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Politix

Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives


modernes
Léo Moulin

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Moulin Léo. Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes. In: Politix, vol. 11, n°43, Troisième
trimestre 1998. pp. 117-162;

doi : 10.3406/polix.1998.1746

http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1998_num_11_43_1746

Document généré le 17/12/2016


Les origines religieuses

des techniques électorales

et délibératives modernes

Léo Moulin

NOUS SOMMES assez bien renseignés sur les origines des


communes et sur le développement des conseils de magistrats,
consuls, jurés ou alderman qui s'y rattachent ; mais quant aux
modes d'élection proprement dits des édiles communaux : vote
majoritaire, ballottage, tours de scrutin, vote secret, quant à ce que l'on
pourrait appeler la technique des assemblées délibératives, notre savoir
est beaucoup plus court1. On dirait que l'aspect technique des élections
communales ou des délibérations d'assemblée n'a que peu ou pas
préoccupé les médiévistes et les historiens du droit public. Cette lacune
s'explique, en partie du moins, par les documents eux-mêmes —
chroniques, capitulaires ou consuetudines qui ne sont guère explicites.
Le plus souvent, ils se contentent de noter qui fut élu ou que fut prise
telle décision, sans préciser comment ; et si par hasard ils le font, c'est
pour dire que l'élection s'est faite unanimiter, ce qui en fait, nous le

1. Pirenne (H.), Histoire de la Belgique, des origines au commencement du XTVe siècle,


Bruxelles, 1948-1952, 4 vol. ; Pirenne (H.), Histoire économique de l'Occident médiéval,
Plan-de -la-Tour, Édition d'aujourd'hui, 1985 [1ère éd. 1951] ; Pirenne (H.), «Les origines
du vote à la majorité dans les assemblées publiques», Revue belge de philologie et
d'histoire, 1930, 91, p. 686 (Le compte rendu de la séance est à ce point insuffisant qu'il
n'est guère possible de faire fonds sur lui pour avoir une idée exacte de la pensée du
grand historien sur ce point d'histoire en particulier. Les recherches entreprises par M.
J. Pirenne n'ont pas permis de retrouver le texte original de la conférence) ; Ruffini, /
sistemi di delibarzione collectiva nel medioevo italiano, Turin, 1927 ; Ruffini, «II
principio maggioritario nella storia del diritto canonico», Archivio Giudirico, vol. XCIII,
1925, p. 15-67 ; Ruffini, «II principio maggioritario nelle elezioni dei re e imperatori
romano-germanici», R. Ace. délie scienze di Torino, vol. I, 1924-1925, p. 392-414 ;
Konopczynski (L.), Le liberum veto. Étude sur le développement du principe majoritaire,
Paris, Champion, 1930 ; Konopczynski (L.), «Une antithèse du principe majoritaire en
droit polonais», in Vinogradoff (P.), ed., Essays in Legal History, Oxford, 1913 ; du même
auteur, l'article dans VEncyclopaedia of Social Sciences, s. v° Majority Rule, avec
bibliographie. Pertile (A.), Storia del diritto italiano dalla caduta dell'Impero romano
alla Codificazione, Roma, A. Forni, 1897 ; Salvioli (G.), Storia del diritto italiano, 8e éd.,
Turin, 1921 ; Solmi (A.), Storia del diritto italiano, Milan, 1918 ; Stawski (J.), Le principe
de majorité. Son histoire, son fondement et les limites de son application, Genève,
Gedani, 1920 ; Viollet (P.), Histoire des institutions politiques et administratives de la
France, Paris, Laros et Porcel, 1890-1903, 3 vol. ; Wolfson (A. M.), «The Ballott and Other
Forms of Voting in Italian Communes», American Historical Review, vol. CCXVI, 1912, p.
1-28. Nous n'avons pas eu l'occasion de consulter les ouvrages de Seymour (Ch.), Frary (D.
P.), How the World Votes, Springfield (Mass.), 1918, 2 vol. ; Heinberg, «History of the
Majority Principle», American Political Science Review, vol. XX, 1926, p. 52-68.

Politix, n°43, 1998, pages 117 à 162 117


Relectures

verrons, ne signifie strictement rien. Cette lacune s'explique encore par


le fait que, selon toute vraisemblance, les hommes du Moyen Âge, ainsi
d'ailleurs que beaucoup de nos contemporains, n'ont guère vu l'intérêt
politique des techniques électorales et délibératives. Dans les
communes comme dans les abbayes où chacun était connu de tous, le
vote secret ne pouvait avoir de sens. On votait par acclamations dans
les unes, par quasi-inspiration dans les autres ; la minorité, quand il y
en avait une, ce qui était loin d'être toujours le cas, se tenait vite coite,
tout heureuse de n'être pas trop violemment bousculée par les
vainqueurs, ivres de leur victoire ; et le chroniqueur enregistrait
gravement l'unanimité des cœurs qui avait présidé à cette décision. En
raison de cet état de nos connaissances dans ce domaine très spécial du
droit constitutionnel, on comprenait combien il doit être malaisé de
définir l'influence que l'Église et, avec elle, les grands ordres religieux, a
pu exercer sur l'évolution de la technique majoritaire et la part qu'elle a
pu avoir dans le développement de cette technique. Nous l'avons tenté
néanmoins, parce qu'il nous avait été possible, au cours d'études
précédentes1, de grouper sur ce sujet certains faits et certains indices
assez curieux ; mais nous sommes intimement persuadés que ce
travail, tel qu'il se présente actuellement, n'est et ne peut être qu'une
esquisse, destinée à servir d'indication aux futurs chercheurs, plus
qualifiés et surtout mieux pourvus de loisirs, qui voudront bien aborder
le problème.

I. Les systèmes électoraux


et délibératifs communaux

D'une façon générale, c'est évidemment dans les communes


méditerranéennes, Barcelone, Marseille, Gêne, Valence, et plus
spécialement dans les communes italiennes qu'il convient de chercher
les premières traces d'un système électoral quelque peu perfectionné.
Dans les communes flamandes, allemandes, anglaises ou même
françaises, le développement de la vie communale est en effet
notablement plus tardif et plus rudimentaires les procédures
électorales2. De plus l'influence directe ou indirecte de l'Italie s'y est
largement faite sentir. Dans l'histoire des communes méditerranéennes

1. Moulin (L.), «La science politique et le gouvernement des communautés religieuses»,


Revue internationale des sciences administratives, 1, 1951, p. 42-67 et «Le gouvernement
des communautés religieuses comme type de gouvernement mixte», Revue française de
science politique, avril-juin 1952, p. 335-355.
2. Viollet (P.), Histoire des institutions politiques..., op. cit. ; Esmein (A.), Cours
élémentaire d'histoire du droit français, Paris, Sirey, 1925 ; Perrot (E.), Les institutions
publiques et privées de l'ancienne France jusqu'en 1789, Paris, Sirey, 1935 ; Stubbs (W.),
Histoire constitutionnelle de l'Angleterre, 3 vol., Paris, Giard et Brière, 1935 ; Treharne
(R. F.), A Constitutional History of England, Cambridge, 1938, 5 vol. ; Meyer (G.), Das
Parlamentarische Wahlrecht, Berlin, 0. Hearing, 1901 ; Schröder (R.), Lehrbuch der
deutschen Rechtsgeschichte, 6e éd., Leipzig, 1922, postm., p. 672-706 ; Enciclopedia
italiana, s. v° Elezione.

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elles-mêmes, les renseignements précis sont d'ailleurs rares1. Que nous


dit, par exemple, le Codice diplomatico2 qui nous donne tant de
renseignements précis sur la vie municipale à Gênes, à partir de 1122.
Rien ou presque rien. On nous dit chaque année que 4 consuls ont été
élus pour un an (t.l, p. 44, 54, 59, 61 et passim). On voit intervenir
l'évêque et le peuple pour décider les consuls nommés en 1154 à
accepter d'entrer en fonctions. On note une reddition des comptes
(en 1153) : mais, quant à la technique des élections, aucune précision.
En 1190 (t.2, p. 361-362), intervient dans le régime politique un
véritable bouleversement : les consuls sont désormais remplacés par un
podestat. Or ce tournant remarquable de l'histoire génoise est
simplement indiqué par les mots conventionnels : convenerunt in unum
et de comuni consilio statuerunt qui apparaissent dans toutes les
chroniques comme une clause de style. Un ouvrage aussi consciencieux
que celui de A. Solmi ne nous dit rien ou peu de choses sur les élections
des Boni homines, des consuls, des podestats, des fonctionnaires
communaux3. Aux mots «élections», «majorité», etc. l'index ne donne rien
de précis. Le seul qui apporte des faits précis et des dates est Pertile,
qui a soigneusement et systématiquement, semble-t-il, dépouillé
Muratori. Le fruit de recherches aussi vastes est résumé en 2 ou 3
pages4.

1. Sens et origine du mot «Majorité»

Le fait que ni Ducange, ni Forcellini ne donnent au mot maioritas son


sens actuel est d'ailleurs caractéristique. Dans Ducange, le mot
maioritas est pris aux divers sens de : incrementum, excellentia,
accessio - ou encore de : imperium, supremum - ou enfin de : primatus,
praesentia, soit «préséance» (en 1249), mais pas au sens actuel de
«majorité». Le Thesaurus linguae latinae d'Etienne ne contient pas le
mot. Même remarque pour le mot pluralitas : rien dans les deux

1. Outre les ouvrages de A. Pertile et de Salvioli, cf. Luchaire (J.), Les démocraties
italiennes, Paris, Flammarion, 1915 ; Luchaire (J.), Les sociétés italiennes du XIHe au
XVe siècle, Paris, A. Colin, 1933 ; Orsi (P.), Signorie et Principali ; Rossi-Sabatini (G.),
L'espansione di Pisa nel Mediterraneo fino alla Meliora, Florence, 1935 ; Regesto del
Capitolo du Lucca, 4 vol., 1910-1937 ; Villari (P.), / primi due Secoli délia storia di
Firenze, Firenze, s.d. ; Konopczynski (L.), Liberum veto..., op. cit., p. 50-57 ; Cessi (R.), Gli
statua veneziani di Jacopo Tiepolo del 1242 e le loro glosse, Venezia, 1938 ; Poumarède,
Les usages de Barcelone, thèse Toulouse, 1920 ; Bourilly (V.-L.), Essai sur l'histoire
politique de la commune de Marseille des origines à la victoire de Charles d'Anjou
(1264), Aix, Dragon, 1927 ; Giraud (Ch.), Essai sur l'histoire du droit français au Moyen
Age, Paris, Videcoq, 2 vol., 1846 ; Mengozzi (G.), La Città italiana nell'alto mediovo,
Florence, La Nuova Italia, 1931 ; Kreyschmayr (H.), Geschichte von Venedig, 3 vol., 1905-
1934, vol. II, p. 68-132 ; Jacopo da Varagine e la sua cronaca di Genova, Roma, 1941, 3 vol.,
1941 ; Lesage (G.), Marseille angevine (1264-1348), Marseille, E. de Boccard, 1950 ;
Maragone (B.), Gli annales Pisani, Bologna, 1930-1936 ; Muratori, Raccolta degli storici
italiani dal cinquentecento al 1500, 1900 ; Heywood (W.), A History of Pisa, Cambridge,
1921.
2. Codice diplomatico, Roma, 1936.
3. Solmi (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., p. 645 et s., p. 691.
4. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, 1ère Part., p. 131-136.

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Relectures

lexiques précités qui puisse indiquer qu'il ait été pris dans le sens de
«majorité». Ducange (s. v° Pluralitas) ne l'entend que dans le sens de
Numerus ou de Multitudo (in Regula S. Columbani, cap. 7). Les mots
maioratus et pluralitas ne se trouvent pas dans la règle de saint
Benoît1. Même remarque pour les constitutions de la Compagnie de
Jésus2, les statuts des Prémontrés, des Chartreux, des Cisterciens, et,
d'une façon générale, pour les règles, constitutions et statuts des ordres
et instituts religieux les plus anciens. La Bulle du pape Honorius III sur
la règle des Frères mineurs (chap. VIII) ne définit même pas comment
doit se faire l'élection du ministre général. La règle de saint Augustin
qui est la règle des Frères prêcheurs, cite le Presbitre comme maior
auctoritas, mais n'en fait évidemment pas pour cette raison l'élu de la
majorité. Même situation en français. La Grande encyclopédie ne connaît
pas les mots «Majorité», «Pluralité», ou «Scrutin». La façon compliquée
dont, au mot «Election», elle définit majorité absolue et majorité
relative, prouve à suffisance que les deux notions sont loin d'être
familières au XVIIIe siècle. En 1842 encore, le Dictionnaire politique (s.
v° Majorité) note que le mot est «nouveau en politique». Il possède (on
s'en doute bien, vue l'époque) un «sens général et philosophique». Il
possède «un système, un être moral», ce qui n'est pas le cas du mot
«pluralité» (s. v° Pluralité)3. Enfin Littré signale les mots majorité et
minorité, pris dans le sens politique actuel, comme des anglicismes,
introduits dans la langue française au XVIIIe siècle par Voltaire et
Mirabeau, et regrette que l'usage du mot pluralité (s. v°, 2°), dont se
servait Descartes et qui était excellent, se soit perdu. Par contre, dans
les pays anglo-saxons, le mot plurality qui marque mieux l'aspect
arithmétique du concept majoritaire, a pris la place de majority.

2. Les modes de délibération et d'élection dans les communes

Mon intention est, tout d'abord, de dégager du flot des documents


relatifs aux origines et à l'histoire des communes, tout ce qui se
rapporte aux modes de délibération et d'élection en usage dans les
diverses assemblées au Moyen Âge et d'essayer de dater, autant que
faire se peut, l'apparition des diverses techniques de votation qui nous
sont familières : majorité simple, absolue, des 2/3 ; tirage au sort ; vote
secret ; tour de scrutin, etc. Ensuite de procéder au même travail pour
ce qui concerne ces pratiques au sein de l'Église et des ordres religieux.
Enfin, d'essayer de déterminer à qui, de l'Église ou des communes,
appartient la priorité dans ce domaine ; et, allant immédiatement aux
conclusions, je dis aussitôt que j'attribue une certaine priorité à l'Église
en général et aux ordres religieux en particulier.

1. Sancti Benedicti Regula, éd. Butler (C.) , 1935, cf. chap. II du présent article, § 3 et 4.
2. Societatis Iesu Constitutiones et Epitome Institua, Rome, 1949.
3. Encyclopédie du langage et de la science politiques, Paris, 1842.

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Léo Moulin

1° Le principe de la participation populaire. - Sous une forme ou sous


une autre, le plus souvent rudimentaire d'ailleurs, la participation du
«peuple» aux élections ou aux délibérations intéressant la communauté
n'a jamais été tout-à-fait négligée. Non par imitation et fidélité au
souvenir de la Rome antique : tant s'en faut. Avec P. Viollet
notamment1, je crois plutôt à une solution de continuité très nette entre
les institutions municipales romaines et les institutions communales ;
et non seulement dans les institutions, mais dans l'esprit qui avait pu
les animer : au VIIIe-IXe siècle, il y a longtemps déjà que le «peuple» a
perdu, avec l'occasion, le goût d'exercer son pouvoir en vue de participer
à un gouvernement fantôme. Tout son effort s'est désormais porté, nous
le verrons, sur d'autres élections, celle de l'évêque, par exemple, ou du
curé, où ses intérêts sont visiblement et plus immédiatement en jeu, ou
encore celle du défensor civitatis, plebis ou lotis2. Néanmoins, la notion
du droit du «peuple» à participer à l'élaboration des lois reste
suffisamment nette pour que le haut Moyen Âge conserve la distinction
entre les règlements émanant du Palais seulement qui sont appelés
capitulaires, et ceux qui ont reçu l'assentiment du «peuple» et qui
portent le noms de lois : Quoniam lex consensu populi fit et constitutione
régis (Cap. pist, 864, C. 6). Distinction d'origine canonique d'ailleurs et
que l'on retrouve dans les Usages catalans (rédigés en 1068 env.),
empruntée à Ives de Chartres (fin Xle-début Xlle siècle) ou à Isidore de
Seville (t 883)3. L'Église intervient puissamment pour maintenir ce
principe de l'élection (cf. chap. II, §§ 1 et 3). En 428, Célestin 1er
affirme : Nullus invitis detur episcopus. Quelques années plus tard,
saint Léon écrit : Qui praefuturus est omnibus eligatur* et décide que les
clercs exprimeront à cette occasion leur candidat, et que le peuple
marquera son assentiment5. La «présence du peuple» reste à ce point
familière à la pensée du Moyen Âge que même dans un gouvernement
oligarchique comme l'était celui de Venise, nous voyons la souveraineté
populaire reconnue - nominalement - jusqu'en 1423 au moins. Le
peuple doit être rassemblé pour s'entendre annoncer la nomination du
doge. Il possède un grand chancelier, magistrat plébéien nommé à vie,

1. Viollet (P.), Histoire des institutions politiques..., op. cit., vol. I, p. 317. Cf. les
conclusions du présent article, chap. Ill, § 1.
2. Konopczynski (L.), Liberum veto..., op. cit., p. 36 ; Pertile (A.), Storia del diritto
italiano, op. cit., vol. I, p. 47.
3. Poumarède, Les usages de Barcelone, op. cit., p. 350 et s. «Lex est constitutio populi,
quam majores natu com plebi sanxeunt. Nam quod rex aut imperator edicit, constitutio
vel edictum vocatur» (Usages, 139, emprunté à Isidore de Seville, Origines, Liv. II,
chap. X, § 1.
4. P. L, vol. LIV, p. 628. Cf. chap. II, § 1 du présent article.
5. Lévy-Bruhl (H.), Les élections abbatiales en France. Époque franque, op. cit., p. 87
et s. ; McLaughlin (T.), Le très ancien droit monastique de l'occident, Poitiers,
Imprimerie moderne, 1935, p. 90 et s. ; Esmein (A.), Cours élémentaire d'histoire du droit
français, op. cit., p. 143 et n. 14, 15 et 16 ; Esmein (A.), «L'unanimité et la majorité dans les
élections canoniques», Mélanges Fitting, op. cit., Montpellier, Société anonyme de l'imp.
générale du Midi, 1907-1908, p. 358 et s. ; Viollet (P.), Histoire des institutions
politiques..., op. cit., vol. I, p. 410-415 ; Konopczynski (L.), Liberum veto..., op. cit., p. 44
et s.

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Relectures

chargé d'honneurs, grassement payé et sans aucune autorité1.


Hommage hypocrite, au principe de la participation populaire à
l'administration de la Cité.

2° Le mythe de l'unanimité. - II ne suffît pas de reconnaître le principe


de la participation au gouvernement de la ville ; encore faut-il en définir
le mode ; car c'est le mode qui importe et qui, en dernière analyse,
définit exactement la valeur réelle ou non de la participation des
électeurs à la gestion de la communauté. Or, c'est ici précisément,
comme nous le disions au commencement de cet article, que les faits
cités par les document se font rares et imprécis. À s'en tenir à ce que
nous en avons dit, élections et délibérations, qu'elles soient religieuses
ou civiles, se font à l'unanimité, unanimiter, concorditer, consensu
omnium, una et populo plene favente anirno, pari consensu ac concordia,
etc. : les expressions abondent2. En fait, il s'agit d'élections par
acclamations - qui noient l'opposition éventuelle sous les cris
d'enthousiasme et de menace - ou d'élections préparées par une
minorité qui, après en avoir délibéré, présente son candidat au peuple,
lequel donne son consensus. Nous n'en connaissons, le plus souvent, que
les résultats et non les pourparlers et les intrigues qui ont précédé. La
«cuisine» électorale ou deliberative reste dans l'ombre, comme c'est
encore d'ailleurs le cas de nos jours dans les partis les plus
démocratiques, où le jeu des poils et des classements hors-poil camoufle
très souvent de bien curieuses combinaisons d'influences et d'épreuves
de force.

Le mythe de l'unanimité s'est ainsi imposé durant très longtemps. En


fait, on en retrouve des traces aujourd'hui encore : dans certains pays,
la décision du jury doit être acquise unanimement sous peine de n'être
pas valable. Partout les décisions des conseils des ministres, des
conseils de direction ou d'administration des banques ou des sociétés
industrielles, sont supposées avoir été prises à l'unanimité ; il est rare
que les procès -verbaux gardent une trace précise d'une opposition.
Beaucoup de régimes politiques s'efforcent, par tous les moyens, de
grouper sur la personne des dirigeants l'intégralité des suffrages.
L'unanimité, remarquons-le, n'est d'ailleurs pas irréalisable dans des
groupes fortement homogènes comme l'étaient ou le sont encore, pour
des raisons évidemment très diverses, une tribu primitive, une
communauté religieuse ou une cité italienne. Dans le premier groupe, la
terreur panique qu'éprouve le primitif à l'idée de se différencier de la
collectivité3 l'emporte toujours, après des palabres plus ou moins longs
et le ramène à la communion tribale. Dans le second, le souci constant
d'humilité chrétienne, la convergence précise des vocations, la peur du

1. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, p. 250-261, 262-263.
2. Esmein (A.), «L'unanimité et la majorité dans les élections canoniques», art. cité, p. 358-
362.
3. Tempels (PL), La philosophie bantoue, Paris, Éditions africaines, 1949.

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Léo Moulin

schisme, de la contrarietas, font aboutir au même résultat. Dans les


communes, la force et la puissance des clans, les menaces extérieures,
l'absence (du moins au début) d'esprit de classe favorisent également
les possibilités d'unanimité. Il n'en va d'ailleurs pas autrement dans
les grandes nations modernes où, en période de survoltage social,
guerres ou révolution, la masse atteint rapidement un haut degré de
fusion communielle qui se traduit par une unanimité totale, bien
qu'éphémère. Pareil état d'esprit explique que nous ayons si peu de
renseignements sur la pratique des élections majoritaires : pendant
longtemps (dix ou douze siècles dans les ordres religieux, un ou deux
dans les communes) la politique de ces groupes s'est faite à l'unanimité.
On n'en concevait, semble-t-il, point d'autre. Une minorité qui
maintenait tenacement ses positions et ne se ralliait pas bien vite à la
volonté majoritaire, était vouée à l'exil, à la scission ou à la disparition
totale.

3° Le principe de la majorité. - Le principe de la majorité qui, au XIXe


siècle, paraissait à ce point évident que certains l'on cru inné - presque
une forme d'instinct social - est donc loin d'être naturel. Il est le fruit
d'une longue évolution, hésitante et tâtonnante, et si sa technique est
connue et adoptée depuis un temps relativement long, son principe
heurte tellement à la fois le bon sens et les intérêts, d'une façon
générale mal protégés, des minorités, qu'il est pour ainsi dire sans
exemple qu'il ait été appliqué et respecté intégralement.Nous verrons
(au chap. II, § 4) après quel détour curieux - et raisonnable - celui de la
saniorité (pars sanior), l'Église après avoir beaucoup hésité, finit par
accepter le principe majoritaire pur et simple. Les bourgeois des
communes, hommes pratiques et gens de quantité, ne paraissent guère
s'être embarrassés, en ce domaine, des soucis et des scrupules qui ont
encombré l'âme des gens de l'Église. Pour eux, une majorité se compte,
elle ne s'estime pas. D'où l'apparition dès le début des communes, du
principe majoritaire. Principe, sans aucun doute, en fait peu respecté ;
principe travaillé jusqu'à la distorsion, par les luttes d'influence des
familles riches et des individus violents ; mais principe néanmoins
acquis et reconnu. En tout cas, dès 1143, nous trouvons exprimée dans
les statuts de la ville de Gênes, la vieille idée romaine : Quod maior par
curiae effecit, pro eo habetur ac si omnes egerint. Même système à Parme,
en 1231 : Quod illud, de quo consilium totum vel maior pars fuerit in
concordia, et à Venise, en 1326 : Eo quod melius discerni possit in maiori
numéro si faciendo erit vel non. À égalité des voix (la chose est possible,
lorsque, par exemple, les consuls sont au nombre de 4), on s'en remet à
un arbitre. D'une manière générale d'ailleurs, même quand le principe
majoritaire est appliqué, il ne s'ensuit nullement que la minorité soit
protégée, tant s'en faut1. Ce sont là deux notions au début bien
distinctes. Une fois sûrs d'avoir la majorité, les hommes au pouvoir

1. Cf. Baty (T.), « The History of Majority Rule », Quaterly Review, vol. CCXVI, 1912, p. 8 ;
Salvioli (G.)> Storia del diritto italiano, op. cit., p. 255 et n. 236.

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Relectures

agissaient avec la même vigueur souvent féroce, que s'ils avaient eu


l'unanimité des citoyens avec eux. La minorité n'a plus aucun droit.

4° La majorité des 2/3 des voix. - La nostalgie de l'unanimité va se


traduire souvent par le recours à des majorités spéciales, surtout dans
les cas graves : correction ou abrogation des statuts communaux, vote
des impôts, déclaration de guerre, traité de paix, etc.1 Ces quorums
spéciaux varient des 3/4 (des électeurs ou des conseillers élus), aux 4/5,
aux 5/6 et même au 999/1000 (à Reggio) des suffrages. Dans ce que
Pertile appelle la seconde période communale (qui va du Xlle au XHIe
siècle environ), la majorité absolue des présents suffit du moins pour les
décisions ordinaires (Bologne, 1250) ; mais dans la plupart des cas,
c'est toujours une majorité qualifiée, c'est-à-dire plus d'une majorité
simple, qui est requise pour l'élection d'un magistrat2. D'autre part, il
est fréquent que la présence des 2/3 des conseillers soit exigée (Asti,
1379, Moncalieri, Bologne) et parfois plus (Reggio en 1315, Brescia en
1277). Le plus souvent, les statuts exigent une majorité des 2/3. À
quelle date précise a-t-il été fait usage de cette majorité spéciale qui a
laissé des traces, notamment dans le droit public et administratif belge
(en cas de révision constitutionnelle, notamment) ?3 II est difficile de le
dire. Ruffini signale l'adoption du principe des 2/3 à Brescia, nelle
antiche consuetudini bresciane, mais le texte qu'il cite date du XHIe
siècle seulement4. Konopczynski écrit : «À partir de l'an 1000, les
documents commencent à attester que l'on se contente régulièrement
d'une majorité des 2/3 des voix ou même de la majorité absolue»5. Mais
il ne dit pas quels sont ces documents. Pertile ne fait mention que de
textes de 1250 pour le principe majoritaire (à Bologne), et d'autres
textes de la même époque (à Florence, à Babbriano, à Chieri, à Padoue,
à Reggio, etc.) pour les autres systèmes. Ni Solmi, ni Savioli6
n'apportent de précisions.

5° Les modes de votation. - II ne suffît pas d'adopter le système de la


majorité, que celle-ci soit simple, absolue ou des 2/3, il faut encore fixer
les systèmes de votation, qui ont une si grande influence sur la portée
ainsi que sur la régularité des élections. Quels ont donc été les modes
de votation en usage dans les communes italiennes ? Ils varient de
l'antique fracas des Fiat, fiat ou Placet, placet poussés par la foule -
qui évidemment rappellent les systèmes unanimitaires primitifs - aux
formes les plus raffinées des scrutins modernes. Il est remarquable - et
caractéristique de ce système - que nous ne connaissions que la façon

1. Konopczynski (L.), Liberum veto..., op. cit., p. 52 ; Pertile (A.), Storia del diritto
italiano, op. cit., vol. II, 1ère Part., p. 131-135.
2. Wolfson (A. M.), «The Ballott and Other Forms of Voting in Italian Communes», art.
cité, p. 14-15.
3. Van Mohl (H.), Manuel de droit constitutionnel de la Belgique, Liège, G. Thone, 1946.
4. Ruffini, I sistemi..., op. cit., p. 22-23.
5. Konopczynski (L.), Le liberum veto, op. cit., p. 37-38.
6. Salvioli (G.), Storia del diritto italiano, op. cit., p. 256-257, n. 237.

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Léo Moulin

d'approuver des foules (Fiat) et non la façon de marquer un désaccord


éventuel. Tous ces modes de votation sont d'usage dans les assemblées
délibérantes comme pour les élections1. On vote - à la majorité
simple - pour décider qu'il y a lieu de poursuivre la discussion (en 1293,
à Padoue). Quelques fois, on imite le Sénat romain, en demandant aux
conseillers de se grouper selon leur opinion : Pedibus ire in sententiam
(dès 1265 à Vercelli, à Parme, à Novara). C'est le vote par discessionem,
sans vote nominal, sans dénombrement des voix (sauf à Modène, mais
en 1327 seulement). Le président de l'assemblée évalue d'un coup d'oeil
où se trouve la majorité2. Le système n'est en usage en Italie que dans
des cas de peu d'importance3. Ailleurs, on pratique le vote, soit à mains
levées, à la façon des Grecs, soit en abaissant le capuchon4, ou encore
par «assis et levé» (à Vérone, en 1225, à Bologne en 1250, à Padoue en
1265, à Milan en 1350). À Florence, le vote favorable se manifestait en
restant assis ; l'opposition devait se lever : c'est miser fort
ingénieusement sur la paresse et l'indécision des hommes. Suivait alors
l'épreuve contraire (à Vérone, en 1274, à Brescia) il secondo appello, la
riprova, la revolutio, du moins toutes les fois que le vote par «assis et
levé» n'était pas suivi et contrôlé par un scrutin ad pissides et pallotas,
c'est-à-dire par un scrutin secret.

6° Les scrutins secrets. - Car le vote secret est également pratiqué : on


se sert à cet effet de fèves (Moncalieri en 1465), de bielles («palle», à
Vicenze, en 1284), de pièces de monnaie, de ferlins ou de médailles (à
Bologne en 1271, à Modène en 1273, à Corneto en 1301)5. Parfois,
autre forme de vote secret, un religieux va recueillir de bouche en bouche
le vote de chacun (en 1226 à Asti, en 1255 à Parme, à Chieri, Brescia,
Bergame, etc.)6. Il est probable que c'est cette pratique qui a introduit
l'usage de compter par «voix». Les religieux ayant droit de vote sont,
actuellement encore, appelés : vocales. Le scrutin se pratique de deux
façons : ou bien on ne distribue qu'une «ballotte» à chaque conseiller qui
va ensuite la déposer dans une des deux urnes - celle des oui ou celle
des non - conformément à son opinion (à Belluno, à Padoue en 1270).
Ou bien l'on donne à chaque votant deux «ballottes» de couleurs
différentes - le plus souvent blanche et noire - et l'on passe une seule
urne pour recueillir les votes (Bologne en 1319, Modène en 1327,
Florence en 1389, Pise en 1400, Come, etc.). À Modène, la «ballotte»
était donnée en main propre à un religieux qui la jetait dans l'urne. À
Pérouse et à Bologne (1319), les boules sont blanches pour signifier :
oui ; noires, pour dire : non. On n'ignore pas que le mot blackbouler
(d'origine anglaise et qui n'est apparu dans la langue française qu'au

1. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, 1ère Part., p. 50-53.
2. À Rome, il proclamait : Haec pars maior videtur. Le système est, dans une certaine
mesure, encore en usage dans le Parlement britannique.
3. Ruffini, / sistemi..., op. cit., p. 39.
4. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, 1ère Part., p. 110-117.
5. Ibid., p. 131-133.
6. Konopczynski (L.), Liberum veto..., op. cit., p. 40.

125
Relectures

début du XXe siècle) signifie exactement : «Rejeter quelqu'un en


déposant dans l'urne une boule noire». À Florence, de 1280 à 1282,
rouge signifie : oui (de même que le fait de rester assis au moment du
vote) et blanc : non. De même à Volterra (en 1312). À Venise et à
Padoue, une troisième urne recueille les votes indécis, les abstentions
(voto non sincero, dit aussi, à Padoue : in conscienza).

7° Le tirage au sort. - Tant de précautions ne suffisent pas toujours à


assurer une régularité parfaite ni aux élections, ni moins encore aux
décisions des assemblées délibérantes. Des hommes forcenés, comme
ceux du Moyen Âge, sont généralement peu enclins à subir et à
respecter des règles qui les entravent. Aussi, les fraudes, les intrigues,
les exemples de corruption sont-ils innombrables dans l'histoire des
communes - et même des abbayes. Le secret du scrutin ne suffit pas
toujours à assurer la régularité du choix ni moins encore à le faire
respecter. C'est pourquoi, dans beaucoup de communes, surtout au
XlIIe siècle, on recourt fréquemment au tirage au sort (brevia, sortes,
Bologne, 1245-1250) pour désigner les magistrats1. Celui que le sort
désignait était obligé d'accepter sous peine d'amende. Système
d'ailleurs classique durant toute l'antiquité2 qui aura longtemps la
faveur des Grecs3, et qui aura encore les sympathies de Rousseau et de
Montesquieu4. Malgré certains précédents historiques5, ce système n'a
jamais été en usage dans l'Église. En 1223, Honorius III a formellement
défendu d'y recourir6.

8° Le compromis. - Dans l'impossibilité de se mettre d'accord sur un


nom ou sur la décision à prendre, les électeurs ou les conseils désignent
parfois, soit un arbitre - auquel cas, c'est le plus souvent l'évêque ou un
religieux7, soit un petit groupe d'hommes, nommés compromissaires (à
Vercelli en 1229, à Trévise, Trieste, Modène en 1327), chargés soit de
faire rapport, soit même de prendre la décision pour eux (à Trévise en
1313, à Trieste en 141 1)8. En principe, l'assemblée doit être formelle et
unanime pour désigner, unanimiter et concorditer nemine discrepante, les
compromissaires et leur accorder le droit de lui présenter un candidat.

1. Salvioli (G.), Storia del diritto italiano, op. cit., p. 262, n. 1 ; Pertile (A.), Storia del
diritto italiano, op. cit., vol. II, p. 146-147.
2. Glotz (G.), La cité grecque, Paris, La Renaissance du livre, 1928, p. 149. «Le sort est un
Dieu», écrit Platon (Lois, VT).
3. Daremberg, Saglio, s. v° Sortitio.
4. Sur les origines «religieuses» de cette loi, cf. Moulin (L.), Socialism of the West,
London, 1947, p. 75.
5. Pour remplacer Judas l'Isacriote, le collège des Apôtres a proposé deux candidats que
le sort a départagés. Cf. Acta Apost., I, 23, 26.
6. Cf. toutefois un recours au sort, légitimé au XIXe siècle, in Catholic Encyclopaedia, s.
c° Élection.
7. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, p. 146-147 ; Poullet, op. cit., II, §
747.
8. Lesage (G.), Marseille angevine (1264-1348), op. cit., p. 68. Fait ainsi mention d'une
commission restreinte de 6 à 8 membres, nommée à Marseille, après 1252.

126
Léo Moulin

Les électeurs peuvent leur imposer des conditions, par exemple celle
d'un accord unanime.

9° Les tours de scrutins. - Je n'ai jusqu'ici que peu d'indications à ce


sujet. Le livre de Guillaume Le Maire1 qui nous relate l'élection «par
compromis» d'un évêque français, à la fin du XlIIe siècle (1291), signale
qu'un premier compromis avait été accepté puis déclaré nul ; mais
l'auteur ne nous dit pas pour quelles raisons. Il est possible toutefois
que ce soit parce que l'unanimité, requise par la définition dans le
système du compromis, n'avait pu se faire parmi les compromissaires
(p. 193). Le désaccord a-t-il été constaté à la suite d'un tour de scrutin
ou pas ? Nous l'ignorons. De toute façon, l'unanimité dut être requise
dans un laps de temps assez bref, puisque dans le cas de l'élection de
Guillaume Le Maire, elle devait se faire avant que ne s'éteigne un cierge
allumé devant les électeurs (p. 216-217). Il n'est pas impossible que ce
procédé ait été d'usage courant pour limiter, soit la discussion, soit le
nombre de tours de scrutin.

10° Les élections à plusieurs degrés. - Ce système atteint sa perfection la


plus grande à Venise où on comptera jusqu'à 9 degrés. Konopczynski,
auquel il faut toujours recourir en cette matière, écrit (p. 41) dans
l'ouvrage que nous avons déjà eu l'occasion de citer maintes fois : «La loi
de 1268 établit les règlements électoraux les plus compliqués que
l'histoire du parlementarisme ait jamais connus». Visiblement la
noblesse, voulant assurer son pouvoir en face de la plèbe, résolut
d'étouffer à tout prix l'esprit de parti dans ses propres rangs, et créa un
chef-d'œuvre de technique électorale. Les membres du Grand conseil
âgés de plus de 30 ans tirent au sort 30 électeurs ; déjà dans ce tirage
au sort toute intrigue et toute corruption doivent disparaître. Les
électeurs, de la même manière, tirent dans leurs rangs un groupe plus
restreint de 9 électeurs qui, à une majorité qualifiée d'au moins 7 voix,
nomment une nouvelle Quarantia choisie, cela va sans dire, parmi les
plus éclairés et les meilleurs citoyens jouissant de l'estime générale. La
Quarantia tire au sort une douzaine de membres (c'est déjà le 4e acte
de la procédure électorale) ; cette douzaine nomme à son tour, par une
majorité qualifiée de 8 voix, 25 citoyens dignes d'estime (5e acte) ; ceux-
ci en tirent au sort 9 autres ; ces 9, par une majorité de 7 voix, en
nomment 11 (7e acte) ; enfin ces 11 tirent au sort la Quarantia
proprement dite, c'est-à-dire 41 membres (8e acte) ; la Quanrantia élit
le doge (neuvième acte). Par tant d'alambics, on espérait purifier
l'élection de tout esprit de parti ou d'intrigue, et distiller jusqu'au
dernier point la quintessence du patriotisme et de l'intelligence2. Sans
atteindre un degré de complication aussi extrême, un système assez
semblable est en usage, un peu partout, dès l'origine des communes.
L'ensemble des électeurs choisit par exemple les électeurs des

1. Coll. de Documents inédits sur l'Histoire de France, 1877, publié par C. Port.
2. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, p. 240-273.

127
Relectures

conseillers (quand ce ne sont pas ces derniers qui désignent eux-mêmes


les électeurs)1.

11° Le vote par proposition. - Parfois on vote sur plusieurs propositions


à la fois, si les conseillers se sont mis d'accord, au cours d'une votation
préliminaire unanime, pour agir de la sorte. D'autres fois, la décision, la
reformatio se borne à renvoyer la discussion en commission restreinte de
2 à 8 membres2. À Venise, après avoir donné lecture d'un projet de loi,
on devait attendre huit jours, avant de pouvoir passer au vote.

12° La durée du mandat. - Dès l'origine, pour les consuls et pour les
conseillers, elle est d'un an au plus, avec, le plus souvent, interdiction
pour la durée d'un, parfois de deux et même de cinq ans, d'être réélu3.
Au Xlle siècle, celle des podestats fut réduite à six mois, en raison de
l'étendue de leur pouvoirs. Mais, par la force des choses, les exceptions
furent nombreuses et le devinrent toujours plus au cours des siècles au
point de voir se transformer en fonctions pour ainsi dire héréditaires, les
pouvoirs des magistrats communaux. Pirenne signale le cas d'échevins
élus à vie, en Flandres et en Wallonie (ce n'est qu'au Xlle siècle que
l'élection devint annuelle). Il en fut de même à Wesel. A Venise, le doge
est élu à vie : il est vrai que ses pouvoirs sont extrêmement limités.
Lorsque la durée du mandat est brève et que les statuts interdisent le
renouvellement sans interruption du mandat, la continuité des affaires
était plus ou moins assurée par le serment que prêtaient les nouveaux
élus d'assumer les obligations et les mesures prises par leurs
prédécesseurs. Dans certains cas, les anciens étaient appelés en
conseil.

13° Reddition des comptes. - Les consuls rendaient compte de leur


administration et pendant un certain temps, d'ailleurs le plus souvent
bref (trois à six mois cependant), étaient tenus de répondre aux
accusations de ceux qui se seraient crus lésés par eux4.

14° Interdiction de cumul. - II était interdit (Pise, 1286, Mantoue,


1327) de cumuler deux fonctions payées ainsi que de grouper deux
salaires pour une seule fonction, ou de recevoir autre chose que son
traitement.

15° Incompatibilité . - Chaque fois qu'il faut traiter de choses qui


concernent l'un des conseillers, celui-ci et sa parenté jusqu'au 3e et
même 4e degré, de même que ceux qui lui sont unis par des liens de

1. Ibid., 1ère Part., p. 33-35.


2. Lesage (G.), Marseille angevine (1264-1348), op. cit., p. 68.
3. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, p. 150.
4. Salvioli (G.), Storia del diritto italiano, op. cit., p. 255-257, n. 237.

128
Léo Moulin

vasselage doivent quitter le Conseil. De même, les personnes qui ont


des biens en commun1.

16° Interdiction des recommandations. - À Venise, il existait une


disposition selon laquelle chacun était tenu de voter contre ceux qui leur
avaient été expressément recommandés. Il est inutile de dire que cette
disposition ne fut jamais respectée sinon par quelques rigoristes.

17° L'élu au service de l'électeur. - Dans la mentalité réaliste du Moyen


Âge, le rapport entre l'électeur et l'élu est considéré comme un rapport
personnel, pour ainsi dire privé et contractuel. L'élu est l'homme de
l'électeur et il lui doit aide et reconnaissance. Les électeurs forment la
clientèle de l'élu. Parfois (à Vercelli, en 1242), on tâche de porter remède
à une situation aussi déplorable, en interdisant par exemple aux
magistrats de nommer à quelque office que ce soit leurs électeurs ; mais
bien vite la nature humaine reprend le dessus ; passe-droits et faveurs
continuent à fleurir2.

18° L'absentéisme. - Cette maladie des régimes représentatifs régnait


déjà à l'état endémique. On en vint à offrir une récompense au
conseiller qui arrivait bon premier à la réunion et à punir celui qui
arrivait en retard ou quittait la séance avant la fin. Celui qui bavardait
avec son voisin durant la discussion était également passible de
pénalité. On finit par instaurer le système des séances secrètes pour ne
pas donner aux adversaires du gouvernement et du régime un spectacle
aussi affligeant. Sans grand succès d'ailleurs.

19° La discipline de séance. - L'échec fut aussi total quand il s'agit de


mettre un peu d'ordre dans les séances souvent orageuses de ces
Parlements-miniatures que furent de tout temps les conseils
communaux. En principe, tous les discours devaient être prononcés de
la tribune. Seuls le podestà et ses «ministres» avaient le droit de parler
de leur siège. On ne pouvait pas interrompre les orateurs. La longue
histoire des communes atteste que jamais principe ne fut moins
observé.

20° Le choix des fonctionnaires et employés communaux. - On les tira au


sort (à Padoue, en 1271) (cf. § 7°) quand les choisir et les nommer
devint trop dangereux ; parfois (à Pise, en 1286), on les nommait au
scrutin secret et l'on confiait à des frères le soin de recueillir les votes.
L'esprit de clan jouait au Moyen Âge autant et plus encore que de nos
jours : les désignations n'étaient donc ni meilleures ni pires.

1. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, p. 130-131. Des dispositions
semblables existent en droit belge. Cf. Van Mohl (H.), Manuel de droit constitutionnel de
la Belgique, op. cit., § 242, p. 202.
2. Ruffini, / sistemi..., op. cit., p. 65.

129
IL Les systèmes électoraux et délibératifs religieux

Si, après avoir esquissé, autant que nous le permet l'état actuel de nos
connaissances, les systèmes d'élection et de délibération en usage dans
les communes, nous nous tournons vers les systèmes en usage dans
l'Église et dans les communautés religieuses, qu'y trouvons-nous 71

1. Le principe de la participation des gouvernés

Nous l'avons vu au chapitre 1er (§ 2, 1°), l'Église a été pendant


longtemps la seule institution où le principe de l'élection par les
gouvernés se soit maintenu : le clergé et le peuple choisissent
librement - tout au moins en principe - leurs curés et leurs évêques.
Non qu'il en ait toujours été ainsi : le Christ a choisi ses disciples (Marc,
XVI, 16-19 ; Joan, XXX, 15-19) ; dans le cadre de la doctrine
catholique, il serait inconcevable qu'il en eût été autrement. Pour
remplacer Judas PIscariote, le collège des apôtres a proposé deux
candidats et l'on a eu recours au sort pour les départager (Acta Apost. f
I, 23-26)2. Dans la première hiérarchie chrétienne, les diacres sont
proposés par la multitude des fidèles et les apôtres ratifient le choix
(Acta Apost. , VI, 2-6) ; les presbytres sont institués par les apôtres ; les
évêques sont désignés par l'apôtre fondateur ou ses représentants,
mais c'est le collège presbytéral qui, sous l'autorité de l'évêque,
gouverne la communauté3. Mais les successeurs ont été établis ab aliis
viris eximiis consentiente universa Ecclesia, «Église» étant pris ici sans
doute dans le sens de «communauté» ou «assemblée» de fidèles.
Désormais le principe est acquis : papes, évêques, curés vont, durant
des siècles, être élus par «le peuple et le clergé»4. Élections et
régularités : dans les paroisses et les diocèses comme dans les
couvents, tels sont les vœux et les principes. Le nombre et la
composition des assemblées chargées d'élire pourront varier, et
varieront de façon considérable : la régularité sera souvent l'objet de
très graves infractions ; les canons ne seront pas toujours respectés,
tant s'en faut ; mais à la base de ce qu'on pourrait appeler le droit
public et constitutionnel de l'Église et des instituts religieux, on retrouve
toujours le grand principe énoncé par saint Léon : «Qui praefuturus est
omnibus, ab omnibus eligatur»5.

1. Concernant le droit ecclésiastique, cf. Saegmueller (J.-B.), Lehrbuch des Katolischen


Kirchenrechts, Fribourg-en-B., 1929-1934. Concernant l'histoire des ordres religieux :
Heimbucher (M. J.), Die Orden und Kongregationen der Katolischen Kirche, Paderborn,
F. Schoningh, 1933-1934, 3 vol.
2. Sur l'interdiction faite très rapidement par l'Église de recourir au sort, système très
familier pourtant à toute l'Antiquité, cf. chap. I, § 1, 7°.
3. Migne (J.-P.), Patrologie grecque, Paris, 1857, vol. I, col. 291. S. démentis I Rome, Epist.
I ad Corinthos.
4. Sur le principe même de l'élection, cf. notamment S. Bened. Reg., c. 64 ; Alexandre II,
Cum universis, 6 avril 1090 ; Eugène III, Sacrosanta, 1er avril 1152 ; Célestin III,
Religiosam vitam, 4 novembre 1197, etc.
5. Migne (J.-P.), Patrologie latine, op. cit., vol. LJV, p. 628.

130
Léo Moulin

L'élection des évêques est faite par les autres évêques, en présence du
peuple, véritable source du pouvoir quando ipsa (plebs) maxime habeat
potestatem vel eligendi... vel recusandi1. Les mots plèbe praesente
reviennent constamment dans les récits d'élections épiscopales. Le
peuple est présent, c'est un fait ; est-il actif ? C'est une autre question.
Il ne l'est guère de nos jours, sinon par à-coups et sous l'impulsion de
ses militants ; il n'y a aucune raison de croire qu'il en était autrement
au Moyen Âge. Le plus souvent les éléments moteurs du clergé local,
après délibération, présentent l'élu au peuple et celui-ci, bon enfant,
l'acclame pour marquer son accord. Ainsi se font, à l'unanimité et par
acclamation, les élections épiscopales du Ile au Vie siècle environ, plèbe
praesente. Plebs ou populus, et non turba ; Àxxoi, Axxioi, et non oy}jo\. Il
convient que tout se passe dans l'ordre. L'élu dûment acclamé universae
fraternitatis suffragio, est alors confirmé par les évêques : episcoporum
judicio (s. Clément, Epist. LXVIII)2. Au peuple, le droit de demander
(«expetit», «postulat»), d'attester la dignité du candidat («attestatione
fidelium», «testimonia populorum»), de donner son assentiment
(«assentit») ; aux évêques de nommer («ordinatio»). Le peuple n'est pas
seulement consulté sur le choix des évêques et des curés ; il est
également consulté, en même temps que le clergé et les évêques, dans
les synodes et même en dehors d'eux, concernant les affaires
temporelles les plus importantes telles que les aliénations de biens
ecclésiastiques. Il lui était aisé, au cours de ces consultations souvent
tumultueuses, de manifester ses propres besoins et ses propres désirs3.
Pertile cite à ce propos un cas extrêmement curieux de diète nationale
organisée par l'évêque de Frioul, et composée notamment de l'évêque,
des abbés, des monastères, des doyens des chapitres et d'autres
membres du clergé ; en outre, le comte de Gorizia, des châtelains et des
députés des communes (nuncii spéciales) en faisaient partie. Le
patriarche présidait l'assemblée et pouvait seul établir l'ordre du jour.
Mais la diète restait souveraine pour décider de la guerre et de la paix,
nommer les ambassadeurs, gouverner la province, fixer les impôts pour
les besoins extraordinaires de l'État, élire le capitaine général, légiférer,
etc.

Pendant longtemps du reste, et même après que les communes eurent


été constituées, le peuple continua à se réunir en parlement, dans les
Églises, «casa, fortezza et primo palazzo del popolo»4. C'est le cas
notamment à Pise ; c'est aussi le cas à Gênes, où les consuls tenaient

1. Doize (J.), «Les élections épiscopales en France avant les concordats», Études, 1906,
CVH, p. 712-743 ; CVTII, p. 38-45, p. 359-384. Imbart de La Tour (P.), Les élections
épiscopales dans l'Église de France du IXe au Xlle siècle. Études sur la décadence du
principe électif, Genève, Sltakine Reprints, 1974 [1ère éd. 1890].
2. «Nullus invitis detur episcopus, écrit Célestin 1er, cleri, plebis et ordinis consensus et
desiderium requiratur» (428). Reproduit par le Décret de Gratien, dist. LXI, c. 13.
3. Viollet (P.), Histoire des institutions politiques et administratives de la France, op.
cit., I, p. 354.
4. Heywood (W.), A History of Pisa, op. cit., p. 237 et note.

131
Relectures

leur réunion dans le palais episcopal1. Malheureusement, le mécanisme


des élections abbatiales et épiscopales sera bien vite faussé, et
finalement brisé, par les lourdes interventions de puissances étrangères
à l'Église : les seigneurs, le roi ou ses délégués, les évêques de cour,
l'aristocratie religieuse qui, le plus souvent, fait partie de l'aristocratie
de sang. Au IXe siècle, le rôle du peuple n'est plus qu'un rôle de
parade2. L'époque féodale se caractérise par la vente et le trafic des
évêchés. Cette évolution ne se fait pas sans protestations véhémentes
de la part de l'Église. En 787, le concile de Nicée déclare nulle toute
élection d'un évêque, d'un prêtre ou d'un diacre faite par un prieur
temporel3. Hinemar (IXe siècle) écrit au roi Louis III : «J'ai entendu dire
que quand vous octroyez la licence d'élire, vous désignez en même
temps le nom qui doit sortir du scrutin. De tels choix ne sont pas
inspirés de Dieu ; ils ne sont qu'extorqués par la puissance des
hommes»4. Cette phrase éclaire d'ailleurs la signification qu'avait le
consensus populaire dans la pensée chrétienne : celle d'être la vox
populi, expression de la vox Dei. Pareille manifestation de la volonté
divine requiert évidemment l'unanimité ; d'où, nous le verrons,
l'embarras des décrétalistes devant les cas de division irrémédiable du
corps électoral. Autre protestation, du terrible saint Bernard celle-là,
contre la désignation irrégulière d'un évêque : «Tout a été fait sans loi,
sans ordre, sans raison. On a élu et ordonné un évêque, comme on ne
choisirait pas un métayer ou un simple collecteur du tonlieu»5. Au
synode de Reims (3 oct. 1049), Léon IX revendique nettement à son
tour, la liberté pour l'Église et les fidèles de choisir librement les
évêques. Mais Grégoire VII échoue dans sa tentative de restaurer le
système électoral traditionnel et de remettre en honneur le principe de
l'acclamation populaire : vers 1150, les laïques ne jouent plus aucun
rôle officiel dans les élections et l'ancien droit électoral tombe toujours
davantage dans l'oubli. Au temps de l'Église impériale (939-1073),
dans les provinces belges, sur les 23 évêques qui ont été nommés à
Liège et à Cambrai, la plupart sont d'origine noble, et ont été choisis
par l'Empereur parmi ses parents, ses familiers ou ses chapelains6.

L'intervention du peuple quand elle est admise, tend plutôt à fausser le


sens des élections : c'est, le plus souvent, une foule excitée, turba aux
mains des meneurs, qui impose son choix, au grand profit des clans et

1. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, 1ère part., p. 50-53.
2. Dictionnaire de Théologie cath., Paris, 1911, s. V° Élection des évêques. Magni (C),
Ricerche sopra le elezioni episcopali in Italia durante l'alto medio evo, Parte prima,
Roma, 1928.
3. Viollet (P.), Histoire des institutions politiques et administratives de la France, op.
cit., I, p. 413.
4. Doize (J.), «Les élections épiscopales en France avant lés concordats», art. cité, p. 42.
Fliehe (A.), Martin (V.), Histoire de l'Église depuis les origines jusqu'à nos jours, Paris,
Bloud et Gay, 1934, vol. IX, p. 139 et s.
5. Vacandard, Vie de saint Bernard, abbé de Clairvaux, Paris, 1895, vol. II, p. 29-30.
6. Moreau (E. de), SJ, Les abbayes de Belgique (VIIe-XHe siècles), Bruxelles, La
Renaissance du livre, 1952, vol. II, p. 53-57.

132
Léo Moulin

des factions qui l'ont mise en mouvement. En fait ce sont désormais les
nobiliores ex populo, les nobiles laid, les majores natu, qui font les
élections. Ainsi coincée, l'Église en est réduite à se défendre. Elle ne
peut le faire d'une part, qu'en limitant au maximum le droit total à
intervenir dans l'élection des papes, des évêques ou des abbés, qui
revendiquent les puissances temporelles, et, d'autre part, en ôtant à la
foule jusqu'à son droit d'acclamation. Elle y arrive en restreignant tout
d'abord le nombre des électeurs dans les chapitres cathédraux ou dans
les conciles et ensuite, dans bien des cas, les droits de ces électeurs eux-
mêmes : notamment les droits des chapitres cathédraux1. Au XIHe
siècle, l'élection épiscopale, quand elle a encore lieu, appartient aux
chanoines du chapitre. Comme l'élection des papes, elle peut se faire
par quasi-inspiration, par compromis ou par scrutin, fait collatio numeri
ad numerum, zeli ad zelum, meriti ad meritum (cf. § 8 du présent
chapitre).

2. Les règles monastiques

Dans les règles de saint Pakhome et de Schenoudi, le supérieur général


désigne son successeur et nomme à son gré les supérieurs des divers
couvents qui dépendent de lui. Il exerce ses pouvoirs à vie. Deux fois
l'an, selon la règle pakhomienne, et 4 fois, selon la règle schénoudienne,
les frères se réunissent en assemblées générales pour «prendre les
dispositions nécessaires à la bonne conduite de la communauté... Les
supérieurs des couvents secondaires devaient... rendre compte à
l'économe général des travaux exécutés dans leurs maisons durant
l'année». L'organisation est très centralisée et préfigure le système
clunisien. L'autorité du supérieur n'a d'autre limite que la règle :
l'obéissance qui lui est due est absolue2. La règle de saint Colomban
penchait également pour la désignation du nouvel abbé par son
prédécesseur. De même, la règle du Maître3. Par contre, dans les règles
de saint Césaire d'Arles et de saint Honorât, il semble bien que le
pouvoir d'élire l'abbé ait été confié aux moines4. Enfin, la règle de saint
Benoît, de loin la plus importante de toutes par l'influence qu'elle a
exercée sur le développement du monachisme en Occident, affirme avec
netteté (c. 64) le principe de l'élection de l'abbé par la communauté, la
congregatio5.

1. Dès 1265, Clément IV réserve au seul Siège apostolique la collation de tous les bénéfices
et personnats ainsi que celle de toutes les dignités et églises vaquant en cour de Rome. Cf.
Diction, théol. cath., s. V° Élection des évêques, Imbart de La Tour (P.), Les élections
episcopates dans l'Église de France du IXe au Xlle siècle, op. cit., p. 513 et suiv.
2. Ladeuze (P.), Études sur le cénobitisme pakhômien pendant le IVe siècle et la
première moitié du Ve, Frankiurt a. M., Minerva, 1961, [1ère édition 1898], p. 286-288 et
316-317.
3. Ad Monachos Magistri Regula, P. L., 88, p. 943-1052, c. XCIII et c. XCIV. D. M.
Cappuyns, s. V°, Cassiodore, in Diet. Hist, et Géogr. Ecclesiast., fixe la date de cette règle
aux environs de 555.
4. Lévy-Bruhl (H.), Les élections abbatiales en France. Époque franque, p. 12-13.
5. Sur le fondement du principe de la représentation dans les Ordres religieux, cf. outre
H. Lévy-Bruhl, déjà cité, p. 187 et suiv., et Konopczynski (L.), Liberum veto..., op. cit., p. 44
[suite de la note page suivante]

133
3. Le mythe de l'unanimité

Pendant longtemps, l'Église, aussi bien que les communes, s'en est
tenue au principe des élections faites à l'unanimité1. L'unanimité est la
règle. Comment pourrait-il en être autrement ? Par définition, la
communauté doit vivre en parfaite entente («et sit vobis anima una et
cor unum in Deo», dit la règle de saint Augustin). La division des voix
est donc mal vue. D'ailleurs, on ne rend compte presque jamais des
voix : le vote est «informe». Un texte du pape Léon (446 ?) est
caractéristique à ce propos : «Si, écrit-il, à l'évêque de Thessalonique, si,
ce qui n'est ni condamnable, ni irreligieux, les votes des électeurs
viennent à se diviser en deux parts...» (égales, la suite du texte le
prouve)2. L'absence d'unanimité est tellement peu admise, et, de ce fait,
tellement rare, qu'en plein Xlle siècle, la seule explication qu'en donne
le pape Alexandre III est celle de la zizanie qu'un homme mal
intentionné a semée parmi les cardinaux3. Le texte promulgué par
Nicolas II, en 1059, porte d'ailleurs que l'élection doit se faire selon les
règles et à l'unanimité (concordi et canonica electione) et avec l'accord du
clergé et des laïques (ordinum religiosorum, clericorum et laicorum
consensu) : faute de quoi, l'élu ne sera pas apostolique, mais apostat (is
non papa vel apostolicus, sed apostaticus habeatur)4.

Le premier pape qui n'ait pas été élu à l'unanimité est Innocent II, dont
nous reparlerons au § 45. Le cas ne s'est présenté qu'en 1130. Et,
durant le Xlle siècle, tous les papes sont encore élus à l'unanimité, sauf
Alexandre II (1159-1181), élu par 24 voix sur 27, et Innocent II (1198-
1216), élu au deuxième tour à la majorité. D'ailleurs, la passion
populaire se charge à l'occasion d'exercer une pression suffisante sur la
minorité pour que celle-ci juge prudent de changer d'avis. C'est ainsi
qu'un texte de 12006 nous fait part des doléances de clercs qui,
quelques jours après une élection mouvementée, se plaignent de ce que
minis et terroribus fuerant inducti electioni... consentire. Des cas de ce

et suiv. ; Viollet (P.), Histoire des institutions politiques et administratives de la


France, op. cit., I, p. 410-415 ; McLaughlin (T.), Le très ancien droit monastique de
l'Occident, op. cit., p. 90 et suiv. ; Esmein (A.), Cours élémentaire d'histoire du droit
français, op. cit., p. 143 et n. 14, 15 et 16 ; Esmein (A.), «L'unanimité et la majorité dans les
élections canoniques», art. cité, p. 358-372 ; Mahn (J.-B.), L'ordre cistercien et son
gouvernement, des origines au milieu du XIHe siècle (1098-1265), Paris, E. de Boccard,
1945 ; Mahn (J.-B.), L'exemption et le gouvernement de l'ordre cistercien aux Xlle et XIHe
siècles (1119-1265), Paris, 1935 ; Hourlier (J.), Le chapitre général jusqu'au moment du
grand schisme. Origine, développement. Études juridiques, Paris, Sirey, 1936.
1. Chap. 1,5 2, 2°.
2. Gratien, Pars prima, Dist. LXm, c. XXXVI.
3. Décret. Gregor., IX, liv. 1, cap. VI, § 1.
4. Mansi (J. D.), Sacrorum consiliorum nova et amplissima collectio, vol. XIX, col. 897.
Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles d'après les documents originaux, Paris, Letouzey
et Ané, 1907-1952, vol. IV, Ile Part., p. 1139 à 1179. Fliehe (A.), Martin (V.), Histoire de
l'Église, op. cit., vol. VIII, p. 18 et suiv. Nicolas II a précisé encore sa pensée en avril 1060.
5. Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit., vol. V, 1ère p., p. 682, n. 3 de H.
Leclercq.
6. Décret. Gregor., K, liv. 1, Tit. VI, cap. XIX.

134
Léo Moulin

genre ne sont pas rares et Rome a vu plus d'une fois des «minorités
agissantes» transformer en une unanimité totale ce qui, aux premières
heures de l'élection, n'était que l'opinion d'un petit nombre. Parfois,
l'unanimité est le surtout la manifestation d'une pensée politique. Ce
fut le cas lors de l'élection de Pierre Morone (Célestin V) en 1294, où
l'unanimité se fit à la suite d'une manœuvre du cardinal Malabranca
qui mit d'accord, momentanément d'ailleurs, les fractions rivales du
Sacré-Collège sur le nom d'un candidat neutre. L'histoire s'est répétée
depuis1.

D'autre part, la minorité se voyant vaincue, s'empressait le plus


souvent de se rallier autour du vainqueur. Par prudence, par flatterie
ou par simple désir de renforcer l'autorité de l'évêque ou du pape ainsi
choisi ? Je laisse à chacun le choix d'en décider selon ses humeurs et sa
conception des hommes et du monde. En tous cas, le «procès-verbal» de
ces élections enregistre imperturbablement l'accord unanime qui s'est
fait autour de l'élu, même lorsque ce n'est pas tout à fait le cas. «Dans
cette élection n'a pas manqué l'unanimité selon la règle», écrit un texte
de 9902. «Le formulaire veut que le personnage choisi l'ait été à
l'unanimité, écrit Doize, et dans un accord admirable de toutes les
volontés»3. Même à l'époque où l'Église en se féodalisant a dû céder au
Roi et aux princes le droit de nommer ses principaux dignitaires, on
continue à employer les mêmes formules : «Avec le consentement des

des fidèles des deux sexes», alors qu'en fait, l'évêque (ou l'abbé) a été
désigné par le roi, assisté de quelques chanoines, d'un duc ou d'un
comte.

L'élection d'Odon Colonna, au concile de Constance (1417) est


caractéristique à cet égard4. Ledit concile avait décidé que, pour cette
élection, on adjoindrait aux cardinaux, 6 députés de chaque nation, élus
par les nations dans un délai de dix jours. On ne reconnaîtrait pour
seul vrai pape que celui qui obtiendrait les suffrages des 2/3 des
cardinaux présents au conclave et des 2/3 des députés de chaque
nation5. Il y eut 53 électeurs, dont 23 cardinaux. Au premier tour de
scrutin, 6 noms furent proposés, puis 46. Odon Colonna avait, dès le
début, obtenu 8 voix de cardinaux, une voix dans la nation de France, 2
d'Espagne, 3 d'Allemagne, 4 d'Italie et l'unanimité des voix de la nation

1. Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit., vol. VI, 1ère Part., p. 335, n. 1. De même
l'élection d'Urbain III, en 1185, se fît avec une «rare unanimité» parce qu'elle avait été
faite sous l'influence d'un mécontentement contre l'empereur.
2. Moreau (E. de), SJ, Les abbayes de Belgique (VHe-XIIe siècles), op. cit., vol. II, p. 218.
3. Doize (J.), «Les élections épiscopales en France avant les concordats», art. cité, p. 51 et
741. Esmein (A.), «L'unanimité et la majorité dans les élections canoniques», art. cité,
p. 358-362.
4. Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit., vol. VII, 1ère Partie, p. 475 et suiv. et
notamment la n. 1 de la p. 479.
5. Sur la question des 2/3, cf. chap. II, § 6 de la présente étude, 1, § 4.
6. Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit., vol. VII, 1ère Part., p. 478, n. 4.

135
Relectures

d'Angleterre. Peu à peu, il rallia les voix de 4 ou 5 cardinaux (ce qui ne


lui assurait pas encore les 2/3 des voix exigées). Il obtint ensuite
l'unanimité dans les nations allemande et espagnole, puis finalement
toutes les voix de la nation française. Quelques cardinaux se rallièrent
enfin à sa candidature : Odon Colonna fut élu (1417). Les plus
curieux - et c'est pourquoi nous sommes quelque peu entrés dans le
détail de cette élection - est que, malgré tant d'hésitations et de volte-
face, le texte officiel rapporte néanmoins que Martin V fut élu «sans
aucun désaccord» et les cardinaux répètent : «d'un consentement
unanime». Deux témoins affirment qu'il finit par obtenir toutes les voix.
C'est possible. La victoire suscite des ouvriers de la onzième heure qui
ne sont ni les moins fervents ni même les moins sincères.

Quoi qu'il en soit, on peut constater in rebus un cas d'unanimité telle


qu'on la comprenait autrefois. Clause de style exigée par les habitudes
d'esprit d'une époque qui n'avait pas encore compris le sens de la
technique majoritaire pure et simple ? Volonté de ne considérer que le
seul résultat, comme on ne parle que des décisions d'un Conseil de
ministres, sans examiner de quelle façon elles ont été adoptées ?
Ralliement in extremis d'une minorité désormais assurée d'être battue,
comme on le vit à la convention républicaine de Chicago, en juillet 1952,
quand le sort parut sourire à Eisenhower ? Comment le savoir ?

4. Le principe de la saniorité

Si désireuse que puisse être une communauté, même très restreinte,


d'élire et d'agir en pleine unanimité des cœurs et des esprits, celle-ci
n'est pas toujours facile à obtenir. Que faut-il donc faire quand il n'y a
pas unanimité ? À cette question, pour l'époque grave et douloureuse,
saint Benoît a répondu en proposant le principe de la saniorité, principe
qui, durant six siècles au moins, a informé les décisions et les élections
de l'Eglise tout entière.

De quoi s'agit-il ? Le Patriarche du monachisme d'Occident affirme,


nous l'avons vu, le principe de Yelectio ou constitutio de l'abbé par la
communauté (e. LXIV, 1-5), étant bien entendu ainsi qu'il a déjà été dit
(au § 2) que cette opération ne correspond nullement à ce que le monde
moderne appelle «élection», et se réduit souvent à une présentation de
nom, à un vœu, que suivra l'ordination par l'évêque1. Cette élection
devra se faire, de préférence omnis concors congregatio, à l'unanimité ;
encore faut-il que par l'austérité de ses mœurs et par sa sagesse
(vitae... merito et sapientiae doctrina), l'abbé soit digne de pareille
charge. Si l'unanimité «omnis congregatio» devait se faire sur la
personne d'un abbé indigne (e. LXIV, 8-10), il appartiendrait à l'évêque,
aux abbés ou même aux chrétiens du voisinage d'intervenir pour
empêcher ce scandale. Si l'unanimité est impossible à atteindre, c'est

1. Sancti Behecdicti Régula Monasteriorum, édition D. Cath. Butler, Fribourg, 1935.

136
Léo Moulin

l'abbé élu par la part du meilleur conseil (saniore consilio) de


l'assemblée, même si elle n'est qu'une très petite minorité (quamvis
parva), qui est désigné1.

Ces quelques lignes de la règle bénédictine qui, du Vie au XI le siècle au


moins, ont dominé la vie de l'Église, méritent réflexion. Une première
remarque s'impose : c'est que le système de l'unanimité paraît bien
avoir les préférences de saint Benoît. Il lui est en tout cas familier.
Cette unanimité n'est d'ailleurs pas à ses yeux une manifestation de la
volonté divine, puisqu'il la suppose capable d'élire consciemment un
abbé indigne, complice de ses propres vices2. Une seconde remarque : le
seul système qui n'apparaisse pas dans ces quelques lignes de la règle,
c'est précisément celui qui nous est aujourd'hui le plus familier : le
système majoritaire. Ou plutôt il apparaît puisque saint Benoît en
accordant à une minorité, même fort réduite, le droit d'imposer sa
volonté parce que de plus haut mérite, a implicitement reconnu la
notion de majorité ; mais il ne considère que le cas d'une majorité se
formant autour d'un candidat de mauvaise qualité. L'idée ne lui serait-
elle donc pas venue qu'une majorité saine {saniore consilio) put désigner
un bon abbé (vitae et sapientae doctrina) ? La chose serait pour le moins
étrange et prouverait dès lors à quel point le principe majoritaire était
complètement oubliée au Vie siècle. A vrai dire, il est tellement
invraisemblable qu'un génie aussi typiquement romain et juridique que
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l'unanimité (dans le bien ou dans le mal) et celui d'une minorité d'élite,
négligeant aussi délibérément l'hypothèse d'une majorité «saniore
consilio», que je ne serais pas éloigné de croire que la fameuse phrase
du chapitre LXIV sur laquelle tourne tout le débat, comprendrait aussi,

1. L'idée de la saniorité n'est pas tout à fait nouvelle. En 446 (?), le pape Léon répondant à
Anastase, évêque de Thessalonique à propos d'une élection où les voix s'étaient également
partagées, écrit : «Si forte, quod nec reprehensibile, nec in religosum indicamus, vota
eligentium in duas se diviserint partes, is metropolitani indicio alteri praeferatur, qui
maioribus invatur studiis et meritis ; tantum est nullus detur invitis et non petentibus,
nec plebs invita episcopum non optatum contempant, aut oderit» (Gratien, Prima Pars,
Dist. LXIII, e. XXXVI, édit. Friedberg, vol. I). Toutefois il ne s'agit pas là, notons-le, d'une
élection assurée par une minorité «saniore consilio» mais du choix d'un candidat
«maioribus studiis et meritis».
2. C'est pourquoi je ne partage pas l'avis de M. K. Loewenstein lorsqu'il écrit : «Les
Constitutions, en tant qu'elles comportent la codification formelle d'un ensemble de
règles rationnellement conçues pour l'exercice et en conséquence la limitation du
pouvoir politique, sont une expérience relativement récente de l'homo politicus. Aussi
longtemps que le pouvoir politique reposa sur les forces traditionnelles d'un mysticisme
irrationnel de l'Etat - autorité attribuée, de droit divin, à des dynasties légitimes
héréditaires et aux classes qui leur étaient rattachées - il n'était pas nécessaire de
codifier en un texte formel des «lois fondamentales du royaume» (France) ou «the
fundamental law» (Angleterre) auxquelles, par vertu de la loi divine, le détenteur
traditionnel du pouvoir était supposé se conformer. La notion de constitution écrite
résulte d'une longue lutte de caractère révolutionnaire pour la sécularisation du pouvoir
politique» (in Revue française de science politique, 2 (1), 1952, p. 8-9). Saint Benoît dans
un certain sens, et si paradoxal que cela puisse paraître, avait dès le Vie siècle opéré
cette «sécularisation». Sans doute Dieu est-il présent à chaque page de la Règle. Mais le
patriarche du monachisme d'Occident ne s'est pas reposé sur cette présence bénéfique :
il a codifié la vie de ses moines en dehors de tout «mysticisme irrationnel».

137
Relectures

mais sous une forme excessivement concise, le principe majoritaire. Il


faudrait alors interpréter cette phrase comme ceci : l'élection de l'abbé
devra se faire soit à l'unanimité «secundum timorern Dei», soit, si
pareille unanimité est impossible à réaliser, à la majorité, la plus
grande possible, et toujours «secundum timorem Dei», et si petite soit-
elle (d'où l'importance du eliam qui souligne bien le processus de la
pensée de saint Benoît), mais à la condition qu'elle soit saniore consilio.
Le patriarche de l'Occident, plus préoccupé de mettre l'accent sur la
saniorité que sur le nombre, aurait ainsi «sauté» l'hypothèse
intermédiaire, pour nous la plus simple et la plus évidente, celle de la
majorité absolue comme type de solution pratique en cas d'absence
d'unanimité, pour courir à l'hypothèse extrême d'une minorité «de
meilleur conseil».

À vrai dire, ce qui est un problème pour nous, à savoir l'absence du


principe majoritaire dans les élections, ne l'était pas pour les hommes
d'autrefois. Pendant des siècles, selon toute vraisemblance, et pour les
raisons que nous avons brièvement esquissées plus haut (chap. I, § 2),
les élections ont dû se faire à l'unanimité et selon une technique fort
primitive. Il est en effet pour le moins curieux que les Consueludines
Monastiçae qu'a publiées Bruno Albers1 et qui entrent dans le détail le
plus intime des choses (jusqu'à indiquer de quelles espèces de fourrures
le moine peut se couvrir en hiver), ne disent rien du scrutin d'élection.
Pareil silence doit s'expliquer, à mon avis, par le fait que les élections
se réduisaient en réalité à un grand élan unanime vers tel ou tel
personnage, savant, sage ou pieux, vir bonus par excellence. Rappelons-
nous qu'il faut attendre 1130 pour voir le premier exemple d'un pape
élu à la majorité, et non unanimement. Ainsi, pendant des siècles, du
Vie au Xlle siècle peut-être, l'élection des abbés bénédictins (et aussi
celle des papes et des évêques), s'est faite, de gré ou de force, à
l'unanimité. Quant au principe de la sanior pars quamvis parva, son
interprétation offrait de telles difficultés que, durant une longue
période, elles ont, au sens propre du mot, distrait l'attention des
canonistes des problèmes posés par les applications du système
majoritaire.

L'interprétation de ces mots a en effet suscité d'innombrables


commentaires plus subtils les uns que les autres. Dom Marsène citant,
par exemple, Hildemar2, reconnaît que son explication est loin d'être
claire. Hildemar se contente en effet d'affirmer que si deux «bons» frères
élisent un abbé «meilleur» que celui, mauvais (malum) qu'ont élu 50
autres frères, c'est le candidat de la minorité qui doit l'emporter. C'est
une illustration de la règle bénédictine qui n'élucide en rien les cas
d'application. Le seul intérêt, à nos yeux, de ce commentaire, réside
dans le fait qu'à côté de l'élection à l'unanimité et de l'élection par une

1. Consueludines Monastiçae, édition B. Albers, Stuttgart, 5 vol., 1900-1912.


2. Patrologie latine, vol. 66, p. 881 et suiv.

138
Léo Moulin

minorité saniore consilio, toutes deux conformes à la tradition


bénédictine, on peut y trouver mention de l'élection à la moitié des voix
{media pars) et de l'élection à la majorité absolue (maior pars), à la
condition, bien entendu, dans les deux cas, que la saniorité (saniore id
est meliore consilio) soit du coté du nombre. Dans la plupart des textes
des Xlle et XHIe siècles, l'idée de la sanior pars continue en effet à
s'imposer.

Au concile de Latran (1179) qui pourtant définira le système purement


majoritaire des 2/3 des voix (cf. ci-dessus, §6), le principe de la saniorité
(pluribus et sanioribus, a maiori et saniore parle capituli, can. 16) est
maintenu1. «À moins que quelque chose de raisonnable n'ait été
proposé par la minorité (a paucioribus et inferioribus), il convient de faire
prévaloir ce qui a été décidé par la majeure et meilleure partie du
chapitre», dit le canon 16 qui s'empresse d'ailleurs tout aussitôt de
dénoncer ceux qui, par désir d'imposer leur propre volonté plus que par
raison, entravent et sabotent les décisions de la majorité2. Ainsi posé,
le problème est évidemment insoluble. Car quelle minorité un peu
dynamique a jamais admis qu'elle ne groupait pas les meilleurs des
hommes ? Et comment définir ce qui est raisonnable ? Comment
déterminer quelle est la sanior pars ? Par les mérites de l'élu et ceux de
ses électeurs. Sans doute, mais lesquels ? Le zèle des uns et des autres,
l'ancienneté, la piété, les charges déjà assumées, l'autorité. Fort bien.
Mai» comment les peôer ? Comment surtout les pondérer ? On est dans
une impasse. Ou bien le nombre est Yultima ratio et il faut s'incliner
devant lui ; ou bien il existe un recours contre lui et dès lors le principe
majoritaire n'existe plus. La décision du IVe concile de Latran (1215)
est encore moins nette3. Le canon 24 qui organise le scrutin secret dit
textuellement : «Ut is collatione adhibita eligatur in quen omnes, vel
major pars, vel sanior pars, capituli consentit», groupant ainsi en une
seule phrase les 3 systèmes de l'unanimité, de la majorité et de la
saniorité. Un autre texte, fort curieux (de 1227- 1234)4, invoque encore le
principe de saniorité. Il n'accepte pas l'argument de ceux (qui formaient
d'ailleurs la majorité dans ce cas précis) qui estiment que le nombre est
une présomption de saniorité (ubi maior numerus est, zelus melior
praesumilur) : l'élection est cassée.

Dans le cas que nous venons de citer, le principe de la saniorité ne se


présente plus seul : il s'appuie aussi sur le principe majoritaire. Assez

1. Contrairement à ce qu'écrit Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit., V, Ile P., p.
1086 et suiv., ce n'est pas la seule majorité qui décide, mais bien pluribus et sanioribus
fratribus. cf. Mansi (J. D.), Sacrorum conciliorum. . . , op. cit., XXII, col. 227.
2. Décret. Gregor., IX, liv. Ill, Tit. XI, e. I, Friedlberg H, 506. Cf. également cap. XIX, XXII,
XXXV, LV. Id. du pape Célestin m (1111-1198), Décret. Greg. , IX, Lib. I, cap. XIV. Du pape
Innocent III (1200), Décret. Greg., K, cap. XIX, cap XXII.. Du même (1205), id. cap. XXXTC.
3. Héfèle, Histoire des conciles d'après les documents originaux, op. cit. , vol. V, Ile P., p.
1316-1398. Mansi (J. D.), Sacrorum conciliorum..., op. cit., vol. XXII, col. 753 et s. Diet.
Theolog. Cath., s. V° Election des évoques.
4. Decert. Gregor. , IX, cap. LVII.

139
Relectures

vite en effet (il serait intéressant de déterminer à quelle époque), l'idée


de saniorité se présente sous la forme sensiblement différente de :
sanior et maior pars, qui unit la notion du nombre (maior) à celle de la
qualité (sanior)1. Puis, la maior et sanior pars se transformera en une
maior pars ou pars numeriosor, purement et simplement (cf. §6).
L'évolution décisive se fera en moins de cinquante années. Si, en 1215,
le IVe concile de Latran admet encore la preuve de ce que le nombre
n'emporte pas la présomption de saniorité, en exigeant la zeli ad
zelum2, dès 1247, Innocent IV (1247-1254) repousse la thèse que la
seule auctoritas puisse triompher d'une majorité considérable3 ; et
Grégoire X, en étendant le principe des 2/3 des voix aux élections
capitulaires, affirme (en 1274) le principe majoritaire pur et simple :
non zeli ad zelum, nec meriti ad meritum, sed solum numeri ad numerum
fiat collatio, disent les commentateurs4.

Mais avant d'en arriver à cette forme de sagesse politique, que de


conflits dont l'un, le plus caractéristique peut-être, et en tout cas le plus
décisif, nous allons le voir, est celui qui surgit au moment de l'élection
d'Innocent II (1130), la première élection précisément qui ne se soit pas
faite à l'unanimité5. Le cardinal-diacre Grégoire de Saint-Ange, qui prit
le nom d'Innocent II, avait été nommé par la majorité (5 membres) de
la commission des Huit désignée à cet effet. Puis l'élection avait été
approuvée par 4 sur 6 des cardinaux présents, par 5 prêtres et 5
diacres, en tout 14 personnes du Sacré-Collège. Un autre candidat, qui
prit le nom d'Anaclet II (1130-1131), refusant de s'incliner devant ce
vote, réussît à se faire nommer, non sans quelque violence d'ailleurs, à
l'unanimité des cardinaux-prêtres présents, d'une partie de la noblesse
romaine, du petit clergé et du peuple. L'âge - certains diraient la
sénilité - et l'ancienneté des électeurs étaient du côté de l'antipape.
Saint Bernard consulté au concile d'Etampes, démontra que ceux qui
avaient élu Innocent II formaient la majorité des membres de la
commission régulièrement constituée à cet effet et dont la régularité
n'avait pas été mise en doute par Anaclet avant l'élection. Cette
commission avait librement et régulièrement manifesté sa décision
avant que l'assemblée populaire, dans le plus grand tumulte,
n'acclamât Anaclet. En outre, l'installation du successeur de saint
Pierre s'était faite conformément aux prescriptions canoniques. Enfin,
les mérites personnels de l'élu l'emportaient, et de loin sur ceux de son
rival. Le premier élu était donc dignior, son élection sanior, son

1. Dans les Coutumes des Chartreux (1135), il est dit que «la capitulum convenientes,
majorem meliorumque consilio, ex se ipsisunum eligunt», Diet. Droit Can. , t V°
Chartreux.
2. Cf. également in Décret. Greg. K. cap. IV (1227-1234).
3. Cf § 7.
4. In VIe Decretalium, lib. I, tit. VI, cap. 9, ed. Friedlberg II, col. 951. Wernz, Jus
decretalium, II, Romae, 1906, p. 1421.
5. Vacandard, Vie de saint Bernard, vol. 1, p. 296-305. Fliehe (A.), Martin (V.), Histoire de
l'Église, op. cit., vol. IX, p. 50 à 70. Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit., vol. V,
Ire P., 679 et suiv.

140
Léo Moulin

ordination ordinabilior : la légitimité était du côté d'Innocent II. Ainsi


l'opinion de saint Bernard fit pencher la balance en faveur du candidat
de la sanior pars. Mais il était exclu de supposer qu'un saint de la
trempe et de l'autorité de saint Bernard pût se trouver présent à
chaque élection contestée pour jouer efficacement le rôle d'arbitre. Il
convenait par conséquent de ne plus s'en remettre à un système
d'élection somme toute aussi hasardeux et de définir un principe
aisément discutable. C'est à quoi s'emploiera le Ile concile de Latran
quelques années plus tard (1179) en affirmant le principe des élections
papales aux 2/3 des voix (cf. § 6).

Même dans les limites ainsi fixées, le principe majoritaire fut loin d'être
unanimement admis et moins encore toujours appliqué. Plusieurs
siècles après, le décrétaliste Panormitanus (mort en 1435) énonce et
défend encore le principe de la saniorité : Electio facta a minori parle de
digno, praefertur electioni factae a majori parle de indigno1. Et comment
définit-il la saniorité ? Reprenant dans son intégralité l'ensemble des
annotations et définitions apportées par les décrétalistes, il l'inscrit
dans le cadre désormais classique de l'autorité, du zèle et des mérites2.
Uauctoritas se marque par le nombre, les dignités des électeurs, leur
âge plus avancé, leur nomination plus ancienne, et dans leurs ordres
majeurs : la voix de pareils électeurs est déclarée de poids (voces
ponderosas). Le zèle consiste dans le sentiment - qui pousse les
électeurs à voter pour l'un ou l'autre. Quant au mérite, il concerne plutôt
l'élu, et consiste dans l'examen de son savoir, de ses mœurs, de sa vie,
de son âge et de la légitimité du mariage de ses parents. Mais le terme
peut également se rapporter aux mérites des électeurs, qui ne sont
déclarés saniores que s'ils désignent le candidat saniorem et non
indignum. Leurs voix sont considérées comme plus grasses, mieux
nourries (pinguiores). On imagine ce que devaient être des élections
faites sur la base d'éléments aussi essentiellement qualitatifs et par
conséquent aussi impossibles à peser. Pareil système mène
évidemment à l'anarchie, au profit d'ailleurs de la papauté, à qui les
appels judiciaires ou extrajudiciaires donnaient le plus souvent la
décision définitive. La situation ne devenait grave qu'en cas d'élections
papales, parce qu'il n'y avait dès lors plus aucune possibilité de recours
à une autorité supérieure (et c'est pourquoi le régime des 2/3 des voix
fut instauré dès 1179) ou dans l'hypothèse d'une rupture grave dans un
concile. C'est ainsi que l'interminable et dramatique concile de Bâle
(1418-1450) verra une minorité reprendre (en 1437) à son compte
l'argument de la qualité des votants pour s'opposer aux décisions de la
majorité3. Jean de Palomar expliquait à cette occasion que lorsque la

1. Esmein (A.), «L'unanimité et la majorité dans les élections canoniques», art. cité, p. 375-
376. Gillet (P.), La personnalité juridique en droit ecclésiastique, Malines, W. Gocenne,
1927 cite p. 139-140, un texte d'Innocent IV, in c. 22, X, I, 6.
2. Communentariurn de Electione, cap. 22, n°10.
3. Valois (N.), La crise religieuse du XVe siècle. Le pape et le concile, Paris, 1909, vol. II,
p. 55-59. Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit., vol. VII, Ile P., p. 924-941.

141
Relectures

majeure partie d'une assemblée se dérobe à son devoir, la minorité qui


supplée à sa négligence a autant de pouvoir que l'assemblée tout
entière. Afin de résister dans le délai prescrit, une minorité de
chanoines ne peut-elle procéder régulièrement à l'élection de l'évêque ?
Cette élection n'était-elle pas valable au même titre que si tout le
chapitre y avait pris part ? Bien qu'il ne s'agisse point ici d'une
application canonique du principe de saniorité, les Pères de Bâle - du
moins ceux qui étaient en minorité - identifièrent le cas d'élection d'un
évêque par une minorité avec le cas d'une décision prise par une
minorité saniors pars, et défendirent ce point de vue devant les Grecs.
Notons d'ailleurs que, par une ironie de l'histoire dont les exemples ne
sont pas rares, jamais aucun concile ne s'efforça d'appliquer avec
autant de constance et de logique, le principe majoritaire pur et simple.
Mais cette belle unanimité quant au principe se brisa à l'expérience et
la minorité régulièrement vaincue recourut naturellement à l'argument
classique de toutes les minorités, qui se confondent volontiers avec les
élites et les «couches les plus saines de la population» pour employer le
vocabulaire journalistique d'aujourd'hui.

Dans l'histoire de l'Eglise, il faudra attendre le concile de Trente (1545-


1563) pour voir affirmer définitivement, avec l'usage systématique du
vote secret, le principe majoritaire pur et simple. Le juriste Gonzales
Tellez l'expose en ces termes : «Ut amplius non inquiratur quaenam
pars suffragantium sit sanior, sed tantum quae sit major et sic hodie
tantum numerus attenditur, cum si persona idonea electa sit, pars major
etiam sanior praesumatur». «La majorité est présumée emporter la
saniorité» : et le recours au scrutin secret ôtant toute possibilité de
contre-épreuve, cette présomption est absolue1. Et pourtant même le
concile de Trente où l'on voit les Pères recourir systématiquement au
principe majoritaire pur et simple, a encore vu resurgir, au cours d'un
incident de séance, d'ailleurs mineur, l'éternel principe de la saniorité2.
Notons le cas car il est caractéristique et résume le problème en
quelques mots. Un scrutin sur la date d'une session étant resté
incertain, le cardinal Del Monte (le futur pape Jules III), légat du pape
et premier président du concile, fit remarquer qu'en cas de doute, la
majorité doit s'entendre dans le sens de l'opinion la plus raisonnable,
non majors pars, sed sanior praeualet. L'opposition, menée par
l'implacable Pacheco, cardinal de Jaen, cria à l'injure sous prétexte que
Del Monte avait l'air d'opposer la raison à sa manière de voir. Le légat
du pape aggrava encore l'incident en affirmant que, dans certains cas,
«les autorités en sont réduites à peser les avis au lieu de les compter».
L'incident fut finalement apaisé : il se réduisait en fait à la question de
savoir si les généraux d'ordres avaient le droit de participer au vote ; la

1. Konopczynski (L.), Liberum veto..., op. cit., p. 48. Esmein (A.), «L'unanimité et la
majorité dans les élections canoniques», art. cité, p. 381-382.
2. Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit., vol. IX, Ire P., p. 317-318.

142
Léo Moulin

question n'avait pas encore été réglée au moment du scrutin (30 juillet
1547).

Une fois acquis cependant, le principe de la majorité, qualifiée ou non,


sera appliqué intégralement par l'Église1. Le principe de la saniorité ne
devait plus l'emporter sur le nombre que dans deux cas seulement. Le
premier, celui où aucun candidat n'ayant réussi les 2/3 des voix, la
préférence va à celui en faveur de qui la sanior pars a voté, même si elle
est minorité (Numerus nodice, sanitas multum excedens). Le second cas
prévu par le concile même de 1179, est celui de l'élection d'un candidat
non digne. Dans cette hypothèse les électeurs de ce candidat, fussent-ils
majorité, étaient privés du droit de voter pendant trois ans et leur vote
considéré comme nul (nulli ipso jure) pour l'élection contestée. Le
candidat élu était celui pour qui avait voté la sanior pars, c'est-à-dire, le
cas échéant, la minorité, si réduite fût-elle2. Aujourd'hui, le principe de
la saniorité se retrouve, dans une certaine mesure, aussi bien dans les
conditions canoniques mises à l'élection au supériorat (dix ans de
profession religieuse, naissance légitime, 40 ans d'âge) et les conditions
propres à chaque institut religieux, que dans la désignation canonique
des électeurs ou capitulants et le serment que tous prononcent de
choisir celui qu'ils croient devant Dieu devoir élire3.

5. La majorité relative

Dans l'incapacité de définir les critères de la saniorité - cette


quadrature de la science politique - les canonistes ont été amenés à
découvrir dans la pars quamuis parva, non plus une «minorité si
restreinte soit-elle», mais la majorité relative. Le premier à avoir
défendu, doctrinalement cette position, fut, semble-t-il, le théologien
espagnol, Caramuel-Lobkowitz4, curieux esprit du XVHe siècle qui
tenta de donner une solution mathématique aux problèmes moraux.
Selon Caramuel, la majorité absolue fixe le choix bien qu'elle ne soit
qu'une pars de l'unanimité. La majorité relative elle aussi est une pars ;

1. Le vote plural capacitaire pratiqué en Belgique de 1893 à 1919, qui donnait une ou deux
voix supplémentaire à des citoyens réunissant certaines conditions de cens, d'études, de
charges familiales, etc., pourrait être considéré comme une tentative curieuse
d'introduire un élément de qualité dans un système de représentation démocratique. La
cooptation de 22 sénateurs par un Sénat constitué des sénateurs élus directement par le
corps électoral et des sénateurs élus par les Conseils provinciaux, qu'a prévus la
Constitution belge (art. 53), devait également constituer, dans l'esprit du législateur, un
moyen d'introduire certains éléments de qualité dans un système essentiellement
quantitatif. Il est douteux que le choix ainsi opéré ait jamais répondu à l'attente des
constituants.
2. Décret. Greg., IX, cap. LUI, 1227-1234. Esmein (A.), «L'unanimité et la majorité dans les
élections canoniques», art. cité, p. 381.
3. Creusen (J.), Religieux et religieuses d'après le droit ecclésiastique, Bruges, Desclée
de Brouwer, 1960, p. 47-51.
4. Caramuel cite un exemple qui explique clairement sa pensée. Si, dit-il, sur 20 moines
votant, 4 voix vont à Pierre, 7 à Jean, 6 à Paul et le reste à Ambroise, c'est Jean qui est élu.
P. L., vol. LXVI, p. 881 et suiv. Pour lui, saint Benoît «non comparae partent minorent
majorent, sed partent toti».

143
Relectures

elle est même la minor pars si on la compare à l'ensemble des autres ;


mais elle est en fait plus nombreuse que chacune des autres parties qui
composent le tout. Or, dans les deux cas, le nombre est une
présomption de saniorité (et propterea sanior praesumitur). Mais la
notion de majorité relative a été définie avant le XVIIe siècle. Nous en
avons une preuve dans le fait qu'au XlIIe siècle déjà et peut-être même
avant, il a été interdit de s'appuyer sur une majorité mineure de ce
genre pour procéder à des élections. Un écrit d'Innocent III, datant de
1222 (cap. XLVIII) le dit expressément. Sans doute, écrit-il, une
majorité comparatione partium minorum (ce qui correspond bien à notre
notion de majorité relative) s'est-elle prononcée mais elle n'est pas
arrivée à devenir une majorité absolue (non lamen ad maiorem partem
capituli). Or, une élection ne peut que désigner celui qui a obtenu la
majorité des suffrages (maior pars capituli), majorité absolue et non
respectu aliorum partium. La position est fort nette. Le principe de
saniorité n'intervient pas ici. Un autre texte (de 1294-1303) considère
comme non valable l'élection faite par un compromis saire (cf. § 8) qui se
sera contenté de désigner celui qui aura obtenu le plus grand nombre de
voix (plures de capitulo partium comparatione minorum), mais non la
majorité absolue (consentientes maiorem partem lotius capituli non
attingant)1.

6. Le compromis des 2/3

Les troubles qui avaient suivi l'élection contestée de 1130 amenèrent


bientôt l'Église à préciser sa pensée en la matière. Tant que les
résultats des élections restaient soumis à un certain contrôle - comme
c'était le cas pour les élections des abbés ou des évêques - l'application
du principe de saniorité était encore possible : était déclarée sanior, la
part de la communauté, minorité ou non, qui avait les sympathies, la
confiance ou les faveurs du prince, du roi ou des évêques. Mais que faire
quand il s'agissait du pape lui-même, dont l'élection ne pouvait être
soumise, par principe, à une instance supérieure ? Au Ile concile de
Latran en 1179, le pape Alexandre III décréta que les cardinaux des 3
ordres auraient désormais droit de suffrage et que les 2/3 des voix
suffiraient à élire le pape. Tous les cardinaux formaient le Sacré-
Collège, électeur du pape2. On ignore le détail des débats de
l'assemblée et comment fut décidé le recours à la majorité qualifiée des
2/3. Il est donc difficile de décider si celle-ci fut adoptée à l'imitation ou
non de la Lex Malacitana3. Majorité des présents ou des électeurs

1. Sexti Décret, Lib. I, Tit. VI, c. XXIII, éd. Friedberg, II, col. 961. Cf. également Décret.
Gregor., IX, cap. LV (1227-1234) «in G. maior pars totius capituli non consenserit
quamquam maiorem partent habuit partium comparatione minorum».
2. Licet de vilanda, Décret., L. I, Tit. VI, c. 6. Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op.
cit., vol. V, Ile P., p. 1086-1112 ; Ruffini, «H principio maggioritario nella storia del diritto
canonico», art. cité, p. 56-57.
3. Un statut du roi Aethelred (968-1015) permet de se contenter d'une majorité des 2/3 des
voix : il serait pourtant difficile d'y voir une influence romaine. L'explication de cette
majorité spéciale qui se retrouve souvent devrait, selon nous, être recherchée dans le fait
[suite de la note page suivante]

144
Léo Moulin

régulièrement convoqués, mais absents ? Les canonistes en disputeront


longuement, les uns affirmant que le tus universitatis redidit in ceteros
vet etiam in unum, et accordant ainsi à une minorité ou même à un seul
individu, l'intégralité des droits de la collectivité, les autres le niant.
Mais en acceptant la doctrine de ces derniers, il fallait admettre que les
absences, volontaires ou non, pussent paralyser toute forme d'activité
législative ou empêcher toute élection. On en vint donc assez
rapidement à considérer : a) Que les 2/3 des électeurs légalement
convoqués étaient nécessaires et suffisants à donner les pouvoirs et
l'autorité pour élire ou légiférer ; b) Que les 2/3 des voix de pareille
assemblée suffisaient pour prendre des décisions, du fait que ce groupe
possédait atiquid de spiritu Capituli, alors que, dans la minorité ou 1/3
restant, on ne trouvait aucune trace, aucune étincelle, aucune «vertu
capitulaire»1. Un siècle plus tard, le concile de Lyon (1274) étendit le
principe des 2/3 aux élections capitulaires. Le canon 8 décrète en effet :
«Lorsque, dans une élection controversée un candidat est élu par des
électeurs deux fois plus nombreux que ceux de l'autre candidat, la
minorité ni son élu ne peuvent tenter de faire casser le vote de la
majorité en alléguant un défaut de zèle, de mérite ou d'autorité. Ils
peuvent cependant invoquer des causes qui entraînent la nullité de
plein droit»2.

«Si quando contigerit, duabus electionibus celebratis partent alteram


eligentium duplo majorem inveniri, contra electores, qui partem sic
excedunt, ad extenuationem zeli, meriti vel auctoritatis ipsorum, reliquis
vel electo ab eis aliquid opponendi omnem praesenti decreto interdicimus
facultatem». La façon maladroite dont le texte latin décrit la technique
électorale des 2/3 prouve à suffisance à quel point celle-ci est encore peu
familière aux esprits de l'époque. Mais une fois défini le principe d'une
majorité des 2/3 des voix, celui-ci fut appliqué constamment et, pour les
élections papales, confirmé plus d'une fois et notamment dans les
moments de crises, par Pie VI en 1798 et par Pie IX en 1870, consacré
par la Constitution «Vacante Sede Apostolica» de Pie X, du 23 décembre
1904, incorporé au Code du droit canonique3. On n'en limita pas

physique et réel de la force normalement supérieure de deux individus luttant contre un


seul. L'expérience vécue des victoires régulièrement remportées par deux individus sur
un seul adversaire, même plus fort absolument, a dû donner aux hommes l'idée - concrète
- de la majorité des 2/3.
1. Ruffini, «II principio maggioritario nella storia del diritto canonico», art. cité, p. 47 :
«Capitulum et major pars sunt unum et idem» et p. 56-57. Gillet (P.), La personnalité
juridique en droit ecclésiastique, op. cit., p. 137.
2. Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit., vol. VI, cap. 9, édition Friedberg, II, col.
951. Ire P., p. 190. Et VIe Decrelalium, Lib. I, Tit. VI.
3. Par la Constitution apostolique «Vacantis Apostolicae Sedis» du 8 décembre 1945 (Acta
'

Apostolicae Sedis, vol. XXXVIII (1946), p. 65-69), le pape Pie XII a simplifié la vérification
des 2/3 : la majorité requise sera désormais des 2/3 plus une voix. En droit ecclésiastique,
nul ne peut voter validement pour lui-même (Cn. 170). Il s'en suit que dans une élection,
lorsque l'élu n'a recueilli que le nombre de suffrages strictement requis, les scrutateurs
doivent s'assurer que l'élu n'a pas voté pour lui même. Cette vérification des bulletins
entraîne nécessairement la révélation du vote de chaque électeur. Sans doute les
scrutateurs sont tenus au secret par un serment spécial, mais on a constaté des
[suite de la note page suivante]

145
Relectures

l'application aux seules élections importantes ; on l'étendit aux


décisions conciliaires. Le décret Frequens (1948) exige, par exemple, que
le changement du lieu de réunion d'un concile soit approuvé par les 2/3
au moins des cardinaux1. Le principe des 2/3 se retrouve fréquemment
dans les constitutions civiles notamment à l'article 131 de la
Constitution belge qui traite de la révision constitutionnelle2.

7. Le vote majoritaire

Élections à l'unanimité ; élections selon le principe de la saniorité,


élections et décisions aux 2/3 des voix ; interdiction d'accepter les
majorités relatives ; on peut se demander si l'Église et les ordres
religieux ont jamais adopté le principe pur et simple de la majorité
absolue. Nous possédons un texte de 499 qui dit à peu près : «Lorsque,
ainsi qu'il arrive souvent {ut fieri solei), les votes et les opinions sont
divisés, la majorité doit l'emporter (convincat sententia plurimorum)»3.
Mais il semble bien que cette forme de scrutin ait cédé bien vite la place
au vote à l'unanimité par acclamation ou, plus tard, aux subtilités de la
saniorité. Pendant des siècles en tout cas, l'idée de majorité reste en
veilleuse, et il faut attendre, à ma connaissance du moins, le Xlle siècle
ou même le XIKe siècle pour la retrouver, sous une forme au début
d'ailleurs très hésitante. D'une certaine façon, le texte de 1179 que
nous trouvons dans les Décrétales de Grégoire IX4 pourrait apparaître
comme la première réaffîrmation du système majoritaire. In
universitalibus ecclesiasticis praevalet regulariter quod fit a maiori parte
nisi minor pars rationabiliter contradical ; mais le rationabiliter y
rappelle trop le saniore consilio du chapitre 64 de la règle bénédictine,
pour qu'on puisse voir dans ce décret l'affirmation franche du principe
majoritaire. Le 12e canon du IVe concile de Latran (1215) organise le
chapitre général : c'est le chapitre tel qu'il fonctionne à Cîteaux qui doit
servir de modèle. Deux abbés cisterciens et deux assistants, venus de

indiscrétions et des fuites regrettables. Pour éviter de rendre cette vérification


nécessaire, on a décidé d'exiger une voix supplémentaire aux 2/3 requis. Cette
modification n'est d'application que pour l'élection du Souverain Pontife seulement.
1. Valois (N.), La crise religieuse du XVe siècle..., op. cit., vol. I, p. 8.
2. Const. 131. Le pouvoir législatif a le droit de déclarer qu'il y a lieu à la révision de telle
disposition constitutionnelle qu'il désigne. Après cette déclaration, les deux chambres
sont dissoutes de plein droit. Il en sera convoqué deux nouvelles conformément à l'article
71. Ces chambres statuent de commun accord avec le Roi, sur les points soumis à la
révision. Dans ce cas, les chambres ne pourront délibérer, si 2/3 au moins des membres
qui composent chacune d'elles, ne sont présents, et nul changement ne sera adopté, s'il ne
réunit au moins les 2/3 des suffrages. La loi de 1909 que vota le Parlement de
Westminster, et qui donna naissance au dominion de l'Afrique du Sud par l'union de
deux colonies britanniques du Cap et du Natal, stipulait à l'article 152 que les droits de
franchise des habitants de couleur ne pourraient être modifiés que par une loi votée 3
fois et à la majorité des 2/3 au moins des deux chambres du Parlement sud-africain
réunies en session commune.
3. Décret. Grat. Prima Pars, Dist. LXXIX, c. X (Friedberg I, 279). Mansi (J. D.), Sacrorum
conciliorum..., op. cit., vol. VIII, col. 232. Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit.,
H, p. 948-949.
4. L. IE, Tit. XI, c. 1.

146
Léo Moulin

Cîteaux, seront chargés d'initier les communautés religieuses à l'usage


de la technique cistercienne de l'élection. Ce qui aura été décidé et
approuvé par les 4 présidents devra être observé par tous «omni
excusatione et contradictione ac appelatione remotis». Contrairement à ce
qu'affirme Hélèfe1, il n'y a pas trace ici de vote à la majorité. Un texte
de 1228 casse une élection qui n'a pas été faite par la majorité du
chapitre et au cours de laquelle on n'a pas procédé à la collatio2. Un
texte de 1227-1234 casse l'élection d'un candidat indigne par une
majorité (major pars capituli) sans user de la formule traditionnelle :
maior et sanior pars ; mais il est évident qu'une majorité capable
d'élever consciemment (scienter) un abbé indigne, ne peut en aucune
façon être qualifiée de sanior pars3. Le pape Innocent IV (Sinibaldo dei
Fieschi, 1242-1254) a affirmé à différentes reprises et de la façon la
plus nette, la validité du principe majoritaire : a) Dans le cas d'un vote
collégial, quand il s'agit de choses nécessaires à la corporation : encore
faut-il que la majorité ait agi legitime et bene ; b) Dans le cas d'une
élection, si Yauctoritas (cf. § 4) s'oppose au nombre, celui-ci doit
l'emporter nisi pauciores ita auctoritate polleant quod corum auctoritas
sil multiludini praeferenda, à moins que la minorité ne dépasse de
beaucoup en autorité la foule de ceux qui forment le parti majoritaire ;
c) Enfin, toujours dans le cas d'une élection, Innocent IV considère que
le nombre est toujours une présomption du «zèle», maior pars semper
praesumitur habere bonum zelum et que cette présomption ne peut être
renversée que par la preuve contraire4. Un texte de 1256 détermine la
procédure à suivre dans les chapitres généraux des Chartreux5. Dans
les cas ordinaires, pour qu'une décision ait force de loi, il suffit qu'elle
soit adoptée à la majorité des voix, sans distinction entre le supérieur
et les autres définiteurs. Au XHIe siècle, sous l'influence à la fois des
communes et des ordres mendiants, l'usage du principe majoritaire se
généralise, sans devenir pour cela autre chose aux yeux de l'Église,
qu'une technique de votation et de délibération. Il faudra attendre
l'épanouissement de la doctrine rousseauiste, au XIXe siècle, pour
assister à une véritable «sacralisation» du principe majoritaire dans le
monde laïque.

1. Héfèle, Histoire des conciles d'après les documents originaux, op. cit., V, Ile P., p.
1316-1398, écrit : «Ce qui aura été décidé par la majorité et approuvé par les Quatre
présidents ...» le texte latin dit : «Et quod statutum fuerit, Ulis quatuor approbantibus».
Cf. Mansi (J. D.), Sacrorum conciliorum..., op. cit., XXII, 953 et suiv.
2. Décret. Greg., IX, cap. L.
3. Décret. Greg., IX, cap. L. Ill, Tit. XI, cap. LUI
4. Innocent IV, in c. 6, X 1, 2 ; c. 10 X 1, 4 ; c. 22, X 1, 6. Gillet (P.), La personnalité juridique
en droit ecclésiastique, op. cit., p. 138-140. Esmein (A.), «L'unanimité et la majorité dans
les élections canoniques», art. cité, p. 379. Mais contrairement à ce qu'affirme Lévy-Bruhl
(H.), Les élections abbatiales en France. Époque franque, op. cit., p. 17, n. 3, Innocent IV
n'a pas cité inexactement la règle bénédictine ; s'il n'en reprend pas les termes, il en suit
fidèlement l'esprit ; «quem fratres communi consensu, vel fratrum major pars consilii
sanioris, secundum Deum et B. Benedicti régulant...*, La Bulle Religiosam vitam
eligentibus du 27 juin 1247 était d'ailleurs destinée aux Sylvestrains. Cf. Magnum
Bullarium, vol. 1, p. 88, § 13 (éd. Luxembourg), ou vol. lu, p. 309, § 13 (coll. Mainard-
Coquelines).
5. Diet. Dr. Can., s. v° : Chartreux.

147
Relectures

II semble bien que dans les conciles, le vote majoritaire se soit imposé
assez rapidement, là où l'unanimité était impossible à atteindre.
D'après les données historiques, la présence de la moitié ou même du
tiers des pères pourvus du droit de vote suffirait pour qu'un concile soit
universel, et, pour être valides, les décisions conciliaires ne devaient pas
être prises à l'unanimité des membres présents, Bellarmin nous
l'affirme1. Quant à la technique du vote, Hélèfe se contente de dire qu'on
vota par «nations» (avec vote par tête dans chaque nation) au concile de
Constance, et qu'on avait voté par tête simplement jusqu'à ce concile2.
Nous verrons comment était organisé le vote au concile de Bâle (§ 9). Le
vote par tête fut repris au concile de Trente comme étant «le plus
conforme aux traditions de l'Église»3. On demanda une majorité
«considérable» pour les points de doctrine et une majorité simple pour
les points de réformation, mais on ne définit pas ce qu'était exactement
cette majorité considérable, et il fut impossible à l'expérience d'établir
nettement la distinction entre points de doctrine et points de
réformation.

8. Les modes d'élection et de délibération

Au début du XlIIe siècle, que ce soit pour les élections épiscopales ou


abbatiales, les délibérations capitulaires ou conciliaires, les modalités
sont à peu près fixées. La procédure varie bien d'un diocèse à l'autre et
d'un ordre à l'ordre ; la composition de l'assemblée électorale
notamment n'est pas réglée par des règles fixes ; mais, dans
l'ensemble, les préceptes canoniques définis notamment par les Ille et
IVe conciles de Latran (1179 et 1215) et le pape Innocent III (élu en
1198 : Qui propter de Electione) sont généralement observés4.

1° Le vote par quasi-inspiration. - Cette forme d'élection supposait que


tous les électeurs, sans accord préalable, d'un mouvement spontané et
unanime, se fussent mis à acclamer le même candidat. Ont été élus de
cette façon, au XVIe siècle, les papes Paul III (1534), Pie IV (1559),
Pie V (1566), Sixte V (1585), et au XVIIe siècle, Innocent XI (1676, par
baise-main des cardinaux in cappa)5. En 1523, le pape Clément VII élu
lui aussi par quasi-inspiration demanda toutefois un scrutin
confirmatif : le temps était passé où électeurs et candidats acceptaient

1. Dictionnaire de Droit canon, s. v° concile. Dictionnaire de Théologie catholique, id. Cf.


Bellarmin, Est autem verum decretum consilii quod fît a maiore parte, De conduis, L. II,
c.XI.
2. Héfèle, Histoire des conciles d'après les documents originaux, op. cit., vol. I, Ire Part.,
p. 94-97. Fliehe (A.), Martin (V.), Histoire de l'Église, op. cit., vol. I, p. 270-274.
3. Héfèle, Histoire des conciles d'après les documents originaux, op. cit., vol. IX, Ire et
Ile P., abonde en exemples de vote à la majorité absolue ; cf. notamment p. 270, 295, 313, 335,
357 et passim.
4. Fliehe (A.), Martin (V.), Histoire de l'Église, op. cit., vol. IX, p. 139 ; Mansi (J. D.),
Sacrorum conciliorum. . . , op. cit., XXII, 1011.
5. Moroni (G .), Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica, Venise, 1840-1879, s. v°
Elezione, t. XXI, p. 197-248.

148
Léo Moulin

pleinement le mythe de l'unanimité et une expérience multiple avait


enseigné qu'une élection régulière risquait beaucoup moins d'être
contestée par la suite qu'une élection faite dans l'enthousiasme et le
désordre. Ce mode d'élection «per viam quasi inspirationis» n'est plus
reçu depuis la codification du droit en 1917. Il subsiste encore comme
forme possible dans l'élection du souverain pontife1 et dans certains
droits particuliers, notamment chez les Cisterciens et les Prémontrés2.
Il est interdit indirectement pour les autres élections capitulaires.

2° Le vote par compromis. - II est encore admis par le code de droit


canonique (canon 172-173). Les électeurs (capitulants) peuvent
transférer leur droit d'élire à une ou plusieurs personnes. Le droit de
vote appartenant à chacun des composants ut singuli du collège
électoral, la renonciation à ce droit doit être demandée à chacun : le
consentement unanime et formel unanimiter et concorditer nemine
discrepante des capitulants est donc requis3. Les compromissaires
doivent respecter les conditions mises par les compromittentes4 . Nous
avons vu que si de 7 compromissaires, 3 élisent un quatrième, l'élection
est confirmée : exemple de vote majoritaire pur et simple sans doute,
mais néanmoins assez spécial. L'élection par les compromissaires à la
majorité simple est interdite5. Dans certains cas (élection d'un
supérieur général) les constitutions ne peuvent déclarer que le
compromis sera imposé par la majorité absolue ou les 2/3 des
suffrages6. Le pape Honorius III (1216-1227) a été élu ainsi par deux
cardinaux. De même Clément IV en 1265, après cinq mois et six jours
de vacances de siège, et Jean XXII (en 1410). Dans les abbayes
bénédictines, à Cluny, à Dijon, le mode d'élection par compromis était
généralement préconisé. Quelquefois les compromissaires sont
étrangers au couvent : l'évêque et ses conseillers, un abbé voisin. On
pratique aussi l'élection par compromis à deux degrés : un certain
nombre de moines désignés par la communauté désignent un nombre
plus restreint de membres qui devront pourvoir à la charge abbatiale.
En général, les pouvoirs de ces compromissaires sont nettement définis
et limités7. Si les compromissaires respectent ces limites, les
compromitants sont tenus d'entériner leur choix, «si est idoneus»8.

1. Creusen (J.), Religieux et religieuses d'après le droit ecclésiastique, op. cit., § 80, p. 59.
2. Diet. Tfieol. Cath., s. v° Abbé.
3. Gillet (P.), La personnalité juridique en droit ecclésiastique, op. cit., p. 135-136.
4. Décret. Greg IX, c. XXXII (texte de 1208) et XXXTII. C'est ainsi que lors de l'élection de
Guillaume Le Maire (1291) les «compromittentes» avaient imposé aux 11 compromissaires
l'obligation de nommer à l'unanimité. Cf. Port (C), Le livre de Guillaume Le Maire.Liber
Guilielmi Majoris, Paris, coll. Doc. Inédits de l'histoire de France, Mélanges
Historiques, 1877, p. 229.
5. Sexti Décret., Lib. I, Tit. VI, c. XXIII. Décret. Greg. IX, cap. LV (1227-1234).
6. Creusen (J.), Religieux et religieuses d'après le droit ecclésiastique, op. cit., § 79, p. 59.
7. Schmitz (Ph.), Histoire de l'ordre de Saint-Benoît, Paris, Éditions de la Maredsous,
1942-1956, vol. IV, p. 223 et s.
8. Décret Greg. IX.

149
Relectures

3° Le scrutin. - Sur la convocation du chapitre d'élection, les électeurs,


la forme de l'élection, le rôle du président et des scrutateurs, les
opérations de vote, la vérification, etc., je ne puis mieux faire que de
renvoyer, une fois encore, au remarquable ouvrage du P. Creusen,
Religieux et religieuses d'après le droit ecclésiastique : il est impossible de
traiter ces problèmes avec plus de clarté et plus d'autorité1. Le scrutin
doit se faire par votes secrets, en principe par écrit, mais l'antique
scrutin médiéval, par boules ou fèves de diverses couleurs, n'est pas
exclu. Le canon 24 du IVe concile de Latran (1215) décrit en ces termes
le scrutin secret : «Quand on procédera à une élection, les électeurs
choisiront dans leur collège 3 scrutateurs qui, à voix basse et
séparément, recueilleront les votes, les mettront par écrit et ensuite les
publieront ; sera proclamé élu, sans appel possible, celui qui aura réuni
les voix de tous et de la fraction la plus nombreuse ou la plus saine du
chapitre» («Ut is collatione adhibita eligatur in quem omnes, vel maior
pars, vel sanior par capituli consentit»). On remarquera que les votes
secrètement recueillis étaient ensuite rendu publics «mox publicet in
comuni». C'est là une forme assez spéciale de vote secret parce qu'il ne
s'étend pas nécessairement au pointage des voix et qu'en théorie il
n'exclut pas absolument toute application du principe de saniorité. Le
scrutateur peut en effet être juge de la qualité et des intentions réelles
des électeurs. En fait, cependant, le système du scrutin secret est un
pas vers la reconnaissance du principe majoritaire pur et simple. Celle-
ci sera acquise au concile de Trente (1524-1564) où il fut décrété que
tous et chacun des vocaux donneraient leurs suffrages par vote secret2.
Le suffrage doit être donné librement3. Il doit être certain, absolu,
déterminé : à la même époque (XlIIe siècle), la plupart des votes et des
élections dans les communes sont informes, incertains et entachés
d'irrégularités sans nombre. Le concile de Lyon de 1245 décrète : «Dans
les élections, postulations et scrutins d'une élection, les votes
conditionnés, alternatifs et incertains sont entièrement réprouvés ; ces
votes étant tenus pour nuls, l'élection résultera des votes
inconditionnés, les voix de ceux qui n'ont pas ainsi voté étant reportées
pour cette fois sur les autres candidats»4. Actuellement, si la majorité
absolue est requise pour l'élection d'un supérieur à vie (et dans ce cas le
nombre de tours de scrutin est illimité), quand il s'agit de décisions
capitulaires, celles-ci doivent être prises à la majorité absolue des
suffrages exprimés validement, compte non tenu des absents. Si, après
2 tours de scrutin, il ne se dégage pas de majorité absolue, au 3e tour
de scrutin, une majorité relative suffira. En cas de parité des voix, le

1. Creusen (J.), Religieux et religieuses d'après le droit ecclésiastique, op. cit., § 68-78.
Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit., vol. V, Ile partie, p. 1316-1398. Mansi (J.
D.), Sacrorum conciliorum...,op. cit., XXII, p. 953 et s.
2. Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit., vol. K, Ile partie, p. 988, session XXV,
DeRegul.,c. VI.
3. Décret. Greg. IX, cap. XIV. «Electio débet esse in liber tato eligentium». Celestin III,
1191-1198.
4. Sext. Décrétât., L. I, Tit. VI, c. II (Friedberg, II, 945). Héfèle (Ch.-J.), Histoire des
conciles..., op. cit., V, Ile partie, p. 1643.

150
Léo Moulin

président peut dirimer la question par l'adjonction de sa voix même s'il


n'a pas voix au chapitre (c'est le cas de le dire)1. Si, dans ces conditions,
il ne désire pas intervenir et manifester ouvertement son avis, le droit
donne automatiquement la préférence au plus ancien des deux
candidats, l'ancienneté se comptant d'abord par l'ancienneté dans les
ordres, puis, par l'ancienneté de la profession et enfin par l'ancienneté
d'âge.

4° Les tours de scrutin. - Dans le système de Yaccessio, les électeurs au


deuxième tour pouvaient se rallier à l'un des candidats, à la condition
que celui-ci ait reçu au moins une voix. Les 2/3 des suffrages sont exigés
de toute façon. Le système a été employé pour la première fois lors de
l'élection de Calixte III, en 1455. En 1623, le cadrinal Barberini fut élu
pape, sous le nom d'Urbain VIII par 50 voix sur 56 électeurs : 26 voix
provenaient du scrutin proprement dit ; le reste s'était ajouté par
accessio2.

5° Le quorum. - Une bulle d'Innocent III datée de l'an 1200 stipule que
la convocation du collège électoral ayant été faite régulièrement, seuls
les électeurs présents sont habilités à procéder à l'élection. Il n'y a donc
pas de «quorum» requis3. Une disposition plus récente déclare que s'il
n'y a pas eu convocation régulière, et si le tiers des électeurs n'est pas
présent, l'élection est nulle de plein droit (canon 162, § 3). Si un électeur
n'a pas été convoqué et n'a pas pu être présent à l'élection pour ce
motif, l'élection est valide, mais il peut demander l'annulation (canon
162, § 2) : la source la plus ancienne de cette disposition date de 12024.
Le défaut de convocation est sans effet, si ceux qui n'ont pas pu être
convoqués n'en sont pas moins présents5.

6° La postulation. - C'est l'acte par lequel on propose au supérieur


compétent le choix d'un candidat exclu d'une charge par une exigence de
droit, dont le supérieur puisse et veuille habituellement dispenser. Pour
être validement postulé, le candidat doit toujours atteindre au moins la
majorité absolue. S'il a comme compétiteur un candidat eligible, il doit
réunir les 2/3 des suffrages. Au troisième scrutin, le candidat eligible
qui obtient la majorité relative évince définitivement le candidat postulé
par moins de 2/3 des suffrages valides6.

1. Le privilège de la double voix est accordé en 1281 déjà au supérieur de la Chartreuse


dans tous les votes ad rigorem ordinis conservandum. Cf. Diet. Droit Can., s. v°
Chartreux.
2. Moroni (G .), Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica, op. cit., s. v° elezione.
3. Décret. Greg. IX, Lib. I, Tit. VI, cap. XIX (Friedberg, II, col. 58). Creusen (J.), Religieux et
religieuses d'après le droit ecclésiastique, op. cit., § 70, p. 51-52.
4. Idem, cap. XXVIII (Friedbergn II, col. 71).
5. Disposition plus tardive parce qu'on ne la trouve que dans le Sexte de Boniface VIII
(Reg., S1,K S.inVP).
6. Creusen (J.), Religieux et religieuses d'après le droit ecclésiastique, op. cit., § 81-82,
p. 59-60. Décret. Greg. IX, cap. XL, a. 1212.

151
Relectures

7° Durée des fonctions. - Dans l'Église, les faveurs iront pendant


longtemps au système de l'élection à vie : papes, évêques et abbés sont
élus dans cet esprit1. Il est vrai que la situation dans le monde religieux
est fort différente de ce que nous trouvons dans les communes et qu'on y
prend infiniment plus de garanties pour s'assurer des choix heureux.
Dans la plupart des ordres religieux qui naîtront, à la suite de l'ordre
de saint Benoît, le supérieur général est élu à vie, comme l'abbé
bénédictin. À ma connaissance, la première communauté religieuse où
ce n'ait pas toujours été le cas est celle des Chartreux où, dès le début,
le supérieur, le Grand Dom, remit ses fonctions chaque année. Il est
évident que les ordres comme l'Église ne voient pas sans appréhension
se multiplier les occasions de désordre démagogique qu'offrent les
élections. Dans sa constitution Béhémoth, du 13 janvier 1233 (Cluny),
Grégoire IX souligne les inconvénients des élections fréquentes :
ex. . frequenti mutatione priorum multa evenisse detrimenta noscuntur.
Certaines congrégations (du Mont-Cassin, de Solesmes) après avoir élu
les abbés pour une durée de trois ou cinq ans, revinrent ainsi au
premier système et les élisent à vie. Ignace de Loyola a donné les
raisons qui le décidèrent à opter pour le système du généralat à vie2.
On y trouve à côté des arguments de l'expérience des choses et des
hommes que seul peut donner le long exercice du pouvoir et de l'exemple
du pape, des évêques et des princes, la crainte de voir surgir les
occasions de brigue et d'ambition personnelle, quae huius modi
officiorum pestis est (§720) et le fait qu'il est plus facile à de longs
intervalles de trouver un homme apte à exercer le pouvoir que d'en
découvrir un tous les trois ou cinq ans.

Aujourd'hui cependant, sauf disposition contraire des constitutions


(c. 505), les supérieurs majeurs ne peuvent plus être nommés à vie3.
Parmi les supérieurs encore élus à vie, citons les abbés de la plupart
des congrégations bénédictines et des Cisterciens, les prélats des
Prémontrés, les généraux de la compagnie de Jésus, de la congrégation
du T.-S. Rédempteurs, de la compagnie du Sacré-Cœur, de l'institut des
Frères des Écoles chrétiennes, etc., et, parmi les religieuses, les
Ursulines, les religieuses du Sacré-Cœur. La durée du mandat varie
selon les instituts, de un à trois ou six ans pour les supérieurs
généraux. Elle ne peut être que de trois ans pour les supérieurs locaux.
En principe, le Saint-Siège n'est pas favorable à la pratique de la
réélection indéfinie (sauf tradition bien établie), soit même à celui de la
réélection. À moins que les constitutions ne l'autorisent formellement, la
réélection ne peut se faire immédiatement après, dans la même maison
religieuse. La durée du mandat varie ordinairement de un à trois ans et
plus. Chez les Dominicains, elle s'allonge avec l'importance des

1. Grat. Ha Pars, c. XVTII, 9. II, c. 5. Cf. Diet. Droit Can., s. v°Abbé.


2. Constitutiones, IX, Pars, § 719-722.
3. Creusen (J.), Religieux et religieuses d'après le droit ecclésiastique, op. cit., § 66, p. 48-
50.

152
Léo Moulin

fonctions : elle est de trois ans pour le prieur conventuel, de quatre pour
le provincial, de douze pour le maître général. Le droit de révocation du
mandat {recall) n'est pas reconnu. Toutefois, certains ordres ont inscrit
l'obligation pour le supérieur de renoncer à sa charge avant même
l'expiration du mandat, dans les cas où une maladie l'empêcherait de
l'exercer avant six mois (c'est le cas chez les Dominicains) ou ont accordé
au Chapitre général les pouvoirs nécessaires pour déposer d'office le
supérieur en cas de maladie, d'incapacité ou de conduite indigne
(notamment chez les Jésuites).

8° Autres dispositions. - Des dispositions extrêmement rigoureuses


interdisent et punissent toute forme de brigue électorale : elles vont
jusqu'à la privation de voix active et passive pour un certain laps de
temps. Uabsence aux Chapitres d'affaires ou d'élection est sanctionnée.
Cîteaux avait prévu des peines très sévères à l'égard des abbés qui ne
pouvaient pas invoquer des excuses véritablement valables pour
expliquer leur absence. Quand on réfléchit à ce que pouvait être un
voyage à travers toute l'Europe au Xlle ou XHIe siècle, on ne peut que
s'étonner de ce que la discipline monastique osait exiger des supérieurs.
Des incompatibilités de charge sont prévues dans toutes les
constitutions. La reddition des comptes devant le Chapitre général
n'existe évidemment que là où le supérieur général n'est pas élu à vie.
Les supérieurs qui sont élus à vie devront, suivant la belle expression
de saint Benoît, rendre compte à Dieu de leurs actes et de leurs pensées
ainsi que de la vie des âmes qui leur auront été confiées1.

9. L'organisation administrative d'un concile au XVe siècle

Nous sommes assez bien renseignés sur l'organisation interne du


concile de Bâle2. Cette assemblée s'était divisée en 4 commissions, dites
deputations, comprenant des membres de tout statut et de toute
nation. Dans chacune des commissions, un président était élu, chaque
mois. Le comité comprenait en outre un «promoteur» et un secrétaire
(notarius). Un commis (cursor) était chargé d'assurer la liaison avec les
autres commissions. Le secret des délibérations était de rigueur.
Chaque deputation déléguait d'abord 3 de ses membres afin d'examiner
et de distribuer les questions qui avaient été proposées à l'assemblée
générale. La matière proposée n'était pas discutée immédiatement,
mais bien qu'une, deux ou même 3 réunions secundum exigentiam suae
gravitatis, après que la commission en eût pris connaissance. Si, après
discussion approfondie, l'unanimité se faisait parmi les membres de la
commission, les conclusions étaient transmises, dûment expliquées et
motivées, aux 3 autres commissions pour être discutées. Si l'unanimité

1. Sancti Benedicti Regula, II, p. 100-107 ; LXIII, p. 6 ; LXV, p. 53.


2. Héfèle (Ch.-J.), Histoire des conciles..., op. cit., vol. VII, Ile partie, p. 663-949. Mansi (J.
D.), Sacrorum conciliorum..., op. cit., XXIX, p. 377 et s. Valois (N.), La crise religieuse du
XVe siècle..., op. cit., vol. II.

153
Relectures

ne se faisait pas, si minime que pût être la minorité opposante, on


faisait connaître aux autres commissions à la fois l'état de désaccord,
les motifs et les arguments étayant les thèses en présence.

Chaque semaine, l'assemblée générale se réunit. Une réunion


préliminaire des 3 délégués de chacune des commissions a
préalablement mis au point les questions qui seront abordées en
assemblée générale. Celle-ci ne peut d'ailleurs traiter que de matières
qui ont été déjà étudiées dans les 4 commissions. Qu'il y ait accord ou
non au sein des dites commissions, la question doit être proposée à
l'assemblée générale, du moment que la demande a été faite par deux
commissions au moins. Chaque président doit avoir reçu un ordre du
jour. Après lecture de la correspondance et des messages, on aborde le
fond en commençant par les questions les plus graves, afin de
permettre à chacun de s'expliquer à ce propos tout à l'aise. Les
présidents, aussi bien ceux des commissions que celui de l'assemblée
générale, insisteront, dit le règlement, pour que les orateurs désireux de
marquer leur accord sur l'une ou l'autre thèse déjà exposée, ne répètent
pas ce qui a été dit {non debant reiterare quod jam dictum fuerit)) à
moins qu'ils ne veuillent vraiment ajouter quelque chose aux discours
précédents ou marquer leur désaccord. Pour le reste, ils ont liberté
entière de marquer leur avis en quelques mots ou de défendre une
position nouvelle. Quand on pense que certains discours duraient
quatre jours pleins et qu'il fallait compter un laps de temps identique
pour la réplique, on comprend que les présidents de ces assemblées
aussi tumultueuses que dissertes se soient souvent vu obligés d'insister
auprès des orateurs pour les amener à limiter volontairement la durée
de leurs interventions. Chaque président donnait lui-même l'avis de sa
propre commission ne tempus inutiliter occupetur et labatur in vanum.
Si 3 seulement des commissions marquaient leur accord, aussitôt la
quatrième, mise ainsi en minorité, était invitée à exposer diligenter et
ad plenum les motifs et les raisons de son désaccord. Si l'argumentation
ébranlait quelque peu la conviction des auditeurs, l'article était aussitôt
renvoyé en commission - c'est-à-dire dans les 3 commissions où la
question était à nouveau débattue latius et maturus. Si - par
extraordinaire - le débat ne faisait pas éclater l'accord qui s'était
initialement manifesté auprès des 3 commissions, et si les raisons de
doute et d'hésitation présentées par la minorité étaient trouvées
insuffisantes, la motion était considérée comme adoptée par le vote
des 3 commissions. D'aussi interminables débats devaient lasser la
patience, pourtant inouïe, des participants. On dut prendre des
mesures contre l'absentéisme, et contre les retards sans excuse. Le
président dut sévir également contre ceux qui quittaient la séance
prématurément sans sa permission : le tout à sa discrétion. Les notes
et procès-verbaux des commissions aussi bien que de l'assemblée
générale devaient être lus par les secrétaires ut si per dictos notarios,
aliquis defectus in scribendo fuerit commissus, corrigatur, afin de mettre
au point les notes prises par eux. Seul avantage sur les congrès

154
Léo Moulin

modernes : les discours et les discussions se faisant en beau latin


cicéronien, le concile n'avait pas besoin d'interprètes.

Cette assemblée, indépendante et violente qui, de 1438 à 1449, devait


se réduire à n'être plus qu'un conciliabule schismatique, sans autorité
et sans force, fut d'une infécondité qui n'étonnera personne de ceux qui,
de nos jours, ont eu l'occasion d'assister à de grandes assises
internationales. Indépendamment des circonstances historiques qui
vidèrent le concile de Bâle de sa substance et lui ôtèrent toute
possibilité d'action réelle, sa seule organisation administrative aurait
suffi à le paralyser totalement. En tout cas, il est permis d'attribuer au
système des bureaux et des commissions qui fonctionna dès le début,
l'espèce d'incapacité à réformer quoi que ce soit, qui caractérisa ce
concile aussi impuissant que tumultueux.

III. L'influence de l'Eglise et des ordres religieux

Nous voici arrivés au terme de notre étude. Il est maintenant possible


de nous demander si l'Église et les ordres religieux ont influencé le
développement des techniques électorales et délibératives dans les
communes du Moyen Âge, et, si oui, comme je le crois, dans quelle
mesure et par quels canaux. Mais, avant de passer à la démonstration
de cette thèse, il me faut tout d'abord rencontrer brièvement une
objection qui m'a déjà été présentée à différentes reprises^ 9_u cours dft
mes recherches : la possibilité d'une influence directe de la Rome
antique sur le développement du code électoral des communes.

1. L'influence problématique de l'Empire romain

Sans vouloir entrer dans le détail de cette discussion - qui n'est


d'ailleurs pas tout-à-fait neuve - disons que cette thèse suppose une
continuité directe (du IHe au Xle siècle de notre ère) du droit romain, et
plus spécialement du droit public romain et de sa technique électorale
et deliberative. Cela me paraît hors de toute vraisemblance. En fait,
nous l'avons dit en commençant, à l'époque où l'Église s'est organisée
dans l'Empire romain, il y avait longtemps que les citoyens de Rome
avaient oublié les pratiques électorales, au demeurant elles-mêmes fort
rudimentaires1. Non seulement l'influence du droit romain sur les
chartes communales est nulle2, mais on peut aller jusqu'à se demander

1. Pirenne (H.), Les villes et les institutions du Moyen Âge, Paris, Alcan, 1862 ; Histoire
économique de l'Occident médiéval, op. cit., p. 137-138 : Bloch (M.), La société féodale. La
formation des liens de dépendance, Paris, Fayard, 1994 [1ère éd., 1939-1940], p. 173 et s.
2. Flach (J.), «Le droit romain dans les Chartes du IXe siècle en France», Mélanges
Fitting, op. cit., p. 394-420 : «Le droit [...] romain cité et allégué dans les chartes n'y existe
qu'à l'état sporadique et momifié. Le droit romain proprement dit était, aux Xe et Xle
siècles, frappé chez nous d'une complète stérilité. Toute question se résolvait en une
question de fait et de personne». Du même, p. 416-417 : «La désuétude du latin est générale
et s'étend aux clercs et aux évoques». Dans le même sens : Pertile (A.), Storia del diritto
italiano, op. cit., p. 116 ; Salvioli (G.), Storia del diritto italiano, op. cit., p. 104, n°100.
[suite de la note page suivante]

155
Relectures

si, dans ce domaine très spécial, les ordres religieux eux-mêmes ont
jamais fait l'effort nécessaire pour saisir ce que devait être
l'organisation des comices curiales ou du Sénat, le mode d'élection, les
systèmes de votation à Rome. En tout cas, les grands «exemples» grecs
et latins n'ont guère dû inspirer moines et bourgeois, car durant des
siècles, la technique électorale est restée tâtonnante, hésitante,
imprécise, a évolué comme si elle n'avait jamais eu de précédent, et
comme si la notion de «majorité» était restée étrangère à leurs esprits.
S'il y a eu influence, elle est en tout cas extrêmement faible et peu
décelable.

Certains ont été tenté d'admettre que la doctrine des grands civilistes
des XHe-XIIIe siècles, affirmant que la source de l'autorité impériale se
trouve dans le consentement populaire et dépend de lui, avait exercé
quelque influence sur la pensée politique communale1. Je n'en crois
rien. L'Église n'a pas attendu la renaissance du droit romain pour
affirmer le principe d'une certaine participation des gouvernés au choix
des gouvernants : elle l'a affirmé dès le premier siècle de son existence.
Et, d'autre part, cette doctrine des civilistes est à la fois trop tardive
(XlIIe siècle), trop savante et, malgré tout, trop favorable au pouvoir
impérial, pour être intervenue d'une façon quelconque dans l'élaboration
de la doctrine politique des communes, et moins encore dans
l'élaboration de leur code électoral. Eût-elle eu d'ailleurs pareille
influence qu'il est peu probable qu'elle ait pu s'exercer autrement que
par le canal de l'Église et des ordres religieux, seuls capables, à
l'occasion, de déchiffrer et de comprendre une pensée aussi complexe.

Avec Pirenne2, Ruffïni3, Stawski4, J. Redlich5, Konopczynski6,


Mengozzi7, Pertile8, Salvioli9, W. Heywood10, et ce curieux V. Leclerc qui,
il y a plus d'un siècle, eut l'intuition de la thèse que nous nous efforçons
d'établir aujourd'hui11, nous croyons non seulement à l'influence de
l'Église dans les domaines économique, financier12, social et artistique -

Contra : Esmein (A.), Cours élémentaire d'histoire du droit français, op. cit., p. 724-726,
qui est loin d'être convaincant.
1. Carlyle (A. J.), «The Theory of the Source of Political Authority in the Mediaeval
Civilians to the Time of Accursius», Mélanges Fitting, op. cit., p. 184-193.
2. Pirenne (H.), «Les origines du vote à la majorité dans les assemblées publiques», art.
cité.
3. Ruffini, I sistemi..., op. cit., passim.
4. Stawski (J.), Le principe de majorité..., op. cit., p. 38.
5. Redlich (J.), Rechts und Technik des englischen Parlamentarismus. Die
geschäflsordnung des House of commons, Leipzig, 1905, p. 357.
6. Konopczynski (L.), Liberum veto..., op. cit., p. 43-44 et 54-57.
7. Mengozzi (G.), La Città italiana nell'alto mediovo, op. cit., p. 388.
8. Pertile (A), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, p. 153 ; p. 251-252.
9. Salvioli (G.), Storia del diritto italiano, op. cit., p. 102.
10. Heywood (W.), A History of Pisa, op. cit., 1921, p. p. 235 ; p. 237.
11. Leclerc (V.), «Des Assemblées générales des ordres religieux au XlIIe siècle», Annales
de l'Académie des Inscriptions, 17 septembre 1846.
12. Cf. Higounet (Ch.), Cisterciens et Bastides. Le Moyen Âge, vol. 56, 1950, p. 69-84 ;
Valous (G. de), Le temporel et la situation financière des établissements de l'Ordre de
[suite de la note page suivante]

156
Léo Moulin

la chose n'est pas contestée - mais encore dans le domaine juridique,


où elle est puissamment intervenue dans l'élaboration et l'évolution du
droit civil (mariage, testament, procédure, etc.)1, du droit pénal et, ce
qui nous intéresse plus immédiatement, du droit public2.

2. L'influence de l'Église et des ordres religieux

En fait, pendant dix siècles au moins, Église a été la seule institution


en Occident qui ait connu et pratiqué le principe des élections libres et
régulières - papales, épiscopales et abbatiales - et respecté le principe
de la consultation des gouvernés ; la seule aussi qui ait assis son
gouvernement sur des principes de droit - règles, canons et décrets -, et
non sur l'usage de la force et de la violence ou la seule volonté d'un
homme, fût-il pape, évêque ou abbé ; la seule encore où se manifeste, à
l'état embryonnaire, sans doute, mais réellement néanmoins, l'idée si
féconde de collégialité3.

En matière de pratique électorales et délibératives, un fait est en tout


cas certain : c'est la priorité - qui ne signifie pas nécessairement
l'influence, reconnaissons-le - de l'Église et des ordres religieux. Il suffit
pour s'en convaincre de comparer les dates que nous avons citées
respectivement aux chapitre I et II de la présente étude : elles attestent
avec la présence d'une véritable assemblée représentative, l'existence
d'un code électoral et délibératif, à une époque où, dans les communes,
cet organe et cette technique sont encore véritablement bien primitifs.
Or, la décision prise par l'Église en 1179 de recourir, par exemple, au
système des 2/3 des voix n'est certainement pas le fruit d'une
improvisation, dont l'histoire du Saint-Siège nous fournit d'ailleurs peu
d'exemples antérieurs - faites sans doute lors d'élection abbatiales ou
épiscopales - que l'Église a fini par adopter ce principe. Il n'en va pas
autrement pour le vote secret, les tours de scrutin ou l'organisation des
élections. Il suffit de comparer la technique deliberative d'un chapitre de
Cîteaux au Xlle siècle4, avec les usages et les procédés d'une assemblée
populaire dans une commune italienne de la même époque, ou l'absence
d'indications dans la Grande Charte, pour se rendre compte de l'avance
considérable de l'Église en la matière. Il n'est pas étonnant dès lors

Cluny du Xlle au XlVe siècle, Paris, Picard, 1935, 2 vol. ; Moreau (E. de), SJ, Les abbayes
de Belgique (VIIe-XHe siècles), op. cit., p. 137-152 ; Pirenne (H.), Le rôle économique de
l'Église, p. 167-168.
1. Rivas (J. E.), «Notas para el estudio de la influencia de la Iglesia en la compilaciön
aragonesa de 1247», Anuario de Historia del Derecho Espanol, 1950, p. 458-774 ;
Poumarède, Les usages de Barcelone, op. cit., p. 350 et s.
2. Esmein (A.), «L'unanimité et la majorité dans les élections canoniques», art. cité, p. 357 ;
Gierke (O. von), Das deutsche Genossenschafter echt, 4 vol., vol. lu, p. 342-344 ; 492-495.
3. Il ne nous pas été possible, dans le cadre du présent article, d'esquisser, si brièvement
que ce soit, la naissance et le développement de l'idée de collégialité dans les ordres
religieux. Cette question fera l'objet d'un prochain article, à paraître dans la Revue
internationale des sciences administratives.
4. Cf le très remarquable article du P. Bock (C), OCR, «Les codifications du droit
cistercien», Collectanea Ord. Cist, Westmalle, Imprimerie de l'Ordre, 1956.

157
Relectures

qu'elle ait exercé dans ce domaine, aussi bien que dans tous les autres,
une influence primordiale.

Certes, du fait que les archives des communes ne nous livrent bien
souvent, nous l'avons constaté, que des dates assez tardives au sujet
des pratiques électorales et délibératives (en fait, bien rares sont celles
qui sont antérieures au XlIIe siècle), il ne faudrait pas déduire que ces
pratiques n'existaient pas auparavant. Le silence des documents
n'implique évidemment pas l'inexistence de tout code électoral. Mais
l'argument vaut a fortiori pour le monde religieux où se sont posés dès
le début et pour de longs siècles, tous les problèmes inhérents à un
régime de droit où ne joue pas la question de l'hérédité.

3. Les cas d'influence certaine

Sans même nous attarder au fait évident que la doctrine et la pensée


catholique ont imprégné durant des siècles le monde laïque tout entier,
et qu'il n'est pas un secteur de la vie spirituelle, si minime soit-il, qui
ait pu échapper, d'une façon ou de l'autre, à cette emprise totale et de
tous les instants, voyons les cas où l'influence de l'Église et des ordres
religieux s'est exercée directement dans l'élaboration de la technique
communale des élections et des votes délibératifs.

Le principe du scrutin secret, «ore ad os», est incontestablement d'origine


religieuse. Il était déjà en usage dans le monde ecclésiastique avant
1215, date où il fut adopté, et pendant longtemps le soin d'organiser ce
système de votation fut commis à des religieux, professionnellement
plus discrets que les mandataires communaux. C'est ainsi que Pertile
nous cite le cas d'un vote secret qui eut lieu à Pise, en 1286, en
présence de deux Frères prêcheurs et de deux Frères mineurs1. J'en
penserais volontiers autant de la majorité qualifiée des 2/3, très tôt
adoptée par l'Église (1179), et que nous retrouvons un peu partout
durant tout le Moyen Âge et jusqu'à ce jour, dans beaucoup de
constitutions modernes. Nous avons vu (chap. I, § 8) des communes
incapables de prendre une décision, se décider à désigner un arbitre - le
plus souvent l'évêque de la ville ou un religieux - ou un petit groupe
d'homme chargés de faire un rapport ou même de décider, et de nommer
en lieu et place des échevins. De toute évidence, il s'agit du système dit
per compromissium (chap. II, § 8, 2°) mis au point par l'Église, adopté
en 1215 par le IVe concile de Latran, et encore en usage de nos jours.
Quatrième exemple où l'influence «cléricale» est nette : les cas, cités par
Ruffini et par d'autres auteurs, où apparaît le principe de la saniorité,
principe à ce point étranger au système majoritaire qui a été, dès le
début, adopté par la bourgeoisie des communes, qu'il est impossible
d'expliquer sa présence sans l'intervention de moines tout imprégnés de

1. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., p. 146, n. 332. Cf. également Ruffini, /
sistemi..., op. cit., p. 45-46.

158
Léo Moulin

cette doctrine1. Il n'est pas exclu que l'habitude première de nommer


des échevins à vie - elle aussi tellement éloignée des exigences de la vie
politique - soit empruntée aux exemples religieux - évêques et abbés —
que les bourgeois avaient sous les yeux. Mais la chose est peut-être plus
contestable. Ce qui l'est moins, c'est l'usage des «promissions»,
véritables promesses électorales arrachées au candidat2, coutume dont
nous savons par le savant ouvrage de Dom Schmitz3 que, si contraire
qu'elle fût à l'esprit de la règle bénédictine, elle s'était installée dans les
mœurs monastiques dès les Ville et IXe siècles. Enfin, notons, à côté
d'un admoniteur laïc, dont le rôle de «gardien de la Constitution» est
identique à celui des administrateurs religieux, l'existence, à Venise,
d'un contradicteur qui, à l'exemple de Yavocatus diaboli dans les causes
matrimoniales et les procès en canonisation, était chargé de faire de
l'opposition afin que, en toutes choses, les problèmes fussent mieux
étudiés4. Ce sont là les quelques cas où l'influence des pratiques
d'élection et de délibération en usage dans le monde religieux ont
certainement inspiré l'organisation politique de la bourgeoisie. Il en est
d'autres sans aucun doute qu'une étude plus approfondie de ce que j'ai
appelé le code électoral et délibératif des communes permettrait de
mettre en lumière.

4. Les canaux d'influence

Quant aux canaux par lesquels cette influence a pu s'exercer, on n'a que
l'embarras du choix.

1° Notons rapidement, parce que la chose est bien connue, et


incontestable, le rôle que le clergé a longtemps joué comme conseiller
des rois, des princes et des diètes : à Venise, par exemple, dans les
moments importants, le doge a coutume de prendre l'avis des évêques
et des abbés des îles5. Dès le début des communes, en Italie, l'évêque
gouverne aux côtés du gouverneur royal ou ducal : souvent les deux
fonctions sont assumées par lui tout seul6. En France, «les deux
synodes annuels qui sont de règle à dater de l'an 755, se confondirent
souvent avec les deux plaids également annuels»7. Dans la monarchie
wisigothique, l'assemblée délibérante n'est autre que le concile lui-
même. Il n'est pas jusqu'au développement et à l'organisation de

1. Ruffini, / sistemi..., op. cit., p. 46-48, en note. Lesale, op. cit., p. 68, à Barcelone, en 1254.
Baty (T.), art. cité, p. 8, cite un fragment des Leges Henrici (1118) où il est demandé que
dans les tribunaux «uincat sententia meliorum» «the majority by rank, repute and sound
judgment» : c'est exactement la définition canonique de la sanior pars.
2. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, 1ère Part., p. 251-252, n. 52.
Heywood (W.), A History of Pisa, op. cit., p. 238.
3. Schmitz (Ph.), Histoire de l'ordre de Saint-Benoît, op. cit., vol. IV, p. 226.
4. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, 1ère Part., p. 262.
5. Id., ibid., vol. H, 1ère P., p. 241.
6. Id., ibid., vol. II, 1ère P., p. 28-29.
7. Viollet (P.), Histoire des institutions politiques et administratives de la France, op.
cit., 1,358.

159
Relectures

certaines communes où l'influence directe de l'Église ne se soit exercée.


C'est le cas notamment pour Marseille où l'émancipation de la ville
basse, qui date des premières années du XHIe siècle, est l'œuvre de la
confrérie du Saint-Esprit, établie en 12121. Et nous savons qu'à l'origine
du moins, dans les communes italiennes, l'Église a servi de Parlement
et de lieu de réunions populaires.

2° On sait qu'en cas de luttes électorales indécises ou de tensions


sociales insolubles (par exemple à Milan en 1256), les communes
italiennes font appel aux autorités religieuses - évêques, chanoines ou
moines — qui jouent un rôle d'arbitre2. Il est évident que devant les
problèmes posés surtout par le manque de régularité dans les élections,
le peu de respect des décisions prises par la majorité ou les abus de
pouvoir de celle-ci au détriment de la minorité, moines et prêtres ont dû
tout aussitôt penser à la technique en usage dans leur milieu. Pertile
cite le cas d'élections très contestées (à Vercelli) : on remit le soin à des
frères de distribuer les bulletins de vote ad suspicionem quamlibel
removendam, «afin d'écarter tout soupçon de partialité», note le
chroniqueur qui nous rapporte le fait ; et telle devait être souvent la
raison des appels que la bourgeoisie lançait aux couvents de la Cité.

3° D'une façon générale, les religieux jouaient d'ailleurs un rôle de


premier ordre dans la vie publique des communes. Si certaines fonctions
publiques ne leur sont pas accessibles (en raison notamment du fait
qu'ils ne paient pas d'impôt), d'autres, par contre, leur sont
traditionnellement dévolues3. L'exercice de certaines fonctions,
particulièrement délicates, telles que la garde du sceau (Florence,
1308), de la caisse communale, des archives communales (Chieri), la
vérification des poids et mesures, la perception des pesages leur était
spécialement confié4. Parfois même les religieux étaient chargés d'élire
les électeurs au premier degré, ou, comme à Vérone, les magistrats eux-
mêmes. À Venise, ils choisissent parmi les membres du Parlement, les
membres du grand Conseil5. Ni électeurs, ni éligibles6, peu mêlés, du
moins de façon directe, aux affaires de la commune, ne pouvant pas
faire de testament après leur «profession»7, ni participer à aucune
succession8, souvent bien renseignés par les frères de leur ordre sur ce
qui se tramait ou se faisait dans les autres communes, ils formaient
sans aucun doute un corps d'arbitres puissants et respectés.

1. Bourilly (V.-L.), Essai sur l'histoire politique de la commune de Marseille..., op. cit.,
p. 46 à 53.
2. Wolfson (A. M.), «The Ballott and Other Forms of Voting in Italian Communes», art.
cité.
3. Pertile (A.), Storia del diritto italiano, op. cit., vol. II, p. 148, n. 354.
4. Id., ibid, vol. II, P. 1, p. 153. Poullet, op. cit., II, § 747, en 1361 à Louvain.
5. Id., ibid, vol. II, P. 1, p. 114, n. 157.
6. Id., ibid, vol. II, P. 1, p. 33-35 ; p. 117, n. 174 ; p. 148, n. 351.
7. Cessi (R.), Gli statuti veneziani di Jacopo Tiepolo del 1242 e le loro glosse, op. cit., 1.
IV, c. XXVin.
8. Id., c. XXX et XXI.

160
Léo Moulin

4° Un article de J. Paquet consacré à la collaboration du clergé à


l'administration des villes de Bruxelles et d'Anvers aux XlVe et XVe
siècles1 signale que les échevins de ces villes (et d'autres : Zurich,
Leipzig, Louvain, Zutphen, etc.) avaient fait appel à des clercs pour les
placer, malgré la méfiance et l'anticléricalisme traditionnel de la
bourgeoisie, à la tête du greffe de la maison communale. A une certaine
époque, deux ecclésiastiques bruxellois au moins et cinq anversois
voisinent avec les laïques sur la listes des clercs secrétaires des deux
villes. «L'exercice d'une fonction normalement réservée à des laïques
n'est donc pas incompatible avec l'état clérical. Celui-ci ne grève ses
possesseurs d'aucune incapacité, écrit encore M. Paquet. Le magistrat
utilise leurs services comme ceux des laïques ; il exige d'eux les mêmes
garanties ; il leur réserve les mêmes missions»2. H. Pirenne3 note
d'autre part comment l'Église, durant des centaines d'années, a été
seule à détenir les instruments indispensables à toute culture et à
toute administration : la lecture et l'écriture ; seule à pouvoir établir
une comptabilité un peu sérieuse et à posséder un personnel de
«notaires» et de «secrétaires» qualifiés. Le grand historien conclut : «Du
IXe au Xle siècle, toute la haute administration est, en fait, dans ses
mains». Il est donc plus que probable que les communes ont dû, au
début surtout, faire appel, bon gré, mal gré, aux gens d'Église : les
raisons qui les ont amenés à recourir à des clercs au XVe siècles
devaient être encore bien plus pressantes à l'aube de la vie communale.
Il serait évidemment du plus haut intérêt de retrouver la trace d'un
appel de cet ordre au Xle ou au Xlle siècle : faute de preuves formelles,
et si vraisemblable que soit l'hypothèse, il convient de se montrer
prudent.

5° Autre canal d'influence et celui-là très important du moins en raison


de l'importance qu'a pris dans l'histoire du monde occidental le
document influencé : la Magna Charta de 1216. Nous savons par
l'ouvrage de F. M. Powicke l'influence prépondérante que la vie
cistercienne a exercée sur Stephen Langton, l'évêque de la Grande
Charte4. Formé dans une abbaye cistercienne, réfugié à l'abbaye de
Pontigny, durant la plus grande partie de son exil, Langton a
longtemps balancé entre la vie active des séculiers et la vie
contemplative des Chartreux. Bon connaisseur de la vie religieuse, il
s'en inspire pour tâcher d'organiser la vie laïque. «He frequently, in the
course of his lectures, refers to details of monastic life and experience
and to the monastic rules», écrit Powicke5 qui ajoute : «He had a deep
concern for the well-being and the good administration of secular life in
its various social forms, from the home to the politic body. The
responsability of man to his neighbours and the problem of social

1. Le Moyen Age, n°12, 1950, p. 357-372.


2. Cf. également Poullet, op. cit., t II, § 747.
3. Pirenne (H.), Le rôle économique de l'Église, op. cit., p. 167-168.
4. Powicke (F. M.), Stephen Langton, Oxford, 1928.
5./6«2.,p. 11-12.

161
Relectures

intercourse always attracted him. Naturally, therefore, he was intensely


interested in the life and work of the secular energy, in the government
of the Church». Ce qui l'avait frappé dans la vie monastique, c'est la
conception même de la communauté, de son existence et de ses fins
propres, des devoirs que cette conception comportait pour les moines,
règles de droit à ce point au dessus du pouvoir des hommes que le pape
lui-même ne pouvait pas accorder d'exemption. Le système des élections
libres et régulières par le chapitre, le principe de la saniorité et, plus
encore, le pouvoir accordé au Chapitre de déposer l'abbé (Langton avait
vu le cas se produire à Pontigny, en 1205, où l'abbé avait été déposé
parce qu'il avait trop richement décoré son église) l'avaient fortement
impressionné. Il s'efforça d'appliquer ces grands principes à la vie
laïque de l'Angleterre. On sait le rôle eminent qu'il a joué jusqu'en 1215
dans l'élaboration de la Magna Charta et par la suite. C'est lui qui a
orienté les barons vers l'octroi d'une Charte, c'est grâce à lui que, sous
Henri VII, l'Église a été le centre de la vie nationale, l'inspiratrice de la
résistance à toutes les oppressions1. Même si, comme il est évident, la
Grande Charte est loin d'être à l'origine directe du parlementarisme,
elle n'en est pas moins le témoignage éclatant de la volonté de
substituer au règne du bon plaisir (ou, ce qui revenait souvent au même
à l'époque, à celui des coutumes), le règne de la loi. Manifestation de
volonté typiquement religieuse, bénédictine ou cistercienne, où l'on
reconnaît la main du grand évêque. Mais le prestigieux document ne
contenait pas l'idée d'organiser un système de représentation. «On n'en
viendra que lentement, écrit Petit-Dutaillis2, firagmentairement, sous
l'influence des pratiques beaucoup plus intelligentes de l'Église». Autre
preuve, s'il en fallait encore, de l'influence qu'a exercée l'Église et, avec
elle, les ordres religieux, dans l'élaboration du monde parlementaire
moderne et de ses pratiques d'élection et de délibération.

1. Petit-Dutaillis (Ch.), La monarchie féodale en France et en Angleterre (Xe-XIIIe


siècle), Paris, A. Michel, 1935, et notamment, p. 405-406, 409, 416-417 et passim.
2. Petit-Dutaillis cite à ce sujet un ouvrage qu'il ne nous a pas été possible de nous
procurer : Barker (E.), The Dominican Order and Convocation. A Study of the Growthe of
Representation int the Church during the Thirteenth Century, Oxford, Clarendon Press,
1913. Ce que nous avons dit du système monastique antérieur à l'arrivée des Dominicains
en Grande-Bretagne suffit d'ailleurs largement, nous semble-t-il, à établir notre thèse.

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