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CRITIQUE
SEMPÉ SANS SE
VANTER
Par Mathieu Lindon (https://www.liberation.fr/auteur/1956-mathieu-
lindon)
— 19 juin 2019 à 17:26
Petits boulots
Cette anecdote qu’il raconte lui-même relève peut-être de ses
vantardises : «J’avais parfaitement conscience en arrivant à Paris que
mes dessins étaient balourds et j’étais très complexé de ne trouver
aucun travail. Je masquais cela sous une désinvolture qui, bien sûr, ne
cachait rien du tout de ma situation. Alors que je rendais visite à
Chaval dont un copain m’avait donné l’adresse, j’avisai une
reproduction sur le mur et demandai : "Qu’est-ce que c’est que ça ?"
"C’est Igor Stravinsky par Picasso", me répondit la femme de Chaval
qui était peintre. "C’est beau, n’est-ce pas ?" "C’est très mal dessiné",
répondis-je. Chaval et sa femme me regardèrent interdits, leur tasse
de café au lait à 10 centimètres de la bouche. Un peu impatienté,
Chaval me dit : "Quand vous trouverez ça bien dessiné, c’est que vous
aurez fait des progrès."»
Perles
Ce n’est pas pour autant «un regret» d’être devenu dessinateur : «C’est
un étonnement. C’est le résultat d’un acharnement un peu dingo. […] Il
fallait que je fasse quelque chose. On m’aurait dit de devenir peintre en
bâtiment, je devenais peintre en bâtiment. Mais, si j’avais eu de
l’argent, si j’avais été un fils de bourgeois je n’aurais pas travaillé.»
Avoir un dessin accepté n’est alors toutefois pas seulement l’assurance
d’un petit cachet. «C’est toujours comme un petit miracle. Un peu
comme une bonne note à l’école…» Un dessin de 1953 paru dans Sud-
Ouest Dimanche où on ne reconnaît pas encore tout ce qui fera le style
de Sempé mais qui tire cependant vers le côté Petit Nicolas, en moins
bienveillant : pendant que le père lit le journal dans son fauteuil, la
mère balaie et dit sévèrement au petit garçon mécontent «tu auras des
jouets quand tu y croiras au père Noël !» Sempé à Marc Lecarpentier,
des décennies plus tard : «C’était peut-être une sorte de thérapie :
quand je me suis mis à dessiner, j’ai eu envie de dessiner des gens
heureux. De faire du dessin humoristique avec des gens heureux. Ce
qui est de la folie. Mais ça c’est mon caractère.» On voit aussi les
croquis de 1983 qui aboutissent au dessin de 2003 où, bien loin de la
jungle, dans une pièce bourgeoise, un homme quelconque dit à une
femme assise dans un fauteuil le visage enfoui dans un mouchoir
(le texte aussi a évolué au fil des essais) : «Un lion blessé est toujours
cruel !» Il y a diverses versions de la femme, dans une splendide salle
de concert, dont le collier se rompt soudain et dont les perles viennent
tomber une à une sur la grosse caisse et les timbales. Sempé : «Tous les
poncifs concernant les femmes, je les ai utilisés à Sud-Ouest. Quand je
n’ai plus eu de poncifs à ma disposition, je me suis mis à mieux
regarder les femmes, et je me suis aperçu que je m’étais longuement et
lourdement trompé.»
Il explique son goût pour les documentaires par le sentiment que c’est
ça qu’il fait, «des documentaires très rapides sur ce qu’on va appeler le
comportement humain, ou l’angoisse humaine, ou la peur existentielle,
ou la crainte existentielle». Dans cette entreprise, la psychanalyse
l’aide à sa manière, c’est-à-dire non pas en lui fournissant un analyste
mais des sujets pour des dessins (l’enterrement d’un divan, ce n’est pas
n’importe quoi) et ce souvenir un peu incongru : «La seule chose qui
m’a fait rire, c’est le match de tennis entre deux psychanalystes auquel
j’ai un jour assisté par hasard. Je n’ai jamais vu un tel sentiment de
haine entre deux personnes !» La haine n’est certes pas le sentiment
dominant chez Sempé où même les armes, qui ne sont pas légion,
provoquent le rire, à l’image de ces deux versions d’un dessin sans
légende paru en 1959 dans Sud-Ouest Dimanche puis repris en 1964
dans Sauve qui peut : six hallebardiers sont en rang sur la scène d’un
théâtre quand le rideau se lève, mais l’un d’eux a sa hallebarde prise
dans le rideau et s’élève avec lui devant tous les spectateurs.
Décalage
«J’ai été gâteux très jeune, en aimant des choses qui étaient déjà
démodées : cela m’a donné de grandes joies dans la vie.» C’est ainsi
que Sempé a traversé les époques. Il a commencé à travailler pour
Paris Match en 1957 et y travaille encore. C’est un éditeur allemand qui
lui propose à la fin des années 50 de publier ce qui sera son premier
album, Volltreffer («en plein dans le mille»), avant qu’une bonne
quarantaine ne suivent en français, dont un en collaboration avec
Patrick Modiano (Catherine Certitude) et un autre avec Patrick
Süskind (l’Histoire de Monsieur Sommer).
Exposition des dessins originaux de Raoul Taburin jusqu’au 10 octobre à la galerie Martine
Gossieaux, 56, rue de l’Université, 75 007 Paris. Rens. : www.galerie-martine-
gossieaux.com(http://galerie-martine-gossieaux.com/site/).
Exposition Sempé en liberté au musée Mer marine de Bordeaux, 89, rue des Etrangers, jusqu’au 6
octobre.