Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
L'IMPOSSIBLE »
Jean-Michel Besnier
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
1. Nous reproduisons ici une conférence donnée devant l’association « Politique autrement »
le 17 janvier 2004. Nous en avons gardé le style parlé mais supprimé les questions et
réponses qui ont suivi l’exposé. Les lecteurs intéressés peuvent se procurer la brochure complète
auprès de : Politique autrement. Club politique autrement, BP 07, 78401 Chatou cedex, ou
club@politique-autrement.asso.fr (site : www.politique-autrement.asso.fr).
RdM25b 3/05/05 14:05 Page 191
c’est assumer une volonté de rupture avec les traditions. C’est nécessaire-
ment refouler le passé. C’est ne pas s’embarrasser d’héritage. C’est aspi-
rer à tout prix à l’avenir. L’avenir est la seule valeur mobilisatrice. En outre,
la modernité justifie le privilège accordé à la subjectivité. Les modernes
sont tous des subjectivistes en ce sens qu’ils considèrent que le sujet est
l’unique point d’appui qui demeure, l’unique foyer de normativité qui s’im-
pose. En étant moderne, vous récusez toutes les transcendances : les tradi-
tions, la religion, la nature. Le point fixe est la subjectivité. Elle est le
foyer dynamique de la modernité. Quand aujourd’hui on parle de post-
modernité, on inclut toujours la critique de cette subjectivité-là. La moder-
nité déploie à partir du sujet, supposé transparent à lui-même, supposé
conscient, une activité de domination de la nature destinée justement à
confirmer la ruine des absolus traditionnels. Le moderne est un homme
qui décide de prendre en charge son destin. C’est pour cela qu’on situe la
naissance de la modernité à la fin de la Renaissance, au moment où les
hommes mettent à bas les traditions médiévales et décident de s’ériger en
maîtres et possesseurs de la nature. Ils développent alors les techniques, la
science, la réflexion politique; ils pensent l’État sur un mode prospectif et
les conditions du vivre-ensemble politique. Cette définition assez banale
de la modernité (rapport au temps, privilège accordé à la subjectivité et
domination de la nature) révèle l’attitude paradoxale de Bataille.
Léo Strauss2, dont on sait l’importance dans le contexte américain d’au-
jourd’hui et qui pourrait sembler avoir flirté avec la figure de Bataille, avait
un verdict très simple sur la modernité : elle était pour lui le triomphe du
donc pas de tourner le dos au temps pour se hisser dans l’éternité, mais
d’aller au bout de cette temporalité qui caractérise l’expérience et dont le
sens est rapporté par Bataille aussi bien à la négativité hégélienne (nier
aujourd’hui pour produire demain, la conscience étant conscience de pro-
jet) qu’aux traditions bouddhistes, au zen, à la mystique chrétienne, ceux-
ci ayant en commun d’en finir avec le temps en s’efforçant ascétiquement
d’aller au bout du temps. Le temps est incarné par le corps qui est le signe
même du temps avec son caractère éphémère et périssable. La démarche
du mystique consiste à aller au bout du corps par une certaine ascèse. La
démarche hégélienne et la démarche mystique sont les deux ingrédients qui
signalent que chez Bataille, le temps est la composante essentielle avec
laquelle on a nécessairement affaire en tant qu’être limité.
destin – s’est infléchi chez Bataille au point de se présenter très vite comme
le prétexte à l’exaltation collective, susceptible de cristalliser dans l’instant
la continuité qui solidarise l’humanité. Il existe au moins deux manières
d’assumer la révolution, en particulier dans le contexte des années trente.
La première consiste à faire advenir la société idéale, d’ailleurs
exemptée du temps historique. Le communisme est l’utopie d’une sus-
pension du temps. On ne vit plus que sur le rythme de la nature. Il n’y a
plus de classes, ni de luttes, donc il n’y a plus de processus apportant des
événements. On a supprimé jusqu’à l’événement dans cette utopie révolu-
tionnaire communiste; et c’est sans doute Dionys Mascolo, l’auteur de Le
communisme : révolution et communication ou la dialectique des valeurs
et des besoins [1953], qui la décrit le mieux, en soulignant le projet qui
l’anime et qui enjoint de sacrifier aujourd’hui pour faire advenir la fin de
l’histoire. On s’explique par là qu’il faille imposer une morale extrêmement
contraignante (stalinienne, trotskiste…).
L’autre manière d’assumer la révolution, c’est celle qu’illustre Bataille.
La révolution n’est plus pensée comme un projet, mais comme une expé-
rience limite qui va provoquer cette exaltation collective et cristalliser
dans l’instant cette continuité que les hommes ont perdue dans les socié-
tés atomisées, privées de cette communication qui ferait de nous des êtres
soudés les uns avec les autres. Là encore, il s’agit bien d’en finir avec le
temps, avec l’eschatologie, avec la vision d’une fin des temps, en s’im-
mergeant dans l’épaisseur de l’histoire. Bataille compose avec le mouve-
ment révolutionnaire pour le déborder, pour en conjurer l’eschatologie. Ce
rapport entre la limite et la transgression justifierait que Bataille fasse corps
avec la modernité. Il est moderne, car il est dans le camp de la révolution,
mais pour outrepasser ce projet de la modernité.
RdM25b 3/05/05 14:05 Page 195
L’EXISTENCE DÉCHIRÉE
humain : par l’art qui nous met à distance de la réalité, par le jeu avec la
sollicitation du hasard et par l’amour. Il n’y a plus rien à faire sinon à jouir
par l’art, le jeu et l’amour.
Toutefois, et c’était l’objection de Bataille, le conflit demeure au cœur
de l’homme. Certes l’histoire est achevée, elle devrait abolir le temps du
projet, mais moi, sujet, je me sens toujours limité et je souffre. Ce senti-
ment de souffrance témoigne d’une irréconciliation avec le monde, avec
les autres. Il demeure de la faille en moi. Je vis encore une forme de tra-
gique. Or le malheur est que je ne peux plus investir ma subjectivité dans
quoi que ce soit d’autre, de nouveau, puisque l’histoire est achevée. Bataille
disait : « Je me sens comme une négativité sans emploi3. » Une négativité
parce que je suis irréconcilié, je suis toujours dans l’opposition à la réalité,
LA PERMANENCE DU SACRÉ
Boris Souvarine4, est sans doute l’une des toutes premières analyses phi-
losophiques du fascisme –, il développe la thèse selon laquelle les démo-
craties de l’époque sont intégralement désacralisantes. C’est sans doute,
selon lui, ce qui fait qu’elles sont fragiles, vulnérables et même déliques-
centes. Le risque encouru par ces démocraties, c’est qu’elles laissent
s’installer des puissances qui auront la vertu de réactiver des pôles d’at-
traction en misant sur le fanatisme, sur le goût pour l’exaltation collective
qui reste irrépressible chez les hommes. Le fascisme est le théâtre d’une
dialectique de l’hétérogène et de l’homogène. L’homogène se manifeste
dans les conditions de vie de nos démocraties où nous sommes tous « séria-
lisés » comme dira Sartre, où nous vivons sur les mêmes bases avec les
mêmes valeurs : nous sommes des alter ego, nous vivons sur le plan de la
situation. Il n’y a pas besoin de vouloir créer du sacré, le sacré est toujours
là. Il affleure toujours dans les situations humaines et sociales. Un très beau
texte de Bataille s’intitule « L’absence de mythe est aussi un mythe », et il
ajoute : « le plus froid, le plus pur, le seul vrai ». Georges Bataille disqua-
lifie toute entreprise qui se voudrait régénératrice. Dans le contexte des
années trente, il ne manque pas de « régénérateurs » qui veulent une nou-
velle renaissance; il suffirait, croit-on, de mettre en place les conditions de
l’émergence du mythe, du sacré, du communiel, de la souveraineté qui exis-
tent dans les hommes. Bataille invite quant à lui à prospecter une « até-
léologie », c’est-à-dire une entreprise qui ne se prétend pas orientée vers
une fin que la volonté voudrait faire advenir. Au contraire, il s’agit de s’as-
sujettir à une espèce d’ascèse qui suspende la volonté et permette de faire
émerger ce que la vie sociale et volontaire contribue à étouffer.
Si l’on voulait tirer une leçon générale de cela (ce que Bataille ne fait
pas), on pourrait déchiffrer dans cette invitation à suspendre la volonté le
refus de toute idéologie moderniste, de toute idéologie de la fuite en avant,
du faire obsessionnel et de l’illusion d’une promesse de l’action volontaire.
Attitude paradoxale à l’égard de la modernité. Il ne s’agit pas d’en revenir
à quelque éden spirituel ou social, il s’agit bel et bien de coller à l’histoire,
de s’impliquer éventuellement dans l’épaisseur de cette histoire, non pas
avec les armes d’une pensée volontaire, mais dans une forme d’ascèse. L’ex-
périence intérieure (1943), suivie de Méthode de méditation (1947), est une
invitation à semblable ascèse.
Bataille est pour nous d’autant plus actuel qu’il endosse ainsi les para-
doxes de la modernité. Je connais assez peu de penseurs qui ont mieux su
5. Qui ont été publiées – cf. Denis Hollier, Le Collège de sociologie 1937-1939 [1995].
RdM25b 3/05/05 14:05 Page 199
exprimer cet inconfort que nous vivons tous au quotidien, lorsque nous
réfléchissons sur notre attitude à l’égard des Temps modernes. L’appétit
de jouissance associé au désir frileux d’enracinement, l’ambition progres-
siste doublée d’une angoisse diffuse devant les risques technologiques, l’eu-
phorie devant la victoire des forces de la liberté nuancée par la peur du vide
aiguisée par la disparition de toute adversité, le refus des intégrismes jugés
archaïques mais tempéré par une intarissable soif de transcendance…
Tout ce qui fonde notre paradoxe au quotidien et le caractère ambigu de
nos attitudes habite l’œuvre de Bataille. Pour cette raison même, cette œuvre
s’est parfois placée sous le signe de ce que son auteur appelait une « philo-
sophie populaire », car elle endossait les ambiguïtés qui sont les nôtres par
rapport aux Temps modernes.
6. Kojève avait des responsabilités dans la structure qui a donné naissance à l’OMC.
Olivier Wormser écrit : « Si jamais on élève un monument à la mémoire de ceux qui ont permis
à la CEE naissante de se développer, de ne pas être étouffée dès le départ par ses vrais et ses
faux amis, comme par ses ennemis déclarés ou cachés, il faudra bien qu’il y ait dans ce
monument quelque chose qui rappelle Kojève » (Commentaire, n° 9, 1980).
RdM25b 3/05/05 14:05 Page 200
Les historiens des intellectuels du XXe siècle ne font pas une place notable
à Bataille. C’est sans doute le grand oublié des historiens de la pensée qui
sont très sévères avec lui. Bataille est souvent présenté comme un irres-
ponsable, un homme qui ne se serait pas soucié de transformer le monde,
qui n’aurait pas formulé d’idéaux régulateurs, qui ne se serait pas embar-
rassé du devoir de représentation et d’exemplarité. Et c’est vrai qu’il ne
s’est pas soucié de transformer le monde, qu’il n’a pas formulé d’idéaux
régulateurs, qu’il ne s’est pas soucié d’être un tribun.
Quand on cherche à le disqualifier en tant qu’intellectuel, on porte sur
lui trois types de jugement. On dit d’abord que Bataille était hostile à la
démocratie dans les années trente. Or les démocraties étaient déliques-
centes. C’est pourquoi il a plus ou moins assumé tous les verdicts négatifs
contre la démocratie. Il aurait été, ajoute-t-on, séduit par le fascisme. Il
aurait même orchestré la célébration des valeurs du nazisme au sein du Col-
lège de sociologie et surtout au sein de la société secrète « Acéphale ».
Daniel Lindenberg a colporté ces ragots dans son livre Les Années
souterraines [1990].
Deuxième jugement : on ne le dit plus fasciste, mais stalinien. Il aurait
flirté avec le trotskisme, au début des années trente. Il est vrai qu’il est alors
RdM25b 3/05/05 14:05 Page 202
7. Kravtchenko, haut fonctionnaire soviétique réfugié aux États-Unis. Dans son livre,
J’ai choisi la liberté, il apporte son témoignage et dénonce les conditions de vie, la terreur
stalinienne et les camps. La publication de son livre en France en 1947 donnera lieu à de
violentes attaques du PCF. Il intente un procès en diffamation qui a lieu en 1949 contre la
revue Les Lettres françaises, liée au PCF, qui le traite de suppôt des Américains.
8. « Contre-Attaque, Union de lutte des intellectuels révolutionnaires » : telle était la
désignation complète du mouvement fondé en 1935.
RdM25b 3/05/05 14:05 Page 203
loir opposer des biographies, la vérité est de dire que si Sartre a été si sévère
à l’égard de Bataille, c’est parce qu’il n’éprouvait aucune sympathie pour
le gauchisme du mouvement animé par Bataille. Contre-Attaque dénonçait
d’un même geste le moralisme bourgeois, la compromission électoraliste
et les magouilles du Parti communiste soviétique. Quand Sartre entre en
politique après la guerre, il le fait en conservant sans doute son refus du
moralisme bourgeois, mais aussi en développant une animosité à l’égard
du gauchisme et des critiques présumées anticommunistes : « Les anti-
communistes sont des chiens! » proclamait-il.
Il est évident qu’il y a du mystique chez Bataille. L’« expérience inté-
rieure » est cette ascèse qui consiste à essayer de retrouver l’existence totale
et la communication intersubjective en travaillant sur soi-même. Mais elle
n’invalide nullement la part de militantisme dans la vie de Bataille.
9. Selon toute vraisemblance, l’ouvrage a été achevé en 1953, mais il n’a été publié
qu’après la mort de Bataille. Voir sur ce point les remarques de Thadée Klossovski dans les
Œuvres complètes de G. Bataille [t. 3, p. 592-593].
10. Voir sur ce point J.-M. Besnier [1988, p. 102].
RdM25b 3/05/05 14:05 Page 204
mort ». Il faut, dit-il, rester des « intellectuels » et donc rompre avec tout
ce désordre existentiel11. Le Collège de sociologie connaît à cette époque
ses derniers moments. Caillois considère qu’il a échoué dans la mesure où
il n’a jamais voulu « ajuster la théorie à l’action ». Il aurait fallu tirer des
leçons de l’étude du pouvoir, du mythe et du sacré et en déduire un prin-
cipe d’action, ce qui, selon Caillois, est la vocation d’un intellectuel. La
réponse de Bataille est claire : je veux bien me reconnaître intellectuel, à
condition de ne pas me payer de mots, à condition de ne pas donner à croire
que je reste droit et honnête en renonçant à embrasser la totalité de l’exis-
tence sous prétexte de m’en tenir à la science ou en laissant imaginer que
nous pourrions dominer scientifiquement le cours imprévisible des choses
(Lettre du 20 juillet 1939). Autrement dit, l’intellectuel est toujours contraint
BIBLIOGRAPHIE
BATAILLE Georges, « La structure psychologique du fascisme » (La Critique sociale,
n° 10, novembre 1933, et n° 11, mars 1934), Œuvres complètes, tome 1, Gallimard,
Paris.
– « Histoire de l’œil », Œuvres complètes, tome 1.
– « Madame Edwarda », Œuvres complètes, tome 3,
– « L’expérience intérieure », Œuvres complètes, tome 5.
– « La guerre et la philosophie du sacré » (Critique, 1951 n° 45), Œuvres complètes,
tome 12.
– « La Part maudite », Œuvres complètes, tome 5.
– « La souveraineté », Œuvres complètes, tome 3.
– « Lettre à Kojève du 6 décembre 1937 », Œuvres complètes, tome 5.
– 1987, Lettres à Roger Caillois (4 août 1935-4 février 1959), annotées et présentées
par Jean-Pierre Le Bouler, éditions Folle Avoine.
BESNIER Jean-Michel, 1988, La Politique de l’impossible, La Découverte, Paris.