Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
les plus connues et les plus communément acceptées. Pour le dire d’entrée de
jeu, il me semble que l’herméneutique – voire la philosophie de l’interprétation
– débouche trop souvent sur un discours éthique relativement vague, qui est
globalement celui du respect de l’autre, de l’hospitalité, de l’ouverture à
l’étranger, toutes choses fort respectables, mais qui demeurent aussi, semble-t-il,
fort générales. Pour leur donner plus de relief, il faudra, ce sera le troisième
point, intégrer des pensées moins souvent prises en compte dans le champ
herméneutique.
1
Nous rejoignons sur ce point Emil Angehrn, „Hermeneutik und Kritik“, in Was ist Kritik?, R. Jaeggi,
T. Wesche (éds.), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2009, p. 321-322. On regardera aussi, dans la
perspective d’une herméneutique négative, Udo Tietz, Vernunft und Verstehen. Perspektiven einer
integrativen Hermeneutik, Berlin, Parerga, 2004, en particulier « Hermeneutischer Negativismus.
Verstehen versus Mißverstehen », p. 191-208.
3
2
Critique et herméneutique dans le premier romantisme allemand, D. Thouard 1996, 256.
4
laquelle elle se heurte manifeste ce qui ne doit pas être, ce que nous ne pouvons
accepter, comme le mal, où Ricœur voyait l’origine du questionnement
herméneutique, la souffrance etc. L’expérience du non-sens inaugure alors une
interprétation critique de ce qui est. « Comprendre, dit-on souvent en citant
Madame de Staël, c’est pardonner.» Ici, l’interprétation ne permet pas de
comprendre, mais invite bien au contraire à critiquer à partir de l’expérience de a
non-compréhension. L’interprétation est alors critique précisément parce qu’elle
refuse de s’achever dans la compréhension. Elle dit non au négatif, ce qui est
sans doute le geste critique le plus radical.
Mais s’il semble bien que la critique soit pour l’essentiel inhérente sous
plusieurs aspects à l’herméneutique, l’histoire de l’herméneutique au 20 e siècle
ne semble pas en avoir été particulièrement marquée. Je vais essayer de
l’illustrer en me référant, là aussi ce ne sera que schématique, à trois auteurs
auxquels on assimile le plus souvent la philosophie herméneutique : Heidegger,
Gadamer et Ricœur.
La « philosophie herméneutique » ne prend son véritable essor qu’à partir de
Heidegger. Comme on sait, Heidegger utilise le terme « herméneutique » dès
1923, mais de façon mineure, l’ « herméneutique de la facticité » étant le sous-
titre d’un cours intitulé « ontologie » qui devait initialement s’appeler
« logique ». Mais si Heidegger emprunte le terme à l’herméneutique
traditionnelle, il l’utilise en un autre sens, pour désigner l’auto-élucidation ou
l’auto-interprétation de la facticité, comprendre signifiant pour le Dasein « être
compréhensif à l’égard de lui-même [für sich selbst verstehend]»3. Cela vaudra
jusque dans Sein und Zeit, où comprendre sera un existential désignant avant
tout le rapport du Dasein à son être. L’herméneutique connaît ici une inflexion
profonde par rapport à la méthode herméneutique s’attachant à des
objectivations étrangères, puisqu’elle appelle le Dasein à se soucier de son
propre être, à être « vigilant » à l’égard de lui-même, l’herméneutique n’étant
finalement autre chose que l’explicitation de la finitude et le choix de cette
finitude, l’acceptation de l’être-jeté ou de la Geworfenheit. Ernst Cassirer, dès
les débats de Davos, et ensuite dans son écrit plus politique sur Le Mythe de
l’État, avait vu avec lucidité dans l’abandon à l’ « être-jeté », qui débouchera sur
la soumission au destin de l’être (Seinsgeschick), le renoncement à l’éthique et à
la liberté. Ce mouvement va être déterminant pour l’herméneutique
philosophique.
Et d’abord, parce que l’herméneutique philosophique se détourne du souci de
l’autre vers le souci de soi. La compréhension n’est en effet plus, comme dans
l’herméneutique traditionnelle, à l’égard d’autrui ou par rapport à une autre
3
Martin Heidegger, Ontologie. Hermeneutik der Faktizität, p. 15.
5
4
Jacques Derrida, Éperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Champs-Flammarion, 1978, p. 96.
5
Karl Löwith, Das Individuum in der Rolle des Mitmenschen (1928), Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 1969, p. 103-126.
6
Hans-Georg Gadamer, Ich und Du (Karl Löwith) 1929 GW 4 234-239
6
7
Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, tr. fr. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merliot, Paris, Seuil,
1996, p. 385-402.
8
Hans-Georg Gadamer, GW 1, 466.
9
Ibid.
10
GW 1, 467.
7
l’herméneutique (p. 365). Je ne veux pas reconstruire ici en détail ses arguments
qui débouchent sur cette complémentarité « entre une ontologie de l’entente
préalable et une eschatologie de la libération » (p. 376), où l’une n’est rien sans
l’autre, mais il me semble qu’ en montrant que Gadamer comme Habermas ont
chacun « des préférences régionales », c'est-à-dire des intérêts de connaissance
divergents,« ici, une attention aux héritages culturels, axée peut-être de façon
plus décidée sur la théorie du texte ; là, une théorie des institutions et des
phénomènes de domination, axée sur l’analyse des réifications et des
aliénations » (p. 376), Ricœur n’est pas véritablement parvenu à les concilier.
On notera en outre qu’en se rattachant lui-même à une théorie du texte, c’est de
Gadamer et de Heidegger surtout que Ricœur se rapprochera en matière
herméneutique. On le voit lorsqu’il souligne que la Schriftlichkeit, l’écriture,
donne l’essence du langage parce qu’elle permet d’envisager « la chose du texte,
qui n’appartient plus ni à son auteur ni à son lecteur »11. Cette chose du texte,
« c’est le monde qu’il déploie devant lui »12. Par conséquent, « comprendre un
texte […] ce n’est pas trouver un sens inerte qui y serait contenu, c’est déployer
une possibilité d’être indiquée par le texte »13. Un tel projet ne consiste pas en
l’invention, par un sujet autonome, de son existence libre, comme le pense
Sartre. Ricœur demeure fidèle au « projet-jeté » de Heidegger, au « projeter
dans un être-jeté ». Il précise : « Ce qui importe ici, ce n’est pas le moment
existentiel de la responsabilité ou du libre choix, mais la structure d’être à partir
de laquelle il y a un problème de choix »14, c'est-à-dire non pas le monde du
lecteur, mais la proposition de monde qu’il reçoit. En cela, le projet est « jeté ».
On perçoit dans ces quelques propos la dimension heideggérienne. On pourrait
aller plus loin relativement à la tournure singulière de l’herméneutique de
Ricœur qui tient à sa reprise de l’affirmation originaire de la Sprachlichkeit et du
caractère dérivé « des significations de l’ordre linguistique »15, héritant de
Heidegger pour lequel « l’ordre logique est précédé par un dire qui est solidaire
d’un se trouver et d’un comprendre »16. Là se manifeste une « appartenance à un
ordre de choses », où quelque chose émerge, qui était, écrit Ricœur dans un
langage heideggérien, englouti « sous nos réseaux d’objets soumis à la
domination de notre préoccupation. C’est cette émergence du sol primordial de
notre existence, de l’horizon originaire de notre être-là, qui est la fonction
révélante coextensive à la fonction poétique elle-même »17. Surgit là cette autre
notion de vérité comme « manifestation, c'est-à-dire laisser-être ce qui se
montre. Ce qui se montre, c’est chaque fois une proposition de monde, d’un
monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus
11
Paul Ricœur, Du Texte à l’action, p. 100.
12
Paul Ricœur, Du Texte à l’action, p. 126 s.
13
Paul Ricœur, Du Texte à l’action, p. 91.
14
Paul Ricœur, Du Texte à l’action, p. 92.
15
Paul Ricœur, Du Texte à l’action, p. 59.
16
Paul Ricœur, Du Texte à l’action, p. 60.
17
Paul Ricœur, Ecrits et conférences 2, p. 244.
9
18
Paul Ricœur, Ecrits et conférences 2, p. 245.
19
Paul Ricœur, Ecrits et conférences 2, p. 254.
20
Paul Ricœur, Ecrits et conférences 2, p. 255.
21
Paul Ricœur, Ecrits et conférences 2, p. 257.
22
Jean-Marc Ferry, Les Puissances de l’expérience, II, p. 206.
23
Jean-Marc Ferry, Les Puissances de l’expérience, I, p. 121.
10
24
Jean-Marc Ferry, Les Puissances de l’expérience, II, p. 206.
25
Ibid. p. 206-207.
26
Ibid. p. 207.
27
Ibid., p. 207
11
28
Denis Thouard, « Que lire, c’est penser », dans Critique à paraître, 2015
29
Charles Taylor, « Understanding the other : a gadamerian view on conceptual schemes », in Jeff
Malpas et al., Gadamer’s Century: Essays in Honour of Hans-Georg Gadamer, Cambridge, Mass.,
MIT Press, 2002, p. 279.
30
Alain Renaut, Un Humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités, Paris,
Flammarion, 2011, p. 248.
31
Voir entre autres Hans Herbert Kögler, « The Background of Interpretation. Ethnocentric
Predicaments in Cultural Hermeneutics after Heidegger », Internationale Zeitschrift für Philosophie,
Stuttgart, J.B. Metzler, 1994/2, p. 305-329 ; Gunter Scholtz, « La philosophie herméneutique de
Gadamer et les sciences humaines », in G. Deniau et J.-Cl. Gens (éds.), L’Héritage de Hans-Georg
Gadamer, Paris, Cercle herméneutique, 2003, p. 181-194 ; Frithjof Rodi, « Problèmes de la
12
Certes, cette critique est à relativiser dès que l’on reconnaît que les cultures
ne sont pas hermétiquement fermées les unes aux autres. Ce qui permet peut-être
d’avoir une lecture autre, plus critique, libérée partiellement du cadre
heideggérien. Il me semble que nous en trouvons des éléments chez Charles
Taylor, qui me permettra, en matière herméneutique, d’ouvrir sur l’éthique. On
connaît la préconisation de Taylor à la fin de sa Politique de la reconnaissance,
dans le célèbre petit ouvrage sur le Multiculturalisme, invitant à « être ouverts à
l’étude culturelle comparative, pour déplacer nos horizons vers des fusions
nouvelles »32. Certes, il ne s’agit là, pour utiliser une formule ironique de Mark
Hunyadi, que d’une « aimable proposition », parce que la véritable question est
de passer de l’ouverture à l’action. Mais à la différence de Gadamer auquel il est
fait explicitement référence, cette transformation des horizons ou cet
« élargissement de l’univers humain du discours », suivant la formule de
Clifford Geertz, a pour finalité de nous rendre sensibles à d’autres réponses et
non pas de répondre à nos questions.
Aussi Taylor critique-t-il indirectement la notion de fusion des horizons en
préférant de son côté parler d’ « articulation ». L’articulation est rencontre des
horizons de celui qui comprend et de ce qui est compris, où il faut entendre une
dimension de confrontation ou de conflit qui est l’un des sens du dialogue entre
l’altérité de ce qui est à comprendre et l’arrière-plan de celui qui comprend. Cela
insiste donc bien plus sur l’inquiétude de l’autre, où comprendre l’autre signifie
aussi comprendre comment nous ne le comprenons pas. Il ne s’agit pas
simplement de traduire dans notre langage, mais bien d’entendre ce qui se dit
dans l’altérité. S’agissant des cultures, il s’agit d’éviter tant l’universalisme
ethnocentriste, qui homogénéise facilement, que le particularisme qui,
absolutisé, maintient la différence pure et conduit à ce que Taylor appelle
« l’incorrigibilité », qui interdit toute forme de critique, pour se muer finalement
en indifférence à l’autre. Car c’est bien là l’un des redoutables problèmes du
relativisme ouvre sur l’une des pires formes de la tolérance.
C’est pourquoi Taylor, qui – et cela fait une différence radicale avec
Gadamer et Ricœur – ne prend pas pour modèle le texte, mais le dialogue vivant,
favorise une compréhension à la hauteur de l’identité dialogique de l’être
humain, tissé dans des réseaux d’interlocution. Car la compréhension et
l’interprétation qui la sous-tend ne se constituent pas simplement
individuellement, mais dans des sociétés, des groupes ou des communautés. Me
comprendre ne signifie pas que je me raconte seul à moi-même ce que je suis : je
comprends dans une langue partagée, dans un dialogue, partiellement extérieur,
partiellement intérieur, avec d’autres. Le récit de soi est imbriqué dans celui des
33
« Understanding the other : a gadamerian view on conceptual schemes », l. c., p. 280.
34
Id., p. 281.
35
Id., p. 285
36
Id., p. 285.
37
Charles Taylor, Les Sources du moi, p. 54.
38
« Understanding the other : a gadamerian view on conceptual schemes », l. c.,, p. 285.
14
39
Hartmut Rosa, Identität und kulturelle Praxis, p. 526.
40
« Understanding the other : a gadamerian view on conceptual schemes », l. c., p. 288.
41
Donald Davidson, « A Nice Derangement of Epitaphs », in Truth and Interpretation. Perspectives
on the Philosophy of Donald Davidson, éd. E. LePore, Oxford et Cambridge (Mass.), Blackwell, 1986,
p. 433-446.
42
Charles Taylor, « Understanding the other : a gadamerian view on conceptual schemes », l. c., p.
291.
15
43
Charles Taylor, « Gadamer and the human sciences », in Gadamer Companion, p. 138.
44
Charles Taylor, « Compréhension et ethnocentrisme », l.c., p. 208.
45
Ibid. Je souligne.
46
Hans Jonas, Wandel und Bestand. Vom Grunde der Verstehbarkeit des Geschichtlichen, Frankfurt
am Main, Klostermann, 1970, p. 16.
47
Hans Herbert Kögler, « The Background of Interpretation », p. 324s.
48
L’exemple est repris à H. H. Kögler.
49
Hans Herbert Kögler, « The Background of Interpretation », p. 324
50
David Hoy, cité par Kögler, « The Background of Interpretation » p. 324.
16
51
Charles Taylor, La liberté des modernes, p. 215.
52
Ibid., p. 216.
53
In La liberté des modernes, p. 190 ; cf. « La politique de la reconnaissance », p. 91 s.
54
Charles Taylor : « Comparison, History, Truth » (1990) in Philosophical Arguments, Cambridge
(Mass.) – London, Harvard University Press, 1995,p. 150.
55
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 222.
En français dans le texte
56
Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, Automne 1885-Printemps 1886 1 [182], in Kritische
Studienausgabe, éd. G. Colli et M. Montinari, dtv /de Gruyter, Munich /Berlin /New York, 1988, t. 12,
p. 50-51.
17
approche, qui peut être dite « herméneutique », se veut à la fois une défense du
pluralisme et de l’égalité. Une phrase de Walzer permet d’en ramasser
l’intention : « Il y a une caractéristique qui, plus que toute autre, est au cœur de
mon argumentation. Nous sommes (tous) des êtres producteurs de culture; nous
fabriquons et habitons des mondes doués de sens. Comme il n’existe pas de
moyen de hiérarchiser et d’établir un ordre entre ces mondes relativement à leur
conception des biens sociaux, nous rendons justice à des hommes et à des
femmes réels en respectant leurs créations particulières »58. On comprend ainsi
qu’« une société donnée est juste si sa vie substantielle est vécue d’une certaine
manière – c'est-à-dire d’une manière qui soit fidèle aux compréhensions
partagées (shared understanding) de ses membres »59. Et cela, même s’il y a une
infinité de vies, de religions, de cultures, de régimes possibles. Mais
« fabriquer » (l’expression est dans la citation de Walzer) des mondes
symboliques par l’interprétation ou définir des significations sociales par la
discussion a pour conséquence que ces mondes peuvent être transformés, repris,
refaits60. Même si chez Walzer, on a parfois l’impression que ces
compréhensions sont là et devraient être respectées précisément et simplement
parce qu’elles sont là. Ce qui n’est pas sans paradoxe, si l’on constate par
ailleurs l’existence d’une critique chez Walzer. Car, à lire les Sphères de justice,
Michael Walzer propose un nombre non négligeable de réformes et
transformations sociales sur la base-même d’une interprétation des « valeurs
partagées ». Cela même s’il s’agit d’une critique interne 61, qui part des normes
relevées au sein d’une communauté d’interprétation et qui regarde ensuite dans
quelle mesure la pratique effective est compatible avec elles et qu’on ne sait pas
très bien comment reconstruire l’auto-interprétation d’une société ni quelles sont
les sphères ou groupes qui contiennent les critères corrects de la critique
sociale62. La critique procède comme un rappel d’une norme existant dans une
forme de vie, dans une sphère déterminée, et montre qu’elle n’est pas
effectivement mise en œuvre, c'est-à-dire que la réalité la dément. Mais une telle
approche reste partielle, car la critique ne fonctionne pas toujours comme cela.
La question est de savoir comment cette transformation peut devenir
effective. Dans l’absolu, il faut se référer au principe de la discussion, qui
permet de partager les significations, ce qui permettrait de l’institutionnaliser,
donnant toujours le privilège à l’appartenance aux mondes de sens, à savoir au
« lien identitaire des significations partagées et des formes de vie qui
l’expriment »63, au détriment de la discussion publique. Or si nos sociétés
démocratiques reposent sur les conflits d’interprétations et le désaccord des
58
Michael Walzer, Sphères de justice, tr. fr. P. Engel, Paris, Seuil, 2013, p. 435.
59
Michael Walzer, Sphères de justice, p. 434.
60
Michael Walzer, Sphères de justice, p. 442.
61
Voir Rahel Jaeggi, Kritik von Lebensformen, p. 275-276.
62
Voir Hartmut Rosa, in Weltbeziehungen im Zeitalter der Beschleunigung. Umrisse einer neuen
Gesellschaftskritik, Suhrkamp, Berlin, 2012, p. 106 sq.
63
Mark Hunyadi, L’Art de l’exclusion, p. 109.
19
64
Ibid.
65
Michael Walzer, The Company of Critics. Social Criticism and Political Commitment in the
Twentieth Century, London, 1989, p. 282
66
Karl Marx, “Thesen über Feuerbach”, MEW 3, p. 535(dans sa restitution par Engels en 1888; la
version originale des manuscrits de Marx est légèrement différente : « Die Philosophen haben die
Welt nur verschieden interpretiert, es kömmt drauf an, sie zu verändern. » Karl Marx, “Thesen über
Feuerbach”, MEW 3, p. 7 ; cf. reproduction du manuscrit de Marx, p.3).
67
Ces leçons sont contemporaines de la conception de la Dialectique négative ; ces quelques
réflexions font écho à ce qui se trouvera finalement sur la page d’ouverture de l’introduction à la
Dialectique négative (Negative Dialektik, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1982, p. 15).
68
Th. W. Adorno, Vorlesungen über Negative Dialektik, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2003, p. 70.
69
„[…] was ich Ihnen in dieser Vorlesung zu entwickeln gedenke, ist eigentlich wesentlich […], daß
Interpretation selber soviel ist wie Kritik; daß es Interpretation anders denn als kritische Interpretation
20
sans doute pas été transformé parce qu’il n’avait pas été assez interprété 70. Et
c’est une telle interprétation qui, à même le réel, permet de trouver les principes
critiques permettant la transformation. Dans une lettre de 1843 à Ruge à propos
des Annales franco-allemandes, Marx précise ce qu’est la « critique radicale de
l’ordre existant » : elle consiste à « développer pour le monde de nouveaux
principes à partir du monde »71, par une critique immanente.
Encore faudrait-il préciser ce que l’on doit appeler ici « immanent », et
c’est là-dessus que je voudrais terminer. Immanent ne signifie pas simplement
interne72 : cela veut dire que les acteurs puisent dans le monde, dans leurs
interprétations ou dans celles auxquelles ils ont accès une contrefactualité, c'est-
à-dire à quelque chose qui permet de penser l’écart entre ce qui est et ce qui
devrait être. C’est donc de manière immanente, sans perdre le contact avec ce
qu’ils critiquent, qu’ils peuvent s’élever à un point de vue qui n’a pas pour
autant besoin d’être universel. C’est à ce titre seulement que la critique est
possible C’est là, me semble-t-il, ce qu’il y a de très prometteur dans une
« éthique compréhensive », au sens où elle prend le point de vue des acteurs,
comme l’est par exemple le « contextualisme critique » de Mark Hunyadi, qui
cherche à développer la réflexion morale à partir de l’expérience des acteurs
moraux insérés dans leur contexte. Pour cela, il faut bien entendu comprendre
comment ils interprètent le monde, c'est-à-dire quelles significations ils
partagent, interpréter donc leurs interprétations. Mais il faut aussi rendre compte
du fait que ces significations évoluent, se modifient, se réinterprètent, les
« acteurs sociaux constitu[a]nt eux-mêmes leur espace social »73. Et pour les
modifier, il faut les critiquer, ce qui n’est possible que si l’on pense aussi au-delà
de ce qui est. Pour cela il n’est point besoin de recourir à l’universalité : il suffit
d’opposer à ce qui est ce que Kant appelait un idéal, de penser que le factuel
permet, notamment par la comparaison, de parvenir à du contrefactuel. On
retrouve certes alors l’ « aimable proposition » de Taylor : il faut comparer et
überhaupt nicht geben kann – und nicht etwa als affirmative. Das ist also sozusagen die Generalthese,
die ich hier hervorbringen möchte. Aber ohne eine solche Interpretation, also ohne den ausgeführten
und seiner selbst mächtigen Gedanken, würde ich glauben, gibt es eine wahre Praxis nicht.“ Th. W.
Adorno, Vorlesungen über Negative Dialektik, p. 80.
70
„Die Welt ward auch darum nicht verändert, weil zu wenig interpretiert.“ Th. W. Adorno,
Vorlesungen über Negative Dialektik, p. 85; voici a forme que prendront ces réflexions dans la
Dialectique négative : « La philosophie qui parut jadis dépassée, se maintient en vie parce que le
moment de sa réalisation fut manqué. Le jugement sommaire selon lequel elle n’aurait fait
qu’interpréter le monde et que, par résignation devant la réalité, elle se serait aussi atrophiée en elle-
même, se transforme en défaitisme de la raison après que la transformation du monde eut échoué. Il
n’offre aucun lieu à partir duquel la théorie en tant que telle pourrait être convaincue concrètement
d’anachronisme, ce dont on la suspecte après comme avant. Peut-être l’interprétation était-elle
insuffisante, qui promettait le passage à la pratique. » Th. W. Adorno, Negative Dialektik, p. 15; trad.
fr. p. 11
71
Lettre de Marx à Ruge septembre 1843 (Deutsch-französische Jahrbücher ; études philosophiques)
p. 118/22 et p. 116/20
72
Voir Rahel Jaeggi, Kritik der Lebensformen, p. 276 sq.
73
Mark Hunyadi, L’homme en contexte, Paris, Cerf, 2012, p.13.
21
interpréter. Mais cette fois non pas pour simplement déplacer les horizons, les
élargir, mais pour ouvrir un champ de contrefactualité, constituer des valeurs
auxquelles se référer. C’est ainsi, par exemple qu’ « à l’instar des peuples arabes
de 2011, ils peuvent s’approprier des valeurs contrefactuelles auxquelles ils
n’avaient jusque-là qu’un rapport cognitif, informés qu’ils étaient de principes
démocratiques qui n’avaient pas cours chez eux. 74 » Car les « révoltés de Tunis
et du Caire » avaient importé un contrefactuel qui n’était pas immanent à leur
culture politique, « mais qui à leurs yeux devait désormais valoir pour eux ». Ce
qui a permis une critique immanente, par appropriation de référents
contrefactuels nouveaux. Autrement dit, la comparaison est l’un des moyens de
trouver des ressources critiques qui permettent de construire un dépassement de
la situation existante. C’est là au demeurant ce que défend de manière
convaincante Amartya Sen qui, dans L’Idée de justice, oppose « la comparaison
des situations réelles » à ce qu’il appelle l’ « institutionnalisme
transcendantal »75, puisant sa réflexion critique à même les réalisations
concrètes.
74
Id. ; p. 217.
75
Amartya Sen, L’Idée de justice, trad. P. Chemla, Paris, Flammarion, 2012, p. 32.