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DOSSIER

Enseigner la littérature
au collège et au lycée
Quelques aspects
d’une pratique quotidienne
reud considérait qu’il y avait trois professions impossibles : l’éducation, les soins
F et le gouvernement des peuples 1. L’enseignement ayant partie liée avec
l’éducation, c’est donc de ce difficile exercice qu’il m’incombe de parler. Celles et ceux qui
font profession d’enseigner s’expriment peu sur cet exercice quotidien, hormis à l’intérieur de
revues professionnelles qui, en général, assèchent la richesse de la matière, en la réduisant à une
description de séquences didactiques. Mais de ce qui échappe au cadre, du creuset concret de
l’expérience, il est ardu de parler : l’expérience reste au secret.

La difficulté redouble lorsqu’il s’agit, mes collègues, et d’autre part, cho-


de surcroît, de parler de l’enseigne- quer la rigueur scientifique de ceux
ment des lettres. En effet : qu’est-ce qui font profession d’enseigner la di-
que la littérature ? Quelque chose dactique des lettres. Mon propos se
qui, n’étant ni une science, ni un sa- limitera en effet à témoigner, simple-
Marielle Anselmo voir, est pourtant un objet d’étude : ment et subjectivement, de cette ex-
quelque chose qui,par nature,par dé- périence,mais là où elle échappe,jus-
Lycée Guillaume-Budé finition, déborde du cadre (l’heure, la tement, à toute méthode : là où elle
(Limeil-Brévannes) séance,l’école) cependant nécessaire nous réserve, au quotidien, quelques
marielle.anselmo@wanadoo.fr auquel elle se voit assignée.Enseigner surprises,bonnes ou mauvaises – dans
la littérature, ce serait alors, exercice la rencontre entre élève, texte et pro-
subtil et complexe, savoir manier « la fesseur.
toise et le vertige », pour reprendre le
beau titre d’un ouvrage de Lucette
Finas,emprunté à l’œuvre de Balzac 2. Les surprises de la langue
J’essaierai donc d’évoquer cette
pratique, de restituer quelque chose J’ai enseigné plusieurs années du-
d’une expérience commune à bien rant en collège,de la sixième à la troi-
des enseignants, sans cependant en- sième, en Seine-Saint-Denis et en Val-
trer dans les détails d’une séquence de-Marne,auprès d’un public d’élèves
d’enseignement.Faisant cela,je risque le plus souvent issus de milieux so-
de me heurter à deux écueils : d’une ciaux défavorisés.
part, énoncer ce qui pourra paraître Une des bonnes surprises que m’a
un tissu de banalités à la plupart de réservée cet enseignement a été de
découvrir, en particulier avec les plus
1. Cité par Maud Mannoni, Éducation impossible, 2. Lucette Finas, La toise et le vertige, Éditions Des petites classes, que la difficulté de la
Le Seuil, 1973, p. 56. femmes, 1986. langue ne constituait pas un obstacle

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N’est-ce pas le propre de la littérature mais à celui dont la langue était la plus
Marielle Anselmo, titulaire d’un Capes de que de jouer avec des énigmes, des éloignée a priori, celle du XVIe siècle
Lettres modernes, prépare actuellement une
thèse de doctorat. Elle est professeur de français questions, et de les faire travailler ? et de Louise Labé :
au lycée Guillaume-Budé à Limeil-Brévannes (94). Captivés par ces récits,par leur inten- « Je vis, je meurs : je me brule et
sité, les élèves ne voient plus la diffi- [ me noye.
culté linguistique. J’ai également dé- J’ay chaut estreme en endurant
à la lecture de grands textes.S’il m’est couvert la captation que pouvait [ froidure :
arrivé parfois de rencontrer quelques susciter l’oralisation d’un récit : avec La vie m’est et trop molle et trop
objections de la part des élèves aux des classes souvent en proie à une [ dure… »
propositions de lecture que je pou- certaine agitation,nul meilleur moyen Visiblement le jeu complexe des
vais leur faire, conformément aux de retrouver le calme que d’ouvrir un antithèses ne les avait pas rebutés,
programmes, ces objections ont vite livre et de lire une histoire 3. Ainsi mes mais au contraire séduits.
été écartées. Ainsi, mes élèves ont élèves de sixième, qui parfois maîtri-
quelquefois manifesté des résistances saient très mal la langue française, se
lorsque je leur demandais d’acheter sont-ils enthousiasmés pour la lecture Des contenus en miroir
un livre destiné à l’étude,par exemple des Métamorphoses d’Ovide, ou de
une pièce de théâtre (Le Cid de l’Odyssée, dans des traductions par- Aucune classe,aucun établissement
Corneille) ou un roman du Moyen fois difficiles. ne ressemble à un autre,et de grandes
Âge (Yvain ou le chevalier au lion Personnellement, je ne peux envi- différences se marquent, y compris à
de Chrétien de Troyes) et qu’ils com- sager l’étude de ces textes sous la l’intérieur d’un même établissement,
mençaient de le lire seuls. La langue, forme d’adaptations (ce qui se fait pour un même niveau de classe. Ce-
inhabituelle, les rebutait. Mais l’étude parfois) ou de réécritures par des pendant souvent, entre enseignants
et la lecture collective, en classe, contemporains, qui, la plupart du de lettres, nous nous communiquons
avaient généralement assez vite rai- temps, réduisent, transforment, affa- des « tuyaux » : ainsi Le Cid en qua-
son de leurs premières résistances. dissent la force vivante du texte. Car trième, Antigone (d’Anouilh) en troi-
Aucun texte n’est, en effet, d’une elle est dans la langue, la force d’un sième, « ça marche »… L’expérience
difficulté insurmontable. Accompa- texte – lieu de ses enjeux les plus le montre : certains textes semblent
gné par la voix et les questions de puissants, les plus moteurs. Dans la mieux fonctionner que d’autres.
l’enseignant, ce qui paraissait com- langue, survit une trace à la fois de la Par ailleurs, il se trouve que, dans
plexe devient facile, s’éclaircit sou- civilisation et du corps singulier qui ses contenus, la progression des pro-
dain. Il suffit d’ouvrir la lecture en produisirent le texte : et s’il en reste grammes,de la sixième à la troisième,
interrogeant s’il le faut le sens de parfois quelque chose à travers une s’adapte particulièrement bien aux
chaque mot, de chaque phrase, en traduction intelligente, il n’en reste goûts des élèves. Elle nous amène à
soulevant le voile des non-dits ou de plus rien dans une adaptation. parcourir l’évolution de la littérature
l’implicite du texte. Et pour susciter Les élèves m’ont montré, plus (parallèlement au programme d’his-
la curiosité, de poser des questions d’une fois,qu’ils étaient sensibles aux toire, ce qui est source de rapproche-
simples en s’appuyant sur la narra- enjeux linguistiques. J’en veux pour ments très intéressants),depuis l’Anti-
tion, qui séduit toujours les élèves : preuve cette anecdote : j’avais de- quité (en sixième) jusqu’au XXe siècle
que va-t-il se passer ? Que devient un mandé à des élèves de troisième, en (en troisième),en passant par le Moyen
personnage ? Vont-ils se rencontrer ? fin d’année, de choisir dans un en- Âge et le XVIe siècle (cinquième),
Comment cela va-t-il se terminer ? semble de poèmes regroupés autour le XVIIe et XVIIIe siècles (quatrième).
S’emparer d’une page,parfois d’une du thème de l’amour, celui auquel al- Cette progression n’exclut pas, évi-
seule phrase, faire le geste matériel lait leur préférence, et de justifier ce demment, l’incursion dans d’autres
d’ouvrir un livre, quelle que soit sa choix. Or, à ma grande surprise, leur époques : mais elle trace un chemin,
difficulté, c’est déjà ouvrir un che- préférence n’alla pas aux poèmes une dominante générale.
min, et emmener les élèves avec soi. dont la langue était la plus accessible, Ainsi, en sixième, ces programmes
Avec enchantement. Encore faut-il la plus proche de celle qu’ils utilisaient nous amènent à travailler sur les
être soi-même toujours enchanté par quotidiennement (celle du XXe siècle, mythes de la création, sur les textes
ces lectures, avoir gardé ce rapport d’Eluard ou d’Aragon par exemple), dits « fondateurs » (la Bible, les textes
précieux, vivant, aux textes que nous grecs et romains, etc.).Textes qui, par
enseignons, que nous transmettons. leur nature et leur contenu, suscitent
3. Par ailleurs, on le sait, les élèves eux-mêmes
J’ai redécouvert,en classe,quelque adorent lire à voix haute, y compris les plus un grand intérêt chez les élèves.Tout
chose que la lectrice adulte que je faibles. Tendance qui s’efface avec l’approche de d’abord, par leur aspect culturel : on
la puberté où, pudiques, ils se replient, et osent
suis avait oublié : la force du récit, la de moins en moins se montrer, même à travers ne dira jamais assez, en particulier
force d’attraction de la narration. une lecture. pour des élèves issus des cultures mé-

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diterranéennes, le bénéfice d’en re- avait pas encore Titan pour donner le regard) séduisent immanquable-
trouver quelques éléments à travers la lumière et Phébé ne renflait pas ment des élèves de 14-15 ans, avides
ces textes. encore son croissant chaque fois d’y trouver en miroir leurs propres
Par ailleurs,en des temps d’incom- qu’elle renaît. […] C’était la terre, la émois – qu’il s’agisse d’étudier un
préhension et de clivages grandis- mer et l’air. Mais la terre ne pouvait extrait de La princesse de Clèves de
sants,on ne dira jamais assez non plus pas être foulée, la mer pas traversée, Mme de Lafayette, d’un roman de
l’intérêt, par le biais de ce travail, de l’air était sans lumière 4… » Stendhal ou de Flaubert.
mettre en rapport les trois mono- Il s’agit du texte d’ouverture des J’ai pu également constater, en
théismes (même si c’est une chose Métamorphoses d’Ovide. Dans ces classe de seconde,l’intérêt à travailler
parfois délicate), de montrer com- récits,le tour de force des transforma- sur des auteurs romantiques. J’en-
ment ils se rapprochent ou se dif- tions (sans doute aussi leur valeur seigne en effet cette année en lycée,
férencient des polythéismes, de les morale) captive les élèves : le déluge, et je me suis trouvée, contrairement
contextualiser et de les critiquer. la renaissance du monde à travers aux années précédentes (en collège)
Ainsi, la confrontation de récits de Deucalion et Pyrrha,la métamorphose en échec, après avoir proposé aux
création se révèle très intéressante. des pirates en dauphins (pirates qui élèves d’étudier des extraits de textes
On peut, par exemple, mettre en rela- se sont moqués de Bacchus), la trans- de Proust. Je reviendrai plus loin sur
tion, étudier et analyser ceux propo- formation d’Arachné qui voulut rivali- les causes probables de cet échec. Je
sés par l’Ancien Testament, par le ser avec la déesse Pallas, les paysans décidai alors de poursuivre par l’étude
Coran, par Hésiode dans la Théo- de Lycie réduits à des grenouilles… d’un groupement de textes roman-
gonie, par Ovide dans Les Métamor- Autant d’intrigues passionnantes,mul- tiques évoquant le « mal du siècle ».
phoses, etc. Il se trouve que cette tiples, polymorphes, qui montrent les Or, à ma surprise, les élèves ont tout
étude coïncide avec la passion des limites de l’humain lorsqu’il veut se de suite manifesté plus d’intérêt pour
élèves de cet âge pour tout ce qui est confronter aux dieux, et passer outre les textes de Chateaubriand ou de
« archaïque » (sur quoi ils sont géné- la justice,par exemple.C’est peut-être Musset, dont la langue n’était pour-
ralement bien mieux informés que là le secret de leur succès auprès des tant pas moins difficile que celle de
nous) : récits de la préhistoire, récits élèves. Ces « métamorphoses » sont Proust (raison évoquée par ceux-ci
égyptiens, et donc, à leur suite, grecs également l’occasion de poser des pour le rejeter).Mais les « errements »
et romains… On peut noter en pas- questions graves pour les élèves, du héros romantique leur avaient
sant, que, du côté de l’étude de la questions touchant à la vie et à la peut-être semblé plus proches de
langue, les recherches sur l’étymo- mort, à l’amour, au droit, etc. 5 leurs propres états adolescents. Cet
logie des mots, leur origine, leur his- Sans doute sont-ils en miroir avec intérêt, au fil des textes, ne s’est pas
toire et leur évolution – étude qui leurs préoccupations intimes. Quant démenti.
peut a priori paraître aride – captive aux élèves un peu plus âgés, on
également les élèves de cet âge. Sans ne saurait méconnaître l’intérêt des
doute parce que les interrogations sur classes de quatrième, par exemple, Une difficulté
la « création », sur l’origine du monde pour les récits fantastiques – dont la
ou leur propre origine, les occupent littérature européenne fournit une ré- Je voudrais enfin témoigner, para-
beaucoup : la classe de français de- serve quasi infinie, de Mary Shelley à doxalement, d’un échec, d’une mau-
vient peut-être alors le lieu pour Edgar Poe ou Hoffmann, en passant, vaise surprise, ou plutôt d’une diffi-
mettre des mots,des récits,des fables, pour les Français, par Maupassant, culté,que je viens de rencontrer dans
sur ces interrogations, ces mystères. Mérimée, Gautier, etc. De même, et les derniers mois. Comme je le disais
Voici, par exemple, le début d’un dans un tout autre genre, les scènes plus haut,j’ai voulu en effet commen-
récit de création sur lequel j’ai tra- de « première vue » (c’est-à-dire de cer l’année de seconde par une étude
vaillé avec mes élèves, et qui a su les rencontre amoureuse, qui passe par de divers extraits de Proust (À la re-
intéresser, sans que son niveau de cherche du temps perdu, Contre
langue fasse obstacle à sa compré- Sainte-Beuve, les Pastiches) et mon-
4. Ovide, Les Métamorphoses, Classiques Hatier,
hension : 1996. Trad. d’Anne Videau. trer ainsi aux élèves ce que c’était
« Avant la mer, avant la terre, 5. D’avoir simplement étudié ces textes me valut que le travail de l’écriture,le travail de
deux belles lettres, en fin d’année, de deux élèves
avant le ciel qui s’étend sur tout, à (deux filles) – les deux lettres qui, dans ma vie
la mémoire, le travail de l’imitation…
la surface du monde, la nature d’enseignante, m’ont le plus touchée. L’une disait Or, je rencontrai immédiatement une
n’avait qu’un seul visage qu’on ap- (je la résume) : « Madame, vous avez ouvert mon résistance, voire un refus catégorique
imaginaire, vous m’avez fait entrer dans le monde
pelait Chaos. C’était une masse in- merveilleux des rêves », et l’autre : « Je relirai les de travailler sur ces textes-là, de la
forme, indistincte, rien qu’un poids Métamorphoses cet été en pensant à vous » – part de certains élèves.
dans un français assez approximatif. Ces mots
inerte et compact, des germes discor- sont de ceux qui donnent envie de continuer, Sans doute (et nous commettons
dants de choses mal agencées. Il n’y quelle que soit la difficulté du métier. parfois ce genre d’erreur, ce qui nous

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demande une certaine souplesse et gramme de lettres. Leur viendrait-il travers cinéma, publicité, lectures…)
capacité d’adaptation), compte tenu en effet à l’esprit de contester le et à la violence de leurs congénères,
du niveau des élèves, le moment de contenu du programme de mathéma- à qui l’on propose pour modèles
l’année n’était pas le mieux choisi tiques, par exemple ? De réclamer d’un côté la pornographie, de l’autre
pour aborder ces textes, qu’ils ont qu’on leur réenseigne à l’infini que Popstars et la Star Ac’, pourraient
jugés trop difficiles. Mais, à cette deux et deux font quatre ? Alors, continuer d’exercer longtemps un
heure,et considérant mon expérience pourquoi contester un programme mode de pensée non régressif, un
des années précédentes en collège, de lettres nécessairement exigeant ? mode subtil, élaboré. Refuser l’ensei-
contredisant celle-ci,je ne m’explique Je me demande si, ces dernières gnement des Lettres, c’est aussi refu-
pas totalement les raisons d’un refus années, en particulier dans l’ensei- ser que quelque chose de l’intime
si violent. Parmi les raisons qu’ils gnement des lettres,à mettre en avant puisse s’exposer, que quelque chose
m’ont données figurent celles-ci : la notion de plaisir (et d’un plaisir de l’amour, de la vie et de la mort
dans les classes à option scientifique, immédiat), à trop vouloir séduire puisse se dire. Et sans doute, au plus
qu’ils « n’étaient pas des littéraires », les élèves (afin de contourner quel profond,refuser la pensée – là où,jus-
et, en général, dans les autres, que ces « ennui » ?), on n’a pas fini par discré- tement, un certain type de littérature
textes « n’étaient pas de leur âge », diter, en réalité, la notion de travail, (celle de Proust par exemple) la rend
qu’ils n’y comprenaient rien, et qu’ils de recherche, de pensée, de temps… visible.
voulaient étudier… de la littérature S’exprimant ainsi, les élèves manifes-
pour la jeunesse. tent le refus d’un vrai travail, au fond,
Ce n’est bien sûr pas la première de la confrontation à une certaine ca- La question de la pensée
fois que cette demande m’est faite, pacité de déplacement : devrait-on,
mais c’est la première fois qu’elle pour s’y conformer,toujours rester au Cependant, je ne regrette pas
m’est adressée de manière si viru- plus près de soi, ne connaître qu’une d’avoir gardé mon cap : car, malgré
lente – et avec pour envers un refus, seule langue, la plus rudimentaire ? leur opposition première, mes élèves
voire une haine de la littérature. Je ré- ont fait au cours de l’année (je dirais,
pondis un peu sèchement qu’ils ne presque malgré eux) de grands pro-
comptent pas sur moi pour étudier grès.Ils ont commencé de manifester,
Oui-Oui ou Harry Potter, livres pour S’ils avaient enfin, leur capacité d’analyse, d’inter-
la lecture desquels ils n’avaient pas besoin de moi, prétation – but à atteindre en se-
besoin de moi (certains furent ainsi conde.
sidérés d’apprendre que j’envisageais c’était pour aller plus loin,
de leur faire lire un roman de Interpréter
Stendhal, Le Rouge et le Noir par
pour les accompagner
exemple). dans des lectures L’un des enjeux de la classe de se-
En collège,il m’était arrivé de faire conde consiste en effet à faire passer
lire, dans l’année, un ouvrage extrait plus difficiles d’accès, les élèves de la lecture à l’interpréta-
de la littérature pour la jeunesse, ce qu’ils auraient eu peu de tion : or, interpréter, c’est une des dif-
qui me permettait également d’invi- ficultés de cet enseignement, un des
ter l’auteur, et de montrer ainsi qu’un chance de découvrir seuls points qui interrogent le plus notre
auteur pouvait être… jeune et vivant. pratique.
Mais, aux élèves qui me réclamaient Mais, parfois, les élèves y arrivent.
d’emblée ce type de texte, (car ils y Sans doute les difficultés que j’ai Nous y arrivons. Parfois même, les
trouvaient la satisfaction d’un plaisir rencontrées sont-elles liées, égale- élèves nous dépassent, voient ce que
immédiat, dans une langue plus ment, au fait que ces élèves sont des nous n’avons pas vu (tout enseignant
proche de leur langue quotidienne), lycéens : ce qui n’était, chez les collé- a fait cette expérience), ils nous de-
je répondais souvent ceci, qui les giens, qu’une vague protestation, vancent, s’emparant de la méthode
convainquait : s’ils avaient besoin de voire un jeu (boudeur) avec le profes- que nous leur avons donnée. Et ce
moi, c’était pour aller plus loin, pour seur, devient, avec la puberté, franche sont d’assez beaux moments. Je vou-
les accompagner dans des lectures contestation,refus catégorique.Je me drais en donner un exemple très
plus difficiles d’accès, qu’ils auraient permets de faire ici une parenthèse : simple. J’avais travaillé, je l’ai dit plus
eu peu de chance de découvrir seuls. on peut se demander en effet com- haut,sur un groupement de textes ro-
Mais ce qui m’a frappée ici, c’est que ment des adolescents, qui ont été ex- mantiques, et tenté de faire entendre
des élèves se soient sentis autorisés, posés au cours de l’enfance, comme aux élèves ce que c’était que le « mal
sinon légitimés, à contester ouverte- c’est le cas pour cette génération du siècle ». En particulier, je les avais
ment,à critiquer le contenu d’un pro- d’élèves, à la sexualité des adultes (à fait analyser, dans les textes à l’étude,

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le jeu des contradictions propre au ou trois élèves (et non des meilleurs, connaissance), mais encore les plus
moi romantique, mélange d’enthou- dans une classe qui avait d’abord re- actifs parmi les élèves à trouver un
siasme et de désespoir, expression fusé de lire des textes considérés sens, une interprétation fine à cette
d’une insatisfaction, d’un manque, comme trop « littéraires ») relèvent phrase furent-ils ceux qui étaient
d’une souffrance qui va jusqu’à des cela, soient capables, d’un coup, de considérés comme les plus « faibles »
désirs morbides. J’ai relevé plus haut liaison, de pensée, d’analyse, justifie de la classe, ceux que je n’avais prati-
que cela n’était pas sans rapport avec tout mon travail, et compense parfois quement jamais entendus jusque-là.
le « moi » adolescent, pris dans ses son aridité, sa difficulté. Bien souvent, ces élèves me réclamè-
propres tumultes et contradictions. Je ne regrette donc pas de ne pas rent par la suite de la « philosophie ».
Le texte de Chateaubriand (un extrait avoir cédé à la facilité, d’avoir résisté,
de René) donné à étudier commen- malgré l’hostilité très forte, et plus
çait ainsi : que manifeste,de ces élèves.Car je ne Ces contradictions
« L’automne me surprit au milieu vois pas quel écrivain « pour la jeu-
de ces incertitudes ; j’entrai avec ra- nesse » aurait pu rendre, dans la de l’être humain,
vissement dans le mois des tem- langue, en quelques mots, en un si
pêtes. Tantôt j’aurais voulu être un grand condensé, l’intrication des pas-
liées à des enjeux éthiques,
de ces guerriers errant au milieu sions humaines, le mélange des pul- seules peuvent les dire
des vents, des nuages et des fan- sions destructrices et des pulsions de
tômes ; tantôt j’enviais jusqu’au conservation, le mélange de la haine des langues et des pensées
sort du pâtre que je voyais réchauf- et de l’amour, propres à l’être hu- complexes (et si simples
fer ses mains à l’humble feu de main. L’écriture implique un risque,
broussailles qu’il avait allumé au une manière de s’avancer au bord du en même temps),
coin d’un bois. J’écoutais ses chants précipice,une manière d’aller au plus
mélancoliques, qui me rappellent près du plus pulsionnel – pour en-
c’est-à-dire celles
que dans tout pays, le chant naturel suite le traduire dans la langue, en de « grands » écrivains
de l’homme est triste, lors même faire métaphore de langage – que je
qu’il exprime le bonheur.Notre cœur ne vois prendre par aucun de ces
est un instrument incomplet, une écrivains. Ces contradictions de l’être Parfois, je répondis à leur demande,
lyre où il manque des cordes, et où humain, liées à des enjeux éthiques, en consacrant,par exemple,une heure
nous sommes forcés de rendre les ac- seules peuvent les dire des langues et à l’étude de telle phrase de Pascal. Je
cents de la joie sur le ton consacré des pensées complexes (et si simples m’étais dit alors que nous sous-esti-
aux soupirs. » en même temps),c’est-à-dire celles de mions largement,nous les adultes,à la
Je leur avais demandé de repérer « grands » écrivains. fois le besoin et la capacité de pensée
les traits caractéristiques du roman- des élèves.Nous les prenons pour des
tisme, comme nous l’avions fait en- Penser idiots – qu’ils ne sont pas. C’est-à-dire
semble à propos d’autres textes. Or, que nous ne nous estimons pas assez
quelques élèves ont relevé un élé- Pour finir, je voudrais relater une nous-mêmes, aussi, pour penser de
ment auquel, personnellement, je expérience qui, pour moi, a été une manière subtile, pour les accompa-
n’avais pas prêté attention,car il n’en- des plus étonnantes de ma vie d’en- gner dans ce mouvement d’élabora-
trait pas dans ma « grille » de lecture. seignante,réalisée presque par hasard tion.
Des garçons ont immédiatement re- avec une classe de quatrième. Je ne En ces temps de violence grandis-
marqué en effet qu’au-delà de l’hési- sais plus à partir de quel texte, de sante, continuer d’enseigner ainsi,
tation, de l’indécision propres aux quelle association, il m’était venu à préserver l’enseignement de la littéra-
romantiques exprimées par le désir l’idée d’apporter aux élèves la phrase ture (dans sa richesse, dans sa com-
d’être soit un guerrier, soit un pâtre suivante de Montaigne : « Que philo- plexité, dans sa radicalité) c’est se
(tous deux liés à la nature) se jouaient sopher c’est apprendre à mourir », donner une chance de préserver un
deux désirs profondément contradic- et de leur demander d’y réfléchir, espace où mettre des mots sur la vie
toires : d’un côté s’affirmait le désir en posant simplement la question : et la mort,sur les inquiétudes de l’hu-
d’une activité guerrière, agressive, et « Qu’est-ce que cela veut dire ? »,et en manité, où les penser. Qui enseigne
de l’autre le désir d’une activité pas- « dépliant » le sens de chaque mot.Or, les lettres incarne une dimension
torale, pacifique. Cela paraît l’évi- à ma stupéfaction, non seulement les éthique – rappelant sans doute à son
dence une fois qu’on l’a dit… Mais élèves ont retrouvé, par eux-mêmes, insu un lieu où se fonde,par la voix et
il fallait le voir, le lire – être capable tous les sens déployés par Montaigne par la lettre, la civilisation.
de mettre en rapport ces éléments, dans la suite du texte (développement
de les faire jouer ensemble.Que deux dont bien entendu ils n’avaient pas Mars 2003

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