Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
Résumé :
Comment commencer? La question touche autant l’auteur que le lecteur.
L’incipit fait déjà l’objet de nombreuses recherches qui ont interrogé les divers
aspects de sa pratique. Au seuil du récit, l’attente à laquelle l’incipit se doit de
répondre est polyvalente. L’incipit doit endosser, dans tout texte romanesque, les
enjeux particuliers pour lesquels, il revendique les stratégies expressives
particulières. En évoquant les fonctions que l’incipit remplit dans une œuvre et les
étudiants particulièrement dans deux contes fantastiques de Théophile Gautier, La
Cafetière et Le Chevalier double, nous avons l’objectif de répondre, dans cet
article, aux questions concernant le rôle de l’incipit par rapport à la structure du
conte et cela à travers l’étude de la relation entre le texte et le paratexte. L'étude de
la modalité de la représentation du contrat de lecture dans les incipit nous mène en
plus à examiner comment l’écrivain fait de ce lieu stratégique du texte non
seulement une occasion d’ancrer son univers fantastique, mais aussi un
emplacement d’exhiber son art d’écriture, propre à lui.
selon une structure apte au conte frayeurs, je fermai bientôt les yeux en me
fantastique et les éléments caractéristiques tournant du côté de la muraille (Gautier,
1986, 12).
du genre s’apparaissent dès le début. La
détermination des limites de l'incipit dans Alors, on voit que la description du
ces deux contes nous permet de mieux décor se reprend à la suite de ce
cerner les caractéristiques du conte et leur paragraphe par celle de la tapisserie et des
agencement dans l’incipit. tableaux des portraits pendus à la muraille
L’incipit de La Cafetière s’étend en d’où surgit le fantastique.
deux pages où se terminent apparemment Le second conte commence d’une
la description de l’état des arrivants et manière bien différente. Le lecteur se
celle de la chambre du personnage heurte dès les premiers mots à une
principal, à partir desquelles le narrateur situation troublante, qui trace d’une
esquisse une intrigue, une aventure manière si vive, la tristesse et le malheur
fantastique qui provient même du décor d’Edwige qui n’est pourtant pas le
déjà décrit. Cette frontière peut être personnage principal. L’effet émouvant
facilement remarquée par le passage brutal suggéré par ce portrait est encore renforcé
du descriptif au narratif, précisé par la par la forme interrogative que le narrateur
locution « Tout à coup ». Ce critère est s’intéresse à employer juste au début de
pourtant risqué dans la mesure où dès la l’histoire. On remarque bien que les deux
première phrase, le discours englobe le premières pages, consacrées à la
descriptif et le narratif entremêlés. Le description d’Edwige et la cause de son
septième paragraphe par exemple peut malheur composent une unité close qui
nous faire tomber dans l’erreur. Il s’agit traite une idée unique après lesquelles
d’un contraste sémantique qui nous avertit entrent les personnages nouveaux et
d’un événement étrange qui va se passer l’histoire prend un nouveau chemin. Nous
juste après la phrase descriptive « Rien fixons donc l’incipit de ce conte de la
n’était dérangé » au milieu d’un passage première phrase, «Qui rend donc la blonde
descriptif. Pourtant, celui-ci est Edwige si triste?» jusqu’au huitième
soudainement mis en cause par un paragraphe «depuis ce jour, Edwige ne fait
paragraphe narratif qui semble organiser la que pleurer dans la fenêtre.» (Gautier,
situation pour entrer dans la péripétie: 1986, 135-136)
importante que celle de l’incipit, puisqu’ils plus la curiosité de celui-ci s’accroit. (cité
font partie des facteurs composants de la in: Genette, 1987, 95) Ce manque est
« stratégie du début » Ce sont justement pourtant tout de suite récompensé par un
ces données dont l’écrivain profite afin de sous-titre qui indique clairement le genre
motiver le lecteur, en lui fournissant du texte et à cela s’ajoute encore
quelques informations élémentaires, à l’épigraphe empruntée à l’épisode de « La
démarrer sa lecture et ainsi, ils participent vision de Joseph » de l’évangile dont les
également, à révéler les « conditions de deux concepts principaux de « ténèbres »
lisibilité » du texte, à mettre en place le et «lumière» sont presque directement liés
« contrat de lecture » entre l’auteur et son à l’histoire. A l’exemple de nombreuses
lecteur. épigraphes étudiées par Gérard Genette,
Le titre, considéré comme l’un de ces cette épigraphe précise le sens du texte et
éléments, fait partie du territoire du texte en donne un schéma préliminaire. Le mot
et en participant à la rhétorique de «sommeil», le noyau sémantique de ces
l’ouverture, constitue une partie intégrante vers, est aussi caractéristique par rapport
du « seuil ». Cette importance du titre se au genre fantastique dans la mesure où la
manifeste dans les deux contes pour frontière entre le rêve et la réalité, le
séduire, intéresser ou instruire le lecteur. sommeil et le réveil reste floue dans ce
On se trouve, dans La Cafetière, face à un conte. (Todorov, 1970, 29) Pourtant, il
titre emblématique qui comporte en effet, paraît que le choix de cette épigraphe ne
le centre fantastique du conte, comme le repose pas seulement sur la valeur
souligne le narrateur « la cafetière qui significative que celle-ci peut suggérer,
avait joué un rôle si important dans les mais il offre, par le biais de
scènes de la nuit », mais qui n’était à l’intertextualité, une valeur de crédibilité à
proprement parler, que la métamorphose son œuvre.
de la femme-ange bien aimée du narrateur. Le titre donné au second conte, Le
Le choix de ce titre qui donne la moindre Chevalier double, a, en soi, un effet
information sur le genre du texte affirme considérable. Il est sous forme de
l’idée de certains critiques comme syntagme nominal à valeur descriptive. Il
Umberto Eco et Lessing. Le critique italien s’agit d’une dénomination qui est suivie
prétend que le titre de l’œuvre ne doit pas explicitement d’une expansion. L’adjectif
influencer l’esprit du lecteur, ni affecter double pour un chevalier, en jouant sur le
ses pensées: « Un titre doit embrouiller les concept de dédoublement, fait allusion à
idées, non les embrigader ». (Eco, 1985, 9) l’ambiance fantastique de l’histoire. Un tel
Lessing, l’écrivain allemand affirme titre fait attendre le lecteur dans son doute
également que plus le titre donne peu en le privant de toute autre information
d’informations au lecteur sur l’histoire, complémentaire. La pensée intriguée du
6/ Revue des Études de la Langue Française, Deuxième année, N° 3, Automne- Hiver 2010- 2011
ciel » (Gautier, 1986, 136). La présence de déjà familières, vers un certain mode de
ce personnage dans l’incipit n’est en effet réception » (Jauss, 1987, 50).
qu’un prétexte qui permet la génération du Le concept du « contrat de lecture »,
texte. Il fonctionne comme un élément défini en tant que pacte sous-entendu entre
diégétique mettant en place l’isotopie du l’auteur et le lecteur, doit être conçu dans
dédoublement qui trouve son expression le même sens. C’est en fournissant des
dans tout le récit. informations sur les personnages, le lieu et
le temps que l’auteur crée chez le lecteur,
2- L’incipit et le «contrat du lecture» un aperçu plus ou moins net de l’œuvre et
L’incipit caractérise, à travers les de son univers fictif. Des descriptions
informations particulières, le genre du intégrées à la narration permettent de
texte et par là, il esquisse une « horizon répondre aux différentes questions: Où ?
d’attente » unique sur laquelle se fonde le Quand ? Qui ? Quoi ? Comment ?
lien entre l’auteur et le lecteur. Cette Pourquoi ? Et c’est à partir de ces
notion, élaborée par H. R. Jauss (1987) informations liminaires que se forme le
désigne un « ensemble d’attentes et des « contrat de lecture », qui montre la
règles du jeu avec lesquelles les œuvres direction générale vers laquelle la forme et
antérieures ont familiarisé le lecteur et qui, le fond de l’œuvre doivent être conçus.
au fil de la lecture, seront modulées, Collectant des informations transmises
corrigées, modifiées ou simplement dans l’incipit, le lecteur entrevoit le genre
reproduites ». En fait, comme nous le du texte et par là, il peut continuer la
rappelle Jauss, une œuvre littéraire n'est lecture d’après l’« horizon d’attente » que
jamais absolument neuve. L'attente l’auteur lui esquisse. C’est ainsi qu’un
romanesque de chaque lecteur se base sur pacte de lecture se conclut entre le lecteur
l'ensemble des livres lus par ce dernier, et l’auteur. Les critiques parlent de la
tout nouveau texte va être perçu à travers « codification linguistique » faisant
un tableau d'images et d'idées créées par allusion aux caractéristiques marquant le
les textes antérieurs. L'accumulation des genre et le style du texte. La fonction
lectures crée chez le lecteur un horizon codifiante de l’incipit permet d’élaborer le
d'attente qui est spécifique pour chaque code du texte et d’orienter sa réception car
genre. Cet horizon d'attente aide le lecteur le lecteur « a intérêt à recevoir l’idée la
à mieux apprécier et interpréter chaque plus complète possible du genre, du style
œuvre nouvelle. L’œuvre littéraire oriente du texte, des codes artistiques types, qu’il
son lecteur, « par tout un jeu d'annonces, doit dynamiser dans sa conscience pour
de signaux – manifestes ou latents –, de percevoir le texte. Ces renseignements, il
références implicites, de caractéristiques les puise pour l’essentiel dans le début »
(Lotman, 1973, 309).
10/ Revue des Études de la Langue Française, Deuxième année, N° 3, Automne- Hiver 2010- 2011
objets de la chambre constituent une partie ciseler ses phrases. Les expressions
descriptive herméneutique, tournant autour comme « Il resta cette nuit, et encore
d’un secret, en posant toutes les questions d’autres jours et encore d’autres nuits », ou
du savoir, en jalonnant son texte d’objets « Edwige pâlissait, pâlissait comme les lis
non identifiés et de lieux inconnus motive du clair de lune ; Edwige rougissait,
son lecteur et participe de la progression rougissait comme des roses de l’aurore »,
du récit tout autant qu’elle la ralentit. « languissante, à demi-morte, enivrée
L’incipit du Chevalier double apparaît comme si elle avait respiré le parfum fatal
en revanche, comme une construction de ces fleurs qui font mourir » suggèrent,
bouclée dont le point initial se noue au par l’harmonie phonétique et le jeu de
point final: l’allitération et de l’assonance, un effet
rythmique. La description d’Edwige dans
Qui rend donc la blonde Edwige si les deux premiers paragraphes se
triste ? que fait-elle assise à l’écart, le
menton dans sa main et le coude au genou, rapproche de l’image d’une femme-statue.
plus morne que le désespoir, plus pâle que Dans un sens parallèle, le lexique corrélatif
la statue d’albâtre qui pleure sur un à la thématique de l’angoisse, du malheur
tombeau ? […] Depuis ce jour, Edwige, la
et de l’irréel est parsemé dans tout l’incipit
blonde Edwige ne fait que pleurer dans
l’ange de la fenêtre (Gautier, 1986, 135). afin de faire entrer le lecteur dans un
monde fantastique. Cette cohésion de la
L’ambiance du malheur et de la poésie et de l’effroi se reflète également
tristesse dominent dès le premier dans l’histoire: le temps est terrible, la
paragraphe dont la forme interrogative tempête ne s’arrête pas, et « pour charmer
suscite d’emblée la curiosité du lecteur et le temps, il [l’étranger] chantait d’étranges
le confronte à une énigme. Ce choix du poésies qui troublaient le cœur et
discours permet au narrateur, par une donnaient des idées furieuses » (Gautier,
ignorance simulée, de se placer à côté du 1986, 136).
lecteur, et de feindre découvrir les
événements de l’histoire et leur cause en 3- La perspective et la voix narrative
même temps que lui. L’incipit a une valeur d’annonce et
En plus, à travers la description du programme la suite du texte. Ces deux
personnage Edwige, se manifeste le instances narratives s’avèrent être
registre poétique de cette écriture. importantes dans ce même sens et dont
L’abondance des images poétiques, des l’étude nous permet de mieux comprendre
comparaisons et des métaphores et les relations entre d’une part, le narrateur
l’utilisation des figures comme la et l’histoire à l’intérieur d’un récit donné,
répétition et l’apostrophe reflètent bien le et entre le lecteur et l’histoire d’autre part.
souci du poète d’Emaux et camées de
12/ Revue des Études de la Langue Française, Deuxième année, N° 3, Automne- Hiver 2010- 2011
protagonistes. Mais, certains signes nous herméneutique structure une bonne partie
révèlent le vrai foyer de perception, de l’incipit en maintenant l’énigme
affirmant que le narrateur sait plus qu’un suspendue grâce à la figure de
témoin, de la vie, du passé et de l’avenir l’apostrophe qui a pour objectif de retarder
des personnages aussi bien que de leur la narration et d’augmenter l’intérêt même
pensées. Le narrateur nous rappelle par de l’énigme. Ces procédés d’écriture
exemple: « la pauvre Edwige a le cœur répondent bien à la fonction séductive de
percé des sept glaives de la douleur ; un l’incipit.
terrible secret pèse sur son âme » (Gautier,
1986, 135). Non seulement le narrateur Conclusion :
connaît le sentiment intérieur d’Edwige et La critique littéraire doit beaucoup aux
son ampleur, il en sait aussi la cause. Plus études narratologiques. Les travaux de
on avance dans la lecture, plus on Gérard Genette (1972 et 1983) s’inscrivent
s’aperçoit de l’omniprésence et de dans la continuité des recherches
l’omniscience du narrateur et la clausule allemandes et anglo-saxonnes, et se
en est la preuve. On voit qu’à la fin de veulent à la fois un aboutissement et un
l’histoire où le monde basculé par renouvellement de ces critiques
l'introduction d'un élément perturbateur narratologiques. Rappelons que l’analyse
retrouve son équilibre, le narrateur interne, à l’instar de toute analyse
s’apparaît pour en tirer un enseignement. Il sémiotique, présente deux caractéristiques.
confirme en outre, l’aspect légendaire du D’une part, elle s’intéresse aux récits en
récit en s’adressant, d’un ton ironique tant qu’objets linguistiques indépendants,
même, au lecteur: « Si vous demandez qui détachés de leur contexte de production ou
nous a apporté cette légende de Norvège, de réception. D’autre part, elle souhaite
c’est un cygne ; un bel oiseau au bec démontrer une structure de base,
jaune, qui a traversé le Fiord, moitié identifiable dans divers récits.
nageant, moitié volant » (Gautier, 1986, À l’aide d’une typologie rigoureuse,
146). Genette établit une poétique
Cette ambivalence dans le texte déploie narratologique, car selon lui, tout texte
une stratégie de séduction qui pousse le laisse transparaître des traces de la
lecteur à aller plus loin dans sa lecture narration, dont l’examen permettra
pour percer l’énigme concernant celui qui d’établir de façon précise l’organisation du
parle et celui qui voit. La question récit. Cette approche se situe, évidemment,
inaugurale du conte est aussi une manière en deçà du seuil de l’interprétation et
de provoquer la curiosité du lecteur qui est s’avère plutôt une assise solide,
jeté immédiatement dans l’histoire et situé complémentaire des autres recherches en
dans une ambiance provocatrice. Le code sciences humaines, telles que la sociologie,
14/ Revue des Études de la Langue Française, Deuxième année, N° 3, Automne- Hiver 2010- 2011
DEL LUNGO, Andrea. (1993). « Pour une GAUTIER, Théophile. (1986). Contes
poétique de l’incipit », in Poétique n° fantastiques, Paris: José Corti.
94, avril, pp. 131-152. HAMON, Philippe. (1975). « Clausule »,
DUBOIS, Jacques. (1971). « Une écriture in. Poétique, n° 24, pp. 495-526.
à saturation. Les présupposés JAUSSE, H. R. (1978). Pour une
idéologiques dans l’incipit du Nabab » esthétique de la réception, Paris:
in. Etudes littéraires, vol. 4, n°3, P. U. Gallimard, coll. « Tel ».
Laval, pp. 297-310. LOTMAN, Louri. (1973), La structure du
ECO, Umberto. (1985). Apostille au Nom texte artistique, Paris: Gallimard.
de la rose, Paris: Grasset. NERVAL. (1855). Aurélie ou Le rêve et la
GENETTE, Gérard. (1987). Seuils, Paris: vie, Paris: Éditions Victor Lecou.
Seuil. TODOROV, Tzvetan. (1970). Introduction
à la littérature fantastique, Paris: Seuil.
16/ Revue des Études de la Langue Française, Deuxième année, N° 3, Automne- Hiver 2010- 2011