41* année Juillet-Septembre 1986 Numéro 3

ŒUVRE, TOTALITE, HISTOIRE

Introduction du colloque «Histoire et littérature chez Ernst Boch
et Georg Lukács» *

Chez le jeune Lukács — comme du reste en partie chez le jeune

Bloch — l'esthétique était pour ainsi dire le terrain même de la
réflexion philosophique. Cette «conversion esthétique» de la
philosophie est le thème de notre colloque à Cerisy-La Salle («Le
tournant esthétique de la philosophie») 1 ;il s'agit en revanche ici de
prendre le problème par «l'autre bout» : les essais que Lukács
consacre à la littérature après la «Théorie du roman» - dès les
articles de la «Rote Fahne» - conduisent à se demander dans quelle
mesure la conception matérialiste et dialectique de l'histoire rend
justice à la teneur proprement esthétique des œuvres et dans quelle
mesure les interprétations littéraires des œuvres sont encore de
nature à enrichir la philosophie de l'histoire, à la différencier et, le
cas échéant, à l'infléchir. Quel est en d'autres termes le rapport
entre l'interprétation littéraire immanente et le cadre sociologique
et historique dans lequel elle est menée ?
On peut certes d'autant moins apporter une réponse péreinptoire
et simpliste que Lukács continuera jusqu'à la fin à défendre la
nécessité de l'interprétation immanente contre un réalisme socialiste
doctrinaire érigeant en norme sa vision du monde. C'est même très
précisément ce qui l'opposera aux théoriciens soviétiques quant à la
définition de la partialité {Parteilichkeit). Dans son livre sur
Soljenitzyne est du même coup sensible la tension qui avait déjà
dominé les débats du Congrès de Moscou en 1934 lors de la fonda-
tion du «réalisme socialiste» : d'une part les discours politiques de
Jidanov, Radek et Boukharine, d'autre part les efforts de Gorki

* Colloque organisé les 23 et 24 mai 1985, à l'occasion du centenaire de la naissance

d'Ernst Bloch et de Geoig Lukács, pat le Groupe de recherche sur la culture de Weimar
(Fondation de la Maison des Sciences de l'Homme), le Centre de recherche sur les relations
intellectuelles, artistiques et politiques entre la France et le monde germanique (Université
de Paris-Sorbonne) et la Société des Etudes Germaniques, sous la responsabilité de Gérard
Raulet.

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uir établir des critères proprement littéraires. Cette tension se
ndense chez Lu kaes dans le double fondement de la catégorie
totalité : la conception marxienne de la totalité des rapports de
aduction d'une part (ER 315sq). le classicisme d'autre part, dont
káes fait le modèle de référence du «réalisme» en raison précisé-
ut de son aptitude à saisir la totalité. Or par là-même - on y
iendra - le classicisme fait chez Lukács figure d'exception : sa
îlité de critère à l'aune duquel le « réalisme» des œuvres et des
iranís littéraires est mesuré tend à le soustraire à la critique à
uelle il permet de les soumettre. C'est pourquoi le débat entre
>ch et Lukács à propos de l'expressionnisme et du réalisme se
icentrera sur ce point.
Cette première difficulté méthodologique se double d'une
onde, à un autre niveau : ce qui constitue en effet inconstesta-
ment l'apport spécifique de la critique littéraire lukacsienne
nscrire les productions culturelles et notamment littéraires dans
:otalité historico-sociale d'une part, dans le processus historique
utre part - semble également à l'origine du «réductionnisme»
on ne cesse de lui reprocher. Selon Lukács
«pour toute analyse marxiste de la littérature, il va de soi qu'il faut
considérer les produits de la littérature uniquement comme 'partie
intégrante' de l'ensemble du développement social» (LPM 102)
Dans cette déclaration d'intention, l'adverbe «uniquement»
îale la menace d'un réductionnisme qui prend une triple forme :
Livre n'est qu'un produit, elle n'est qu'un message, elle est un
et.
Les œuvres sont en effet des «produits nécessaires d'une étape
erminée du développement social» (ibid — souligné par Lukács) ;
lut donc toujours « partir de la situation des classes qui créent la
irature de l'époque considérée ; il est également juste de chercher
écouvrir, derrière la querelle que se livrent différents courants et
nés littéraires, la lutte des couches sociales auxquelles des
rants littéraires ont servi de formes d'expression idéologiques»
d., 103 - souligné par nous). Enfin, il est pour Lukács «naturel»
la réalité conflictuelle d'une époque considérée «ne peut que se
éter dans la conscience des hommes qui vivent dans cette société,
ic dans la conscience des poètes et des penseurs» (ER 317).
Les interprètes les mieux disposés n'ont pas manqué de relever
«bavures» qui émaillent les critiques de Lukács (cf. Loewy,
od. à LPM) ; elles découleraient toutes de ce que Bloch stigmatise
une un schématisme sociologiste (ER 74/EZ 256) : l'opposition
lire des manifestations culturelles de la «décadence» et de la
ETUDES GERMANIQUES, JUILLET-SEPTEMBRE 1986 269
«décomposition bourgeoise» à celles de la «bourgeoisie montante,
progressive» ou de la «véritable» avant-garde prolétarienne (ER
340sq). Ce schéma binaire ne tolère que des variations mineures et
prévisibles : par exemple la lucidité résignée de Hauptmann (LPM
62) et la lucidité prématurée de Lessing (LPM 55) — variations
déterminées par la distinction entre Frühkapitalismus et Hoch-
kapitalismus d'une part, par la prise en compte du non-parallélisme
entre l'évolution objective et l'expression idéologique d'autre part
(LPM 106).
En 1938, dans «Diskussionen über Expressionismus», Bloch
proteste non seulement contre l'interprétation lukacsienne de
l'expressionnisme comme une manifestation parasitaire de la phase
impérialiste du capitalisme et comme la traduction de la « décompo-
sition idéologique de la bourgeoisie impérialiste» («Größe und
Verfall des Expressionismus», Internationale Literatur, 1934, Heft
1, ER 109-149), mais il note également que Lukács ne mentionne
pas un seul peintre ou musicien expressionniste - prenant ainsi le
principe lukacsien de l'inscription dans la totalité culturelle en
défaut. Lukács semble bien plutôt isoler les « produits» littéraires
pour les rapporter isolément à leur détermination socio-économique.
Les jugements globalisants qui en résultent sont ainsi privés de tout
fondement. Bloch montre même que loin d'être le fruit d'une
reconstruction herméneutique d'une totalité historique., ils ne
s'appuient en fait que sur des préfaces ou postfaces d'anthologies.
D'où sa conclusion :
«Nous n'avons donc pas affaire à la chose-méme, avec l'impression
qu'elle produit à un endroit et à un moment donnés et avec une réalité
dont nous pouvons refaire l'expérience, mais à des matériaux eux-
mêmes indirects, à de la littérature sur l'expressionnisme qui est à son
tour littérarisée, théorisée et critiquée» (DE 86/EZ 266).
Bloch ne nie du reste pas la justesse de certaines critiques de
Lukács envers l'expressionnisme : le caractère de fuite de son
idéologie, sa mystification de l'«essence» invisible des choses, sa
révolte purement subjective, son pacifisme qui, après la guerre (au
moment où la révolution était à l'ordre du jour), prit un caractère
objectivement contre-révolutionnaire ; mais il conteste la hâte du
sociologisme à conclure qu'il s'agit d'impuissance petite-bourgeoise
«compromise avec l'impérialisme» : pendant la guerre l'expression-
nisme fut révolutionnaire. Lukács, en d'autres termes, faillit non
seulement à reconstruire la vérité historique mais il ignore tout
d'une critique de l'idéologie héritant du progressif dans le régressif
(DE 88sq/EZ 268 sq). Lukács n'a pas vu que l'expressionnisme a
aussi «utilisé et amplifié la décadence» pour la dénoncer. N'existe-t-il

pas, conclut Bloch, « une relation dialectique entre la décadence et
le commencement ? Ce qui est confus, ce qui manque de maturité et
paraît incompréhensible relève-1-il dans tous les cas et sans réserve
de la décadence bourgeoise ? N'appartient-il pas aussi contre l'avis
de ce simplisme à coup sûr nullement révolutionnaire - à la transi-
tion entre l'ancien et le nouveau monde ? Ou du moins à la lutte
pour cette transition ? Auquel cas seule une critique immanente et
concrète peut être de quelque utilité mais certes pas une critique
qui repose sur des préjugés et prétend tout savoir» (DE 92/EZ 271).
Au cœur de ces critiques de Bloch s'exprime l'exigence d'une
démarche herméneutique : inscrire une œuvre dans la totalité
culturelle de son époque, appréhender sa spécificité, en «refaire
l'expérience», c'est-à-dire en dégager son contenu de vérité pour
nous, en saisir enfin la teneur anticipatrice, comprise dans la
perspective d'un «nouveau monde» qui n'existe pas encore. De ce
point de vue, quand Lukács parle des « traits permanents qui agissent
efficacement à travers de longues périodes» (ER 332), son long
terme réduit encore trop, pour Bloch, l'inconnu au connu.
Dans une certaine mesure, Lukács n'ignore pourtant pas cette
dimension«
«Marx a clairement énoncé la difficulté dont nous voulons faire état dans
son introduction à la Critique de l'économie politique : 'La difficulté
n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines
formes du développement social. La difficulté réside dans le fait qu'ils
nous procurent encore une jouissance esthétique et qu'ils ont encore
pour nous, à certains égards, la valeur de normes et de modèles
inaccessibles'» (LPM 103).
C'est sur ce même passage de l'Introduction de 1857 que Bloch
fonde sa conception de l'excédent (Überschuss) et de la reviviscence
(Nachreife) : l'idée que l'œuvre puisse non seulement prendre un
sens pour nous qui vivons à une époque ultérieure mais que sa
signification ne soit pas même épuisée par cette première renaissance
puisqu'elle a encore pour nous la valeur «de normes et de modèles
inaccessibles». Dans «Genèse et valeur des créations littéraires»
(1922), Lukács reconnaît que cette dimension des œuvres requiert
ce que nous appelons ici une démarche herméneutique, à un double
égard :
«Même si nous étions capables d'expliquer de manière marxiste non
seulement la genèse mais aussi l'effet des oeuvres littéraires, nous n'aurions
pas pour autant épuisé la connaissance de la littérature. En effet, il se
poserait toujours la question de savoir pourquoi précisément ces œuvres-
là atteignent à une telle efficacité, et non les nombreuses autres qui, nées
des mêmes rapports de classe, expriment -un vécu similaire dans des
formes analogues... Il devient alors inévitable, même du point du vue
marxiste, de procéder à une analyse esthétique de la création littéraire»
(LPM 105).
D'une part, par conséquent, la dimension de la réception doit
être prise en compte, d'autre part la spécificité esthétique des
œuvres. Dans l'un et l'autre cas, la critique dépasse le sociologîsme,
d'abord en étendant la conception du « message» historique, ensuite
en cherchant l'économie propre de toute œuvre particulière. H s'agit
alors de déterminer jusqu'où on peut et doit aller lorsqu'on renonce
à une correspondance univoque entre la réalité socio-économique
et l'expression littéraire. Dans les débats entre Bloch et Lukács,
cette question est envisagée sous l'angle des rapports entre totalité
et particularité et par ailleurs dans l'optique de la reconnaissance
des décalages et des excédents.
La «question du réalisme» est d'abord, entre Bloch et Lukács,
un débat sur la conception de la totalité (et de l'œuvre d'art classique
comme expression esthétique de ta totalité). Bloch, dans son essai
de 1938, accuse Lukács d'aveuglement : le classicisme n'a certes pas
été ce que Lukács voit en lui ; Lukács se comporterait en romantique
nostalgique d'une époque révolue (DE 91/EZ 270); ce qu'il inter-
prète comme une manifestation littéraire de l'essor de la bourgeoisie,
fut aussi contemporain Be la Sainte Alliance et l'on peut tout autant
y percevoir l'expression de la supériorité sereine du féodalisme
(feudale Gelassenheit), à laquelle correspondrait donc l'équilibre et
la mesure que Lukács loue comme la marque d'un « réalisme objectif
intact» {unzerfallener objektiver Realismus). Lukács aurait donc le
tort de prendre pour agent comptant l'expression littéraire d'une
totalité close (eine geschlossen zusammenhängende Wirklichkeit) et
d'en faire, on l'a dit, le modèle du «réalisme».
La critique de Bloch se fera plus brutale encore en 1940, dans
«Das Problem des Expressionismus nochmals» et mettra l'accent
sur l'immédiateté, sur l'instant, sur les interruptions ; en fait, déjà en
38, les arguments de Bloch sont ceux qu'ils formulait dès 23 dans
son compte-rendu d'Histoire et conscience de classe sous le titre
«Aktualität und Utopie». Celui qui privilégie la cohérence de la
totalité se rend aussi incapable de saisir les médiations.
Tant en ce qui concerne la totalité d'un mode de production
que dans le cas d'une œuvre, il s'agit de saisir le mouvement de
l'histoire à partir des contradictions et des ruptures. Pour Bloch
toute œuvre formée est à sa façon une totalité, dont l'interprétation
immanente peut reconstituer l'économie et la cohérence. Mais cette
œuvre formée, ce pragma, n'est jamais, en dépit des degrés variés des

272 <Ι I ' V K I . Ι Ο Ι Λ Ι nr. nisi O Í R Ι
ruptures internes, sans contradictions. Λ supposer que puisse exister
le cas-limite d'une œuvre sans contradictions internes, demeurerait
la contradiction entre la totalité idéologique et la réalité - comme
le soulignait Marx dans l'Introduction de 1857 en reprochant à
Hegel de confondre le tout-de-pensée et la totalité réelle. C'est
pourquoi Bloch soupçonne le concept de réalité de Lu kaes de
reprendre lui-même - et bizarrement sans le mettre en doute - le
concept de totalité des systèmes de l'idéalisme allemand (DE 91/
EZ 270) :
« La réalité telle que la voit le marxisme est quant à elle certes cohé-
rente, mais elle ne l'est que par la médiation de l'interruption, et le
processus réel que cherche à saisir le marxisme est en tant que tel
encore ouvert, par conséquent objectivement fragmentaire» ( M D 6 5 s q /
LA 141).
Ce qui sépare Bloch de Lukács, c'est en ce sens d'abord une
conception inverse du rapport entre le particulier et l'universel :
alors que Lukács subsume le particulier à U> totalité (la mise en
forme dans l'art réaliste satisfaisant alors à la connaissance de la
totalité d'un mode de production telle que la définit Marx - cf.
Lukács, ER 3 16), Bloch privilégie la multiplicité des contradictions,
dont il fait la manifestation d'une « polyrythmie» de la médiation
historique. Aux yeux de Lukács, Bloch renoncerait ainsi au principe
fondamental de la connaissance dialectique, qui, en construisant la
totalité du mode de production, utilise la totalité — le tout-de-
pensée — de façon heuristique pour polariser les contradictions.
Cette polarisation justifie en quelque sorte le «schématisme»
binaire que nous constations précédemment chez Lukács. Reste
l'argument majeur, et tout à fait marxien, de Bloch : si la totalité
n'est qu'un instrument de connaissance heuristique, elle doit sans
cesse être remise en cause et le schématisme binaire ne saurait donc-
être établi une fois pour toutes, comme il semble que ce soit le cas
chez Lukács. Tout comme Marx «dédoublait» la totalité en totalité
réelle et tout-de-pensée, Bloch procède lui aussi à un dédoublement
de la catégorie de totalité (chapitre 17 du Principe Espérance),
distinguant d'une part la relation des phénomènes avec le Tout qui
leur est contemporain» (PH 257), d'autre part «avec le Totum
utopique qui se trouve en processus» (ibid.) ; la totalité réelle n'est
en effet jamais close ; c'est seulement au terme du processus tout
entier qu'elle pourrait le devenir. C'est bien pourquoi il faut inverser
le rapport du Tout et des parties : «C'est seulement dans les ruptures
que la cohésion s'affirme» (LH 208). Il en va précisément ainsi de
l'œuvre d'art : « L'unité et la totalité d'une œuvre d'art ne s'établissent
que progressivement, dans le processus qui conduit à la réalisation
ETUDES Ο'ΙιΚΜΛΛ I·."· i J , i i i i . u . i v u
de ses anticipations utopiques» (UM 90). En assimilant les deux
totalités, Lukács confond donc non seulement le réel et l'idéolo-
gique, mais (tout comme Bloch en fait grief dans le chapitre 17 du
Principe espérance aux empiristes et aux naturalistes) il méconnaît
l'horizon prospectif d'un Totum «qui représente non pas le Tout
isolé d'une section processuelle propre à telle ou telle époque mais
bien le Tout de la Chose encore en instance dans le processus» (PH
257). Alors que Lukács, réduisant l'inconnu au connu, finit ι par
s'arrêter par voie de conséquence au critère prolétarien (ER 340sq),
rien n'assure pour Bloch que le prolétariat soit et surtout demeure
«la tendance objective du développement de la société» (ER 332)
— et si l'on se refuse à aller aussi loin dans l'interprétation de la
philosophie biochienne, on ne pourra en tous cas nier qu'elle
repousse la réduction des œuvres à l'unité de mesure de la «tendance
objective» — celle de la bourgeoisie montante ou du prolétariat —
dominante au cours d'une «section processuelle» donnée. Au regard
d'un présent qui est transition, une telle démarche conduit inévita-
blement à un «schématisme qui sait tout d'avance et qui prend ses
stéréotypes formalistes et monotones pour la réalité» (PH 257).
Dès lors qu'«il y va du réalisme» (PH, chap. 17), la saisie d'une
réalisation elle-même contradictoire doit renoncer à ériger un critère
unique et universellement valable - pour autant du moins qu'elle
veuille rester attentive à la productivité de médiations multiformes.
Les décalages et les excédents - dont toute la portée ne se révèle
du reste pas dans le présent — deviennent plus importants que les
régularités et les constantes. Il ne s'agit pas seulement d'admettre
une marge plus grande d'inadéquation e n t r e ' f o r m e ' et 'contenu'
ainsi qu'entre le message d'une œuvre et la réalité historique, entre
infra- et superstructures, mais de faire en quelque sorte de l'inadé-
quation le centre de gravité de la méthode.
La démarche herméneutique de Bloch, qui cherche dans les
matériaux historiques et culturels les «traces» significatives témoi-
gnant d'une «invariance de l'orientation», c'est-à-dire d'un sens de
l'histoirej est, nous semble-t-il, mécomprise lorsqu'on voit seulement
en elle un «enrichissement» de la dialectique. Les implications des
«différenciations du concept de progrès» vont plus loin.
Certes, de même qu'il s'agit dans l'ordre socio-économique de
tenir compte des contradictions nón-contemporaines, il s'agit dans
l'ordre idéologique de rendre justice au décalage d'une œuvre par
rapport au «sens de l'histoire» ou par rapport aux idéologies de
classe ; pour Bloch, la teneur utopique des œuvres, leur pré-apparaître
(Vor-Schein) tient à ce que «les.idéologies de classe elles-mêmes,
 un .Λ! Iii. :¡i- i UIΚI
ati\ijiij!k s appartiennent les grandes œuvres du passé, dépassent par
cet excédent la fausse conscience liée à la situation historique»
(PU 177sq). Cette citation mérite qu'on s'y arrête : elle ne dit pas
seulement que les œuvres dépassent les idéologies de classe, mais
que les idéologies de classe se dépassent elles-mêmes dans l'excédent
des œuvres qu'elles «produisent». Rapporter telle ou telle œuvre à
«la situation des classes qui créent la littérature de l'époque consi-
dérée» (LPM 103) ne suffit donc plus. Pas plus que les œuvres, les
idéologies qui, selon Lukács, sont censées en fournir la clef ne se
réduisent à ce qu'elles ont été, sont ou semblent être. Que leur sens
soit dans le processus, le mouvement de l'histoire, tel était au
demeurant le deuxième principe fondamental de la critique litté-
raire lukacsienne; mais, on l'a dit, ce principe se limitait à une
«tendance durable» alors qu'il conduit chez Bloch à l'idée d'un
Totum en gestation et en tant que tel non identifiable — à une
véritable hétéroposition du sens, à un excentrement qui fait que
1'« invariance de l'orientation» ne saurait en aucun cas servir de
critère. Comme elle doit se dégager elle-même de la multiplicité,
c'est bien le multiple qui est la substance de l'expérience historique.
D'une certaine façon, Lukács l'a fort bien compris. C'est pour-
quoi il reproche à Bloch, dans « Il y va du réalisme», son « éclectisme»
(ER 338sq). Les critiques qu'il adresse à Bloch sont fondamenta-
lement les mêmes que celles d'Adorno envers Benjamin la même
année, 1938. A propos de «cette déchirure, cette discontinuité,
ces cassures et ces 'espaces creux' que Bloch ressent avec justesse
comme caractéristiques de l'état de conscience de nombreux
hommes à la période impérialiste» (ER 319), Lukács estime :
« L'erreur de Bloch réside seulement en ce qu'il identifie immédiate-
m e n t et sans réserve cet état de conscience avec la réalité elle-même,
l'image c o n t e n u e dans cette conscience, et toutes ces distorsions, avec
la chose elle-même, au lieu de c o m p a r e r l'image et la réalité, ce qui lui
permettrait de dévoiler c o n c r è t e m e n t l'essence, les causes, les média-
tions de l'image distordue» (ibid.).
Dans sa lettre du 10 novembre 1938, à propos des deux
chapitres «Le Flâneur» et «La Modernité» du manuscrit sur «Le
Paris du Second Empire che/. Baudelaire», Adorno écrit quant à lui
à Benjamin :
« Pouvez-vous comprendre q u e la lecture de l'essai ... a p r o d u i t chez
m o i une certaine déception ?... Dans u n e lettre d ' a c c o m p a g n e m e n t
adressée à Max, vous l'avez présentée c o m m e étant votre intention
délibérée et je ne méconnais pas la discipline ascétique q u e vous vous
êtes imposée... Ne craignez-vous pas q u e d a n s votre travail la fantas-
magorie ne d e m e u r e n o n médiatisée ou q u e le travail lui-même ne
ETUDES GERMANIQUES. JUILLET-SEPTEMBRE 1986 275
prenne un caractère fantasmagorique '?... Sa liquidation ne peut réussir
avec une véritable profondeur que si la fantasmagorie est utilisée
comme une catégorie objective de la philosophie de l'histoire et non
comme T'opinion' de caractères sociaux... Si je ne me trompe, [votre]
dialectique achoppe sur un point : la médiation... La détermination
matérialiste de caractères culturels n'est possible que médiatisée par
l'ensemble du processus » (B 7 8 3 - 7 8 5 ) .
Il y aurait en somme, chez Bloch également, un «ascétisme» —
l'acceptation d'un éclatement allégorique. C'est bel et bien, du
reste, ce qui rend sa philosophie actüalisable quand la totalité ne
peut plus être construite. Car c'est parce qu'il refusait qu'elle puisse
toujours être construite (ou plutôt formée) par l'œuvre d'art et que
le critère lukacsien du réalisme soit toujours la possibilité de cette
totalité que Bloch se vit reprocher par Lukács d'en rester au niveau
du vécu immédiat (ER 319) ; et c'est à l'inverse parce qu'il contestait
que la totalité soit toujours accessible que Bloch a reproché à
Lukács de perpétuer le point de vue de l'idéalisme hégélien.
Derrière la question de la médiation du multiple par le tout eu
encore," comme le formule Lukács, du phénomène et de l'essence
(ER 319) se révèlent deux conceptions radicalement différentes des
rapports entre surface et profondeur (Lukács), allégorie et symbole,
étendue et profondeur (Bloch). Pour Lukács, l'artiste part de la
surface de l'expérience immédiate mais doit «saisir cette réalité telle
qu'elle est effectivement constituée» (ER 318), c'est-à-dire rendre
perceptibles les lois et les tendances qui constituent l'essence de la
réalité. Pour Bloch 1'«essence», la profondeur symbolique est avant
tout inaccomplie ; l'œuvre d'art en tant que figure (cf. Lukács, ER
319) est une expérimentation qui reste d'ordre allégorique :
« Le premier des problèmes que pose l'art existant dans son ensemble
... est la portée du pré-apparaître. Dans quelle mesure en d'autres
termes sa Beauté, ou même son caractère sublime, l'ouvrent-ils vers
l'avant, élaborent-ils au sein des phénomènes sensibles existants l'essence
de cette réalité ?... Le pré-apparaître allégorique de l'art est en tant que
tel plurivoque, quand bien même on maîtriserait cette multiplicité de
sens pour en faire le lieu sans violence de l'accomplissement et de la
perception d'expériences ouvertes, de modèles hypothétiques, de
solutions fragmentaires» (EM 2 0 5 ) .
Ne pas faire violence à cette multiplicité de sens afin de ne pas
réduire l'essence inaccomplie à l'accompli, cette exigence conduit
Bloch à accepter le caractère irréductiblement allégorique de l'art.
Et c'est en ce point qu'on atteint vraisemblablement au coeur de
l'opposition entre la méthode de Bloch et celle de Lukács, qui, pour
sa part, centre symboliquement le message de l'œuvre sur le terme
 I i i \ Kl . 11)1 ALI I f. IIISÏOIRL
l'un développement maîtrise5 (au moins en pensée) et ramène la
luestion du «critère de l'avant-gardisme en littérature» à ces trois
iterrogations : «Qui a anticipé sur le développement ? En quoi
-t-il anticipé ? Qu'a-1-il anticipé ?» (ER 333). La discussion de
héritage (invoqué par Bloch pour «sauver» l'expressionnisme)
ivèle de façon crue à la fin de l'essai « Il y va du réalisme» l'oppo-
tion des deux méthodologies ; ne comprenant pas que pour Bloch
portée d'une œuvre n'est pas mesurée à son «réalisme», fût-il
>mpris comme la saisie des «tendances vivantes mais encore
chées dans l'immédiat» (ER 332), mais par ses reviviscences
fachreifen), qui l'actualisent et révèlent le symbolique persistant
hiculé par l'allégorique, Lukács accuse Bloch d'historisme et
éclectisme :
« L'héritage est pour lui une masse m o r t e où l'on p e u t fouiller c o m m e
on veut, d'où l'on peut arracher c o m m e on veut des m o r c e a u x utilisables
sur le m o m e n t et que l'on p e u t assembler c o m m e on veut par un
m o n t a g e selon les b e s o i n s d u m o m e n t » ( E R 3 3 9 ) .
Cette accusation révèle en fait aussi la portée actuelle de la
lémique : à force d'être «moderne», Bloch était en somme aux
ux de Lukács un «post-moderne». Or, le débat entre modernes
post-modernes est un débat sur les critères et sur leur légitimité,
position biochienne, tout en refusant l'historisme, implique en
t que le critère qui permettrait de porter un jugement arrêté sur
e œuvre n'est pas lui-même encore produit (sur la processualité
i catégories de la connaissance, cf. Experimentum mundi). Toute
vre est donc le lieu de «l'accomplissement et de la perception
xpériences ouvertes, de modèles hypothétiques, de solutions
gmentaires». En ce point de son raisonnement Lukács doit en
anche en appeler sans détours à la Volkstümlichkeit (narodnost)
réalisme socialiste : poser «correctement» la question de l'héri-
e, c'est la poser «en rapport étroit avec la vie du peuple et ses
dances progressistes» (ER 340). Si Bloch peut encore nous
Presser, c'est au contraire justement parce que ce recours ne joue
chez lui de rôle fondamental et qu'il ne tente jamais en y
ourant de faire violence à une histoire inachevée dans laquelle les
îlités des œuvres ne sont que des figures processuelles dont le sens
>t pas encore totalement porté au jour, élaboré (herausgebracht).
Université de Paris-Sorbonne Gérard RAULET
ETUDES GERMANIQUES, JUILLET-SEP1LMBKL »A»
NOTES ET RÉFÉRENCES
1. Le tournant esthétique de la philosophie - La philosophie allemande autour de
1920, colloque du Groupe de recherche sur la culture de Weimar dirigé par J. Fiirnkäs et
G. Raulet, Cerisy-La Salle, 7/17 sept. 1985, à paraître.
Β Walter BENJAMIN, Briefe, Frankfurt a.M. Suhrkamp 1978.
DE Ernst BLOCH, «Diskussionen über Expressionismus» (1938), in Die Kunst, Schüler
zu sprechen, Frankfurt a.M., Suhrkamp 1969, pp. 83-97 ; repris in Erbschaft dieser
Zeit (EZ), Gesamtausgabe, tome 4, pp. 264-275. Nous indiquons les deux références.
Ernst BLOCH, Experimentum mundi, Frankfurt a.M., Suhrkamp 1975; trad. fr.
EM
Paris, Payot 1981. Références de l'édition allemande.
Georg LUKÁCS, Essays über den Realismus, in Werke, tome 4, Neuwied und
ÈR
Berlin, Luchterhand 1971 ;trad. fr. Problèmesdu réalisme, Paris, L'Arche 1975. Les
références renvoient à l'édition allemande.
Ernst BLOCH, «Der Expressionismus, jetzt erblickt» (1937), in Die Kunst, Schiller
EX zu sprechen, Frankfurt a.M., Suhrkamp 1969, pp. 73-83 ¡repris in Erbschaft dieser
Zeit (EZ), Gesamtausgabe, tome 4, pp. 255-263. Nous indiquons les deux références.
Ernst BLOCH, Erbschaft dieser Zeit, Gesamtausgabe, tome 4, Frankfurt a.M. 1962 ;
EZ
trad, fr., Héritage de ce temps, Paris, Payot 1978.
Ernst BLOCH, Literarische Aufsätze, Gesamtausgabe, tome 9, Frankfurt a.M.
LA
Ernst BLOCH, «Lichtenbergsches herauf, herab», in Literarische Aufsätze (LA),
LH
pp. 201-208.
LPM Georg LUKÁCS, Littérature, philosophie, marxisme, textes réunis et introduits par
Michael Loewy, Paris, P.U.F. 1978.
MD Ernst BLOCH, «Marxismus und Dichtung» (1935), in Die Kunst, Schiller zu
sprechen, Frankfurt a.M., Suhrkamp 1969,pp.58-67 ; repris in Literarische Aufsätze
(LA), pp. 135-143. Nous indiquons les deux références.
PH Das Prinzip Hoffnung, Gesamtausgabe, tome 5, Franfurt a.M. 1959 ; trad. fr. Le
Principe Espérance, Paris, Gallimard 1976 sq.
UM Uwe OPOLKA, «Héritage et réalisme - Ernst Bloch dans le débat sur l'expression-
nisme», in Gérard RAULET (dir.), Utopie-marxisme selon Ernst Bloch, Paris,
Payot 1976.