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Proiect cofinanţat din Fondul Social European prin Programul Operaţional Sectorial Dezvoltarea Resurselor Umane 2007-2013

Investeşte în oameni!

Formarea profesională a cadrelor didactice


din învăţământul preuniversitar
pentru noi oportunităţi de dezvoltare în carieră

LE ROMAN DU XIX-E SIÈCLE


(DE STENDHAL À ZOLA)
Diana Carmen RÎNCIOG

Program de conversie profesională la nivel postuniversitar


pentru cadrele didactice din învăţământul preuniversitar

Specializarea FRANCEZĂ
Forma de învăţământ ID - semestrul III

2011
Le roman du XIXe siècle
(de Stendhal à Zola)

Diana Carmen RÎNCIOG

2011
© 2011 Acest manual a fost elaborat în cadrul "Proiectului pentru
Învăţământul Rural", proiect co-finanţat de către Banca Mondială,
Guvernul României şi comunităţile locale.

Nici o parte a acestei lucrări nu poate fi reprodusă fără acordul


scris al Ministerului Educaţiei, Cercetării, Tineretului şi Sportului.

ISBN 973-0-04103-2
Table des matières

TABLE DES MATIÈRES

Introduction 5

0.1 Présentation du cours 5


0.2 Structuration du cours 5
0.3 Modalités et instruments d’évaluation du cours 6
0.4 Comment serez-vous évalués? 6
0.5 Repères méthodologiques à suivre lors de l’application du 6
programme d’étude
Références bibliographiques 6

1 Unité d’apprentissage 1 7
REPÈRES HISTORIQUES ET CULTURELS DU XIXE SIÈCLE

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 1 7


1.1 Introduction dans la littérature française du XIXe siècle 8
1.2 Histoire 8
1.3 Le mouvement des idées 9
1.4 Le progrès technique 10
1.5 La bohème littéraire 11
1.6 L’interférénce des arts 11
Test d’autoévaluation 13
1.7 La presse et l’enseignement 13
Les clés du test d’autoévaluation 14
Test de contrôle 1 15
Références bibliographiques 15

2 Unité d’apprentissage 2 16
LE ROMAN ROMANTIQUE (CHATEAUBRIAND, BENJAMIN
CONSTANT)

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 2 16


2.1 Une vie sous le signe du rêve et une carrière d’exception 17
2.2 Le Génie du christianisme, chef-d’oeuvre romantique 18
2.3 Le mal du siècle ou le vague des passions; René 20
2.4 Atala ou “une statue de la virginité” 23
2.5 L’art de Chateaubriand et sa philosophie de vie 25
Test d’autoévaluation 26
2.6 Le roman personnel de Benjamin Constant: Adolphe 26
Les clés du test d’autoévaluation 28
Test de contrôle 2 29
Références bibliographiques 29

3 Unité d’apprentissage 3 30
STENDHAL ROMANCIER

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 3 30


3.1 Henri Beyle: une existence tumultueuse 31
3.2 Stendhal et le réalisme bien tempéré 32
1
Table des matières

3.3 La vision du roman chez Stendhal 33


Test d’autoévaluation 35
3.4 Le récit autobiographique 35
3.5 Vie de Henry Brulard 36
3.6 Lucien Lewen 38
3.7 L’idéologie de Stendhal 38
Les clés du test d’autoévaluation 39
Test de contrôle 3 40
Références bibliographiques 40

4 Unité d’apprentissage 4 41
ÉTUDE LITTÉRAIRE: LE ROMAN LE ROUGE ET LE NOIR DE
STENDHAL

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 4 41


4.1 Le Rouge et le Noir, roman politique et roman de moeurs 42
4.2 Julien Sorel, Mathilde de la Mole - deux héros inoubliables 43
4.3 La structure du roman et la cohérence du sujet 45
Test d’autoévaluation 48
4.4 L’ascension et le déclin de Julien 48
Les clés du test d’autoévaluation 51
Test de contrôle 4 52
Références bibliographiques 52

5 Unité d’apprentissage 5 53
LE ROMAN HISTORIQUE (VIGNY, MÉRIMÉE, DUMAS)

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 5 53


5.1 Roman et histoire 54
5.2 L’épanouissement de la prose et l’avènement du roman 55
5.3 Le roman historique dans la littérature romantique française 56
5.4 Du roman historique au roman des réalités 58
Test d’autoévaluation 60
5.5 Alexandre Dumas 60
5.6 D’autres écrivains historiques: Hugo, Balzac 62
Les clés du test d’autoévaluation 64
Test de contrôle 5 65
Références bibliographiques 65

6 Unité d’apprentissage 6 66
HONORÉ DE BALZAC ET LA COMÉDIE HUMAINE

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 6 66


6.1 La biographie de Balzac et sa carrière impressionnante 67
6.2 Balzac et la création du roman moderne 69
6.3 Eugénie Grandet, roman exemplaire de la Comédie humaine 71
6.4 Le Lys dans la vallée, un roman balzacien particulier 72
Test d’autoévaluation 74
6.5 D’autres repères romanesques de la Comédie humaine 75
Les clés du test d’autoévaluation 77
Test de contrôle 6 77
Références bibliographiques 78

2
Table des matières

7 Unité d’apprentissage 7 79
LES INNOVATIONS DU ROMAN BALZACIEN

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 7 79


7.1 Balzac, créateur du roman français moderne 80
7.2 Les innovations du roman balzacien: le modèle narratif 81
Test d’autoévaluation 84
7.3 La Comédie humaine, originalité de la construction 85
7.4 Conclusion sur la vaste entreprise romanesque de Balzac 88
Les clés du test d’autoévaluation 89
Test de contrôle 7 90
Références bibliographiques 90

8 Unité d’apprentissage 8 91
ÉTUDE LITTÉRAIRE: LE ROMAN LE PÈRE GORIOT DE
BALZAC

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 8 91


8.1 Un chef-d’œuvre balzacien: Le Père Goriot 92
8.2 Quelques repères analytiques du roman Le Père Goriot 94
8.3 L’art du portrait dans Le Père Goriot 95
8.4 La communication par la correspondance dans le roman 96
Test d’autoévaluation 97
8.5 L’agonie et la mort du père Goriot 98
8.6 Le Père Goriot dans le cinéma 100
Les clés du test d’autoévaluation 101
Test de contrôle 8 102
Références bibliographiques 102

9 Unité d’apprentissage 9 103


LA DOCTRINE ET LA PRATIQUE DU ROMAN CHEZ GUSTAVE
FLAUBERT

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 9 103


9.1 La Correspondance flaubertienne, “laboratoire” de l’écrivain 104
9.2 La théorie de l’impersonnalité 105
9.3 L’artiste vu par Flaubert dans sa Correspondance et le rôle de la 108
critique
Test d’autoévaluation 110
9.4 La poétique dans la vision de Flaubert 110
Les clés du test d’autoévaluation 112
Test de contrôle 9 112
Références bibliographiques 113

10 Unité d’apprentissage 10 114


PASSIONS ET PERSONNAGES FLAUBERTIENS

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 10 114


10.1 Salammbô, passion et mystère 115
10.2 L’Éducation sentimentale 117
Test d’autoévaluation 122
10.3 Félicité, “un coeur simple” 122
Les clés du test d’autoévaluation 126

3
Table des matières

Test de contrôle 10 126


Références bibliographiques 127

11 Unité d’apprentissage 11 128


ÉTUDE LITTÉRAIRE: LE ROMAN MADAME BOVARY DE
GUSTAVE FLAUBERT

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 11 128


11.1 Madame Bovary, roman de l’éducation sentimentale 129
11.2 Emma Bovary, symbole de l’émancipation féminine 133
Test d’autoévaluation 134
11.3 Charles Bovary, un personnage mésestimé 135
11.4 Le bovarysme dans les romans de Flaubert 136
Les clés du test d’autoévaluation 137
Test de contrôle 11 138
Références bibliographiques 138

12 Unité d’apprentissage 12 139


VERS LE NATURALISME: EDMOND ET JULES DE
GONCOURT; EMILE ZOLA

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 12 139


12.1 La “gémellité littéraire” des frères Goncourt 140
12.2 Des “raconteurs du présent” 141
Test d’autoévaluation 143
12.3 Emile Zola – son activité menant vers le naturalisme 144
12.4 Zola, théoricien du naturalisme 145
12.5 Panorama général de l’œuvre zoliste 146
12.6 Quelques chefs-d’œuvre de Zola 149
12.7 D’autres romans de Zola 151
Les clés du test d’autoévaluation 152
Test de contrôle 12 153
Références bibliographiques 153

13 Unité d’apprentissage 13 154


L’ASSOMMOIR : “UNE ŒUVRE DE VÉRITÉ”

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 13 154


13.1 Une manifestation naturaliste 155
13.2 Gervaise, l’héroïne la plus fameuse de Zola 157
13.3 La destruction du couple 160
Test d’autoévaluation 162
13.4 Une tragédie naturaliste 163
Les clés du test d’autoévaluation 166
Test de contrôle 13 166
Références bibliographiques 167

BIBLIOGRAPHIE 168

4
Le projet pour l’enseignement rural

INTRODUCTION

Sommaire page

0.1 Présentation du cours 5


0.2 Structuration du cours 5
0.3 Modalités et instruments d’évaluation du cours 6
0.4 Comment serez-vous évalués? 6
0.5 Repères méthodologiques à suivre lors de l’application du
6
programme d’étude
Références bibliographiques 6

0.1 Présentation du cours

Le cours optionnel Le roman du XIXesiècle (de Stendhal à Zola) se propose


de vous fournir des connaissances théoriques sur le roman français du
XIXesiècle, aussi bien que des repères analytiques pour les principales
créations romanesques de l’époque. Evidemment, vous n’avez qu’à suivre
ces pistes de recherche pour approfondir la lecture de ces œuvres, ou bien
pour renforcer la provision d’opinions critiques présentées dans chaque unité
d’apprentissage (les références bibliographiques vous suggèrent de tels
repères critiques).

0.2 Structuration du cours

Afin de faciliter l’acquisition des savoirs et savoir-faire de ce cours, on a


prévu des unités distinctes d’apprentissage corrélées à des compétences
spécifiques distribuées, tant que faire se peut, selon une progression
didactique.
Ce cours dispense:
- Des savoirs théoriques concernant les types de roman et les principales
tendances au XIXesiècle;
- Des compétences à utiliser ces connaissances dans le but d’expliquer la
doctrine réaliste comme contribution majeure à l’évolution du roman
français au XIXe siècle;
- La distinction des éléments romantiques et réalistes dans l’évolution du
discours narratif à partir des romans de Balzac jusqu’à ceux de Flaubert;
- Des modalités et instrumennts d’autoévaluation et de contrôle;
- Des synthèses (idées à retenir, pour en savoir plus);
- Des repères bibliographiques pour chaque unité, ainsi qu’une
bibliographie générale.

La première unité d’apprentissage de notre cours se rapporte au cadre


général de l’époque du XIXe siècle, du point de vue historique, social et
culturel; la note spécifique est l’abondance d’exemples et les notes à la fin
de l’unité. Sept unités sont structurées de cette façon qu’elle présentent par
5
Le projet pour l’enseignement rural

une approche globale les auteurs concernés; ensuite quatre unités sont des
études intégrales de quelques œuvres représentatives des auteurs
inventoriés dans ce cours.

0.3 Modalités et instruments d’évaluation du cours

Le cours vous propose une série de modalités d’évaluation formative, afin de


vous aider à bien comprendre et mettre en œuvre vos acquisitions dues à la
lecture du cours, de la bibliographie, ainsi qu’à l’interaction avec votre tuteur
et vos collègues:
Tests d’autoévaluation suivis des clés de ces tests.
Tests de contrôle.

0.4 Comment serez-vous évalués?

L’évaluation de vos savoirs et savoirs-faire concernera:


- votre participation aux réunions tutélaires – 20% de la note, soit 2 points;
- la rédaction des réponses aux tests d’autoévaluation, de contrôle, réunies
dans un dossier d’étude individuelle – 80% de la note, soit 8 points.

0.5 Repères méthodologiques à suivre lors de l’application du


programme d’étude

- Il n’y a pas de vérité absolue en pédagogie de la llittérature. Le champ


d’expérimentation reste ouvert à tous les praticiens. Cependant, les
savoirs dispensés par ce cours pourront vous aider à former un style
personnel d’enseignement de la littérature française.
- Une lecture passive du cours, dans l’espoir de tout apprendre, serait
inopérante; il vaut mieux au fil des pages annoter le cours, effectuer les
tests d’autoévaluation (avant de lire les clés!) et les tests de contrôle, lire
les œuvres étudiées et les repères critiques suggérés.
- Ne prenez pas les analyses littéraires comme des recettes: adaptez-les
plutôt à votre public; ce faisant, vous pouvez les modifier et en créer
constamment d’autres.

Références bibliographiques

VALETTE, Bernard, Introducere în metodele şi tehnicile moderne de analiză literară,


Cartea Românească, col. Syracuza, 1997.

LARROUX, Guy, Realismul, Cartea românească, col. Syracuza, 1998.

6
Repères historiques et culturels du XIXe siècle

Unité d’apprentissage 1

Repères historiques et culturels du XIXe siècle

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 1 7


1.1 Introduction dans la littérature française du XIXe siècle 8
1.2 Histoire 8
1.3 Le mouvement des idées 9
1.4 Le culte du progrès et le développement technique 10
1.5 La bohème littéraire 11
1.6 L’interférence des arts 11
Test d’autoévaluation 13
1.7 La presse et l’enseignement 13
Les clés du test d’autoévaluation 14
Test de contrôle 1 15
Références bibliographiques 15

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 1

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capables de:

• présenter le panorama du XIXe siècle dans les différents domaines;

• expliquer l’interférence des arts à cette époque;

• analyser les éléments du progrès social, technique et culturel , qui ont


des incidences sur la création artistique.

7
Repères historiques et culturels du XIXe siècle

1.1 Introduction dans la littérature française du XIXe siècle

Au cours de la littérature française, il y a eu la possiblité


d’identifier tout un siècle avec un grand mouvement. Ainsi a-t-on
parlé du « siècle de la Renaissance », du « siècle classique », ou
bien du « siècle des lumières » pour nommer le XVIe siècle, le XVIIe
siècle et le XVIIIe siècle. En ce qui concerne le XIXe siècle, nous ne
Le XIXe siècle, une
pouvons pas le désigner par un syntagme qui serait le sien, mais par
époque
particulièrement plusieurs termes qui pourraient suggérer la complexité de ce siècle,
féconde et diverse car, en effet, le XIXe siècle se trouve au carrefour des grands
phénomènes , marquant le tournant décisif vers la modernité du XXe
siècle.

Ne pouvant pas l’embrasser d’un seul regard, le XIXe siècle


nous apparaît, par conséquent, comme le territoire riche dans sa
diversité, séduisant par le rythme des successions, parce qu’il
connaît à la fois le romantisme, le réalisme et le symbolisme : en fait,
ils s’entremêlent, et l’on assiste, de l’un à l’autre, à des échanges
féconds. Balzac, créateur du roman réaliste, fut aussi un romantique
et un visionnaire. J. K. Huysmans est passé du réalisme le plus
avancé, le naturalisme à l’idéalisme mystique.

Nous allons présenter quelques repères essentiels pour


comprendre la diversité et l’importance des événements et des
tendances qui caractérisent cet agité XIXe siècle.

1.2 Histoire
Les régimes politiques qui ont marqué la période allant de 1800
à 1900 sont : le Consulat, l’Empire, la Restauration, la Monarchie de
Juillet, la Seconde République, le Second Empire et la Troisième
République. Malgré cette extrême instabilité politique (il y a en effet
sept régimes politiques au XIXe siècle !), la France a démontré une
remarquable force de redressement. Le peuple français a reconquis
le gouvernement démocratique, instauré par la Révolution de 1789,
quand il se révolta et dressa des barricades les 27, 28, 29 juillet 1830
(« Les Trois Glorieuses »). Les conquêtes de la révolution de 1830
furent annulées par le régime de Louis-Philippe (1830-1848). Les
journées insurrectionnelles des 22, 23 et 24 février 1848 ont mis fin à
la Monarchie de Juillet, remplacé par la Deuxième République
(proclamée le 25 février 1848, par un gouvernement provisoire où
figuraient aussi le poète Lamartine et le savant Louis Blanc).
Figure 1.2 Le 2 décembre 1852 on organisa à Paris le coup d’Etat, ayant
permis à Louis Napoléon Bonaparte (fig. 1.2), le futur Napoléon III,
de se proclamer empereur. Napoléon III a gouverné la France entre
1852 et 1870. Cette période est caractérisée par une certaine
stabilité, un important essor des finances, de l’industrie et du
commerce, mais aussi par une politique de guerre et d’expansion
coloniale qui aura des conséquences négatives pour le régime
impérial.

8
Repères historiques et culturels du XIXe siècle

Par la suite, la France a connu la capitulation à Sédan, lors de


la fin désatreuse de la guerre franco-prussienne (le 2 septembre
1870). Cela provoque la chute de l’Empire et, même si un
gouvernement de la défense nationale fut créé le 4 septembre 1870,
la France fut obligée de signer l’armistice du 28 janvier 1871 et le
traité de Francfort, par lequel elle perdait l’Alsace et la Lorraine.

Il convient de mentionner également la Commune de Paris,


lorsque la population de la Capitale se souleva pour proclamer le 18
La Commune de
mars 1871 le premier gouvernement de la classe ouvrière, qui se
Paris
proposait d’éliminer l’exploitation de l’homme par l’homme (il nous
reste l’analyse mémorable de Karl Marx dans La Guerre civile en
France en 1871-1891). Même si les événements ont continué par la
Semaine Sanglante (22-28 mai), le nombre des victimes montant
jusqu’à 40000, l’importance de la Commune, selon Marx, « a été son
existence même et son fonctionnement. »

La Troisième République Française (1875-1939) fut celle qui


forma le gouvernement de la France moderne. Pourtant, si l’on
considère le XIXe siècle comme celui des révolutions (politique et
industrielle), il faut le voir aussi comme celui des paradoxes et des
contrastes, avec cette caractéristique : une étonnante coïncidence
entre l’évolution historique et les courants culturels.

1.3 Le mouvement des idées

Tout comme au XVIIIe siècle, de nombreux écrivains s’engagent


dans la lutte politique et sociale, par leur oeuvre et leur action.
L’exemple de Lamartine ou de Victor Hugo (devenus députés) est
notable. En outre, Hugo, en exil, s’acharne contre Napoléon III dans
les Châtiments. Zola reste un symbole de l’intellectuel impliqué dans
la vie politique et sociale par sa violente protestation – J’accuse
(1898) – dans l’affaire Dreyfus.

Stendhal et Chateaubriand ne cachent pas leur orientation


libérale, prévoyant la démocratie. Les socialistes montrent qu’à la
liberté conquise il faut ajouter l’égalité. Parmi les précurseurs, nous
devons citer les noms de Saint-Simon et de Charles Fourier . Fourier
est celui qui imagina une nouvelle cellule sociale, le phalanstère,
basée sur l’harmonie d’un groupe d’individus. Un autre, Pierre
Proudhon, lança une formule célèbre : « La propriété c’est le vol. »
Nous pouvons le considérer même l’ancêtre des syndicalistes.
N’oublions pas que la France était attachée au mouvement du
socialisme international (en 1847, Marx publiait le Manifeste
communiste et en 1867 Le Capital); notons également que la
première Internationale ouvrière était constituée à Londres, en 1864.

9
Repères historiques et culturels du XIXe siècle

1.4 Le culte du progrès et le développement technique

Le XIXe siècle est celui du grand développement capitaliste,


avec des découvertes et des applications dans tous les domaines de
la science. On dirait que la France est entrée dans « le club des
La France, pays grands pays industrialisés ». C’est le siècle de la machine à vapeur
fortement et de la Tour Eiffel, du vaccin contre la rage, de l’invention des
industrialisé rayons X, du phonographe ou de l’anesthésie chirurgicale. En 1827
on construit la première ligne de chemin de fer avec traction à
chevaux pour le transport du charbon ; une dizaine d’années plus
tard un train fut mis à la disposition des voyageurs de Paris à Saint-
Germain (1837). En 1870 la France avait 17000 km de voies ferrées.

Par ailleurs, le domaine bancaire connaît un développement


extraordinaire : le crédit, la bourse et les spéculations ne font que
démontrer le pouvoir énorme de l’argent (le thème est valorisé
d’ailleurs magistralement dans la littérature de Balzac et de Zola).

Au-delà des réalisations économiques, le prestige de la science


est extrêmement grand au XIXe siècle. Les travaux de Louis Pasteur
(fig. 1.4), de Pierre et Marie Curie de même que la philosophie
positiviste d’Auguste Comte provoquent les importantes mutations
intellectuelles. La mentalité des écrivains change elle aussi, en
formulant des principes scientifiques. C’est le cas de Zola et de
Flaubert, par exemple. L’artiste ne doit pas vivre, mais représenter la
vie. Cela suppose une riche documentation, très minutieuse, chose
attribuant à Flaubert l’étiquette (qu’il a toujours rejetée) d’écrivain
réaliste. Pourtant, son oeuvre reste, ”une dissertation sur un
morceau de réalité », ou bien « un coup médical de la vie”, parce
que, dans la conception de Flaubert, l’écrivain doit toujours procéder
à la façon du biologiste :
Figure 1.4
La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ;
elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique. Il
faut faire des tableaux, montrer la nature, telle qu’elle est, mais des
tableaux complets, peindre le dessous et le dessus. (lettre du 6 avril
1853, à Louise Colet).

Ces écrivains ont comme modèle la méthode du biologiste


Claude Bernard (1813-1878), auteur de l’Introduction à l’étude de la
médecine expérimentale (1865).

10
Repères historiques et culturels du XIXe siècle

1.5 La bohème littéraire

Le XIXe siècle est aussi l’époque des artistes qui arrivent à ne


vivre que de leur talent. Ce sont les cénacles, comme celui de Victor
Liberté dans l’art : Hugo, qui réunit les écrivains, les peintres, les sculpteurs, les
signification du grandes personnalités artistiques. Les artistes proclament déjà leur
double procès de révolte contre la bourgeoisie et la société en général. 1857 est
l’année 1857 l’année ou le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert et le
volume de poésies Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire sont
accusés d’avoir attenté à la morale publique. La liberté dans l’art et la
liberté dans la société sont désormais indissolubles, comme c’est,
par exemple, la Préface d’Hernani, un véritable manifeste de
l’esthétique du drame romantique.

1.6 L’interférence des arts

Nous pouvons parler des tendances pareilles dans les arts


dans le développement de chaque domaine artistique. En
architecture, par exemple, il y a la construction des arcs de triomphe,
des colonnades, des édifices en style néo-classique. Dans toute
l’Europe, l’essor urbain, l’enrichissement des classes dirigeantes, la
politique de travaux publics des souverains, multiplient les
constructions. Jusque vers le milieu du siècle, l’architecture néo-
classique domine. Puis le goût va au pastiche composite, qui
emprunte des éléments des décors à des époques antérieures :
renaissance, « romano-byzantin », gothique même. Ce goût s’étend
à d’audacieuses reconstitutions du passé: l’architecte Viollet-le-Duc
restaure la Cité de Carcassonne, tandis que le roi Louis II, exalté par
la grandeur de la musique wagnérienne, parsème la Bavière de
châteaux moyenâgeux ou louis-quatorziens. Mais des formes
architecturales nouvelles apparaissent, fondées sur l’utilisation du fer
Figure 1.6.1
et des grandes surfaces vitrées : cette formule, utilisée dès 1851 au
Crystal Palace (fig. 1.6.1) de l’exposition de Londres, s’adapte bien à
des édifices utilitaires, comme, à Paris, la Bibliothèque nationale de
Labrouste ou les Halles de Baltard et, un peu partout en Europe, les
gares de fer des grandes villes.

En peinture, il y a des oeuvres osées, telles que Les Massacres de


Scio et La Liberté guidant le peuple (fig. 1.6.2) sont les deux toiles
exposées par Eugène Delacroix (1798-1863) au salon de 1824 et en
1831. Une nouvelle peinture, qui s’oppose à l’académisme et
s’inspire des espaces orientaux. Le paysage est valorisé par l’Ecole
de Fontainebleau. Gustave Courbet est le peintre réaliste par
excellence ; Edouard Manet, l’impressionniste, Alfred Sisley, le
paysagiste, Auguste Renoir, étant - parmi les maîtres de
Figure 1.6.2 l’impressionnisme, celui qui a exécuté le plus de chefs-d’œuvre
d’après la figure humaine et les scènes de la vie contemporaine -,
Degas (fig. 1.6.3), Toulouse-Lautrec ou Paul Cézanne commencent
par s’engager dans la voie de l’impressionnisme avant de trouver
leur propre voie. L’impressionnisme est une forme d’art qui consiste
à rendre l’impression ressentie et laisse de côté toute description des
11
Repères historiques et culturels du XIXe siècle

détails. En art, les peintres impressionnistes, comme les réalistes,


choisissent leurs sujets dans la vie moderne, poussant fort loin
l’étude du plein air. Ils font de la lumière l’objet de leur peinture,
écartant les couleurs sombres, pour utiliser les tons purs et la touche
divisée. Peintres des aspects changeants de la nature et du
mouvement, les principaux représentants de cette école sont Monet,
Renoir, Sisley, Degas, Cézanne, Pissaro. Le nom même
d’impressionnisme vient d’un tableau de Monet intitulé Impression,
soleil levant, exposé en 1874. Eugène Delacroix, Constable,
Bonington, Paul Huet, Isabey et surtout Turner sont considérés, ainsi
que Boudin et Jongkind, comme les précurseurs de ces artistes
longtemps méconnus, que Manet patronna. Un grand nombre de
leurs oeuvres figurent aujourd’hui au musée du Jeu de paume
Figure 1.6.3
(annexe du Louvre), dit aussi ”musée de l’impressionnisme”.

Avec Toulouse-Lautrec l’art de l’affiche devient un art véritable.


Les décors se caractérisent par des formes contournées, évoquant
les lianes, les fleurs et les femmes. Cet art de la ligne courbe est
démeuré le symbole de la « belle époque ».

En sculpture, Auguste Rodin (1840-1917) a été rendu célèbre


par ses oeuvres Le Baiser, Le Penseur, Andromède (v. fig 1.6.4),
Les Bourgeois de Calais, l’artiste étant un visionnaire de la sculpture,
un créateur dont la puissance et l’ambition dépassaient parfois les
possibilités d’un art rudement enchaîné à la matière.

Figure 1.6.4 (Andromède)

En musique, le public applaudissait Offenbach, mais n’appréciait


pas la Symphonie fantastique (1830) d’Hector Berlioz ou La
Damnation de Faust, du même compositeur. Wagner, lui aussi,
passait inaperçu, même si Baudelaire, Nerval, Banville le
soutenaient en France. Le XIXe siècle est toujours celui de César
Franck , Claude Debussy, et Maurice Ravel.

Le XIXe siècle faisait donc une alliance du texte, de l’image et


de la musique (n’oublions pas que c’est aussi l’époque de la création
des frères Lumières – la cinématographie).

12
Repères historiques et culturels du XIXe siècle

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru la première unité d’apprentissage sur le


cadre historique et culturel du XIXe siècle. Vérifiez si vous avez
retenu certains détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les
clés du test d’autoévaluation”.

1. Quels sont les principales réalisations techniques du siècle ?

2. Mentionnez les plus importants peintres du XIXe siècle.

1.7 La presse et l’enseignement

En ce qui concerne la presse, on constate de grandes


mutations dues au changement de mentalités. Une importance
nouvelle de la presse caractérise le XIXe siècle, où elle devient « le
quatrième pouvoir ». En 1836, dans La Presse , premier journal bon
marché fondé par Emile Girardin, on inaugure à la fois l’utilisation de
la publicité et des feuilletons. Le Petit Journal connaît, lui aussi, un
très grand succès. En outre, les revues littéraires deviennent le cadre
de développement de la critique littéraire, en tant que discipline
indépendante. Il faut citer quelques titres : La Revue de Paris
(1829), La revue de Deux Mondes (1829). Bref, la presse devient le
moyen d’information organisé, offert à un public très large, et elle
implique de plus en plus les intellectuels de l’époque (l’exemple de
l’article J’accuse de Zola reste célèbre, paru dans L’Aurore du 13
janvier 1898).
Essor de
l’enseignement L’enseignement, à son tour, devient l’expression de la liberté, y
compris par rapport à l’Eglise. L’enseignement primaire devient
gratuit et obligatoire. Les Grandes Ecoles – L’Ecole Polytechnique,
Le Conservatoire d’Arts et métiers – sont les « pépinières » des
futurs spécialistes. Les institutions traditionnelles sont consolidées et
leur prestige augmente : au Collège de France, par exemple, on
trouve, parmi les professeurs, l’historien Jules Michelet, le
philosophe Henri Bergson.
13
Repères historiques et culturels du XIXe siècle

Le XIXe siècle s’avère une période très riche et très variée


comme paysage littéraire. C’est pourquoi il est difficile d’opérer un
découpage pour marquer l’appartenance de chaque écrivain à une
école littéraire.

Emile Faguet crée des monographies. Gustave Lanson trouve


une correspondance entre les événements politiques et les critères
La critique littéraire littéraires. Dans son livre Histoire de la littérature française (1894), il
y a quatre périodes :
- la première : Littérature de la révolution et de l’Empire ;
- la deuxième : L’Epoque romantique ;
- la troisième : Le Naturalisme ;
- la quatrième : Fin du siècle.

Albert Thibaudet adopte le critère des générations – 1789, 1820,


1850, 1885 -, préférant comme la plupart des historiens le critère
« chronologique » pour délimiter des périodes littéraires :
- Romantisme (1820-1850)
- Réalisme (1850-1870)
- Naturalisme et Symbolisme (1870-1900)
Dans Le Manuel d’Histoire littéraire de la France coordonné par
Pierre Abraham (9), les écrivains sont vus de plusieurs perspectives :
Hugo avant et après l’exil, un premier Flaubert, un Flaubert réaliste,
etc. Le XIXe siècle y est présenté comme une coexistence des
nostalgiques du passé et des impatients de l’avenir, des classiques
et des romantiques.

Les clés du est d’autoévaluation


Réponses et commentaires :

1. Parmi les réalisations techniques on peut citer la machine à


vapeur et la Tour Eiffel, le vaccin contre la rage, l’invention des
rayons X, le phonographe ou l’anesthésie chirurgicale. En
1827 on construit la première ligne de chemin de fer avec
traction à chevaux a été mis à la disposition des voyageurs de
Paris à Saint-Germain (1837). En 1870 la France avait 17000
km de voies ferrées.

2. Dans la peinture du XIXe siècle on peut mentionner la


contribution particulière de Delacroix (1798-1863) au salon de
1824 et en 1831. Il s’agit d’une nouvelle peinture, qui s’oppose
à l’académisme et s’inspire des espaces orientaux. Le paysage
est valorisé par l’Ecole de Fontainebleau. Gustave Courbet est
le peintre réaliste par excellence ; Edouard Manet,
l’impressionniste, Alfred Sisley, le paysagiste, Auguste Renoir,
étant - parmi les maîtres de l’impressionnisme, celui qui a
exécuté le plus de chefs-d’œuvre d’après la figure humaine et
les scènes de la vie contemporaine -, Degas, Toulouse-Lautrec
ou Paul Cézanne commencent par s’engager dans la voie de
l’impressionnisme avant de trouver leur propre style .

14
Repères historiques et culturels du XIXe siècle

Test de contrôle 1

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 1.


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de
faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test
à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom,
votre prénom et votre adresse personnelle sur la première
page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro
du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec
les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Choisissez l’une des personnalités de la science


(mentionnées ou non dans cette unité d’apprentissage) et
présentez-la brièvement, en soulignant sa contribution
majeure à l’évolution de la science.

(18-20 lignes ; 5 points)

2. Commentez une sculpture de Rodin ou un tableau de


Delacroix (à votre choix).

(18-20 lignes ; 5 points)

Références bibliographiques :

DARCOS, Xavier, AGARD, Brigitte, BOIREAU, Marie-France, XIXe


siècle, Paris, Hachette, collection “Perspectives et confrontations”,
1986, pp. 206-210.

MICHEL, A., BECKER ,C.,BURY, M., BERTHIER, P., MILLET, D.,


Littérature française du XIXe siècle, Paris, PUF, 1993, pp. 149-158.

15
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

Unité d’apprentissage 2

LE ROMAN ROMANTIQUE (CHATEAUBRIAND, BENJAMIN CONSTANT)

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 2 16


2.1 Une vie sous le signe du rêve et une carrière d’exception 17
2.2 Le Génie du christianisme, chef-d’oeuvre romantique 18
2.3 Le mal du siècle ou le vague des passions; René 20
2.4 Atala ou “une statue de la virginité” 23
2.5 L’art de Chateaubriand et sa philosophie de vie 25
Test d’autoévaluation 26
2.6 Le roman personnel de Benjamin Constant: Adolphe 26
Les clés du test d’autoévaluation 28
Test de contrôle 2 29
Références bibliographiques 29

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 2

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capables de:

• définir “le mal du siècle”, la nouvelle sensibilité des romantiques;

• commenter les chefs-d’oeuvre de Chateaubriand: René et Atala;

• reconnaître les marques du style chez Chateaubriand;

• présenter les thèmes du roman personnel Adolphe;

• caractériser le personnage Adolphe de Benjamin Constant.

16
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

2.1 Une vie sous le signe du rêve et une carrière d’exception

François René de
Chateaubriand (fig.2.1) est né le 4
septembre 1768 à Saint-Malo, par
Le climat et la
une nuit de tempête et nous
configuration
géographique de la
pourrions dire que, pour lui, cela a
région natale ont été un symbole, car la vie de
beaucoup influencé l’écrivain fut marquée par les
la sensibilité de orages, agitée de passions
l’écrivain. multiples. Toute son enfance et
même son adolescence ont subi
l’influence formative de l’ambiance
qui existait au château de
Figure 2.1 Combourg. Là, il écoutait avec
volupté le refrain des vagues et
nous croyons que dans cette extase romantique il y avait déjà les
germes du mal du siècle dont Chateaubriand est, sans conteste, le
précurseur. En tout cas, pour cet écrivain, Combourg reste l’espace
où il échappait à l’influence pesante de ses parents (le père étant
trop sombre et taciturne, tandis que la mère était trop mélancolique),
où il s’abandonnait à des promenades et à des discussions
enflammées avec sa soeur Lucile (ces épisodes sont largement
évoqués dans son ouvrage Mémoires d’outre-tombe):

Tout nourrissait l’amertume de mes dégoûts: Lucile était


malheureuse; ma mère ne me consolait pas; mon père me faisait
éprouver les affres de la vie. Sa morosité augmentait avec l’âge; la
vieillesse raidissait son âme comme son corps; il m’épiait sans cesse
pour me gourmander. Lorsque je revenais de mes courses sauvages
et que je l’apercevais assis sur le perron, on m’aurait plutôt tué que
de me faire rentrer au château. Ce n’était néanmoins que différer
mon supplice: obligé de paraître au souper, je m’asseyais tout
interdit sur le coin de ma chaise, mes joues battues de la pluie, ma
chevelure en désordre. Sous les regards de mon père, je demeurais
immobile et la sueur couvrait mon front: la dernière lueur de la raison
m’échappa. (Mémoires d’outre-tombe, 1ère partie, Livre III, 15)

C’était vraiment l’époque où l’écrivain, un jeune homme


mélancolique, avait déjà le pressentiment des misères de son
destin, se sentait l’âme malade et blessée et l’idée de n’être plus lui
saisissait le coeur à la façon d’une joie subite. (Mémoires d’outre-
tombe).

Avec un tel état d’esprit, Chateaubriand choisit difficilement sa


carrière, en hésitant entre la prêtrise et l’armée (comme le héros
stendhalien, Julien Sorel). Il devient donc officier en 1786, se
trouvant à Paris pendant la Révolution; pourtant, il est plutôt dégoûté
par la prise de la Bastille, tout comme par la vie sceptique et dissipée
des salons parisiens. Ce qu’il désire ardemment c’est l’aventure, la
connaissance des nouveaux espaces et le voyage en Amérique (avril
1791) lui donne l’occasion de s’évader dans un monde exotique. Il
17
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

valorise ensuite ces images de choix dans son livre Voyage en


Amérique (1826), où il décrit le fleuve de Mississipi sans l’avoir vu en
réalité (c’est une vraie performance d’avoir su utiliser d’une manière
vraisemblable toutes les images sur la nature sauvage, qu’il avait
sans doute contemplée, admirée).

Lorsqu’il apprend la nouvelle de l’arrestation de Louis XVI à


Varennes, Chateaubriand revient en France. C’est toujours à cette
Repères
époque que l’écrivain se marie, sans avoir une vraie passion pour sa
biographiques qui
ont influencé femme, Céleste Buisson de la Vigne. Ensuite, il vit l’exil à Londres,
l’œuvre de l’écrivain après avoir été blessé au siège de Thionville. Il aura une période de
privations, travaillant aussi, dans des conditions précaires, à son
premier ouvrage – Essai sur les Révolutions anciennes et modernes
(Londres, 1797). Ce livre présente ses doutes et ses désillusions,
nous révélant une âme où le scepticisme encyclopédique rejoint la
vague inquiétude religieuse; en effet, boulversé par la mort de sa
mère et puis de sa soeur, Julie, Chateaubriand se penche vers la
religion, à laquelle il offre une apologie dans son oeuvre le Génie du
christianisme (1802).

2.2 Le génie du christianisme, chef-d’oeuvre romantique

Publié un an après Atala, le Génie du christianisme était un


ouvrage de circonstance, au meilleur sens du terme. Dans sa
présentation, un critique affirmait à propos de cette création de
Chateaubriand:

Il visait à justifier la religion par des arguments propres à


convaincre ses lecteurs à qui les Lumières et treizes années de
révolution avaient un peu fait oublier le catéchisme et le goût de la
théologie. Formés dans l’esprit du XVIIIesiècle, ce sont des âmes
sensibles, plus éprises de bonheur que de sacrifices. En même temps
ils aspirent souvent à retrouver et à garantir la paix sociale.
Chateaubriand le comprend et s’adapte à son public. Se
désintéressant à la théologie, malgré un effort tardif pour consolider
un peu le Génie dans ce sens, il va plutôt enseigner une religion du
sentiment, cherchant à faire retentir dans les coeurs le sens d’un Dieu
mystérieux, quelque peu caché, et de la beauté de ses œuvres. Les
exigences de la foi sont vues comme des chances pour l’homme dans
sa vie terrestre. Elle nourrit l’imagination, console le mourant,
augmente les plaisirs du riche, en y mêlant une tendresse ineffable.
(Aureau, Bertrand, Chateaubriand, adpf publications, 1998, p.41)
Chteaubriand a
tenté une Paru à Paris, en avril 1802, le livre marque le retour de
réhabilitation du l’écrivain au christianisme, de même qu’une prise de conscience des
christianisme en Français, en général, auxquels est enfin montrée la divinité absolue
France. de la morale chrétienne. Et l’auteur du Génie du christianisme a su
également dévoiler à ses contemporains la splendeur des
cérémonies chrétiennes et l’énorme bénéfice offert à l’humanité par
la religion des Évangiles. Ce qui nous semble remarquable, au-delà
de la beauté des idées, ce sont les admirables tableaux poétiques
qui touchent la perfection littéraire. Par exemple, dans un véritable
18
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

poème en prose, Chateaubriand nous révèle les sons merveilleux de


son orchestre d’oiseaux; on dirait même que, sous sa plume, le
chant des oiseaux devient un hymne à l’Éternel. Que dire, ensuite,
de la célèbre page, présentant la “nuit américaine”, où il y a une
célébration de Dieu dans tous les éléments de la nature; vous
pouvez remarquer les symptômes de la nouvelle sensibilité du siècle,
les romantiques ayant le goût du démesuré, du mystère et de
l’exotique. La poésie empreint toutes les scènes de la religion,
rappelant les rites antiques chantés par Homère. Tandis que le culte
de Dieu embellit la vie, la connaissance qu’apporte la religion sur le
cœur humain enrichit les arts, parce qu’elle révèle la nature idéale de
l’homme:

La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau ne sauraient


s’exprimer dans les langues humaines; les plus belles nuits en
Europe ne peuvent en donner une idée. En vain dans nos champs
cultivés l’imagination cherche à s’étendre; elle rencontre de toutes
parts les habitations des hommes; mais dans ces régions sauvages
l’âme se plaît à s’enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le
gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves et,
pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu.

En puisant ses sources d’inspiration dans la Bible,


Par son œuvre, Le Chateaubriand recherche – dans un cadre naturel inédit – une
Génie du nouvelle intimité de l’homme et de son Créateur. Ainsi, l’écrivain
christianisme, ouvre-t-il la voie du romantisme, qui cherche l’émotion poétique dans
l’écrivain a fait un le sentiment religieux, en laissant de côté la mythologie païenne.
éloge de la Chateaubriand, tout comme Madame de Staël, montre que les
cathédrale
modernes doivent réhabiliter la Bible, en cherchant plutôt les qualités
gothique, merveille
de l’architecture
du monde des humains, car les êtres sont continuellement formés
par leur milieu, les circonstances historiques, les moeurs, etc.

Par conséquent, il faut juger l’homme dans son contexte, avec


la liberté et la spontanéité de l’esprit qui seront désormais typiques
pour le romantisme. Habilement, l’écrivain montre que la religion
chrétienne assure le progrès de la société: Ces progrès du génie
philosophique sont évidemment le fruit de notre religion. Sans le
renversement des faux Dieux et l’établissement du vrai culte,
l’homme aurait vieilli dans une enfance interminable. Selon
Chateaubriand, Platon aurait été une sorte de chrétien, et tous les
peuples auraient pressenti le dogme de la chute. Chateaubriand
réalise dans le Génie… même une nouvelle approche des
personnages classiques (par exemple, Andromaque de Racine), en
donnant une direction très moderne à la critique littéraire.
Andromaque est, dans la vision de Chateaubriand, influencée par le
christianisme, elle est plus sensible que l’Andromaque antique ( /…/
on y voit la nature corrigée, la nature plus belle, la nature
évangélique).

Pour conclure sur l’importance extraordinaire que le Génie du


christianisme a eue dans la spiritualité du début du siècle, il faut
mentionner aussi l’effort de l’écrivain de valoriser le Moyen Âge, y
compris par l’hommage dû à la cathédrale gothique, merveille de

19
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

l’architecture chrétienne où l’artiste non content de bâtir des forêts, a


voulu, pour ainsi dire, en imiter les murmures./…/ Les siècles,
évoqués par ces sons religieux, font sortir leurs antiques voix du sein
des pierres, et soupirent dans la vaste basilique.

Même s’il y a eu des voix qui ont mis sous le signe du doute la
foi de Chateaubriand, le sens du sacré est visible dans le Génie du
christianisme: l’histoire et la nature sont pour lui pleines du Dieu
vivant, tandis qu’en même temps le siècle lui semblait étranger à la
grandeur divine. C’est pourquoi, dans cet ouvrage, l’esprit chrétien
nous apparaît comme ayant un caractère profondément
mélancolique.

2.3 Le mal du siècle ou le vague des passions - René

Le mal du siècle ou René François de Chateaubriand a incarné pour ses


”le vague des contemporains la figure de l’homme de succès; on connaît, en ce
passions”, selon
sens, la célèbre phrase de Victor Hugo, qui, à l’âge de l’adolescence,
l’expression de
Chateaubriand
rêvait d’être son égal: Je veux être Chateaubriand ou rien. En effet,
l’écrivain a eu maintes fonctions dans la diplomatie: secrétaire
d’ambassade à Rome (1803-1804), ambassadeur à Berlin (1821) et
Londres (1822), ministre des Affaires étrangères (1822-1824).

Pourtant, en vrai esprit lucide, malgré sa mélancolie foncière, il


a su expliquer d’où venait le mal du siècle; conscient que du point de
vue historique il était placé au carrefour des deux siècles,
Chateaubriand a eu la tâche difficile d’inaugurer le XIXe siècle,
chose qu’il réalise d’ailleurs glorieusement:

Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent


de deux fleuves, j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à
regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une
rive inconnue. (Mémoires d’outre-tombe)

C’est ainsi que nous pouvons comprendre les tendances


contradictoires qui animent son propre personnage René (présent
Le sentiment du dans l’ouvrage homonyme faisant partie du Génie du christianisme).
désenchantement On y reconnaît le même goût de l’inconnu et, pourtant, le même
désenchantement, qui est, finalement, l’insatisfaction de l’homme
moderne, sentiment perpétué jusqu’à présent. Les sentiments si
divers qui harcèlent l’âme du jeune homme sont présentés
magistralement dans le fameux chapitre intitulé Du vague des
passions. On peut y constater l’homme du XIXe siècle quittant le
XVIIIe siècle, car l’individu perd la confiance en soi-même et en
l’autrui, se livrant au doute et au désespoir. Les nerfs ébranlés par
les événements tragiques de la Révolution et de l’Empire, il sent
l’univers se dérober sous son pas; par conséquent, pour l’homme
rongé par le mal du siècle, la vie ne valait plus la peine d’être vécue
(comme disait Alfred de Vigny, il s’agit de jeunes hommes venus trop
tard dans un monde trop vieux).

20
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

Néanmoins, personne n’a mieux ressenti, ni analysé avec plus


de lucidité ce mal de la jeunesse que Chateaubriand, qui écrit dans
son petit roman autobiographique, René:

Est-ce ma faute, si je trouve partout des bornes, si ce qui est


fini n’a pour moi aucune valeur! Cependant je sens que j’aime la
monotonie des sentiments de la vie, et si j’avais encore la folie de
croire au bonheur, je le chercherais dans l’habitude.

La phrase citée ci-dessus nous semble extraordinaire pour


La mélancolie - éclaircir la personnalité paradoxale de l’écrivain, qu’il prête d’ailleurs
composante entièrement à son personnage: la limite marquée trois fois par le “si
principale de la conditionnel”, le dernier suggérant, à vrai dire, l’utopie; le regret de
sensibilité de ne pas se contenter du bonheur quotidien. On y voit déjà l’image de
l’écrivain l’Albatros baudelarien et même la fameuse inquiétude gidienne.

Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre…
René semble accablé par le spectacle grandiose de la nature; les
historiens des mentalités disent que Chateaubriand voyait encore la
montagne selon les images anciennes, c’est-à-dire avec peur :

Tout ce que je demande c’est qu’on ne me force pas d’admirer


les longues arêtes de rochers, les fondrières, les crévasses, les
trous, les entortillements des vallées des Alpes.

Alain Corbin, dans son livre Le territoire du vide, explique


minutieusement l’évolution de l’imaginaire de la mer, et cette étude
serait également intéressante pour comprendre davantage celui qui
est enterré à Saint Malo, selon son voeu, sur le rocher solitaire du
Grand-Bé, au bord de la mer. En effet, Chateaubriand meurt le 4
juillet 1848, à 80 ans. Il est enterré sur le rocher du Grand Bé, à
Saint-Malo, l’épitaphe choisie étant “Un grand écrivain français / a
voulu reposer ici / pour n’y entendre / que la mer et le vent / Passant
/ respecte sa dernière volonté.”

L’écrivain qui se laisse doubler par René sentait qu’il lui


manquait quelque chose pour remplir l’abîme de son existence: d’ici
ses goûts inconstants, sa chimère prolongée. L’écrivain a voulu
peindre la “maladie de l’âme” qui s’empare des cœurs adolescents,
lorsque ceux-ci sont privés du secours de la foi; il peint un malaise
existentiel qui, avant d’être celui des enfants du siècle, concerne la
génération née dans les années 1770, au crépuscule des Lumières.
René présente l’épuisement vital d’une aristocratie sur le déclin, qui
contemple mélancoliquement une civilisation en ruine. Pourtant, plus
tard, au début du deuxième tome de ses Mémoires, Chateaubriand
réfléchit sur son roman, où il avait voulu, dit-il, peindre une maladie
de l’âme et condamne durement son entreprise:

Figure 2.3 Au surplus, si René n’existait pas, je ne l’écrirais plus; s’il m’était
(couverture) possible de le détruire, je le détruirais: il a infesté l’esprit d’une partie
de la jeunesse, effet que je n’avais pu prévoir, car j’avais au contraire
voulu le corriger.

21
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

René, au fil du temps, devient l’incarnation la plus saisissante


du divorce entre le moi et une réalité décevante: son ennui de vivre
émeut tous ceux qui confrontent l’infini de leur désir à une existence
René, incarnation de bornée. Même les écrivains romantiques se sont reconnus dans le
l’homme romantique
personnage de Chateaubriand, ce solitaire parmi les hommes, rongé
par le mal de vivre, un malentendu devenu la figure emblématique
des romantiques. Par exemple, montre Pierre Glaudes, dans un bel
article (“René: le mal de l’infini” in Magazine littéraire, nr. 306, juin
1998, p.49), dans une lettre de 1809, Lamartine, après une soirée
mélancolique où il s’est abreuvé à cette source, avoue à l’un de ses
amis qu’il n’a jamais pu lire l’ouvrage sans pleurer.

A son tour, le critique Sainte-Beuve, une autorité incontestable


du XIXesiècle, notait dans un cahier ce “jugement tumultueux”: J’ai lu
René et j’ai frémi. Je ne sais si tout le monde a reconnu dans ce
personnage quelques-uns de ses traits: pour moi, je m’y suis
reconnu tout entier.

Barbey d’Aurevilly, l’un des admirateurs de René, est l’un de


ceux qui l’a le mieux compris:

/…/ ce serait une erreur de penser que cette variété humaine


qui s’appelle René est une âme finie, la curiosité et l’exception d’un
instant, la maladie d’une époque déterminée, dont l’humanité est
guérie et qu’on ne reverra plus. Non, non! C’est autre chose. C’est
tout à la fois le portrait d’un homme et un type immortel. (Magazine
littéraire, op.cit, p.51)

Dans un siècle d’où le divin semble s’être absenté, on admire


cette âme ardente en quête d’un idéal inaccessible.

Pour en savoir plus

Il vous est proposé une comparaison entre le classicisme et


le romantisme, d’après l’étude de Gérard Gengembre (Le
Romantisme, Ellipses, pp.25-26)

Le romantisme pourrait se définir comme une crise de la


conscience européenne. Si, pour simplifier, on accepte de
voir dans le classicisme comme état d’esprit et rapport au
monde un équilibre, ou une recherche de celui-ci, on doit
souligner la place centrale qu’y occupe la raison. Sensibilité
et imagination ne sont évidemment pas ignorées, mais elles
sont définies comme des accidents. Le primat de la raison
s’impose, et relègue les passions, la fantaisie, les pulsions
dans les régions obscures d’une intériorité suspecte. Le
classicisme aboutit logiquement à l’acceptation de la vie telle
qu’elle est, et de la société dans son ordre, sans
méconnaître leurs imperfections et leurs manques. Il prône le
perfectionnement moral, la conquête de la sagesse, le
cheminement de la vertu, et se nourrit des valeurs

22
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

chrétiennes. Cette dynamisation de l’être doit le mener à un


bonheur dans la stabilité.

Étroitement dépendant de cette architecture morale et


spirituelle, le classicisme ne peut être que fragilisé et
contesté dès lors que ses fondements et ses cadres perdent
de leur solidité. La situation historique créée par la
Révolution, elle-même produite en partie par le mouvement
des idées amorcé et amplifié tout au long du siècle des
Lumières, a des conséquences idélologiques et esthétiques
considérables. La raison a montré son terrifiant et exaltant
visage dans la Révolution. Si elle était déjà pensée comme
insuffisante à contenir toutes les potentialités de l’âme, elle
suscite maintenant une réaction contre son empire, qui n’est
plus seulement aliénant mais meurtrier. On se tourne alors
vers la sensibilité et l’imagination, devenues facultés
intellectuelles essentielles.
D’une part, elles peuvent faire s’abîmer l’être dans un
chaos sentimental, règne de l’incertitude et de la confusion.
De l’autre, elles permettent l’ouverture à la nature, à
l’humanité, aux racines, à l’amour, à la beauté. Le
romantisme se donne alors comme la jeunesse du monde,
qui rêve une nouvelle genèse. Elan, fureur, générosité,
audace, goût de l’excès, des contrastes, culte des passions
et des grandes causes, esprit religieux, tout cela caractérise
le romantisme, au même titre que la mélancolie, le mal du
siècle, la déréliction de la solitude, rançon du rapport
malheureux au monde. Dans tous les cas, il s’agit de
revendiquer l’originalité, y compris dans ses aspects les plus
provocateurs. Dans tous les cas, il s’agit d’inventer une
nouvelle façon de vivre et de penser.

2.4 Atala, “une statue de la virginité”

A ce personnage étrange qu’est René, il faut ajouter un autre


féminin – Atala - , qui donne aussi le titre d’un petit livre en prose,
Atala ou les Amours de deux Sauvages dans le Désert (1801). Ce
Le sujet d’Atala est poème en prose, qui annonçait un siècle de poésie, n’a pas vraiment
ancré dans la vie de étonné par le sujet – une histoire d’amour dans un cadre naturel
l’auteur lui-même et exotique –, mais par une sensibilité nouvelle, par le goût de la
s’inspire de sa vision solitude et de l’espace illimité, par les résonances
sur la religion. autobiographiques. En effet, l’écrivain a de nouveau mis beaucoup
de lui-même dans ses héros (Atala, Chactas). On y reconnaît sa
passion pour les femmes qu’il a aimées: la jeune Anglaise Charlotte
Yves et Mme de Belloy, de même que Juliette Récamier, à laquelle il
est lié depuis l’année 1818 jusqu’à la fin de sa vie.

Quant à Atala, l’héroïne de Chateaubriand, elle est une victime


de sa superstitieuse ignorance, car, élevée par sa mère dans la foi

23
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

chrétienne, devient une énigme pour Chactas, avec lequel elle avait
vécu une idylle dans la savane. La description exquise de la nature
exotique de l’espace américain fait qu’on nomme Chateaubriand
“l’Enchanteur”, et aussi le successeur de Rousseau et de Bernardin
de Saint-Pierre, qui avaient ouvert la voie de l’évasion dans la nature
par leurs oeuvres.

Certes, le moment culminant est marqué par la mort de la jeune


fille et, ensuite, par les funérailles d’Atala. Chateaubriand, comme dit
Sainte-Beuve, s’avère ici grand poète et grand magicien, car il
associe toute la nature à la douleur humaine. L’écrivain réalise dans
ces pages une vraie apologie de la foi chrétienne, qui, en dernier
lieu, rend supportable la réalité de la mort:

Elle paraissait enchantée par l’Ange de la mélancolie et par le


double sommeil de l’innocence et de la tombe. Je n’ai rien vu de plus
céleste.

Les phrases citées ci-dessus appartiennent au personnage


Chateaubriand
anticipe le Chactas, ébloui par cette statue de la Virginité endormie. Au-delà de
modèle féminin cette image d’Atala, il y a celle de la “sylphide”, que l’imagination de
de Marcel Proust. l’écrivain pare de toutes les grâces (Je me composai donc une
femme de toutes les femmes que j’avais vues). Cela nous semble
donner à Chateaubriand une nouvelle qualité: être le précurseur de
Marcel Proust, qui, à son tour, cherchait dans toutes les femmes
l’idéal, la Femme… D’ailleurs, Proust lui-même reconnut comme
précurseur Chateaubriand, en remarquant chez lui un désir de
récupérer le passé, de comparer le présent au passé, en le jugeant
dans la perspective du passé. Par le miracle de la mémoire
involontaire (Georges Poulet), que Chateaubriand a expérimenté
avant Nerval et Proust, il y a tout un passé qui est ressuscité sous la
plume de l’écrivain. Cette idée d’écrire ses Mémoires lui était venue
à Rome, vers la fin de l’année 1803, mais la rédaction a été faite
principalement de 1811 à 1822 (pour ce qui est des douze premiers
livres), puis de 1830 à 1841:

J’entreprends l’histoire de mes idées et de mes sentiments


plutôt que l’histoire de ma vie.

L’ensemble s’apparente à la fois à l’épopée et au pamphlet,


mais les Mémoires tiennent aussi un peu du récit autobiographique
tel que l’avait pratiqué Jean-Jacques Rousseau. Bertrand Aureau,
souligne le fait que Chateaubriand, tout en étant résolu à ne pas se
confesser, il livre enfin les secrets de son inexplicable cœur, se
présentant comme le véritable René, révélant l’origine des
sentiments qu’il avait prêtés aux êtres imaginaires de sa création et
expliquant comment peu à peu ces personnages furent tirés de ses
songes. (v. Chateaubriand, adpf publications, p.63)
Mémoires d’Outre-
Tombe, œuvre à
caractère En assouplissant l’unité de son œuvre, le mémorialiste intègre à
documentaire pour son récit des billets, des lettres, des articles, des extraits tirés des
le XIXesiècle journaux de voyage, ce qui renforce le caractère documentaire du
vaste ouvrage; des descriptions, des rêveries se trouvent ainsi mêlées

24
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

aux réflexions politiques… On a même parlé de la polyphonie du


texte, les Mémoires d’outre-tombe étant un vrai témoignage de la
tradition littéraire, par la grande quantité de citations et de références
à la culture occidentale. Pourtant, derrière cet édifice solide surgit le
thème de la fragilité du Moi, de l’éphémère de la condition humaine…

Voulant donc représenter dans sa personne l’épopée de son


temps, Chateaubriand nous apparaît aussi comme un précurseur
des écrivains intéressés à l’étude des mentalités, avant Balzac,
Stendhal et Flaubert.

2.5 L’art de Chateaubriand et sa philosophie de vie

Par l’art de choisir et de cacher (qu’il définissait dans le


Génie…), Chateaubriand préfère à la vérité des faits une esthétique
et une poétique qu’il considère supérieures.

Conçu toujours comme un vaste poème en prose, le thème


dominant semble être la poésie du souvenir et de la mort. C’est une
tentative de reconcilier les deux, et l’écrivain s’abandonne au plaisir
délicieux de contempler sa jeunesse, les étapes successives de son
devenir jusqu’à l’âge mûr. Pourtant, il constate: Inutilement je vieillis,
je rêve encore mille chimères.

On pourrait voir dans cet aveu le regret d’être resté l’éternel


insatisfait René -, mais nous préférons le comprendre comme une
Vision de la mort victoire: l’écrivain n’a pas permis au passage du temps de modifier la
chez Chateaubriand structure délicate de son âme, aspirant perpétuellement à l’absolu, à
la beauté totale et durable. L’essentielle antinomie de son
tempérament est ici présentée, car Chateaubriand est à la fois attiré
et effrayé par la mort: La mort est belle, elle est notre amie:
néanmoins nous ne la reconnaissons pas, parce qu’elle se présente
à nous masquée et que son masque nous épouvante.

Au-delà de l’immortalité promise par la foi chrétienne,


Chateaubriand veut aussi celle acquise par la pérennité de son
oeuvre, de son art. Il veut que les générations suivantes le gardent
dans leur mémoire, déjà sélective. Mais François René de
Chateaubriand, qui a été pour la littérature ce que Napoléon a été
pour l’histoire, ne saurait pas être oublié ou minimisé.

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur le roman


romantique. Vérifiez si vous avez retenu certains détails
significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés du test
d’autoévaluation”.

25
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

1. Qu’est-ce que représente “le mal du siècle” dans la vision


de Chateaubriand?

2. Quel est le sujet du roman Atala?

3. Montrez les composantes spécifiques de l’écriture de


Chateaubriand.

2.6 Le roman personnel de Benjamin Constant: Adolphe

Benjamin Constant de Rebecque, homme politique et écrivain


français, né à Lausanne (1767-1830), a été influent dans le parti
libéral sous la Restauration. Ami de Mme de Staël, il reste célèbre
pour son roman psychologique Adolphe (1816), qui ne reflète
d’ailleurs que partiellement sa liaison avec Mme de Staël.

Les aspects négatifs Au contraire, le personnage principal, Adolphe, semble incarner


décrits au début du l’auteur, en tant que jeune homme intelligent, très lucide, presque
livre sont inspirés cruel et souvent contradictoire, inconstant dans ses manifestations.
par la vie Adolphe est en effet l’histoire (oeuvre de fiction, finalement) d’un
personnelle de
homme qui veut aimer, mais qui est incapable d’un amour complet.
l’auteur.
L’explication de ce comportement inégal, qui caractérise
pleinement le personnage, peut être trouvée dans la vie de l’écrivain
lui-même, plus précisément à l’époque de son enfance et de son
adolescence, présentées par Benjamin Constant dans un récit
autobiographique inachevé, qu’il avait intitulé Ma Vie (paru dans la
Revue des Deux Mondes en 1907, sous le titre Le Cahier Rouge).
Ainsi pourrait-on comprendre ce qui n’est que suggéré dans les
premières pages du roman Adolphe, c’est-à-dire l’influence négative
subie par B. Constant de la part d’un père froid, “observateur
caustique”; de là une certaine difficulté de causer sérieusement, ce
qui n’empêche pas l’écrivain d’être plus tard un très bon orateur.

26
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

Adolphe est une oeuvre d’analyse psychologique, issue de


Adolphe est une
oeuvre d’analyse
l’expérience personnelle de l’écrivain, mais étoffée abondamment
psychologique d’éléments de fiction. En outre, il nous apparaît comme un texte très
moderne par la valeur des phrases de type maxime, destinées à fixer
des conclusions, des commentaires, des conseils de l’auteur,
suggérant finalement une philosophie de vie. Par exemple, Benjamin
Constant, en vrai esprit romantique, avertit ses lecteurs:

Les sentiments de l’homme sont confus et mélangés; ils se


composent d’une multitude d’impressions variées qui échappent à
l’observation; et la parole toujours, trop grossière et trop générale,
peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir.

Benjamin Constant reprend une idée ancienne relative à la


parole, comme expression partielle, quelquefois mensongère, de la
pensée et du sentiment. D’ailleurs, l’art de la dissimulation est
remarquable chez Adolphe qui, malgré sa sincérité authentique et sa
bonté naturelle, semble appartenir à la famille des héros calculés,
extrêmement lucides, tels que Julien Sorel (du roman stendhalien Le
Rouge et le Noir) ou le duc de Nemours (le personnage principal
masculin du premier roman psychologique français, La Princesse de
Clèves, écrit par Madame de La Fayette au XVIIe siècle).
En tout cas, l’histoire est simple: le désir d’Adolphe de conquérir
Elléonore, la belle Polonaise, l’amante d’un comte, vient d’une
ambition juvénile, que l’auteur explique:

Offerte à mes regards dans un moment où mon coeur avait


besoin d’amour, ma vanité de succès, Elléonore me parut une
conquête digne de moi /…/ Le dessein de lui plaire, mettant dans ma
vie un nouvel intérêt, animait mon existence d’une manière inusitée.

Ce mécanisme des stratégies utilisées par Adolphe pour obtenir


l’amour d’une femme fidèle à son amant, malgré toutes les
apparences, nous surprend et renforce une fois de plus la nature
paradoxale de l’homme. Elléonore nous apparaît comme un
La quête de l’amour personnage émouvant, un bel orage, pour reprendre l’expression de
l’écrivain, une femme de la même race avec l’héroïne d’Alexandre
Dumas-fils, Marguerite Gautier, du roman La Dame aux camélias.
Elléonore nous plaît, malgré son statut de femme entretenue, et par
son dévouement dans l’amour, par sa sensibilité, elle gagne même le
respect et l’admiration:

/…/ c’est une personne que tous les sentiments dominent et


dont l’âme, toujours active, trouve presque du repos dans le
dévouement.

Le roman de Benjamin Constant est très concentré (150 pages


environ) pour un ouvrage d’analyse, mais il réussit à doubler l’histoire
Phrases à valeur de
du couple par un tissu épais de commentaires à valeur générale.
maximes
L’effet est un bijou stylistique, ayant de superbes reflets moraux.
Quelle amère lucidité il y a dans les considérations de l’auteur
sur l’amour, sur la mémoire du coeur, sur la nature paradoxale de
l’homme:

27
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

Nous sommes des créations tellement mobiles que des


sentiments que nous feignons, nous finissons par les éprouver.

Et l’auteur met dans les mots d’Adolphe tout le regret de ne pas


pouvoir échapper à cette duplicité – l’homme qui a une bonté
naturelle dont il parvient constamment à s’éloigner à cause de
l’exercice de la dissimulation.

Adolphe de B. Constant est une méditation sur le remords


d’avoir compris et accepté trop tard l’amour d’une femme qui avait
tout sacrifié pour le bonheur de l’homme. C’est un roman où l’on
devine la future substance narrative d’Albert Camus, chez qui la
liberté n’est souvent qu’une douloureuse solitude, un isolement
assumé.

Les clés du test d’autoévaluation


Réponses et commentaires :

1. Le mal du siècle ( « le vague des passions », selon


l’expression de Chateaubriand) signifie le goût de l’infini, de la
mélancolie, le désenchantement de l’homme par rapport à son
époque et à ses contemporains , bref, une insatisfaction
permanente et même un désir du suicide.

2. Le sujet du roman Atala est l’amour interdit par les préjugés


religieux, entre une chrétienne (Atala) et un païen (Chactas).

3. L’écriture de Chateaubriand est caractérisée par l’emploi


des métaphores, des mots exotiques, des verbes suggestifs ;
la personnification de la nature, la préférence pour le paysage
sauvage; la forme préférée par l’écrivain c’est le poème en
prose.

28
Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

Test de contrôle 2

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 2.


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de
faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test
à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom,
votre prénom et votre adresse personnelle sur la première
page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro
du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec
les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Choisissez une citation du roman Adolphe (présentée dans


cette unité d’apprentissage ou trouvée par vous-même
dans le livre) et commentez-la.

(4 points; 15-16 lignes)

2. Cherchez un fragment décrivant la nature dans Atala ou


René et montrez le style poétique de l’écrivain, tout en
détachant les épithètes, les comparaisons, les
métaphores.

(4 points; 16 lignes)

3. Qu’est-ce que représente l’ouvrage Mémoires d’outre-


tombe dans la création de Chateaubriand?

(2 points; 2 phrases)

Références bibliographiques :

AUREAU, Bertrand, Chateaubriand, Ministère des Affaires


étrangères, Direction générale des Relations culturelles, scientifiques
et techniques, adpf publications, 1998, pp. 41-43; pp.62-65.

Magazine littéraire, nr. 306, juin 1998 (numéro dédié à


Chateaubriand).

GENGEMBRE, Gérard, Le romantisme, Ellipses, coll. „Thèmes &


Etudes, 1995.

PAPU, Edgar, Existenţa romantică. Schiţă morfologică a


romantismului, Bucureşti, Ed. Minerva, 1980.

29
Stendhal romancier

Unité d’apprentissage 3

STENDHAL ROMANCIER

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 3 30


3.1 Henri Beyle: une existence tumultueuse 31
3.2 Stendhal et le réalisme bien tempéré 32
3.3 La vision du roman chez Stendhal 33
Test d’autoévaluation 35
3.4 Le récit autobiographique 35
3.5 Vie de Henry Brulard 36
3.6 Lucien Lewen 38
3.7 L’idéologie de Stendhal 38
Les clés du test d’autoévaluation 39
Test de contrôle 3 40
Références bibliographiques 40

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 3

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capables de:

• repérer les principales particularités du roman stendhalien;

• dégager les constantes du style de l’écrivain;

• saisir les opinions critiques essentielles sur l’oeuvre stendhalienne;

• comprendre l’importance du moment Stendhal dans la littérature


française.

30
Stendhal romancier

3.1 Henri Beyle: une existence tumultueuse

Connu dans la littérature sous le nom de Stendhal (portrait,


fig.3.1), Henri Beyle est né à Grenoble, le 23 janvier 1783. De son
enfance solitaire et studieuse, l’écrivain ne conservera plus tard que
le souvenir d’une odieuse “tyrannie”, exercée par son père (l’avocat
Chérubin Beyle) et par son précepteur. Malheureusement, à cette
atmosphère rigide s’ajoute la douloureuse épreuve de la perte de sa
mère, lorsque l’enfant avait sept ans. Pourtant, le grand-père
contribue pleinement à la formation du jeune Henri, en l’initiant à
l’esprit de liberté, hérité des philosophes.

Figure 3.1

Entre 1796 et 1799, Henri Beyle suit les cours de l’École


La quête du bonheur
Centrale de Grenoble, préférant l’étude des mathématiques dans le
est le leitmotif de but de s’inscrire à l’École Polytechnique de Paris. Arrivé à Paris, il y
l’oœuvre renonce, et choisit la carrière militaire, dans l’armée de Napoléon, en
stendhalienne participant à la campagne d’Italie. Cela fut une bonne occasion pour
le jeune officier de découvrir avec ravissement la beauté de ce pays,
la musique, la peinture, même l’amour. D’ailleurs, la vie de l’écrivain
aura toujours au moins deux coordonnées: la quête perpétuelle du
bonheur et de l’amour. En plus, selon lui, “la beauté est une
promesse de bonheur”. Et l’Italie c’était le cadre propice à
l’épanouissement de son idéal. De retour à Paris, il cherche à remplir
des tâches plutôt administratives et commerciales, toujours avec
l’appui de son cousin, Pierre Daru.

Stendhal et ses Stendhal partage sa vie (entre 1805 et 1814) entre des missions
problèmes en à l’étranger, suivant son idole, Napoléon (Iéna, Vienne, Mouscou,
société et dans la Saxe), et de longs séjours à Paris. Une certaine réussite sociale ne
vie privée pourra pas l’épargner des échecs sentimentaux, et en 1814 la
Restauration marque un vrai déclin dans l’ascension sociale de
l’écrivain. Il revient à Milan, où il vit passionnément (à cette époque, il

31
Stendhal romancier

a la liaison amoureuse avec Métilde Dembrowska, la femme la plus


importante de sa vie). En manifestant clairement des idées libérales,
il aura des problèmes avec la police et sera obligé de revenir à Paris.

Gêné par des insuffisances financières, l’écrivain ne pourra pas


exister en “homme de lettres”, qui vit de sa plume, et devra accepter
en 1830 un poste de consul à Trieste, ensuite à Civita-Vecchia.
Malade, il fréquente les bibliothèques italiennes, entreprend des
voyages, surtout dans le Midi de la France et à Paris. Lors d’un tel
voyage, il meurt à Paris, à la suite d’une attaque d’apoplexie.

3.2 Stendhal et le réalisme bien tempéré

Stendhal a imposé, par l’esprit de son œuvre, deux termes qui


ont fait fortune dans l’histoire de la littérature: le beylisme et
l’égostisme. A. Caraccio, l’auteur d’une étude sur l’écrivain
(Stendhal, Paris, Hatier, 1967), nous avertit qu’il ne s’agit pas d’une
doctrine, mais les deux termes désignent un épicurisme, toujours
prêt, malgré les déboires, à recommencer le jeu de l’existence; cet
épicurisme est proclamé trop haut pour être solidement fondé.
Stendhal possède un fond de stoïcisme et parfois jusqu’au goût de
l’ascétisme. (p.190) Le critique nous rappelle une phrase de
Stendhal, écrite à l’époque de sa jeunesse, dans sa Filosofia Nova;
on peut y trouver les germes de son fameux égotisme, cette
“introspection exaspérée”, toujours doublée d’une certaine
mélancolie:

Quand je relis Pascal, il me semble que je me relis, et, comme


je sais quelle réputation a ce grand homme, j’ai une grande
jouissance. Je crois que c’est celui de tous les écrivains à qui je
ressemble le plus par l’âme.

Le goût de Stendhal se manifestait surtout pour


l’autobiographie, car il avait le perpétuel souci de s’interroger, de se
juger, de se connaître. Nietzsche, qui l’idolâtra, vit en lui un
précurseur, un homme à points d’interrogations, le dernier des
psychologues français (Caraccio, op.cit., p.198). Pourtant, Stendhal,
tout en faisant “la navette” entre l’autobiographie et le roman
(devenant, chez lui, le fruit d’une autobiographie manquée), savait
sortir de son Moi: se livres les plus personnels, tout en le révélant,
donnent une impression d’objectivité. Il parle de lui-même, non pas
Explorer son propre sans plaisir, mais sans complaisance, comme il parlerait d’un
moi est le premier étranger; il introduit en quelque sorte l’objectivité dans l’introspection.
objectif de la Stendhal, conclut l’étude de Caraccio, est en prose “un maître de la
création poésie de la confidence voilée, de la sensualité suggérée; c’est un
stendhalienne.
incomparable révélateur de la vie authentique et mouvante des
sentiments.” (p.198)

Ainsi, l’influence de Stendhal sur le roman a-t-elle été


considérable et l’on trouve même une variante russe de Julien Sorel
dans le personnage Raskolnikof du livre Crime et Châtiement, de
Dostoievski. D’ailleurs, la critique littéraire a affirmé sur Stendhal
32
Stendhal romancier

qu’on l’aperçoit au bout de la plupart des avenues de la littérature


contemporaine; du moins, le revendique-t-on de toute part. On
apprécie à présent le fait que Stendhal a su être romantique sans
jamais tomber dans le narcissisme qui avait atteint sa génération.
Stendhal, extrêmement logique et intelligent, avait “la tête trop solide
pour connaître de tels vertiges.” (A. Caraccio, Stendhal, Paris, Hatier,
1967, p.197). Il voulait simplement se connaître, vivre des passions
secrètes, totales.

Adversaire du romantisme (Chateaubriand lui semblait artificiel),


adepte du style dépouillé d’ornements, l’écrivain refuse
paradoxalement de s’intégrer dans la réalité, et il devient, tour à tour,
Julien, Fabrice, essayant de conquérir l’amour, concevant la passion
comme une protestation contre la bassesse du monde et contre la
médiocrité (la preuve la plus éclatante c’est le réquisitoire de Julien
Sorel, vers la fin du roman Le Rouge et le Noir). Sous le style
limpide, parfait, musical et précis, l’écrivain connaît la passion
tumultueuse, héritée de Racine; laissant tout deviner, il ne jette
aucun trouble ambigu dans le coeur (Caraccio, op. cit., p.191).
Marcher droit à l’objet, selon l’expression du livre Henri Brulard, c’est
son but essentiel; pour lui, l’idéal, c’est la sécheresse du Code civil:

J’ai fait tous mes efforts pour être sec… Je tremble de n’avoir
écrit qu’un soupir, quand je crois avoir noté une vérité.

La recherche de la “La vérité, l’âpre vérité”, c’était son désir en tant qu’écrivain,
vérité empruntant ces mots à Danton. Ainsi Stendhal occupe-t-il une place
singulière dans la littérature française, en s’insérant dans la lignée de
Montaigne et des moralistes, tout en s’imprégnant du classique
Racine.

Le souci de l’écrivain était de composer une prose concise,


sobre, absolument antirhétorique, un exemple de clarté et
d’économie de moyens stylistiques. Les lois auxquelles obéit son
texte sont la sincérité et la vérité. Stendhal préfère, au lieu de
s’impliquer dans le texte, la technique du flou et de la suggestion,
c’est-à-dire laisser au lecteur le plaisir de s’imaginer certaines
scènes.

3.3 La vision du roman chez Stendhal

Le roman devient par conséquent “le miroir qu’on promène le


long du chemin” (la célèbre formule, empruntée à Saint-Réal, est
mise en exergue au XVIIIe chapitre du roman Le Rouge et le Noir.
L’essence de cette idée réside dans l’effort du créateur de ne jamais
copier le réel, mais de le transposer, de le transformer en un nouvel
univers.
Différences de
vision sur le roman,
Par conséquent, si chez Balzac on peut parler d’un miroir
entre Balzac et concentrique, qui capte les diverses facettes de la réalité, chez
Stendhal Stendhal on peut parler d’un miroir qui a un double repérage: la
réalité extérieure (historique et sociale); donc l’œuvre stendhalienne
33
Stendhal romancier

comporte, elle aussi, deux volets: la forme biographique (la


monographie psychologique) et la forme de chronique (la fresque
socio-historique). Stendhal lui-même avait admirablement suggéré
cette dichotomie: le miroir du roman se reflètera tantôt dans l’azur
des cieux, tantôt dans la fange des bourbiers de la route. D’ailleurs,
le titre du roman Le Rouge et le Noir est, de façon significative,
accompagné d’un soutitre: Chronique du XIXe siècle.

Il faut dire encore que, du point de vue narratif, on assiste à un


changement de focalisation; chez lui, le personnage est
intradiégétique, celui qui voit et qui parle; en plus, le personnage a
un discours tourné vers lui-même (par exemple, Julien Sorel opère
une sorte de dissection, et le monologue intérieur, présenté toujours
à la troisième personne du singulier, acquiert la valeur d’une
autoanalyse). S’il parle quelquefois dans ses livres, l’auteur le fait en
véritable “intrus critique”.

En effet, il y a deux niveaux dans la prose de Stendhal: ce qu’on


dit et ce qu’on ne dit pas. De cette façon, on pourrait parler d’une
ellipse narrative (l’écrivain s’abstient de donner des détails quant à
l’événement proprement-dit et offre un espace blanc, très séduisant
pour l’imagination du lecteur, qui collabore à cette technique du flou
et de la suggestion par le pouvoir de sa propre fantaisie , comme en
L’ellipse narrative répondant à l’invitation: ”do it yourself” ou “faites vous-même”.
chez Stendhal : ”les
espaces blancs” Michel Zéraffa (Personne et personnage) considère Stendhal un
dans le récit, un trait créateur de l’homme en situation ici-maintenant, l’auteur offrant une
spécifique de la certaine perspective de la réalité, à son choix, laissant le lecteur
technique découvrir le reste, l’ensemble, l’impliquant dans la création de
romanesque de l’œuvre romanesque (le procédé était utilisé aussi par Tourgueneff et
l’écrivain par Flaubert, et représente aujourd’hui le trait spécifique de la
narration moderne, antibalzacienne).

Une vraie dialectique des contraires imprègne l’œuvre


stendhalienne, fondée sur les couples antinomiques particulier /vs/
général; subjectif /vs/ objectif; passion /vs/ lucidité; clarté /vs/
ambiguïté; continuité /vs/ discontinuité; réel /vs/ imaginaire (il invente
des villes, comme celle de Verrières, la localité où se passent les
premiers événements du roman Le Rouge et le Noir). Ses romans
semblent utiliser, avant la lettre, la technique de la cinématographie
moderne, ciblant le détail, provoquant l’hallucination et la perplexité,
de même que l’étonnement et l’admiration.

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur la


qualité de Stendhal de romancier. Vérifiez si vous avez
retenu l’essentiel et consultez ensuite la rubrique ”Les clés
du test d’autoévaluation”.

34
Stendhal romancier

1. Pourquoi Stendhal a-t-il opté pour la formule


romanesque de type autobiographie?

2. Quelles sont les caractéristiques du style employé par


Stendhal?

3. Donnez la définition du roman dans l’acception


stendhalienne et précisez quelle est la différence par
rapport à celle de Balzac.

3.4 Le récit autobiographique

Le Journal de Stendhal est en effet sa première œuvre;


Le Journal commencé en Italie, en 1801, continué jusqu’en 1817 et publié
stendhalien, une seulement en 1932, le Journal est un récit libre où le narrateur fait
véritable preuve l’exploration presque aléatoire de son moi. Il aime y analyser les
d’autoconnaissance instants de sa sensibilité amoureuse et culturelle, dans un exercice
de l’écrivain. de type “narcissique”, qui vise la reconstruction d’un moi en quête de
ses possibles aventures. Une image de soi-même apparaît
clairement dans la phrase suivante, détachée du Journal:

J’étais dévoré de sensibilité, timide, fier et méconnu. Ce dernier


mot est ici sans orgueil et pour exprimer que, quand ma manière a
eu le courage de se montrer, tout le monde a été étonné; on me
croyait le contraire de ce que je suis. (1811)

Dans le Journal de Stendhal, on trouve beaucoup de ses


principes de vie, la plupart très sages et actuels, même aujourd’hui.
Par exemple, très tôt (en 1802), l’écrivain manifeste un grand souci
pour bien employer son temps, pour travailler de façon efficace,
surtout le matin, lorsque l’organisme humain est en pleine forme
35
Stendhal romancier

physique et mentale. On remarque aussi quelques grandes passions


de l’écrivain: l’apprentissage des langues étrangères (l’espagnol,
l’anglais), la lecture (y compris dans les bibliothèques publiques) et le
théâtre (il veut même jouer, non seulement être spectateur dans la
salle).

Comme dit l’auteur lui-même, l’art d’écrire un journal signifie


garder entre ses pages tout le dramatisme de la vie (le 30 mars
1804). En plus, les pensées du romancier soutiennent vivement son
idéal de l’amour, vu comme la seule vérité de tout ce qui nous
entoure…

Le lecteur peut y lire toutes sortes d’observations, des plus


banales aux plus subtiles: par exemple, le désir de l’écrivain de
renoncer à son café quotidien (parce que cela lui provoque la
nausée, l’irritation), jusqu’à la constatation qu’il aime son état de
tristesse.
Le bonheur selon
Quant à la définition du bonheur, elle se trouve toujours dans le
Stendhal
Journal (1806), et Stendhal le voit comme une somme de tous les
contraires: l’espoir sans peur, l’amour sans hésitations, l’imagination
qui embellirait à nos yeux ce que nous désirons et qui ne nous ferait
pas regretter ce que nous perdions. C’est le bonheur impossible,
celui auquel nous aspirons, tandis que le vrai bonheur, celui que
nous pouvons acquérir est l’état qui nous mettait à l’abri des grandes
douleurs…

3.5 Vie de Henry Brulard (1834-1836)


Créé en même temps que Lucien Leuwen et deux ans après les
Souvenirs d’égotisme (1832-1833), cet ouvrage est le récit
autobiographique le plus important de Stendhal. Les initiales du
personnage sont les siennes. L’écrivain, sous le masque presque
transparent de son héros, voudrait faire un travail de “décryptage”,
d’élucidation de son moi, à partir de son enfance (tout comme
Chateaubriand a fait dans ses Mémoires d’outre-tombe).
L’écrivain en quête
de soi-même Paul Hazard suggère qu’on y trouve l’image éclatante de son
Moi. En réalité, l’écrivain avait pris la plume justement pour se
connaître enfin dans sa vérité, par une revue d’ensemble de son
existence.

Cette “âme ombrageuse”, qu’est Stendhal, comme dit le critique


Caraccio, choisit un autre pseudonyme pour peindre une destinée:
absorbé dans sa tâche de résurrection d’un passéé individualiste, il a
parfois l’impression de faire des découvertes sur un autre. (cf. A.
Caraccio, Stendhal, Paris, Hatier, 1967, p.166)

Un autre commentateur de l’œuvre stendhalienne, Jean


Prévost, a décelé le rythme secret du livre: le présent y alterne avec
le passé, l’impression avec les faits, l’effort méfiant avec le laisser-
aller du songe.
36
Stendhal romancier

Sans doute, Henri Beyle est-il un vrai précurseur de Proust, car


il a donné prééminence à la mémoire affective par rapport à la
chronologie proprement-dite. Par exemple, le souvenir de Stendhal
remonte à l’époque où il avait seulement quatre ans, mais formait
déjà, instinctivement, “l’horreur pour la religion et l’amour pour la
république”.

Pour en savoir plus

Stendhal a traîné à travers sa vie des instincts romantiques.


Il a eu le goût des destinées fastueuses et des passions
démesurées. Il a rêvé la gloire d’un Napoléon ou les voluptés
d’un Don Juan. Dans les aventures romanesques ou
frénétiques de ses héros, Fabrice ou Julien Sorel, c’est sa
propre histoire qu’il a mise, avec application. Dans sa vie
comme dans ses romans, il a eu la haine des réalités
communes.

Pourtant, il s’est fait de lui-même et de la vie une idée très


différente de celle des romantiques. Les romantiques mettent
leur moi au centre du monde, mais ils veulent se mêler à l’âme
du monde, exprimer dans leurs passions et leur idéal toutes les
passions humaines, tout l’idéal d’une génération. Ils ne
s’isolent pas; ils ne sont que la cime de la montagne. Stendhal
c’est “l’égotisme”, c’est-à-dire que lui seul importe; le but de sa
vie et de son art est seulement de faire son intelligence plus
avisée, sa sensibilité plus fine, son goût plus exquis; le monde,
la vie ne sont qu’un trésor à exploiter. Et ce culte du moi est
toute la morale. Ou plutôt il n’y a pas de morale.

La vie n’est qu’une vaste expérience qu’il faut organiser pour


le plaisir de notre intelligence ou pour le plaisir tout court, mais
ce plaisir doit être intelligent. Il n’est pas l’assouvissement
aveugle des instincts. Le meilleur plaisir, c’est d’observer,
d’analyser, de comprendre. Les chimères des poètes sont des
jeux d’enfants. L’homme intelligent et le véritable artiste ne
lâchent jamais la réalité. Sous les sujets d’apparence
romanesque du Rouge et du Noir, de la Chartreuse de Parme,
se cachent un procès criminel vrai, une chronique historique du
XVIe siècle transposée au XIXe siècle. Le romancier n’a pour
ainsi dire rien à ajouter à la réalité; il a seulement à expliquer
ce que l’apparence des événements ne laisse pas voir, les
intrigues subtiles qui élèvent les hommes ou les renversent, les
mobiles cachés qui, par des chemins obscurs, tortueux mais
inévitables, mènent les hommes vers l’amour, la haine, la mort.
Le roman est moins une création qu’une dissection.

Daniel Mornet, Précis de littérature française, Paris,


Larousse, 1925, p.215.

37
Stendhal romancier

3.6 Lucien Lewen

A remarquer le Roman inachevé (1834-1835, publié en 1927), Lucien Lewen


caractère inachevé est, selon quelques-uns, “le plus grand roman politique du XIXe
des œuvres à siècle” (Michel Crouzet).
caractère
autobiographique En tout cas, c’est un roman profondément imprégné de
l’interrogation de Stendhal sur la guerre, la politique et le pouvoir.
Lucien incarne la difficile nécessité du choix politique, et témoigne en
quelque sorte des problèmes eus par l’écrivain lui-même, à cause de
ses idées libérales.

Tout comme Stendhal, Lucien Lewen provient d’une famille


aisée, suit pendant quelque temps les cours de l’École Polytechnique
et embrasse la carrière d’officier. Tombé amoureux d’une jeune
veuve, il sera vite déçu par les intrigues et s’engagera dans la
politique. Le final prévu aurait été un “happy end”, mais il n’est jamais
mis au terme. Le personnage féminin est ravissant par son extrême
sensibilité: “rêver était son plaisir suprême”, affirme Stendhal, fasciné
par cette figure idéale, ayant les mêmes goûts que lui pour la
musique italienne.

Dans son livre Literatura franceză de la Villon la zilele noastre


(Cluj-Napoca, Editura Dacia, 2001, p.26), Nicoale Balotă formule
l’obseravation que les textes autobiographiques d’Henri Beyle sont
centrés sur l’idée de succès; en effet, l’écrivain voulait réussir dans la
carrière, dans l’amour, dans la société. Peut-être réussir c’était pour
lui aimer et être aimé. De ce point de vue, Lucien Lewen était “le
roman de l’amour refusé, mais contrarié, autant irrésistible
qu’irréalisable.” (Şerban Cioculescu)

3.7 L’idéologie de Stendhal

Stendhal admirait beaucoup les encyclopédistes du XVIIIe siècle


et leurs disciples. C’est à eux qu’il doit, outre le goût de l’observation
et de la précision, un certain penchant à expliquer, dans ses
analyses du coeur, le moral par le physique. Il leur a pris encore ce
qu’il y a de mécanique dans sa psychologie. Il avait écrit en 1822
La théorie de la son livre De l’amour, étude abstraite, souvent ingénieuse et profonde
cristallisation des de différentes formes de ce sentiment. Une théorie est restée
sentiments est mise célèbre: la cristallisation. Il explique le rôle de l’imagination dans
en évidence dans la l’amour de tête par une image tirée d’une branche d’arbre qu’on jette
monographie De dans une mine de sel gemme et qui cristallise en fins ornements. Il
l’amour (1822). décomposait, logiquement, les passions et les déduisait les unes des
autres avec une rigueur toute mathématique. Les étapes de la
cristallisation de l’amour (sont valorisées pleinement dans le roman
La Chartreuse de Parme; ces étapes se retrouvent dans la liaison
magnifique de Fabrice del Dongo et Clélia, obligés par les
circonstances d’adopter un vrai code de la communication
amoureuse.
38
Stendhal romancier

Il reste un peu de cela dans ses romans. Ses personnages ont


quelque chose de raide; ils ressemblent parfois à des théorèmes.
Enfin, c’est aux idéologues que Stendhal a pris la sécheresse de son
style. Il n’écrit pas, au sens artistique du mot (il écrit même assez
souvent et fort mal): sa phrase abstraite et sans couleur n’est que la
traduction de l’idée.

A la fin de cette unité d’apprentissage, on voudrait vous inviter à


réfléchir à ces définitions de l’amour (tirées même de son ouvrage De
l’amour), qui témoignent, elles aussi, de ce style concis, à valeur de
maxime, si cher à Stendhal:

Il suffit d’un très petit degré d’espérance pour causer la


naissance de l’amour.

On rencontre au moment de la passion la plus violente … des


moments où l’on croit tout à coup ne plus aimer.

Les clés du test d’autoévaluation


Réponses et commentaires:

1. Stendhal a adopté la formule du roman qui touche à


l’autobiographie parce que cela correspondait le mieux à sa
nature, c’est-à-dire essayer de se connaître, d’explorer “son
âme ombrageuse”, de découvrir “le moi éclatant” de sa
personnalité. Ses romans Lucien Lewen, La Vie de Henry
Brulard, son Journal sont des expériences destinées à
comprendre le passé de l’écrivain.

2. Le style adopté par Stendhal est d’une sécheresse


étonnante (comme celle du Code civil), d’une sobriété
recherchée et d’une clarté impressionnante (“J’ai fais tous mes
efforts pour être sec…Je tremble de n’avoir écrit qu’un soupir,
quand je crois avoir noté une vérité”, avouait l’écrivain)

3. Le roman c’est un miroir que l’on promène le long d’un


chemin, formule empruntée à Saint-Réal et mise en exergue
en tête du chapitre XVIII du roman Le Rouge et le Noir. La
grande différence par rapport à la vision balzacienne sur le
roman est l’introspection pratiquée par Stendhal dans ses
œuvres, qui sont, presque toutes, une prémisse de
l’autoconnaissance, de l’exploration du Moi.

39
Stendhal romancier

Test de contrôle 3

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 3.


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de
faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test
à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom,
votre prénom et votre adresse personnelle sur la première
page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro
du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec
les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Commentez cette phrase tirée de Stendhal:

1 Le bonheur, tel qu’on le souhaite, est la représentation de


tous les contraires. Pour les individus, c’est l’espoir sans la
crainte; l’activité sans l’inquiétude, la gloire sans la calomnie,
l’amour sans l’inconstance, l’imagination qui embellirait à nos
yeux ce qu’on possède et ne ferait pas regretter ce qu’on
aurait perdu. Voilà le bonheur impossible que l’on désire. Le
bonheur qu’on peut acquérir est l’état dans lequel on se serait
mis à l’abri de toutes les grandes peines. (le 19 mars 1806,
Journal)

( 5 points; 15-18 lignes )

2. A partir de l’opinion de Stendhal, dites que représente pour


vous la lecture:

Je me félicite toujours plus du hasard qui nous a portés à


aimer la lecture… C’est un magasin de bonheur toujours sûr
et que les hommes ne peuvent nous ravir. (lettre à sa soeur,
Pauline, 1810)

( 5 points; 15-18 lignes)

Références bibliographiques:

BALOTĂ, Nicolae, Literatura franceză de la Villon la zilele noastre


(Cluj-Napoca, Editura Dacia, 2001, pp.23-32 (cap. “Stendhaliana”).

CARACCIO, A. Stendhal, Paris, Hatier, 1967.

MORNET, Daniel , Précis de littérature française, Paris, Larousse,


1925.

STENDHAL, Jurnal, Bucureşti, Editura Univers, 1971.

40
Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

Unité d’apprentissage 4

ÉTUDE LITTÉRAIRE: LE ROMAN LE ROUGE ET LE NOIR DE STENDHAL

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 4 41


4.1 Le Rouge et le Noir, roman politique et roman de moeurs 42
4.2 Julien Sorel, Mathilde de la Mole - deux héros inoubliables 43
4.3 La structure du roman et la cohérence du sujet 45
Test d’autoévaluation 48
4.4 L’ascension et le déclin de Julien 48
Les clés du test d’autoévaluation 51
Test de contrôle 4 52
Références bibliographiques 52

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 4

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y
sont proposés, vous serez capables de:

• comprendre la structure du roman, l’évolution des personnages;

• caractériser les personnages principaux;

• interpréter la signification du titre;

• commenter les idées sociales et politiques présentées dans le roman.

41
Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

4.1 Le Rouge et le Noir, roman politique et roman de moeurs

Le Rouge et le Noir constitue l’un des premiers grands romans


de Stendhal. Rédigé entre la fin de 1828 et 1830, publié en
novembre 1830 en deux volumes, à 750 exemplaires, chez le libraire
Levasseur, le roman n’eut pas grand succès. Le point de départ est
un fait divers paru dans La Gazette des tribunaux de décembre
1827: l’affaire Berthet.

Les ”âmes A cette époque, Stendhal termine ses Promenades dans Rome
énergiques”, un (1829) et rédige Vanina Vanini (publié dans les Chroniques
modèle à reprendre italiennes). Il se passionne pour les âmes énergiques, possédant le
dans les écrits de courage, moral en particulier, qu’il trouve en Italie ou chez certains
Stendhal hommes du peuple: Berthet, Lafargue; ce dernier, jeune homme de
vingt-cinq ans, est accusé d’avoir tué sa maîtresse. Ces âmes
énergiques s’opposent au modèle dominant dans la France de la
Restauration, marqué par l’hypocrisie, la vanité, contaminé par la
morale des jésuites, de la Congrégation et le gouvernemnet des
Bourbons.

Dans Le Rouge et le Noir, l’univers romanesque et la situation


historique sont intimement liés. On ne saurait comprendre les
réactions des personnages si l’on ignore le contexte historique dans
lequel Stendhal a placé son roman. Julien est un héros dans le
siècle; il incarne une génération qui a connu, adolescente, l’épopée
napolénienne et qui se retrouve, adulte sous la Restauration, dans
un pays sans perspective de gloire, dans une société dominée par
l’ennui et l’hypocrisie.

Stendhal avait d’abord prévu d’appeler son roman Julien, puis


s’est arrêté à ce titre: Le Rouge et le Noir, assorti d’un sous-titre:
Chronique de 1830. On a proposé plusieurs interprétations du titre.
Elles prennent en compte le goût de l’époque pour les oppositions de
couleurs (par exemple, Dumas, Les Blancs et les Bleus) ou bien le
désir de Stendhal d’intriguer son lecteur. Certains veulent y voir le
symbole du bourreau (exécution finale) et du prêtre. Il vaut mieux,
semble-t-il, se rapporter à l’auteur lui-même: le “rouge” signifierait
que, venu plus tôt, Julien Sorel, eût été soldat, mais que, à l’époque
où il vécut, il dut se faire prêtre, de là le “noir”.

Le roman est éblouissant par la finesse de son exécution. Le


Figure 4.1 personnage de Julien Sorel apparaît dans une lumière de la vérité
qui est impressionnante et explique la sympathie du lecteur pour ce
héros, malgré ses défauts. C’est tout d’abord la quête du bonheur qui
est celle de l’écrivain lui-même; ainsi, pouvons-nous trouver un autre
double de Stendhal dans la personne de ce provincial intelligent,
mais révolté contre l’atmosphère de sa famille (Julien Sorel ne
supporte pas les préjugés de son père rigide et autoritaire, mais
borné, voulant que son métier de scieur soit nécessairement hérité
par son fils). Il veut parvenir à une meilleure situation sociale, car il
est conscient de sa valeur spirituelle et de son ambition. Devenu
précepteur des enfants du maire de la petite ville de Verrières
42
Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

(localité inventée par Stendhal), Julien se rend vite compte du fait


que sa réussite peut s’accélerer, s’il sait bénéficier du charme qu’il
produit aux femmes. En effet, la sage et soumise Mme de Rênal,
l’épouse du maire de Verrières, tombe amoureuse du jeune homme,
qui avait pleinement utilisé son cerveau pour la conquérir. C’est
étonnant comme Julien puisse “programmer” chaque geste, en lui
donnant toujours une cible précise, efficace pour son plan. Il y a, par
exemple, tout un jeu des mains, auquel consent finalement Mme de
Rênal:

Cette main se retire bien vite; mais Julien pensa qu’il était de
son devoir d’obtenir que l’on ne retirât pas cette main quand il la
touchait. (Stendhal, Le Rouge et le Noir, EDDL, 1996, p.57)

Mme de Rênal, qui s’était fait une image délicieuse du plaisir de


serrer la main de Julien et de la porter à ses lèvres, ne put pas
Le portrait de Julien même lui adresser un mot. (p.93)
Sorel, une prémisse
du contraste entre l’ L’exactitude de son jugement analytique est sans doute
apparence
démentie par la naïveté du visage – c’est la première impression que
extérieure et la
réalité intérieure, forme Mme de Rênal quand elle voit le précepteur de ses enfants; le
morale du portrait physique est une admirable occasion de constater que les
personnage apparences sont trompeuses:

Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que


l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que
ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander
quelque grâce à M. le maire. (p.32)

Pourtant, quelques pages plus loin, l’auteur nous dévoile


l’extrême application de ce jeune homme, spontané dans son for
intérieur, mais précis dans ses manifestations extérieures (les mots-
clé pour son pragmatisme sont “exécuter”, “utile”; la nature visible est
dévoilée par d’autres mots, tels que “sur-le-champ”, “bientôt”, “peur”,
c’est-à-dire des mots qui démontrent son attitude spontanée, voire
contradictoire):

Il eut sur-le-champ l’idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il


eut peur de son idée; un instant après, il se dit: Il y aurait de la
lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m’être utile, et
diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour un
pauvre ouvrier à peine arraché à la scie. (p.36)

4.2 Julien Sorel, Mathilde de la Mole – deux héros mémorables

L’ambition, qui provient d’un regret de sa condition sociale


héritée, est le vrai “moteur” qui pousse Julien Sorel à aspirer toujours
au mieux. C’est ce qu’il va faire, après avoir quitté Verrières, pour
commencer une nouvelle étape de sa vie, à Besançon, une des plus
jolies villes de France, qui abonde en gens de coeur et d’esprit.
(p.163) La provocation est très grande, puisque Stendhal ajoute dans
la phrase suivante: Mais Julien n’était qu’un petit paysan et n’eut
aucun moyen d’approcher les hommes distingués.
43
Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

La ville elle-même représente une conquête pour ce jeune


La ville, symbole du
succès dans le
paysan en quête du bonheur. C’est toujours le moment où il choisit
roman stendhalien “le rouge”, après avoir abandonné “le noir”, c’est-à-dire la carrière de
prêtre. Il a de la chance, en rencontrant une jeune fille, Mathilde de la
Mole, ambitieuse et fière, elle aussi, mais noble. Elle est la fille d’un
marquis et a des ancêtres illustres. Malheureusement, elle réitéra
l’histoire de ses ancêtres, en étant séparée de son amant et en le
conduisant au tombeau, d’une manière étrange, tragique et atroce:

/…/ elle porta sur ses genoux la tête de l’homme qu’elle avait
tant aimé. /…/ elle voulut ensevelir de ses propres mains la tête de
son amant. Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornée
de marbres sculptés à grands frais en Italie. (p.502, la dernière page
du roman)

Stendhal essaye d’expliquer le courage de cette femme


admirable dans sa passion:

Le souvenir de Boniface de la Mole et de Marguerite de Navarre


lui donna sans doute un courage surhumain. (p.501)

Mathilde de la Mole est, à vrai dire, une héroïne qui ressemble à


Antigone ou bien au personnage de la pièce de B. P. Hasdeu, Vidra.
Mathilde est en effet le double féminin de Julien Sorel. Cette femme,
par sa grande âme, a élevé son amant jusqu’à elle, en lui annulant le
désavantage d’une naissance humble, modeste. Et même si Julien
jouait sur le caractère de Mathilde avec tout le sang froid d’un
pianiste habile qui touche un piano… (p.480), il reste imprévisible,
paradoxal, car il avoue à lui-même avoir aimé seulement Mme de
Rênal, sur laquelle il n’hésite pas pourtant de tirer un coup de
pistolet, lorsque la femme du maire ose le dénoncer auprès de
Mathilde.

Le fameux “réquisitoire”, que Julien Sorel dresse à la cour, est


un reproche clairement destiné à la société française, en général. Le
final ressemble, par ailleurs, à celui de l’Étranger d’Albert Camus,
Meursault étant un autre personnage mal compris, bizarre aux yeux
des gens.

Roman d’analyse, le Rouge et le Noir parle du mariage mal


assorti du XIXe siècle, où l’ennui de la vie matrimoniale fait périr
l’amour sûrement, quand l’amour a précédé le mariage. (p.157)
Même l’exergue (motto) du X XIXe chapitre le prouve:

Se sacrifier à ses passions, passe; mais à des passions qu’on


n’a pas! O triste XIXe siècle! (Girodet) (p.412)

Quant à la religion de Julien Sorel, même si apparemment


circonstancielle, elle nous est dévoilée dans toute sa franchise, lors
de son geste meurtrier contre Mme de Rênal, qui, heureusement, ne
tue pas sa victime:

44
Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

Grand Dieu! Elle n’est pas morte! s’écria Julie; et il tomba à


genoux, pleurant à chaudes larmes.
Dans ce moment, il était croyant. Qu’importent les hypocrisies
des prêtres? peuvent-elles ôter quelque chose à la vérité et à la
sublimité de l’idée de Dieu? /…/ Ainsi elle vivra! Se disait-il… Elle
vivra pour me pardonner et pour m’aimer…

Excellent procédé de Stendhal de composer son personnage: à


Le personnage la proximité de la mort, bien méritée d’ailleurs, il est sincère et
stendhalien généreux. Il connaît le besoin du pardon, de la rédemption. C’est ce
confronté avec soi- qui le rend, finalement, impressionnant et complexe, voire statuaire,
même dans la car il est la victime de ses propres ambitions et de ses propres
perspective de la
passions, bien que celles-ci soient légitimes, humaines,
mort
compréhensibles. Son idéal est sanctionné par la société et par les
lois de cette société, parce que le modèle proposé est celui de
l’homme pragmatique, calculé, modèle auquel Julien se plie, mais
qui le condamne à la fois aux yeux de ses contemporains.

Dans son essai sur le romanesque stendhalien, le critique


Michel Crouzet (Paris, PUF, 1995, p.43) affirme que le “carriérisme”
de Julien s’intègre à la tradition du “romance”, c’est-à-dire au roman
de formation romantique qu’écrit Stendhal, au roman du “jeune
homme pauvre” et du parvenu, du révolté qui nie sa filiation et récuse
les liens de paternité, comme tous les liens sociaux et moraux.
L’auteur de cet essai sur Le Rouge et le Noir constate même que le
romancier a adjoint inutilement, gratuitement, pourrait-on dire, s’il ne
s’agissait d’une des “formes” les plus immuables et les plus
fascinantes de tout le romanesque héroïque, des variations sur la
naissance illégitime de Julien, qui né noble, accidentellement pris
pour un roturier, déguisé au fond en un autre (Mme de Rênal le
prend pour une jeune fille travestie), ne ferait que parvenir à son
origine, que la confirmer par sa noblesse morale annonçant sa
noblesse sociale et démontrant qu’il n’a jamais été différent de son
esence héroïque; toute son étrangeté radicale, toute sa volonté
d’ascension ou son sens profond de l’honneur (être digne de soi!)
démontrent une noblesse d’autant plus intrinsèque qu’elle est de
naissance: bâtard, fils de ses œuvres, fondateur comme Napoléon
de sa dynastie, il assure sa supériorité sur les médiocres légitimes;
mais il devient supérieur à tout autre avec d’autant plus de facilité
qu’il l’a toujours été. Le thème du bâtard est une négation de la
“légitimité” monarchique et une reconnaissance d’une légitimité
aristocratique ou mieux héroïque.

4.3 La structure du roman et la cohérence du sujet

La modernité du roman réside également dans la quantité de


documents utilisés par l’auteur dans son œuvre. En effet, que de
lettres dans ce récit! Citées, résumées, signées, anonymes, lettres
d’affaires de diplomatie, d’amour, de dénonciation, de démission, de
sollicitation, de recommandation, vraies, fausses, reçues,
interceptées, lues et non ouvertes, venues de Paris, de province,
lettres envoyées, portées, données, lancées; Julien découvrant que
45
Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

Le rôle des lettres son intrigue avec Mathilde va être “un roman par lettres” s’inquiète
dans l’économie du de cette correspondance dans une même maison; ce sont des lettres
roman qui influencent l’intrigue du roman: dénonciation de Valenod, lettre
appelant l’abbé Pirard, puis Julien à Paris, déclaration de Mathilde,
annonce de sa grossesse, lettre de Mme de Rênal. Comme l’affirme,
Michel Crouzet, qui comptabilise tous ces exemples (Paris, PUF,
1995, p.46), la lettre est une arme, un moyen d’action pour tromper
(ainsi la fausse lettre anonyme fabriquée par Julien et Mme de Rênal
qui envoie le texte dans une autre lettre indiquant le mode d’emploi)
pour provoquer (Mathilde convoquant Julien), pour perdre (c’est ce
que craignent Julien et Mathilde). Pour séduire enfin, car ce “jeu des
lettres”, à la manière de Laclos, est une forme de la conquête par
calcul et méthode.

Ce qui frappe, dès le début, le lecteur du roman Le Rouge et le


Noir, est la construction solide, par des chapitres portant des titres
annonçant le contenu et ayant en exergue des citations qui
éclaircissent davantage ce contenu. Une manière très efficace pour
guider la lecture, prouvant en même temps l’esprit de rigueur et
d’analyse de l’auteur. Par exemple, le premier chapitre s’intitule Une
petite ville et Stendhal commence son roman avec l’une des plus
célèbres descriptions de localités françaises (en plus le nom de la
ville est inventée, pour donner un caractère générique au récit; en
effet, Stendhal aurait pu dire “à Verrières, comme dans toutes les
petites villes de province de la France”). Pourtant, l’impression de
vraisemblable est renforcée par l’emploi des noms réels de la
géographie du pays (La petite ville de Verrières peut passer pour
l’une des plus jolies de la Franche-Comté – c’est d’ailleurs la
première phrase du roman, qui donne aussi le ton sobre du récit).

On décrit cette petite ville pittoresque, la nature, en insistant sur


la proximité des montagnes qui explique le développement d’une
industrie spécifique (un grand nombre de scies à bois; c’est une
industrie fort simple et qui procure un certain bien-être à la majeure
partie des habitants plus paysans que bourgeois.)

Après avoir décrit la ville et les occupations traditionnelles,


Stendhal fait la présentation du maire de Verrières, M. de Rênal,
l’incarnation même de la suffisance; un seul paragraphe pour donner
à la fois le portrait physique et moral de ce type de l’autorité
provinciale:

A son aspect tous les chapeaux se lèvent rapidement. Ses


cheveux sont grisonnants, et il est vêtu de gris. Il est chevalier de
plusieurs ordres, et il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa
Le portrait de M. de figure ne manque pas d’une certaine régularité: on trouve même, au
Rênal, le maire de la premier aspect, qu’elle réunit à la dignité du maire de village cette
ville de Verrières sorte d’agrément qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit
ou cinquante ans. Mais bientôt le voyageur parisien est choqué d’un
certain air de contentement de soi et de suffisance mêlé à je ne sais
quoi de borné et de peu inventif. On sent enfin que le talent de cet
homme-là se borne à se faire payer bien exactement ce qu’on lui
doit, et à payer lui-même le plus tard possible quand il doit. (p.10)

46
Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

La présentation de M. de Rênal pourrait être comprise aussi


comme une anticipation du futur conflit: l’inégalité des classes
sociales, les préjugés quant aux chances de succès pour une
personne ayant une origine humble. (A noter aussi que le deuxième
chapitre du livre a le titre Un maire.)

Le quatrième chapitre (Un père et un fils) développe justement


cet aspect des inégalités sociales et des préjugés (comme celui qui
régnait dans les familles paysannes, conformément auquel un fils
devait hériter le métier du père). Ainsi, est-il simple à comprendre
pourquoi “la manie” de la lecture de Julien était odieuse au père
Sorel. Le langage employé par le vieillard prouve d’ailleurs cette
hostilité pour les occupations intellectuelles (“Descends, animal, que
je te parle.”)

C’est Michel Crouzet, dans son essai, qui fait remarquer que
l’on peut classer les personnages de ce roman stendhalien selon leur
intérêt pour la lecture; par conséquent, il y a des personnages qui
lisent beaucoup (Julien, Mathilde), ou pas du tout (Mme de Rênal);
ceux qui sont liseurs sont aussi citateurs: de véritables “carrefours”
de textes, allusions, références, au théâtre surtout (par exemple,
dans Julien, Tartuffe rejoint Othello, ou Iago, ou Chérubin: ses “rôles”
sont des personnages de théâtre). Tout en se disant plébéien, Julien
est ouvert aux livres et à l’étude, ce qui le marginalise. Héritier
spirituel du XVIIIe siècle, il présente ce mélange de sensibilité et de
narcissisme très particulier qui caractérise son modèle: Rousseau. Il
hésite entre Tartuffe, chez qui prévalent les moyens, et Napoléon,
qui sacralise la fin. C’est cette même oscillation qui l’empêche d’être
un politique. D’où la contradiction de Julien: un pessimisme qui
condamne une société mourante à ne pas avoir de grands hommes
et, conjointement, une aspiration à être un grand homme.
Les personnages
stendhaliens aiment Ces héros lettrés, montre Michel Crouzet, pleins de textes,
lire, tout comme
dessinent, écrivent, etc. Ces personnages stendhaliens qui aiment la
l’auteur
lecture s’en inspirent aussi pour vivre eux-mêmes (Mathilde aime
selon les romans de la passion):

Le roman comme guide social, comme éducateur sentimental,


comme oracle personnel est donc partout dans ce roman, évoqué en
bien ou en mal, car Stendhal ne cesse de louer Julien et Mme de
Rênal d’ignorer les romans, et donc d’apporter dans l’amour une
âme vierge de toute falsification par un modèle et sa contrainte, ce
qui permet à leur coeur de cheminer lentement, de découvrir l’amour,
d’entrer par le délai et la distance dans un vrai roman; mais aussi
l’épithète “romanesque” ne cesse d’intervenir positivement pour
caractériser les héros et les séparer du vulgaire; le mot s’applique
par exemple au procès final, “cette cause romanesque”, où les
amants sont entourés d’un mouvement de pitié et même de
tendresse collectives, et où eux-mêmes prennent conscience de
l’aspect légendaire (littéraire) de leur aventure. (p.50)

47
Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur le roman


stendhalien Le Rouge et le Noir. Vérifiez si vous avez retenu
certains détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés
du test d’autoévaluation”.

1. Quelles ont été les variantes du titre du roman et quelle est


la signification du titre définitif?

2. Comment s’appelle la ville où débute l’action du roman et


qu’est-ce que vous savez sur cette localité?

4.4 L’ascension et le déclin de Julien

Si La Chartreuse de Parme est le plus beau livre de Stendhal,


Julien Sorel est pourtant son personnage le plus connu. Au début du
roman, Julien a 19 ans; il meurt à 23 ans. L’intrigue s’inspire de deux
faits divers: l’affaire Berthet (jeune homme qui tue la mère des
enfants dont il avait été précepteur), 1827 et l’affaire Lafarge (drame
passionnel), 1829.

Il y a quelques étapes dans le devenir rapide de Julien. Tout


d’abord le travail comme précepteur chez les Rênal. C’est ici que le
jeune homme manifeste les premiers symptômes de sa volonté de
Etapes du devenir parvenir à un autre statut social. Par exemple, il éprouve un
social de Julien sentiment d’horreur pour manger avec des domestiques. Et l’auteur
Sorel ajoute que son héros puisait cette répugnance dans les Confessions
de Rousseau. (p.27) Bientôt, le précepteur fera les premiers pas
pour obtenir la protection de la femme du maire et ensuite, pour
accéder à un autre niveau, son amour. Il a l’air naïf et poli dans les
dialogues avec Mme de Rênal (/…/ pardonnez mes fautes, Madame,
je n’aurai jamais de mauvaise intention.- p.35), mais, en réalité, tout

48
Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

est le fruit du geste calculé. Seduire Mme de Rênal s’avère chose


assez simple, car la femme du maire n’avait pas d’éducation solide,
elle était seulement une riche héritière, mariée à seize ans à un bon
gentilhomme, n’avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le
moins du monde à l’amour.

Au XVe chapitre, Stendhal note une phrase-clé pour la


compréhension du caractère de son héros, de sa lucidité (d’ailleurs,
les camarades du séminaire vont surnommer Julien Martin Luther, à
cause de son infernale logique qui le rendait si fier):

Son héros était encore de l’ambition; c’était de la joie de


posséder, lui pauvre être malheureux et si méprisé, une femme aussi
noble et aussi belle. (p.95)

Pour ce qui la concerne, Mme de Rênal, elle tombe éperdument


amoureuse du précepteur de ses enfants, elle aurait même voulu
avoir un tel mari, avec lequel elle aurait eu une vie ravissante... Ce
sont des rêves de femme romantique qui voit en Julien ce qu’elle
voulait y trouver (quelle âme de feu!), tout en mystifiant la réalité.

Cette idylle clandestine sera découverte par M. de Rênal par


une longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand détail
ce qui se passait chez lui. (p.121, fin du chapitre XIX) Pour Stendhal,
relater tous ces événements menant à l’adultère de Mme de Rênal,
est aussi une occasion de formuler des observations générales
concernant l’institution du mariage au XIXesiècle:

Étrange effet du mariage, tel que l’a fait le XIXe siècle! L’ennui
Conception sur le de la vie matrimoniale fait périr l’amour sûrement, quand l’amour a
mariage au pécédé le mariage. Et cependant, dirait un philosophe, il amène
XIXesiècle
bientôt chez les gens assez riches pour ne pas travailler, l’ennui
profond de toutes les jouissances tranquilles. Et ce n’est que les
âmes sèches, parmi les femmes, qu’il ne prédispose pas à l’amour.
(p.157)

Le scepticisme du romancier est partagé par d’autres écrivains


de l’époque, comme Balzac, Flaubert, Maupassant, chez lesquels le
sujet de la femme mal mariée apparaît souvent. Eugénie Grandet de
Balzac, Mme Bovary de Flaubert, Jeanne de Maupassant sont de
tels exemples, parmi les plus connus.

Pourtant, Julien Sorel arrive à connaître aussi des femmes


fortes comme Mathilde de la Mole. La fille du marquis est très fière
de sa condition comme de son passé, parce qu’elle a pami les
ancêtres de la famille cet admirable héros, Boniface de La Mole, tué
dans la place publique en 1754, à l’époque de Marguerite de Navarre
(d’ailleurs, en hommage à cette histoire, le deuxième prénom de
Mathilde est Marguerite). Pour comprendre le caractère de cette
femme volontaire, il suffit de lire l’exergue du chapitre XI (de la
deuxième partie du roman), une citation de Mérimée: J’admire sa
beauté, mais je crains son esprit.

49
Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

Mathilde de La Mole, fille gâtée et ennuyée par trop de


privilèges, reçoit la provocation d’aimer Julien Sorel. Cette passion,
même si risquée, lui produisit beaucoup de joie et d’émotions et en
tout cas chassa tout l’ennui de son existence. Julien en est vraiment
flatté: Mathilde lui semblait adorable, toute parole est faible pour
exprimer l’excès de son admiration. (p.348)
L’ennui, comme maladie moderne de l’âme, apect qui a été
prévu par les Pensées de Pascal. Le chapitre XXIX (de la seconde
partie du roman stendhalien) s’intitule même L’ennui et porte en
exergue cette citation: Se sacrifier à ses passions, passe; mais à des
passions qu’on n’a pas! O triste XIXe siècle! (Girodet)

Dans le couple Julien Sorel - Mathilde de La Mole, il y a


beaucoup de passions, tout d’abord de la part de la femme et ensuite
de l’homme qui se laisse séduire. Le mariage a lieu et le marquis
l’apprend, bien sûr, d’une lettre envoyée par sa fille. Dans cette
lettre, la jeune épouse et future mère explique son amour, au-delà de
tous les préjugés sociaux, et exprime sa confiance en son partenaire
de vie, ce qui prouve qu’elle est consciente du potentiel de Julien et
de son ambition: /.../ ce jeune Sorel est le seul être qui m’amuse; /.../
Avec lui, je ne crains pas l’obscurité. (pp.428-429)

Les obstacles sont multiples pour faire durer une telle union. Le
point culminant c’est une lettre de Mme de Rênal qui dénonnce le
Le réquisitoire de J. stratagème de Julien de parvenir par les femmes, de profiter de leur
Sorel contre la richesse, de leur position dans la société. Julien va se venger en
société de son
tirant deux coups de pistolets sur son ancienne amante, mais Mme
temps
de Rênal n’est pas blessée mortellement. Dévouée à son ancien
amant, la femme du maire de Verrières considérait „le comble des
félicités” de mourir de la main de Julien Sorel.

La scène du procès est connue comme un véritable réquisitoire


fait par le héros de Stendhal à la société de son temps. Dans son
discours, le condamné explique la raison de ses actes:

Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe,


vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de
sa fortune.
Je ne vous demande aucune grâce, continua Julien en
affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m’attend:
elle sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de
tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été
pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité.
J’ai donc mérité la mort, Messieurs les jurés. Mais quand je serais
moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arrêter à ce que ma
jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à
jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe
inférieure et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le
bonheur de se procurer une bonne éducation, et l’audace de se
mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société.
Voilà mon crime, Messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de
sévérité que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne

50
Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais
uniquement des bourgeois indignés... (p. 476-477)

Le héros de Stendhal compense brillamment „l’avantage d’une


naissance illustre” par la force de son caractère et le courage de ses
actes. Julien meurt à l’âge de 23 ans. Il aurait voulu avoir de
nouveau la chance d’aimer Mme de Rênal. Même si celle-ci avait
promis à Julien de ne pas se suicider, trois jours après la mort de
son amant, elle mourut en embrassant ses enfants...

Quant à la veuve de Julien, elle eut un courage surhumain en se


Le courage du héros souvenant de Boniface de la Mole et de Marguerite de Navarre. La
stendhalien dernière page du roman de Stendhal est bien sombre: elle nous
présente Mathilde, portant sur les genoux la tête de l’homme qu’elle
avait tant aimé. Après avoir baisé la tête du mort au front, la femme
aurait voulu l’ensevelir elle-même, de ses propres mains... Après
l’enterrement, par les soins de la veuve Sorel, on a fait orner la
tombe de marbres sculptés à grands frais en Italie.

Les clés du test d’autoévaluation


Réponses et commentaires:

1. L’auteur a voulu premièrement appeler son roman Julien,


puis il a choisi le titre que nous connaissons: Le Rouge et le
Noir, accompagné d’un sous-titre: Chronique de 1830. Il y a
plusieurs interprétations du titre. C’était la préférence de
l’époque pour les oppositions de couleurs (par exemple,
Dumas, Les Blancs et les Bleus). Certes, Stendhal a voulu
capter l’attention du lecteur, car certains y voient le symbole du
bourreau (exécution finale) et du prêtre. Mais la meilleure
interprétation peut-être appartient à Stendhal lui-même: le
“rouge” signifierait que, venu plus tôt, Julien Sorel, eût été
soldat, mais que, à l’époque où il vécut, il dut se faire prêtre; de
là le “noir”.

2. La ville s’appelle Verrières et c’est une localitée inventée


par Stendhal (lisez la dernière phrase du roman pour voir
l’explication de l’auteur lui-même). Le récit commence
justement par la description de Verrières, petite ville de
province, tout à fait symbolique.

51
Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

Test de contrôle 5

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 5.


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de
faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test
à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom,
votre prénom et votre adresse personnelle sur la première
page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro
du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec
les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Commentez la citation suivante, mise en exergue par


Stendhal au chapitre XXII (première partie du roman),
prenant comme point de repère le personnage Julien
Sorel:

La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée.

(5 points; 15 lignes environ)

2. Caractérisez le personnage féminin préféré du roman Le


Rouge et le Noir, tout en justifiant votre choix.

(5 points; 18 lignes environ)

Références bibliographiques:

CARACCIO, A. Stendhal, Paris, Hatier, 1967.

CROUZET, Michel, Le Rouge et le Noir. Essai sur le romanesque


stendhalien, Paris, PUF, coll. „Littératures modernes”, 1997.

VIANU, Tudor, Ideile lui Stendhal, Bucureşti, Editura de Stat pentru


Literatură şi Artă, 1959.

52
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

Unité d’apprentissage 5

LE ROMAN HISTORIQUE (VIGNY, MÉRIMÉE, DUMAS)

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 5 53


5.1 Roman et histoire 54
5.2 L’épanouissement de la prose et l’avènement du roman 55
5.3 Le roman historique dans la littérature romantique française 56
5.4 Du roman historique au roman des réalités 58
Test d’autoévaluation 60
5.5 Alexandre Dumas 60
5.6 D’autres écrivains historiques: Hugo, Balzac 62
Les clés du test d’autoévaluation 64
Test de contrôle 5 65
Références bibliographiques 65

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 5

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui
y sont proposés, vous serez capables de:

• présenter les principales coordonnées du roman historique (définition,


rapport entre la littérature et l’Histoire);

• désigner les représentants du roman historique français au XIXe siècle;

53
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

5.1 Roman et histoire

Étant considéré fiction, le roman s’oppose à l’histoire, qui a


comme substance la vérité. Pourtant, d’habitude le roman raconte
une histoire. La confusion des termes n’existe pas en anglais, où l’on
distingue history (histoire vraie) de story (histoire inventée), montre le
critique Pierre-Louis Rey, l’auteur d’une étude sur le roman (v. le
chapitre “Histoire du passé, du présent, de l’avenir” de son livre Le
roman, Paris, Hachette, 1992, p.11). Un romancier soucieux de se
documenter est plus crédible qu’un historien falsificateur. Certaines
pages de Quatre-vingt-treize de Victor Hugo ont été citées telles
quelles dans une très sérieuse histoire de la Vendée, et L’Éducation
sentimentale de Flaubert fournit encore un matériau de choix aux
historiens de la Révolution de 1848, précise P.-L. Rey dans son
étude, au début du chapitre déjà indiqué.

Le roman a été influencé au XIXesiècle par une conception


individualiste de l’Histoire (le mot écrit avec majuscule se rapporte à
la discipline qui étudie dans son évolution le passé de l’humanité,
pour trouver des causes et des conséquences à l’enchaînement des
faits et en tirer éventuellement des lois), avant que des ambitions
scientifiques ne favorisent, vers la fin du siècle, le récit des aventures
de familles ou de générations.

Les frères Goncourt donnent cette définition: L’histoire est un


roman qui a été, le roman est de l’histoire, qui aurait pu être.

A son tour, Mme de Staël, dans son Essai sur les fictions
Mme de Staël, (1795), distinguait plus nettement encore les deux domaines.
Essai sur les fictions Écartant les romans qui, singeant l’Histoire, plaisent au public par
une simple accumulation de faits, elle jugeait qu’au meilleur sens du
terme, le roman est le “genre qui tient plutôt au développement des
mouvements intérieurs de l’âme qu’aux événements qu’on y
raconte”, et d’une formule plus audacieuse que celle des Goncourt,
elle concluait: Tout est si vraisemblable dans de tels romans, qu’on
se persuade aisément que tout peut arriver ainsi; ce n’est pas
l’histoire du passé, mais on dirait souvent que c’est celle de l’avenir.

Cette dimension temporelle inattendue proposée au roman


n’est évidemment qu’une image permettant d’illustrer la capacité du
“genre” à développer le champ du possible. S’il a pour vertu de
maîtriser une continuelle ambiguïté entre le vrai et le faux, le roman
crédibilise l’invention et jette le doute sur ce qui est historique.

Il convient aussi de distinguer le “roman historique” de l’histoire


romancée”, ajoute P.-L. Rey (op.cit, p.18). Garantissant au lecteur
que les choses auraient pu se passer ainsi, il lui permet de mieux
comprendre les causes et les conséquences de ce qui s’est
réellement passé. Ainsi le roman historique est-il plus vrai que
l’Histoire.

54
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

5.2 L’épanouissement de la prose et l’avènement du roman

La révolution opérée dans la presse, favorisant le nombre des


publications périodiques (journaux et revues), présente un avantage
pour les écrivains, en permettant un essor considérable du roman et
du récit court.

Grâce au conte et à la nouvelle, les auteurs peuvent acquérir à


la fois des revenus fixes et une réputation étendue à un plus grand
cercle de lecteurs. Aussi les plus grands prosateurs du temps,
Balzac, Stendhal, Sand, Gautier, Mérimée, ont-ils donné
Variétés du roman régulièrement à des revues ou à des journaux articles, nouvelles ou
chroniques. Dans le même temps, ces nouvelles nécessités
éditoriales contribuent à multiplier les variations autour du récit court,
aussi bien sur le plan formel que sur celui du contenu, philosophique,
anecdotique, historique ou fantastique. Ce dernier domaine
rencontre toujours davantage les faveurs du public, même s’il tend à
se métamorphoser pour rendre douteuse les frontières entre rêve et
réalité.

C’est évidemment le roman qui retiendra essentiellement notre


attention: il prend, à l’époque romantique, le statut d’un genre majeur
et se distingue par une diversité de sous-genres.

Toutes sortes de romans éclosent dans ces années 1830-1848:


romans d’intrigue sentimentale, romans gais à la Paul de Kock,
romans noirs, romans-feuilletons, romans de mœurs, romans intimes
et romans historiques. Cette dernière catégorie joue un rôle
déterminant dans la naissance du roman moderne.

Pour en savoir plus

Le roman, en pleine expansion pendant la Restauration


(1814-1830; retour des Bourbons; monarchie constitutionnelle;
la charte accordée par Louis XVIII; régime de la bourgeoisie
riche; révolution de 1830, provoquée par la violation de la
charte, de Charles X, porta au trône le troisième roi de la
monarchie constitutionnelle, Louis-Philippe), était la lecture de
prédilection d’un nombreux public avide de littérature, attiré
vers la culture par les transformations sociales survenues
après la révolution de 1789.

En raison de la liberté que lui conférait l’absence d’une


poétique officielle, d’un statut poétique institutionnalisé en un
genre codifié par un ensemble de normes et de règles, le
roman se développait dans des formes conventionnelles,
utilisant des situations stéréotypées et des clichés, à travers
lesquels commençaient cependant à se glisser timidement des
images prises de la vie quotidienne, avec ses passions et ses
intérêts.
55
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

Dans les années ’20, la scène littéraire était occupée par les
“romans d’intrigue sentimentale”, écrits surtout par des
femmes, Mme Cottin, Mme de Krüdener, Mme de Souza ou
Mme de Staël, par le roman noir de Ducray-Duminil (inspiré
des roman anglais D’Ann Radcliffe), par le roman gai de
Pigault-Lebrun, formes romanesques conventionnelles que
Sainte-Beuve allait nommer en 1839 “littérature industrielle”.

5.3 Le roman historique dans la littérature romantique française

Les auteurs romantiques ont senti le besoin d’expliquer le


présent par le passé. Cela est dû en partie au traumatisme subi par la
société française à la suite de la révolution et de l’empire. Dans ses
Réflexions sur la vérité dans l’art (1827), qui allait servir de préface à
Cinq-Mars (1826), Vigny (fig. 5.3) souligne combien nous sommes
dans un temps où l’on veut connaître et où l’on cherche “la source de
tous les fleuves”. Dépassant le “Vrai du fait”, le roman peut atteindre
la “Vérité de l’art”, c’est-à-dire aller au-delà de l’anecdote pour donner
une idée de l’Histoire. Cinq-Mars place sur le devant de la scène des
héros historiques (Cinq-Mars, Richelieu, mais aussi Molière, Corneille,
Descartes). Racontant l’histoire d’un noble qui tente vaienement de
défendre les droits de sa caste contre les prétentions du pouvoir
Figure 5.3
monarchique, il éclaire le lecteur de la restauration sur la décadence
qui mènera au déastre qu’on connaît. “Réactionnaire” par son sujet,
cinq-mars l’est également, selon Lukacs, par le choix de ses
personnages, montre P.-L. Rey (op.cit., p.20). Vigny lui-même
affirmait:

Je crus aussi ne pas devoir imiter ces étrangers [Scott], qui,


dans leurs tableaux, montrent à peine à l’horizon les hommes
dominants de leur histoire; je plaçais les nôtres sur le devant de la
scène, je les fis principaux acteurs de cette tragédie.

Ainsi cette “Vérité de l’Histoire” trouve-t-elle, suivant une


conception aristocratique, son incarnation dans les protagonistes
plutôt que dans le “cœur”. A W. Scott, Vigny s’apparente pourtant
pour une autre raison: les événements racontés dans Cinq-Mars
s’enchaînent de manière dramatique avant de se dénouer en
“tragédie”.

56
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

Idées à retenir:

Le numéro spécial de La Nouvelle Revue française d’octobre


1972 consacré au roman historique s’ouvre sur un article de
Claude Mettra, “Le romancier hors les murs”. L’idée principale
est que l’Histoire, en développant ses ambitions scientifiques,
elle laisse pourtant plus qu’au siècle précédent un champ neuf
au roman.

L’histoire a longtemps été considérée comme l’ensemble des


événements qui étaient véritablement arrivés, des faits qui
s’étaient réellement accomplis. Autour de ces faits et de ces
événements, la fiction romanesque pouvait tisser sa trame
rigoureuse, restituer l’architecture cohérente des effets et des
causes. Aujourd’hui, le matériel historique est si riche, si divers
dans son interprétation que le romancier, face à un choix qui
est livré à une forme de liberté qui paraît autoriser tous les
délires. Mais comment choisir entre ce qui est dit et ce qui n’est
pas dit, entre le monde objectif de l’événement et le monde du
songe, du cauchemar, du dialogue avec les dieux? Entre ces
émergences et les strates cachées de la géologie humaine?
Ce triple éclatement de l’histoire, de l’homme et de la réalité
ne peut-il restituer le romancier, qu’il regarde le passé, le
présent ou le futur, à sa propre subjectivité? Telle est la
question que pose aujourd’hui la confrontation de la littérature
ou de l’histoire. Les romanciers ont-ils quelque substantielle
nourriture à puiser dans l’immense science historique
contemporaine? Les historiens peuvent-ils trouver dans
l’expression romanesque quelques-unes de ces intuitions
majeures qui jalonnent l’interprétation du passé. La réponse,
Goethe l’a murmurée. L’histoire, comme narration, est le
territoire majeur de la province pédagogique. Les Grecs
l’inventèrent, en même temps que la tragédie, au moment où
ils commencèrent à avoir quelque doute sur l’essentiel: elle a
pour tâche de donner conscience aux hommes d’une nécessité
dont ils arrivent parfois de douter. Durant des siècles, la
chronique historique, récit pur ou narration colorée de
quelques sollicitations religieuses ou éthiques, n’a cessé de
placer notre espèce devant le poids d’un passé qui donnait un
visage au présent.
Au XIXe siècle, chronique et recherches historiques ont
commencé à chercher leurs voies propres. Étrange dialogue
entre l’imagination et le réel, où l’historien est souvent plus
imaginatif que le romancier! Si aujourd’hui, les chemins de
l’histoire et les chemins du roman paraissent si éloignés les
uns des autres, c’est que l’histoire, en se constituant, comme
science, en ambitionnant, comme on l’entend souvent
aujourd’hui, de devenir la synthèse des sciences de l’homme,
s’est mutilée des privilèges de la narration. C’est par là que
cette histoire offre au roman un champ d’une dimension
nouvelle: le romancier récupère à son seul profit les
enchantements et les exaltations qui ont donné aux grands
ancêtres, à Tacite, à Suétone, à Michelet, leur grâce singulière.

57
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

5.4 Du roman historique au roman des réalités

La période romantique est caractérisée par la floraison du


roman: c’est le grand genre avec le drame. Toutefois, il faut se
garder de faire rentrer dans le romantisme tous les romans qui ont
paru à cette date. La plus grande partie, et la meilleure, est en
dehors du romantisme proprement-dit. Nous retrouvons ailleurs
Stendhal, Balzac, Mérimée (fig. 5.4), Sainte-Beuve et même George
Sand qui, quoique touchés par le romantisme, doivent leur originalité
à de tout autres qualités. Le roman proprement romantique se
distingue, comme le drame, par sa marque historique. Ici, l’influence
de Walter Scott fut prépondérante. De là procèdent la Chronique de
Charles IX de Mérimée (1829), et surtout le Cinq-Mars de Vigny
(1826), le vrai type du roman historique, où la couleur est fausse
Figure 5.4
(Prosper (Cinq-Mars a des tirades lyriques), où la psychologie est
Mérimée) conventionnelle (comme le caractère de Richelieu), où le dessin
mélodramatique des caractères s’accuse fortement. Malgré quelques
épisodes brillants et quelques scènes pathétiques, le livre est
ennuyeux. Pourtant, il faut mettre tout à fait à part, dans les œuvres
en prose de Vigny, Stello, et surtout le poignant recueil de nouvelles
intitulé Servitude et grandeur militaires (1835), car, avec ses poésies,
c’est son chef-d’œuvre.

Genre protéiforme, sans règles fixes, le roman se présente


comme le plus propice à la représentation de la vie: la liberté dans
l’art, revendiquée par l’époque, y trouve son compte. Il permet à
l’individu d’extérioriser et de dramatiser le conflit latent qui l’oppose à
une société en mutation, où le pouvoir de l’argent modifie les
relations sociales, et où l’homme part, dans un apprentissage
souvent douloureux, à la conquête d’une position dans le monde et à
travers elle, de lui-même.

C’est le roman historique qui va permettre l’éclosion d’un


nouveau roman. Il faut mentionner d’emblée l’influence décisive de
L’influence de Walter Scott (1771-1832) qui connaît le sommet de sa popularité en
Walter Scott 1820. En marge des polémiques centrées autour des divergences
entre classicisme et romantisme, le romancier écossais apportait une
grande nouveauté. Il ressuscitait le passé, avec son atmosphère et
ses mœurs propres, ayant l’idée d’incarner dans des types les
personnages représentatifs d’une époque, il donnait de celle-ci une
image vivante. Le premier, il présente, avec un art du détail sans
précédent, dans de longues scènes d’exposition, l’époque choisie en
donnant des renseignements sur l’état de la société. Il construit
ensuite une intrigue au mécanisme solide, évitant de juxtaposer
simplement les épisodes. De plus, les dialogues participent au
déroulement de l’action, rivalisant avec le théâtre. Victor Hugo écrit
en 1824 que les “romans épiques de Scott” constituent une
“transition de la littérature actuelle aux grandes épopées que notre
ère poétique nous promet et nous donnera”.

58
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

La Chronique du règne de Charles IX (1829) de Prosper


Mérimée présente une série de scènes de mœurs relatant des petits
faits de la vie quotidienne. Si l’auteur fait preuve d’un remarquable
sens du détail, il n’échappe pas au danger de pointillisme qui
empêche ses tableaux de s’organiser en une fresque. Ce roman
historique est inspiré des sanglantes guerres de religion du XVIe
siècle. Étape importante dans l’évolution du roman historique,
Chronique du règne de Charles IX dénonce les horreurs commises
au nom de la religion et présente un tableau saisissant de la
fameuse nuit de la Saint-Barthélemy. Mérimée y prend violamment à
partie les deux piliers de la féodalité: la monarchie et l’église
catholique. Charles IX apparaît comme un assassin qui se sert de
tueurs à gages pour exterminer l’amiral Coligny, chef des
protestants.

Autant que les romans précédents, Chronique du règne de


Charles IX est organisé autour d’une date, celle de la Saint-
Barthélemy (Mérimée l’avait d’abord intitulée: 1572, chronique du
temps de Charles IX). Un dialogue entre l’auteur et le lecteur, au
Chronique du règne chapitre VIII de l’œuvre, nous prévient qu’il ne faut pas s’attendre à
de Charles IX l’entrée en scène de grands personnages: si l’auteur avait le “talent
d’écrire une Histoire de France”, il ne ferait pas de “contes”. Pourtant,
Mérimée écrit une chronique, c’est-à-dire un récit de faits avérés,
enregistrés dans leur simple succession; l’écrivain compense son
manque de talent d’historien par une ingénieuse mise en scène des
événements, par la réalisation d’une “couleur locale”, suggérant
l’atmosphère de l’époque décrite. De même, voulant créer l’illusion
du réel et inscrire sa fiction dans un contexte d’actualité, Georges
Duhamel appellera-t-il une fresque romanesque Chronique des
Pasquier (1933-1945).

“Le tableau des horreurs commises par les catholiques au cours


de la nuit de la Saint-Barthélemy est d’un réalisme saisissant. Le
roman dont le caractère actuel en 1829 n’échappait à personne
excelle surtout par la description des scènes de masses. Le
dynamisme de l’action, l’absence de toute effusion lyrique, le style
simple et concis démontrent que dans la création mériméenne le
romantisme commence à céder le pas au réalisme.” (I. Brăescu,
Cours de littérature française. Dix-neuvième siècle, Bucureşti, Ed.
Didactică şi Pedagogică, 1967)

Comme dans La Jacquerie (pièce de théâtre, publiée en 1828,


elle est inspirée de la plus grande révolte paysanne du Moyen-Âge
français, et présente un vaste tableau de la lutte des classes sous le
régime féodal), les éléments romantiques s’ajoutent aux éléments
réalistes.

59
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur le roman


historique. Vérifiez si vous avez retenu certains détails
significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés du test
d’autoévaluation”.

1. Quelle serait la grande différence entre un ouvrage


d’histoire et un roman historique?

2. Quelle a été la contribution de Mérimée au sujet du roman


historique?

5.5 Alexandre Dumas

Cet auteur fécond admire Walter Scott autant que Shakespeare.


Très vite, il souhaite mêler, pour un large public, la petite histoire à
l’Histoire et cherche à combiner la vivacité du trait avec le pittoresque
du tableau. Les journaux se disputent ses romans qui paraissent en
feuilleton, notamment la fameuse trilogie dont chacun, aujourd’hui
encore, connaît les titres: Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après,
Le Vicomte de Bragelonne (de 1844 à 1848), ainsi que Le Comte de
Monte-Cristo (1844-1845), Vingt Ans après (1845) et La Dame de
Monsoreau (1846). Il acquiert ainsi une fortune colossale,
rapidement dépensée par un train de vie de grand seigneur (il devra
même s’enfuir à Bruxelles pour échapper à ses créanciers).

Son œuvre abondante est celle d’un écrivain passionné qui


mêle de façon tout à fait originale l’histoire au roman populaire, avec
L’histoire mêlée au un sens de la théâtralité, un goût du décor et de la scène qui
roman populaire confèrent une vie intense à ses personnages. Sans prétendre à la
reconstitution historique, ses romans dramatisent la vie, en
impliquant des individus fictifs dans le déroulement des grands
événements historiques. Ils se lisent bien, rapidement, remplis sont
d’entrain et de vivacité, et assez souvent d’humour.

60
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

Malgré son caractère conventionnel et facile, cette littérature


“industrielle”, dont le plus fameux représentant fut Alexandre
Dumas, avait préparé le public pour la rencontre avec la grande
littérature, avec Balzac, Stendhal, Flaubert et Zola. Comme l’affirmait
Angela Ion (Histoire de la littérature française, Ed. Didactică şi
Pedagogică, Bucureşti, 1982, vol.2, p.71), “genre sans règles, sans
poétique officielle, le roman pouvait, beaucoup mieux que le théâtre,
profiter de cette liberté pour exprimer les conflits réels de la société
contemporaine, faire entrer triomphalement en littérature une
nouvelle catégorie de sujets et de personnages”.

La création du roman dans sa forme moderne s’est trouvée


pleinement accomplie par Balzac, Stendhal et Flaubert, qui ont
inauguré une forme romanesque tenant largement compte de
l’homme “marquent la naissance du roman moderne et font d’un
genre naguère voué au divertissement ou à la pure analyse
psychologique le moyen d’expression le plus complet de notre débat
avec le monde.” (Max Milner, Le romantisme I, 1820-1843, cité par
A. Ion, ibid.)

En revenant au roman de succès de Dumas, Les Trois


Mousquetaires retracent les aventures d’un jeune Gascon,
d’Artagnan, monté à Paris pour y chercher fortune. Il y rencontre
ceux qui deviendront ses amis, Athos, Porthos et Aramis, trois
mousquetaires au service du roi. Le roman narre l’affrontement entre
Richelieu, servi par l’espionne Milady de Winter, et la reine Anne
d’Autriche, défendue par les mousquetaires. D’Artagnan sauve
l’honneur de la reine qui a un amant, le duc de Buckingham,
finalement assassiné sur l’odre de Milady. Cette dernière sera
châtiée et d’Artagnan, réconcilié avec le cardinal, sera nommé
lieutenant des mousquetaires.

Le récit est mené à un rythme effrené, accumulant les duels, les


scènes d’auberge, les cavalcades, les épisodes à la Cour. Le lecteur
se laisse entraîner par cette intrigue galopante, subit la séduction
des personnages, héros au grand cœur, amoureux de la vie et
volontaires. L’ensemble est emporté par un courant optimiste d’où
s’échappe une gaieté contagieuse.

Dans Le Comte de Monte-Cristo, un jeune capitaine de


Le Comte de Monte- vaisseau, Edmond Dantès, est accusé de trahison et incarcéré au
Cristo château d’If où il reste quinze ans. Échappé, il revient , tout-puissant
et fabuleusement riche, sous le nom de comte de Monte-Cristo. Il
peut alors aider ses amis et surtout tirer vengeance de ses ennemis
qui ont acquis à ses dépens une position avantageuse dans la
hiérarchie sociale. Ce roman dresse un tableau satirique des classes
dirigeantes qui détiennent la justice, les finances et la politique. Le
héros apparaît comme un justicier qui répare les erreurs, distribueant
les récompenses et les châtiments suivant les mérites. On voit ainsi
comment le roman-feuilleton peut séduire un large public, en
encourageant des penchants naturels à la critique des puissants
malhonnêtes.

61
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

5.6 D’autres écrivains historiques: Hugo, Balzac

C’est Balzac qui parvient le mieux à opérer le glissement entre


roman historique et roman contemporain. Le Dernier Chouan ou la
Bretagne en 1800, devenu plus tard Les Chouans, nous entraîne
dans une actualité plus récente, celle de Bretagne restée
monarchique soulevée contre le gouvernement révolutionnaire. Les
Chouans (1829) posent la première pierre de la Comédie humaine.
On peut juger peu sérieuse cette histoire d’une espionne, demi-
noble, à la solde de la République, dont la mission est de séduire le
chef de la Chouannerie et qui cède pour finir à l’amour. Les héros
fictifs du roman n’y côtoient pas de personnages historiques. Le
roman, intitulé d’abord Le Chouan, comme on a déjà vu, ne se situe
pas au hasard en 1799; dans la longue lutte des Bleus et des Blancs,
Figure 5.6.1
Balzac a choisi le moment où l’arrivée au pouvoir de Bonaparte
brouille les cartes, permettant à des aventures individuelles de
prendre le pas sur les idéologies. Après la mort des héros idéalisés
qui s’éteignent avec le XVIIIe siècle, Les Chouans se terminent par
l’évocation des héros prosaïques de l’intrigue (Francine, marche-à-
terre). Eux ont survécu. Le lien est établi entre hier et aujourd’hui: la
Comédie humaine, mise en “scènes” de la société contemporaine,
peut s’écrire.

Derrière le marquis de Montauran se groupent des partisans de


l’Ancien Régime. Mlle de Verneuil, une aventurière, est chargée par
Fouché de séduire le marquis et de livrer à la police. L’amour vient
entraver les projets de l’espionne: les héros connaissent une mort
tragique.

Le milieu social comme les caractères décrits sont proches de


l’époque où Balzac écrit, ce qui indique un nouveau parti pris
historique d’observation, sur laquelle se greffe l’imagination créatrice.
Balzac s’est documenté et jouit d’une importante information
livresque, mais il s’est également rendu sur place, à Fougères, pour
s’imprégner de l’atmosphère du pays. Une grande figure, le
Notre-Dame de commandant Hulot, incarne le libéralisme, tandis que les paysans
Paris sont présentés comme des fétichistes fanatiques et les
gentilhommes comme de piètres défenseurs du trône et de l’autel.
Balzac baigne dans son roman dans une atmosphère tragique,
mêlant ainsi Walter Scott et Racine, dotant son récit des dernières
flammes du romanesque héroïque. Par son évocation des origines
sanglantes du monde moderne, l’Histoire elle-même apparaît comme
une tragédie à surmonter. Le temps des grands romans est venu.

Notre-Dame de Paris (1831), de Victor Hugo (fig. 5.6.1), réussit


à restituer le Paris du XVe siècle, avec un sens des masses sans
égal. Mais l’intrigue privée reste très mélodramatique.

Dans la Note pour l’édition définitive de ce roman, qui a eu un


immense succès populaire, V. Hugo écrivait:
Figure 5.6.2

62
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

Un roman naît, d’une façon en quelque sorte nécessaire, avec


tous ses chapitres; un drame naît avec toutes ses scènes./…/ Rien
d’arbitraire dans le nombre de parties dont se compose ce tout, ce
mystérieux microcosme que vous appelez drame ou roman. La
greffe ou la soudure prennent mal sur des œuvres de cette nature,
qui doivent jaillir d’un seul jet et rester telles quelles.

Notre-Dame de Paris (1831) se situe en 1482, ayant pour


décors la cour des Miracles, la cathédrale (fig. 5.6.2), le Paris
médiéval. La fatalité pèse sur tout le roman, puisque autour de la
jeune bohémienne Esméralda évoluent un capitaine prétentieux et
niais, Phœbus, un archidiacre diabolique, Claude Frollo et un
sonneur de cloches, Quasimodo: leur destin sera tragique puisqu’ils
meurent, ainsi qu’Esmeralda.

Pendant les six premiers livres, Hugo présente le Paris de Louis


XI, insiste sur la lutte engagée par l’imprimerie contre l’architecture
(“Ceci tuera cela”), sur l’amorce d’une crise monarchique (on ne voit
pratiquement pas Louis XI, qui est malade), et sur le tableau de Paris
Le Paris de Louis XI
et de sa cathédrale. Les deux suivants sont consacrés au nœud de
l’intrigue, les trois derniers au dénouement. D’où une impression de
foisonnement dans cette entreprise de résurrection historique qui,
par son caractère visionnaire, dépasse le cadre d’une simple
reconstitution. D’ailleurs, même si Hugo avait reproché à Scott
d’avoir préféré le règne de Louis XI à d’autres plus glorieux, c’est
sous ce même règne qu’il situe l’intrigue de son propre roman. C’est
que, sous Louis XI, s’est affirmée en France la monarchie absolue et,
après 1830 surtout, Hugo va s’élever contre elle pour défendre non
l’aristocratie, comme Vigny, mais le Peuple. Quant à la cathédrale,
elle est le symbole de l’Histoire en train de s’écrire. Comme dit P.-L.
Rey, d’un type de roman historique qui éclairait le passé, on passe à
une œuvre qui révèle le sens de l’Histoire en donnant elle-même
l’image. (op.cit., p.21)

S’il est vrai que l’atmosphère médiévale est rendue avec un


fourmillement de détails qui ressuscitent le passé, le roman
historique se double d’un roman poétique (par les descriptions de
Quasimodo – le Paris en clair-obscur) et d’un roman d’idées: il s’agit de défendre les
symbole du héros proscrits du genre humain. Quasimodo représente le symbole de
marginal cette humanité marginale, puisque à son extrême laideur correspond
une extrême grandeur d’âme. Citons à cet égard un extrait du
chapitre VIII du livre VI, où le sonneur de cloches enlève Esmeralda,
condamnée à mort, pour lui offrir l’asile de la cathédrale:

Alors les femmes riaient et pleuraient, la foule trépignait


d’enthousiasme, car à ce moment-là Quasimodo avait vraiment sa
beauté. Il était beau, lui, cet orphelin, cet enfant trouvé, ce rebut, il se
sentait auguste et fort, il regardait en face cette société dont il était
banni, et dans laquelle il intervenait si puissamment, cette justice
humaine, à laquelle il avait arraché sa proie, tous ces tigres forcés de
mâcher à vide, ces sbires, ces juges, ces bourreaux, toute cette
force du roi qu’il venait de briser, lui infime, avec la force de Dieu.

63
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

On voit bien ici comment le personnage “paria” trancende sa


condition, grâce en particulier à l’alliance du grotesque et du sublime,
qui le montre comme dépositaire dérisoire mais sacré de la justice
divine. Ce roman, par sa richesse stylistique, sa syntaxe oratoire,
son mélange des tons et des sujets, acquiert une grandeur épique.

Les clés du test d’autoévaluation


Réponses et commentaires:

1. Étant considéré fiction, le roman s’oppose à l’histoire, qui a


comme substance la vérité. En anglais, où l’on distingue
history (histoire vraie) de story (histoire inventée), il n’y a pas
de confusion entre les termes, même si le roman raconte une
histoire d’habitude.
Au XIXe siècle, les auteurs romantiques ont senti le besoin
d’expliquer le présent par le passé, à cause de l’influence
subie par la société française à la suite de la révolution et de
l’empire. Dans ses Réflexions sur la vérité dans l’art (1827), qui
allait servir de préface à Cinq-Mars (1826), Vigny souligne
combien nous sommes dans un temps où l’on veut connaître
et où l’on cherche “la source de tous les fleuves”. Dépassant le
“Vrai du fait”, le roman peut atteindre la “Vérité de l’art”, c’est-à-
dire aller au-delà de l’anecdote pour donner une idée de
l’Histoire (le mot avec majuscule désignant la discipline
scientifique).

2. Mérimée écrit La Chronique du règne de Charles IX


(1829), roman historique, inspiré des sanglantes guerres de
religion du XVIe siècle. Étape importante dans l’évolution du
roman historique, Chronique du règne de Charles IX dénonce
les horreurs commises au nom de la religion et peint un
tableau suggestif de la fameuse nuit de la Saint-Barthélemy.
Mérimée y critique la société féodale en visant surtout la
monarchie et l’église catholique. Charles IX apparaît comme un
assassin qui se sert de tueurs à gages pour exterminer l’amiral
Coligny, chef des protestants. Le roman de Mérimée a au
centre l’événement de la Sainte-Barthélemy, dont l’auteur
présente une chronique, c’est-à-dire un récit de faits avérés,
enregistrés dans leur simple succession; l’écrivain compense
son manque de talent d’historien par une ingénieuse mise en
scène des événements, par la réalisation d’un pittoresque
local. Dans cette œuvre, Prosper Mérimée démontre vivement
le passage du romantisme au réalisme.

64
Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

Test de contrôle 5

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 5.


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de
faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à
votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre
prénom et votre adresse personnelle sur la première page de
votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test.
Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les
commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Choisissez un roman d’Alexandre Dumas et présentez-le


brièvement. Faites ressortir le talent de l’écrivain de décrire
l’atmosphère de l’époque où se passe l’action.

(15-18 lignes ; 5 points)

2. Quel est votre personnage péféré/détesté des romans


historiques lus? Justifiez votre choix.

(15-18 lignes; 5 points)

Références bibliographiques:

ION, Angela, Histoire de la littérature française, vol.2, Bucureşti,


Ed. Didactică şi Pedagogică, 1982.

REY, Pierre-Louis, Le Roman, Paris, Hachette Supérieur, 1992;


pp.11-23.

MICHEL, A., BECKER ,C.,BURY, M., BERTHIER, P., MILLET,


D., Littérature française du XIXe siècle, PUF, 1993, pp. 66-68;
pp.135-138.

65
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

Unité d’apprentissage 6

HONORÉ DE BALZAC ET LA COMÉDIE HUMAINE

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 6 66


6.1 La biographie de Balzac et sa carrière impressionnante 67
6.2 Balzac et la création du roman moderne 69
6.3 Eugénie Grandet, roman exemplaire de la Comédie humaine 71
6.4 Le Lys dans la vallée, un roman balzacien particulier 72
Test d’autoévaluation 74
6.5 D’autres repères romanesques dans la Comédie humaine 75
Les clés du test d’autoévaluation 77
Test de contrôle 6 77
Références bibliographiques 78

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 6

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capables de:

• faire une présentation générale de l’œuvre balzacienne;

• saisir les aspects les plus importants de la carrière de Balzac;

• expliquer les traits du roman moderne chez Balzac;

• caractériser certains personnages-type.

66
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

6.1 La biographie de Balzac, prémisse d’une carrière impressionnante

André Maurois soutenait que Balzac n’est pas seulement l’un


des meilleurs romanciers du XIXe siècle, mais le plus grand.
L’originalité essentielle de l’écrivain, affirmait encore le critique, est
d’avoir créé non des romans isolés, mais l’histoire d’une société dont
les personnages - médecins, avoués, juges, hommes d’État,
marchands, usuriers, femmes du monde, courtisanes – apparaissent
de volume en volume et donnent au monde balzacien sa solidité. Un
autre historien de la littérature, Gaëtan Picon (Balzac et la création
romanesque), considérait que devant Balzac, on ne songe guère
qu’à Shakespeare…

Il faudrait fixer quelques repères biographiques afin de mieux


comprendre les dimensions de la carrière de Balzac, l’une des plus
impressionnantes, sans doute, de son époque et même de toutes les
époques. Né à Tours, en 1799, d’une famille de la petite bourgeoisie
La famille de enrichie, Honoré de Balzac s’est attribué plus tard la particule de
l’écrivain noblesse, son vrai nom étant celui de “Balssa”. Sa mère, Laure, était
issue d’une riche famille parisienne, et avait connu l’atmosphère du
quartier de Marais. Son père, Bernard-François, fut une personne
énergique, autodidacte, qui réalisa une carrière administrative
brillante (il fut le secrétaire particulier du Ministre de la Marine,
directeur des vivres et des approvisionnements de l’armée, et même
adjoint au maire de Tours). Apparemment, Balzac doit son esprit
actif, entreprenant, plein de vitalité à son propre père.

Honoré fait des études au collège de Vendôme, s’inscrit à la


Faculté de Droit et suit les cours à la Sorbonne. En même temps, il
commence une pratique juridique, et entre comme clerc auprès de
l’avoué (un officier ministériel qui devait préparer les actes). Cette
étape de sa vie (l’apprentissage du métier de notaire, les études de
droit) explique l’intérêt de Balzac pour le personnage de l’avocat,
souvent présent dans son œuvre.

Au-delà de ces préoccupations juridiques, Balzac affirme déjà


son goût pour la philosophie et aussi une vocation littéraire. Pour
confirmer cette dernière, sa famille lui propose un délai d’un an et
l’installe dans une mansarde. L’expérience du début littéraire s’avère
plutôt douloureuse: une tragédie en cinq actes, en vers alexandrins –
Cromwell (1821) – qui est un échec. Pire que cela, l’académicien
auquel le jeune Balzac fait lire sa pièce a un verdict brutal pour son
père: Votre fils peut faire n’importe quoi, sauf de la littérature…

Après l’échec de sa tragédie, Balzac se tourne vers le roman,


publiant sous différents pseudonymes une série d’ouvrages où il
essaie de se plier au goût du temps: romans d’aventures.

En 1821, il rencontre l’une des deux femmes importantes de sa


La vie privée vie: Mme de Berny, beaucoup plus âgée que lui, mais une vraie
confidente, initiatrice du jeune romancier. Balzac avait besoin de
cette tendresse féminine qui lui avait tant fait défaut auprès de sa
67
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

mère; c’est pourquoi il écrivait à Laure “Ma pauvre maman…” En


effet, cette femme l’encourage vivement à s’intéresser aux mœurs et
au goût de l’ancien régime. C’est toujors elle qui le pousse vers les
affaires, mais cette initiative aboutit finalement à un désastre
financier. Honoré de Balzac, associé tout d’abord à un libraire,
ensuite propriétaire d’une imprimerie (rue Visconti) a de grands
projets: il veut publier, par exemple, l’œuvre complète de Molière.

Pourtant, la “grande expérience” des affaires sera pour Balzac


un échec total: il reste endetté toute sa vie (près de cent mille francs
de dettes sera un lourd souci pour l’écrivain). De cette tentative
échouée, l’écrivain va garder tout de même une passion des chiffres,
qui bénéficient d’un lieu spécial dans ses romans.

En 1830, Balzac est introduit par la duchesse d’Abrantès dans


les salons à la mode, il entre également dans le cercle du grand
patron de prese Émile de Girardin, collabore à de nombreuses
publications, et se livre à toutes les exubérances de la vie mondaine,
Madame Eve à toutes les griseries du succès. C’est à cette époque (le 7
Hanska, l’Etrangère, novembre 1832) que Balzac reçoit la première lettre anonyme de la
la femme de sa vie
part d’une admiratrice qui entrait dans la vie du romancier et allait
être l’Étrangère (Madame Hanska), une comtesse polonaise, mariée,
qui l’admire et qu’il rencontre pour la première fois en Suisse, en
1833. C’est la deuxième femme qui a traversé sa vie, une femme
mystérieuse (Balzac n’a jamais su sa date de naissance, par
exemple), qui lui écrivait seulement quatre lettres par an. En 1841,
son mari meurt et la correspondance Balzac-Hanska s’amplifie (il y
avait plusieurs volumes). L’écrivain fait plusieurs voyages en Europe
pour l’accompagner. En 1850, Balzac épouse Mme de Hanska, mais
quelques mois après, l’écrivain, épuisé par le travail et sa maladie de
cœur, meurt à Paris, à l’âge de 51 ans. Malheureusement, la
correspondance témoignant du grand amour du romancier et de
l’Étrangère n’existe plus (les lettres de Balzac pour Mme Hanska ont
été brûlées par son fils, et celles de Mme Hanska pour l’écrivain ont
été détruites par une ménagère). Citons un fragment d’une de ces
lettres de l’écrivain pour la femme qu’il a tant aimée, Mme Hanska:

Dis-toi que tu es aimée comme aucune femme ne l’est. Vois,


par tous les ravages que tu fais dans ma pauvre maison, dans ma
tête, dans mon cœur, à quel point tu y es tout, la fleur et le fruit, la
force et la faiblesse, le plaisir et la douleur... la richesse, le bonheur,
l’espérance, toutes les belles et bonnes choses humaines, même la
religion.Je n’ose pas te dire que tu es autant que Dieu car je crois
que tu es plus encore.

68
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

Pour en savoir plus

Avant de pouvoir vivre tel qu’il rêvait, Balzac s’enfermait,


attaché à sa table de travail: couché vers six heures ou sept
heures du soir, il se faisait réveiller à une heure du matin et
travaillait jusqu’à huit heures. Le silence de la nuit était propice
à la création qui naissait sous la plume de corbeau, à la
lumière des six bougies du candélabre et sous la stimulation
du café fort. Balzac, en robe de bure, serrée à la taille par une
cordelière comme un habit de moine, se reposait une heure et
demie et recommençait à travailler jusqu’à quatre heures de
l’après-midi. Alors il prenait un bain, recevait ou sortait et après
dîner se recouchait.

Lorsqu’il ne travaillait pas, il sortait pour “observer les


mœurs du faubourg, ses habitants et leurs caractères.” Il se
mêlait à eux, tâchait à pénétrer leur vie. “Chez moi,
l’observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l’âme
sans négliger le corps; ou plutôt elle saisissait si bien les
détails extérieurs qu’elle allait sur-le-champ au-delà; elle me
donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur laquelle
elle s’exerçait, en me permettant de me substituer à lui comme
le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l’âme des
personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles.”

6.2 Balzac et la création du roman moderne

Honoré de Balzac incarne le type de l’écrivain doué, énergique,


débordant d’une vitalité issue du commun, qui explique d’ailleurs la
densité de son œuvre.

Une nouvelle Balzac a révolutionné la nature et la structure du roman


substance français. Il propose une nouvelle substance romanesque, en
romanesque modifiant à la fois le discours narratif. Les préfaces de ses romans
sont, elles aussi, rédigées d’une telle manière que l’écrivain parle en
son nom, s’adresse à un destinataire, à un public, ces textes
témoignant d’un vrai caractère explicatif, justificatif, persuasif,
didactique. Les deux préfaces - Introduction aux Études
philosophiques (1834) et Introduction aux Études de mœurs (toutes
les deux signées par Félix Davin), de même que les préfaces des
romans Le Père Goriot, Le Cabinet des antiques sont un type de
métadiscours incorporé.

Honoré de Balzac y expose ses théories romanesques,


L’homme dans la
vision de Balzac
influencées, sans doute, par la naissance au XIXe siècle de la
sociologie, car l’écrivain s’efforce d’expliquer l’homme en fonction de
son milieu social. La Comédie humaine n’est qu’un effort
gigantesque de trouver une relation entre l’humanité et l’animalité,

69
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

parce que, selon Balzac, l’homme est le seul animal qui soit diversifié
en fonction du milieu.

C’est ainsi qu’apparaît, chez Balzac, une nouvelle catégorie de


sujets, appartenant à la vie quotidienne. La Comédie humaine réalise
d’ailleurs un vaste panorama de toutes les espèces sociales. En
outre, Balzac est le premier écrivain à grouper ses personnages en
séries paradigmatiques, à démontrer que les mœurs sont plus
importantes que l’histoire des grandes personnalités. De ce point de
vue, Balzac est un historien des mentalités avant la lettre, car il
s’intéresse déjà au devenir des masses, à leur psychologie. Balzac
était conscient de la nouveauté de sa perspective, parce qu’il
reprochait à Walter Scott de ne pas avoir donné une synthèse des
mœurs; en effet, Balzac était fasciné par cette tentative de
reconstituer l’inconscient collectif, tout comme il était fasciné par la
paléontologie, qui faisait reconstituer l’animal à partir d’une dent…

Selon Balzac, la littérature doit représenter la réalité sociale, elle


La littérature comme est comme un miroir où la réalité veut se réfléchir. Ce miroir est
représentation de la
conçu de manière concentrique. En plus, il y a toujours une
réalité sociale
transitivité du texte, car la littérature ne doit pas copier la réalité, mais
la transfigurer. Ainsi le roman devient-il une image plus véridique et
plus profonde que la réalité elle-même.

L’ensemble de l’œuvre balzacienne présente l’unité des


phénomènes qui sont issus d’une causalité universelle. Balzac fait
lui-même la division de sa création romanesque, en séquences
distinctes, qu’il nomme “scènes”: de la vie privée, de province,
parisienne, politique, militaire et de la campagne.

Il y a dans l’organisation de cette matière romanesque une


volonté de connaître le monde en profondeur, mais aussi en totalité.
Pourtant, pour ce qui est des personnages, Balzac garde la
conviction que les hommes heureux n’ont pas d’histoire…

Conformément à l’ambition affirmée dans l’Avant-propos de


1842 à la Comédie humaine, l’écrivain sera le secrétaire de la
société française, l’historien, donc une sorte de conteur des drames
de la vie intime, l’archéologie du mobilier social, l’enregistreur du
bien et du mal. L’auteur voit le roman comme un genre mineur qu’il
faut revitaliser et ennoblir. Quant à l’histoire, elle ne lui semble que
constituée de “sèches et rebutantes nomenclatures de faits” et se
résume pratiquement à la “chronologie, histoire des sots”. Une
véritable histoire des mœurs fait défaut: c’est cette lacune que
Balzac va combler, avant Zola:

Le hasard est le plus grand romancier du monde: pour être


L’écrivain, secrétaire fécond, il n’y a qu’à l’étudier. /…/ En dressant l’inventaire des vices et
de la société des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en
française
peignant les caractères, en choisissant les événements principaux
de la société, en composant des types par la réunion des traits de
plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire

70
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs. (Avant-


propos de La Comédie humaine)

Dans cette perspective, la Comédie humaine poursuit une autre


grande idée, née de la “comparaison entre l’Humanité et l’Animalité”,
entre la société et la nature, entre les espèces sociales et les
espèces zoologiques: on peut faire la distinction entre “un ouvrier, un
administrateur, un avocat, un oisif” aussi bien qu’entre “le loup, le
lion, l’âne, le corbeau”. Cette “optique d’entomologiste” conditionne
les innombrables pages que Balzac consacre à décrire, car les
objets et le paraître représentent la pensée et la nature de chaque
individu. L’écrivain “dresse l’inventaire”.

Les dimensions En une trentaine d’années, Balzac a produit une œuvre de taille
impressionnantes de impressionnante. Ce gigantisme est à la mesure de son créateur,
l’œuvre balzacienne bourreau de travail, homme d’appétits, d’énergie, de passion, qui
rédigeait parfois jusqu’à vingt heures par jour, en se maintenant en
éveil par des “torrents de café”.

La Comédie humaine, qui rassemble la quasi-totalité de la


production balzacienne, est immense. Elle embrasse une période
historique qui va, pour l’essentiel, de 1789 à 1850, mais peut
digresser dans un passé plus lointain, au XVIesiècle, voire au
XIVesiècle (Les Proscrits). Les lieux évoqués sont aussi fort divers: la
Suisse, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie; et si Paris sert de point de
convergence, les personnages provinciaux apparaissent aussi:
Charente, Bourgogne, Champagne, vallée de la Loire, Corse ou
Alsace.

6.3 Eugénie Grandet, roman exemplaire de la Comédie humaine

Le roman Eugénie Grandet (1833) a longtemps passé pour le


chef-d’œuvre de Balzac. Ce sont les critiques contemporains de
Balzac, qui, à l’imitation de Sainte-Beuve, ont professé une
admiration sans réserve devant ce petit roman parfait, auquel ils se
référaient avec nostalgie chaque fois que paraissait une nouvelle
œuvre de Balzac.

Cette prédilection qui semblait ignorer la valeur de l’ensemble


de son œuvre, a irrité Balzac, tout comme le succès éclatant de
Madame Bovary avait engendré un désintérêt pour le reste de la
création flaubertienne et l’amertume de l’auteur lui-même.

Dans ce roman balzacien il existe au moins deux personnages


Le thème du temps extraordinaires: Félix Grandet, le génie de la spéculation et Eugénie
Grandet, la fille naïve et amoureuse, fidèle et honnête. Il faut y
ajouter, bien sûr, le type de la domestique “monstrueuse” Nanon, qui
a un dévouement aveugle pour son maître, tout comme c’est aussi le
cas de Félicité, le personnage de la nouvelle flaubertienne Un cœur
simple (du volume Trois Contes).

71
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

En réalité, le vrai thème du roman Eugénie Grandet est le


temps, qui s’écoule sans apporter le bonheur. La monomanie (la
passion de l’argent) n’atteint pas seulement le vieux tonnelier, mais
aussi sa fille, qui renonce à jamais à l’espoir d’être acceptée par son
cousin parisien, Charles.

De plus, Eugénie Grandet est le roman de l’attente perpétuelle


(sauf quelques épisodes: l’arrivée de Charles, qui bouscule le calme
de la vie de province, son départ, la mort de Mme Grandet). Même la
mort du père Grandet n’est qu’une ondulation, presque
Définition du imperceptible, dans le déroulement du roman. Le décor ne change
personnage-clé point, seulement les visages des gens qui vieillissent et leurs
illusions aussi. Eugénie reprend involontairement l’aspect
vestimentaire de sa pauvre mère (qui portait tout le temps la même
robe grise), ensuite le regard de son père et même sa voix. Elle
acquiert aussi, à son insu, les tics verbaux de Félix Grandet (par
exemple, nous verrons cela).

Le vrai héritage est celui du malheur, car, malgré son cortège de


bienfaits, malgré la grandeur de son âme, Eugénie, faite pour être
magnifiquement épouse et mère, n’a ni mari, ni enfants, ni famille.
Seule, ses espoirs brisés, Eugénie constate que l’unique amour dont
elle bénéficie véritablement est celui de Nanon.

Dans sa postface, rédigée en octobre 1833, Balzac définissait


lui-même son personnage:

Parmi les femmes, Eugénie Grandet sera peut-être un type,


celui des dévouements jetés à travers les orages du monde et qui s’y
engloutissent comme une noble statue enlevée à la Grèce et qui
pendant le transport, tombe à la mer où elle demeurera toujours
ignorée.

6.4 Le Lys dans la vallée, un roman balzacien particulier

Il importe de prendre en considération un autre repère


significatif de la création balzacienne. Il s’agit d’un roman singulier
parmi tous les autres, un roman d’apprentissage, une vraie
“éducation sentimentale”. L’élément autobiographique y est
richement présent: dans le décor de la belle Touraine et de la vallée
de la la Loire se développe, petit à petit, une grande passion; ébloui
par le charme inouï d’Henriette de Mortsauf qu’il rencontre à un bal,
Félix de Vandenesse s’éprend éperdument de celle-ci. C’est en effet,
comme dans le roman personnel de Benjamin Constant, Adolphe, la
transfiguration d’un amour de l’écrivain – celui de Balzac pour Mme
de Berny.

Le Lys dans la vallée reprend le thème de l’amour absolu, de la


Le thème de passion folle et interdite: Il est dans la nature des effets dont les
l’amour absolu signifiances sont sans bornes, et qui s’élèvent à la hauteur des plus
grandes conceptions morales.

72
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

C’est l’idéal de Balzac de créer l’image d’une femme


merveilleuse, belle et vertueuse, sensible et profonde. Selon Mme de
Mortsauf, l’amour véritable est éternel, infini, toujours semblable à
lui-même; il est égal est pur, sans démonstrations violentes; il se voit
en cheveux blancs, toujours jeune de cœur.

En plus, dans ce roman, l’écrivain a voulu démontrer la valeur


du paysage dans la littérature. La nature, par son charme exquis,
peut donner le cadre propice pour une passion très grande. Il y a,
avant la lettre, l’ébauche de la correspondance, comme principe
fondamental de l’œuvre baudelairienne. Au-delà de cette histoire de
la femme mal mariée, qui connaît enfin son grand amour, Balzac
veut faire un éloge à son pays natal:

Ne me demandez plus pourquoi j’aime la Touraine; je ne l’aime


ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oisis dans le
désert, je l’aime comme un artiste aime l’art; / …/ sans la Touraine,
peut-être ne vivrais-je plus.

Malheureusement, l’amour né de la beauté du paysage ne dure


plus au-delà de ses frontières. À Paris, Félix Vandenesse cède à une
Anglaise (lady Dudley), pour la raison de renforcer sa carrière. Mme
de Mortsauf ne peut pas supporter la trahison. Elle s’éteint par
chagrin. Sans son partenaire, le paysage de la vallée lui est funeste.
Ce lys éphémère meurt discrètement, comme une victime innocente
et résignée…

Idées à retenir:

Etudiez le commentaire de Théophile Gautier (fig. 6.4) sur Le


Lys dans la vallée:

Le Lys dans la vallée tient, parmi l’œuvre de Balzac, toute


proportion gardée, la place du Cantique des Cantiques dans la
Bible; c’est la montagne des aromates du Liban transplantée
au sein de la Touraine, et la magnificence des poésies
orientales prodiguée pour un amour obscur. L’auteur a fait à
son lys une lumineuse atmosphère avec les souffles tremblants
de la brise, les rougeurs pudiques de l’aurore et les brumes
bleuâtres de l’encens; il a trouvé pour le peindre de ces tons
blancs comme en ont les anges de Swedenborg. Cette histoire
psychologique, dont les événements consistent en un
serrement de main furtif, une inflexion de voix plus ou moins
attendrie, un battement de cœur aussitôt étouffé, demandait,
pour être fixée sous la forme du roman, l’immense puissance
de cristallisation que possédait Balzac; lui seul a pu en faire un
livre.
Figure 6.4
La Presse, 20 juin 1853 (v. Darcos, DARCOS, Xavier, AGARD,
Brigitte, BOIREAU, Marie-France, Le XIXe siècle en littérature,
Paris, Hachette, 1986, pp. 229).

73
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

Swedenborg, mystique et visionnaire suédois (1688-1772) qui


imposa la doctrine de la communication des esprits. Balzac était
un grand admirateur de ce “théosophe”.

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur la


Comédie humaine de Balzac. Vérifiez si vous avez retenu
certains détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés
du test d’autoévaluation”.

1. Qu’est-ce que vous savez sur le début de la carrière de


Balzac ?

2. Quel type de femme incarne Eugénie Grandet ?

3. Par quoi le roman Le Lys dans la vallée est-il distinct dans


l’œuvre balzacienne ?

74
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

6.5 D’autres repères romanesques dans la Comédie humaine

Un autre personnage qui se remarque par son extrême


délicatesse est Ursule Mirouët, qui donne aussi le titre du roman,
paru en 1841. Cette œuvre présente un drame juridique, mais par
Le surnaturel,
rapport à Eugénie Grandet, qui subit la même épreuve, Ursule est la
source d’inspiration
romanesque
“sœur” heureuse de celle-ci. Le docteur Minoret avait laissé à sa
petite nièce, Ursule, sa fortune. Le testament est volé par son neveu
(Levrault Minoret), qui persécute la vraie héritière. Pour la sauver,
son protecteur, l’oncle décédé, fait son apparition... Le livre est pour
Balzac l’occasion de traiter le surnaturel, qui le fascinait (c’est un
sujet qui a fasciné aussi Victor Hugo, surtout après la mort de sa fille
aînée, Léopoldine); de l’autre côté, il y a le thème de la religion
catholique bénéfique.

Cette conception de Balzac est également visible dans les


romans Le Médecin de campagne (1833) et Le Curé de village
(1839) et apparaît clairement formulé dans le fameux Avant-Propos
(1842): l’église catholique est une force politique, destinée à soutenir
la monarchie et à assurer la cohérence, la stabilité et la hiérarchie du
corps social. La religion, écrit Balzac dans le roman La Duchesse de
Langeais (1834-1835) est la liaison des principes conservateurs qui
permet aux richards de vivre tranquillement. La religion, croit le
romancier, est intimement liée à la propriété. Seuls les principes de
la religion catholique peuvent guérir les maladies qui dévorent le
corps social. (Le Curé de village)

Ainsi s’explique-t-elle, cette conversion du docteur Minoret, ses


apparitions après la mort. En tout cas, Ursule Mirouët est la seule
œuvre de la division Études de moeurs, où le surnaturel intervienne
en action. Balzac, lui, n’a pas été un mystique; il voulait tout
simplement rendre la connaissance du monde moins opaque.

Quant au roman La Cousine Bette, il est encore une preuve


d’amour pour Mme Hanska, à laquelle Balzac écrivait: Il y a dans la
Cousine Bette bien des lignes dictées par toi. Les reconnaîtras-tu?
Oui, ton cœur battra; tu te diras: ceci a été écrit pour moi. Je suis ce
qu’il démontre être la rareté féminine; le dévouement, la pitié, la vertu
La cousine Bette, et le plaisir! Aie bien de l’orgueil, car je pense tout cela de toi, et,
type de la vieille sans toi, je ne l’aurais pas inventé.
fille
En effet, l’amour est le grand thème de ce roman et tous les
personnages de La Cousine Bette sont plus ou moins des victimes
de l’amour. Lisbeth Fischer, la cousine Bette, reste le type de la
vieille fille aigrie et envieuse que rongent intérieurement ses
rancœurs et ses jalousies: La jalousie formait la base de ce
caractère plein d’excentricités. Sa victime est sa belle et aimable
cousine Adeline qui a épousé le baron Hulot d’Ervy. L’étrange
Lisbeth est cependant capable d’un dévouement aussi féroce
qu’étouffant: l’objet de cette passion, le comte Wenceslas Steinbock,
qu’elle a sauvé de la solitude et du désespoir de l’exil, va lui
échapper par son mariage avec la fille de Hulot et c’est sur cette
75
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

dernière que va se concentrer la haine de la vieille fille; instrument de


malheur et de débauche, elle va jeter Steinbock et Hulot dans les
bras de Valérie Marneffe, une authentique et avide courtisane.

Ce personnage de Valérie Marneffe est la seule création


purement sensuelle de l’œuvre: assez remarquable qu’elle surgisse
de la plume de Balzac en ce moment de sa vie où la séparation
d’avec Eve Hanska tourne à l’obsession physique. Gaëtan Picon
(Balzac par lui-même) interprète cette figure féminine comme
l’incarnation d’un “fantôme de ces nuits solitaires après lesquels,
écrit-il à Eve, il se trouve “investi d’une énorme puissance
magnétique”. Etude de la jalousie donc, mais aussi roman de la vie
française, La Cousine Bette propose un personnage significatif par
cette force démoniaque que l’auteur discerne dans le fond obscur du
cœur de l’homme.

Il reste à mentionner le personnage de Louis Lambert (1832) et


du roman La Recherche de l’absolu (1834) pour parler de l’être
passionnel, dont l’intelligence touche parfois le génie. À vrai dire,
Louis Lambert, tout comme l’antiquaire Balthazar Claës du récit La
Peau de chagrin (1831), veut découvrir une substance commune à
toutes les créations, modifiées par une force unique.

“Vouloir” et “pouvoir” sont les deux espérances et les deux


malédictions de la condition humaine. Pour échapper à ce dilemme,
”vouloir”, ”pouvoir”,
le génie doit s’inscrire sur la voie ascétique du “savoir”. Balzac
”savoir”, les verbes- croyait que chaque homme possède une énergie vitale, qui se
clé balzaciens consume par sa vie, par son activité. L’excès de passion, de pensée,
d’action fait diminuer proportionnellement cette énergie vitale. C’est
effectivement le sens de la peau de chagrin, qui était, dans la vision
de l’auteur, la plaque tournante entre les Études de mœurs et les
Études philosophiques. C’est le mythe de la recherche perpétuelle et
de la découverte de l’Absolu. C’est l’idéal même de Balzac qui
voulait pousser, le plus possible, les limites de la connaissance.
D’ailleurs, tout le problème est là, affirme Albert Béguin: il faut forcer
la muraille du possible, la rendre transparente.

Dans cet effort gigantesque, Honoré de Balzac a épuisé vite sa


peau de chagrin, en réalisant une littérature à composer une
bibliothèque entière (en 20 ans, il a publié 90 romans et nouvelles,
30 contes, 5 pièces de théâtre). En effet, on ne peut être lecteur
passionné sans retrouver au moins une trace de Balzac…

L’écrivain avait lui-même un culte de la lecture. En caractérisant


le personnage de Louis Lambert, la lecture est présentée comme
une espèce de faim que rien ne peut assouvir, c’est pourquoi on
dévore des livres de tout genre, œuvres religieuses, d’histoire, de
philosophie et de physique. Louis Lambert éprouvait d’incroyables
délices en lisant des dictionnaires, à défaut d’autres ouvrages,
comme un écolier qui trouve du plaisir à chercher le sens probable
d’un substantif inconnu.

76
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

Les clés du test d’autoévaluation


Réponses et commentaires:

1. Le début de la carrière de Balzac est plutôt une prémisse


de l’échec, si l’on pense au verdict de l’académicien qui a
affirmé devant le père du futur écrivain que son fils pouvait
faire n’importe quoi, sauf de la littérature (le texte présenté à ce
spécialiste, en 1821, était une pièce de théâtre, Cromwell, en
cinq actes, en alexandrins).

2. Eugénie Grandet incarne le type de la fille naïve, modeste,


sincère, soumise à son père; elle est également le symbole de
la femme mal mariée, de la femme frustrée, qui ne connaît
point la vraie passion et se sacrifie, en obéissant aux préjugés
et aux contraintes bourgeoises.

3. Le roman Le Lys dans la vallée est le seul récit poétique


de la Comédie humaine, ayant de forts accents
autobiographiques (le personnage féminin, Mme de Mortsauf,
est inspiré par Mme de Berny, l’une des femmes qui ont
influencé profondément la vie de l’écrivain); en même temps, le
roman est un éloge à la région natale de l’auteur, la Touraine,
et Balzac y donne la mesure de son talent en présentant les
vertus de la nature.

Test de contrôle 6

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 6.


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de
faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test
à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom,
votre prénom et votre adresse personnelle sur la première
page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro
du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec
les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Commentez ce propos de Mme de Mortsauf, l’héroïne du


roman Le Lys dans la vallée:

Croyez-le, le véritable amour est éternel, infini, toujours


semblable à lui-même; il est égal et pur, sans démonstrations
violentes; il se voit en cheveux blancs, toujours jeune du
cœur.

(15 - 18 lignes; 5 points)


77
Honoré de Balzac et la Comédie humaine

2. Commentez l’appréciation de Baudelaire sur Balzac et son


œuvre:

Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il


était animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussi
profondément colorées que les rêves.

(15 - 18 lignes; 5 points)

Références bibliographiques:

ION, Angela, Histoire de la littérature française, XIXe siècle, Balzac,


3e édition, TUB, 1975, pp.129-134..

Magazine littéraire, Balzac, numéro 373 – février 1999.

DARCOS, Xavier, AGARD, Brigitte, BOIREAU, Marie-France, Le


XIXe siècle en littérature, Paris, Hachette, collection “Perspectives et
confrontations”, 1986, pp. 206-210.

78
Les innovations du roman balzacien

Unité d’apprentissage 7

LES INNOVATIONS DU ROMAN BALZACIEN

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 7 79


7.1 Balzac, créateur du roman français moderne 80
7.2 Les innovations du roman balzacien: le modèle narratif 81
Test d’autoévaluation 84
7.3 La Comédie humaine, originalité de la construction 85
7.4 Conclusion sur la vaste entreprise romanesque de Balzac 88
Les clés du test d’autoévaluation 89
Test de contrôle 7 90
Références bibliographiques 90

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 7

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y
sont proposés, vous serez capables de:

• repérer les éléments du roman balzacien;

• présenter les principales innovations dans les romans balzaciens;

• faire ressortir l’originalité de la Comédie humaine;

• mettre en évidence la conception de Balzac sur le narrateur, le


personnage et son milieu.

79
Les innovations du roman balzacien

7.1 Balzac, créateur du roman français moderne

A l’occasion de la célébration du bicentenaire Balzac (fig. 7.1),


le critique Pierre-Marc de Biasi invitait tout le monde à se réjouir de
l’”inoxydable jeunese” de cet écrivain, qui a dominé le XIXe siècle par
la force de son œuvre – monument énorme, constamment revisité.
Nous sommes donc invités à connaître un autre Balzac, celui des
frontières et des marges, l’écrivain des œuvres dispersées, les zones
d’ombre de la Comédie humaine, le Balzac des écrivains
d’aujourd’hui, un Balzac à venir, à l’état naissant. (Magazine
littéraire, numéro 373, février 1999, p.18)

Afin de bien comprendre la “jeunesse” de Balzac, il faut mettre


en évidence l’importance de l’écrivain pour le développement de la
prose moderne, les qualités exceptionnelles de son ensemble
Figure 7.1 romanesque, phénomène sans aucune analogie jusqu’à son
apparition.

La plupart des commentateurs de la Comédie humaine


considèrent le phénomène Balzac le “grand carrefour” de l’histoire du
roman français, “un terme de référence obligatoire” pour ceux qui
veulent donner une définition du roman, ou bien étudier l’évolution du
genre romanesque.

Balzac est l’un des plus grands romanciers du XIXe siècle, tout
Balzac, ”Prométhée comme Stendhal ou Flaubert. André Maurois observait que Stendhal
moderne”, créateur a plus de style et plus d’étincelante poésie, sans doute, mais
d’une vraie Stendhal ne projette en ses personnages que son monde intérieur.
”cathédrale”, La Balzac, lui, a créé tout un monde, qui est à la fois celui de son temps
Comédie humaine et celui de tous les temps. Flaubert a engendré quelques types
durables: Madame Bovary, Homais, Frédéric Moreau, Madame
Arnoux, Bouvard et Pécuchet, mais Balzac, en vrai “concurrent de
l’état civil”, a peint deux mille hommes et femmes qui sont devenus,
pour les balzaciens, plus vivants que les vivants.

Tout d’abord, celle-ci semble la qualité maîtresse de Balzac,


être un “Prométhée moderne”, créateur d’une vraie cathédrale, la
Comédie humaine, édifice comprenant presque cent romans et
nouvelles (auxquels s’ajoutent les Contes drolatiques et les pièces
de théâtre). Le lecteur qui voudrait aboutir à la compréhension de
cette vaste œuvre devrait la parcourir entièrement et aussi lire
attentivement les préfaces de chaque roman, de même que l’Avant-
propos de 1842, où Balzac explique son but:

La société française allait être l’historien, je ne devais être que


le secrétaire.

En effet, le discours préfaciel est très important chez Balzac,


comme l’a été aussi pour Victor Hugo, car le texte des préfaces
représente une vraie méditation de l’écrivain à l’égard de sa création;
d’un côté, il se propose de présenter une théorie, une poétique du
roman, et, de l’autre côté, il essaie de créer un nouveau type de
80
Les innovations du roman balzacien

L’importance du
lecteur, qui arrive à collaborer avec l’auteur, qui soit un interlocuteur
discours préfaciel averti de celui-ci.

Par conséquent, Honoré de Balzac offre à un lecteur, infatigable


comme lui, le vaste panorama de l’histoire contemporaine, observant
et analysant la société où il vivait; ainsi, Balzac rompt-il avec le
roman traditionnel qui préférait les sujets du passé ou bien l’histoire
des personnalités (il ne faut pas oublier qu’à l’époque de l’écrivain le
mythe de Napoléon était encore vivant).

Quant à Balzac, il préfère les réalités sociales quotidiennes,


l’histoire des gens qui mènent leur existence quasi-anonyme à Paris
ou en province. Il s’intéresse surtout aux mœurs, chose qui assure au
roman une place honorable dans la littérature, selon les affirmations
de Félix Davin, le signataire de l’Introduction aux Études
Chaque roman est philosophiques.
un ”chapitre” de la
société Honoré de Balzac écrit dans la préface de son livre Illusions
perdues que “chaque roman n’est qu’un chapitre de la société”, pour
conclure dans son Avant-propos:

L’immensité d’un plan qui embrasse à la fois l’histoire et la


critique de la société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses
principes, m’autorise, je crois, à donner à mon ouvrage le titre sous
lequel il paraît aujourd’hui: La Comédie humaine. Est-ce ambitieux?
N’est-ce que juste? C’est ce que, l’ouvrage terminé, le public
décidera.

C’est avec Balzac que le roman devient “total”, “absolu”, pour


reprendre quelques-unes des épithètes imposées par la critique.

7.2 Les innovations du roman balzacien: le modèle narratif

Honoré de Balzac propose un modèle narratif spécifique, qui


offre un rythme progressif à l’écoulement romanesque. Il y avait une
tutelle du dramatique sur le narratif jusqu’à Balzac (Aristote lui-même
montrait le caractère mimétique de la littérature dramatique). Quant à
la littérature épique, elle introduit un intermédiaire qui est le narrateur
(c’est lui qui fait l’exposition des causes, la relation des effets). Chez
Balzac, on constate aussi une accélération de la vitesse narrative.

Par conséquent, Charles Baudelaire avait pleinement raison


quand il considérait que l’auteur de la Comédie humaine était un
“visionnaire”: J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de
Balzac fût de passer pour un observateur; il m’avait toujours semblé
que son principal mérite était d’être visionnaire et visionnaire
passionné.

Réalisme, mais réalisme “truqué”. En plus, l’imagination de


Balzac était celle d’un romantique. Il a vécu vraiment avec ce monde
enfanté par son cerveau comme il aurait vécu dans un monde réel.
Ses contemporains s’amusaient à répéter qu’il ne distinguait plus
81
Les innovations du roman balzacien

bien entre ses amis vivants et les créatures de sa pensée. Il a vu très


souvent ces créatures avec une sorte de lyrisme. Capable des
peintures les plus strictement fidèles, les plus proches de la vie
médiocre, il tend sans cesse vers des symboles. Ses personnages
semblent des forces de la destinée. La Comédie humaine se
transpose parfois en une sorte de métaphysique de la vie. En tout
cas, Balzac a eu, comme Hugo, la suprême ambition de la totalité.
Ecrite dans des conditions d’une rapidité exceptionnelle, son œuvre
acquiert les marques d’un style dense, avec des “grâces
éléphantesques” (Julien Gracq) et témoigne des rêves et des
frustrations de l’auteur lui-même.

En effet, Balzac croyait que le roman peut tout décrire et le


romancier peut toucher à tous les domaines de la connaissance,
aussi bien les arts que les mœurs, l’histoire, les sciences, la
philosophie. Cette chose fascinait effectivement Balzac, qui s’était
intéressé, dès le début de sa carrière, à la philosophie, à la biologie
(d’où le parallèle “espèce biologique” – “espèce sociale”), à la
sociologie, à l’histoire. D’ailleurs, le concept de milieu apparaît pour
la première fois chez Balzac, avec son sens sociologique, écrit Érich
Auerbach et représente la première grande innovation que l’auteur
de la Comédie humaine a introduite dans le roman.

Le concept de milieu dans l’acception balzacienne indique un


rapport de détermination, suggéré par la description détaillée des
quartiers, des maisons, de même que de tous les objets significatifs
pour renvoyer à l’appartenance du personnage à une catégorie ou
une classe sociale.

Le détail focalisé, la passion de la description constitue une


autre innovation de Balzac-romancier. Sans son aptitude à décrire
Le rôle de la
les objets avec une acuité qui les transperce, aurions-nous ses
description chez visions? (Lucette Finas, “Il a osé le style” in Magazine littéraire, op.
Balzac – un ”voyage cit., p.151). Michel Butor observe, lui aussi, que les descriptions sont
à travers des objets” “de vrais voyages dans le monde des objets et des personnages
balzaciens”. Comme en se servant d’une caméra, l’écrivain nous
découvre un univers et lorsqu’il décrit l’ameublement d’un salon, il
veut nous raconter l’histoire de la famille qui l’occupe. Dans son
étude Philosophie de l’ameublement, Michel Butor remarque la
prédilection de Balzac pour les objets détériorés. (Répertoire, II,
Paris, Éditions de Minuit, 1964, p.47, cité par A. Ion, Balzac, TUB,
1975, p. 105)

Rappelons-nous, par exemple, la fameuse description de la


pension de Madame Vauquer, présentée dans le roman Le Père
Goriot (1835). Là règne la misère sans poésie, une misère économe,
concentrée et râpée, qui trouve un correspondant direct dans le
caractère de Mme Vauquer. Chaque objet évoque un cadre d’où
manque toute harmonie, tout respect pour la propreté concrète ou
abstraite (morale). Les mêmes observations sont valables pour le
cas de père Grandet et de sa maison.

82
Les innovations du roman balzacien

Mais la description est souvent “la mémoire du texte”,


surmontant le niveau traditionnel de l’ornemental. Balzac demande
au lecteur: Vous vous rappelez la rue…? C’est un moyen qui se
subordonne à la fonction narrative, une manière de faire appel au
savoir du lecteur (déjà acquis), ou bien d’enrichir continuellement ce
savoir du lecteur.

Balzac, l’auteur On se pose le problème qui voit et qui parle dans les romans de
omniscient, Balzac. Il y a le type de l‘auteur omniscient, situé au-dehors du texte,
infatigable guide du la fonction du narrateur extra-diégétique étant donc triple: fonction
lecteur narrative proprement-dite, fonction communicative (l’écrivain
s’adresse fréquemment au lecteur) et idéologique (le romancier
transmet un savoir encyclopédique – c’est la fonction digressive de
l’auteur). Quelquefois, la description s’interrompt pour des
digressions réflexives, comme si Balzac veut tout dire, sur n’importe
quel sujet. Quand il coupe le fil du récit c’est toujours avec l’intention
d’enrichir l’univers épistémique de son lecteur. C’est – pour faire une
comparaison suggestive – comme un père dévoué à son fils ou un
maître à son disciple: il fait tout pour lui apprendre la connaissance
du monde.

Par ailleurs, nous pouvons remarquer une ample exposition des


causes. Le principal procédé utilisé est l’analespse, c’est-à-dire le
retour en arrière à la recherche des causes, car, pour connaître le
présent on doit connaître le passé. L’analepse est nettement séparée
du reste du texte, par des séquences du type: voici comment, voici
pourquoi, telle était l’histoire du père Goriot. En outre, chez Balzac,
c’est une analepse complète, par rapport à d’autres écrivains
(comme Proust, par exemple), où l’analepse n’est que partielle.

Le modèle narratif balzacien serait le suivant: l’incipit (le début


du texte) répondant à trois questions: qui? quand? où? ; cet incipit a
la valeur d’un hors-texte socio-historique, qui présente de l’extérieur
vers l’intérieur la ville, la rue, la maison, les personnages (le procédé
a fait fortune et on le rencontre dans la littérature roumaine chez
George Călinescu, dans le roman Enigma Otiliei). Nous pouvons
remarquer également une ample exposition des causes (par
l’analepse déjà mentionnée), le moment de la crise (c’est-à-dire
l’affrontement dramatique des personnages, occasion pour l’écrivain
de créer de vrais “lieux cybernétiques”, où s’accumulent et se
transmettent les informations – un souper, le foyer d’un théâtre, etc.)

Pourtant, on ne saurait parler d’une introspection des


personnages balzaciens, ceux-ci n’étant pas tentés à explorer leur
moi. A la différence des héros stendhaliens, leur caractérisation est
faite plutôt par un autre personnage ou, plus souvent, par Balzac lui-
même. Félicien Marceau, un des critiques de l’œuvre du romancier,
souligne que les personnages balzaciens sont rarement seuls, leurs
réflexions sont issues plutôt de la conversation (et non de la
méditation), c’est-à-dire les examens de conscience se font
publiquement. Cette réalité fait du héros balzacien un anti-héros
romantique.

83
Les innovations du roman balzacien

Le dernier moment-clé dans le roman de Balzac c’est le


dénouement, très rapide, un vrai coup de foudre, dû au fatalisme du
sort. Balzac accélère le roman vers la fin, dans une vraie
condensation de la chaîne événementielle – un bref récit pour
raconter la fin de l’histoire, par rapport à l’incipit, qui était
extrêmement lent. En effet, le roman balzacien, dans son
déroulement, donne l’image d’un fleuve qui brise les ponts au final…

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur la Comédie


humaine de Balzac. Vérifiez si vous avez retenu certains
détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés du test
d’autoévaluation”.

1. Quelle est l’importance des préfaces des romans


balzaciens?

2. Quel est le rôle de la description dans les romans de


Balzac?

3. Énumérez les éléments du déroulement dans le roman


balzacien.

84
Les innovations du roman balzacien

7.3 La Comédie humaine, originalité de la construction

Le public a salué depuis longtemps la réussite de cette épopée


du genre romanesque, retraçant l’histoire de la vie parisienne et
provinciale depuis la Révolution jusqu’à la fin de la Monarchie de
Juillet. Son souci est triple: décrire, émouvoir, expliquer. Cela ne peut
se faire que dans la dimension de l’imaginaire. Balzac crée un roman
total, capable de plaire au poète, au philosophe, aux masses.
L’intuition de l’écrivain dépasse l’observation pour figurer,
transfigurer et synthétiser le réel. Les romanciers inventent le vrai par
analogie, écrit Balzac dans la préface de La Peau de chagrin (1831).

Ce qui nous impressionne d’emblée chez Honoré de Balzac est


le pouvoir de synthétiser sa grande fresque en trois parties: les
La structure de la Études de mœurs, les Études philosophiques et les Études
Comédie humaine analytiques. Cette subdivision répond à une intention précise, à un
plan mûrement élaboré par l’écrivain. Les Études de mœurs doivent
décrire tous les effets sociaux (lettre à Mme Hanska, 1834), montrer
l’histoire sociale dans toutes les parties. Puis, les Études
philosophiques doivent expliquer la nature des sentiments à leur
naissance: après les effets viendront les causes. (ibid.) Enfin, après
les effets et les causes viennent les principes annoncés dans les
Études analytiques.

Les Études de mœurs sont les plus nombreuses et se


subdivisent en six livres: Scènes de la vie privée, de la vie de
province, de la vie parisienne, de la vie politique, de la vie militaire et
de la vie à la campagne. Les thèmes favoris de ces livres sont le
mariage, la paternité, l’argent, la presse, la vie de Paris, surtout
l’expérience de ces jeunes gens de province qui arrivent dans la
Capitale, animés par l’espoir de s’affirmer, de s’enrichir, de connaître
le succès. Les cas de Rastignac ou de Lucien de Rubempré sont
illustratifs en ce sens.

À cette occasion, on doit souligner l’idée que la grande


innovation de Balzac en ce qui concerne les personnages est le
retour de ceux-ci. La reprise des personnages (comme Rastignac,
Rubempré, Vautrin) assure au système romanesque créé par Balzac
La grande une solide cohésion interne et le procédé représente aussi un
innovation : le retour principe d’économie, étant appliqué pour la première fois dans Le
des personnages Père Goriot. D’après Charles Lecour, l’auteur d’une généalogie des
personnages balzaciens (Les Personnages dans la Comédie
humaine, Paris, Librairie philosophique, Vrin, 1966, pp.8-9, cité par
A. Ion op.cit., p.122), la Comédie humaine compte 2209
personnages, dont 515 apparaissent plusieurs fois, parmi lesquels
certains se retrouvent dans une trentaine d’œuvres (Bianchon,
Rastignac). Il y a seulement une quinzaine d’œuvres dont les
personnages ne se retrouvent plus ailleurs. Parmi les personnages
les plus rencontrés, il y a deux hommes qui reviendront dans 20
volumes: Jacques Collin, dit Vautrin, et Eugène de Rastignac; dans
tous les deux types, l’auteur a mis beaucoup de lui-même.

85
Les innovations du roman balzacien

La récurrence des personnages dans la Comédie humaine


c’est un principe unificateur de l’œuvre et crée l’illusion d’un univers
La typologie des à part, en soi, qui devient familier au lecteur et prend une
personnages consistance plus forte que le monde réel. De ces personnages qui
balzaciens reviennent constamment, Balzac crée des types qui, selon lui,
résument les traits caractéristiques de tous ceux qui se ressemblent
plus ou moins (v. la préface au roman Une ténébreuse affaire). Le
type pour Balzac est la dialectique du général et du particulier –
comme tous les jeunes gens…, comme toutes les villes de province,
comme toutes les rues de Paris – ce sont des formules fréquemment
utilisées par Balzac pour souligner le caractère typique des gens,
des choses, des milieux. Ainsi, le roman balzacien représente-t-il
l’unité dans la diversité.

Les types les plus fréquents dans les romans de Balzac formes
des séries paradigmatiques: les banquiers (Nucingen, Keller), les
commerçants (Goriot, Grandet, Birotteau, Popinot), les juges, les
notaires, les avoués (Cruchot, Derville), les aristocrates de l’ancien
régime (Mortsauf), duchesses et marquises (Antoinette de Langeais,
Diane de Maufrigneuse), les journalistes (Émile Blondet, Raoul
Nathan), dandys (Eugène de Rastignac, Lucien de Rubempré). Ainsi,
le vaste monde balzacien a-t-il comme prémisse la véritable
symbiose entre le personnage et le décor où il vit. Le même décor,
les mêmes passions (l’argent et la chair, pour les hommes); Vautrin
avait cette opinion et le reste était, pour lui, de l’hypocrisie. D’ailleurs,
sauf la ville de Tours, Balzac ne connaissait pas bien les villes qui,
selon lui, se ressemblent.

La Comédie humaine devient finalement un monde qui est


l’exacte métaphore, dans sa consistance et son expansion, de la
réalité sociale et historique. Dans une lettre à Mme de Hanska,
Balzac s’exclamait: Mes romans sont les Mille et Une Nuits de
l’Occident!

Deux idoles fascinent la plupart des personnages: l’argent et


L’argent et Paris, Paris. L’argent – ce dieu moderne – , dont l’importance dans la
deux thèmes destinée des personnages balzaciens est soulignée par Hippolyte
fondamentaux Taine, est le “moteur” des actions de maints personnages. Certains
d’entre eux développent même une monomanie quant à la
possession de l’argent, comme il arrive à Félix Grandet.

Le prototype de l’ambitieux, Vautrin, donne une leçon


d’arivisme, restée célèbre, au plus jeune Rastignac, en faisant la
liaison entre l’argent et Paris. Sa conclusion est visible dans la
phrase: L’honnêteté ne sert à rien. /…/ À Paris, l’honnête homme est
celui qui se tait et refuse de partager.

Paris est le mythe moderne, exploité pour la première fois par


Paris, ville mythique Balzac et ensuite par Zola. Balzac montre donc le premier la
dans les romans de métamorphose de cette ville en métroplole, en insistant sur
Balzac l’archéologie moderne, sur le décor urbain, sur les nouvelles classes
de la bougeoisie et du prolétariat. Il observe – comme Zola plus tard
(v. Au bonheur des Dames) – la création des grands magasins, des
banques, des sociétés par actions.
86
Les innovations du roman balzacien

Bref, Paris est un enfer qu’on aime, selon la formule que Balzac
donne dans le roman Modeste Mignon, un immense mouvement
d’hommes, d’intérêts et d’affaires. Parmi les critiques balzaciens,
Roger Caillois est le premier à avoir analysé la présence de Paris
comme mythe moderne (v. Le Mythe et l’homme, Paris, Gallimard,
1938). Les mots-clé sont “Babylone moderne”, “labyrinthe”, “gouffre”,
“monstre”, “prison”. Paris est l’espace où tout bouge, où se côtoient
les différences sociales les plus criantes, où convergent tous les
aventuriers, cette ville sert de champ clos à tous les grouillements, à
toutes les intrigues, à toutes les manipulations. Ou bien, comme dit
un extrait d’une chronique parue dans Le diable à Paris (1845), à
Paris, là est la liberté de l’intelligence, là est la vie: une vie étrange et
féconde, une vie communicative, une vie chaude, une vie de lézard
et une vie de soleil, une vie artiste et une vie amusante, une vie à
contrastes.

La ville mythique, Paris, est le champ d’action, où toutes les


expériences sont possibles (tout comme dans l’Éducation
sentimentale de Gustave Flaubert). Balzac fait même une théorie
des rues parisiennes, auxquelles il associe des qualités humaines;
ainsi trouve-t-il des rues nobles, simplement honnêtes, assassines,
des rues toujours propres ou toujours sales, des rues ouvrières,
travailleuses, mercantiles, etc, comme le démontre un fragment tiré
Une théorie des du livre Splendeurs et Misères des courtisanes:
rues parisiennes
Ces rues étroites, sombres et boueuses, où s’exercent des
industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une
physionomie mystérieuse et pleine de contrastes.

Pour en savoir plus

Le caractère limité de l’expérience balzacienne correspond à


ce qu’a de limité la France d’alors qui compte et qui fonctionne:
la province retardaire, mais travaillée d’énergies et regardant
vers la capitale; Paris, tombeau de pureté et d’illusions,
Babylone plus que redoutable et productive concentration
urbaine. Le Paris de Balzac est assez le Paris de Vigny:
chaudière intellectuelle et morale plus que cité laborieuse et
fumante. Balzac connaissait bien les statistiques de Charles
Dupin qui déjà, dans ses Forces productrices et commerciales
de la France (1827-1828), signalait l’existence d’une France
développée du Nord et d’une France stationnaire du Midi: c’est
de celle-ci que monteront les Rastignac, tandis que de Paris et
des centres de civilisation partiront vers les provinces
sommeillantes idées neuves, spéculations, commis voyageurs
et envoyés politiques. La dialectique Paris-province n’est ni
une invention ni un gauchissement du roman balzacien.

Source: Pierre Barberis, Balzac: une mythologie réaliste,


Larousse, 1971, in Darcos, op. cit., p.215.

87
Les innovations du roman balzacien

À Paris, la vie est un combat mené comme dans un champ de


bataille, surtout dans le domaine de la presse. Les journalistes
incarnés par les personnages balzaciens (Lousteau, Blondet,
Nathan, Lucien de Rubempré) sont tous cyniques, sans scrupules.
Le journalisme est un enfer, un creuset des mensonges, des envies
et des trahisons. Le journal, reconnaît un personnage (Claude
Vignon), est une boutique où l’on vend au public des paroles de la
couleur dont il les veut. Les journaux sont de “mauvais lieux de la
pensée”, dont Balzac lui-même, par sa propre expérience, avait
connu la force maléfique de corruption et de chantage.

7.4 Conclusions sur la vaste entreprise romanesque de Balzac

Le roman balzacien devient un document sociologique,


représentant la physionomie de l’époque contemporaine à l’écrivain.
Autrefois, le roman balzacien acquiert des reflets autobiographiques,
comme c’est le cas du Lys dans la Vallée (1835), où l’écrivain revoit
non seulement la Touraine natale, mais aussi son histoire d’amour
avec Mme de Berny. C’est un roman personnel, comme Adolphe de
Benjamin Constant.

Dans les Études philosophiques nous avons l’occasion de voir


la théorie de Balzac sur la vie de l’homme. La pensée étant une
Signification de la énergie vitale, elle use l’homme dans la mesure où elle s’use en
”peau de chagrin” s’exercçant. C’est la morale de La Peau de chagrin: les héros sont
consumés par la flamme de la passion ou du génie. Ils ont le choix
entre une vie longue, mais morne, ou une vie intense, mais brève.
L’art exige un total dévouement, une authentique passion, du travail
constant, beaucoup de sacrifices. Le mythe de la peau de chagrin,
rétréci par chaque désir exprimé et accompli, a été vécu par Balzac
lui-même. Le romancier avait pressenti le dénouement de sa propre
existence. Dans la Correspondance, nous pouvons lire la phrase:

J’ai peur d’avoir mangé beaucoup sur mon capital. Ce sera


curieux de voir mourir jeune l’auteur de la Peau de chagrin. (1834)

Le 20 août 1850, aux funérailles de Balzac, Victor Hugo


présentait l’hommage du grand poète du siècle au plus grand
romancier:

Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux,


Discours de V. Hugo profond, où l’on voit aller et venir et marcher et se mouvoir /…/ toute
aux funérailles de notre civilisation contemporaine; livre merveilleux, que le poète a
Balzac intitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les
formes et tous les styles. /…/ livre, qui est l’observation et qui est
l’imagination, qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le
matériel. /…/ Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société
moderne. Il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux
autres l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il fouille le
vice, dissèque la passion. Il creuse et sonde l’homme, l’âme, le
cœur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi /…/
88
Les innovations du roman balzacien

Sa vie a été courte mais pleine, plus remplie d’œuvres que de


jours.

Les grands hommes font leur propre piédestal, l’avenir se


charge de la statue, ajoute un critique du XXe siècle.

Les clés du test d’autoévaluation


Réponses et commentaires:

1. Le discours préfaciel est très important chez Balzac, car le


texte des préfaces représente une vraie méditation de
l’écrivain sur sa création, sur une poétique du roman; le
romancier se propose aussi de créer un nouveau type de
lecteur, qui arrive à collaborer avec l’auteur, en étant un
interlocuteur averti de celui-ci.

2. La description balzacienne est souvent “la mémoire du


texte”, surmontant le niveau traditionnel de l’ornemental.
Balzac demande au lecteur: Vous vous rappelez la rue…?
C’est un moyen qui se subordonne à la fonction narrative, une
manière de faire appel au savoir du lecteur (déjà acquis), ou
bien d’enrichir continuellement ce savoir du lecteur. Balzac
manifeste une prédilection pour décrire des objets détériorés
(v. la fameuse pension Vauquer du roman Père Goriot), afin de
prouver le caractère détestable des personnages. Un critique
(Michel Butor) parlait même de la description de Balzac comme
d’un voyage à travers les objets et les personnages. La
description est amplement utilisée aussi au début du roman
(l’incipit) pour présenter, toujours de l’extérieur vers l’intérieur,
la ville, la maison, le personnage (méthode reprise chez nous
par G. Călinescu, dans Enigma Otiliei).

3. Les moments du roman balzacien sont: l’incipit


(extrêmement lent), l’exposition des causes (très ample, elle
aussi), la crise (où l’auteur crée de vrais “lieux cybernétiques”)
et le dénouement (très rapide).

89
Les innovations du roman balzacien

Test de contrôle 7

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 7.


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de
faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test
à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom,
votre prénom et votre adresse personnelle sur la première
page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro
du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec
les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Commentez ce jugement critique: La Comédie humaine


est témoignage et musée vivant d’un siècle. (Albert
Thibaudet)

(18 - 20 lignes; 6 points)

2. Montrez pourquoi le roman de Balzac est considéré un


“roman total”.

(12-15 lignes; 4 points)

Références bibliographiques:

ION, Angela, Histoire de la littérature française, XIXe siècle, Balzac,


3e édition, TUB, 1975, pp.57-83.

ION, Angela, Balzac sau Romanul absolut, in Balzac, Comedia


umană, I, ediţie critică de Angela Ion, Bucureşti, Editura Univers,
1981.

Magazine littéraire - Balzac, numéro 373 – février 1999.

MAUROIS, André, Prométhée ou la vie de Balzac, Paris, Hachette,


1965.

90
Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

Unité d’apprentissage 8

ÉTUDE LITTÉRAIRE: LE ROMAN LE PÈRE GORIOT DE BALZAC

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 8 91


8.1 Un chef-d’œuvre balzacien: Le Père Goriot 92
8.2 Quelques repères analytiques du roman Le Père Goriot 94
8.3 L’art du portrait dans Le Père Goriot 95
8.4 La communication par la correspondance dans le roman 96
Test d’autoévaluation 97
8.5 L’agonie et la mort du père Goriot 98
8.6 Le Père Goriot sur le grand écran 100
Les clés du test d’autoévaluation 101
Test de contrôle 8 102
Références bibliographiques 102

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 8

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y
sont proposés, vous serez capables de:

• caractériser les personnages principaux des romans de Balzac;

• commenter les idées de Balzac sur la société parisienne;

• repérer les éléments du style, l’art du portrait; le rôle de la description;

91
Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

8.1 Un chef-d’œuvre balzacien: Le Père Goriot

Après son premier grand succès remporté avec Eugénie


Grandet, Balzac (fig. 8.1) voulait un autre roman qui le dépasse.
Commencé dans son château de Saché en 1834, vers la fin de
l’année, cette nouvelle œuvre est celle où le romancier met en
pratique son innovation: le retour des personnages.

Le Père Goriot (1835) se situe à Paris, vers la fin de 1819.


Les personnages L’action se déroule dans la pension de Mme Vauquer où se
de la pension rencontrent trois personnages: Eugène de Rastignac, étudiant en
Vauquer droit, décidé à réussir dans la société parisienne, Vautrin, colosse
jovial mais énigmatique, et Goriot, ancien vermicellier qui paraît miné
par un chagrin secret (il se sacrifie pour des filles ingrates).

À dater de cette œuvre, Balzac a l’idée du “retour” des


personnages qui “reparaîtront” dans d’autres romans pour doter
l’ensemble des œuvres d’une unité organique. Ce roman peut donc à
bien des égards apparaître comme la clef de voûte de son édifice,
lieu de carrefour des destins. Symboliquement, le père Goriot
déclare: Quand j’ai été père, j’ai compris Dieu. C’est aussi le cas de
Balzac, véritable Dieu dans sa création, exaltant une mystique de la
paternité dont Vautrin constitue un double inversé, parodique et
satanique. C’est pourtant à lui, ancien forçat évadé vivant en marge
des lois, que Balzac délègue le soin de décrire la loi de l’univers
social, en contradiction monstrueuse avec l’ordre naturel:

Une rapide fortune est le problème que se proposent de


résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent
Vautrin et sa leçon dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des
d’arrivisme efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du combat. Il faut
vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot,
attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous
comment on fait le chemin ici? Par l’éclat du génie ou par l’adresse
de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme
un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne
sert à rien./…/ À Paris, l’honnête homme est celui qui se tait, et
refuse de partager. (p.125)

“Cette machiavélique leçon d’arrivisme montre tout le cynisme


du personnage, mais elle renvoie à une conviction de Balzac: la vie
est un champ de bataille parce que l’homme, en rompant l’unité
primitive, a engendré sur la terre le désordre, la violence et la
dégradation. Il exprime par la bouche de Vautrin une loi sociale qui
se vérifie sous les yeux des contemporains. On note dans le même
temps son admiration pour l’énergie, pour l’homme de génie, pour
l’exercice de la volonté d’un seul au mépris de la médiocrité de la
foule.” (A. Michel, C. Becker, M. Bury, P. Berthier, D. Millet,
Littérature française du XIXe siècle, PUF, 1993, p.153)

92
Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

Figure 8.1

Le personnage de Rastignac est, dans ce roman, en plein


devenir. Il incarne les illusions et les espoirs du jeune homme venu
La passion de province à Paris pour réussir, par la force de son talent, de son
unique du père ambition. C’est tout ce qu’il possède: jeunesse, beauté, désir de
Goriot l’épanouissement. Dans la sordide pension Vauquer – où il habite – il
connaît la misère. Tout d’abord, il connaît Vautrin qui lui apprend
qu’à Paris l’honnêteté ne sert à rien (v. la citation ci-dessus). Ensuite,
c’est le père Goriot qui, après un passé de bourgeois enrichi, est
arrivé à un cruel présent de la pauvreté, où la seule passion qui
puisse l’animer c’est l’amour pour ses deux filles: Delphine (Mme de
Nucingen) et Nasie (Mme de Restaud).

Pourtant, les filles ne l’aiment pas du tout, elles manquent


même à l’enterrement de leur père, qui les avait vainement appelées
dans son agonie, sur son lit de mort… À son chevet, tout comme à
sa tombe, il n’y a que les deux étudiants de la pension: Rastignac et
Bianchon. Ce sont eux d’ailleurs qui vont payer, de leurs modestes
revenus, les frais de l’enterrement.

En effet, la scène finale du roman est célèbre et a une valeur


symbolique: Rastignac est resté seul dans le cimetière Père-
Lachaise, après que le cercueuil du père Goriot fut couvert de
quelques pelletées de terre; le jeune homme regardant Paris
tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où
commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque
avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des
Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il aurait voulu
pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui
semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses:
“A nous deux maintenant!” Et pour premier acte de défi qu’il portait à

93
Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen.


(dernière phrase du roman)

Rastignac fera vraiment l’apprentissage de la réussite fondée


par le compromis. Depuis lors, cette histoire a bénéficié d’un grand
nombre de lecteurs; elle a été même reprise par les maîtres de
l’écran (il y a, en effet, plusieurs films dont le premier, italien, date de
1919, ou bien une adaptation pour la télévision, réalisée en 1970).

Certes, il y a eu des critiques qui ont reproché à Balzac d’avoir


“exagéré” les caractères de ses personnages. Par conséquent, au-
delà de la figure de ce “Christ de la paternité” qu’est le père Goriot (il
faut ajouter même que certains l’ont rapproché du roi Lear de
Shakespeare), reste la “chasse à la vérité” que Balzac lui-même
nous propose, en nous invitant d’apprendre la suite de l’histoire de
Rastignac:

Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n’en


Paris, prémisse connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le, décrivez-le! quelque
de la provocation son que vous mettiez à le parcourir, à le décrire; quelque nombreux
et intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il s’y
rencontrera toujours un lieu vierge, un autre inconnu, des fleurs, des
perles, des monstres, quelque chose d’inouï, oublié par les
plongeurs littéraires. La Maison Vauquer est une de ces
monstruosités curieuses.

8.2 Quelques repères analytiques du roman Le Père Goriot

“All is true”: Balzac affirme que Le Père Goriot n’est ni une


fiction ni un roman, mais un drame réel, autrement qui met en scène
des passions, des intérêts, des conflits comme il s’en cache partout
et au fond de tous les cœurs. L’action se passe en 1819 à Paris et
dure jusqu’à l’enterrement du père Goriot en février 1820 au Père-
Lachaise. Quartiers de Paris, rapports sociaux, intrigues
amoureuses, problème d’argent, étudiants, jeunes femmes, bandits
et police: le roman entre dans la réalité.

Le titre du roman joue sur une ambiguïté. On dit “le père Goriot”
Le titre du roman comme on dit “le père Grandet”. C’est l’appellation campagnarde de
l’homme âgé, du bonhomme. Les pensionnaires de la maison
Vauquer désignent ainsi celui dont ils se moquent si volontiers (le
patronyme du héros fera d’ailleurs l’objet de plaisanteries, et aussi
d’une ironie de l’auteur, qui l’affectera d’un compère-loriot, maladie
oculaire des vieillards, bien normale chez un père aveuglé d’amour!).

Ce roman balzacien héroïse – si l’on peut dire - le thème de la


paternité, déjà traité dans Ferragus. Récit d’une passion, dans le
sens profane (car Goriot éprouve plus qu’un amour paternel) et dans
un sens quasi religieux (il est le “Christ de la paternité”), le roman ne
se réduit pourtant pas à cette dimension. Le titre ne laisse deviner ni
l’initiation sociale de Rastignac ni le rôle de Vautrin.

94
Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

Roman d’apprentissage, Le Père Goriot fait passer Rastignac


Roman par trois étapes initiatiques: Mme de Beauséant, sa cousine, lui
d’apprentissage apprend le grand monde. Vautrin, le bandit, lui dévoile la dureté des
rapports sociaux et la loi de l’intérêt. La mort de Goriot lui prouve le
danger des passions exacerbées. Lançant des hauteurs du Père-
Lachaise son fameux “À nous deux, maintenant!”, Rastignac
commence sa carrière, que La Comédie humaine exploitera ( il y
apparaît plus de vingt fois).

Commençant son roman par un coup de force, la longue


description de la pension Vauquer, Balzac tisse les liens entre les
personnages et utilise la technique du mystère et du dévoilement
progressif: qui sont les visiteuses du père Goriot? Qui est Vautrin?…
Le lecteur enquête avec Rastignac. À partir de la pension, le jeune
homme se lance à la conquête de Paris grâce aux femmes, allant du
faubourg Saint-Germain, quartier aristocratique, à la Chaussée
d’Antin, quartier des banquiers.

8.3 L’art du portrait dans Le Père Goriot

Le premier portrait qui apparaît dans l’économie du roman est


celui de Mme Vauquer, âgée d’environ cinquante ans, ressemblant à
toutes les femmes qui ont eu des malheurs. Elle a l’œil vitreux, l’air
innocent d’une entremetteuse qui va se gendarmer pour se faire
payer plus cher /…/ Néanmoins, elle est bonne femme au fond,
disent les pensionnaires, qui la croient sans fortune en l’entendant
geindre et tousser comme eux. (p.18) Balzac lui-même souligne les
syntagmes qui comprennent, chacune, le mot “femme”, suggérant le
type de Mme Vauquer.

Un autre portrait de femme, un autre type humain, très fréquent


dans les romans balzaciens, est celui de Mlle Michonneau, une
vieille demoiselle, aux yeux fatigués, ayant un corps comme un
squelette, tant les formes qu’il cachait étaient anguleuses. Quel acide
avait dépouillé cette créature de ses formes féminines? (p.21) Le
romancier exprime par cette interrogation rhétorique l’étonnement
devant l’injustice de la nature qui fait coexister les femmes de succès
et les femmes les plus infortunées.

Quant aux personnages masculins, avant de nous présenter le


Rastignac, héros père Goriot, Balzac nous décrit Rastignac, le jeune étudiant
personnage- venu à Paris pour réussir dans la carrière, et Vautrain, le “monstre
symbole dans humain” qui corrompt qui que ce soit. Si le portrait de Rastignac a
l’œuvre balzacienne quelque chose d’exotique et d’élégant (Eugène de Rastignac avait
un visage tout méridional, le teint blanc, des cheveux noirs, des yeux
bleus. Sa tournure, ses manières, sa pose habituelle dénonçaient le
fils d’une famille noble, où l’éducation première n’avait comporté que
des traditions de bon goût.), celui de Vautrin est situé au pôle
opposé, désignant un être vulgaire, voire répugnant:

Voilà un fameux gaillard! Il avait les épaules larges, le buste


bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses, carrées
et fortement marquées aux phalanges par des bouquets de poils
95
Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

touffus et d’un roux ardent. Sa figure, rayée par des rides


prématurées, offrait des signes de dureté que démentaient ses
manières souples et liantes. Sa voix de basse-taille, en harmonie
avec sa grosse gaieté, ne déplaisait point. (p.25)

Enfin, l’auteur fait le portrait du père Goriot, insistant sur le côté


moral, après avoir présenté les vêtements, les habitudes de ce
vieillard de soixante-neuf ans environ. Ainsi pouvons-nous apprendre
que le père Goriot était un “sournois”, un “taciturne”, un “avare”. Ce
Portrait du père personnage bizarre, qui faisait horreur aux uns et pitié aux autres,
Goriot était un ancien vermicellier (fabriquant de pâtes) se trouvant à
l’époque dans la “sèche misère”, après avoir été spolié par ces deux
filles, son unique faiblesse, les seules à le rendre vulnérable. Par
conséquent, la question la plus douloureuse était pour le père Goriot,
dépourvu constamment de la présence de ses deux filles adorées, la
suivante: “Eh bien! elles ne viennent donc plus vous voir, vos filles?”
Cela mettant en doute sa paternité, et le père Goriot tressaillait
comme si on l’eût piqué avec un fer; il répondait d’une voix émue
qu’elles viennent quelquefois…

Quant à ses deux filles, l’une d’entre elles, la comtesse


Anastasie de Restaud, était grande et bien faite, passant pour avoir
l’une des plus jolies tailles de Paris /…/ elle avait les formes pleines
et rondes, sans qu’elle pût être accusée de trop d’embonpoint. (p.46)
Cette femme sera visée par “l’aventureux Méridional”, qui va essayer
de se lier avec elle “pendant une contredanse et une valse”, tout en
faisant appel à un stratagème (il se dit cousin de Mme de
Beauséant).

8.4 La communication par la correspondance dans le roman

Comme dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, dans le roman


balzacien Le Père Goriot il y a beaucoup de lettres qui tissent la
relation entre les personnages. Cette manifestation de l’intertextualité
est visible aussi dans des romans inspirés par la méthode de Balzac,
par exemple Enigma Otiliei de George Călinescu.

Nous pouvons savoir quelle était l’atmosphère dans la famille de


Rastignac à travers une lettre signée par Laure, l’une des deux
sœurs d’Eugène. Ainsi a-t-on l’occasion de voir que l’amour et la
tendresse règnent dans la maison du jeune homme parti pour réussir
à Paris. Citons un fragment illustratif de cette épistole, chaleureuse
par le dévouement et l’enthousiasme du ton:

Dis donc Eugène, si tu voulais, nous pourrions nous passer de


Le rôle des lettres mouchoirs, et nous te ferions des chemises. Réponds-moi vite à ce
dans le roman
sujet. S’il te fallait promptement de belles chemises bien cousues,
nous serions obligées de nous y mettre tout de suite; et s’il y avait à
Paris des façons que nous ne connussions pas, tu nous enverrais un
96
Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

modèle, surtout pour les poignets. Adieu, adieu! Je t’embrasse au


front du côté gauche, sur la tempe qui m’appartient exclusivement.
Je laisse l’autre feuillet pour Agathe, qui m’a promis de ne rien lire de
ce que je te dis. Mais, pour en être plus sûre, je resterai près d’elle
pendant qu’elle t’écrira. Ta sœur qui t’aime, Laure de Rastignac.
(p.112)

Dans l’épistole de la mère d’Eugène Rastignac nous


découvrons les vraies dimensions du sacrifice que la famille fait pour
le jeune homme voulant vivre l’”aventure parisienne”; le ton reste
l’expression du dévouement, mais il y a aussi des accents
d’inquiétude, même si les reproches semblents inexistants:

Mon cher enfant, je t’envoie ce que tu m’as demandé. Fais un


bon emploi de cet argent, je ne pourrais, quand il s’agirait de te
sauver la vie, trouver une seconde fois une somme considérable
sans que ton père en fût instruit, ce qui troublerait l’harmonie de
notre ménage. Pour nous la procurer, nous serions obligés de
donner des garanties sur notre terre. Il m’est impossible de juger le
mérite de projets que je ne connais pas; mais de quelle nature sont-
ils donc pour te faire craindre de me les confier? Cette explication ne
demandait pas des volumes, il ne nous faut qu’un mot à nous autres
mères, et ce mot m’aurait évité les angoisses de l’incertitude. (p.108-
109)

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur le roman


Le Père Goriot de Balzac. Vérifiez si vous avez retenu certains
détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés du test
d’autoévaluation”.

1. Où habitent le père Goriot et Rastignac et comment est


décrit cet espace?

2. Quelle leçon apprend Vautrin à Rastignac quant à la ville


de Paris?

97
Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

3. Évoquez la scène finale du roman et précisez sa


signification.

8.5 L’agonie et la mort du père Goriot

Le personnage du père Goriot est un vrai “Christ de la


paternité”, dont l’auteur lui-même affirme qu’il est “sublime”, par les
feux de sa passion paternelle. Étant toujours à l’attente de ses deux
filles, le vieillard berce ses chères illusions, tandis que tous les autres
notent l’ingratitude de ses filles et ont la plus vive compassion pour le
pauvre père…

En effet, le père Goriot – qui a tout sacrifié pour le bien-être de


ses enfants – est seul même avant de mourir, car ses filles sont trop
L’effort de Rastignac occupées ou fatiguées pour lui rendre visite. Au chevet du père
de reconcilier le moribond arrive trop tard seule Mme de Restaud, l’une des deux
père et les deux filles, regrettant vainement son indifférence. Pourtant, ses remords
filles ne sont plus entendus par le père Goriot agonisant… Balzac crée
une forte opposition entre le grabat du père et le luxe du bal où
participe l’autre fille, Mme de Bauséant, celui qui perçoit l’antinomie
étant Rastignac lui-même.

D’ailleurs, Eugène de Rastignac essaie de provoquer une


dernière rencontre du père et des filles, mais il n’a point de succès.
C’est donc à lui et à son ami, Bianchon, que revient la tâche de
chercher un médecin, ensuite un prêtre et, finalement, de s’occuper
de l’enterrement. Cela sur leurs propres frais, car les familles des
deux filles ne participent, ni même financièrement, au modeste
enterrement.

L’agonie du père Goriot est atroce; il se croit victime de sa


pauvreté, car, s’il était encore riche, ses filles ne l’auraient pas quitté:

- Ah! Si j’étais riche, si j’avais gardé ma fortune, si je ne la leur


avais pas donnée, elles seraient là, elles me lècheraient les joues de
leurs baisers! /…/ L’argent donne tout, même des filles. Oh! mon
argent, où est-il? Si j’avais des trésors à laisser, elles me
panseraient, elles me soigneraient; je les entendrais, je les verrais.
/… / Un père doit être toujours riche, il doit tenir ses enfants en bride
comme des chevaux sournois.

Le discours du père Goriot ets le comble de la douleur


paternelle, du désespoir de voir la trahison de ses filles qui l’ont
spolié et puis abandonné; pourtant, son désir de les revoir pour une
98
Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

dernière fois est l’expression dramatique du manque d’espoir. Le


mots du vieillard acquièrent le ton général, comme un signal
d’alarme pour punir toutes les filles avares et ingrates qui négligent
leurs parents:

Mes filles, mes filles, Anastasie, Delphine! je veux les voir.


Lamentation du père Envoyez-les chercher par la gendarmerie, de force! la justice est
Goriot, ce ”Christ de
pour moi, tout est pour moi, la nature, le code civil. Je proteste. La
la paternité”
patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. La
société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants
n’aiment pas leurs pères. (p.295)

Les dernières pages du roman sont une lamentation prolongée


de ce “Christ de la paternité”. Les accents de douleur arrivent au
sommet, le pauvre vieillard passe du reproche à la supplication:

Tout est de ma faute, je les ai habituées à me fouler aux pieds


/…/ j’ai fait la bêtise d’abdiquer mes droits. Je me serais avili pour
elles! Je veux mes filles! Je les ai faites! elles sont à moi! (pp. 296-
297)

L’agonie du mourant est impressionnante. Le père Goriot essaie


même d’imaginer des scénarios pour entamer des affaires avec
l’espoir de pouvoir de nouveau offrir de l’argent à ses deux filles. Il
ferait n’importe quoi pour les avoir auprès de lui, il trouve toutes
sortes d’explications pour leur absence:

Comprenez-vous que je vais mourir sans les voir, mes filles?


Avoir soif toujours, et ne jamais boire, voilà comment j’ai vécu depuis
dix ans… Mes deux gendres ont tué mes filles. Oui, je n’ai plus eu de
filles après qu’elles ont été mariées. Pères, dites aux Chambres de
faire une loi sur le mariage! Enfin, ne mariez pas vos filles si vous les
aimez. Le gendre est un scélérat qui gâte tout chez une fille, il souille
tout. Plus de mariage! (p.299)

La mort et La mort de ce pauvre père est traitée avec indifférence par les
l’enterrement du membres de la pension Vauquer, hormis les deux étudiants,
père Goriot Rastignac et Bianchon. Quand Bianchon leur annonce la nouvelle de
la mort du père Goriot, la réplique de Mme Vauquer est cynique:
Allons, messieurs, à table, la soupe va se refroidir. (p.310) Le
commentaire de Balzac souligne l’idée de l’indifférence quant aux
semblables:

Un des privilèges de la bonne ville de Paris, c’est qu’on peut y


naître, y vivre, y mourir sans que personne fasse attention à vous.
(ibid.)

Par conséquent, le père Goriot est enterré le plus modestement


possible, car c’était la mort des pauvres, qui n’a ni faste, ni suivants,
ni amis, ni parents. (p.312) Le service funèbre vite expédié (il a duré
seulement vingt minutes), est décrit dans la dernière page du
roman, dont la phrase finale promet une revanche de la part de
Rastignac, accablé par cette histoire triste qui l’a dégoûté et a éveillé

99
Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

son ambition à la fois. Il se propose donc de ne plus souffrir, de ne


sentir plus le désespoir de ne pas pouvoir payer quoi que ce soit (il
n’a même pas quelques sous pour les donner comme pourboire aux
fossoyeurs dans le cimetière). Rastignac se trouve beaucoup plus
fort après cette cruelle expérience et se sent préparé pour affronter
la société parisienne (le mot “société” apparaît écrit avec lettre
majuscule, pour suggérer cette hantise, cette exacerbation dans
l’esprit du jeune homme qui veut y réussir à tout prix).

8.6 La Comédie humaine sur le grand écran

“Si Balzac vivait aujourd’hui, il serait notre plus grand


scénariste”, dit le cinéaste Louis Daquin, interviewé en 1965. C’est
sans doute l’aspect populaire du roman balzacien qui en fait un
véritable filon pour le cinéma. Dès ses débuts, celui-ci trouve dans la
Variantes Comédie humaine des scénarios comportant tous les ingrédients du
cinématographiques succès. Au prix d’un certain nombre d’aménagements, il est vrai.
Sous l’Occupation, par exemple, on voit en effet fleurir non moins de
sept films tirés de cette œuvre, qui permettent de parler d’une mode
Balzac. De 1941 à 1944, La Duchesse de Langeais de Jacques de
Baroncelli, La fausse maîtresse d’André Cayatte, Le Colonel Chabert
de René Le Hénaff, Vautrin de Pierre Billon, Un seul amour, d’après
La Grande Bretèche, de Pierre Blanchard, La Rabouilleuse de
Fernard Rivers, Le Père Goriot de Robert Vernay (une très récente
variante a été filmée aussi à Bucarest et a dans le rôle titulaire le
fameux Charles Aznavour).

Depuis les années 60-70, le cinéma et la télévision font leur miel


de La Comédie humaine. On se souvient des grandes adaptations
télévisées par Maurice Cazeneuve d’Illusions perdues et de
Splendeurs et misères des courtisanes, ou de La Cousine Bette,
d’Yves-André Hubert et Jean-Louis Bory.

Plus épique que dramatique, La Comédie humaine impose une


structure temporelle, un rythme, des personnages. Balzac a voulu
créer un genre total capable d’arracher le lecteur à lui-même, une
forme idéale qui réussisse à enfermer le lecteur dans le volume de la
fiction en exprimant l’essence de la vie au lieu de la copier
platement.; cette conception totalisante de l’art relève d’un projet
prométhéen. Rien n’a semblé impossible à Balzac: il a donc pensé
atteindre ce résultat par des moyens techniques, c’est-à-dire en
utilisant les ressources des autres genres littéraires. Il a donc mis au
point une méthode symphonique, qui fait collaborer tous les genres –
histoire, drame, mélodrame, épopée, opéra – dans une composition
unique prétendant rendre toute la réalité, mais aussi ce qui est caché
derrière les apparences. Cette méthode repose sur les péripéties et
les émotions, mais aussi sur la technique épique des contrastes et
sur ce que Hitchcock apellera le suspense.

100
Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

Passionné par la lanterne magique, le panorama, le


L’illusion du réel, la
vertu qui rend
kaléidoscope et toutes les autres fantasmagories en vogue à son
moderne l’œuvre époque, Balzac cherche à introduire dans le roman l’illusion d’un
balzacienne spectacle animé. C’est pourquoi cet univers très visuel est organisé
en fonction d’une multitude de points de vue mobiles, attribués à des
observateurs plus ou moins impliqués dans l’intrigue. Ainsi la réalité
s’ordonne-t-elle en séquences et en plans dont il règle
soigneusement l’éclairage, le cadrage, le graphisme et les couleurs,
de manière à souligner leur signification dramatique et leur valeur
esthétique. Il s’entend aussi à briser le déroulement linéaire du récit
par des flash-back et des ellipses qui fragmentent le temps du roman
en une véritable mosaïque.

L’illusion de réel produite par le roman balzacien est donc le


résultat d’une série de manipulations qui transforment profondément
la réalité référentielle. Par l’importance accordée au regard, par la
valeur esthétique et symbolique des images qu’il compose, par sa
façon de boulverser l’ordre chronologique, Balzac annonce l’écriture
cinématographique et doit être placé aux sources du septième art.
(cf. Anne-Marie Baron,”Balzac cinéaste”, éd. Méridiens-Klincksieck,
1990, in Magazine littéraire, nr. 373, février 1999, p.33).

Les clés du test d’autoévaluation


Réponses et commentaires:

1. Rastignac et le père Goriot habitent à Paris, dans la


pension de Mme Vauquer, un espace de la misère, où sont
logées des personnes très pauvres, telles que le père Goriot,
ancien vermicellier ruiné, ou bien Rastignac, jeune étudiant,
venu dans la capitale pour y faire une carrière.

2. La leçon que Vautrin apprend à Rastignac est que, dans la


capitale, l’honnêteté ne sert à rien; à Paris, l’honnête homme
est celui qui se tait et refuse de partager.

3. La dernière scène du roman se passe dans le cimetière


Père Lachaise (juste après l’enterrement du père Goriot) et
représente une sorte de défi que Rastignac dresse à la société
parisienne; ses mots restent mémorables, car il prend la ville
de Paris pour un vrai adversaire: “À nous deux, maintenant!

101
Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

Test de contrôle 8

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 8.


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de
faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test
à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom,
votre prénom et votre adresse personnelle sur la première
page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro
du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec
les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Montrez pourquoi le père Goriot est nommé “le Christ de la


paternité”.

(12-15 lignes; 4 points)

2. Un personnage inoubliable dans le roman Le Père Goriot


est Vautrin. Commentez le propos suivant: ”Ce n’est plus
un homme mais le type de toute une nation dégénérée,
d’un peuple sauvage et logique, brutal et souple /…/
L’archange déchu”.

(18 –20 lignes; 6 points)

Références bibliographiques:

BALZAC, Honoré de, Le Père Goriot, Paris, Bookking International,


1993.

ION, Angela, Histoire de la littérature française, XIXe siècle, Balzac,


3e édition, TUB, 1975.

MICHEL, A., BECKER ,C.,BURY, M., BERTHIER, P., MILLET, D.,


Littérature française du XIXe siècle, PUF, 1993, pp. 149-158.

Magazine littéraire - Balzac, numéro 373 – février 1999.

102
La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

Unité d’apprentissage 9

LA DOCTRINE ET LA PRATIQUE DU ROMAN CHEZ GUSTAVE


FLAUBERT

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 9 103


9.1 La Correspondance flaubertienne, “laboratoire” de l’écrivain 104
9.2 La théorie de l’impersonnalité 105
9.3 L’artiste vu par Flaubert dans sa Correspondance et le rôle de la critique 108
Test d’autoévaluation 110
9.4 La poétique dans la vision de Flaubert 110
Les clés du test d’autoévaluation 112
Test de contrôle 9 112
Références bibliographiques 113

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 9

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capables de:

• repérer les principes fondamentaux de l’esthétique flaubertienne, à


travers sa Correspondance (la théorie de l’impersonnalité);

• mettre en évidence la nouveauté de la vision de Flaubert sur l’artiste,


sur le rôle de la critique;

• recenser les figures de style préférées par l’écrivain.

103
La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

9.1 La Correspondance flaubertienne, “laboratoire” de l’écrivain

Gustave Flaubert (1821-1880) a mené plutôt une vie d’ascète,


vivant isolément dans sa résidence de Croisset, après avoir subi des
crises nerveuses (une attaque épileptique). Né dans la famille d’un
chirurgien de Rouen, le jeune Gustave a vécu à l’époque de son
enfance dans l’atmosphère de l’hôpital, ce qui va donner à son
œuvre plus tard „un coup médical de la vie”. Célibataire convaincu,
l’écrivain a eu auprès de soi les plus importantes femmes de son
existence: sa mère et sa nièce, Caroline, la fille de sa sœur, morte
après avoir accouché de cet enfant. Vivant en ermite, Flaubert va se
sentir lié au monde par ses séjours parisiens, mais surtout par sa
correspondance.

Loin d’accompagner tout simplement son œuvre, la


Correspondance de Gustave Flaubert (fig.9.1) devient, à travers le
temps, “l’œuvre de l’œuvre”, le “miroir multiple” de toute sa création,
selon les appréciations de Raymonde Debray Genette et Jacques
Neefs, les auteurs d’un recueil d’études, consacré à ce problème.
(Avant-propos de Raymonde Debray Genette et Jacques Neefs au
recueil de textes L’œuvre de l’œuvre (Études sur la correspondance
de Flaubert), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes,
1993, p.7)

Figure 9.1

L’importance de la Jean Bruneau, auquel nous sommes redevables pour la


Correspondance dernière édition de la Correspondance flaubertienne dans la Pléiade,
édition en cours d’achèvement, montre que celle-ci a été une leçon
comprise bien différemment par ceux qui l’ont lue. (Préface du
premier tome de la Correspondance, p.XXX) Miguel de Unamuno
écrivait, lui aussi, dans le même esprit: Lisez la correspondance de
Flaubert, et vous verrez l’homme dont la religion était celle du
désespoir. André Gide, au contraire, observe Jean Bruneau, y voyait
un encouragement: J’ai tant aimé Flaubert!…/…/ Sa
Correspondance a durant plus de cinq ans, à mon chevet, remplacé

104
La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

la Bible : C’était mon réservoir d’énergie: Elle proposait à ma ferveur


une sorte de sainteté nouvelle.

À partir de ces deux opinions contraires, Bruneau conclut sur la


survie des lettres de Flaubert, en suggérant également une certaine
influence de Montaigne. D’ailleurs, l’auteur des Essais était pour
l’ermite de Croisset un vrai maître: dans une lettre à Louise Colet,
Flaubert avoue qu’à l’âge de 18 ans ce livre a été, pour une année
entière, son unique lecture. Cet ouvrage serein lui aurait inspiré le
plaisir indicible de dialoguer avec ses amis; en outre, Flaubert y
trouvait les mêmes goûts, les mêmes opinions, les mêmes manies,
mais aussi les mêmes manières de vivre. (Lettre à Louise Colet,
Croisset, 28 octobre 1853; p.460/2e tome)

Bref, les Essais de Montaigne lui ont offert un premier modèle,


auquel s’ajoutait le désir de se connaître davantage, de chasser la
solitude qui l’écrasait quelquefois. En effet, Flaubert écrivait une
lettre comme on allume sa lampe de nuit quand on a peur : la
correspondance était pour lui le pont qui le liait du monde de ses
semblables.

En tout cas, soit qu’il écrive une lettre pour chercher l’amitié, le
dialogue, la consolation, soit qu’il veuille accéder simplement à la
communion d’idées avec ses confrères (chose qui lui arrive assez
La Correspondance
aux yeux de rarement, pourtant), Flaubert aurait été consterné de voir les
l’écrivain critiques considérer sa correspondance une œuvre d’art (comme le
sont les Essais de Montaigne), et même son chef-d’oeuvre. Il est vrai
que la postérité exalte la sincérité témoignée par Flaubert dans ses
lettres, où le libre emploi de la première personne du singulier est la
prémisse d’une véritable (auto)connaissance de son usager.

La vérité est à mi-chemin, peut-être, car les chefs-d’œuvre de


Flaubert sont ses romans, mais ses lettres, si perspicaces, si
vivantes, si émouvantes dans leur ton si naturel et si varié, forment
un piédestal aux statues des héros qu’il a créés. (préface de Jean
Bruneau, premier tome de la Correspondance, p.XXX)

9.2 La théorie de l’impersonnalité

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre


sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même
par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue
se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins
le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les oeuvres les plus
belles sont celles où il y a le moins de matière; plus l’expression se
Le principe
rapproche de la pensée, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art
esthétique :
première priorité est dans ces voies. (Lettre à Louise Colet, Croisset, 16 janvier 1852;
p.31/2e tome)

Dans la phrase ci-dessus, on peut percer déjà l’idéal


mallarméen du Livre Absolu, c’est-à-dire indépendant, sans sujet, un
livre issu du plaisir gratuit d’écrire, car le style c’est la vie! c’est le
105
La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

sang même de la pensée! (Lettre à L. Colet, septembre 1853; p.427,


2e tome). Flaubert met l’accent sur les “affres du style”, parce que,
selon lui, le talent d’écrire ne consiste après tout que dans le choix
des mots. C’est pareil à la musique: ce qu’il y a de plus beau et de
plus rare c’est la pureté du son. La suggestion musicale du style
“rappelle” déjà l’art poétique de Verlaine, où l’on instaure la primauté
des harmonies sonores. Plus une idée est belle, plus une phrase est
sonore. (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 12
décembre 1857; p.785/2e tome) En affirmant cela, Flaubert se situe
également dans le sillage de Paul Valéry, qui disait que les belles
œuvres sont filles de leur forme, qui naît avec elle.

Aussi, dans la conception flaubertienne, l’art devient-il une


La mission de l’art chance de s’évader de la grisaille quotidienne, une prémisse du
bonheur exquis, celui des idées. Selon lui, l’Art est au-dessus de
toute doctrine: il ne doit pas conclure, mais faire rêver, il ne doit pas
être un déversoir à passion. La Poésie, dit Flaubert, ne signifie pas
“l’écume du coeur”: Cela n’est ni sérieux, ni bien./…/ Il faut faire
s’aimer les arbres et tressaillir les granits. On peut mettre un
immense amour dans l’histoire d’un brin d’herbe. (Lettre à L. Colet,
Croisset, 22 avril 1854; p.557/2e tome)

En outre, le créateur apparaît à Gustave Flaubert comme Dieu


dans la création, invisible et tout-puissant: qu’on le sente partout,
mais qu’on ne le voie pas. (Lettre à Melle Leroyer de Chantepie,
Paris, 18 mars 1857; p.691/2e tome) Cette idée réitère le mythe du
Maître Manole, c’est-à-dire la croyance que le créateur s’efface
nécessairement pour que l’œuvre brille en toute sa splendeur, pour
L’auteur dans sa qu’elle ait un caractère illimité symboliquement.
création
À cette disparition obligatoire, selon sa propre conviction,
Flaubert arrive difficilement, car il est conscient de sa dualité: Il y a
quelque chose de faux dans ma personne et dans ma vocation. Je
suis né lyrique, et je n’écris pas de vers.( Lettre à L. Colet, Croisset,
25 octobre 1853; p.457/2e tome)

C’est pourquoi le romancier est déçu lorsqu’il relit ses écrits de


jeunesse, car il sent y avoir trop mis de lui-même, et à l’âge mûr il
déteste toute implication dans le tissu de l’œuvre. Il veut sacrifier, en
écrivant, l’éternelle personnalité déclamatoire. Se tenir à l’écart, si
possible, pour laisser le cerveau s’emparer de l’âme: voilà le rêve de
Flaubert, qui se montre conscient, en maintes occasions à travers sa
correspondance, que le manque d’ordre est la pire des choses qui
puissent arriver à l’écrivain. C’est la ficelle qui fait le collier, et non les
perles, croyait le romancier. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il
n’appréciat pas Lamartine: il le méprisait pour son “lyrisme
poitrinaire”.

Flaubert insiste donc pour qu’on écrive froidement, comme les


Ecrire comme un
scientifiques (il était convaincu que la littérature de l’avenir prendra
scientifique
les allures de la science): Soyons des miroirs grossissants de la
vérité externe. La difficulté est de trouver la note juste et cela

106
La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

s’obtient par une condensation excessive de l’idée /…/ (Lettre à


Ernest Feydeau, Croisset, fin novembre 1857; p.782/2e tome)

Certes, l’ordre des idées représente pour l’auteur de Madame


Bovary une inquiétude premanente; nous connaissons le fait qu’il
avait l’habitude de dresser le plan d’un livre jusqu’au moindre détail,
en esquissant même une phrase! Il faut savoir éviter les répétitions,
car il s’agit de varier la sauce continuellement et avec les mêmes
ingrédients. (Lettre à Ernest Feydeau, Croisset, fin novembre 1857;
p.782/2e tome)

Dans une communication de George Pistorius sur la structure


des comparaisons dans Madame Bovary il y a la statistique suivante:
Le rôle des dans les 322 pages du roman (dans l’édition Garnier) se trouvent
comparaisons 318 comparaisons, ce qui donne presque exactement une moyenne
d’une comparaison pour une page. (G. Pistorius, ”La structure des
comparaisons dans Madame Bovary” in Cahiers de l’Association
internationale des études françaises, mai 1971, numéro 23, Paris,
Les Belles Lettrres; p.228)

L’auteur insiste sur le fait que dans Madame Bovary Flaubert


crée un univers qui est conçu d’analogies. Le penchant à découvrir
des réciprocités, des relations des objets et des sentiments atteint
chez le romancier les proportions d’une véritable passion. Mais, en
même temps, “le démon de l’analogie” le pousse à renouveler
constamment la structure de l’image. En effet, Gustave Flaubert
utilise un grand nombre de moyens stylistiques et parcourt une série
étendue de structures stylistiques. Chez lui, les deux objets de la
comparaison se rapprochent ou s’opposent; ils se ressemblent, mais
jamais en tout. Il y a toujours dans la manière dont Flaubert construit
son image quelque chose qui les empêche de se fondre en un seul
tout. Par conséquent, on constate dans le roman de Flaubert une
distinction entre la comparaison et la métaphore.

Dans ce roman, la comparaison qui montre une tendance à


l’allongement, se justifie souvent en dehors de l’objet qu’elle doit
éclairer. Sa structure déborde et dévie l’idée de l’auteur, et la forme
naît avant le fond. George Pistorius évoque aussi la théorie de
Brunetière signalant que la comparaison flaubertienne, dans la
mesure où elle est la transposition directe du sentiment à la
sensation des personnages, devient en quelque sorte “un instrument
d’expérimentation psychologique” (Ibid., p.242) À tout cela, l’auteur
de la communication sur la structure des comparaisons dans
Madame Bovary, ajoute son point de vue, c’est-à-dire que la
comparaison flaubertienne est avant tout "un instrument complexe et
élaboré d’expérimentation stylistique”.
Flaubert, comme
Stendhal, est Nous ajoutons aussi que cette sobriété du style, ce
l’adepte du style dépouillement volontaire, dans les conditions d’une absence
dépouillé complète de l’auteur, rapproche Flaubert de Stendhal et on remarque
d’ornements chez tous les deux un dédoublement de la conscience créatrice, un
effort de lutter contre leurs modèles fascinants. Le texte se réalise
désormais par l’écriture elle-même, il possède ses propres lois.

107
La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

9.3 L’artiste vu par Flaubert dans sa Correspondance et le rôle de la


critique

Le miracle de la création est incommensurable, indicible, et son


mystère remonte à la Genèse elle-même. Ce processus ineffable
fascinait tellement Flaubert, qu’il jugeait vraiment maladroite
l’inclusion de toute opinion personnelle de l’écrivain: Je trouve même
qu’un romancier n’a pas le droit d’exprimer son opinion sur quoi que
ce soit. Est-ce que le bon Dieu l’a jamais dite, son opinion? (Lettre à
George Sand, Croisset, 5 décembre 1866; p.575/3e tome)

La tâche de l’artiste devient d’autant plus difficile que son esprit


est comme une argile intérieure: il repousse du dedans la forme et la
La tâche de l’artiste façonne selon lui. Par ailleurs, Flaubert semble conscient de la
vulnérabilité de l’artiste, et il sait bien que c’est par le sacrifice
assumé qu’il va accomplir sa destinée. Vers le crépuscule de sa
création, l’ermite de Croisset offre par son œuvre inachevée Bouvard
et Pécuchet l’image de l’écrivain heureux. En se rapportant à cette
image, Claudine Gothot-Mersch finit son étude sur la
Correspondance flaubertienne par cette phrase:

Et pour la première fois de sa vie, le 3 septembre 1879, huit


mois avant sa mort, ayant relu trois chapitres de Bouvard, il se
déclare complètement satisfait: <<C’est très bien, très raide, très fort,
et pas du tout ennuyeux.>> (Claudine Gothot-Mersch, “La
Correspondance de Flaubert: une méthode au fil du temps”, in
L’œuvre de l’œuvre (Études sur la correspondance de Flaubert), op.
cit., p.57)

Si les lettres de Flaubert à Louise Colet composent un “manuel


La réflexion sur le
travail de l’écrivain
du style”, elles désignent également, avec celles destinées à George
Sand, Baudelaire, Taine, Sainte-Beuve, une “critique épistolaire”.
Gustave Flaubert n’a jamais écrit de critique, mais il a eu l’intention
de le faire, vers la fin de sa vie, comme il affirme une fois dans une
lettre à G. Sand: Quand je serai vieux, je ferai de la critique; ça me
soulagera. – Car souvent j’étouffe d’opinions rentrées. (Lettre à G.
Sand, Croisset, 5 juillet 1868; p.771/3e tome)

En principe, la critique, telle qu’elle était faite par la plupart de


ses contemporains, lui répugne, parce que les „opinions rentrées”
l’étouffent. À coup sûr, le mépris que Flaubert porte à la critique de
son époque est quasi-constant, à travers sa correspondance. À
l’exception de Sainte-Beuve, qu’il croyait attaché à la „bande” (c’est-
à-dire aux esprits estimés par l’ermite de Croisset), les autres
critiques étaient des “malins” et des “gaillards” jugeant de tout, sans
Le rôle de la critique
comprendre rien de ce que l’écrivain a voulu faire, ignorant
complètement le goût et le talent de celui-ci. Une „fébrile médiocrité”
des critiques journalistes semble pousser ceux-ci à reprocher
toujours à un écrivain de n’avoir pas fait blanc quand il a fait noir, et a
voulu faire noir. (Claude Mouchard, “Flaubert critique”, in L’Oeuvre
de l’oeuvre, op. cit., p.106)
108
La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

Cette incapacité des critiques de distinguer clairement à la


„conception” (comme dirait Goethe), est à la base du scepticisme
foncier de Flaubert, observe Claude Mouchard: Le critique est la voix
douteuse, mais inévitable de l’extériorité.(ibid.,p.90) Les critiques
contemporains à Flaubert manquent, selon celui-ci, d’une éthique
intrinsèque, d’un instinct nécessaire, que seuls les écrivains de talent
puissent posséder – d’où la critique d’écrivain à écrivain, entre
„voisins”, comme dit le romancier. Ne pas ressembler au voisin, tout
est là. (Lettre à Charles de La Rounat, Paris, février-mars 1857;
p.688/2e tome)

C’est pourquoi l’auteur de Bouvard et Pécuchet - cette


encyclopédie critique en farce - considérait la critique le dernier
échelon de la littérature, comme forme, presque toujours, et comme
valeur morale, incontestablement. (Lettre à L. Colet, Croisset, 28 juin
1853; p.368/2e tome)

Et la rage de Gustave Flaubert s’avère énorme, quand il voit les


soi-disant critiques mettre sur le même rang un chef-d’oeuvre et une
turpitude. On exalte les petits et on rabaisse les grands. Rien n’est
plus bête ni plus immoral. (Lettre à G. Sand, le 2 février 1869, citée
par Claude Mouchard, op..cit., p.144)

Comment voir les cimes azurées des oeuvres à faire, si la


L’Idéal de la Beauté contemplation des „grandes choses” est une démarche vouée à
l’échec? Les „grandes choses”, dans la vision de Gustave Flaubert,
sont les œuvres qui incarnent la Beauté, l’Idéal, l’Art en soi. Un livre
éclairé par la lumière qu’il fournit lui-même. Et celle rayonnant des
romans flaubertiens est toujours une autre, étrange et éblouissante…

La quête de la Beauté est pour l’écrivain d’autant plus


douloureuse qu’il se découvre animé par les idéaux contradictoires,
parmi lesquels celui du style qui le fait „haleter sans trêve.” Et les
poètes, les artistes, toute la race humaine seraient bien malheureux,
si l’Idéal, cette absurdité, cette impossibilité était trouvée, comme
affirmait Baudelaire au Salon de 1846 (De l’idéal et du monde). Telle
était aussi la conception de Flaubert, voire son credo de toute sa vie.

Essayant d’expliquer les mécanismes secrets de la création,


Gustave Flaubert avait l’intention de „dire”, dans la préface du
R[onsard] /…/ l’histoire du sentiment poétique en France /…/ (Lettre
à L. Colet, Croisset, 27 mars 1853, p.285/2e tome). Il voulait tout
d’abord faire voir pourquoi la critique esthétique est restée si en
retard de la critique historique et scientifique /…/ (Lettre à L. Colet, 7
septembre 1853; p.427/2e tome). Il était sûr qu’il n’y avait point de
base. Conformément aux principes de Flaubert, chaque œuvre à
faire a sa poétique en soi, qu’il faut trouver.

Chaque œuvre est accompagnée de sa poétique, et pour


trouver la quintessence de chacune, une critique toute neuve devient
absolument nécessaire, direction qui l’effraie et vers laquelle il se
dirige, pourtant.

109
La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur la doctrine


et la pratique du roman chez Flaubert. Vérifiez si vous avez
retenu certains détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les
clés du test d’autoévaluation”.

1. Qu’est-ce que signifie la théorie de l’impersonnalité de


Flaubert?

2. Quel est le rôle de l’art, selon Flaubert?

3. Quelle était la conception de Flaubert sur la critique?

9.4 La poétique dans la vision de Flaubert

Dans une lettre, adressée à Louise Colet, Gustave Flaubert


avoue, encore une fois, l’émerveillement qu’il ressent envers le simple
mot, étant pleinement convaincu de l’existence du Beau dans le détail
plus souvent que dans l’ensemble. Il aimait par-dessus tout les
œuvres qui sentent la sueur, celles où l’on voit les muscles à travers
le linge et qui marchent pieds nus, ce qui est plus difficile que de
porter des bottes.

Tout comme Paul Valéry, Flaubert croyait que le vrai écrivain


est celui qui ne trouve pas facilement ses mots. Alors, il les cherche
L’écrivain et sa et, en les cherchant, il trouve quelque chose de meilleur. Ainsi, fait-il
besogne voir ce que les autres n’ont pas vu; Valéry modifie même l’axiome
cartésien, en disant qu’il y a une partie de l’homme qui ne se sent
vivante que pendant la création: j’invente, donc j’existe.

Mais l’invention n’est qu’une manière de voir, et Flaubert insiste


sur l’idée qu’un livre a été pour lui une manière spéciale de vivre, un
moyen de se mettre dans un certain milieu.( Lettre à Madame Jules
Sandeau, Croisset, 7 août 1859; p.34/3e tome)

110
La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

En anticipant la conception de Jean Moréas, l’auteur de


Madame Bovary croit que le monde n’existe que pour servir de
prétexte à son œuvre, ou bien comme Mallarmé, Flaubert suggère
que le monde attend le vers, le mot-métaphore, pour aboutir à un
livre. Le monde devient finalement poésie, se poétise.

Chez Gustave Flaubert, la poétique devient explicite dans la


Correspondance, assurément. Selon Mircea Martin, la conscience
poétique n’est pas autre chose que l’effort toujours renouvelé du
poète d’entrevoir, provoquer et conserver sa propre vocation. (Cf. M.
Martin, “Lucian Blaga: Entre la poétique explicite et la poétique
implicite” in Cahiers roumains d’études littéraires, 2/1982, Bucureşti,
Univers, p.47)

Cette vérité s’applique aussi à Flaubert, mais l’écrivain connaît


des inquiétudes supplémentaires: il est né lyrique et préfère quand
même la prose! L’auteur de Madame Bovary s’assume les difficultés
(tout comme le sujet et le style du roman évoqué ci-dessus), et
semble conscient de ses performances:

Quelle chienne de chose que la prose! Ça n’est jamais fini; il y a


toujours à refaire. Je crois pourtant qu’on peut lui donner la
consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un
bon vers, inchangeable, aussi rythmé, aussi sonore. Voilà du moins
mon ambition (il y a une chose dont je suis sûr, c’est que personne
n’a jamais eu en tête un type de prose plus parfait que moi; mais
quant à l’exécution, que de faiblesses, que de faiblesses mon Dieu!)
(Lettre à L. Colet, Croisset, 22 juillet 1852; p.135-136/2e tome)

En effet, le but de la création est d’éblouir le créateur lui-même;


écrire signifie par-dessus tout se connaître. Flaubert s’avère très
exigeant avec lui-même et presque toujours mécontent de son
travail, qu’il trouve fragmentaire, incomplet. La voie de l’avenir serait
dans ces mots:

Il faudrait tout connaître pour écrire. Tous tant que nous


L’avènement de sommes, écrivassiers, nous avons une ignorance monstrueuse, et
l’art, selon Flaubert pourtant comme tout cela fournirait des idées, des comparaisons! La
moelle nous manque généralement! Les livres d’où ont découlé les
littératures entières, comme Homère, Rabelais, sont des
encyclopédies de leur époque. Ils savaient tout, ces bonnes gens-là;
et nous, nous ne savons rien. Il y a dans la poétique de Ronsard un
curieux précepte: il recommande au poète de s’instruire dans les arts
et les métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc., pour y puiser des
métaphores. C’est là ce qui vous fait, en effet, une langue riche et
variée. Il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les
feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance.
(Lettre à L. Colet, Croisset, 7 avril 1854; p.544-545/2e tome).

Quant à l’option de Flaubert pour la prose, elle est issue de son


intuition du nouveau: en effet, l’écrivain croyait que le vers est la
forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les

111
La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

combinaisons prosodiques étant faites, la prose est née d’hier dans


sa vision.

Paul Valéry a vu la poésie comme la danse et la prose comme


Conception de Paul la marche quotidienne; s’il définit la poésie comme une hésitation
Valéry sur la prolongée entre le son et le sens, Flaubert avait dit, avant lui, que le
poésie/prose roman est une longue hésitation entre la forme et le contenu. Mais
tous les deux, même si séparés par le temps, ont insisté sur
l’élaboration consciente, voire scientifique, du texte, sur l’effort lucide
et soutenu, jusqu’au point où celui-ci devient une fête de l’Intellect,
pour reprendre le fameux syntagme de Valéry.

Les clés du test d’autoévaluation


Réponses et commentaires:

1. La théorie de l’impersonnalité signifie la manière d’écrire


de Flaubert où l’écrivain ne doit jamais donner son opinion,
mais tout au contraire “faire et se taire” (être comme Dieu:
invisible, mais tout puissant).

2. Le rôle de l’art est pareil a celui de la religion,: rien ne


compte plus que l’exercice de la littérature; le principe de
l’esthétique est prioritaire: plus une phrase est belle, plus elle
est vraie.

3. Flaubert n’appréciait pas la critique; pour lui, ce travail


était un mal nécesaire, mais si elle est faite par des
professonnels, la critique peut engendrer la mode dans la
littérature.

Test de contrôle 9

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 9.


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et
de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce
test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre
nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la
première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi
le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après
correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

112
La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

1. Montrez quelle est la théorie de l’impersonnalité dans l’art


chez Gustave Flaubert.

(12-15 lignes; 4 points)

2. Décrivez brièvement le „style nécessaire” selon Flaubert


(les figures de style qu’il préférait).

(8-10 lignes; 3 points)

3. Mettez en évidence le point de vue de l’écrivain sur le rôle


de la critique.

(8-10 lignes; 3 points)

Références bibliographiques:

BALOTĂ, Nicolae, Literatura franceză de la Villon la zilele noastră,


Cluj-Napoca, Editura Dacia, 2001.

Cahiers de l’Association internationale des études françaises, mai


1971, numéro 23 (volume publié avec le concours du C.N.R.S.,
de la Direction des Arts et Lettres et de l’U.N.E.S.C.O., à l’occasion
du XXIIe Congrès de l’Association, le 24 juillet 1970); Paris, Société
d’édition “Les Belles Lettres”, 1971.

DEBRAY-GENETTE, Raymonde, NEEFS, Jacques, L’œuvre de


l’œuvre (Études sur la correspondance de Flaubert), Saint-Denis,
Presses Universitaires de Vincennes, 1993.

FLAUBERT, Gustave, Correspondance, Paris, Gallimard,


Bibliothèque de la Pléiade, 4 vol., 1973-1998.

THIBAUDET, Albert, Gustave Flaubert, Paris, Gallimard, coll, „Tel”,


1992; (chap. „Le style de Flaubert”), pp.221-286.

113
Passions et personnages flaubertiens

Unité d’apprentissage 10

PASSIONS ET PERSONNAGES FLAUBERTIENS

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 10 114


10.1 Salammbô, passion et mystère 115
10.2 L’Éducation sentimentale 117
Test d’autoévaluation 122
10.3 Les héros anonymes: Félicité, Bouvard et Pécuchet 122
Les clés du test d’autoévaluation 126
Test de contrôle 10 126
Références bibliographiques 127

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 10

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capables de:

• caractériser certains personnages des romans flaubertiens;

• commenter le côté passionnel dans la construction de ces personnages;

• mettre en évidence les caractéristiques du style flaubertien.

Dans cette unité d’apprentissage nous proposons une mise en


évidence de certains des personnages les plus fameux de Flaubert,
dont le trait dominant c’est la passion pour une idée, pour un mode
de vie, pour une personne, etc.

114
Passions et personnages flaubertiens

10.1 Salammbô, passion et mystère

De tous les romans de Flaubert (sauf La Tentation de Saint


Antoine, qui est plutôt un livre-confession qu’un roman proprement-
dit), c’est Salammbô qui semble le plus étrange. En effet, sa
bizarrerie vient de la tentative de l’écrivain de faire surgir dans les
pages de son roman tout un monde disparu, dont on ne conserve
que des traces mystérieuses et le souvenir d’une légendaire
grandeur.

Conçu comme une réaction au prosaïsme d’Yonville et à


l’enfermement de Madame Bovary, Salammbô, sujet oriental,
Carthage, fondée en n’exempte pas son auteur du dur labeur de l’écriture.
814 av. J.-C. par
des Phéniciens dans La nécessité de la documentation sur place apparaît à l’écrivain
une presq’île près plus impérieuse que jamais, vu le spécifique de Carthage, qui figure,
de laquelle se trouve selon Albert Thibaudet, dans l’Antiquité classique comme “un bloc
aujourd’hui Tunis. isolé”, par sa civilisation, une cité singulière, disparue sans aucune
Elle fut détruite à la trace dans le courant commun de la culture.
fin de la troisième
guerre punique par Flaubert entreprend un voyage aux ruines de Carthage, sur le
Scipion Émilien (147 conseil de Théophile Gautier, qui connaissait son souci du détail, son
av. J.-C.). Devenue culte de la vérité. Les notes de ce voyage sont extrêmement brèves,
colonie romaine, elle
conçues quelquefois comme de simples et minutieux relevés
fut la véritable
capitale de l’Afrique topographiques, mais permettent d’ajuster la géographie
romaine et de romanesque à la géographie réelle, de mieux comprendre les
l’Afrique chrétienne. sensations et la psychologie des héros carthaginois.

Le roman Salammbô est une provocation pour l’auteur lui-


même. Dégoûté par la vie moderne, il a la folie de ressusciter
La genèse de Carthage. En plus, chaque fois, un nouveau livre est pour Gustave
Salammbô Flaubert “une manière spéciale de vivre”.

Le livre est aussi un expériment dédié à Sainte-Beuve, auquel


Flaubert envoie en décembre 1862 une lettre pour expliquer que
toutes les descriptions servent à ses personnages, que rien n’y est
gratuit. Le romancier indique également des documents historiques
pour anihiler les reproches du critique, quant aux pages de
Salammbô qui présentaient les supplices des Mercenaires. Une
phrase tirée de cette lettre (décembre 1862), conçue comme une
réaction au troisième article de Sainte-Beuve au sujet de ce roman
Hendreich – dans
flaubertien, nous a semblé bien significative:
son ouvrage
Carthago, seu
Carth. Respublica, Je crois même avoir été moins dur pour l’humanité dans
1664 – avait réuni Salammbô que dans Madame Bovary. La curiosité, l’amour qui m’a
des textes pour poussé vers des religions et des peuples disparus, a quelque chose
prouver que les de moral en soi, et de sympathique, il me semble !?
Carthaginois avaient
la coutume de À vrai dire, le roman Salammbô est tout à fait spécial. En vain
mutiler les cadavres les critiques se sont-ils efforcés d’y trouver les ingrédients usuels
de leurs ennemis. d’un roman historique à la Walter Scott. Mais le roman n’est pas,
cela non plus, une féerie, une fantaisie! La cruauté des Carthaginois

115
Passions et personnages flaubertiens

n’est point une invention de Flaubert, qui savait la réalité aprés avoir
fouillé les documents.

Salammbô a reçu, elle aussi, une éducation spéciale de type


mystique. Elle connaît, par exemple, le pouvoir effectif des mots qui
sont utilisés dans les malédictions, tout comme le fait qu’une
malédiction peut se tourner contre la personne qui l’a formulée. Elle
sait également que, selon la croyance de son peuple, la naissance
d’une fille est un signe de guignon:

Hamilcar s’arrêta, en apercevant Salammbô. Elle lui était


survenue après la mort de plusieurs enfants mâles. D’ailleurs, la
naissance des filles passait pour une calamité dans les religions du
Soleil.

Mais l’aspect le plus impressionnant de la croyance


carthaginoise est lié à l’image du serpent. Dans le chapitre X, intitulé
Le Serpent, nous recevons des explications concernant le mythe
attribué à cet animal ancestral:

/…/ et le serpent était pour les Carthaginois un fétiche à la fois


La signification du national et particulier. On le croyait fils du limon de la terre, puisqu’il
serpent pour les émerge de ses profondeurs et n’a pas besoin de pieds pour la
Carthaginois parcourir; sa démarche rappelait les ondulations des fleuves, sa
température les antiques ténèbres visqueuses pleines de fécondité
/…/

Salammbô est une troublante histoire des passions mystiques,


des mystères de la femme. Flaubert a répondu aux reproches qu’on
lui avait faits sur l’invraisemblance de son personnage que c’est
vraiment impossible qu’on le contredise, car personne de ses
contemporains n’a pu connaître directement les femmes de
Carthage!

Apparemment invulnérable, Salammbô est charmée par Mathô,


le chef des Mercenaires, l’homme qui a éveillé en elle une féminité à
laquelle elle avait renoncé d’emblée, pour des raisons religieuses.
Malheureusement, Hamilcar promet sa fille à Narr’Havas, le roi des
Numides, en récompense de ses services, rendus pendant la lutte
avec les Barbares. Les “fiançailles indissolubles” dont Hamilcar unit
Salammbô et Narr’Havas avaient un rituel précis: on mit entre les
mains de Salammbô une lance qu’elle offrit à Narr’Havas; on attacha
leurs puces l’un contre l’autre avec une lanière de boeuf, puis on leur
versa du blé sur la tête /…/

Le roman Salammbô paraît écrit sous le signe du sacrifice


humain. La plupart des tableaux descriptifs ont pour sujet le meurtre,
la torture. Pendant la lutte avec les Barbares, les Carthaginois
avaient besoin de tendons pris au cou des taureaux ou bien aux
jarrets des cerfs. Mais parce qu’il n’existait dans Carthage ni cerfs ni
taureaux, Hamilcar demanda aux Anciens les cheveux de leurs
femmes; toutes les sacrifières. L’une des pages les plus touchantes
quant au sacrifice humain est celle où Mathô, celui que Salammbô a

116
Passions et personnages flaubertiens

aimé secrètement, est tué d’une manière bestiale. C’est le comble de


la cruauté manifestée par les gens envers l’un de leurs semblables:

Il n’avait plus, sauf les yeux, d’apparence humaine; c’était une


longue forme complètement rouge; ses liens rompus pendaient le
long
de ses cuisses, mais on ne les distinguait pas des tendons de ses
poignets tout dénudés; sa bouche restait grande ouverte; de ses
orbites sortaient deux flammes qui avaient l’air de monter jusqu’à ses
cheveux; - et le misérable marchait toujours!

La fin du roman est polyphonique, comme si toute la nature


participait à la tragédie. Ce fut un seul cri, les édifices tremblèrent,
Carthage entière semblait convulsée dans le spasme d’une joie
titanique. Les dernières lignes du roman nous laissent l’image de
Salammbô morte, comme dans les tragédies antiques.

10.2 L’Éducation sentimentale

Ce roman flaubertien a aussi un sous-titre: “Histoire d’un jeune


homme”. Sans être véritablement un “bildungsroman”, L’Éducation
sentimentale est plutôt une œuvre statique. L’action manque, l’auteur
préférant nous présenter le périple des pensées de Frédéric Moreau,
son héros.

D’ailleurs, l’histoire de ce jeune homme est un peu la sienne, car


Flaubert - à l’époque de sa jeunesse – a eu presque les mêmes
goûts et aspirations que Frédéric. C’est pourquoi la parole de
l’écrivain est souvent ambiguë, selon Michel Raimond (“Le réalisme
subjectif dans L’Éducation sentimentale” in Travail de Flaubert, Paris,
Seuil, 1983, p.91). En général, observe le critique, Flaubert renvoie à
une réalité qui est suggérée sans être dite. L’ambiguïté, la
suggestion font de l’auteur de L’Éducation sentimentale un proustien
incontestable:

De même que le narrateur du Temps perdu apercevra, à tel


moment, du trottoir, la fenêtre allumée d’Albertine, de même Frédéric
contemple les fenêtres qu’il suppose être celles de Mme Arnoux. Vue
du dehors, la fenêtre close est le signe d’une intimité à laquelle on
n’a point part.

Cette technique du regard, surtout par les yeux du personnage


central, avait déjà été exploitée dans Madame Bovary. Michel
Raimond attire l’attention sur l’abondance du vocabulaire de la
perception, de l’apparition et de la disparition; le roman commence
même par une telle “apparition”, lorsque Madame Arnoux est
L’Education présentée au lecteur par les yeux de Frédéric. Ainsi, le roman
sentimentale, le devient-il “découverte”, plus qu’”invention”. Celui qui lit les premières
roman d’une pages de L’Éducation sentimentale contemple un défilé d’images, le
génération réel prend volontiers les allures du rêve (le mot “rêve” est parmi les
plus fréquemment utilisés), en se prolongeant dans un rêve. Le
monologue intérieur, sous la forme du style indirect sont les moyens
les plus utilisés de suggérer la vie intérieure des personnages.
117
Passions et personnages flaubertiens

L’Éducation sentimentale est une tentative peu dissimulée de


faire l’histoire d’une génération (chose avouée par Gustave Flaubert
dans sa Correspondance). Frédéric Moreau n’est qu’un représentant
de cette génération.

Dans le roman, il existe une cinquantaine de personnages, qui


ont chacun un nom. La plupart d’entre eux n’ont point d’existence au-
delà de ce nom, mais le fait qu’ils figurent dans le roman suggère
l’appartenance à une génération. Une vingtaine de ces personnages
ont une identité plus précise, même très précise: les Arnoux, les
Dambreuse, les Roque, puis les célibataires – Deslauriers, Martinon,
Cissy, Sénécal, Hussonnet, Dussardier, Pellerin et Rosanette. Jean
Borie, celui qui fait ces observations statistiques (Frédéric et les amis
des hommes, Paris, Grasset, 1995, p.168), conclut:
sociologiquement, l’échantillon représentatif est complet; presque
toutes les classes de la société figurent dans ce groupe, et
certainement toutes les politiques importantes.

Cissy représente la noblesse terrienne, probablement


légitimiste; Dambreuse est le type représentatif pour l’aristocratie
financière orléaniste; Arnoux est un petit “entrepreneur” républicain
modéré; Sénécal est le socialiste dogmatique; Dussardier –
républicain, mais non socialiste. Le père Roque, Madame Moreau
mère représentent la province bourgeoise. Arnoux, par exemple,
n’est pas seulement le mari de la femme que Frédéric aimera au
long du livre, mais le centre d’une société à laquelle Frédéric
appartiendra. Flaubert organise ses personnages dans de vrais
centres de sociabilité.

De la sorte, les opinions des personnages dévoilent des


conceptions différentes sur la même réalité. Le peuple est
“souverain” pour ceux comme Hussonnet, “sublime” pour Frédéric.
La même divergence se manifeste dans la conception sur les
femmes. D’ailleurs, la situation de la femme est posée, interprétée en
maintes reprises. S’il s’agit de la femme-objet de l’amour, Frédéric
préfère l’étrangère, la mystérieuse. Arnoux, au contraire, ne désire
que les femmes qu’il connaît et dont il sait d’avance tout. Au cas de
Frédéric Moreau, il y a aussi question d’une autre expérience: par
Madame Arnoux il veut connaître l’amour, par Rosanette – le plaisir,
par Madame Dambreuse – le prestige social et par Mademoiselle
Roque - la virginité. Certaines de ses expériences sont restées
purement théoriques (la première et la quatrième).

Frédéric Moreau,
Frédéric nous apparaît comme un héros préparé toujours à la
personnage découverte, qui a seulement deux passions stables et partagées: son
amoureux de la amour pour Marie Arnoux et son amitié pour Deslauriers. Il ne
découverte et de domine jamais les femmes, mais se laisse plutôt dominer, en
l’expériment s’abandonnant à elles. Il est, de ce point de vue, “insuffisant” et
inférieur à Emma Bovary, parce qu’il incarne l’image exemplaire du
“petit-bourgeois”, mi-victime, mi-exploiteur, égoïste, précautionneux,
frustré et imaginatif.

118
Passions et personnages flaubertiens

Pourtant, comme Emma, Frédéric est sublime par son désir (qui
est toujours plus large que la jouissance). À la différence d’Emma
Bovary, Marie Arnoux est la femme qui n’est pas vaniteuse,
prétentieuse, qui n’a pas de désirs voluptueux. Elle est juste le
contraire de Madame Bovary, et la réaction de Frédéric en est la
preuve: Ah! Quelles maximes bourgeoises vous avez! Cette réplique
de Frédéric vient après la conclusion de Madame Arnoux que le
bonheur est impossible, s’il suppose des mensonges, des
inquiétudes et des remords.

Néanmoins, Frédéric Moreau espère, dès le début, connaître


pleinement Mme Arnoux (savoir des détails sur sa demeure, sa vie,
son passé). Elle ressemble, selon Frédéric, aux femmes des livres
romantiques, de sorte qu’il n’aurait voulu rien ajouter, rien retrancher
à sa personne. De ce point de vue, Frédéric Moreau de L’Éducation
sentimentale est un personnage moderne, c’est-à-dire il fait la
première expérience de la passion, sans rattacher celle-ci à un objet
réel. Il avait connu l’amour, comme les jeunes hommes et les jeunes
femmes d’aujourd’hui, dans les livres, chose qui explique le désir de
Sensibilité du le connaître ensuite par la voie de l’imagination.
personnage Frédéric
Moreau, incarnant Ces passions sont vagues, leur pouvoir est illimité, vu l’objet
l’homme romantique imaginaire. Chateaubriand avait prévu le développement de cette
mentalité livresque, et il faut dire qu’une telle orientation féminise en
quelque sorte la société; en effet, cette mentalité caractérise surtout
les femmes, qui ont une propension plus évidente pour le rêve.
Flaubert comprend d’autant mieux cette mentalité qu’il admire
Chateaubriand, pour le fait d’avoir inauguré une nouvelle sensibilité.
La mélancolie, l’ennui parcourent le XIXe siècle, surtout durant les
premières décennies. Comme Flaubert, Frédéric Moreau n’est pas
intéressé aux divers mouvements sociaux de son époque. L’image
de sa passion, incarnée par Mme Arnoux, le séduit à jamais:

Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde? Les autres s’évertuent


pour la richesse, la célébrité, le pouvoir! Moi, je n’ai pas d’état, vous
êtes mon occupation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de
mon existence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans
vous que sans l’air du ciel!

À l’opposé on trouve la mentalité des femmes comme


La psychologie Rosanette, qui croient qu’elles sont nées exclusivement pour l’amour
féminine ou pour élever des enfants, pour tenir un ménage. D’ailleurs, en
présentant la vie de Rosanette (Flaubert pousse son personnage à la
confession), l’auteur de L’Éducation sentimentale évoque la
mentalité de la jeune fille désenchantée qui devient fille de
jouissance. Après avoir voulu travailler dans un magasin, puis
comme actrice, Rosanette est devenue l’amante de beaucoup
d’hommes qui, tour à tour, ont détruit son espoir au bonheur.
Malheureusement, Rosanette ne garde point l’amour de Frédéric;
elle n’aura ni même la joie de la maternité, parce que son enfant, fruit
de la relation avec Frédéric, meurt en bas âge.

119
Passions et personnages flaubertiens

L’Éducation sentimentale a suscité des discussions


contradictoires, des interprétations très différentes, dès la
Fruits secs
signification du titre. Flaubert lui-même donne une variante en sous-
titre (Histoire d’un jeune homme), après avoir abandonné une autre,
vraiment suggestive, selon nous: Les Fruits secs.

Par rapport à Madame Bovary, qui refuse la réalité décevante,


Frédéric Moreau se “réforme”. Cette réforme n’est que temporaire,
elle peut difficilement passer pour une bonne nouvelle, car, même si
Frédéric remplace l’”objet” de son désir (Madame Arnoux) par un
substitut (Rosanette), cela s’avère plus qu’une grande leçon
pratique, mais “une affreuse mortification “ pour l’esprit. C’est la
raison pour laquelle Flaubert était aussi indulgent avec Frédéric qu’il
était implacable avec Madame Bovary. Nous comprenons ainsi
pourquoi la vie de Frédéric se termine par une vieillesse presque
apaisée, alors que celle de Madame Bovary se termine avec le
martyre:

C’est que Madame Bovary vivait pleinement le désir et ses


mortelles illusions, tandis que Frédéric est destiné à en conduire le
deuil: le deuil est le devoir des survivants. C’est là, me semble-t-il, le
sens du mot éducation dans le titre: une éducation par le deuil, le
chant funèbre du désir détruit. (Jean Borie, Frédéric ou les amis des
hommes, Paris, Grasset, 1995, p.58)

Le type de Frédéric Moreau, le double masculin d’Emma


Bovary, est encore plus fréquent dans la vie. Il gâche sa vie, mais
Frédéric Moreau, le pas totalement; il sauve des débris de ses rêves l’espoir d’une
double de Madame existence paisible et aisée. D’ailleurs, dans le septième chapitre
Bovary (troisième partie), Flaubert présente télégraphiquement le bilan de la
vie de chaque personnage important. La plupart de ceux-ci ont
accepté des compromis pour se faire une situation. Quant à Frédéric,
il arrive à vivre en petit bourgeois. Ce dernier chapitre du livre
“exhume” un peu la jeunesse de chaque personnage, en
communiquant au lecteur un fort sentiment de nostalgie.

On pourrait parler d’un “romantisme politique”, d’une maladie


commune à ceux qui rêvent l’amour, à tous les sentimentaux.
Flaubert lui-même encourageait une lecture de son roman en
fonction d’un “mal du siècle” global. La “maladie” de Frédéric Moreau
est celle de toute la société française. Le “vague des passions” (dont
parlait Chateaubriand au début du XIXe siècle) s’est aiguisé, en
devenant inséparable du “vague des politiques”. L’enfant du siècle
est tout le siècle.

Le mot d’ordre dans L’Éducation sentimentale est le verbe


“sentir”. Cela signifie d’ailleurs exister, le sentiment contient
l’affection, le désir, la rêverie, tout ce qui s’oppose à “faire”. Selon
Michel Crouzet, le sentiment c’est le meilleur et le pire, c’est la
croyance de “l’Éden de l’idéal” et du vrai; mais c’est aussi la bêtise,
l’adhésion fanatique “aux pseudo-idées généreuses”. L’Éducation
sentimentale est le roman de l’illusion collective dissipée, petit à petit,

120
Passions et personnages flaubertiens

par la réalité des événements politiques. Idéalisme amoureux et


politique dans une dialectique de l’agonie.

Ce qui séduit le lecteur de L’Éducation sentimentale, c’est


l’incessant rapprochement de l’Idéal. Rosanette est le symbole de
Le sujet du l’utopie de la République (ce n’est pas par hasard que le même jour
roman:l’Idéal où éclate la Révolution Rosanette devient la maîtresse de Frédéric).
En plus, la République correspond à l’effacement de Madame
Arnoux, c’est-à-dire tout comme Madame Arnoux, la République a
seulement des ennemis. Faute d’idéal, la République succombe.

En dernière analyse, tout est sentiment. Selon Flaubert, le


comble de la civilisation serait de n’avoir besoin d’aucun bon
sentiment. L’Éducation sentimentale est le roman où tout le monde
trahit tout le monde, et où toutes les consciences (sauf celle de Mme
Arnoux et encore) se révèlent tortueuses et prêtes à toutes les
hypocrisies, où les mauvais sentiments et les ressentiments sont
universels, comme la mauvaise foi. (Michel Crouzet, “Passion et
politique dans l’Éducation sentimentale” in Flaubert, la femme, la
ville, à l’occasion de la Journée d’études, organisée par l’Institut de
français de l’Université de Paris X, 1982, p.62)

121
Passions et personnages flaubertiens

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur l’œuvre de


Gustave Flaubert. Vérifiez si vous avez retenu certains détails
significatifs, en consultant la rubrique “Les clés du test
d’autoévaluation”.

1. Où se passe l’action du roman Salammbô et pourquoi


l’auteur a-t-il choisi cet espace ?

2. Quels sont les personnages principaux du roman


Salammbô et quelle est leur histoire commune ?

3. Après avoir relu les dernières pages de Salammbô,


racontez la fin du roman.

10.3 Les héros anonymes: Félicité, Bouvard et Pécuchet

Au sujet des Trois Contes, nos commentaires seront axés sur le


Trois Contes – un premier texte, Un coeur simple. En effet, cette nouvelle de Flaubert
hommage à George n’est que l’histoire d’une âme avide d’attachement, qui aboutit à un
Sand fétichisme (le perroquet Loulou sera, dans l’imagination de Félicité,
l’incarnation du Saint Esprit). En même temps, ce récit, qui aurait
satisfait entièrement le goût de George Sand (morte en 1876, une
année avant la parution du recueil, qui lui était d’ailleurs dédié), fait
naître en nous l’émotion, la tendresse. Un cœur simple suscite non
seulement la pitié du lecteur, mais aussi sa compréhension pour
toute vie humaine anonyme et malheureuse, pour l’isolement auquel
sont condamnés les infortunés du sort.

Ce texte d’une cinquantaine de pages met en relief les


sensibilités modernes qui étaient en germes dans le pourissement du
romantisme, le sentiment de l’absurde, le surréalisme, le réquisitoire
contre la civilisation: en somme, les grandes avenues littéraires du
XIXe siècle.
122
Passions et personnages flaubertiens

Dès les premières pages, Flaubert nous présente tout d’abord le


scénario des travaux domestiques de Félicité, et, dans un
paragraphe seulement, il nous offre le portrait de cette femme.
Extrêmement économe, Félicité nous rappelle la grande Nanon, la
servante de Félix Grandet, le héros balzacien bien connu. Se levant
Une existence
tôt, vivant en robot, elle nous évoque la vie des domestiques, en
rangée
général, de même que leur approchement de la religion. Une
existence d’horloge, où les “aiguilles” sont les maîtres de la maison
et Dieu. Le petit train-train de la vie est résumé au cas de Félicité
dans le paragraphe ci-dessous:

Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et


travaillait jusqu’au soir, sans interruption; puis, le dîner étant fini, la
vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche
sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main.
Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement.
Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des
autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait
du doigt sur la table les miettes de son pain, - un pain de douze
livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours. (Trois Contes,
Paris, Librairie Générale Française, 1983, p.5)

Félicité, comme Nanon (du roman balzacien Eugénie Grandet),


est une servante exemplaire, fidèle et passionnée de son travail
Le type de la
domestique fidèle quotidien; elle ne connaît la fatigue ou l’ennui, elle ne veut
qu’économiser l’argent de son maître, même au détriment, sinon
surtout en défaveur de son confort personnel. En effet, elle adore sa
maîtresse, Mme Aubin, et notamment ses enfants; c’est pourquoi la
mort de Virginie, la fille de Mme Aubin, la boulverse à jamais.

Modeste d’aspect, Félicité est le tableau vivant du manque


d’aspiration. Son unique orgueil est de bien remplir ses tâches
quotidiennes et de se trouver en bonne relation avec Dieu. Nous
nous rappelons aussi une autre figure de servante, peinte
magistralement par Flaubert dans l’épisode des Comices agricoles
de Madame Bovary. Il s’agit de Catherine-Élisabeth-Nicaise-Leroux,
une humble servante qui, ayant la surprise de recevoir un prix, elle
va l’offrir au curé du village, pour qu’il lui dise des messes, attitude
choquante et ridicule aux yeux de l’assistance bourgeoise dont elle
est entourée, pendant la cérémonie. Leur portrait est à peu près
pareil. L’auteur insiste sur la modestie des vêtements, sur l’aspect
des mains qui ont tant peiné durant la vie, et notamment sur la
timidité et le mutisme de la femme-domestique, qui, habituée plutôt à
fréquenter le bétail, parle très peu. C’est ainsi que finit le premier
chapitre de la nouvelle Un coeur simple:

En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le


Portrait de Félicité dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris,
un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette,
comme les infirmières d’hôpital.
Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on
lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine elle ne marqua plus

123
Passions et personnages flaubertiens

aucun âge; - et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes


mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière
automatique.

On se croirait devant la statue de la domestique, tellement ce


portrait est suggestif et complet, de sorte qu’on pourrait le prendre
pour une effigie. Félicité est le prototype par excellence de la
servante. Si la topographie “épouse” les moeurs, cela est
parfaitement visible dans Un coeur simple. Flaubert explique
clairement l’organisation de la maison, la destination de chaque
pièce. Au premier étage, il y avait d’abord la chambre de “Madame”,
très grande, élégante, contenant le portrait de “Monsieur”. Cette
chambre communiquait avec une autre, plus exiguë, où l’on voyait
deux couchettes d’enfants. Puis venait le salon, ensuite le corridor
qui menait à un cabinet d’études. Une lucarne au second étage
éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies. Nous
retrouvons ces détails topographiques témoignant des mœurs de
l’époque dans L’Histoire de la vie privée (le quatrième volume,
consacré au XIXe siècle), dans le chapitre intitulé “Manières d’habiter
(Intérieurs bourgeois)”, rédigé par Michelle Perrot (Paris, Seuil,
1985, p.310).

Félicité est toujours au service de la famille qui l’a embauchée,


comme un objet indispensable, que l’on n’oublie pas, où qu’on aille.
Elle participe à tous les événements, comme si elle faisait partie du
décor, toujours en marge, toujours insignifiante, mais nécessaire.
Son histoire personnelle est plutôt une somme de déceptions (amour
brisé, désenchantement, oubli), s’identifiant à celle de la maison où
elle sert depuis sa jeunesse. Le deuil de Madame Aubin est
également le sien. La bonté de son coeur se développe
continuellement, les autres sentiments restant à un état de
stagnation.

Pour une autre couche sociale, à Félicité correspond en quelque


sorte Eugénie Grandet, car toutes les deux sont des femmes
obéissantes, dévouées, qui renoncent à leur bonheur personnel pour
se consacrer à celui des semblables. Le rythme de vie de l’héroïne
Félicité flaubertienne devient imperturbable: Puis des années s’écoulèrent,
ressemble aux toutes pareilles et sans autres épisodes que le retour des grandes
héroïnes fêtes: Pâques, l’Assomption, la Toussaint. ( p.35)
balzaciennes
La vie de Félicité s’écoule, comme celle de l’auteur lui-même,
au-delà des événements sonores de l’époque. Cette femme, sans
famille, sans fortune, sans éducation a un coeur simple. L’unique
variation est enregistrée au niveau du coeur: avec le passage du
temps, la bonté de ce coeur simple se développe. C’est ce qui rend
riche Félicité, qui n’est heureuse que par la signification de son
prénom.

Personne ne peut oublier ce personnage étrange, si naïf et


dévoué, qui aime un perroquet, comme une mère son enfant, une
jeune femme adore son amant ou une religieuse respecte Dieu. Le
perroquet, même empaillé, ne quitte jamais la chambre de Félicité. Il

124
Passions et personnages flaubertiens

sera la dernière image avec laquelle cette femme partira au monde


Le fétiche de de l’au-delà.
Félicité est le
perroquet Loulou C’est Gustave Flaubert qui le dit: pour de pareilles âmes, le
surnaturel est tout simple; c’est pourquoi le perroquet apparaît à
Félicité mourante comme le Saint Esprit lui ouvrant les portes du ciel:

Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité. Elle


avança les narines, en la humant avec une sensualité mystique; puis
ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements de son
coeur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux,
comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît; et quand
elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux
entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête.
( p.54)

Un coeur simple met une équivalence entre les êtres et les


objets, suggère une sorte de déshumanisation des gens. Les
écrivains du XIXe siècle n’auront plus qu’à suivre la direction
Humanisation indiquée, le phénomène d’humanisation des objets s’étant, depuis
des objets les Trois Contes, considérablement amplifié… Le fragment cité ci-
dessus est aussi le dernier paragraphe de la nouvelle et démontre
l’économie de moyens stylistiques – descriptions, comparaisons,
verbes suggestifs, richesse nominale. Félicité mourante nous touche
autant que l’héroïne de Chateaubriand, Atala.

En outre, elle communique toute la tendresse des femmes que


Flaubert a aimées: sa mère, sa soeur, sa nièce, George Sand,
Louise Colet. C’est aussi une précieuse leçon de morale en faveur
du respect de la simplicité, de l’humiliation et de la vie pénible.
Souvent, ces anonymes gaspillent des trésors de bonté, d’affection,
sans rien attendre en échange, ignorant toute récompense,
pleinement méritée d’ailleurs.

En ce qui concerne les héros anonymes, décrits dans un


registre ironique, il convient de préciser, vers le final de cette
incursion dans le monde des personnages flaubertiens, que ce sont
les protagonistes de la dernière œuvre de l’écrivain, Bouvard et
Pécuchet (livre inachevé, publié de façon posthume). Sont-ils de
simples instruments de la Bêtise, des gens qui font le but de leur vie
du stockage des idées de tout le monde? Les deux “bonhommes”
sont des natures complémentaires. Bouvard, l’air enfantin, l’aspect
aimable, frappe Pécuchet, dont l’air sérieux séduit également l’autre.
Tous les deux, anciens employés parisiens, se décident de profiter
de leur retraite et de connaître ensemble les plaisirs de la vie à la
campagne. Une fois y établis, ils seront tentés par tous les domaines
du savoir humain, à partir de l’agriculture jusqu’à la métaphysique
(politique, littérature, histoire, religion, science, éducation). Leur
utopie les apparente à Don Quichotte, car les deux héros
entreprennent une encyclopédie inutile, qui ne fait que copier les
idées reçues. En réalité, cette encyclopédie critique en farce est une
occasion pour Flaubert de réaliser un réquisitoire contre l’esprit
borné de l’homme, qui croit pouvoir mettre fin à quoi que ce soit, qui

125
Passions et personnages flaubertiens

veut tirer des conclusions à tout prix. Or, selon l’auteur de Bouvard et
Pécuchet, le savoir universel est comme une roue qui tourne: qui
peut se vanter d’en compter les rayons? En tout cas, ce dernier livre
de Flaubert, symboliquement inachevé, prouve l’intérêt particulier de
l’écrivain pour les clichés, les lieux communs.

Les clés du test d’autoévaluation


Réponses et commentaires:

1. Le roman Salammbô se passe à Carthage, l’auteur ayant


même visité les ruines de l’ancienne province antique, pour se
documenter sur le vif. Il voulait “vivre à une autre époque” en
écrivant ce roman.

2. Les deux personnages principaux sont Salammbô, femme


mystérieuse, fille du roi carthaginois Hamilcar, et Mathô, le
barbare, un mercenaire qui lutte contre les gens de Carthage.
Malgré leur différence de statut et de position sociale,
Salammbô et Mathô connaissent une troublante histoire
d’amour, au-delà de tous les préjugés, de toutes les
contraintes.

3. La fin du roman est tragique, épouvantable même par la


description des tortures supportées par Mathô, avant de
mourir. Cet épisode du récit est le comble de la cruauté décrite
dans la littérature, d’autant plus qu’on y oppose la joie des
Carthaginois voyant leur victime être tuée bestialement.
Salammbô, elle, meurt comme une héroïne des tragédies
antiques.

Test de contrôle 10

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 10.


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de
faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test
à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom,
votre prénom et votre adresse personnelle sur la première
page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro
du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec
les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

126
Passions et personnages flaubertiens

1. Faites une courte présentation des personnages Mme


Arnoux et Rosanette, comme deux hypostases contrastées
de la femme.

(15 -18 lignes; 5 points)

2. A partir du titre, Un cœur simple, montrez quel a été le


destin de Félicité.

(15 - 18 lignes; 5 points)

Références bibliographiques:

BORIE, Jean, Frédéric et les amis des hommes, Paris, Grasset, 1995
ION, Angela, Histoire de la littérature française, vol.2, Bucureşti, Ed.
Didactică şi Pedagogică, 1982.
NDIAYE, Emilia, Trois Contes, Paris, Bertrand-Lacoste, coll.
“Parcours
de lecture”, 1992.
THIBAUDET, Albert, Gustave Flaubert, Paris, Gallimard, coll. „Tel”,
1992.

127
Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

Unité d’apprentissage 11

ÉTUDE LITTÉRAIRE: LE ROMAN MADAME BOVARY DE GUSTAVE


FLAUBERT

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 11 128


11.1 Madame Bovary, roman de l’éducation sentimentale 129
11.2 Emma Bovary, symbole de l’émancipation féminine 133
Test d’autoévaluation 134
11.3 Charles Bovary, un personnage mésestimé 135
11.4 Le bovarysme dans les romans de Flaubert 136
Les clés du test d’autoévaluation 137
Test de contrôle 11 138
Références bibliographiques 138

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 11

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les


tests qui y sont proposés, vous serez capables de:

• mettre en évidence le thème du roman, la signification du titre;

• caractériser le pes personnages principaux;

• analyser la description des mœurs provinciales dans un roman de


Flaubert;

• repérer des éléments de style.

128
Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

11.1 Madame Bovary, roman de l’éducation sentimentale

Ce roman aurait mérité peut-être comme titre celui de


L’Éducation sentimentale, plus que le roman qui le porte réellement.
Dès les premières pages du livre, nous avons l’occasion de constater
que la différence essentielle, insurmontable, qui existe entre les deux
futurs époux – Charles Bovary et Emma Rouault – est due à
l’éducation. Au cas de Charles, il y a eu les tendances maternelles à
Les tendances qui
expliquent le l’encontre d’un certain idéal viril de l’enfance que formait son père,
comportement de qui voulait élever son fils durement, à la spartiate, pour lui faire une
Charles Bovary bonne constitution. C’est pourquoi il l’envoyait se coucher sans feu,
lui apprenait à boire de grands coups de rhum et à insulter les
processions. Mais naturellement paisible, le petit répondait mal à ses
efforts. Sa mère le traînait toujours après elle; elle lui découpait des
cartons, lui racontait des histoires, s’entretenait avec lui dans des
monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et de
chatteries babillardes. Dans l’isolement de sa vie, elle reporta sur
cette tête d’enfant toutes ses vanités éparses, brisées. (G. Flaubert,
Madame Bovary, Paris, Hachette, collection “Grandes œuvres”,1986,
pp.10-11)

Confronté à ces influences nettement opposées, Charles sera la


victime des frustrations héritées de ses parents: un élève travailleur,
mais irrémédiablement médiocre (sa carrière de médecin avait été
Charles, victime de
choisie par sa mère, qui ne s’était pas intéressée à la vraie vocation
ses frustrations
de son fils), et plus tard un homme timide, trop obéissant pour laisser
se manifester sa personnalité. Charles Bovary, se dévoilant
véritablement seulement vers la fin du roman, nous semble être la
première victime du bovarysme: en effet, il souffre du
désenchantement de sa mère, elle aussi une victime de son mariage
mal assorti et des conceptions bourgeoises de la société, auxquelles
elle avait d’ailleurs adhéré (avoir un fils médecin, c’est un but à
suivre pour être respecté par la communauté).

Quant à Emma, elle avait reçu, comme on dit, “une belle


éducation” (Flaubert souligne lui-même cette expression dans le
texte, comme il le fait chaque fois quand il s’agit d’une idée à la
mode, donc d’une idée toute faite). Cela signifie que Mademoiselle
Rouault avait été élevée au couvent, chez les Ursulines, où l’on lui a
enseigné la danse, la géographie, le dessin, la tapisserie et le piano.

Ainsi, pour Emma, orpheline de sa mère et ayant un père vieux,


rustique, le couvent devient-il plutôt l’espace de la liberté, nourrissant
Lectures “interdites” son imagination enflammée des lectures romantiques, qu’elle faisait
d’Emma en cachette, défiant les règles monastiques. Ces lectures “interdites”
vont préparer justement les prémisses de sa nature rebelle et ensuite
de sa future insatisfaction existentielle. Un exemple bien illustratif, en
ce sens, est celui de ses noces avec le médecin Charles Bovary.
Même si enchantée au début d’avoir éveillé des sentiments d’amour
à un homme mûr, qui la traite respectueusement, la jeune Emma est
vite déçue par la réalité. Rien ne ressemble à ses modèles
livresques. Et sa déception est d’autant plus grande quand il s’agit du
129
Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

moment magique de la vie de toute femme: le mariage. Flaubert


consacre beaucoup de références à cet épisode, mais chaque fois
c’est par les yeux d’Emma que nous apprenons les détails:

Emma eût, au contraire, désiré se marier à minuit, aux


flambeaux; mais le père Rouault ne comprit rien à cette idée. Il y eut
une noce, où vinrent quarante-trois personnes, où l’on resta seize
heures à table, qui recommença le lendemain et quelque peu les
jours suivants. (p.27)

À l’idéal romantique de la mariée s’oppose brutalement la réalité


d’une noce populaire, parfaitement banale, où le gaspillage ne vise
pas le décor, mais le rituel licencieux. En effet, même si elle avait
supplié son père, Emma ne fut pas épargnée des plaisanteries “en
usage”. En plus, un autre incident ronge tout espoir de la jeune
femme, qui passe vite à l’état d’épouse, en son cas, de deuxième
épouse. Il s’agit du bouquet de fleurs d’oranger, noué par des rubans
de satin blanc. C’était un bouquet de mariée, mais celui “de l’autre”:

Elle le regarda. Charles, s’en aperçut, il le prit, et l’alla porter au


Le bouquet de grenier, tandis qu’assise dans un fauteuil /…/, Emma songeait à son
mariage bouquet de mariage, qui était emballé dans un carton, et se
demandait, en rêvant, ce qu’on en ferait, si par hasard elle venait à
mourir. (p.35)

En général, si Emma essaie de penser, de juger d’une réalité


quelconque, elle le fait “en rêvant”, et cela l’empêche d’être objective.
Elle reste toujours la prisonnière de l’univers idéatique, qu’elle s’est
créé, et dont elle sera finalement la victime. Cette mentalité livresque
(la plupart des idées d’Emma proviennent de ses lectures) est
d’ailleurs sa manière de vivre:

Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans


la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient
paru si beaux dans les livres. ( p.36)

Emma Bovary ne réussit plus à séparer la réalité de la rêverie –


elle ne peut ni accepter son existence banale, ni se contenter de
l’évasion procurée par la lecture. Et son effort de concilier les deux
tendances s’avère inutile, dangereux. Sans faire lui-même des
considérations explicites, l’écrivain met une phrase significative dans
la bouche d’un personnage de second rang: Madame Bovary mère,
qui s’adresse à son fils:

Sais-tu ce qu’il faudrait à ta femme? /…/ Ce serait des


occupations forcées, des ouvrages manuels! Si elle était comme tant
d’autres, contrainte à gagner son pain, elle n’aurait pas ces vapeurs-
là, qui lui viennent d’un tas d’idées qu’elle se fourre dans la tête /…/
(p.118)

À la réplique de Charles que sa femme est pourtant occupée, sa


Mentalité féminine
mère reprend avec plus de rage, et sa réponse est certainement une

130
Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

autre “idée reçue”, caractéristique pour la mentalité des femmes de


sa génération, qui vivaient en province:

Ah! Elle s’occupe! À quoi donc? À lire des romans, de mauvais


livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se
moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela
va loin, mon pauvre enfant, et quelqu’un qui n’a pas de religion finit
toujours par tourner mal. (p.118)

À vrai dire, Emma Bovary sera avant Bouvard et Pécuchet, le


personnage-expérimentateur: elle est tentée par tout, elle veut être
au courant de toutes les nouveautés, les essayer, mais elle finit
toujours par abandonner chaque “occupation”. Elle s’achète un prie-
Dieu gothique, sans jamais être une religieuse; elle dépense en un
mois quatorze francs pour des citrons à se nettoyer les ongles, elle
se fit faire à Rouen une robe de cachemire bleu, acheta chez
Lheureux la plus belle de ses écharpes pour se nouer avec elle la
Goût du luxe chez taille par-dessus sa robe de chambre; elle voulut apprendre l’italien
Emma Bovary
et pour cela elle fit un autre gaspillage: elle acheta des dictionnaires,
une grammaire, une provision de papier blanc. Aucune
préoccupation constante ou sérieuse, ni même celle de mère;
d’ailleurs, ce sont les historiens des mentalités qui nous disent que
c’était la coutume à l’époque de mettre le bébé en nourrice, donc
Emma n’est pas du tout une exception de ce point de vue. Le
comble, chez elle, c’est le caprice perpétuel, la fantaisie gratuite,
stérile – et cela est visible de l’extérieur (coiffure, vêtements, gestes,
paroles) jusqu’à l’intérieur (rêves, cauchemars, pensées,
correspondance). Emma Bovary a l’enthousiasme creux de tous les
romantiques, pouvant être considérée une réplique féminine de René
de Chateaubriand, ou bien une variante féminine très complexe du
“dandy”:

N’importe! Elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. D’où


venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée
des choses où elle s’appuyait?… (p.252)

Sous une forme toujours indirecte, Flaubert explique le fait que


Idéal masculin de son héroïne est tout le temps à l’attente d’un être fort et beau, d’une
l’héroïne nature pleine à la fois d’exaltation et de raffinements, un cœur de
poète, sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain, sonnant vers
le ciel des épithalames élégiaques. Mais où trouver cet être,
comment influencer le hasard? Alors, Emma est, chaque fois qu’elle
commet l’adultère, la proie des circonstances: Rodolphe et beau et
fort, mais n’a aucune sensibilité. Léon est beau et sensible, mais ne
fait que copier la mode, et puis il n’est pas fort, il a peur de la société,
des bruits, des conséquences que sa relation avec Emma puisse
avoir sur l’évolution de sa carrière. En tout cas, l’exaltation d’Emma,
son insistance (quelquefois artificielle, surtout à la fin de sa relation
avec Léon) ennuie irrémédiablement ses deux amants. La joie
d’Emma de ressembler aux héroïnes adultères des livres est
l’expression de son espoir d’avoir enfin touché à son idéal, à la
Passion unique, démesurée; de s’être enfin détachée de la “grisaille”
de la vie quotidienne:

131
Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

Elle se répétait: <<J’ai un amant! un amant!>> se délectant à


cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui serait survenue.
Elle aimait donc posséder enfin ces joies de l’amour, cette fièvre du
bonheur, dont elle avait désepéré. Elle entrait dans quelque chose
de merveilleux où tout serait passion, extase, délire; une immensité
bleuâtre l’entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa
pensée, et l’existence ordinaire n’apparaissait qu’au loin, tout en bas,
dans l’ombre, entre les intervalles de ces hauteurs. (p.150)

Est-ce qu’elle est vraiment à critiquer, à insulter, cette Emma,


Emma Bovary – naïve comme un enfant, exubérante et sincère, ayant le désir que
vraiment coupable ? l’accomplissement du désir soit égal à son attente? Est-elle vraiment
coupable? Le jugement de Flaubert, ayant l’apparence d’un hymne,
semble plutôt la comprendre, la protéger, voire l’admirer. Toutes les
manifestations frivoles de ses aspirations ont une prémisse
authentiquement noble: le désir de connaître l’amour, véritable
effervescence de la rêverie.

Ce que la femme déteste surtout chez son mari est sa


suffisance, son contentement des banalités de la vie quotidienne.
Elle était exaspérée, en effet, que Charles n’avait pas l’air de se
douter de son supplice. Pour elle tout était perfectible. C’est pourquoi
elle s’irritait d’un plat mal servi, ou d’une porte entrebâillée, gémissait
du velours qu’elle n’avait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses
rêves trop hauts, de sa maison trop étroite.(p.102)

La phrase ci-dessus ne témoigne plus d’une mentalité féminine


(la bourgeoisie rêvant d’une vie aristocratique), mais d’une condition
humaine que les philosophes ont nommée “bovarysme”. D’ailleurs, le
bovarysme n’est pas une nouveauté du XIXe siècle, et d’autant
moins du livre de Flaubert, mais cette insatisfaction devient
Les personnages exacerbée chez le personnage flaubertien.
flaubertiens sont
souvent atteints du D’une certaine façon, tous les personnages de Gustave Flaubert
bovarysme sont atteints du bovarysme, comme leur créateur l’est, lui aussi:
Saint Antoine, Frédéric Moreau, Bouvard et Pécuchet, Salammbô.
On pendule aussi entre la province et Paris, l’une ne pouvant exclure
l’autre. Pour Emma Bovary, Paris est une obsession, un repère
permanent, sa Mecque. Tout ce qui s’y rapporte est susceptible de
l’intéresser au plus haut degré - journaux, spectacles, mode,
lectures:

Elle s’abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe


des salons. Elle dévorait,, sans en rien passer, tous les comptes
rendus de premières représentations, de courses et de soirées,
s’intéressait au début d’une chanteuse, à l’ouverture d’un magasin.
Elle savait les modes nouvelles, l’adresse des bons tailleurs, les
jours de Bois ou d’Opéra. Elle étudia, dans Eugène Sue, des
descriptions d’ameublements; elle lut Balzac et George Sand, y
cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises
personnelles. (p.57)

132
Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

11.2 Emma Bovary, symbole de l’émancipation féminine

Emma devient aussi un symbole de l’émancipation féminine;


Flaubert n’utilise guère par hasard, en cascade, le pronom “elle”, au
lieu du nom propre. Madame Bovary n’est qu’une représentante du
L’Idéal de “vivre
ailleurs” large public féminin qui s’intéressait aux romans populaires, à la
mode, etc. Comme Emma, il y avait tant de femmes mal mariées. La
vie anodine de province a donné beaucoup de victimes, dont
Madame Bovary n’est qu’un symbole, rendu fameux par les moyens
de la littérature. Cette mentalité de “vivre ailleurs” était aussi celle de
Flaubert et de toute sa génération, passionnée du voyage. De la
même sorte, Emma avait envie de faire des voyages ou de retourner
vivre à son couvent. Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris.
(p.58)

La plaque tournante de la vie d’Emma est le bal de la


Vaubyessard: la femme de Charles Bovary ne sera jamais comme
elle avait été avant de participer à cet événement. Pour la femme du
médecin, le bal sera toujours le terme suprême de toute
comparaison, elle l’idéalise et ne peut jamais y échapper:

Son voyage à la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la


manière de ces grandes crevasses qu’un orage, en une seule nuit,
creuse quelquefois dans les montagnes. Elle se résigna pourtant;
elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusqu’à
Le bal de la ses souliers de satins, dont la semelle s’était jaunie à la cire glissante
Vaubyessard – une du parquet. Son cœur était comme eux: au frottement de la richesse,
vraie «césure» dans il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas. (p.55)
la vie d’Emma
Bovary Comme dans un conte de fées, en réitérant le péché d’Ève, elle
a touché à la pomme dorée du rêve, et depuis lors, Emma sent sa
vie froide comme un grenier dont la lucarne est au nord et l’ennui,
araignée silencieuse, filer sa toile dans l’ombre à tous les coins de
son cœur. (p.45)

La comparaison nous semble très suggestive (elle l’est en


général chez Flaubert, comme on l’a déjà montré dans les unités
d’apprentissages antérieures) pour ce que devient l’existence
d’Emma Bovary – un espace aride, où échoue tous les espoirs de
l’héroïne. Exaspérée par l’ennui, Emma essaie de le peupler de ses
fantasmes, du souvenir de son amant (Léon), elle se sert
continuellement des mensonges, pour envelopper ses aspirations
secrètes, ses pensées coupables. Charles, son mari, la croit
heureuse, comme le montrent les apparences, et cela exaspère
davantage Emma, qui ne peut lui pardonner ce calme si bien assis,
cette pesanteur sereine. Tout ce qui est calme ou banal est rejeté
par Emma. Elle affirme, dans une discussion avec Léon, qu’elle
déteste les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y
en a dans la nature. (p.78)

133
Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

Pourtant, Emma est entourée chaque jour de ces “héros


communs”, qu’il s’agisse de son époux Charles ou du pharmacien
Homais. Le premier incarne parfaitement la médiocrité. Sa seule
L’entourage
médiocre d’Emma
phrase profonde est, selon les critiques, celle où il explique toute la
tragédie de sa vie par “la faute à la fatalité”; ceux-ci sont d’ailleurs
ses derniers mots et nous restons avec l’impression d’une certaine
ambiguïté quant à l’intelligence de ce médecin de province: est-il
vraiment stupide, ou bien il dissimule tout le temps par timidité? Est-
ce son attitude bêtise ou sagesse?

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur le chef-


d’œuvre flaubertien Madame Bovary. Vérifiez si vous avez retenu
certains détails significatifs, en consultant “Les clés du test
d’autoévaluation”.

1. Quelle est la différence entre le mariage espéré par Emma


et celui qu’elle a finalement?

2. Quel type de femme incarne l’héroïne de Flaubert?

3. Définissez le “bovarysme” .

134
Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

11.3 Charles Bovary, un personnage mésestimé?

Par rapport aux autres personnages, Charles Bovary est


toujours content de son petit bonheur; les seuls moments de désarroi
sont provoqués par l’insuccès de l’opération d’Hippolyte et par les
ennuis de santé de sa femme, dont la cause reste secrète seulement
pour lui, car le lecteur du roman sait que l’état d’extrême faiblesse
d’Emma est dû à la trahison de Rodolphe, son premier amant.

Gérard Gengembre, l’auteur d’une intéressante étude sur


Madame Bovary (Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, PUF,
1990, p.93), parle de Charles en le nommant un personnage
Charles Bovary, un mésestimé, conséquence d’une tradition critique encore
personnage à
prédominante, où le médecin apparaît comme la représentation
revaloriser
même de la médiocrité, tant il est falot, maladroit, anesthésié par
l’amour aveugle qu’il porte à Emma. Gérard Gengembre observe
que Charles ouvre un roman que la mort d’Emma ne clôt nullement.
Ce petit paysan à l’éducation sauvage, épris de la nature, va prendre
vie avec Emma, par Emma. Le critique nous rappelle que dans le
manuscrit de Flaubert, Charles disposait de plusieurs monologues,
mais il les perd pour faire d’Emma le personnage principal.

Pourtant, Charles Bovary sera le personnage des émotions


authentiques, mal exprimées (G. Gengembre, op.cit., p.94), jusqu’à
l’effroi devant la mort de la bien-aimée. Il est celui dont la parole
n’intéresse personne, sauf Léon qui, par ce stratagème, réussit à
rester auprès d’Emma. En effet, ce “gros garçon”, ce “lourdaud” qui
est le médecin aime authentiquement Emma. En dépit de son
épaisseur, Charles est “sensible” et “prévenant”: il accède à la
grandeur tragique par sa mort d’amour. (G.Gengembre, op.cit., p. 96)

Si Charles est l’inacarnation de la médiocrité inoffensive,


Homais, le pharmacien, est l’incarnation de la médiocrité aggressive.
Homais est le “vainqueur”, le personnage le plus balzacien de tout le
roman. Étudiant déjà, il dînait avec ses professeurs. Bourgeois dans
Le pharmacien
ses idôlatries, ses craintes (celle de l’autorité), ses désirs, ses
Homais, sommet de lectures non hiérarchisées, Homais, homo, l’homme serait
la médiocrité l’incarnation de la bêtise humaine: si Emma et Charles disposent
bourgeoise d’un fond que l’on devine, Homais est tout entier dans son discours,
ses attitudes, sa complaisance satisfaite. Le commentaire des
suggestions étymologiques des noms propres vise également les
deux amants d’Emma Bovary: Léon, ce faux lion superbe et
généreux et Rodolphe, ce faux nom de prince. Selon G. Gengembre,
Léon Dupuis est la platitude petite bourgeoise, inacarnée et
nommée; Rodolphe, celui qui parle d’or, Boulanger, pain quotidien
d’amour dans la huchette. (p.100)

Mais, chose significative, tous les deux amants seront absents à


la mort d’Emma. Ils abandonnent la femme dans la terrible solitude
de la mort, qu’ils ont préparée par leur insuffisance et par leur
méchanceté. En se suicidant, Emma sort de la scène de cette
société médiocre, où son “rôle” a semblé extravagant, anormal. Elle
135
Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

est une autre Lucia de Lamermoor (“l’amère mort”, c’est le jeu de


mot proposé par Gengembre).

Madame Bovary, ce roman de la répétition stérile – échec de la


relation avec Rodolphe, ensuite avec Léon, pour ne plus rappeler
Roman des l’échec du mariage avec Charles – poursuit une structure récurrente:
tentatives échouées ennui, attente, espoir, évasion, confusion, retour à l’ennui et désir du
néant. Cette œuvre de Gustave Flaubert est un véritable roman du
labyrinthe, dont la seule issue semble être la mort.

11.4 Le bovarysme dans les romans de Flaubert

Certes, le roman de Flaubert est la meilleure représentation


littéraire de toute une philosophie qu’on a baptisée “bovarysme”.
Chez Emma, le principe de suggestion qui gouverne sa vie est
Nuances du l’enthousiasme, le désir de connaître la réalité avant de la vivre
bovarysme réellement. Emma connaît l’image des sentiments et des sensations
avant de les vivre effectivement. Et comme ce qu’elle vit ne
correspond aucunement à ce qu’elle imagine, Emma sera toujours
désenchantée. C’est le type du bovarysme sentimental (dont les
représentants sont Madame Bovary et Frédéric Moreau), auquel
s’ajoute le bovarysme scientifique (Homais, Bouvard et Pécuchet).

Tous les personnages atteints par le bovarysme ont une


personnalité “de prêt”, c’est-à-dire prêtée à leur imagination
livresque. Par exemple, au cas d’Emma Bovary, ce n’était pas
obligatoire, montre Jules de Gaultier dans son étude sur le
bovarysme (Bovarismul, Iaşi, Institutul European, 1993, p.19) que
l’éducation au couvent et le romantisme aient une influence sur cette
Caractéristiques du
personnage jeune fille, telle que nous la connaissons. Une autre à sa place aurait
bovaryque refusé une influence pareille. Emma ne tient pas compte de ses vrais
instincts imaginaires, mais s’attribue d’autres instincts imaginaires.
Gaultier explique cette attitude bovaryque par une haine du réel, qui
est tellement forte chez le personnage flaubertien, qu’elle pourrait le
déterminer à répudier son propre rêve, au cas où celui-ci prendrait la
forme de la réalité elle-même (situation idéale, impossible).

C’est comme l’héroïne d’un poème de Baudelaire, à laquelle on


prédit qu’elle aimera…la place où elle n’arrivera jamais, le bien-aimé
qu’elle ne connaîtra jamais (Les Bienfaisances de la lune). De cette
haine du réel est issu le désir et le pouvoir d’Emma de se croire une
autre qu’elle est effectivement. Elle exile les sentiments qu’elle peut
éprouver, en les remplaçant par d’autres, fictifs. Cette femme ne peut
jamais aimer Charles, car elle a une idée anticipée sur l’amour de
son mari.

Emma Bovary refuse toute réalité, restant une idéaliste au sens


Emma et Léon, purement philosophique. Le seul personnage du roman qui lui
personnages qui ont
ressemble est Léon, par son opinion sophistiquée sur l’amour. Cette
des goûts communs
ressemblance est due à certaines lectures communes; ils ont aussi
une mentalité pareille, ce qui les attire l’un vers l’autre.

136
Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

Gaultier se pose le problème suivant: en supposant que


Madame Bovary, au lieu d’être la fille de père Rouault, fermier en
Aubrays, eût été la fille d’un millionnaire ou d’un aristocrate, elle
aurait voulu peut-être mener la vie simple d’une femme provinciale, à
l’abri du luxe fatiguant, des plaisirs artificiels, de la vanité, etc.

Quand Emma perd le pouvoir de couvrir le réel, en plaçant le


réel entre le regard et le réel, elle nie la réalité insatisfaisante par son
suicide. Le bovarysme d’Emma est de type métaphysique. Elle n’est
Le bovarysme jamais ridicule, car, à la différence d’Homais ou de Bouvard et
métaphysique Pécuchet, elle ne se limite pas au décor, elle modifie le plus profond
d’Emma de son être. Madame Bovary reste sublime par ses extases, qui
essaient de trouer la grisaille de sa vie de chaque jour. Pour elle,
l’inconnu et le rêve jouissent de tous les prestiges.

D’ailleurs, au-delà d’un personnage fameux, reste la réalité du


XIXe siècle, c’est-à-dire la femme qui est essentiellement une
personne nerveuse:

/…/ cette catégorie du tempérament est la façon qu’a le regard


masculin et particulièrement médical d’appréhender la différence
féminine. L’Eros d’Emma s’incarne dans un dérèglement de tous les
sens. Il a partie liée à Thanatos, car la jouissance suprême se
retourne en souffrance. (G. Gengembre, op.cit., p.88)

Les clés du test d’autoévaluation


Réponses et commentaires:

1. Emma rêve d’un mariage romantique, à la lumière des


flambeaux, tandis que le mariage qu’elle vit en réalité est
banal, connoté d’éléments vulgaires.

2. Emma Bovary incarne le type de la femme rêveuse,


mécontente de la vie bourgeoise, des milieux étroits et
étouffants qu’offre la vie en province. Elle est en même temps
la victime de ses fantasmes livresques, de ses illusions
nourries d’un tempérament mélancolique.

3. Le “bovarysme” n’est pas une nouveauté apportée par le


roman de Flaubert, mais l’état d’esprit de l’individu désirant
toujours avoir ce qu’il ne possède pas, sa capacité de se
concevoir autre qu’il est.

137
Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

Test de contrôle 11

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 11.


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de
faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test
à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom,
votre prénom et votre adresse personnelle sur la première
page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro
du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec
les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Commentez cette affirmation du maître Sénard, le


défenseur de Flaubert, dans le célèbre procès où l’écrivain
était accusé d’avoir offensé la morale du public par son
roman Madame Bovary:

Il y serait question de l’excitation à la vertu par les horreurs du


vice.

(18 -20 lignes environ; 5 points)

2. Choisissez un personnage du roman Madame Bovary et


caractérisez-le, tout en justifiant votre choix.

Suggestion: si vous choisissez le personnage du


pharmacien, partez de l’affirmation du critique G. Gengembre,
conformément à laquelle Homais est le plus “balzacien” de tout
le roman, avec son complice Lheureux.

(18 - 20 lignes environ; 5 points)

Références bibliographiques:

GAULTIER, Jules, Bovarismul, Iaşi, Institutul European, 1993.

GENGEMBRE, Gérard, Gustave Flaubert, Madame Bovary,


Paris, PUF, 1990.

NADEAU, Maurice, Gustave Flaubert, écrivain, Paris, Les


Lettres Nouvelles, 1990.

138
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Unité d’apprentissage 12

VERS LE NATURALISME: EDMOND ET JULES DE GONCOURT; EMILE


ZOLA

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 12 139


12.1 La “gémellité littéraire” des frères Goncourt 140
12.2 Des “raconteurs du présent” 141
Test d’autoévaluation 143
12.3 Emile Zola – son activité menant vers le naturalisme 144
12.4 Zola, théoricien du naturalisme 145
12.5 Panorama général de l’œuvre zoliste 146
12.6 Quelques chefs-d’œuvre de Zola 149
12.7 D’autres romans de Zola 151
Les clés du test d’autoévaluation 152
Test de contrôle 12 153
Références bibliographiques 153

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 12

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les test
qui y sont proposés, vous serez capables de:

• comprendre la vision du roman moderne chez les frères Goncourt;

• comprendre la valeur documentaire du Journal des Goncourt;

• mettre en évidence la méthode des écrivains naturalistes;

• donner un aperçu général de l’œuvre de Zola.

139
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

12.1 La “gémellité” littéraire des frères Goncourt

Leur cas est unique dans la littérature française: Edmond de


Goncourt (1822-1896) et Jules de Goncourt (1830-1870) ont eu une
vie presque identique, une existence commune, partageant les
mêmes habitudes, les mêmes idées, les mêmes aspirations. Leur
père étant mort en 1834 et leur mère en 1848, Edmond démissionne
de son emploi au ministère des Finances pour s’occuper de son
Éléments frère. Leur fortune leur permettant de vivre sans rien faire, dès que
biographiques Jules a obtenu le baccalauréat, les Goncourt partent en voyage
d’abord en Italie, puis en Algérie. Ils rêvent de se consacrer à la
peinture, ils frèquentent des cénacles littéraires et mondains, tout
comme les dîners Magny. A partir de 1862, ce sont des fidèles du
salon réputé de la princesse Mathilde, cousine de Napoléon III. En
1868, ils achètent une maison, boulevard de Montmorency, à Auteuil.
Leur “grenier” devient vite célèbre.

Ils choisissent la littérature après certaines hésitations. On peut


distinguer trois étapes dans leur production. Tout d’abord, ils
collaborent à divers journaux auxquels ils donnent comptes rendus
de pièces ou de livres, anecdotes, historiettes sur les mœurs
contemporaines, croquis de types. Ils en réunissent un certain
nombre sous le titre Une voiture de masques (1855).

Deuxièmement, les frères Goncourt sont très tôt attirés par l’art;
fervents collectionneurs, ils publient des travaux d’érudition
essentiellement consacrés au XVIIIe siècle, époque qui les fascine
Attraction pour l’art par les aspects sensuels et spirituels. Ils possèdent une belle
collection d’objets et d’estampes japonaises qu’ils ont contribué à
faire aimer en France. Dans ces études, ils s’attachent à restituer la
vie quotidienne avec ses menus détails, en insérant des documents
dans leur forme originelle, en multipliant les citations.

Troisièmement, ce travail les prépare à devenir des “raconteurs


du présent”. C’est ainsi qu’ils définissent les romanciers, par
opposition aux historiens, “raconteurs du passé”. A partir de 1860, ils
se tournent vers le roman.

Notre chemin en littérature est assez bizarre. Nous avons passé


par l’histoire pour arriver au roman. Cela n’est guère d’usage. Et
pourtant, nous avons agi très logiquement. Sur quoi écrit-on l’histoire
? Sur les documents. Et les documents du roman, qu’est-ce, sinon la
vie?

C’est ainsi qu’en mai 1860, les Goncourt résument leur carrière.
Après une dizaine de livres d’histoire, ils viennent de donner leur
premier roman, Les Hommes de lettres (repris plus tard sous le titre
Charles Demailly). Cette satire violente des mœurs littéraires de
l’époque n’a rien perdu de son actualité.

140
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Les Goncourt dénoncent sans ménagement les coteries et les


clans formés par les écrivains et les journalistes. Leurs allusions sont
transparentes. Le Journal fournit d’ailleurs les clefs des principaux
personnages derrière lesquels se cachent Flaubert, Gautier, Banville
(fig. 12.1), etc. D’ailleurs, c’est le Journal - qu’ils tiennent dès 1857 –
qui fait leur notoriété. Edmond, qui l’a poursuivi après la disparition
de son frère, en publie une version expurgée à partir de 1887 (9
volumes). Il n’autorise la publication de l’intégralité que vingt ans
après sa mort. Ces Mémoires de la vie littéraire (tel est son sous-
titre) constituent une mine de renseignements sur l’époque, mais
Figure 12.1 plus encore sur ses auteurs. Quant à l’Académie (qui porte leur
Théodore de nom) et au prix littéraire (qu’elle décerne chaque année), ils ont été
Banville (1823- fondé selon la volonté d’Edmond, en 1903.

12.2 Des “raconteurs du présent”

Aux yeux des Goncourt, la faiblesse de la plupart des livres de


leur temps était d’imaginer la vie a travers d’autres livres, au lieu de
l’observer sans prévention et à l’œil nu.

Le rôle des frères Goncourt (fig. 12.2) dans l’évolution du roman


moderne est important. Ils ont résumé leurs idées directrices dans la
préface de Germinie Lacerteux:
Préface du roman
Germinie Lacerteux Il nous faut demander pardon au public de lui donner ce livre et
l’avertir de ce qu’il y trouvera.
Le public aime les romans faux: ce roman est un roman vrai.
Il aime les livres qui font semblant d’aller dans le monde: ce
livre vient de la rue.
Il aime les petites œuvres polissonnes, les mémoires de filles,
les confessions d’alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se
retrousse dans une image aux devantures des libraires: ce qu’il va
lire est sévère et pur. Qu’il ne s’attende pas à la photographie
décolletée du plaisir; l’étude qui suit est la clinique de l’Amour.
Le public aime encore les lectures anodines et consolantes, les
aventures qui finissent bien, les imaginations qui ne dérangent ni sa
digestion ni sa sérénité: ce livre, avec sa triste et violente distraction,
est fait pour contrarier ses habitudes et nuire à son hygiène.
Pourquoi donc l’avons-nous écrit? Est-ce simplement pour
choquer le public et scandaliser ses goûts?
Non.
Vivant au XIXe siècle, dans un temps de suffrage universel, de
démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu’on
appelle “les bassses classes” n’avait pas droit au roman.; si ce
monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de
l’interdit littéraire et des dédains d’auteurs, qui ont fait jusqu’ici le
silence sur l’âme et le cœur qu’il peut avoir. Nous nous sommes
demandé s’il y avait encore pour l’écrivain et pour le lecteur, en ces
années d’égalité où nous sommes, des classes indignes, des
malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des
catastrophes d’une terreur trop peu noble. /…/
141
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Aujourd’hui que le roman s’élargit et grandit, qu’il commence à


être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante de l’étude
littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devient, par l’analyse et par la
recherche psychologique, l’Histoire morale contemporaine;
aujourd’hui que le roman s’est imposé les études et les devoirs de la
science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. Et qu’il
cherche l’Art et la Vérité; qu’il montre des misères bonnes à ne pas
Figure 12.2 laisser oublier aux heureux de Paris; qu’il fasse voir, aux gens du
monde ce que les dames de charité ont le courage de voir, ce que
les reines d’autrefois faisaient toucher de l’œil à leurs enfants dans
les hospices: la souffrance humaine, présente et toute vive, qui
apprend la charité; que le roman ait cette religion que le siècle passé
appelait de ce vaste et large nom: Humanité; il lui suffit de cette
conscience: son droit est là. (octobre 1864)

Par conséquent, la vision romanesque des frères Goncourt a


Les romans, selon
comme fondement l’idée que le romancier ne doit pas raconter des
les Goncourt, histoires polissonnes, divertissantes ou consolantes, mais analyser
analysent le monde le monde contemporain, être une sorte de radiographie de la société,
contemporain conception qui prépare la voie des naturalistes. Aucun sujet, même
pas les “basses classes” , considérées jusque-là trop triviales, ne doit
être étranger à l’auteur de romans.

Dans leur livre, Charles Demailly, les frères Goncourt présentent


le milieu de la petite presse parisienne, qu’ils connaissaient bien; un
autre roman, Sœur Philomène, peint l’atmosphère de l’hôpital avec
ses salles communes; ensuite, Renée Mauperin est une bourgeoise,
Germinie Lacerteux une servante, Mme Gervaisais une bourgeoise
qui va vivre à Rome où elle meurt poitrinaire, la fille Elisa est une
prostituée criminelle, condamnée à la prison à perpétuité, le roman
évoque l’univers carcéral; enfin, Manette Salomon se déroule dans le
monde des ateliers de peinture, etc.

Les œuvres des Goncourt se situent, on le voit, dans des


milieux variés. Leur grand mérite, aux yeux de Zola, est d’avoir “fait
entrer le peuple dans le roman”. Pourtant, il faut nuancer les
affirmations de la préface de Germinie Lacerteux. Edmond explique
dans son Journal (3 décembre 1871) pourquoi son frère et lui ont
choisi de peindre ces milieux:

Parce que c’est dans le bas qu’au milieu de l’effacement d’une


civilisation se conserve le caractère des choses, des personnes, de
la langue, de tout. /…/ Pourquoi encore? Peut-être parce que je suis
un littérateur bien né, et que le peuple, la canaille, si vous voulez, a
pour moi l’attrait de populations inconnues, et non découvertes,
quelque chose de l’exotique que les voyageurs vont chercher avec
mille souffrances dans les pays lointains.

Les Goncourt, esthètes à la recherche des sensations


nouvelles, épicées, sont attirés par le laid, le répugnant, le
pathologique, la dégénérescence.

142
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Depuis Madame Bovary et après les œuvres d’Alexandre


Dumas- fils ou du très prolifique Hector Malot, le roman utilise de
plus en plus les découvertes et les méthodes de la médecine. On
Influence de Claude veut “disséquer le cadavre humain”. Ce vocabulaire correspond à
Bernard une conception du roman-vérité, qui prétend ne plus s’en tenir à la
surface, mais “fouiller en pleine chair”. L’influence du grand savant
Claude Bernard (Introduction à l’étude de la médecine
expérimentale, 1865) a été capitale pour l’époque de la deuxième
moitié du XIXesiècle et les écrits des Goncourt s’encadrent dans
cette tendance.

Les romans des Goncourt témoignent de cet attrait de plus en


plus grand pour la physiologie qui caractérisera le roman à venir et le
Naturalisme. Leurs œuvres sont des “études de cas”, de véritables
“fiches cliniques”, comme les romans de Mme Hortensia Papadat-
Bengescu, dans la littérature roumaine. Ils décrivent avec précision
les symptômes, suivent l’évolution de la maladie, étape par étape,
jusqu’à sa fin. Ils utilisent des traités spécialisés, ils ont passé dix
heures dans le service de Velpeau, salle Sainte-Thérèse, à l’hôpital
de la Charité avant d’écrire Sœur Philomène.

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur les débuts


du naturalisme chez les frères Goncourt. Vérifiez si vous avez
retenu certains détails significatifs, en consultant “Les clés du
test d’autoévaluation”.

1. Comment arrivent les frères Goncourt à écrire des romans?

2. Quelles sont les idées principales sur le roman que les


Goncourt exposent dans la préface de Germinie Lacerteux?

143
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

12.3 Emile Zola – son activité tournée vers le naturalisme

Celui qui impose le courant du naturalisme c’est, sans doute,


Emile Zola. Il naît à Paris, le 2 avril 1840, mais passe son enfance à
Aix-en-Provence, où son père ingénieur italien, doit réaliser
l’adduction d’eau potable (le canal porte son nom). Pourtant, dès
l’âge de sept ans, Emile Zola reste orphelin, car son père meurt
prématurément. Malgré les difficultés financières, le jeune Emile fait
des études assez bonnes, d’abord au lycée d’Aix (où il a pour
camarade le futur peintre Paul Cézanne, ensuite au lycée Saint Louis
de Paris, où il réussit à obtenir une bourse, sans passer pourtant le
baccalauréat (1859).

Véritable esprit romantique, il se réfugie dans la bohème, mais


il devra gagner sa vie et de ce point de vue ses débuts sont
modestes: tout d’abord, employé aux Dock de Paris, puis de 1862 à
1866, il dirige le service de publicité de la Librairie Hachette. C’est
Les débuts de Zola toujours pour lui l’époque des premières rencontres littéraires, mais
aussi de l’approfondissement de sa culture classique (il lit Ronsard,
Rabelais, Montaigne, les moralistes, les dramaturges, Dante,
Cervantès et Shakespeare). Il s’engage aussi dans le journalisme,
s’occupant parfois de véritables “campagnes de presse”: critiques
littéraires, dramatiques, mais aussi des critiques ciblant l’actualité. Il
mettra, par exemple, son talent de polémiste au service de Manet et
de tous les peintres qui contestent le conformisme bourgeois, qu’ils
soient réalistes (Courbet, Millet), paysagistes (Corot, Daubigny),
“actualistes” (Renoir, Monet, Degas, Sisley, les futurs
impressionnistes)

En 1867 paraît Thérèse Raquin, œuvre qui remportera un vif


succès, malgré les grandes protestations concernant le sujet traité -
examination d’un “cas clinique”, comme le roman Logodnicul (1935)
de Hortensia Papadat-Bengescu.

En outre, Zola s’affirme avec une étonnante énergie dans les


attaques et les critiques adressées à l’Empire en dénonçant le luxe
et en se révoltant devant la misère du peuple, la pauvreté du
prolétariat.

Pourtant, Zola, se montre méfiant à l’égard de la politique, ce


terrain sur lequel les inutiles, les impuissants, les vaincus se donnent
rendez-vous pour monter à l’assaut du succès.

Après le succès de l’Assommoir (1877), le journaliste est


“abandonné” en faveur de l’écrivain. Zola se retire dans sa maison
de Médan (1878), inaugurant les fameuses Soirées de Médan, qui
donnent aussi le titre du premier recueil naturaliste (1880),
considéré, avec le Roman expérimental (1880) et le Naturalisme au
théâtre (1881), les vrais manifestes du nouveau mouvement
littéraire, le naturalisme.

144
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Le naturalisme a été, certes, favorisé par le roman et non par le


drame, en dépit des efforts de Zola, dont quelques œuvres (Thérèse
Raquin, L’Assommoir, Nana) ont été mises en scène sans succès.

12.4 Zola, théoricien du naturalisme

Le naturalisme est un mouvement littéraire caractérisant la


deuxième moitié du XIXesiècle; il est illustré par quelques textes de
Zola, considérés des manifestes: Le Roman expérimental (1880), Le
Textes-manifestes naturalisme au théâtre (1881), Les romanciers naturalistes (1881),
du naturalisme Les soirées de Médan (1880), le dernier étant en fait un volume
collectif, contenant six nouvelles, dont une de Zola: L’attaque du
moulin (auteur: E. Zola), Boule de Suif (auteur: Guy de Maupassant),
Sac au dos (auteur: J. K. Huysmans), La Saignée (auteur: Henry
Céard), L’affaire du grand sept (auteur: Léon Hennique), Après la
bataille (auteur: Paul Alexis).

Ce volume exprimait – en les illustrant à la fois – les théories


naturalistes: premièrement, le rôle de l’hérédité; deuxièmement, la
subordination de la psychologie à la physiologie; troisièmement,
l’observation exacte de la vie humaine, y compris, ou peut-être
surtout, dans ses aspects répugnants, tels que la maladie;
quatrièmement, la documentation précise et minutieuse faisait que
certains romans de Zola ressemblent à des “fiches cliniques” , le
travail de l’écrivain étant pareil à celui d’un scientifique ou d’un
journaliste.

Henri Mittérand, l’auteur d’une étude sur le naturalisme (Zola et


le naturalisme, Paris, PUF, 1986), affirme qu’il y a deux époques et
deux modes différents dans le naturalisme de Zola (p.19). Chose
certaine, c’est que l’écrivain a été influencé par l’Introduction à
l’étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard, ouvrage
qui avait aussi séduit Gustave Flaubert, sans que l’auteur de
Madame Bovary accepte jamais l’étiquette d’écrivain “naturaliste”.

Quant à Zola, il a été également influencé par la doctrine du


déterminisme d’Hippolyte Taine et par le positivisme d’Auguste
Comte. En 1880, Zola écrivait: Le roman n’a plus de cadre, il a
envahi et dépossédé tous les autres genres. Comme la science il est
maître du monde… La nature est son domaine. C’est une
perspective insolite, sans doute, très ambitieuse et généreuse en
même temps. Pour le théoricien du naturalisme, l’art était un coin de
nature vu à travers un tempérament. Le roman naturaliste devenait,
par conséquent, une expérience véritable que le romancier fait sur
l’homme, en s’aidant de l’observation. Le naturalisme est l’art de
l’écrivain qui s’intéresse notamment au vrai, en ne privilégiant plus le
beau, l’agréable, mais l’âpre vérité.

L’origine du Le vrai est dans la nature: il faut uniquement l’observer pour le


naturalisme décrire et, finalement, le comprendre. En ce qui concerne l’origine du
nom du mouvement, c’est Zola qui explique parfaitement: “…je n’ai
145
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

rien inventé, pas même le mot naturalisme qui se trouve dans


Montaigne, avec le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Sainte-
Beuve avait déjà remarqué l’intérêt pour la méthode des
“anatomistes” et des physiologistes” dans le climat intellectuel de
l’époque, dès la parution de Madame Bovary.

Les définitions sont multiples, même celles de Zola. Par


exemple, citons une parmi d’autres: Veut-on savoir ce que c’est le
naturalisme? Dans l’histoire, c’est l’étude raisonnée des faits et des
personnages, la recherche des sources, la résurrection des sociétés
et de leurs milieux dans la critique, c’est l’analyse du tempérament
de l’écrivain, la reconstruction de l’époque où il a vécu, la vie
remplaçant la rhétorique; dans les lettres, dans le roman surtout,
c’est la continuelle compilation des documents humains, c’est
l’humanité vue et peinte, résumée en des créations réelles et
éternelles. (Le Bien public, 30 octobre 1876, repris dans le
Naturalisme au théâtre)

”Nature”, “observation”, “document’, “enquête”, “réalité”,


“analyse”, “logique”, “déterminisme”, tels sont les mots par lesquels
Zola explicite le plus souvent le naturalisme. Le vrai ne se constate
pas, il s’acquiert et se conquiert par une méthode. On le découvre,
par une démarche analogue à celle de l’homme de science; puis on
l’expose, sans considération des dogmes ni des rhétoriques. D’une
certaine manière, le discours naturaliste de Zola renoue bien avec
l’héritage de l’esprit des Lumières, qui au XVIIIe siècle avait déjà
emprunté les objectifs et le langage de la rationalité scientifique pour
revendiquer la liberté du jugement et la liberté de la création. (H.
Mittérand, op. cit., p.26)

12.5 Panorama général de l’œuvre zoliste

Dans une lettre de 1864, Zola affirmait son credo en ce qui


concerne l’œuvre d’art: Toute œuvre d’art est comme une fenêtre
Le credo de Zola ouverte sur la création; il y a, enchâssé dans l’embrasure de la
fenêtre, une sorte d’écran transparent /…/ Nous voyons la création
dans une œuvre, à travers un homme, à travers un tempérament,
une personnalité.

Après avoir passé par l’étape du romantisme, Zola s’inscrit


définitivement dans le sillon du réalisme vigoureux, du type balzacien
ou stendhalien (d’ailleurs, Balzac était l’un de ses modèles), en
ajoutant la nuance psychologique du type flaubertien, pour se
développer selon les principes du naturalisme théorique.

Ainsi, même dans le volume Contes à Ninon (1864), où l’auteur,


de même que Daudet ou A. France, aime raconter ses souvenirs
d’enfance (surtout ceux qui se rapportent à son ancien camarade,
Ninon, ou bien à l’autre, le grand Michu), Zola préfigure-t-il ses
Contes à Ninon qualités d’écrivain-héraut du peuple, du romancier qui se sert de son
art pour plaider la cause du prolétariat.Citons, par exemple, le texte,
tellement émouvant, intitulé Le Chômage, où tous les personnages –
146
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

mère, petite-fille de sept ans et père – souffrent de faim et se


demandent, par la voix de l’enfant, pourquoi. Une force
extraordinaire se dégage de la figure honnête et lumineuse du
forgeron (du texte homonyme), qui inspire à Zola le plaisir du travail,
la joie de vivre et la force de la passion.

Mais c’est avec Thérèse Raquin (1867) que Zola donne son
premier roman illustrant le mouvement littéraire dont il fut chef de
file. Thérèse Raquin paraît chez Lacroix en décembre 1867, accueilli
dans le Figaro du 23 janvier 1868 par la violente lettre de Ferragus
qui traitait le livre de “littérature putride”. Le romancier avait envoyé
son livre à Sainte-Beuve qui répondit longuement: Votre œuvre est
remarquable, consciencieuse et, à certains égards même, elle peut
faire époque dans l’histoire contemporaine… Sous la plume de
l’illustre critique, ces lignes apportaient à Zola un grand
encouragement.

Le titre du livre reprend le nom du personnage principal, chose


assez rare chez l’écrivain, qui préfère les noms communs à valeur
symbolique, quand il veut intituler ses œuvres (v. L’Assommoir, La
Bête humaine, etc.) C’est l’exergue qui annonce le sujet du roman et,
en même temps, la thèse: Le vice et la vertu sont des produits
comme le sucre et le vitriol.

Thérèse Raquin a une sonorité spéciale, de même que le nom


de jeune fille de Thérèse: Degans (on y reconnaît les quatre lettres
Thérèse Raquin qui forment le mot “sang”). Il y a dans la construction du roman la
rigueur d’une tragédie (Laurent et Thérèse rappellent le couple
Macbeth) et l’apogée du roman réaliste, car aucun détail, voire
atroce, n’échappe à l’œil de Zola. Esquisse, Thérèse Raquin ne l’est
pas au sens péjoratif du terme: Zola ébauche beaucoup des thèmes
à venir, ramassés, c’est vrai, dans un espace restreint.

La Fortune des Rougon (1871) c’est le roman inaugural de la


série de vingt volumes, où Zola présente l’histoire des deux familles
ennemies dans une petite ville de province (de la région de Var), de
même que le cadre historique (le coup d’Etat de décembre 1851,
l’action se déroulant du 7 au 11 décembre 1851). D’ailleurs, les
événements historiques (révolution de 1848 et coup d’Etat de
décembre 1851) accentuent la haine qui déchire les deux clans: les
Rougon sont les partisans de Louis-Napoléon; l’autre famille (Sylvie
Macquart surtout) est républicaine. En tout cas, chaque personnage
possédait, dès le début, son état civil avec noms et dates, son
signalement physiologique, sans oublier l’indication des tares de la
famille des et influences du père et de la mère.

Ce premier roman annonce déjà “le maître qui vient” observait


Théophile Gautier (Zola avait 28 ans à l’époque). Le titre est bien
significatif: le terme “fortune” a le mérite d’être ambigu, suggérant le
hasard, ce véritable moteur de la tragédie (sens étymologique de
Le premier volume
“fortune”), qui se transforme en destin. Le titre était, pourtant, au
de la série Les
Rougon-Macquart début, Les Origines (une passion de la généalogie s’observe déjà).
Quant au patronyme de Rougon (à l’origine Richaud, ensuite

147
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Goiraud) renvoie à la sensation d’âpreté morale et à la couleur rouge


également (les occurences du mot “sang” sont, elles aussi,
importantes; en plus, la connotation du rouge les renforce). Le
double thème du roman (amour et insurection) relève d’un procédé
familier à Zola, qui mêle une intrigue politique (ou sociale) à une
autre, poétique.

L’incipit attire aussi notre intérêt par la description du cimetière;


c’est la connotation de la mort, mais aussi de la généalogie, qui
caractérise tout le cycle romanesque. Le personnage Sylvère est
héroïque et humain à la fois, dans son combat sur le champ de
l’Histoire, tandis que la lutte pour l’amour de Miette (ce couple
d’enfants, lui -17 ans, elle - 13 ans rappelle celui de Daphnis et
Chloé, les deux héros de la symphonie pastorale antique). En plus, il
faut signaler la fréquence de la couleur jaune: un salon est jaune, le
ciel a des reflets jaunes et sous une telle lumière va mourir Sylvère.
“La curée” signifie
Le jaune, symbolisant l’or, le rouge – le sang, mais tous ensemble
littéralement une
ruée vers des biens, vont engendrer la mort.
des places qu’on se
dispute après la La Curée (traduit en roumain Goana după aur), le roman qui
chute d’un homme, paraît en 1871, est une occasion pour Zola d’étudier les fortunes
d’un système rapides, nées du coup d’Etat (thème balzacien). Le titre du deuxième
politique, etc. volume est en étroite liaison logique avec celui du premier volume (la
fortune engendrant la curée), mais il a provoqué des protestations de
la part des lecteurs. Le phénomène de la spéculation explique
l’argent facile et l’appétit qui l’accompagne, dans une machine
infernale. Le roman est une fresque de la société parisienne sous le
Second Empire. Le luxe de la cour est décrit à la manière
balzacienne.

Le Ventre de Paris (1871), paru en feuilleton dans l’Etat et en


volume chez Charpentier, présente la construction des Halles, cette
Le Ventre de Paris œuvre audacieuse, n’étant qu’une révélation timide du XXe siècle.
Zola, fiché par la police après la publication de La Curée, sera aussi
mal accueilli par la critique (Barbey d’Aurevilly affirmait même:
Aujourd’hui, on nous donne de la charcuterie, demain ce sera de la
vidange.) le ventre, comme le souligne le critique littéraire Jean
Borie, constitue l’une des images organiques les plus importantes
chez Zola, un véritable nœud gordien de significations, réunissant les
valeurs de la nourriture, de la fécondité, le sommeil digestif ou
prénatal et de l’excrément.

Pourtant, pour Zola, ce roman fut l’occasion de développer ses


idées relatives à l’influence du milieu non seulement sur les
individus, mais sur les groupes humains.

148
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

12.6 Quelques chefs-d’œuvre de Zola

Le roman qui est un document sur l’époque des premiers rêves


en métal, réussite du commerce, s’intitule de façon symbolique Au
Bonheur des Dames (1883, traduit en roumain La fericirea femeilor),
où il s’agit de l’époque de l’ouverture des grands magasins parisiens
(Le Bon Marché, en 1852, La Belle Jardinière, en 1856, Le
Printemps, en 1865, la Samaritaine, en 1869). Ce “poème de
l’activité moderne” parle du “haut commerce” qui fait concurrence
aux boutiques traditionnelles. Octave Mouret est le héros de cette
machine qui fonctionne sur le principe de la lutte des appétits, de la
satisfaction perpétuelle du flux des dames, irrésistiblement attirées
par l’inhumain “bazar idéal”. Une femme pure, vertueuse, se détache
de toute l’armée d’administrateurs, chefs de rayons, vendeurs,
caissiers, qui luttent, chacun pour son propre intérêt: c’est Denise, la
fille sage et pauvre, devenue la femme du patron, comme une
récompense de sa vertu et de son honnêteté. Ce roman présente
une époque effervescente, où la technique du décor et de la publicité
ne cessent de gagner du terrain.

L’Assommoir (1877), l’un des plus connus romans de la série


des Rougon-Macquart, rend Emile Zola célèbre. C’est l’histoire de
Gervaise Macquart, de Coupeau et d’Auguste Lantier. L’action se
passe entre 1850 et 1868 et présente le destin d’une ouvrière,
Le symbole de Gervaise. En vrai romancier naturaliste, Zola peint le tableau de la
l’alambic misère des classes prolétaires. La brosse du “peintre” est couverte
du noir du pessimisme. Le “boom” industriel repousse les couches
ouvrières vers la périphérie, mais les loyers de ces bâtiments
modestes dépassent de loin les possibilités des ouvriers, contraints à
mener une vie malheureuse, s’abandonnant au vice, à l’alcoolisme.
Ainsi, l’alambic devient-il le symbole monstrueux de la débâcle, de la
mort. La misère s’hérite et Nana, la fille de Gervaise, sera la belle
gaspilleuse de son corps. La fréquence du mot “trou” nous semble
significative, comme image de la vie triste de ces gens, vivant à la
périphérie de la ville et de la société, les “assommés” de la vie.

La faim, la fatigue, la misère y règnent et s’emparent d’eux – le


roman est un tableau de l’effet de l’alcoolisme dans les masses
laborieuses, les plus vulnérables, car ces individus n’ont aucune
volonté et aucun espoir. Ils sont des “possédés”, dans le sens des
personnages de Dostoïevski. Ils ne s’y oposent plus, parce qu’il n’y a
pas de libre-arbitre pour eux. Le personnage de Gervaise – la femme
jolie, mais boiteuse – est douloureux et sympathique à la fois, car
elle est courageuse, même si très faible dans sa nature.

L’œuvre a provoqué un immense scandale de presse: Zola était


l’écrivain pupulacier, la canaille, le socialiste; on l’accusait même de
pornographie sociale. Pourtant, 38 éditions du roman s’épuisèrent
aussitôt. Victor Hugo lui-même critiquait la sincérité de Zola, la vérité
nue de son œuvre:

149
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Critique de Victor
Oui, elles existent, ces plaies, elles saignent, elles purulent; ce
Hugo pour le style n’est pas une raison suffisante pour les donner en spectacle. Il faut
de Zola de présenter pénétrer dans ces horreurs mais pour les adoucir, les guérir. Non,
la réalité Monsieur Zola, vous n’avez pas le droit de nudité sur le malheur,
toute nue concluait Hugo, très sûr de l’efficacité de son propre roman, Les
Misérables.

La réplique de Zola a été: J’ai mis à nu les plaies d’en haut, je


n’irai certes pas cacher les plaies d’en bas. Selon lui, les classes de
la périphérie sociale devraient avoir leur roman, tel qu’il est, sans
maquillage. C’est cela, pour Zola, corriger, aider, faire quelque chose
pour eux. Le vocabulaire y est employé magistralement (les termes
d’argot, par exemple, donnent le coloris lexical du texte). Roman sur
le banal quotidien, L’Assommoir c’est un livre atroce dans sa vérité.

Nana (1880) est le roman qui continue le drame de l’Assommoir,


en montrant l’autre facette du vice: la prostitution. Ainsi, “Nana”
(diminutif enfantin d’Anna, prénom de la fille de Gervaise), devient-
elle la victime de son vice; d’ailleurs, le drame est plus profond, car
Nana vivra la déchéance qu’elle voit dans sa famille. Le plaisir
coupable, issu de la misère, mène à l’aliénation (v. aussi le déclin du
personnage flaubertien Emma Bovary).

Germinal (1885) c’est peut-être le roman de Zola le plus lu, le


plus connu. Issu des observations prises sur le vif, il est “l’épopée de
la mine”, un choeur tragique qui “chante” la vie misérable des
mineurs travaillant dans des conditions inhumaines. La grève est leur
Germinal, épopée forme de protestation. Les masses furieuses veulent détruire la
de la mine technique pour obtenir la nourriture. La police intervient pour “calmer
“ la révolte, en fait pour la réprimer cruellement. Vaincus, les mineurs
doivent reprendre leur travail pour ne pas mourir de faim. C’est par
instinct qu’ils se sont révoltés, c’est par le même instinct qu’ils se
soumettent au pouvoir. Ce roman est une épopée pessimiste de
l’animalité humaine, comme affirme un critique littéraire, Jules
Lemaître.

“On a souvent reproché à Zola l’absence de psychologie de ses


personnages. Elle est due à deux raisons: d’une part, sa conception
de l’hérédité l’incite plus à rechercher des règles de comportement
que des analyses individuelles; d’autre part, le milieu et le
mouvement général de la société dépossèdent partiellement
l’individu de sa propre histoire. Néanmoins, au moment où Zola situe
ses romans, les masses ne sont pas encore réellement organisées
et structurées, mais plutôt animées soit par des instincts
élémentaires soit par le rythme quotidien du trivial”.
(cf. X. Darcos, B. Agard, M.-F. Boireau, Le XIXe siècle en littérature,
Paris, Hachette, 1986, p.444)

150
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

12.7 D’autres romans de Zola

La Bête Humaine (1890) a eu au cœur de l’histoire le second fils


de Gervaise et de Lantier, Jacques, mécanicien et conducteur de
locomotive. C’est un roman à double volets: social et psychologique:
l’inconscient y joue un rôle de choix (dans les plans de Zola c’était
même le titre du roman), ensuite préférant celui de “bête”, pour
désigner les pulsions ancestrales de l’homme, mais aussi la
technique menaçante, personnifiée. L’incipit (le début du texte) prend
pour décor la gare, qui peut être associée à la description du
cimetière du premier roman de la série: la gare – passage vers la fin,
symbole du voyage. La lecture de ce roman est terrifiante;
l’obsession du crime vous hante, l’odeur du sang, l’effrayant besoin
de tuer qu’éprouve Jacques Lantier, justifie avec une intense
puissance d’évocation le titre de l’ouvrage.

L’Oeuvre (1886) – le titre exprime l’absolu: œuvre idéale, a la


conquête de laquelle Claude Lantier, nouvel Icare, se brûlera les
ailes. Dans ses carnets, Zola avait noté l’objet de son roman: Je
raconterai ma vie intime de production, ce perpétuel accouchement
si douloureux. C’est le roman multiforme du regard, une sorte de
bilan romanesque de la part d’un écrivain “engagé”. Selon lui, autant
d’observateurs, autant d’œuvres.

Pot-Bouille (1882) – l’action s’étale sur deux ans (1862-1863).


Le titre, en forme de bégaiement disyllabique, renvoie à la
Significations du “tambouille” (tocană); l’ordinaire du ménage, une cuisine peu
“pot-bouille”
raffinée; par extension métaphorique – la marmite où mijotent toutes
les pourritures de la famille et tous les relâchements de la morale. Le
roman s’inspire de l’Éducation sentimentale et adopte le procédé
flaubertien du retour des petits épisodes. C’est l’histoire d’Octave
Mouret et de son mariage d’intérêt commercial avec la veuve Mme
Hédouin.

La Joie de Vivre (1884) est un livre sur la mort, écrit sous


l’influence de Schopenhauer, à une époque où Zola traversait, après
le décès de sa mère, des moments de détresse. Le romancier veut y
peindre la souffrance, sous toutes ses formes, et le drame de
l’existence humaine. Le titre, à l’opposé, invite à la sagesse, à
l’acceptation sereine de notre condition d’êtres mortels.

Le Rêve (1887) a pour héroïne Angélique qui aura une vie


courte (s’identifiant avec la durée du roman). C’est un personnage
pur, nourri de légendes, ignorant son corps et révant d’un prince
charmant. Une béatitude mystique baigne ce roman de la fantaisie,
de la fiction et du rêve d’un monde sans rupture. La sexualité
s’oppose au rêve. L’extase y règne et l’ambiguïté aussi. Le désir
atteint son paroxysme et mène à la destruction de l’héroïne. Enfant
adopté, la fille rêve d’une famille à elle. Si simple que paraisse le
sujet du Rêve, ce roman n’en coûta pas moins beaucoup de peine à
son auteur. Au surplus, le reproche qu’on lui faisait de ne pas tenir
compte de l’au-delà avait été assez sensible à l’écrivain pour qu’il
s’attachât à écrire Le Rêve. Pourtant, un écrivain comme Jean
151
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Cocteau a apprécié: J’estime que Zola est un grand poète, un grand


La peinture de la vie
lyrique inconnu.
populaire
La conclusion de Zola, exprimée dans son œuvre, serait que la
vraie vie n’est pas celle de l’élite, artificielle, mais la vie du peuple,
“immense et sincère”; l’art sera la peinture de la vie populaire. Le
romancier sera un reporter du quotidien, il s’intéressera au banal, à
l’individu quelconque, d’où l’intérêt des historiens des mentalités pour
cette littérature. Les conventions sont rejetées, il faut peindre tout et
ne rien cacher.

Ce naturalisme documentaire, populaire, pessimiste et


sarcastique, a vu son influence se prolonger chez Maupassant et
Huysmans. Zola a résumé son époque dans ses livres; il a touché à
toutes les questions vitales de son temps, qui sont celles d’un grand
moment de l’Histoire, et c’est considérable. La Révolution sociale a
enfin trouvé son poète, comme avait affirmé l’homme politique
français, Jean Jaurès. Il n’a aimé, cherché, servi que la vérité,
comme disait un autre (Francis de Pressense). En effet, Zola aimait
la vérité. Comme il écrivait dans ses notes d’exil: c’est l’amour de la
vérité qui le conduisit à l’amour de la justice.

Les clés du test d’autoévaluation


Réponses et commentaires:

1. Les frères Goncourt collaborent à divers journaux auxquels


ils donnent comptes rendus de pièces ou de livres, anecdotes,
historiettes sur les mœurs contemporaines, etc. Ils en
réunissent un certain nombre sous le titre Une voiture de
masques (1855). Ensuite, après une dizaine de livres
d’histoire, ils viennent de donner leur premier roman, Les
Hommes de lettres (repris plus tard sous le titre Charles
Demailly).

2. Dans cette préface, les deux écrivains affirment la


nécessité de la vérité du roman moderne, c’est-à-dire ne plus
ménager la sensibilité du public qui attend toujours des
histoires heureuses, réconfortantes, sereines. Par conséquent,
on propose pour le roman de présenter la vie du peuple des
“classes basses”; bref, décrire les souffrances de la vie, cela
fait partie de la nouvelle vision romanesque.

152
Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Test de contrôle 12

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 12.


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de
faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test
à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom,
votre prénom et votre adresse personnelle sur la première
page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro
du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec
les commentaires de votre tuteur.

Bon travail!

1. Commentez ce jugement de Zola (qui était à l’époque un


jeune critique enthousiaste) sur le roman des frères
Goncourt Germinie Lacerteux:

Vous affirmez les droits que nous avons voulu donner au


roman: le droit à la vérité moderne, au poignant des choses qui
nous touchent, nous font vibrer les nerfs et saigner le cœur…
Notre faute, que voulez-vous, est d’écrire avec nos entrailles et
d’être de notre temps! Alors, pères d’une nouvelle école, les
frères Goncourt? Rien n’est aussi évident et le malentendu
commence…

(18 – 20 lignes; 5 points)

2. Zola écrit en marge de son manuscrit de L’Argent:

L’argent est devenu pour beaucoup la dignité de la vie, il rend


libre, il est l’hygiène, la propreté, la santé, presque
l’intelligence.

Quelles réflexions ces propos vous inspirent-ils? Donnez


votre opinion dans un commentaire.

(18 - 20 lignes ; 5 points)

Références bibliographiques:

DARCOS, Xavier, AGARD, Brigitte, BOIREAU, Marie-France,


Le XIXe siècle en littérature, Paris, Hachette, collection
“Perspectives et confrontations”, 1986.

DESQUESSES, G., CLIFFORD, F., L’Agenda d’Emile Zola


2003, Saint-Malo, GD Editions, 2002.

MITTÉRAND, Henri, Zola et le naturalisme, Paris, PUF, 1986.

Magazine littéraire. Les Frères Goncourt, le journal d’un demi-


siècle, numéro 269 – septembre 1989; pp. 57-62.

153
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

Unité d’apprentissage 13

L’ASSOMMOIR : “UNE ŒUVRE DE VÉRITÉ”

Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 13 154


13.1 L’Assommoir, une manifestation naturaliste 155
13.2 Gervaise, l’héroïne la plus fameuse de Zola 157
13.3 La destruction du couple 160
Test d’autoévaluation 162
13.4 Une tragédie naturaliste 163
Les clés du test d’autoévaluation 166
Test de contrôle 13 166
Références bibliographiques 167

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 13

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y
sont proposés, vous serez capables de:

• mettre en évidence les éléments du roman naturaliste, à partir d’un chef-d’œuvre,


L’Assommoir;
• caractériser l’héroïne la plus fameuse de Zola, la blanchisseuse Gervaise;
• remarquer des observations sociales sur la vie parisienne pendant la deuxième
moitié du XIXe siècle;
• recenser des composantes du style de Zola (“la langue verte”).

154
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

13.1 L’Assommoir, une manifestation naturaliste

Après avoir fait paraître en feuilleton, en 1876, L’Assommoir de


sa série des Rougon-Macquart, Zola a dû défendre son œuvre
attaquée avec “une brutalité sans exemple”, comme il écrit lui-même
dans la préface qui précède la publication en volume en 1877. Par
conséquent, cette préface devient un véritable manifeste dans lequel
le romancier revendique la cohérence de son projet littéraire:

L’Assommoir est venu à son heure, je l’ai écrit, comme j’écrirai


Préface de les autres, sans me déranger une seconde de ma ligne droite. C’est
l’Assommoir ce qui fait ma force. J’ai un but auquel je vais./…/ Mes personnages
ne sont pas mauvais, ils ne sont qu’ignorants et gâtés par le milieu
de rude besogne et de misère où ils vivent.

Ce but c’est d’écrire l’histoire naturelle et sociale d’une famille


sous le second Empire, qui doit illustrer sa théorie naturaliste:

Les naturalistes reprennent l’étude de la nature aux sources


mêmes, remplaçant l’homme métaphysique par l’homme
physiologique, et ne le séparant plus du milieu qui le détermine.

Cette définition donnée en 1881 par Zola est déjà présente dans
la préface de L’Assommoir. Pour Zola, les individus sont déterminés
par le milieu dans lequel ils vivent: ainsi la déchéance progressive de
Gervaise, l’héroïne du roman, s’explique par le milieu de rude
besogne et de misère où elle vit à Paris. En effet, ce n’est pas la
femme qui est mauvaise: c’est son environnement qui la détruit. A ce
milieu s’ajoute l’hérédité qui condamne les personnages à reproduire
les tares de leurs ancêtres. Gervaise est la fille d’Antoine Macquart,
le demi-frère de Pierre Rougon dont l’ascension sociale est racontée
dans le premier roman de la série, La Fortune des Rougon. Son père
est un bâtard (fils d’Adélaïde Fouque et de son amant Macquart), qui
illustre le processus de déchéance de la race. Il a hérité de la
tendance à l’ivrognerie de son père et du manque de dignité. A son
tour, Gervaise est la victime de l’ivrognerie et de la paresse.

Par son personnage Gervaise, Zola voulait décrire avec


réalisme le relâchement des liens de la famille, les ordures de la
Gervaise, promiscuité, l’oubli progresssif des sentiments humains. En même
personnage- temps, l’écrivain était convaincu de la passibilité de l’amélioration de
symbole la société, par la peinture du mal. Cette vie quotidienne de Gervaise,
partagée entre son mari, Coupeau, et son premier amant, Lantier,
est racontée justement pour provoquer une prise de conscience qui
doit se propager des lecteurs aux législateurs, car seulement les
derniers ont le pouvoir, les moyens d’agir sur les phénomènes
sociaux:

155
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

Nous devons nous contenter de chercher le déterminisme des


phénomènes sociaux, en laissant aux législateurs, aux hommes
d’application, le soin de diriger tôt ou tard ces phénomènes, de façon
à développer les bons et à réduire les mauvais, au point de vue de
l’utilité humaine. (Le Roman expérimental)

Par conséquent, il faut donner au roman une forme qui soit la


plus conforme à la vérité du milieu présenté. Plus que l’histoire
racontée, c’est la langue utilisée par Zola qui a choqué: On s’est
fâché contre les mots (préface). En effet, le romancier a introduit
dans son récit de nombreux termes empruntés au Dictionnaire de la
langue verte d’Alfred Delvau, dans lequel il a puisé de façon
systématique. Zola a entrepris donc un travail de grammairien qui
présente aussi un intérêt historique et social:

Mon crime est d’avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de


couler dans un moule très travaillé la langue du peuple.

Par conséquent, l’écrivain revendique son statut d’homme


d’étude et d’art qui se documente abondamment avant d’écrire le
moindre texte, comme le montrent les dossiers préparatoires des
Rougon-Macquart. (c’est seulement Flaubert qui démontre un pareil
Ambition de
l’écrivain
souci de la documentation préalable, dans son cas cette
préoccupation étant poussée à l’extrême: 1500 volumes pour écrire
un seul roman). Cela justifie son unique ambition: laisser une œuvre
aussi large et aussi vivante que possible. La popularité de ses
romans, notamment L’Assommoir, prouve que sa réussite est totale.

En effet, l’Assommoir a soulevé un mouvement énorme de


curiosité; les lecteurs n’ont pu rester indifférents, l’enthousiasme et
l’indignation ne manquaient pas de leurs opinions. De toutes parts,
les protestations se sont levées, les démocrates prétendant voir dans
ce roman une arme contre la république. Traité de pornographe, Zola
a connu un succès de librairie qui l’a vraiment étonné. Une édition
illustrée a été vendue par fascicules, contenant de beaux dessins
d’André Gill, notamment les figures des principaux personnages,
étant arrivée à faire connaître l’œuvre dans les milieux ouvriers. Le
roman a été goûté surtout par la bourgeoisie qui s’est réjouie de la
déchéance de Coupeau et de Gervaise ainsi que des tableaux de
débauche et d’ivrognerie. Le succès de vente a suscité l’intérêt des
lecteurs de cette manière, qu’on avait commencé à s’intéresser aux
premières œuvres de Zola.

156
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

13.2 Gervaise, l’héroïne la plus fameuse de Zola

Dès le premier chapitre de son roman, Zola (fig.13.2) présente


son héroïne, Gervaise Macquart, dans une situation de crise: la
jeune femme de vingt-deux ans, grande, un peu mince, avec des
traits fins, déjà tirés par les rudesses de la vie, originaire de
Plassans, près de Marseille, vient d’être abandonnée par son amant,
Auguste Lantier, un garçon de vingt-six ans, petit, très brun, d’une
jolie figure, avec de fines moustaches; les deux jeunes gens sont
arrivés à Paris une année auparavant, afin de s’établir: Il devait
m’établir blanchisseuse et travailler de son état de chapelier.

Figure 13.2
Pourtant, Lantier n’est qu’un ambitieux, un dépensier, un
homme qui s’intéresse seulement à son propre divertissement. Aussi
l’abandonne-t-il avec ses deux enfants, Claude et Etienne, âgés
respectivement de 8 et 4 ans.
L’assommoir:
1.instrument qui sert Dans le roman de Zola un lieu prédestiné, un espace
à assommer; 2. symbolique c’est l’assommoir, où se donnent rendez-vous Gervaise
cabaret où les et Coupeau, l’ouvrier zingueur:
consommateurs
s’assomment
d’alcool L’Assommoir du père Colombe se trouvait au coin de la rue des
Poissonniers et du boulevard de Rochechouart. L’enseigne portait,
en longues lettrres bleues, le seul mot: Distillation, d’un bout à
l’autre. Il y avait à la porte, dans deux moitiés de futaille, des lauriers-
roses poussiéreux. Le comptoir énorme, avec ses liles de verre, sa
fontaine et ses mesures d’étain, s’allongeait à gauche en entrant; et
la vaste salle, tout autour, était ornée de gros tonneaux peints en
jaune clair, miroitant de vernis, dont les cercles et les cannelles de
cuivre luisaient. Plus haut, sur des étagères, des bouteilles de
liqueurs, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles en bon ordre,
cachaient les murs, reflétaient dans la glace, derrière le comptoir,
leurs taches vives, vert pomme, or pâle, laque tendre. Mais la

157
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

curiosité de la maison était au fond, de l’autre côté d’une barrière de


chêne, dans une cour vitrée, l’appareil à distiller que les
consommateurs voyaient fonctionner, des alambics aux longs cols,
des serpentins descendant sous terre, une cuisine du diable devant
laquelle venaient rêver les ouvriers soûlards.

Le cabaret où se rencontrent Gervaise et Coupeau est un lieu


prémonitoire, un espace pour oublier les soucis de la vie quotidienne;
Le cabaret, espace en plus, l’assommoir a un certain charme donné par les couleurs, par
de l’oubli
l’atmosphère (en le présentant, l’écrivain est un vrai peintre
impressionniste, utilisant des jeux d’ombres et de lumières). C’est
l’espace de la séduction dangereuse, qui suggère la beauté de
l’enfer. Jacques Dubois, dans son étude L’Assommoir de Zola
(Paris, Larousse, 1973, p. 57) montre que le mot “assommoir” est un
terme ancien d’argot, pour désigner un cabaret où les
consommateurs s’assomment d’alcool (à l’époque de Zola le terme
était déjà remplacé par “bistrot’). Zola lui a refait la jeunesse, en
chargeant le terme d’une série de connotations, que J. Dubois
énumère: l’enseigne du père Colombe, le bistrot, l’alcool, l’ivresse, le
mal, le milieu néfaste.

La rencontre de Gervaise et Coupeau est racontée par le


romancier avec luxe de détails, y compris d’ordre chronologique (le
lecteur apprend par conséquent que Lantier avait abandonné
Gervaise depuis trois semaines, c’est-à-dire au mois de mai 1850).

Après un premier chapitre consacré au départ de Lantier, le


deuxième chapitre s’ouvre sur un nouveau couple, constitué par
Gervaise et Coupeau. En tout cas, l’invitation de Coupeau dans le
cabaret a ce but, assez explicite, comme le laisse voir la question
posée avec insistance: Alors, non? Vous dites non?

Coupeau, lui, il avait été déjà présenté dans le chapitre


précédent (C’était un ouvrier zingueur qui occupait, tout en haut de
l’hôtel, un cabinet de dix francs.) Il avait même une relation d’amitié
avec Lantier, et puis de compassion pour la femme qui attendait en
vain son mari. Coupeau a toutes les dates pour nous plaire: il est
humain, il est propre (ses vêtements le prouvent); sans avoir la jolie
figure de Lantier, il ne manque pas de charme (il a la mâchoire
inférieure saillante, le nez légèrement écrasé; il avait de beaux yeux
marron). Son charme vient surtout des sentiments qu’on puisse lire
sur son visage: bonté et gaieté (il a la face d’un chien joyeux et bon
enfant). Il a donc le visage riant, avec des dents blanches et une
grosse chevelure frisée. C’est un brave et simple garçon de vingt-six
ans, tandis que Gervaise, à ses vingt-deux ans, se sent déjà vieille
pour le fait d’être mère d’un enfant de huit ans. Pourtant, elle ne
reste insensible au charme et à la bonté de Coupeau…

Lorsque Gervaise est invitée par Coupeau au cabaret, la femme


est contente d’avoir trouvé du travail et de pouvoir offrir une vie
normale à ses enfants. Elle est fière de son métier, elle porte avec
dignité le grand panier carré de blanchisseuse (d’ailleurs, la femme

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L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

avait pratiqué ce métier dès qu’elle avait dix ans et qu’elle vivait à
Plassans).

Gervaise est une femme qui a beaucoup souffert, qui a connu


les rudesses de la vie; elle se sent vieillir de manière précoce, elle
ne cherche plus à plaire aux hommes (Vous savez, les hommes
maintenant, ça ne fait plus mon affaire). La volonté de Gervaise n’est
pas tellement forte, comme elle le prétend, car Coupeau la force
d’entrer dans le cabaret pour boire un pot. Même si cruellement
déçue par l’abandon de Lantier, Gervaise trouve un certain plaisir
La description du
d’être dans la compagnie du sympathique Coupeau qui lui fait la
cabaret
cour. C’est pourquoi elle cède à la tentation d’accepter l’invitation du
jeune homme, en dépit du fait qu’elle a l’expérience malheureuse du
cabaret comme espace du vice, de la perdition… Zola insiste, par les
touches de couleurs (l’éclat doré, or pâle, laque tendre, lettres bleues
de l’enseigne, les tonneaux peints en jaune clair) dans la peinture
séduisante du cabaret. En outre, la salle est vaste, pour attirer un
grand nombre de clients. L’ordre des étagères procurent l’illusion
d’être bien servis, mais en réalité, on y vient pour oublier le petit
train-train de la vie, pour s’oublier même…

En effet, le cabaret est un espace dangereux, où existe une


machinerie infernale: l’alambic, l’appareil à distiller qui se trouve au
fond, comme un animal féroce: il est séparé de la salle par une
barrière de chêne, il est dans une cour vitrée et les clients l’observent
comme une bête curieuse. L’alambic a effectivement des formes
animales: de longs cols, des serpentins. Il est comme un reptile qui
pénètre sous terre en faisant un bruit infernal (une cuisine du diable).
A cette vision diabolique s’ajoutent les odeurs d’alcool qui se mêlent
à la fumée des cigarettes (une odeur liquoreuse, une fumée
d’alcool): cet espace si séduisant devient nauséabond et la beauté
se transforme en laideur. Le parquet luit d’humidité des crachats des
fumeurs et les rayons lumineux du soleil sont épaissis de poussières
volantes imprégnées d’alcool. Les références à l’alambic ne sont
pas nombreuses dans le roman, Zola en fait pourtant “un monstre de
l’Apocalypse” (cf. Ion Brăescu, Le Naturalisme français, Emile Zola,
p.92), un personnage fantastique dont l’ombre plane constamment
sur l’existence des habitants du quartier.

Zola déclare que l’ivrognerie dévore le peuple, que la question


du logement est capitale et les puanteurs de la rue, les chambres
étroites où dorment pêle-mêle les pères et les filles, les frères et les
sœurs, ce sont les grandes causes de la dépravation des faubourgs.
Il considère que le travail écrasant qui rapproche l’homme de la
brute, le salaire insuffisant qui décourage, remplissent les cabarets et
les maisons de tolérance.

Cet endroit est maléfique. Une petite fille de presque douze


ans, qui demande quatre sous de goutte dans une tasse, rappelle à
Les effets de l’alcool Gervaise son propre passé: l’ivrognerie de sa mère et d’elle-même…
A son tour, Coupeau a le mauvais exemple de son père, terrassé par
la boisson. Par conséquent, la femme et l’homme semblent
conscients des effets désastreux de l’alcool (Oh! c’est vilain de boire!

159
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

dit-elle à demi-voix ; Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu’on pût


avaler de pleins verres d’eau-de-vie.) Pourtant, tous les deux sont
des êtres faibles et ont, en plus, le risque de l’hérédité, donc ils
cèdent finalement à la tentation de l’alcool. C’est surtout Gervaise qui
est effrayée par le pouvoir de l’alambic (C’est bête, ça me fait froid,
cette machine… la boisson me fait froid…)

La femme est prédestinée au destin malheureux, même si elle


rêve d’une société meilleure, d’une vie honnête, tranquille, digne. Le
réalisme de Zola, dans une perspective naturaliste, devient ainsi
symbolique, car l’auteur laisse voir derrière le soleil les ténèbres, au
jour même du mariage de Gervaise avec Coupeau.

13.3 La destruction du couple

En effet, quatre ans plus tard, le déclin de Coupeau est


provoqué par la présence dans la rue de sa fille, Nana; cela marque
aussi la chute du couple: bien que Gervaise puisse accomplir son
rêve de devenir patronne d’une petite blanchisserie, rue de la
Goutte-d’Or, grâce à l’argent prêté par un voisin amoureux d’elle, le
forgeron Goujet, Coupeau s’enferme dans la paresse et l’ivrognerie,
vices acceptés par sa femme qui, elle aussi, commence à prendre de
mauvaises habitudes.

Les personnages connaissent des changements importants


dans leur psychologie, transformations analysées minutieusement
par l’écrivain, mais visibles aussi par les gestes, les mots, le
comportement des héros de Zola. Il y a par conséquent une double
focalisation. La complexité du personnage de Gervaise vient, par
exemple, de son statut ambigu: elle est en effet partagée entre trois
hommes: Coupeau, Lantier et Goujet. La femme est harcelée par les
sentiments purs, incarnés par Goujet, et la dégradation causée par
son attraction physique pour Lantier. C’est d’ailleurs son hérédité qui
lutte en elle: d’un côté la sensibilité de sa mère, Joséphine
Gavaudan, de l’autre la brutalité de son père, Antoine Macquart.

Un personnage avec lequel Gervaise connaît une rude


confrontation c’est Virginie. Celle-ci est la sœur d’Adèle (avec qui
Lantier était parti), et c’est avec elle que Gervaise s’était violemment
La rivale de battue au lavoir pour répondre à ses insultes, comme on le montre
Gervaise: Virginie dans le premier chapitre. Le combat s’est terminé par la victoire de
Gervaise et la honte de Virginie, à laquelle Gervaise arrache les
vêtements jusqu’à lui dévoiler la nudité. Lorsque Virginie revient –
quelque temps après – Gervaise s’avère prudente, même si cette
femme lui apprend la disponibilité de son ancien amant (Lantier
s’était en fait séparé de sa sœur). La nouvelle inquiète Gervaise et
démontre la perfidie de Virginie, qui commence ainsi la vengeance.

Gervaise est hantée par le souvenir de son ancien amant,


Le personnage Lantier, des jours passés ensemble à Plassans, des gestes de
vulnerable l’homme encore amoureux d’elle. Elle sent sa présence sous la peau
et ne peut se défaire d’un malaise qui boulverse tout son être. Le
160
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

retour possible de Lantier provoque chez elle un sentiment de


panique incontrôlable. Gervaise commence à avoir même des
hallucinations auditives: elle croit entendre le pas de Lantier derrière
elle et son corps est pris de tremblements soudains. Le lecteur
connaît son trouble psychique grâce à l’emploi du style indirect libre
qui traduit sa folie obsessionnelle: Bien sûr, il devait l’espionner; il
tomberait sur elle un après-midi. Gervaise devient, petit a petit, la
victime de son propre passé qui surgit violemment dans sa mémoire.
D’ailleurs, la femme est incapable de soumettre les sentiments à la
raison.

En épousant Coupeau, Gervaise avait cru trouver un homme


qui lui permettrait de mener une vie tranquille, tout en travaillant
honnêtement, car, dit-elle l’honnêteté est la moitié du bonheur. C’est
pourquoi elle a voulu avoir sa propre blanchisserie pour s’assurer
des revenus suffisants. Malheureusement, ce n’est pas Coupeau
l’élément d’équilibre qu’elle cherche et c’est pourquoi Gervaise
apprécie la protection du forgeron Goujet (qui l’aide, avec de l’argent,
pour avoir sa propre boutique). En plus, cet homme lui offre une
nouvelle forme d’amour, étroitement liée à l’amitié, des sentiments
purs, tout à fait inconnus à Gervaise auparavant. En effet, Goujet est
pour cette femme une lumnière dans l’obscurité, un appui sûr, un
refuge.

Goujet a une belle barbe jaune, d’où le surnom de Gueule-


d’Or: Il faisait de la clarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant
comme un bon Dieu. Ce colosse de vingt-trois ans, d’un force
herculéenne, malgré son allure si robuste, a une douceur féminine
(sa chambre ressemble à celle d’une fille, et il reste pour sa mère un
grand enfant). Il a pour Gervaise un amour honnête et chaste, ce
comportement étant la preuve que, chez lui, la raison s’empare des
pulsions sentimentales (ainsi a-t-il voulu s’écarter du “modèle” d’un
père très violent).

En ce qui concerne Gervaise, elle voit en Goujet un espoir de


salut, l’homme qui lui a appris la sincérité et l’innocence des
sentiments, en lui donnant la paix de l’âme. Elle n’a pas le sentiment
de trahir son mari en recherchant sa présence; il est par ailleurs
Goujet, le grand devenu un second père pour son fils Etienne puisqu’il l’a pris avec lui
espoir de Gervaise en apprentissage. Gervaise vit une vraie idylle, qui lui laisse l’esprit
et la chair tranquilles. Mais ce bonheur est éphémère: la femme est
victime de son passé, ressenti brutalement par le retour de Lantier
auquel elle va céder de nouveau, en trompant et en blessant son
mari Goujet. A cela s’ajoutent les dettes accumulées par le ménage
où seule la femme travaille. En dépit de la prière de Goujet de partir
ensemble, Gervaise sombre dans le vice, préférant à la lumière pure
de Goujet, qui transforme le métal en or, la lumière impure de
l’Assommoir dont l’alcool transforme la vie en mort.

161
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur le chef-


d’œuvre de Zola, l’Assommoir. Vérifiez si vous avez retenu
certains détails significatifs, en consultant “Les clés du test
d’autoévaluation”.

1. Quelles sont les raisons du grand intérêt manifesté par le


public à l’égard de ce roman de Zola?

2. Comment est montré le cabaret du père Colombe dans


l’œuvre de Zola et quelles sont les significations
symboliques de cet endroit?

3. Quels sont les hommes qui “traversent” le destin de


Gervaise et comment se rapporte l’héroïne à chacun
d’entre eux?

162
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

13.4 Une tragédie naturaliste

Les derniers chapitres du roman sont comme les ultimes étapes


du calvaire de Gervaise: elle porte son hérédité comme une croix et
Le déclin de
l’héroïne
elle boit la honte jusqu’à la lie. Ruinée, elle doit laisser sa boutique à
sa rivale, Virginie, devenue la maîtresse de Lantier. Comme
Coupeau, elle se réfugie à l’Assommoir du père Colombe où l’alcool
fait oublier les soucis (la faim, la honte, le désepoir) Comme sa fille
Nana, elle arrive à se prostituer pour survivre:

Ah! Oui, Gervaise avait fini sa journée! Elle était plus éreintée
que tout ce peuple de travailleurs, dont le passage venait de la
secouer. Elle pouvait se coucher là et crever, car le travail ne voulait
plus d’elle, et elle avait assez peiné dans son existence, pour dire: “A
qui le tour? Moi, j’en ai ma claque!” Tout le monde mangeait, à cette
heure. C’était bien la fin, le soleil avait soufflé sa chandelle, la nuit
serait longue. Mon Dieu! s’étendre à son aise et ne plus se relever,
penser qu’on a remisé ses outils pour toujours et qu’on fera la vache
éternellement! Voilà qui est bon, après s’être esquintée pendant vingt
ans! Et Gervaise, dans les crampes qui lui tordaient l’estomac,
pensait malgré elle aux jours de fête, aux gueletons et aux rigolades
de sa vie.

En cherchant de l’argent pour se nourrir, Gervaise se rapelle


ses jours heureux passés à Paris, tout en faisant une longue marche
Le femme est nocturne pour trouver des clients. À vrai dire, il y a eu une époque où
victime de son elle s’était sentie reine, mais le déclin de Gervaise est à la fois
passé grotesque et tragique. Au milieu de la foule, la femme sent qu’elle est
abandonnée: contrairement aux travailleurs par lesquels elle se fait
secouer, elle n’a plus de travail (le travail ne voulait plus d’elle). Elle
se sent inutile, rejetée:

Elle, après toutes sortes d’histoires, ne trouvait plus seulement


un torchon à laver dans le quartier; même une vieille dame dont elle
faisait le ménage, venait de la flanquer dehors, en l’accusant de
boire ses liqueurs.

La femme est désespérée, mais aussi cruellement fatiguée: elle


sent venir sa fin, après avoir tant peiné dans sa vie (après s’être
Le désespoir de esquintée pendant vingt ans elle a le droit de remiser ses outils –
Gervaise “remiser ses outils” signifie ranger ses outils en fin de journée, mais
c’est aussi abandonner pour toujours ses moyens d’existence).
Gervaise ne veut que se coucher là et crever… Zola y emploie le
style indirect libre, tout comme beaucoup d’images sensibles
annonçant la mort (C’était bien la fin, le soleil avait soufflé sa
chandelle, la nuit serait longue).

Ce tableau rappelle un texte des Fleurs du Mal de Baudelaire,


La Mort des pauvres; tous les deux écrivains éprouvent un sentiment
de profonde compassion pour le peuple:

C’est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre;


C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir
163
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,


Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir.

L’Assommoir est le premier roman sur le peuple, une histoire


vraie, qui sent l’odeur du peuple. Le but de l’écrivain avait été
clairement exprimé dans la préface: J’ai voulu peindre la déchéance
Le destin des fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos
familles ouvrières faubourgs. Pour peindre le peuple, Zola s’était, comme d’habitude,
solidement documenté. Il bénéficiait surtout de l’expérience qu’il avait
eue des milieux pauvres pendant ses années de jeunesse, quand il
habitait des mansardes de la rue Saint-Jacques ou de la rue Saint-
Victor.

Le destin malheureux de Gervaise est une excellente prémisse


pour le romancier qui dénonce les conditions misères des ouvriers,
ce qui les rendent insensibles, indifférents aux problèmes des autres
(Gervaise se heurte à cette apathie quand elle traverse la foule
d’ouvriers rentrant du boulot: ce sont des gens qui veulent seulement
manger et dormir). Gervaise est un personnage tragique, puisqu’elle
a cherché désepérément à échapper à son destin. Malgré son
handicap physique (une jambe boiteuse), elle a été considérée la
blanchisseuse la plus belle du lavoir. Même si pauvre et
abondonnée par son premier amant, Lantier, Gervaise réussit à avoir
sa propre blanchisserie, à devenir indépendante.

Pourtant, comme une héroïne de tragédie, elle est punie pour


son ambition, pour son orgueil. Gervaise a voulu échapper à la
fatalité de son hérédité et de son milieu, mais elle en est vaincue.
Son entourage n’a pu supporter ses ambitions et Gervaise a dû
connaître la jalousie des autres, surtout celle de Virginie. D’où le
refuge dans l’alcool comme ultime salut; les seules lumières qui la
guident sont celles de l’Assommoir, allumé comme une cathédrale
pour une grand-messe (chap. XII). Sa seule religion est la boisson et
le prêtre est le père Colombe… En évoquant les ravages provoqués
par l’alcoolisme, Zola a voulu mettre les ouvriers en garde contre le
La morale du roman
fléau, conseillant en même temps la société de fermer les cabarets
L’Assommoir
et d’ouvrir les écoles, parce que l’ivrognerie dévore le peuple. C’était
une interprétation idéaliste de la société, car, pour détruire la misère
et l’alcoolisme, il faut changer les bases du système social. Or,
l’Assommoir veut suggérer que les ouvriers sont les artisans de leur
propre misère. Croyant servir les ouvriers, Zola leur a ainsi rendu un
mauvais service, la bourgeoisie interprétant en outre les
personnages abrutis de ce roman comme étant le type même de
l’ouvrier. Les héros de Zola ont d’ailleurs des conceptions petites
bourgeoises, rêvant à devenir patrons d’ateliers; en réalité, la vraie
classe ouvrière, sa condition réelle, est visible dans le roman
Germinal, œuvre parue huit ans après l’Assommoir.

Comme l’affirme Jean Fréville (Zola, semeur d’orages, Editions


sociales, Paris, 1952, p.104), dans l’Assommoir la question ouvrière
était envisagée du point de vue naturaliste et le travail vu du dehors.
La description exacte des différents métiers ne compensait pas
l’absence d’éclairage intérieur. Dans Germinal, le travail commande

164
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

chaque pensée, chaque acte du mineur, détermine sa psychologie,


son comportement, ses réflexes, ses aspirations. Dans l’Assommoir,
la déchéance de l’ouvrier provenait de causes individuelles et
morales. Dans Germinal, la misère du prolétariat découle
inéluctablement du régime économique et social. Dans l’Assommoir,
l’ouvrier pouvait prospérer, devenir heureux par le travail; dans
Germinal, le travail ne fait que l’assujettir davantage.

Gervaise illustre la thèse de la fatalité, de la prédestination à


laquelle croyaient les naturalistes. Cette femme est déjà condamnée
La thèse de la par ses origines, par la malédiction qui pèse sur sa famille (la faute
fatalité du destin d’un ancêtre de la famille, tante Dide). La même chose se distingue
au cas de Nana qui arrive à être la reine du trottoir, après avoir régné
dans les milieux mondains. Dans ses romans, Zola suit la chaîne des
fatalités, qui ne s’achèvera qu’avec le dernier volume, Le Docteur
Pascal.

Le roman de Zola se déroule dans l’espace limité du quartier de


la Goutte-d’Or, au nord de Paris, où habitent de petits artisans et des
ouvriers travaillant dans des ateliers. En plus, le nom du quartier est
symbolique pour le pouvoir de l’alcool, qui démontre pleinement son
influence nuisible dans l’existence des personnages. Ce quartier
constituait un faubourg en 1850, au moment où débute le roman. Il
ne sera rattaché à Paris qu’en 1860, et les transformations liées aux
grands travaux du préfet Haussmann entraînent l’expulsion des
familles pauvres: Sous le luxe montant de Paris, la misère crevait et
salissait ce chantier d’une ville nouvelle, si hâtivement bâtie.

Zola déclare que l’ivrognerie dévore le peuple, que la question


du logement est capitale et les puanteurs de la rue, les chambres
étroites où dorment pêle-mêle les pères et les filles, les frères et les
sœurs, ce sont les grandes causes de la dépravation des faubourgs.
Il considère que le travail écrasant qui rapproche l’homme de la
brute, le salaire insuffisant qui décourage, remplissent les cabarets et
les maisons de tolérance.

En guise de conclusion, il convient de présenter de nouveau le


point de vue du théoricien Zola, en fournissant un extrait de l’ouvrage
Les Romanciers naturalistes (1881):

Le romancier naturaliste affecte de disparaître complètement


derrière l’action qu’il raconte. Il est le metteur en scène caché du
drame. Jamais il ne se montre au bout d’une phrase. On ne l’entend
ni rire ni pleurer avec ses personnages, pas plus qu’il ne se permet
de juger leurs actes. C’est même cet apparent désintéressement qui
est le trait le plus distinctif. On chercherait en vain une conclusion,
une moralité, une leçon quelconque tirée des faits. /…/ L’auteur n’est
pas un moraliste, mais un anatomiste qui se contente de dire ce qu’il
trouve dans le cadavre humain. Les lecteurs concluront, s’ils le
veulent, chercheront la vraie moralité, tâcheront de tirer une leçon du
livre.

165
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

Les clés du test d’autoévaluation


Réponses et commentaires:

1. Le grand intérêt manifesté par le public en ce qui concerne


le roman l’Assommoir est dû à la langue utilisée (“verte”,
populaire, même vulgaire, argotique); ensuite les milieux
ouvriers présentés ont suscité la curiosité des lecteurs et
surtout des bourgeois, qui ont vraiment goûté la débauche de
Gervaise, l’histoire de son déclin.

2. Le cabaret du père Colombe a une signification spéciale;


c’est le siège du vice, de la drogue attrayante, qui fait oublier
les soucis quotidiens. C’est un mirage pour les pauvres comme
Gervaise, Coupeau, etc. Le cabaret est présenté par le
romancier dans des lumières et des ombres pleines d’éclat et
de mystère.

3. Les hommes qui marquent la vie de Gervaise sont tout


d’abord Lantier (son premier amant, avec lequel elle a deux
enfants); ensuite c’est Coupeau, son mari (qui l’aide jusqu’à un
moment donné, avant de tomber, lui aussi, dans le piège de
l’alcool) et Goujet, un brave homme, qui lui apporte le
soulagement, mais sera trahi à cause de la faiblesse de la
femme pour son premier amant, Lantier.

Test de contrôle 13

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 13..


Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de
faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test
à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom,
votre prénom et votre adresse personnelle sur la première
page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro
du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec
les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Commentez cette phrase de V. Hugo envoyée à Zola:

Je vous lis, mon éloquent et cher confrère, et je vous relirai;


le triomphe, c’est d’être relu.

(12-15 lignes; 4 points)

2. Présentez votre propre jugement sur l’attitude de Gervaise


et sa fin tragique.

(18-20 lignes; 6 points)


166
L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

Références bibliographiques:

BRĂESCU, Ion, Le naturalisme français. Emile Zola, Bucureşti,


1976.

DESQUESSES, G., CLIFFORD, F., L’Agenda d’Emile Zola 2003,


Saint-Malo, GD Editions, 2002.

Danielle LE GALL, Les romans de Zola et de Maupassant (textes


commentés), Paris, Presses Universitaires de France, 1999, pp. 1-
55.

167
Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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Dacia, 2001.

BLIN, Georges, Stendhal et les problèmes du roman, Corti, 1954.

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BRĂESCU, Ion, Cours de littérature française. Dix-neuvième siècle, Bucureşti, Ed.


Didactică şi Pedagogică, 1967.

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CROUZET, Michel, Le Rouge et le Noir. Essai sur le romanesque stendhalien, Paris, PUF,
coll. „Littératures modernes”, 1997.

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Paris, Hachette, collection “Perspectives et confrontations”, 1986.

Danielle LE GALL, Les romans de Zola et de Maupassant (textes commentés), Paris,


Presses Universitaires de France, 1999.

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ION, Angela, Histoire de la littérature française, vol.2, Bucureşti, Ed. Didactică şi


Pedagogică, 1982.

ION, Angela, Histoire de la littérature française, XIXe siècle, Balzac, 3e édition, TUB, 1975.

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Magazine littéraire. Les Frères Goncourt, le journal d’un demi-siècle, numéro 269 –
septembre 1989.

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XIXe siècle, Paris, PUF, 1993.

MITTÉRAND, Henri, Zola et le naturalisme, Paris, PUF, 1986.

MORNET, Daniel , Précis de littérature française, Paris, Larousse, 1925.

NDIAYE, Emilia, Trois Contes, Paris, Bertrand-Lacoste, coll. “Parcours


de lecture”, 1992.

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RÎNCIOG, Diana, Histoire et mentalité dans l’œuvre de Gustave Flaubert (étude sur la
Correspondance), Editura Universităţii din Ploieşti, 2003.

THIBAUDET, Albert, Gustave Flaubert, Paris, Gallimard, coll. „Tel”, 1992.

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