(Warren, 1990 : 86), constate le « je » lyrique de Notes et paysages


de Warren. « On est une multiplicité d’uniques » (PS : 203), af-
firme à son tour le sujet du Prince de Sexamour, et on verra de
quelle manière.

ON EST UNE MULTIPLICITÉ D’UNIQUES :


L’INTERSUBJECTIVITÉ SANS FUSION

« Parfois quelqu’un en moi voit une autre Terre » (ASAT : 50),


affirme le « je » d’Au seuil d’une autre terre. Cet autre indéfini,
dont la clairvoyance est porteuse d’espoir, semble faire partie
intégrante du sujet énonciateur qui, dans le même poème, se
questionne ainsi : « les mots sont prononcés par moi mais voulus
par qui ? » (ASAT : 50). Qui est alors cet être qui habite le sujet et
dont la présence ébranle toute certitude identitaire ? Force est de
constater que même si, de prime abord, les notions de mutabi-
lité et de diffraction du sujet peuvent comporter une acception
négative, cela ne se vérifie pas dans le cas de Chamberland. En
effet, dans son anthropologie, le rôle que l’autre joue dans la
rencontre avec le moi demeure capital afin de produire cet état
de précarité, fructueux et révélateur, dans lequel le sujet se
trouve lorsqu’il s’ouvre au prochain. C’est dans ces termes que
le rapport à l’autre est explicité par Chamberland :
Mon rapport à l’autre commence à être pensé (enlevé à l’abs-
traction, à la fausse symétrie de l’« équivalence ») quand l’autre,
du fait de sa venue, suscite l’autre en moi. Son irruption dans
le respect m’enlève à la prétention identitaire d’une saisie
« subjectivante » de moi-même (LM : 109).

Sans l’ombre d’un doute, on reconnaît ici l’influence de la pen-


sée lévinassienne. « Autrui, par sa présence, a fait éclater la tota-
lité rassurante du moi que le moi n’aurait jamais songé à mettre
en question. Autrui a dénoncé l’insuffisance radicale de l’auto-
suffisance hédoniste dans laquelle le moi s’était laissé engloutir »
(Rosmarin, 1991 : 60). À ce propos, Derrida constate que cet

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LA POROSITÉ AU MONDE

autre, l’étranger, est « celui qui en posant la première question,


me met en question » (Dufourmantelle, 1997 : 11). Le prochain
habite le sujet qui se laisse envahir jusqu’au point où autrui, en
devenant partie intégrante de ce dernier, suscite l’autre dans le
même. Toute relation fondée sur le respect et la responsabilité
réciproques déboucherait alors sur la découverte de cet autre
dans le même, sur la révélation de cette instance se récréant,
différente et perméable, à chaque nouvelle rencontre. Dans ces
termes, le vers « on est une multiplicité d’uniques », tiré du recueil
Le prince de Sexamour, révèle toute la richesse de ses imbrica-
tions. D’abord, nous sommes uniques en tant qu’individus ; cela
implique l’interdiction de tenir l’autre pour équivalent, car si
nous cherchions chez lui les signes d’une telle similarité, nous
risquerions de renforcer notre ipséité totalisante. En même
temps, nous sommes multiples dans notre peau d’humains puis-
que le contact avec le proche éveille l’autre dans le même dont
la pluralité semble être directement proportionnelle au nombre
de rencontres affinitaires que nous établissons. Lorsque je me
réfère à l’expression « rencontre affinitaire », je désigne ces rela-
tions basées sur des valeurs immémoriales : la réciprocité, le
respect et le sens de responsabilité que l’on ressent à l’égard de
son prochain. Léonard Rosmarin, en interprétant la pensée de
Levinas, met en valeur cette dynamique :
Pour exister authentiquement, la relation entre le moi et le
prochain doit se fonder sur une non-relation, c’est-à-dire une
situation dans laquelle deux êtres incapables d’entrer en sym-
biose accueillent la parole l’un de l’autre dans le respect de
l’autonomie de chacun (1991 : 58).

Comme on l’a observé, le proche intime pour Chamberland « ne


veut pourtant pas dire “identique”. Il y a une distance, sans quoi
entendre, différent de dire, ne serait pas même possible » (PD :
232). Force est de constater que, dans cet extrait, l’écoute pré-
vaut sur la formulation de la parole et que cette écoute se fait
dans l’opacité fructueuse de la distance, c’est-à-dire la diversité,

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

dans laquelle le rapport au proche se réalise. Ce rapport, nulle-


ment égalitaire, se concrétise, selon Derrida, là où « le disparate
lui-même maintient ensemble, sans blesser la dis-jointure, la dis-
persion ou la différence, sans effacer l’hétérogénéité de l’autre »
(1993 : 55).
La table est mise.
Voyez. Venez.
[…]
Qu’attendons-nous pour nous asseoir
ensemble
et célébrer le fruit que nous sommes tous ? (ASAT : 67)

C’est ainsi que le sujet d’Au seuil d’une autre terre exhorte ses
convives indéfinis, d’abord par un constat et ensuite par la mo-
dalité impérative, à prendre place autour d’une table afin de
célébrer aussi bien la commune humanité que la Terre dont ils
sont le fruit. Les références christiques qui traversent ces vers se
précisent davantage dans le dernier poème d’Intime faiblesse des
mortels. Ici, le sujet découvre une Terre intime :
ramenée au halo d’une lampe
qui parfois scelle autour d’une table
un Emmaüs improvisé à quelques-uns,
tout étonnés de se savoir un moment soustraits
aux assauts du dehors (IFM : 52).

Si l’on fait momentanément abstraction des notions de Terre


intime et d’assauts contre les vivants, on se rend compte que
l’isotopie qui englobe la lampe, la rencontre et le halo, dont
l’auréole lumineuse transcende la simple dénotation, contraste
avec l’image de ce dehors obscur et dangereux. Cet Emmaüs im-
provisé recèle l’un des concepts fondateurs de l’anthropologie
de Chamberland. En vue de ce qui va suivre, je tiens à rappeler
l’origine et la prégnance d’Emmaüs.
Dans l’Évangile selon saint Luc (XXIV), on raconte que deux
disciples de Jésus, Cléophas et Siméon, en marchant sur la route

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LA POROSITÉ AU MONDE

qui les menait loin de Jérusalem, où le Christ venait d’être cruci-


fié, rencontrent un étranger avec qui ils se dirigent vers Emmaüs
(un bourg qui se trouvait distant de Jérusalem de soixante
stades). Sur le chemin, ils lui parlent de la mort de Jésus, mais
ils s’étonnent du fait que l’étranger ne soit pas au courant d’une
telle nouvelle. La nuit tombée, les trois décident de se restaurer
dans une taverne. Pendant le repas, lorsque l’étranger rompt le
pain, les deux disciples sont foudroyés par la découverte : il
s’agit du Christ qui, après leur avoir indiqué un nouveau chemin
à suivre, disparaît. C’est une rencontre capitale, car elle est scel-
lée par le partage et surtout par la révélation. Ce sont en effet
les principes qui sous-tendent cette communitas temporaire
dans laquelle, comme le dit Michel Deguy, la « connivence rap-
proche sans annuler la disjonction1 » (PD : 198). Cette commu-
nauté, d’après Chamberland, est formée par des sujets « faisant
route ensemble. Un bout de chemin. Plus tard, ils iront chacun
de son côté sans que rien ne soit perdu de leur entretien. Car
même cheminant côte à côte, ils n’ont jamais cessé d’aller leur
chemin respectif. Chacun se sent libre et veut l’autre libre » (PD :
199). Ces sujets, absorbés dans cette « errance […] [qui] n’est plus
[…] qu’oscillation joueuse » (ASAT : 33), se rejoignent dans ce
que Chamberland appelle une « intersubjectivité sans fusion »
(PD : 199). Il faut souligner que cette communauté de proches/
lointains est bâtie sur des relations affinitaires qui n’ont pas
nécessairement un lien avec le noyau familier, même si celui-ci
continue à être considéré comme le premier centre propulseur
de l’intime. Dans « Kébèc, XXIe siècle : un laboratoire d’ingénierie
communicationnelle » (1980), Chamberland observe que la fa-
mille a « cédé la place à un type de formation qu’on pourrait
appeler foyer affinitaire [et que] la famille “biologique” n’est plus
l’un des modes du foyer affinitaire » (1980 : 21). Cette notion se
situe dans la filature théorique qui s’attache, entre autres, à Max

1. Ici, Chamberland cite Michel Deguy, La poésie n’est pas seule.


Court traité de poétique, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1987, p. 101.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

Weber, Michel Maffesoli, François de Singly et Maurice Blanchot


dont Chamberland s’inspire directement dans l’utilisation du
syntagme « communauté des solitaires1 ». Selon Chamberland,
la communauté des solitaires, des « lointains », se fait, se défait,
se refait tout au cours du temps, de siècle en siècle, de millé-
naire en millénaire. Jamais nous ne sommes réunis, jamais
nous n’atteignons la fusion – jamais nous ne sommes réels.
Parfois, pour quelques-uns, oui… c’est le souper en tête à tête
d’Emmaüs. Éphémère chatoiement nocturne d’un or, « se-
mence dorée » de notre réunion2 (LM : 115).

Une telle vision s’inscrit dans la réflexion sur l’intime que je


poursuis. Il semble que, de nos jours, l’espace intime ait enfreint
les confins de la bulle que l’individu avait conçue à sa mesure
et dans laquelle il se retranchait, rassuré puisque capable de
maîtriser ses points de repère. Cette bulle, dont les limites de-
viennent mutables et poreuses, peut s’élargir jusqu’à correspon-
dre aux dimensions de notre planète. Dans cette maison
terrestre, l’un des parcours possibles de l’intime se réalise dans
des rencontres, parfois fugaces, entre des êtres affins. Ici, j’utilise
sciemment un terme qui, tout en n’étant plus lexicalisé, semble
le seul approprié. L’adjectif affin se réfère à l’ancien français
afin, qui dérive du latin affinis. Affinis définit le voisin, le pro-
che, l’allié, mais aussi le complice ; c’est d’ailleurs avec cette
richesse sémantique qu’il est utilisé par Derrida dans Demeure.
De telles rencontres s’alimentent alors dans une connivence qui
crée la dis-jointure, dans le disparate qui unit, dans l’immanence
de l’instant fugace ainsi que dans le respect et la réciprocité qui
s’instaurent lorsque le moi rencontre l’autre.

1. Weber parle de l’existence de plusieurs communautés émotion-


nelles ; Maffesoli, dans Le temps des tribus, se réfère à une nébuleuse
affectuelle mue par une éthique emphatique ; Singly élabore le concept
d’identité fluide, de l’individu réclamant plusieurs appartenances basées
sur des liens affinitaires.
2. Voir à ce sujet Esposito ([1998] 2000).

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LA POROSITÉ AU MONDE

Sans vouloir nécessairement tisser des liens profonds, je


dirais que l’idéal de communauté de Chamberland entre en réso-
nance avec l’idée de communitas qu’illustre Brault dans Au fond
du jardin et dans la section « Gens de mon quartier » de Chemin
faisant. Ces rencontres naissent « sous le double signe de l’amitié
et de l’étrangeté » (Bernier, 2004 : 61), dans une dynamique de
voisinage dépassant les simples coordonnées spatio-temporelles.
Comme Chamberland le souligne dans l’extrait susmentionné, il
existe également des liens virtuels qui se tissent au fil d’une affi-
nité intime lointaine, mais dont la concrétisation reste aléatoire :
Je suis moi, je suis seul, je ne suis
personne – et l’humanité
c’est n’importe qui (ASAT : 19).

Le premier vers se déploie selon une structure tripartite ponc-


tuée tant par la division syntaxique (les virgules) que par l’occur-
rence des fricatives (deux pour chaque trisyllabe) ; cela crée une
scansion rythmique qui intensifie la déclaration du sujet lyrique.
Un tel énoncé, tiré du recueil Au seuil d’une autre terre, repré-
sente la synthèse de certains éléments liés à la notion d’intime
dont l’œuvre de Chamberland est imprégnée. Relisons-les, en
guise de récapitulatif. « Je suis moi » renvoie, d’une part, à l’idée
que nous sommes une multiplicité d’uniques, irremplaçables
comme individus et, d’autre part, à la prise de conscience que
l’autre, n’étant plus tenu pour équivalent, sera débarrassé de tout
mirage identitaire ; « je suis seul » retrace la plongée du sujet vers
l’axe de la verticalité, l’un des deux axes sous-tendant la notion
d’intime. En paraphrasant les mots de Chamberland, je dirais
que le moi est seul, confronté à l’inconnu de sa pensée, mais
fébrile d’explorer l’intime lointain. « Je ne suis personne » évoque
l’impersonnalisation1 du sujet, qui se sent dépouillé de toutes

1. Chamberland utilise le terme dépersonnalisation pour définir un


phénomène externe (processus par lequel on ôte la personnalité à
quelqu’un ; ce sont les langues de bois, entre autres, qui le font à l’égard

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

caractéristiques et s’identifie, dans son intimité (intimus = ce qui


est le plus intérieur), à l’homme nu, porteur de la nuda vita. « Je
ne suis personne » renvoie également, d’une façon apparemment
contradictoire, à tous les divers du monde qui, dans leur variété
et leur différence, traversent, entre autres, le sujet poreux de
Marcher dans Outremont ou ailleurs alors qu’il avoue : « J’ab-
sorbe le divers du monde. Un devenir-impersonnel est engagé »
(MOA : 11) ou lorsqu’il déclare : « je vais à l’accomplissement
dans l’impersonne » (MOA : 103). Cela se référerait également au
fait que chaque rencontre avec autrui peut révéler au sujet l’au-
tre dans le même, cette instance se récréant, à chaque rendez-
vous. Et, en dernière analyse, l’expression « l’humanité est n’im-
porte qui » contient le concept paradoxal de quelqu’un n’importe
qui/quelqu’un en particulier, capital afin de comprendre la
posture que le moi et le toi adoptent aussi bien dans l’échange
affinitaire que dans la notion de responsabilité.
À la question « comment l’impersonnel peut-il encore relever
de l’intime ? » (paradoxe fondateur dans l’anthropologie de
Chamberland), je donnerai une réponse partielle qui sera appro-
fondie lorsqu’on abordera la question du statut de la poésie.
Pour le moment, je dirais que chaque individu, tout en gardant
ses caractéristiques propres, peut rejoindre les autres sur un
terrain intime commun dépourvu de tout trait autobiographique.
L’auteur l’avoue clairement quand, en commentant le concept
d’intime, il affirme que celui-ci ne renvoie pas nécessairement à

des gens ordinaires) ; en revanche, lorsqu’il affirme « je vais à l’accom-


plissement dans l’impersonne » (MOA : 103), il se réfère à l’imperson-
nalisation, c’est-à-dire à un phénomène endogène poussant le sujet à
s’identifier à l’homme nu, porteur de la nuda vita. D’ailleurs, je souligne
la différence entre impersonnalisation et universalisation, deux termes
générant une certaine ambiguïté définitoire. Dans l’impersonnalisation,
même si les traits distinctifs individuels sont annulés afin de s’approcher
de la nudité natale, cela n’implique pas l’uniformisation, qui est inhé-
rente à l’universalisation (de sa racine latine universal/universalis, ren-
voyant à la totalité des individus).

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LA POROSITÉ AU MONDE

l’autobiographie, mais qu’il peut exprimer un rapport de proxi-


mité à soi, aux choses, aux autres. En d’autres termes, lorsque
l’on parle de l’intime chez Chamberland, il convient de faire abs-
traction de la notion d’autobiographique ; dans son cas, l’intime
se réalise souvent dans la rencontre fugace entre des êtres tra-
versés par les mêmes vibrations affinitaires.

RÉSISTER AU NOM DE L’INTIME-EN-TOUT


La lampe,
faible, résistait.
Éveille-toi de ce rêve,
éveille-
toi !
Ce qui, aveugle,
tue (ASAT : 36).

Ici, les deux distiques semblent s’opposer tant sur le plan formel,
par l’intermédiaire du tercet central formulé sur un mode impé-
ratif (accentué par l’épanalepse « éveille-toi… éveille-toi »), que
sur le plan sémantique, par la présence de deux isotopies
contraires (la lumière, la résistance, la lucidité par opposition à
l’obscurité, l’aveuglement, la mort). L’individu, rendu dans ces
vers par la métaphore de la lampe, offre une résistance à la nuit,
image de la société contemporaine, dans laquelle des « gémisse-
ments muets [font] des rues, des places / un incendie » (ASAT :
36). Ces vers d’Au seuil d’une autre terre nous rappellent l’aveu
que le « je » formule dans le même recueil : « j’entends / l’immense
clameur muette / murée en chacun » ; ils nous révèlent aussi, par
le truchement de la synesthésie associant deux domaines senso-
riels – l’ouïe et la vue –, que la mutité de la souffrance peut être
perçue par celui ou celle qui résiste faiblement. « La société
contemporaine pousse les individus à s’avilir réciproquement.
C’est dire que, pour ne pas céder à un tel affaissement, il faut
savoir et pouvoir résister. Résister et assumer sa dissidence »

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

(NB : 27). À la lumière de cette assertion selon laquelle chacun


est poussé à rendre méprisable, à corrompre, à discréditer, à
souiller son semblable (c’est bien la signification du verbe
avilir), on peut mieux percer la double signification des vers « ce
qui, aveugle, / tue ». Dans la première interprétation, si l’on ré-
sout l’ellipse – ce qui est aveugle tue –, c’est l’aveuglement qui
est mis en valeur, car le fait de ne pas voir, de ne plus voir en-
traîne inévitablement la suppression de l’autre. Selon une autre
lecture, dans laquelle on pourrait éventuellement enlever les
virgules – ce qui aveugle tue –, l’accent est mis sur l’action ac-
complie par la personne, puisque celui qui rend aveugle, qui
essaie d’inculquer ses idées à son prochain, en obnubilant ainsi
son jugement, le tue. Dans cette perspective, la résistance et la
dissidence doivent être conçues au nom de l’homme, de ce
n’importe qui/quelqu’un en particulier qui, comme on l’a vu,
renvoie à l’intime-en-tout. À ce propos, les mots de Chamber-
land sont fondamentaux pour comprendre le lien qui se tisse
entre l’intime et la résistance : « L’intime, ce n’est pas un moi,
mais un en tout. Et cet intime un-en-tout se destine, sous l’énig-
matique, comme champ d’attraction pour le dissident » (LM : 14).
De toute évidence, les concepts de résistance et de dissi-
dence chez Chamberland méritent une élucidation, puisqu’ils se
dégagent des interprétations les plus répandues.

RÉSISTER EN TANT QU’ANTHROPOS

LE DÉGRISEMENT, LA LUCIDITÉ

Nous avons remarqué de quelle façon le discours sur l’in-


time « un-en-tout » est profondément inscrit dans une attitude de
responsabilité planétaire et de réciprocité collective. Et nous
avons saisi également, par les mots de Chamberland, l’impor-
tance que la résistance et la dissidence acquièrent dans une telle
dynamique. Afin de compléter le tableau, il convient maintenant
de clarifier l’un des aspects capitaux de ce discours, c’est-à-dire

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LA POROSITÉ AU MONDE

la nature des voies que la résistance et la dissidence empruntent


afin de se concrétiser dans la réalité contingente.
Tout d’abord, il importe de souligner que la confrontation
avec une telle réalité opaque peut faire prendre conscience à
l’individu que, dans la société contemporaine, à l’instar des tra-
gédies grecques, on est souvent plus agi « que l’on agit par soi-
même1 » (Maffesoli, 2000 : 38) et que l’adoption d’une posture
lucide et dégrisée constitue l’un des actes par lesquels le sujet
peut encore affirmer sa liberté, c’est-à-dire résister. « Je vise un
état d’éveil » (CC : 36), affirme le « je » de Compagnons chercheurs.
Cet état d’attention constante devient une sorte de legs que le
poète fait au destinataire intratextuel d’Au seuil d’une autre terre
(à cet être se débattant dans une peau d’enfant et évoluant vir-
tuellement dans un peuple d’éveillés), à qui le « je » conseille de
ne jamais « détourn[er] […] la tête » (ASAT : 33).
Cependant, il faudrait s’attarder sur la notion de dégrisement
en vue tant de ne pas la confondre avec celle d’activisme, abhor-
rée par le poète, que d’en saisir les formes. Dans Extrême survi-
vance, extrême poésie, de 1978, le sujet fait un aveu : « J’ai rompu,
non sans peine, avec l’activisme révolutionnaire moderne qui
passe, à mes yeux, pour l’un des symptômes du déclin occi-
dental » (ESEP : 9). À ses yeux, « on ne décide pas d’entrer en
dissidence pour “continuer le combat” autrement. La dissidence
commence avec le désinvestissement de la “réactivité” combat-
tante, militante, contestataire2 » (LM : 9). Une telle affirmation est
à la fois explicitée et corroborée dans l’extrait suivant, tiré d’Une
poétique de la douleur :
L’activiste croit aux solutions terre à terre, étayées par des
données objectives. Ça ne peut tromper. Aurait-il pour autant

1. Maffesoli conforte l’hypothèse que « l’individu n’est, au pire, que


le jouet, au mieux, le partenaire de forces qui le dépassent, et dont il
faut qu’il s’accommode » (2000 : 39).
2. « Dissider n’est pas combattre, mais se soustraire. Ça demande de
la ténacité, de la vigilance, de la ruse, toutes qualités qui sont celles

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

« fait le tour du problème » ? Rien n’est moins sûr. L’optimisme


de commande, ce volontarisme imbu de lui-même, témoigne
de ce que le caractère démesuré du danger n’a pas été pris en
considération, qu’il a été subrepticement escamoté. L’opti-
misme agressif est une fuite en avant, secrètement motivée par
le découragement que suscite inévitablement la tournure
destructrice prise par le cours du monde (PD : 45).

De nos jours, on ne peut plus se fier à des données objectives


puisque l’objectivité de la réalité est mise en question par la pol-
lution médiatique et par les discours tenus par la machine
technoscientifique. Escamotages pour ne plus voir, l’optimisme
et le volontarisme exaltent l’idée de centralité entretenue illusoi-
rement par l’individu, une idée qui le pousse à ramener toute
chose au sujet qu’il prétend être. D’après l’essayiste, l’adoption
d’une posture pacifiste ne représenterait qu’une sorte de leurre
nourrissant chez l’individu l’idéal d’appartenance à une commu-
nauté d’intègres, de justes. Une telle attitude pourrait révéler une
situation dans laquelle on « redoute de […] surprendre chez soi
la part ténébreuse, on l’expulse en se la représentant comme
une horreur indistincte, irrésistiblement aversive » (PD : 113).
Face à une vision bipolaire, manichéenne de la vie, Chamber-
land semble proposer une pensée de l’immanence, une pensée
progressive, comme le dirait Maffesoli, sachant, « d’une manière
initiatique, intégrer son contraire, voire son opposé » (2000 : 14).
À ce point, il convient de rappeler que l’acceptation de la part
d’ombre, caractérisant tout individu, demeure l’un des principes
fondamentaux de la société tragique contemporaine, que
Maffesoli tient pour postmoderne et qui, selon le philosophe, est
imbue d’un sens tragique dans lequel « il y a souci de l’entièreté,
ce qui induit la perte du petit moi dans un soi plus vaste, celui

d’un combattant. Le dissident récuse en sa totalité le champ de bataille.


Il recouvre l’intégrité de sa force. Il se déplace. Il migre vers un autre
site… je sais, l’amitié, la tendresse même ne sont pas impossibles dans
le cheminement obscur de la dissidence » (LM : 14-15).

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LA POROSITÉ AU MONDE

de l’altérité naturelle ou sociale » (2000 : 11). À la place de l’acti-


visme et du pacifisme, qui reposent encore sur une certaine hy-
pocrisie de la morale laissant croire « qu’il suffit d’un peu de
bonne volonté pour en finir avec la violence » (LM : 110), Cham-
berland invoque l’abstention. Dans Compagnons chercheurs, il
écrit : « L’abstention s’impose, c’est pourtant le contraire de l’as-
soupissement : grâce à elle se recondense la vigilance, l’extrême
attention, le guet incisif, la précision chirurgicale de qui se tient
prêt à prendre le grand tournant » (CC : 56). En d’autres termes,
le sujet adopte une posture d’attente car, après tant de tentatives
d’intervention dans le social, il s’est rendu compte de l’ineffica-
cité d’une telle démarche et du fait que ces interventions s’inscri-
vent, malgré lui, dans l’engrenage d’une société technoscien-
tifique. Cependant, il ne faudrait pas se laisser fourvoyer par ce
terme dont la connotation pourrait prêter à des malentendus. Ici,
il est question d’une attente active, dans laquelle, selon l’auteur,
il faut « fouiller l’obscur présent, repérer la fugitive tendance
rénovatrice, transfigurative. Pour soi ? Mais non, pour tout le pan
de monde, le bloc d’humains auquel on est pris » (RM : 108). Car,
il y a une sorte de cellule palpitante, un filon dérobé qui « cher-
che à naître en s’arrachant à ce qui meurt1 » (RM : 108). Attendre
alors veut dire s’être retiré de l’agitation ambiante et s’être par
conséquent consacré à une posture de veilleur, « de sentinelle,
d’éclaireur » (RM : 108). Le souci d’intégrité qui en découle, ali-
menté fondamentalement par la responsabilité à l’égard de la
communauté d’humains mus par les mêmes préoccupations, ne
conduit pas nécessairement à une position confortable, car « sou-
tenir la vue de l’étrangeté est un exercice pénible et déconcer-
tant » (NB : 181).

1. Pour ce qui est de ce concept, Maffesoli affirme qu’il « faut in-


sister là-dessus, la non-altération est rien moins que passive. Elle met
en œuvre une autre stratégie par rapport aux gens et aux choses. Elle
ne suit pas, uniquement, la via recta de la raison, à l’efficacité indénia-
ble mais à courte vue, elle emprunte la voie, plus complexe, propre aux
passions, aux émotions dont est pétrie l’existence humaine » (2000 : 97).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

Pour ce qui est de la prise de parole, le dissident essaie de


ne jamais hurler avec les loups, comme Chamberland le relève :
Aujourd’hui, il y a beaucoup d’amplification, de micros, de dé-
cibels : hurler ce serait jouer le jeu de cette immense ampli-
fication médiatique. Il me semble que c’est une parole très
posée, énergique sans doute, mais qui peut aller jusqu’au mur-
mure, qui seule peut marquer la dissidence, le refus de hurler
avec les loups (Gaudet, 1990 : 17).

On verra à quel point la parole posée, épurée sera importante


dans la posture que le poète adopte lorsqu’il se rapporte à la
société.

L’INTELLIGENCE

L’hypothèse proposée dans le poème suivant, tiré d’Intime


faiblesse des mortels, est une incitation à larguer les amarres et à
rendre opérative une faculté souvent négligée :
Si nous cessions de croire
aux grands mots ressassés,
dans le noir pour nous rassurer,
nous serions tous pris
d’un éclat de rire si
dévastateur… Ah comment
pourrions-nous alors résister
aux saccades d’une intelligence
qui nous viendrait comme
on respire ? (IFM : 22)

Si la modalité hypothétique, alliée à l’interrogation, atténue la


force de la prévision, l’appel à l’état d’éveil et au jaillissement
subséquent de l’intelligence renforce cette incitation salvatrice.
Remarquons, en outre, qu’ici le rire, conséquence du dégri-
sement, représente un autre atout de la résistance. Chamberland
est explicite là-dessus lorsqu’il se demande : « Alors, après
Hiroshima, après toutes les agressions, comment résister en

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LA POROSITÉ AU MONDE

supportant un pareil espoir ? Avec l’humour. Avec le rire qui


exorcise les démons et relance une confiance en l’humain »
(Gaudet, 1988 : 15). Ce rire, dont la présence effective dans
l’œuvre de Chamberland paraît assez rare, me rappelle les mots
d’Amos Oz qui, dans son livre The Tubingen Lectures. Three
Lectures (2005), voit dans le sens de l’humour une façon de
conjurer les attaques de toute forme de fanatisme.
Cependant, si l’on revient à l’intelligence, on pourrait se
questionner sur la nature de celle-ci. En d’autres termes, quelle
sorte d’intelligence le poète invoque-t-il ? Surtout lorsqu’il la
considère comme la nouvelle voie évolutive à adopter :
L’intelligence […] est moins la « propriété » de l’individu que
celle du groupe anthropique, du « genre », de l’« espèce ». […]
L’intelligence, telle que je l’entends ici, ne trouve son complet
déploiement que dans l’ouverture de son exercice individuel
à l’envergure du « genre » pris en tant qu’humanité en devenir.
En ce sens, l’intelligence s’offre comme le partage d’une com-
mune ressource, et si elle apparaît à juste titre magnifiée dans
le génie individuel, il n’en demeure pas moins qu’elle ne
parvient à son accomplissement plénier que dans le réseau
harmonique de ses esprits-cerveaux, branchés les uns sur les
autres, enveloppant la terre… (1986b : 175)

Tout d’abord, je tiens à souligner que cette notion d’intelligence


n’est pas la seule qui existe pour Chamberland qui, d’ailleurs,
constate l’impossibilité de la réduire uniquement à cette pers-
pective. Sans l’ombre d’un doute, cette sorte d’intelligence ne
doit pas être entendue dans le sens de l’intellectualité, mais
« dans le sens d’être intelligent avec » (Gaudet, 1988 : 17) ; elle
renvoie au partage d’une commune ressource, ce qui exclurait
« l’isolement, c’est-à-dire l’élection négative d’un seul à l’hégé-
monie1 » (Chamberland, 1986b : 171). La conscience du partage

1. Bien qu’assez utopique, une telle perspective met en évidence


la carence d’intelligence que décèle le poète dans la communauté

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

devrait nous inciter à communiquer réciproquement nos témoi-


gnages afin de créer un « savoir commun (non objectif, non
théorique, non critique – au sens exact de ces termes) dont nous
avons grand besoin pour agir à la hauteur de la situation plané-
taire actuelle » (RM : 94).
Toutefois, la question de la transmission mutuelle du savoir
reste encore assez vague et indéterminée. D’une chose Cham-
berland est certain : les anciens chemins sont impraticables et
l’« on ne parvient pas au savoir que par le cortex, mais aussi par
le cœur » (RM : 105). Je signale que ce type de savoir du cœur
n’a rien à voir avec la sentimentalité s’apparentant à ce que Kun-
dera appelle la dictature du cœur et qui fait partie de sa défi-
nition du kitch. C’est à l’ombre de cette dictature qu’a lieu la
transformation du sentiment en sentimentalisme, qu’on exagère
le côté mélodramatique de la nature humaine et qu’on exalte les
aspects émotifs en les absolutisant. Chamberland est très loin de
tout cela, même si le fait de ne pas s’être trop étalé sur le sujet
ne permet pas de le saisir exhaustivement. Idéalement, j’associe-
rais le savoir du cœur proposé par Chamberland à une image
tirée d’une prose de Celan, dont l’œuvre a été déterminante
pour le poète1. Il s’agit du texte « Edgar Jené. Der Traum vom
Traume », dans lequel la bouche du sujet, en l’apostrophant
d’une façon sarcastique, lui suggère de se procurer une paire
d’yeux dans le tréfonds de son âme et de les planter à la hauteur
de sa poitrine afin de comprendre vraiment ce qui se passe
autour de lui.

LA POLITIQUE DE LA DOULEUR ET DE LA FAIBLESSE

La compréhension, entendue dans le sens originaire de cum


prehendere, le savoir du cœur, la lucidité, le dégrisement, la

internationale alors que celle-ci est encore aux prises avec la


fragmentation exacerbée des peuples et des ethnies.
1. À ce sujet, on peut consulter Pozier (2001).

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LA POROSITÉ AU MONDE

vigilance et l’attente active constituent les voies de la résistance


et de la dissidence que l’anthropos devrait emprunter au nom
« de la confiance en la Vie comme passion unitaire1 » (RM : 31).
L’extrait qui suit, tiré de l’article « Incroyance » (1996b), met en
évidence la confiance qu’a l’auteur en un « être seul », considéré
comme l’exemplum de la bonté humaine. Un tel texte, à mon
avis capital, infirme incontestablement l’hypothèse soutenue par
ceux qui, d’une façon assez réductrice, pourraient ne voir en
Chamberland que le poète de la noirceur et de la catastrophe.
La vue du courage humain, chez un homme seul, ou une
femme seule, voire chez un enfant, seul et sans armes, de
toute façon désarmé parce qu’il est seul, et qui tient tête, là où
l’a mis le destin, aux assauts de l’immonde, propose l’illustra-
tion la plus limpide de ce que peut la bonté humaine. L’étu-
diant chinois face au blindé place Tianan men en juin 89, par
exemple […]. La justesse indiscutable d’une telle manifestation
de force morale, évidence qui ne peut échapper à l’intelli-
gence de quiconque n’est pas déchu d’humanité, est de nature
à raffermir l’intime ébranlement qui fait tenir debout face à
l’immonde et qui s’est toujours appelé l’espérance humaine
(1996b : 15).

Cet extrait, dans lequel il est question de courage, de bonté et


d’espérance humains, révèle, aux yeux de Chamberland, l’exis-
tence d’une dichotomie fondamentale entre le concept d’être
fort et celui d’imposer sa volonté. Le passage suivant en donne
une explication tout à fait complète :
Dans la civilisation à laquelle j’appartiens on ne fait guère la
différence entre être fort et imposer sa volonté aux autres. Do-
miner, écraser, assujettir des « faibles », ça, on admire, même si
on n’en convient pas. Je veux bien convenir de voir là de la
force. Mais quelle force ? Celle que procurent la haine et la co-
lère (PD : 220).

1. Dans le cas de Chamberland, les termes dissidence et résistance


recouvrent la même valeur sémantique.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

Une telle politique de la haine et de la colère peut conduire à


l’anéantissement de l’être humain, à sa déshumanisation. Elle est
alimentée par le désespoir ou la désespérance (synonymes pour
l’auteur) qui habite tout individu inconditionnellement ; l’origine
de ce désespoir loge dans le sentiment de la fin, dans l’idée de
l’échéance apparemment fatale du cours du monde. En fin de
compte, comme l’auteur le souligne, « tous sont au courant. C’est
pourquoi je maintiens l’énoncé : “Tous les hommes sont déses-
pérés” » (PD : 46). Remarquons que ce « tous » ne renvoie pas à
une somme, à l’indifférenciation complète de l’être humain ; bien
au contraire, il indique ce quelqu’un n’importe qui/quelqu’un en
particulier, il se réfère « à autant de “je”, chacun seul, “enfermé”
dans l’expérience singulière de son état de sujet » (PD : 63).
Toutefois, il y a certains individus chez qui le désespoir
prend une tournure euphorique ; il est canalisé alors vers une
sorte d’égotisme délétère conduisant à l’incapacité de voir la
souffrance d’autrui, en d’autres termes, à la politique de la haine
et de la colère. Il y en a d’autres, en revanche, qui sont tout à
fait conscients que « le sort de l’humanité se décide en chaque
homme selon qu’il dénie ou affronte l’épreuve du désespoir »
(PD : 57). Ces êtres-là adoptent alors une autre politique, antithé-
tique à la précédente, c’est-à-dire ce que Chamberland appelle
une « politique de la douleur » permettant de résister à l’anéan-
tissement de l’humain.
Dans Au seuil d’une autre terre, le sujet se pose une ques-
tion fondamentale :
Pourquoi la douleur
qui est refus, va droit
au cœur
comme jamais ne l’a fait l’amour ? (ASAT : 45)

Ici, la douleur, entendue en tant que fruit du refus d’une situa-


tion moralement ou psychologiquement inacceptable (dans ce
cas particulier, le refus de l’imminence de la fin), va droit au
cœur puisqu’elle « consent à rouvrir la blessure – d’où nous

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LA POROSITÉ AU MONDE

venons tous » (PD : 108). C’est avec un ton jubilatoire que le « je »


d’Au seuil d’une autre terre accueille cette révélation :
Quand la blessure est rafraîchie
d’où nous venons tous, quelle splendeur
apparaît là obscurément confiée
jusqu’au plus humble d’entre nous (ASAT : 57).

La blessure, théoriquement négative comme la douleur d’ailleurs,


recèle paradoxalement une splendeur confiée à tous les êtres hu-
mains. À ce point, une question surgit spontanément : quelle est
la nature de cette blessure ? La réponse est formulée clairement
par Chamberland qui, sans ambages, affirme : « […] l’intime bles-
sure d’où nous venons tous [est celle de] naître [et de] mourir »
(PD : 243). Indubitablement, on revient à un concept connu, ce-
lui de la nuda vita, de la « nudité natale » (PD : 240), qui renvoie
tant à « l’homme nu, l’homme réduit à son inéluctable précarité »
(PD : 239) qu’à la finitude inhérente à tout être humain. Autre-
ment dit, il s’agit de l’affirmation de la reconnaissance de la vul-
nérabilité, de la faiblesse intime caractérisant tous les mortels1 :

Une force que ni crocs ni griffes


ne soumettront jamais
a été confiée au creuset de ta faiblesse,
homme (ASAT : 81).

Sur un ton vocatif qui clôt la strophe, le sujet d’Au seuil d’une
autre terre évoque l’inéluctabilité d’une telle « force faible » (PD :
241) qui s’oppose à l’entreprise de destruction massive, rendue
ici par la métaphore des crocs et des griffes soulignant l’aspect
prédateur des rapaces anthropes. Le consentement à reconnaître
la douleur et la faiblesse sous-tendant la condition humaine
« donne accès à la ressource capable de dégager la force de résis-
ter à la destruction en cours » (PD : 192).

1. À ce sujet, voir le titre révélateur du recueil Intime faiblesse des


mortels.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

Intime faiblesse des mortels,


chaleur retranchée farouche
et passant à peine dans l’haleine
ou aux paumes, aux joues, à la plante des pieds.
Reploiement fœtal des entrailles
dans la nuit organique – à la moindre alerte
l’animal humain se rebiffe ou se terre (IFM : 15).

Ce septain renferme une description très claire de ce qu’est la


faiblesse pour le poète. Le réseau sonore de ces vers est riche
en rebondissements1 : la présence des fricatives, des bilabiales et
des dentales crée une espèce d’explosion phonatoire renforcée
par plusieurs mots dissyllabiques. Les deux métaphores (fai-
blesse = chaleur retranchée/faiblesse = reploiement fœtal), l’hy-
pallage (reploiement fœtal et organique) et l’isotopie liée au
pulsionnel, au viscéral, au corporel et à l’animal suggèrent que
cette faiblesse, n’ayant aucun lien avec le rationnel, est repré-
sentée comme une force vitale, ancestrale, une pulsion de survie
traversant tout être humain capable de la ressentir.
Il convient toutefois de préciser deux aspects qui pourraient
induire en erreur, et c’est aux mots de Chamberland que j’assi-
gne cette tâche :
Quand je dis que la ressource de résistance est une force
faible, je donne à entendre que la politique de la douleur n’est
pas une utopie. Ce à quoi elle engage peut être fait sans délai :
désamorcer la haine et la colère, d’abord en soi, ensuite par-
tout où c’est possible. Désarmer ! La politique de la douleur
n’est pas une solution mais ce sans quoi toutes solutions se-
raient sans effet (PD : 251).

1. Les fricatives des deux premiers vers (ss, ch) sont suivies d’une
allitération de la bilabiale p (troisième, quatrième et cinquième vers)
ainsi que d’une rime interne suffisante (peine – haleine). Les cinquième,
sixième et septième vers contiennent une allitération de la dentale t.

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LA POROSITÉ AU MONDE

La politique de la douleur ne correspond pas à une théorie de


l’agir politique, mais se veut plutôt une autre voie qui s’impose
dans l’urgence d’une situation transcendant toute frontière
envisageable. Le deuxième aspect à éclaircir touche également
la nature de cette douleur ; celle-ci ne doit absolument pas être
confondue avec le dolorisme, qui « fait de la douleur une valeur
positive et promeut un programme qui prescrit en norme une
obtuse résignation de bête1 » (PD : 162).
À la lumière de ce que l’on vient de dire, on pourrait relire
le poème sur la douleur extrait d’Au seuil d’une autre terre en
rajoutant sa deuxième strophe :
Pourquoi la douleur,
qui est refus, va droit
au cœur
comme jamais ne l’a fait l’amour ?
D’elle semble échoir un tel don
qu’à elle-même l’humanité
n’en peut aucun qui le surpasse (ASAT : 45).

Cette douleur, qui semble être le don par antonomase que l’hu-
manité a reçu, a des échos lévinassiens : alors que le moi habité
par l’autre entreprend un voyage dans l’infini éthique et méta-
physique, il ressent la douleur commune comme un luxe,
comme un don. C’est alors au nom de cette douleur et de cette
faiblesse que l’anthropos emprunte le chemin de la résistance ;
« Tenir / tête n’est accordé qu’à l’être vulnérable » (IFM : 37), nous
confie le « je » lyrique d’Intime faiblesse des mortels.

1. « Supporter l’épreuve de la négativité à laquelle astreint le face à


face avec la douleur, telle est la tâche d’un sujet qui a consenti au
dégrisement radical » (PD : 161).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

LA VOIE DU POÈME ET SA RÉSISTANCE

Au cours de ce périple dans l’intime de la poésie et de l’es-


sai de Chamberland, une question déterminante reste encore
irrésolue : quel est le statut de la poésie dans l’œuvre du poète-
philosophe ? Force est de constater que l’imbrication intense de
l’essai et de la poésie ainsi que la facture vraisemblablement
prosaïque de certains de ses poèmes suscitent une telle ques-
tion. En effet, à l’interrogation « reste-t-il de la place pour la poé-
sie ?1 », Chamberland a répondu résolument en affirmant que, de
nos jours, la place occupée par la poésie est bien dérisoire. La
raison principale de cette pseudo-destitution réside, selon lui,
dans le fait que la poésie est « chassée, [qu’]elle est détruite par
l’immonde » (NB : 162), c’est-à-dire « le non-monde, la ruine et le
devenir-déchet du monde » (NB : 162). Toutefois, même si la so-
ciété contemporaine semble faire preuve d’un certain désintérêt
envers la poésie, « la poésie est entrée dans une sorte de désert
quant à sa réception2 » (Pozier, 2001 : 8), avoue Chamberland. Il
convient de remarquer que le rôle qu’il accorde effectivement à
cet art est à la fois multiple et salvateur.
D’abord et d’un point de vue strictement personnel, la poé-
sie représente pour Chamberland un exutoire au nihilisme,
posture philosophique qu’il connaît très bien et qui a constitué
également le sujet d’Un livre de morale. Essais sur le nihilisme
contemporain3. En commentant l’élaboration d’Une politique de

1. Rencontre avec Chamberland dans le cadre de l’initiative Paroles


sous le signe de l’amitié, organisée par la Maison de la poésie, le
17 mars 2006, à la Maison de la culture Frontenac.
2. « Aujourd’hui, c’est-à-dire dans l’espace médiatique, on fait peu
de cas de la poésie où l’on y reproduit le plus souvent des stéréotypes
éculés, ce que revient à faire l’impasse sur elle » (Chamberland, 2006 :
129).
3. « Le nihilisme, en sa phase ultime, se fait auto-négation, suicide,
suppression du jaillissement de soi comme appel à la volonté d’adhé-
sion. Autophagie » (RM : 21).

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LA POROSITÉ AU MONDE

la douleur, publié en 2004 au bout de cinq ans d’écriture,


Chamberland constate :
Au cours de deux années où l’essai a été abandonné, les
poèmes d’Au seuil d’une autre terre n’auraient pu être écrits si
je ne m’étais pas voué à un exercice de dégrisement. J’ai vite
compris que si je me laissais aller à une sorte de délire
solipsiste je m’enfoncerais dans un nihilisme où le désespoir
tire une jouissance narcotique de sa propre hantise. Mue selon
une stricte confrontation avec le réel, l’écriture poétique
m’aura donné le courage de reprendre l’essai, désormais conçu
et voulu comme un exercice patient et vigilant de la pensée
résolue à résister à ce qui tend à l’exténuer (PD : 31).

La poésie naît alors grâce à ce dégrisement qui, plus précisément,


correspond à l’attitude du gnostique, de celui qui adhère à la
volonté de voir. En se confrontant à une réalité souvent intoléra-
ble, le gnostique consent à l’inconfort d’une dimension dans la-
quelle « l’épreuve du réel […] fait comprendre l’inanité de penser
les choses en termes exclusivement “problématiques” [donc dua-
listes, manichéens] » (PD : 82). Ici, on perçoit l’opposition essen-
tielle entre le nihilisme, dont le fondement métaphysique réside,
selon Jonas, dans le dualisme, et la gnose renvoyant à « un savoir
endogène, constamment produit et modifié à partir des lectures
qu’une conscience fait de toutes données qui parviennent dans
l’intime » (RM : 91). Ce gnosticisme prédispose à la vision poé-
tique dans laquelle une subjectivité, poreuse et pèlerine, fait de
la quête sa destination finale et du doute, son viatique.
L’origine et la nature du gnosticisme de Chamberland, très
possiblement influencé par les lectures des textes de Jonas, ne
seront pas analysées ici, car leur développement, quoique inté-
ressant, nous détournerait de notre propos. Je me limiterai à
citer une phrase fondamentale qui permet de saisir la posture
gnostique assumée par Chamberland, posture débouchant sur
l’adhésion à la poésie comme la seule voie de sortie
envisageable :

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

Ce n’est plus avec l’outillage théorique accumulé, ce n’est pas


de l’intérieur de ce champ mental que j’espère trouver le levier
qui m’affranchisse de la confusion, de l’impuissance, de l’irres-
ponsabilité grandissante des jeux intellectuels qui agrémentent
la chute de la raison moderne1 (RM : 104),

constate l’auteur. Dans la lettre d’Au seuil d’une autre terre,


adressée à un allocutaire vivant dans le futur, le poète dévoile
l’allègement provoqué par l’éloignement du nihilisme : « Je ne
me plaindrai pas d’être soulagé du soliloque – où la pensée, pié-
gée dans ses échos, s’empâte dans le ressassement » (ASAT : 10).

LES RAISONS DE LA POÉSIE

Qu’est-ce que la poésie propose à l’auteur pour qu’il puisse


tenir le coup contre l’impuissance et l’irresponsabilité grandis-
sante ? En d’autres termes, pourquoi la poésie ? « Sans doute
parce que, façon de dire sans concession, droit à la cible, sourde
à toute visée d’“explication”, en somme uniquement concernée
par l’immédiate saisie de la vision, seule la poésie donne voix,
donne forme à l’impérieux sentiment d’urgence » (PD : 27-28). Le
poète avoue que « celui qui s’y confie n’est jamais sûr de rien »
(CP : 9) – renvoi ultérieur à la gnose – et qu’il ne fait qu’accepter
« la plus grande fragilité de son être » (CP : 9). Comme on l’a
constaté, la fragilité, à l’instar de la faiblesse, rassemble tous les
individus et les convie à une dimension affinitaire où l’amour
joue un rôle déterminant. « Le poème annonce le versant de
l’amour 2 » (EPN : 26), nous révèle le « je » d’Éclats de la pierre
noire d’où rejaillit ma vie :

1. Dans Témoin nomade, l’auteur affirme : « La gnose est acte de


savoir intérieur, endogène. Intégration en mouvement de tous les faits
de conscience en un centre si irreprésentable » (TN : 71).
2. « La poésie n’a rien à voir avec tous ceux qui baisent le cul de la
machine à chier de l’argent […]. La poésie a tout à voir avec l’acte
d’amour consommé par tous les corps-esprits », déclare le sujet du
Prince de Sexamour (PS : 294).

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LA POROSITÉ AU MONDE

Ce que je sais en fin de compte


c’est peu et c’est vaste.
D’anciennes paroles reviennent,
celle de l’apôtre :
si je n’ai pas l’amour
je ne suis rien (IFM : 28).

Cette strophe recèle une ambiguïté liée à la traduction des


paroles de Paul (première épître aux Corinthiens, 13 : 2) et, en
particulier, du terme amour. Le mot grec originel, agapé, signifie
« bienveillance, affection ou amour fraternel » ; celui-ci ne devrait
pas être confondu avec le terme phileo, qui fait également réfé-
rence à l’amour fraternel, mais dans un sens plus large. Phileo
exprime l’amour de l’homme en général, d’où l’idée de philan-
thropie. Selon Réal Gaudreault (pasteur), il n’y a rien de plus fa-
cile que d’aimer le genre humain, car ce type de sentiment n’im-
plique aucun geste concret. Ce genre de réflexion semble se
situer dans le sillage de la pensée de Chamberland ; l’amour, le
respect pour l’autre, pour ce quelqu’un en particulier, différent
et pourtant affin dans sa peau d’humain, constitue le geste
concret qui caractérise les relations se consumant dans
l’immanence.
C’est, en effet, ce lien affinitaire qui est mis en valeur par la
poésie. Le passage suivant en constitue un exemple : « Je me
creuse jusqu’à toi. / Le poème survit à l’étroit » (ASAT : 80). Au-
delà de la reprise d’un vers de Celan, repris également par Brault
dans Il n’y a plus de chemin (« Je me creuse sur place ; jusqu’à
toi, qui n’existes pas » – 1990 : 57), ce distique se révèle dense du
point de vue de la signification. Tout d’abord, il y a un « je » et
un « toi » ; cette présence double suppose un voyage, une desti-
nation, mis en évidence par la préposition « jusque ». Le verbe
pronominal explicitant l’action du sujet, se creuser, implique ap-
paremment un approfondissement du sujet dans le tréfonds de
soi-même. Ici, il n’est cependant pas question d’un mouvement
endogène visant à l’exclusion d’autrui, mais bien au contraire,
d’un cheminement, d’une découverte que le sujet réalise par

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

l’intermédiaire de l’autre. Le mouvement du « je » vers le « tu »


s’effectue dans la profondeur d’un terrain aussi bien personnel
que commun grâce à un moyen nommé clairement, la poésie.
Le verbe survivre à est riche en implications : comme la section
« Le dernier poème » d’Au seuil d’une autre terre le met en valeur,
la poésie demeure en vie après l’étroit, après l’immonde, elle
résiste à une situation existentiellement contraignante dominée
par le totalitarisme du langage et par les langues de bois. Une
telle hypothèse exégétique trouve une confirmation dans cet ex-
trait tiré du Courage de la poésie :
La puissance de la poésie, c’est de donner accès, en plusieurs,
au même intime espace ; ainsi de faire communiquer l’intime
de l’un avec l’intime de l’autre. Par la médiation du fragment
élu, grâce à la résonance affinitaire qu’il dispense, au bénéfice
du plus exigeant besoin spirituel (CP : 15).

Toutefois, un doute surgit : cet espace de l’intime est-il « effecti-


vement le même en tous ? » (CP : 15). La réponse immédiate suit :
De l’intime à l’intime, par le relais du poème, ce qui est com-
muniqué l’est par ce que j’ai appelé résonance : il n’est pas
indifférent que ce qu’on appelle poème, quelle que soit sa
facture […] soit un mètre vibratoire scellant un amalgame
symbolique. Une sorte de délectable et consistant ébranlement
nous lie (CP : 15).

Ici, l’isotopie (« résonance », « mètre vibratoire », « amalgame »,


« ébranlement ») relève clairement du domaine sensoriel, intuitif ;
elle met en relief l’écoute, l’ouverture réciproque des partici-
pants à ce lien. En effet, l’élément rationnel semble être exclu de
ce processus, et ici, par élément rationnel, je renvoie à la raison
raisonnante, à la spéculation visant à trouver une finalité prag-
matique au geste posé. Écrire un poème, c’est se mettre en che-
min vers l’autre et battre ainsi la piste de la sympathie, c’est-
à-dire la piste de l’affinité, de la ressemblance et non pas celle
de l’égalité illusoire des sentiments.

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LA POROSITÉ AU MONDE

« Un poème, s’il est un vrai poème, n’aurait-il aucune teneur


explicitement civique ou politique, tient tête à l’immonde ; et
son obstination peut fort bien se raffermir dans le murmure »
(NB : 163-164). Cependant, comment le poème peut-il tenir tête
à l’immonde, comment peut-il résister et ainsi déjouer l’idéolo-
gie, « l’illusoire, fausse réconciliation de l’universel et du parti-
culier dans un monde qui en est la contre-façon obscène et
catastrophique » (Chamberland, 1986a : 74) ? L’une des réponses
possibles émane de ces vers :
Il nous faudrait, avant que tout ne disparaisse, le temps
de tout nommer à nouveau, comme au commencement
dans le Jardin.
Mais nommer, nous ne le pourrions
que depuis le silence de ce qui ne ment pas.
Alors serait le Poème.
Alors serait la Terre (IFM : 9).

L’action de « nommer à nouveau » suppose deux choses intime-


ment corrélées. Premièrement, un acte d’initiation : le fait de dé-
signer une entité par son nom signifie lui donner la vie, la faire
exister. Deuxièmement, et là je m’arrête à la locution adverbiale
« à nouveau », l’acte de renommer suggère que le langage utilisé
de nos jours est désormais piégé, intoxiqué et, par conséquent,
qu’il nous renvoie l’image d’une réalité faussée qui a perdu tout
contact avec la Terre, c’est-à-dire l’origine, les racines. « Le devoir
de la poésie est de recueillir le plus tendre secret de la vie » (RM :
159 et 178), nous confie l’auteur, affirmation qui apparaissait
déjà en 19811 dans Le courage de la poésie. Au poète,
dans l’exercice farouchement non servile de l’écriture, […]
[revient] de préserver, au bénéfice de ses contemporains, la
ressource d’une langue, et d’un parler, qui ait la vertu de

1. « La poésie recueille, préserve, ravive, d’habitude dans un fort


isolement, ce qu’il y a de plus précieux et aussi de plus méconnu, me-
nacé dans la communauté » (CP : 10).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

déjouer, de percer à jour, comme en se jouant, les façons de


l’immonde […]. Et, du coup, de défendre l’héritage du monde,
qui nous a précédés et qui nous survivra (NB : 166).

Avant d’approfondir la thématique du « parler juste » et celle du


rôle du poète, il faudrait se pencher sur l’expression « nommer
depuis le silence » qui empreint de son ambiguïté le poème sus-
mentionné. Quelle est la signification de cette expression qui
m’a longtemps intriguée et dont je n’arrivais pas à interpréter les
signes sporadiques disséminés dans les textes de l’auteur ? Il
s’agissait d’une vraie lance plantée dans ma chair, d’un point
d’engorgement, comme le dirait Lavagetto. La réponse m’est
venue directement de Chamberland lors de sa participation à
l’initiative Paroles sous le signe de l’amitié, rencontre entre le
poète et son interviewer, Jonathan Lamy. Comme l’auteur le
souligne, l’acte de nommer, dans sa pureté initiatique, échappe
à toute forme d’expression explicitée par un sujet totalisant,
maître de sa raison, qui s’exprime par des tournures telles « je
pense que…, je crois que… ». Autrement dit, le sujet, avant de
nommer, devrait adopter une posture de silence, dans laquelle
l’écoute de l’autre prime. « Je t’écris : j’écris. Je ne pourrais me
passer de ton écoute. Car mes propres mots me reviennent en-
tendus par toi1 », avoue le sujet d’Au seuil d’une autre terre
(ASAT : 10), ce qui met en valeur la notion de co-énonciation
adoptée par le poète. C’est dans cette écoute que le « je » génère
des mots qui sont éprouvés dans sa propre chair d’humain, dans
la nudité de sa vie :
Il arrive parfois au cours
d’un entretien que, moins qu’une phrase,
déliés, heureux, des mots font entendre
la voix humaine avec une telle justesse
que pour un instant s’y résout en un seul accord

1. Pour ce qui est de la notion de coénonciation, voir l’introduction


de ce chapitre.

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LA POROSITÉ AU MONDE

le chaos de fureur et de bruits que nous appelons


la vie1 (IFM : 24).

Ce qui loge au cœur du poème, c’est la résonance de cette voix


humaine juste, réparatrice, ayant le pouvoir d’accorder la confu-
sion de la passion, de la folie et de la colère démesurées carac-
térisant cette existence dépeinte, ici, comme une fosse de l’enfer
dantesque. L’hyperbate du troisième vers rehausse la valeur des
mots « déliés, heureux » qui font résonner, avec justesse, la voix
humaine. Il s’agit d’un moment fugace (« pour un instant ») qui se
consume dans l’exiguïté du dire (« moins qu’une phrase ») et qui
survient de temps à autre.

PARLER JUSTE : LES ORIGINES DU POÈME

Il serait intéressant maintenant de se pencher sur la notion


de « parole juste » présente dans plusieurs textes de Chamber-
land2. Quelle est, en effet, sa valeur ?
La justesse est la première exigence du poème, elle consiste
à refuser le beau style, les vers ronds et ciselés, elle n’a rien à
voir avec le perfectionnisme, l’élaboration formelle exacerbée,
les jeux rhétoriques funambulesques, la « boursouflure » surve-
nant « quand le style fait des bulles qui s’amusent à crever la
surface des phrases » (Brault, 1996 : 122). Le dire juste se situe
sur le versant d’une parole porteuse de vertige et de jubilation,

1. L’alexandrin du début, avec une césure placée canoniquement à


l’hémistiche (« Il arrive parfois / au cours d’un entretien »), enjambe le
vers suivant et donne le rythme à toute la strophe au moyen d’une
allitération du r.
2. Notion capitale, entre autres, dans la réflexion que poursuit
Brault sur la poésie. Pensons, par exemple, à Au fond du jardin : « Le
temps va réparer le temps. Peut-être. Tout ce qui compte pour l’instant,
c’est la justesse, rien d’autre ; grain de sable sur un lit de vase. Une
femme confie à son amant : “Nous aurons été heureux.” Ce futur
antérieur dispense du reste qui n’est que discours. Telle est la justesse.
Impitoyable d’abord au plaisir d’écrire » (1996 : 12).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

tellement épurée qu’elle peut culminer dans le fragment et le


balbutiement. D’après ce qu’on a constaté, il arrive à la poésie
de Chamberland d’être discursive, prosaïque1, d’utiliser des
énoncés univoques se fondant sur la « simple parole humaine »
(ASAT : 10) ; par là, elle puise aux sources de l’oralité, ce qui
n’empêche pas un travail poétique qui se tisse subtilement, en
filigrane, dans une tension constante vers une langue qui essaie
de retrouver la justesse originaire d’une parole appartenant à la
Terre. Il s’agit d’une langue qui, d’après Brault, retourne « à la
misère primitive des mots » (1996 : 101).
En effet, si l’on remarque, dans la poésie de Chamberland,
le jeu des sonorités et des répétitions, l’attention portée au
décompte syllabique (équilibre des vers, emploi de certains
alexandrins), l’utilisation modérée de quelques figures rhétori-
ques (épanalepse, hypallage, hyperbate, métaphore, métonymie
et synecdoque) ainsi que la récurrence de l’apostrophe, héritage,
« chose commune de la poésie lyrique » (Vadé, 1996 : 18), il
convient de constater que cette recherche de traits poétiques se
déploie en sourdine, dans la modération et la discrétion des ges-
tes menus, des accords invisibles. Le dénuement et le dépouil-
lement linguistiques ainsi que le prosaïsme sont choisis, voulus,
souhaités par l’écrivain. D’ailleurs, « […] de quoi aurait-il l’air, / le
dernier poème ? » (ASAS : 102). Voici une question capitale que
se pose le sujet énonciateur d’Au seuil d’une autre terre, à
laquelle il répond :

1. Cette disposition à l’égard du prosaïque se concrétise sur le plan


formel dans le refus du funambulisme de la versification. Le prosaïque
signale également « une distance prise à l’égard du noble et de l’élevé
[…] et un engagement résolu du côté du quotidien, du banal, du vul-
gaire, sources d’une autre poésie » (Bernier, 2004 : 30). Comme Frédéri-
que Bernier le remarque dans son essai consacré à Brault, « le souci du
prosaïque, de l’éphémère et du quotidien sont autant de dispositions
que Brault partage avec une certaine modernité, celle de Baudelaire et
de Rimbaud, mais aussi de Verlaine » (2004 : 43). Chamberland partage
aussi ces dispositions.

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LA POROSITÉ AU MONDE

D’une pauvre chose


– il le devrait ! – à peine audible,
à peine intelligible. Car quels mots
pourraient dire.. ? – Non, ce poème-là
ne serait pas de ceux qu’amoureusement défend la page
avec son blanc (ASAT : 102).

Il est tout à fait clair : ce poème-là ne sera pas le fruit d’une


recherche esthétique des formes neuves, d’un jeu audacieux de
sonorités aboutissant à des contenus impénétrables ; il ne corres-
pondra pas à l’objet artistique enchâssé éternellement dans la
pureté et le désespoir de la page blanche (comment ne pas saisir
ici des échos mallarméens ?). Murmure, balbutiement, il survivra
dans la pauvreté, dans l’indigence.
Tordu, déchiqueté, le fil
de l’écriture se hérisse en barbelé
de cris (ASAT : 103).

Cette superposition de deux univers sémantiques, celui de l’écri-


ture et celui de la guerre, est rendue par ces barbelés dont les
fils pointus et acérés inscrivent dans le poème les cris aigus de
la souffrance humaine. Un tel acquiescement à la frugalité de la
langue, frugalité qui peut frôler le scatologique, l’organique,
comme en témoigne d’ailleurs le poème suivant, devient alors
un atout, une force capable de contrecarrer le discours ambiant :
Là, sur la page,
cette chiure d’encre
parmi les mots exterminés
respire encore (ASAT : 103).

À vrai dire, le combat, abandonné par Chamberland sur le


plan de l’engagement politique, demeure actif et pugnace sur le
terrain de la langue. « “La Poésie ne rythmera plus l’action, elle
sera en avant” » (RM : 55), affirme-t-il, en citant la lettre qu’Arthur
Rimbaud envoya à Georges Izambard le 13 mai 1871. « Écrire, si
peu que ce soit, est déjà trop, puisque depuis longtemps nous

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

avons dépassé tout langage – écrire ou parler, encore un moyen


de défense, l’ultime », avoue le « je » lyrique d’Éclats de la pierre
noire d’où rejaillit ma vie (EPN : 67). La poésie sera alors « une
source indispensable pour armer […] la résistance » (Pozier,
2001 : 9), écrit l’auteur qui, en poursuivant sa déclaration, actua-
lise la phrase de Gaston Miron, qui voyait dans les poètes ceux
qui montent la garde du monde. La stratégie scripturale à adop-
ter est celle de l’épuration, de la soustraction, de la méfiance et
de la vigilance : il faut arracher la langue aux mystifications, ne
laisser rien passer qui aille dans le sens de la facilité, de la réité-
ration d’expressions « non pensées », découlant des clichés que
l’on respire dans l’air du temps. « Écrire consiste en grande partie
à éliminer des scories, des facilités de langage » (PD : 76). C’est
la lutte contre le discours diffusé par les médias. Celui-ci est
mensonger parce que les mots dont il se sert ne sont pas
éprouvés face à la réalité et à la dignité de l’être humain ; ils re-
présentent l’image patente d’une volonté délibérée d’obnubiler
notre conscience. La voix de Chamberland confère à la poésie
la capacité de réactiver les valeurs traditionnelles : « Le principe
de réactivation des valeurs traditionnelles […] ne peut être trou-
vé que dans la conscience vivante de notre temps. Celle des
poètes et des voyants » (RM : 43). Les vers qui suivent sont
éclairants :
Dévastée pourtant limpide
telle serait la seule parole de la poésie
à la fin de la terre.
Est-ce possible ? (IFM : 9)

Ce quatrain à la facture presque télégraphique recèle une oppo-


sition. La conjonction adversative « pourtant » ainsi que l’adjectif
« seule » manifestent l’existence d’une parole poétique limpide,
c’est-à-dire dégrisée, épurée, découlant de la lutte que le poète
a engagée contre la parole ambiante. Les marques de la dévasta-
tion participant de sa facture, elle renferme la désolation de la
terre et de ses ravages. Par rapport à cette parole dégrisée,

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LA POROSITÉ AU MONDE

Chamberland avoue l’influence que l’œuvre de Celan a eue sur


sa pensée :
Les dernières années, l’œuvre de Paul Celan a été détermi-
nante pour moi. À mon avis, c’est à travers cette œuvre-là que
l’enjeu de la poésie s’éprouve, c’est la pierre de touche. J’y
vois l’exigence d’un dire parfaitement dégrisé, qui assume la
dévastation de la terre, la destruction et le risque d’anéantisse-
ment de l’humanité. Je veux éprouver à fond, comme dans un
creuset, le noyau d’humanité et ce qu’il aurait d’indestructible
anticipant une sorte de résistance planétaire sur tous les plans.
L’épreuve est celle d’un sujet individuel solitaire, certes en
connivence avec d’autres, pour faire entendre une parole as-
sumant le face-à-face avec la destruction (Pozier, 2001 : 9).

On pourrait se demander comment se forme cette parole qui


assume le face-à-face avec la destruction. En d’autres mots, d’où
surgit-elle ? « Un poème ne semble venir que par accident » (IFM :
9). Voici le constat, apparemment impersonnel et privé de tout
oripeau, que le « je » d’Intime faiblesse des mortels nous livre. « Un
poème n’arrive que par accident disant la nudité du sujet qui
parle, la finitude fondamentale de l’homme » (Pozier, 2001 : 10),
avoue Chamberland en nous renvoyant directement à la notion
de nudité natale. L’idée du poème qui naît d’une façon acci-
dentelle, presque par inadvertance, revient dans ce recueil et se
précise : « Il arrive au poème de surgir du journal » (IFM : 23).
Un poème se manifeste par accident, dans une situation tout
à fait ordinaire, mais plus précisément encore, où surgit-il ? « Là,
dans la rue, le poème se forme instantané selon l’imprévisible
filé de ses figures » (DPC : 48), nous avoue le poète qui, dans
l’entrevue avec Pozier, précise ce concept : « Une sorte d’absolue
instantanéité est déterminante dans la poésie, lieu où éprouver
de tout son être le discours, la spontanéité, ce n’est pas cepen-
dant écrire n’importe quoi » (2001 : 9). Les mots, épurés, doivent
être intimement ressentis dans sa propre chair d’humain pour
qu’ils puissent former la trame du poème, trame qui, tout en

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

étant le fruit de l’instantanéité, est tissée par cet « imprévisible


filé », c’est-à-dire le fil unique employé pour le tissage.
Le seul poème qui tienne
parle depuis la rue
dans la bouche d’un indigent (ASAT : 80).

Ce constat clair est scandé par l’allitération de la bilabiale p sou-


lignant le fait que c’est la poésie qui parle et non pas le poète
(métonymie). Cette poésie, tout en s’inscrivant dans la person-
nification de la langue, semble être dépouillée des éléments
personnels qui la confinent dans l’univers d’un sujet unique ; en
effet, elle parle depuis la rue dans la bouche d’un indigent et
non pas par sa bouche. À quelle signification cette expression
renvoie-t-elle ? Peut-être au fait que les paroles qui résonnent
dans cette cavité risqueraient de demeurer inaudibles. Cela
pourrait être confirmé par la réflexion de Chamberland sur le
manque d’écoute, l’indifférence affichée par la société contem-
poraine à l’égard de la poésie. Celle-ci parle au nom de l’indi-
gent, de la personne qui manque de ressources, de l’être réduit
à sa nudité natale, à son inéluctable précarité, de celui qui, ano-
nyme dans l’humiliation, « souffre et supporte l’abjection dans
chacun de tous les hommes » (PD : 239). Il faudrait, d’ailleurs,
préciser la signification du verbe « tienne » (et de son ellipse) ;
pour ce faire, lisons le vers qui précède ce tercet : « Le cours du
monde a été détourné par des autistes » (ASAT : 80). Ici, il est
question de tenir tête aux autistes, de résister à l’immonde.
Le poème parlerait alors au nom d’un autre, affin et divers ;
ce sont les mots de Celan, ceux du Méridien, qu’utilise Cham-
berland pour donner corps à cette idée :
Je pense que c’est depuis toujours une espérance du poème,
de parler, avec ce langage justement, comme si c’était d’ail-
leurs – non, je ne veux plus utiliser ce mot désormais, –
comme si c’était au nom d’un autre – qui sait, peut-être au
nom d’un tout autre (1990c : 47).

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LA POROSITÉ AU MONDE

La parole qui se déploie dans le poème n’est pas l’expression


d’un sujet propriétaire de son discours, maître de sa raison. Elle
existe dans l’échange avec l’autre, dans l’appel que lance l’autre
et qui rend fructueuse toute démarche poétique. « Écrire c’est
alors répondre à la con-vocation du tout autre. Le poème a lieu
“dans le secret de la rencontre”, qui nous fait être en (un) dia-
logue » (Chamberland, 1990c : 49).
Cette façon de rencontrer autrui dans le secret de la con-
vocation implique une relation d’intimité, une porosité mutuelle
qui, dans le cas de Chamberland, se réalise très rarement dans
un espace autobiographique1. Je rappelle que lorsque l’auteur
commente la poésie de l’intime, il affirme clairement que celle-
ci ne renvoie pas nécessairement à l’autobiographique, mais plu-
tôt au rapport de proximité à soi et aux choses2. Remarquons
que dans Intime faiblesse des mortels et Au seuil d’une autre
terre, à titre d’exemple, la description joue un rôle secondaire et
que la remémoration ainsi que l’évocation, marques typiques de
l’autobiographie, ne sont pas présentes.

LE POÈTE

Jusqu’à maintenant, on n’a abordé qu’indirectement la figure


du poète ; on a vu qu’aux yeux de Chamberland, le poète sauve-
garde la langue et représente également le résistant, l’éclaireur,
celui qui est « acculé à la dissidence, parce que la possibilité
même de la poésie est intrinsèquement celle d’un langage libre,
d’une parole non asservie » (NB : 162). Porteur de la libre parole,
il l’emploie pour « chanter et raconter le monde aux mortels,
pour préserver la mémoire du monde et en renouveler l’hori-

1. Dans les œuvres de Chamberland, surtout au début de sa pro-


duction poétique, on trouve sporadiquement des éléments manifeste-
ment autobiographiques. À mon avis, les derniers recueils, comme
Intime faiblesse des mortels et Au seuil d’une autre terre, font preuve
d’une tentative d’éviction des éléments autobiographiques.
2. Voir l’entrevue avec Pozier (2001).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

zon » (NB : 163). Aède contemporain – je rappelle qu’aidos en


grec signifie « chanter », « il appartient au monde comme si le
monde pouvait dire qu’il a son homme 1 » (NB : 61). Toujours
dans En nouvelle barbarie, Chamberland précise cette affirma-
tion : « Ce qui fait la distinctive parole du poète, le chant, vient
de ce qu’il répond au monde comme celui qui lui appartenait.
C’est en cette disponibilité, cette attention, cette écoute, ce “dé-
diement”, que le monde est humain » (NB : 61).
Le poète considère le chant comme la seule voix atempo-
relle capable de transmettre la douleur aux survivants :
À la fin de la terre
un chant s’élève et passe
au-dessus des charniers.
Formé de tous les chants qu’ont inventés les hommes
depuis les siècles les plus lointains,
il passe et repasse inlassablement
loin au-dessus des victimes,
dont il a recueilli la plainte en l’arrachant
à l’abjection des entrailles
pour n’en plus faire entendre
que la limpide douleur
– inoubliable au cœur des survivants (IFM : 27).

Ce poème, qui relate une imprédictible fin s’avérant dans un


futur indéterminé, est également porteur d’un espoir de survi-
vance. L’isotopie qui le traverse (« entrailles », « cœur », « douleur »,
« charnier », « survivance ») fait appel à la résonance affinitaire
liant tous les individus2. Il s’agit d’un chant atemporel chargé de

1. Voir également Chamberland (1993 : 96).


2. À l’intensité de son contenu correspond une texture formelle éla-
borée. Le tercet qui précède le neuvain est constitué de trois vers
hexasyllabiques dont le rythme est scandé davantage par le chiasme
phonique des fricatives (deuxième et troisième vers, croisement du ch
et du ss). Le neuvain s’ouvre avec un alexandrin (formé de tous les
chants / qu’ont inventés les hommes) précédant tant une allitération du
p qui se prolonge jusqu’à l’avant-dernier vers que la suite du jeu des

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LA POROSITÉ AU MONDE

la lamentation des victimes, mais également de leur protestation,


de leur doléance, de leur murmure, c’est-à-dire de plusieurs ma-
nifestations d’une certaine oralité. On revient ainsi aux origines
de la poésie lyrique, à la Grèce ancienne, époque dans laquelle,
d’après Yves Vadé, cette poésie n’est pas liée directement au
moi, mais « au chant, donc à la musique et à l’oralité » (1996 : 11).
La musique, dans le poème suivant, un air de Henry Purcell,
transcende toute limite géographique et temporelle et représente
les traces que le « je » lyrique laisse derrière lui :
Je serai défait.
[…]
Ne serai plus qu’un air de Purcell
emporté par le vent au-dessus
d’une Terre en friche (ASAT : 56).

Quoique le verbe défaire puisse avoir, de prime abord, une


connotation négative (battu, vaincu), je tends à lui attribuer la
signification qui désigne l’être « réduit à l’état d’éléments », c’est-
à-dire réintégré aux origines, à la Terre mère. Une autre ambi-
guïté figure au dernier vers : le constat que cette terre est en fri-
che, inculte, peut entraîner deux considérations opposées. Si l’on
interprète inculte comme « aride, désertique, infertile », on pour-
rait se faire une idée catastrophique de l’état dans lequel la Terre
baignera ; mais si, en revanche, on considère en friche comme
« ce qui n’est pas momentanément cultivé », on y décèle une ou-
verture, un certain espoir au sujet du destin de l’humanité.
Ce chant vagabond, qui ignore « les frontières entre les morts
et les vivants » (IFM : 46), « console / et distrait du souci obsédé
de gages » (IFM : 46) :

sonorités fricatives (ss, ch, j, s), celles-ci étant mises en valeur par la
rime couronnée à l’envers du troisième vers (passe – repasse : elle répète
la syllabe de rime).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

Tu vas au creux du chant,


là où l’intime se dérobe
et cesse d’être tien.
Expulsé aux confins
d’une Terre dévastée,
tu trouves là un trou.
[…]
Tu découvres, incrédule,
sous la gangue, un délicat
froissement de pétales.
Là le chant trouve un nid
que nul dévorateur n’atteint
car s’y broient toutes les forces (ASAT : 23).

Dans la métaphore du premier vers, l’utilisation de l’adjectif


« creux » (vide, vide intérieur) pourrait renvoyer soit à l’absence
d’un lieu précis d’appartenance, le chant est vagabond, soit au
fait que le vide contient le silence, condition primordiale pour la
naissance du chant. Comme on le voit dans En nouvelle
barbarie :
Le chant ne se reconstituerait pas autrement que dans le
silence. Chanter (écrire, penser), certes, on ne pourrait plus y
parvenir qu’à l’abri, dans la constante proximité du silence, et
sans cesse prêt à le réintégrer. Il convient de chanter avec
réserve à l’époque de la dévastation du monde (NB : 63).

Dans le poème, le premier tercet présente ce « tu » indéfini (dont


l’indétermination complète ressort, dans le recueil, grâce à la
présence d’une marque du féminin1) qui se dirige vers l’intime-
en-tout, notion dont on connaît désormais la prégnance ainsi
que la valeur. La troisième strophe, cadencée par un jeu de
sonorités palato-vélaires (c et g), contient la belle métaphore de
la gangue, cette substance qui entoure un minéral, une pierre

1. « La peur d’être coincée te tétanise » (ASAT : 79).

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LA POROSITÉ AU MONDE

précieuse à l’état pur ; dans ce cas, la pierre précieuse désigne


la Terre dans sa pureté originaire, celle-ci étant rendue par la
métaphore du froissement de pétales. La Terre est « là où le plus
intime se dérobe et se fond / en l’unanime rumeur des vivants »
(IFM : 10), nous rappelle le « je » d’Intime faiblesse des mortels. La
voix du poète, le chant, y trouve alors un nid1 (quatrième stro-
phe), c’est-à-dire un abri vital où les oiseaux donnent la vie à
leur progéniture. C’est ici alors, dans ce silence originaire où l’in-
time de l’un se fond en l’intime des autres, que naît le chant ini-
tiatique du poète : « Ce monde va finir, il ne faut pas l’oublier »
(NB : 53), nous rappelle l’essayiste, « ce monde va finir et déjà
l’artiste s’en retire. Non pas vers un autre monde. L’artiste se re-
tire ici, dégage, dans l’ici, un ailleurs » (NB : 53).
Quant à la deuxième strophe, elle renferme un concept dé-
terminant : celui qui évoque l’image de la vie étrangère, principe
capital du gnosticisme de Jonas, dont la pensée philosophique a
directement inspiré Chamberland. La vie étrangère définit une
condition existentielle dans laquelle l’individu se trouve jeté
dans un monde où il se sent isolé. Il se perçoit comme un étran-
ger puisqu’il est soit contraint à vivre dans une habitation étroite
et infestée de plusieurs maux (il s’agit de la métaphore de la so-
ciété technototalitaire), soit éloigné de la transcendance2. Dans
le cas précis d’Au seuil d’une autre terre, la notion de la vie vé-
cue dans une demeure insalubre est rendue par l’image du
« corps contrarié » (ASAT : 50) dans lequel on est reclus, ainsi que
par celle de certains lieux d’enfouissement comme « l’obscur ca-
veau » (ASAT : 58) ou encore le « trou » (ASAT : 80) où chacun se
retire dans une espèce de claustration. Toutefois, le « tu » trouve,
envers et contre tout, un abri, aux confins de cette planète.

1. Je tiens à souligner qu’il n’est plus question du « trou » de la


deuxième strophe, mais plutôt d’un nid, c’est-à-dire d’une image vitale
(remarquons également l’isotopie qui unit les oiseaux au poète : le
chant).
2. « Je suis un étranger en ce monde, sur cette terre, et je dois retrou-
ver ma patrie véritable », affirme le sujet de Témoin nomade (TN : 96).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

TÉMOIGNER

On a vu que « l’artiste se retire ici, dégage, dans l’ici, un ail-


leurs » (NB : 53). Dans cet ailleurs, représenté par les « abords où
le monde […] s’est retiré » (NB : 63), le poète, lucide et dégrisé,
éprouve dans sa chair l’appel de la responsabilité ; ce sont les
paroles de Philippe Haeck (Partir du plus simple) que Chamber-
land cite dans Compagnons chercheurs pour décrire une telle
prise de conscience :
Tu n’es plus capable de fermer les yeux. À côté des hommes
des femmes sont abrutis dans des usines, des enfants dans des
écoles, des pauvres dans des prisons, des fous des folles dans
des asiles, des malades dans des hôpitaux, des vieux des
vieilles dans des hospices. Tu as ouvert les yeux, tu as vu que
tu ne pourrais plus les fermer, que l’amour était rare (CP : 25).

Au nom de cet amour rare, au nom d’une telle humanité, le


poète défend l’héritage de la planète, monte la garde du monde
et essaie de réactiver les valeurs traditionnelles piétinées par
l’avancée de l’immonde. Il entreprend alors la démarche de té-
moigner « et [de] parvenir à retransmettre, comme on peut – rares,
morcelés, déconcertants, qu’importe – les signaux parvenus d’un
au-delà de ce temps d’agonie et qui est la patrie humaine réap-
propriée » (RM : 109). Lisons dans Intime faiblesse des mortels :
Comme une lampe qui ne doute pas de ce qu’elle peut
à donner sa lumière, dis-tu, Jaccottet,
nous qui n’avons que les mots et les savons légers
nous ne ménageons pas notre peine à recueillir en eux
la plainte du semblable. Qu’une fois seulement
ils portent d’un poids égal à ce qui nous écrase (IFM : 19).

L’invocation à Jaccottet, formulée par la modalité interrogative,


éclaircit la nature de ce « nous » présent dans les troisième et qua-
trième vers : il correspond aux poètes qui, au moyen de la méta-
phore de la lampe, sont connotés positivement : ils résistent à
l’obscurité ambiante et, en même temps, ils éclairent, ils sont les

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LA POROSITÉ AU MONDE

porte-flambeaux d’une société qui, marquée souvent par l’aveu-


glement (volontaire ou imposé), a besoin d’un peu de lumière1.
Leurs mots, légers puisque aériens et vagabonds comme un air
de Purcell, se référeraient également, grâce à la polysémie de
« savons » (accentué par la rime interne couronnée « avons »), au
lavage, à l’épuration de la langue. Leur légèreté contraste avec
la lourdeur de « ce qui nous écrase », concept qui a été laissé ici
dans l’indétermination. En effet, ces mots témoignent pour (et
non pas de) les vivants rendus par une synecdoque particulari-
sante. L’importance de la posture éthique ressort clairement dans
ce poème où le « nous » final, dégagé de toute marque subjective,
se réfère aux êtres humains tout court. Il s’agit en effet du désir
de répondre de ses semblables2 :
C’est la seule justice et de là,
pour celui qui dans ses mots
répond de ses semblables,
vient la seule justesse (IFM : 17).

À vrai dire, la parole juste (mise en valeur par un jeu de frica-


tives) demeure l’une des armes les plus efficaces afin de rendre
justice à ceux et à celles dont la douleur et « la détresse orphe-
line » (RM : 134) demeurent emmurées dans l’aphonie du silence.
« Témoigner, ne rien laisser caché de ce qui tue les vivants, rap-
peler l’empoisonnement des sources. Insister3 » (MOA : 13),

1. La métaphore de la lampe renvoyant à la résistance (ASAT : 36)


a été analysée dans les pages précédentes (voir la section « Résister au
nom de l’intime-en-tout »).
2. Ici, j’utilise sciemment le terme désir et non pas nécessité dans
une pure acception lévinassienne. Dans Extrême survivance, extrême
poésie, le poète affirme être devenu le sismographe de la torture
universelle.
3. Dans Une politique de la douleur, Chamberland met en évidence
la posture que le sujet singulier assume lorsqu’il est appelé à supporter
« la confrontation avec le réel […] d’où surgit désormais une menace
d’anéantissement » (PD : 37).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

affirme péremptoirement le sujet du récit Marcher dans Ou-


tremont ou ailleurs. « Je ne pourrais me dispenser de la vérité du
témoignage » (RM : 13), constate l’essayiste dans Le recommen-
cement du monde. Passeur assigné à la tâche de témoigner, le
poète avoue : « Depuis longtemps je ne conçois pas pouvoir
écrire, surtout des poèmes, sans parler en témoin1 » (Soussana,
2001 : 22). Dans Une politique de la douleur, on lit :
Je suis dépouillé, du fait de l’imminence du danger d’anéan-
tissement, de toutes « qualités » sur l’appui desquelles je croirais
me distinguer des six milliards d’« autres ». C’est alors, et seule-
ment alors, que je peux commencer d’entendre sans m’en
accorder le mérite, c’est-à-dire selon la véracité du témoin
anonyme qui, en moi, inquiète mon ipséité, la protestation
d’humanité de quelqu’un. Ce quelqu’un-là est n’importe qui
parmi tous les autres. Mais bien aussi quelqu’un « en particu-
lier », et non une dérisoire fraction des grouillants six milliards
(PD : 249).

On retrouve ici un concept familier : celui de n’importe qui/


quelqu’un en particulier dont la voix est transmise par ce témoin
anonyme, ce « passeur » (RM : 134) « posté dans un ici-maintenant
contingent » (Soussana, 2001 : 22). Cet ici-maintenant renvoyant
à la concrétude et non pas à une pure spéculation philoso-
phique, le poète assume l’aporie sous-jacente à la notion de té-
moignage. Si, d’un côté, il parle au nom de son semblable, affin
et différent, se heurtant ainsi « à la paradoxale impersonnalité du
singulier » (Soussana, 2001 : 23), de l’autre, il ne peut pas se
soustraire à la trame subjective de sa vie. Autrement dit, il

1. « Mon seul interlocuteur est celui qui éprouve l’“anxiété plané-


taire” dont je fais souvent état dans mon essai. La rencontre entre l’au-
teur et le lecteur n’a pas lieu dans le partage d’opinions, mais dans la
volonté de parvenir au dire vrai de l’épreuve que chacun supporte et
assume à sa façon. La véridicité de la pensée ne peut être ici éprouvée
que depuis l’expérience singulière de sujets. Telle est la difficulté, tel est
aussi l’enjeu » (PD : 30).

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LA POROSITÉ AU MONDE

semble ne pas adhérer à la théorie selon laquelle la condition


testimoniale d’un sujet (qui, dans un instant pointu, occupe une
place unique et perçoit un ici-maintentant précis) devrait être
universalisable1. Le passage suivant, tiré d’Une politique de la
douleur, est éclairant :
Disant l’épreuve que je fais du réel, je ne dispose d’aucune as-
surance : alors que je tends au vrai, je n’oublie pas que jamais
la teneur de mon énoncé ne s’autonomisera en « contenu de
vérité » valant universellement. Ce que je dis ne peut être en-
tendu et reçu que par une autre subjectivité, elle aussi enga-
gée dans l’expérience singulière de sa confrontation avec le
réel. N’est avérable, ici, qu’un témoignage, dont on est en
droit d’attendre la véracité : l’autre, appelé dans sa singularité,
reconnaît ou non une correspondance entre l’expression « per-
sonnelle » de mon expérience et celle qui peut être à son tour
la sienne (PD : 38).

Ici, les termes correspondance et appel font partie d’une isotopie


majeure chez Chamberland : ils renvoient à la compréhension, à
la vibration affinitaire, à l’échange qui s’opère au sein de la simi-
litude différente unissant les êtres humains.
« Je lie la poésie à l’intimité, à la communauté, au savoir (la
gnose). Je veux enfin la lier à la prophétie » (CP : 16). De toute
évidence, cette affirmation constitue une synthèse remarquable
des principes qui, selon Chamberland, logent au cœur de la
poésie. Cependant, comment concilier cette phrase du Courage
de la poésie (1981) avec l’énoncé suivant : « Je ne suis pas en train
d’écrire des “prophéties”, ni mêmes des pronostics » (RM : 106),
tiré du Recommencement du monde (1983) ? Une telle contradic-
tion pousse à se questionner sur la valeur que l’auteur confère
au terme prophétie et sur le rôle que le prophète joue au sein du
monde contemporain. À mon avis, dans le cas de Chamberland,
il ne faudrait pas considérer le mot prophète selon son acception

1. Voir, à titre d’exemple, l’ouvrage de Derrida (1998).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

commune, qui renvoie soit à la capacité de révéler des vérités


cachées au nom d’un dieu dont on se dit inspiré, soit au pouvoir
d’observer certains signes afin d’en tirer des présages1. Ces atti-
tudes convoquent à l’évidence la figure du poète mage du
romantisme, celui qui, investi d’un pouvoir fusionnel, avait « la
prétention d’être une voix de l’univers, d’entendre et de parler
“le langage des fleurs et des choses muettes” » (Vadé, 1996 : 17).
De plus, comme le remarque Vadé, un autre « fondement du rap-
port romantique entre le poète et son lecteur est l’affirmation in-
sistante d’une nature humaine commune, impliquant les mêmes
aspirations, les mêmes espoirs, les mêmes angoisses, les mêmes
vices » (1996 : 22). Chamberland ne semble pas parler au nom
d’un dieu ou prétendre dévoiler des vérités occultées participant
à l’orchestration de l’univers ; il ne semble non plus pratiquer la
divination, c’est-à-dire l’interprétation des signes invisibles aux
yeux de ses semblables. En outre, il réfute la théorie de l’égalité
des sentiments et, comme on l’a vu, il préconise la notion
d’affin/différent. Dans son texte « Mutation : réversion » (RM : 37-
58), il voit en Rimbaud celui qui, après avoir renoncé à ses
attributs de mage et d’ange, se proclame paysan : « Je suis rendu

1. À vrai dire, on peut déceler cette tendance dans quelques textes


de Chamberland appartenant tant à sa première production qu’à la
période contre-culturelle. À l’occasion du vingtième anniversaire de la
revue Les Herbes rouges, en 1988, le comité éditorial avait invité une
quarantaine d’écrivains (qui avaient collaboré de loin ou de proche à la
revue ou aux éditions) à participer à un numéro collectif dont le thème
était le suivant : quelle écrivaine ou quel écrivain étiez-vous à vingt ans ?
Chamberland avait répondu avec un texte, « Être poète, c’est annoncer
l’Avènement », dans lequel on lit : « Faire naître, former le poème, c’est
un acte mystique, sacramentel et militant (le zèle de l’Apôtre). J’annon-
cerai ce dieu “plus jeune que les hommes” […]. Je veux que le feu du
Verbe soit propagé pour faire pièce à la bêtise et à la platitude : ce qui
fait écrire les poèmes exige aussi leur “publication”. Il convient que la
facture en soit énergique et que la vision épiphanise la grande image.
Que le Dieu vivant dépose sur ma langue le charbon ardent et que je
prophétise, comme Isaïe ! » (1988b : 30).

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LA POROSITÉ AU MONDE

au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étrein-


dre ! Paysan !1 » (RM : 39). Une telle destitution marque l’accep-
tation de la part du poète d’une fonction anthropologique : celle
de voir, de témoigner et de prophétiser.
Les signaux de la dénaturation de la planète, de la destruc-
tion des ressources naturelles, de la corruption de la libre
pensée et de l’avilissement de l’espèce humaine sont tout à fait
évidents et ne nécessitent pas qu’un geste divinatoire doive les
révéler. D’après Chamberland, le prophète est celui pour qui
l’exigence éthique coïncide avec l’exigence prophétique : la
résistance à la politique de l’immonde, le dire juste, la conserva-
tion, la préservation et la transmission des valeurs tradition-
nelles, le rôle d’éclaireur et de témoin représentent les traits
distinctifs du prophète contemporain. Celui-ci me rappelle, dans
sa posture éthique, les kataribe d’Hiroshima, ces gardiens de la
mémoire dont le témoignage constitue un encouragement à la
réflexion ; les images réveillées dans leur narration accompa-
gnent l’auditeur vers un espace où le silence, fruit de la douleur
et de l’indignation provoquées par l’évocation, fait naître le désir
d’une profonde transformation de soi-même et de son monde.
En effet, dans les derniers vers d’Au seuil d’une autre terre,
le sujet formule cette question :
Est-ce que les poèmes ne sont pas, eux aussi, des fruits de la Terre ?
Est-ce qu’un seul appétit ne presse pas tous les vivants vers cette
eucharistie
que peut donner une bouche d’homme ? (ASAT : 105)

Dans ce quatrain, modulé par une série d’interrogations, on


trouve plusieurs éléments capitaux : la notion concernant l’ori-
gine primordiale de la poésie (les poèmes sont des fruits de la
terre), l’idée de sa nature sacrée connotée par le mot « eucharis-
tie » et l’image de l’appât qu’elle devrait constituer pour tous les

1. Ici, Chamberland cite un extrait de Rimbaud tiré d’Une saison en


enfer.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

vivants. La métaphore de l’eucharistie, mise en valeur par sa


position isolée dans la strophe, rappelle la commémoration et la
perpétuation du sacrifice du Christ. De plus, étymologiquement,
eukharistia renvoie à l’accomplissement d’une action de grâce ;
il désigne également la communion, le partage du vin et du
pain, en d’autres termes, la Cène. La poésie sera alors ce partage
et le poète représentera cet homme, ce « Christ aux outrages »
(IFM : 44) qui, debout contre un pan de ciel vide, ne renonce
pas à sa spiritualité. À la lecture de ces vers, comment ne pas se
souvenir des mots de Levinas qui, dans Difficile liberté, rappelle
que le Messie, c’est le juste qui souffre, c’est celui (ou celle) qui
a pris sur lui la douleur des autres.
À la fin de cette analyse, on pourrait poser une autre ques-
tion : quels sont, en fin de compte, les éléments, les facteurs, les
comportements qui, dans la société contemporaine, incitent
l’individu à résister intimement au nom de l’autre ?

RÉSISTER AU RÉEL ÉNIGMATIQUE ET AU MÉDIATIQUE

LE RÉEL ÉNIGMATIQUE

Le réel, « devenu parfaitement énigmatique, résorbant toute


parole, toute pensée dans le bloc noir d’un inflexible mutisme,
s’impose au sujet qui y est confronté – absolument » (PD : 17),
constate catégoriquement Chamberland dans Une politique de la
douleur. Dans ce processus de perte de tout point de repère,
l’anthropos court vers la négation de soi et de l’autre exprimée,
dans les vers qui suivent, par la perte du visage, c’est-à-dire par
la dissolution de toute identité :
Quand, d’un Dehors changé en terrain vague,
en no man’s land, en astre mort
parce que personne n’y rencontre plus personne,
se dressera pour régner sur nous tous le parfait visage de
l’inhumain

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LA POROSITÉ AU MONDE

et nous n’y reconnaîtrons même plus notre propre visage


anéanti1 (ASAT : 98).

Ce terrain vague balayé par le vent de l’isolement et de la


solitude, cette terre se pulvérisant à l’instar d’un astre mort, mar-
quera la mouvance du règne de l’inhumain, accentué par le rejet
du cinquième vers et rendu dans la strophe par cette métonymie
du visage absolu et méconnaissable sur lequel toute trace d’hu-
manité a disparu. Le verbe dresser implique un moi assujetti à
cette instance dont la figure, dépourvue de tout trait d’humanité,
perd sa fonction de catalyseur. Dans les termes de Levinas, le
visage du prochain, d’un côté, neutralise la pulsion totalisante
du sujet en le sommant à sortir de lui-même, en le projetant dans
une dimension éthique (on parle d’un soi otage de la souffrance
universelle), de l’autre, il lui fraie un chemin vers la transcen-
dance. Dans le tableau brossé par le poème, ce contact fonda-
mental est perdu. Ce « réel démesuré » (NB : 141), en attaquant le
sujet brutalement, peut le faire suffoquer, l’emmurer et, par
conséquent, risque tant d’opacifier sa perception du milieu ter-
restre que de dégrader les valeurs dont il est le détenteur.
Cependant, « ce Dehors, qui s’impose à chacun de nous,
comme indifférence et fin de non-recevoir, par prévalence impé-
rieuse de l’administratif et du sécuritaire, de la pure logique
quantitative, c’est l’ensemble de nos relations en tant que
communauté, en tant que social-réel » (LM : 162). C’est dans la
désagrégation possible de nos relations en tant que collectivité
humaine que se renforce alors ce dehors anthropophage, pro-
duit indéniable de notre propre faute. Toutefois, le terme réel,
utilisé de temps à autre par Chamberland comme synonyme du

1. Dans « Café Sarajevo. À Osman et à ses proches », Chamberland


écrit : « Je n’aime pas devoir écrire ce que j’écris présentement. L’ac-
quittement consciencieux des tâches quotidiennes ou professionnelles
n’est plus l’acquittement consciencieux des tâches quotidiennes ou
professionnelles mais l’ingénieux entêtement à faire comme si n’avait
pas lieu l’avancée du non-humain, du grand dehors » (1995b : 23).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

mot dehors, mérite une analyse afin d’éviter l’ambiguïté séman-


tique qu’il pourrait générer. En fait, le réel et le dehors sont
souvent associés par le poète à « l’inflexible mutisme », à l’indif-
férence, à l’incommunicabilité, en d’autres termes à des facteurs
qui peuvent découler du comportement de l’anthropos, enraciné
dans sa condition humaine. Mais, le terme réel est également
employé comme synonyme de réalité, c’est-à-dire comme impli-
quant la contingence, le factuel, un lieu auquel l’homme fait face
constamment et indéniablement.
Un tel réel, opaque et insondable, semble perdre toute
connotation véridique et se confondre généralement avec la
fiction jusqu’au point où aucune limite perceptible ne paraît
séparer ces deux dimensions. « “La réalité dépasse la fiction”, le
réel est fiction(s). […] Nous vivons dans une fiction, qui va de
l’infime, l’anecdotique, l’instantané (l’immédiat) au mondial, le
simultané (le médiatique) » (1986a : 75), affirme Chamberland qui
poursuit ainsi : « Ce réel/fictif, c’est le réel en crise, arraché à la
transparence de la vérité (alétheia), emporté, fragmenté par la
catastrophe. Le réel est devenu, en tant que catégorie, tout à fait
problématique : la référence ne va plus aucunement de soi »
(1986a : 76).
On a vu que l’attitude souhaitée par Chamberland à l’égard
de cette réalité ne semble pas vouée à l’abstentionniste, même
si, dans les vers qui suivent, le portrait brossé du « nous » de-
meure défaillant :
Nous tâtons, manchots
et borgnes, vers des traces d’ailleurs.
Puis nous rentrons bredouilles,
otages consentants d’une réalité
que nous croyons plus sûre que les légendes
depuis longtemps assagies dans nos archives (ASAT : 65).

Cette strophe repose sur une série d’images contradictoires s’em-


boîtant les unes dans les autres. Ces « manchots » qui tâtent et qui
reviennent les mains vides sont, en même temps, des otages

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LA POROSITÉ AU MONDE

acceptant leur condition. Dans cette quête paradoxale d’un ail-


leurs qui renverrait à l’alétheia, dans une telle recherche menée
sans aucun outil possible, privés de notre butin, nous nous
contentons d’une réalité faillible ; fourvoyés, en proie à un demi-
aveuglement volontaire, nous n’utilisons plus l’œil qui nous
reste pour percer les secrets que les légendes avec leurs rêves
nous proposent. C’est seulement après coup, comme l’extrait qui
suit le montre, que nous nous rendons compte du piège tendu
par un pouvoir rendu dans le poème par la métonymie des
« vieilles grimaces » :
Le rêve n’admet pas de frontière.
C’est après coup qu’on s’aperçoit
que les mêmes vieilles grimaces,
postées partout comme des agents de sécurité,
se font passer pour le réel (ASAT : 55).

Ces vers, rythmés par les allitérations de la vibrante r et de la


bilabiale p, accueillent un couple d’antonymes placés au début
et à la fin de la strophe : le « rêve » et le « réel » intoxiqué. Le rêve
ici, commun à tous les humains, revêt une fonction aussi bien
révélatrice que salvatrice, car il nous lie à un héritage ancestral,
aux sources, « à l’eau vive / que nous portons au fond de nous »
(ASAT : 55).

LE MÉDIATIQUE

Toutefois, si « la frontière entre le réel et le “virtuel” semble


s’être estompée » (PD : 89), cela est dû également à un autre phé-
nomène porteur de fausseté : le médiatique, ce « grand Simulacre
hyperréaliste de la communication » (RM : 86), comme Chamber-
land le définit dans Le recommencement du monde. De toute
évidence, cette problématique est présente, en germe, dans les
premières œuvres de l’auteur, qu’elles soient en prose ou en
poésie. Dans le recueil Éclats de la pierre noire d’où rejaillit ma
vie, en 1972, on constate « à quel point la dictature de la commu-

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

nication […] est l’un des pires dangers que court l’humanité »
(EPN : 96). En fait, une certaine prolifération des images peut
amener les gens à ne plus être capables de vérifier la véracité
des informations, ce qui provoque la perte du sens de la réalité
et de la capacité de distinguer la franchise de l’imposture. Dans
cette sorte de mystification, dans cette société faussement trans-
parente, l’abondance informative risque de produire un effet
paradoxal : elle donne l’illusion à l’individu d’être averti alors
que sa vision devient de plus en plus imprécise et brouillée.
Selon Chamberland, « l’incommunication grandit. Parallèlement,
le simulacre de la communication se généralise » (RM : 86). Cette
thématique, abordée et corroborée, entre autres, par Gianni
Vattimo et Gilles Lipovetski1, demeure un point capital dans la
pensée de l’auteur qui décèle, dans la dérive médiatique, la
source d’une dramaturgie néfaste infestant la planète : « Elle
existe la dramaturgie dont je parle : les médias la fabriquent et la
reproduisent sans désemparer. Reportages ou fictions, la distinc-
tion s’amincit sans cesse, comme la couche d’ozone » (NB : 46).
La pollution médiatique semble pousser le monde vers une sorte
de vertige, « une pulsion dans le désordre. Ce désordre est
notamment celui des informations, qui malmènent destinateurs
et destinataires » (CP : 55), constate le poète dans Le courage de
la poésie, de 1981, en concluant en ces termes : « Tant que durera

1. Voir à ce propos l’introduction de mon étude, le texte de


Lipovetsky (2002) ainsi que celui de Vattimo (1990). La pensée de
Chamberland et celle de Vattimo semblent se recouper partiellement
pour ce qui est de la réflexion sur la transparence de la société contem-
poraine. Celle-ci, tout en étant caractérisée par la pseudo-limpidité de
l’engrenage médiatique transmettant en temps réel tout ce qui se passe
sur la planète, est paradoxalement porteuse d’une composante
d’opacité et de facticité qui sape la croyance en une société transpa-
rente. Dans l’entretien avec Gaudet, l’auteur affirme : « Le médiatique, en
même temps qu’il fait circuler des simulacres, ne peut le faire sans
impliquer un processus de transparence. Bien sûr, on va surenchérir
dans le simulacre et la dissimulation mais cela n’entame pas la logique
de la transparence. L’Iran Gate en est un exemple » (Gaudet, 1988 : 18).

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LA POROSITÉ AU MONDE

la dérive, la prolifération floculente des “informations”, l’Art sera


impraticable » (CP : 55).
« L’arrogante “réalité” des bulletins de nouvelles » (TS : 58), le
bavardage idéologique, espèce de « manœuvre de diversion soi-
gneusement reproduite par les média [sic] » (RM : 72-73), cette
« multiplicité proliférante des événements, des informations [ont]
pour effet d’anesthésier » (NB : 50) les téléspectateurs, de les ren-
dre insensibles aux pires abominations. Dans son livre Welcome
to the Desert of the Real : Five Essays on September 11 and Related
Dates, l’écrivain slave Slavoj Žižek livre une interprétation assez
intéressante de ce phénomène alors qu’il commente l’écroule-
ment du World Trade Center en 2001 et la réaction qui a suivi.
Selon l’auteur, cet effondrement nous a ramenés à la « réalité
vraie », en nous faisant comprendre que la réalité factice dans
laquelle nous vivons nécessite une vérification. Toutefois, le réel
qui revient prend encore la forme d’une autre apparence : puis-
que l’événement traumatisant du 11 septembre nous amène à af-
fronter l’impossibilité, ou la difficulté, de l’accueillir dans notre
réalité, nous sommes poussés à le considérer comme une appa-
rition angoissante, un cauchemar dont nous aimerions nous
réveiller1.
D’après Chamberland, une violence vicieuse s’insinue dans
le mécanisme médiatique ; cependant, « réelle ou médiatique la
violence conduit au même résultat : corruption psychique et
pétrification du cœur » (NB : 49). Paradoxalement et indéniable-
ment, les médias semblent détenir le pouvoir de « rendre divertis-
sante l’imminence de la “fin du monde” » (CC : 55). Insouciants,
[…] nous ne voulons rien savoir des conséquences.
Comme si on pouvait, juste en zappant,
ajourner l’incontournable échéance

1. Voir Belpoliti (2005 : 98-99). Le livre de Žižek dont Belpoliti tire


ces réflexions s’intitule Benvenuti nel deserto del reale, Roma, Maltemi,
2002 (Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, coll.
« Champs », 2005).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

qui nous cerne de toutes parts


depuis l’eau l’air et le sol empoisonnés (G2 : 240).

Ces vers, rythmés par des phonèmes nasaux, comportent la rime


suffisante conséquences – échéances (deux termes trisyllabiques)
significative : le « nous » en proie à « un consentement placide à
l’irresponsabilité » (RM : 16) se berce dans une sorte d’illusion
démiurgique se concrétisant dans la prétendue maîtrise de la
nature.
Postés devant l’écran, cette boîte noire où toute la réalité est
passée1, nous voyons défiler les images à une telle vitesse que
l’infime et le catastrophique, le banal et l’immonde peuvent pour
quelqu’un assumer la même valeur sous ses yeux qui regardent
sans voir, rivés à un ennui incurable.
Comme le souligne Michel Serres, l’un des effets causés par
la divulgation des tragédies hideuses, c’est l’angoisse la plus pro-
fonde qui conduit, comme dans la pure tradition aristotélicienne,
aux sentiments de pietas et de terreur. Même si cela peut paraî-
tre paradoxal, aussi bien l’état d’ennui dans lequel le spectateur
est immergé que la sensation d’angoisse qui lui serre la gorge
mènent au même résultat : une perte de lucidité, de vigilance par
rapport à la contingence, perte abhorrée par le poète. En outre,
le médiatique, avec cette profusion d’images, crée une sorte de
dépendance pouvant déboucher aussi bien sur l’anesthésie em-
pathique que sur une sorte de voyeurisme exacerbé et gour-
mand2. On fait face à une sorte de spectacularisation médiatique

1. Citation retravaillée tirée de L’assaut contre les vivants. Géogram-


mes II : « Tous ces écrans disposés dans le séjour familier multiplient les
failles par où les forces venues d’ailleurs passent dans notre monde :
morts-vivants, aliens, cyborgs intraitables ou golems, hommes-chacals,
hommes-hyènes, hommes-squales, prédateurs aux serres d’acier circu-
lent parmi nous » (G2 : 64)
2. Sur un ton de provocation extrême, Daniel Schneidermann af-
firme : « Nous avons un appétit morbide d’affrontements, d’écroule-
ments, de décombres […] nous sommes tous des ogrelets affamés de

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LA POROSITÉ AU MONDE

grotesque et pourtant insidieuse, comme en témoigne la citation


de Chamberland :
Le bégaiement de Celan…
L’ensevelissement du vrai…
La victoire posthume de Hitler, variante éducative : on a
mis le führer en fiches pour divertir les téléspectateurs
(1995b : 23).

Les trois premiers vers nominaux (si l’on ne compte pas le


contre-rejet « on a ») nous présentent tant l’occultation de la réa-
lité et l’altération de l’histoire (se concrétisant dans une sorte de
révisionnisme ludique) que l’avilissement de la poésie dont la
démarche heuristique peut encore conduire à ce que le poète
appelle l’alétheia, c’est-à-dire la vérité. Voici le constat amer pro-
noncé à l’égard de ce phénomène de consommation médiatique :
Ces noyés plongés tout vifs dans l’oubli instantané
que produit la spectacularisation médiatique de la mise à mort ;
cette écume formée de millions de corps et d’âmes
déracinés, infamés […] ce sont des vivants –
et la vie en eux n’est pas moins inviolable que
celle du consommateur « éclairé »
qui écarte le journal pour savourer distraitement
son café, ému par ce lumineux matin de novembre1 (G3 : 73).

Deux antinomies se concentrent dans le premier vers : des noyés


qui sont encore vivants et un oubli, fruit de la mémoire défail-
lante, qui en l’esquivant paradoxalement s’immédiatise (peut-on
oublier immédiatement les victimes d’un malheur ?). Ce huitain,
dont l’assonance du é et celle du i scandent les vers avec la
fricative s, contient plusieurs figures rhétoriques sous-tendant

ruines » (2003 : 233). Dans une autre perspective, celle de la photogra-


phie, voir Sontag (2002).
1. Comme nous l’avons constaté auparavant, la préoccupation de
la diffusion de cette insouciance délétère à l’égard des tragédies plané-
taires est ressentie également par Warren.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

l’apparente simplicité de ces vers. La métaphore marine filée


(« noyés » et « écume ») renferme un chiasme formé par le croise-
ment de deux isotopies : d’un côté l’univers du thanatos
(« noyés » et « mise à mort »), de l’autre, celui de la dictature de la
communication (« oubli instantané » et « spectacularisation
médiatique »). Le polyptote « vivants/vie » (mis en évidence par
les positions finale et initiale) accentue la valeur de cette vie
mortifiée. La mise à mort, en direct, est paradoxalement exécu-
tée sur des corps et des âmes que l’infamie a depuis longtemps
transformés en écume, substance inconsistante. De l’autre côté
de la barrière, un consommateur ironiquement éclairé, vivotant
dans une distraction endémique, est touché par la luminosité
d’un matin de novembre et non pas par les abominations qu’il
parcourt dans le journal. Dans Le froid coupant du dehors,
l’attaque contre ce type de société est évidente : « Médiatisé, le
rite de la boucherie mondiale travaille latent dans les transports
en commun » (G3 : 41).
Une question capitale surgit alors, formulée par l’auteur
dans Un livre de morale. Essais sur le nihilisme contemporain :
« Comment pouvons-nous supporter plus longuement ce ba-
vardage médiatique qui banalise l’extermination ? » (LM : 120). Le
jugement est sévère, l’observation, décapante et l’appel semble
sans recours. La conscience critique, salvatrice et insuppléable
dans le processus de mise en relation entre l’individu et le
monde, souvent ne suscite plus adhésion ; les intellectuels, pour-
vus de cet atout, de la même manière que Cassandre, ne sont
pas entendus ; et même si leur discours pouvait ouvrir une brè-
che dans le mur de l’indifférence, la réduction médiatique bana-
lise la prégnance de leur contenu :
Si la censure ne vise plus le discours critique en tant que tel,
c’est que la société de type technocratique/médiatique n’en
redoute plus l’effet. « Les intellectuels, on s’en fout, d’ailleurs
personne ne les écoute » […]. Par contre, si les résultats de
l’exercice critique trouvent l’occasion d’être communiqués
dans les médias, cette fois leur réduction est automatiquement

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LA POROSITÉ AU MONDE

effectuée par les processus homogénéisants, simplificateurs de


la logique médiatique1 (LM : 34-35).

D’après Chamberland, si cette logique, avec son pouvoir de ni-


vellement, amplifie, exalte les banalités, comme les événements
anodins de la vie d’une vedette du cinéma, en même temps, elle
simplifie ou minimise les événements planétaires dont la gravité
et la portée devraient nous secouer. Dans L’assaut contre les
vivants. Géogrammes II, l’auteur, en s’inspirant des mots de
Marguerite Yourcenar, met en évidence ce phénomène :
Le petit luxe barbare et excessif de femmes, d’hommes célè-
bres, comme les souliers de Madame Marcos, ou encore la
petite titillation sexuelle produite par la connaissance du
dixième mariage d’une star, tout ça semble intéresser davan-
tage les foules que le drame de la terre, de l’air et de l’eau
(G2 : 105).

RÉSISTER AU TOTALITARISME TECHNOGESTIONNAIRE


ET À LA NOUVELLE BARBARIE

LE TOTALITARISME

Le médiatique et le gestionnaire font partie intégrante de ce


que je nomme la technototalité, ou encore la société techno-
totalitaire. Par ces appellations, je laisse nettement entendre
que l’instance technologique détermine et règle désormais
l’orientation et le devoir de la société et de la civilisation (NB :
173).

1. Suzanne Jacob exprime les mêmes préoccupations à l’égard


d’une censure encore présente : « En 2003, on voit clairement que la
censure, sous couvert de n’importe quoi, est bien plus efficace que sous
couvert de quelque chose. Autrement dit, la censure de la Grande Noir-
ceur n’était rien si on la compare à celle que nous subissons aujourd’hui
sous couvert d’une ouverture au monde qui n’est que la béance
consommatrice dans laquelle s’engouffrer » (dans Morency, 2005 : 45).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

Cette affirmation péremptoire illustre bien la réflexion que


Chamberland prolonge principalement dans ses deux derniers
essais, En nouvelle Barbarie et Une poétique de la douleur, ré-
flexion qui, en mode mineur, traverse sporadiquement sa pro-
duction poétique depuis le recueil Extrême survivance, extrême
poésie. Un tel constat aussi tranchant que provocateur se pour-
suit dans ces termes. La menace d’un « technototalitarisme pla-
nétaire1 » (NB : 147) plane inéluctablement sur la société gérée
par des « faussaires de l’universel » (EA : 145), des « techniurges2 »
(NB : 74), et nous, de notre côté, « d’un calme de fer, nous
acceptons le complet achèvement de la putréfaction technoma-
térielle » (CC : 52). Une sorte de délire démiurgique traverse les
coulisses du technoscientisme3. Cependant, une telle affirmation
est contrecarrée par l’hypothèse selon laquelle seulement une
technologie dégénérée pourrait éventuellement donner des
fruits si néfastes. De ma part, je m’oriente plus vers la pensée de
Riccardo Petrella qui, sur un ton modéré, affirme : « La tech-
nologie a modifié la perception que nos sociétés ont du rêve, et
elles vivent de plus en plus dans la croyance que l’impossible
(“toute forme aujourd’hui d’impossible”) est possible, sinon im-
médiatement, sûrement à long terme » (2004 : 40). Selon Cham-
berland, « l’établissement du totalitarisme technogestionnaire

1. Chamberland écrit : « De quelle planète s’agit-il ? La technosphère


en train d’assujettir les consciences à la pure fonctionnalité de ses
opérations » (NB : 74).
2. Dans Émergence de l’adultenfant, on retrouve cette affirmation :
« Ceux qui pratiquent les expérimentations les plus coûteuses sur les
ressources dont dispose l’espèce humaine pour s’entretuer sont encore
honorés du nom de “chercheurs” » (EA : 30).
3. Alexander Lowen, dans Gagner à en mourir. Une civilisation
narcissique, relève ce phénomène en affirmant : « La technologie a
donné à l’homme moderne un sentiment de puissance qu’il n’a jamais
connue, lui a permis de croire au caractère réalisable de tous ses désirs,
de tous ses fantasmes » (1987 : 126). Dans ce contexte, l’auteur utilise le
terme moderne dans un sens assez large et indéterminé. Je lui attribue-
rais plutôt la signification de contemporain.

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LA POROSITÉ AU MONDE

apparaît probable à un signe : le fait qu’une forte majorité de


citoyens ont fait leur la morale des riches, qu’ils l’ont adoptée,
ce dont témoigne leur façon de vivre » (NB : 105). Consciemment
ou inconsciemment, nous sommes devenus, ou nous risquons
de devenir, les acolytes de cette « créature monstrueuse, car la
technique démultiplie ses pouvoirs. Monstrueuse en cela qu’elle
serait devenue aveugle, sourde, fermée à l’autre, parfaitement
enchaînée à la reproduction du même dans la vertigineuse
illusion de sa propre immanence » (NB : 70). Dans cette « désap-
partenance d’avec le monde, l’anthrope court à sa propre perte »
(Chamberland, 1993 : 96).
Toutefois, même si la représentation du technoscientisme
qui transparaît à la lecture de certains textes de Chamberland
semble funeste, il faudrait nuancer cette perception fautive du
phénomène. En d’autres termes, une question capitale se
dégage : la science et la technique sont-elles intrinsèquement né-
fastes ou est-ce plutôt l’utilisation qu’en font les hommes qui
mène à la catastrophe ? Dans Une poétique de la douleur, la
pensée de Chamberland se précise, influencée, entre autres, par
la vision de Jonas, élève, comme d’ailleurs Hannah Arendt et
Günther Anders, de Martin Heidegger. L’agir technologique est
devenu un appareil qui se soustrait au contrôle humain, nous
avoue l’essayiste qui, dans ce cas, s’inspire directement du Prin-
cipe responsabilité de Jonas. Autrement dit, on se trouve face à
« l’impuissance de maîtriser la puissance » (Dupuy, 2002 : 50),
comme le constate Jean-Pierre Dupuy en s’inspirant lui aussi de
Jonas et de la lecture de son œuvre Pour une éthique du futur.
De fait, c’est comme si l’anthropos avait perdu pied ; la liberté
d’action comme celle de décision, enjeux fondamentaux de son
prédécesseur, c’est-à-dire l’homme moderne, s’effritent en le
laissant égaré dans un monde dont il n’est plus capable d’ima-
giner la suite, puisqu’il appartient lui-même aux objets de la
technique (Jonas).
Cette lacune imaginative, cette faille dans la faculté d’anti-
ciper les résultats de la machine technoscientiste ont été analy-

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

sées avec acuité et clairvoyance en 1964 par Anders, le penseur


du syndrome de Nagasaki, dans la première lettre ouverte
adressée à Klaus Eichmann, le fils du criminel nazi jugé à
Jérusalem, en 1961. Selon Anders, un décalage s’installe entre la
capacité à fabriquer rendue possible par la technique et la
capacité à se représenter l’effet final de cette fabrication. Notre
capacité de fabrication, de construction des machines et des
installations « […] n’est nullement monstrueuse, mais grandiose.
Comment et par quoi cela peut-il mener au “monstrueux” ? »
Anders demeure explicite là-dessus : « […] notre monde, pourtant
inventé et édifié par nous, est devenu si énorme, de par le triom-
phe de la technique, qu’il a cessé […] d’être encore réellement
nôtre. […] Et que signifie cela maintenant ? » (2003 : 51-52).
Tout d’abord, […] ce que nous pouvons faire désormais (et ce
que nous faisons donc effectivement) est plus grand que ce
dont nous pouvons nous faire une image ; qu’entre notre
capacité de fabrication et notre capacité de représentation un
fossé s’est ouvert, qui va s’élargissant de jour en jour ; que
notre capacité de fabrication – aucune limite n’étant imposée
à l’accroissement des performances techniques – est sans
bornes, que notre capacité de représentation est limitée de par
sa nature. En termes plus simples : que les objets que nous
sommes habitués à produire à l’aide d’une technique impos-
sible à endiguer, et les effets que nous sommes capables de
déclencher sont désormais si gigantesques et si écrasants que
nous ne pouvons plus les concevoir, sans parler de les iden-
tifier comme étant nôtres (Anders, 2003 : 52).

Chamberland semble indirectement épouser l’hypothèse d’An-


ders : « L’écart entre la grandeur de ce qui nous menace et l’état,
en comparaison dérisoire, des habituelles ressources de pensée
et d’action1 » (RM : 98) crée un trou, et sa nature « avale et dissout

1. Quelques lignes après, Chamberland écrit : « L’écart grandissant


entre la faiblesse, l’irresponsabilité de l’humanité contemporaine et les
forces de destruction qu’elle ne cesse d’accumuler à l’horizon de son

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LA POROSITÉ AU MONDE

à mesure toutes les stratégies persuasives de la confiance “mo-


derne”, laïque, matérialiste en l’homme » (RM : 98). Il faut aban-
donner l’illusion naïve selon laquelle l’individu conserve la capa-
cité de se reprendre et de maîtriser son destin. Pour revenir à
Anders, selon le philosophe, ce qui devrait être renforcé, c’est
notre faculté de sentir puisque
quand ce à quoi il serait bien nécessaire de réagir devient
démesuré, notre sentir fait alors également défaut […] le trop
grand nous laisse froids, mieux (car le froid serait encore une
sorte de sentir) : même pas froids, mais complètement intou-
chés ; nous devenons des « analphabètes des émotions »1
(2003 : 58).

Toutefois, l’expérience de notre impuissance demeure,


d’après Anders, un élément potentiellement salvateur. Le fait de
ne pas pouvoir se représenter les effets de l’action devrait nous
freiner et nous faire réexaminer judicieusement notre décision.
Car celui qui fait face à l’échec de la tentative de représentation
est atteint par un sentiment de peur, qui le pousse à réexaminer
sa résolution. Un tel sentiment de peur constitue le noyau de la
préoccupation éthique de Jonas. Dans ce cas, plus précisément,
il s’agit de la peur d’une imminente catastrophe technologique,
qui « naît du constat que le rêve baconien-faustien d’une domi-
nation illimitée du monde a généré une situation dans laquelle

devenir, cet écart révèle, comme d’ores et déjà enclenché, l’effet termi-
nal d’un processus de liquidation » (RM : 98-99).
1. Et Anders ajoute : « Six millions demeurent pour nous un simple
nombre, tandis que l’évocation d’une dizaine de tués aura peut-être
encore quelque résonance en nous, et que le meurtre d’un seul homme
nous remplit d’effroi » (2003 : 58). En d’autres mots, ceux de Don
DeLillo, lorsque la réalité dont nous sommes à l’origine nous échappe
en devenant quelque chose de trop grand, d’impossible à saisir, comme
il advient dans le cas d’une catastrophe provoquée, le vide de l’âme
s’ouvre au tréfonds de nous-mêmes, il s’agit d’une vacuité qui corres-
pond à une sorte d’inadéquation à éprouver des sentiments à la hauteur
de ladite catastrophe.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

l’homme à l’égard de la nature est devenu beaucoup plus dange-


reux que ce qu’elle l’ait jamais été envers lui » (Fornero, 2002 :
115. Je traduis). Selon Jonas, « notre espèce a transformé la
nature dans le “cloaque de l’homme”, générant ainsi une situa-
tion dans laquelle “la trop grande victoire menace même le vain-
queur” » (Fornero, 2002 : 116. Je traduis). Soulignons que Jonas
ne condamne pas l’utilisation de la technique, mais son appli-
cation quotidienne, son effet cumulatif, sa pratique journalière
même dans les formes les plus pacifiques. Une telle peur,
d’après le philosophe, ne doit pas être considérée comme « une
force qui dissuade de l’action, mais comme une incitation qui
exhorte à l’accomplir1 » (Fornero, 2002 : 122. Je traduis).
L’incommensurabilité des effets de la technique et le carac-
tère paradoxalement insondable des questions qu’elle se pose
sous-tendent la pensée d’un autre philosophe que Chamberland
cite explicitement dans Une poétique de la douleur : il s’agit de
Jean-Claude Guillebaud et de son livre Le principe d’humanité
(2001). Selon ce dernier, « les questions posées aujourd’hui par
la technoscience, dans leur nouveauté même, n’ont pas encore
été véritablement pensées 2 » (PD : 171) ; une telle confrontation
avec l’inconnu, « dans lequel, [selon Chamberland] les fanatiques
apprentis sorciers sont prêts à nous entraîner sans la moindre

1. À ce sujet, je renvoie le lecteur au dossier « Humanisme et techni-


que » de la revue Argument, et, surtout, à l’article de Ficher (2004). Ici,
l’auteur remet également en question la vision de la puissance de la
technoscience vue comme un facteur néfaste : « Faut-il pour autant attri-
buer à la puissance de la technoscience tous les maux du fait que nous
y investissons tant de fantasmes de pouvoir en réaction à la médiocrité
déclarée de notre condition humaine ? Certes pas : ce n’est pas la
technique qui est en cause, mais bien la nature régressive de la psyché
humaine et les usages, bons ou mauvais, que les hommes en font »
(2004 : 15).
2. C’est d’ailleurs ce face-à-face avec l’impondérable que Jean-
François Lyotard avait souligné dans son ouvrage La condition postmo-
derne. Rapport sur le savoir, en 1979.

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LA POROSITÉ AU MONDE

prudence » (PD : 171), constituerait le noyau d’une réflexion sous


le signe de la responsabilité.

LA NOUVELLE BARBARIE

« J’observe, je recueille, je scrute : des signes, épars mais


récurrents. D’une menace qui me paraît être celle d’une barba-
rie, d’une barbarie nouvelle » (NB : 8), constate Chamberland en
se référant explicitement à Michel Henry, auteur de La barbarie,
réflexion pénétrante sur l’état de la science et de la culture
contemporaines (1987). Cette barbarie est
[u]ne régression de l’humanité, la grossièreté morale, le nivel-
lement par le bas, la légitimation (publicitaire) de la force
brute, dont l’effet serait l’affaiblissement puis la liquidation des
institutions que nous tenons pour nécessaires à la reproduc-
tion de la vie civilisée. Je fais en somme l’hypothèse que de
puissants processus en cours auraient éventuellement pour
conséquence de miner les principes qui sont au fondement de
la culture (NB : 9).

Constatons que la première partie de la citation fait clairement


écho aux mots de Henry qui, en envisageant une telle question,
écrit : « J’appelle pratiques de la barbarie tous les modes de vie
dans lesquels cette vie s’accomplit sous une forme grossière,
fruste, rudimentaire » (1987 : 165). Afin d’éclaircir cette affirma-
tion, il faudrait se poser deux questions capitales : qui sont ces
barbares, à quelle espèce humaine appartiennent-ils ? Et pour-
quoi parle-t-on d’une nouvelle barbarie, comme s’il s’agissait
d’une forme inusitée de dégénérescence ? Rappelons que le
terme barbare est emprunté au latin barbarus ; tout au début de
son histoire étymologique, il était appliqué à tous les peuples
autres que les Grecs et les Latins dans le sens d’étrangers. C’est
seulement plus tard qu’il est utilisé pour qualifier, avec le terme
barbaria, les peuples dont les coutumes et la langue restent
rudes et grossières. Depuis Michel de Montaigne, il renvoie à

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

l’état d’un peuple considéré comme non civilisé pour un autre


peuple. Ce constat présuppose, par conséquent, un jugement
moral ainsi qu’une dichotomie qui surgit entre le « nous », les
civilisés, et les « autres », les incultes. Néanmoins, ce principe n’a
pas lieu selon la vision que Chamberland et Henry se font de la
société contemporaine. Dans une telle société, le « nous » renvoie
désormais à la communauté humaine conçue comme une entité
transcendant toutes les frontières géographiques et ethnographi-
ques. Pour ce qui est de la seconde question, c’est-à-dire « pour-
quoi parle-t-on d’une nouvelle barbarie ? », la réponse est donnée
dans la première partie de l’œuvre de Henry. Selon l’auteur,
l’histoire de l’humanité doit être perçue comme une série de
cycles dans lesquels « à chaque phase d’expansion succède [une
phase] de déclin » (1987 : 8), de barbarie. Un tel déclin présup-
pose cependant un nouvel essor pour ce qui est de l’épa-
nouissement de la totalité des valeurs, valeurs qui mènent à un
développement ultérieur de la vie. Cette vision correspond à une
conception tout à fait cyclique de l’histoire avec, comme Gianbat-
tista Vico le soulignait, ses corsi e ricorsi, qui alternent inexora-
blement. En revanche, ce qui se passe de nos jours semble
s’écarter du terrain battu et emprunter une forme de décadence
n’ayant apparemment plus de recours. Le caractère particulier de
cette barbarie réside autant dans l’hyper-développement des
savoirs qui forment la science que dans l’écroulement, entraîné
par ce phénomène, de toutes les autres valeurs.
À ce sujet, je me permets d’émettre deux réserves. Première-
ment, je ne pense pas que l’ascension de la science conduise
inexorablement à la chute des autres valeurs ; cela impliquerait
l’absence de tout sens éthique chez les scientifiques. Deuxième-
ment, si Henry soutient la théorie qui voit s’opposer science et
vie dans une lutte apparemment inégale, vouée à la négation de
la vie même, cela ne me semble pas pouvoir s’appliquer complè-
tement dans le cas de Chamberland. Je trouve que, au-delà de
toute vision catastrophiste, l’anthropologie de Chamberland est
basée sur un espoir inébranlable dans l’être humain, espoir

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LA POROSITÉ AU MONDE

souvent meurtri par la confrontation avec une réalité décevante,


mais dont la présence demeure indéniable. Je dirais plutôt que,
dans cette nouvelle vision de la barbarie, c’est la conception
cyclique de l’histoire qui est indirectement problématisée ; Cham-
berland le relève dans Le recommencement du monde, alors
qu’en réfléchissant sur cette vision circulaire, il réfute la croyance
en un processus évolutif du devenir humain et constate l’irréver-
sibilité d’un certain nombre de phénomènes de dégradation qui
se produisent de nos jours. On vit dans un temps vertical, ou
plutôt dans une multitude de temps verticaux, simultanés, possi-
blement contradictoires, déroutants et kaléidoscopiques. En d’au-
tres termes, on est passé de la notion d’un temps « monochrome,
linéaire, assuré » (Maffesoli, 2000 : 12) à celle d’un temps « poly-
chrome, tragique par essence, présentiste » (2000 : 12).
En devançant d’une certaine façon les propos de Henry, qui
publie son livre en 1987, mais en les subvertissant tout à la fois,
Chamberland, en 1980, écrit :
L’actuelle prédominance du technomatériel sur l’anthropolo-
gique procède de l’entreprise du savoir analytique, séparatif
au profit de la marchandise (en société capitaliste) ou de
l’idéologie (en société communiste). Cet ordre, parce qu’il se
fonde sur une rupture par rapport à la vie et à l’Esprit, est
voué à la mort, à la pétrification (1980c : 16).

Une telle prévision ne crée pas beaucoup d’espoir dans le tech-


nomatériel, considéré comme une science dégénérée, qui peut
conduire à l’altération de l’être humain.

RÉSISTER À L’ALTÉRATION DE L’ÊTRE HUMAIN


L’AUTISTE

Selon Chamberland, le technomatériel, porté à son pa-


roxysme, ne débouche que sur une ultime forme d’aberration
sociale : l’autisme. Cette altération de l’être humain est générée
par une autonomisation des processus sous-jacents au cours du

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

monde ; ces processus, « devenus des puissances démesurées,


évoluent de par leur inertie dans une direction qui non seule-
ment met en péril la survie de l’espèce humaine mais risque
d’altérer l’être humain » (NB : 144).
Cependant, quelles sont les caractéristiques de cet autiste
dont la présence dans la société contemporaine laisse présager
un éventuel et irréversible anéantissement de ses semblables ?
L’autiste vit selon le « me myself and I » ; il met au premier rang
de ses « priorités » un individualisme placidement désinhibé.
Les autres n’ont pas lieu autrement à ses yeux que comme des
éléments de son environnement, utiles ou indésirables. La
communication ? Contrairement à l’autiste au sens propre du
terme, l’autiste social peut fort bien discerner les faiblesses des
autres et les exploiter à son avantage. En aucun cas, il n’aura
celle, inconfortable, d’accueillir son « semblable » comme un
sujet libre et digne de respect (PD : 88).

Cette altération de l’essence humaine, qui passe souvent « ina-


perçue » (PD : 54), a pour « condition nécessaire la mauvaise foi »
(PD : 88). Le manque de communication, signalé par Chamber-
land explicitement, entre autres, dans le recueil Le courage de la
poésie 1 et dans Témoin nomade (« Nous vivons tous dans un
hôpital, un milieu froid, stérilisé, où la menace de contagion est
neutralisée grâce à l’isolement “préventif” de chaque subjec-
tivité » – TN : 141), ne découlera pas d’une méprise, mais plutôt
d’une volonté enracinée d’effacer son semblable avant que
celui-ci puisse se révéler à nos yeux. Dans les passages susmen-
tionnés, l’utilisation du pronom « nous » est tout à fait intention-
nelle puisque « autistes, nous le sommes tous, d’abord, à divers
degrés : destin de l’époque » (PD : 87). Une telle affirmation,

1. « Faudra-t-il attendre que chacun meure étouffé tout seul dans


son bunker fantasmatique, capotant de rage à ne pouvoir “com-
muniquer” sa muette détresse et maudissant la surdité de ces millions
de narcisses qui le côtoient, leur head-phones aux oreilles ? » (CP : 23).

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LA POROSITÉ AU MONDE

péremptoirement incisive, devrait être modulée par une certaine


gradation du phénomène : s’il est vrai que « nous glissons les uns
des autres, vissés dans l’autisme du tout-pour-soi » (NB : 99), il
est tout aussi vrai que cette anomie sociale peut occuper plu-
sieurs stades de dégénération. Du simple égocentrisme traversé
par une veine d’individualisme et d’indifférence, on dérive vers
l’égotisme, vers le culte du moi ; celui-ci peut déboucher alors
sur l’autisme, ce dernier étant encore involontaire, inconscient.
L’autisme social serait à ce moment le dernier mouvement d’un
engouffrement progressif vers l’ignorance consciente et prémé-
ditée d’autrui, vers la « sahélisation de l’Esprit1 », la « glaciation
d’âme2 » (ASAT : 76).
Force est de constater que la dichotomie nous / autres pré-
sente dans les premiers textes de Chamberland, « d’un côté, les
êtres qui adhèrent passionnément à la vie, de l’autre, les marion-
nettes de la négation et de la mort » (DDN : 41), s’estompe au fur
et à mesure que le « nous » s’ouvre sur une commune perspective
planétaire. Toutefois, cela ne suppose pas que nous baignons
tous dans un état larvaire d’insouciance et de cécité ; même si le

1. Dans Un livre de morale. Essais sur le nihilisme contemporain,


Chamberland écrit : « Assistons-nous, présentement, à la sahélisation de
l’Esprit ? Je le demande […]. La matière, poussée à bout, dépérit : tous
les jours, des dizaines de milliers de corps humains, de femmes et d’en-
fants surtout, meurent de faim. Ici, oui, ici même sur la terre […]. Ce
qui arrive aux sahélisés ne nous épargne qu’en apparence. Ce qui nous
arrive à tous, quelle que soit l’inégalité des chances et des privilèges,
c’est cette exténuation d’humanité, consentie selon une posture depuis
longtemps déjà prise par l’Esprit : l’appropriation, l’arraisonnement
technique de la terre » (LM : 122-123). Et dans Le recommencement du
monde. Méditations sur le processus apocalyptique : « Car tout ce qui
garde encore figure humaine est en train d’être évacué des apparences
de ce monde. L’impérialisme technomatériel va lui substituer l’Homme
bionique, le non-humain […]. Il est très ardu, et douloureux, d’y
consentir lucidement, authentiquement » (RM : 112).
2. Dans le même recueil, le poète parle aussi du « réduit glacial »
que sera devenu le cœur de chacun (ASAT : 97).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

sujet semble avoir été dépossédé de sa pensée1, en gardant un


état de lucidité constante, il ne doit ni céder à l’abdication
mentale ni adhérer à des ordres dictés par « une baudruche
autiste » (ASAT : 10). Car « les autistes sont parmi nous, de plus en
plus nombreux. Et ce sont des hommes et des femmes ordinaires.
Il peut s’agir de n’importe qui parmi nous. Oui, je parle bien de
la banalité du mal (Hannah Arendt) » (PD : 99).

LE MAL BANAL, LE MAL RADICAL

Avec l’expression « banalité du mal », Chamberland rappelle


un concept capital élaboré pour la première fois par Arendt
lorsque, journaliste reporter pour le journal The New Yorker à
Jérusalem, elle couvrait, d’avril 1961 au 31 mai 1962, le procès
intenté contre le criminel nazi Adolf Eichmann. La traduction de
cette relation fut publiée en France en 1966 sous le titre
Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal. En syn-
thétisant et donc en simplifiant ce concept, je dirais que, d’après
Arendt, le mal banal ou extrême s’oppose au mal radical : celui-
ci représente une exception monstrueuse, inhumaine et renvoie
à ce qui, d’après Tzvetan Todorov, « pousse l’homme à découper
en morceaux le corps d’un enfant » (2000 : 263). Une telle bana-
lité, entendue dans le sens de commun, d’ordinaire, serait inhé-
rente à la condition existentielle ; elle représente la possibilité
qu’a l’inhumain d’être abrité en chacun d’entre nous. Cependant,
Todorov, dans son essai Face à l’extrême, relève que « cette
banalité ne doit en rien conduire à une banalisation : c’est préci-
sément parce qu’il est si facile et n’exige pas des qualités

1. « Je ne suis pas le propriétaire de ma pensée », écrit le « je » dans


Au seuil d’une autre terre (ASAT : 10). Dans la même œuvre, on lit :
« quand Tristan et Iseut, Héloïse et Abélard, Roméo et Juliette / ne
seront plus que des pantins manipulés par un autiste sexuel ; / quand
chacun rampera à tâtons dans ce réduit glacial / que sera devenu son
propre cœur / – alors on écrira le dernier poème » (ASAT : 97).

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LA POROSITÉ AU MONDE

humaines exceptionnelles que ce mal est particulièrement


dangereux » (1994 : 135).
Jusqu’à quand chacun s’enfoncera-t-il
dans son mal
comme en un chemin perdu ? (ASAT : 81)

se demande le « je » d’Au seuil d’une autre terre, dans ce tercet


dont la cacophonie du premier vers est rendue par l’allitération
de la vélaire k. Ce questionnement ne sous-entend pas que le
sujet soit la source même du mal, mais plutôt qu’il puisse deve-
nir l’un des lieux de sa manifestation. Il faut constater qu’Arendt,
Levi et Chamberland semblent partager les mêmes opinions au
sujet de la responsabilité morale que chaque individu aurait à
l’égard de son prochain. Cependant, une précision doit être
faite : contrairement à ce que l’on pense, même dans les indivi-
dus qui sont définis comme des monstres, cette formulation qui
permet de liquider facilement le mal, de l’exorciser et subsé-
quemment de le ranger de l’autre côté de la barrière, on peut
percevoir de temps à autre, d’une façon inintelligible, une par-
celle d’humanité, et c’est le sujet d’Intime faiblesse des mortels
qui le met en évidence :
Je mendie jusqu’à la bonté qui malgré eux jaillit
du rire des tortionnaires
quand, émus par un ami ou un enfant,
ils oublient
et se laissent aller par inadvertance
au plus humain (IFM : 45).

Implicitement ici, par l’intermédiaire des verbes oublier et se


laisser aller, on fait référence tant à l’adhésion inconditionnée
qu’affichent les tortionnaires par rapport à une loi éthiquement
immonde qu’à leur manque de capacité de discernement. En fin
de compte, même « l’être le plus vil peut aimer, / l’amour le
respire » (ASAT : 44), affirme le « je » d’Au seuil d’une autre terre ;
le bien et le mal sont consubstantiels à la condition humaine,

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

nous rappelle Montaigne ; ils coulent de la même source, d’après


Jean-Jacques Rousseau1. Cela ne veut absolument pas dire qu’il
n’y ait aucune différence entre le bourreau et l’homme commun
et que, comme Liliana Cavani le soutenait, « nous [soyons] tous
victimes ou assassins et [que] nous acceptions volontairement
ces rôles » (Levi, 1989 : 48). Levi s’était d’ailleurs insurgé contre
la déclaration de la cinéaste. À vrai dire, il existe une distinction
majeure, parmi tant d’autres, entre le bourreau et l’individu
ordinaire : c’est le sens de la justice que ce dernier déploie à
l’égard du présent et des générations futures2. Or comment ne
pas penser, après avoir lu le poème de Chamberland, à la zone
grise de Levi et à ses mots alors qu’en commentant la vision
dichotomique traversant la société contemporaine, il déclarait :
L’histoire populaire, comme celle qui est enseignée tradition-
nellement dans les écoles, se ressent de cette tendance mani-
chéenne qui répugne aux demi-teintes et aux complexités :
elle est portée à réduire le flot des événements humains aux
conflits, et les conflits à des duels : nous et eux, Athéniens et
Spartiates, Romains et Carthaginois (Levi, 1989 : 36).

1. Cette bipolarité et l’incapacité que l’individu ressent souvent à


concevoir la coexistence du mal et du bien sont rendues dans ce
passage tiré du recueil Intime faiblesse des mortels : « Connaître une fois
seulement / l’entier assouvissement / qui concilie terre et ciel, / qui fait
une seule scintillation / de l’absolu stellaire / et du précaire émoi char-
nel » (IFM : 35).
2. Dans son essai Face à l’extrême, Todorov remarque : « En aucun
cas on ne doit (ni ne peut) en déduire qu’il n’y a pas de différence entre
coupables et innocents, ou entre bourreaux et victimes. Arendt, qui a
parlé de la banalité du mal, a toujours mis en garde contre une inter-
prétation de sa formule comme voulant dire : il y a un petit Eichmann
en chacun de nous, nous sommes donc tous pareils. Le faire aurait si-
gnifié qu’on n’admet pas la distinction – qui est pourtant à la base de
la justice – entre la capacité d’agir et l’action elle-même ; ni entre des
degrés incommensurables d’une seule et même caractéristique » (1994 :
167).

281
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LA POROSITÉ AU MONDE

Dans un univers concentrationnaire, la ligne qui sépare les per-


sécuteurs des persécutés n’est pas toujours nette et déchiffrable ;
on pourrait plutôt parler de plusieurs lignes de démarcation,
nombreuses et confuses. Il s’agit d’une « zone grise, aux contours
mal définis, qui sépare et relie à la fois les camps des maîtres et
des esclaves. Elle possède une structure interne incroyablement
compliquée, et accueille en elle ce qui suffit pour confondre
notre besoin de juger » (Levi, 1989 : 42).

LE TEMPS OUT OF JOINT

On vit dans un temps out of joint, affirme Hamlet, dont


Derrida cite les mots dans Spectres de Marx. En effet, comme le
constate le philosophe, « être out of joint, que ce soit là l’être ou
le temps présents, cela peut faire mal et faire du mal, c’est sans
doute la possibilité du mal » (1993 : 57). C’est cette possibilité de
l’existence du mal qui est inéluctablement ancrée dans notre
société contemporaine, qui en fait partie intégrante1. En dernière
analyse, il faudrait se poser la question qui taraude le sujet d’Au
seuil d’une autre terre : « Le mal a-t-il un goût ? » (ASAT : 12). Est-
ce qu’il a une couleur, une origine, une appartenance ethnique,
une date historique à laquelle l’associer définitivement ou un
visage sur lequel retrouver les traits définitoires de son essence ?
Est-ce qu’on peut ainsi le ranger soigneusement et d’une façon
irresponsable d’un côté de la barrière, dans un espace délimité,

1. On vit dans des temps tragiques, comme le dirait Maffesoli, et la


logique qui les sous-tend ne fonctionne pas « sur le dépassement du
mal : la synthèse, la perfection, mais repos[e] sur la tension, jamais ache-
vée, et qui fait de l’imperfection, de la part d’ombre, un élément essen-
tiel de toute vie individuelle ou collective » (2002 : 46). À la différence
de la dimension dramatique, fondée sur le dépassement et la solution
des problèmes, la dimension tragique s’articule foncièrement autour du
concept du mal indépassable, inaliénable qui nous pousse, envers et
contre tous, à voir qu’en « chaque chose, en chaque situation, il y a son
contraire » (2002 : 75).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

ghettoïsé, souvent très éloigné de nos consciences sournoises ?


Et d’ailleurs, le visage de l’inhumain est-il si distant des traits
apparemment normaux et inoffensifs de notre voisin de palier ?
En poussant plus loin le paradoxe, est-il si distant de l’image de
nous-même que le miroir nous renvoie chaque matin alors que
nous nous apprêtons à affronter une autre journée dans une vie
vraisemblablement ordinaire ?
Dans la même lignée de pensée, il faudrait rappeler la
réponse qu’Etty Hillesum donna à l’un de ses amis qui lui avait
demandé : « Qu’a donc l’homme à vouloir détruire ainsi ses sem-
blables ? » Et elle répliqua : « Les hommes, les hommes, n’oublie
pas que tu en es un. […] Toutes les horreurs et atrocités ne
constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, extérieure
à nous, mais elles sont toutes proches de nous et émanent de
nous-mêmes, êtres humains1 » (Todorov, 1994 : 166). Irrémédia-
blement, le constat suivant de Chamberland fait vaciller nos
certitudes : « Il se peut que nous soyons autres que ce que nous
croyons être : des humains. Que nous soyons à la fois humains
et cette autre chose : du non-humain produit par l’homme » (PD :
97). Alors que, chez Chamberland, le terme inhumain est asso-
cié à une sphère sémantique bien définie, celui de non-humain
demeure, à mon avis, délibérément indéfini. Cela nous convie à
adopter une posture heuristique et à nous poser les interroga-
tions suivantes : en tant que non-humains, de quoi avons-nous
été dépossédés ? Et qu’est-ce qu’il nous reste enfin ? S’il reste
quelque chose, bien évidemment. Une telle impasse existentielle
ressort dans Au seuil d’une autre terre alors que le « je », en
s’adressant à un « vous » indéfini, affirme :
Comprenez bien que cette nuit, c’est du ferment obscur de nos
pulsions
qu’elle tire sa voracité ;

1. Le passage est tiré du livre d’Etty Hillesum, Une vie bouleversée,


Paris, Seuil, coll. « Points », 1995, p. 102-104.

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LA POROSITÉ AU MONDE

non, ce n’est pas ailleurs que dans les troubles rêveries


du premier venu
que se fomente l’Horreur
et quand il est trop tard, que l’Horreur échappe à tout
contrôle
comme nous aimerions croire alors que ce visage tourné
vers nous
n’est pas humain (ASAT : 96).

La nuit à laquelle le sujet se réfère, c’est une « nuit cannibale »


(ASAT : 96), métaphore d’une civilisation technoscientifique bai-
gnant paradoxalement dans l’obscurantisme et risquant à tout
moment de sombrer dans le désastre. « Nous savons ne plus
avoir affaire, désormais, qu’au parfait ordre inhumain, avec sa
perspective de fatale échéance » (CC : 54), remarque le sujet de
Compagnons chercheurs, dans des termes qui semblent ne ren-
voyer à aucun recours possible. Le poème cité plus haut nous
révèle sans ambages que c’est dans l’imagination de l’homme
ordinaire que peuvent se concevoir les pires abominations ; il
faudrait d’ailleurs se rappeler, comme le souligne Agamben,
« qu’il est infiniment plus ardu de comprendre l’esprit d’un
homme ordinaire que celui de Spinoza ou de Dante » (1999 : 12).
Ou encore se souvenir des mots de Levi alors que, dans Si c’est
un homme, il constate : « Les monstres existent, mais ils sont trop
peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont
plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires » (1987 : 311).
Dans l’extrait de Chamberland qui précède, le glissement prono-
minal du « vous » (de la modalité impérative « comprenez bien »)
au « nous » (« comme nous aimerions croire ») ainsi que l’utilisa-
tion du couple de subjectivèmes affectif et modalisateur « ai-
mions croire1 » laissent comprendre que personne n’est à l’abri

1. Je rappelle que le subjectivème, selon les théories de Catherine


Kerbrat-Orecchioni, renvoie à la marque que laisse la subjectivité dans
le langage. Le subjectivème affectif étant clair, je me réfère au subjecti-
vème modalisateur en tant qu’élément porteur d’un jugement de vérité ;
à ce propos, voir Kerbrat-Orecchioni (1997).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

de cet atermoiement fallacieux différant l’acceptation d’une


situation qui nous touche tous et toutes.

LE RAPACE PRÉDATEUR

Toutefois, pour ce qui est des autistes sociaux, il y en a,


selon Chamberland, qui sont obnubilés par l’instinct de préda-
tion, par la volonté d’imposer un pouvoir inscrit dans une pure
détermination d’annihiler l’autre : « Un autiste meurtrier règne à
présent / et commande qu’on le craigne » (ASAT : 31), souligne
le sujet d’Au seuil d’une autre terre qui, par cette synecdoque ré-
vélatrice, se réfère à un groupe d’individus faisant partie d’« une
seule et totalitaire entreprise d’assaut et de prédation » (TS : 15).
« Ce sont partout les mêmes hommes, la même race, dont la pas-
sion est de pouvoir contraindre les autres, par tous les moyens
possibles, à leurs caprices ou à leurs raisons1 » (DDN : 42), dans
une espèce de résolution tenace vouée à la maîtrise complète
aussi bien du genre humain que de la planète. Chez eux, la
transformation de la raison d’instrument émancipateur en instru-
ment de domination éclôt dans toute sa splendeur funeste2. Un
tel jeu illusoire et pernicieux ne tient pas compte du fait que
« qui croit commander / offusque en chaque vivant / la justice »
(IFM : 22), car une nonchalance néfaste affecte tant les faiseurs
de néant que les victimes possibles flottant dans une sorte d’« ac-
quiescement tacite3 » (NB : 32). Ces rapaces, « qui font leur

1. Ici, il est question tant des grands prédateurs que des petits,
comme le souligne l’essayiste (PD : 225).
2. Voir, à ce sujet, Traverso (2005). C’est à cette époque-là que plu-
sieurs penseurs contemporains, Arendt entre autres, relèvent une frac-
ture irréversible de l’histoire ; fracture dans laquelle nous vivons encore
constamment, aux prises avec une raison possiblement malveillante
dont les effets se retournent irréversiblement contre nous-mêmes.
3. Dans En nouvelle barbarie, on lit : « Un acquiescement tacite fait
des prédateurs, qu’ils soient brasseurs d’affaires, politiciens ou techno-
crates, des hommes honorables » (NB : 32), et dans Au seuil d’une autre

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LA POROSITÉ AU MONDE

profit / du désespoir des hommes » (ASAT : 56), portent en eux


les traces de ce que Arendt appelait « “l’intervention sur la na-
ture”, expression résumant l’aspect prédateur d’un homme “maî-
tre et possesseur” de l’environnement social et naturel, enten-
dant maîtriser tout ce qui l’entoure1 » (Maffesoli, 2004 : 36).
D’ailleurs, Chamberland cite indirectement Arendt lorsque le « je »
d’Intime faiblesse des mortels constate dérisoirement :
Ligoté dans ses contorsions
le maître et possesseur de la nature
besogne à son propre confinement (IFM : 11).

Selon le poète, « le vivant – humains, animaux, plantes et, avec


eux, le sol, l’air et l’eau qui forment leur milieu – subit présente-
ment l’assaut d’hommes qui s’entêtent à soumettre la biosphère
à une exploitation effrénée et ce, pour garantir leurs profits et
leur domination » (NB : 150). En d’autres mots, ces « prédateurs
suprêmement intelligents, ingénieux […] [dépistent] les souf-
frants » (MOA : 15-16), ravalent leurs semblables et, dans une atti-
tude cannibale, « font leur profi / du désespoir des hommes »
(ASAT : 56) ; le sujet d’Au seuil d’une autre terre le constate
explicitement :
Froidement, des hommes ravalent
d’autres hommes, fondant leur règne
sur le cloaque de peur, de détresse et de rage
où tous s’enfoncent, emportés bientôt
par la décharge universelle de sauve-qui-peut2 (ASAT : 21).

terre, le constat est semblable : « J’ai observé mes contemporains : / vel-


léitaires hâbleurs, / déniant l’effroi l’air dégagé » (ASAT : 89).
1. Il s’inspire des mots de Arendt tirés de la Condition de l’homme
moderne (Paris, Calmann-Lévy, coll. « Pocket Agora », [1961] 1983, p. 26).
2. Dans Demain les dieux naîtront, on lit cette affirmation qui sera
éventuellement tempérée : « Tous sont enfoncés dans le trou multiven-
touse, dans le ventre de boue aveugle et sourd que forme leur total
“social”, et où chacun se sécrète une pseudo-identité en pillant l’autre,
autant qu’il peut, de ses forces vives » (DDN : 42).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

D’une telle série de mots connotés négativement (« froidement »,


« ravalent », « s’enfoncent », ainsi que « cloaque de peur ») ne peut
que découler une vision catastrophiste intensifiée par l’isotopie
de la digestion et de la matière excrémentielle. L’engouffrement
ne révèle aucun type d’opposition, mais une simple et malen-
contreuse action de fuite passive et désordonnée : « nous
sommes des veaux qu’on pousse à l’abattoir, / dans peu d’an-
nées ce sera chose faite » (ASAT : 89), remarque le sujet d’Au
seuil d’une autre terre. On assiste également à une dévoration
des ressources naturelles, de la terre : « la Mère est mangée / sans
retenue – on la croit / inépuisable » (ASAT : 49). Ici, le sujet se
réfère à la figure matricielle par antonomase, c’est-à-dire la géni-
trice de tous les êtres, l’humus, la matière fertile d’où tout surgit.
Dans l’essai L’inceste et le génocide, Chamberland préfigurait
cette forme de cannibalisme : « J’appartiens à une époque où les
gourous font du marketing et roulent en rolls-royce. J’appartiens
à une civilisation qui a pris le monde pour un garde-manger »
(1985 : 34). C’est le banquier de l’extrait suivant, espèce de figure
métonymique du rapace, que le « je » d’Intime faiblesse des mor-
tels apostrophe avec véhémence :
Toi, banquier
qui te fais monde,
toi, ton profil bas et tes loisirs
discrets, qui savoures,
l’œil mi-clos, l’intarissable éloge
dont te gavent tes amis appointés,
pourrais-tu,
oui, pourrais-tu
t’adresser à un homme,
quel qu’il soit,
en le regardant droit dans les yeux ? (IFM : 49)

L’accusation directe (ponctuée par l’apostrophe, l’impératif et


l’allitération du t) s’adresse à un être dont la pulsion démiur-
gique, louée par ses acolytes, dépasse tout entendement en déri-
vant vers une complète méconnaissance d’autrui. Dans deux cas

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LA POROSITÉ AU MONDE

seulement, la condamnation que prononce Chamberland à


l’égard du rapace prédateur est lancée sur un ton provocateur
qui fait écho à la facture de sa première production poétique,
alors que la dénonciation des maux affectant la société abou-
tissait souvent à une invective exacerbée. En s’adressant à un
« tu » indéfini, le sujet d’Intime faiblesse des mortels observe une
diffusion redoutable de ces rapaces :
Où que tu ailles désormais la scène
est abandonnée à cet imbécile heureux
qui sous tant de visages se repaît
de son sempiternel jeu de massacre1 (IFM : 49).

Toutefois, dans Au seuil d’une autre terre, le ton monte, le regis-


tre linguistique devient grossier et la scène évoquée frôle le
paroxysme. En commentant les images projetées par les écrans
de la ville, le « je » affirme :
Un cul exacerbé
rugit son rire haineux
dans chaque pub automobile (ASAT : 50).

Dans ce panorama dévastateur, tout recours deviendrait une uto-


pie, car le sujet se pose une question irréfutable : « dévorer serait
la loi universelle ? » (ASAT : 44).

RÉSISTER À LA TENDANCE À CASTRER L’AUTRE

PHAGOCYTER L’AUTRE

Toutefois, il ne faudrait pas s’attarder sur la signification la


plus prévisible du verbe dévorer, c’est-à-dire « manger avidement
en déchirant avec les dents ». Il existe plusieurs formes de dévo-
ration métaphorique parmi les humains ; certains anthropopha-

1. Remarquons le jugement de valeur à l’égard de ceux qui bai-


gnent dans un état de bonheur négligent et irresponsable.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

ges, telle est la définition qu’en donne Chamberland, expérimen-


tent différentes formes de consommation subtiles et sournoises
de leurs semblables. L’une parmi les autres renverrait à
cette façon, comment dire, furtive de tuer l’autre, comme par
inadvertance le castrer le tuer. Tout à fait courant : l’autre, si je
peux le ramener à moi, alors ça va. « Ouvert », pourquoi pas
magnanime (si j’en ai les moyens !), je l’accueille raturé. Ce
ramener-au-même, ça se passe si vite. […] On ramène l’autre
à soi avec les meilleures intentions du monde, car il n’y a
qu’une seule façon d’être, la sienne. […] La plupart soup-
çonnent à peine qu’ils raturent l’autre (NB : 42).

Le désir de phagocyter l’autre au nom de sa propre suprématie


et sous la bannière de la juste vérité peut amener à un état de
conflit ; voilà ce que soutient le poète dans son recueil Compa-
gnons chercheurs :
Les anthropes se combattent de plus belle : c’est individus
contre individus, groupes contre groupes, blocs contre blocs.
Chacun prétend détenir pour lui-même le droit, le mérite, le
talent, le génie, la puissance, l’insurpassable excellence de son
égo, qu’il impose en modèle aux autres (CC : 19-20).

Cependant, ce modèle, inséré dans une contingence, conduit à


une situation extrême qui va carrément à l’encontre de l’accueil
souhaité par Chamberland. En effet, il pousse la société à
exclure toute acceptation du « dissemblable », de celui qui se dé-
marque par son unicité ou par sa différence. Comme on l’a vu,
pour Chamberland, c’est exactement dans la différence que l’on
se rencontre et que l’on tisse des liens affinitaires sous le signe
du respect et de la réciprocité. Un tel individu « divers » peut
subir alors une éradication du champ du possible, dans le sens
que donne Petrella à ce terme : « Dans toute société, le possible
est ce que les pouvoirs en place considèrent permis, donc ac-
ceptable aux plans politique, économique, social et éthique […].
Autrement dit, l’impossible est ce que les groupes dominants

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LA POROSITÉ AU MONDE

considèrent inacceptable, non réalisable » (2004 : 17-18). Celui


qui est en dehors, le différent, subit un procès de réduction ou
d’élimination du champ du possible qui se concrétise, selon le
politologue, par la perte de crédibilité ou par la criminalisation.
À ce sujet, les réflexions de Petrella et celles de Chamberland
semblent se soutenir tacitement, puisque pour ce dernier « la
totalité sociale discrédite comme impossible, c’est-à-dire comme
suspect, tout ce qui tend à échapper à son contrôle, réglé selon
les mécanismes de l’échange, la loi du marché » (NB : 33. Je sou-
ligne). Vivre alors serait devenu « illégal », s’exprimer et se com-
porter à sa guise pourraient être interprétés comme une attaque
directe à la société.

L’ABSENCE DE REGARD

Cependant, il existe une autre façon, antithétique par


rapport à la précédente, de castrer l’autre, de se laisser aller à
cette impulsion très répandue et ordinaire « se confond[ant] avec
le cours du monde1 » (NB : 106). Dans ce cas, il ne s’agit même
plus d’essayer d’englober le dissemblable, mais de le raturer
carrément avant de l’avoir approché ou connu.
Ça saute pourtant aux yeux, ce mutuel refus
répercuté à l’infini dans les endroits publics ;
ce regard de biais qui pornographie tout ce qu’il touche,
et l’on ne sait jamais ni où ni quand l’on devra faire face
au coupant éclat d’un œil
dégainé qui remâche le goût du meurtre (ASAT : 98).

C’est un regard tranchant rendu textuellement tant par la synec-


doque de l’œil que par la métaphore filée du glaive ; il s’agit
d’une œillade inattendue et mortifère refusant l’entité perçue,

1. Dans ce même recueil, on lit : « Le désir de castrer l’autre est si ré-


pandu qu’il se confond avec le cours du monde. Il prend ainsi la figure
d’un destin, d’une “loi de la nature” dont se font les rouages, sans même
y penser, ceux qui “ne feraient pas de mal à une mouche” » (NB : 106).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

rendant obscène toute forme d’altérité exogène. Dans Témoin


nomade, le poète relevait déjà cette forme désolante de mutila-
tion réciproque :
De la souillure, de la tristesse, de l’ennui. Et ces regards,
comment les qualifier, le contraire de la franchise, le contraire
de l’amitié, le contraire de l’élan. Des regards qui handicapent,
qui mutilent. Des injections de méfiance, de refus, de mépris.
À petites doses continuellement répétées, le ressentiment, la
méchanceté, la haine de la lumière. Voyez même chez les plus
jeunes (TN : 185).

Une négation absolue des valeurs constituant le fondement des


relations humaines se reflète dans ce regard, dégradant et estro-
piant, par lequel « [t]on semblable / te rature sans trop s’émou-
voir […]1 » (ASAT : 49).
Toutefois, lorsque l’on regarde autrui avec des yeux absents,
des yeux qui le congédient facilement et allégrement, est-ce que
l’on se rend compte que ce geste « signifie sa propre absence à
soi ? » (ASAT : 98). Car le visage et le regard de mon prochain ont
le pouvoir de me détourner d’un processus d’absorption dévora-
trice. En d’autres termes, ceux de Levinas, la rencontre avec
autrui, qui advient souvent par l’apparition de son visage, se
révèle être un acte foudroyant qui, en faisant voler « en éclats
toute totalité ou entreprise totalisante » (Rosmarin, 1991 : 55), me
« baille finalement signifiance » (Levinas, Autrement qu’être).
C’est par l’intermédiaire de sa présence que moi, réveillé de ma
torpeur, j’entreprends un voyage éthique et transcendant dans
un face-à-face constant avec la responsabilité que j’assume en-
vers l’autre :

1. Scandé par le jeu des fricatives et par le retour sonore des na-
sales semblable/sans. Le cynisme semble sévir dans la société contem-
poraine et affecter même les enfants qui « le pratiquent facilement »,
constate le « je » dans Terre souveraine (TS : 73).

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LA POROSITÉ AU MONDE

Deux visages
se croisent, aussitôt étonnés
d’échanger d’un seul regard
un même ailleurs (ASAT : 78)1

commente le sujet d’Au seuil d’une autre terre. D’ailleurs, le


poète reconnaît ouvertement l’influence de la pensée de Levinas
dans son cheminement philosophico-poétique :
Voilà ce que m’inspire la pensée d’Emmanuel Levinas, son
« humanisme de l’autre homme ». Selon Levinas (je résume à
grands traits), je n’accède à mon identité d’être libre que par
la révélation du visage de l’autre, je ne suis libre qu’en étant
inconditionnellement responsable d’autrui : la reconnaissance
de sa vulnérabilité autant que de sa dignité est un impératif
absolu puisqu’elle fonde mon humanité. Autrui est la transcen-
dance même. Dans la perspective qui est la nôtre, cette entière
reconnaissance de l’autre me paraît être le seul fondement
éthique sûr de la démocratie 2 (NB : 138-139).

C’est à la lumière de cette vision que la phrase proférée par le


sujet de L’inceste et le génocide et adressée à un allocutaire indé-
fini acquiert toute sa prégnance : « Ce que je ne veux pas décou-
vrir dans ton regard absent, c’est ma propre absence, ma
disparition déclarée » (IG : 89).
Le fait de blesser, de mutiler et enfin de rayer son prochain
débouche souvent sur une espèce de réification de ce dernier.
Étant donné que le réel de la société technoscientiste est devenu
un lieu où s’effectue « la conversion de toutes choses en valeurs
marchandes » (PD : 55), on a fait de « l’humain [aussi] un produit,
une marchandise » (PD : 55), en le traitant alors comme « de la
viande ou un produit manufacturé » (NB : 16). Chamberland est

1. Dans le même recueil, on lit cette invocation : « Visages, / d’au-


delà vous venez vers / moi / qui trébuche sur le seuil, / venez non d’un
ciel / mais à l’improviste dans la rue / – tel passant […] » (ASAT : 75).
2. Chamberland cite indirectement l’œuvre de Levinas Humanisme
de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

très clair à ce sujet alors qu’il décrit le statu quo dans lequel on
baigne : « […] tu ne vaux que ce que vaut ta situation sociale, le
reste n’a aucune réalité » (Gaudet, 1988 : 18)1.

L’HUMILIATION ET L’INDIFFÉRENCE

Néanmoins, une autre sorte d’attaque contre l’humain


émerge de la panoplie de gestes que nous posons quotidienne-
ment et qui font désormais partie de notre mode de fonction-
nement. Il s’agit de l’humiliation, qui se concrétise dans des
actes minimes, presque imperceptibles : « il suffit de si peu / pour
attirer sur soi l’humiliation », remarque le « je » d’Au seuil d’une
autre terre (ASAT : 49). C’est principalement dans Une politique
de la douleur, où l’affirmation selon laquelle « un homme ne doit
pas en humilier un autre » (PD : 75)2 scande certaines pages de
l’essai, que ce sujet est abordé et exploré dans toutes ses
nuances. Ici, l’auteur affirme :
Je me représente cet homme droit : il accorde du mieux qu’il
peut ses actes à une visée de droiture. Il lui répugne de
tromper, de faire tort ou violence à autrui. Et on l’humilie. Cet
homme vit en Palestine, en Irak, en Ouganda ou en Colombie.
Il assure tout juste sa subsistance et celle des siens et on l’en
prive, on le spolie ; on l’accule au désespoir (PD : 146).

À la suite de la lecture de ce passage, la première remarque qui


se dégage renvoie à la prise de conscience que ces hommes
humiliés appartiennent à des aires géographiques indigentes ou
ravagées par la guerre. Confinés dans une dimension de priva-
tion, ils semblent être les proies d’un « on » apparemment indéter-
miné, mais qui, en dernière analyse, renvoie à « l’expertise
loquace » (IFM : 24) mise à profit par les techniurges, par les

1. Dans Le prince de Sexamour, le ton est décidément plus mor-


dant : « Nous coulons à pic au fond de l’Entonnoir capitaliste. Voici
l’avènement de l’hommemasse avec son dieu $ troudcul » (PS : 138).
2. Voir ses variantes (PD : 146, 147, 169, 220 et 225).

293
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LA POROSITÉ AU MONDE

autistes rapaces. Cependant, le phénomène n’est pas du tout si


circonscrit que cela, puisque « nul homme ne doit être humilié,
car alors c’est l’humanité en lui qui l’est. Et si l’humanité est en
lui humiliée, elle l’est en moi, que j’en convienne ou pas » (PD :
220). C’est dans le sillage de l’héritage lévinassien que ces mots
semblent se définir davantage et prendre de l’ampleur. Comme
l’on a constaté précédemment, « non seulement l’Autre fait-il
éclater la totalité du même, mais encore il l’envahit pour de bon,
jusqu’à en faire partie intégrante » (Rosmarin, 1991 : 63). Qui-
conque porte en soi les traces d’autrui ; l’autre nous habite et sa
présence implique que l’humiliation qui lui est infligée nous
touche directement et irrévocablement. En dernière analyse, « il
n’y a pas de différence qualitative entre petites et grandes humi-
liations » (Todorov, 1994 : 24) ; il s’agit d’une formule incisive,
empruntée par Todorov à Marek Edelman, qui nous fait com-
prendre que c’est souvent dans les gestes les plus anodins que
l’on détecte le manque de respect affiché à l’égard du prochain.
Car, selon Chamberland, dans la vie quotidienne, la dissimu-
lation constante demeure un art que seulement une minorité
réduite sait maîtriser à sa guise ; pour les autres, ceux qui humi-
lient, il s’agit de patauger dans une déconsidération tout à fait
détectable.
Parmi les lacunes inhérentes à la manière de sentir de l’hu-
main, l’indifférence ne connaît pas de limites géographiques ou
biologiques : même les enfants peuvent en être atteints. C’est en
citant les mots de René Char que Chamberland cerne cet aspect
du social : « Une espèce d’indifférence colossale à l’égard de la
reconnaissance des autres et de leur expression vivante, parallè-
lement à nous, nous informe qu’il n’y a plus de principes géné-
raux et de morale héréditaire. Un mouvement failli l’a emporté »
(NB : 10)1. La distraction, le manque d’attention à l’autre, la
claustration dans une bulle protectrice permettant une interac-

1. Chamberland cite René Char, Œuvres complètes, Paris, Gallimard,


coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 743.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

tion aseptisée avec le monde cadencent le rythme d’une vie qui


voit chacun ramper à tâtons « dans le réduit glacial » (ASAT : 97)
que son cœur est devenu. Ainsi, dans Au seuil d’une autre terre,
on lit :
Distraits, les vivants oublient
le pourquoi, le comment
de ce que d’autres ont fait à leurs semblables.
De Hiroshima et d’Auschwitz il semble
qu’on ait fait de pieuses légendes –
assez incompréhensibles aux contemporains
pour que les massacres de Bosnie
soient le jour même confondus
avec les sacrifices aztèques
dans l’inaccessible lointain de la fatalité (IFM : 14).

Au premier abord, surtout si l’on se concentre sur la première


partie du dizain (rythmé tout au long par une série de nasales et
par la dentale t), l’oubli n’a aucune excuse, car il ne découle
même pas de l’improbité du révisionnisme historique. Ici, la né-
gligence est associée à l’absence d’une vision critique de l’his-
toire. Ce qui reste, c’est la présence d’une fatalitas désignant une
suite de coïncidences inexpliquées qui semblent manifester une
finalité supérieure insondable et qui, sur tous les plans, conduit
l’individu vers une sorte d’irresponsabilité apparemment
justifiable.
Si les hommes n’étaient pas profondément indifférents à
l’égard de ce qui arrive à tous les autres, excepté les quelques-
uns auxquels ils sont étroitement liés, et si possible par des
intérêts tangibles, Auschwitz n’aurait pas été possible, les
hommes ne l’auraient pas accepté (PI : 76) ;

ce sont de toute évidence les mots de Theodor W. Adorno que


Chamberland a choisis pour accompagner son recueil Phoenix
intégral. L’homme, en détournant le regard de son semblable,
déclare la disparition de l’autre du champ du visible et avec elle,
bien évidemment, il révèle irrémédiablement son absence à soi-

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LA POROSITÉ AU MONDE

même1. Mais comment, se demande Todorov, « justifier aujour-


d’hui notre propre ignorance volontaire, notre choix de l’inac-
tion : n’est-ce pas se rendre complice de nouveaux désastres,
différents des précédents mais douloureux à leur tour ? » (2000 :
267).
Néanmoins, comme l’avait remarqué Levi (qu’ici je cite par
cœur), l’ignorance des événements catastrophiques constitue
également une sorte de stratégie de survie, un moyen sûr et na-
turel de ne pas sombrer dans l’abîme de l’angoisse, de la confu-
sion et de la folie ; il s’agit alors pour certains d’exercer d’une
façon très pratique une sorte d’autoconservation, de glisser vers
une inertie aux traits salvateurs. Cependant, aux yeux de Cham-
berland, cette attitude demeure pareillement rédhibitoire, car
tant que la résistance de l’humanité à son propre anéantis-
sement ne dépasse pas l’état d’une force d’inertie, autrement
dit tant que l’initiative de l’activité reste du seul ressort des
formations de dominance, la voie régressive, involutive com-
mande au devenir de l’humanité, et risque de la conduire à sa
perte (1986b : 173).

RÉSISTER À L’IRRESPONSABILITÉ

Les méditations sur l’irresponsabilité seront surtout dévelop-


pées et déployées dans les essais Le recommencement du
monde. Méditations sur le processus apocalyptique (1983) et Un
livre de morale. Essais sur le nihilisme contemporain (1989),
jusqu’à devenir l’un des thèmes principaux abordés dans En
nouvelle barbarie, où Chamberland détermine clairement les
raisons de sa propagation : « L’irresponsabilité en regard de nos
semblables est socialement légitimée, normalisée, et banalisée
par le très rationnel déplacement du mode “humain” au mode
machine des échanges sociaux, que nous persistons encore à

1. Voir, à ce sujet, l’essai de Chamberland L’inceste et le génocide.


Ouverture sur un livre de morale.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

tenir pour un “progrès” » (NB : 30). C’est la société techno-


scientifique, gérée par des autistes-prédateurs, qui semble être à
la base d’une telle dégénérescence du comportement humain,
d’un « consentement placide à l’irresponsabilité » (RM : 16) glis-
sant vers une véritable « démission face aux exigences de l’es-
prit » (RM : 16). Toutefois, ce processus de déresponsabilisation
des masses se répand, entre autres, par l’intermédiaire de l’ins-
trumentalisation due à ce que Chamberland appelle la langue de
bois, cette entité capable de fausser sciemment la perception
que chacun a de la réalité qui l’entoure. La citation suivante
clarifie l’opposition parler juste / langue de bois :
Ce qui fait de la langue de bois un instrument de mensonge
apparaît à peine au niveau du contenu. C’est à sa posture
d’énonciation qu’on doit remonter. J’en définirai le principe
par deux traits : 1. l’altération, ou la falsification, du référent ;
2. la prise en otage du destinataire. La langue de bois a pour
fonction de produire des énoncés qui proposent comme réel
« un substitut, comme l’écrit Arendt, de la réalité et de la
factualité ». […] Ce qui fait de la langue de bois experte un
mensonge à la fois systématique et insidieux, c’est qu’au prin-
cipe même de son énonciation elle vise à déresponsabiliser.
En invalidant le discours d’opinion, elle ruine l’espace
politique, le lieu d’interlocution où le citoyen, convoqué au-
delà de ses seuls intérêts particuliers, débat des enjeux com-
muns dans une langue intelligible à tous. Je veux dire : dans
un discours responsable, un discours qui oblige chacun à
répondre, devant les autres, de ses dires par la caution de sa
personne et de ses actes (NB : 164-165-166)1.

Le poète s’oppose à ce langage piégé, à ces mots intoxiqués qui


mettent en cause la dignité de l’individu. Un tel engrenage social
explique partiellement la destitution de certains intellectuels,
leur évacuation de la fonction critique ; il s’agit d’une sorte de

1. Ici, Chamberland cite Hannah Arendt, La crise de la culture,


Paris, Gallimard, coll. « Idée », 1972, p. 323.

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LA POROSITÉ AU MONDE

retraite de ceux-ci de la sphère sociale et politique, d’un désiste-


ment que le poète voit comme « une histoire tristement récur-
rente » (LM : 33). Cependant, étant donné que l’irresponsabilité,
selon Chamberland, « équivaut à consentir à l’irrémédiable » (PD :
24), il ne faudrait surtout pas succomber à la tentation facile de
saisir, dans la société contemporaine, un manque complet de
responsabilité, une sorte de démobilisation générale par rapport
aux événements qui nous entourent ; il faudrait se méfier de ce
jugement qui ne ferait que confirmer la présence d’une tendance
au manichéisme se respirant dans l’air du temps1.
D’ailleurs, ce qui préoccupe davantage le poète vise un phé-
nomène constituant l’une des causes qui président à une telle
irresponsabilité : la liquidation de la pensée. « Aujourd’hui celui
qui “ne pense pas” adhère implicitement, mais fermement, à un
ordre social qui se reproduit, lui, ouvertement, par le nivelle-
ment et la liquidation de la pensée » (NB : 38). En d’autres
termes, on assiste à une double manifestation apparemment
contradictoire : d’une part, il y a les gens vivant dans un état
mental de suspension, d’abstention de la pensée critique, qui est
le seul processus permettant à l’individu d’exercer pleinement
son libre arbitre ; d’autre part, il y a ceux qui adhèrent à toutes
les opinions possibles et imaginables sans que le bénéfice du
doute frôle leur esprit. Cela explique partiellement la prolifé-
ration inarrêtable des théories, des codes, des terminologies, des
textes, leur superposition souvent chaotique, leur entrecroise-
ment aux traits paradoxaux et redondants.
Cette vision, présente déjà dans Le recommencement du
monde, est réitérée dans En nouvelle barbarie : « Une société où
toutes les opinions s’équivalent, qu’elles soient ou non compa-
tibles entre elles, fait de la pensée une pure et simple dérision »
(NB : 110). En effet, si ce phénomène semble, de prime abord,

1. Dans Le recommencement du monde, Chamberland explique


qu’une invitation à la démobilisation est « incompatible avec ses pro-
pos » (RM : 90).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

assez inoffensif, car il n’impliquerait principalement que la per-


sonne visée, il se révèle, en réalité, pernicieux puisqu’il peut en-
traîner avec lui les pires conséquences. Il suffirait de considérer
la phrase formulée par Arendt et citée dans En nouvelle barbarie
pour s’en rendre compte : « La méchanceté peut être causée par
l’absence de pensée1 » (NB : 38). C’est incisif et véridique, surtout
à la lumière de ce qui se passe sur notre planète depuis plus
d’une cinquantaine d’années. La vigilance, la lucidité, la présence
d’esprit exercée toujours et dans n’importe quelle occasion ne
constitueraient pas, selon Chamberland, la solution à tous les
problèmes, mais une façon saine d’en prendre conscience afin
de pouvoir résister à l’anéantissement de l’humain.

RÉSISTER À LA GUERRE.
« VOICI VENU LE TEMPS DES ASSASSINS »2

Paradoxalement, les seules traces d’une sorte d’égalité qui


rapprocherait les hommes les uns des autres se retrouvent dans
ce que Arendt appelle « l’égalité dans l’aptitude à tuer ». Dans
L’assaut contre les vivants, Chamberland, en rappelant les mots
de Kundera, évoque cette endémie planétaire :
Aujourd’hui, l’histoire de la planète fait, enfin, un tout indivi-
sible, mais c’est la guerre, ambulante et perpétuelle, qui réalise
et assure cette unité de l’humanité depuis longtemps rêvée.
L’unité de l’humanité signifie : personne ne peut s’échapper
nulle part (G2 : 31).

Une interrogation alors tourmente le sujet d’Aléatoire instan-


tané : vivons-nous dans une situation dans laquelle « la guerre
irait de soi / comme les fleuves, comme la sève ? » Et la réponse,
incisive, y est donnée sans ambages : « Certains le pensent » (AI :

1. Voir le portrait psychologique d’Eichmann brossé par Arendt


(dans Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, 1966).
2. En nouvelle barbarie, Montréal, l’Hexagone, 1999, p. 49.

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LA POROSITÉ AU MONDE

26). De fait, la normalisation d’une telle aberration ne fait plus


de bruit et presque personne ne se rend compte que
trop de coups de couteau se donnent
dans le dos des peuples, –
et dans le tien,
toi, toi et toi (ASAT : 80).

Dans cet extrait, l’utilisation de la fonction conative, transmise


par l’itération du pronom personnel « toi » (accentué par la pré-
sence de l’allitération du t et du d), relève l’état d’urgence d’une
condition qui touche tout le monde, surtout lorsque l’on doit
faire face à la présence d’un « hostile » indéfini :
De toutes parts l’hostile
déclenche l’affolement de meute,
la parade. D’où le panache
des guerriers, leur fureur rituelle
et le dressage des forces :
l’espèce, divisée, sécrète
clan par clan ses exosquelettes
ligaturés de dieux (IFM : 15).

Ici, l’hostile (métonymie) est connoté par une isotopie belli-


queuse (« meute », « parade », « panache », « fureur rituelle », « dres-
sage »). La description de l’appareillage militaire rappelle ces
scènes épiques, somptueusement dépeintes, dans lesquelles les
guerriers, à l’instar de demi-dieux, endossent leur cuirasse,
métaphoriquement rendue par les exosquelettes (claire allusion
à certains invertébrés), et se préparent au combat. Le contraste
entre les demi-dieux et les insectes est évident et révèle l’ironie
de l’instance énonciative. D’un point de vue phonique, le
rythme de la marche résonne grâce à l’allitération des dentales
(t et d) et des fricatives (ch, ss, ce et s) Mais,
[…] tout empire
doit tôt ou tard faire retour

300
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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

à sa source ignorée et pillée :


la moelle des victimes (IFM : 15).

Némésis, la justice vengeresse, n’étant pas aveugle comme la


déesse Tychè, c’est-à-dire la Fortune, renvoie tôt ou tard les car-
nassiers, les porteurs de l’hostile, vers une source paradoxale-
ment ignorée et pillée. Celle-ci, tout en étant formée par des
victimes, donc vraisemblablement par des morts, représente la
seule matière à la fois vitale et régénératrice opposant une résis-
tance constante aux exosquelettes pugnaces. Néanmoins, les
carnassiers des peuples, insouciants et sourds à l’appel des
racines, « gèrent sans broncher le dépeçage de continents entiers
pour assouvir leurs appétits » (G3 : 55). C’est alors que le sujet
d’Au seuil d’une autre terre profère sa vaticination au sujet de
laquelle tout commentaire serait superflu :
Je vois
depuis un regard qui me glace d’effroi.
Je dis que
nous sombrons
parce que s’agrandit de toutes parts
un charnier1 (ASAT : 90).

Dans Un livre de morale, l’auteur écrivait : « Ailleurs le sang


coule. Mais ailleurs est ici. Ici, cette planète simultanéisée par
l’intelligence machinée » (LM : 126).

LA GUERRE DANS LE TEXTE

Cependant, une question tout à fait légitime surgit : de quelle


façon le thème de la guerre avec ses massacres est-il rendu
textuellement par le poète ? Il semble que le contraste entre des
images discordantes ainsi que l’évocation de certains exemples

1. Dans Intime faiblesse des mortels, le sujet affirme : « La guerre est


l’épreuve assignée / à ceux que talonnent le besoin / et le compte du
temps » (IFM : 20).

301
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LA POROSITÉ AU MONDE

de conflits mondiaux constituent deux des stratégies représenta-


tives d’Intime faiblesse des mortels et d’Au seuil d’une autre terre :
Un visage attendri,
entraperçu par les feuillages,
et le fracas des armes.
Le rauque râle de la faim,
son haleine délétère
– pour tous, au monde (IFM : 10).

Les deux premiers vers proposent une image idyllique associée,


par une conjonction de coordination, à quelque chose qui s’y
oppose carrément : le bruit des armes et le râle de la faim. Le
rythme de la lecture, scandé par des rappels sonores (allitération
du r), en est brisé tout comme l’horizon d’attente. Il en va de
même d’un autre extrait tiré toujours d’Intime faiblesse des
mortels :
Le vent dans les cheveux d’un garçon
qui file entre les voitures comme en se jouant
émeut n’importe quel passant sur Terre.
Le vent dans les cheveux d’un garçon
qui fonce au-devant
des balles… son sourire
dans la ville assiégée achève
d’un fragile adieu la culture (IFM : 18).

Ici, la strophe présente une division : le premier tercet, qui illus-


tre une situation tout à fait paisible, se heurte aux cinq derniers
vers montrant les détails d’une scène aux couleurs de la mort.
Cette opposition (accentuée par un rappel sonore intense sur le
plan des nasales) est marquée stylistiquement par la répétition
du vers « Le vent dans les cheveux d’un garçon ». Un tel attentat
contre l’humanité, représenté synecdotiquement par le meurtre
d’un jeune, entraîne avec soi le déclin de la culture puisque,
comme on a eu l’occasion de le voir, tout acte de barbarie nie
la sensibilité qui est consubstantielle à ladite culture et, de telle

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

façon, se départit autant de la vie que de son développement.


L’hypallage « fragile adieu » (en réalité, c’est le sourire qui est
fragile) souligne la précarité, la vulnérabilité de la vie humaine
représentée ici par un garçon qui symbolise, aux yeux de l’au-
teur, l’espoir d’une régénérescence future.
Dans d’autres circonstances, le rappel de l’horreur de la
guerre demeure plus ponctuel et géographiquement défini : « Un
sniper serbe abat un enfant dans Sarajevo, / fraîche rosée de
sang aux fractures de la ville, / libation désirée… » (IFM : 12). Les
gouttelettes matinales d’une jeune mort s’infiltrent dans les
ruines de la ville et alimentent les carnassiers, dont le sifflement
des balles retentit au moyen de la sibilante s. Toujours dans
Intime faiblesse des mortels, la scène évoquée s’ouvre sur une
dimension chorale :
Les bouches combles de terre,
milliers de cadavres fossoyés à la benne
au cours de l’été 94 à Goma en Afrique.
Leurs cris dans les strates une
à une accumulées des générations
mortes (IFM : 14).

La première partie du poème demeure plutôt descriptive : pen-


dant l’été 1994, des milliers de Tutsis, après avoir fui le Rwanda
et avoir cherché un abri au Zaïre, meurent à cause des denrées
alimentaires avariées et du choléra. L’extermination d’une ethnie
s’accomplit alors sur deux fronts : d’un côté, la haine raciale dé-
vastatrice et, de l’autre, l’oubli, l’inattention et la négligence des
êtres humains avec leurs ravages. C’est souvent le cri suffoqué
des victimes qui résonne inexorablement :
Et des peuples entiers anéantis. Un cri
part du Soudan au cours de l’été 1998 :
Dites au monde que nous sommes en train de disparaître
(ASAT : 19).

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LA POROSITÉ AU MONDE

On pourrait attribuer cette scène à un événement précis : le


bombardement, le 20 août 1998, de l’usine pharmaceutique d’Al
Shifa, qui fut commandé par la secrétaire d’État Madeleine
Albright, en réponse aux attentats perpétrés contre les ambas-
sades américaines de Nairobi et de Dar es-Salaam1.
Néanmoins, une partie des individus semblent rester indif-
férents à la demande de secours lancée par leurs semblables. Le
constat est décapant : « Quand une société tend à abandonner ses
enfants à leur sort, à les priver, par simple indifférence, des né-
cessaires moyens d’accomplissement, elle commet un déni d’hu-
manité et cède à la tentation de l’autodestruction2 » (NB : 32-33).
La tyrannie technototalitaire, en plus de produire la mar-
chandisation des individus ainsi que leur réification, « légitime
carrément la réduction d’une majorité d’humains à l’état de
déchets, d’untermenschen » (PD : 135). Ces « hommes jetables »
(ASAT : 96 ; G3 : 43) ou superflus, pour reprendre l’expression
de Arendt, représentent des masses qui, dans n’importe quelle
zone de la planète, « sont enfermées, sont traitées comme si elles
n’existaient plus, comme si ce qu’il advenait d’elles ne présentait
plus l’intérêt pour personne, comme si leur mort était déjà
scellée (Hannah Arendt)3 » (G3 : 52).
Quand des millions d’hommes superflus
viendront, au sud du Rio Grande comme à Gibraltar,
secouer les grilles dorées du Versailles néolibéral,
est-ce que toute la politique de la « nouvelle civilisation »
ne se ramènera pas à un seul article : tirer à vue ? (PD : 15)

1. Selon son opinion, réfutée par la majorité puisque les preuves


étaient inexistantes, l’usine produisait des armes chimiques et était con-
trôlée par le terroriste saoudien Oussama ben Laden. Toutefois, ces vers
semblent annoncer ce qui se passe au Darfour depuis quelques années.
2. « Lorsqu’un homme, une femme ou un enfant est battu, torturé,
privé de liberté ou livré à quelque genre d’exaction que ce soit, il n’y
a pas seulement un malheur singulier mais l’événement d’une vérité ab-
solue : un déni de l’idée d’humanité » (NB : 36).
3. Il reprend ici les propos de Arendt, mais il ne cite pas la source.

304
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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

Dans ce siècle qui témoigne du « progrès de l’inhumain dans


l’homme, et de l’avancée de l’immonde » (PD : 26), ce type de
comportement, poussé au paroxysme, justifie aisément même
les nettoyages ethniques :
« Nettoyage ethnique » : l’expression connote le discours légiti-
mant de ceux qui le tiennent. Elle porte la trace de la séman-
tique technoscientiste, dont les traits le plus aisément
repérables sont l’aseptie (la propreté), l’exactitude opératoire,
l’absence de passion. Cette sémantique couvre des pratiques
qui s’en révèlent l’exact opposé. Étrange amalgame, des hu-
mains, identifiables à certaines caractéristiques, sont consi-
dérés comme des déchets et traités comme tels : des hommes
jetables (NB : 86).

Dans ce tableau désastreux, où pour Chamberland également la


résistance au nom de l’intime-en-tout semble pourtant être
encore envisageable, l’auteur prévoit l’avènement d’une catastro-
phe. Mais de quelle catastrophe s’agit-il ? Et quelle serait sa
nature ?

RÉSISTER À L’APOCALYPSE, À LA CATASTROPHE


Je dis que nous sombrons
parce que s’agrandit de toutes parts
un charnier1 (ASAT : 90).

C’est sur ce ton prophétique (souligné par la rime interne cou-


ronnée dis – agrandit) que le sujet d’Au seuil d’une autre terre
annonce l’état d’urgence de notre planète. De prime abord, il
semble que les prévisions à l’égard d’un tel danger excluent
toute possibilité d’intervention. En effet, sur le même mode vati-
cinatoire, le « je » du Prince de Sexamour s’exprimait en ces
termes :

1. « Ce qu’on entend de partout / c’est le glas du monde ? » (IFM :


34).

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LA POROSITÉ AU MONDE

la catastrophe que nous n’aurons pas su empêcher


s’abattra sur nous tous
comme la lumière surprend l’aveugle (PS : 76).

Insouciants, « nous courons tous au désastre avec l’hébétude


hilare des intoxiqués1 » (G2 : 238) et même si, dans l’espace d’un
instant, une pensée néfaste frôle notre esprit, celle-ci est vite
effacée par le cours d’une vie négligemment vécue. Dans Le
froid coupant du dehors, le constat ne laisse pas beaucoup de
place à l’espoir :
À tel moment, l’annonce d’une catastrophe, particulièrement
de celles qui se « propagent » hors de tout contrôle (nuages ra-
dioactifs, nappes de pétrole, aggravation de l’échancrure dans
la couche d’ozone ; séismes, inondations, épidémies, famines),
nous vrille d’un sentiment d’urgence. Mais très vite les rengai-
nes du quotidien, que les pubs capitonnent si bien, irréalisent
les dangers et nous font huer ceux que nous traitons alors
d’alarmistes (G3 : 59-60).

Il faut avouer que si à la suite de ces constats décapants on


voulait céder à l’envie de répertorier, dans les textes de Cham-
berland, tous les termes renvoyant à une isotopie définie, on se
rendrait compte qu’y figurent au moins trente définitions diffé-
rentes évoquant l’état de déperdition dans lequel baigne la
planète. Du recueil Demain les dieux naîtront (1974) à Au seuil
d’une autre terre (2003), de l’essai Terre souveraine (1980) à Une
politique de la douleur (2004), la préoccupation d’une fin
imminente visant l’humanité est constamment évoquée. Je tiens
à souligner que l’essayiste s’est longuement penché sur cette
question dans Le recommencement du monde, qui représente
probablement l’essai où la pensée de la catastrophe se construit
dans toute son ampleur et dans sa prégnance. D’ailleurs, loin de
s’estomper, cette réflexion est constamment alimentée par l’au-
teur. Ici, cependant, j’en donnerai un aperçu très synthétique,

1. On retrouve ailleurs la même affirmation (NB : 123).

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

car son imbrication et sa complexité excèdent la portée de cette


étude sur l’intime.
Ce qui préoccupe Chamberland, c’est que « la tyrannie en
train de s’établir sur Terre se distingue de celles qui l’ont précé-
dée en ce qu’il lui faut, pour réussir, anéantir toute subjectivité
en l’homme » (PD : 206). De fait, un tel processus s’est bel et bien
enclenché car, dans Un livre de morale. Essais sur le nihilisme
contemporain, l’auteur constate : « […] ce qui nous arrive à tous
[…] c’est cette exténuation d’humanité » (LM : 123). Le ton ferme
et l’affirmation résolue trouvent une suite dans l’un des énoncés
les plus catégoriques que l’écrivain n’ait jamais formulés : « […]
l’affaissement de conscience prend sur terre l’ampleur d’une
catastrophe écologique généralisée ; il faudrait même le consi-
dérer comme l’épicentre de toutes les catastrophes écologiques »
(RM : 84).
Toutefois, quoique la vision du désastre que le poète affiche
dans les textes qui suivent Demain les dieux naîtront semble
s’obscurcir, il ne faudrait surtout pas la percevoir comme la seule
veine inspiratrice de l’anthropologie de Chamberland. Si l’on
s’aventurait sur ce terrain, on risquerait, d’une part, de soumettre
son œuvre à une simplification banale et, d’autre part, de négli-
ger l’importance qu’acquiert l’anthropos dans sa réflexion lors-
que ce dernier s’éveille à la responsabilité éthique. À vrai dire,
dans les œuvres de Chamberland, on se trouve souvent face à
deux tendances antithétiques. D’un côté, on observe le portrait
d’un individu qui « désespère de lui-même, [qui] cède de plus en
plus à l’effondrement de sa stature interne, spirituelle » (RM :
100). D’un point de vue collectif, il s’agit d’un « effroyable car-
nage d’âmes » (FAT : 61) qui est en train de se perpétrer, d’une
« anthropophagie scientifiquement planifiée » (CC : 18), d’un
« autogénocide » (Chamberland, 1980c : 15) causé principalement
par l’égarement dans le technomatériel. De l’autre, on assiste à
une consolidation de l’espoir dans l’« intensification de la ten-
dance évolutive » (Chamberland, 1980c : 15), dans la présence
d’un « nous », « d’un peuple d’éveillés, d’amoureux » (ASAT : 10)

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LA POROSITÉ AU MONDE

qui, résistant aux « éteignoirs de ciel », se rendent compte que « le


sort du monde ne se joue pas ailleurs qu’au plus intime de
chaque être humain1 » (PD : 168).
Ce qui est vrai indubitablement, c’est ceci :
Informés, nous le sommes.
Nous en savons assez.
La fin, c’est
quand l’expérience a mal tourné
et qu’il n’est plus possible d’échapper aux conséquences (PD :
13).

On ne peut pas nier la prégnance ainsi que la véhémence de


l’expression « Nous en savons assez », qui est répétée dans Une
politique de la douleur en guise d’autocitation. Dans son essai
Pour un catastrophisme éclairé, Dupuy écrit péremptoirement
que « le vingtième siècle est là pour nous montrer que les pires
abominations peuvent être dirigées par la conscience commune
sans embarras particulier » (2002 : 85). Selon les deux auteurs,
dont les propos concordent, l’individu, conscient que la catastro-
phe est inscrite dans l’avenir, ne peut qu’endosser les consé-
quences de ses actes dans une attitude de profonde vigilance et
de douloureuse lucidité2. D’après Chamberland, il faut « adhérer
à la volonté de voir. Ce qui est, bien sûr, faire appel à l’exercice
de la lucidité » (RM : 91) ; de son côté, Dupuy constate que « nous
savons désormais que nous sommes embarqués, avec, à notre

1. L’expression « éteignoirs de ciel » est de Chamberland.


2. Je tiens à préciser que si Chamberland et Dupuy semblent être
d’accord sur certains points concernant la situation catastrophique dans
laquelle la planète baigne, leurs visions ne se rejoignent pas toujours.
Selon Dupuy, « le catastrophisme éclairé consiste à penser la continua-
tion de l’expérience humaine comme résultant de la négation d’une
autodestruction – une autodestruction qui serait comme inscrite dans
son avenir figé en destin. Avec l’espoir, comme l’écrit Borges, que cet
avenir, bien qu’inéluctable, n’ait pas lieu » (2002 : 216). Cependant, cela
dépasse les propos de mon travail et pourra être abordé dans d’autres
circonstances.

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PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME

bord, une bombe à retardement. Il ne tient qu’à nous que son


explosion, inscrite comme une fatalité peu probable, ne se pro-
duise pas. Nous sommes condamnés à la vigilance permanente »
(2002 : 216).
En dernière instance, il faudrait souligner que les mots
catastrophe et apocalypse sont revisités par Chamberland, qui
leur confère leur double acception. Dans le sens le plus com-
mun, la catastrophe renvoie, selon la terminologie aristotéli-
cienne, à un renversement radical qui s’opère dans le drame ; de
là la signification de bouleversement, de désastre total. Pour ce
qui est de l’apocalypse, l’évangile éponyme de saint Jean est
explicite à ce propos : il nous dépeint une fin du monde suivie
par une révélation. Cependant, Marco Belpoliti a, d’une certaine
façon, contribué à donner à ces deux termes leur juste valeur
sémantique. Selon l’auteur, les philosophes contemporains se
sont longtemps questionnés sur les raisons qui font en sorte que
le progrès moderne se produit par des catastrophes. À la fin de
ce long débat, ils se sont donné « une réponse qui confirme la
double signification du terme catastrophe : d’un côté, il signifie
[bouleversement] […], [de l’autre], renversement, changement de
direction. Catastrophe comme “tournant”, c’est-à-dire transfor-
mation, métamorphose » (Belpoliti, 2005 : 131. Je traduis). En ce
qui concerne l’apocalypse, elle aussi contient un autre aspect,
celui qui renvoie à « l’attente spasmodique de la fin conjointe-
ment avec celle du changement total, de la palingénésie »
(Belpoliti, 2005 : 130. Je traduis). C’est certainement à la lumière
de ces deux précisions sémantiques, mettant en valeur prin-
cipalement la métamorphose, que l’on peut lire le début d’Au
seuil d’une autre terre. Dans l’incipit du recueil, c’est-à-dire dans
la lettre que le poète adresse à un destinataire virtuel habitant la
planète dans un futur indéterminé, la Terre est imaginée « en
proie au chaos et à la terreur » (ASAT : 10) ; pourtant, dans ce
« “nouvel âge” des ténèbres », ce « tu », se débattant dans « [une]
peau d’enfant » (ASAT : 10), fait partie d’un peuple d’éveillés,
d’amoureux. Le rêve alors, ramené à ses justes proportions, n’a

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LA POROSITÉ AU MONDE

pas succombé aux pires abominations, aux visions néfastes, aux


efforts pour anesthésier une conscience qui, contre toute espé-
rance, fait de la vigilance son atout, sa force, son instrument de
résistance.

OUVERTURE

À mon avis, il serait tout à fait impossible de vouloir


condenser en quelques lignes récapitulatives une pensée de
l’intime qui se déploie, dans l’œuvre de Chamberland, depuis
une quarantaine d’années. S’il est vrai qu’une telle notion se
structure dans sa complexité et se précise à partir des années
1980, il est tout aussi vrai que ses prodromes sont repérables
depuis les premiers recueils de l’auteur.
On a vu comment, chez Chamberland, cette notion devient
le centre propulseur de la résistance de l’anthropos, à quel point
elle imprègne sa conception de la poésie de même que sa vision
du rôle que le poète joue dans la société contemporaine.
C’est à cette veine qui emprunte la voie de l’ouverture que
je renvoie le lecteur à la dernière partie de mon étude. Ici, les
parcours heuristiques de Warren et de Chamberland se croi-
seront dans un « instant infini » (Brault) fait de connivences et de
correspondances, sous le signe d’une porosité au monde qui ne
se veut jamais fusion, mais plutôt échange affinitaire.
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CONCLUSION

Les voies qu’emprunte l’intime dans l’écriture de Louise


Warren et de Paul Chamberland sont multiples ; de toute évi-
dence, elles suivent les trois axes sémantiques sous-tendant
l’origine étymologique du superlatif intimus. L’approfondisse-
ment du sujet dans son intériorité, autobiographique et mémo-
rielle pour Warren, paradoxalement impersonnelle et pourtant
profondément affinitaire pour Chamberland, alterne avec la
thématique de l’ouverture à l’autre, cet autre appartenant autant
à un espace familier et affectif, surtout pour Warren, qu’à une
dimension plus élargie, voire planétaire, ce qui est exemplaire
chez Chamberland. En effet, autrui, particulièrement dans la pro-
duction récente des deux auteurs, ne correspond pas toujours au
proche, à l’individu connu ; à vrai dire, dans le cas de Chamber-
land, ce proche semble être rarement autobiographique1. Les
traits qui le caractérisent peuvent dépasser les coordonnées
spatio-temporelles connues et projeter le sujet dans une dimen-
sion où l’autre lui fait prendre conscience à la fois de l’étran-
gèreté du même et de la proximité de l’étranger. Dans une telle
dimension, il est tout à fait légitime de se demander si autrui est
encore tributaire d’une sexuation ; en d’autres termes, sommes-
nous dans un au-delà d’une réflexion sur l’intime dans son rap-
port à la différence sexuelle ? Ce sujet dense mériterait qu’on lui

1. Il y aurait, peut-être, des éléments autobiographiques explicites


surtout dans la première production du poète, mais cela reste à vérifier
dans une étude consacrée au sujet.

311
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LA POROSITÉ AU MONDE

consacre une étude entière prenant appui, entre autres, sur les
processus énonciatifs et rhétoriques qui opèrent dans la trame
textuelle. Toutefois, à la lumière de l’analyse faite, on peut rele-
ver que, chez Chamberland, à partir des années 1980, l’autre,
anonyme dans l’abjection, perd toute particularité géographique
et sexuelle1. Dès Compagnons chercheurs (1984), en passant par
les trois Géogrammes, jusqu’au recueil Au seuil d’une autre terre
(2003), on assiste à une impersonnalisation, phénomène qui
apparaît clairement dans l’adresse à l’interlocuteur d’Au seuil
d’une autre terre2. Il en est différemment pour Warren chez qui,
de L’amant gris (1984) à Noyée quelques secondes (1997), le
dédoublement, la perte de soi et son successif recentrement par
l’intermédiaire de la recherche d’une langue personnelle consti-
tuent le fil conducteur de la création. Cette dynamique, dans
laquelle le sujet lyrique s’engage dans sa constitution par le tru-
chement, entre autres, de la confrontation avec un proche
sexué, lui permet pourtant de se pencher sporadiquement sur
l’autre appartenant à l’espace-monde. Cet autre, aux origines et
aux genres confondus, cette figure qui commence à s’insinuer
dans ses recueils depuis Madeleine de janvier à septembre,
acquiert une importance majeure spécialement à partir de Terra
incognita (1991).
Pour ce qui est de la troisième voie qu’emprunte l’intime
dans l’écriture de ces deux auteurs, elle se concrétise dans la
relation qu’entretient le sujet avec les objets banals, symboles
d’un présentisme privé de toute connotation péjorative. Celui-ci
constitue le cadre dans lequel l’histoire, après avoir abandonné
sa linéarité – car on vit dans la simultanéité de plusieurs histoires
parfois discordantes et contradictoires –, cède le pas à l’événe-
ment ponctuel qui se consume dans un maintenant délesté de

1. Le recueil Éclats de la pierre noire d’où rejaillit ma vie (1972)


semble annoncer cette démarche.
2. Voir le poème à la page 79, dans lequel le destinataire est un
« tu » féminin (ici, il s’agit soit du même interlocuteur qui, au début du
recueil, était un « ami lointain » – ASAT : 7 –, soit de l’hypostase du « je »).

312
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CONCLUSION

toute attache temporelle, dans une immanence fondatrice puis-


qu’elle représente la seule preuve tangible que possède l’indi-
vidu de son appartenance au monde. « Je suis dans le présent, le
présente est riche et c’est là que le poème se passe1 », avoue
Warren pour qui les objets constituent un système de références
fondamentales dans ce que je définis comme son vitalisme
contemplatif. L’objet, source d’une matière en mutation perpé-
tuelle (le bois de la table, lieu de l’écriture et de l’échange, est
toujours vivant, il en est de même pour l’eau du lac), pénètre le
sujet et le travaille en faisant en sorte que cette entrée du monde
dans son intimité abolit la dichotomie entre l’ici et l’ailleurs,
efface la séparation entre le « je » et l’univers ; « Je me prête au
monde et n’appuie sur rien » (PB : 13), nous confie le sujet. Les
objets du monde constituent un atelier des formes et des cou-
leurs, une source constante de méditation, d’observation, de re-
pérage d’une rythmique consubstantielle à la nature. « La nature
agit profondément dans la forme de mon écriture2 », affirme
Warren. L’objet et la matière peuvent stabiliser le sujet dans son
observation, peuvent l’amener dans un état de méditation pro-
fonde où, loin de toute velléité explicative ou narrative, il re-
plongera dans un silence porteur de régénération et de
révélations3.
Cela dit, il est cependant nécessaire de se pencher davan-
tage sur les parcours intimes des deux auteurs afin d’en dégager,

1. Rencontre avec Warren, 11 février 2007, Saint-Alphonse-


Rodriguez, au bord du lac.
2. Rencontre avec Warren, 11 février 2007, Saint-Alphonse-
Rodriguez, au bord du lac.
3. C’est grâce au peintre Alexandre Hollan que Warren a appro-
fondi la méditation des objets. Warren a consacré plusieurs pages d’es-
sai à Hollan dans Bleu de Delft. Archives de solitude et dans Objets du
monde. Archive du vivant. Le recueil La lumière, l’arbre, le trait a été
inspiré par le peintre et la plaquette Oh Merveille ! ainsi que l’essai Le
livre des branches. Dans l’atelier d’Alexandre Hollan lui ont été dédiés.
Elle a également organisé l’exposition Alexandre Hollan. Un seul arbre,
au Musée d’art de Joliette du 15 octobre au 14 janvier 2007.

313
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LA POROSITÉ AU MONDE

sans prétendre à l’exhaustivité, quelques similarités ainsi qu’une


différence significative.
Si l’on traverse diachroniquement toute l’œuvre de Warren
et celle de Chamberland, on se rend compte qu’un changement
substantiel s’opère progressivement dans la facture de leurs
poèmes : il s’agit d’une tension vers l’épuration. Chez Warren,
dont le premier recueil remonte à 1984 (L’amant gris), on
constate le passage d’une écriture assez riche et articulée (sur-
tout pour ce qui est de l’utilisation des subordonnées et de l’hy-
potaxe) à une langue qui, en passant par Notes et paysages et
Terra incognita, s’allège, cherche à atteindre à l’essentiel, vise au
dénuement mis en place dans Suite pour une robe (1999), Soleil
comme un oracle (2003) et Une pierre sur une pierre (2006).
Pour ce qui est de Chamberland, son long parcours artistique,
Genèses remonte à 1962, a été traversé par plusieurs phases :
entre autres, par celle marquée d’un certain éclatement formel
se réalisant dans les livres montages comme Demain les dieux
naîtront (1974), Le prince de Sexamour (1976), Extrême survi-
vance, extrême poésie (1978) et L’enfant doré (1980). Cependant,
à partir d’Aléatoire instantané (1983) et de Compagnons cher-
cheurs (1984), on remarque la concrétisation d’un travail d’épu-
ration de la matière scripturale, travail qui se précise et s’inten-
sifie dans Phoenix intégral (1988) et Dans la proximité des
choses (1996) ainsi que dans les recueils Intime faiblesse des
mortels (1999) et Au seuil d’une autre terre (2003).
À vrai dire, tout porte à croire que l’écriture de l’intime chez
Warren et Chamberland prend corps dans la retenue du geste,
dans l’économie des moyens, dans la brièveté de l’énoncé, dans
une langue dépouillée, débarrassée de plusieurs oripeaux
stylistiques et rhétoriques. C’est une langue qui peut tendre à
l’oralité, au prosaïque, qui peut s’exprimer dans le fragment et
le balbutiement, ce qui n’empêche pas un travail poétique qui
se tisse en filigrane, dans la tension constante vers une parole
retournant « à la misère primitive des mots » (Brault, 1996 : 101).

314
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CONCLUSION

On peut évoquer, ici, d’autres écrivains qui, de nos jours,


soit se réclament de l’écriture de l’intime, soit, pour différentes
raisons, ont été placés sous sa bannière : Anne-Marie Alonzo,
Michel Beaulieu, Hugues Corriveau, Normand de Bellefeuille,
André Brochu, Philippe Haeck, Élise Turcotte, Marie Uguay.
Pour ma part, je me réfère, plus précisément, à celles et à ceux
dont les textes sont traversés par les trois axes sémantiques qui
constituent la richesse de l’intimus. Je parle des poètes qui, avec
leur souffle et leur voix, m’ont guidée discrètement tout au long
de ce voyage ; ce sont des écrivains que j’ai cités tantôt explici-
tement, tantôt entre les lignes : Denise Desautels, Hélène
Dorion, Rachel Leclerc, Paul Chanel Malenfant. D’ailleurs, com-
ment ne pas penser à Jacques Brault qui a fait de l’intimisme une
poétique, qui a célébré le « dire juste » en termes de dénuement,
de pauvreté de la langue ? Pour ce qui est de la nouvelle géné-
ration, mentionnons, par exemple, Jean Duval qui, dans le dos-
sier d’accompagnement de son mémoire de maîtrise en création,
« Les sentiments premiers » (Université du Québec à Montréal,
1996), tout en se situant dans ce courant intimiste, trace un lien
explicite entre celui-ci et le dépouillement : « L’intimisme et le
dépouillement entretiennent donc un rapport étroit, car ils
supposent un lexique simple, une économie de moyens, un
désir de clarté ainsi qu’une mise à contribution du pouvoir de
suggestion » (1996 : 107).
À ce sujet, la formulation et la vérification de l’hypothèse
suivante seraient tout à fait souhaitables : à partir des années
1980, l’écriture de l’intime semble emprunter la voie du dépouil-
lement, de la brièveté, de la condensation, de la sobriété, du
prosaïque ; rejetant les artifices rhétoriques et le funambulisme
de la versification, elle aspirerait à la frugalité de la langue, à la
recherche d’une « simple parole humaine » (ASAT : 10) capable
d’établir, ne serait-ce que pendant un instant éternel, le lien avec
cet essentiel qui nous rapproche tous et toutes.
Liée aussi bien à la problématique de la création qu’au
voyage vers l’intus, la langue occupe une place centrale dans les

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LA POROSITÉ AU MONDE

poétiques de Warren et de Chamberland. On a vu que, chez


Warren, la question d’une langue à soi, abordée pour la pre-
mière fois dans Écrire la lumière, acquiert une valeur signifi-
cative dans Notes et paysages. Il s’agit en effet d’un retour « à une
autre langue vivante en moi » (LM : 82), avoue la protagoniste du
Lièvre de mars, d’une langue maternelle qui « nous lie à notre
enfance et à ce que nous sommes devenus à travers elle » (LM :
38). Cette préoccupation reflète une tendance de la littérature
contemporaine dans laquelle les auteurs, hommes et femmes,
prônent l’avènement d’une langue nouvelle, d’une langue
complémentaire, affective, viscérale, innervée, moins adulte et
plus proche de l’enfance, qui puisse se concrétiser dans l’écri-
ture1. Chez Chamberland également, on retrouve cette tension
vers une langue remontant à la Mère, à la matrice par antono-
mase, c’est-à-dire à la Terre, à l’oikos. C’est une langue qui aspire
à l’enfance de l’anthropos, à la pureté originaire, à la limpidité
d’une parole non contaminée, juste, délestée de toutes les
scories du discours ambiant, éloignée des mots intoxiqués des
médias. Je souligne que la critique des médias, exacerbée chez
Chamberland, figure également chez Warren ; elle se concrétise
dans son recueil Terra incognita, où la protagoniste observe,
entre autres, les effets néfastes de la télévision, de cette fenêtre
sur le monde qui semble avoir le pouvoir d’effacer toute distinc-
tion entre la fiction et la réalité.
Les thèmes de l’autre et de la responsabilité à l’égard de son
semblable occupent une place déterminante dans les œuvres de
Warren et de Chamberland à un tel point que l’on pourrait parler
d’une véritable éthique de l’intime. Lorsque le « je » d’Au seuil
d’une autre terre affirme : « Accueillir allège », il renvoie à un
mouvement bénéfique, c’est-à-dire à la sortie temporaire du
sujet du carcan de son ipséité ; accueillir, en termes lévinassiens,

1. Pour ce qui est des écrivains, je pense, par exemple, à Philippe


Haeck, Hugues Corriveau, Paul Chanel Malenfant, Normand de
Bellefeuille, André Roy et Guy Cloutier.

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CONCLUSION

c’est tant se laisser traverser et habiter par son semblable que


devenir perméable à sa souffrance. Les mots du « je » de Terra
incognita sont très clairs :
J’étais venue si loin déposer ma peine et pourtant,
elle me revenait encore.
Contre le ventre d’un soldat,
elle s’ouvrait, elle aussi (TI : 15-16).

La blessure du soldat ouvre celle du sujet poreux qui, par le


truchement de la douleur de l’autre, revient à la sienne. Il s’agit
d’une souffrance qui ne lui appartient plus complètement, qui est
différente, alimentée ou modifiée par celle d’autrui. Comme on
l’a montré, on retrouve cette attitude dans Le lièvre de mars, alors
que la narratrice, face à la douleur de son amie Geneviève, dira :
« Je voulais voir de quoi était faite sa blessure pour comprendre
la mienne. Je me sentais liée à elle comme si nous avions été des
blessées de guerre, comme si nous étions les seules survivantes
d’une tragédie commune » (LM : 71). Chez Chamberland, le « moi »,
devenu impersonnel, car porteur de millions d’hommes, « avance
à travers la souffrance humaine » (EPN : 114). Une telle notion,
que l’on pourrait résumer dans le syntagme « avoir mal à l’autre »,
est consubstantielle à la pensée de Warren et de Chamberland.
Toutefois, cette compréhension ne passe pas par un processus
rationnel, mais par la « sensibilité à l’opaque », comme le dirait
Édouard Glissant, par la volonté de ne pas tout réduire à une
transparence facile, par le désir de se laisser habiter par l’autre
qui, en se révélant, nous révèle. En d’autres termes, le sujet ne
vit pas à travers l’autre, mais par l’autre refonde son centre,
retrouve ses assises. Tout en étant conscient de sa fragilité et de
sa porosité, il refuse la perte de la subjectivité qui conduirait,
inévitablement, à l’irresponsabilité. Pour paraphraser les mots de
Warren, comprendre signifie alors accepter la transformation de
l’autre, se mettre dans un état de dessaisissement, de réceptivité
intense « où l’on est hors de soi tout en étant conscient que l’on
touche au plus près de soi » (II : 100).

317
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LA POROSITÉ AU MONDE

« Chaque individu est la terre entière » (GII : 195), affirme


Chamberland en empruntant ces mots à Raoul Vaneigem ; « [l]a
désolation de cet homme appartient au monde » (PB : 35),
constate le « je » de La pratique du bleu (Warren). « Nul homme
ne doit être humilié, car alors c’est l’humanité en lui qui l’est. Et
si l’humanité est en lui humiliée, elle l’est en moi, que j’en
convienne ou pas » (PD : 220), soutient le sujet d’Une politique de
la douleur 1. C’est dans le sillage de l’héritage lévinassien que ces
mots semblent se définir davantage. Quiconque porte intime-
ment en soi les traces d’autrui ; l’autre nous habite et sa présence
implique que la désolation, l’humiliation qui lui sont infligées
nous touchent directement et irrévocablement. C’est au nom de
cet autre, au nom de la responsabilité à l’égard de l’être humain
délesté de toute appartenance à des dimensions temporelles et
spatiales précises, que le « je » lyrique (et essayistique aussi pour
Chamberland) décide de témoigner. Dans Terra incognita, le
sujet, face à une situation de belligérance, promet « de tout dire »
(TI : 64). Dans le même élan, le « je » de Marcher dans Outremont
ou ailleurs déclare : « […] témoigner, ne rien laisser caché de ce
qui tue les vivants, rappeler l’empoisonnement des sources »
(MOA : 13). Répondre de ses semblables, éprouver dans sa chair
l’appel de la responsabilité : voici les assises sur lesquelles se
fonde le témoignage. Cependant, dans le cas de Warren et de
Chamberland, on ne témoigne pas de, mais on témoigne pour
ceux et celles qui ont perdu, dans la mutité de la détresse, la
force de le faire2. C’est la question de la responsabilité de

1. Cela n’implique pas une situation d’égalité. Les deux auteurs


sont très clairs à ce sujet : « On est une multiplicité d’uniques », constate
le sujet dans Le prince de Sexamour (PS : 203) ; « L’erreur est de penser
qu’on se ressemble tous », affirme le « je » lyrique de Notes et paysages
(NP : 86).
2. Je renvoie les lecteurs aux deux sections sur le témoignage dans
le chapitre consacré aux deux auteurs analysés. Rappelons que le
thème de la guerre est présent dans l’œuvre de Warren surtout dans
Comme deux femmes peintres, Notes et paysages et Terra incognita. Ce

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CONCLUSION

l’humain à l’égard d’autrui et du monde qui est posée, directe-


ment ou indirectement, dans les œuvres de Warren et de Cham-
berland ; dans cette perspective, il serait tout à fait légitime de
parler d’une éthique de l’intime.
Ce qui différencie la posture intimiste de deux auteurs, c’est
la présence évidente de l’autobiographique dans la poésie de
Warren, alors que l’œuvre de Chamberland témoigne de plus en
plus de la tension vers l’abstraction de cet élément ; je rappelle
à ce sujet le concept, central dans l’anthropologie de l’auteur, de
la « paradoxale impersonnalité du singulier » (Soussana, 2001 :
23). Comme on l’a remarqué, les thèmes de la quête identitaire,
de l’approfondissement de l’intériorité et de la descente archéo-
logique dans les méandres de la mémoire traversent les textes
de Warren. Dans son cas, l’un des parcours heuristiques sous-
tendant l’étymologie d’intimus, celui qui renvoie à la profondeur
pouvant s’éprouver « chez un seul être, dans une simple relation
à soi » (Beauverd, 1976 : 16), débouche sur l’évocation d’une
dimension mémorielle aussi bien amoureuse que familiale. La
quête identitaire, fondamentale dans la création de cette auteure,
révèle, particulièrement de L’amant gris à Noyée quelques
secondes, un sujet féminin fragile qui, conscient de cette instabi-
lité, se construit tenacement dans l’évolution de son écriture.
Suite pour une robe (1999) marque, à mon avis, un tournant
majeur dans la poétique de Warren, car, à partir de ce recueil,
le « je » lyrique, désormais plus solide et centré, se tourne davan-
tage vers la méditation des objets, vers le mystère des choses1.
En revanche, de prime abord, chez Chamberland, on n’a pas

thème traverse la dernière production poétique et essayistique de


Chamberland.
1. Quant à Warren et Chamberland, je n’ai pas la prétention d’avoir
épuisé leur œuvre. Dans un futur hypothétique, je pourrai examiner
davantage la figure du superstes de Terra incognita ou explorer plus en
profondeur l’image de la montagne. En outre, l’étude de la représen-
tation de l’oikos et du « Christ aux outrages », chez Chamberland,
constitue un piste tout à fait intéressante.

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LA POROSITÉ AU MONDE

l’impression d’être confronté à un sujet précaire dans ses assises


identitaires. C’est peut-être cette stabilité qui soutient sa démar-
che vers l’impersonnalisation1.
À la fin de ce périple, l’un des clichés qui accompagnent
l’intime depuis le XIXe siècle semble avoir été démonté. Non,
l’intimiste contemporain, tel que je le conçois, ce n’est pas l’être
retranché dans son individualité et emmuré dans sa condition
existentielle par l’insularisation de son drame. Il n’est pas non
plus l’individu en proie aux sensibleries plaintives et aux facilités
sentimentales qui, dans un geste empathique et au nom d’une
égalité présumée parmi les individus, tend à usurper la place de
l’autre pour s’installer dans sa douleur. Certes, l’image de l’inti-
miste qui découle de ces pages va à l’encontre d’un tel stéréo-
type. Toutefois, il ne faudrait pas penser que tous les intimistes
contemporains se ressemblent et qu’il n’y a aucune différence
entre leurs pratiques d’écriture. Comme l’a dit si bien Denise
Desautels, l’intime de la poésie devrait être défini chaque fois
que l’auteur prend la plume. En effet, l’étude d’un autre corpus
pourrait révéler à quel point ce sujet représente un terrain fertile
et, à certains égards, encore inexploré.

1. Toutefois, je considère que ce thème mériterait un approfondis-


sement ultérieur que cette étude n’a pas permis.
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TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS 13

AVANT-PROPOS 15

L’INTIME – L’INTIMISME DANS LES SIÈCLES 21


Des précisions 21
L’intime 21
L’intimisme 31
La notion d’intime : un bref tour d’horizon 34
Les causes de l’épanouissement 46
La sécularisation 47
L’industrialisation, le capitalisme,
la croissance urbaine et la bourgeoisie 49
Les effets 52
Le passage de la société étendue au noyau familial.
Les topoï de la retraite 52
La famille 53
L’espace 56
L’individu dans une nouvelle dimension 59
Le culte de la personnalité 63
Le narcissisme 67

L’INTIME – L’INTIMISME :
LA PERSPECTIVE CONTEMPORAINE 79
Les lignes de fond 79
Les années 1980 82

341
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LA POROSITÉ AU MONDE

Les manifestations de l’intime 88


L’esprit d’agrégation et la relation à soi 89
L’individualisme et le narcissisme 90
L’intime – l’intimisme au Québec 94
1975 : la rencontre internationale 98
Le privé est politique 100

LOUISE WARREN : LE DÉPLOIEMENT INTIME 105


Introduction 105
L’amant gris : l’espace du désir,
l’espace de la mémoire 107
Madeleine de janvier à septembre :
la fugacité de la passion 111
Écrire la lumière 115
Comme deux femmes peintres, Notes et paysages,
Le lièvre de mars 120
Le dédoublement, la perte de soi 121
La naissance de l’écriture :
les lieux du recueillement 128
La guerre 132
La véracité du « je » lyrique 141
Une langue à soi 145
Terra incognita 150
Le monde est-il fini ? 151
La petite histoire 158
La grande histoire 164
Le témoignage 165
Les superstes 169
Noyée quelques secondes : le voyage dans l’intimus 175
Ouverture 183

PAUL CHAMBERLAND : L’ÉTHIQUE DE L’INTIME 187


Introduction 187
Le proche et le lointain 190
L’anxiété planétaire 193

342
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TABLE DES MATIÈRES

La maison humaine 198


L’idéal humaniste 204
La nuda vita : la protestation d’humanité 207
L’autre 210
On est une multiplicité d’uniques :
l’intersubjectivité sans fusion 215
Résister au nom de l’intime-en-tout 222
Résister en tant qu’anthropos 223
Le dégrisement, la lucidité 223
L’intelligence 227
La politique de la douleur et de la faiblesse 229
La voie du poème et sa résistance 235
Les raisons de la poésie 237
Parler juste : les origines du poème 242
Le poète 248
Témoigner 253
Résister au réel énigmatique et au médiatique 259
Le réel énigmatique 259
Le médiatique 262
Résister au totalitarisme technogestionnaire
et à la nouvelle barbarie 268
Le totalitarisme 268
La nouvelle barbarie 274
Résister à l’altération de l’être humain 276
L’autiste 276
Le mal banal, le mal radical 279
Le temps out of joint 282
Le rapace prédateur 285
Résister à la tendance à castrer l’autre 288
Phagocyter l’autre 288
L’absence de regard 290
L’humiliation et l’indifférence 293
Résister à l’irresponsabilité 296
Résister à la guerre. « Voici venu le temps des assassins » 299
La guerre dans le texte 301

343
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LA POROSITÉ AU MONDE

Résister à l’apocalypse, à la catastrophe 305


Ouverture 310

CONCLUSION 311

BIBLIOGRAPHIE 321
Œuvres de Louise Warren 321
Œuvres et textes de Paul Chamberland 322
Bibliographie générale 324
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Révision : Isabelle Bouchard


Copiste : Aude Tousignant
Composition et infographie : Isabelle Tousignant
Conception graphique : KX3 Communication

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Dépôt légal, 2e trimestre 2012


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