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Langages

Le français, matière ou discipline ?


Dan Savatovsky

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Savatovsky Dan. Le français, matière ou discipline ?. In: Langages, 29ᵉ année, n°120, 1995. Les savoirs de la langue :
histoire et disciplinarité. pp. 52-77.

doi : 10.3406/lgge.1995.1731

http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1995_num_29_120_1731

Document généré le 14/10/2015


Dan SAVATOVSKY
URA-CNRS 381, IUFM de Créteil

LE FRANÇAIS, MATIERE OU DISCIPLINE ?

Le problème que nous nous proposons d'examiner est les suivant : à quelles
conditions et sous quelles formes, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les acteurs
du jeu scolaire — enseignants, élèves, corps d'inspection, administration
ministérielle, pédagogues — se sont-ils mis à penser le français comme une discipline
scolaire à part entière, semblable à celle que nous désignons sous ce nom. Une
discipline qui regroupe en les unifiant des matières comme l'orthographe, la
grammaire, ou l'étude de la littérature ; des exercices comme le discours et la composition
française, la lecture ou l'explication de textes.

L'évidence dans laquelle désormais s'offre à nous une catégorie scolaire telle que
le français, entraîne un risque : celui de supposer ce problème résolu avant même
d'avoir été posé. Risque produit par l'illusion rétrospective d'après laquelle, selon
des modalités sans doute différentes, mais avec le même degré de consistance
disciplinaire, le français s'est toujours enseigné dès le moment que la langue
française est apparue suffisamment distincte du latin quant à ses formes et suffisamment
comparable à lui quant à son statut, pour devenir, non plus seulement une matière,
un objet d'études, mais aussi la langue de travail de l'école.

Langue de travail et langue de référence, métalangue des dispositifs d'analyse


grammaticale et langue-objet, langue-source et langue-cible des exercices de
traduction, langue écrite et langue orale, langue de la littérature et français ordinaire : il y
a là bien des distinctions sur lesquelles il faudrait s'attarder. Mais ces distinctions
« internes » ne peuvent prendre sens à leur tour que si le français en voie de
formation est rapporté aux partages qu'un degré donné de l'enseignement opère
entre l'ensemble des disciplines et aux modifications de ces partages. À maints égards
la distribution des matières ou des exercices qui le composent — par exemple
littérature, grammaire ou discours français, explications des auteurs - — • est
largement fonction des liens que le français qui les regroupe entretient avec les matières
qui forment avec lui un « réseau disciplinaire » complexe *. Liens directs et
surdéterminés dans le cas du grec et du latin ; indirects, mais également essentiels dans
celui de l'histoire ou de la philosophie.

Il est certain par exemple que nous ne pouvons mettre sur le même plan les
exercices de latin qui se faisaient directement en langue latine, comme les vers ou le
discours, longtemps les plus importants, et ceux qui étaient fondés sur la traduction
(du français et en français), la version et le thème. Or faire l'histoire des exercices de

1. Cf. A. Chervel, 1988.

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traduction à l'école suppose qu'on accorde de l'importance à un changement de
forme qui est aussi un changement de statut : pratique d'abord essentiellement
orale, fondée sur le mot-à-mot et la lecture cursive des textes, la version devient
exercice écrit quand les vers latins et le discours latin, qui l'étaient par excellence,
sont en passe de disparaître — laissant la place libre. D'autre part, alors que dans les
années 1830-1840 encore, beaucoup d'exercices de traduction se faisaient du grec au
latin ou du latin au grec 2, c'est le modèle unique de version des langues anciennes
vers le français qui s'impose à partir de 1850. Exercice français autant qu'exercice
latin, dès lors qu'elle est écrite, liée à l'installation au sein même des humanités
classiques d'un enseignement du français de plus en plus autonome par rapport à
celui des deux autres langues classiques, la version latine signale, par son primat sur
la version et le thème grecs, sur le discours, les vers et le thème latins, qu'une
discipline scolaire, la hiérarchie des savoirs sur lesquels elle se fonde, c'est d'abord
un dispositif d'exercices.

Les enseignements sans latin

De plus, dans cette genèse du français, il convient de faire la part des


enseignements secondaires nouvellement créés au cours de la seconde moitié du XIXe siècle :
l'enseignement spécial en 1865, puis celui des filles à partir de 1880, qui ont été
voulus comme des enseignements sans latin, et ont été conduits, du fait même, à
accorder à la langue française une place plus importante, voire une place centrale
dans leurs plans d'études (voir en particulier J.-C. Chevalier et S. Delesalle, 1986,
pp. 260 sqq.). Mais de la langue française au français, il y a précisément toute la
distance qui sépare une matière — au sens premier du terme — d'une discipline.
Simple affaire de mots ? Peut-être, si l'on admet qu'en l'absence de traditions, donc
sans les résistances ou les inerties propres aux humanités classiques, ces nouveaux
cursus ont pu innover en générant des pratiques et en créant des catégories scolaires
originales qui correspondent à ces pratiques, sans équivalent dans l'enseignement
traditionnel. Alors, dans un second temps, le français, dûment reconnu, devenu
consistant, ayant permis de rassembler autour de lui tout un appareil didactique,
aurait été introduit dans l'enseignement classique, en prenant place à côté des
langues anciennes.

L'histoire institutionnelle des nouveaux cursus doit nous amener à nuancer


sensiblement une telle approche. Car le français ne s'est pas imposé contre les
humanités : il en est largement le produit. Quand en 1902 le secondaire spécial,
dénommé « moderne » depuis 1891, disparaît en tant que tel, ce n'est pas pour être
intégré dans les lycées comme une seconde filière, comparable à celle des humanités,
et de même statut. Son « intégration » est en réalité le point d'aboutissement d'une
désintégration progressive, certes d'abord marquée par l'alignement de son
curriculum et de ses sanctions sur ceux de l'enseignement classique, mais qui s'achève par

2. On en trouve un recueil dans les annales de l'Ecole normale supérieure [A.N. AJ 61 176].

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la dispersion de ses enseignements dans des cycles différents de l'ordre secondaire 3.
S'agissant plus particulièrement du français, la question n'est plus alors tant de se
demander si le secondaire spécial / moderne a pu offrir au secondaire classique les
modèles d'enseignement qu'il avait d'abord mis en place pour son propre compte.
Elle est davantage de savoir comment les transformations qui s'étaient opérées à
l'intérieur même du secondaire classique — pour certaines depuis longtemps — le
rendaient apte à recueillir sa part d'héritage d'un cursus que les gardiens du temple
étaient enfin parvenus à démanteler.

Classe et classicisme

Bref c'est au sein même du système des humanités que s'est progressivement
installée, au travers de débats souvent virulents, l'idée d'un « enseignement
classique sans latin » [Prost, 1968, p. 254], aussi nommé, ici ou là, au tournant du siècle,
« enseignement classique moderne ». Signe que dans son acception première, alors
le plus souvent encore en vigueur, le classique, désignant de façon générale ce « qui
est à l'usage des classes » [Littré], mais restreint de fait pendant longtemps au seul
type d'enseignement conçu comme valant pour toute classe, les humanités, allait
pouvoir désormais qualifier également le cursus moderne.

Pour qu'une telle opération soit possible, encore fallait-il qu'on ne se contente
pas d'ajouter « moderne » à « classique », mais de plus, ce faisant, qu'on étende le
champ d'application du classique, qu'on le fasse varier en extension, sans toutefois
prétendre en changer le sens. Prenons ainsi l'exemple des textes français au
programme des lycées. Une commission, mise en place autour de Jules Simon par le
Conseil supérieur de l'instruction publique, avait ouvert la voie en donnant des
précisions sur ce qu'on devait entendre par « auteur classique ». L'arrêté du
28 janvier 1890, qui résume ses travaux, préconise de ne pas « restreindre aux
classiques le choix des auteurs. (Le conseil) a décidé que par le mot "classique", il ne
fallait pas entendre seulement les auteurs du XVIIe siècle, mais aussi les écrivains du
XVIIIe et du XIXe siècles » [B.A.I.P., Tome XLVIII, 1890, p. 99, n. 3].

Prescription bien tardive et inutile dans les faits : les listes d'auteurs s'étaient
ouvertes depuis longtemps, en aval aussi bien qu'en amont du XVIIe siècle. Etrangeté
de la formulation aussi, car elle revient à admettre simultanément que des auteurs
non classiques peuvent figurer au programme, et qu'ils seront du fait même à ranger
parmi les auteurs classiques. Coup de force sémantique ensuite, bien représentatif
de cette constance des tenants de l'enseignement secondaire, même quand ils sont
animés d'une intention réformiste, à n'accepter les changements, parfois même à les
provoquer, qu'en les déniant, et en les soumettant aux normes anciennes. Oubli
enfin : celui des textes antérieurs au XVIIe siècle et en particulier des textes du
Moyen-âge, eux aussi depuis longtemps dans les différents programmes bien avant
que la circulaire ne propose une définition plus souple du classicisme scolaire. A

'A. Cf. Prost, 1968, pp. 254-255.

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certains égards , ils y ont figuré avant même ceux du XVIIIe s . (en 1874 pour Les Essais
de Montaigne, en 1879 pour la Chanson de Roland), si du moins l'on veut bien
admettre que Montesquieu ou Voltaire, seuls portés dans les listes jusqu'à ces dates,
y représentaient un XVIIIe siècle davantage conçu comme une extension du XVIIe que
comme le Siècle des Lumières. C'est qu'ici ce ne sont pas seulement les auteurs qui
comptent, mais les œuvres : Montesquieu est continuellement présent au concours
de l'agrégation des lettres depuis 1851 4 ; mais avec Grandeur et décadence des
Romains et non avec V Esprit des lois ou les Lettres persanes ; Voltaire, avec Zaïre ou
le Siècle de Louis XIV et non avec le Dictionnaire philosophique ou les Lettres
anglaises.
Le débat sur la portée du classicisme scolaire, dont témoignent les travaux de la
commission Simon, va vite trouver un écho dans les sujets de composition à
l'agrégation. La Revue universitaire propose ainsi comme sujet de composition française
à l'agrégation blanche de 1893 : « Qu'est-ce qu'un classique ? » [R.U., 1893-1,
p . 582 ]. La même année à Г agrégation de l'enseignement secondaire des j eunes filles ,
on donne pour la même épreuve : « Pensez-vous que nos grands poètes lyriques,
Lamartine et V. Hugo, puissent être considérés comme classiques ? Dans quel sens et
dans quelle mesure pourrait-on les considérer ainsi ? » Ces interrogations réitérées
sur les critères du classicisme ont intimement partie liée à l'invention du français.
Car indépendamment du fait d'être en usage dans les classes (sens n° 1) ou
d'appartenir au XVIIe siècle (sens n° 2), une matière, un texte, un auteur ou une langue
peuvent être considérés comme classiques à raison des situations de colinguisme 5
dont ils fournissent l'occasion. Le colinguisme prenant, dans le cas du français-latin-
grec, la forme particulière de l'enseignement humaniste (sens n° 3). Cette troisième
acception est déjà ancienne, elle aussi. Quand Grégoire indique, dans son rapport à
la Convention, en prairial an II, que la langue française a « conquis l'estime de
l'Europe, et (que) depuis un siècle elle y est classique » (1867, p. 13), il ne vise pas
spécialement le français tel qu'il peut être appris à l'école, mais les situations
linguistiques dans lesquelles le français joue à l'égard des autres vernaculaires
européens le rôle que les langues anciennes jouent à son propre égard dans les
collèges, en France. Aucun état, aucun usage du français n'est alors classique par
lui-même, mais le devient au travers des rapports qu'il entretient avec une autre
matière, une autre langue, une autre littérature. Cet aspect du classicisme,
reconduit dans les conceptions de l'enseignement bien au-delà de la fin du XVIIIe siècle, est
essentiel, lui aussi, pour comprendre les conditions d'émergence du français. Pour
que la discipline se forme, il fallait, par une sorte d'involution, qu'elle transforme
l'ensemble des rapports externes qu'elle entretenait avec les langues qui l'instru-
mentalisaient (les langues mortes) ou qu'elle instrumentalisait à son tour (les langues
vivantes), en rapports internes à son propre dispositif.
Cette assignation du classicisme comme principe structurant la langue et la
littérature française (la littéralangue) , en reconduisant à l'intérieur d'elles-mêmes
les rapports qu'elles étaient réputées entretenir avec les autres langues ou littératu-

4. Cf. A.N. 61 AJ 43 à 45.


5. Pour reprendre l'expression de Balibar et Laporte, 1974.

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res — mortes ou vivantes — instaure une double distinction. La première est de
nature hiérarchique. Elle vise à différencier, à l'intérieur de l'âge classique (sens
n° 2), les « grands classiques » 6, ou les « grands écrivains », ceux dont la portée va
au-delà de leur époque d'appartenance (le sens n° 2 rejoint alors le sens n° 3), des
auteurs qui seront considérés comme mineurs parce qu'ils ne sont que classiques (au
sens n° 2) : les auteurs « mondains ». La seconde est d'ordre générique. Elle permet
de séparer, au sein du corpus des textes classiques (sens n° 1), ceux qui relèvent de
la littérature « pure » et ceux qui, très présents jusqu'alors dans les listes d'auteurs
français, appartiennent à l'histoire, à l'art oratoire, à la pédagogie.

Matière ou discipline

Du caractère largement endogène de ces opérations on ne doit cependant pas


inférer qu'une catégorie comme celle de français, en quelque sorte prête à l'emploi,
serait venue sanctionner la seule redistribution opérée à l'intérieur de l'ordre
secondaire classique. D'autres facteurs ont joué, en assez grand nombre. Loin de
pouvoir les décrire tous, nous tenterons du moins d'identifier les principaux d'entre
eux, qu'ils ressortissent, à l'intérieur du système d'instruction, des autres degrés
d'enseignement, primaire aussi bien que supérieur, qu'ils renvoient à des usages
sociaux et littéraires des catégories scolaires ou qu'ils relèvent de certaines des
finalités sociales et politiques assignées à l'école. Plus que d'un jeu univoque
d'influences, de la transposition d'un domaine ou d'un ordre d'enseignement vers
un autre, toutes choses égales d'ailleurs, l'invention Aufrançais procède aussi d'une
redéfinition des rapports que ces ordres entretiennent entre eux au travers des
exercices qu'ils partagent, des savoirs qu'ils échangent, des modèles d'organisation
pédagogique qu'ils adoptent parfois conjointement, parfois séparément, parfois
diversement.

C'est à désigner ce jeu complexe que nous entendons réserver le terme de


discipline. Une discipline scolaire nous paraît réunir trois traits par lesquels elle se
distingue d'une simple matière : son caractère instrumental à l'endroit des autres
savoirs scolaires. Son caractère transversal, d'un ordre d'enseignement à un autre.
La valeur réputée formatrice pour l'esprit des exercices qu'elle met en place.

La conjonction de ces trois traits ne permet certes en rien de définir une discipline
sub specie œternitatis ou universitatis . Prenons ainsi Y exercice et sa valeur
formatrice. Ce thème — ou du moins sa réactivation — est d'histoire assez récente dans le
contexte éducatif français. Il ne s'installe avec quelque force qu'au milieu du
XIX" siècle. Si l'on sort de ce contexte national, il faut rappeler l'apparition, dès le
XVIIl"
siècle, des doctrines de la Bildung et de leurs succédanés pédagogiques, dans
le cadre des Lumières allemandes. Ces doctrines n'ont pas laissé de pénétrer assez tôt
en France, même s'il faut attendre les années 1840 et l'action de vulgarisateurs

6. Cf. Abry, Autlic, Crouzet, 1912, chap. 26.

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comme le père Girard pour qu'on puisse parler d'un début de diffusion auprès des
instituteurs. Elles sont pourtant restées assez longtemps en sommeil.
Il y a deux raisons à cette inactivation. La première tient à l'école primaire,
disposée à se convertir au pédagogisme comme à une posture éducative qui lui
permette de conférer quelque cohérence à une instruction encore en miettes, mais
peu capable d'inscrire les effets de cette conversion doctrinale dans des matières
d'école. Lesquelles, restant des rudiments, des savoirs rudimentaires n'accèdent
donc pas encore au statut d'enseignements. D'un montrer-à-lire à un enseigner-la-
lecture, il y a toute la distance séparant une simple mise en apprentissage d'un
savoir-faire professionnel, qui s'appuie à la fois sur des techniques raisonnées et des
théories de l'apprentissage.
La seconde raison, symétrique de la première, touche aux humanités du
secondaire. L'idée que cet enseignement tire son importance de sa valeur de gymnastique
intellectuelle est bien au fondement des savoirs clos qui le constituent : mais elle
reste, en tant que telle, longtemps tacite. Il faut attendre les premières critiques
envers les humanités, leur inutilité, le caractère gratuit et stérile de leurs exercices,
pour que soit mise à jour et mise en avant cette valeur formatrice pour l'esprit.
Encore ne s'agit-il au début que d'un retournement d'argument, puisqu'à l'origine
c'était le plus souvent sous la plume de ses adversaires que l'enseignement classique
était réputé former un ensemble d'exercices scolastiques gratuits, c'est-à-dire
justement une simple gymnastique.
Rien d'étonnant à ce que les humanités aient attendu fort longtemps pour
s'engager dans pareil procès de légitimation : elles n'en éprouvaient pas le besoin
dans la mesure où leur enseignement se dispensait dans l'évidence la plus parfaite.
Bientôt, de simple argument tactique, la conception d'une valeur formatrice prend
de l'épaisseur, se convertit en véritable discours doctrinal, indissociable de l'histoire
à venir de l'enseignement classique, de son effort pour perdurer tout en s'adaptant,
en modifiant la hiérarchie de ses matières, en s'ouvrant à des savoirs nouveaux.
Cet effet de méconnaissance touche également le second trait de la discipline : son
caractère transversal. Un des plus forts obstacles à ce qu'il puisse être reconnu
comme tel tient au cloisonnement de l'enseignement français du XIXe siècle, à
l'existence de réseaux scolaires complets, juxtaposés et socialement bien distincts :
d'un côté, pour les classes populaires et moyennes, le primaire, avec l'école primaire
proprement dite et le primaire supérieur ; de l'autre, pour la bourgeoisie,
l'enseignement secondaire avec les petites classes des lycées, dites classes élémentaires,
suivies des classes de grammaire et des classes d'humanités. Mais derrière le
maintien de ce double système, lié à des facteurs institutionnels et sociaux, il y a les
changements propres aux curriculums et aux disciplines — changements
relativement autonomes. La constitution Aufrançais est à cet égard un facteur d'unification
entre les deux ordres d'enseignement. Voyons cela de plus près.

Français et langue française


L'usage de français, comme terme générique servant à désigner le groupe de
matières d'enseignement que nous identifions de nos jours sous ce nom, ne s'est que

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très lentement imposé. Il remonte à la période comprise entre 1870, dans l'ordre
primaire, et 1900, dans l'ordre secondaire. Quand il s'emploie alors, de manière
encore sporadique, c'est en littérature et dans le discours scolaire courant ou les
ouvrages de pédagogie ; pour ainsi dire jamais dans les textes du curriculum formel :
manuels, programmes, instructions ministérielles etc. Il faut attendre les années
1920, s'agissant des Ecoles, ou les années 1930, s'agissant des lycées, pour que le
terme se présente avec quelque fréquence dans les prescriptions officielles. Encore
n'apparaît-il que dans le corps des textes de recommandation, jamais dans les listes
de rubriques, les plans d'études ou les tableaux d'emploi du temps. Comme si le
voisinage du français avec les autres matières d'enseignement, facilité par la mise en
série ou la présentation tabulaire, n'allait pas tout à fait de soi, ne permettait pas
encore à sa disciplinante d'être reconnue sous ce nom.
Enfin ce n'est que fort tard, en 1954, que français finit par trouver une première
consécration lexicographique . Le Trésor de la langue française le définit alors
comme la « matière dont l'objet est l'étude de la langue française et plus
particulièrement de la littérature française ». Et il faut attendre l'édition de 1989 du Robert
pour avoir une entrée comparable : « la langue française considérée comme matière
d'enseignement » 7.
Tenter d'assigner un ordre d'apparition du français dans des textes de nature
aussi différente qu'une correspondance littéraire, un arrêté ministériel, ou un
dictionnaire de langue, suppose quelques précautions. Entre autres : s'assurer des
fréquences par sondages ; comparer les contextes d'emploi ; traiter différemment
les occurrences selon qu'il s'agit d'un document isolé ou de l'élément d'une archive
complète et close, justiciable d'une analyse sérielle. Ainsi dans l'ensemble des plans
d'études officiels pour l'école primaire, il en est un, figurant dans l'arrêté du
27 juillet 1882, qui donne, c'est la toute première fois sous ce nom, semble-t-il, le
français dans la liste des enseignements [B.A.I. P., 1882, Tome 27, p. 215etsqq.] —
cf. Boutan (1994, p. 25). Occurrence précoce qui paraît démentir nos choix de
périodisation, mais qui ne se retrouve pas dans la suite de l'arrêté — en particulier
dans le tableau synoptique des matières enseignées. De plus, si l'on compare cette
dénomination à celles qui figurent dans la longue série des textes réglementaires à
venir, elle se révèle un hapax.
Un tel constat ne vise pas à relativiser l'intérêt du plan d'études de 1882. Le
contexte des lois scolaires ou la vigueur du réformisme pédagogique au début des
années 1880 nous contraignent au contraire à lui accorder une importance à laquelle
beaucoup d'instructions officielles plus tardives n'atteignent pas. Mais que l'emploi
reste isolé dans la série des documents de même nature, voilà la donnée pertinente.

7. Le Brockhaus (1989) définit Deutsch de façon analogue : « die deutsche Sprache und Literatur als

pass in this » (W. Owen, Correspondance) ; « Howell, a favourite in "English" as well as Latin » (Kipling,
Debits and Credits). Les exemples que donne le Trésor de la langue française sont contemporains. Ainsi
Alain-Fournier dans une lettre de 1907 : « il ne reste, pour juillet, à l'oral, que de l'anglais, du français et
un texte facile dans une deuxième langue [Correspondance avec Rivière, 1907, p. 221] ».

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Sans doute peut-on tenter de rendre compte de la présence du français dans ce plan
d'études-là ; mais davantage encore, c'est sa disparition, et pour longtemps, des
textes postérieurs qui est significative. Disparition difficilement explicable de
manière univoque : elle requiert qu'on évoque à la fois les résistances possibles au sein
des instances de décision, l'inertie d'une terminologie concurrente ou la nature
même des documents analysés — des textes de prescription, plus souvent conçus
pour induire à pratiques que pour entériner des évolutions en train de se faire.
Jusqu'à la fin du XIXe siècle/rançais a donc seulement figuré comme adjectif dans
le discours scolaire. Cet usage peut sembler aller de soi : il est somme toute le plus
proche de l'usage courant. En réalité il est déjà pris dans le jeu d'un dispositif
disciplinaire qui parfois en restreint le sens, parfois l'élargit, toujours le transforme.

Discours français et composition française

Ainsi l'épreuve d'analyse qu'est déjà la composition française s'oppose tout


d'abord au discours latin et au discours français, épreuves d'imitation : l'une est
écrite, les autres sont supposés oraux. Distinction fictive sous cet aspect puisque,
comme on sait, le discours n'était prononcé que dans des circonstances
exceptionnelles. Il était bien sûr lui-même composé par les élèves, donc écrit, au sens fort du
mot, mais d'après un canevas rhétorique — réputé provenir directement de l'art
oratoire — et un mode d'organisation distincts de ceux de la composition
proprement dite. À l'aide aussi de manuels différents, spécifiques, comme les divers
Condones en usage dans les classes, qui réunissaient les plus beaux morceaux
d'éloquence et que l'élève gardait sous la main, consultait pas à pas dans
l'élaboration de son devoir. Le discours ainsi conçu puisait aux deux grandes traditions de la
rhétorique antique, également présentes dans les programmes. Celle qui se donnait
à définir comme un art de persuader, à la manière de Démosthène, et qui trouvait ses
sources modernes dans l'éloquence du barreau et de la tribune. Celle qui se voulait
d'abord un art du discours juste, vecteur de sa propre pédagogie — la tradition
d'Isocrate et de Cicéron — et qui se prolongeait dans l'éloquence de la chaire.
D'inspiration plus philosophique, cette seconde source permettait aux élèves de se
préparer de surcroît à la classe de philosophie. Qu'en philosophie on aborde le plus
souvent, pour commencer, la lecture du Gorgias de Platon permettait sans doute de
ménager un « sas de décontamination » 8. Mais également — ce n'est pas
incompatible — une transition utile à la continuité des études.

Si le discours était écrit, du moins les exercices qui le préparaient ne l'étaient-ils


pas tous ; en particulier la lecture des poètes, qui était en partie mise au service du
discours, selon une tradition ancienne, héritée des Jésuites. Ce n'est pas que

8. Selon l'expression de F. Douay-Soublin [1994, p. 96]. Les listes des textes au programme de
philosophie mettent le Gorgias en tête (Cf. en particulier ceux de 1863). Or on sait que les inspecteurs
généraux prescrivaient d'aborder les textes dans l'ordre dans lequel ils étaient indiqués dans les
programmes. Ce statut de texte de transition accordé au Gorgias, à cheval sur la philosophie et les lettres, était donc
tout ce qu'il y a de plus consacré. En 1878 encore, à l'oral de l'agrégation des lettres, un candidat devait
traiter « des devoirs de l'orateur selon Platon, en particulier dans le Gorgias » [A.N. 61 AJ 45].

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l'enseignement de la poésie latine ne possédât, lui aussi, son propre exercice
d'application, les vers latins. Mais les vers latins étaient en perte de vitesse : les
inspecteurs en tournée déploraient que les professeurs les pratiquassent de moins en moins
et signalaient de toutes parts les médiocres performances des élèves 9. C'est à ce
dépérissement qu'on doit ce paradoxe du discours : exercice de prose par excellence
— éloquence et prose ont été longtemps synonymes —, la maîtrise de ses procédés en
passe de plus en plus par celle de la prosodie, spécialement l'étude des quantités,
donnée poétique par excellence. Nous sommes renvoyés ici à la définition la plus
traditionnelle de la prose, sa définition minimale : la prose est un discours qui ne
connaît pas l'inversion. Et c'est ce qui la distingue précisément de la poésie. Pour
aller au-delà d'une telle définition, il eût fallu qu'au siècle dernier les études
littéraires puissent évaluer ce critère en termes de style, c'est-à-dire sur un mode
précisément littéraire. Or le traitement de l'inversion est constamment rabattu sur la
considération de la langue. En attestent les nombreux sujets d'agrégation (surtout de
grammaire) qui invitent à comparer les langues à inversion et les langues sans
inversion. Nous touchons ici à l'une des fonctions du colinguisme : faire en sorte que
la grammaire tienne lieu de théorie de la littérature là où l'écart entre les litterata
eux-mêmes ne peut pas être réduit. Si la séparation majeure entre prose et poésie est
impossible à combler (c'est-à-dire si aucune théorie commune n'est envisageable),
c'est en partie parce qu'elles se comportent comme des langues distinctes, l'une à
inversion, l'autre non 10. Nous avons là une configuration particulière à l'étude de la
poésie dans les lycées, et largement étrangère à la pédagogie jésuite pour laquelle
cette étude se fondait sur celle des figures.

Il est malaisé d'expliquer un tel dispositif sans en appeler à l'ensemble des


contraintes disciplinaires qui fondent l'exercice humaniste. Privées de leur
application, à mesure que les vers latins deviennent inenseignables, les lectures poétiques
auraient été vouées à perdre leur place centrale dans les études littéraires. Sans le
substrat d'une littérature oratoire vivante, l'exercice du discours aurait risqué,
quant à lui, la sclérose — à la différence de l'explication ou de la composition, dont
les savoirs de référence n'ont pas cessé de s'enrichir en s'ouvrant à des époques ou
à des types de textes nouveaux. De là le mariage contre nature du discours et de la
prosodie, qui permet à la rhétorique, genre moribond à la fin du siècle précédent, de
survivre.

F. Douay-Soublin [1994] voit dans l'essor de la rhétorique au XIXe siècle, en


particulier dans celle des lycées, plutôt qu'une survivance ou une rémission, une
« restauration » du genre, caractérisée en particulier par une grande vigueur
éditoriale. S 'agissant de la première moitié du siècle, sa démonstration est
particulièrement convaincante. Elle est confortée quand on jette un œil sur les nombreux
sujets d'examens ou questions des programmes dans lesquels rhétorique ancienne et

9. Une, remarque, parmi tant d'autres, dans un rapport d'inspection de Chéruel, à propos des élèves de
rhétorique (Lycée de La Roche-sur- Yon, 1869) : « Malheureusement les vers latins sont très faibles ; mais
nous sommes forcés de reconnaître que presque toutes les classes de rhétorique présentent le même
résultat. Les principes théoriques n'ont pas été enseignés avec tout le soin désirable » [A.N. F1 ' 8000].
10. Sur l'inversion, à propos de II. Weil, cf. J.-C. Chevalier et S. Delesalle, op. cit., pp. 184 sqq.

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rhétorique moderne, rhétorique savante et rhétorique scolaire, organisation de la
classe de Rhétorique et règles de l'exercice rhétorique, sont envisagées
conjointement. Citons en particulier cette question mise à l'agrégation des lettres en 1850, qui
suggère une continuation du genre sous les auspices de la tradition : « Rechercher et
recueillir dans la Rhétorique d'Aristote, dans Y Orator et le De Oratoře de Cicéron.
dans Quintilien, les préceptes plus particulièrement applicables à l'enseignement de
nos lycées. En déduire le plan d'un cours de Rhétorique, en insistant surtout sur les
règles de la composition et du style » [A.N. AJ 61 43].

Pour la période postérieure à 1860, marquée par un affaiblissement de la


rhétorique scolaire, les choses sont en revanche plus complexes. Il semble en
particulier difficile de surestimer l'effet des mesures de politique scolaire prises par
l'Empire libéral puis par la Troisième République à partir de 1880. Ces mesures
nous paraissent davantage accompagner une tendance au dépérissement du genre,
tendance déjà à l'œuvre, que l'entraîner. Deux remarques s'imposent ici. La
première a trait aux flux éditoriaux. Les ouvrages de rhétorique qui font jusqu'alors
l'objet du plus grand nombre de rééditions sont du type condones, à l'usage exclusif
des classes. Pour l'ensemble des autres ouvrages qui relèvent de la rhétorique,
traités ou livres de préceptes, dont les tirages étaient moins importants, mais les
titres plus nombreux, la fin de la production coïncide avec celle des condones et elle
est tout aussi brutale. Elle correspond bien à des mesures : la suppression du
discours latin au baccalauréat en 1880 — le nombre de parutions ou de rééditions
fléchit alors très nettement — et celle du discours français en 1890, qui entraîne la fin
presque complète de la production.

Le constat d'après lequel la rhétorique du siècle dernier n'est qu'un genre


scolaire, qu'elle est liée comme telle à l'histoire des disciplines classiques dans leur
ensemble, n'est donc plus à faire. Mais si la disparition de la classe de rhétorique,
dénommée première à partir de 1902, suit tout naturellement celle de l'exercice du
discours, cela n'explique évidemment pas pourquoi le discours lui-même a disparu.
Tentons ici une hypothèse : le discours est devenu un exercice non pas impossible ou
prohibé, mais inutile dans le système des humanités. Inutile comme « débouché » de
l'étude conjointe des textes oratoires et de la poésie, dans la mesure où la poésie finit
par trouver dans la lecture et la récitation les exercices d'application qui lui faisaient
défaut depuis qu'elle avait perdu celui des vers latins. Inutile aussi en tant
qu'exercice, puisque l'explication de texte et la composition française sont en passe de se
partager l'héritage du discours, les techniques liées à son double mode fictif : être à
la fois oral et écrit.

Oral / écrit

L'étude des textes poétiques est donc redevenue un travail oral, le travail de
l'après-midi, consacré surtout à la récitation et à la lecture, et de moins en moins aux
notations métriques, au comptage des quantités. S'incorporer les rythmes et
l'harmonie, les cadences, les nombres oratoires par la répétition et la récitation, c'est de
cette façon qu'est d'abord menée l'étude des poètes latins. La lecture à voix haute,

61
précédée par une « explication » à valeur de prélecture, et dont le ministre Bardoux
voudra plus tard qu'on théorise l'enseignement, qu'on l'étende à tous les types de
textes, s'applique en premier lieu aux poètes. Comme Bergson le note après coup,
l'élève peut ainsi « s'approprier jusqu'à un certain point la pensée de l'auteur.
Comment le fera-t-il ? Sinon en lui emboîtant le pas, en adoptant ses gestes, son
attitude, sa démarche. Bien lire à voix haute est cela même ; l'intelligence viendra
plus tard. (...) Avant Г intellection proprement dite, il y a la perception de la
structure et du mouvement ; il y a dans la page qu'on lit la ponctuation et le rythme
(...) » n. Principalement orale donc, et alors même qu'une pédagogie explicite de
l'oral tarde à se mettre en place, que l'importance d'un enseignement se signale
surtout par la possibilité de se traduire en exercices écrits, la connaissance des poètes
est largement subordonnée au discours, qu'elle sert à préparer. Dans le cas du
discours français, on le répétait depuis Voltaire 12, la médiocrité de l'éloquence
politique ou profane en général, l'absence de modèles oratoires judiciaires, rendait
cette préparation difficile à détacher de celle du discours latin, lui-même lié à la
poésie latine.

L'assèchement progressif puis la disparition du discours, la disparition parallèle


des vers latins ont une conséquence sur l'organisation pédagogique du lycée. La
classe de grammaire et celle d'humanités s'opposaient clairement l'une à l'autre par
leur type d'exercices dominants. Les classes d'humanités étaient les classes de
Yinvention. Celles de grammaire, les classes de Yimitation. Ce n'est pas qu'à
l'intérieur des exercices d'invention, le discours ne représentât une forme
particulière d'imitation, l'imitation originale 13 — comme si les étapes de l'exercice de
rhétorique servaient de modèle au cursus scolaire ou permettaient de réfléchir la
succession des cycles scolaires. Une des conséquences de la disparition du discours et
de vers, directement élaborés dans leur langue de facture (français ou latin), a eu
pour conséquence la généralisation d'un cycle à l'autre des mêmes types d'exercices,
tous fondés sur le passage. Passage d'une langue à l'autre, comme dans la version et
le thème. Passage de la langue du texte à celle de son commentaire, comme dans
l'explication de texte. L'invention du français est fortement liée à ce dédoublement
de la langue de l'école. Question relativement indépendante de la question de savoir
quelle part respective les exercices menés en français ou à propos des textes français
prennent par rapport à ceux qui sont menés sur des textes latins. La rupture décisive
tient ici moins à l'affaiblissement de l'étude du latin (faite nécessairement en
français) qu'à la disparition, avec les vers et le discours, de la pratique écrite directe du
latin. Elle tient symétriquement au passage de la composition comme exercice
littéraire à la composition comme exercice critique et au développement du français
comme métalangue du commentaire dans le cas de l'explication des auteurs.

11. La pensée et le mouvant, cité par F. de Dainville, 1978, p. 175.


12. Dans l'article « Éloquence » de V Encyclopédie.
13. Fort nombreux étaient les sujets de concours portant sur ce thème. Deux exemples, à l'agrégation
des lettres. Pour une leçon, en 1854 : « De l'imitation : y a-t-il une manière d'imiter originale ? » [A.N.
61 AJ 43]. Pour une dissertation, trente ans plus tard : « Comment La Fontaine a-t-il été original dans
l'imitation de l'antiquité et de l'ancienne littérature française ? » [A.N. 61 AJ 45].

62
Le lien étroit que le discours garde avec la latinité, la composition le perd donc
assez vite et prend alors un sens générique. En effet, au-delà de son acception
première — assez proche, au degré dans les études près, de celle de la dissertation,
— genre philosophique au baccalauréat, genre littéraire en licence et à l'agrégation
— elle a très tôt désigné tous les types d'exercices littéraires, dans la mesure où ils
faisaient appel à un apprentissage technique de la mise en discours, à des méthodes
de composition variables selon les époques 14. C'est pourquoi, à l'agrégation des
lettres, dans les années 1890, on continuait d'appeler « composition » dans l'intitulé
des sujets, ce que les rapports des présidents de jury ou la presse spécialisée 15
nommaient couramment « dissertation ». S'agissant du discours (français et latin),
dans les classes d'humanités, les plus anciennes de ces méthodes de composition
étaient une adaptation de l'appareil rhétorique complexe de l'antiquité
(confirmation, réfutation, proposition, préparation etc.) ; les plus récentes,
beaucoup plus simples, réduites à « un cadre et à un sujet » [Petit de Julleville, 1868,
p. 4].

Plus tard, c'est le résultat de cette fiction d'exercice oral qu'est le discours qui
sera lui-même réputé indifféremment oral ou écrit 16. Le partage oral / écrit est donc
important. Il constitue en particulier un des thèmes de prédilection des discours de
distribution des prix : l'enseignement secondaire ouvre aux deux grandes carrières
de la parole (le barreau, la politique), et de la plume (enseignement, littérature). Il
n'est pourtant pas décisif pour permettre de distinguer entre discours et
composition. Ou plus exactement, loin de figurer comme des catégories préalables, stables et
convenues une fois pour toutes, l'oral et l'écrit scolaires voient leur ligne de
démarcation et l'espace qu'ensemble ils délimitent, se déplacer avec les exercices qui les
portent.

Écrire le français / écrire en français

En effet composition française doit être entendu dans un premier temps comme
composition en français, donc précisément sur le modèle de la composition latine,
qui est une composition en latin. C'est la langue d'usage qui fait ici la différence,
nullement la forme ou la finalité de l'exercice, restées les mêmes. De manière
analogue la dissertation philosophique portait le nom de dissertation française sur
une question de philosophie, par opposition à la dissertation philosophique en latin.
Puis, de simple transposition de l'exercice latin, la composition française devient
peu à peu un exercice à part entière. Ce n'est qu'à partir du moment où, dans les

14. En ce qui concerne, parmi les plus anciens, les modèles de composition française de Rollin, voir
Falcucci [1939, p. 40]. Pour chaque genre de sujets (narration, description, parallèle, développement des
lieux communs), Rollin préconisait les deux mêmes procédés : imitation et amplification. Ce modèle a
prévalu au XIXe siècle, bien après que le Traité des études sort enfin des programmes du lycée.
15. Voir en particulier la Revue universitaire.
16. Ainsi, pour Petit de Julleville, « toutes les fois qu'un seul ou plusieurs personnages s'adressent
directement, soit de vive voix, soit par écrit, à un ou plusieurs auditeurs ou correspondants, ce qu'ils disent
ou écrivent s'appelle indifféremment discours dans le langage de nos écoles. (...) Nous continuerons donc
à désigner de ce nom tout sujet traité directement à la première personne » [1868, p. 1].

63
Lycées et les Facultés, elle peut s'adosser à un enseignement de l'histoire littéraire
moderne qui la nourrit, epic français, quoique encore adjectif, commence à acquérir
cette opacité relative, propre aux idiotismes scolaires. 1863 marque à cet égard une
année importante, la première qui ne voit aucun des sujets donnés à la Sorbonně en
dissertation française, pour les trois sessions de la licence de lettres, comporter de
référence à un auteur de l'antiquité.
Dans les Lycées, la composition française prend aussi de plus en plus
d'importance, entre 1852 où elle apparaît pour la première fois comme épreuve du
baccalauréat et 1880 où elle y remplace la composition latine. Ce remplacement, du reste,
ne se fait pas brutalement. Il est l'aboutissement de deux évolutions parallèles. La
première touche à l'épreuve qui disparaît, la composition latine, à l'origine bien
distincte du discours latin, mais qui voit sa spécificité se dissoudre : les deux
épreuves se fondent peu à peu l'une dans l'autre, voyant leurs sujets converger,
toucher à toutes les formes littéraires et porter l'un et l'autre tantôt sur des questions
d'histoire, tantôt sur des sujets de rhétorique ou de littérature. De son côté, la
composition française, devenue exercice principal à l'écrit, voit le nombre de formes
qu'elle recouvre se multiplier en devenant un exercice critique :
Les compositions françaises, distribuées et graduées dans les diverses classes, ne
seront plus uniquement des narrations, des discours ou des lettres. Tous les
sujets propres à entretenir l'habitude de la réflexion, à former le goût, à fortifier
le jugement, seront utilement employés aux exercices de la classe. Ils seront
surtout littéraires en rhétorique. On évitera l'abus des matières qui favorisent
trop les amplifications stériles, et l'on habituera l'élève à trouver les principales
idées de ses compositions. [Commentaire du Conseil supérieur du sujet de
l'arrêté du 2 août 1880, J.G.I. P., 1882, Tome 44, p. 178].
Peu à peu le terme de composition française est délaissé dans le discours scolaire
courant quand il faut imaginer des types de compositions propres à chacun des
ordres de l'enseignement secondaire. Devenue générique, la composition française
cède alors la place à la narration, d'abord simple partie de l'exercice, servant
ensuite à le désigner tout entier ; puis dans les classes de grammaire, à la rédaction
— terme provenant de l'enseignement primaire. Dans les classes supérieures des
lycées, le terme de dissertation, exercice importé de la philosophie, employé
concurremment à celui de composition à partir du milieu du XIXe siècle, finit par
l'emporter. Cet effacement aura été facilité par le fait qu'entre-temps le sens de l'exercice
scolaire de composition se sera presque complètement détaché de son sens littéral —
c'est-à-dire le sens littéraire, qui réfère au style — , qu'il ne désignera donc plus l'art
ou l'action de composer, mais son résultat. Ce n'est pas que l'exigence du style et
celle du plan disparaissent, bien sûr, mais elles prennent alors la forme d'une
méthode proprement scolaire.

Les langues vivantes


Parmi les autres facteurs qui ont concouru à l'émergence du français et qui, sans
l'avoir directement entraînée, l'ont préparée de longue main, inaugurant une longue
période de maturation, il faut faire un sort à l'introduction progressive dans les

64
lycées d'un enseignement des langues vivantes, d'abord facultatif puis obligatoire.
Français peut désormais être pris dans la série français I anglais I allemand I
italien etc. Langue, grammaire et littérature forment dans tous ces cas les termes
d'un schéma d'association disciplinaire devenu commun et qui peut justifier l'usage
de dénominations analogues. Mais si allemand, anglais etc. s'imposent en effet dans
les textes officiels au détriment de langue allemande, langue anglaise, etc ., français
doit encore attendre.

C'est que l'enseignement des langues vivantes, d'abord fondé sur une approche
livresque, sur la fréquentation des précis de grammaire et de bons auteurs, va
recourir bientôt aux méthodes « naturelle » puis « directe ». C'est du moins ce que
prescrit Duruy en ce qui concerne les classes de grammaire, pour lesquelles dans un
premier temps les langues vivantes deviennent obligatoires (1863). La symétrie
français / langues étrangères, reposant sur la triade langue-grammaire-littérature,
apparaît dès lors moins évidente. De plus en plus la maîtrise visée par l'enseignement
des langues étrangères se veut orale et d'ordre directement linguistique ; celle du
français reste écrite et d'ordre métalinguistique. Alors la diversité des méthodes en
vigueur dans les deux ensembles de disciplines renforce encore les spécificités
curriculaires : dans les classes de grammaire, dominance de l'écrit en français ;
dominance de l'oral en langues vivantes ; dans les classes d'humanités, l'inverse. Le
phénomène s'accentuera encore par la suite, avec l'avènement de la méthode
directe. En atteste, cette remarque, dans le compte-rendu par Bréal, d'un article de
Victor Basch : « pratique et oral au commencement, avec des enfants,
l'enseignement des langues modernes peut devenir grammatical et littéraire plus tard, avec de
grands enfants » [Bréal, R.U., 1892-1, p. 559].
Mais ces dispositions nouvelles s'accompagnent à leur tour d'une nécessaire mise
à jour de la doctrine pédagogique qui s'étend à tous les domaines, y compris aux
épreuves de l'agrégation. On trouve ainsi comme sujet de concours proposé aux
agrégatifs d'anglais par la Revue universitaire : « Qu'entendez-vous par la classe en
anglais ? » [R.U., 1893-1, p. 81]. Le statut de Vanglais n'est plus ici seulement celui
d'un objet d'étude, mais aussi celui d'une langue de travail. Certes, faire la classe en
anglais est tout particulièrement requis par la méthode directe. Et quoique sous cet
aspect le français ne lui soit pas comparable, du moins la nécessaire réflexion que ce
dédoublement impose constitue un horizon d'attente pour la discipline /m/içais en
voie de constitution.

he français d'école primaire

Plus encore que du français au lycée, c'est de celui de l'école primaire qu'il
convient de rapprocher l'enseignement des langues vivantes. Une école qui invente
au même moment la leçon de choses, support d'un apprentissage linguistique fondé
sur l'échange verbal et l'enrichissement du vocabulaire 17. S'agissant d'un enseigne-

17. Rompant ainsi avec toute la tradition antérieure. L'instruction du 15 janvier 1850, par exemple,
proscrivait les Exercices de vocabulaire : « Considérant qu'une analyse grammaticale bien faite comprend

65
ment qui se voulait à lui-même sa propre fin, contrairement à celui des petites classes
des lycées, on pourrait imaginer que le terme de français s'est imposé d'autant plus
facilement qu'il ne désignait qu'un apprentissage linguistique et grammatical. Or
l'étude des contextes dans lesquels il figure montre que ce n'est pas le cas. Ainsi
lorsque/rançais apparaît dans certains plans d'études locaux, il renvoie à
l'élargissement des finalités d'une matière qui ne doit pas se réduire à la connaissance de la
langue, mais viser à « la culture de l'intelligence et (au) développement du sens
moral » 1B. Comme tel, cet emploi reste encore isolé dans la mesure où il correspond
dans l'enseignement primaire à des tentatives d'ouverture par le haut. Tentatives
récusées bien sûr par le corps des professeurs du secondaire, mais aussi par la
grande majorité des instituteurs.

Longtemps l'instruction primaire n'a pu résumer son enseignement au lire-


écrire-chiffrer que parce que la formation religieuse, la création de l'habitus
chrétien, dont elle avait aussi en grande partie la charge, lui assignaient une finalité plus
ou moins indépendante des moyens d'y atteindre — plus en pays catholique, moins
en pays protestant. Sans perdre totalement cette fonction à laquelle la formation du
citoyen s'est peu à peu ajoutée puis substituée au cours du XIXe siècle, la
scolarisation de savoirs élémentaires endogènes a correspondu, pour l'école primaire, à la
production de fins culturelles qui lui soient propres, c'est-à-dire des fins qu'on ne
puisse atteindre qu'au terme d'un cursus scolaire, à l'exclusion de toute autre voie.

Or, pour si différentes qu'elles soient demeurées de celles de l'enseignement


secondaire, ces fins propres ont conduit l'enseignement primaire à développer son
curriculum et ses programmes d'après le seul modèle qui pouvait alors se présenter,
celui de l'enseignement secondaire, précisément : un système intégré de matières
complémentaires, couvrant de façon de plus en plus complète le champ du savoir
encyclopédique ; un système visant d'autre part à une formation globale — de
l'esprit, du sentiment moral et esthétique, de l'intellect — , un système enfin refermé
sur lui-même.

C'est pourquoi, sans que soit remaniée la formule des apprentissages


fondamentaux, le dispositif de l'école primaire s'est peu à peu enrichi pendant la seconde
moitié du XIXe siècle : morale, leçon de choses, histoire et géographie, gymnastique
etc. Aux exercices traditionnels d'écriture qui renvoyaient exclusivement d'un côté
à la calligraphie, de l'autre à une connaissance de l'orthographe liée à celle de la
grammaire, s'ajoute bientôt la composition française. La lecture elle-même, à
laquelle est associé désormais l'apprentissage de l'écriture dès le cours préparatoire,
s'ouvre à son tour vers des matières nouvelles : la leçon de choses, l'histoire. Bref,
nous avons une multiplication de matières qui requiert une rationalisation accrue
des plans d'études, une organisation pédagogique et des gradations : elle requiert
des regroupements permettant d'assurer la complémentarité, la cohérence des
enseignements et vis-à-vis desquels les matières du français vont également devoir

tout ce qui peut utilement s'enseigner sur cette matière dans les écoles primaires. [On] estime (ju'il n'y a pas
lieu d'introduire dans les écoles normales primaires (ce) nouvel objet d'études ».
Iři. Programme d'enseignement de la ville de Vienne, 1872, A.N. F' ' 11665.

66
former groupe. D'autre part à l'intérieur de la discipline, une économie nouvelle
d'exercices parfois nouveaux eux aussi (comme la récitation, les exercices de
conjugaison etc.), impose peu à peu l'exigence d'une unité interne. On la trouve formulée
successivement dans le discours des pédagogues, les pratiques d'enseignement, les
manuels et enfin seulement dans les instructions officielles.

Cette scolarisation des savoirs fondamentaux a fait l'objet de nombreuses


études 19 pour la période que nous considérons et sont désormais bien connus. C'est le
tout qu'elle forme qu'il nous faut prendre en compte pour la constitution An français
à l'école primaire. Si l'on tente d'en résumer les étapes principales dans une
perspective disciplinaire, deux moments se dégagent : le moment Gréard, marqué
par l'installation du cadre curriculaire ; le moment Buisson qui est celui de la
rénovation des méthodes.

Le moment Gréard : l'organisation pédagogique

Le moment Gréard couvre approximativement la période 1865-1880. Il voit la


mise en place de « l'organisation pédagogique » que le vice-recteur Gréard a
d'abord expérimentée puis généralisée à Paris et dans l'Académie de Paris et qui est
bientôt proposée en modèle à la France entière. Cette organisation repose sur trois
principes : « partage des matières d'enseignement en trois Cours progressifs, tout à
la fois indépendants et connexes ; fractionnement de chaque Cours en divisions
numériques compatibles avec les conditions d'une bonne direction (d'école) ;
régularisation des examens de passage et des épreuves relatives au certificat d'études »
[Gréard, 1871, p. 15]. Pour partie, ce dispositif est directement emprunté à celui
des Collèges et des Lycées :

Dans l'enseignement secondaire, lorsqu'on parle de telle ou telle classe, on sait


exactement quel degré de connaissance répond au numéro de la classe, pour tous
les établissements de même nature. La force des élèves répond assurément de
bien des circonstances ; mais chaque classe a ses programmes déterminés, son
rang dans la série progressive des études. Rien de semblable, à Paris, dans nos
Écoles. Sous le nom de première division, il faut comprendre partout, sans
doute, la réunion des élèves les plus avancés ; mais le degré d'avancement varie
d'une école à l'autre ; les matières de l'enseignement de telle première division
répondent à peine à celles de l'enseignement de la deuxième, ou même parfois de
la troisième division, dans un Établissement voisin [Gréard, 1871, p. 7].

A cet impératif de régularisation du curriculum et de continuité des


apprentissages, que l'école doit emprunter à l'enseignement secondaire, s'ajoute une
contrainte propre à l'enseignement primaire, une contrainte d'ordre
démographique : permettre à tout élève qui quitterait l'école en chemin d'en sortir avec un
bagage minimal mais achevé et cohérent pour un niveau de classe donné. Ce sera

19. Voir en particulier J. Hébrard [1988] et A.M. Chartier & J. Hébrard [1989].

67
l'organisation concentrique, réponse au cahier des charges que Gréard avait soumis
à la commission des programmes de l'enseignement primaire :
Y a-t-il lieu de prévoir que tous les élèves ne suivraient pas les trois degrés du
Cours normal ? Serait-il possible de combiner la répartition des matières de
l'enseignement, en sorte que chaque degré du Cours présentât un certain
ensemble complet des connaissances essentielles ? Quel devrait être cet ensemble pour
chaque degré ? [Gréard, 1871, p. 6].
Reste à remplir ce cadre. Dans un rapport au Conseil de l'Instruction Publique
de la Seine, en 1868, Gréard énumère les matières du programme d'instruction
primaire qu'il s'agit d'établir : instruction morale et religieuse, lecture, écriture,
grammaire, arithmétique, système métrique, histoire et géographie de la France,
dessin, chant et couture [Gréard, 1871, pp. 5-6]. La langue française ne figure donc
pas comme matière dans cette première liste, alors qu'elle figurait en tant que telle
dans presque tous les plans d'études depuis 1830 20 et particulièrement dans celui de
la loi Falloux, qui incluait « les éléments de la langue française ». On la trouve en
revanche dans le tableau d'ensemble du règlement d'organisation proposé à la fin du
rapport de Gréard. Elle n'est donc plus à mettre sur le même plan que les autres
matières énumérées : elle prend une valeur générique, regroupant l'orthographe,
auquel correspond l'exercice de dictée (pour les cours élémentaire et moyen), et
« l'application raisonnée des règles de la grammaire sur des textes classiques »,
auquel correspond l'exercice de rédaction (pour le cours supérieur).
Ainsi distribuée, l'étude de la langue française recouvre donc une forme de
disciplinante qui échappe en partie à l'organisation concentrique, puisque certains
des enseignements qui en relèvent diffèrent quand on passe des cours élémentaire et
moyen au cours supérieur. En ce qui la concerne — elle est seule dans ce cas — la
progression d'un degré à l'autre à travers des savoirs et des exercices nouveaux
prend le pas sur l'approfondissement des mêmes connaissances. Ce qui fait l'unité de
ces savoirs et exercices à travers leur succession, c'est qu'ils ont trait à la langue
française, mais sans que la langue elle-même soit désignée dans ce système comme
l'objet direct de l'apprentissage. Et à cette spécificité correspond l'introduction du
vocable comme terme générique. Comment l'expliquer ?
Il faut se reporter ici aux justifications pédagogiques que Gréard donnera plus
tard de l'organisation concentrique, quand l'instauration de la scolarité obligatoire
aura fait passer les préoccupations démographiques à Г arrière-plan :
L'enseignement primaire étant avant tout un enseignement des principes, et les
principes ne pouvant être trop souvent reproduits pour pénétrer, il est nécessaire
que l'enfant repasse incessamment sur les mêmes traces, c'est-à-dire que les

20. Cf. Projet de loi concernant l'enseignement primaire, 20 janvier 1831 ; art. 1. Mais à partir du
moment où, dans les années 1860, se font jour ici ou là des tentatives « pour faire sortir l'enseignement
primaire de ses limites naturelles », l'autorité politique rappelle à l'ordre en précisant qu'il ne s'agit à
l'école que d'enseigner les « éléments » de la langue française : un certain nombre d'instituteurs «
prétendraient en vain que, ne s'occupant pas des langues anciennes, ils échappent au reproche «l'entreprendre
sur lee attributions des lycées, des collèges communaux et des autres établissements de ce genre.
L'instruction secondaire ne consiste pas seulement dans l'enseignement du grec et du latin : les sciences, l'histoire,
la langue française elle-même, dès qu'il ne s'agit pas uniquement des éléments, en sont les branches
essentielles. » (Circulaire du 7 juillet 1862).

68
développements des différents cours puissent s'étendre et les exercices
d'application s'élever d'un degré à chaque cours, sans que le fond cesse d'être le même
[Gréard, 1887, p. 81].

Précisément : la langue maternelle échappe pour l'essentiel à ces prescriptions.


Ses « principes », conçus ici comme connaissance de base, comme savoir
élémentaire, sont acquis par l'élève avant même son entrée à l'école ; et ils le sont de
manière suffisamment certaine pour que leur « reproduction » n'ajoute rien à leur
« pénétration ». Suivant les recommandations du père Girard, qui continuent de
nourrir le réformisme pédagogique à quarante ans de distance, c'est même à
l'inverse sur les ressorts intimes du savoir linguistique de l'enfant, sur leur mise en
évidence au travers d'une psychologie du langage, que doit se fonder l'enseignement
de la langue. Laisser l'enseignement de la langue française échapper en grande
partie à l'organisation concentrique, c'est reconnaître implicitement que les
matières qui le composent ne concourent pas à la connaissance de la langue sans plus de
précision, mais seulement à celle de la langue écrite, qu'elles ne visent pas à un
apprentissage proprement linguistique mais métalinguistique. A travers elles on
n'enseigne pas des principes, mais des savoirs et savoir-faire seconds, dérivés.
Certes ces savoirs sont conçus comme étant complémentaires les uns des autres et ils
tirent une grande partie de leur valeur de leur enchaînement tout au long du
curriculum. Mais leur point de réunion, la connaissance intime de la langue
commune, est préalable, donc extérieur à la scolarisation.

Truisme ? Sans doute s'il s'agit seulement de prendre acte du fait que la langue
maternelle, comme objet d'apprentissage, possède des caractéristiques qui la
rendent inassimilable aux autres objets du savoir scolaire, quel que soit le dispositif
dans lequel elle s'inscrit. C'est pourquoi ce qui fait problème dans le discours
pédagogique propre au moment Gréard ne tient pas tant à l'admission d'une
spécificité, mais au fait que les raisons de cette spécificité restent implicites,
inexplorées, qu'elles ne peuvent être assignées dans les catégories des régimes disciplinaires
en place. Cette remarque vaut autant pour le primaire que pour le secondaire :

L'explication du français n'est pas encore bien entrée dans notre éducation
classique : sur ce point nous n'avons ni traditions ni modèles, et comme il s'agit
de notre langue maternelle, on croit qu'il n'y a rien à dire. [Rapport de
l'Agrégation de lettres, J.G.I. P., 1868, Tome 37, p. 453].
Du français, « il n'y a rien à dire », voilà sans doute l'attitude encore la plus
fréquente, dans tous les ordres d'enseignement. Bien qu'elle soit en passe de
changer, cette attitude se vérifie presque partout. Prenons les rapports
d'inspection : la partie consacrée au français occupe une place restreinte comparée aux
langues anciennes. Même remarque au sujet des classes élémentaires des lycées, sans
grec, avec un enseignement limité de latin : les appréciations concernant les
professeurs qui les ont en charge sont plutôt laconiques, comparées à celles qui portent sur
les classes de srammaire ou d'humanités 21 .

21. Voir dans la série complète des rapports d'inspection par établissement [A.N. F17 6808-6816],

69
S'agissant du secondaire, dans ce rapport d'agrégation de 1868, il est toujours
loisible d'entendre par « explication du français », dans une acception restreinte :
explication de textes ; le contexte dans lequel l'expression apparaît s'y prête. Mais
cette restriction serait abusive. Après tout, du point de vue d'un président de jury,
l'installation de cette tradition et de ces modèles devrait largement dépendre de la
capacité du concours de recrutement à entraîner des pratiques d'enseignement à
partir de son programme et de ses épreuves. Or en 1868 les programmes en général,
classes et concours confondus, ont fait place aux exercices et aux auteurs français
depuis assez longtemps pour qu'un professeur en fonction ou un candidat à cette
fonction soit réputé mener une explication du français sans trop de difficultés. Le
problème n'est donc pas là. Il tient bien à ce que le français ne soit encore identifié
que comme « notre langue maternelle » .

Le moment Buisson : des « humanités primaires »

C'est à partir de 1880, et surtout entre 1890 et 1910, que le nouveau dispositif
disciplinaire qui prend place se stabilise. A ce moment-là il revêt plus souvent le nom
de français, dont la substitution à celui de langue française se généralise dans le
discours scolaire courant et les livres de pédagogie. Mais à la fonction de cohésion
transversale qu'il assure à l'égard de savoirs qui diffèrent en partie d'une classe à
l'autre, va s'en ajouter désormais une nouvelle : l'instrumentaHté. Or aucune des
matières qui composent le français ne peut par elle-même l'assurer. Dans les lycées,
ce rôle d'outil intellectuel est joué par le latin et plus particulièrement dès les petites
classes par l'application de la grammaire latine à la grammaire française.
Jusqu'alors, rien d'analogue à l'école primaire. À partir des années 1880, c'est la
lecture qui sera désormais pensée comme l'apprentissage instrumental par
excellence de l'école primaire.

Certes il serait peu fondé d'affirmer que l'idée d'après laquelle la lecture est
l'instrument obligé de l'acquisition de toutes les connaissances ultérieures serait une
idée neuve. Ce qui est neuf, en revanche, c'est qu'en distinguant à l'intérieur de ces
connaissances ultérieures les matières qui relèvent d'une connaissance de la langue,
le moment Buisson 22 fait de la lecture-instrument le véritable principe d'unité de ces
matières.

Pour cela il faut d'abord qu'elles soient unies sous une même catégorie dans les
plans d'études. C'est chose faite dans celui de 1885 qui regroupe la lecture et la
grammaire, l'orthographe, la composition. Un tel regroupement suppose d'abord
que la lecture soit partiellement disjointe de l'écriture, pensée comme un
enseignement à l'horaire et à l'importance dégressifs au fur et à mesure des passages de
classe. Cette séparation ne remet certes pas en cause l'apprentissage simultané, dès
la classe préparatoire, du lire et de l'écrire : simultanéité depuis longtemps prônée

l'archive spécialement riche du Second Empire, et en particulier les cartons 6815-6817 ainsi que F17 7901.
22. Buisson a été le directeur de l'instruction primaire au Ministère de 1879 à 1896 et l'éditeur du
Dictionnaire de pédagogie [1882-1893].

70
par les pédagogues réformistes, désormais acquise au terme de trente ans d'efforts,
et dont l'article « lecture » que Guillaume écrit pour le Dictionnaire de Pédagogie
constate et entérine la généralisation. Mais elle dissocie dans les deux apprentissages
qui doivent rester complémentaires la part du mécanisme, seule importante au
début, de celle de l'exercice « raisonné » en vue duquel la lecture, sans l'écriture, est
tout entière ordonnée.

La lecture est donc admise à figurer au sein du français, mais cette admission se
fait par étapes. Il faut dans un premier temps la mettre sur le même plan que les
autres matières qui le composent, de sorte que, tous savoirs confondus, l'ensemble
puisse former une unité organique. Mais dans ce premier temps, au sein de ce tout
solidaire, la lecture reste encore à la marge. Ainsi pour F. Pécaut :
Chaque partie doit être enseignée à la fois pour elle-même et en vue du tout ;(...)
l'instruction en toute faculté particulière, grammaire, arithmétique, histoire,
écriture, lecture même, n'a pas sa fin unique ni principale en elle-même, mais
(...) elle doit concourir à l'éducation. [Pécaut, 1880, p. 8]
Quatorze ans plus tard, la lecture dont, en 1880, Pécaut admettait à la rigueur (« la
lecture même ») qu'elle ne soit pas à elle-même sa propre fin, est devenue à ses yeux
le noyau dur de la discipline primaire.
J'ai parlé de la place centrale qu'il convient de réserver dans nos écoles de tous
degrés à la lecture ; bien entendu à la lecture, accompagnée des explications de
mots, de formes, d'idées, de sentiments, que comporte l'âge de l'élève. (...)
L'éducation, ou, si l'on veut la bonne instruction, n'est pas la simple
juxtaposition de matières, d'ailleurs bien enseignées ; elle doit être, pour porter ses
meilleurs fruits, une sorte d'organisme vivant où certaines parties se
subordonnent à d'autres, celles-ci servant d'appareil moteur, ayant droit par conséquent
à occuper la première place. Et quelle autre partie mériterait d'être le cœur
même de l'éducation primaire, sinon la langue maternelle, avec sa grammaire et
ses beaux textes de prose et de poésie, de poésie surtout, lus, expliqués, en partie
récités ? Tout le reste, n'hésitons pas à le dire, quelle qu'en soit l'utilité pratique,
doit se resserrer autant qu'il sera besoin, pour faire place aux exercices
intelligents de langue. [Pécaut, 1894, p. 12]
L'insistance sur la poésie marque bien la rupture avec l'ancienne doctrine
utilitaire des apprentissages premiers et si la prose garde sa place, quoiqu'en
seconde position, c'est à condition qu'il s'agisse de « beaux textes ». Sans doute
Pécaut évite-t-il soigneusement toute catégorie d'emprunt à l'ordre secondaire. Le
sentiment esthétique ne se construit pas ici à travers une formation du goût, telle que
Désiré Nisard, titulaire sous le Second Empire de la chaire d'éloquence française à
la Sorbonně et président du jury d'agrégation des lettres, en avait produit la
doctrine. C'est la valeur esthétique propre des textes qui justifie qu'on les choisisse,
mais sans approche véritable des procédés de style, des techniques de versification,
au demeurant hors de portée des instituteurs eux-mêmes. L'explication est d'abord
au service d'une intelligence de la langue, d'ordre lexical, grammatical, sémantique.
De la langue en général, certes atteinte à travers des textes, mais sans qu'il s'agisse de
la langue de ces textes. Dans le monde primaire du reste, texte, terme récent, n'a pas

71
tout à fait la même acception qu'au lycée. Au lycée, les textes forment corpus dans les
listes d'auteurs au programme et si, dans les petites classes, on travaille encore à
partir des abrégés, des recueils, des morceaux choisis, c'est pour préparer l'abord
ultérieur des œuvres, des auteurs 23. A l'école le texte reste l'unité de compte des
apprentissages.

Mais pour que la lecture soit définitivement consacrée comme un exercice de


langue, pour que les deux matières occupent tout à tour, comme dans ce passage de
Pécaut, le cœur de l'enseignement primaire jusqu'à se confondre, encore faut-il que
leur enseignement mette en place des techniques qu'elles puissent justement
partager. Ces techniques seront celles de l'explication, propre au secondaire, et de la
lecture à haute voix, commune aux deux ordres.

La lecture à voix haute

La lecture à haute voix, dont la lecture expressive sera l'étape la plus achevée, va
former une de ces passerelles entre enseignement primaire et enseignement
secondaire qui signalent la disciplinante du français en voie de formation. S 'agissant de
lecture, la différence entre les deux ordres était totale jusque dans les années 1880 :
à l'école, la lecture ; au collège et au lycée les lectures, y compris dans les classes
élémentaires. D'un côté, l'acte, les méthodes et des livrets ; de l'autre des livres, la
littérature, mais sans apprentissage apparent. Certes de loin en loin et cela depuis
longtemps, la pratique de la lecture à haute voix est recommandée dans les lycées ;
mais longtemps soumise à l'impératif de la « bonne prononciation », elle ne doit
surtout pas prendre la forme d'un enseignement, incompatible avec l'âge des élèves
et avec leur origine. Ainsi, quand, en 1840, le Journal général de l'Instruction
publique propose la mise en place d'« un art de lire à haute voix », c'est avec les
précautions suivantes :

Comment remédier à l'ennui d'une leçon de lecture soignée pour des jeunes gens
de 17 à 20 ans ? C'est de leur faire analyser verbalement les ouvrages de nos
meilleurs écrivains, qu'ils ne connaissent la plupart du temps que de nom ou par
fragments : ces lectures obligées, sur lesquelles ils auraient à formuler leur
opinion, à la soutenir contre les critiques de leurs amis, les accoutumeraient à
exprimer nettement leurs pensées, à manier la parole, à s'exercer à une
controverse polie en même temps qu'elles enrichiraient leur intelligence et leur diction.
La grammaire française, la géographie, seraient tour à tour l'objet de ces

23. La présence des recueils de morceaux choisis dans les programmes des lycées est irrégulière. Il

textes. Prohibés dans les programmes


progr de 1880, les morceaux choisis de textes dexplication reparaissent en
1895 : « il est évident qu'ils sont la seule forme sous laquelle peuvent être présentés aux élèves certains
genre littéraires ou certaines époques, certains écrivains parmi les plus grandis, et dans l'œuvre même de
ceux, Bossuet, Fénelon, Montesquieu, Voltaire, dont les programmes admettent des ouvrages entiers, les
pparties qqui ne ppeuvent y être inscrites et qu'il serait cependant fâcheux qu'on continuât à ignorer ».
[Bernés 1895,
[Bernés, 1895 p.p 267].
267]

72
causeries familières qui auraient un résultat d'autant plus certain qu'elles
n'auraient pas le caractère sévère d'une leçon. [J.G.I. P., 1840, Tome 9, p. 387-
388].

On le voit, dans ce texte du milieu du siècle, la leçon de lecture, qui ne peut dire son
nom, se dégage fort mal de l'apprentissage d'une diction correcte, nécessaire à
l'exercice rhétorique. Ou plutôt, c'est parce que le discours n'est plus guère qu'un
exercice écrit que l'art de lire se substitue en partie à l'art de parler, tout en
recueillant l'essentiel de ses caractéristiques. Lire, commenter et argumenter sont ici
largement indistincts. D'autre part la lecture à voix haute se donne comme liée à
l'exercice de l'explication des textes français en train de poindre, laquelle n'est
propre qu'au lycée. Indication supplémentaire d'un partage clair entre le lire du
primaire, fin en soi, apprentissage explicite, et cet « art de lire », mis au service du
discours, mais qui est aussi un art d'agrément caractéristique du lycée.

La circulaire Bardoux va marquer le début d'une remise en cause de ce partage,


si longtemps reconduit. Dans le secondaire aussi elle propose de faire de la lecture un
art nécessaire :

Sans doute la lecture est l'un des principaux exercices dans les écoles normales
primaires et dans nos écoles primaires ; mais c'est un art qui a besoin d'être
enseigné comme les autres. Pour combler cette lacune, il nous a semblé que pour
les écoles normales primaires, il fallait un manuel court, substantiel, sommaire,
ne contenant que les principes ; pour les classes d'instruction secondaire, un
petit traité aussi solide, mais plus littéraire. Dans l'un, une étude purement
utile ; dans l'autre, un art à la fois d'utilité et d'agrément. (...)
Restait la sanction à introduire dans nos règlements.
Le cours de lecture à haute voix établi dans nos écoles normales primaires sera
obligatoire ; chaque instituteur futur sera examiné sur ce point, à la sortie de
l'école. [Circulaire du 28 septembre 1878].

L'idée que la lecture puisse prendre place parmi les tâches de l'enseignement
secondaire n'était certes pas totalement nouvelle. Dans un sujet de dissertation
française à l'agrégation de lettres en 1873, on demandait aux candidats d'«
expliquer (la) définition (que Sainte-Beuve 24 donne) du professeur : "le professeur est un
homme qui sait lire et qui apprend à lire aux autres" ». Les années suivantes,
d'autres sujets du même concours confirment cette émergence du thème de la
lecture, comme catégorie pertinente, à travers laquelle sont appréhendées
conjointement l'étude et l'activité littéraires et qui peut désormais être objectivée. En 1874,
à nouveau : « On sait que Malherbe lisait avec un goût particulier, parmi les poètes
latins, Sénèque le tragique, Juvénal, et surtout Horace, qu'il appelait son bréviaire.
Rechercher quelles sont entre les qualités de sa poésie celles où se reconnaît le mieux
l'influence de ces modèles » .

24. Mort (à peine !) quatre ans plus tôt. Le sujet va faire partie tle ceux qui seront donnés
régulièrement en épreuve ou en épreuve blanche. Cf. en particulier le sujet proposé en 1894 par la Revue
Universitaire, sans attribution de la citation [R.U. 1894-1, p. 481].

73
La comparaison, bien sûr, quoique moins souveraine, est ici encore à l'ordre du
jour. Mais au lieu de porter directement sur les procédés d'imitation des anciens par
les modernes, elle en passe par la mise à jour de l'activité qui les a rendus possibles.
Avant d'aborder l'exercice rhétorique et ses résultats, qui s'imposent à travers les
mêmes contraintes à l'auteur moderne et à l'élève, et leur servent de modèles, il faut
d'abord rendre compte de la posture du lecteur et de l'électivité de ses goûts. Par là
le futur professeur se met lui-même, et vise donc à mettre ses futurs élèves, en
situation de lecture, préalable et condition de l'étude. Schéma d'un enseignement
libéral, visant à dégager des moments de liberté et d'enrichissement personnel, où le
« goût particulier » du poète-lecteur est bien plutôt le goût d'un particulier, se
formant directement au contact des œuvres. Mais où en même temps, le professeur,
« l'homme qui sait lire » , selon la formule de Sainte-Beuve, achève de se libérer de la
figure du régent de collège, accède à son tour à la reconnaissance de la République
des Lettres.

La nouveauté de la circulaire Bardoux est donc ailleurs : pour la première fois un


texte officiel envisage conjointement le programme primaire et le programme
secondaire. Et même si le texte hésite, comparant les deux ordres tantôt directement,
tantôt indirectement, par la médiation des écoles normales, qui sont certes issues de
la scolarité primaire et tournées vers elle, mais accueillent des élèves d'âge
secondaire, la conjonction est en train de se faire. Et elle s'opère au travers d'un exercice
partagé : c'est la lecture à voix haute qui fait le hen entre deux enseignements que
tout sépare d'ailleurs, mais qui ont désormais en commun d'envisager
indissolublement l'apprentissage du lire et celui du parler. « II faut qu'en France on apprenne à
Ure ; car apprendre à lire c'est la meilleure manière d'apprendre à parler » [id.].

Ce hen n'est cependant pas celui qu'exigerait une continuité des apprentissages.
Certes le « manuel » du primaire contient des « principes ». A quels apprentissages
ultérieurs ces principes sont-ils réputés conduire ? À aucun, puisque les deux ordres
d'enseignement restent parfaitement étanches l'un par rapport à l'autre. L'exigence
d'une telle continuité procéderait d'ailleurs du constat selon lequel l'école primaire
n'ayant qu'en partie réussi dans sa tâche principale, l'acculturation à l'écrit,
l'enseignement secondaire devrait poursuivre cette tâche et la mener à bien. Rien de
tel ici : ce ne sont pas les classes de grammaire qui sont concernées par cet
apprentissage de la lecture, mais les classes supérieures, particulièrement la seconde et la
rhétorique, comme l'indique clairement la circulaire Bardoux. De façon
symétrique, ce n'est qu'à partir des classes supérieures de l'enseignement primaire qu'on
pratiquera la lecture expressive. Si le français est bien la seule discipline qui, à
l'intérieur de chaque ordre d'enseignement, échappe en quelque sorte à
l'organisation concentrique, c'est en même temps la discipline qui reconduit cette organisation
d'un ordre à l'autre dans une tentative pour penser leur analogie de structure. Mais
loin de supposer acquise l'ouverture du primaire vers le secondaire, cette
reconduction est une simple transposition qui concourt à renforcer la séparation des ordres.

Il n'empêche. Lire à haute voix devient un savoir-faire spécialement assigné aux


classes terminales du système d'instruction, tous ordres confondus. La question de
savoir si les pratiques s'en sont trouvées modifiées dans l'enseignement secondaire

74
reste ouverte. Il semble que même dans l'enseignement des filles, tout récent et donc
plus apte à innover, les méthodes pédagogiques prescrites, de façon pourtant fort
détaillées par l'instruction du 28 juillet 1882, n'aient guère été suivies d'effets 25.
Quant au secondaire classique, l'enseignement de la lecture va vite s'y fondre au sein
d'un exercice qui est en passe d'occuper une place centrale au sein du français :
l'explication. Mais ce sont les conséquences de ces textes dans l'enseignement
primaire et primaire supérieur, qui seront décisives.
La première de ces conséquences, c'est la généralisation des exercices « raison-
nés » auxquels la lecture à haute voix sert en quelque sorte de point de départ.
Jusqu'alors, s'agissant de trois des activités les plus fréquentes et les plus
importantes, l'école se sert en général des mêmes mots pour désigner l'exercice mnémonique
non réfléchi et l'activité formatrice pour l'esprit : la récitation renvoie à la leçon
apprise par cœur mais également au texte en prose ou en vers dit avec expression et
intelligence. La dictée est aussi bien un exercice d'application de la grammaire que la
consignation des textes sur lesquels doivent dans un second temps porter les
exercices. La lecture, enfin, désigne l'oralisation de tous les types de textes, quel que soit
leur statut, gloses de manuels ou chefs d'œuvre littéraires. Or, comme le fait
remarquer Pellissier dans ses « Conseils pour la lecture à voix haute et la
récitation », l'ânonnement, conséquence la plus fâcheuse de cette confusion entre
l'exercice raisonné et l'exercice mécanique, qui uniformise les façons de lire, « accoutume
l'esprit et l'oreille à mettre le style de nos grands classiques sur le même rang que le
langage méthodique des manuels » [Pellissier, 1883, p. III]. Si l'une des conditions
de la mise en place du français a bien été cette différenciation progressive, au sein
même de la langue d'usage d'une langue-objet, le plus souvent langue littéraire,
langue des grands textes, et d'une métalangue de travail 2б, qui permet à la fois de
communiquer au sein de la classe et de commenter les textes, la mise en place des
techniques de lecture à voix haute a joué un rôle décisif dans ce processus.

Ces techniques à leur tour s'inscrivent dans la mise en place d'une pédagogie de
l'oral, la grande affaire du moment Buisson. La méthode interrogative ajoute la
brièveté des échanges verbaux aux longues récitations, substitue à intervalles
rapprochés la parole vive à l'oralisation d'un texte mort. Quand le maître écrit au
tableau noir, ce n'est plus seulement pour montrer mais pour démontrer, illustrer,
classer ou ordonner, pour fixer les paroles avant d'en relancer l'échange. Une
pédagogie de l'oral, mais surtout une pédagogie orale : la maîtrise progressive de la
métalangue de communication par l'élève, qui seule peut permettre au nouveau jeu
scolaire de se déployer dans toute sa complexité, se révèle décisive pour l'invention
du français. Tant que la langue n'est pensée que comme un objet d'étude, l'exercice
oral n'est pas pleinement concevable. À partir du moment où la langue de travail de
la classe, dont le maître perd le monopole, et la « langue française », déjà gramma-
tisée et textualisée, s'autorisent l'une de l'autre, se répondent et interfèrent, se
fondent partiellement l'une dans l'autre grâce à l'échange des postures, en un

25. Cf. Mayeur, 1975, p. 213 et Chartier & Hébrard, 1989, p. 187.
26. Elle peut être écrite également — <:'est le texte fies manuels — , mais elle est alors destinée à être lue
silencieusement .

75
va-et-vient constant entre écrit et oral, leçon et exercice, il devient possible
d'imaginer un nouveau savoir qui unifie ces deux modes d'être du français : le français.

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