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ERES | « Chimères »
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FLORENT
GABARRON-
GARCIA
Psychanalyste
CRITIQUE ÉPISTÉMOLOGIQUE
Chargé de cours en DE LA PRÉSENTATION DE
MALADES, OU CLINIQUE D’UNE
psychopathologie à Paris VII
PRATIQUE DE LA FORCLUSION
« Nous disons qu’il faut faire exactement l’inverse (de ce que fait
la psychanalyse aujourd’hui), c’est-à-dire partir des véritables
énoncés individuels, donner aux gens des conditions matérielles,
de la production de leurs énoncés individuels, pour découvrir les
agencements collectifs qui les produisent. » 2
Malheureusement, il ne semble guère que la psychanalyse ait tenu
compte de cette proposition, ni même y ait seulement prêté son
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nalyste, qui est par ailleurs agrégé de philosophie, et qui lui aussi est
tout autant reconnu.
Je marche dans une allée qui longe l’immense bâtiment du XIXe siècle
qui n’en finit pas de s’étirer. Batiment J, pavillon Morel, couloir H,
salle 240, 3e étage : tel est le lieu du rendez-vous hebdomadaire.
Dehors, il n’y a personne, pas un bruit, pas une âme qui vive, je ne
croise aucun humain, même à l’entrée de l’hôpital le baraquement
du gardien est vide. J’arrive enfin au pied du bâtiment J. Une petite
assemblée se tient là, un quart d’heure avant l’heure du rendez-vous.
On fume une dernière cigarette en discutant du dernier séminaire,
tout cas, on est du bon côté du monde : celui qui n’appartient pas à
la folie. On vient voir les fous : on nous a dit qu’on « allait nous ensei-
gner », nous qui ne connaissons pas les fous. C’est à ça que ça sert les
« présentations cliniques », ça sert à « transmettre ». On nous a dit
que Lacan lui-même l’avait dit. Si c’est Lacan qui l’a dit… alors…
L’heure tourne, il est temps de monter à l’étage et de s’installer. Il faut
en effet arriver avant le patient, il faut installer les chaises. Ce n’est
pas grand-chose pourtant : il s’agit en fait de les agencer selon un
ordonnancement… qui va de soi. Il y a d’abord : les chaises pour
nous (les étudiants de tous les âges et de toutes les professions) puis,
deux chaises excentrées sur notre droite et qui nous font face (celle
des psy), et, enfin, en position centrale (bien en face de nous cette
fois-ci) une chaise isolée (celle du patient).
L’ordre d’arrivée est généralement le suivant : d’abord les étudiants,
qui installent la salle, puis les psychanalystes, et enfin le patient que
l’on fera entrer lorsque tout le monde sera prêt. Nous sommes ins-
tallés et nous attendons silencieusement. Au bout de quelques
minutes les psy arrivent. On nous présente succinctement le « cas »
qu’il va s’agir de « construire » ensemble, « si nous voulons bien ».
C’est Michaël aujourd’hui que l’on accueille. Le psychiatre-psycha-
nalyste nous délivre les « informations dont il dispose » :
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des souvenirs, dont l’un fera l’objet d’une attention toute particu-
lière.
M. plongé dans ses souvenirs: « Je me souviens un jour, j’étais au parc
avec ma mère et il y avait mon oncle ».
P. sur un ton inimitable et un peu lancinant : « Oui… et que faisiez-
vous dans ce parc ? »
M., toujours dans sa rêverie : « Je jouais auprès d’un arbre, quand je
me suis retourné, j’ai vu que ma mère tenait mon oncle par le
bras… »
P. sur un ton doux et grave : « oui, et qu’est-ce que ça vous a fait ? »
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sans une certaine cruauté, laissera sans réponse. Au contraire, par mille
subterfuges rhétoriques, il s’appliquera soigneusement à ne pas
répondre. Il sera en effet diagnostiqué psychotique.
« Construire le cas ».
Michaël est maintenant sorti: on ne le reverra plus jamais (et son psy-
chiatre officiel à peine davantage : il n’y aura pas de « suivi thérapeu-
tique »). La salle est soulagée, une connivence s’installe : Michaël « a
mis à rude épreuve tout le monde » constate le psychanalyste qui a
mené l’entretien. « Quel patient rétif ! » « Heureusement » que géné-
ralement « ça fonctionne mieux » et que « tous les patients ne sont
pas comme celui-là ! ». Mais que peuvent indiquer ces remarques ?
Quelle est la nature véritable de « l’épreuve » que nous « avons
subie » ? Est-ce vraiment l’épreuve de la folie de Michaël ? Que peut
bien indiquer cette bruyante unanimité à ce propos ? Les étudiants
ont pris des notes et reviennent sur certains moments de l’entretien.
C’est l’heure des interprétations, et elles vont bon train. Le peu que
l’on sait sur la vie de Michaël est rapporté à l’espace de la présenta-
tion clinique pour venir étayer une sombre et méthodique sémiologie.
La résistance de Michaël est d’emblée interprétée comme relevant de
la paranoïa : cela ne fait aucun doute. C’est ainsi que son humour,
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Mais, une fois encore, je n’ai pas le temps, ni l’espace psychique, pour
élaborer alors ces questions, j’assiste impuissant à la « construction
du cas ». Les explications se raffinent : les « dénégations perma-
nentes » de Michaël, « alors que le psychanalyste l’invitait sans cesse
à parler » lors de l’épisode du parc, « atteste bien sa difficulté à sym-
boliser l’absence du père ». Alors que Michaël n’a fait que signifier
son désaccord ou son incompréhension face aux suggestions de
l’analyste et aux dispositifs dans lesquels il était placé, ces résistances
sont interprétées de manière systématisée.
Que dire, là encore, sinon que l’on n’est pas loin de pouvoir réac-
tualiser ici la critique de Popper, qui pourtant n’est pas des plus fines,
et que Freud dans « Construction pour l’analyse » avait lui-même
résumée : « Pile je gagne, face tu perds » 6. Or si Freud prit le temps
de discuter l’argument, on constate cependant qu’il est toujours actif
dans les interprétations des présentations cliniques. Celles-ci, on le
sait, sont un héritage de la psychiatrie du XIXe siècle. Et si on donne
la parole au fou davantage que ce que Pinel et les anciens aliénistes
ne l’auraient fait, on peut se demander quel usage on fait de cette
parole ? L’assemblée silencieuse n’en est pas moins active : elle écoute,
note et observe dans le plus grand sérieux et avec plus grande atten-
tion la parole, les faits et gestes du patient et, plus « subconsciem-
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toujours à tous les coups. Mais est-ce bien Michaël qui est forclos ? ou
ne faudrait-il pas renverser la question et se demander, si ce n’est pas
bien plutôt le dispositif de la présentation clinique qui est forclos ? À
ce propos me vient une question : pourquoi n’y a-t-il pas
d’épistémologie de la présentation clinique ? S’agit-il d’un impensé ?
Et, si tel est le cas quelle peut-être la fonction de cet impensé ? Autant
de questions que je pressens sans pouvoir encore formuler à ce
moment. De toute façon, les psy et les étudiants cherchent manifes-
tement à recomposer et à renforcer la logique groupale dont ils se
soutiennent et que Michaël a pu mettre à mal un instant. Le savoir
analytique vient refermer les brèches que l’entretien avait pu va-
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longtemps ?
Ce n’est que bien plus tard que je commencerai à penser vérita-
blement le problème cliniquement et théoriquement. Fort de mes
lectures et de mon expérience en psychothérapie institutionnelle à
La borde avec les psychotiques, je m’autorisais à poser la question :
comment en est-on arrivé là ? Comment, au nom de psychanalyse,
en arrive-t-on à un tel nihilisme thérapeutique ? Si, comme le soute-
nait Bonnafé, on reconnaît le niveau politique d’une société à la
manière dont elle s’occupe de ses fous8, et donc à la lumière de sa cli-
nique, que peut indiquer un tel nihilisme théorico-clinique ?
Tout d’abord comment rendre compte que ceux qui pratiquent les
présentations cliniques ne s’interrogent pas sur les effets que de tels
dispositifs peuvent induire sur les patients ? Est-ce exagéré de dire
littéralement qu’ils ne « pensent » pas leur pratique ? Pourquoi, en
effet, ne prennent-ils pas en considération les ressorts et les contenus
matériels, c’est-à-dire les conditions de possibilité, dont se soutient
leur pratique ? Ce dispositif hérité du XIXe siècle ne fait l’objet, pour
eux, d’aucune problématisation. À cet égard, il n’existe aucune
« épistémologie de la présentation clinique », ce qui est exemplaire.
Mais c’est peut-être que, plus profondément, il ne s’agit pas d’un
oubli mais d’un refus ou d’un déni théorique. En effet, pourquoi
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nom d’un grand Autre théorique dans lequel les petits autres, légi-
timés par l’Institution analytique, pourront imaginairement commu-
nier. Et, ils communieront dans la reconnaissance de la clinique de
la forclusion. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle on ne peut
s’empêcher de ressentir une espèce de monotonie ou de malaise
lorsqu’on lit, ou que l’on écoute les « interprétations » et les rapports
de « constructions de cas » qui semblent davantage relever de règles
et de dispositifs rhétoriques dont une sémiologie pourrait montrer la
systématicité, que de la vérité d’un sujet. Car c’est peut-être cela la
présentation clinique : d’une part l’expérience pour un sujet de la
perte de son nom et sa déchéance, et d’autre part la mise en acte col-
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3- Robert Castel, Le psychanalysme, l’ordre psychanalytique et le pouvoir (1re édition), Maspero, Paris,
1973, rééditions 10-18, 1976 et Champ-Flammarion, Paris, 1981.
4- Plus encore, cette norme se perpétue et est toujours louée. On peut, entre autres, se reporter aux
articles suivants: Jacques-Alain Miller, « Enseignements de la présentation de malades », Ornicar?,
n° 10, Paris, Lyse, 1977; Erik Porge, « La présentation de malades », Littoral, Paris, 1985; François
Leguil, « À propos des présentations cliniques de Jacques Lacan », Connaissez-vous Lacan?, Paris,
Seuil, 1992; ou encore, Françoise Gorog, « Les présentations cliniques de Jacques Lacan », L’évolution
psychiatrique, numéro 66, Paris, 2001. On remarquera que la douteuse unanimité autour cette pra-
tique ne semble pas connaître de limites: elle ne connaît ni le clivage des écoles, ni les époques. La
revue Essaim s’est même donné la peine récemment de compiler tous les articles qui encense cette
pratique (Francine Humbert, « Présentation de malades, une bibliographie », Essaim, n° 12, Paris,
Eres, 2004). Là encore, on sera frappé du consensus: il n’existe aucun contrepoint de vue. Ne par-
lons même pas de critique.
5- Jacques Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits,
Paris, Seuil, 1966 -1955-1956.
6- « (…) si un patient est d’accord avec moi j’ai raison, s’il ne l’est pas, c’est l’expression d’une résis-
tance (c’est la fameuse formule: « pile je gagne, face tu perds ») » nous dit Freud résumant la critique
poppérienne qu’il juge blessante dans son article « Constructions dans l’analyse » (in Sigmund Freud,
Résultats, idées et Problèmes, 2004, Paris, PUF). En effet, quelque temps avant, Karl Popper avait
sorti La logique de la découverte scientifique où il visait la destitution de la psychanalyse du rang des
sciences. C’est notamment l’analyse du célèbre argument des résistances qui fera date, et que
reprend Freud. Dès lors, en effet, Freud ne peut certainement plus se contenter d’affirmer simple-
ment que la psychanalyse appartient à une Welt scientifique comme il l’avait fait dans ses Nouvelles
conférences sur la psychanalyse. Si, comme le soutient Popper, le critère majeur de la scientificité
d’une théorie, est celui de l’infirmation possible, ce dernier n’est pas applicable à la psychanalyse
puisque la psychanalyse va opposer l’argument imparable des résistances inconscientes. Ainsi
l’analyste en fait construit, plus qu’il n’interprète. Freud ne parlera plus « d’interprétation » dans
l’analyse mais bien de « construction » dans l’analyse. Il s’agit bien de se démarquer de toute « ambi-
guïté interprétative à la Dilthey » (Freud, « Constructions dans l’analyse », Résultats, idées, problémes,
Paris, PUF, 1985).
7- Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, collection « Tel », Paris, 1975.
8- Lucien Bonafé, Désaliéner: folie(s) et société(s), 1982, Toulouse, Presses universitaires du Mirail,
Collection « chemins cliniques », 1992.
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