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Marie-Madeleine Bertucci
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La notion de sujet est une notion contestée. Elle a été mise en cause par les
sciences humaines pour deux raisons essentielles. D’abord, l’idée d’une
souveraineté sans partage sur le monde de l’homme comme sujet, s’est
révélée être une conception fragile dénoncée par la pensée contemporaine,
à la lueur des événements politiques du XXe siècle et des remises en ques-
tion de cette notion par la psychanalyse1 (Renaut, 2006). Or, comme on
1. Laquelle n’a pas toujours été abordée par les philosophies du sujet même si Althusser ou
Descombes ont abordé la question psychanalytique.
Le Français aujourd’hui n° 157, Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux pour la didactique ?
Le sujet peut accéder à une connaissance vraie, par les idées qu’il trouve
en lui, et dont Dieu l’a doté. Par l’organisation pertinente de ces mêmes
idées, il peut corriger les erreurs et les illusions et démontrer dans la théorie
un réel déjà organisé de manière définitive, dont il s’agit de découvrir la
théorie. L’objet existe indépendamment du sujet :
« J’avais éprouvé de si extrêmes contentements, depuis que j’avais com-
mencé à me servir de cette méthode, que je ne croyais pas qu’on en pût re-
cevoir de plus doux, ni de plus innocents, en cette vie ; et découvrant tous
Ce détour par Descartes et Kant est utile pour illustrer le contraste avec
la pensée contemporaine et l’intérêt qu’elle porte à la subjectivité. Ce
détour s’impose également pour aborder la question de l’apparition de la
2. Critique de la raison pure, Introduction de la deuxième édition, (1787), {1re édition
1781}, Paris, PUF, 1975.
3. Préface de la seconde édition, (1787).
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« La notion de sujet »
notion d’individu, qui prend le pas sur celle de sujet, (être pensant et siège
de la connaissance), dans la modernité et le développement de la subjecti-
vité particulièrement utile pour aborder la littérature et les questions mises
en jeu dans ce numéro. Disparaissent ainsi dans la conception moderne de
l’individu la dimension d’universalité du sujet et sa position en surplomb.
Autrement dit, la notion d’individu suppose de renoncer à l’ontologie de
l’objet et à la notion de sujet incarnée dans le cogito cartésien et de prendre
en compte l’intersubjectivité4.
4. Il faudrait développer cette question telle qu’elle a été envisagée par la phénoménologie
et notamment par E. Husserl puis M. Merleau-Ponty mais cela excéderait le cadre restreint
de cet article.
5. L’individu ne fonctionne pas pour autant comme une entité plus ou moins autonome, il
comporte inextricablement une part de social.
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Le Français aujourd’hui n° 157, Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux pour la didactique ?
Ce sont particulièrement les effets du savoir sur soi qui sont intéressants
car ils permettent la construction d’un regard critique, qui participe de
manière récursive à la construction du soi : « Par la réflexivité, le soi se
fabrique en quelque sorte lui-même » (Martuccelli, id. : 511). Réflexivité
sociale et réflexivité personnelle sont intriquées : « l’individu pense avec le
collectif dans lequel il s’engage, selon des modalités définies avec précision
par le contexte » (Kaufmann, 2001 : 209). La réflexivité personnelle, grille
de perception et d’enregistrement se construit à travers une architecture
cognitive, qui constitue un trait identitaire (Id.).
Cette vision positive de la subjectivité n’est pas partagée par tous cepen-
dant. M. Foucault (1976 : 84-85) en a développé la critique en montrant
qu’elle était en fait un moyen pour le pouvoir de normaliser les individus,
par le biais d’une série de discours ou de vulgarisations de discours,
produits entre autres par les sciences sociales, qui suscitent une réflexivité
savante (Martuccelli, id. : 514), laquelle aboutit à une normalisation des
individus par le pouvoir qu’elle exerce sur eux. Celle-ci résulte :
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« La notion de sujet »
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Le Français aujourd’hui n° 157, Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux pour la didactique ?
analogie avec la contigüité des différents « moi » chez Proust9, qui coexis-
tent tout en se plaçant sur des territoires radicalement différents les uns aux
autres.
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« La notion de sujet »
de la composition (Id. : 90). Pour être intelligibles les phases de l’action qui
jalonnent la vie d’un individu ont besoin de se structurer en autant de
« traits discursifs » (Id. : 90) qui vont constituer le récit et faire émerger le
sujet : « Si l’action peut-être racontée, c’est qu’elle est déjà articulée dans
des signes, des règles, des normes… » (Id. : 91).
Se saisissant comme objet du récit et quasi personnage, le narrateur ou
quasi narrateur se pose à la fois en sujet et en objet du discours, donnant
de ce fait à l’observateur une possibilité de saisie de l’identité. Reste néan-
moins la question de l’authenticité et de la fiabilité des informations dont
le narrateur est le seul détenteur puisque, comme dans un récit de fiction,
il les sélectionne et les met en intrigue. D’emblée, le récit de vie est creusé
par le soupçon de l’inexactitude et donc toujours susceptible d’être inter-
rogé. Il n’en demeure pas moins un outil nécessaire à la compréhension de
l’identité, voire même à son élaboration. C’est parce qu’il se raconte que le
sujet se construit en tant que sujet et qu’il prend conscience en les disant
d’un certain nombre de traits constitutifs de son identité, lesquels en se
racontant se nouent et font apparaitre des liens. Identité narrative qui nait
au moment où le récit se fait et qui se présente de prime abord comme une
manière « d’histoire non encore racontée » pour utiliser par comparaison
la définition que donne P. Ricœur de la psychanalyse (1983 : 114). C’est
donc d’abord comme possibilité évènementielle ouverte qu’existe le récit
de vie, parce qu’il est fragmentaire, incomplet et souvent non terminé au
moment où il se donne à entendre, d’où la notion de cogito brisé, ce qui le
différencie fondamentalement du récit de fiction. Ceci ne signifie donc pas
pour autant un retour à la transparence du sujet qui serait redevenue
possible grâce au récit. Enfin, autre différence essentielle, le sujet se repré-
sente en se racontant, ce qui lui permet de se saisir d’une part et d’utiliser
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Le Français aujourd’hui n° 157, Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux pour la didactique ?
son récit comme lieu d’analyse d’autre part. Le « je » se pose en tant que
sujet en s’écrivant par l’acte d’énonciation tout comme le lecteur se cons-
truit en tant que sujet à travers la lecture et l’acte d’interprétation qu’elle
induit, dans une relation à l’altérité, qui fait disparaitre la figure métaphy-
sique d’un sujet réputé souverain.
La relation dialectique entre sujet scripteur et sujet lecteur, parce qu’elle
ouvre sur une herméneutique, offre une alternative à la formule rimbal-
dienne du « je est un autre ». Elle permet de problématiser la notion du
sujet après l’avoir critiquée et de postuler son autonomie dans les limites
de son caractère nécessairement fini et borné.
Marie-Madeleine BERTUCCI
Bibliographie
• ADAM J.-M. (1995), « Aspects du récit en anthropologie », dans J.-M. Adam,
M.-J. Borel , C. Calame & M. Kilani, Le Discours anthropologique, description,
narration, savoir, Lausanne, Payot.
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