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L'énonciation lyrique
Sommaire
1. La poésie lyrique
1. Identification de la poésie m oderne à la poésie lyrique
2. H istoricité récente de cette acception
3. Lim ites de l'acception récente de la poésie
2. D éfinition de la poésie com m e genre
1. La poésie est saisissable à plusieurs niveaux de conventions discursives
2. La poésie m oderne ne réunit pas toujours tous ces critères
sim ultaném ent
3. La poésie com m e form e du signifiant
4. L'énonciation lyrique
1. L'hypothèse du sujet lyrique fictif
1. Sous-genres fictifs de la poésie lyrique
2. U ne théorie du sujet lyrique com m e sujet fictif
1. Lim ites de la théorie de Batteux
2. L'hypothèse du sujet lyrique réel
1. D ifférents types d'énonciation littéraire selon Käte H am burger
1. Enonciations réelles
2. Enonciations feintes
3. Enonciations fictives
4. L'énonciation lyrique com m e énonciation de réalité
5. Le contenu de l'énoncé lyrique est irréel
6. Illustration de la distinction entre sujet de l'énonciation réel
et contenu de l'énoncé irréel
3. L'hypothèse du sujet lyrique figuré
1. O rigine nietzschéenne du je lyrique impersonnel
2. La poésie m oderne et la thèse de l'im personnalité
3. Le je lyrique com m e sujet figuré
4. Le je lyrique com m e autoallégorisation du sujet em pirique
5. Le je lyrique et l'universalisation de l'expérience
4. Aux confins de la figuration et de la fiction
5. L'énoncé lyrique
1. Figuralité de l'énoncé lyrique
2. Forme du contenu du poèm e lyrique
1. Exemple de Spleen
3. La figuralité de l'énoncé lyrique en débat
4. Référentialité de l'énoncé lyrique
Bibliographie
I. L a p oésie lyriq u e
C e faisant, nous avons une défin ition d e la p o ésie u n p eu tro p restrein te, au reg ard d e
ce qu 'elle a pu être historiquem en t – et des voies qu'elle explore aujourd'hui.
Jusqu'au Romantisme, le terme poésie est pris d an s u n e accep tio n très larg e, h éritée
d'Aristote, pour qui l'art poétique reco u v re à la fo is l'ép o p ée, la trag éd ie et la co m éd ie,
et l'art du dithyram b e. D e m êm e, d an s L 'A rt p o étiq u e (1 6 7 4 ), B o ileau p arle, à cô té d es
petites form es poétiques traditio n n elles (rondeau, ballade, madrigal ), de la satire, de la
poésie épique, de la poésie dram atiq u e. D an s u n sen s assez larg e, la poésie inclut donc
des genres narratifs ou dram atiq u es à caractère fictif. E lle est assez p ro ch e d e ce q u e
nous entendons aujourd'hui globalement par littérature, à cette d ifféren ce p rès q u 'elle
recouvre des discours qui sont féd érés p ar la fo rm e v ersifiée.
Comme nous l'avons vu dans le cours sur L es g en res littéraires, à l'âg e ro m an tiq u e, o n
invente la triade du lyrique, de l'ép iq u e et d u d ram atiq u e. H eg el écrit: L a p o ésie
lyrique est à l'opposé de l'épiqu e. E lle a p o u r co n tenu le su b jectif, le m o n d e in térieu r,
l'âm e agitée par des sentim ents et q u i, au lieu d 'ag ir, p ersiste d an s so n in tério rité et n e
peut par conséquent avoir pour fo rm e et p o u r b u t q ue l'ép an ch em en t d u su jet, so n
expression. L e lyrique, qui n'était q u 'u n sou s-g en re m in eu r d e la p o ésie, v a s'id en tifier
à elle tout entière.
I.3. Lim ites de l'acception récente de la poésie
Songeons par exemple au Parti pris des choses (1942) de Francis Ponge, qui ne
propose pas une énonciation en p rem ière p erso n n e et q u i se co n sacre au x o b jets les
plus prosaïques qui soient (comme la cigarette, le pain, le morceau de viande ou le
cageot...).
L a plup art du tem ps, la poésie ly riq u e m o d ern e co n jo in t une forme du signifiant (le
vers régulier ou libre), une forme d 'én on ciation (la p aro le en 1 ère p erso n n e) et m o in s
un contenu spécifique qu'une forme du contenu (le p o èm e se stru ctu re co m m e u n e
suite d'analogies).
D ans ces d ifférentes form es no u s reco n n aisso n s les différen ts typ es d e co n v en tio n s
discursives que nous avons étu d iées d an s le co u rs su r L es g en res littéraires. La forme
versifiée apparaît com m e une co n v en tion régulatrice au sen s o ù elle co n stitu e u n e
règle qui vient s'ajouter au disco u rs. L a fo rm e d 'én o n ciatio n ap p araît co m m e u n e
convention constituante au sen s o ù elle d éfin it u n acte d e co m m u n icatio n en tre le
poète et so n lecteur. E nfin la fo rm e d u co n ten u , san s être ab so lu m en t o b lig ato ire,
relève plutôt de la tradition littéraire q u i v eu t q u e les p o èm es p ren n en t la fo rm e d 'u n e
suite de co m p araisons ou de m étap h o res – comme nous le verrons plus loin.
D e m êm e le critère d e l'én on ciation su b jective n'a rien d'absolu. On sait que Francis
P onge, que j'évoquais plus haut, s'est effo rcé d e p arv en ir à u n e én o n ciatio n la p lu s
objective et impersonnelle possib le. Il v o u lait q u e ses fo rm u latio n s ressem b len t à d es
proverbes, aient la m êm e force d 'év id en ce q u 'eu x .
Enfin, la form e an alogiq u e d u p oèm e a ég alem en t été rem ise en q u estio n par d es
poètes contem porains. A insi P h ilip p e Jacco ttet a ex p rim é sa m éfian ce v is-à-vis des
facilités de l'analogie dans un recu eil co m m e Paysages avec figures absentes (1976),
leur rep rochant de nous éloigner d e la p ercep tio n p récise d u m o n d e sen sib le. D 'au tres
poètes, co m m e Jean -M arie G leize o n t lan cé le m o t d 'o rd re d 'u n e affirm atio n d e la
poésie co m m e littéralité, co m m e réalism e in tég ral (par exemple dans A noir (1992),
essai sous-titré P oésie et littéralité).
Dans son fameux article L ingu istiq u e et p o étiq u e (19 6 0 ), R o m an Jak o b so n a id en tifié
la structure de la poésie avec le parallélism e. Selon lu i, la fo n ctio n p o étiqu e se
caractérise par la répétition du sem b lab le d an s le d isco u rs, q u e ce so it d an s l'o rd re d e
la form e o u dans celui du conten u . D e ce p o in t d e v u e, la co m p araiso n et la réitératio n
d'une form e de v ers peuvent être ran g ées d an s la m êm e catég o rie d u parallélism e.
Jakobson va m êm e plus loin en écriv an t q u e le vers implique toujours la fonction
poétiqu e (p.222). Ce qu'il veut dire, c'est que le vers, en tant qu'il implique le retour
d'une m êm e form e (d 'un m êm e n o m b re sy llab iq u e), p réd isp ose à l'an alo g ie, c'est-à-
dire au retour de contenus sém an tiq u es sem b lab les.
L 'une des questions les plus délicates q u i se p o se à p ro p os d e la p o ésie ly riq u e est celle
du statut exact du sujet lyrique. Q u elle v aleu r p récise acco rd er au Je qui s'exprime
dans les poèm es? D evons-nous l'identifier parfaitement au p o ète et le traiter co m m e u n
sujet au tobiographique? C 'est u n p eu ce à q u o i sem b le n o u s in viter u n recu eil co m m e
Les Contemplations (1856) de Victor Hugo – recu eil q u i est p résen té d an s la p réface
comme les m ém oires d'une âm e. Devons-nous au contraire traiter le je lyrique comme
une fiction, ainsi que nous y inclin en t d es p o èm es co m m e La Jeune Parque (1917) de
P aul V aléry, où le je qui parle est clairement un personnage fictif? Faut-il chercher un
statut interm édiaire du je, quelq u e p art en tre su jet réel et sujet fictif? Il y a eu
beaucoup de débats autour de cette q u estio n fo nd am en tale.
Il faut évidem m ent m ettre à p art d e n o tre réflex io n la catég o rie p articu lière d e p o èm es
lyriques qui sont franchem ent fictio n n els. Il p eu t s'ag ir d e p o èm es q u i m etten t en scèn e
un personnage de fiction clairement identifiable (par exemple un personnage
m ythologique défini co m m e N arcisse d an s les Fragments du Narcisse d e P au l V aléry ).
Il peut aussi s'agir de recueils q u i se p résen ten t co m m e l'o eu v re d 'u n p o ète fictif
comme V ie, pensées et poésies d e Jo sep h D elo rm e (1 8 2 9) (écrit p ar S ain te-Beuve) ou
comme les P oésies d'A -O Barnabooth (191 3 ) (écrites p ar V aléry L arb au d ).
On a alors clairem ent affaire à u n so u s-g en re fictif d e la p o ésie ly riq u e. M ais ces cas
particuliers ne règlen t pas le pro b lèm e d u statu t d u su jet ly riq ue en g én éral, tel q u 'il
s'exprime par exemple dans Les Fleurs du mal de Baudelaire.
L a thèse d e B atteux repose sur l'id ée q u e le p o ète ly riq u e, m êm e lo rsq u 'il p arle en so n
nom, est semblable à l'acteur q u i jo u e su r scèn e les sen tim en ts d u p erso nn ag e q u 'il
incarne. O u encore, le poète est sem b lab le au d ram atu rg e q u i, co m m e C o rn eille, fait
s'exprimer Polyeucte ou le Cid.
S i les sentim ents ne sont pas vrais et réels, c'est-à-d ire si le p o ète n 'est p as réellem en t
dans la situation qui produit les sentiments dont il a besoin, il doit en exciter en lui qui
soient sem blables aux vrais, en fein d re q u i rép o n d ent à la q u alité d e l'o b jet. E t q u an d il
sera arrivé au juste d egré de ch aleu r q u i lu i co n v ient, q u 'il ch an te: il est in sp iré.
chapitre XXIII
Pour Batteux, le je lyrique im ite d o n c u n être q u i ép ro u v erait des sen tim en ts q u 'il
n'éprouve pas tout à fait, ou en to u t cas p as d an s la situ atio n o ù il écrit. B atteu x
n'exclut pas que le poète puisse ép ro u v er réellem en t les sen tim en ts q u 'il ex p rim e, m ais
m êm e d ans ce cas l'esthétisation p o étiq u e co m p o rte selo n lu i un e p art d e fictio n :
Une chose est de dire que le je lyrique fein t d 'ép ro u v er d es sen tim en ts q u 'il n 'ép ro u v e
pas tout à fait. U ne autre de dire q u e cette fein te le tran sfo rm e en p erso n nag e d e
fiction. De la m êm e façon, le m en teu r n 'est p as, p ar so n m en so ng e, m étam o rp ho sé en
un faux je (c'est un vrai je au contraire – q u i én o n ce d es co n trev érités).
On peut plaider que le je lyrique qui dit J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans
imite – ou plutôt feint – un sentim en t d e m ém o ire in fin ie. M ais cela n 'en traîn e p as q u e
le je qui parle soit lui-m êm e un être d e fictio n – et non Baudelaire.
L a théoricienne qui a le m ieux ren d u p o ssib le u n e telle d istin ctio n est K äte
Hamburger, dans son livre L og iq u e d es g en res littéraires (1 9 7 7). E lle y fait u n e th éo rie
de l'énonciation littéraire qui attrib u e u n statu t d e réalité à l'én o n ciatio n lyriqu e.
IV.2.1.D ifférents types d'énonciation littéraire selon K äte H am burger
IV.2.1.1.Enonciations réelles
L e critère qui, pour K äte H am b u rg er, d éfin it l'én o n cé d e réalité est ex trêm em en t
sim ple. L 'énoncé de réalité est celu i q u i est p ro féré p ar u n su jet réel, au th en tiq u e. E t la
réalité de ce sujet peu t toujours être attestée en p o san t la q u estio n d e sa p lace d an s le
temps et dans l'espace.
A utour du sujet de l'énon ciation réel s'o rg an isen t les rep ères d e l'ici et du maintenant.
L 'énonciation sera réelle si cet esp ace et cette tem p o ralité so n t référab les à u n esp ace-
tem ps réel.
S i je prends le cas de l'autobiog rap h ie, il est clair q u e j'au rai affaire à u n én o n cé d e
réalité parce que celui qui y dit je, par exemple Sartre dans Les Mots, est un sujet
d'énonciation authentique qui parle d ep u is u n p résen t réel. T o u te la tem p o ralité
évoquée est située par rapport à cette ép o q u e, q u 'o n p eu t d ater au d éb u t d es an n ées 6 0 .
De plus, c'est bien Sartre lui-m êm e q u i p ren d la resp o n sab ilité d e to u s les ju g em en ts
qu'il exprim e d ans son livre. Il n e ch erch e p as à n o u s faire cro ire q u 'u n au tre q u e lu i
parle à sa place d ans son livre.
U ne énonciation est fictive lorsq u 'elle est assu m ée p ar u n p erso n n ag e fictif. L o rsq ue
nous lisons les paroles de Jean Valjean dans L es M isérab les, nous savons que lorsqu'il
dit ici ou maintenant, nous ne d ev o n s p as rap p o rter ces d éictiq u es à l'esp ace-temps de
V ictor H u go, m ais q u'il faut les situ er d an s u n e tem p o ralité fictiv e q u i est celle d e
l'action imaginaire du roman.
IV.2.1.4.L'énonciation lyrique com m e énonciation de réalité
S oit un énoncé co m m e celui d 'E lu ard : La terre est bleue comme une orange. Si l'on
suit K äte H am burger, on doit ad m ettre q u e c'est u n e én o n ciatio n réelle au sen s o ù il y
a un sujet de l'énonciation auth en tiq u e, E lu ard , q u i écrit cette phrase. Mais cela ne
signifie évidem m ent pas que le co n ten u d e l'én o n cé d o iv e être littéralem en t p ris p ou r
réel.
Cela le pousse à faire des énon cés irréels, o u p lu s exactem en t n o n ju sticiab les d u v rai
ou du faux, parce que ce sont d es én on cés figu rés, co m m e les én o n cés m étap h o riq ues.
L e v ers d'E luard n'est donc pas u n e d escrip tio n d e la terre m ais p lu tôt de l'ex p érien ce
que le je lyrique fait de la saisie d e la terre. C ette ex p érien ce est ex p rim ée d e faço n
déroutante dans la m esure où elle est p résen tée à trav ers u n e d o u b le co n trad ictio n .
N on seulem ent la terre est présen tée co m m e b leu e, ce q u i est co n traire à n o tre
expérience, m ais les oranges au ssi so n t présen tées co m m e b leu es, ce q u i est à la fo is
contraire à l'expérience et au sen s d u m o t orange. E n affirm an t l'id en tité d es
contraires, le vers d 'E luard don n e fo rm e à ce q u 'o n p o u rrait ap p eler u n e ex p érien ce
surréaliste de la terre. Souvenons-nous que dans le S eco n d M an ifeste d u su rréalism e,
B reton définit le surréalism e co m m e u n certain p o int d e l'esp rit d 'o ù la v ie et la m o rt,
le réel et l'im aginaire, le p assé et le fu tu r, le co m m u n icab le et l'in co m m u n icab le, le
haut et le bas cessent d'être perçu s co n trad icto irem en t (o n po urrait ajo u ter à la série le
bleu et l'orange).
Cependant, les poursuites sont fin alem en t ab an d o n nées co n tre A rag o n . P eu t-être q u e
pour un e part, les argum ents d'A n d ré B reto n , v en u assez m o llem en t au seco u rs d e so n
ancien am i surréaliste, ont porté. E ffectiv em en t, A n d ré B reto n a p laid é la cau se
d'Aragon en affirmant l'irréalité d u co n ten u ly riqu e: [le p o èm e] est tel q u 'en m atière
d'interprétation la co nsidération d e so n sen s littéral n e p arv ien t au cu n em en t à l'ép u iser.
E n som m e, selon B reton, de la m êm e faço n q u 'o n ne p eu t co m p ren d re littéralem en t
l'expression les journées de feu tre, o n n e p eu t traiter littéralem en t F eu su r L éo n B lu m.
O n aurait certes pu o bjecter à B reto n q u e cette d ern ière ex p ressio n n 'a rien
d'intrinsèquem ent m étaphorique, à la d ifféren ce d e la p rem ière, et q u 'elle n 'est d o n c
pas situable sur le mêm e plan. J'im ag in e q u e B reto n au rait rép o n d u q u e dan s u n
contexte où la m ajorité des éno n cés so n t fig u rés, m êm e les én o n cés ap p arem m en t
littéraux doivent être traités co m m e fig u rés.
IV.3.L'hypothèse du sujetlyrique figuré
Entre la conception d'un je lyrique en tièrem en t fictif et celle d 'u n je lyrique purement
autobiographique ou em pirique, il y a p lace p o u r u n e tro isièm e v o ie, in term éd iaire, q u i
accorde au je lyrique un statut particu lier, n o tam m en t m arq u é p ar l'im p erso n n alité.
Dans son livre L a N aissance de la trag éd ie (1 8 7 2), N ietzsch e d év elo p p e l'id ée q u 'il n 'y
a pas de véritable création artistiq u e san s trio m p h e d e l'o b jectiv ité su r tou tes les
form es individuelles de la volo n té et d u d ésir. L e p o ète ly riq u e, celu i q u i d it Je, n'est
cependant pas exclu de l'art. E ffectiv em en t, d an s l'état d io n y siaq u e o ù il est p lo n g é, le
poète est d essaisi de sa subjectiv ité et en u n ion q u asi m y stiq u e av ec la n atu re. Il est
traversé par les forces cosm iqu es d e l'u n iv ersel et c'est l'ab îm e d e l'être q u i p arle en
lui. A insi s'ébauche philosophiqu em en t l'id ée q u e le Je lyrique est transpersonnel.
Indépendam m ent d e toute form u latio n p h ilo so ph ique, il fau t rem arq u er q u e le th èm e
de la poésie impersonnelle cou rt d ep u is B au d elaire en réactio n co n tre les ex cès d e la
poésie rom antique. B audelaire év o q u e l'im p erso n nalité v o lo ntaire d e ses p o èm es.
R im baud affirm e le caractère p ro b lém atiq u e d e la su b jectiv ité p o étiq u e en affirmant
que Je est un autre. M allarm é p o in te la n écessité d 'u n e d isp aritio n élo cuto ire d u p oète
qui laisse l'initiative aux mots.
C ette dim ension allégorique du je lyrique n 'em p êch e n u llem en t que ce je exprime des
sentim ents et les prenne pour o bjets. M ais, là en co re, la v ie affectiv e o ù p u ise le p o ète
est dégagée de son caractère an ecd o tiq u e et p articu lier p o u r p ren d re u n e v aleu r
universelle. L a m élancolie qui affecte le su jet élég iaq u e, p ar exemple, n'est pas le
sentim ent éprouvé par L am artin e, M u sset o u B au d elaire en tan t q u 'in d iv id u s (Combe,
60) m ais u ne sorte de catégorie g én érale d e la sen sib ilité q u i est m ise à jo u r et o fferte
en partage au lecteur. C es sentim en ts (m élan co lie, spleen ou angoisse, par exemple)
ont d'ailleurs leur historicité pro p re. A in si, o n p eu t d ire q u e B au d elaire, en s'effo rçan t
de saisir le spleen à travers le sy stèm e d 'im ag es q u e d ép lo ien t ses p o èm es ain si
dénom m és, fait exister cette to n alité affectiv e n o u velle et p erm et à ses lecteu rs d e
l'éprouver dans toute sa précisio n .
D ans un article intitulé Fictions du moi et figurations du moi, j'ai essay é d e m o n trer
que dan s l'oeuvres de certains p o ètes, o n assistait à u n passage insensible de la
figuration du moi à la fiction.
C 'est particulièrem ent net dans l'o eu v re d 'H en ri M ich au x q u i, d an s sa Postface à
Plume (1938) écrit: Il n'est pas un moi. Il n'est pas dix moi. Il n'est pas de moi. MOI
n'est qu'une position d'équilibre. (une entre mille autres continuellement possibles et
toujours prêtes.) U ne m oyenne d e moi, un mouvement de foule. Or dans son oeuvre,
Henri Michaux ne cesse de donner voix (et parfois visage – à trav ers ses d essin s) à ces
moi possibles, ces moi refoulés, ces moi mineurs q u i co n stituen t le fo n d s in ép u isab le
de la subjectivité. U n e tendance o u u n e m an ière d 'être d u m o i, ce p eu t être u n e sim p le
inflexion de voix. M ais il arrive fréq u em m en t q u e ce m o i possible se d étach e d u su jet
lyrique et devienne une sorte de p erso n n age q u i se d ép lo ie d an s u n esp ace et d an s u n
tem ps p ropre. C 'est le cas avec ces êtres én ig m atiq u es q u e M ich au x ap p elle
Meidosems, dans son Portrait des Meidosems. Ils so n t à m i-chemin de portraits de
moi-m êm e et d 'êtres fictifs auto n o m es v ivant leur vie dans un univers imaginaire.
A insi, bien que nous ne devion s p as co n fo n d re su jet fig u ré et su jet fictif, n o u s p ouv o n s
être attentifs à des oeuvres qui n o u s m o n tren t les p asserelles ex istan t en tre
allégorisation de soi et fiction.
V . L 'én on cé lyrique
M aintenan t que nous avons situé p lu s p récisém en t le statu t d e l'én o n ciatio n ly riqu e, je
voudrais revenir à la question d e l'én o n cé ly riq u e. D an s le p o èm e, ce n 'est p as
seulem ent le sujet de l'énonciatio n q u i est fig u ré, c'est au ssi l'o b jet d e l'én o n cé.
N ous avons vu que, dans le poèm e ly riq u e, o n d écriv ait m o in s les o b jets d u m o n d e q u e
l'expérien ce de ces objets. O n d o n n e ain si fo rm e à d es ex p érien ces essen tiellem en t
privées et qui en tant que telles n e so n t g uère littéralem en t ex p rim ab les. E lles p eu v en t
néan m o ins être co m m uniquées, et p artag ées, à trav ers u n e ex p ressio n fig u rée q u i en
fournit un équivalent.
N on seulem ent l'éno ncé lyrique p ro p o se d es fig u ratio n s d 'u n e ex p érien ce, m ais il en
organise la successio n. D e m êm e q u 'o n p eu t d ire q u e le g en re n arratif est stru ctu ré p ar
une succession d'actions orientées lo g iq u em en t et ch ro no log iq u em en t v ers u n e fin , le
genre poétique se co nstruction co m m e une succession de figurations, souvent
analogiques. Telle est la forme du contenu d e l'én o n cé ly riq u e.
LXXVI – Spleen
P arlant d'abord à la prem ière p erso nn e (J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans),
le je lyrique en vient à s'adresser à lu i-m êm e à la d eu x ièm e p erso nn e (D éso rm ais tu
n'es plus...), voire m êm e à se fig u rer co m m e u n être im p erso n nel (...ô m atière
vivante!).
A insi le poèm e acco m plit une trip le tran sfo rm atio n d e sen s d u Je au Il, d u v id e à la
plénitude, du souvenir au chant. L 'alién atio n v écu e d an s le spleen n'est pas uniquement
négative: le sentim ent de m ort à so i-m êm e q u 'il d ép lo ie est au ssi la co n d itio n d 'u n
chant poétique im p ersonnel aux to n alités n o u v elles.
L e reproche principal qui est fait au x fig u ratio n s an alo g iqu es, c'est d e n o u s élo ig n er d e
la chose visée, de trahir la précisio n référen tielle d e l'o b jet. A u lieu d e l'ap p ro fo n d ir en
lui-m êm e, l'an alogie propose u n g lissem en t im ag in aire vers un autre objet qui nous
distrait du premier. Dire par exemple la mer en coiffe de dentelles (Michel Deguy),
n'est-ce pas nous reposer trop facilem en t su r l'im ag e d éco rativ e d e la d en telle p o u r
décrire l'écum e de la m er? N 'est-ce pas trahir la singularité irréd u ctib le d e so n
apparen ce m ousseuse, éclatante et cru e?
C 'est ce type de critique qui a in sp iré d ans la p o ésie co n tem p o rain e u n e ten d an ce
littéraliste, tendance à renoncer à to u te fig u ratio n p ou r m ieu x én o n cer la réalité
concrète. On peut se reporter à cet ég ard au x an aly ses et au x d éclaratio n s d e Jean -
Marie Gleize dans A noir (1992).
T outes les analyses qui précéden t, q u 'elles co n cern en t le su jet d e l'én o n ciatio n lyriq ue
ou le contenu de l'én oncé lyriqu e, étab lissen t assez clairem en t q u e le p o èm e ly riq u e,
bien loin d'être abstrait de toute réalité, rép o n d à u n e v isée référen tielle.
C'est bien ainsi qu'il faut comprendre l'affirmation de Goethe dans les Conversations
avec Eckermann: toute poésie est d e circo n stance. E lu ard la rep ren d et la p récise d an s
une con férence de 19 52: Le monde est si grand, si riche, et la vie offre un spectacle si
divers que les sujets de poésie n e fero n t jam ais d éfau t. M ais il est n écessaire q u e ce
soient toujours des poésies de circo n stan ce, au trem en t d it il fau t q u e la réalité
fournisse l'occasion et la m atière (...). M es p o èm es so n t to us des p o èm es d e
circonstance. Ils s'inspirent de la réalité, c'est su r elles q u 'ils se fo n d en t et rep o sen t. Je
n'ai que faire des poèm es qui n e rep o sent sur rien. (O eu v res co m p lètes II, B ib lio th èq u e
de la P léiade, p.934).
Il n'en reste pas m oin s que les p o ètes so n t là p o u r n ou s rap p eler q u 'ils so nt p eu t-être
parmi ceux qui ont la plus forte exigen ce référen tielle: leu r am b ition n 'est-elle pas de
nom m er ce qui se dérobe le plu s à la d escrip tio n ?
Bibliographie