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Réviser son bac

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FRANçAIS 1 Toutes séries


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l’essentiel du cours
• Des fiches synthétiques
• Les points clés
du programme
• Les définitions clés
• Les repères importants

DES sujets de bac


• 15 sujets commentés
• L’analyse des sujets
• Les problématiques
• Les plans détaillés
• Les pièges à éviter

DES ARTICLES DU MONDE


• Des articles du Monde
en texte intégral
• Un accompagnement
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80, boulevard Auguste Blanqui – 75013 Paris
Tél : +(33) 01 57 28 20 00 – Fax : + (33) 01 57 28 21 21 –
Internet : http//www.lemonde.fr
Président du Directoire, Directeur de la publication : Louis Dreyfus.
Directeur de la Rédaction : Erik Izraelewicz – Directeur Adjoint : Laurent Greilsamer – Editeur : Michel Sfeir
Imprimé par CPI-Aubin à Poitiers
Commission paritaire des journaux et publications : n°0712C81975
Dépôt légal : avril 2011.
Achevé d'imprimer : avril 2011

Numéro hors-série réalisé par Le Monde


© Le Monde – rue des écoles, 2011

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soMMAire

Les mouvements LittérAires p. 5


chapitre 01 – Renaissance et humanisme p. 6
chapitre 02 – Baroque et classicisme p. 12
chapitre 03 – Le mouvement des Lumières p. 16
chapitre 04 – Le romantisme p. 22
chapitre 05 – Le réalisme et le naturalisme p. 26
chapitre 06 – Le symbolisme p. 32

Les genres et Les registres p. 37


chapitre 07 – Le roman et ses personnages :
visions de l'homme et du monde p. 38
chapitre 08 – Le théâtre p. 44
chapitre 09 – La poésie p. 50
chapitre 10 – L’autobiographie p. 54

L’ArgumentAtion p. 59
chapitre 11 – Démontrer, convaincre et persuader p. 60
chapitre 12 – Le genre épidictique : l'éloge et le blâme p. 66
chapitre 13 – L’argumentation indirecte :
le conte philosophique et la fable p. 72

Production et récePtion des textes p. 77


chapitre 14 – L’écrivain au travail p. 78
chapitre 15 – Les différents procédés de réécriture p. 84

Le guide PrAtique p. 91

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les mouvements
littéraires

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L’essentieL du cours

REPÈRES
une LAngue
oFFicieLLe ?
Pour simplifier la gestion admi-
nistrative du royaume de France
Renaissance et
E
et assurer sa centralisation,
François Ier promulgue en 1535 n redécouvrant l’art et la pensée de l’Antiquité grecque
l’édit de Villers-Cotterêts qui fait et romaine, les Français du xvie siècle ont le sentiment de
du français la langue officielle de
juridiction. Cependant, le peuple sortir de la « nuit » du Moyen Âge ; c’est pourquoi ils
continue à utiliser les diverses qualifient leur époque de « re-naissance ». Le mot humanisme,
langues régionales ; c’est la
Révolution qui décrètera le français,
lui, ne sera employé que dans la seconde moitié du xixe siècle
« langue nationale ». pour désigner rétrospectivement les idées de la renaissance.
LA PLéiAde Le contexte
La rencontre de Ronsard et Du Bellay intellectuel et
aura une influence déterminante artistique de la
sur la poésie française. Au collège de renaissance
Coqueret ils étudient les Anciens sous Deux faits de la seconde
la conduite de l’humaniste érudit Do- moitié du xve siècle
rat. Ils formeront, avec cinq confrères, expliquent, pour une
un groupe d’abord nommé la Brigade, large part, les boule-
puis la Pléiade, en hommage aux versements de la Re-
poètes grecs de l’époque alexandrine. naissance. Gutenberg
Du Bellay aura la charge de rédiger le conçoit, vers 1440, un
manifeste du groupe, dont le titre, système d’impression
Défense et Illustration de la langue au moyen de caractères
française est déjà un programme. Il mobiles. Cette invention
s’y prononce contre l’usage du grec permet une large dif-
et du latin dans la création poétique, fusion, à travers toute
non par refus des Anciens dont il l’Europe, de textes
a, comme ses compagnons, longue- anciens. Christophe
ment étudié les œuvres, mais au Colomb découvre le
contraire pour mieux en assumer Nouveau Monde en
l’héritage. Il propose d’en imiter les 1492. Cette découverte
« genres » mais dans un français en- élargit l’horizon intel-
richi par les créations lexicales des lectuel et commercial
auteurs. Lui-même introduit le son- de toute l’Europe.
net dans la poésie, avec son premier Au cours du xvie siècle,
recueil, L’Olive. la France est en cours
d’unification dans le
Le sonnet domaine politique :
D’origine italienne (Pétrarque), le les guerres, de carac-
sonnet est introduit en France à tère féodal pendant le
l’aube du xvie siècle. Formé de 14 vers, Moyen Âge, deviennent
répartis en deux quatrains et deux nationales ; les échanges
tercets, il est devenu, dans sa conci- s’intensifient entre les
sion et le raffinement de ses rimes, régions et entre les pays.
le joyau de l’art poétique, invitant L’unification est aussi
chaque génération à se dépasser.C’est culturelle. François Ier,
le cas au xixe siècle, où, renouvelé par par l’édit de Villers-
Baudelaire, il devient la forme fé- Cotterêts, impose, en
tiche de la génération parnassienne 1539, l’usage exclusif de
(Leconte De Lisle, Heredia) puis de la langue française dans
Mallarmé. Le schéma de rimes est les actes administratifs.
en général le suivant : Le sentiment de l’iden-
– rimes embrassées (abba) dans les tité nationale se ren-
quatrains ; L’homme de Vitruve, croquis de Léonard de Vinci (1452-1519) à la fois artiste, scientifique, force ; Du Bellay publie
– schéma (ccd) (ede) ou (ccd) (eed) inventeur, philosophe, souvent considéré comme le symbole de l’humaniste de la sa Défense et illustration
dans les tercets. renaissance. de la langue française en

6 Les mouvements littéraires

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L’essentieL du cours

GRANDS NOMS

humanisme Érasme (1467-1536), à la source de


la Renaissance intellectuelle
D’origine hollandaise, Érasme re-
prend des études à Paris, à l’âge de
25 ans, auprès des humanistes fran-
1549. Par ailleurs, les guerres de François Ier en Italie de trouvailles diverses, il y met en scène des géants çais. Il publie en 1500 ses Adages et
mettent en contact la noblesse française avec l’art à l’appétit démesuré, pour la nourriture et le sexe en 1511, son plus célèbre ouvrage :
italien. Les artistes italiens sont alors fréquemment autant que pour la culture et la réflexion critique ; Éloge de la folie. Dans cette « dé-
conviés en France, répandant ainsi une culture et un aux prises avec la société de l’époque, ses guerres clamation » qui fourmille de ci-
goût esthétique nouveaux. et ses conflits, ces héros associent l’obscénité et le tations et de références savantes,
grotesque aux idées humanistes. Érasme ébranle les fondements
des controverses de toutes les certitudes humaines.
religieuses décisives Son « relativisme » est un élément
Les premiers ouvrages imprimés sont essentielle- fondamental de la pensée de la
ment des traductions de la Bible en langue verna- Renaissance.
culaire (c’est-à-dire dans la langue propre à chaque
pays). L’accès plus aisé aux textes religieux, publiés Agrippa d’Aubigné, poète « engagé »
le plus souvent sans les commentaires qui, au Moyen Écrit entre 1577 et 1589, le long
Âge, obscurcissaient encore davantage le texte latin, poème des Tragiques (10 000 vers)
entraîne des controverses nouvelles : Luther, en 1517, n’a pu paraître qu’en 1616, dans une
affiche ses « 95 thèses » pour faire revenir l’Église aux France religieuse pacifiée. Sur un ton
principes des Écritures. tour à tour épique, prophétique, par-
La controverse de l’église réformée nourrira tout au fois violemment satirique, Agrippa
long du siècle un débat intellectuel important. Agrippa d’Aubigné évoque les longues luttes
d’Aubigné consacre un recueil de poésie satirique, religieuses du xvie siècle en pourfen-
Les Tragiques (1577-1616), aux luttes religieuses, et dant l’intolérance catholique.
notamment au massacre de la Saint-Barthélemy (1572).
Montaigne (1533-1592) inventeur
L’« humanisme » : des Essais
une étiquette a posteriori Édités dans leur première version
Le terme humanisme ne désigne pas spécifiquement en 1580, enrichis au fils des années,
la pensée du xvie siècle. Créé en 1765 en plein siècle des François rabelais. les Essais de Montaigne inaugu-
Lumières, il signifie alors « philanthropie » (intérêt rent une nouvelle forme littéraire
pour l’homme). Ce n’est que dans la seconde moitié Le renouveau des formes annoncée dans l’avertissement
du xixe siècle, au moment où les historiens tentent de poétiques au lecteur : « Je suis moi-même la
définir les époques et les courants de pensée, qu’on La poésie de la Renaissance est imprégnée d’une matière de mon livre ». Recueil de
l’utilise pour évoquer les idées de la Renaissance. double influence : la redécouverte de l’Antiquité réflexions sur son caractère et les
Les « humanistes » sont ainsi nommés parce qu’ils grecque et romaine qui explique l’importance donnée épisodes de sa vie, il s’en dégage une
appliquent leur réflexion aux disciplines à dimension aux thèmes mythologiques ; l’influence italienne avec philosophie du bonheur de portée
« humaine » (telles la philosophie, l’astronomie, l’adoption du sonnet à la manière de Pétrarque. universelle, car « chaque homme
l’arithmétique, etc.) par opposition aux dogmes L’intérêt pour la langue française, encore peu répan- porte la forme entière de l’humaine
dispensés par l’enseignement théologique. due jusqu’alors dans la littérature (qui lui préférait le condition ». Leur version définitive
Les découvertes de Copernic (1473-1543) ruinent latin), entraîne un renouveau profond des formes paraît à titre posthume en 1595.
l’idée que la Terre et l’homme sont au centre de poétiques. Outre le sonnet, se développent alors le
l’univers. Avec la Réforme, l’unité religieuse vole rondeau, le madrigal, la ballade. Marot, mais aussi La Boétie (1530-1562) précurseur
en éclats : catholiques et protestants s’affrontent ceux que l’on a appelés les poètes de La Pléiade des « Lumières »
dans les « guerres de religion » qui ensanglantent (Ronsard, Du Bellay, Étienne Jodelle, etc.) exploitent Le Discours de la servitude volon-
la deuxième moitié du siècle. L’écrivain se tourne toutes ces formes en associant le jeu poétique aux taire, écrit à 18 ans, publié en 1574,
alors vers lui-même pour chercher, dans sa propre idées nouvelles. préfigure la philosophie des Lu-
réflexion critique, un sens nouveau au monde qui mières. Sa thèse originale, selon la-
l’entoure et à sa propre vie. La Boétie écrit un Discours quelle le peuple qui se donne un roi
de la servitude volontaire (1548). Une littérature du deux ArticLes du Monde ou un tyran assure volontairement
« moi » apparaît avec Les Essais de Montaigne (1588). à consuLter son esclavage, a été populaire no-
tamment pendant la Révolution. :
rabelais : des œuvres atypiques • rabelais des origines p.9-10 « C’est un extrême malheur que
François Rabelais est une figure importante de l’hu- (Pierre Lepape, 29 janvier 1993) d’être assujetti à un maître, dont
manisme. Il est l’auteur de Pantagruel, de Gargantua, on ne peut être jamais assuré qu’il
ainsi que du Tiers-Livre et du Quart-Livre (ces titres • La leçon rabelais, les yeux et les soit bon, puisqu’il est toujours en
signifiant « troisième livre » et « quatrième livre »). oreilles Jean céard (25 mars 1994) p.10-11 sa puissance d’être mauvais quand
Dans une langue qui fourmille de néologismes et il voudra. »

Les mouvements littéraires 7

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un suJet PAs à PAs

MOTS CLÉS
Voici quelques figures de style de la
Commentaire de texte : La Boétie,
provocation.

HyPerboLe
Discours de la servitude volontaire
L’hyperbole est une figure de style
qui consiste à mettre en relief une Le texte lecteurs, tout en leur imposant les réponses.
notion, une idée, par l’exagération Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a • Choix d’images frappantes, notamment celle de
des termes employés. C’est le cas que deux mains, n’a qu’un corps et n’a autre chose l’animal, pour choquer le lecteur.
par exemple dans l’expression J’ai que ce qu’a le moindre homme du grand nombre
mille choses à te dire ! infini de vos villes ; sinon qu’il a plus que vous II. La thèse : l’existence de la tyrannie repose sur
L’hyperbole utilise des superlatifs, tous, c’est l’avantage que vous lui faites, pour vous une contradiction fondamentale.
des adverbes, des comparaisons détruire. D’où il a pris tant d’yeux, dont il vous épie, • Définition restrictive du tyran (usage de la négation
(s’ennuyer à mourir), des préfixes si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de restrictive ne… que, adjectifs numéraux, comparaison
(super-, hyper-, méga-, etc.). mains pour vous frapper, s’il avec « le moindre homme ») :
Dans le texte de La Boétie, on ne les prend de vous ? Les pieds le tyran est un homme comme
trouve une hyperbole « numé- dont il foule vos cités, d’où les un autre, pourtant il domine ses
rique » (« le moindre homme a-t-il, s’ils ne sont les vôtres ? semblables.
du grand nombre infini de vos Comment a-t-il aucun pouvoir • Le tyran semble donc décupler
villes ») et une hyperbole compa- sur vous que par vous autres les capacités d’un seul homme
rative (« tant d’indignités, que les mêmes ? Comment oserait- (expressions hyperboliques :
bêtes mêmes ou ne sentiraient il vous courir sus, s’il n’avait « vous maîtrise tant, tant d’yeux,
point ou n’endureraient point »). intelligence avec vous ? […] tant de mains, les pieds dont il
Vous vous affaiblissez, afin de foule vos cités »).
question rHétorique le faire plus fort et plus roide, à
Une question rhétorique (ou vous tenir plus court la bride ; III. Clé de cette contradiction :
question oratoire) est une ques- et de tant d’indignités, que les les hommes créent eux-mêmes
tion relevant du discours et qui bêtes mêmes ou ne sentiraient les conditions de leur esclavage.
induit une « réponse » évidente. point, ou n’endureraient point, • Phrases renversant le rapport
Elle implique le destinataire en le vous pouvez vous en délivrer, sujet/objet : le « vous » devient
« forçant » à admettre le contenu si vous essayez, non pas de agent. C’est donc lui qui fait le
de la réponse. Dans le passage vous en délivrer, mais seule- tyran.
expliqué, La Boétie accumule cinq ment de le vouloir faire. Soyez • Peuple « complice » (expres-
phrases de ce type : résolus de ne servir plus, et sions supposant un assentiment).
– « D’où il a pris tant d’yeux, dont il vous voilà libres. • L’existence de la tyrannie ré-
vous épie, si vous ne les lui baillez ? » (Étienne de La Boétie, Discours side donc dans la seule volonté
– « Comment a-t-il tant de mains de la servitude volontaire, du peuple (relevé et analyse des
pour vous frapper, s’il ne les prend 1548.) verbes de volonté dans les der-
de vous ? » nières lignes).
– « Les pieds dont il foule vos ci- L’analyse du texte
tés, d’où les a-t-il, s’ils ne sont les • L’auteur : La Boétie (1530- Page de titre du Discours de la servitude Conclusion
vôtres ? » 1563), resté dans les mémoires volontaire, édition de 1836 © Gallica. Ce texte provoque le lecteur en
Les « yeux » du tyran qui surveillent, comme l’ami de Montaigne ; inversant le rapport de respon-
les « mains » qui frappent, symboles même idéal de tolérance. sabilité qui justifie l’existence d’une tyrannie. Cet
de la coercition, les « pieds » qui • L’œuvre : dans cette œuvre de jeunesse, La Boétie extrait est caractéristique de l’esprit humaniste par
foule[nt], symbole du mépris sont réfléchit sur la tyrannie. Elle ne repose, à ses yeux, le souci accordé à la dignité humaine.
ceux du peuple. L’évidence est ici que sur le consentement du peuple qui a perdu son
qu’aucun homme n’a tant d’organes. aspiration naturelle à la liberté.
– « Comment a-t-il aucun pou- • Le passage : un discours provocateur pour montrer ce qu’il ne faut pas faire
voir sur vous que par vous autres que les hommes sont responsables de leur servitude. • Relever des figures de style sans les mettre
mêmes ? » en relation avec le sens du texte.
• Se contenter de reformuler l’idée principale
– « Comment oserait-il vous courir La problématique du texte.
sus, s’il n’avait intelligence avec Comment La Boétie parvient-il à convaincre les
vous ? » hommes qu’ils sont les propres responsables de la
Les deux autres questions rhé- tyrannie qui pèse sur eux ? Le bon conseil
toriques s’élèvent du concret (les Observez les procédés littéraires de la provocation :
organes) à l’abstrait (pouvoir, in- Le plan détaillé – emploi des pronoms (présence et place du vous en
telligence) pour énoncer la même I. Un discours polémique particulier) ;
évidence : c’est la soumission, • Multiples pronoms de la 2e personne. Impératif final – questions rhétoriques ;
voire la complicité du peuple qui appelant les hommes à réagir. – organisation des phrases opérant un renversement
« fait » le tyran. • Recours aux questions rhétoriques, interpellant les du rapport sujet/objet.

8 Les mouvements littéraires

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Les ArticLes du

Rabelais des origines


Peut-on encore lire rabelais aujourd’hui ? Michael screech l’affirme avec force. à
condition de rendre l’écrivain à son siècle. Rabelais de Michael screech. traduit de
l’anglais par Marie-Anne de Kisch. Gallimard, « Bibliothèque des idées ».

É
crite au cours du deuxième inventive ; une expédition dans le patience, même si la langue de Screech
tiers du seizième siècle, l’œuvre Pourquoi labyrinthe d’une pensée que l’in- est miraculeusement débarrassée des
de François Rabelais est-elle cet ArticLe ? habituel recours au rire rend plus jargons pseudo-scientifiques. L’auteur,
encore lisible trois cent cinquante obscure et plus séduisante encore. au contraire, excelle à rendre clairs les
ans plus tard ? À quelles conditions, Peut-on encore lire Rabelais Curieusement, cette pénétration pri- concepts torturés des sorbonnards du
et pour quoi faire ? Poser ce genre aujourd’hui ? Pierre Lepape mitive du texte rabelaisien rejoint seizième siècle, à montrer les enjeux
de questions peut simplement in- fait le point sur cette question une esthétique des ruines : le livre est des querelles théologiques les plus
troduire à une malsaine nostalgie : que les changements de la lan- d’autant plus bouleversant qu’il est, fumeuses et à nous guider d’un pas
celle d’un temps, plus ou moins gue et des mentalités depuis pour le lecteur, en partie détruit, que alerte dans les méandres de la dialec-
imaginaire, où lire Rabelais allait de le XVIe siècle rendent légitime. des pans entiers manquent à notre tique rabelaisienne. Quitte à avouer
soi, où l’apprentissage des humani- Au-delà des lectures innocente intelligence de ce qu’il a été. que des passages sont inintelligibles
tés établissait un pont naturel avec ou savante faisant appel aux Une seconde méthode, la plus cou- – définitivement peut-être. Et que,
l’humanisme de la Renaissance, où sciences humaines, un auteur rante de nos jours, consiste à octroyer peut-être encore, ils l’étaient déjà pour
la langue que l’on parlait était encore anglais, Michael Screech propose à l’œuvre de Rabelais une cure de la plupart des lecteurs de Rabelais
assez proche de celle de nos lointains une lecture dans le contexte du jouvence en lui appliquant des grilles dans les années 1550, soit qu’ils fassent
ancêtres pour qu’il ne soit pas utile xvie siècle, qui dépasse le rire « ra- de lecture nouvelles. Le marxisme, allusion à des discussions ou à des
de « traduire » Rabelais comme s’il belaisien » et restitue un Rabelais la psychanalyse, l’analyse textuelle plaisanteries privées ; soit qu’ils se
était définitivement étranger à notre « moine-médecin-écrivain » qui peuvent ainsi être mis à contribution présentent sous une forme cryptée
idiome contemporain. fut un intellectuel de grand re- pour opérer une sorte de court-circuit dont seuls quelques amis privilégiés
Ces lamentations ne sont pas de nom au savoir exceptionnel. entre le corps ancien et des signifi- possédaient les clefs.
mise. Le passage du présent au passé cations modernes. Avec le risque de Car il est clair, pour Michael
s’accompagne fatalement d’une en voulez faire une étude sérieuse, il créer un monstre de Frankenstein. Screech, que la vision d’un Rabelais
déperdition et d’un exil. Michael ne tiendra qu’à vous, mais j’ai peur Opérant subtilement, s’appuyant sur « populaire » est une reconstruc-
Screech le souligne justement : ce qui que vous ne soyez pas assez savante, une solide connaissance de l’histoire tion idéologique. La biographie du
faisait le plus rire les contemporains et que vous ne soyez trop délicate. » et de la sociologie de la Renaissance, moine-médecin-écrivain est celle
de Rabelais, ce qui leur paraissait le Faudrait-il pour autant renoncer à évitant la plupart des pièges de la d’un intellectuel de grand renom et
plus polémique, le plus agressif, le lire Rabelais ou réserver sa lecture au réduction, Mikhaïl Bakhtine a pu ainsi, d’exceptionnel savoir, protégé par
plus admirable n’est probablement plaisir des plus savants ? Il y a trop de dans L’Œuvre de François Rabelais et la puissante famille des du Bellay,
pas ce qui, aujourd’hui, nous paraît choses qui vivent, bougent et nous la culture populaire au Moyen Âge et chargé de missions diplomatiques
désopilant, novateur, puissant, digne remuent encore, trop de feux allumés sous la Renaissance, rendre crédible auprès de Rome. Mais, plus encore
d’exciter notre plaisir et de nourrir et qui brûlent encore d’une flamme et dynamique l’image d’un Rabelais que la vie qui l’a tenu le plus souvent à
notre réflexion. Ce n’est pas seule- claire pour qu’il soit possible de se « coryphée du chœur populaire » de la l’écart du peuple, l’œuvre témoigne du
ment la langue qui a changé, c’est résigner et d’abandonner Rabelais à Renaissance, porte-parole d’un peuple caractère savant des préoccupations
l’univers mental qu’elle exprime et une fonction de monument qu’on dont il révèle la culture comique et « la rabelaisiennes, d’un militantisme
qu’elle travaille. Nous ne penserons, vénère mais qu’on ne visite plus. langue originale et difficile ». humaniste et évangéliste qui était,
sentirons, rirons et pleurerons ja- Certains préconisent l’explora- Le travail de Michael Screech se derrière la figure de proue d’Érasme,
mais plus comme des femmes et des tion sauvage, innocente. Vous ne situe dans une tout autre perspec- celui des penseurs les plus érudits et
hommes du seizième siècle. Et c’était, savez rien de Rabelais ou presque, tive. Cet universitaire d’Oxford, dont les plus audacieux. Screech s’attache
bien sûr, déjà vrai hier. rien de son temps, rien de sa lan- toutes les recherches sont consa- notamment à montrer comment, de
gue, ni de sa pensée. Vous ouvrez crées à Érasme et à la Renaissance Pantagruel au Quart Livre, Rabelais
une esthétique des ruines Gargantua, dans son édition française, s’emploie à chasser des est amené à se débarrasser des formes
Dans une lettre à Mme du Deffand première, non rabotée – tout inévitables interprétations toute bouffonnes, de la matrice grotesque
datée de 1759, Voltaire raconte qu’il a juste l’éditeur consent-il à vous la trace d’anachronisme. Son Rabelais des vieilles chroniques médiévales
eu, bien des années plus tôt, une vive présenter en caractères romains est au présent du seizième siècle, pas encore présente dans la première
discussion avec Philippe d’Orléans alors que l’originale était en go- au nôtre ; et c’est le respect de cette partie de Gargantua pour transfor-
à propos de Rabelais dont le régent thique, – et vous vous immergez distance, la mesure de l’écart entre mer ses géants bâfreurs, pisseurs et
lui a fait l’éloge : « Je le pris pour un dans le flot, dans l’étrangeté radicale deux univers, qui doit permettre jouisseurs en des représentations à
prince de mauvaise compagnie qui de cette prose qui vous malaxe, vous de redonner au texte sa fraîcheur taille humaine d’une nouvelle phi-
avait le goût gâté. J’avais un souve- rejette, vous absorbe et vous en fait d’origine, de le désensabler des in- losophie construite sur le savoir, un
rain mépris pour Rabelais. » Et pour voir de toutes les couleurs. terprétations successives qui en ont christianisme critique – aussi éloigné
bien souligner que le père de Panta- Une expérience hallucinatoire, une altéré jusqu’au sens même. de Luther que du dogmatisme romain,
gruel est un auteur à la fois difficile plongée hypnotique dans l’épaisseur Entreprise savante, évidemment, – et une heureuse union des joies de
et grossier, Voltaire ajoute : « Si vous de la langue la plus riche, la plus et qui exige du lecteur attention et l’âme et du corps.

Les mouvements littéraires 9

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Les ArticLes du

Mais le rire énorme, la scatologie, les Rabelais ne se borne pas à utiliser les cence les éléments d’une tradition sa- se faisait lire Pantagruel à la cour par
plaisanteries grasses, les propos impies, pouvoirs critiques et destructeurs du vante, grecque, latine, arabe, hébraïque. Pierre du Chastel, évêque de Mâcon. Ils
tout ce qu’on a coutume depuis lors de rire, mais à faire du rire lui-même, de Sans oublier que ce qui nous paraît riaient, sans retenue, sans avoir le senti-
qualifier de « rabelaisien » ? La part la toutes les formes de rire, une vertu in- obscène ou blasphématoire n’était pas ment d’enfreindre un tabou.
plus passionnante du travail de Screech tellectuelle et politique. En cela encore, entendu comme tel alors. Screech rap- Pierre Lepape
montre comment la verve comique de loin d’être populaire, il porte à incandes- pelle que François Ier, le roi très chrétien, (29 janvier 1993)

La leçon de Rabelais, les yeux et les oreilles


Avec sa volonté forcenée d’une ouverture au monde, rabelais s’inscrit dans l’immense
bouillonnement de la renaissance.

Q ue nuit de toujours savoir


et toujours apprendre, fût-ce
d’un pot, d’une guedoufle,
d’une moufle, d’une pantoufle ? » À
essentiellement soucieux d’apercevoir
les connexions des disciplines. Pour
traduire ce mot qui est encore un
néologisme, du Bellay parle du « rond
les oreilles sont appelées à guider et
à contrôler le témoignage des yeux.
Ni les yeux ni les oreilles ne suffi-
sent séparément à fonder le savoir ;
modernité, c’est aussi le développement
des techniques. Rabelais a perçu cette
nouveauté. L’épisode de Messere Gaster,
au Quart Livre, n’est pas tant l’expres-
Epistémon qui hésite à aller consulter des sciences », et Guillaume Budé forge pour l’établir, leur collaboration est sion d’une philosophie « matérialiste »
la sibylle de Panzoust, soupçonnée le bizarre équivalent d’« érudition cir- nécessaire. Épistémon, entrant dans qui placerait dans la satisfaction des
d’être un suppôt du diable, Pantagruel culaire ». C’est bien ainsi que Rabelais la chaumine de la sibylle de Panzoust, besoins et des désirs de l’homme le
réplique par ce plaisant éloge de la l’entend : Gargantua invite par exemple a tort de s’assurer, au vu de sa seule ressort de son ingéniosité qu’une alerte
curiosité. La nature elle-même semble son fils à apprendre les plus beaux apparence, qu’elle est une vraie sibylle. méditation sur l’esprit humain qui,
en établir la légitimité ; « non sans textes du droit civil en les confrontant Mais ceux qui se contentent d’ouïr ont confronté au manque et à la pénurie,
cause », dit le Géant, elle nous a fait les avec la philosophie. également tort : Ouï-dire, qui tient trouve dans son ingéniosité les arts
oreilles toujours ouvertes, « n’y appo- « école de témoignerie », est « aveugle et aptes à aménager la nature, à appri-
sant porte ni clôture aucune », alors revenir à l’authenticité paralytique des jambes » ; il ne se soucie voiser ses forces latentes. Ingéniosité si
que nos yeux, eux, peuvent se fermer Rabelais témoigne encore de la ni de regarder ni d’aller sur place et se grande que les hommes, ayant inventé
au monde. Les yeux sont assurément culture de son temps quand il en re- contente de ragots et de rumeurs. La l’agriculture, puis le commerce, puis,
l’une des voies du savoir : Pantagruel commande la méthode principale, qui bibliothèque doit s’ouvrir sur le monde, pour les défendre, l’art militaire, ne
est dit « amateur de pérégrinité et porte le beau nom de « philologie » : il le monde entrer dans la bibliothèque : se trouvent pas démunis quand leurs
désirant toujours voir et toujours ap- faut revenir aux textes rendus autant ainsi va le savoir de la Renaissance. ennemis s’avisent de retourner celui-ci
prendre ». Mais, dans cette quête, les que possible à leur authenticité et Ce savoir qui fait la part si belle aux contre eux, et découvrent la manière de
oreilles semblent bien l’emporter. Ce débarrassés des gloses qui les chargent Anciens est tout entier tourné vers la forcer les boulets de canon à rebrousser
n’est peut-être pas sans raison que Gar- et les souillent, à la façon – cette rude modernité : la vérité est fille du temps, chemin et à revenir à l’envoyeur ! Il
gantua a choisi, pour venir au monde, image est de Pantagruel – d’une « belle nous ne sommes pas condamnés à la y a un Léonard de Vinci en Rabelais.
de sortir par l’oreille de sa mère. robe d’or triomphante et précieuse pure répétition. C’est la conviction des Il n’a évidemment pas manqué de
Et Frère Jean, qui n’est guère avide à merveille » qui serait « bordée de hommes de la Renaissance : parmi célébrer l’art de l’imprimerie comme
d’accroître son savoir, soutient qu’il merde ». Cette méthode consiste aussi bien d’autres, Ambroise Paré l’affirme ses contemporains éclairés. Et il de-
n’étudie jamais de peur des oreillons, à conjoindre sans cesse les mots et les au début de son œuvre, comme, de son vance beaucoup d’entre eux dans la
des « auripeaux ». Nous sommes ainsi choses, les verba et les res. Pantagruel côté, le cosmographe André Thevet. perception des changements profonds
faits pour que « tous jours, toutes nuits, n’étudiera pas seulement Plutarque C’est aussi la leçon de l’oracle Bacbuc : que ne manquera pas de provoquer la
continuellement, puissions ouïr, et et Platon, mais aussi Pausanias et « Vos philosophes, qui se complai- découverte des terres nouvelles.
par ouïe perpétuellement apprendre ». Athénée, ces antiquaires si soigneux gnent que toutes choses ont été par Ce sens de la modernité, l’usage ré-
Les oreilles grandes ouvertes, atten- de consigner les choses et de nous en les anciens écrites, que rien ne leur solu de la langue française en témoigne.
tif à tous les savoirs, Rabelais est un té- transmettre l’épaisseur : la philologie est laissé de nouveau à inventer, ont Il est significatif de voir un ardent ama-
moin actif de la culture de son temps. est tout le contraire de la logophilie, tort trop évident. » Et Rabelais, dans la teur de l’Antiquité jeter le discrédit sur
Il en a l’ampleur et brasse avec aisance qui aime les mots pour eux-mêmes. généalogie de Pantagruel, s’amuse à les « rapetasseurs de vieilles ferrailles
théologie, droit et médecine, comme il Comme les novateurs de son parodier ceux qui, tout entiers tournés latines », les « revendeurs de vieux
accueille des savoirs plus secrets ou qui époque, Rabelais croit à l’éducation, vers le passé, voudraient que toutes les mots latins tout moisis et incertains »
n’accèdent guère à l’expression écrite : mais, comme eux aussi, il ne la inventions remontent à la plus haute et soutenir que « notre langue vulgaire
on sait quel document exceptionnel conçoit que comme une sorte de va- Antiquité. Parmi ses lointains ancêtres, n’est tant vile, tant inepte, tant indigente
est son œuvre pour les historiens de la et-vient entre l’observation du monde le Géant compte Gemmagog, « qui fut et à mépriser qu’ils l’estiment ». Tout
culture populaire. De la culture de son et le témoignage des livres, et ceux-ci inventeur les souliers à poulaine », le monde se souvient de l’épisode de
temps, il a aussi l’ambition ; il est l’un ont assez d’importance pour que, Morguan, qui « premier de ce monde l’écolier limousin qui ne veut parler
des premiers à introduire en français pendant les repas, on s’informe de la joua aux dés avec ses besicles », et qu’un indigeste et prétentieux franco-
le mot « encyclopédie » – et il ne lui qualité des aliments dont on se nour- Happemousche, « qui premier inventa latin et dédaigne « l’usance commune
donne pas le sens mou auquel nous rit en se reportant aux grands auteurs de fumer les langues de bœuf à la de parler ». Mais, à la différence des faux
sommes accoutumés : l’encyclopédie, qui en ont traité, au point, pour en cheminée, car auparavant le monde modernes qui ne méprisent que parce
pour lui, ne consiste pas à savoir tout être plus assuré, de les faire apporter les saloit comme on fait les jambons ». qu’ils ne savent pas, Rabelais plaide pour
de tout, mais bien à disposer d’un à table. Le savoir des autres est appelé En ce xvie siècle qu’on a justement « notre langue gallique » parce qu’il est
savoir attentif à sa propre cohérence, à guider et à contrôler l’expérience ; défini comme le siècle des ingénieurs, la également chez lui dans l’antiquaille.

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Les ArticLes du
Pourquoi cet ArticLe ? Bridoye le juge. L’analyse des épisodes dont ils sont au développement des techniques. Rabelais est
les protagonistes montre à quel point Rabelais aussi le défenseur du français contre le latin – qu’il
À côté des personnages les plus connus de l’œuvre incarne l’esprit de la renaissance et de l’huma- connaît parfaitement – et tourne en dérision les
de Rabelais, tels Pantagruel, Gargantua et Panurge, nisme : il est l’inventeur de « l’encyclopédie » (au « subtiles niaiseries » des scolastiques, revendi-
Jean Céard convoque ici d’autres figures significa- sens d’un savoir maîtrisé), partisan d’un retour quant l’« ignorance sacrée » à laquelle lui donne
tives : Épistémon le précepteur, Bacbuc l’oracle, aux textes débarrassés de leurs gloses, attentif droit son immense érudition.

L’éducation des sphincters par un prologue, terme emprunté son œuvre les références érudites. dente du savoir se résout finalement
Ce dynamisme d’un savoir tourné au théâtre. Le langage ne se dit pas Certaines pages, comme au Tiers en cet idéal auquel, dans la tradition de
vers la modernité, vers les tâches du seulement, il se joue. Cela parce que Livre la consultation du juge Bridoye, la docte ignorance, Lefèvre d’Étaples a
monde d’aujourd’hui, d’un savoir la culture n’est pas de l’ordre de l’avoir, en sont presque illisibles. Le lecteur donné le nom d’» ignorance sacrée ».
qui hérite pour transmettre, innerve mais de l’ordre de l’être. « Deviens ce d’aujourd’hui les regarde avec respect,
l’œuvre de Rabelais. C’est lui qui per- que tu es », recommandait Érasme : la déconcerté par ce déferlement. Il ne lui L’aptitude à rire de tout
met de faire du petit Gargantua cet culture bien comprise en est le moyen. reste, pour en rendre compte, qu’à louer Cette attitude s’exprime dans la cri-
être apte à commander que révélera Rabelais – et c’est là une conviction globalement la science de Maître Fran- tique véhémentement moqueuse des
la guerre picrocholine. Pourtant sa profonde de l’humanisme tout entier çois, bon représentant de « l’esprit » de théologiens, des scolastiques, et de leurs
nature ne l’y disposait guère ; né – suggère, en effet, qu’il peut y avoir la Renaissance et de sa boulimie intel- « subtiles niaiseries », pour parler comme
flegmatique, il semblait destiné, mauvais usage de la connaissance. lectuelle, ou, à l’inverse, à soupçonner Érasme. Nulle part on ne les a raillés avec
comme dit un médecin du temps, à Dans ce magnifique éloge de la culture Rabelais de parodier un travers de son plus de verve que dans le discours que
se suffire d’un lit et d’une marmite. nouvelle qu’est la célèbre lettre de temps. C’est aller trop vite en besogne. prononce Maître Janotus de Bragmardo
Sa petite enfance le fait voir livré Gargantua à son fils, il vaut la peine Le rire de Rabelais n’épargne pas pour obtenir restitution des cloches de
aux manifestations de son naturel, de relever ces mots révélateurs : « Je l’érudition, sans pourtant qu’il ne faille Notre-Dame ; il faut l’entendre vanter « la
fiantant, pissant, rendant sa gorge, vois les brigands, les bourreaux, les y voir que dérision. Rire de connivence substantifique qualité de la complexion
rotant, éternuant et se morvant en aventuriers, les palefreniers de main- quand la référence érudite est comme élémentaire qui est intronifiquée en la
archidiacre, peu pressé de quitter le tenant, plus doctes que les docteurs et un signe adressé à la complicité du lec- terrestréité de leur nature quidditative »,
lit et avide de gagner la table. les prêcheurs de mon temps. » teur qui partage le même savoir : l’Eu- ou bâtir ce beau raisonnement : « Omnis
Voilà l’être qu’une éducation bien En certaines mains, la culture peut se rope culturelle, c’est aussi ce sentiment, clocha clochabilis in clocherio clochando
conduite va changer en bon roi. Ce pervertir. Si le jeune Épistémon illustre très fort chez les humanistes, de former clochans, clochativo clochare facit clo-
n’aura pas été sans peine, et son père les vertus de la rhétorique, instrument une communauté – supranationale, chabiliter clochantes. » Dans la parodie
ne commence à placer en lui des espé- de la maîtrise de la parole, d’autres dirions-nous –, qui, constituée dans burlesque du latin savant, Molière n’a
rances que lorsque l’enfant l’entretient peuvent la mettre au service de leur et par une commune passion pour les pas fait mieux.
des diverses méthodes qu’il a essayées appétit de tromper ou de se tromper. Le lettres antiques, fondement de l’iden- La scolastique ne s’est jamais tout à
pour mieux se torcher le cul. L’éduca- séduisant Panurge est là pour l’attester. tité européenne, a conscience de ce fait relevée de tels sarcasmes. Sarcasmes
tion d’un flegmatique commence par Conduit par son désir, amoureux de que la diversité de ses intérêts répond injustes, assurément. Mais il serait éga-
le contrôle des sphincters. D’autres pro- soi, il est toujours en quête d’argent et à de mêmes enjeux. Rire d’espièglerie, lement injuste de ne pas voir dans ces
grès, certes, seront nécessaires. Quand prétend que l’univers est régi par les quand la référence érudite, plus ou partis pris, dans ces dérisions, le senti-
le petit Gargantua, d’abord éduqué par emprunts et les dettes et qu’il ne fait moins truquée, concourt à resserrer ment qui anime toute la Renaissance :
des précepteurs sophistes, c’est-à-dire que se conformer à l’ordre universel. cette complicité, mais signale aussi la certitude de vivre un âge nouveau, de
des représentants de l’âge gothique, Son interlocuteur Pantagruel ne se qu’on n’est pas prisonnier du savoir, réinventer la culture, de définir une nou-
de la culture gothique, est confronté refuse pas au plaisir d’ouïr son beau mais capable de jouer avec lui. velle manière de penser, de parler, d’être
au jeune Épistémon, fruit de la culture discours, mais préférerait assurément Mais ce n’est pas assez dire. L’exa- au monde. Cette certitude est source de
nouvelle, il ne sait répliquer à un dis- que Panurge, au lieu de le donner pour men de l’épisode de Bridoye suggère gaieté, et les personnages de Rabelais
cours parfaitement dominé qu’en se justification de sa conduite, ne l’eût une troisième voie, qui pourrait bien sont gais : c’est la gaieté, l’aptitude à rire
cachant la tête dans son bonnet et en prononcé que par manière de jeu. être la principale. Bridoye est un de tout, qui sauve ceux-là mêmes que
pleurant comme une vache : « Et ne fut C’est encore Panurge qui, prêt à juge actif, affairé même, qui ne se son œuvre tourne en dérision, pour peu
possible de tirer de lui une parole, non aller prendre conseil de la fameuse détermine qu’en respectant scrupu- que leur rire ne les épargne pas. Janotus
plus qu’un pet d’un âne mort. » Sibylle, assure que les plus grands leusement les formes juridiques, qu’en lui-même s’associe à l’immense éclat de
Être orateur, maîtriser la parole : personnages se sont bien trouvés vérifiant sans cesse la conformité de rire qui accueille sa harangue, et l’amour
voilà le signe d’une bonne éducation, d’avoir recueilli les avis des femmes. ses choix avec les textes de droit ; mais, de soi qui conduit Panurge ne l’empêche
d’un accès réussi au métier d’homme. Et il cite Pythagore, Socrate, Empédocle au moment de prononcer la sentence, pas de savoir souvent garder quelque
Cet idéal d’humanité regarde l’esprit et « notre maître Ortuinus », espérant il s’en remet au sort des dés ! Tout se distance avec soi, rire de soi. Pour être
et le corps ensemble : parler, ce n’est sans doute que le souvenir de la cé- passe comme si, après avoir multiplié sage, il faut savoir être fou.
pas seulement dire, c’est aussi pouvoir lèbre Diotime, à qui Socrate devait une les actes de la procédure selon les Dans les temps de désenchante-
communiquer par tout son être, savoir partie de sa sagesse, fera oublier que règles les mieux reçues du droit, il ment et de crise – et Dieu sait si la Re-
associer son corps à l’acte de parole, car le théologien Ortuinus passait pour estimait que juger est un acte suprême naissance a connu de profondes crises,
il y a, disait déjà Quintilien, une sorte avoir engrossé une servante – originale qui requiert l’aide et l’assistance du dont la plus apparente est l’éclatement
d’éloquence du corps. Conception façon de progresser dans la sagesse ciel et que toute son activité préalable, de la chrétienté millénaire –, il n’est
charnelle du langage dont tout lecteur grâce aux femmes. L’érudition aussi à laquelle certes il avait le devoir de pas sans fruit de prêter l’oreille à l’opti-
de Rabelais qui a de l’oreille sent qu’elle peut être mise au service d’un certain s’adonner, n’était que l’expression de misme vigilant dont témoigne l’œuvre
est consubstantielle à son écriture. terrorisme intellectuel. sa bonne volonté. Extraordinaire apo- de Rabelais. Né au soir du xve siècle,
Etudiant à Montpellier, Rabelais a logue de la nécessité et, pourtant, du il ignore la mélancolie des fins
participé à la représentation d’une références érudites néant de l’érudition. Toute la culture de siècle.
comédie. Chacun de ses livres s’ouvre Humaniste, Rabelais multiplie dans de la Renaissance est là : la quête ar- Jean Céard (25 mars 1994)

Les mouvements littéraires 11

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L’essentieL du cours

ZOOM SUR…
La grande polémique religieuse du
siècle classique : une campagne
de presse opposant Pascal et les
Jésuites.
Baroque et
L
Bon chrétien et fidèle catholique e xviie siècle français est marqué par la succession de deux
depuis toujours, Pascal s’est courants artistiques qui s’opposent : le baroque et le classi-
« converti » après une nuit de
révélation (23 novembre 1654) cisme. impliquant deux visions du monde contradictoires,
consignée dans un texte, le ces mouvements s’expriment également dans des formes litté-
Mémorial. Son christianisme
austère est imprégné des thèses
raires qui leur sont propres.
de Jansénius adoptées par les
religieux de Port-Royal des deux visions
Champs, où Pascal a rejoint sa du monde
sœur Jacqueline, religieuse, pour opposées
une retraite spirituelle. Parmi Alors que la France est en-
eux, Antoine Arnauld se trouve au core fortement marquée
cœur de la polémique qui oppose par les bouleversements
les jansénistes à l’autorité de la politiques et les guerres
Sorbonne à propos des « cinq pro- de religion, le sentiment
positions » attribuées à Jansénius qui domine au début du
et condamnées par le pape pour xviie siècle est celui d’une
hérésie en 1653. Condamné par la grande instabilité du
Sorbonne, Arnauld décide de se monde et de la vie hu-
tourner vers l’opinion publique maine. Le mouvement
et demande à Pascal d’écrire sa baroque naît de cette
défense. Celle-ci prendra la forme impression d’un monde
de « Lettres écrites par Louis de en mouvement, qui n’est
Montalte [pseudonyme de Pascal] jamais fixé et où rien n’est
à un Provincial de ses amis et aux irréversible. Sur le plan re-
R.R.P.P. Jésuites sur le sujet de la mo- ligieux, cette conception
rale et de la politique de ces Pères ». se traduit par la montée
C’est une attaque frontale de la en puissance des Jésuites
morale des jésuites en matière qui affirment que Dieu
de péché. Pascal leur reproche, n’a pas fixé par avance
textes à l’appui, des thèses laxistes le destin de l’homme et
qui ne viseraient qu’à asseoir leur que ce dernier doit gagner
pouvoir temporel par une pratique son salut en participant
dévoyée de la casuistique. Jusqu’à activement à la vie ter-
la dixième lettre se déroule un restre. Dans les Églises,
dialogue entre l’auteur anonyme le baroque s’exprime par
et un jésuite, celui-ci tombant dans un foisonnement d’orne-
tous les pièges. Dans les lettres XI ments et de richesses : on
à XVI, Pascal hausse le ton de son célèbre la beauté de l’uni-
indignation en s’adressant cette vers en imitant la fécon-
fois directement aux « Révérends dité et la puissance de la
Pères », flétrissant leurs doctrines nature. Enfin, le baroque
sur l’aumône, la simonie, l’homi- se caractérise par une
cide, la calomnie, avant de revenir volonté de rupture avec
dans les deux dernières lettres les modèles du passé : les
au problème de fond des cinq libertins affirment ainsi
propositions sur la grâce. Mises à leur volonté de penser par
l’index, condamnées au feu par le eux-mêmes et font de la
parlement d’Aix, les Provinciales, recherche du bonheur sur
rédigées et imprimées dans la cette terre le but ultime Fontaine Molière située dans le 1er arrondissement de Paris et édifiée en 1844. La statue
clandestinité, diffusées gratuite- de l’existence humaine. en bronze est de Bernard Gabriel seure.
ment à des milliers d’exemplaires, Pourtant, à partir de 1661,
agitent l’opinion pendant un peu le règne de Louis XIV marque le début d’une nouvelle profond des valeurs : rejetant la vision baroque du
plus d’une année. ère politique qui coïncide avec un changement monde, le classicisme se positionne comme un mou-

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L’essentieL du cours

classicisme GRANDS NOMS


Présentation de célèbres moralistes
du xviie siècle

LA rocHeFoucAuLd
Il est l’auteur d’un unique ouvrage,
vement symétriquement inverse. Pour les classiques, est d’« instruire et plaire » pour corriger les défauts Les Maximes, publiées pour la pre-
en effet, le monde est figé et constamment soumis à la humains. La tragédie, par exemple, doit inspirer au mière fois en 1665 et enrichies au
volonté divine. Par conséquent, seul Dieu peut assurer spectateur « terreur et pitié », tandis que la comédie fil des éditions successives jusqu’en
le salut de l’homme dont le destin est déterminé par dénonce les ridicules et les torts de ceux qui s’écartent 1678. Ses maximes représentent
avance. Cette vision janséniste de la vie trouve son du droit chemin. Le héros doit souvent choisir entre bien le goût de son époque à la fois
expression politique dans la monarchie absolue : le sa passion et son devoir ; il peut être soumis à un pour les subtilités psychologiques et
monarque est souverain et le pouvoir centralisé. Le destin implacable (Phèdre de Racine) ou parvenir à la l’extrême concision de l’expression.
modèle social qui prédomine est celui de « l’honnête maîtrise de soi à force de volonté et de raison (Auguste
homme », c’est-à-dire l’homme cultivé et modéré, dans Cinna de Corneille). LA FontAine
qui fréquente la cour et les salons et qui se plie aux Cette exigence morale de la littérature classique fait Il publie ses recueils de Fables
exigences de la raison. de la tragédie, de la fable, des maximes et des portraits entre 1668 et 1694. Sur des thèmes
des genres privilégiés. inspirés des apologues de l’Antiquité
motifs et formes littéraires La forme est aussi soumise à de fortes contraintes : la grecque (Ésope, Phèdre) ou orientale
du baroque langue classique est marquée par un souci constant (Pilpay), il fait œuvre de moraliste
La vision baroque du monde s’exprime d’abord, dans de pureté et d’harmonie. L’Académie française, créée dénonçant tous les esclavages intéri-
la littérature, par le refus des règles et de la régula- par Richelieu en 1635, a d’ailleurs pour vocation de eurs de la nature humaine. Il est aussi
rité : les écrivains rejettent, par exemple, la hiérarchie fixer et d’officialiser les normes, tant grammaticales un poète d’une grande virtuosité,
des genres (l’opposition entre les genres nobles et que lexicales, de la langue française. Les figures de qui a donné au fonds populaire des
les genres vulgaires). Ainsi, de nombreuses pièces style privilégiées par le classicisme sont plutôt des trésors d’expressions proverbiales.
comme L’Illusion comique (1636) de Corneille ou La figures d’atténuation (litotes, euphémismes, etc.) qui
Tempête (1611) de Shakespeare mêlent allègrement traduisent une réserve et une pudeur de l’écriture LA bruyère
les registres comique et tragique. Le roman porte propres au classicisme. Il est également l’homme d’une œuvre
également la marque de ce mélange des genres. unique, Les Caractères, publiés en 1668.
Galerie de portraits satiriques, réflexion
Les thèmes de l’illusion et de l’apparence trom- sur les relations entre les hommes dans
peuse sont repris sous des formes multiples dans la société, le rôle de l’argent, les mœurs
les œuvres littéraires : introduction d’éléments mer- de la ville et de la cour, les Caractères
veilleux (fées, magiciens, animaux enchantés, etc.), représentent un sommet dans l’art de
construction en abyme (le « théâtre dans le théâtre »), la composition du texte court.
récurrence des thèmes de l’eau fuyante et insaisis-
sable, du feu volatile et impalpable, etc. L’idée qui PerrAuLt
prédomine est que « le monde entier est un théâtre » Poète partisan des « Modernes » dans
(Shakespeare). Le baroque aime le grouillement des la célèbre querelle qui les oppose aux
foules, le mouvement des corps, le contraste violent partisans des « Anciens », homme
des couleurs et des timbres, la joie du spectacle et clé des institutions culturelles sous
des métamorphoses. C’est le contraire de ce que sera Louis XIV, notamment de l’Académie,
l’idéal classique : non la mesure, non l’équilibre, non il est pourtant passé à la postérité
le bonheur d’un monde en ordre, mais la démesure, pour ses Histoires ou contes du temps
le vertige, la dépense, la contemplation fascinée du passé, avec des moralités, (ou Contes
désordre. de ma mère l'Oye), comprenant les
plus célèbres textes de la littérature
Cet idéal se manifeste dans l’écriture littéraire à dite enfantine : La Barbe bleue, Cen-
travers des figures d’accumulation, d’opposition drillon, Le Petit Poucet, etc.
(antithèses, oxymores qui traduisent la complexité du
monde) ou d’amplification (hyperboles, anaphores, mme de LAFAyette
etc.). Elle est la première grande « femme
Jean de La Fontaine. de lettres ». Son œuvre représente
motifs et formes littéraires la perfection du style classique. Elle
du classicisme publie anonymement ou sous le nom
Dès la seconde moitié du xviie siècle, des théori- un ArticLe du Monde à consuLter de l’un de ses nombreux amis érudits :
ciens de la littérature tentent d’instaurer des règles La Princesse de Montpensier en 1662,
strictes inspirées des modèles antiques, qui vont à • « La Fontaine est un conteur. ses fables Zaïde en 1669 et son roman le plus
l’encontre de l’esprit baroque. Ainsi, une œuvre ne sont un théâtre » p.15 célèbre, La Princesse de Clèves, en 1678,
doit pas procurer un plaisir gratuit mais s’inscrire (Jean-Louis Perrier, 27 janvier 2004) considéré comme le prototype du
dans une visée morale et didactique ; le mot d’ordre roman d'analyse.

Les mouvements littéraires 13

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un suJet PAs à PAs

CHRONOLOGIE Commentaire de texte : Corneille, Le Cid


Les grandes œuvres du théâtre
classique
Le texte ce qu’il ne faut pas faire
corneiLLe (1606-1684) Don RoDRigue — Nous partîmes cinq cents ; mais par • Énumérer les procédés stylistiques sans les
• 1635 : Médée, première tragédie un prompt renfort, mettre en relation avec la progression du récit.
baroque sur un thème mytho- Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port, • Oublier de prendre en compte l’implication du
logique, évoque la vengeance Tant, à nous voir marcher avec un tel visage, narrateur dans son récit.
passionnée de la magicienne Mé- Les plus épouvantés reprenaient de courage !
dée ; celle-ci va jusqu’à l’infanticide J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés, Le plan détaillé
pour se venger de Jason. Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ; I. Le récit est dramatisé pour mieux narrer la bataille.
• 1636 : L’Illusion comique de Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure, a) Rodrigue fait un récit précis en décrivant les actions
Corneille, chef-d’œuvre du théâtre Brûlant d'impatience, autour de moi demeure, (nombreux verbes d'action) mais aussi les pensées et
baroque dont l’intrigue inclut le Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit les sentiments des Espagnols et des Maures.
procédé de mise en abyme, à rap- Passe une bonne part d'une si belle nuit. b) Le narrateur crée un véritable suspense en drama-
procher du Songe d’une nuit d’été Par mon commandement la garde en fait de même, tisant l'action. L'utilisation du présent de narration,
de Shakespeare ou de La Vie est un Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ; l'accumulation de verbes d'action et le champ lexical
songe de Calderon. Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous de la vivacité donnent une grande tension au récit.
• 1636 : Le Cid ; 1640 : Horace, Cinna ; L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous.
1643 : Polyeucte, tragédie classique. Cette obscure clarté qui tombe des étoiles II. Le récit confère une dimension épique à l'af-
• 1649 : Don Sanche d’Aragon préfi- Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ; frontement.
gure le drame romantique. L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort a) Le narrateur présente l'affrontement de deux armées
• Dramaturge très novateur, Les Maures et la mer montent jusques au port. (champ lexical de l'armée), formant deux groupes
Corneille est également l’auteur de On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille ; compacts (« nous » contre « ils ») dont l'indétermi-
pièces à grand spectacle comme Point de soldats au port, point aux murs de la ville. nation souligne le grand nombre.
Andromède (1650) ou encore Psyché Notre profond silence abusant leurs esprits, b) La confrontation devient épique. Le nombre des
montée avec Molière en 1671. Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris ; Espagnols augmente prodigieusement en un vers et
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent, la nature elle-même semble participer au combat :
moLière (1622-1673) Et courent se livrer aux mains qui les attendent. la mer personnifiée aide les Maures, la lumière
Jean-Baptiste Poquelin (de son vrai (Corneille, Le Cid, Acte IV, scène III.) (cf. « cette obscure clarté », figure d’oxymore) favorise
nom) devient Molière pour incar- les Espagnols.
ner au plus haut degré l’homme L’analyse du texte
qui s’est identifié totalement à sa • L'auteur : Corneille III. Le récit présente l'accomplissement du héros,
passion pour le théâtre. Il est à est l'un des plus grands devenu le Cid.
la fois auteur, acteur, metteur en dramaturges français. a) Le narrateur apparaît comme un vrai chef de guerre,
scène et directeur de troupe. Sa pro- Ses tragédies mettent en mis en valeur par l'omniprésence des marques de
duction inclut toutes les variantes scène des héros souvent la première personne (« nous » d’abord, puis « je »,
du théâtre comique : farces (Les déchirés entre leur amour « mon stratagème ») et se détachant seul des deux
Fourberies de Scapin), comédies de et leur honneur. armées. Il est au centre de l'affrontement.
mœurs (Les Précieuses ridicules), de • L'œuvre : Le Cid est b) Le héros est avant tout un homme rusé, fin stra-
caractère (Le Misanthrope), comé- certainement la pièce la tège, sachant tromper l'ennemi mais aussi feindre
dies-ballets (Le Bourgeois gentil- Pierre corneille. plus célèbre de Corneille devant ses troupes (champ lexical de la tromperie
homme) et pièce à grand spectacle et probablement son et répétition du verbe voir). Il s'est rendu maître des
(Psyché). chef-d'œuvre. Rodrigue, amoureux de Chimène, a apparences.
1662 : L’École des femmes./ 1665 : dû affronter en duel le père de la jeune femme et le
Dom Juan./ 1669 : Tartuffe./ 1672 : Les tuer, pour venger l'honneur de son propre père. Alors Le bon conseil
Femmes savantes./ 1673 : Le Malade que les Maures menacent d'envahir la ville, il se lance Identifiez avec précision les procédés littéraires mis
imaginaire. dans la bataille dont il ressort victorieux et grandi. au service du récit et n’oubliez pas de prendre en
Ses ennemis le nomment désormais le seigneur, « le compte la dimension poétique du texte :
rAcine (1639-1699) Cid ». Cependant, Chimène, déchirée entre son amour – présent de narration utilisé tout au long de cette
Dans les pièces de Racine, la passion et son honneur, réclame vengeance. restitution d’un fait passé ;
pousse les héros à tous les excès : • Le passage : cet extrait se situe à la scène 3 de l'acte IV, – accumulation des verbes d'action dans le dénoue-
jalousie, avidité, haine, cruauté. Elle après la bataille dans laquelle Rodrigue a joué un rôle ment du récit (« Ils abordent sans peur, ils ancrent,
les conduit à une déchéance lucide et décisif. La bataille ne pouvant être représentée sur ils descendent, Et courent se livrer aux mains qui les
sans rémission. Dès le lever du rideau, scène, elle est donc racontée avec précision dans une attendent. ») ;
ils sont « en sursis », face à des conflits longue tirade de Rodrigue qui s'adresse au roi. – allitération (« Les Maures et la mer montent jusques
insolubles qui les mènent à la mort au port. ») ;
ou à la folie. La problématique – parallélisme (« Point de soldats au port, point aux
1667 : Andromaque./ 1669 : Britanni- Comment ce récit soutient-il l'attention de l'auditeur murs de la ville. ») ;
cus./ 1670 : Bérénice./ 1672 : Bajazet./ pour mieux souligner la valeur du narrateur lui- – rythme des vers qui épouse les différents moments
1677 : Phèdre./ 1691 : Athalie. même ? du récit.

14 Les mouvements littéraires

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L'A rt i c L e d u

« La Fontaine est
un conteur. Ses fables
sont un théâtre »
Patrick dandrey a consacré un certain nombre d’ouvrages à Jean de la Fontaine,
notamment La Fabrique des fables (Klincksieck) et La Fontaine ou les Métamorphoses
d’Orphée (découvertes-Gallimard)
J-L.P. – Dans quel contexte intel- pensées dans le cadre de la défense forment à peu près la moitié des un univers prodigieux puisqu’ils
lectuel apparaissent les fables de La de Fouquet. Parce que la fable est acteurs de fables. Le génie de la parlent comme s’ils étaient des
Fontaine ? un genre fluide, malléable, qui fable, comme tous les genres allé- hommes et vivent comme s’ils
Patrick Dandrey – Le classicisme peut s’appliquer à des contextes goriques, est de prendre la réalité, étaient des bêtes. Ils ne sont donc ni
est précédé par une période dite ga- différents. Comme tous les genres d’en extraire des acteurs dont on hommes ni bêtes, dans cet au-delà
lante – la période Fouquet – durant allégoriques, sa signification n’est stylise les formes, pour les résorber du fantastique, qui est l’univers de
laquelle se met en place un art de pas épuisée par son sens. Le littéral entièrement dans un langage qui est la métamorphose, de la mutation
vivre et d’écrire marqués essentiel- ne lui suffit pas. Et comme on la purement artificiel. En effet, on attri- constante, de l’hésitation entre les
lement par le badinage, la grâce, décrypte au cours de son fonction- bue le langage à tout ce qui existe : règnes, qui, les plaçant en dehors de
l’élégance, le sens de l’insolite, des nement, dans cet endroit que l’on une personne, une montagne, un tout, les met à équivalence de poésie.
décalages, des déplacements. L’accès appelle la moralité, la fable évolue chêne ou un roseau. L’animal est Car la poésie est aussi ce qui n’est ni
de la fable à la poésie – qui est vérita- dans deux directions : le récit s’épa- magnifique parce qu’il est à la fois le réel dans son caractère prosaïque
blement la révolution opérée par La nouit en poème, cependant que ce qu’il y a de plus près et de plus ni tout à fait la musique, c’est le
Fontaine – s’est vraisemblablement l’application morale quitte parfois loin de l’homme. Il nous fascine langage qui s’amuse à croire qu’il
produit dans ce cadre. est musique, et tel est le langage
J-L.P. – La fable était alors un genre des fables.
vivant... Pourquoi cet ArticLe ? J-L.P. – Quelle est la place du
Patrick Dandrey – On la prati- théâtre chez La Fontaine ?
quait sous la forme d’exercices plu- Le talent de La Fontaine : un entretien avec Patrick Dandrey, Patrick Dandrey – Toute sa vie a
tôt oratoires et scolaires, assez pro- spécialiste de l’œuvre de La Fontaine, qui montre comment celle-ci été hantée par le théâtre, parce que
saïques. Il y avait des anthologies, s’inscrit dans le contexte culturel de son époque, avec son goût le théâtre était le grand art au
reprenant le corpus ésopique, et on pour la grâce, l'élégance, et met en évidence l’apport majeur de xviie siècle. Il a commencé par une
venait de retrouver les manuscrits La Fontaine dans le genre de l’apologue. comédie imitée de Térence qui a fait
du fabuliste latin Phèdre (15 avant un flop magistral. Ensuite, il a tenté
J.-C./50 après J.-C.). d’écrire deux tragédies, puis des li-
J-L.P. – Le premier apport de La vrets d’opéra, toutes œuvres mer-
Fontaine serait donc littéraire ? l’archaïsme des anciennes moralités parce qu’il est une possibilité de veilleusement antithéâtrales. Le
Patrick Dandrey – C’est l’émer- traditionnelles. nous-mêmes, et il nous effraie parce génie de La Fontaine est d’être
gence à la poésie d’un genre qui J-L.P. – Est-ce qu’il n’y a pas contra- qu’il peut être notre ennemi. Il y a conteur. Or ce qu’il y a de prodi-
n’était pas fait pour être poétique, diction entre la fluidité et le sens ? dans le rapport à l’animal une forme gieux, c’est que, dans les fables, le
grâce à quelqu’un qui cherchait sa Patrick Dandrey – Le miracle d’altérité à la fois exorcisée, conjurée conte, grâce à l’alchimie de la parole,
voie. La Fontaine a toujours été un accompli par La Fontaine, c’est que et tentée. se met à produire de la dramaturgie.
épicurien inquiet, c’est-à-dire un les moralités, avec leur saveur de J-L.P. – Quelle est la différence Ses fables sont un théâtre. D’ailleurs
curieux de diversité, cherchant à vieilles sagesses à laquelle on croit entre La Fontaine et les autres fa- je pense au propos de Hugo : « Dé-
épanouir son talent partout où il plus ou moins, entrent dans le plai- bulistes ? fense de déposer de la musique le
le pouvait. sir de la fable, qui est un plaisir de Patrick Dandrey – La Fontaine a long de mes vers. » Est-ce que le fait
J-L.P. – Quel est le contexte reconnaissance d’un patrimoine. créé une musique qui donne une de mettre en scène des fables qui
politique ? Les moralités peuvent accéder à la personnalité. Le ton, le grain de la sont déjà des mises en scène sur le
Patrick Dandrey – Il est celui poésie par un autre tour qui est celui voix, est ce qui décrit les animaux. mode narratif ne risque pas d’être
de ce coup de tonnerre qui amène de leur prosaïque bonhomie. Chez La Fontaine, les animaux ne un pléonasme ?
Louis XIV à sa personnalité royale J-L.P. – Pourquoi ce recours à l’ani- vivent que par leur voix : stylisation Propos recueillis par
et Fouquet à sa chute. Peut-être mal, domestique ou sauvage ? de quelques éléments physiques et Jean-Louis Perrier
une partie des fables ont-elles été Patrick Dandrey – Les animaux apport du langage, qui les met dans (27 janvier 2004)

Les mouvements littéraires 15

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L’essentieL du cours

ZOOM SUR…
L’Encyclopédie ou Dictionnaire
raisonné des sciences, des arts et
des métiers Le mouvement
A
L’encyclopédie
À l’origine du projet encyclo- u xviiie siècle, les grandes découvertes scientifiques et
pédique, se trouve le libraire Le techniques (l’attraction universelle, l’électricité, la ma-
Breton qui désirait publier la
traduction d’une encyclopé- chine à vapeur, etc.), les voyages lointains permettant des
die anglaise, la Cyclopædia de échanges avec d’autres continents et la diffusion d’idées philo-
Chambers parue en 1728. Re-
pris par Diderot et d’Alembert,
sophiques nouvelles favorisent l’émergence du mouvement des
le projet devient L’Encyclopédie « Lumières ». ce courant de pensée, qui annonce la révolution
ou Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers,
française, se caractérise par le refus d’une tradition figée dans
ouvrage collectif de 28 volumes. ses préjugés et par la primauté accordée à la raison et à l’idée
Son objectif est de dresser un bilan de progrès.
des connaissances dans l’« intérêt
général du genre humain » ; à tra-
vers ce bilan, les encyclopédistes La situation politique et sociale
entendent retracer l’« histoire des en France au xviiie siècle
progrès de l’esprit » qui permet Au xviiie siècle, la France vit encore sous une mo-
à l’homme de sortir de l’erreur narchie absolue de droit divin. Après les famines du
et des préjugés. L’Encyclopédie début du siècle, une certaine prospérité économique
est également une véritable arme de s’installe, qui profite à la bourgeoisie. Mais celle-ci,
combat pour les philosophes : elle bien que riche, ne jouit d’aucun pouvoir politique,
offre une réflexion critique et bon d’aucun privilège et subit l’autorité de l’Église qui
nombre d’articles ont une dimen- exerce une censure impitoyable sur toutes les publi-
sion contestataire. La publication cations. Nombre de penseurs se sentent frustrés par
de l’œuvre fut d’ailleurs difficile cette situation et aspirent à une plus grande liberté
et dut affronter la censure. Elle est d’expression.
interdite une première fois en 1752-
1753, pour un motif théologique. découvertes et doctrines
Après la parution des sept premiers favorables à l’éclosion
volumes, elle est condamnée par le des Lumières
pape Clément XIII et de nouveau Tout d’abord, les voyages se développent et per-
interdite, à l’exception des volumes mettent de découvrir d’autres coutumes, d’autres
de planches. Les derniers volumes religions qui apportent un éclairage nouveau sur
seront donc imprimés et diffusés l’être humain et la société : des Européens vont ainsi
clandestinement. jusqu’en Chine ou en Perse ; la Polynésie est explorée Montesquieu.
Diderot est le coordinateur de la par Cook et Lapérouse.
publication. Il rédige lui-même Sur le plan politique, l’Angleterre, en posant, dès le également du « libertin » du xviie siècle qui refuse les
de nombreux articles sur les arts xviie siècle, les bases d’une monarchie parlementaire, dogmes et se caractérise par sa profonde indépen-
et la littérature ; il est l’auteur du suscite une réflexion nouvelle sur les différents types dance d’esprit.
célèbre article intitulé justement de gouvernement. Se fondant sur l’expérience et la raison, il intervient
« Encyclopédie ». Enfin, l’essor des sciences s’accompagne du dévelop- dans tous les domaines de la vie. Même si chaque
pement d’une pensée qui accorde une place prépon- auteur présente des spécificités, le philosophe se
L’encyclopédie dérante à la raison et à l’expérience. Cette démarche caractérise par les traits suivants :
en cHiFFres méthodique et scientifique doit ruiner les préjugés – il prend parti pour un libéralisme à la fois politique
• Publication étalée de 1751 à 1772. et les superstitions véhiculés par la tradition. Ainsi, et économique et milite pour une modernisation du
• 17 volumes de textes, 11 planches. dès 1637, Descartes publie le Discours de la méthode. régime à l’image du modèle anglais ;
• Supplément de 5 volumes et D’autres philosophes comme le Français Condillac – il lutte contre le fanatisme religieux et l’intolérance
2 volumes de tables (1776-1780). ou l’Anglais Locke privilégient l’expérience dans la et revendique une morale humaine séparée de la
• Souscripteurs : 2 250 initiale- recherche de la vérité scientifique. religion ;
ment, 4 000 après la première – il croit en la perfectibilité de l’homme et en la bonté
interdiction. qu’est-ce qu’un philosophe de la nature humaine ;
• Auteurs : 160 parmi lesquels des Lumières ? – dans une perspective hédoniste, il fait de la re-
d’Alembert (mathématiques), Le philosophe des Lumières est l’héritier de l’hu- cherche du bonheur le but suprême de l’existence
Voltaire, Montesquieu, Rousseau maniste de la Renaissance qui place l’homme en humaine ;
(musique, économie politique). tant qu’individu au centre de la réflexion ; il tient – enfin, il encourage le développement des arts.

16 Les mouvements littéraires

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L’essentieL du cours

CHRONOLOGIE

des Lumières Les œuvres majeures du siècle des


Lumières

1715 Gil Blas de Santillane, Lesage


(roman)
d’un Oriental sur les mœurs françaises. Diderot, lui,
Fondamentalement, le philosophe des Lumières est un a écrit de nombreux dialogues, mettant en scène 1721 Lettres persanes,
homme d’action qui souhaite être utile à la société. Les échanges et débats, comme le Supplément au Voyage Montesquieu (roman
œuvres de Voltaire, en particulier, reflètent cet esprit de Bougainville (1796). Enfin, Beaumarchais, dans des épistolaire)
des Lumières : il dénonce les institutions politiques comédies drôles et mordantes, dénonce le pouvoir et
dans ses Lettres philosophiques, critique la cour et le les privilèges des « grands ». 1731 Manon Lescaut, Prévost
pouvoir dans Zadig, reprend les idées de Newton sur (roman)
la relativité dans Micromégas et dénonce l’absurdité Jean-Jacques rousseau
et la brutalité du monde dans Candide. en marge des Lumières 1730 Le Jeu de l’amour et du
hasard, Marivaux (théâtre)

Pour convaincre : des stratégies 1734 Lettres philosophiques,


d’écriture multiples Voltaire
Les œuvres des philosophes des Lumières ont pour
but d’éclairer et de convaincre, sans pour autant 1735 Le Paysan parvenu,
choquer ni rebuter. Outre les essais et les articles, pour Marivaux (roman)
transmettre leur message, les philosophes ont donc
recours à des formes variées, susceptibles d’amuser 1736 Les Égarements du cœur
le lecteur et de lui plaire. Voltaire, par exemple, diffuse et de l’esprit, Crébillon
ses idées par le biais de Contes philosophiques qui font fils (roman)
une large part à la satire (développée notamment
grâce à une ironie très caractéristique), à l’humour et 1748 L’Esprit des lois,
à la fantaisie. De même, Montesquieu fait une critique Montesquieu – Zadig, Voltaire
aiguë de la société de son temps à travers Les Lettres (conte philosophique)
persanes, fiction épistolaire qui adopte le regard
1759 Candide, Voltaire (conte
philosophique)
rousseau.
1761 Julie ou la Nouvelle Héloïse,
Si Rousseau appartient au mouvement des Lumières Rousseau (roman épistolaire)
par le caractère profondément novateur de ses idées,
néanmoins, sur de nombreux aspects, il s’oppose à 1762 Le Contrat social, Rousseau
la philosophie de son temps. Ainsi, il soutient, à l’en- (essai)
contre de Voltaire, que la nature humaine, pour bonne
qu’elle soit naturellement, est ensuite corrompue et 1764 Dictionnaire philosophique,
pervertie par la société. Il se heurte violemment à Voltaire (essai)
D’Alembert, en affirmant que les spectacles sont la
ruine morale de la cité. 1765 Jacques le fataliste, Diderot
Son amour de la nature et l’exaltation de sa sensibi- (essai)
lité font de lui un philosophe qui se situe à la frontière
des Lumières et du romantisme. 1775 Le Barbier de Séville,
Beaumarchais (théâtre)

deux ArticLes du Monde 1784 Le Mariage de Figaro,


à consuLter Beaumarchais (théâtre)

• « L'encyclopédie a rendu pensable 1781 Les Confessions, Rousseau,


une rupture » p. 20-21 (autobiographie)
(entretien avec roger chartier réalisé par Pierre
Le Hir, 15 janvier 2010) 1782 Les Liaisons dangereuses,
comment l’écrivain doit tailler sa plume, gravure de Choderlos de Laclos (roman
l’encyclopédie : « si la position du corps et la tenue de la plume
• images du xviiie siècle – épistolaire)
sont les premières choses auxquelles on doive s’attacher
lorsque l’on veut parvenir à une écriture aisée et méthodique, Portraits d’époque p. 21
il en est encore une qui n’est pas moins importante. (Michel delon, 04 mars 1988) 1785 Bucoliques, André Chénier
c’est celle de bien tailler la plume. » (poésie)

Les mouvements littéraires 17

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un suJet PAs à PAs

MOTS CLÉS
Voici quelques procédés de style
Commentaire de texte : Voltaire,

A
souvent mis au service du combat
des philosophes. u xviiie siècle, le chevalier de la Barre, jeune homme de
ironie
18 ans, est torturé puis condamné à mort pour avoir, ce
L’ironie consiste à faire entendre dont on n’a aucune preuve, mutilé un crucifix de bois,
autre chose que ce que l’on dit.
Quand le sens suggéré est opposé
chanté des chansons libertines et omis d’ôter son chapeau de-
au sens explicite, on parle d’anti- vant une procession. indigné, Voltaire prend la plume pour dé-
phrase. noncer cette atrocité et tente de réhabiliter le jeune homme.
Ainsi dans le texte de Voltaire « le
grave magistrat » (grave se dit dans son article « torture » du dictionnaire philosophique, il
d’une personne sérieuse, pondé- prend cette affaire comme symbole de l’iniquité des magistrats
rée dans ses actes) est en fait un
monstre d’inhumanité. La déno-
français et se livre à une violente condamnation de la torture
mination affectueuse « mon petit sous toutes ses formes.
cœur » crée le même décalage
pour le lecteur. Le texte
L’ironie peut se manifester par une Les Romains n’infligèrent la torture qu’aux esclaves,
évidence qui fait ressortir l’impro- mais les esclaves n’étaient pas comptés pour des
priété de la déclaration. Ex. : « On hommes. Il n’y a pas d’apparence non plus qu’un
ne peut se mettre dans l’esprit que conseiller de la Tournelle1 regarde comme un de ses
Dieu, qui est un être très sage, ait semblables un homme qu’on lui amène hâve, pâle,
mis une âme, surtout une âme défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, cou-
bonne, dans un corps tout noir. » vert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot.
(Montesquieu, L’Esprit des lois.) Il se donne le plaisir de l’appliquer à la grande et à la
L’ironie peut également naître de petite torture, en présence d’un chirurgien qui lui
la juxtaposition des deux sens tâte le pouls, jusqu’à ce qu’il soit en danger de mort,
(implicite et explicite), comme après quoi on recommence ; et, comme dit très bien
dans cette célèbre description la comédie des Plaideurs : « Cela fait toujours passer
de la guerre par Voltaire dans une heure ou deux ».
Candide : « Rien n’était si beau, si Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent
leste, si brillant, si bien ordonné le droit de faire ces expériences sur son prochain,
que les deux armées. » L’ironie va conter à dîner à sa femme ce qui s’est passé le
accuse alors l’écart entre la repré- matin. La première fois madame en a été révoltée, à
sentation et la réalité. la seconde elle y a pris goût, parce qu’après tout les
femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose
PArAdoxe qu’elle lui demande lorsqu’il rentre en robe chez lui :
Le paradoxe est une affirmation « Mon petit cœur, n’avez-vous fait donner aujourd’hui
contraire à la doxa, c’est-à-dire à la question2 à personne ? »
l’opinion commune. Le paradoxe Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un
s’appuie souvent sur une antithèse peuple fort humain, s’étonnent que les Anglais, qui
de termes contradictoires. C’est le ont eu l’inhumanité de nous prendre tout le Canada,
cas dans cet extrait des Pensées aient renoncé au plaisir de donner la question.
de Pascal où le paradoxe repose Lorsque le Chevalier de la Barre, petit-fils d’un lieute-
sur l’antithèse entre les termes nant général des armées, jeune homme de beaucoup Voltaire.
« grandeur » et « misère » : « La d’esprit et d’une grande espérance, mais ayant toute
grandeur de l’homme est grande l’étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu par les romans, par les jolis vers, par les filles d’Opéra,
en ce qu’il se connaît misérable. » d’avoir chanté des chansons impies, et même d’avoir qui ont les mœurs fort douces, par nos danseurs
Par extension, le paradoxe désigne passé devant une procession de capucins sans avoir d’Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui
une affirmation en elle-même ôté son chapeau, les juges d’Abbeville, gens compa- déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu’il n’y
contradictoire et qui enferme la rables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non a point de nation plus cruelle que la française.
pensée dans un cercle vicieux. seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui (Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764.)
Dans le texte, le chirurgien qui coupât la main, et qu’on brûlât son corps à petit feu,
« tâte le pouls » du supplicié ne mais ils l’appliquèrent encore à la torture pour savoir L’œuvre
fait que prolonger son agonie. La précisément combien de chansons il avait chantées et D’abord intitulé Dictionnaire philosophique portatif
torture est présentée comme un combien de processions il avait vu passer, le chapeau puis La Raison par l’alphabet, sa première publication
divertissement (citation tirée des sur la tête. Ce n’est pas dans le xiiie ou le xive siècle en 1764 fut suivie de plusieurs rééditions enrichies.
Plaideurs de Racine : « cela fait tou- que cette aventure est arrivée, c’est dans le xviiie. Les Considéré comme « le catéchisme de l’école encyclo-
jours passer une heure ou deux »). nations étrangères jugent la France par les spectacles, pédique », il comporte une majorité d’articles sur la

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un suJet PAs à PAs

Dictionnaire philosophique REPÈRES


Dans leurs combats pour la justice,
les écrivains des Lumières ont mul-
pât », « brûlât », « arrachât »). L’inhumanité de cette tiplié les stratégies d’écriture. En
pratique ne peut alors que sauter aux yeux. voici quelques exemples.
• Outre le fait qu’elle est inhumaine, la torture, dit
Voltaire à ses contemporains, efface à elle seule toute • Montesquieu utilise, dans un
la fierté que les Français pourraient tirer de leur pays. essai, le raisonnement par
En effet, si les pays étrangers admirent la France, c’est l’absurde, dans un texte dont l’in-
pour sa littérature, son sens de la mode, sa gastrono- terprétation fait encore l’objet de
mie, ses spectacles… Autant de raisons que Voltaire discussions :
ne conteste pas, mais qu’il juge superficielles. Que « Le sucre serait trop cher, si l’on ne fai-
sont ces futilités comparées au droit, à l’humanité, sait travailler la plante qui le produit
au respect de l’individu, à la tolérance ? En critiquant par des esclaves. Ceux dont il s’agit
ainsi les Français, il espère les choquer, les faire réagir, sont noirs depuis les pieds jusqu’à la
leur faire comprendre que la grandeur d’un pays ne tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est
tient pas à ses divertissements, mais à la qualité de presque impossible de les plaindre. »
sa législation. (Montesquieu, De l’esprit des lois,
Livre XV, chapitre V, 1748.)
religion : Athéisme, Fanatisme, Miracles, Persécution, II. L’art de convaincre
Superstition, Tolérance… Certains se présentent sous Ce qui rend l’argumentation de Voltaire si efficace et • Voltaire a recours au conte dans
la forme d’un dialogue entre deux interlocuteurs percutante, c’est l’habileté des procédés qu’il emploie lequel il introduit un témoignage.
de nationalités diverses (Japonais, pour convaincre. Candide rencontre un esclave mutilé
Chinois, Turcs, etc.) dont les rôles • Jouant sur la fibre émotionnelle (« il manquait à ce pauvre homme la
sont toujours distribués selon et patriotique de ses contempo- jambe gauche et la main droite ») qui
le même principe : l’un est un rains, il n’hésite pas non plus lui apprend les causes de son mal-
ignorant plein de bon sens, l’autre à manier une ironie féroce qui heur : « On nous donne un caleçon
est un pédant limité dans son ar- établit une complicité avec son de toile pour tout vêtement deux
gumentation. Ces articles consti- lecteur. Ainsi, le fait de présenter fois l’année. Quand nous travaillons
tuent une attaque frontale de la torture comme un plaisir pris aux sucreries, et que la meule nous
toutes les religions dont Voltaire par les magistrats incite naturelle- attrape le doigt, on nous coupe la
entend dénoncer le fanatisme. À ment le lecteur à ne pas se ranger main ; quand nous voulons nous
la différence de Diderot ou d’Hol- à leurs côtés. Voltaire force le trait, enfuir, on nous coupe la jambe : je
bach, il ne professe pas l’athéisme, accentue la cruauté de ceux qui me suis trouvé dans les deux cas. C’est
reconnaissant l’existence d’un minimisent la torture. à ce prix que vous mangez du sucre
Dieu « architecte de l’univers ». • De même, avec l’exemple du en Europe. » (Voltaire, Candide, 1759.)
Ce « déisme » ne le met pas à l’abri chevalier de La Barre, il montre
des poursuites, aussi l’ouvrage, que la finalité de la torture est en • Après la publication du Voyage
brûlé par le Parlement de Paris, elle-même absurde et dérisoire : la autour du monde, relatant l’expé-
circule-t-il clandestinement. Une violence infligée apparaît comme dition de Bougainville et la prise
autre partie porte sur la politique, totalement disproportionnée de possession des îles du Pacifique,
avec des articles intitulés De la par rapport au résultat obtenu Diderot imagine un dialogue dans
Liberté, Des Lois, Guerre, Etats. (« savoir précisément combien lequel un Tahitien s’adresse à un
Voltaire s’y montre défenseur de Page de titre du Dictionnaire portatif. de chansons il avait chantées et Européen :
la liberté de penser et du régime combien de processions il avait « Tu n’es pas esclave : tu souffrirais
constitutionnel. Le texte ci-dessus est un passage vu passer, le chapeau sur la tête »). plutôt la mort que de l’être, et tu
de l’article Torture, dont le début évoque le nom, veux nous asservir ! Tu crois donc
dans un registre de faux badinage : « Quoiqu’il y ait que le Tahitien ne sait pas défendre
peu d’articles de jurisprudence dans ces honnêtes ce qu’il ne faut pas faire sa liberté et mourir ? Celui dont tu
réflexions alphabétiques, il faut pourtant dire un • Lire le texte au premier degré. veux t’emparer comme de la brute,
mot de la torture, autrement nommée question. C’est le Tahitien, est ton frère. Vous êtes
une étrange manière de questionner les hommes. » Les bons conseils deux enfants de la nature ; quel
• À partir du texte, élargissez le propos aux combats droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas
Axes d’explication des philosophes des Lumières : sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-
I. La dénonciation de la torture – Montesquieu, De l’Esprit des lois (1748) ; nous jetés sur ta personne ? avons-
• Citée directement à plusieurs reprises (« infligèrent – Diderot, L’Encyclopédie ; nous pillé ton vaisseau ? t’avons-
la torture », « la grande et la petite torture », « la – Voltaire, Traité sur la tolérance (1763) ; nous saisi et exposé aux flèches de
question »), la torture est surtout évoquée dans ce • Ce texte est un bon exemple de l’utilisation de nos ennemis ? t’avons-nous associé
passage à travers ses manifestations physiques ; l’ironie au service de la dénonciation. dans nos champs au travail de nos
volontairement, Voltaire n’épargne aucun détail 1 animaux ? » (Diderot, Supplément
La tournelle : chambre criminelle du tribunal de Paris.
atroce au lecteur : « hâve », « pâle », « défait », « cou- 2 torture. au Voyage de Bougainville, 1772.)

Les mouvements littéraires 19

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Les ArticLes du
« L’Encyclopédie a rendu pensable une rupture »
Publié entre 1751 et 1772, objet de nombreuses rééditions, le « dictionnaire raisonné des sciences, des arts et
des métiers », somme de 17 volumes de textes et 11 volumes d’illustrations, instille les idées des Lumières dans
l’ordre de l’Ancien régime. roger chartier, historien de la culture écrite, analyse son influence et sa postérité.
Avez-vous lu autorités les plus acérées. dicales du xxe siècle mais, tout de perdue : elle tenait, pour partie, à
l’« encyclopédie » ? même, dans une interrogation de son organisation « raisonnée », qui
Qui l’a lue dans sa totalité ? Peut- L’« encyclopédie » la conquête et de la colonisation. A bousculait les classements anciens.
être deux personnes : Diderot et de diderot et d’Alembert l’égard du politique, l’ouvrage est C’en est fini de l’effort magnifique de
l’éditeur Le Breton, à l’origine du n’était pas la première. plus prudent. Mais on y lit que « la Diderot et d’Alembert pour produire
projet. La question est intéressante, qu’est-ce qui fonde fin de la souveraineté est la félicité un livre des livres, une somme des
parce qu’elle touche à la structure sa singularité ? du peuple », ce qui n’est pas préci- connaissances où l’honnête homme
même de l’ouvrage, c’est-à-dire au Il s’agit, au départ, de la simple sément le langage de l’absolutisme. pourrait circuler sans cloisonne-
système de renvoi d’un article à traduction de la Cyclopaedia, ment. Le morcellement des connais-
l’autre utilisé par Diderot pour les d’Ephraïm Chambers, publiée en quelle a été l’influence de sances est sans doute le prix à payer
idées les plus audacieuses. Comme 1728 en Angleterre (où l’on trouve l’« encyclopédie » ? Peut- pour leur approfondissement. L’éru-
l’article « anthropophagie » ren- déjà le renvoi à l’eucharistie dans on y voir les prémices de dition y gagne. Mais il conduit à
voyant à « eucharistie ». Quand on l’article sur les anthropophages). la révolution française ? l’antinomie des cultures, d’un côté
est en présence des 17 volumes de Mais le projet bascule ensuite. L’ Disons plutôt qu’elle a rendu pos- scientifique, de l’autre littéraire, qui
textes, complétés de 11 volumes Encyclopédie française devient une sible ou plutôt pensable une rup- traverse les débats actuels sur les
de planches d’illustrations, dont la production collective, celle d’une ture. Il n’y a rien de révolutionnaire, programmes scolaires.
publication s’est étalée entre 1751 société de gens de lettres, dont ou même de prérévolutionnaire
et 1772, cette utilisation des renvois l’ambition est d’exprimer la philo- dans l’Encyclopédie qui reste très L’encyclopédie en ligne
devient problématique. Paradoxa- sophie des Lumières et de couvrir éloignée de la virulence des libelles, Wikipédia n’est-elle pas
lement, c’est la version électronique tous les champs du savoir. Même pamphlets et autres satires autre- l’aboutissement du projet
de la première édition de l’Encyclo- si l’ouvrage suit un ordre alphabé- ment séditieux qui paraissent à la de diderot et d’Alembert ?
pédie, mise en ligne par l’Université tique, le « Discours préliminaire » même époque. Mais elle contribue Dans un sens oui, puisqu’elle re-
de Chicago, qui, d’un simple clic, de d’Alembert organise ces connais- à instiller, diffuser, disséminer une pose sur les contributions multiples
rend aujourd’hui efficace un dispo- sances de façon thématique, autour manière de penser qui prend ses d’une sorte de société de gens de
sitif conçu par Diderot comme l’un des trois grandes facultés de l’esprit distances vis-à-vis des autorités, lettres invisibles. Mais Diderot n’au-
des plus philosophiques, c’est-à-dire humain : mémoire, raison et ima- politique et plus encore religieuse. rait sûrement pas accepté la simple
subversifs, qui soient. gination. Ainsi se trouvent opérés Tocqueville était frappé de la façon juxtaposition des articles, sans arbre
des rapprochements inattendus, dont le régime monarchique s’était des connaissances ni ordre raisonné,
en quoi ce système de par exemple entre « religion » et effondré en quelques semaines. Il y qui caractérise Wikipédia. C’est une
renvois est-il subversif ? « superstition », « théologie » et « a fallu une adhésion au processus entreprise démocratique, ouverte, et
L’ Encyclopédie est publiée dans divination », comme relevant de la révolutionnaire, ou à tout le moins en même temps très vulnérable, très
une époque de censure, qu’elle même famille thématique. Cette une acceptation. Les lecteurs de exposée à l’erreur ou à la falsification.
subit par deux fois. En 1752, après approche rompt, aussi, avec un or- l’Encyclopédie n’étaient certes Est ainsi rendue visible la tension
la parution des deux premiers donnancement hiérarchique où la pas le peuple : comme l’a montré entre le désir de constitution d’un
volumes, par décision du Conseil théologie était toujours première. Robert Darnton, ils appartenaient savoir collectif et la professionnali-
d’État qui y voit un ferment d’er- à l’aristocratie éclairée, aux pro- sation des connaissances.
reur, de corruption des mœurs dans quelle mesure ce fessions libérales, au monde des
et d’irréligion. Puis en 1759, à la manifeste des Lumières négociants, en somme aux milieux Avec le recul, l’« encyclopédie »
demande du Parlement qui mène la sape-t-il les valeurs les plus traditionnels de l’Ancien a-t-elle changé le monde ?
chasse aux livres « philosophiques de l’Ancien régime ? Régime. Dans ces milieux, elle a, Un livre peut-il changer la face du
» et les brûle. À chaque fois, c’est Beaucoup d’articles, au-delà de avec d’autres écrits, imposé des monde ? Les auteurs aiment à le pen-
Malesherbes, directeur de la librai- celui consacré à la « tolération », idées et des représentations collec- ser. Je dirais plutôt qu’un livre peut,
rie, qui sauve l’entreprise. Dans tournent autour de la notion de to- tives qui ont non pas causé, mais dans un lieu et un temps donnés
un tel contexte, où le privilège lérance : on ne doit pas persécuter permis 1789. puis, par sa trajectoire dans d’autres
autorisant la publication est en les individus pour leurs croyances. lieux, d’autres temps, changer les
permanence menacé de révoca- La répression exercée contre les Le rêve encyclopédique représentations et la relation aux
tion, le jeu des renvois permet de protestants est ainsi condam- ne s’est-il pas brisé, de- dogmes, aux autorités. L’Encyclopé-
contourner la censure. Nombre née. Il s’agit d’une idée très forte, puis, sur le morcellement die a joué ce rôle, au-delà des fron-
d’articles dont le titre pourrait dans une France où existent une des savoirs ? tières du royaume de France. Mais
laisser penser qu’ils sont parmi les seule religion, le catholicisme, et Le tournant est pris à la fin du ce qui fait qu’un livre peut avoir un
plus corrosifs, comme l’article « une seule autorité, la Faculté de xviiie siècle, avec l’Encyclopédie impact, ce sont les appropriations,
censure » justement, sont en réalité théologie. Autre mise en cause de méthodique, du libraire-éditeur multiples et parfois contradictoires,
d’un ton très modéré, d’une teneur la doxa dominante : la critique Panckoucke, qui refond celle de Di- dont il est l’objet. L’Encyclopédie a
purement historique, tandis que des violences et de la soumission derot et d’Alembert en adoptant un peut-être été l’un des germes de la
d’autres, d’apparence plus anodine, imposées aux peuples d’Afrique agencement par domaines de savoir. rupture révolutionnaire, mais en
recèlent les intentions les plus phi- ou d’Amérique. Nous ne sommes Dès lors, la vivacité de provocation même temps, elle a été honnie par les
losophiques et les critiques des pas dans les condamnations ra- intellectuelle de l’ouvrage initial est révolutionnaires les plus radicaux.

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Les ArticLes du

Cinquante ans après la publication Encyclopédistes », trop bien installés par sa lettre même, mais par les dis- manières de penser et de croire.
des premiers volumes, Robespierre dans la société d’Ancien Régime. cours qu’il produit, une force qui le Entretien avec Roger Chartie réalisé
affichait sa haine de « la secte des C’est dire qu’un livre trouve, non dépasse et qui, elle, transforme les par Pierre Le Hir (15 janvier 2010)

Images du xviiie siècle – Portraits d’époque


Voltaire, diderot et quelques autres... du salon de Mme necker à l’europe tout entière : le triomphe des penseurs.
Le 17 avril 1770, Mme Necker avait rentier avisé », selon la formule de la Révolution le mode principal d’appel La stratégie du
rassemblé chez elle tout ce que le parti Jean-Pierre Guicciardi qui présente le à l’opinion. philosophe de Ferney
philosophique comptait comme têtes texte avec science et finesse, Morellet Parallèlement à cette importance Dans l’hommage à René Pomeau
pensantes. Diderot et d’Alembert, Hel- n’est pas un ténor, mais c’est loin d’être prise par le journal, l’écrivain devient comme dans le recueil de Paul Ver-
vétius et Raynal étaient là pour lancer un simple figurant. Il se révèle en tout homme public ; il met en scène son nière apparaît nettement la dimension
le projet d’une statue en l’honneur du cas excellent guide à travers le siècle travail et se laisse volontiers surprendre européenne de toutes ces questions.
patriarche, retiré à Ferney. Le sculpteur de Voltaire. en robe de chambre. On connaît les Anglais et Allemands se pressent dans
était déjà choisi, Pigalle, ainsi que l’ins- Ce siècle, loué et honni s’il en est, regrets de Diderot sur sa vieille robe de les salons décrits par l’abbé Morellet.
cription : À Voltaire vivant, par les gens deux ouvrages nous invitent à le re- chambre, Voltaire abandonne l’habit de La stratégie du philosophe de Ferney
de lettres, ses compatriotes. considérer, après plusieurs décennies cour et Rousseau adopte l’habit armé- dépasse les frontières et joue des
C’est un des invités de Mme Necker de recherche. René Pomeau et Paul nien. Les visiteurs affluent vers eux et différences politiques entre Paris et
qui nous rapporte la scène, dans des Vernière sont de ceux auxquels nous chacun s’empresse de raconter com- Genève, Berlin et Saint-Petersbourg :
Mémoires qui restituent l’atmosphère en devons une connaissance renou- ment « son » grand homme l’a reçu. une nouvelle collection, soutenue par
des milieux littéraires à la fin de l’An- velée. Au moment de prendre leur Le voyage à Ferney ou à Ermenonville la recherche scientifique d’Allemagne
cien Régime et le brutal changement retraite de la Sorbonne, ils se voient devient un genre littéraire. Le philo- fédérale, et dont le premier volume
de décor qu’impose la Révolution. offrir par leurs amis et leurs disciples, le sophe tire une légitimité nouvelle de vient de paraitre, dirigée par Jochen
Morellet est bien oublié aujourd’hui, premier un hommage dont les quatre- la dévotion sentimentale qui entoure Schlobach, s’attache au réseau des
mais son destin est exemplaire et vingts contributions ont exigé deux ses faits et gestes, puis son souvenir. correspondances qui se met alors à
ses Mémoires valent une lecture. Né forts volumes, le second un recueil Le recueil de Paul Vernière prolonge couvrir l’Europe.
en 1727, il aurait succédé à son père d’une trentaine de ses propres articles, cette réflexion. L’historien des idées On connaît les correspondances
comme papetier à Lyon, si le collège souvent dispersés dans des revues y apparaît comme celui qui tient les privées et les rituels mondains de
des jésuites et le séminaire ne lui d’accès difficile. Le geste pourrait être deux bouts de la chaine : une attention lecture à haute voix qui en était faite ;
avaient permis de monter à Paris et de pur conformisme académique si au détail et un sens du général, un on connaît la presse périodique, dont
d’approcher les philosophes. René Pomeau n’était l’auteur de la Re- souci des manuscrits dans leur maté- vient d’être rappelé le développement
Il est chargé de quelques articles de ligion de Voltaire, d’essais sur Laclos et rialité la plus concrète et un effort de au xviiie siècle ; on connaissait moins
l’Encyclopédie. En 1760, un pamphlet Beaumarchais, le maitre d’œuvre de la synthèse sur les enjeux intellectuels les correspondances littéraires, à mi-
pour défendre ses nouveaux amis lui nouvelle biographie monumentale du d’une époque. Les œuvres littéraires chemin entre les unes et l’autre :
vaut deux mois de Bastille et attire patriarche, et si nous ne devions à Paul doivent être conjointement analysées gazettes manuscrites, spontanées ou
enfin l’attention sur le petit abbé fort Vernière Spinoza et la pensée française comme des marqueteries de souvenirs commandées par tel prince qui se pi-
en thème. Le voilà lancé. Il ne néglige et tant d’éditions de Diderot. livresques et personnels et comme la quait de savoir tout ce qui se passait à
rien pour asseoir sa réputation. Il in- Le Siècle de Voltaire, édité par Chris- métaphore de systèmes abstraits. Paul Paris, capitale du goût et de l’esprit. La
tervient sur les questions politiques, tiane Mervaud et Sylvain Menant, aide à Vernière met ainsi au jour la logique plus célèbre est la Correspondance de
religieuses, économiques et, qu’à cela mesurer les apports de la recherche dix- interne des textes, leur construction Grimm et Meister à laquelle Diderot
ne tienne, musicales. Il traduit le Traité huitièmiste. Diderot, dont les nombreux conceptuelle, mais une prudence, qu’il confie Jacques le Fataliste, les Salons
des délits et des peines, de Beccaria et inédits ont été découverts, s’est imposé veut rapporter à son atavisme paysan, et nombre de comptes rendus.
réfute le Commerce des blés, de Galiani. comme un des plus grands, à côté de lui interdit toute conclusion définitive, À lire ce premier volume, on est
Ses amis le font entrer à l’Académie. Voltaire et de Rousseau, tandis que Cré- tout système clos, tout ce qu’il nomme frappé par le mélange d’intérêts
C’est au moment où le fils du billon, Laclos et Sade ont obtenu droit de idéologie. intellectuels et de futilité mon-
modeste marchand lyonnais peut cité dans les programmes universitaires. Sa critique de la Crise de la daine qui occupe les chroniques
jouir des pensions et des honneurs Rétif et Mercier attendent peut-être en- conscience européenne, de Paul Hazard parisiennes. La rumeur y tient une
qu’il s’est acquis à la force du poignet core leur pleine reconnaissance. (1935) est éclairante. À la notion de grande place, on confie à des lettres,
qu’éclate la Révolution. La tourmente crise, de rupture, il préfère celle de ma- destinées à un public restreint, ce
qui, rétrospectivement, nous semble L’écrivain, homme public laise : l’histoire des idées est moins une que la censure (et l’autocensure)
couronner l’effort des philosophes, La révélation majeure de la re- galerie de systèmes ou, dirait Foucault, écarte des publications imprimées.
l’afflige et l’effare. L’Académie est sup- cherche est sans doute le journalisme. une archéologie de strates qu’un laby- S’y font entendre les petits cris et les
primée, les riches protecteurs doivent Si Voltaire accable de ses sarcasmes rinthe de contaminations et d’hybrida- chuchotements d’un monde curieux
émigrer ou se terrer, l’ancien embas- les auteurs des gazettes qui se mul- tions. Les Lumières y perdent de leur des frasques de la Du Barry et des
tillé lui-même devient suspect. Ses tiplient alors, c’est qu’il les lit avec évidence militante, elles laissent place traits d’esprit de Voltaire. Car Voltaire
Mémoires brossent un tableau sombre attention, comprend le rôle qu’elles à un clair-obscur qui rend compte du ici encore est à l’honneur, à travers
de la Révolution. peuvent jouer et place ses espoirs dans goût du temps pour les démons et toute l’Europe comme dans le salon
Les émotions que lui ont réservées la quelques bons journalistes. Rares sont autres diables amoureux, ou de ses de Mme Necker : une vraie bête de
Terreur ne l’empêchent pas de fêter ses les écrivains du temps qui n’ont pas tentations sadiennes, sinon sadiques. médias, Voltaire superstar.
quatre-vingt-dix ans et de s’éteindre, mis la main à la pâte, trempé dans une Le débat central est celui d’une morale
pensionné de Louis XVIII. « Brillant entreprise journalistique. La presse laïque, d’où nait la revendication des Michel Delon
causeur, dialecticien impitoyable et devient dans les années qui précèdent droits de l’homme. (04 mars 1988)

Les mouvements littéraires 21

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L’essentieL du cours

ZOOM SUR…
Victor Hugo, incarnation du ro-
mantisme.

• Victor Hugo (1802-1885) est peut-


Le romantisme
A
être l’auteur qui concentre à lui seul
le plus de traits du romantisme. u sens littéraire du terme, le romantisme est une véritable
Chaque étape de sa biographie est révolution culturelle qui naît en Angleterre et en Allemagne
marquée par son engagement, son
enthousiasme violent pour des idées à la fin du xviiie siècle, en réaction contre l’idéal classique
littéraires, politiques et sociales et le rationalisme français. Le mouvement est une contestation
neuves. Très jeune, il se lance dans
la bataille pour un nouveau théâtre,
globale, qui touche tous les domaines de l’art et de la pensée.
avec Hernani (1830) et Ruy Blas (1838).
Il inaugure le drame romantique, Les précurseurs du romantisme monde est mauvais, la société corrompue, et toute
véritable machine de guerre contre la Les manifestations de la sensibilité ne sont bien tentative d’y remédier est vaine. Ainsi, Lorenzaccio,
tragédie classique qu’il veut détrôner. sûr pas l’apanage d’une époque en particulier. Les le héros de Musset (1834), s’engage pour sauver la cité
Le drame romantique se pose comme trente dernières années du xviiie siècle sont cependant de Florence de la tyrannie d’Alexandre de Médicis.
un théâtre total opérant le mélange marquées par quelques phénomènes majeurs qui se Mais plus le temps passe, moins il perçoit le sens de
des genres et offrant le spectacle à la situent à l’aube du romantisme. Ainsi, Jean-Jacques sa mission. Il exécute le duc sans véritable espoir ni
fois sublime et grotesque de la réalité Rousseau se démarque sensiblement du mouvement conviction, et un autre Médicis succède immédiate-
humaine, concentrée dans l’histoire des Lumières dont il est pourtant contemporain. ment au tyran. Ce scénario illustre bien l’esprit qui
d’un destin brisé. Dans la dernière partie de sa vie, il se consacre essen- anime alors le romantisme : exaltation du « moi »,
tiellement à une œuvre autobiographique au centre volonté d’agir seul, même de manière désespérée,
• Hugo se lance avec la même de laquelle il place le « moi », comme jamais on ne mais aussi intelligence vive qui abolit les illusions. Cet
fougue dans l’action politique : l’avait fait auparavant. état d’âme particulier est souvent représenté par la
il devient pair de France en 1845, « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple caricature du héros romantique appuyé à une pierre
prononce des discours importants et dont l’imitation n’aura point d’imitateur. Je veux tombale, dans un cimetière, sous la lune.
en faveur de la liberté de la Pologne, montrer à mes semblables un homme dans toute
se bat contre la peine de mort et la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. »
les injustices sociales, se déchaîne (Rousseau, Les Confessions, 1765-1770).
contre Napoléon III. Ses choix poli- De même, il célèbre la solitude de l’âme et offre une
tiques le contraignent à l’exil dans vision de la nature qui annonce les grands textes
les îles anglo-normandes (Jersey romantiques. « Les rives du lac de Bienne sont plus
puis Guernesey) pendant dix-neuf sauvages et romantiques que celles du lac de Genève,
ans. Son retour en France est pro- parce que les rochers et les bois y bordent l’eau de plus
fondément marqué par les horreurs près […] il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de
de la Commune (L’Année terrible, prairies, d’asiles ombragés de bocages, des contrastes
1872) ; sénateur à partir de 1876, il plus fréquents et des accidents plus rapprochés. » ,
devient une figure emblématique écrit-il dans les Rêveries du promeneur solitaire. Les
de la gauche républicaine. prémisses du romantisme apparaissent dans cette
exaltation d’une nature sauvage, proche des origines,
• Son œuvre littéraire exploite tous où la présence humaine est à peine perceptible, mais
les genres et tous les registres : qui parle au cœur et à l’âme.
auteur de grands romans comme Associé à celui de la nature consolatrice, le thème
Notre-Dame de Paris (1831) ou de l’amour malheureux se développe également
Les Misérables (1862), il est égale- avec force, par exemple dans La Nouvelle Héloïse
ment poète (Les Contemplations, (Rousseau, toujours) ou, à la même époque, dans Les
Les Châtiments) et dramaturge Souffrances du jeune Werther (Goethe).
(Hernani, Ruy Blas). Il rédige même
une épopée de l’histoire de l’hu- Le « mal du siècle »
manité, La Légende des siècles Lorsque paraît, en 1802, René, roman autobiogra-
(1859-1883). phique de Chateaubriand, le malaise de la génération
romantique apparaît en pleine lumière. S’y révèlent caspar david Friedrich, Voyageur au-dessus d’une mer de
en effet l’affirmation absolue du « moi » et le constat nuages, 1818.
« Le romantisme amer d’une incompatibilité avec les exigences du
n’est autre chose monde et de la société. Le « mal du siècle » est cette Aspirations politiques et sociales
que le courant de la prise de conscience d’une inadaptation fondamentale des écrivains romantiques
révolution dans les de l’être sensible à son environnement social. À l’universalisme de la raison (tant valorisé par le
idées. » (Hugo) Dans un premier temps, les écrivains romantiques siècle des Lumières), les romantiques préfèrent le
expriment donc un certain désenchantement : le retour aux sources nationales. Ils ont ainsi contribué

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L’essentieL du cours

REPÈRES
cHAteAubriAnd
Par son succès sans précédent, Atala
inaugure avec fracas le siècle ro-
mantique. L’histoire est exotique :
elle a pour cadre l’Amérique et offre
au rêve ses splendides paysages et
ses mœurs qui fascinent les esprits
blasés de la vieille Europe. En la
personne d’Atala, la foi y triomphe
de la nature, au prix du malheur ter-
restre. Autre épisode des Natchez,
René paraît dans la première édi-
tion du Génie de Christianisme
en 1802. René ne souffre pas d’un
mal d’amour mais de l’incapacité
Victor Hugo. chateaubriand. Lamartine. à exercer les facultés de ces « âmes
ardentes » fustigées dans le Gé-
à initier les soulèvements de peuples opprimés (par faire entendre leurs idées. Lamartine, par exemple, nie : « dégoûtées par leur siècle,
exemple, les Grecs contre les Turcs qui occupent est candidat à la présidence de la République (1848) ; effrayées par leur religion, elles sont
le pays, ou encore le peuple Polonais contre l’occu- Hugo manifeste une violente hostilité à l’égard de restées dans le monde sans se livrer
pant Russe). De même, au culte de l’antiquité gréco- Napoléon III, ce qui lui vaudra dix-neuf ans d’exil. au monde. » Nombre de lecteurs ne
romaine, très en vogue dans les milieux révolu- retiendront que le charme poétique
tionnaires et impériaux, le romantisme oppose un La liberté : une valeur essentielle des évocations de cette âme tour-
retour au Moyen Âge et à ses mystères, ainsi qu’aux du romantisme mentée : le « mal du siècle » était né,
traditions chrétiennes. Si l’Europe des Lumières La somme de tout ce que les romantiques ont réalisé, qui devait inspirer leurs plus belles
cultivait des valeurs universelles, comme la notion en France et en Europe, tant sur le plan littéraire que pages aux écrivains romantiques.
de « droits de l’Homme », l’Europe romantique, elle, sur le plan politique, peut être résumée en un mot :
cherche à retrouver les racines des différents peuples liberté. Le romantisme est en effet l’emblème de LAmArtine
qui la composent. cette jeunesse née au début du siècle et frustrée des Les Méditations poétiques font de
Sur le plan social, le romantisme est également mi- espoirs suscités par la grande épopée révolutionnaire Lamartine le poète romantique
litant. Lorsque Victor Hugo écrit « Les poètes sont les et napoléonienne. Aussi, ce mouvement européen, au par excellence. Le public enthou-
éducateurs du peuple » (dans William Shakespeare), départ anti-français et anti-révolutionnaire, vire-t-il, en siaste trouve dans ses vers l’écho
il prend clairement position : le seul privilège de France, du monarchisme des débuts, au combat violent des thèmes popularisés par Cha-
l’artiste est de posséder un moyen d’expression, qu’il pour la liberté. Liberté politique, d’abord : même teaubriand : expression de la souf-
doit mettre au service du peuple. Les injustices po- conservateurs (comme Chateaubriand), les roman- france sentimentale, plaintes d’un
litiques et sociales deviennent la cible de nombreux tiques animent la lutte contre la censure et participent cœur affligé par l’amour brisé, culte
écrivains romantiques qui entrent en politique pour à la victoire des Trois Glorieuses contre le régime de du souvenir, hantise de la mort.
Charles X. Liberté morale, ensuite : ils font un pied Puis, inséparable de cette élégie, la
de nez à l’ordre bourgeois. Liberté artistique, enfin : perception profonde de la nature
Hugo tord le cou à « ce grand niais d’alexandrin » et et de son pouvoir consolateur, et de
crée le drame romantique, cependant que Musset (au la présence divine en elle qui fonde
théâtre), Lamartine (en poésie), Chopin (en musique) une méditation religieuse.
font entendre leur voix singulière.
Pour cette génération et pour celles qui suivent, le musset
romantisme incarne donc ces valeurs de révolte indi- Musset fait figure de prodige de
viduelle et de passion pour la liberté, proclamées par la génération romantique en pro-
Hugo dans la préface de Hernani : « Jeunes gens, ayons duisant ses premières pièces dès
bon courage ! Si dur qu’on veuille nous faire le pré- 20 ans. Les Caprices de Marianne
sent, l’avenir sera beau. » (1833), On ne badine pas avec
l’amour (1834) sont des « comé-
dies » sur le thème de l’amour
deux ArticLes du Monde malheureux. Lorenzaccio, sur un
à consuLter thème politique, est son grand
drame romantique, qui ne sera
• La beauté du diable p. 24 joué qu’en 1896. Avec La Confes-
(André Meury, 02 juillet 1999) sion d’un enfant du siècle (1836),
roman mêlant fiction et autobio-
• Alexandre dumas parmi ses fantômes graphie, il se fait l’écho du René de
Paysage romantique, Ruines dans les hautes montagnes, (Pierre Lepape, 24 août 1990) p. 25 Chateaubriand dans le personnage
gravure d’Auguste Behrendsen (1819-1886). d’Octave.

Les mouvements littéraires 23

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Les ArticLes du

La beauté du diable
Pudibond et puritain, le xixe siècle ? certes. Mais pas en littérature. Le grand critique
italien Mario Praz, dans cet essai paru dans son pays en 1930, démontre comment
les écrivains et artistes romantiques ont été fascinés par le sexe et la corruption des
corps, dans une sorte de « volupté de la douleur » profondément marquée par... le
marquis de sade.

A
ucun tableau ne fit une plus en faire des « moments de l’esprit la manière dont la transmission des impérieuse et cruelle ». D’Annun-
profonde impression sur Shel- humain appartenant à tout homme », thèmes s’effectue d’un artiste à l’autre. zio prolongera le trait. Une femme
ley que cette Méduse due à « à se jouer des époques ». La « patine Ainsi voit-il la beauté de la Mé- fatale, « pâle, impure, maléfique,
l’art d’un anonyme qu’il vit au musée corrosive étendue par les critiques », duse, cette volupté de la douleur – vorace, brûlante d’orgueil, pleine de
des Offices de Florence vers la fin de coupant l’œuvre d’art de son substrat que les poètes du xviie siècle traitaient vengeance, affamée de puissance et
l’année 1819. Tête de femme suppli- culturel particulier, note Mario Praz, déjà, mais le cœur léger et par jeu d’or » peut, ici, mettre le feu au monde.
ciée aux yeux vitreux et aux cheveux ne pouvait plus engendrer que ma- intellectuel –, s’imprégner chez les Sade toujours : deux générations de
vipérins, horrible et saisissante, pa- lentendus et confusions. Elle avait fini romantiques d’une « âpre saveur de romantiques, la frénétique de 1810,
raissant se rire de la torture. « T’is the par dénaturer toute œuvre « jusqu’à la réalité ». Belles mendiantes, vieilles la décadente de 1880, seront fasci-
Tempestuous Loveliness of Terror », rendre méconnaissable ». séduisantes, courtisanes avilies sont nées par l’intégrité des corps qui peut
note le poète anglais dans une série Praz, ce « pionnier dans l’histoire les compagnes célébrées de Banville, toujours être menacée ou détruite. Le
de vers où la douleur et le plaisir se de la sensibilité », comme le quali- Barbey d’Aurevilly, Baudelaire. Puis, Flaubert de Salammbô ayant ouvert la
confondent, faisant jaillir un frisson fiera René Welleck, enrage de voir la du caractère maudit de la beauté au trace, les décadents feront revivre les
nouveau qu’on ne cessera plus d’évo- littérature du xixe siècle « désagrégée » caractère maudit de l’amour, Byron, fastes sanglants de l’Empire d’Orient,
quer parce qu’il ressemble fort à une sous diverses étiquettes : romantisme, « lord satanique », franchit le pas sous Byzance, les discordes et les haines de
fascination pour la corruption. Sans vérisme, décadentisme, quand elle l’enseigne d’un marquis de Sade que cour. Et les corps, toujours, couverts
doute, Shakespeare comme nombre lui apparaît comme un « tout unique le siècle feignait d’ignorer. Ce n’est pas d’ecchymoses sous les coups du bar-
d’élisabéthains avait-il annoncé qu’on et nettement désigné », parce qu’en le moindre intérêt de l’étude de Mario bare conquérant, mais enveloppés
peut tirer beauté et poésie de sujets Praz que de dévoiler l’omniprésence « dans les replis symétriques des
le plus souvent regardés comme du Divin Marquis chez les créateurs lourdes robes d’or ».
ignobles et répugnants. De là à trou- Pourquoi cet Ar- du xixe siècle. Non chez Dumas ni L’essai vaudra à Mario Praz un suc-
ver, comme Byron, son rythme vital ticLe ? chez Hugo, « auteurs essentiellement cès qu’il n’espérait pas. Mais une
dans la transgression... De là à se faire, sains », ironise Praz, mais partout « sorte de succès à scandale », note
comme Jules Janin, le corrupteur de André Meury revient ailleurs, chez Delacroix, Baudelaire Welleck. Croce, le premier, lui repro-
toutes les innocences... Ou, comme Al- sur La chair, la mort et le et même le Flaubert de la Légende chera d’avoir négligé que le roman-
gernon Charles Swinburne, le chantre diable dans la littérature de saint Julien L’Hospitalier, qui est tisme est riche de « valeurs morales et
de la soumission enthousiaste à la du xixe siècle. Le roman- « du début à la fin une orgie à la Sade, de maladies et de crises moins igno-
cruauté d’une femme pâle et froide... tisme noir, un essai qui avec toute la sublimation permise minieuses que celles qu’il passe en
Une « littérature de cannibales », ju- renouvelle la vision par le sujet ». revue ». Praz, qui mourra à Rome en
gera, vers 1850, le très académique que nous pouvons avoir Pour qu’un « type » de héros s’im- 1982 dans son appartement du palais
Émile Augier, pour appeler à la fuir. aujourd’hui du « roman- pose, note Praz, il faut « qu’une cer- Primodi à la décoration néoclassique
Peut-être. Et si le xixe siècle littéraire tisme » : moins élégiaque, taine figure ait creusé dans les âmes envahissante, n’aura cessé de répéter
(et même artistique) trouvait là son fasciné par le sexe et la un profond sillon ». Ici, une figure que, pour être comprise, son analyse
unité, pour peu qu’on l’envisage sous corruption des corps, sous de femme. Une femme fatale, cette du romantisme ne devait pas être
l’un de ses aspects les plus caractéris- l’influence occulte de Sade. « belle dame sans merci » désignée considérée comme une synthèse et
tiques : la sensibilité érotique ? Et si tel par Keats. Praz en retrace la lignée devait être comparée « au point de vue
était le romantisme ? qui traverse le romantisme. La Ma- d’un homme qui n’examinerait que la
Quand Mario Praz fait paraître cet aucune autre période littéraire le sexe tilda de Lewis qui engendrerait d’un lézarde qui traverse en zig-zag la façade
essai, en 1930, le jeune critique italien n’avait été aussi ostensiblement pré- côté la Velleda de Chateaubriand et la de la maison Usher, dans le célèbre
sait qu’il doit craindre les foudres de sent dans les œuvres d’imagination. Salammbô de Flaubert, de l’autre la récit de Pœ, sans se soucier de son ar-
ses pairs, et notamment de Benedetto C’est le développement historique Carmen de Mérimée et quelques-unes chitecture ». Soit. Mais on sait au-
Croce (1866- 1952), qui, alors, impose de ce « nouvel état de sensibilité » encore. Swinburne, aussi proche des jourd’hui qu’une telle lézarde ne se
une approche du romantisme qui ne que Praz met ici en scène sous une préraphaélites que des romantiques satisfait pas d’un siècle. On sait que
dément pas l’opposition classique/ approche thématique. Il fouille la litté- français, gardera le modèle pour Sade, « éminence grise du roman-
romantique chère à Schiller et à un rature française, anglaise et italienne mieux opposer – Sade encore – la tisme, petit follet familier », ne cessera
Gœthe repenti qui a fini par résumer : depuis le préromantisme de la fin vertu apathique et opprimée au vice pas de sitôt de chuchoter à l’oreille des
« J’appelle classique ce qui est sain du xviiie siècle jusqu’aux dernières actif et triomphant. Ses Pœms and « mauvais maîtres et des poètes mau-
et romantique ce qui est malade. » expressions de la décadence. Il traque Ballads sont dominés par la figure dits ». La leçon de Mario Praz.
On s’était ainsi habitué à condamner le « germe sporadique qui, à un mo- d’une idole sanguinaire et implacable, André Meury
les termes à un usage universel, à ment donné, devient épidémique » et dotée d’une « beauté licencieuse, (02 juillet 1999)

24 Les mouvements littéraires

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Les ArticLes du

Alexandre Dumas parmi ses fantômes


en écrivant « sur Gérard de nerval », le père des Trois Mousquetaires évoque, certes,
la mémoire du poète admiré. Mais il pleure surtout la fin d’une époque, la mort du ro-
mantisme.
Entre Alexandre Dumas et Gé- fois de plus le père des Trois Mous- serait pas la première fois que Dumas, éclat et sa couleur, – sonnent comme
rard de Nerval, affirme le dumasien quetaires a sacrifié la profondeur à cuisinier littéraire passé maître dans autant de rappels cruels d’un paradis
Claude Schopp, dans sa préface à Sur l’anecdote et s’est contenté d’aligner l’art d’accommoder les restes, userait perdu. Il fut un temps où des écrivains
Gérard de Nerval, « il n’a jamais pu quelques scènes de genre plutôt que d’un tel subterfuge. Et son Nerval est d’un caractère aussi dissemblable
exister, malgré la bonté profonde de d’essayer d’approcher le drame de truffé de très longues citations, de que Nerval et Dumas pouvaient
l’un et de l’autre, qu’une immense Nerval et la grandeur de l’œuvre qui morceaux empruntés à des confé- travailler ensemble, dans la hâte et
incompréhension. Ils s’étonnent a surgi de cette tourmente. rences ou à des articles antérieurs qui dans l’enthousiasme (et dans la pri-
mutuellement, mais leurs tentatives Dumas n’a pas écrit un essai sur donnent la preuve que l’âge n’avait son où Dumas s’était fait enfermer
de collaboration n’ont pu être que Nerval, pas plus qu’une biographie du pas émoussé les facultés industrielles pour avoir la paix) à la composition
des malentendus : ils sont si étran- poète. Le texte, en partie inédit, qu’on du fabricant de papier imprimé. d’un livret d’opéra. Il fut un temps
gers qu’ils ne peuvent même pas nous propose aujourd’hui fait partie Mais il y a bien une unité, profonde, où les rêveries et les idées poétiques
être complémentaires ». C’est aller des Nouveaux Mémoires – Dernières sourde, sincère, douloureuse, dans ces de l’un pouvaient trouver un contour
un peu vite en besogne et attribuer Amours que l’écrivain a commencé Mémoires, l’unité de la mort. Ce livre et une forme dans l’époustouflant
aux hommes – que nous n’avons pas à publier en feuilleton dans Le Soleil est celui d’un homme vieillissant savoir-faire de l’autre pour écrire Léo
connus – une cohérence intellectuelle à partir du 22 mars 1866 et dont la qui n’évoque pas des souvenirs, Burckart.
et affective qui n’appartient qu’aux parution s’interrompt le 4 mai de la mais des fantômes. Il s’adresse à Collaboration de circonstance, ac-
œuvres – le seul « matériau » vivant même année, les amours du roman- une interlocutrice, Emma, le dernier ceptée par Nerval dans le but de sé-
dont nous disposions. cier passé de mode ne passionnant émoi sentimental de sa trop riche duire la comédienne Jenny Colon ou
Tout, certes, dans l’image que nous pas assez les lecteurs du journal, selon vie amoureuse, morte cinq ans au- pour mettre un terme provisoire à sa
donnent d’eux leur biographie et toute vraisemblance. La totalité du paravant. Il y parle longuement de misère ? C’est trop vite dit, comme
leurs écrits, oppose Dumas et Nerval. manuscrit a été remisée dans une Nerval en ouvrant son récit par le c’est trop vite parler de « malenten-
Plus exactement, ils paraissent appar- malle qui, à la mort de Dumas, a pris suicide du poète et par la visite qu’il du » pour caractériser l’admiration
tenir à deux planètes situées à des le chemin de la propriété des Metter- lui fit à la morgue, il y a dix ans. Et que se portaient les deux hommes. Il
milliers d’années- lumière. L’aîné – de nich en Bohême avant d’échouer au dans sa « biographie » de Nerval, il s’agit moins, entre eux, du sentiment
six ans, – Dumas, est aussi solidement ministère de l’agriculture de Tché- place trois longues narrations qui d’une complémentarité que d’une
attaché aux plaisirs et aux aventures coslovaquie, d’où Claude Schopp et ne sont pas des digressions : l’agonie certitude généreuse : l’autre possède
de ce monde que le second, le pâle l’éditeur André Versaille l’ont extrait, et la mort de sa mère, la mort de son une parcelle de la vérité littéraire et
Gérard, est prêt à chaque instant à avec la complicité de deux nerva- père et celle du seul homme qu’il ait de la vérité du monde à laquelle on
abandonner la réalité pour fuir dans liens, Claude Pichois et le Père Jean sans doute vraiment aimé, le duc n’accédera jamais, mais dont il peut
ses rêves ; Alexandre est possédé Guillaume. d’Orléans, fils de Louis-Philippe, mort vous faire approcher le mystère. Du-
par un furieux appétit de vivre, de Ces Nouveaux Mémoires prennent dans un accident de voiture en 1842. mas ne comprend pas Nerval, en effet
conquérir, de consommer ; Nerval la forme du récit des amours entre Ces Nouveaux Mémoires sont une – « Si vous lui donniez une femme, il
est une âme chancelante, rongée par l’écrivain et une femme nommée Clo- promenade dans un cimetière. en faisait une nymphe ; si vous lui
le doute, tournée vers sa mélodie tilde des Monts – en fait Emma Ma- Mais ce ne sont pas seulement donniez une nymphe, il en faisait une
intérieure. Dumas est un séducteur noury-Lacour, châtelaine des Monts- les êtres qui ont disparu, c’est le ro- fée ; si vous lui donniez une fée, il en
pressé, qu’il parte à la conquête d’une en-Bessin, une femme du monde un mantisme lui-même, une formidable faisait un nuage ; si vous lui donniez
femme ou à celle de ses lecteurs, tantinet « bovaryque » avec laquelle force, une folle énergie de l’imagi- un nuage, il en faisait une vapeur »,
jouant de sa gaieté, de sa fougue, Dumas a filé des amours clandestines nation et de l’espérance, le rêve de – il en rêve comme d’une province
de sa générosité, trop passionné par à partir de 1856 et qui est morte de changer les hommes en changeant inaccessible, comme d’une religion à
les fins pour attacher du prix à la phtisie en 1860. La jeune femme, leur âme, nés dans les rues de Paris laquelle il ne croira jamais, comme
finesse des moyens. Les mots qui re- invente Dumas, lui a demandé de lui en 1789 et morts dans les rues de Paris d’une couleur qu’il ne pourra jamais
viennent le plus souvent chez Nerval raconter la vie et la mort de Nerval ; ce lors des répressions anti-ouvrières adjoindre à sa palette. Et s’il parle si
sont « faute », « pardon », « oubli », qui lui permet, par un jeu de collage de juin 1848. C’est cette disparition longtemps de Nerval dans ces Der-
« condamnation », « malédiction ». dont il est coutumier, d’insérer dans tragique que pleure Dumas, ce temps nières Amours, c’est que Gérard, dans
L’un conduit des batailles, l’autre subit le cours de son récit cette longue à jamais introuvable et qu’il compare son désarroi, dans son inaptitude à
des épreuves. digression sur Gérard. au temps présent, à ce sinistre Second vivre, dans sa folie, lui adresse
On pourrait multiplier à l’infini Empire, caricature falote et morne du quelques signes de connivence venus
ces oppositions entre la lumière et Le dernier émoi premier qui ne peut que mépriser les des rivages et de l’énigme de la mort :
l’ombre, entre l’extériorité et l’intério- sentimental poètes ou les condamner à l’exil. Dès « Ordinairement, on porte le deuil du
rité. Et la lecture du texte de Dumas Artifice d’un auteur qui tire à la lors les anecdotes les plus drôles que passé ; nous, nous portons le deuil de
sur Gérard de Nerval pourra décevoir, ligne et qui gonfle ses feuilletons en rapporte le vieil Alexandre – d’une l’avenir. »
voire irriter, les nervaliens de stricte y introduisant de la copie primitive- plume qui n’a rien perdu de sa verve, Pierre Lepape
obédience qui souligneront qu’une ment destinée à un autre usage ? Ce ne d’une encre qui a conservé tout son (24 août 1990)

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L’essentieL du cours

REPÈRES
Le réalisme dans les autres arts.

Peinture
Le courant réaliste ne se manifeste pas
Le réalisme et
A
seulement dans le roman. Le terme
même de « réalisme » a d’abord été u sens propre, le réalisme est un mouvement artistique
utilisé par un critique pour qualifier qui apparaît en France au xixe siècle et dont le projet est de
l’œuvre de Gustave Courbet qui pro-
pose des représentations de la réalité contraindre l’art à représenter la réalité. Quelles sont les
sociale (Les Casseurs de pierres, 1849, caractéristiques de ce mouvement ? en quoi la notion de « réa-
Un enterrement à Ornans, 1850, Les
Cribleuses de blé, 1854, L'Atelier du
lisme » n’est-elle pas sans ambiguïté ?
peintre, 1855, où figurent les amis
écrivains parmi lesquels Baudelaire). qu’il considère comme « le plus grand magasin de
Jean-François Millet (1814-1875) est un documents que nous ayons sur la nature humaine ».
autre représentant du réalisme pic- Le naturalisme, avec Zola comme figure de proue,
tural, avec des scènes représentant le s’inscrit dans le prolongement de ce réalisme militant.
monde paysan au travail : Le Vanneur Il entend dresser le constat de la subordination de
(1848), Le Repos des faneurs (1849), Le l’homme à son milieu, en décrivant la réalité humaine
Semeur (1851), Les Glaneuses (1857) partout où on la trouve : le roman naturaliste explore
et le célèbre Angélus (1859). On doit donc les couches populaires (L’Assommoir, 1877), le pro-
à Gustave Caillebotte (1848-1894) les létariat (Germinal, 1885), les milieux de la prostitution
évocations de l’univers urbain : Le Pont parisienne (Nana, 1880) ; il scrute aussi tous les états
de l'Europe (1876), Rue de Paris, temps du corps, la transformation des hommes malaxés par
de pluie, (1877), La Gare Saint-Lazare la foule, les failles du psychisme, etc.
(1877), Vue de toits, effet de neige (1878). Taxés d’immoralité par bon nombre de leurs contem-
porains, les réalistes défendent avec force leurs ro-
tHéâtre mans.
• Émile Augier (1820-1889) illustre le
courant réaliste au théâtre avec des Le réalisme : un projet
comédies de mœurs qui connaissent « scientifique »
de grands succès. Il y dépeint les « Aujourd’hui que le Roman s’est imposé les études
travers de la bourgeoisie du Second et les devoirs de la science, il peut en revendiquer
Empire dans une tonalité ironique : les libertés et les franchises », écrivent les frères
Le Gendre de Monsieur Poirier (1854), Goncourt dans la préface de Germinie Lacerteux
Zola.
Les Lionnes pauvres (1858). (1865). De même Zola, pour défendre Thérèse Raquin
idées nouvelles à l’origine (1867), son premier roman, affirme que son « but a
• Alexandre Dumas fils (1824-1895) du réalisme été scientifique avant tout ». Fascinés par les progrès
obtient également la faveur du public Ce courant littéraire apparaît en réaction contre le scientifiques de leur époque et en particulier par
avec des pièces de la même veine, no- romantisme qui a marqué le début du xixe siècle. la nouvelle science du vivant dont Claude Bernard
tamment La Dame aux camélias (1852). En peinture comme en littérature, il part en guerre formule les principes, les écrivains réalistes entendent
Ses rapports difficiles avec son père contre le double idéalisme du « moi » et de l’art. donner à la littérature une nouvelle mission.
inspirent la problématique familiale Rejetant les sujets « nobles » et l’expression effusive Élaboré selon des méthodes scientifiques (c’est-à-dire
de nombreuses pièces, dans lesquelles des sentiments de l’âme qui caractérisaient le roman- objectives), le roman doit être considéré comme
il prend la défense des enfants « natu- tisme, les écrivains réalistes se donnent pour but de un laboratoire : les personnages sont les cobayes,
rels » : La Question d’argent (1857), Le Fils représenter fidèlement la société de leur temps, le romancier-théoricien est l’expérimentateur et
naturel (1858), Le Père prodigue (1859). même dans ses détails les plus sordides. C’est, par l’histoire est l’expérience que l’on étudie. Les romans
exemple, le projet de Balzac lorsqu’il s’attelle à La de Zola, en particulier, s’efforcent d’exhiber des lois
• Eugène Labiche (1815-1888) propose Comédie humaine (1841), vaste ensemble de romans scientifiques à partir de l’observation du réel. Ces
son observation des mœurs dans lois sont, d’une part, celles de l’hérédité (c’est la folie
la veine comique du vaudeville : Le de la tante Dide qui pèse ensuite comme une tare
Voyage de Monsieur Perrichon (1860), deux ArticLes du Monde sur le psychisme de tous les membres de la famille,
La Cagnotte (1864). Dans le même re- à consuLter s’exprimant dans la violence ou dans l’alcool), d’autre
gistre satirique, Victorien Sardou (1831- part, celles de la société (les intérêts économiques
1908) élabore une œuvre considérable • Le Zola bâtisseur d’Henri mitterand p. 30 déterminent les hommes). Cette dimension est ma-
dont certaines pièces sont reprises de (Michel contat, 21 décembre 2001) nifeste dans la définition générale que donne Zola de
nos jours : Pattes de mouches (1861), sa série des Rougon-Macquart : « l’histoire naturelle
Les Vieux Garçons (1865), Madame • émile Zola, solitaire et solidaire p. 30-31 et sociale d’une famille sous le second Empire » ; les
Sans Gêne (1893), vision comique des (Michel contat, 27 septembre 2002) deux aspects sont là, « naturelle » évoque l’hérédité,
parvenus du Ier Empire. « sociale », la détermination économique.

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L’essentieL du cours

ZOOM SUR…

le naturalisme Balzac et Zola

Lorsque Zola établit les grandes


lignes de son projet Les Rougon-
Macquart, il insiste sur la différence
Le romancier retravaille et modèle la réalité en à la fois d’intention et de traitement
Les techniques employées pour fonction de sa vision du monde : le miroir qu’il utilise entre son œuvre et celle de Balzac :
reproduire fidèlement la réalité pour refléter le monde réel est, par essence, défor- « Les bases de la Comédie sont :
Soucieux d’authenticité, la plupart des romanciers mant. L’idéal d’objectivité et de description scienti- le catholicisme, l’enseignement
réalistes s’appuient sur une abondante documenta- fique du monde apparaît alors comme une illusion. par des corps religieux, principe
tion qui leur permet de décrire un milieu de façon Même Zola, par son style, son talent d’écriture, la monarchique. – La Comédie devait
rigoureuse et précise. Ainsi, avant de se lancer dans portée symbolique de ses descriptions, tire son œuvre contenir deux ou trois mille figures.
l’écriture de Germinal (1885), Zola enquête sur le vers le mythe. Mon œuvre sera moins sociale
monde de la mine : il se rend dans le bassin houiller que scientifique. Balzac à l’aide de
du Nord de la France. Il assiste à une grève, se ren- 3 000 figures veut faire l’histoire
seigne sur le socialisme (en se rendant à des réunions), des mœurs ; il base cette histoire
interroge des médecins sur les maladies liés à la mine, sur la religion et la royauté. Toute sa
visite des corons et descend même dans la fosse. science consiste à dire qu’il y a des
C’est cette méthode scientifique d’investigation qui avocats, des oisifs, etc., comme il y a
doit ensuite lui permettre de peindre fidèlement la des chiens, des loups, etc. En un mot,
réalité. Et, de fait, l’effet de réel naît bien de l’usage son œuvre veut être le miroir de la
de termes techniques, de la transcription du langage société contemporaine. Mon œuvre,
des mineurs, de la peinture rigoureuse et « objective » à moi, sera tout autre chose. Le cadre
des hommes et de leur activité. en sera plus restreint. Je ne veux pas
La description est alors le mode d’expression privi- peindre la société contemporaine,
légié du romancier réaliste : elle permet tout à la fois mais une seule famille, en montrant
de « faire voir » et d’ancrer l’histoire dans la réalité. le jeu de la race modifiée par les
milieux. » (Zola, Différences entre
Le réalisme : une notion qui reste Balzac et moi, 1869.)
ambiguë L’œuvre magistrale de Zola, Les Rou-
Le projet réaliste en lui-même est ambigu à plusieurs gon-Macquart (1893), est née de la
titres. En effet, tout travail d’écriture nécessite inévi- volonté de dresser l’histoire d’une
tablement de prendre une distance par rapport à la famille sur plusieurs générations,
réalité, ne serait-ce que parce que le romancier fait en observant les effets de l’héré-
des choix subjectifs, met en valeur certains aspects de dité : à partir de ce que l’auteur
la réalité plutôt que d’autres et donc ne la restitue pas nomme la « névrose originelle », à
vraiment telle qu’elle est. Ainsi, des pans entiers de savoir l’aïeule de tous les person-
la vie réelle ne contiennent rien qui puisse intéresser nages de l’œuvre, chaque roman
un récit : ne pas en rendre compte, c’est donc déjà cherche à observer, par le jeu des
tricher avec le réel. Balzac. alliances, les diverses formes de
transmission des traits héréditaires
que la science de l’époque réper-
toriait. Certains romans, comme
L’Assommoir (1877), Germinal (1885)
ou La Bête humaine (1890), sont
presque entièrement construits
autour de la lutte perdue d’avance
que mènent les personnages contre
une forme de fatalité héréditaire
(alcoolisme, par exemple).

« et il ne faut point conclure


que le peuple tout entier
est mauvais, car mes
personnages ne sont
pas mauvais, ils ne sont
qu’ignorants et gâtés par
le milieu de rude besogne
et de misère où ils vivent. »
(Zola, préface de l’Assommoir)
Gustave courbet, L’Atelier du peintre, 1855.

Les mouvements littéraires 27

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un suJet PAs à PAs

REPÈRES
Voici quelques repères théoriques
Dissertation : la tâche du romancier,
dans le roman réaliste.

« Un roman est un miroir qui


quand il crée des personnages, ne
se promène sur une grand-route.
Tantôt il reflète à vos yeux l’azur corpus nous verrons que le roman propose surtout une
des cieux, tantôt la fange des bour- • Honoré de Balzac Le Chef-d’œuvre inconnu, 1832 véritable re-création esthétique du monde.
biers de la route. Et l’homme qui • Victor Hugo, L’Homme qui rit, 1869
porte le miroir dans sa hotte sera • Émile Zola, L’Assommoir, 1877 Plan détaillé
par vous accusé d’être immoral ! • Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927 I. Une imitation du réel
Son miroir montre la fange, et a) Une reproduction du monde
vous accusez le miroir ! Accusez intitulé complet du sujet Origine des personnages de romans = êtres de chair
bien plutôt le grand chemin où En partant des textes du corpus, vous vous deman- bien réels, / inspiration des romanciers = monde
est le bourbier, et plus encore derez si la tâche du romancier, quand il crée des qui les entoure. Ex. : romans historiques retraçant
l’inspecteur des routes qui laisse personnages, ne consiste qu’à imiter le réel. Vous des événements marquants Quatre-vingt treize de
l’eau croupir et le bourbier se for- vous appuierez aussi sur vos lectures personnelles Victor Hugo et la Révolution française en particulier
mer. » (Stendhal, Le Rouge et le et les œuvres étudiées en classe. l’épisode sanglant de la Terreur. Ex. : Madame Bovary
Noir, 1830.) de Flaubert et une anecdote authentique, le suicide
Il serait faux de croire qu’il n’exis- introduction d’une femme adultère. Autre cas : romans s’appuyant
tait pas de descriptions réalistes Dans son immense création littéraire rassemblée fi- sur la vie même de leur auteur ; ex. : À la recherche
avant l’arrivée en littérature de nalement sous le nom de La Comédie humaine, Balzac du temps perdu de Proust, l’histoire personnelle du
Balzac et de ses disciples ! Cette s’est donné pour projet de dresser « l’inventaire de la romancier se rapproche, par bien des traits, de celle du
volonté était déjà bien présente société française » de la première moitié du xixe siècle narrateur. Dans tous ces cas, recherche d’une forme
dans les œuvres des philosophes et de se faire le « secrétaire » de cette histoire. Le de vérité, humaine ou historique.
des Lumières. Les réalistes se sont réalisme ainsi défini se veut donc une imitation au Transition : Ainsi, les romanciers s’attachent à re-
principalement opposés à l’idéa- plus près du réel. Cependant, la tâche du romancier, transcrire sous forme romanesque une expérience
lisme romantique qui dominait le quand il crée des personnages, ne consiste-t-elle qu’à réelle, qu’elle soit ou non la leur et, par là, imitent
monde littéraire depuis la fin du imiter le réel ? La liberté propre au roman, genre dans la création de leurs personnages, comme dans
xviiie siècle. Avec le romantisme, il protéiforme et en perpétuelle évolution s’il en est, l’élaboration de leur intrigue, le réel.
s’agissait d’un refus du monde réel, peut-elle supporter de se cantonner à cette imitation ? b) La volonté de « faire vrai »
d’une fuite devant certains aspects Le geste créateur du romancier se réduit-il à une Romanciers réalistes = revendication explicite de
de la réalité ; aussi cette dernière simple reproduction, quasiment photographique, l’imitation du réel. « Effets de réel » obtenus par des
était-elle traitée uniquement sous du réel ? Nous observerons tout d’abord comment descriptions précises et détaillées des personnages.
un angle positif, idéaliste, en ne le romancier s’inspire effectivement de la réalité qui Ex. : Balzac présentant les habitants de la pension Vau-
soulignant que ses meilleurs côtés : l’entoure. Nous montrerons ensuite que le roman quer au début du Père Goriot. Volonté de reproduire la
les personnages étaient éloignés du offre tout de même une déformation du réel et que société telle qu’elle est, d’en montrer tous les aspects,
peuple et les œuvres artistiques ses personnages s’éloignent souvent de nous. Enfin, les meilleurs comme les pires. Citation : Stendhal Le
développaient un goût pour l’irra- Rouge et le Noir, « un roman est un miroir qui se pro-
tionnel, l’inconnu, l’exotisme. mène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux
Ce sont tous ces aspects que les l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la
artistes réalistes vont rejeter en route ». En dehors des seuls romans réalistes, roman
bloc, sous l’impulsion des boule- =image de notre société et de nos vies, avec grandeur
versements sociaux et techniques et misère, peut ainsi nous toucher plus directement.
(l’invention de la photographie, Ex. : personnage médiocre, commettant des erreurs,
par exemple). ayant des défauts = proche du lecteur, lui permet de
« Le réaliste, s’il est un artiste, cher- s’identifier. Ex. : indécision et passivité de Frédéric
chera, non pas à nous montrer la Moreau, le « héros » de L’Éducation sentimentale de
photographie banale de la vie, mais Flaubert = image sombre mais troublante de nos
à nous en donner la vision plus propres faiblesses.
complète, plus saisissante, plus pro- Transition : Cependant, le roman ne saurait se réduire
bante que la réalité même. Raconter à une simple imitation du réel et, au contraire,
tout serait impossible, car il fau- s’octroie bien souvent des libertés vis-à-vis de celui-ci.
drait alors un volume au moins par
journée, pour énumérer les multi- II. Une déformation du réel
tudes d’incidents insignifiants qui a) Des héros hors du commun
emplissent notre existence. Un Personnages de roman eux-mêmes, du Don Quichotte
choix s’impose donc, ce qui est de Cervantès à l’Emma Bovary de Flaubert, égarés
une première atteinte à la théorie par la lecture de romans trop éloignés de la réalité.
de toute la vérité. » (Maupassant, Romanciers cherchant à faire rêver leurs lecteurs en
Pierre et Jean, préface, 1888.) stendhal. leur offrant une image idéalisée de la nature humaine.

28 Les mouvements littéraires

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un suJet PAs à PAs

ZOOM SUR…
stendHAL :

consiste-t-elle qu’à imiter le réel ? un réALisme nuAncé


Stendhal apparaît à la charnière du
romantisme et du réalisme. Henri
Beyle, qui écrit sous le pseudonyme
Ex. : les romans courtois, d’aventures ou policiers ; les réaliste ne se contente pas d’imiter purement et de Stendhal, conçoit le roman
exploits de héros se caractérisant par leurs grandes simplement le réel : il fait naître, par son écriture comme « un miroir qu’on promène
qualités, physiques et/ ou mentales. Ex. : Michel singulière, une création artistique. le long d’un chemin ». Ses romans
Strogoff héros de Jules Verne, doté de toutes les b) L’acte créateur du romancier évoquent donc sa société avec un
qualités. La Princesse de Clèves (Mme de Lafayette) Monde romanesque renvoie au geste créateur du ro- certain réalisme et prennent pour
= incarnation des plus hautes vertus que l’on peut mancier ; écriture, style = regard unique de l’écrivain matière le réel : le drame du Rouge
attendre d’une jeune femme à l’âge classique. sur les choses. Ex. : personnage de Gouget, figure et le Noir est ainsi inspiré par un
Transition : Ainsi, les personnages romanesques ne de l’ouvrier au travail dans L’Assommoir de Zola, fait divers (l’affaire Berthet). Ses
sont pas toujours de simples imitations du réel, loin transfiguré en une sorte de Titan mythologique ; romans, notamment La Chartreuse
s’en faut, mais sont aussi des êtres idéalisés, voire personnage vieilli du duc de Guermantes, davantage de Parme, n’excluent pas une cer-
de vrais modèles, relevant parfois clairement d’un qu’un portrait de vieillard = dimension poétique et taine critique politique et sociale.
univers de fiction. allégorique, figure de la vie finissante et de notre Pour donner des effets de réel, le
b) Le pouvoir de l’imaginaire angoisse de la mort. Penser que le romancier ne romancier a le souci des « petits
Roman = genre très libre, imagination sans limite. cherche qu’à imiter le réel, c’est présupposer que faits vrais ». Cependant, les héros
Ex. : romans de science-fiction ou les romans mer- les sujets puisés dans le monde réel sont « objective- stendhaliens doivent beaucoup
veilleux sont capables de remonter le temps ou de ment » supérieurs à celui qui s’en inspire. Citation : à la personnalité même de leur
l’accélérer, création de sociétés imaginaires, d’êtres Flaubert, lettre à Louise Colet = prééminence du créateur qui projette son « moi »
différents de nous, dotés de pouvoirs que nous style sur le thème : « Il n’y a pas en littérature de à travers eux. Surtout, le narrateur
n’avons pas. Ex. : Le Seigneur des anneaux de Tolkien beaux sujets d’art. » Proust (dernière partie du laisse toujours entendre sa voix
(elfes, hobbits ou encore orques dans un univers Temps retrouvé) : « Le devoir et la tâche d’un écrivain dans son récit et offre des commen-
irréel). Romans jouant à brouiller les repères entre sont ceux d’un traducteur. » « Traduire » le réel = taires qui doublent la narration.
réel et imaginaire, permettant l’intrusion, dans un le mettre en relation avec « sa palette intime » (ex-
cadre réaliste, d’éléments totalement merveilleux. pression de Julien Gracq dans En lisant en écrivant.) Le réALisme
Ex. : romans d’Amérique latine appartenant à la veine Transition : La réalité, en matière romanesque, est de FLAubert
du « réalisme magique ». Cent ans de solitude, de donc une pure chimère. Le romancier ne cherche Les romans de Flaubert s’inscrivent
G. García Márquez : histoire d’une famille qui côtoie pas à « concurrencer l’état civil », mais plutôt à faire dans le prolongement de l’œuvre de
certains fantômes ou dont une des descendantes naître un univers magnifié par la puissance du style. Stendhal et de Balzac qu’il admire
monte un jour au ciel, au sens propre. beaucoup. Flaubert entreprend lui
Transition : La tâche du romancier peut donc aussi Conclusion aussi de reproduire avec minutie
consister à nous faire rêver et à explorer les champs de L’écriture romanesque implique donc nécessairement le réel et se donne pour projet de
l’imaginaire. En tant que création artistique, le roman un rapport avec le réel. L’écrivain peut choisir de s’en « fouiller le vrai », de « faire des
semble finalement être davantage une re-création approcher, ou, à l’inverse, d’inventer un monde éloi- tableaux, montrer la nature telle
du monde, plus qu’une simple imitation du monde. gné de nos références communes. Quoi qu’il en soit, qu’elle est, mais des tableaux com-
la dimension artistique et poétique de la création ro- plets, peindre le dessus et le des-
III. Une re-création du monde manesque ne peut être dissociée de la démarche d’un sous des choses ». Les descriptions
a) Le dessein de l’auteur écrivain. Le romancier, comme l’écrit Maupassant, détaillées occupent donc chez lui,
Roman n’est pas simple photographie neutre du est avant tout un « illusionniste », qui met en scène comme chez Balzac, une place im-
monde – un projet du romancier dont intrigue et à sa manière la vie, pour faire admettre au lecteur portante. Le réel doit primer sur le
personnages illustrent sa vision du monde. Ex. : qu’elle se déroule sous ses yeux. L’écrivain ne saurait romanesque et l’écrivain travaille à
Camus avec La Peste = roman d’allure tout à fait donc s’apparenter à un « imitateur » du réel ; ce serait partir d’une solide documentation.
réaliste mais épidémie fictive = allégorie de la guerre. assimiler le roman à une forme de « contrefaçon » Ses romans sont bien souvent des
Personnages incarnant attitudes possibles dans un toujours imparfaite. Cependant, parfois, il est capable récits pessimistes : Madame Bovary
contexte d’occupation. Personnage = rôle dans la de nous faire comprendre notre monde. comme L’Éducation sentimentale
démonstration. Paradoxe, adapter et transformer mettent en scène des personnages
le réel permet parfois au roman de paraître plus en échec, inadaptés au monde qui les
réaliste. Citation de Maupassant, préface de Pierre et environne. Le romancier considère
Jean : « le réaliste, s’il est un artiste, cherchera non ce qu’il ne faut pas faire avec une grande ironie ses « héros »
pas à nous montrer la photographie banale de la • Se limiter aux romans dits réalistes. qui n’ont rien d’héroïque. En fait,
vie, mais à nous en donner la vision plus complète, Flaubert place au centre de son œuvre
plus saisissante, plus probante que la vie même ». Le bon conseil la puissance suggestive de l’écriture
Le romancier opère des choix, recentre son texte sur • Les références doivent être variées, faire appel à elle-même. Il a une image sacralisée
le ou les thèmes qui l’intéresse(nt) véritablement et différents types de romans (réalistes, mais aussi et particulièrement exigeante du
évite les événements invraisemblables, les enchaî- d’analyse, de science-fiction, etc.). style ; ses romans sont le fruit de
nements injustifiés. • Il est important de connaître quelques « théori- longs mois d’un travail acharné, de
Transition : Ainsi, même le romancier qui a un projet ciens » du roman : Flaubert, Maupassant, Proust. réécritures permanentes.

Les mouvements littéraires 29

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Les ArticLes du Pourquoi cet ArticLe ?
Critique du deuxième volume de la
biographie de Zola, par Henri Mitterand.
Elle présente le bâtisseur qui compose
en vingt-cinq années de travail acharné

Le Zola bâtisseur d’Henri vingt romans, « kaléidoscope de la so-


ciété française » sous le Second Empire.

Mitterand
Chaque livre a puisé autant dans la vie
personnelle d’Émile Zola que dans les
dossiers qu’il constituait, à la manière
d’un journaliste.
Le deuxième volume de cette monumentale et passionnante
biographie couvre les années de création des rougon-Macquart.

L
a sympathie comme moyen diquement dans la clôture du texte, et, d’un journaliste ambitionnant de de- à Bordeaux, après la débâcle devant
d’approche et de connaissance... de l’autre, l’accumulation « positiviste » venir savant, pour mener à bien son les armées prussiennes et la chute de
Jacques Lecarme a ainsi écrit son de faits concernant la vie d’un créateur, projet prométhéen. Les premiers cha- l’Empire, suivant de loin, en bourgeois
essai sur Drieu La Rochelle, un auteur au lieu d’une véritable enquête his- pitres d’une biographie sont presque timoré, les excès de la Commune. Le
qui « n’a rien pour plaire », moins torique. Au début des années 1970, la toujours des dédales généalogiques où deuxième tome le reprend à Paris,
comme une thèse que comme « une tentative « totalisante » de Sartre avec l’auteur guide son lecteur, qui attend s’effarant des excès de la répression.
autobiographie de lecteur passionné ». L’Idiot de la famille – un lansonisme le héros. Plus l’auteur en sait, plus le Il est républicain dans l’âme, ses en-
Jean Roudaut de son côté, a noué une modernisé à la lumière du marxisme lecteur s’y perd. Mitterand, qui ne laisse nemis le déclarent socialiste, autant
relation profonde, du côté du lac de et de la psychanalyse – a suscité beau- rien dans l’ombre, avait éprouvé notre dire le désignent à la police. Pour lui
Genève, avec Robert Pinget et étudié coup d’incompréhension. Mitterand patience en mettant en place les acteurs les choses sont plus simples : qui
l’œuvre de celui-ci considérée comme s’y est pris autrement. Le parcours du drame. s’intéresse littérairement au monde
une « machine à corrosion ». Henri proprement textuel, la traversée des Débâcle financière qui suit la social est socialiste. La biographie, alors
Mitterand enfin, après sa traversée manuscrits, l’édition des textes, de la conception et la construction d’un devient passionnante, car elle raconte
textuelle des manuscrits et des livres correspondance, l’analyse, roman par barrage et d’un canal à Aix-en-Provence avec les détails nécessaires, l’histoire
de Zola, dresse au bénéfice de son au- roman, article par article, la discussion par le père, Francesco Zola, ingénieur d’une construction parfaitement pré-
teur un impressionnant monument sur l’esthétique de Zola, la mise en d’origine vénitienne. Quasi-misère où méditée, mais dont la réalisation est
biographique. Jacques Lecarme oppose question du dogme « naturaliste » par tombe sa jeune femme beauceronne aussi hasardeuse et aventureuse que
celui qu’il considère comme un bouc l’œuvre elle-même, cette usine à fan- lorsqu’il meurt. Émile orphelin de père l’érection d’un ouvrage d’art, au sens
émissaire à Aragon, Berl, Brasillach, tasmes, Henri Mitterand l’a accompli à sept ans. Ce traumatisme, aggravé par technique de ce terme. Zola l’ingénieur.
Céline, Malraux et Nizan. d’abord. Il travaille et publie sur Zola l’anxiété de la mère, contribuera à faire L’architecte. Le bâtisseur. Vingt-cinq ans
Faut-il trois mille grandes pages depuis un demi-siècle, il a donné l’élan du jeune collégien d’Aix, avec son ami de travail acharné pour vingt romans,
pour éclairer la biographie de l’un à de fourmillantes études zoliennes. Ce fils de banquier Paul Cézanne, un gar- vertigineux kaléidoscope de la société
des écrivains les mieux connus du qui fait l’intérêt de sa recherche, et sa çon révolté et ambitieux, affligé pour- française, forée jusqu’aux tréfonds.
xixe siècle ? La réponse est oui, d’autant superbe réussite, c’est que, parti de la tant de timidités paralysantes. Collé au Avec deux succès qui inaugurent l’ère
plus enthousiaste que mille pages lecture marxisante des œuvres de Zola, bac, il « monte » à Paris, vit une bohème des best-sellers : L’Assommoir (les mal-
sont encore à venir. Savoir qu’Henri il a ensuite changé sa perspective pour peineuse, se met en ménage avec une heurs du peuple), Germinal (sa révolte).
Mitterand, ce grand chercheur, aussi déconstruire ces livres avec les outils pauvresse qui le désespère. À vingt- Et, à quarante-huit ans, au moment
travailleur et passionné que le fut son précis de la sémiotique. deux ans, il est commis chez Hachette, où lui poussait une bedaine d’homme
modèle, et qui lui a repris sa devise En manière de couronnement d’une devient vite chargé de la publicité, se dévirilisé par le mariage, la rencontre
« Nulla dies sine linea », est en train aussi longue et minutieuse investiga- constitue un carnet d’adresses... et se d’une jeune femme angélique, Jeanne,
d’écrire le troisième et dernier tome tion, il retourne, parfaitement équipé, à lance à l’assaut du monde littéraire, qui lui donne deux enfants et avec
de son Zola, au rythme régulier de trois un grand récit biographique. Il montre comme chroniqueur et bientôt critique qui il construit un deuxième ménage,
pages publiables par jour, rempli d’une comment, lancé par le projet quasi d’art, défendant contre tous l’Olympia parallèle. Car ce roman vrai raconte le
attente fiévreuse. scientifique de donner « l’histoire na- de son ami Manet. Il est animé par développement de deux entreprises :
Car il se joue dans ce livre formida- turelle et sociale d’une famille sous le l’unique passion d’être supérieur. À une carrière, une œuvre. Prise entre
blement érudit beaucoup plus qu’une Second Empire », chaque livre, de La qui ? À Balzac, à Hugo. Il décide de vivre les deux, douloureuse, une vie. Au bout
biographie : la dialectique complexe Fortune des Rougon au Docteur Pascal, de sa plume, accumule les piges, publie du compte, dira le troisième tome, une
de l’homme et de l’œuvre, problème a puisé autant dans la psyché et la vie quelques romans, dont seul Thérèse vie réussie. La preuve ? Elle passionne
évacué des études littéraires. personnelle d’Émile Zola – très compli- Raquin obtient de l’attention. encore.
Naguère, on avait, d’un côté, l’étude quées, l’une et l’autre ! – que dans les Le premier tome laissait Zola, marié Michel Contat
« immanentiste » s’enfermant métho- dossiers qu’il constituait, à la manière à Alexandrine, replié à Marseille puis (21 décembre 2001)

Émile Zola, solitaire et solidaire


Les dernières années de l’auteur des Rougon-Macquart racontées par son biographe passionné,
Henri Mitterand.

É
mile Zola meurt le 29 sep- 1908. Mais cette gloire ne doit pas jours bien jugés. Jean Bedel développe presque également son admiration
tembre 1902. Quelques jours faire illusion. Henri Mitterand, dans même l’hypothèse de son assassinat... entre l’auteur du portrait et son su-
plus tard, une foule importante le troisième et dernier volume de sa Au sortir de ce monument en trois jet. On a déjà dit ici l’excellence de
accompagne sa dépouille au cime- somme biographique, montre que volumes, trois mille pages en tout, l’entreprise, lors de la parution, l’an-
tière Montmartre. Puis, ses cendres la puissance créatrice de Zola et son consacré à cet homme-siècle que fut née dernière, du deuxième volume.
seront transférées au Panthéon en courage politique ne furent pas tou- aussi Émile Zola, le lecteur partage Connaissance exhaustive de la carrière

30 Les mouvements littéraires

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Les ArticLes du

littéraire de Zola, vive pénétration de sait jusqu’à quel point elle joue in- leurs écoles littéraires. Le naturalisme façon critique les théories de l’anar-
l’œuvre jusque dans les soutes de ses consciemment de sa souffrance pour dont Zola s’est fait le théoricien do- chisme, du marxisme tendance gues-
plans, scénarios, manuscrits, hauteur interdire à Zola de donner une place mine, des dissidences se dessinent ; le diste, de l’utopie fouriériste, pour se
de vues à la fois esthétique, politique plus grande à son deuxième ménage symbolisme plane. Que les politiques diriger vers une conception socialiste
et morale, le Mitterand prend place dans l’emploi rigoureux de son temps. se débrouillent. proche de Jean Jaurès, avec un combat
dans les grands classiques de la bio- Elle accepte Jeanne, à condition qu’elle Zola seul donc. Se voulant seul. mûrement réfléchi pour l’instruction
graphie et unit, peut-être pour la et les enfants restent dans l’ombre, et Mais solidaire. On le sait, il ne s’est laïque. À ces œuvres, mais aussi aux
première fois, la saisie de l’historien Jeanne se résigne, d’abord parce qu’elle pas mobilisé dès la condamnation tentatives de Zola au théâtre et à
et celle du critique littéraire. L’auteur jouit à demeure du bonheur d’être d’Alfred Dreyfus, en décembre 1894, l’opéra, Mitterand consacre à chaque
doit à son modèle un sens du récit, mère et de son bonheur d’amante. Les pour clamer son innocence. Cette fois des chapitres qui sont de véri-
de la mise en perspective, de la vaste féministes se récrieront. Qu’aurait dû condamnation n’entre pas vraiment tables études sociocritiques autant
entreprise, et aussi de la performance. faire Zola ? Braver l’interdit victorien ? dans son champ de vision. Pourtant, le que littéraires. C’est l’œuvre même
N’a-t-il pas écrit en moins d’un an les Quitter son épouse ? Revendiquer sa 16 mai 1896, révolté par la campagne qui prend le devant dans cette biogra-
860 pages de ce troisième volume double vie ? Dans ce cas, il y aurait antisémite d’Edouard Drumont et de phie, puisque aussi bien la vie de Zola
pour être présent au rendez-vous bien eu une affaire Dreyfus, mais pas La Libre Parole, il écrit dans Le Figaro est vouée à plein temps à l’enquête et
du centième anniversaire avec la de « J’Accuse » et pas de victoire finale « Pour les Juifs », un article où Dreyfus à l’écriture, à l’invention d’un monde
biographie achevée, plus un album pour l’innocent injustement dégradé n’est pas mentionné, mais où, pour qui devait régénérer le monde réel
iconographique de très belle facture et envoyé au bagne. Le Docteur Pascal, nous, s’annonce évidemment l’enga- par la mise à nu de ses mécanismes,
et d’efficace commentaire, plus encore où Zola évacue des flots de culpabilité gement fulgurant de Zola en sa faveur. mais aussi par le dessin d’un avenir
l’édition de manuscrits intéressant la intérieure, s’achève sur l’image de la À vrai dire, toute son œuvre an- possible de réconciliation.
genèse des Rougon-Macquart ? jeune femme donnant le sein au bébé térieure l’annonçait, l’appelait. Les
Le deuxième volume s’achevait qui vient de naître. Triomphe de la Rougon-Macquart déroulent une un engagement total
sur la rédaction, la publication et la vie. Que célébrera encore Zola dans immense fresque qui est forcément La part éclatante de ce volume est
réception de l’épilogue des Rougon- le premier de ses Quatre Evangiles, un plaidoyer pour la justice sociale, évidemment constituée par le récit
Macquart, le vingtième livre de cette Fécondité, à la fois hymne à la natalité, puisque c’est la misère qui engendre de l’intervention de Zola dans l’affaire
« histoire naturelle et sociale d’une à la femme nourricière contre la vierge les iniquités et la violence. Après avoir Dreyfus, cet engagement total qui en
famille sous le Second Empire », Le décadente, et réflexion sur la néces- accompli cette œuvre, Zola entre- fait réellement une affaire nationale,
Docteur Pascal. Zola s’identifiait pour saire repopulation de la France (qui, il prend de l’élargir dans le temps et laquelle mène le pays au bord de la
une bonne part à son personnage, s’en doute, aura besoin de forces pour l’espace par une radiographie des guerre civile, par la faute d’un état-
Pascal Rougon, qui poursuit ses re- un affrontement avec l’Allemagne !). pouvoirs. Lourdes d’abord, vaste en- major imbécile, d’un clergé obscuran-
cherches sur l’hérédité en prenant « Que de lait, que de lait ! » Mitterand quête, tableau de la foi vécue dans tiste et d’un gouvernement républi-
pour exemple sa propre famille, et
tombe amoureux de la jeune nièce
Pourquoi rétablit certaines vérités sur le maître du naturalisme
qu’il a recueillie. Malgré leur diffé- cet ArticLe ? et rappelle que son « réalisme » a aussi été un
rence d’âge, ils vivent une passion Critique du troisième volume de la monumentale engagement social et politique, notamment dans
consentie, et la jeune femme donne biographie consacrée à Zola par Henri Mitterand qui l’affaire Dreyfus.
naissance à leur enfant après la mort
du docteur. C’était évidemment une
transposition de la passion qui a ne peut s’empêcher de citer Flaubert l’irrationalité totale, la souffrance cain lâche et maladroit. Sous la plume
lié Zola jusqu’à la fin de ses jours devant ces débordements. On lui en des corps et le refus de la science. de Mitterand, la décision d’écrire
à Jeanne Rozerot, la lingère de son sait gré, lui qui partage l’optimisme Rome ensuite, la mise à nu du pou- « J’Accuse », en janvier 1897, le procès
épouse Alexandrine, restée sans en- vitaliste de Zola. voir temporel de l’Église catholique, de Zola, sa condamnation, son exil
fant, alors que Jeanne donne à Zola combat sur les ruines de l’empire romain et volontaire à Londres, son retour un
deux enfants qui feront son bonheur Sans cet optimisme, sans la reprenant son ambition de conquête an après, ses tentatives d’obtenir un
d’homme installé dans deux foyers. conviction d’une victoire possible du monde. Paris, enfin, la grande deuxième procès pour éviter à
Nous suivons le développement de de la raison, de la justice, de la laïcité, ville, celle des années 1892-1894, au Dreyfus le déshonneur d’une grâce et
cette histoire intime tout au long de la société civile sur l’obscuran- présent de l’écriture, où coexistent aux coupables l’échappatoire d’une
des années de combat politique et tisme, l’injustifiable raison d’État, la encore, sous le risque permanent de amnistie, sa victoire finalement, aux
littéraire qui font l’objet du troisième mainmise de l’Eglise et de l’Armée l’explosion, tous les milieux sociaux, yeux de l’Histoire (la revanche des
tome, justement intitulé L’Honneur. sur la société dans son ensemble, de la grande bourgeoisie financière et antidreyfusards, ce sera l’Etat vichys-
Car il y aurait beaucoup de bassesse Zola se serait-il lancé dans le combat possédante aux bas-fonds misérables sois, qui n’a eu qu’un temps), devien-
à reprocher à Zola d’avoir mené cette pour faire reconnaître l’innocence et dépravés. Dans ces Trois villes, qui nent un roman historique passion-
double vie, gardé Jeanne dans une de Dreyfus, combat où il risquait sont aussi une forme nouvelle du ro- nant, parce que formidablement vrai
quasi-clandestinité, avec l’accord de sa vie, sa liberté, ses revenus ? Qui man où il ne craint pas l’anticipation, et exemplaire. Il existe sur l’Affaire de
sa femme. Alexandrine, après la vio- d’autre avait l’autorité nécessaire, la la dénonciation des tares de la société fort bons livres, en tout premier lieu
lente crise qui suit la révélation de puissance du verbe pour défier ainsi se fait de plus en plus radicale. Zola celui de Jean-Denis Bredin, mais, pour
son « infortune », finit par sagement les pouvoirs ? Victor Hugo était mort républicain se dirige vers le socia- qui se préoccupe de savoir comment
comprendre qu’elle garde la place en 1885, Flaubert en 1880 – et le pessi- lisme, avec beaucoup de nuances et les idées et les formes agissent dans
prééminente de l’épouse, de l’alliée misme de l’ermite de Croisset l’avait d’inflexions personnelles. Dans Les l’histoire, Zola : L’Honneur est une
publique. Sa vie de femme est brisée, depuis longtemps entraîné à tourner Quatre Evangiles (Fécondité, Travail, lecture indispensable.
elle le rappellera chaque fois qu’il le dos aux malheurs des autres. Quant Vérité, Justice – ce dernier resté à l’état Michel Contat
le faut à son mari, et Mitterand ne aux écrivains, ils se passionnent pour de projet), on le verra traverser de (27 septembre 2002)

Les mouvements littéraires 31

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L’essentieL du cours

CITATIONS
• « Le caractère essentiel de l’art
symbolique consiste à ne jamais
aller jusqu’à la conception de l’Idée
en soi. Ainsi, dans cet art, les ta-
Le symbolisme
Q
bleaux de la nature, les actions des
humains, tous les phénomènes uand Jean Moréas publie, en septembre 1886, le
concrets ne sauraient se manifester
eux-mêmes ; ce sont là des appa-
Manifeste du symbolisme dans le Figaro littéraire, et que
rences sensibles destinées à repré- Georges Kahn lance son journal Le Symboliste, cela fait
senter leurs affinités ésotériques
avec des Idées primordiales. »
longtemps que le symbolisme est dans l’air du temps. cette
(Jean Moréas, Manifeste du symbo- nouvelle doctrine poétique s’inscrit en effet dans le droit fil du
lisme, Le Figaro, 1886.) romantisme et de l’art pour l’art. son but est de réaffirmer la
• « La Nature est un temple où de primauté de l’art et de la poésie sur la conception réaliste et
vivants piliers/ Laissent parfois sor- matérialiste du monde. Le symbolisme réagit ainsi, sur le plan
tir de confuses paroles ;/ L’homme
y passe à travers des forêts de
philosophique, contre le positivisme (qui voit tout en termes de
symboles/ Qui l’observent avec des faits « positifs », que la science doit expliquer), et, sur le plan
regards familiers. »
(Charles Baudelaire, « Correspon-
artistique, contre la vogue du naturalisme.
dances », Les Fleurs du mal, 1857.)
origine et rayonnement que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière
• « Si je désire une eau d’Europe, c’est du symbolisme le tombeau. » (Notes nouvelles sur Edgar Pœ, 1857).
la flache/ Noire et froide où vers le Le mouvement part de la poésie, mais touche aussi Le mot symbole désigne donc ce qu’il signifiait déjà
crépuscule embaumé/ Un enfant la peinture et la musique. En poésie, les jeunes pour Baudelaire : cette part du monde sensible qui
accroupi plein de tristesse, lâche/ symbolistes reconnaissent pour maître Mallarmé éveille l’âme au monde spirituel. La poésie est un
Un bateau frêle comme un papillon dont la recherche exigeante vise à faire du Livre le ré- lieu de passage et le symbole est le talisman qui nous
de mai./ Je ne puis plus, baigné de ceptacle de l’essence du monde. On classe également ouvre la porte du monde invisible.
vos langueurs, ô lames,/ Enlever leur parmi les poètes symbolistes, Laforgue qui meurt
sillage aux porteurs de cotons,/ Ni très jeune (1860-1887) et Verlaine (1844-1896), bien
traverser l’orgueil des drapeaux et qu’il appartienne à la génération précédente et fasse
des flammes,/ Ni nager sous les yeux plutôt figure d’inspirateur. Enfin, Baudelaire (1821-
horribles des pontons. » 1867) et Rimbaud (1854-1891), par leur conception
(Arthur Rimbaud Le Bateau ivre.) « mystique » de la poésie, ont également ouvert la
voie aux poètes symbolistes.
• « A noir, E blanc, I rouge, U vert, Dans le domaine théâtral, on retiendra le nom de
O bleu : voyelles,/ Je dirai quelque Maurice Maeterlinck (Pelléas et Mélisande). En mu-
jour vos naissances latentes :/ A, sique, les artistes majeurs sont Richard Wagner et
noir corset velu des mouches écla- son œuvre magistrale L’Anneau des Niebelungen, mais
tantes/ Qui bombinent autour des aussi Claude Debussy (qui met en musique L’Après-
puanteurs cruelles, midi d’un faune sur un texte de Mallarmé), Maurice
(Arthur Rimbaud, Voyelles.) Ravel et Gabriel Fauré.
En peinture, on peut citer Gustave Moreau, Odilon
• « Mon beau navire ô ma mémoire/ Redon, Puvis de Chavannes, mais aussi Gustav
Avons-nous assez navigué/ Dans Klimt (peintre autrichien) ou Edvard Munch (peintre
une onde mauvaise à boire/ Avons- norvégien).
nous assez divagué/ De la belle aube
au triste soir. » du « symbole »
(Guillaume Apollinaire, Alcools.) au « symbolisme »
Pour expliquer le nom donné au mouvement, Moréas
• « Ce toit tranquille, où marchent écrit, dans un article du Figaro, que la poésie cherche
des colombes,/ Entre les pins palpite, dans les apparences sensibles « leurs affinités ésoté-
entre les tombes ;/ Midi le juste y riques [cachées] avec des Idées primordiales ». Cette
compose de feux/ La mer, la mer, théorie est en accord avec la pensée que Baudelaire
toujours recommencée !/ O récom- professait trente ans plus tôt : « C’est cet immortel
pense après une pensée/ Qu’un long instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre
regard sur le calme des dieux ! » et ses spectacles comme un aperçu, comme une
(Paul Valéry, Le Cimetière marin, correspondance du ciel. » Et encore : « C’est à la fois
Charmes, 1922.) par et à travers la poésie, par et à travers la musique Mallarmé par renoir.

32 Les mouvements littéraires

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L’essentieL du cours

ZOOM SUR…
Mallarmé et le symbolisme

« Nommer un objet, c’est supprimer


les trois quarts de la jouissance du
poète qui est faite du bonheur de
deviner peu à peu ; le suggérer, voilà
le rêve. C’est le parfait usage de ce mys-
tère qui constitue le symbole : évoquer
petit à petit un objet pour montrer un
état d’âme, ou, inversement, choisir
un objet et en dégager un état d’âme
par une série de déchiffrements »,
(Mallarmé, réponse à l’enquête de
Jules Huret sur l’évolution littéraire).
L’œuvre poétique de Mallarmé tient
en une cinquantaine de poèmes, ap-
préciés, de son vivant, par un cercle
restreint de connaisseurs. Parmi les
membres de la jeune école symboliste
qui, fascinés par la profondeur de ses
propos sur la poésie et la musique,
viennent écouter la parole du maître
chez lui, rue de Rome, le mardi, on
retrouve Paul Claudel et Paul Valéry.

CHRONOLOGIE
Les œuvres littéraires symbolistes.

1873 Une saison en enfer, Arthur


Rimbaud (poésie)
Verlaine et rimbaud.
1874 Romances sans paroles, Paul
thèmes de prédilection Le mysticisme des symbolistes explique le climat Verlaine (poésie)
de la poésie symboliste de mystère qui imprègne l’esthétique de leur
Réagissant contre une certaine modernité, les sym- poésie : on affectionne les gazes, les vapeurs, les 1876 L’Après-midi d’un Faune,
bolistes valorisent le passé, plus précisément ce qui demi-teintes ; les objets sont saisis à travers un Mallarmé (poésie)
est à l’origine, au commencement. Ils voient dans les halo qui les transfigure, en sorte que la réalité
mythes le « ruisseau primitif » (Mallarmé) et prônent semble toujours sur le point de s’évanouir, à la 1883 Contes cruels, Villiers
le retour à l’Antiquité, comme un retour aux sources façon de ces êtres dont la présence est si ténue de l’Isle-Adam (roman)
du langage. qu’on la dit justement « symbolique ».
1885 Les Complaintes, Jules
Retour aux sources donc, mais aussi intérêt affiché un nouvel art poétique ? Laforgue (poésie)
pour les nouvelles théories de la psychanalyse : dans Les écrivains symbolistes se proposent d’éveiller
les thèmes d’inspiration comme dans les procédés, le l’âme au monde spirituel et de suggérer, à travers 1886 Les Illuminations, Arthur
rêve et son analyse sont au premier plan. Les poètes le symbole, la réalité invisible. Cette ambition se Rimbaud (poésie)
imaginent un autre monde dans lequel l’individu déploie dans une poésie hermétique où le sens est
retrouve des souvenirs, des sensations oubliés. Le démultiplié par la polysémie des mots et l’ambi- 1887 Poésies, Stéphane Mallarmé
réveil y est décrit comme un arrachement et une guïté d’une syntaxe disloquée, empêchant toute
nouvelle raison de fuir un réel où il paraît impossible interprétation univoque ; le lecteur est ainsi invité 1889 Tête d’or, Paul Claudel (théâtre)
de trouver sa place. à participer lui-même à la création de l’œuvre. Sur
le plan formel, les jeunes symbolistes, s’inspirant 1891 Cœur double, Marcel Schwob
La relation amoureuse est présentée comme une des idées de Verlaine (Art poétique) et systématisant (roman)
fusion sensuelle et mystique (thèmes de la chevelure, les expériences de Rimbaud (Les Illuminations sont
du baiser, des corps qui se fondent). Intermédiaire publiées en 1880) ou de Lautréamont (Les Chants de 1892 Pelléas et Mélisande, Maurice
entre le réel et l’au-delà, la femme est à la fois porteuse Maldoror, 1869), se lancent dans l’aventure du vers Maeterlinck (théâtre)
d’amour et de mort et peut prendre des identités libre. Le poème est appréhendé comme une forme
inquiétantes, comme celle de Salomé (Hérodiade autonome, définissant, à chaque vers, son mètre, 1897 Un coup de dés jamais
dans l’œuvre de Mallarmé), de Messaline ou encore sans respect de la rime, au profit de la musicalité de n’abolira le hasard, Stéphane
d’Ophélie. la langue. Mallarmé (poésie)

Les mouvements littéraires 33

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un suJet PAs à PAs

REPERES
ALLégorie
Commentaire de texte :
On appelle allégorie un tableau,
une histoire, un objet qui repré-
sentent une idée. L’allégorie est
Verlaine, Art poétique
donc une métaphore d’un genre
particulier. En effet, elle offre une Le contexte Axes d’explication
image à la fois unitaire et détaillée En 1674, Boileau publie un Art poétique (inspiré I. Un poème-manifeste
de l’idée qu’elle représente. Ce d’Horace) qui définit les règles de la poésie classique La situation d’énonciation de ce poème est très parti-
trait la distingue du symbole et et marque le genre pour près de deux cents ans. culière : Verlaine, en effet, interpelle directement son
l’apparente à une métaphore filée. Justesse, clarté et naturel de l’expression, pureté de lecteur, en le tutoyant. Il cherche ainsi à l’impliquer
La jeune fille aux yeux bandés et la langue, économie des moyens sont les principales dans ce « nous » qui défend la conception symboliste
tenant à la main une balance est valeurs esthétiques du classicisme. En intitulant son de la poésie. Bien plus, il lui donne des conseils, l’incite
ainsi une allégorie de la justice, poème Art poétique, Verlaine affirme sa volonté (et, à à le suivre, en recourant à tous les procédés du mode
réunissant, en une seule figure, dif- sa suite, celle des poètes symbolistes) de rompre avec injonctif : impératif présent (« préfère l’Impair »,
férents aspects de l’idée représentés la conception classique de la poésie. Malgré les déné- « prends l’éloquence et tords-lui son cou »), subjonctif
par ses « attributs ». L’allégorie, gations de l’auteur (« N’allez pas prendre au pied de la (« Que ton vers soit la chose envolée »), futur (« tu
par son caractère de scène ou de lettre mon Art poétique qui n’est qu’une chanson »), feras bien »), tournures négatives (« Il faut que tu
tableau, est familière à la peinture ce poème fut salué par ses contemporains comme n’ailles ») ou restrictives. Ce sont ces injonctions
et à la sculpture. Par ailleurs, on la l’un des principaux manifestes du symbolisme. successives qui structurent le poème et lui donnent
rencontre fréquemment dans la son allure de manifeste.
poésie classique, ainsi que dans la Le texte Que préconise Verlaine dans cet Art poétique ? No-
littérature morale (chez Perrault, tamment d’employer un mètre impair qui va à
par exemple). Enfin, elle est éga- l’encontre de tout ce que les doctrines poétiques
lement présente dans la poésie « De la musique avant toute chose, imposaient jusqu’à alors. Le vers pair, et en particulier
romantique et moderne (Hugo, Et pour cela préfère l’Impair1 l’alexandrin, était en effet considéré comme le plus
Baudelaire, Apollinaire). Plus vague et plus soluble dans l’air, apte à représenter l’équilibre, l’harmonie si chère au
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. classicisme. Dès le début du poème, Verlaine poème
métAPHore expose les raisons de son choix : le mètre impair est
On définit schématiquement la mé- Il faut aussi que tu n’ailles point celui de la légèreté, de la fluidité ; il épouse la musique
taphore comme une comparaison Choisir tes mots sans quelque méprise du vers sans l’alourdir. La musicalité de la langue est
sans mot outil. Ces deux figures Rien de plus cher que la chanson grise primordiale pour les symbolistes. Leur poésie se veut
de style associent une image (le Où l’Indécis au Précis se joint. pure mélodie, purs accents, purs tempos intérieurs. Il
comparant) à une réalité première s’agit moins d’une musique qui s’affirme que d’une
(le comparé) : c’est pourquoi on C’est des beaux yeux derrière des voiles, douce musique, tendre et nostalgique.
parle à leur propos d’images poé- C’est le grand jour tremblant de midi,
tiques qui donnent à voir le monde C’est, par un ciel d’automne attiédi, II. Un manifeste en abyme
autrement. Le bleu fouillis des claires étoiles ! Verlaine « préfère l’Impair » et l’emploie, justement :
On distingue la métaphore in parmi les mètres impairs, il n’utilise pas un vers de
praesentia de la métaphore in […] Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! onze syllabes, trop long pour son propos et trop
absentia. La métaphore in praesentia Tu feras bien, en train d’énergie2, proche de l’alexandrin, ni l’heptasyllabe, moins mo-
explicite les deux termes (le derne et déjà employé par La Fontaine au xviie siècle :
De rendre un peu la Rime assagie.
comparant et le comparé), alors il recourt à l’ennéasyllabe (9 syllabes).
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?
que la métaphore in absentia Nul plus que Verlaine n’a manifesté son désir de
développe l’image en posant la l’éparpillement du Moi dans le flou, l’opacité des
[…] De la musique encore et toujours !
comparaison comme implicite. éléments de l’espace et du temps : pluie, brumes,
Que ton vers soit la chose envolée
Ces vers de Verlaine permettent de souvenirs, regrets… La transparence et la légèreté sont
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
les différencier : mises au premier plan : il s’agit d’alléger, par l’art de
« Je ne sais pourquoi/ Mon esprit
Vers d’autres cieux à d’autres amours. la suggestion, le poids des syllabes, des mots et des
amer/ D’une aile inquiète et folle vers pour ne faire des sons que des « bulles » et des
vole sur la mer. » Que ton vers soit la bonne aventure phrases que des « souffles ». Selon les symbolistes, la
Le premier terme de la métaphore Éparse au vent crispé du matin poésie est un lieu de passage vers un monde invisible,
(l’esprit) est explicité, le second (l’oi- Qui va fleurant la menthe et le thym… un au-delà, un ailleurs rêvé. Or, Verlaine illustre ici
seau) est implicite mais suggéré Et tout le reste est littérature. » cette quête par l’emploi de nombreuses métaphores
par les mots « aile » et « vole » : (Verlaine, Jadis et naguère, 1881.) exprimant l’envol, l’élévation.
c’est une métaphore in absentia.
Dans la suite du poème, en re- Le bon conseil
vanche, on peut relever une méta- Travaillez sur la métrique, la versification du poème.
phore in praesentia : ce qu’il ne faut pas faire
« Mouette à l’essor mélancolique Réduire l’Art poétique à un « programme » : 1
L’impair : le vers dont le mètre est impair.
Elle suit la vague, ma pensée. » c’est aussi un poème ! 2
en train d’énergie : pendant que tu y es.

34 Les mouvements littéraires

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les genres
et les registres

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L’essentieL du cours

MOTS CLÉS
Points de vue
Le narrateur est celui qui narre,
c’est-à-dire qui raconte l’histoire.
Dans un récit à la première per-
Le roman et ses
visions de l’homme
sonne, il est le « je » qui s’exprime
et peut intervenir dans l’histoire
en tant que personnage. Attention
cependant à ne pas le confondre
avec l’auteur, qui a écrit le livre.

L
Cette distinction entre auteur et
narrateur ne s’abolit que dans les e roman est un genre littéraire qui se caractérise par sa
récits autobiographiques, fondés
justement sur le principe que l’au-
grande liberté et sa capacité d’adaptation. Œuvre de fiction,
teur du livre raconte sa propre vie ce récit en prose, de longueur variable, peut aborder des
(c’est ce que l’on appelle le « pacte
autobiographique »).
sujets très différents à travers des constructions et des styles
Dans un récit à la troisième per- tout aussi divers. Qu’il le revendique ou non, le roman, sans être
sonne, le narrateur n’est pas un forcément un « miroir », tisse des rapports étroits et complexes
personnage de l’histoire : il s’efface
derrière les événements narrés. avec notre société. Les personnages présentés expriment une
Pourtant, tout récit est forcément vision de l’homme et du monde.
raconté à partir d’un certain point
de vue : bien que le narrateur ne Les différentes modalités La construction d’un personnage
dise pas « je », il peut manifester de la narration Le personnage romanesque est un être fictif, doté
sa présence (son jugement, ses Le roman est un récit. Il faut distinguer l’histoire d’une identité, d’une famille, d’un entourage social.
sentiments), par exemple à travers (ce qui est raconté) de la narration (la manière dont Il peut être présenté par le biais de descriptions qui
des modalisateurs. on raconte cette histoire). Il existe en effet bien des dressent de lui un portrait physique et/ou moral, mais
Cette variation du point de vue, manières de relater la même histoire. se définit aussi à travers ses paroles qui révèlent tant
appelée focalisation, est la marque Celui qui raconte l’histoire, le narrateur – à ne pas sa personnalité que sa culture et son milieu social.
essentielle de la présence du narra- confondre avec l’auteur ! – peut être présent dans
teur : on distingue la focalisation l’histoire comme témoin ou personnage actif. Il
interne (le narrateur épouse le s’exprime alors à la première personne du singulier
point de vue d’un personnage), la et peut commenter librement les événements, don-
focalisation externe (le narrateur ner son point de vue. Le narrateur peut également
est un simple observateur des faits être extérieur à l’histoire, celle-ci étant racontée à
et gestes des personnages) et la la troisième personne du singulier, comme si elle
focalisation zéro (le narrateur est s’écrivait toute seule. C’est le mode de narration le
omniscient). plus fréquent, que l’on retrouve en particulier dans
les romans balzaciens, et qui n’empêche pas certains
intrusion d’Auteur commentaires.
Dans le roman réaliste tradition- Il arrive parfois qu’il y ait plusieurs narrateurs dans un
nel, il arrive que l’auteur lui-même même roman (chacun donne sa version de l’histoire,
intervienne dans le récit et que sa par exemple dans le roman épistolaire) ou qu’un récit
voix recouvre celle du narrateur. soit enchâssé : le narrateur premier laisse la parole à un
L’analyse littéraire désigne habituel- narrateur second qui raconte à son tour une histoire.
lement ce phénomène sous le nom
d’intrusion d’auteur. Mais s’agit-il
bien de l’auteur ? La question reste trois ArticLes du Monde
en suspens. « Nous avouerons que à consuLter
notre héros était fort peu héros
en ce moment. Toutefois la peur • nancy Huston, « L’enfance n’est pas
ne venait chez lui qu’en seconde drôle » p. 39
ligne ; il était surtout scandalisé (robert solé, 22 mai 2009)
par ce bruit qui lui faisait mal aux
oreilles. » (Stendhal, la Chartreuse • Le roman et son péché originel p. 40
de Parme, 1838.) L’emploi de « nous, (nicolas Weill, 24 avril 2009)
notre » fait apparaître un narrateur
qui peut être identifié à Stendhal •dans les coulisses de la fiction p. 41
lui-même en train de créer son (Patrick Kéchichian, 24 avril 2009)
« héros ». dumas.

36 Les genres et les registres

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L’essentieL du cours

CITATIONS

personnages : • « On ne peut créer des person-


nages que lorsqu’on a beaucoup
étudié les hommes, comme on
ne peut parler une langue qu’à la

et du monde
condition de l’avoir sérieusement
apprise. »
(Dumas fils, La Dame aux camélias,
1848.)

• Pour le romancier objectif, « la


psychologie doit être cachée dans le
livre comme elle est cachée en réa-
lité sous les faits dans l’existence.
Le roman conçu de cette manière y
gagne de l’intérêt, du mouvement
dans le récit, de la couleur, de la vie
remuante. »
(Maupassant, préface de Pierre et
Jean, 1887.)

• « C’est toujours nous que nous


montrons dans le corps d’un roi,
d’un assassin, d’un voleur ou d’un
honnête homme. »
(Maupassant, op. cit.)

• « Le peintre qui fait notre portrait


ne montre pas notre squelette. »
Gargouille surmontant Paris. (Maupassant, op. cit.)
peut distinguer différents grands types de romans en
La manière dont le personnage s’exprime dans le fonction des buts et des effets recherchés par l’auteur. • « Le thème de tout roman, c’est
roman est particulièrement significative. Les paroles Certains romans privilégient avant tout l’intrigue le conflit d’un personnage roma-
peuvent être rapportées telles quelles au discours et l’action, et cherchent par-là à divertir le lecteur, nesque avec des choses et des
direct. Le narrateur peut aussi les intégrer clairement à lui permettre de s’évader. C’est le cas des romans hommes qu’il découvre en pers-
à son récit lorsqu’il les transcrit au discours indirect. policiers ou d’aventures, mais aussi des romans pective à mesure qu’il avance, qu’il
Enfin, ces paroles peuvent être rapportées au discours historiques. Ces derniers toutefois s’attachent évi- connaît d’abord mal, et qu’il ne
indirect libre : le glissement du récit du narrateur demment à recréer une période historique, et pren- comprend jamais tout à fait. »
aux propos du personnage devient alors presque nent parfois la forme du roman-feuilleton, publié (Alain, Système des Beaux-Arts,
imperceptible. Le discours indirect libre produit par épisodes (par exemple les romans d’Alexandre 1920.)
un effet très naturel et permet souvent au narrateur Dumas, très en vogue au xixe siècle).
de prendre une distance ironique par rapport à son D’autres romans se recentrent sur le personnage • « Le but suprême du romancier
personnage. pour privilégier l’analyse de ses ressorts psycho- est de nous rendre sensible l’âme
C’est autour du héros que se construit l’intrigue du logiques et de ses sentiments (par exemple La humaine, de nous la faire connaître
roman. Les autres personnages peuvent se définir Princesse de Clèves de Madame de Lafayette), ou pour et aimer dans sa grandeur comme
en fonction de leurs rapports avec lui : opposants en montrer l’évolution dans sa confrontation avec dans sa misère, dans ses victoires
ou adjuvants. Que ce personnage soit un héros ou la société, tout au long d’un parcours initiatique, et dans ses défaites. Admiration et
un antihéros (personnage médiocre et banal), le comme c’est le cas dans les romans picaresques ou pitié, telle est la devise du roman. »
romancier exprime à travers lui une certaine vision dans les romans d’éducation (par exemple Le Rouge (Duhamel, Essai sur le roman, 1925.)
de l’homme et du monde. Ainsi, le roman médiéval et le Noir de Stendhal).
présente ainsi des héros relativement stéréotypés Enfin, il existe également des romans qui mettent • « Les héros ont notre langage,
incarnant des valeurs essentielles. En revanche, les l’accent sur la société représentée au cours du récit. nos faiblesses, nos forces. Leur
romans réalistes du xixe siècle, tout en individualisant C’est notamment le cas des romans réalistes ou na- univers n’est ni plus beau, ni plus
leurs héros, font d’eux des êtres représentatifs de leur turalistes qui tentent de décrire avec précision une édifiant que le nôtre. Mais eux, du
milieu social. Enfin, les romans du xxe siècle remettent époque et des catégories sociales (par exemple Balzac moins, courent jusqu’au bout de
souvent en question la notion figée de personnage, ou Zola), mais aussi des romans satiriques, des ro- leur destin et il n’est jamais de si
reflétant ainsi la complexité du monde moderne. mans philosophiques à thèse. Ces derniers veulent bouleversant héros que ceux qui
provoquer une réflexion, voire une réaction, chez le vont jusqu’à l’extrémité de leurs
Les fonctions du roman lecteur et offrent souvent une critique de la société. passions. »
Même si l’établissement de catégories pour ce qui Bon nombre de romans résistent à une telle classifi- (Albert Camus, L’Homme révolté,
concerne le roman a quelque chose d’assez artificiel, on cation et peuvent réunir différents traits. 1951.)

Les genres et les registres 37

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un suJet PAs à PAs

ZOOM SUR…
Quelques personnages types et
Dissertation : Le personnage de
leurs problématiques.

• Raffinements de la psychologie
roman peut-il acquérir la complexité
amoureuse classique : Mme de
Lafayette, La Princesse de Clèves et le mystère d’un être vivant ?
• Le personnage de conte, au ser-
vice de la visée argumentative : Analyse du sujet
Voltaire, Candide et Zadig. Le sujet est une question qui invite à réfléchir sur II. Le personnage de roman peut pourtant donner
le statut du personnage. Cette réflexion doit être l’illusion de vérité et de mystère.
• Des monstres qui en disent nuancée. La question contient un présupposé : un être a) Il peut faire « concurrence à l’état-civil » (Balzac).
beaucoup sur la nature humaine : vivant est complexe et mystérieux, c’est-à-dire que Le roman réaliste dote le personnage d’une identité
Rabelais, Gargantua ; Hugo ; sa psychologie intime peut nous échapper, que ses parfois unique et mouvante (ex. : Lucien dans Illusions
Notre-Dame de Paris (Quasi- actes ne sont pas toujours cohérents, ni reliés les uns perdues de Balzac).
modo). aux autres par un enchaînement logique intelligible. b) Il peut conserver une part de mystère. Le personnage
Un personnage de roman peut-il être aussi opaque ? agit sans que l’on nous dise pourquoi (ex. : Aliochka
• Des libertins : Laclos, Les liaisons Le romancier construit un personnage dans un but dans Les Frères Karamazoff de Dostoïevski).
dangereuses (Merteuil et Valmont). déterminé. Le personnage a souvent un caractère c) Il peut acquérir une dimension mythique. Certains
complexe, que reflètent ses actions. personnages de roman n’épuisent pas les interpréta-
• Le héros romantique et le « moi » tions que l’on peut en faire (ex. : Julien Sorel dans Le
en émoi : Chateaubriand, Atala Problématique Rouge et le Noir de Stendhal).
et René. Il s’agit de s’interroger sur le rapport du personnage
de roman à la réalité : dans quelle mesure n’est-il III. Le personnage de roman se trouve entre le désir
• La femme fatale : Mérimée, qu’une construction schématique ? Ne peut-il pas de l’écrivain et les attentes du lecteur.
Carmen. parfois résister à l’interprétation ? a) Il est porteur du sens que l’auteur a voulu lui
donner. Il peut représenter une condition sociale
• Les héros de la classe populaire : (ex. : Lantier dans Germinal) ou porter une idée
Zola, Germinal (Étienne Lantier), philosophique.
L’Assommoir (Gervaise). b) Il est porteur des attentes des lecteurs. Il permet
l’identification et agit comme un miroir de l’âme
• Des anti-héros du xxe siècle : humaine.
Sartre, La Nausée (Roquentin) ;
Camus, L’Étranger (Meursault). conclusion
Il serait donc illusoire de suivre ces auteurs qui pré-
tendent que leur personnage de roman leur échappe :
SUJETS DE BAC il reste le fruit de leur imagination, et sa psychologie
n’est qu’un agencement habile, mais artificiel. Pour
Quelques sujets tombés au bac sur autant, certains personnages ont une épaisseur telle
le thème du roman et ses person- qu’ils s’approchent de l’être vivant dans sa complexité
nages. et sa diversité. Quoi qu’il en soit, un personnage roma-
nesque n’acquiert son « humanité » qu’au moment
question où il rencontre le lecteur.
PréPArAtoire cosette, Javert et Gavroche, célèbres personnages des
Dans quelle mesure ces portraits Misérables de Victor Hugo.
prennent-ils appui sur le réel, dans ce qu’il ne faut pas faire
quelle mesure le transposent-ils ? Plan détaillé • Tenir un discours théorique sans se référer à
Corpus : Honoré de Balzac, Victor I. Le personnage de roman est une simplification des personnges précis, sans citer d’œuvres.
Hugo, Émile Zola, Marcel Proust d’être vivant. • Limiter les exemples à un seul type de roman.
(juin 2008). a) Il peut n’être qu’un « type » ou une fonction : un
personnage romanesque secondaire a souvent une
dissertAtion psychologie sommaire. Les bons outils
En partant des textes du corpus, b) Ses actes sont déterminés par son caractère : il y a • Roman psychologique : La Princesse de Clèves de
vous vous demanderez si la tâche une cohérence entre ce que fait le personnage et ce Mme de Lafayette.
du romancier, quand il crée des que l’on sait de lui. • Roman d'aventures : Le Comte de Monte-Cristo,
personnages, ne consiste qu’à imi- c) Il est une « construction » romanesque : il n’existe Alexandre Dumas.
ter le réel. Vous vous appuierez que par le regard du narrateur, qui éclaire ses actions • Roman réaliste : Une Vie de Maupassant, les romans
aussi sur vos lectures personnelles (omniscience) ou adopte son point de vue (point de de Zola.
et les œuvres étudiées en classe vue interne). Un être romanesque ne peut être perçu • Nouveau Roman (remise en question du personnage
(même corpus). ainsi dans la vie réelle. romanesque).

38 Les genres et les registres

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Les ArticLes du

Nancy Huston, « L’enfance n’est pas drôle »


ce sont surtout des personnages adultes qui peuplent les romans contemporains.
Pour réussir à se mettre dans la peau d’un enfant et lui donner la parole de manière
crédible, un écrivain ne peut pas se contenter de faire appel à ses propres souvenirs.

D
e L’Empreinte de l’ange à charnière : on est sorti de la toute Mais un langage adulte ne conve- assez mal la période d’écriture de
Prodige, l’enfance est pré- petite enfance, on comprend déjà nait pas davantage. Pour préparer ses romans. Elle se met dans des
sente dans la plupart de beaucoup de choses, mais on n’est ce livre, elle avait écrit (en anglais) états impossibles, passe par des
ses romans. Elle occupe cependant pas encore entré dans le monde dans son carnet de notes quelques moments d’angoisse et de déses-
une place centrale dans Lignes de de l’école qui va formater, jusqu’à résolutions : « Élaguer, affûter [...] poir. Cette fois, c’était pire que
faille, le dernier d’entre eux. Nancy un certain point, nos opinions et Éviter les superlatifs, les tout, les d’habitude : « Il est très angoissant
Huston a voulu se mettre succes- notre intelligence. » rien, les tout le monde et ainsi de de squatter la tête d’un enfant.
sivement dans la tête de quatre Au risque d’en énerver certains suite. Çà et là, des phrases brèves, Pendant ces six mois d’écriture, je
garçons et filles de 6 ans, dont ou de se faire mal comprendre, flottantes, essoufflées - gutturales et me sentais toute petite, le nez dans
chacun est le parent du précédent. Nancy Huston affirme volontiers sauvages – des phrases arrachées à l’entrejambe du monde adulte, en-
« L’enfance m’intéresse, et elle que le fait d’être mère l’a rendue des gorges – la syntaxe en lambeaux tourée de géants effrayants, impré-
m’inspire, confie-t-elle. On écrit à meilleure romancière. « Les en- [...] Un livre serré, ruisselant densé- visibles, violents. Je ne comprenais
partir de ce qui nous a constitués, fants nous échappent, comme ment, sans fioritures. Comme si l’on pas le monde. » Elle est persuadée
de ces choses qui sont à la fois les personnages de nos romans. errait dans les méandres mêmes pourtant qu’un écrivain devrait
notre source et notre blessure. Lignes de faille est un livre que du cerveau. Être un enfant, avec les toujours garder le point de vue
Certains refoulent l’enfant qu’ils seul un parent aurait pu écrire, peurs et les plaisirs extrêmes d’un de l’enfant et ne jamais cesser de
ont été, comme s’ils avaient peur c’est-à-dire seul un être ayant été enfant. Être dans le corps d’un en- trouver incroyable la manière dont
d’être réduits à cette position de confronté aux contradictions fant qui explore son corps. L’enfant les adultes vivent, s’agressent, se
faiblesse. Une certaine littéra- inattendues, enrageantes et ahu- et le sang, l’enfant et la morve, l’en- font la guerre, torturent…
ture européenne contemporaine rissantes de la vie familiale, toutes fant et la pisse, l’enfant et la merde, Lignes de faille est un récit à l’en-
manifeste même une haine de les manières qu’a cette vie de vous l’enfant et les croûtes, l’enfant et vers, qui remonte dans le temps.
l’enfantement. » surprendre et de vous blesser. » les peaux mortes, la saleté entre Nancy Huston l’a cependant écrit
La romancière canadienne a vécu Nancy Huston connaît le di- les orteils. » de manière chronologique. En se
un traumatisme à l’âge de 6 ans : lemme de la « romamancière » : Mais on n’écrit pas impunément documentant pour ce roman, elle a
le départ de sa mère. Son père comment concilier le pessimisme, avec la « plume » d’un garçon ou mesuré combien les enfants, de-
s’est remarié et a quitté le Canada la lascivité, voire l’amoralité d’une d’une fille de 6 ans. Nancy Huston puis quelques décennies, sont de
pour s’installer dans le New romancière, capable de tuer (ses s’est rendu compte qu’elle n’était plus en plus envahis par le monde
Hampshire, aux États-Unis. Avec
l’absente, la fillette puis l’adoles-
cente n’a plus eu qu’un lien nourri Pourquoi en 2009, Robert Solé présente personnages sont des enfants de
d’imaginaire. « Quand on vit un cet ArticLe ? les éléments d’une probléma- 6 ans, narrateurs de leur propre
tel événement, remarque Nancy tique fondamentale pour tout histoire, se pose également la
Huston, on s’interroge, on fait des À propos du roman de Nancy romancier, celle de son rapport question du langage qu’ils vont
hypothèses, on imagine… Cet évé- Huston, Lignes de failles, paru à ses personnages. Quand ces employer.
nement traumatisant de l’enfance
a fait de moi une romancière. J’ai
pris conscience que le monde était personnages) et les qualités plus protégée par son savoir-faire. extérieur. Elle a eu l’impression
une scène, j’ai compris le côté théâ- positives qu’on attend générale- Elle devait s’interdire certains d’écrire un livre grave, et il l’est bien
tral des relations humaines, et cela ment d’une mère ? Elle a appris effets de style, des réflexions entendu. Mais – miracle de la litté-
a commencé à me fasciner. » Plus à cloisonner sa vie en se donnant d’adulte, bannir de son texte rature – elle a découvert après coup
tard, ses identités multiples nour- un lieu de travail distinct de son l’abstraction, mais aussi l’ironie, que c’est aussi un livre comique :
riront des œuvres de fiction. Dans habitation, où elle n’a même pas le lyrisme… « J’ai essayé, dit-elle, « Bien des passages lus à voix haute
Les Variations Goldberg, son pre- une photo de ses enfants. de respecter ce qu’un enfant de 6 déclenchent des rires dans l’assis-
mier roman, elle dit « je » au nom ans peut comprendre, et il com- tance - alors qu’en l’écrivant je n’ai
de trente personnages différents… « Peurs et plaisirs prend beaucoup de choses. Tous pas une fois esquissé même l’ombre
Pour Lignes de faille, Nancy extrêmes » les enfants sont hypersensibles. Ils d’un sourire. Car l’enfance n’est pas
Huston a spontanément choisi des Pour Lignes de faille, il fallait se reçoivent les mots adultes comme drôle. Elle est toutes sortes de
enfants de 6 ans : elle savait qu’elle mettre dans la peau d’enfants de 6 des coups ou des caresses - en choses – heureuse, malheureuse,
se retrouverait aisément dans cet ans. Nancy Huston a décidé d’em- pleine figure. » tragique, terrible, joyeuse –, elle
âge-là, physiquement et psychi- blée de ne pas singer leur manière Paradoxalement, la difficulté peut même être amusante, mais
quement, et qu’il serait « vecteur de parler. « Reproduire le langage est venue du fait qu’elle a réussi elle n’est pas drôle. »
d’émotions » pour l’écriture. enfantin aurait été très ennuyeux, à entrer dans la peau de ces en- Robert Solé
« Six ans est par ailleurs un âge et pour le lecteur, et pour moi. » fants. Nancy Huston vit en général (22 mai 2009)

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Les ArticLes du

Le roman et son
péché originel
Jean-Louis chrétien s’indigne que la littérature ait osé se substituer
au créateur.

P
ourrions-nous lire un ro- telle évolution est l’actuel piéton que notre subjectivité à nous n’ex- lège de la « cardiognosie ». Plus un
man si nous ne présuppo- urbain enfermé maladivement humerait que les faux-semblants écrivain hésite devant ce privi-
sions pas à l’avance que son derrière ses écouteurs. Pour d’une intériorité narcissique. lège, plus il est grand, suggère
auteur, à l’instar de Dieu, possède Jean-Louis Chrétien, ce moi-là Le geste fondateur du roman- Chrétien. À l’inverse, cette voix
le don de sonder les reins et les est des plus haïssables. Fait-il au cier, parce qu’il ose s’instituer d’aujourd’hui, qui me réduit aux
cœurs de ses personnages ? Cette moins de la bonne littérature ? en scrutateur des consciences et murs du « monde privé », est
convention, qui a fini par avoir La réponse est donnée à travers s’arroge le droit, jusque-là divin, comparée à celle du ventriloque
valeur d’évidence, Jean-Louis le parcours d’une figure de style : de pénétrer par effraction la qui n’entend que lui. Pour Chré-
Chrétien s’y attaque dans ce le monologue intérieur. Comme conscience d’autrui, se retrouve tien, parler sans personne à qui
premier volet d’une entreprise le style indirect libre, qui fera frappé du sceau de la démesure. s’adresser est l’indice d’une souf-
qui en comportera deux. Pour le l’objet du prochain volume, ce Pour la nommer, le philosophe a france particulière à notre temps.
philosophe, il s’agit de mener une procédé a le mérite de serrer au forgé le néologisme de « cardio- C’est aussi le péché originel de la
réflexion de grande ampleur sur plus près l’entrelacement de la gnosique », qui désigne ce viol littérature, et sa leçon.
l’histoire de la conscience, telle conscience contemporaine et de l’intimité propre au roman tel Nicolas Weill
qu’elle a été mise en forme par le du roman. que nous le connaissons. Cet ar- (24 avril 2009)
roman au cours des deux derniers L’inspiration phénoméno- rachement au sacré et à l’altérité
siècles. logique et religieuse de l’au- laisse les personnages seuls avec
Les colères de ce penseur, lui- teur lui permet d’établir une eux-mêmes, dans une société en Pourquoi
même grand lecteur des Pères de hiérarchie entre les diverses décomposition. Reste à savoir si cet ArticLe ?
l’Église, apparaissent très vite. Et œuvres abordées, à partir de l’écrivain y participe avec plus
ses développements se révèlent leur usage respectif du mono- ou moins de scrupules. Écrits par L’essai de Jean-Louis Chré-
imprégnés d’une indignation à logue intérieur. Il s’agit des un Stendhal qui fut à l’école des tien intitulé Le Roman et son
la Bernanos face à la démesure Misérables, d’Hugo, ici magni- « idéologues », héritiers révolu- péché originel, paru en 2009,
d’une littérature qui ose se subs- fiquement réhabilité comme tionnaires des Lumières, les mo- est une réflexion sur l’om-
tituer au Créateur. Cette irritation penseur de haut vol, des Vagues, nologues intérieurs omniprésents niscience du romancier, à
s’exprime en notes, remarques et de Virginia Woolf, de Lumière dans Lucien Leuwen ou Le Rouge et travers le parcours d’une
apartés, sur le mode du coup de d’août, de Faulkner, de L’In- le Noir incarnent une sorte de cas- figure de style, le monologue
griffe à notre civilisation. Doit-on nommable, de Beckett, ou de type de l’intériorité claquemurée intérieur. Le romancier ap-
pour autant le ranger dans la ca- La Comédie humaine, de Balzac. dans l’individualisme conqué- paraît comme un rival illégi-
tégorie, forgée par Antoine Com- rant. Chrétien soutient même que time de Dieu. Le philosophe
pagnon, des « antimodernes » ? Le sceau de Stendhal anticipe les analyses de désigne ce viol de l’intimité
Oui, mais à condition de ne pas la démesure Durkheim sur l’« anomie », cette du personnage propre au
assortir l’expression de ses conno- Tous ces classiques sont déliaison sociale que la sociologie roman par un néologisme :
tations politiques d’usage… confrontés à une aune secrète considère comme caractéristique « cardiognosie ». De l’inté-
L’aventure du roman accom- qui désigne un idéal dont le sujet de l’époque contemporaine. À riorité enfermée dans l’in-
pagne une métamorphose du et la fiction modernes s’éloignent l’autre bout de la chaîne, dans dividualisme conquérant
sujet moderne qui ne trouve le plus : le moi des Confessions, L’Innommable, Samuel Beckett chez Stendhal à la rupture
guère grâce à ses yeux. Celle qui auquel Jean-Louis Chrétien a pousse au contraire la pratique du salutaire du monologue
transforme le moi en subjectivi- consacré un admirable Saint Au- monologue à un point de rupture chez Beckett, l’essai propose
té recroquevillée, sous l’effet des gustin et les actes de paroles (PUF, salutaire. une nouvelle interprétation
mutations propres à la société 2008). Le moi augustinien, en Le fil rouge de cet essai se révèle de ce pouvoir « divin » du
bourgeoise et individualiste. cherchant la vérité, découvre en donc plutôt comme le récit d’un romancier.
L’illustration caricaturale d’une lui un au-delà de lui-même, alors renoncement progressif au privi-

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Les ArticLes du

Dans les coulisses


de la fiction
Bernard Pingaud construit un subtil jeu de miroir entre l’auteur, le narrateur, le lecteur
et le critique.

O
n aura fait un grand pas rente. Il se trouve donc que, pour titre Bartoldi le comédien et pour de la maison d’édition. Cet artifice
dans l’intelligence de la les besoins de sa cause, Bernard auteur un certain Lucien Roussel, est doublé par un autre, que, fine
littérature, et donc dans Pingaud a éprouvé le désir, ou res- critique de théâtre. Ce roman, mouche critique, ce même lecteur
le désir entretenu à son endroit, senti la nécessité, de déplacer ses imaginaire si on peut oser le dire, croit avoir repéré : c’est de la vie et
lorsqu’on aura cessé de considé- pions selon les lois d’un jeu qu’il est censé raconter la vie d’Auguste de la mort du comédien Frédéric
rer le roman comme une forme a lui-même inventé. S’il fallait ex- Constant, alias Bartoldi, comédien Lenoir (protagoniste de papier,
littéraire naturelle, allant de soi, pliquer en peu de mots son projet, célèbre qui, un jour du printemps pas plus réel que le « vrai » héros
une manière commode de (se) et par là sa méthode, on pourrait 1970, se suicide avec un revolver du récit) que Roussel s’est inspiré
raconter des histoires. Quelques dire qu’il a voulu dramatiser, en à l’issue d’une représentation de pour brosser le portrait de Bar-
personnages, une intrigue, une plus de l’intrigue, la technique La Mouette, qui marquait, après toldi. Arrêtons-là l’énumération
atmosphère, le tout compliqué qui la met en œuvre. Cela a déjà une longue absence, son retour des multiples chausse-trappes
de deux ou trois éléments de été tenté certes, mais rarement à la scène. Rappelons que cette dont le livre de Pingaud est tissé :
psychologie et d’une pincée de d’une manière aussi inattendue, pièce de Tchekhov se termine par les raconter toutes reviendrait
style (c’est ce qui semble le moins subtile… romanesque. Rarement le suicide de Constantin, le per- presque à le réécrire.
nécessaire), et le tour serait joué, le lecteur et sa première doublure sonnage miné par la mélancolie Répétons-le : toutes ces subtili-
la messe dite, le lecteur content. professionnelle, le critique, auront qu’incarne précisément Bartoldi… tés non seulement ne gênent pas
L’un des effets négatifs de ces été aussi utilement bousculés, « La scène est dans la vie », dirait le lecteur le vrai, vous ou moi mais
rentrées littéraires un peu plé- presque mis en crise. le dramaturge pour situer précisé- le rendent au contraire allègre,
thoriques est peut-être d’imposer On a beaucoup lu de romans qui ment l’action du drame. Elle y est ému, intelligent même. Bernard
l’idée de cette fausse évidence, de montraient un écrivain placé en tellement que des personnages Pingaud a construit une sédui-
rendre difficile une interrogation abyme, composant un roman. Ici, réels côtoient ceux de la fiction : sante machine littéraire pour ra-
sérieuse et sévère sur ce qu’on c’est le statut même de la fiction et Dullin, Jouvet, Bory, Dort, Cour- conter un destin, et surtout pour
lit, de substituer la lassitude à la avec lui celui du narrateur, du per- not… pour ne parler que du monde rendre un bel hommage au
curiosité. Et aussi de faire accroire sonnage, de l’auteur, du lecteur et du théâtre. théâtre, art du paraître, de l’illu-
que facilité et ennui n’ont pas du critique qui se trouve déplacé. Roussel, auquel, comme il est sion, qui regarde avec grand désir
partie liée. bien naturel, Pingaud prête des in- l’être et la vérité, et aussi à cet autre
On ne peut soupçonner Bernard Le « vrai » héros tentions littéraires, a mis en place « théâtre plus vrai qu’aucun
Pingaud de débarquer dans le Résumons. Le lecteur d’une un narrateur, P., lui aussi critique théâtre réel, dont la scène ne
genre romanesque les mains dans maison d’édition rédige un long de théâtre et ami de Bartoldi. « En s’ouvre que pour l’enchantement
les poches, en sifflotant. Et si l’on rapport (carrément dispropor- s’effaçant ainsi derrière P., Roussel des romanciers et de leurs lec-
ne devait reconnaître qu’un mérite tionné) sur un roman qui l’a par- ne gagne pas vraiment en crédibi- teurs ». Il a intégré à sa fiction des
à son dernier roman, ce serait celui ticulièrement intéressé ; il a pour lité », souligne le perplexe lecteur personnages qui n’y ont pas nor-
de maintenir allumée la veilleuse malement leur place : ce lecteur
de l’intelligence critique en un lieu devenu narrateur et son double
donc où elle ne brille pas toujours. besogneux, prudent ou audacieux,
Que l’on nous comprenne bien : Pourquoi cet ArticLe ? puriste, roué, influençable, dépri-
Bernard Pingaud n’a pas dissimulé mé ou étrangement joyeux, sévère
une théorie du roman dans Bar- Il est encore possible de renouveler complètement la ou désinvolte, amoureux fatigué
toldi le comédien ; des essais, il en construction romanesque « en abyme », dans laquelle revigoré par quelques belles pages,
a fait avant, ailleurs. Son livre est un personnage est lui-même occupé à écrire. C’est ce que pinailleur, donneur de leçon, écri-
un roman à part entière, un vrai montre cet article sur un roman de Robert Pingaud, Bartoldi vain trop souvent en souffrance de
roman avec personnages, intrigue, le comédien, paru en 1996, qui remet en cause le statut de sa propre création : le critique.
atmosphère, style (oui !), etc. Il y est la fiction romanesque dans ses composantes essentielles : Pour une fois, il ne demeure pas,
question d’amour et de mort, de personnage, narrateur, auteur et critique. veilleur mélancolique, à l’écart de
vérité et de mensonge ; l’Histoire la fête ; il y participe.
est présente et la mémoire vive ; la Patrick Kéchichian
narration, enfin, est limpide, cohé- (25 octobre 1996)

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L’essentieL du cours

MOTS CLÉS
Acte
Dans la dramaturgie classique, une
pièce de théâtre est divisée en actes.
Au xviie siècle, on descendait, entre
Le théâtre
U
chaque acte, les lustres qui éclairaient
la scène afin de renouveler les chan- ne pièce de théâtre est destinée à être jouée par des
delles : par conséquent, un acte dure
le temps qu’il faut pour brûler une
acteurs sur scène, dans un temps limité. ces contraintes
chandelle, soit trois quarts d’heure. donnent au texte théâtral sa spécificité dans ses moda-
De nos jours, on baisse le rideau à la
fin d’un acte pour le relever ensuite.
lités d’énonciation et sa progression narrative. elles deviennent
La règle classique de la vraisemblance des « règles » dans le théâtre « classique »
impose, au milieu du xviie siècle, que
l’acte soit une unité temporelle ab-
solument continue, les ellipses étant
situées entre les actes. Le temps de
l’acte est alors une représentation en
temps réel, tandis que l’entracte, aussi
court soit-il, est censé représenter une
durée indéterminée.

couP de tHéâtre
Un coup de théâtre est un événement
inattendu qui provoque un brusque
revirement dans l’intrigue. Chez Mo-
lière, par exemple, cet événement est
très souvent une reconnaissance qui
vient rompre, d’un coup, le nœud
dramatique et qui permet une ré-
conciliation. Ainsi, à la fin de L’Avare,
Marianne, qu’Harpagon veut épouser
à la barbe de son fils, se révèle être la
fille de son ami Anselme et la sœur de
Valère, l’amoureux d’Élise, sa fille. Il
peut être le fruit d’un deus ex machina,
c’est-à-dire procéder d’une « interven-
tion divine » (les dieux, dans le théâtre
du Grec Euripide, descendent du ciel
suspendus à une grue que l’on ap-
pelle une « machine »). Par extension
métaphorique, l’expression désigne
une intervention providentielle et
totalement extérieure à l’intrigue. Les particularités répliques) sont transcrites sans enrichissement ty-
du texte théâtral pographique particulier ;
drAmAturgie, La singularité du texte théâtral tient tout d’abord au – les noms des personnages qui prennent la parole ou
drAmAturge fait que l’auteur s’y exprime uniquement à travers sont présents sur scène, sont transcrits le plus souvent
Le terme dramaturgie peut dési- les paroles de ses personnages et ne peut intervenir en capitales d’imprimerie ;
gner soit l’activité du dramaturge directement dans le dialogue. Il ne dispose pas de la – les didascalies, c’est-à-dire les informations relatives
(c’est-à-dire l’écrivain de théâtre), souveraine liberté du romancier qui peut détailler les au lieu de l’action, aux gestes ou déplacements
soit toutes les possibilités scéniques pensées des personnages, commenter l’action, etc. des personnages, aux intonations, aux bruits, aux
que contient un texte de théâtre. De plus, le dramaturge doit tenir compte non seule- costumes, etc., sont en italiques.
Étudier une pièce sous un « angle ment des caractéristiques formelles imposées par le Enfin, le texte théâtral est singulier en ce qu’il repose
dramaturgique », c’est alors la penser genre, mais aussi de la vocation du texte à être joué. sur une situation de communication originale.
comme un texte, non à lire, mais Bien qu’il existe de rares textes qui ne sont pas prévus – Il est d’abord le lieu de deux énonciations, celle
à jouer. Attention, dans le théâtre pour la scène, la plupart en effet sont écrits avant tout des personnages qui échangent entre eux et celle de
actuel, on appelle aussi dramaturge en vue de leur représentation. l’auteur qui, à travers les didascalies, détermine les
la personne qui aide le metteur en Une pièce de théâtre développe trois types d’énoncés, répliques des personnages, découpe la pièce et oriente
scène à élucider les enjeux scéniques qui se distinguent visuellement les uns des autres par la mise en scène.
d’un texte de théâtre (ce n’est donc ni des variations typographiques : – On y distingue ensuite trois types de récepteurs :
l’auteur, ni le metteur en scène). – les paroles prononcées par les personnages (les les personnages qui s’adressent les uns aux autres ; le

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L’essentieL du cours

metteur en scène et les comédiens, qui interprètent


les didascalies de l’auteur ; enfin, le spectateur qui est
ZOOM SUR….
le destinataire essentiel des informations échangées trois ArticLes du Monde Les différents types de comique et
sur la scène. à consuLter les registres.
Cette situation particulière porte le nom de double
énonciation : le personnage et l’auteur sont énon- • Au théâtre dans son fauteuil comique de situAtion
ciateurs en même temps ; de même, lorsqu’un per- (Pierre Assouline, 29 janvier 2010) p. 46 Tombera ? Tombera pas ? Verra ? Verra
sonnage s’adresse à un autre (ou à lui-même, dans pas… le comique de situation repose
un monologue), ses paroles sont aussi destinées au • « Les Justes » libérés du théâtre d’idées toujours sur un « piège » dans lequel
public. (Brigitte salino, 14 mars 2010) p. 46-47 un personnage au moins doit tomber.
Le rire naît du bonheur de cette catas-
L’action dramatique trophe différée. Telle est la situation
L’action dramatique désigne la façon dont les évé- de base, que l’auteur travaille ensuite
nements et les relations entre les personnages s’im- à son gré, au moyen du quiproquo, de
briquent pour faire progresser l’intrigue d’une mythologie, par exemple). Enfin, le théâtre classique la péripétie, du coup de théâtre. Ainsi,
situation initiale à un dénouement. impose la règle de la bienséance qui proscrit tout ce dans le Tartuffe de Molière, Orgon
qui pourrait être de nature à choquer le spectateur est caché sous la table pendant que
La structure dramatique d’une pièce peut être analy- (sang, grossièretés, etc.) : dans une tragédie classique, Tartuffe fait la cour à sa femme.
sée selon le même « schéma actantiel » qu’un conte un meurtre a toujours lieu hors scène.
ou un roman. La cellule de base est la suivante : un Ces règles seront remises en cause par les drama- comique de cArActère
sujet désire un objet (ce n’est pas nécessairement un turges romantiques au début du xixe siècle : Hugo Un avare, un misanthrope, un
objet réel, il peut s’agir d’une idée, d’une valeur) ; ce théorise le drame romantique (préface de Cromwell) malade imaginaire ne sont pas
sujet est contrarié dans son désir par des opposants que Dumas est le premier à porter sur la scène (Henri comiques en soi. Pourtant, ils le de-
et, en même temps, aidé par des adjuvants ; l’objet est II et sa cour) avant la fameuse bataille d’Hernani et les viennent quand ce trait de caractère
promis par un destinateur à des destinataires. pièces de Musset. tourne à la folie qui les aveugle et fait
d’eux des proies faciles. C’est ce que
La progression de l’action théâtrale s’organise en La représentation théâtrale l’on appelle le comique de caractère.
quatre temps forts : au xviie siècle Le naïf Orgon, par exemple, sort de
– l’exposition (concentrée dans les premières scènes Le théâtre répond sous la table où il s’était caché et, au
de l’acte I) qui précise la situation initiale en rensei- à un véritable lieu de chasser Tartuffe de chez lui,
gnant sur le lieu, le temps, les personnages et leurs besoin social en s’attendrit de nouveau à ses discours.
relations ; attirant un public
– le nœud de l’intrigue (actes II et III) qui correspond populaire dans comique de gestes
à l’ensemble des conflits qui gênent la progression les théâtres de Le comique de gestes fait la part
de l’action et sont autant d’obstacles à la volonté des foire et autour belle à la mimique, à la grimace, à
héros ; des tréteaux du l’exubérance gestuelle. Molière, dit-
– les péripéties (acte IV) qui infléchissent le cours Pont-Neuf à Paris. on, cabriolait sur scène. Ce type de
de l’action et retardent ou modifient le dénouement Des troupes ambu- comique « transformiste » : on rit
attendu ; lantes y donnent de voir le corps de l’acteur s’aplatir,
– le dénouement (acte V) qui marque la résolution essentiellement s’allonger, diminuer, s’envoler…
définitive du conflit. Heureux dans la comédie, il est des pièces co-
le plus souvent marqué par la mort dans la tragédie. miques, des farces, comique de mots
Idéalement, il doit résulter de la logique de l’action des saynètes. Par- Mots déformés ou tronqués, alliance
elle-même et éviter les interventions peu crédibles. mi les troupes ré- de mots, réparties qui font mouche,
sidentes figurent tels sont les ressorts du comique
Les règles classiques celle de l’Hôtel de de mots.
et leur dépassement racine.
Bourgogne qui
La structure d’une pièce classique (postérieure à 1640 joue des tragédies registre burLesque
environ), doit respecter un certain nombre de règles de Racine, celle du Marais qui présente des farces Le burlesque est un type de comique
pour être conforme à ce que l’art classique appelle le avant de créer certains chefs-d'œuvre de Corneille (Le qui consiste à traiter un sujet héroïque
Beau. Tout d’abord, le théâtre s’impose la règle des Cid, Horace, etc.) ou encore celle des Italiens, installée ou sérieux en des termes vulgaires
trois unités : l’unité d’action (une seule action princi- au Palais-Royal, qui est réputée pour les audaces de ou populaires. Le burlesque peut être
pale que soutiennent éventuellement des actions se- son jeu inspiré de la Commedia dell’arte. rapproché de la parodie, du pastiche
condaires) ; l’unité de temps (pour renforcer l’intérêt La disposition d’une salle de théâtre reprend la ségré- ou de la caricature en ce qu’il relève
dramatique, l’action ne doit pas dépasser 24 heures) ; gation sociale de l’époque avec une séparation entre d’une imitation : l’idée est de travestir
l’unité de lieu (l’action prend place en un seul lieu, le public populaire, qui se tient debout au parterre, un modèle en mettant l’accent sur
plutôt un palais pour la tragédie et un intérieur et les spectateurs aisés – bourgeois et aristocrates – l’inversion des valeurs (le haut devient
bourgeois pour la comédie). Par ailleurs, une pièce qui occupent les sièges des galeries et des loges. La le bas opérant une démythification de
doit respecter la vraisemblance : ce qui se passe sur grande révolution du lieu théâtral survient avec la l’héroïsme). Le rire burlesque prend
scène doit rester crédible, ce qui, bien souvent, semble création de la scène « à l’italienne », inspirée des salles ainsi une signification politique : il
incompatible avec les exigences de la tragédie qui des palais princiers (ainsi, le théâtre Farnèse inau- rabaisse l’orgueil des grands qui de-
donne à voir des êtres hors du commun (issus de la guré à Parme en 1619). viennent objets de risée.

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un suJet PAs à PAs

MOTS CLÉS
APArté
Dissertation : Au théâtre, sur quels
De l’italien a parte, (« à part, à
l’écart »), l’aparté est la situation où
le personnage prononce des paroles
la progression dramatique peut-elle
que les autres sont censés ne pas
entendre et qui sont donc destinées
au seul spectateur. Ce procédé, qui
manifeste clairement la double
énonciation du texte théâtral, per-
met d’exprimer une réaction intime
du personnage et crée un lien de
connivence avec le public.

diALogue
Le dialogue théâtral est constitué
d’une succession de répliques qui
correspondent à la prise de parole
des différents personnages. Les ré-
pliques particulièrement longues
et développées sont des tirades. À
l’opposé, on appelle stichomythie
un dialogue serré, où les person-
nages se répondent terme à terme
ou vers à vers.

monoLogue
Dans un monologue un personnage,
seul sur scène, exprime à haute voix
ses pensées, comme s’il se parlait
à lui-même. Bien qu’il ne soit pas
« réaliste », le monologue apparaît
cependant, comme un ingrédient
naturel de l’illusion théâtrale, qui
consiste à construire un monde sen-
sible à partir du pouvoir d’évocation
des mots. Le monologue, en faisant
émerger l’univers intérieur du per-
sonnage, participe à la création de
ce monde enchanté.

quiProquo Antoine Watteau, Les comédiens italiens


Le quiproquo est un dialogue fondé
au départ sur une méprise, source intitulé complet du sujet donc à réfléchir à tout élément de la pièce sur lequel
d’effets comiques : un personnage Au théâtre, sur quels éléments scénographiques ou peut « reposer » l’action, c’est-à-dire qui est détermi-
ou un objet est pris pour un autre, autres la progression dramatique peut-elle reposer ? nant pour le mouvement de l’histoire. Le plan devra
une phrase est mal interprétée, etc. Vous répondrez en vous appuyant sur des pièces de s’articuler non pas autour d’une discussion, mais
Le quiproquo comporte générale- théâtre que vous avez lues ou étudiées, ainsi que sur autour d’un recensement organisé des éléments utiles
ment trois étapes : la méprise par- votre propre expérience de spectateur. à la dynamique de l’action.
faite, l’apparition progressive du
doute, la révélation de la méprise. Analyse du sujet Problématique
Le sujet est une question ouverte sur le théâtre. À quels éléments le dramaturge peut-il faire appel
registre PAtHétique • « Éléments scénographiques » : ce sont tous les pour faire avancer l’action dramatique ?
Pathétique vient du grec pathos éléments qui construisent la pièce de théâtre : la
qui désigne tout ce qui peut nous parole, mais aussi les objets, le décor, les gestes des Plan détaillé
toucher ou nous émouvoir. Le pa- comédiens, etc. I. La progression dramatique repose sur un objet.
thétique, c’est donc la fibre émotion- • « Ou autres » : l’expression implique qu’il faut a) Objet à l’origine de l’intrigue (ex. : le mouchoir de
nelle du texte : la terreur et la pitié réfléchir à tous les éléments qui peuvent être présents Desdémone dans Othello de Shakespeare).
pour une tragédie, la révolte suscitée dans une pièce de théâtre : costumes, lumières, etc. b) Objet orientant la progression (ex. : la lettre dictée
par la vision d’un drame, l’horreur • « La progression dramatique » : c’est l’avancée de par Araminte à Dorante dans Les Fausses confidences
d’une scène de carnage, etc. l’action, la dynamique de l’intrigue. Le sujet invite de Marivaux, qui constitue un rebondissement).

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un suJet PAs à PAs

éléments scénographiques REPÈRES


Deux genres théâtraux : la farce et

reposer ? la commedia dell’arte.

FArce
La farce est une pièce de théâtre
c) Objet provoquant le dénouement (ex. : la fiole de essentiels à l’action permettent aux dramaturges de courte et populaire, dont le but
poison qui entraîne la mort de l’usurpateur dans faire progresser leur intrigue (ex. : l’inversion des rôles est de faire rire. Le genre, présent
Ruy Blas). et des costumes dans L’Île des esclaves). dès l’Antiquité romaine, fleurit
au Moyen Âge. Il est, au départ,
II. La progression dramatique peut également être conclusion destiné à « farcir » d’intermèdes
fondée sur des éléments scénographiques. Articulé autour d’un texte et de sa représentation, le comiques les différents épisodes
a) Le décor peut donner une dynamique à la pièce (ex. : théâtre s’appuie, pour organiser la progression des des mystères médiévaux. La Farce
l’action commence dans une chambre nuptiale dans intrigues, sur tous les éléments qui le constituent : du Chaudronnier ou La Farce de
Le Mariage de Figaro). discours, gestes, objets, décors, lumières, musiques… Maître Pathelin (1460) sont des
b) Les personnages cachés peuvent également jouer N’est-ce pas pour cela que l’on peut aujourd’hui jouer pièces de ce type.
un rôle dynamique (ex. : dans Tartuffe, Orgon, caché, aussi bien Euripide que Racine, Plaute qu’Alfred Jarry ? La farce est caractérisée par trois
entrevoit la duperie du dévot sans encore l’admettre). traits essentiels :
c) Certains éléments sont souvent nécessaires à la – l’intrigue, simpliste, met toujours
dynamique interne (ex. : le dépouillement progressif ce qu’il ne faut pas faire en scène un bon tour (une bonne
du décor dans Le Roi se meurt illustre l’avancée du roi • Réduire le sujet à une réflexion sur les éléments « farce ») qu’un « farceur » joue à
vers la mort). de la représentation (décor, objets, etc.). un idiot ou à un barbon que l’on
fait cocu ;
III. La progression dramatique se nourrit de tous les – les personnages ne sont pas indi-
éléments dramatiques. Les bons outils vidualisés, mais réduits à quelques
a) Des gestes peuvent entretenir le mouvement de l’in- • Shakespeare, Othello. traits génériques ou caricaturaux
trigue (ex. : le soufflet initial du Cid conduit au duel). • Hugo, Ruy Blas. (ils n’ont souvent pas de nom,
b) Certaines scènes constituent, à elles seules, des • Ionesco, Le Roi se meurt. on se contente de les appeler « la
composantes essentielles de la progression dramatique • Les pièces de Marivaux dont l’intrigue est fondée femme », « l’homme », etc.) ;
(ex. : les scènes d’aveux de Phèdre). sur des substitutions de personnages (Le Jeu de – le rire est à la fois gras et cruel. Il
c) Les déguisements, les inversions de rôles sont l’amour et du hasard, l’Île des esclaves). n’y a pas, comme dans la comédie,
également des ingrédients moteurs. Tous les éléments de portée réflexive, ni d’identifica-
tion possible avec les personnages.

coMMediA dell’Arte
La commedia dell’arte est une
forme théâtrale qui se développe
aux xvie et xviie siècles en Italie. Les
comédiens improvisent, à partir
de canevas convenus, des saynètes
comiques et populaires qui met-
tent toujours en scène les mêmes
personnages types : le vieux Pan-
talon, son ami le Docteur, le soldat
Capitan, le tendre Lelio, la douce
Isabelle, Scaramouche et son valet
rusé, le célèbre Arlequin.
Les comédiens forment des
troupes professionnelles très ré-
putées, souvent reçues à la cour
(les Andreini sont ainsi les hôtes
d’Henri IV puis de Louis XIII).
La commedia dell’arte n’est pas une
farce grossière, mais, comme son
nom l’indique, un « théâtre d’art »,
dont le raffinement et la virtuosité
ont arraché le théâtre comique
aux tréteaux de la foire où il se
voyait souvent cantonné. Corneille
et Molière y ont puisé une partie de
leur inspiration dramatique.

Les genres et les registres 45

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Les ArticLes du

Au théâtre dans son fauteuil


Quand avons-nous lu une pièce pour la dernière fois ? Voyons voir... dans bien des
cas, cela doit remonter aux années de lycée. Pourtant, même si le texte de théâtre est
intimement lié à sa représentation, il se lit aussi. Le spectateur ne s’y fait pas, alors
que souvent il est un lecteur, mais il l’est par ailleurs.

A
lfred de Musset, qui n’est l’écriture, de la langue, du style, fermera la marche dans deux ans,
pas un perdreau de l’année, de la traduction. » Ce constat de voici ceux qui exaltent le Grand Pourquoi
appelait cela « un spectacle carence est partagé tant par Jean- Siècle et les Lumières. Toujours se- cet ArticLe ?
dans un fauteuil ». Après le four Pierre Engelbach, qui dirige les lon la même organisation en trois
de sa Nuit vénitienne en 1830, il Éditions théâtrales, que par Claire temps (histoire, textes choisis, En présentant l’Anthologie
s’était décidé à dire « adieu à la David, responsable d’Actes Sud-Pa- mises en scène) et la même du théâtre français, Pierre
ménagerie, et pour longtemps », en piers, deux des principales maisons confiance en des maîtres d’œuvre Assouline nous rappelle que
refusant de laisser porter ses pièces spécialisées avec L’Arche et Les Soli- libres de constituer leur équipe avec le théâtre nous donne aussi
sur les planches. Ainsi, pendant taires intempestifs. Le dramaturge des spécialistes de la période des textes à lire et s’interroge
près de vingt ans, il continua à Michel Vinaver avait déjà déploré concernée. Cette histoire du théâtre sur les conditions qui pour-
en écrire (Lorenzaccio, André del cette absence dans Le Compte rendu est autant celle de ses performances raient favoriser la diffusion
Sarto, Les Caprices de Marianne, d’Avignon (Actes Sud), son rapport scéniques que celle de ses lectures. de cette branche négligée de
On ne badine pas avec l’amour, tout sur les mille maux dont souffrait C’est peu dire qu’on y fait des décou- la littérature.
de même), mais pour les publier. l’édition théâtrale. C’était en vertes derrière les grands noms ; le
Heureux les lecteurs de La Revue 1987. Et depuis ? Seul le mensuel voyage est d’autant plus édifiant
des Deux Mondes, qui en étaient Le Matricule des anges lui dédie que cette archéologie des représen- exemplaires par leur tenue, leur
les principaux destinataires, avant une rubrique régulière. Or rien ne tations est enrichie en permanence humour, leur clairvoyance, leur fi-
qu’il ne consente à renouer avec consacrerait mieux le texte théâtral du regard inédit de metteurs en délité. Audiberti, Adamov, Scheha-
la scène, son échec primitif enfin comme un genre littéraire à part scène contemporains placé en dé, Ionesco, Beckett, Duras, Genet,
digéré. Si l’on met à part les clas- entière. C’est le moment ou jamais contrepoint. Seul un passionné tel entre autres, lui ont payé leur dette.
siques au programme du bac et à une époque qui voit triompher la que Tesson pouvait se lancer dans Lemarchand lisait les pièces et en-
des conservatoires, les textes des « lecture-spectacle » : les éditeurs cette entreprise. Son anthologie, courageait le spectateur à les lire,
pièces se vendent peu, et le plus ont constaté que le lectorat s’élargit appelée à faire référence, est éditée quand il n’exhortait pas les direc-
souvent à la sortie des théâtres. On chaque fois qu’un comédien lit seul à l’enseigne de L’Avant-Scène teurs de salle à s’emparer de La Pa-
cherche un mot de Guitry, on veut sur scène, brochure en main, car Théâtre, sa revue bimensuelle qui, rodie et de L’Invasion d’Adamov,
savourer un dialogue de Labiche. le texte est incarné par un lecteur justement, donne à lire des pièces. publiées mais pas jouées. C’était un
Les pièces de rares contemporains même. On y retrouve l’esprit sinon le ton temps où les musiques étaient com-
(Yasmina Reza, Jean-Michel Ribes, de l’un des plus respectés critiques mandées à Jean Wiener, Pierre
Jean-Claude Grumberg...) fran- Fabuleuse de théâtre de l’autre siècle, Jacques Henry, Maurice Ohana, et les décors
chissent parfois le cap des 8 000 « Anthologie » Lemarchand (1908-1974). Il était des à Vieira da Silva, Leonor Fini, Dora
exemplaires ; le plus souvent, la C’était mieux avant ? Air connu, plus suivis, dans les colonnes de Maar, André Masson, Soulages,
vente ne dépasse pas plusieurs cen- au théâtre comme ailleurs. Pour Combat puis dans celles du Figaro Matta. Les critiques de Jacques Le-
taines. Mais qu’est-ce qui manque s’en convaincre, il suffit de se plon- littéraire, ainsi que dans les pages de marchand leur rendaient hom-
au lecteur que nous sommes pour ger dans la fabuleuse Anthologie du La Nouvelle Revue française. Ses ar- mage. On les lit comme on assiste-
s’emparer de ces livres (environ théâtre français que le critique et ticles viennent d’être réunis rait au spectacle. Dans un fauteuil,
400 titres par an) et, dans un élan éditeur Philippe Tesson publie en par Véronique Hoffmann- mais le nôtre.
naturel, les lire à l’égal des autres ? cinq volumes. Un par siècle mais Martinot sous le titre Le Nouveau
« Une critique littéraire du texte dans le désordre : après le xixe, et Théâtre, 1947-1968. Un combat au Pierre Assouline
théâtral qui rende compte de avant le xxe et le Moyen Âge qui jour le jour (Gallimard). Ils sont (29 janvier 2010)

« Les Justes » libérés du théâtre d’idées


soixante ans après sa création, la pièce de camus est présentée par stanislas nordey
dans une mise en scène austère et rigoureuse.

À
leur création, en décembre les salles étaient à moitié vides, où Les Justes ont été joués du 2 de la grande salle ont été occupées
1949 à Paris, Les Justes de malgré la célébrité de l’auteur et au 13 mars au Théâtre national de tous les soirs par un public attiré,
Camus, ont reçu un accueil l’attrait de la distribution, qui réu- Bretagne, avant de l’être à Paris, au sans doute en partie, par la pré-
sceptique de la critique et du nissait Serge Reggiani, Michel Bou- Théâtre national de la Colline, du sence d’Emmanuelle Béart et de
public : au bout de deux mois, quet et Maria Casarès. À Rennes, 19 mars au 23 avril, les 929 places l’écrivain Wajdi Mouawad, mais

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Les ArticLes du

conquis, au point que son écoute n’est pas une pièce historique. En mondiale, pendant laquelle les niveau, où l’on regrettera cepen-
était palpable, par l’intérêt d’une son centre sont les idées. nazis traitaient les résistants de dant les élans lyriquement doulou-
pièce dont le propos s’adresse à "terroristes", et avant la guerre d’Al- reux de Wajdi Mouawad, barbu,
chacun : « Quel est le prix de la Limites morales gérie, où se posera la question de chevelu et portant lunettes. Cela ne
vie d’un homme ? Ai-je le droit de « Notre monde n’a pas besoin la violence, toujours d’actualité : grève pas la représentation, austère
tuer ? Jusqu’où peut-on aller pour d’âmes tièdes », écrivait Camus comment combattre quand on est et rigoureuse, mais illuminée par
défendre une cause ? » en 1944, dans le journal Combat. dans une situation de guerre ou de la clarté d’une intelligence qui li-
Ces questions sont celles que se « Il a besoin de cœurs brûlants dictature ? » bère Les Justes du théâtre d’idées
posent les personnages des Justes, qui sachent faire à la modération Stanislas Nordey est à l’aise daté pour en faire une réflexion sur
des révolutionnaires russes. L’un sa juste place. » Cinq ans plus dans ce théâtre où circule de la les idées. Aujourd’hui.
d’eux a réellement existé : Ivan tard, l’auteur de L’Homme révolté pensée. Pour la représenter, il
Kaliayev (1877-1905). Il a été pendu développe dans Les Justes cette choisit des acteurs venus d’hori- Brigitte Salino
après avoir tué le grand-duc, en problématique des limites morales zons différents : Wajdi Mouawad (14 mars 2010)
lançant une bombe sur sa calèche. à la violence, en donnant tous les interprétera Stepan l’enflammé.
C’était sa seconde tentative. À la points de vue, dans un élan corné- Pour Dora, la seule femme de la
première, il avait renoncé, parce lien qui fait s’opposer les thèses de pièce, il veut une « figure neuve et Pourquoi
que le grand-duc était avec sa la loi et de la nécessité, de l’amour familière ». Ce sera Emmanuelle cet ArticLe ?
femme et deux neveux. et de la mort, du meurtre et du Béart, qui n’a pas joué au théâtre
Dans la pièce, Albert Camus pardon. C’est cette problématique depuis quatorze ans, et dont il Les Justes de Camus sont re-
garde son nom et en fait un des qui a intéressé Stanislas Nordey. apprécie l’engagement : il a passé pris au printemps 2010 : ré-
protagonistes principaux, avec Quand il mettait en scène Incen- trois semaines avec elle à l’église flexion élogieuse sur la mise
Stepan Fedorov, qui défend une dies, de Wajdi Mouawad, en 2008, Saint-Bernard, l’été 1996, pour en scène qui libère la pièce
thèse opposée : non, il ne fallait il a cherché, comme il le fait tou- défendre les sans-papiers. du « théâtre d’idées » pour
pas reculer à cause des enfants ; jours, des textes qui fassent écho La voilà, silhouette sombre et en restituer la profondeur
tout est bon pour la révolution. au texte. Il a ainsi lu Les Justes. « J’ai ferme, sur le plateau nimbé d’une intemporelle et, du même
Ainsi commencent Les Justes, une été très frappé de redécouvrir une ambiance crépusculaire. Elle est coup, la rendre actuelle.
pièce qui reprend certains faits pièce que je croyais connaître. Ca- impeccable et impeccablement
historiques, mais qui pour autant mus l’écrit après la seconde guerre solidaire d’une distribution de haut

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L’essentieL du cours

MOTS CLÉS
Poème en Prose
Au xixe siècle, Aloysius Bertrand,
puis Baudelaire, refusent dans cer-
tains de leurs poèmes la contrainte
La poésie
A
trop forte de la rime et du vers, et
donnent ainsi naissance au poème u sens premier, la poésie s’oppose à la prose. cette
en prose. Le poète invente alors
ses propres contraintes formelles.
dernière se définit comme un sermo soluta, c’est-à-dire un
Néanmoins, ces textes conservent « discours délié » dont le seul but est d’aller de l’avant. La
la forme courte du fragment, une
syntaxe rythmée et des répétitions
poésie, au contraire, est définie comme un « discours mesuré »,
sonores et lexicales. Comme dans c’est-à-dire astreint à une mesure que l’on appelle un mètre.
la poésie traditionnelle, ils usent La poésie ainsi définie coule la langue dans des moules aussi
d’images très libres.
divers qu’il y a de mètres. classiquement, la langue poétique
Prose Poétique se présente sous la forme de vers qui peuvent être regroupés
Toute phrase porte en elle des
cadences et des sons, et donc
en strophes. cela suffit-il à la définir ? Quelle est la conception
une métrique et une prosodie moderne de la poésie ?
(analyse du rythme et des sono-
rités). La puissance poétique ne
se limite pas au respect de règles
préétablies. Avec la prose poétique
surgit la définition moderne et
beaucoup plus large de la poésie,
conçue comme cet usage de la
langue où la forme linguistique
elle-même (le signifiant) est l’objet
d’attention.

vers Libre
Le vers libre, lui, est un vers par sa
disposition typographique, mais
n’a pas de régularité rythmique
et ne comporte pas forcément de
rime. On le trouve dans la poésie
moderne.

stroPHe
Une strophe est un ensemble de
vers séparé par un blanc qui consti-
tue une unité poétique, à la façon
d’un paragraphe dans un texte
de prose.
Le mot appartient, à l’origine, à la
poésie lyrique : elle forme en effet
une cellule rythmique reproduite à Baudelaire
l’identique au fil du poème et peut,
à ce titre, s’apparenter au couplet Les particularités Au xixe siècle, la théorie de « l’art pour l’art », que
ou au refrain d’une ode ou d’une du genre poétique développe notamment Théophile Gautier, radicalise
chanson. Le mot poésie vient du verbe grec poiein, qui signifie même cette conception : « il n’y a vraiment de beau
Il existe autant de types de strophe « produire », « créer ». Le poète se donne un pouvoir que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile
qu’il y a de formes poétiques. On d’invention, de création verbale : en exploitant est laid » (préface de Mademoiselle de Maupin). Victor
peut les distinguer par le nombre toutes les ressources de la langue, il invente un
de vers qu’elles contiennent : un nouveau langage où les mots ont plus de sens et de
distique est une strophe de deux densité que dans leur usage habituel. un ArticLe du Monde à consuLter
vers ; un tercet, de trois vers ; un La poésie accorde une telle place au langage qu’elle
quatrain, de quatre vers ; un quin- peut se passer de narration, d’idée, de message à trans- • « Penser en poète »
til, de cinq vers ; un dizain, de dix mettre ; c’est la beauté et le pouvoir de suggestion (Jean-claude Pinson, 03 novembre 2006) p.51
vers. des mots qui importent plus que leur sens premier.

48 Les genres et les registres

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L’essentieL du cours

ZOOM SUR….
Fonction du poète Différents genres poétiques
« […] Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs. bALLAde
il est l’homme des utopies, À l’origine, la ballade est une
Les pieds ici, les yeux ailleurs. chanson à danser du Moyen Âge.
C’est lui qui sur toutes les têtes, Elle se compose de trois strophes
En tout temps, pareil aux prophètes, terminées chacune par un refrain
Dans sa main, où tout peut tenir, d’un ou deux vers, et suivies
Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue, d’une strophe finale plus courte,
Comme une torche qu’il secoue, appelée envoi. Son âge d’or se
Faire fl amboyer l’avenir ! […] Peuples ! écoutez le poète ! situe entre le xiiie et le xive siècles
Écoutez le rêveur sacré ! (Charles d’Orléans). Au xixe siècle,
Dans votre nuit, sans lui complète, les romantiques, férus de Moyen
Lui seul a le front éclairé. Âge, font renaître le genre pour
Des temps futurs perçant les ombres, conter, comme Hugo dans les
Lui seul distingue en leurs fl ancs sombres Odes et Ballades (1822), de courtes
Le germe qui n’est pas éclos. légendes populaires dans un goût
Homme, il est doux comme une femme. naïf et chantant.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux fl ots. […] » bLAson
(Victor Hugo, Les Rayons et les ombres, 1840.) Le blason, qui connaît une vogue
importante au xvie siècle, est un
poème à rimes plates qui loue ou
Hugo combattra cette position en proposant une entre la phrase grammaticale et le vers. Ainsi, lorsque qui dénigre (qui « blasonne ») un
poésie de plus en plus engagée. la phrase ne s’arrête pas à la fin du vers mais se objet. Ce peut être la guerre ou
Parce que le poète est comme un orfèvre qui travaille poursuit sans interruption sur le vers suivant, on l’amour, mais, le plus souvent, il
le langage, la poésie est le genre qui se donne les parle d’enjambement. Lorsque le groupe placé au s’agit d’une partie du corps fémi-
plus fortes contraintes formelles : le vers, la rime, la début du vers suivant est très bref, on parle de rejet. À nin que chante le poète : son œil,
strophe et les différentes formes poétiques codifiées l’inverse, quand le groupe isolé et bref se situe à la fin son sourcil, son front, etc.
(sonnet, ballade, etc.) la distinguent bien souvent des du vers, il y a contre-rejet. Ces procédés modifient le
autres genres. rythme du poème, en le rendant plus ample, et créent éLégie
La versification est un ensemble de contraintes des effets de sens en général intéressants, en mettant Forme poétique issue de la poé-
que se donne le poète afin d’obtenir certains effets par exemple en valeur un groupe de mots. sie grecque et latine, l’élégie se
liés au sens du poème : rythme sautillant ou grave, caractérise par sa tonalité mélan-
sonorités inquiétantes ou comiques, harmonie ou colique et sa vocation à chanter
discontinuité, etc. La poésie est une forme-sens : le un jeu sur les sonorités les joies et les peines de l’amour.
sens du poème naît de la forme autant que la forme La rime est l’une des caractéristiques de la poésie Très en vogue à la Renaissance
sert le sens. classique. Le retour des sonorités crée un effet à la (Ronsard), l’élégie a de nouveau
fois visuel et sonore et influe sur le rythme du poème. les faveurs de la génération ro-
Le vers et le travail du rythme Le choix du schéma de rimes est significatif. On dis- mantique, par exemple avec les
Le vers se définit en fonction du nombre de syllabes. tingue ainsi les rimes plates (aabb), les rimes croisées Méditations poétiques de Lamar-
Parmi les vers pairs qui confèrent souvent une (abab) et les rimes embrassées (abba). tine.
certaine régularité au rythme du poème, on distingue En outre, suivant l’effet d’écho et de musicalité que
entre autres : l’alexandrin (12 syllabes), le décasyllabe le poète cherche à donner, les rimes peuvent être éPoPée
(10 syllabes), l’octosyllabe (8 syllabes) et l’hexasyllabe pauvres (un seul son en écho, comme voix/choix), L’épopée est la première forme
(6 syllabes). suffisantes (deux sons en écho, comme infiniment/ littéraire à partir de laquelle se
Les vers impairs (5, 7, 9, 11 syllabes) sont plus rares et terriblement) ou riches (au moins trois sons en écho, sont ensuite définis les autres
leur présence doit être considérée comme un élément comme latente/éclatante). genres (notamment l’élégie). Elle
signifiant. Par ailleurs, on distingue les rimes féminines (le vers appartient à la littérature orale
La nature du vers influe sur le rythme du poème. En s’achève par un e muet) des rimes masculines. Dans et raconte les exploits des héros
règle générale, plus un vers est court, plus le retour la poésie classique, il convient de faire alterner ces dans un registre élevé (L’Iliade et
des sonorités à la rime est fréquent, et plus le rythme deux types de rimes. L’Odyssée d’Homère ou La Chan-
est saccadé ; à l’inverse, plus un vers est long, plus le Enfin, au sein même du vers, le poète peut travailler son de Roland). Elle entre dans la
rythme est posé. sur la musicalité des mots en formant des assonances littérature écrite par des « imita-
Le rythme du vers lui-même repose sur des accents (répétitions vocaliques) ou des allitérations (répéti- tions » des Anciens produites par
qui déterminent des coupes. Ainsi, l’alexandrin tions consonantiques). Ces procédés permettent Ronsard (L’Henriade) ou Agrippa
classique est composé de deux hémistiches, de cha- souvent de créer une harmonie imitative : les sono- d’Aubigné (Les Tragiques). Au
cun six syllabes, séparés par une coupe centrale, rités elles-mêmes contribuent à exprimer le sens du xixe siècle, Hugo retrace, dans La
nommée césure. poème. Légende des siècles, l’épopée de
Le rythme du poème dépend également du rapport l’histoire humaine universelle.

Les genres et les registres 49

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un suJet PAs à PAs

REPÈRES
recueiLs Lyriques
Dissertation : On associe souvent poésie et
• Les Regrets, Joachim Du Bellay lyrisme. La poésie consiste-t-elle seulement pour les
(xvie siècle) : recueil de sonnets
exprimant la déception devant poètes à exprimer leurs sentiments personnels ?
les mœurs romaines, la nostalgie
du pays natal.
• Les Méditations poétiques, Analyse du sujet b) La poésie comme arme de combat
Alphonse de Lamartine Le sujet part d’un constat : un genre littéraire, la Le genre poétique peut être une arme de combat,
(xixe siècle) : premier grand recueil poésie, est souvent associé à un registre : le lyrisme. une écriture de l’engagement. Ex. : Les Tragiques
lyrique romantique. L’interrogation qui suit met en question ce constat, d’Agrippa d’Aubigné contre le fanatisme religieux ;
définissant le lyrisme comme l’expression des senti- La Diane française d’Aragon (la diane est à la fois la
Poésie « Pure » ments personnels. L’adverbe seulement implique que musique militaire destinée à réveiller les soldats et
• Émaux et camées, Théophile le constat général est valide mais qu’il faut en cerner une référence à la déesse grecque de la chasse).
Gautier (xixe siècle) : adepte de les limites. Le plan dialectique canonique est donc
« l’Art pour l’Art ». bien adapté à la problématique. III. La poésie, du sentiment à l’universalité
• Les Trophées, José Maria de a) L’expression sublimée de l’expérience personnelle
Heredia (xixe siècle) : galerie de La problématique L’écriture lyrique peut métamorphoser l’expé-
tableaux parnassienne. Le rôle de la poésie est-il exclusivement d’être le rience personnelle pour l’ouvrir sur le monde.
miroir des sentiments du poète ? Le moi du poète Ex. : Baudelaire, décrivant son « Spleen » = dé-
Poésie « engAgée » habite-t-il nécessairement l’écriture poétique ? Ne passement du narcissisme, communication d’une
• Les Tragiques, Agrippa d’Aubi- peut-il exister une poésie détachée de son auteur, qui expérience.
gné (xvie siècle) : poète humaniste, se donne pour but d’explorer le réel ? b) Le lyrisme réinventé
protestant engagé, dénonce les Au milieu du xixe siècle, les Parnassiens remettent
horreurs de la guerre civile. Plan détaillé complètement en cause le moi lyrique, au profit d’une
• Les Châtiments, Victor Hugo I. La poésie, territoire privilégié de l’expression recherche du Beau dans l’impersonnel. La poésie
(xixe siècle) : poésie de combat du moi devient une forme pure, un objet sculptural qui n’a
contre Napoléon III. a) Le sentiment personnel comme source d’inspi- d’autre but que lui-même. Ex. : la poésie contem-
• Poésie et vérité, Paul Éluard ration poraine fait preuve de fantaisie verbale et explore
(xxe siècle) : grand recueil de poésie Le sentiment personnel est une source d’inspiration le langage dans L’Accent grave et l’accent aigu (Jean
de la Résistance pendant l’occupa- poétique. Mieux que toute autre forme littéraire ou Tardieu). Apparence de jeux autour de la conjugaison
tion (1942), s’ouvrant sur Liberté artistique, la poésie permet d’exprimer la part intime et de la forme interrogative où transparaît l’angoisse
(« …J’écris ton nom »). de soi. On peut ainsi se référer à de nombreux recueils du poète derrière les questions « Est-ce que nous
ou poèmes se rapportant à l’expression des senti- allons partir ?/ Est-ce que nous allons rester ? ».
Poésie « obJective » ments personnels, à des expériences vécues. Ex. : dans Dès lors, le lyrisme, quoique déguisé, devient non plus
• De l’angélus de l’aube à l’angé- Les Regrets, Du Bellay évoque l’expérience décevante expression conventionnelle des sentiments, mais
lus du soir, Francis Jammes (xix- de son séjour à Rome (ainsi, le poème « Heureux qui véritable dialogue, presque métaphysique, amorcé
xxe siècles) : le monde de la cam- comme Ulysse » traduit sa nostalgie du pays natal). avec le lecteur.
pagne restitué en vers libre par un Les Contemplations (Victor Hugo): poèmes exprimant
« poète paysan ». sa douleur à la mort de sa fille. conclusion
• Le parti-pris des choses, Francis b) L’écriture poétique, « lyre » accordée à l’expression S’il est fondé de penser que le lyrisme est un registre
Ponge (xxe siècle) : l’objet devient des sentiments majeur, voire fondateur du genre poétique, il serait
« objeu », le poète disparaît devant L’écriture poétique est comme une lyre pour l’épan- cependant erroné de réduire celui-ci à la seule expres-
la plénitude des choses. chement du moi. Les contraintes métriques et for- sion d’une sensibilité et d’une subjectivité. Le poète,
melles sont le moyen de dire avec intensité des homme dans le monde, cherche aussi à habiter le
CITATIONS sentiments parfois difficilement exprimables. monde par l’écriture, tentant parfois, par les mots,
d’en alléger les maux. Les poètes ont su dépasser la
• « Ah ! Frappe-toi le cœur, c’est là II. La poésie, lieu d’exploration du réel dichotomie impliquée par le sujet : beaucoup ont su
qu’est le génie ! » (Alfred de Musset) a) La poésie comme miroir du réel donner à leur sensibilité une dimension universelle ;
• « Entrez en vous-même / Sondez Certains poètes s’attachent davantage à « réfléchir » beaucoup ont su mêler leur voix intérieure à la réalité
les profondeurs où votre vie prend le monde, (à la fois à le refléter et à le penser). Ex. : Le du monde. Beaucoup, enfin, ont tenté de masquer la
sa source. (Rainer Maria Rilke, Parti pris des choses : Ponge porte un regard nouveau force émotionnelle de leur « je » par le « jeu ». Tant
Lettre à un jeune poète) sur les objets de notre environnement quotidien, tels il est vrai que la poésie doit donner à entendre une
• « La poésie est un moyen de que « le pain », « le cageot », etc. Ex. : Claude Roy dans conscience : conscience d’une âme ou conscience du
connaissance, un moyen d’ap- La France de profil tente de saisir le monde sous des monde.
prendre le monde. » (Eugène angles nouveaux, dans des textes, accompagnés de
Guillevic) photographies (« La fenêtre fermée n’en réfléchit pas
• « La poésie dévoile […] les choses moins/Le monde qu’elle tient à l’écart d’elle-même »). ce qu’il ne faut pas faire
surprenantes qui nous environ- Mais quand ce monde transpire l’injustice ou la Restreindre la notion de lyrisme à l’expression du
nent et que nos sens enregistraient violence, cette voix peut aussi devenir cri de révolte sentiment amoureux.
machinalement. » (Jean Cocteau) et parole engagée.

50 Les genres et les registres

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L'A rt i c L e d u

« Penser en poète »
Poésie et philosophie ne constituent pas deux espaces étanches
mais peuvent se nourrir l’une l’autre.

L
a poésie a-t-elle encore un Parce que l’exposition, la mise de formes délaissées (le poème Sur tous ces sujets, Philippe
avenir, ou n’est-elle plus en scène et en spectacle, lui est en didactique), où le poète qu’il est Beck développe des vues dont
pour nous qu’une « chose quelque sorte consubstantielle, se révèle aussi – à rebours d’une frappent la densité et la pénétra-
du passé », tout juste bonne à être ce versant « non littéraire » de « antiphilosophie du milieu » tion, la nouveauté, le pouvoir de
un objet d’étude universitaire ? la production poétique est évi- (poétique) qu’il récuse – phi- faire s’en aller loin les fusées de la
Certes, elle semble aujourd’hui demment aujourd’hui le plus losophe. Philosophe singulier pensée. Et si ces entretiens arra-
proliférer, comme il se doit à visible. L’ennui, c’est que cette sans doute, mais n’y a-t-il pas chent si vivement, si superbe-
une époque où la multitude s’ap- poésie affairée dans le « cultu- diverses manières de pratiquer ment, le sens commun (y compris
proprie de plus en plus toutes rel » (pour reprendre le mot de la philosophie ? Définir celle- celui de la philosophie) à sa tor-
sortes de pratiques artistiques, Michel Deguy) tend à masquer
bien au-delà du simple hobby. un versant beaucoup moins
Mais sa valeur symbolique s’est « spectaculaire », où le poète est Pourquoi cet ArticLe ?
à ce point érodée qu’on a pu évo- d’abord écrivain plutôt qu’« ar-
quer, non sans raison, sa « pé- tiste performer » ; où l’écriture Aperçu de la poésie actuelle, entre « poésie-performance », inté-
remption » (William Marx dans poétique continue d’appartenir grée aux arts du spectacle, et « poésie pensante », sœur jumelle
un très suggestif essai paru l’an à un espace littéraire qui inclut de la philosophie.
passé aux éditions de Minuit, en son sein, non seulement le
L’Adieu à la littérature). Sous roman ou l’essai, mais l’écriture
une forme pourtant, la poésie philosophique elle-même. Car, ci « comme art d’être poète », peur, c’est parce que la méditation
paraît pouvoir encore (un peu) jumelée avec la philosophie, la comme le fait Beck, implique s’y chantourne selon une rare
prospérer. Ne joue-t-elle pas en poésie continue de s’alimen- sans doute beaucoup quant à la prosodie, où toujours s’entend le
effet, fût-ce maigrement, sa par- ter de son rapport à celle-ci. La philosophie elle-même et à sa « chant physique du sens ». La
tition dans le concert des arts dynamique de ses révolutions définition. Mais c’est d’abord de « non-disparition de la poésie »,
de la scène et du spectacle ? La modernes n’est pas étrangère grande (et féconde) conséquence rappelle Philippe Beck, tient au
« poésie-performance », la poésie à de nouvelles configurations pour la poésie, pour sa réinven- « besoin d’entendre un discours
mise en voix, accompagnée de de ce jumelage, à leur apport tion dans l’ordre, logique autant musical », dont « l’humain ne
musique, de vidéo ou de danse, a tant prosodique que « pensant » que musical, de la pensée. Un peut se passer », parce que seul
incontestablement aujourd’hui le (qu’on songe à Hölderlin ou à livre d’entretiens avec Gérard Tes- son discours (celui de la poésie)
vent en poupe. Du coup, certains Leopardi, notamment). En France, sier que l’auteur vient de publier « marie le sentiment et la mathé-
n’hésitent pas à parler d’un « âge des œuvres aussi importantes (Beck, l’impersonnage, Argol, 250 matique du sens ». Si donc la
d’or », en même temps qu’ils se que celles d’Yves Bonnefoy, de p., 25 €.) en apporte, moyennant poésie est toujours un phéno-
demandent si la poésie appar- Philippe Jaccottet, de Michel De- une prose aussi étonnante que mène futur, ce n’est pas (ou pas
tient toujours à la littérature. Tel guy ou de Dominique Fourcade vivifiante, la belle démonstration. seulement), parce qu’elle serait
est le cas de Jean-Michel Espital- poursuivent cette tradition, té- Philippe Beck ne s’y contente pas capable de se glisser parmi les arts
lier, dans un essai récent, alerte et moignant aujourd’hui, chacune seulement d’une réflexion sur sa du spectacle, c’est parce qu’elle est
stimulant (Caisse à outils, Un pa- à leur façon, des fruits qui peu- pratique de l’écriture poétique, aussi bien philosophie que mu-
norama de la poésie aujourd’hui, vent résulter de cette connivence son rapport à la langue et aux lan- sique - art du sens et pas seule-
Pocket). Prenant acte de la diver- d’une poésie et d’une philosophie gues. Comme dans ses ouvrages ment art tout court. L’avenir de la
sité de ses modalités (« poésie qui refusent de se perdre de vue. de poésie, sa méditation de poète- poésie n’est ainsi pas dissociable
sonore, concrète, graphique, nu- Que la « poésie pensante » soit philosophe n’exclut rien, soumet- de ce possible majeur qui la voit
mérique, hors texte, vidéopoésie, toujours actuelle, qu’elle soit un tant à la pensée rythmée toutes - c’est là son actualité intempes-
performance, etc. »), soulignant « phénomène futur » et un dé- sortes d’objets, qu’il s’agisse de tive - être une forme de philoso-
l’importance de la « transversa- menti à la « mort de la poésie », l’enfance, de la famille, du soi, de phie ; être, toujours, « poésie
lité » des pratiques artistiques, il c’est ce dont atteste encore, dans la musique, ou encore de l’époque pensante ».
croit ainsi pouvoir avancer que la jeune génération, l’œuvre d’un et de sa prose, de la perception,
la poésie « paraît être sortie de poète comme Philippe Beck. Dé- de l’analogie, de l’habitation, de Jean-Claude Pinson
l’espace strictement littéraire ». fenseur du vers, il l’est également la démocratie, etc. (3 novembre 2006)

Les genres et les registres 51

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L’essentieL du cours

REPÈRES
« Je veux montrer à mes
semblables un homme
dans toute la vérité de la
L’autobiographie
L
nature ; et cet homme ce
sera moi. » (Jean-Jacques ’autobiographie est le récit qu’une personne fait de sa
rousseau, confessions) propre vie. L’auteur, le narrateur et le personnage ne font
qu’un dans ce genre de récit. Quelles sont précisément les
Plusieurs genres littéraires relèvent
de l’autobiographie.
différentes formes prises par l’autobiographie ? Quels en sont
les enjeux, les buts, les difficultés ? Quels rapports ces récits
• Le récit autobiographique propre- entretiennent-ils exactement avec la réalité ?
ment dit, conforme à la définition
de Philippe Lejeune est un genre
littéraire dont la paternité est attri- en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». Il
buée à Jean-Jacques Rousseau avec y a donc, avec le passage du temps, un écart entre
les Confessions (parution posthume le « je » du passé (« je » narré) et le « je » du présent
en 1782). Il est illustré au xixe siècle (« je » narrant). Suivant le modèle initié par Rousseau
par Stendhal avec La vie de Henry dans ses Confessions, l’auteur annonce en général
Brulard. Les récits autobiogra- clairement qu’il fait le récit de sa vie et entreprend
phiques foisonnent au xxe siècle : de mettre son cœur à nu, de cerner pour le lecteur
Les Mots de Jean-Paul Sartre, Mé- sa personnalité.
moires d’une jeune fille rangée de
Simone de Beauvoir, Enfance de Les enjeux de l’autobiographie
Nathalie Sarraute. Pourquoi se raconter ? Quelles sont les motivations
qui poussent un écrivain à faire le récit de sa vie ?
• Les mémoires : l’auteur se fait le Dans le cas des mémoires, l’auteur a souvent le sen-
témoin et le juge des événements timent d’avoir joué un rôle important dans l’histoire
historiques de son temps (aux- politique et sociale de son époque. L’écrivain prétend
quels il a souvent été mêlé de près). alors assumer une fonction de témoin et de juge des
xviie siècle : Mémoires du cardinal événements historiques : le parcours individuel de
de Retz, Mémoires de Saint-Simon. l’auteur se veut un exemple du parcours collectif, le
xixe siècle : Mémoires d’outre-tombe miroir d’une époque.
de Chateaubriand. xxe siècle : C’est l’objectif que se donne Chateaubriand lorsqu’il
Antimémoires d’André Malraux, écrit les Mémoires d’outre-tombe. Toutefois, en faisant
Mémoires de guerre de Charles de part au lecteur de ses sentiments, de ses joies et de ses
Gaulle. rancœurs, il expose dans son œuvre un « moi » très
singulier, il sonde son cœur et son âme et se livre à
• Le journal intime : à la différence de nombreuses analyses de sa personnalité. C’est plus
de l’autobiographie, il est écrit au encore ce que faisait Rousseau dans les Confessions,
jour le jour, de façon parfois frag- première autobiographie au sens moderne du terme :
mentaire, et n’a pas forcément vo- son objectif est de se peindre en profondeur, sans
cation à être publié. Le récit de la vie cabourg inspira à Proust la ville de Balbec complaisance et avec la plus grande sincérité, mais
quotidienne du diariste peut abou- dans À la recherche du temps perdu. aussi de se justifier et de répondre aux attaques qu’il
tir à une véritable introspection, ou a subies. De façon générale, l’autobiographie permet
au contraire se mêler de remarques Les différentes formes de garder le souvenir du passé et de dresser un bilan
plus générales sur la société ou la vie. de l’écriture autobiographique de sa vie pour parfois mieux se comprendre, en
xxe siècle : Journaux de Jules Renard, À l’instar de Montaigne, qui, dès le xvie siècle, annonce retraçant et en analysant les étapes importantes qui
de Gide, de Julien Green ; Carnets à propos des Essais : « je suis moi-même la matière de ont forgé sa personnalité.
d’Albert Camus ; Carnets de la drôle mon livre », le siècle des Lumières puis le mouvement
de guerre de Sartre. romantique font du « moi » et de l’individu une Fiction et autobiographie :
thématique littéraire privilégiée. Cette évolution des une frontière problématique
• L’autoportrait n’offre pas non plus mentalités aboutit à la naissance de l’autobiographie. Selon Lejeune, l’auteur qui prétend faire le récit de
de récit continu et chronologique Étymologiquement, le terme signifie « écrire soi- sa vie conclut avec le lecteur un « pacte autobio-
de la vie de l’auteur, mais présente même sa vie » (du grec autos : « soi-même », bios : « la graphique » qui établit que l’auteur, le narrateur
et développe différentes facettes de vie », graphein : « écrire »). Philippe Lejeune définit et le personnage principal sont une seule et même
sa personnalité. xvie siècle : Essais ainsi ce genre littéraire : c’est le « récit rétrospectif en personne et que cette personne s’engage à raconter la
de Montaigne ; xxe siècle : L’Âge prose qu’une personne réelle fait de sa propre exis- vérité, sans rien déguiser. Pourtant, n’y a-t-il pas, dans
d’homme de Michel Leiris tence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, toute autobiographie, une part de fiction, une dimen-

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L’essentieL du cours

• Les poèmes lyriques : le poète peut


Le récit de naissance est un passage presque obligé du projet autobiographique. L’auteur y convoque y confier ses sentiments intimes et
nécessairement des témoins, voire le « document » que constitue l’état-civil. Les circonstances en évoquer les moments marquants
sont d’emblée réinterprétées à la lumière de la vie de l’auteur : dans le premier chapitre des Mémoires de sa vie. xvie siècle : Les Regrets de
d’outre-tombe, Chateaubriand évoque déjà son « aversion pour la vie » et le nom hérité d’un frère mort Du Bellay. xixe siècle : la poésie ro-
« presque toujours traîné dans le malheur ». mantique, notamment Les Médita-
tions poétiques de Lamartine (1820),
Naissance de mes frères et sœurs. – Je viens au monde. Confession d’un enfant du siècle de
Ma mère accoucha à Saint-Malo d’un premier garçon qui mourut au berceau, et qui fut nommé Geoffroy,  Musset (1836), les Contemplations de
comme presque tous les aînés de ma famille. Ce fi ls fut suivi d’un autre et de deux fi lles qui ne vécurent que  Victor Hugo (1856).
quelques mois.
Ces quatre enfants périrent d’un épanchement de sang au cerveau. Enfi n, ma mère mit au monde un troi- • Le roman autobiographique : l’au-
sième garçon qu’on appela Jean-Baptiste : c’est lui qui, dans la suite, devint le petit-gendre de M. de Males- teur prétend être bien distinct du
herbes.  Après  Jean-Baptiste,  naquirent  quatre  fi lles  :  Marie-Anne,  Bénigne,  Julie  et  Lucile,  toutes  quatre  narrateur de l’histoire, mais glisse vers
d’une rare beauté et dont les deux aînées ont seules survécu aux orages de la Révolution. La beauté, frivolité  le récit de sa propre vie à travers la
sérieuse, reste quand toutes les autres sont passées. Je fus le dernier de ces dix enfants. Il est probable que  vie de son personnage. xxe siècle : À la
Recherche du temps perdu de Proust.
mes quatre sœurs durent leur existence au désir de mon père d’avoir son nom assuré par l’arrivée d’un se-
cond garçon ; je résistais, j’avais aversion pour la vie.
• La correspondance privée : les
Voici mon extrait de baptême :
lettres des écrivains (qui n’étaient
« Extrait des registres de l’état civil de la commune de
pas destinées à être publiées) sont des
« Saint-Malo pour l’année 1768.
sources précieuses pour la connais-
« François-René de Chateaubriand, fi ls de René de Chateaubriand et de Pauline-Jeanne Suzanne de Bedée,  sance des auteurs et des œuvres,
son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé le jour suivant par nous, Pierre-Henry Nouail,… […] tout particulièrement quand il y est
On voit que je m’étais trompé dans mes ouvrages : je me fais naître le 4 octobre et non le 4 septembre ; mes  question de leur travail de création.
prénoms sont : François-René, et non pas François-Auguste. xviie siècle : Lettres de Mme de Sévi-
La maison qu’habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée  gné. xixe siècle : correspondance de
la rue des Juifs : cette maison est aujourd’hui transformée en auberge. La chambre où ma mère accoucha  Flaubert (notamment avec Maupas-
domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une  sant et Louise Colet).
mer qui s’étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J’eus pour parrain, comme on le voit dans mon 
extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouer, fi lle du maréchal de Contades. J’étais  • L’autobiographie « fictive » : atten-
presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant  tion à ne pas confondre l’autobiogra-
l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris : on m’a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne  phie et l’autobiographie fictive dans
s’est jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée  laquelle l’auteur raconte la vie d’un
le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infl igea la vie, la tempête dont le bruit berça mon  personnage réel ou fictif à la pre-
premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur.  mière personne du singulier. Ainsi,
Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées. Le Dernier jour d’un condamné, de
(Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Partie 1, 1768-1806.) Victor Hugo, est le faux journal que
tient un condamné dans l’attente
de son exécution. Autre exemple,
sion romanesque qui rend ce pacte problématique ? (comme dans une autobiographie habituelle), mais le Marguerite Yourcenar retrace la vie de
D’une part, au moment où l’écrivain se raconte, il texte se donne bel et bien comme un roman (une fic- l’empereur Hadrien comme s’il la ra-
n’est plus exactement le même que le personnage tion). Dans ces « romans autobiographiques », les re- contait lui-même, dans les Mémoires
qu’il décrit : le temps a passé, sa mémoire peut lations que le lecteur pourrait tenter d’apercevoir entre d’Hadrien (1951).
être défaillante et surtout l’auteur porte sur celui le narrateur et l’auteur, sont donc posées comme
qu’il était un regard « à distance », il interprète a inessentielles : par exemple, Proust, dans À la recherche • L’autofiction : le concept et le mot
posteriori les événements de sa vie. D’autre part, du temps perdu, insiste sur la distance qui sépare ont été proposés par Serge Dou-
ses choix narratifs eux-mêmes sont partiaux et l’auteur Marcel Proust du narrateur Marcel (dont le brovsky à la fin des années 1970 pour
forcément fragmentaires. Il ne peut pas tout dire et nom de famille n’est jamais cité). Plus récemment, est désigner un genre littéraire réunis-
le lecteur est en droit de douter de sa sincérité. Ainsi, apparue l’autofiction qui brouille encore davantage sant des critères contradictoires :
Chateaubriand ou Rousseau ont la tentation de tour- les frontières entre fiction et autobiographie. Ces la réunion des trois identités en un
ner les événements à leur avantage, de se présenter œuvres sont souvent présentées comme des fictions seule (l’auteur est aussi le narrateur
sous un jour favorable : il ne s’agit pas pour autant de tout en mettant en scène l’auteur lui-même et en et le personnage principal) d’une
condamner ces auteurs, mais plutôt de relever dans prétendant l’évoquer avec une certaine vérité. part, et d’autre part des modalités
leurs œuvres les traces de la fiction romanesque. Un narratives aussi libres que celles de la
individu peut-il prétendre jamais se connaître et se fiction romanesque. La « pionnière »
confesser absolument, dans la mesure où bien des un ArticLe du Monde à consuLter en serait Colette. Des romans de
actes et des désirs ont des motivations inconscientes ? Marguerite Duras, (L’Amant, L’Amant
• écriture de soi et questionnement du de la Chine du Nord) et plus récem-
Un grand nombre d’œuvres se situent à la lisière du monde ment de Christine Angot, d’Hervé
roman et de l’autobiographie : le narrateur y dit « je » (thomas clerc, 26 mars 2010) p. 55 Guibert et de Camillle Laurens relè-
et se met lui-même en scène à l’intérieur du récit vent de cette mouvance.

Les genres et les registres 53

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un suJet PAs à PAs

SUJETS DE BAC
Quelques sujets tombés au bac sur
Écriture d’invention : lettre d’un
le thème de l’autobiographie. éditeur au sujet d’un projet d’autobiographie
dissertAtion 1 intitulé complet du sujet
Dans sa Vie d’Henry Brulard, Un écrivain entreprend d’écrire son autobiographie à la manière de Jean-Jacques Rousseau. Imaginez la lettre
Stendhal s’interroge : « Quel œil que son éditeur lui envoie pour le persuader de renoncer à cette entreprise et d’accepter que le récit de sa vie
peut se voir soi-même ? » Cette soit pris en charge par un biographe.
question peut-elle rendre compte
de la principale difficulté à laquelle Proposition de corrigé
se trouve confronté l’autobio-
graphe ? Vous répondrez en vous
appuyant sur les textes qui vous Furne Éditions
sont proposés, ceux que vous avez SA au capital de 76 000 euros
étudiés en classe et vos lectures 36, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève
personnelles. 75005 Paris À Jacques Fournier
1, rue de la Butte-aux-Cailles
Corpus (extraits) : Stendhal, Vie 75013 Paris
d’Henry Brulard ; Jean-Jacques
Rousseau, Dialogues. Paris, le 1er septembre 2005

dissertAtion 2 Mon cher Jacques,
Selon vous, l’intérêt principal Nous avons beau nous connaître depuis longtemps, vous ne laisserez jamais de me surprendre !
d’une autobiographie est-il de dire Voilà que vous vous êtes mis en tête d’écrire votre autobiographie ! Et qui plus est, à la manière de Rousseau ! J’ai dû relire 
trois fois votre lettre pour bien m’assurer qu’elle était de vous, j’ai vérifi é que nous n’étions pas le 1er avril… Bref, vous semblez 
toute la vérité sur son auteur ?
sérieux.
Vous répondrez en vous appuyant
Permettez-moi de m’opposer vigoureusement à ce projet, et de vous proposer une alternative : pourquoi ne laisseriez-vous 
sur les textes du corpus, mais aussi pas un talentueux auteur faire le récit de votre vie ? Comme je vous connais, vous allez exiger de moi que je vous donne mes 
sur les œuvres que vous avez lues raisons… avant de faire exactement ce que vous aviez décidé.
ou étudiées en classe. Allons, réfl échissez : vous êtes bien placé pour connaître la diffi culté qu’il y a à parler de soi quand on a, comme Rousseau, 
précisé à ses lecteurs en préambule qu’on allait dire la vérité. « Je veux parler d’un homme », dit ce grand écrivain, et « cet 
Corpus (extraits) : Jean-Jacques homme, ce sera moi ». Vous voyez bien le problème : notre homme veut parler de lui comme s’il était quelqu’un d’autre ; 
Rousseau, « Préambule du manus- il a l’ambition d’être à la fois sujet et objet. Or vous savez bien qu’un tel dédoublement est impossible : le lecteur réclame 
crit de Neuchâtel », Les Confessions, de la part de l’auteur une objectivité inatteignable ; il y aura toujours, dans le discours que vous aurez sur vous-même, une 
édition posthume 1782-1789 ; Jean- arrière-pensée, une intention plus ou moins déguisée. Et même si vous avez l’impression d’être totalement transparent, le 
Jacques Rousseau, « Quatrième lecteur, qui pense vous connaître déjà à travers vos romans, vous taxera de narcissisme, d’excès dans l’auto-contrition ou 
l’auto-glorifi cation. Vous gagneriez, pour vous en convaincre, à lire les Dialogues de votre cher Rousseau. Que dit-il, dans ce 
promenade », Les Rêveries du
« correctif » des Confessions, à propos de son projet ? Permettez-moi de le citer : « J’ai tâché de m’acquitter équitablement 
promeneur solitaire, édition pos- et impartialement de ce diffi cile devoir, sans […] me vanter des vertus qu’il [le public] me refuse… » Voyez à quoi votre glo-
thume 1782 ; François-René de rieux aîné se voit réduit : convaincu des préjugés de ses lecteurs, il doit se retenir de dire du bien de lui ! Avec la biographie, 
Chateaubriand, « Première idée de rien de tel : l’écrivain, totalement détaché de son objet, peut atteindre à l’objectivité ; le récit de votre existence ne peut être 
mes Mémoires », Mémoires d’outre- entaché de soupçon s’il est mené par une personne « étrangère », qui ne vous « connaît » pas ; elle ne s’appuiera que sur 
tombe, 1848 ; George Sand, Histoire des documents dignes de foi : actes de naissance, état civil… et, pourquoi pas, vos propres écrits et réfl exions. De plus, si le 
de ma vie, 1854-1855 ; Edgar Quinet, biographe est enclin à vous valoriser, on ne le taxera pas d’être de parti pris : qu’a-t-il à gagner en disant du bien de vous ?
Histoire de mes idées, 1858. Je voudrais, si je n’ai pas encore réussi à vous rallier à mes raisons, vous rappeler votre plus gros défaut : vous êtes écrivain. 
Comme tous ceux de votre estimable corporation, que je me fl atte de bien connaître, vous avez horreur du vide. Or le vide, ou 
dissertAtion 3 plutôt l’absence, le manque, est constitutif de l’écriture autobiographique : il n’est de souvenir sans défaut de mémoire ; le 
tissu de l’existence est une étoffe pleine de trous, que vous autres écrivains n’hésitez pas à combler « par quelque ornement 
Ce que nous apprend un écrit
littéraire »… C’est Rousseau lui-même qui en convient dans son préambule des Confessions ! La biographie n’est pas soumise 
biographique (quelle que soit sa
à ces petits arrangements avec la vérité : soucieuse d’authenticité, elle ne parle que de ce qu’elle connaît. Dans le même ordre 
nature) nous permet-il de mieux d’idées, l’écriture biographique n’est pas une « thérapie », avec tous les problèmes d’autocensure que cela peut induire : si 
connaître et apprécier l’œuvre l’écrivain qui raconte votre vie estime que telle anecdote peut aider à mieux vous comprendre, il en rendra compte sans cir-
d’un écrivain ? Vous répondrez conlocutions oratoires, avec une sécheresse factuelle ; cela ne l’empêchera certes pas, dans un deuxième temps, de se livrer à 
à cette question en un dévelop- une interprétation de ces faits, mais celle-ci du moins ne sera-t-elle pas susceptible d’une nouvelle interprétation du lecteur. 
pement composé prenant appui Marcel Schwob, dans la préface de ses Vies imaginaires, compare le travail du biographe à celui d’un artiste peintre ; selon 
sur les textes du corpus, ceux que lui, la qualité du sujet raconté importe peu, il s’agit juste de trouver un « angle » intéressant. Mais, pour fi ler la métaphore, 
vous avez étudiés en classe et vos l’autobiographe a-t-il le choix de se peindre autrement que de face ? Et peut-il, sans déformer la vérité, se représenter sans 
lectures personnelles. son pinceau à la main ?
Je vous en conjure, mon cher Jacques, laissez à un autre artiste le soin de rendre compte de vous. Peut-être alors découvrirez-
vous le portrait d’un inconnu qui vous ressemble. Cet inconnu, ce sera vous.
Corpus : Arthur Rimbaud, Poésies,
Quant à moi, je demeure votre dévoué et fi dèle éditeur,
« Ma Bohème (fantaisie) », 1871 ;
Édouard Furne.
Pierre Michon, Rimbaud le fils, P.-S. : Je connais bien Max Gallo ; sa biographie de Victor Hugo s’est très bien vendue…
1991 ; Jean-Jacques Lefrère, Arthur
Rimbaud, 2001.

54 Les genres et les registres

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Écriture de soi Pourquoi


cet ArticLe ?

Thomas Clerc propose dans

et questionnement du monde cet article un tour d’horizon


de la littérature actuelle
atour de la problématique
de « l’écriture de soi ». Les
années 1980 marquent un

I
l faut d’abord refuser l’an- Sur le plan des formes, l’éclate- du réalisme narratif, qui consti- tournant, avec les succès de
tienne pénible du « déclin » ment des tendances est manifeste tue la majorité de la production l’ « autofiction », dont il cite
de la littérature française. Il dans la mesure où les options courante. En effet, ce n’est pas le les exemples les plus signi-
existe aujourd’hui d’excellents esthétiques ont cédé le pas de- « vieux sujet » qui revient, mais ficatifs. Ce succès n’exclut
écrivains en France, mais leur visi- vant un éclectisme augmenté par un autre, traversé par de multiples pas ceux d’une littérature
bilité est incertaine. Ce n’est pas la l’explosion de la production (plus polarités. « Je » est toujours pluriel. de témoignage (« documen-
littérature qui est en crise, mais sa de mille romans chaque année) Du reste, les théoriciens de la taire »), du roman à thèse
légitimité. Centrale dans la forma- et le décalage entre l’offre et la mort de l’auteur et de la fin de (Houellebecq) ni les réussites
tion des élites du passé, elle ne l’est demande. Face à cette pléthore, l’homme, Barthes et Foucault, des réécritures, qu’elles se
plus ; mais la littérature exigeante, des écrivains en voie de classicisa- avaient déjà anticipé cette pro- réfèrent à des icônes histo-
contrairement à ce qu’affirment les tion (légitimés de leur vivant) font blématique en opérant un chan- riques ou à des figures de
néoconservateurs, n’a jamais été figure de repères : pour prendre gement de cap à la fin des années l’ombre.
populaire qu’au sein d’un groupe deux extrêmes, Patrick Modiano, 1970 : Foucault avec ses derniers
social restreint : Gide tirait souvent moderne parce qu’il a été rétro travaux sur l’esthétique de l’exis-
à 500 exemplaires, mais il était (jetant, en 1968, un regard sur tence (définition possible de l’au- littérature « du milieu » (comme
lu par les gens-qui-comptent. La la France des années noires), tobiographie), et Barthes avec son on dit au cinéma « la qualité fran-
croyance d’une universalité de la ou Pierre Guyotat dont l’avant- autoportrait Roland Barthes par çaise »), indifférente à la langue
littérature est donc une imposture gardisme sur les plans politique Roland Barthes (1975), où l’identité qu’elle emploie ; de l’autre côté,
française qui s’est écroulée avec et sexuel s’accompagne d’une est envisagée comme un rôle. Par le « contemporain » au sens fort,
l’élévation du niveau et la diversi- conscience extrême de la langue. conséquent, l’écriture de soi est un littérature qui se pose le pro-
fication de l’offre culturelle. Tous deux ont utilement obligé genre bien plus théorique qu’on blème de la représentation du
Ce qui a vécu, c’est aussi une cer- la société française à prendre ne le dit et, du coup, plus vivant sujet moderne. Cette « littérature
taine idée de la littérature close sur conscience de ses mensonges. que tous les autres. L’erreur a été d’auteur » où le texte est une
elle-même – son autoréférentialité On peut aussi brandir plusieurs de croire qu’elle signifiait « spon- performance ou un événement
– véhiculée par les modernes tels noms sans doute appelés à de- tanéité », « naturel » et réfutation de langage se distingue de celle
Blanchot ou Derrida. La littérature venir des classiques (Echenoz, de l’histoire littéraire là où elle qui n’est écrite par personne, pur
est un monde en soi et elle a un Quignard, Michon, NDiaye, etc.), vise au contraire à questionner canevas destiné à raconter des
dehors, elle est donc relationnelle : auteurs sur lesquels règne un conjointement le sujet de l’écri- histoires interchangeables : Marc
ni pur reflet, comme le disait la accord qui n’est pas forcément le ture et l’homme moderne. Lévy n’écrit pas en français mais
vulgate marxiste, ni pur miroir meilleur service à leur rendre. En Il faut défendre Narcisse, dans une langue scénarisée. Tout
auto-réfléchissant comme feignait effet, la littérature contemporaine comme l’a bien montré Philippe le monde connaît les noms de
de le croire le structuralisme. On peut être définie comme celle sur Vilain (Défense de Narcisse), cette littérature vendeuse, mais
peut appeler « postmodernité » laquelle il n’y a pas de consensus. puisque Narcisse c’est vous et moi, les oublie vite. L’autre littérature,
cette période (la nôtre) qui ouvre la Aussi problématiserai-je la ques- c’est-à-dire un sujet qui va mourir contemporaine au sens subjec-
littérature sur le monde, au risque tion à partir d’un genre lui-même mais qui voudrait quand même tif, qui concerne notre temps,
de voir se diluer sa spécificité. Du incertain : l’autobiographie. y voir plus clair dans le siècle. La s’incarne exemplairement dans
coup, les critères de littérarité vitalité de l’écriture de soi est liée l’écriture de soi.
semblent plus opaques, ce qui ne Le règne à ce mouvement de tension entre
facilite la tâche de personne, ni des autobiographique le dedans et le dehors, décliné sous terroristes
critiques ni du public. Incontestable est le « retour au toutes ses formes. Il n’y a en fait et rhétoriqueurs
Le mot « contemporain » im- sujet » que l’on observe depuis les aucune séparation entre l’écriture Celle-ci, loin d’être un recul nar-
plique un contexte et des partis années 1980. Fait mal compris, ce de soi et le questionnement du cissique, est le lieu d’un mouve-
pris. Pour le découpage historique, « retour » est salutaire, puisqu’il monde : ses détracteurs n’ont que ment paradoxal de régénération
les années 1980 sont un bon point a permis l’explosion de la sphère des arguments moraux à opposer des formes et des contenus. En effet,
de départ, puisqu’elles correspon- autobiographique, qui est ce qui à un bouleversement esthétique. cette littérature « personnelle » a
dent à un changement d’horizon est arrivé de mieux à la littéra- On peut donc proposer un contaminé tous les genres : roman,
d’attente : fin des idéologies, ture française des trente dernières premier partage à partir du mot théâtre, poésie, essai. On peut donc
triomphe du spectaculaire-mar- années. Ce « retour » n’est pas « contemporain », entendu au penser la littérature d’aujourd’hui
chand prophétisé par Debord, réactionnaire, contrairement à sens faible d’« actuel » : produc- à partir des problèmes spécifiques
surmédiatisation, néolibéralisme ce qu’affirment les fictionalistes, tion commerciale, d’évasion, posés par l’écriture de soi. Ainsi la
substituant le divertissement à la c’est-à-dire les défenseurs des empruntant souvent les traits question centrale de la vérité : il
culture, etc. vieilles formules romanesques et du romanesque de convention, y a les écrivains qui y croient, et

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ceux pour qui c’est une notion sans quoi, tout est possible : objectivation pour mesurer la qualité du récit Dondog). Une tendance productive
fondement. Jean Paulhan appelait froide (Rapport sur moi, Grégoire autobiographique – Philippe Forest est la réappropriation romanesque
les premiers « Terroristes », les Bouillier), grand flux verbal de Fré- (L’Enfant éternel) ou Camille Laurens de personnages réels ou de faits his-
autres « Rhétoriqueurs » (Les Fleurs déric-Yves Jeannet (Charité) qui mêle (Philippe) le rappellent dans leurs toriques marquants. En choisissant
de Tarbes). Les Terroristes considè- diverses couches de temps, lyrisme récits consacrés à la mort de leurs des figures du monde moderne, le
rent que la littérature ne se réduit de Raymond Federman (Amer el- enfants. roman réécrit alors l’Histoire par
pas à la littérature, mais qu’elle est dorado), confession construite de ses icônes (Ingrid Caven, de Jean-
travaillée par le Dehors : en termes Catherine Millet, (La Vie sexuelle de La vérité hors Jacques Schuhl, Madman Bovary,
linguistiques, le message y déborde Catherine M.). Écrit avec élégance, autobiographie de Claro), ou des figures de l’ombre
le code. C’est la définition même de ce best-seller légitime a une double En face de l’hydre autobiogra- (L’Adversaire, Emmanuel Carrère). Il
l’avant-garde, qui cherche à abolir portée : littéraire (c’est un grand livre phique, dont la force est liée à la peut s’agir aussi de « rejouer » des
la différence entre l’art et la vie. On descriptif, qui insiste sur la visualité pertinence du regard qu’elle pro- œuvres, télévisuelles chez Philippe
suppose les avant-gardes mortes de- de l’écriture), mais aussi culturelle pose dans une société fascinée par Djian (Doggy bag), ou filmiques,
puis les années 1980. Et si l’écriture puisque la narratrice joue la dis- la transparence, d’autres options comme dans le superbe Cinéma, de
de soi était la version postmoderne ponibilité contre la transgression, sont possibles. Si la littérature est la Tanguy Viel, récriture du Limier, de
de l’avant-garde ? Car il existe une contribuant ainsi à désacraliser la mieux à même de dire la vérité du Mankiewicz.
écriture autobiographique qui com- sexualité. Dans tous ces exemples, le monde renversé (ce qui lui confère La question de la langue reste
porte des traces d’utopie, comme les moi n’est pas posé préalablement à sa nécessité et empêche sa « dis- décisive pour proposer une autre
Souvenirs obscurs d’un juif polonais l’écriture mais s’invente au cours du parition »), les moyens employés vision du monde que celle que vé-
né en France, de Pierre Goldman livre, il est « pris dans une ligne de divergent, preuve de la richesse hiculent les langages formatés. De
(1975), mise à nu d’un homme et fiction » (Lacan). de ses possibilités : il existe ainsi ce point de vue, contrairement à ce
d’un système judiciaire. Plus près de Pour autant, le mot « autofiction » une tendance documentaire dans qu’affirme Jacques Rancière, il y a
nous, le dernier autobiographe à le- est gênant dans son succès même, la littérature française actuelle, re- bien un « propre de la littérature »,
ver les tabous de la société française puisqu’il présuppose que la litté- présentée par Jean Rolin (Chrétiens, qui est de constituer une autre lan-
en procédant à une esthétique de la rature est par essence fictionnelle, Zone) ou François Bon (Sortie d’usine, gue à l’intérieur de la langue. Si notre
transparence totale, fut Guillaume ce qui est faux : simple postulat Daewoo). Ici, la « vérité » n’est plus époque marginalise la littérature,
Dustan. Son progressisme s’exprime statistique, venu d’Aristote. Cette liée à une subjectivité exposée mais c’est qu’elle méprise la langue, muti-
dans une œuvre imparfaite dont conception autorise les détrac- à un regard plus neutre, quoique lée par le « médialecte » dénoncé par
la réception a été brouillée (Je sors teurs de l’écriture de soi, tel Valéry, traversé par l’expérience du réel (La Gérard Genette (l’exemple-type : le
ce soir, Génie divin) par des polé- à considérer qu’elle est un genre Maladie de Sachs, Martin Winckler). forçage de l’adjectif « surréaliste »).
miques entretenues par l’intéressé falsifié, selon un paradoxe scolaire : À l’inverse se situe le « roman ro- La littérature adopte alors divers
lui-même – c’est la marque des écri- le roman serait plus vrai que les manesque », celui dont on déplore usages tactiques de son matériau :
vains terroristes que de ne pas être autobiographies mensongères. Or souvent qu’il fasse défaut, capable réponse réactive d’un Renaud
considérés comme des écrivains. l’écriture de soi n’a jamais impli- d’embrasser le monde et l’Histoire, Camus défenseur de syntaxe, acti-
Les pendants des Terroristes sont qué un renoncement à la mise en comme on dit que les Américains sa- visme d’un Valère Novarina réin-
les Rhétoriqueurs, pour qui la littéra- scène et à l’invention. L’autofiction, vent le faire, sur le modèle, d’ailleurs, ventant le français à partir d’une
ture est d’abord un art verbal obéis- qui postule une identité de nom du roman français du xixe siècle. pratique presque dialectale de la
sant à des lois qu’il s’agit d’accomplir entre narrateur et personnage Houellebecq représente assez langue. Comment ne pas rire à l’ex-
ou d’inventer. Mais la recherche (comme l’autobiographie) mais cette tendance : du bon roman à traordinaire sens de la novlangue
sur la forme modifie nécessaire- refuse le pacte de vérité (comme le thèses, à la fois cynique et touchant contemporaine d’un Jean-Charles
ment notre vision du monde, et le roman) flirte avec une dimension dans la mesure où il prend au sé- Masséra (We are l’Europe) ? N’ou-
transforme obliquement. Toute la ludique, qui en limite l’intérêt si rieux la plupart des « grandes ques- blions pas la poésie, qui dans son
littérature digne de ce nom est donc on n’y sent qu’une complaisance tions » qui animent notre temps existence même propose une al-
politique (au sens large), puisqu’elle virtuose. Georges Perec a conçu des (Les Particules élémentaires, Plate- ternative à la langue commune. Or
défait les anciennes manières de lire autobiographies formalisées, mais forme). L’ambiance sinistre et folle nous avons en France, à défaut de
et de penser à partir d’un renou- nullement gratuites, grâce à leur du monde vu comme asile d’aliénés « grands écrivains fédérateurs », des
vellement de sa matière. En fait, puissance historique (W ou le sou- trouve en Régis Jauffret un interprète poètes de premier plan : Dominique
les grands écrivains sont à la fois venir d’enfance ou Je me souviens). de choix (Promenade ou Univers, Fourcade, Jacques Roubaud, Jude
Terroristes et Rhétoriqueurs : de Il convient donc d’être prudent univers). La veine plus dérisionniste Stéfan, et les plus jeunes Philippe
Breton à Sartre ou Duras, changer la lorsqu’on utilise le terme d’« autofic- des auteurs des Editions de Minuit Beck, Olivier Cadiot, Tarkos, Natha-
vie c’est changer la vue. tion » qui convient aux expériences doit son succès au renversement des lie Quintane, expérimentateurs de
d’une Chloé Delaume ou aux raffi- principes esthétiques sur lesquels l’hybridité - mais la poésie peut
entre vérité nements identitaires d’Anne Garréta était fondée cette illustre maison : aussi être une performance orale
et mise en scène (Pas un jour) plus qu’au pathos d’An- le burlesque et l’humour servent à (Bernard Heidsieck, Charles Penne-
Une bonne autobiographie se nie Ernaux (Journal du dehors) ou déstabiliser, de manière outrée, les quin) et investir les genres.
jugera donc à son degré de sincé- de Christine Angot (L’Inceste). Chez apparences d’un monde absurde. La littérature n’est pas seulement
rité autant qu’à l’intelligence de son cette dernière, la « prise de parole » On préférera l’ironie politique d’un un art mais aussi un savoir sur les
dispositif verbal, ces deux éléments et l’effet de vérité constituent tout Volodine, auteur transgenre venu textes : elle ne demande donc qu’à
étant inséparables. Plus une autobio- le sel d’une œuvre controversée, de la science-fiction et théoricien être mieux cartographiée pour être
graphie est attentive à son médium, puisque typiquement terroriste. La du post-exotisme, qui vise à penser moins méconnue.
meilleure elle est, puisque le sujet notion de pathos, dévalorisée par le monde gagné par la catastrophe Thomas Clerc
est un être de langage – à partir de un usage trivial du mot, est décisive (Le Post-exotisme en dix leçons, (26 mars 2010)

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l'argumentation

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L’essentieL du cours

REPÈRES
La rhétorique, ensemble de règles,
de procédés constituant l’art de
bien parler, fournit avec ses figures Démontrer,
convaincre et
l’essentiel des outils de l’argumenta-
tion. En voici quelques-unes.

Figures PAr
AmPLiFicAtion
L’amplification a pour but d’augmen-

L
ter la puissance d’un énoncé.
Parmi les figures de sens (figures sé- ’argumentation peut être entendue comme un raisonne-
mantiques) on distingue :
– la gradation, qui est une succession
ment destiné à prouver un fait ou à défendre une opinion. on
de plusieurs mots de force croissante la retrouve partout : dans la publicité, dans la presse, dans
ou décroissante dont le dernier est
souvent hyperbolique ;
la littérature, dans le débat politique… Mais elle ne poursuit pas
– l’hyperbole, qui est la mise en relief le même objectif selon l’intention du locuteur : celui-ci, en effet,
d’un propos par l’exagération des peut vouloir démontrer, convaincre ou persuader. Quelles sont
termes employés. Dans Candide (Vol-
taire), le narrateur décrit ainsi le philo- les caractéristiques de ces différents types d’argumentation ?
sophe Pangloss, maniant l’hyperbole
pour mieux ironiser : « Il prouvait qu’est-ce qu’argumenter ? argumentation vers une conclusion qui réaffirme la
admirablement qu’il n’y a pas d’effet Une argumentation est un discours destiné à thèse avec force et emporte définitivement l’adhésion.
sans cause et que, dans le meilleur convaincre de la validité d’un propos ; elle prend Les stratégies argumentatives
des mondes possibles, le château de en compte un interlocuteur (réel ou fictif) dont elle
Thunder-ten-Tronkh était le plus beau veut obtenir l’adhésion. Dans une argumentation,
château et madame la baronne la on distingue le thème (ce dont on parle) de la thèse
meilleure des baronnes possibles. » (ce qu’on en dit, l’opinion émise à propos du thème).
Pour soutenir sa thèse, le locuteur recourt à des ar-
Figures syntAxiques guments organisés qui fondent la validité du propos.
L’accumulation est une multiplica- Malgré le sens étymologique (argumentum en latin
tion de mots de fonction identique. signifie « preuve »), l’argument n’est pas une preuve,
On peut citer également : mais un maillon du raisonnement qui sert à étayer
– la période, phrase complexe d’une la thèse, à convaincre l’interlocuteur de sa validité (et
grande ampleur, qui se caractérise non à en garantir la vérité).
par l’agencement harmonieux de
ses propositions ; elle crée un effet On distingue différents types d’arguments :
d’attente : l’esprit du destinataire – l’argument logique fait appel à la raison de
doit rester en suspens jusqu’à la l’interlocuteur ;
fin de la phrase, qui est comme un – l’argument d’expérience repose sur les acquis du
épanouissement de la pensée ; passé (« l’expérience montre que... ») ;
– le parallélisme, énoncé organisé – l’argument d’autorité s’appuie sur une personne
en membres de phrase parallèles, célèbre ou reconnue (ex. : « Aristote dit que... », sur
se répondant suivant un rythme une source jugée fiable « le journal Le Monde écrit
symétrique. Ex. : « Il n’avait pas de que... ») ;
fange dans l’eau de son moulin, / Il – l’argument ad hominem met en cause la vie privée
n’avait pas d’enfer dans le feu de sa de l’interlocuteur.
forge. » (Victor Hugo).
Les arguments sont le plus souvent illustrés par
Figures PAr des exemples qui rendent le propos plus concret et
AtténuAtion donc plus efficace. Ces exemples peuvent être tirés
L’atténuation consiste à adoucir une de l’expérience personnelle du locuteur (anecdotes),
affirmation, par élégance, par pu- mais il peut s’agir aussi d’événements historiques,
deur, ou pour créer une connivence : de données économiques (statistiques), d’extraits
– l’euphémisme permet d’éviter d’œuvres littéraires (citations).
d’employer un mot cru ou pénible L’ensemble d’une argumentation est structuré de ma- Allégorie de la rhétorique par Hans sebald Beham.
à entendre (ex. : décéder ou partir nière cohérente : le destinataire doit pouvoir saisir les
au lieu de mourir) ; articulations logiques, comprendre le déroulement Toute argumentation s’appuie sur une stratégie, une
– la litote consiste à faire entendre du raisonnement. Par l’emploi de connecteurs et d’ha- démarche spécifiquement choisie en fonction de la
« le plus » en disant « le moins ». biles transitions, le locuteur doit faire progresser son thèse à soutenir et de l’interlocuteur à convaincre.

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L’essentieL du cours

MOTS CLÉS
AnALogie
On peut établir une analogie
quand on perçoit, entre deux

persuader
réalités différentes, un modèle
commun ou une identité de fonc-
tionnement. On rapprochera par
exemple, le corps humain et l’État
(corps, tête, organes, etc.). L’analo-
gie implique un raisonnement et
ne peut donc être réduite à une
simple ressemblance (on parle de
L’une des stratégies consiste simplement à soute- raisonnement par analogie).
nir une thèse, en déployant des arguments qui en
montrent le bien fondé. Cette stratégie peut être AntitHèse
complétée par la réfutation de la thèse adverse : L’antithèse met face à face deux
dans ce cas, le locuteur s’attache à dévaloriser, à idées opposées. Elle a deux
décrédibiliser les arguments qui s’opposent à son usages différents : un usage es-
point de vue. Il emploie des contre-arguments et des thétique pour cultiver les effets
contre-exemples, souligne les faiblesses du raisonne- de contraste ; un usage rhéto-
ment de l’adversaire. Il peut aussi ironiquement faire rique pour mettre une idée en
mine d’adhérer totalement à la thèse adverse, qu’il relief. Ainsi, Hugo oppose, dans
développe dans ses moindres aspects pour mieux en Quatre-vingt-treize, les Vendéens
montrer les incohérences : l’interlocuteur est alors et les Républicains : « L’un se bat
invité à s’apercevoir de lui-même que ce point de vue pour un idéal, l’autre pour des
ne peut être soutenu. préjugés. L’un plane, l’autre rampe.
Une autre stratégie peut consister à faire des conces- L’un combat pour l’homme, l’autre
sions à la thèse adverse. Sans la récuser purement et pour la solitude [...] ». L’antithèse
simplement, le locuteur reconnaît qu’elle est valable est ici rhétorique et sert l’argu-
par certains aspects... mais c’est pour mieux montrer mentation.
qu’à d’autres égards, elle n’est pas tenable.
Enfin, le locuteur peut adopter différents types de rai- cHiAsme
sonnement. S’il part d’un cas particulier pour en tirer Le chiasme consiste à inverser
une règle générale, c’est un raisonnement inductif. À l’ordre des termes dans les parties
l’inverse (du général au particulier) le raisonnement symétriques de deux membres
est déductif. Si le locuteur veut prouver la validité de de phrase de manière à former
son propos en s’appuyant sur une comparaison avec un parallèle ou une antithèse.
une autre réalité, on parle alors de raisonnement Cette figure produit des formules
par analogie. percutantes. Ex. : « Il faut vivre
pour écrire, et non pas écrire pour
ressorts de l’art de la persuasion vivre » (Jules Renard, Journal,
Une argumentation qui ne vise pas seulement à 1908).
convaincre, mais à persuader fait appel aux senti- dont elle est présentée qui est chargée de persuader.
ments du destinataire plus qu’à sa raison. L’objectif Pour frapper l’esprit, le locuteur multiplie les for- connecteurs
est d’agir sur sa sensibilité afin qu’il adhère entière- mules percutantes (aphorismes, maximes), joue Les connecteurs (principalement
ment à la thèse soutenue en utilisant la rhétorique. Il sur le rythme des phrases (périodes), utilise une des conjonctions et des adverbes)
s’exprime en général à la première personne, plaçant ponctuation expressive (points d’exclamation ou de établissent une liaison entre
ainsi le débat sur un plan plus personnel, et s’adresse suspension). Le vocabulaire, selon qu’il est péjoratif deux énoncés. On peut les clas-
directement à son destinataire : emploi de la deu- ou mélioratif, lui permet également de faire valoir ser selon le rapport de sens qu’ils
xième personne, apostrophes, phrases interrogatives son point de vue. Le locuteur peut recourir à l’ironie établissent : le temps, la cause,
(qui sont parfois de pures questions rhétoriques), (par exemple avec l’antiphrase) ou à des paradoxes. l’opposition, la conséquence,
mode injonctif qui incite à agir, etc. Les figures de style, enfin, servent l’argumentation. l’addition. Identifier le sens d’un
Plus encore que la thèse elle-même, c’est la manière Cette éloquence au service de l’argumentation n’est connecteur permet d’élucider la
pas sans danger, et peut devenir une manipulation construction d’un raisonnement
dans la mesure où son objectif n’est pas la vérité mais ou d’un enchaînement narratif.
un ArticLe du Monde à consuLter seulement la vraisemblance. Publicité, propagande, Dans un texte argumentatif, les
discours politique... autant de formes qui utilisent les connecteurs manifestent l’ordre
• mères porteuses : libres ou exploitées ? ressorts de la persuasion et qu’il faut appréhender en que le locuteur souhaite instaurer.
(Propos recueillis par Frédéric Joignot, 19 juin connaissance de cause, sans jamais se départir de son Ils traduisent sa façon d’intervenir
2009) p. 61-63 esprit critique. dans son discours pour soutenir
son point de vue.

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un suJet PAs à PAs

MOTS CLÉS
controverse
Écriture d’invention :
Discussion argumentée, une
contestation sur une opinion, un
problème, un phénomène ou un
un dialogue sur la littérature
fait, notamment religieux. En-
semble des éléments divergents intitulé complet du sujet allusions aujourd’hui obscures (avec le cas extrême
ou contradictoires du débat. Deux interlocuteurs confrontent leurs points de vue des romans à clef). Enfin, le lecteur recherche dans la
La Controverse de Valladolid sur la littérature. Pour l’un, toute œuvre littéraire, littérature le miroir de sa propre société, il attend des
(1550-1551) porte sur la légitimité même si elle appartient au passé, parle aux hommes œuvres qu’elles lui parlent directement de ce qu’il vit :
de la colonisation de l’Amérique d’aujourd’hui ; pour l’autre, une œuvre littéraire ne à monde nouveau, littérature nouvelle.
par les Espagnols. Jean-Claude peut être comprise et appréciée que par les lecteurs
Carrière en a fait une pièce de contemporains de l’auteur. Vous veillerez à ce que les Les pistes pour commencer
théâtre centrée sur l’humanité arguments se répondent et s’enchaînent en s’appuyant Hugo – Bonjour Martin ! Ah, tu es encore plongé dans
des Amérindiens (1992). sur des exemples précis. un livre… Que lis-tu cette fois ?
Martin – Bonjour. Je suis en train de lire les Fables
critique L’analyse du sujet de La Fontaine. J’adore ce livre, il est absolument
Au sens littéraire, la critique I. Enjeux du sujet passionnant !
est l’activité qui essaie de com- • Il s’agit d’écrire un dialogue argumentatif entre deux Hugo – Passionnant ? Je t’avouerai que je ne partage
prendre le fonctionnement et le personnages discutant du rapport de la littérature au pas ton avis. À l’époque, au xviie siècle, les lecteurs
sens de l’œuvre d’art, plus parti- temps. devaient certainement y trouver beaucoup d’intérêt,
culièrement littéraire. À partir du • Chaque personnage soutient une thèse différente. je te l’accorde. Mais aujourd’hui, ce livre est démodé.
xixe siècle, la critique est devenue Pour le premier, la littérature a une dimension atem- D’abord, j’ai du mal à comprendre la langue de La
un genre littéraire à part entière, porelle, elle ne vieillit pas. Les œuvres du passé ont Fontaine, avec toutes ses tournures classiques, et puis
dont les grands noms sont Sainte- donc toujours une pertinence aujourd’hui. Pour l’autre, il y a bon nombre d’allusions à la cour de Louis XIV qui
Beuve (les Lundis), Proust (Contre la littérature n’a de sens que dans son contexte et au sont totalement obscures et que seuls les gens d’alors
Sainte-Beuve), Paul Valéry (Variété) moment de sa création. Les œuvres du passé ne nous pouvaient apprécier pleinement.
ou encore Roland Barthes (Sur Ra- parlent plus.
cine, Essais critiques).
II. Contraintes formelles ce qu’il ne faut pas faire
essAi • Vous devez rédiger un dialogue, soit en adoptant la • Rester vague, ne pas faire référence à des œuvres
Texte en prose de longueur va- forme théâtrale classique, avec les noms des person- précises.
riable qui analyse librement un nages suivis d’un tiret et de didascalies éventuelles, soit • Conclure par une remarque trop générale comme
sujet moral, philosophique ou en adoptant la forme des dialogues romanesques avec « cela dépend des goûts de chacun ».
littéraire. Le genre et le nom ont des propositions incises.
été inventés par Montaigne, imi- • Ce dialogue doit être argumentatif : la thèse de
tant des traités philosophiques chaque interlocuteur doit être claire, ses arguments et Le bon conseil
de Sénèque. Le genre trouve ses exemples précis et ordonnés logiquement. Veillez à la qualité des exemples littéraires : genre, titre,
son plein épanouissement au • Soignez les enchaînements du dialogue, comme auteur, époque. Vous pouvez par exemple faire réfé-
xxe siècle, avec une floraison d’es- l’indique la consigne. Une réplique peut donc débuter rence au roman d’analyse, La Princesse de Clèves, de
sais critiques et philosophiques. par la reprise d’un mot ou d’une idée de la réplique Mme de Lafayette (xviie siècle).
Dans Qu’est-ce que la littérature ? précédente. Des concessions peuvent être utilisées.
(1947), Jean-Paul Sartre expose • Les interlocuteurs peuvent à la fois chercher à
une théorie de la littérature convaincre et à persuader, en faisant appel tantôt à la
engagée. raison tantôt aux sentiments de l’interlocuteur.
• Le dialogue peut parfois adopter un registre polé-
mAniFeste mique et/ ou satirique pour critiquer la thèse de l’autre.
Déclaration écrite, publique et
solennelle, dans laquelle une enti- Les idées
té politique expose une décision, • Pour le premier interlocuteur, les œuvres du passé
une position ou un programme. sont universelles. Les sujets et les thèmes qu’elles
En littérature, déclaration écrite abordent (la guerre, l’amour, la mort, etc.) sont toujours
dans laquelle un artiste ou un d’actualité et nous parlent évidemment. Au-delà d’une
groupe d’artistes expose une intrigue et d’une langue plus ou moins datées, le
conception ou un programme lecteur peut être sensible à ce qu’elles nous disent.
artistique, par exemple le Elles constituent en outre un témoignage important
Manifeste du surréalisme (André et enrichissant du passé.
Breton, 1924). • À l’inverse, l’autre interlocuteur peut reprocher à ces
œuvres de ne pas être clairement compréhensibles car
la langue a beaucoup évolué au fil des siècles. De même,
ces œuvres peuvent comporter des références et des

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Mères porteuses :
libres ou exploitées ?
Faut-il autoriser ou interdire la pratique des « mères porteuses » – la gestation pour
autrui (GPA) – en France ? deux philosophes engagés depuis des années sur ces
questions très sensibles de bioéthique, sylviane Agacinski (le Corps en miettes,
Flammarion) et ruwen ogien (La Vie, la Mort, l’État, Grasset), débattent dans ces
pages. Leurs divergences semblent irréductibles.

S
ylviane Agacinski exprime pour porter l’enfant d’un autre. viennent, c’est-à-dire aussi d’autrui, de rôle répressif de la loi et de l’État.
dans son essai Corps en miettes Sylviane Agacinski. – Par quoi com- n’importe quel pouvoir. La loi doit à la R. O. – Je ne prône pas du tout le dé-
(Flammarion) un véritable « dégoût mencer ? Nous pourrions poser d’abord fois garantir les libertés fondamentales sengagement de l’État dans le domaine
à devoir argumenter pour dire pourquoi la question de la loi. Pourquoi faut-il et les rendre compatibles entre elles. biomédical. Je me demande seulement
il est indigne de demander à une femme une « loi de bioéthique » ? Vous semblez Elle peut interdire pour autant qu’elle si l’État est habilité à définir la meilleure
de mettre son ventre à disposition d’au- douter de sa nécessité même… protège. De plus, depuis les barbaries façon de procréer et de mourir et à l’im-
trui », et s’inquiète de l’usage marchand Ruwen Ogien. – Cette loi de bioé- du xxe siècle, la notion de dignité a pris poser à tous par la menace et la force,
du corps humain. Ruwen Ogien de son thique ne contient pas des conseils de une place importante dans le vocabu- ou si sa tâche ne consiste pas plutôt à
côté, dans La Vie, la Mort, l’État (Grasset), prudence ou des recommandations laire juridique et constitutionnel, parce protéger les conceptions de chacun en
s’élève contre les ingérences de l’Etat dans amicales. C’est une loi, c’est-à-dire des que les États ont éprouvé le besoin de ces matières. Je propose des arguments
la vie privée des femmes qui décident de obligations et des interdictions que condamner explicitement les traite- en faveur de ce second point de vue.
porter l’enfant d’un autre, contre l’inter- la puissance publique défend par la ments dégradants infligés aux êtres J’estime que l’État ne doit pas impo-
diction faite aux homosexuel(le)s, aux menace ou la force, par l’amende et l’em- humains. ser par la force une conception morale
célibataires, aux veuves et aux veufs, prisonnement. Dans une démocratie, il Dans l’après-Nuremberg, la déonto- particulière. Comme il protège et défend
aux personnes jugées « trop âgées » de faut des raisons impérieuses et d’une logie médicale, héritière d’Hippocrate, le pluralisme religieux, il doit protéger
bénéficier de l’assistance médicale à la nature spéciale pour justifier cette inter- devait aller plus loin et définir les limites et défendre, avec tous les moyens dont
procréation (AMP). vention violente dans la vie des gens. Ces de l’expérimentation médicale (d’où le il dispose, le pluralisme moral, c’est-à-
Après les préconisations faites début raisons ne peuvent pas être de nature Code de Nuremberg). Mais la question dire le droit de chacun à vivre selon ses
mai par le Conseil d’Etat, qui recom- religieuse. Qui accepterait, même parmi n’est plus aujourd’hui, en Europe, celle convictions morales profondes, dans la
mande de « ne pas légaliser la gesta- les croyants, que la police intervienne de la violence d’États totalitaires. Les mesure où elles ne causent pas de torts
tion pour autrui » dans « l’intérêt de au nom des Évangiles ? Mais elles ne puissances menaçantes sont ailleurs : aux autres. Par ailleurs, j’estime qu’il
l’enfant et de la mère porteuse », tout peuvent pas être morales non plus. De dans les technologies et les marchés n’existe pas d’essence du droit, qui le lie-
comme de ne pas étendre l’AMP aux même que l’État démocratique, laïque voyous. Ce qui est profondément in- rait par nature à une certaine conception
homosexuels et aux mères célibataires, et pluraliste doit être neutre du point de quiétant, à notre époque, c’est la de- éthique. Il y a seulement des systèmes
le débat d’idées et législatif est relancé. vue religieux, il doit être neutre du point mande de corps humains, de substances juridiques concrets plus ou moins libé-
En effet, la loi de bioéthique de 2004 de vue éthique, c’est-à-dire ne pas puiser biologiques, c’est le besoin créé par les raux, plus ou moins répressifs.
doit être réévaluée courant 2010, et les raisons de son intervention coercitive techniques biomédicales, et notamment Certains pays démocratiques, comme
beaucoup pensent que le législateur dans des doctrines morales d’ensemble par les techniques procréatives. Le corps la Belgique, la Grèce, le Royaume-Uni
adoptera les positions du Conseil d’État. controversées. Il ne doit pas menacer ou fait l’objet d’une véritable convoitise, ou les Pays-Bas, tolèrent ou encadrent
Certains approuvent, comme Sylviane contraindre au nom des idées de Kant, d’abord de la part de tous ceux qui sont la pratique de la gestation pour autrui.
Agacinski, mais aussi l’Académie de d’Aristote, de Levinas ou des « principes les bénéficiaires du marché (agences D’autres pas. Il existe un critère qui
médecine pour qui la mère porteuse de la bioéthique ». d’intermédiaires, instituts, cliniques, permet de décider si tel ou tel système
« remet fondamentalement en cause le S. A. – La neutralité religieuse de l’État médecins peu scrupuleux…), et de ceux pénal est plus ou moins libéral. Plus
statut légal, anthropologique et social de n’implique pas, à mon sens, sa neutra- dont les demandes sont exacerbées par un système de dispositions pénales est
la maternité », le généticien Axel Kahn, lité éthique ou philosophique. Le droit les offres technologiques (demandeurs libéral, moins il contient de « crimes
ou encore la ministre Roselyne Bachelot. positif, autrement dit la loi, doit bien re- d’enfants). sans victimes », c’est-à-dire de sanc-
D’autres réprouvent, et proposent un poser sur une idée de ce qui est juste ou Je pense que la loi doit protéger les tions contre des actes qui ne causent
encadrement des pratiques de gestation injuste. C’est bien au nom d’une certaine corps des individus économiquement de torts qu’à soi-même, à des adultes
pour éviter que les femmes françaises se idée de l’homme, de son humanité, de ce faibles contre cette convoitise. Une dé- consentants ou aux choses abstraites ou
rendent à l’étranger, comme la sénatrice à quoi il a « naturellement » droit, que mocratie sans limitation de la puissance symboliques comme les dieux, les anges
socialiste Michèle André, la secrétaire la Déclaration des droits de l’homme par le droit serait redoutable. Face aux ou le drapeau de la nation. À l’époque
d’État à la famille Nadine Morano, ou a été écrite. Il s’agissait de placer la loi techniques biomédicales, qui posent des des Lumières, la formule « crime sans
encore l’historienne des idées Élizabeth au-dessus de l’arbitraire du pouvoir problèmes humains inédits, les États ne victime » signifiait qu’il fallait éviter de
Badinter qui entend « reconnaître à la de l’État, et de protéger les citoyens sauraient renoncer à leur responsabilité. punir le blasphème, le sacrilège, le sui-
femme la maîtrise de son corps » – même des atteintes à leur liberté, d’où qu’elles Vous semblez ne voir toujours que le cide, les relations sexuelles entre adultes

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consentants. Essayons de préserver cet remis à plat. de recevoir une compensation pour leur des mères porteuses. Les médecins
esprit des Lumières. Aujourd’hui, la Quant au consentement, il ne peut contribution à la réalisation des objectifs sont bien payés sans qu’on considère
gestation pour autrui pourrait parfai- aucunement fonder le droit à lui tout thérapeutiques sont les donneurs. Il y a que la fin de leur activité est purement
tement être classée dans la catégorie seul. Il est trop évident que, s’il s’agit pas mal d’hypocrisie dans ces affaires. vénale. Enfin, les contraintes de la ges-
des « crimes sans victimes ». En effet, de gagner sa vie, ceux qui sont dans S. A. – Voilà enfin un mot sur lequel tation pour autrui sont-elles vraiment
il serait injuste de pénaliser un arran- le besoin sont prêts à consentir à bien nous serons d’accord : l’hypocrisie. Oui, plus infâmes que celles de l’athlète
gement entre personnes consentantes des choses : à renoncer à leur intégrité elle règne notamment dans le discours professionnel qui prend des risques
en principe, qui ne vise nullement à physique ou morale, et même à vendre sentimental et prétendument altruiste énormes avec sa santé et qui soumet,
causer des torts à des tiers, surtout pas certains de leurs organes si rien ne les sur la gestation pour autrui, alors qu’il par contrat, son régime alimentaire,
à l’enfant à naître. en empêche. s’agit de louer des utérus. ses loisirs et jusqu’à sa sexualité au
S. A. – Les motifs de nos choix sont R. O. – Sous prétexte qu’il peut servir à R. O. – Je préfère en rester à une for- bon vouloir de ses employeurs ? Dans
très complexes, et l’on peut être victime légitimer des situations de domination, mule plus sobre comme « gestation de nombreux métiers prestigieux, il
de soi-même, surtout si l’on y est incité. faut-il renoncer à faire du consentement pour autrui » qui n’interdit pas de existe des contraintes corporelles 24
Mais que dire ici du libéralisme ? La un critère du juste dans les relations réfléchir à la question difficile de la heures sur 24. Pensez aux actrices et
vision purement libérale implique de entre personnes ? Le coût moral et po- rémunération. Quoi qu’il en soit, s’il n’y aux acteurs de cinéma pendant la durée
laisser les gens vivre comme ils le veu- litique serait, à mon avis, trop élevé. a aucune raison de criminaliser la gesta- d’un tournage. Faudrait-il interdire le
lent, librement. Mais il faut distinguer Ne pas tenir compte de l’opinion d’une tion pour autrui, je ne vois pas pourquoi sport professionnel et l’industrie du
entre les « droits de » et les « droits personne sous prétexte qu’elle n’est pas elle devrait se pratiquer dans une sorte cinéma parce qu’ils seraient contraires
à », c’est-à-dire entre les libertés indivi- suffisamment libre, informée, ration- de clandestinité. L’État pourrait veiller à à la dignité humaine ?
duelles qui sont du type permission (le nelle, est une attitude qui demande à ce que les termes du contrat soient équi- S. A. – Il y aurait beaucoup à dire sur
droit d’aller et venir, de s’exprimer, de être sérieusement justifiée dans une tables. Mais poussons plus loin votre la corruption par l’argent, y compris
vivre sa vie sexuelle, d’avoir des enfants, société démocratique. comparaison avec le trafic d’organes. dans le sport et ailleurs. Ce n’est pas
etc.), bref le droit de vivre et d’agir sans Qui peut être habilité à décider que À votre avis, est-il plus problématique une raison pour ajouter la grossesse,
en être empêché, et les « droits à », qui telle ou telle personne n’est pas suffi- de mettre ses capacités procréatives à l’accouchement, et donc l’enfant, à la
impliquent une exigence et créent un samment digne, informée ou ration- la disposition d’autrui que de donner liste de ce qui peut se vendre et s’acheter.
devoir chez autrui. nelle ? Un collège de sociologues et de un rein ou une partie de son foie de Quant aux mères porteuses aux États-
Par exemple, le droit à la vie nous métaphysiciens ? Peut-on exclure la son vivant ? Unis, ce sont surtout des femmes de
oblige à nourrir nos enfants et tous personne visée du processus de décision S. A. – En France, le don d’organe entre couleur, des nonwhite. La question que
ceux qui dépendent de nous, ou même sans lui porter tort ? Est-ce que cela ne vivants vise à sauver des vies, pas à satis- des pays civilisés doivent se poser, c’est
à aider, dans la mesure de nos moyens, reviendrait pas à la traiter de façon pa- faire une demande. Il est autorisé, à titre de savoir si l’enfantement doit entrer
quelqu’un qui se trouve en danger. ternaliste, condescendante, humiliante ? exceptionnel, entre des membres d’une dans le domaine de l’industrie et sur
Nous avons donc certaines obligations Ne serait-ce pas une injustice aussi grave même famille, excluant tout paiement. le marché du travail. Si l’on répond oui,
envers les autres comme ils en ont en- que celle qui consiste à se servir du Il n’en pose pas moins, c’est vrai, de demain, en France, une femme pourra
vers nous. Ce genre de droits appelle consentement formel pour justifier des difficiles problèmes. Quant à l’usage des se demander si, en portant un enfant
l’assistance d’autrui et celle de l’État à rapports de domination ? organes d’une personne pour fabriquer pour autrui, elle ne pourrait pas payer
travers ses institutions. Or il est évident, S. A. – Le paternalisme n’a rien à voir l’enfant d’une autre et en accoucher, son loyer ou ses études.
selon une vision libérale, que ma vie avec la loi, parce qu’il désigne une pro- il est intrinsèquement inadmissible, R. O. – Je ne crois pas que le meilleur
personnelle doit être libre, mais sans tection personnelle. Vous jouez à contre- parce qu’il consiste à traiter un être moyen d’aider quelqu’un à échapper à
que je puisse exiger pour autant d’être emploi en dénonçant l’humiliation de humain comme une machine ou un la misère soit de lui interdire d’utiliser
assisté pour la mener (par exemple, ceux que l’on veut protéger des marchés animal d’élevage. Dans un troupeau, le peu de ressources dont il dispose. De
trouver un partenaire sexuel, ou avoir du désespoir et des contrats dégradants. les femelles servent à faire des petits, telles interdictions ajoutent une misère
une descendance). Autrement dit, la Mais ce ne sont pas les mères porteuses dans l’intérêt de l’éleveur. On voudrait à une autre misère.
liberté n’implique aucun droit à l’enfant, ou ceux qui vendent leurs organes qui que des femmes servent de femelles S. A. – Cela signifie que vous faites
et il est très paradoxal d’inclure dans une sont condamnables, non : ce sont ceux reproductrices parce qu’elles sont ré- entrer la chair, les organes et l’être vi-
vision libérale un droit à l’assistance, en qui autorisent ou proposent de tels com- munérées pour cela. Partout où existe vant lui-même parmi les « ressources »
dehors des traitements thérapeutiques, merces. C’est le marché des ovocytes et cette pratique, c’est toujours un marché, possibles. Je pense au contraire que
bien entendu. des ventres, c’est tout le baby business jamais un don. la loi a un rôle civilisateur, et qu’elle
On peut certes parler d’un droit à et c’est l’exploitation des femmes qui R. O. – Mais les mères porteuses ne doit exclure des échanges marchands
la santé, et la médecine doit mettre en sont répréhensibles, pas les femmes sont pas toutes des misérables qui n’ont la substance de l’être humain. Que les
œuvre tous les moyens possibles pour qui subissent cette exploitation. Si l’on pas d’autre choix. Une enquête récente cellules prélevées, ou le sang, une fois
l’assurer, mais il n’y a pas de sens à parler fonde les échanges sur le consentement du Newsweek (mars 2008) montre qu’un transformés en produits, aient un cer-
d’un droit de chacun à la réalisation de éclairé, alors rien n’empêche d’autoriser nombre croissant de mères porteuses tain coût, et même un prix, est une autre
ses désirs sexuels ou de son désir d’en- aussi l’achat ou la vente d’organes entre américaines correspond à des femmes question. Mais une personne ne doit pas
fant. C’est pourquoi il est inconvenant vivants. de militaires en activité bénéficiant de être exposée à se mutiler ou à sacrifier
de vouloir faire entrer la grossesse dans R. O. – Il y a beaucoup d’argent qui revenus assez aisés. Et en traitant celles ses organes et sa vie intime pour un
le cadre de l’assistance médicale à la circule dans le prélèvement de sang, dont les choix sont plus limités comme salaire, quel qu’il soit. C’est une forme
procréation. Le recours aux organes d’organes et dans la gestation pour des victimes dépourvues du moindre de corruption.
ou aux tissus d’autrui devrait rester autrui. Cet argent sert à payer le per- libre-arbitre, est-ce que vous ne portez R. O. – Mais s’il n’y a rien d’indigne
un traitement exceptionnel. Le don de sonnel soignant et la maintenance pas atteinte à leur dignité ? Par ailleurs, ou de moralement répugnant dans le
gamètes lui-même est problématique, des hôpitaux ou des cliniques, entre je ne crois pas que la rémunération, fait de porter un enfant pour quelqu’un
car il dépasse largement le cadre médical autres. Finalement, les seuls auxquels toujours présente bien sûr, suffise à d’autre, en quoi proposer à quelqu’un
d’une thérapie. Tout cela devrait être on refuse le droit moral d’être payé ou ruiner le caractère altruiste du geste de le faire serait-il une « corruption » ?

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S. A. – Certes, si tout est vendable, partout à l’horizon du droit. C’est aux votre indignation à l’égard de la gesta- cale pour une fécondation in vitro ont
comme vous le suggérez, le concept sociétés humaines de dire, au moyen de tion pour autrui, vous utilisez systéma- « acheté un bébé ». Je ne vois pas pour-
même de corruption s’évanouit, puisque la loi, le cadre de ce qui est humain ou tiquement le mot « marchandisation ». quoi on devrait considérer autrement
la corruption consiste à proposer d’ache- non. D’autant que, dans le cas de la pro- C’est une autre façon d’interdire le débat. la mère porteuse. Il ne faut pas oublier
ter un bien en principe non vendable ! création, ce n’est jamais un individu tout Qui oserait affirmer qu’il est pour la qu’en laissant l’enfant à la naissance aux
R. O. – La question de savoir ce qui seul qui est en cause : c’est la relation « marchandisation » ? Mais tout cela parents d’intention, la mère porteuse ne
est vendable ou pas est une question entre les générations. La maternité pour n’aide pas à clarifier les questions que leur transfère pas des droits d’utiliser
complexe à laquelle on ne peut pas autrui fait entrer l’enfantement dans tout le monde continue de se poser. l’enfant comme un objet, ou le traiter
répondre par des slogans. Pensez aux l’ordre du travail social. Dans le monde, Ainsi, les conclusions morales et poli- comme un esclave, mais des devoirs
débats interminables que suscite le droit seules les femmes pauvres vendent tiques qu’il faudrait tirer de l’existence d’éducation et de protection.
d’auteur. Certains déclarent qu’ils sont leurs ovocytes ou louent leur utérus. de marchés de biens qui, d’après vous, S. A. – La plupart des FIV sont faites
contre l’ordre marchand en général, Légaliser ce commerce, cela revient à devraient complètement échapper au avec les cellules sexuelles des parents.
mais pour que les artistes soient payés autoriser les riches à se servir du corps commerce sont loin d’être évidentes. Mais acheter des cellules ou un em-
pour leurs œuvres. Cela montre la des pauvres. L’existence d’un trafic d’organes n’a ja- bryon, comme cela se fait en Californie,
confusion qui entoure ces questions ! R. O. – La façon la plus juste d’em- mais conduit à la conclusion qu’il faut c’est déjà acheter un bébé. Quant aux
S. A. – Le corrupteur est celui qui pêcher que des femmes en viennent à interdire le don d’organes. Pourquoi femmes, je maintiens qu’il revient à la
achète, le corrompu celui qui se laisse porter des enfants pour les autres par le trafic de mères porteuses devrait-il loi de protéger leur corps, parce qu’il fait
acheter. Nous touchons ici le fond de pure contrainte matérielle n’est pas de conduire à la conclusion qu’il faut inter- l’objet de convoitises spécifiques, dans
la question : l’enfantement et l’enfant le leur interdire, et de les punir si elles dire la gestation pour autrui, même non l’ordre de la sexualité et de la procréa-
doivent-ils être des objets de transaction ne respectent pas l’interdiction. C’est de exclusivement commerciale ? tion, et qu’elles sont économiquement
et de commerce ? La réponse que nous tout faire pour améliorer leur condition S. A. – Parce que l’enjeu n’est pas de les plus démunies.
donnons à cette question dépend de matérielle, afin qu’elles ne se sentent pas savoir si une mère porteuse est plus R. O. – Protéger les gens d’eux-mêmes
l’idée que nous nous faisons de l’hu- contraintes de se livrer à cette activité. ou moins bien rémunérée, mais si les et empêcher qu’on profite de leur pau-
manité et de la civilisation. Une femme Dans les cas que vous évoquez, c’est la organes d’une personne peuvent être vreté n’est pas du tout la même chose.
est un être humain. Sa vie biologique misère qu’il faudrait interdire et non mis au service d’autrui. Que devient le Par ailleurs, je ne pense pas que le droit
n’est pas séparable de sa vie tout court, les mères porteuses. Mais il est vrai respect des personnes et de leur corps, du travail pourrait avoir pour fonction
de sa biographie. Faire de sa chair l’ins- qu’il est plus facile d’interdire les mères avec de telles pratiques ? En général, de limiter la valeur du consentement des
trument d’autrui, c’est la déshumaniser. porteuses. même aux plus pauvres, les sociétés citoyens, qui est une des sources princi-
Je sais bien que l’aliénation des femmes S. A. – Bien sûr, le premier devoir des laissent une petite marge de vie, d’auto- pales de la légitimité démocratique. Si
c’était le cas, il faudrait réformer ce droit
pour le rendre plus démocratique. Gar-
Pourquoi cet ArticLe ? mie, la condition féminine, ce sant sur les arguments de l’autre. dons-nous aussi de sacraliser le droit du
débat entre deux philosophes Il est intéressant d’y observer travail tel qu’il existe, car il n’empêche ni
Faut-il autoriser ou interdire est un exemple significatif les moyens rhétoriques utilisés : l’exploitation massive des travailleurs
la pratique des « mères por- de dialogue argumentatif. choix des exemples, formules ni la précarité de l’emploi. En ce qui
teuses » ? Sur un sujet de société, Deux conceptions opposées se provocatrices, questions rhéto- concerne les mères porteuses, tout ce
impliquant l’éthique, l’écono- confrontent, chacun rebondis- riques, connecteurs, etc. que le droit du travail pourrait garantir
dans son état présent, c’est que les mères
porteuses soient bien traitées et cor-
est très ancienne, mais les considérer États est de lutter contre la précarité et nomie au-delà de leur travail. C’est leur rectement rémunérées, ce qui serait la
comme des « gestatrices » agréées et la pauvreté. Mais cela ne permet pas existence élémentaire, privée (Marx di- moindre des choses. Encore faudrait-il,
salariées, c’est nouveau. Cela revient à d’approuver la corruption des pauvres sait précisément « leur vie biologique »), pour cela, que la gestation pour autrui
traiter le ventre féminin comme une par les riches et, avec la mondialisation celle pendant laquelle ils vivent pour soit légalisée.
sorte de four à pain. du marché procréatif et de certains tra- eux-mêmes, mangent, dorment, s’amu- S. A. – D’où vous vient cette confiance
R. O. – L’image ne me paraît pas très fics d’organes, l’exploitation des femmes sent, aiment, font des enfants et les aveugle dans le consentement ? Je
heureuse. Les fours à pain n’ont rien à des pays pauvres par les pays riches. élèvent. Si cette marge elle-même peut croyais votre regard cynique, je me de-
dire sur ce qui leur arrive. Les mères por- De jeunes Indiennes n’auraient jamais être achetée, utilisée, contrôlée et entrer mande s’il n’est pas idéaliste ! Le consen-
teuses, si, même dans les pires des cas. pensé à louer leur utérus si des clients, au service d’autrui, que reste-t-il de la tement est nécessaire, mais il n’est pas
S. A. – Soit ! Mais, à nouveau, vous étrangers pour la plupart, n’avaient été vie de quelqu’un ? On entre dans une suffisant, puisqu’il est faussé par les
légitimez tout par le consentement, demandeurs d’enfants et si l’Inde avait forme d’aliénation organique. Et puis, inégalités et les besoins économiques.
et donc par l’acceptation individuelle, interdit cette pratique. À Chypre, à Kiev, avec la grossesse et l’accouchement, Et puis, pour revenir à nos premières
sans considérer le système économique des femmes acceptent des stimulations ce n’est pas seulement le corps de la questions, pourquoi se passer d’Aristote,
et social dans lequel les individus sont ovariennes dangereuses pour produire mère qui est aliéné, c’est l’enfant qui fait de Kant, ou de Levinas, et j’ajouterai,
situés. Le droit n’est pas fait pour en- des ovocytes en plus grande quantité et l’objet d’un marchandage. Comparer la de Jonas pour penser le droit ? Peut-on
courager les contrats masochistes. Nous toucher de misérables primes. La réalité, gestation pour autrui à un don d’organe, traiter, chacun pour soi, la question de
sommes tous responsables des règles du c’est l’émergence d’un sous-prolétariat c’est faire comme si l’enfant était un l’humain ?
jeu qui font une société, et donc de ce qui biologique féminin. organe, lui aussi. R. O. – On peut avoir aussi des raisons
doit être ou non institué ou exclu. Par R. O. – Croyez-vous vraiment que, s’il R. O. – L’idée qu’avec les mères por- de penser que le droit et la morale de-
exemple : de l’âge de la majorité ou de n’y avait plus de riches ni de pauvres, teuses on consacrerait la vente d’enfant vraient rester séparés.
la retraite, de ce qui est dû aux enfants plus personne n’aurait l’idée ou l’envie est une exagération rhétorique. Per- Débat organisé par Frédéric Joignot.
(l’éducation), aux vieillards (l’assistance), de mettre ses capacités reproductives à sonne ne pense que les parents ayant (19 juin 2009)
aux malades (les soins). L’éthique est la disposition d’autrui ? Pour exprimer payé 20 000 euros à une équipe médi-

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L’essentieL du cours

REPÈRES
Les Procédés emPLoyés
Pour Le bLâme
Les procédés les plus couramment
Le genre épidictique :
L
utilisés pour blâmer sont :
– un vocabulaire péjoratif ; a rhétorique ancienne distingue trois genres qui ont
– des figures par amplification
(hyperbole) ou par opposition
chacun un domaine d’application spécifique : le genre
(antithèse) des répétitions délibératif qui expose des arguments en vue d’aboutir à
(anaphore, accumulation, énu-
mération) qui accentuent la ré-
une décision, le genre judiciaire qui accuse ou défend, enfin le
probation, exagèrent la critique ; genre épidictique qui fait l’éloge ou le blâme d’une personne ou
– des métaphores et des compa- d’une idée. ce dernier genre, enseigné dans l’Antiquité, prend
raisons dépréciatives ;
– une ponctuation expressive, des place également dans la littérature, dès qu’un texte se fixe pour
phrases de type exclamatif ou but de louer ou de blâmer dans une intention moralisante.
interrogatif qui traduisent, par
exemple, la colère et l’indignation vité littéraire, notamment chez les mémorialistes (le
du locuteur. Cardinal de Retz, La Rochefoucauld, Saint-Simon), les
épistoliers (Mme de Sévigné) ou les auteurs d’oraisons
Les Procédés funèbres (Bossuet).
emPLoyés Pour L’éLoge
Le genre de l’éloge recourt à Les différentes formes de l’éloge
tous les procédés du registre Quelle que soit sa forme, l’éloge repose toujours sur
laudatif : un système de valeurs :
– un vocabulaire mélioratif ; – des valeurs morales, intellectuelles ou spirituelles
– des figures par amplification (honnêteté, courage, fidélité, piété, etc.) ;
(hyperbole) ou par opposition, des – des valeurs esthétiques (beauté, grâce, élégance,
répétitions (anaphore, accumula- etc.) ;
tion, énumération) ; – des valeurs pratiques (utilité, facilité d’emploi, coût
– des métaphores et des compa- réduit, etc.).
raisons valorisantes ; Cependant, ces valeurs sont nécessairement relatives
– un rythme et une syntaxe qui et subjectives : elles dépendent des normes d’une
donnent souvent une allure em- époque, varient selon les groupes sociaux et les
phatique au discours. individus.

Certains genres, qu’ils soient littéraires ou non, sont


MOTS CLÉS par essence élogieux :
– le blason est un court poème qui fait l’éloge du
emPHAse corps féminin ; les poètes de la Pléiade, Ronsard
L’emphase caractérise le ton gé- notamment, s’en étaient fait une spécialité ;
néral d’un discours enclin à l’exa- Bossuet est l’auteur des Oraisons funèbres, chefs-d’œuvre – l’hymne et le panégyrique sont des chants de
gération (discours emphatique) ; d’éloquence qui font l’éloge de grands personnages tels louange à la gloire d’un dieu ou d’un personnage
son contraire est la simplicité. Henriette de France ou Marie-thérèse d’Autriche. célèbre ;
Considérée péjorativement, l’em- – l’oraison ou l’hommage funèbres sont écrits en
phase devient de « l’enflure » ou Les origines historiques l’honneur d’un défunt ; Bossuet a ainsi célébré Hen-
de la grandiloquence. de l’éloge riette d’Angleterre, Duchesse d’Orléans, belle-sœur
La pratique de l’éloge remonte à l’Antiquité : les ora- de Louis XIV ;
PéJorAtiF, méLiorAtiF teurs grecs avaient en effet l’habitude de célébrer les – l’hagiographie fait le récit de la vie des saints sur
Un terme péjoratif est dévalori- vertus de leur cité, sous la forme du panégyrique. Les un mode nécessairement laudatif ;
sant, alors qu’un terme mélioratif Romains ont poursuivi l’exercice, en le personnalisant – l’apologie vise à justifier et à défendre une doc-
est valorisant. Une maison (terme notamment avec les éloges des empereurs. Puis, trine ou une personne (plaidoirie d’un avocat, par
neutre), peut-être appelée péjo- avec l’arrivée du christianisme, le genre de l’éloge exemple) ;
rativement baraque ou masure se spécialise dans la glorification de la vie des saints – la publicité met en valeur les qualités d’un produit
ou méliorativement demeure. (hagiographie). ou d’un service.
Certains suffixes sont péjora- Le genre du portrait, apparu dans les salons précieux D’autres genres peuvent recourir occasionnellement
tifs : -ard (criard, braillard), -âtre du xviie siècle, peut apparaître comme une prolonga- à l’éloge : portrait positif d’un personnage dans un
(jaunâtre), -aud (lourdaud), -asse tion et une diversification de l’éloge. Il prenait aussi roman, valorisation d’une œuvre artistique dans un
(paillasse, bavasser), -esque (li- bien la forme d’un jeu pratiqué dans les conversations texte critique, éloge d’un mode de vie ou d’un groupe
vresque), -on (souillon), -is (ra- mondaines (voyez la « scène des portraits » dépeinte social dans un essai, etc.
massis). par Molière dans Le Misanthrope) que celle d’une acti-

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L’essentieL du cours

MOTS CLÉS
l’éloge et le blâme sAtire
La satire est une œuvre polé-
mique qui critique les compor-
tements d’une époque, d’un type
Les origines historiques du blâme d’homme ou d’une institution.
Symétrique de l’éloge, le blâme s’exprime, dans À l’origine, le terme désigne, à
l’Antiquité romaine, à travers la satire, genre poétique Rome, un poème qui dénonce,
peu codifié qui associe la description railleuse d’une sur un mode souvent très proche
époque et l’enseignement moral qu’il convient d’en de l’invective, les vices du temps
retenir. À l’instar des auteurs latins (Horace, Martial et (Juvénal). Le genre, repris par Ma-
Juvénal), les écrivains de la Renaissance (Marot) puis rot au xvie siècle, s’éteint ensuite
les classiques (Boileau) écrivent des satires en vers. comme forme poétique, mais
Plus généralement, la veine polémique et satirique se revit dans des œuvres de prose
retrouve dans de nombreux textes dont l’intention ou des textes de théâtre où l’es-
est de condamner, de s’opposer à une attitude, une prit critique s’allie au mordant
opinion ou des valeurs. Cet état d’esprit anime ainsi de l’expression (par exemple, Les
certains fabliaux du Moyen Âge, les récits de Rabelais, Tragiques où Agrippa d’Aubigné
l’œuvre poétique d’Agrippa d’Aubigné, de nombreuses flétrit les mœurs débauchées de
pièces de Molière, etc. Au xviiie siècle, en particulier, la la cour des Princes, les Contes de
pensée des Lumières fait la part belle à la contestation Voltaire, le Tartuffe de Molière qui
des institutions religieuses et politiques. Des écrivains caricature, par Honoré daumier. fait la satire des dévots, etc.).
comme Voltaire ou Beaumarchais, manient la satire
avec délectation, dénonçant les travers des hommes et PAmPHLet
les vices de la société ou critiquant leurs adversaires. À l’origine, ouvrage court et peu
« sans liberté de blâmer, Les lettres échangées entre voltaire coûteux, traitant en termes po-
il n’est point d’éloge flatteur. » et rousseau en 1755, à propos du lémiques d’un sujet d’actualité.
(beaumarchais, le Mariage de Figaro.) discours sur l’origine de l’inégalité Le pamphlet a donc l’allure d’un
sont un exemple fameux du mélange « tract » violent, distribué sitôt
Les différentes formes du blâme raffiné de l’éloge et du blâme. Les écrit, dans la chaleur du moment.
Le blâme revêt des formes diverses, selon le degré deux auteurs y font assaut de Distinct de la satire, plus ironique
d’intensité de la critique qu’il formule. De l’injure à la compliments mêlés d’ironie. et donc plus distanciée, il est bru-
dénonciation argumentée, le genre évolue par degrés : tal, virulent. Le terme s’applique
– l’injure est une réaction vive et brève, propre aux voLtAire à rousseAu, 30 Août 1755 plus généralement aux ouvrages
disputes (dans la comédie, par exemple) ; « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre ayant cette tonalité.
– la caricature dresse un portrait négatif, en grossissant contre le genre humain, et je vous en remer-
délibérément les défauts de l’individu qu’elle dépeint ; cie. Vous plairez aux hommes, à qui vous PAnégyrique
– la critique négative est une argumentation dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez Discours qui célèbre les qualités
construite, qui a pour objectif de convaincre un pas. on ne peut peindre avec des couleurs d’une personne connue. La rhé-
interlocuteur. plus fortes les horreurs de la société hu- torique classique le classe dans le
Le blâme n’est pas propre à un genre littéraire précis : maine, dont notre ignorance et notre fai- genre épidictique, puisqu’il est un
il peut être distillé dans une œuvre romanesque, une blesse se promettent tant de consolations. éloge. Si le panégyrique a disparu
pièce de théâtre, un essai, un article de journal, etc. on n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir en tant que genre, le terme est
Toutefois, il existe des genres dont la vocation est plus nous rendre bêtes; il prend envie de marcher toujours employé péjorativement
particulièrement de blâmer : à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. » pour qualifier le fait d’embrasser
– l’épigramme, poème très bref qui se termine sur une cause inconditionnellement
une pointe satirique ; rousseAu à voLtAire, et sans mesure.
– le pamphlet, ouvrage incisif, très virulent, qui réagit 10 sePtembre 1755
sur le vif à une polémique ; « c’est à moi, Monsieur, de vous remercier PoLémique
– le libelle, écrit satirique, parfois diffamatoire. à tous égards. en vous offrant l’ébauche de Discussion, débat, controverse
mes tristes rêveries, je n’ai point cru vous qui traduit de façon violente ou
faire un présent digne de vous, mais m’ac- passionnée, et le plus souvent
deux ArticLes du Monde quitter d’un devoir et vous rendre un hom- par écrit, des opinions contraires
à consuLter mage que nous vous devons tous comme à sur toutes espèces de sujets (po-
notre chef. [...] ne tentez donc pas de retom- litique, scientifique, littéraire,
• Zemmour le dézingueur dézingué p. 68-69 ber à quatre pattes; personne au monde n’y religieux, etc.). Un texte est
(Gérard davet, 1er avril 2010) réussirait moins que vous. Vous nous redres- polémique (du grec polemos,
sez trop bien sur nos deux pieds pour cesser « guerre ») quand il vise à dé-
• daumier, un michel-Ange de poche p. 69 de tenir sur les vôtres. » [...] truire un adversaire en utilisant
(emmanuel de roux, 16 juin 2005) l’ironie, le sarcasme, l’attaque ad
hominem, l’invective.

L'argumentation 65

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un suJet PAs à PAs

ZOOM SUR…
La Bruyère précurseur des
Commentaire de texte : La Bruyère,
Lumières.
Le texte
La Bruyère est un maître – au
sens des écoles de peinture –
qui réussit l’entrée en scène
de ses personnages, toujours « Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient 
en action plutôt que décrits. point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; 
Sa verve provocatrice trouvera il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son 
sa descendance littéraire avec propre1 de chaque service : il ne s’attache à aucun des mets, qu’il n’ait achevé d’essayer de tous ; 
Montesquieu dans ses Lettres il voudrait pouvoir les savourer tous, tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie 
persanes, Marivaux et Beau- les viandes2, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu’il faut que les conviés, s’ils 
marchais dans leurs meilleures veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, ca-
tirades, Voltaire dans ses contes. pables d’ôter l’appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; 
On ne peut cependant réduire s’il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on 
La Bruyère à la seule dimension le suit à trace. Il mange haut3 et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour 
d’auteur « plaisant ». lui un râtelier4 ; il écure5 ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une 
manière d’établissement6, et ne souffre pas d’être plus pressé7 au sermon ou au théâtre que dans sa 
À côté des maximes et des por- chambre. Il n’y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on 
traits, les Caractères contien- veut l’en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S’il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient8 dans 
nent des réflexions sur le les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout 
pouvoir et sur la société qui à son usage ; ses valets, ceux d’autrui, courent dans le même temps pour son service. Tout ce qu’il 
sans être jamais les propos d’un trouve sous sa main lui est propre, hardes9, équipages10. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint 
révolutionnaire ni même d’un pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion11 et sa bile, ne 
réformateur, portent en germe pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinc-
les Lumières du xviii e siècle. tion du genre humain.
« Que me servirait en un mot, (Jean de La Bruyère, Les Caractères, « De l’homme ».)
comme à tout le peuple, que
le prince fût heureux et com- 1
Son propre : sa propriété.  2Viandes : se dit pour toute espèce de nourriture.  3Manger haut : manger bruyamment, en se faisant 
blé de gloire par lui-même et remarquer. 4Râtelier : assemblage de barreaux contenant le fourrage du bétail. 5Écurer : se curer. 6Une manière d’établissement : 
il fait comme s’il était chez lui.  7Pressé : serré dans la foule.  8Prévenir : devancer.  9Hardes : bagages.  10Équipage : tout ce qui est 
par les siens, que ma patrie fût nécessaire pour voyager (chevaux, carrosses, habits, etc.). 11Réplétion : surcharge d’aliments dans l’appareil digestif.
puissante et formidable, si triste
et inquiet, j’y vivais dans l’op-
pression ou dans l’indigence ? »
(chapitre « Du Souverain ou de la L’introduction frerie ; accumulation de verbes (« manie, remanie,
république ») Les Caractères, grand œuvre du moraliste La Bruyère, démembre », etc.) ; impression d’activité compulsive
offre une riche galerie de portraits satiriques. Si les (« il écure ses dents », on pense donc que c’est la
La Bruyère est un des tout lecteurs du xviie siècle voulaient y voir des allusions à fin du repas, mais contredit par « et il continue… »,
premiers à manifester une des personnages réels de l’époque et faisaient même qui produit un effet de surprise) ; détails triviaux
sensibilité aux souffrances du circuler des « clés », ces portraits n’en restent pas décrivant sa malpropreté, assimilation métaphorique
peuple : « Il y a des misères sur moins des observations d’une grande acuité dans de Gnathon à un animal annoncée dans « la trace »
la terre qui saisissent le cœur ; lesquelles La Bruyère épingle différents vices de la confirmée dans « râtelier ».
il manque à quelques-uns nature humaine en général. Ainsi, dans le chapitre Transition : Ainsi, à table, Gnathon apparaît déjà
jusqu’aux aliments ; ils redou- « De l’homme », le moraliste dresse le portrait de Gna- comme un personnage fort mal élevé et sans gêne,
tent l’hiver, ils appréhendent de thon, un être profondément égoïste, se comportant ce que confirme de façon générale tout son compor-
vivre » (« Des biens de fortune », en goujat et méprisant autrui. Le personnage prend tement.
47). Sa vision reste celle d’un une dimension quasiment allégorique et permet à b) Un homme sans gêne ni scrupule
moraliste : « Le peuple n’a guère l’auteur de dénoncer, par le biais d’une caricature Gnathon s’accapare l’espace (« établissement ») où
d’esprit, et les grands n’ont point très satirique, l’égocentrisme. Comment La Bruyère qu’il soit : à l’église (« sermon »), au théâtre, dans les
d’âme : celui-là a un bon fond, procède-t-il pour mener la critique de ce défaut ? hôtelleries ; trait déjà présent dans la description du
et n’a point de dehors ; ceux-ci Nous verrons dans un premier temps que Gnathon repas : « place », « maître du plat », « fait son propre ».
n’ont que des dehors et qu’une apparaît comme un être répugnant, avant d’étudier Il exige le meilleur (adj. ordinal « première place »,
simple superficie. Faut-il opter ? ensuite son égocentrisme. Enfin, nous observerons superlatif répété « meilleure chambre, meilleur lit »)
Je ne balance pas : je veux être comment le portrait prend une dimension générale. et acquiert des avantages par mensonge (incise ; « si
peuple » (« Des Grands », 25). on veut l’en croire »).
Le plan détaillé Transition : Ainsi, le personnage n’a aucun scrupule
Il n’en ouvre pas moins la voie, I. Un être répugnant à s’octroyer ce qu’il y a de mieux et à mépriser tous
avec ses Caractères, aux grandes a) Un goinfre ceux qui l’entourent, ne songeant qu’à son intérêt
œuvres des « philosophes » du Comportement à table (plus de la moitié du texte) : propre. Il révèle par là même un repli essentiel sur
siècle suivant. juxtaposition de propositions soulignant sa goin- lui-même.

66 L'argumentation

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un suJet PAs à PAs

e, Les Caractères REPÈRES


Fondées sur des différends es-
thétiques ou des motifs plus
personnage que d’un vice, l’égocentrisme. Le nom personnels, les « haines » entre
de fiction à consonance grecque − Gnathon – permet écrivains s’expriment dans
d’abstraire le personnage d’un cadre référentiel trop des formes variées, de la petite
précis et caractérisé. Actions présentées en focalisa- phrase assassine au pamphlet
tion externe ; emploi du présent de l’indicatif, valeur outrancier, en passant par l’épi-
narrative étendue à la dimension de vérité générale, gramme.
intemporelle.
Transition : Ainsi, à travers le portrait-charge de xviie siècLe
Gnathon, La Bruyère dresse le tableau d’une facette Boileau, dans son Art poétique
peu glorieuse de la nature humaine et non d’un (1674), dénigre ainsi la poésie de
individu particulier. Ronsard :
« Villon sut le premier, dans ces
conclusion siècles grossiers,/ Débrouiller l’art
À travers son allure de goinfre sans gêne caricaturé confus de nos vieux romanciers./
de façon ridicule, Gnathon incarne un vice humain Ronsard, qui le suivit, par une
redoutable, l’égocentrisme. À une époque où d’autres autre méthode,/ Réglant tout,
moralistes, comme La Rochefoucauld par exemple, brouilla tout, fit un art à sa mode/
La Bruyère. dressent eux aussi un constat assez sombre de Mais sa muse, en français parlant
l’amour-propre, La Bruyère, à travers le portrait de grec et latin,/ Vit dans l’âge sui-
II. Un être égocentrique cet individu, vise les hommes en général et donne vant, par un retour grotesque,/
a) L’égocentrisme d’autant plus de poids à sa satire qu’il semble décrire Tomber de ses grands mots le faste
Trait central du personnage : l’égocentrisme, exprimé de façon faussement objective les faits et gestes de pédantesque. »
par la reprise anaphorique du pronom « il » dans la son personnage. Le moraliste a su croquer sur le
plupart des phrases ; réseau d’oppositions entre le vif les expressions les plus marquantes d’un défaut xviiie siècLe
singulier (« il ») et les termes au pluriel (« conviés, toujours vivace. Ennemi (littéraire) des philo-
autres, tous les hommes »). sophes, Fréron s’attaqua principa-
Transition : Gnathon se distingue donc en perma- lement à Voltaire qu’il avait décrit
nence des autres, il ne songe qu’à lui, ne vit que pour ce qu’il ne faut pas faire ainsi dans les Lettres sur quelques
lui et reste profondément indifférent au sort d’autrui. Paraphraser le texte en récapitulant les actions de écrits du temps :
b) L’indifférence à autrui Gnathon. C’est le principal défaut des commen- « sublime dans quelques-uns de
Négations restrictives (« ne… que ») dans l’ouverture taires de texte. ses écrits, rampant dans toutes
et la clôture du portrait ; la note finale de la grada- ses actions ».
tion (« embarrasser, plaindre, pleurer… maux/ mort ») La critique se prolongea dans
est une hyperbole : « extinction du genre humain ». Les bons outils chaque numéro de L’Année
Transition : La boucle semble bouclée, le portrait est • Les moralistes du xviie siècle : outre La Bruyère, La littéraire, avec une causticité
définitivement centré sur un unique personnage, Rochefoucauld. qui n’excluait pas une certaine
à l’exclusion de tout autre, comme pour bien sym- • L’observation de la valeur générale du portrait, cari- courtoisie. Voltaire répliqua par
boliser l’égocentrisme absolu d’un être qui ne se cature du défaut au-delà du personnage. des pièces dans lesquelles Fréron
préoccupe que de lui. Le moraliste livre ici une satire était ridiculisé, et lui lança cette
particulièrement vive de ce genre d’individu. épigramme :
« L’autre jour au fond d’un vallon,
III. Un portrait-charge Un serpent piqua Jean Fréron ;
a) Une caricature Que croyez-vous qu’il arriva ?
Le moraliste s’efface au profit d’un unique témoin, Ce fut le serpent qui creva. »
représenté par le pronom indéfini « on » ( « on le
suit », « on veut ») ; évocation objective laissant tout xixe siècLe
le champ à son sujet, qui s’apparente à la caricature. Les succès d’Alexandre Dumas
Nombreux pluriels et indéfinis à valeur de généra- au théâtre et dans ses romans
lisation, en particulier avec la répétition de « tous » lui attirèrent bien des critiques
ou « tout ». La Bruyère présente Gnathon à table, féroces. La plus odieuse fut celle
grimaçant de façon exagérée et ridicule : « il roule de Mirecourt qui, dans Fabrique
les yeux en mangeant » et la métaphore du râtelier de romans : maison Alexandre
accentue encore la charge satirique de la description. Dumas et compagnie s’attaquait
Transition : La caricature, en forçant les traits de davantage à l’homme qu’à ses
Gnathon, permet au moraliste de donner une portée ouvrages, avec une bassesse
générale à son texte. qui vaudra à son auteur d’être
b) L’indétermination condamné pour diffamation à
Le portrait de Gnathon n’est pas tant celui d’un quinze jours de prison.

L'argumentation 67

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Les ArticLes du

Zemmour le dézingueur dézingué


Le journaliste voudrait être reconnu pour ses talents d’écrivain. Mais c’est en qualité
de polémiste du samedi soir, aux dérapages pas toujours très contrôlés, qu’il s’est fait
connaître du grand public.

F
atigué, Eric Zemmour. Épuisé, trafiquants sont noirs et arabes, si ses petites phrases font le miel décapante. Il n’a rien d’un raciste,
même. On le sent fébrile, dans c’est un fait », balance-t-il tout des courants politiques radicaux. il aime secouer les idées. »
ce café parisien, où il enchaîne de go. Il se dit de tradition gaulliste, voire Évidemment, à trop parler, Eric
les rendez-vous. Certes, il veut bien Des phrases comme celles-là, il bonapartiste. S’oppose ainsi au Zemmour collectionne les polé-
rencontrer des journalistes. « Mais en est coutumier. « Je pourrais as- fédéralisme européen, en antili- miques, il les arbore, telles des dé-
à une condition, que vous parliez de sez facilement défendre la peine de béral convaincu. Pourfend ce qu’il corations arrachées à l’empire du
mon livre. » Il sort donc ces jours- mort », dit-il, en septembre 2009. considère comme une féminisa- tempéré, du conformisme mou. Il
ci son dixième livre, Mélancolie Le 6 mars, sur France Ô, le journa- tion de la société. Assure que Noirs teste ses idées dans des émissions
française, chez Fayard. Ça devrait liste s’essaie à un provocant « La dis- et Blancs forment deux races dis- de divertissement. Faute de mieux,
marcher, vu le battage entretenu crimination, c’est la vie », précisant tinctes, fustige l’antiracisme des il se lâche chez Thierry Ardisson ou
autour du bonhomme. D’autant toutefois que « la vie est injuste »... années 1980, cette « cause de bien- chez Laurent Ruquier. « Ils sont les
que, comme d’habitude, il y dé- Voilà, un scandale après l’autre, pensants »... Le besoin d’exister ? seuls à être venus me chercher, ex-
gomme joyeusement quelques ta- Éric Zemmour se construit, accu- « Pas du tout, répond-il. Je combats plique Éric Zemmour. Longtemps,
bous, cite l’empereur romain Théo- mule les ennemis, les rancœurs. le politiquement correct, je prends les élites européistes m’ont fermé
dose, l’historien Edward Gibbon, « J’ai pourtant l’impression d’être des risques, et les gens aiment ça. les portes. Ce n’est même pas une
Charles de Gaulle ou Karl Marx. utile... », dit-il. Ses admirateurs Le vrai marxiste, c’est moi, je parle course au fric, mais j’ai découvert
Du Zemmour dans le texte, érudit, l’accompagnent d’émission en du capital, du travail... » que les vrais maîtres-penseurs,
fanfaron, polémiste. Narcissique, chronique, tentent tant bien que Éric Zemmour est-il seulement c’est là-bas qu’on les trouve, c’est
aussi. « Mon livre, c’est le stade mal de suivre les méandres de ses de ce temps, de notre époque ? dans ces émissions que se forge le
suprême du journalisme », dit-il. réflexions. Il a un avis sur tout, Dans ses livres, il parle d’une politiquement correct. »
À 51 ans, il est l’homme qu’on Tout le monde s’y retrouve.
adore aujourd’hui détester, tout Les producteurs des émissions,
autant qu’on déteste l’adorer. Pourquoi cet ArticLe ? bien sûr, qui font du buzz. « Les
« C’est un militant de lui-même, polémistes ou les snipers sont là
il est devenu son propre objet », Portrait d’Éric Zemmour, écrivain et journaliste, collectionneur de pour flinguer, estime François Jost,
comme aime à le décrire le jour- polémiques suscitées par son refus assumé du « politiquement sociologue. Ils sont un élément
naliste Philippe Tesson, qui fut correct », oxymore vivant issu du microcosme parisien et prêtant essentiel de la dramaturgie d’un
l’un de ses premiers employeurs, sa voix à la « France profonde ». Tout en délivrant des informations talk-show. » Les téléspectateurs
au Quotidien de Paris. Éric Zem- précieuses sur les enjeux des débats actuels autour de l’identité se pressent, avides d’assister aux
mour, né à Montreuil-sous-Bois nationale, l’article de Gérard Davet est aussi un modèle de portrait- numéros de ce bretteur endiablé.
(Seine-Saint-Denis), fils de Roger charge. Éric Zemmour ne compte plus ses
Zemmour, ambulancier, a atteint collaborations médiatiques : RTL,
l’un de ses objectifs. « J’ai toujours France 2, RFO, Histoire. On l’invite
voulu être écrivain, depuis l’âge de souvent argumenté. Ce n’est pas France rêvée, différente. On en res- partout, on se l’arrache, sur tous
12 ans », se souvient-il. un penseur. Plutôt un lecteur as- sort avec des images de royaume les thèmes. Une revanche ? « Si
Il grandit dans un quartier po- sidu, compulsif, qui agrège ses assiégé, d’empire sur le déclin. cela veut dire sortir de son milieu
pulaire parisien. On ne croule pas connaissances pour créer un cor- « Chez toi, il n’y a que du pessi- et grimper dans les hauteurs de
sous l’argent, chez les Zemmour, pus idéologique. On le traite de misme », lui dit un jour le met- la société, alors oui, répond Éric
venus en France pendant la guerre réactionnaire, il assume. Il vomit teur en scène Bernard Murat. Il va Zemmour. Pendant quinze ans,
d’Algérie. La mère, Lucette, figure le « politiquement correct », les même jusqu’à exhumer de vieilles on ne m’a jamais rien proposé... »
adorée, veille sur son fils. Il en- discours prémâchés, veut croire citations du général de Gaulle pour Pendant quinze ans, il n’a donc
chaîne les succès scolaires, mais qu’aujourd’hui les leaders d’opi- appuyer son discours sur l’inté- été « que » journaliste, du Quoti-
loupe à deux reprises le concours nion sont ceux qu’il défie sur les gration impossible des immigrés. dien de Paris au Figaro, puis au Fi-
de l’enA. Il sera donc journaliste, plateaux de télé, tels le chanteur « Ceux qui prônent l’intégration garo Magazine. Dans la profession,
avec un but : quitter l’anonymat Christophe Willem ou le comique ont une cervelle de colibri... », avait il n’a pas que des amis. « C’est un
des foules d’écrivants. Il y est par- Ramzy. Il est favorable à l’assimila- ainsi déclaré le vieux chef d’État. formidable journaliste, mais aussi
venu, dans des proportions qui dé- tion, mais rejette l’intégration à la Serge Moati, réalisateur classé à un redoutable solitaire, doté d’une
passent largement ses espérances. française, trop peu exigeante à son gauche, a invité plus d’une fois Éric très grande suffisance, souligne
« Croyez-vous vraiment que j’aie goût envers les immigrés. Zemmour à « Ripostes », l’émission Philippe Tesson. Un garçon rare,
programmé tout ça ? », interroge- Ainsi, lui, le juif pied-noir, a qu’il présentait sur France 5. « C’est irritant et agaçant, à l’égocentrisme
t-il. « Tout ça », c’est ce scandale donné à ses trois enfants des pré- un formidable analyste qui a le dévorant. Au Quotidien, il était reje-
déclenché par ses propos, chez noms issus du calendrier chrétien. goût du paradoxe, explique-t-il. Un té par la rédaction. » Au Figaro, qu’il
Thierry Ardisson. « La plupart des Il n’est pas d’extrême droite, même type très aigu, d’une intelligence rejoint en 1996, on ne l’apprécie

68 L'argumentation

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Les ArticLes du

guère non plus. Drôle de type, fié- d’un parallèle avec l’humoriste Gutenberg, il n’a pas les codes phobe. Mais je lui dis "Bien fait !"
vreux, au sourire désarmant. Naïf de France Inter Stéphane Guillon. de la télé, décrypte son acolyte Je suis allée chez Ruquier à deux
et cruel. Nicolas Beytout, ancien « Lui, c’est un acteur comique, dit des plateaux télé, l’écrivain Éric reprises, c’est l’enfer, les jeux du
patron de la rédaction du Figaro, Éric Zemmour. Il est l’incarnation Naulleau. Mais, au fond, c’est un cirque. Lui qui est à la fois intro-
ne le supportait pas. du conformisme absolu, le faux type de gauche. » Ses amis le met- verti et extraverti, du coup, on
Au service politique du quoti- rebelle parfait. » Éric Zemmour tent en garde. À trop se disperser, l’enferme dans un personnage.
dien, on surveille donc ce dézin- est revenu sur ses propos sur « les on devient partie intégrante d’un Reviens à l’écriture, Éric ! »
gueur, dont les articles se font Noirs et les Arabes ». Il a écrit à la système que l’on voudrait pour- Il est un vrai paradoxe vivant.
rares. Arrive Étienne Mougeotte, Ligue internationale contre le ra- fendre. Ce pur produit du microcosme
chantre du libéralisme, qui décide cisme et l’antisémitisme (Licra), qui L’ancien secrétaire d’État à la jus- parisien est devenu le héraut d’une
d’exiler ce souverainiste au Figaro souhaitait le poursuivre en justice. tice Pierre Bédier connaît l’homme France profonde. Son discours aux
Magazine. Avant d’envisager, après « Ce n’est pas une lettre d’excuses, par cœur. Ils se sont rencontrés accents frontistes, évidemment
ses propos sur les « trafiquants », dit-il, mais une lettre d’explications. sur les bancs de Sciences Po, avant récupéré par les extrêmes, encensé
de le licencier, purement et sim- Dans cette histoire, j’ai été la vic- qu’Éric Zemmour ne tente le dans la blogosphère, projette une
plement. « Ça m’a dépassé, j’ai été time de certaines associations qui concours d’entrée à l’enA. « C’est image trouble qui n’est pas réelle-
peiné, dit Éric Zemmour. Étienne veulent me faire la peau. » mon ami, je l’aime, assure l’ancien ment la sienne.
Mougeotte ne m’a même pas Il accuse Thierry Ardisson élu uMP. Son problème, c’est qu’il « Je n’ai de haine pour personne,
parlé. » Finalement, le patron de d’avoir spectaculairement mis en est passé de l’écrit à la télé, et ce dit Éric Zemmour. Cette histoire,
la rédaction est revenu sur sa déci- scène ses excès de langage. Il sait modèle fait pour la ménagère de c’est celle d’une chasse moralisa-
sion. La Société des journalistes du bien que, souvent, il va très loin. moins de 50 ans est réducteur. trice au dérapage, on tue pour
Figaro a pris la défense du trublion Il suffit de le bousculer un peu. Lui qui vit sa France de manière sauver l’âme de l’hérétique. » Éric
cathodique. « Moi qui ne croyais « Faut pas que je m’énerve... », ad- viscérale est devenu prisonnier Zemmour serait donc ce Torque-
pas être populaire... », s’étonne Éric met-il. Mais peut-on « secouer les d’un système. » mada des samedis soir, un inqui-
Zemmour. idées » en fin de soirée, face à Lady Isabelle Balkany, élue uMP des siteur soumis, à son tour, à la
Et puis les lecteurs se sont mani- Gaga ou Christophe Willem ? « Il Hauts-de-Seine, ne dit pas autre question.
festés. En nombre, pro-Zemmour n’est pas calculateur, pas cynique, chose. Elle le connaît bien, son Gérard Davet
pour la plupart. Il ne veut pas simplement, il est de la galaxie Éric Zemmour. « Il n’est pas xéno- (1er avril 2010)

Daumier, un Michel-Ange de poche


C
e gaillard-là a du Michel-Ange à quelques exceptions près. En re- cadavre vivant, et la physionomie de ont gardé une part de cette troisième
sous la peau », constatait Bal- vanche, le jeune Honoré Daumier Guizot s’apparente à une tête de mort dimension. Ces monuments de
zac en évoquant des portraits- (il est né en 1808) a réalisé ici une sculptée dans un morceau de savon. poche élevés à « la sottise contem-
charges d’Honoré Daumier publiés inoubliable galerie de caractères. Ces La férocité de Daumier n’épargne poraine », selon La Caricature, connu-
dans La Caricature. L’auteur de La trognes bosselées, ravinées, creusées pas ses amis. Le journaliste répu- rent une fin brutale après l’attentat de
Comédie humaine avait-il vu les d’un coup de pouce et soigneuse- blicain Lucas, avec son énorme Fieschi contre la personne du roi, qui
bustes modelés par celui qui allait ment mises en couleurs, constituent nez rouge de travers qui lui mange permit le vote des « lois scélérates »,
épingler cruellement les « Célébrités un panorama de toutes les (basses) le front et ses yeux globuleux, a muselant la presse.
du Juste Milieu » ? Rien n’est moins passions de l’humanité : prétention la figure tragique d’un ivrogne. Après un bref séjour en prison,
sûr. Ces étonnantes sculptures au- et bêtise (Fulchiron) ; méchanceté et Quant à Philipon, hilare et édenté, Daumier abandonne la sculpture. Les
raient certainement conforté son cruauté (Dupin) ; brutalité (Dubois) ; il ressemble au ravi de la crèche. Ce bustes, conservés par la famille Phili-
jugement. Elles sont aujourd’hui ex- vanité satisfaite (d’Argout) ; aveu- jeu de massacre nous est parvenu pon, seront exposés à Paris en 1878,
posées au musée d’Orsay après avoir glement (Viennet) ; gâtisme (Harlé presque au complet : il manque un an avant la mort de Daumier –
été analysées et restaurées (grâce au père) ; ruse (Pataille) ; crétinisme (de trois ou quatre personnages, no- sans grand succès. Le Louvre refusera
mécénat de la BNP-Paribas). Poderas) ; obséquiosité (de Keratry) ; tamment Thiers et Soult, dont les de les acheter en 1936, au motif que
Ces figurines de terre crue perversité (Persil)... Ce dernier, ma- caricatures lithographiées sont « le Louvre n’achète pas de carica-
n’étaient sans doute pas faites pour gistrat hostile à la liberté de la presse, accrochées au musée d’Orsay. tures ». Elles entreront dans les col-
être montrées, ni même pour durer. est suspecté par Philipon et ses amis Car le commissaire de cette ex- lections publiques en 1980 (à Orsay),
Façonnées, entre 1832 et 1835, à la de « descendre d’un anthropophage position-dossier, Édouard Papet, grâce au mécénat de la Fondation
demande de Charles Philipon, di- ramené par le capitaine Cook ». Le- confronte les charges de terre crue Lutèce et de Michel David-Weill.
recteur de La Caricature et du Cha- febvre a le teint brouillé des grands avec celles qui ont été réalisées pour Emmanuel de Roux
rivari, journaux républicains hos- bilieux, Sebastiani a l’aspect d’un les pages de La Caricature, qui toutes (16 juin 2005)
tiles à la monarchie de Juillet, elles
servaient de modèles à Daumier
pour ses portraits lithographiés du Pourquoi cet ArticLe ? être utile de mettre en évidence des « corres-
personnel politique proche du roi Les rapprochements entre les œuvres littéraires et pondances » entre les portraits-charges d’un La
Louis-Philippe. celles qui appartiennent aux arts graphiques – des- Bruyère et les caricatures d’un Daumier, dont une
Les noms des représentants de sin, peinture, sculpture – sont souvent éclairantes, « galerie de caractères » était présentée en 2005
cette majorité centriste – le Juste Mi- pourvu qu’elles soient pertinentes. Ainsi, il peut sous la forme d’une exposition de ses figurines.
lieu – sont sortis de nos mémoires,

L'argumentation 69

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L’essentieL du cours

CITATIONS
• « Une morale nue
apporte de l’ennui.
Le conte fait passer
le précepte avec lui. »
L’argumentation
(La Fontaine, Fables)

• « Je chante les héros


le conte philosophique
L
dont Ésope est le père,
Troupe de qui l’histoire, a fable et le conte philosophique sont deux genres dont
encor que mensongère,
Contient des vérités
les textes qui, tout en racontant une histoire plaisante, ont
qui servent de leçons. » pour fonction de délivrer un message ou une leçon, ou
(La Fontaine, Fables, 2e préface
à Monseigneur le Dauphin)
plus largement de susciter la réflexion du lecteur. Leur visée est
donc à la fois didactique et argumentative, mais ils empruntent,
• « Je me sers d’animaux pour convaincre, les ressorts de la fiction. on peut les trouver
pour instruire les hommes. »
(op. cit.) groupés sous le terme générique plus large d’apologue (court
récit qui vise à démontrer ou à illustrer une leçon de morale) ; ils
relèvent de ce que l’on appelle l’argumentation indirecte. Quelles
MORALITÉS sont les caractéristiques de ces formes ?
DES FABLES DEvENUES
PROvERBIALES Les procédés de l’argumentation
indirecte
• « Aide-toi, le ciel t’aidera. » Comme un essai ou un texte purement argumen-
(« Le Chartier embourbé ») tatif, le conte philosophique et la fable cherchent à
convaincre, à délivrer un enseignement ou à faire
• « Apprenez que tout flatteur réfléchir, mais de manière détournée : c’est le récit qui
Vit aux dépens de celui est chargé de mettre en scène des idées et des valeurs.
qui l’écoute. » L’argumentation s’exprime à travers une fiction
(« Le Corbeau et le Renard ») allégorique, ce qui permet d’incarner des principes
abstraits dans des personnages qui en retirent une
• « Entre nos ennemis valeur symbolique : dans la fable de La Fontaine « Le
Les plus à craindre Loup et l’agneau », les deux personnages incarnent de
sont souvent les plus petits. façon immédiatement perceptible le principe du mal
(« Le Lion et le Moucheron ») et celui de l’innocence ; au-delà de cette dichotomie, le
lecteur doit s’efforcer de décrypter la scène afin d’en
• « Il faut, autant qu’on peut, comprendre les enjeux plus vastes.
obliger tout le monde : En principe, la visée pédagogique du conte ou de la
On a souvent besoin fable impose que les situations narratives illustrent
d’un plus petit que soi. » sans ambiguïté les valeurs morales défendues par
(« Le Lion et le Rat ») l’auteur. Toutefois, un texte véritablement littéraire
ne saurait se satisfaire de cette simplicité. Bon nombre
• « Il ne faut jamais de ces textes ne se réduisent pas à une interprétation
Vendre la peau de l’ours univoque, ou en tout cas sèment le doute dans
qu’on ne l’ait mis par terre. » l’esprit du lecteur. Cette tendance est d’autant plus
(« L’Ours et les deux marquée lorsque la morale n’est pas explicite, mais
Compagnons ») reste implicite, ou lorsque l’auteur recourt à l’ironie,
comme par exemple Voltaire dans Candide (1759).
• « La raison du plus fort Le lecteur averti doit donc se tenir sur ses gardes et
est toujours la meilleure. » prêter attention aux symboles un peu trop évidents.
(« Le Loup et l’Agneau ») Telle est en effet la différence principale entre une
argumentation directe et une argumentation rendue
• « Le trépas vient tout guérir ; indirecte par la fiction : il ne peut y avoir de stricte
Mais ne bougeons équivalence entre les deux, car toute situation fictive,
d’où nous sommes. toute symbolisation, rend l’interprétation à la fois
Plutôt souffrir que mourir, plus difficile et plus stimulante. Ainsi, la célèbre
C’est la devise des hommes. » fable de La Fontaine « La Cigale et la Fourmi », qui ne illustration de la fable L’ours et l’amateur des jardins par
(« La Mort et le Bûcheron ») comporte pas de morale, peut apparaître comme une Gustave dore

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L’essentieL du cours

ZOOM SUR…
indirecte : Les cArActéristiques
de LA FAbLe
La fable est un genre littéraire très
ancien. Ses origines remontent

et la fable à l’Antiquité, avec l’auteur grec


Ésope du vie siècle avant J.-C. et avec
Phèdre, fabuliste latin du ier siècle
après J.-C. En France, le genre est
critique de l’insouciance (incarnée par la cigale) ou au genre. L’utopie peut également être incluse dans un développé magistralement au
contraire de la mesquinerie (incarnée par la fourmi). récit. Ainsi, Candide découvre le monde utopique de xviie siècle par La Fontaine, qui en
l’Eldorado. publie deux recueils. Ses fables ont,
Les fonctions des fictions On peut qualifier de contre-utopies les représen- dès leur parution, connu un très
argumentatives tations littéraires d’une société sombre et noire, grand succès qui ne s’est jamais
Selon l’auteur latin Horace, le conte et la fable remplis- telle que celle dépeinte par George Orwell, dans son démenti depuis. D’autres auteurs,
sent les deux fonctions classiques de la littérature : roman 1984. comme Florian (xviiie), Queneau ou
instruire et plaire. La nouvelle ou le roman à thèse : certains récits Anouilh (xxe) ont également pratiqué
Les écrivains des Lumières ont fréquemment eu défendent une idée ou offrent une critique évidente, ce genre.
recours à l’apologue dans un but de critique du véhiculées par la fiction elle-même. On peut alors les La fable est un récit bref, en vers ou en
pouvoir et des institutions. La fiction permet en effet lire comme des apologues (ex. : La Peste de Camus). prose, qui repose sur une structure
de contourner plus facilement la censure en offrant Le théâtre : certaines pièces peuvent également narrative rythmée et qui peut jouer
un premier niveau de lecture tout être lues comme des apolo- sur des effets de coup de théâtre.
à fait inoffensif, qui peut s’avérer gues. Beaumarchais lui-même Ses personnages sont souvent des
très subversif lorsqu’il est inter- remarque dans sa préface au animaux, mais peuvent également
prété. L’apologue prend alors une Mariage de Figaro : « La fable être des êtres humains, voire des
nouvelle dimension : son objectif est une comédie légère, et toute éléments naturels ou des objets. Le
n’est pas de délivrer un message comédie n’est qu’un long apo- cadre de la fable est en général in-
unique, mais d’inciter le lecteur à logue ». déterminé et s’inscrit bien souvent
la réflexion. dans un univers merveilleux.
Le conte comme la fable peuvent Le conte La morale, si elle est présente, peut
aborder tous les sujets et livrer des philosophique se trouver aussi bien au début qu’à la
enseignements dans toute sorte de L’alliance de ces deux mots est fin du récit. Parfois, elle reste impli-
domaines. La leçon peut aussi bien en elle-même un défi : le conte, cite et le sens de la fable peut alors se
être morale que sociale, politique genre léger, associé à la tradition révéler ambigu. En tout cas, la fable
ou philosophique. populaire et aux récits pour en- reste un récit plaisant, présentant
La fonction ludique ne doit pas fants, est caractérisé par l’adjectif une dimension ludique mais aussi
être oubliée pour autant. Si la fic- philosophique qui évoque une esthétique, d’autant plus soulignée
tion est préférée à l’essai austère, méditation des plus sérieuses. lorsqu’il s’agit de fables versifiées.
c’est parce qu’étant plaisante, elle Voltaire Or, tel est justement l’enjeu de ce
retient davantage l’attention et genre d’apologue : produire une ZAdig et cAndide,
permet de s’adresser au plus grand nombre. En tant fiction vive et plaisante, de facture traditionnelle, qui PersonnAges de voLtAire
qu’œuvres littéraires, le conte et la fable sont aussi permette la réflexion philosophique profonde. • Zadig, « celui qui dit la vérité »,
conçus pour procurer un plaisir esthétique. Les Fables Le conte philosophique est un récit en prose, relative- est un jeune Babylonien « né avec
de La Fontaine sont d’ailleurs moins lues aujourd’hui ment bref – mais plus long que la fable. Même si le récit un beau naturel fortifié par l’éduca-
pour la morale que l’on peut en tirer que pour leur entretient toujours des liens avec l’actualité, il tient tion ». Dans un Orient de fantaisie, il
inventivité littéraire unique. du conte par certains traits merveilleux, par certaines incarne la sagesse et la raison, quali-
péripéties ou épisodes peu vraisemblables. Là encore, tés qui lui permettent de triompher
d’autres formes d’apologues il s’agit d’un texte plaisant et ludique, comportant sou- de multiples obstacles pour parve-
Outre le conte philosophique et la fable, il existe vent des aspects comiques. Les personnages en général nir au bonheur (le conte, paru en
d’autres formes d’apologues. peu nombreux ont une psychologie assez sommaire et 1748, est sous-titré La Destinée).
La parabole : il s’agit des premiers apologues de l’ère sont caractérisés par quelques traits essentiels.
chrétienne. Ils sont présents dans les Évangiles et En France, l’âge d’or du conte philosophique se situe • Candide, héros éponyme du conte
permettent au lecteur de mieux comprendre, de au xviiie siècle. Les philosophes des Lumières l’ont paru en 1759, sous-titré L’Opti-
façon imagée, certains enseignements chrétiens pratiqué avec bonheur pour diffuser leurs idées, misme, est un personnage fon-
(exemple : la parabole de l’enfant prodigue). s’inspirant entre autres de la tradition du conte damentalement naïf, qui traverse
L’utopie : le mot « utopie » vient du grec u topos qui si- oriental, relayée par la traduction en français du re- avec candeur une série d’épreuves
gnifie « lieu qui n’existe pas » et désigne en littérature cueil des Mille et Une Nuits, au tout début du siècle. qui contredisent l’optimisme en-
l’évocation d’un lieu imaginaire, d’une société idéale Voltaire est résolument le maître du genre, avec des seigné par son maître Pangloss :
qui, par contraste avec la société réelle, doit faire œuvres comme Zadig (1747), Micromégas (1752), Can- guerre, Inquisition, tremblement
réfléchir le lecteur sur le monde qui l’entoure. L’Utopie dide (1759), qui se caractérisent toutes par leur hu- de terre…
de Thomas More (1516) est l’ouvrage fondateur du mour, leur vivacité et bien sûr leur ironie.

L'argumentation 71

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un suJet PAs à PAs

EXTRAITS
Les deux coqs
Écriture d’invention : une préface
Deux Coqs vivaient en paix : une
Poule survint,/ Et voilà la guerre L’intitulé complet du sujet peuvent être lus à la suite ou non, le lecteur pourra
allumée./ Amour, tu perdis Troie ; Un éditeur, dans la préface d’un recueil d’apologues, reprendre facilement sa lecture, y revenir quand bon
et c’est de toi que vint/ Cette que- veut convaincre les lecteurs adultes que ces textes ne lui semble et s’imprégner du message délivré par eux.
relle envenimée,/ Où du sang des sont pas réservés aux enfants, mais aussi écrits pour En effet, l’apologue ne fait pas la morale, mais est por-
Dieux même on vit le Xanthe teint./ tous. Vous rédigerez cette préface. teur d’une morale, c’est-à-dire d’une leçon qui peut
Longtemps entre nos Coqs le combat aborder des sujets très variés comme l’indique notre
se maintint :/ Le bruit s’en répandit L’analyse du sujet classement thématique. Les animaux qui parlent, les
par tout le voisinage./ La gent qui Le texte à écrire est une argumentation (« convaincre personnages de contes au caractère simplifié ne sont
porte crête au spectacle accourut./ les lecteurs adultes »). Il s’agit de montrer l’intérêt des qu’une illustration destinée à charmer le lecteur, à
Plus d’une Hélène au beau plumage/ apologues pour des lecteurs adultes, sans pour autant lui plaire pour mieux l’instruire. L’adulte saura lire
Fut le prix du vainqueur ; le vaincu en écarter un lectorat d’enfants. entre les lignes, s’élever à un autre niveau de lecture,
disparut/ Il alla se cacher au fond de Dans sa forme, il s’agit d’une préface. Il faut donc et saisir comment l’apologue, sous le masque de la
sa retraite,/ Pleura sa gloire et ses imaginer un contenu possible à ce recueil, et insérer fiction, lui parle bien de sa vie et pas seulement d’un
amours,/ Ses amours qu’un rival dans l’argumentation, des allusions à ces textes qui monde merveilleux. Ainsi, les apologues peuvent
tout fier de sa défaite/ Possédait à serviront d’exemples. dénoncer des vices, des défauts humains, mais aussi
ses yeux. Il voyait tous les jours/ Cet des aspects de notre société, des problèmes politiques,
objet rallumer sa haine et son cou- Proposition de corrigé ou encore offrir une réflexion sur des questions plus
rage./ Il aiguisait son bec, battait l’air Avant-propos philosophiques, morales, voire existentielles. Pour ne
et ses flancs,/ Et s’exerçant contre les Le recueil que voici se propose de réunir des fables, reprendre que quelques exemples de notre recueil,
vents/ S’armait d’une jalouse rage./ en vers et en prose, des poèmes, de courts récits, des l’extrait de Candide de Voltaire que nous avons choisi
Il n’en eut pas besoin. Son vainqueur paraboles, tous ces textes que la critique littéraire présente le héros éponyme plongé dans le conflit
sur les toits/ S’alla percher, et chanter peut nommer « apologues ». Peut-être serez-vous entre Abares et Bulgares et critique avec force les
sa victoire./ Un Vautour entendit sa surpris de trouver une anthologie de ce genre dans horreurs de la guerre. De même la fable « Les Ani-
voix :/ Adieu les amours et la gloire./ une collection destinée à un public adulte. Certes, maux malades de la peste » de La Fontaine dénonce
Tout cet orgueil périt sous l’ongle du les enfants sont souvent friands de fables. Ils appré- l’injustice des jugements qui se font en fonction de la
Vautour./ Enfin par un fatal retour/ cieront certainement de lire celles de La Fontaine puissance des plaignants alors que « Les Deux Coqs »
Son rival autour de la Poule/ S’en par exemple, de se prendre au jeu des aventures du critique la prétention et l’excès d’assurance. Enfin, la
revint faire le coquet :/ Je laisse à corbeau et du renard, du lion et de l’âne ou de la cigale parabole de la Bible que nous avons sélectionnée, « Le
penser quel caquet,/ Car il eut des et de la fourmi, ou encore de découvrir les joujoux de Fils prodigue », révèle la puissance de l’amour et du
femmes en foule./ La Fortune se plaît l’enfant pauvre et de l’enfant riche sous la plume de pardon, d’un père pour son fils, mais aussi de Dieu
à faire de ces coups ;/ Tout vainqueur Baudelaire. Les récits des apologues sont plaisants pour les hommes dans une perspective chrétienne.
insolent à sa perte travaille./ Défions- et souvent faciles à lire, ils sont peuplés en général On le voit, l’apologue peut parler de tout et s’adresse
nous du sort, et prenons garde à d’animaux, chez La Fontaine ou Florian, ou d’êtres bien à la conscience de l’adulte en abordant des
nous/ Après le gain d’une bataille. au caractère simplifié incarnant essentiellement une problèmes qui le touchent. D’ailleurs, Rousseau, peu
(La Fontaine, Fables, Livre VII.) qualité ou un défaut. Ils sont ainsi abordables pour amateur des fables de La Fontaine, considère comme
de jeunes lecteurs. Le lecteur adulte lui-même sera une hérésie de faire lire ces textes aux enfants : « on
Le rossignoL également charmé de se replonger dans ces récits qui fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les
et Le Prince ont pu bercer son enfance et de s’échapper pour un enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende »,
Un jeune prince, avec son gouver- temps dans un univers merveilleux, loin d’un quoti- affirme-t-il dans son traité d’éducation l’Émile. Pour
neur,/ Se promenait dans un bocage,/ dien parfois morose. Plaçons-nous sous le patronage lui les lecteurs les plus jeunes n’ont pas la maturité
Et s’ennuyait suivant l’usage ;/ C’est du grand fabuliste du xviie siècle qui affirme dans « Le suffisante pour en comprendre réellement la portée.
le profit de la grandeur./ Un rossignol Pouvoir des fables » : Il est vrai que bon nombre d’apologues sous leur ap-
chantait sous le feuillage :/ Le prince « Au moment que je fais cette moralité, parence de « petits récits faciles » recèlent en fait une
l’aperçoit, et le trouve charmant ;/ Et, Si Peau d’âne m’était conté, morale complexe qui, même lorsqu’elle est explicite,
comme il était prince, il veut dans le J’y prendrais un plaisir extrême ; donne matière à réflexion et porte un regard parfois
moment/ L’attraper et le mettre en Le monde est vieux, dit-on ; je le crois, cependant désabusé sur notre monde. Ainsi, La Fontaine est
cage./ Mais pour le prendre il fait Il le faut amuser encore comme un enfant. » l’auteur de fables qui délivrent un message parfois
du bruit,/ Et l’oiseau fuit./ Pourquoi Cependant, lecteur adulte, il serait réducteur de cynique et que Rousseau considérait comme bien
donc, dit alors son altesse en colère,/ considérer l’apologue comme un simple récit pour dangereuses à mettre entre les mains d’enfants ! Que
Le plus aimable des oiseaux/ Se tient- enfants, et c’est bien à vous que le présent recueil penser par exemple de la morale de la fable « Le Loup
il dans les bois, farouche et solitaire,/ s’adresse. Nous avons souhaité vous offrir un petit et l’Agneau », « la raison du plus fort est toujours la
Tandis que mon palais est rempli de vade-mecum qui aborde différents aspects de la vie meilleure » ? Dénonciation franche ou simple constat
moineaux ?/ C’est, lui dit le mentor, de l’homme en société (amour, travail, ambition, ar- amer de la supériorité de la force sur le droit ? Que
afin de vous instruire/ De ce qu’un gent…). La profusion et l’éclectisme apparents de notre penser encore de la fable « La Cigale et la Fourmi » ?
jour vous devez éprouver :/ Les sots recueil – rassemblant des textes d’auteurs qui vont Apologie du travailleur laborieux ou plaidoyer en
savent tous se produire ;/ Le mérite d’Ésope à Anouilh, en passant par La Fontaine, Florian faveur de l’artiste passionné ? Cette dernière fable,
se cache, il faut l’aller trouver. ou Baudelaire – prennent sens autour de ces diffé- en outre, révèle une difficulté majeure de l’apologue
(Florian, Fables, 1792.) rentes rubriques thématiques. Ces brefs apologues pour les enfants : elle n’offre aucune morale explicite,

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un suJet PAs à PAs

en faveur des apologues cAndide


Rien n’était si
beau, si leste,
si brillant, si
ne « guide » pas la lecture, ne dévoile pas le sens ; libre ce qu’il ne faut pas faire bien ordonné
au lecteur de formuler la leçon et d’approfondir sa que les deux
réflexion à partir de ce petit récit. C’est encore le cas « Réciter » un cours sur l’apologue sans tenir armées. Les
de bien d’autres apologues de notre recueil, comme compte de la situation de communication impo- trompettes,
la parabole de l’enfant prodigue, qui comprend sée : l’écriture d’une préface. les fifres, les
différents niveaux de signification, ou « Le Chêne et le hautbois, les
Roseau » de Jean Anouilh qui récrit de façon originale Les bons conseils tambours,
la fable de La Fontaine. Ainsi l’apologue doit bien être • Se référer à un « recueil d’apologues » certes fictif, les canons
considéré comme une lecture d’adulte et non comme mais en en donnant un aperçu. formaient
un simple divertissement enfantin. Il est temps de • Faire des références précises aux auteurs d’apolo- une harmo-
lui faire quitter l’univers de la littérature de jeunesse gues : le corpus de textes propose une fable de Jean nie telle qu’il
pour que les adultes en redécouvrent toute la richesse. Anouilh, « Le Chêne et le Roseau » – réécriture de La n’y en eut
Il ne nous reste plus qu’à souhaiter à tous une bonne Fontaine – et un conte de Michel Tournier « Taor, prince jamais en
lecture et à laisser enfin la parole à nos auteurs ! de Mangalore » extrait de Gaspard, Melchior et enfer. Les ca-
Balthazar. nons renver-
sèrent d’abord à peu près six mille
hommes de chaque côté ; ensuite
la mousqueterie ôta du meilleur
des mondes environ neuf à dix
mille coquins qui en infectaient
la surface. La baïonnette fut aussi
la raison suffisante de la mort de
quelques milliers d’hommes. Le
tout pouvait bien se monter à une
trentaine de mille âmes. Candide,
qui tremblait comme un philo-
sophe, se cacha du mieux qu’il put
pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois fai-
saient chanter des Te Deum, chacun
dans son camp, il prit le parti d’aller
raisonner ailleurs des effets et des
causes. Il passa par-dessus des tas
de morts et de mourants, et gagna
d’abord un village voisin ; il était
en cendres, c’était un village abare
que les Bulgares avaient brûlé,
selon les lois du droit public. Ici
des vieillards criblés de coups re-
gardaient mourir leurs femmes
Le mot parabole vient du grec parabolè qui si- serviteur lui dit : « Ton frère est de retour et ton père égorgées, qui tenaient leurs enfants
gnifie « rapprochement ». La parabole est une a tué un veau gras, parce qu'il l'a recouvré en bonne à leurs mamelles sanglantes ; là des
histoire qui a pour objectif de dispenser un ensei- santé. » Mais il se mit en colère, et ne voulut point filles, éventrées après avoir assouvi
gnement d'une manière imagée. entrer. Son père donc sortit, et le pria d'entrer. Mais les besoins naturels de quelques hé-
il répondit à son père : « Voici, il y a tant d'années ros, rendaient les derniers soupirs ;
PArAboLe du FiLs Prodigue
que je te sers, sans avoir jamais contrevenu à ton d’autres, à demi brûlées, criaient
Un père avait deux fils, dont le cadet désirait vivre commandement, et tu ne m'as jamais donné un qu’on achevât de leur donner la
sa vie. Il réclama sa part d’héritage et, l’ayant reçue, chevreau pour me réjouir avec mes amis. Mais mort. Des cervelles étaient répan-
s’en alla la gaspiller dans une vie de débauche. quand ton fils que voici, qui a mangé tout son bien dues sur la terre à côté de bras et de
Ruiné, il devint le domestique d’un maître tyran- avec des femmes débauchées, est revenu, tu as fait jambes coupés.
nique dont il gardait les pourceaux. Malheureux et tuer un veau gras pour lui. » Et son père lui dit : Candide s’enfuit au plus vite dans
affamé, il retourna auprès de son père qui organisa « Mon fils, tu es toujours avec moi, et tout ce que un autre village : il appartenait à
un grand festin pour fêter son retour. j'ai est à toi. Mais il fallait bien faire un festin et se des Bulgares, et les héros abares
Cependant son fils aîné, qui était à la campagne réjouir, parce que ton frère que voilà, était mort, et il
l’avaient traité de même.
revint ; et comme il approchait de la maison, il est revenu à la vie ; il était perdu , et il est retrouvé. »
(Voltaire, Candide, chapitre troi-
entendit les chants et les danses. Et il appela un sième « Comment Candide se
des serviteurs, à qui il demanda ce que c'était. Et le (Évangile selon Luc, 15)
sauva d’entre les Bulgares, et ce
qu’il devint », 1759.)

L'argumentation 73

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production et
réception des textes

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L’essentieL du cours

REPÈRES
Quelles sources nous renseignent
sur le travail de l’écrivain ?
L’éc rivain au
S
• Les autobiographies des grands
écrivains fournissent souvent des e montrer au travail, pour un artiste, peut paraître de l’exhi-
indications sur le travail d’écriture
et la genèse des œuvres. Dans les
bitionnisme. Le lecteur peut considérer que seul compte le
Essais (1588), par exemple, Mon- roman, la pièce de théâtre, le poème qu’il découvre, puisqu’il
taigne se peint au travail et nous
livre des éléments de sa méthode :
est évident que la qualité d’une œuvre n’est pas proportionnelle
« les mains, je les ai si gourdes que à la quantité de travail qui y est attachée. il est pourtant très
je ne sais pas écrire seulement important de savoir que l’écriture est un vrai métier. entrer dans
pour moi ; de façon que, ce que
j’ai barbouillé, j’aime mieux le les secrets de la fabrication donne ainsi une profondeur nouvelle
refaire que de me donner la peine à l’art, force le respect devant ceux qui ont su, tel Flaubert,
de le démêler. » Il évoque sa façon
très singulière de chercher l’ins-
travailler pendant cinq ans à un seul roman. Par ailleurs, par quel
piration : « là, je feuillette à cette processus passe-t-on de la création du livre à son édition et à sa
heure un livre, à cette heure un
autre, sans ordre et sans dessein,
diffusion ?
à pièces décousues ; tantôt je rêve,
tantôt j’enregistre et je dicte, en me quelle est la part,
promenant, les songes que voici. » dans l’œuvre
Pour mieux réfléchir, il lui faut du littéraire, de
mouvement : « Mes pensées dor- l’inspiration
ment si je les assieds. Mon esprit et du travail ?
ne va, si les jambes ne l’agitent. » L’une des questions les plus
débattues à propos de l’écriture
• De précieuses informations sur littéraire est celle de l’origine de la
le travail d’écriture proviennent création : l’œuvre est-elle le fruit
parfois de textes composés dans d’une pure inspiration poétique
ce but : Raymond Roussel publie ou bien seulement le produit d’un
ainsi Comment j’ai écrit certains travail acharné ? La théorie de
de mes livres (1935), Raymond Que- l’inspiration veut que le poète
neau s’explique sur la composi- soit animé par une puissance
tion de ses ouvrages dans Bâtons, extérieure qui le domine et lui
chiffres et lettres (1950 et 1965), insuffle le génie créateur. Cette
etc. Ces témoignages d’auteurs conception tire son origine des
figurent aussi dans des entretiens Muses de l’Antiquité grecque :
accordés à des publications filles de Zeus, elles étaient censées
littéraires, dans des préfaces ou transmettre au poète un message
dans la correspondance privée des divin et lui donner le talent de
écrivains (publiée, le plus souvent, l’exprimer. La création est alors
à titre posthume). présentée comme une « posses-
sion », idée que l’on retrouve à de
• Enfin, les chercheurs en littéra- nombreuses époques : ainsi, la
ture ont souvent mis au jour des poésie symboliste fait du poète
brouillons, des notes, des carnets, un « voyant », seul capable de
des ébauches d’œuvres célèbres communiquer avec un monde
(comme les Carnets de travail de invisible, au-delà des apparences ;
Flaubert ou ceux de Zola). Ces de même, les surréalistes voient
écrits livrent des renseignements dans l’inconscient une force,
essentiels sur les « coulisses » une poussée pulsionnelle sous la
de l’œuvre ; ils rendent compte dictée de laquelle se place la main Lettre de Flaubert à Louise colet.
du travail minutieux d’orfèvre de l’artiste.
qui est fait sur le texte : phrases À cette vision idéale et mythique de l’œuvre littéraire volonté de fer. Flaubert présente ainsi son travail
réécrites, passages supprimés, répond celle, plus pragmatique, de l’écriture comme comme une lutte acharnée contre tous les obstacles,
raccourcis ou développés, oublis travail et comme artisanat. La création consiste un effort constant et héroïque : « Il faut une volonté
réparés, noms de personnages alors à donner forme à une matière brute grâce à surhumaine pour écrire. Et je ne suis qu’un homme »
modifiés, etc. une technique patiemment acquise, associée à une (Flaubert, Lettre à Louise Colet).

76 Production et réception des textes

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L’essentieL du cours

ZOOM SUR…

travail
d’où naît l’œuvre littéraire ? Progressivement, cependant, la notion de style a
du mAnuscrit Au Livre
PubLié
Jusqu’au xviiie siècle, les auteurs dé-
pendent souvent matériellement
d’un mécène, c’est-à-dire d’un
quels éléments lui préexistent ? évolué pour devenir avant tout le signe d’une ex- riche protecteur. Mais à partir
Une œuvre ne naît pas de rien. Tout écrivain vit dans pression personnelle. Le style d’un écrivain, c’est sa du xixe siècle, avec la création des
une société, utilise une langue, rencontre des gens, lit signature, sa « pâte » qui lui est absolument propre. droits d’auteur et l’augmentation
et voit d’autres œuvres que la sienne. Que son texte Plus qu’une technique, le travail sur les mots et la du nombre de lecteurs, le livre
ait ou non une vocation autobiographique, il est donc phrase révèle véritablement un auteur, exprime sa entre dans un système commer-
nécessairement marqué par son environnement vision du monde et de la littérature. cial et l’auteur gagne son indé-
et son expérience personnelle. C’est ici que prend « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est pendance financière. Cependant,
place la notion d’intertextualité : une œuvre est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui parallèlement, l’éditeur joue un
toujours précédée d’autres textes qui l’influencent et se tiendrait de lui-même par la force interne de son rôle de plus en plus important
lui donnent une dimension particulière, comme une style, […] le style étant à lui tout seul une manière puisqu’il assure à la fois la pu-
résonance en écho. Que l’auteur s’inspire consciem- absolue de voir les choses » (Flaubert, Lettre à Louise blication et la diffusion du livre.
ment ou non des textes qui préexistent à son œuvre, il Colet). L’éditeur entretient en général des
s’inscrit toujours dans une tradition littéraire (même relations étroites avec ses auteurs.
quand il cherche à s’y opposer). « Hâtez-vous lentement, Il peut les conseiller, les encoura-
Par ailleurs, de nombreux écrivains se documentent ger, proposer des corrections sur
abondamment avant de se lancer dans la rédaction.
et, sans perdre courage, le manuscrit… Son travail porte
Zola, par exemple, se livre à des enquêtes très pous-
vingt fois sur le métier également sur la couverture et
sées sur les milieux sociaux qu’il veut dépeindre remettez votre ouvrage : le titre, puis sur la promotion de
dans ses romans : il mène des interviews, consulte Polissez-le sans cesse l’ouvrage.
des archives, visite des usines, prend un très grand et le repolissez ; La rentrée littéraire qui aboutit
nombre de notes, etc. De même, Flaubert fait preuve Ajoutez quelquefois, à l’attribution de différents prix,
d’un grand souci d’exactitude et s’informe en consé- et souvent effacez. » comme le Goncourt ou le Renau-
quence : par exemple, pour décrire l’empoisonne- dot, constitue un événement ma-
ment d’Emma dans Madame Bovary, il s’appuie sur (boileau, Art poétique, 1674) jeur de la vie littéraire française. Elle
les nombreux traités médicaux qu’il a consultés. est l’occasion pour de nombreux
lecteurs, parfois influencés par les
qu’est-ce que le style ? critiques littéraires, de découvrir de
L’écriture est aussi et surtout un travail sur le style. nouveaux livres ou auteurs.
Jusqu’au xviiie siècle, on nomme « style » une manière un ArticLe du Monde
d’écrire directement liée au genre littéraire auquel à consuLter Les Prix LittérAires
on s’essaie. Ainsi, par exemple, la tragédie et la poésie • Créé par le testament d’Edmond
classiques imposaient un style élevé et harmonieux, • écrivains farceurs ou faussaires p. 80-81 de Goncourt, le « Goncourt » est le
qui se manifestait par exemple, dans l’usage systéma- (robert solé, 11 juin 2010) prix littéraire le plus convoité car il
tique de l’alexandrin ; à l’inverse, l’octosyllabe était est le gage de ventes importantes.
réservé à des genres moins nobles comme la ballade Il est attribué à un auteur d’ex-
ou la chanson. pression française pour un roman
publié dans l’année. En 2010, il
revient à Michel Houellebecq pour
La Carte et le territoire.
• Le prix Femina a été créé en 1904
par vingt-deux collaboratrices du
magazine La Vie heureuse soutenu
aussi par le magazine Femina, sous
la direction de la poétesse Anna
de Noailles, afin de constituer une
alternative au prix Goncourt qui
consacrait de facto des hommes.
Il n’est cependant pas discrimina-
toire : dans la centaine de « lau-
réats », 48 sont des femmes.
• Le prix Renaudot, a été créé en
1926 par dix journalistes et cri-
tiques littéraires, attendant les
résultats de la délibération du jury
du prix Goncourt.

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un suJet PAs à PAs

ZOOM SUR…
Balzac, Flaubert, Zola : trois mé-
Dissertation : ce que nous apprend
thodes de travail.

FLAubert
permet-il de mieux connaître et
Pour lui, l’écriture est un travail
harassant, dans lequel il se com- L’intitulé complet du sujet livre un ouvrage en filigrane en s’intéressant à
pare à un « bœuf de labour ». Selon Ce que nous apprend un écrit biographique (quelle l’enfance de l’écrivain.
lui, « L’Idée n’existe qu’en vertu que soit sa nature) nous permet-il de mieux b) Ils permettent de cerner les thèmes structurants
de sa forme » et de cette forme il connaître et apprécier l’œuvre d’un écrivain ? d’une œuvre.
recherche inlassablement la per- Vous répondrez à cette question en un dévelop- • Éléments de la vie de l’auteur structurants dans la
fection. Mais « Quel lourd aviron pement composé prenant appui sur les textes du création littéraire.
qu’une plume et combien l’idée, corpus, ceux que vous avez étudiés en classe et vos Ex. : Albert Camus, une vie d’Olivier Todd explique
quand il faut la creuser avec, est lectures personnelles. par exemple que l’enfance algéroise de Camus sous
un dur courant ! » (À Louise Colet, Le corpus propose : le poème « Ma Bohème le soleil et près de la mer sous-tend l’écriture de
23 octobre 1851). Pour arriver à la (fantaisie) », Arthur Rimbaud, Poésies 1871 et des ses plus grands romans. Ainsi, dans L’Étranger, le
perfection recherchée, l’épreuve extraits de deux biographies : Rimbaud le fils, narrateur retrouve une certaine forme d’animalité
finale est un grand oral : Flaubert Pierre Michon 1991 et Arthur Rimbaud, Jean-Jacques lorsqu’il se baigne ou lorsqu’il est confronté à la
lit son texte à haute voix dans une Lefrère, 2001. chaleur écrasante du soleil.
pièce qu’il nomme son « gueu- Biographie d’écrivain = mise en relation des discours
loir » et en écoute le rythme et la introduction et des actes.
mélodie. « Les phrases mal écrites Comment se construit une œuvre littéraire ? Ex. : le Traité de la tolérance de Voltaire ; réhabilita-
ne résistent pas à cette épreuve ; Est-il possible de comprendre les étapes qui tion de Jean Calas et de sa famille. L’œuvre littéraire
elles oppressent la poitrine, gê- mènent des premiers mots couchés sur le papier prend alors une dimension extra-littéraire.
nent les battements de cœur, et à toute la bibliographie d’un écrivain ? À la Transition : Le rapport entre la vie et l’œuvre peut
se trouvent ainsi en dehors des lecture d’un roman ou d’un recueil poétique un donc être éclairant ; les enjeux littéraires peuvent
conditions de la vie. » L’écriture peu complexe, on pourrait être tenté de penser même être d’une grande importance quand le récit
de Madame Bovary lui aura ainsi que la connaissance de la vie de l’auteur nous de vie opère une confrontation entre la vie réelle de
demandé 4 ans et demi de travail. apporte des clés pour accéder au sens profond de l’écrivain et son autobiographie.
son œuvre. Les biographes s’emploient d’ailleurs c) Ils permettent une confrontation stimulante avec
ZoLA à mettre en relation la vie des écrivains et leurs le récit autobiographique.
Un important travail documen- écrits. Pour autant, ce que nous apprennent les Récit biographique : confrontation stimulante entre
taire précède l’écriture de ses biographies nous permet-il de mieux connaître deux relations de vie d’un même auteur complétant
romans. Par exemple, en 1884, et apprécier l’œuvre d’un écrivain ? En d’autres l’autobiographie.
préparant l’écriture de Germinal, termes, le récit biographique est-il un complé- Ex. : essai biographique consacré à Georges Perec :
il se rend dans une ville minière, ment nécessaire à la compréhension de l’œuvre Claude Burgelin met en question les éléments d’un
descend à 675 mètres sous terre et au plaisir éprouvé ? Certes, la biographie d’un épisode d’enfance relaté dans W ou le souvenir
dans la fosse Renard, où il suit les écrivain permet parfois de comprendre certains d’enfance, prouvant qu’il était chronologiquement
mineurs rampant dans les galeries aspects de son œuvre. Mais un ouvrage littéraire impossible que l’écrivain pût avoir ce souvenir.
suintantes. Il en rapporte une cen- ne saurait être réduit à des clés détenues par ceux L’écriture peut être un substitut au défaut de mé-
taine de pages de notes. Le fonds qui connaissent la vie détaillée de son auteur. Le moire, un masque ou un écran…
documentaire de son roman est récit biographique ne peut-il pas, au fond, avoir Ex. : décalage entre la véritable Mme de Warens et
prêt. L’écriture proprement dite d’autres vertus ? le portrait idéalisé qu’en fait Rousseau ; cela permet
se déroule selon une méthode de percevoir la dimension « romanesque » d’une
« douce », sensiblement différente Plan détaillé autobiographie.
de la frénésie balzacienne et du I. Les récits biographiques permettent de com- La mise à distance peut donc être fructueuse, mais
perfectionnisme flaubertien, qu’il prendre certains aspects d’une œuvre elle est le plus souvent réductrice.
évoque en ces termes dans une a) Ils permettent de placer l’œuvre dans un contexte
lettre à P. Boborykine de février historique précis. II. L’autonomie de l’œuvre littéraire
1876 : « Je travaille de la manière la Récits biographiques = replacer l’écrivain dans le a) L’œuvre a une cohérence interne.
plus bourgeoise. Mes heures sont contexte socio-historique où il a grandi. Les écrits littéraires ont une signification autonome.
fixées : le matin, je m’assieds à ma Ex. : poèmes de Rimbaud composés à l’époque Ex. : la littérature dite réaliste ; les œuvres de Balzac
table, comme un marchand à son de la Commune ; tonalité polémique de poèmes sont extrêmement documentées et fourmillent de
comptoir, j’écris tout doucement, comme « Chant de guerre parisien » ; dénonciations détails techniques, mais il est inutile de savoir que
en moyenne trois pages par jour, explicites de certains hommes politiques tels que la description du milieu de la presse dans Illusions
sans recopier. […] Naturellement Favre, « couché dans les glaïeuls », faisant mine de perdues est le fait d’une expérience personnelle
je fais des fautes, quelquefois je pleurer les morts. de l’auteur. Flaubert dissocie d’ailleurs totalement
rature, mais je ne mets ma phrase Transition : Le biographe met ainsi à profit sa do- l’auteur de son œuvre : l’énonciation impersonnelle
sur le papier que lorsqu’elle est cumentation historique pour établir un lien entre à laquelle il recourt montre son souci constant
parfaitement disposée dans ma l’œuvre, son auteur et l’histoire. Il peut également de donner l’illusion que l’histoire se déroule par
tête. » nous faire accéder à une compréhension de ce que elle-même.

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un suJet PAs à PAs

un écrit biographique nous ZOOM SUR…

apprécier l’œuvre d’un écrivain ? bALZAc


Il commence un roman avec
une ébauche d’une trentaine de
Aussi les récits biographiques ne peuvent-ils en Transition : Pont édifié entre l’écrivain et le lecteur, pages que son imprimeur lui re-
aucune façon éclairer une fiction dont les jeux de la biographie peut aussi avoir en soi un intérêt tourne sous la forme de pages
signification sont à l’intérieur de l’œuvre elle-même. littéraire en offrant un véritable dialogue entre imprimées où le texte n’occupe
Transition : La connaissance de la biographie d’un deux écrivains. qu’une étroite colonne au centre.
écrivain, on le voit, n’est pas toujours à même de L’écrivain « développe » dans les
nous éclairer sur des créations autonomes par b) Un dialogue entre deux écritures marges puis retourne le manuscrit
nature. Elle peut même s’avérer dangereuse, parce La biographie est une œuvre littéraire en soi, à l’imprimeur qui recommence :
que réductrice. produit de la subjectivité d’un artiste. Marcel nouveau jeu d’épreuves, nouvelles
b) Une approche réductrice de la création littéraire Schwob, (préface des Vies imaginaires), compare adjonctions dans les marges par
Une mise en relation systématique de la vie d’un au- le biographe à un peintre, dont le modèle a moins l’auteur… Le texte peut ainsi aller
teur et de son œuvre revient à dénier le « mystère », d’importance que la manière de le représenter. et venir jusqu’à quinze fois !
la richesse d’une création littéraire. L’auteur est un Lorsque le modèle est un écrivain connu, l’écriture
être de chair, non identifiable à l’écrivain. peut se rapprocher d’une forme de confrontation
Ex. : dans l’essai intitulé Contre Sainte-Beuve,
Marcel Proust s’insurge ainsi contre « la méthode qui
avec le sujet raconté.
Ex. : Biographie de Rimbaud par Pierre Michon :
REPÈRES
consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre ». Pour mise à distance de la légende associée à la fugue Quelques textes biographiques sur
lui, « un livre est le produit d’un autre moi que celui du poète vers Bruxelles : « On dit qu’une plus de grands écrivains.
que nous manifestons dans nos habitudes, dans nos longue fugue, un rêve, à la fin de l’été le porta
sociétés, dans nos vices ». en Belgique […]. » Reformulation « sacrilège » de voLtAire
La biographie est inapte à rendre compte de la certains poèmes (« Ma Bohême » : « Il caresse la Jean Orieux, Voltaire ou la royauté
singularité d’un auteur et de la signification de son Grande Ourse et se couche près d’elle ».). C’est de l’esprit.
œuvre, qui a une portée symbolique. l’expression d’une relation ambiguë entre l’auteur
Ex. : L’École des femmes (pièce sur l’adultère) écrite de la biographie et le jeune génie (admiration mêlée cHAteAubriAnd
par Molière à une période où le dramaturge avait de jalousie). • André Maurois, René ou la vie de
des démêlés conjugaux, risque de conditionner Dans La Vie de Monsieur de Molière, l’écrivain russe Chateaubriand.
l’interprétation, de réduire Arnolphe à un double Boulgakov fait lui aussi transparaître sa sensibilité • Ghislain de Diesbach, Cha-
grimaçant de son créateur et de figer la pièce dans propre : son récit de la célèbre mort de Molière, dont teaubriand
son époque. il accentue le caractère solitaire et désenchanté, • Jean d’Ormesson, Mon dernier
Or, les comédies de Molière, comme la plupart des traduit le pessimisme profond du biographe. On rêve sera pour vous, Une biographie
grandes œuvres de la littérature, sont intemporelles ; voit par là que le récit biographique est parfois une sentimentale de Chateaubriand.
leurs significations échappent à l’écrivain, et chacun forme d’autobiographie en creux…
peut se les approprier. Transition : Est-ce à dire que rimbAud
les biographies d’écrivain sont inutiles ? Non, mais conclusion Parmi les nom-
leur intérêt est ailleurs. Le récit d’une vie d’écrivain peut donc s’avérer, à breux ouvrages
certains égards, un complément utile pour éclairer qui lui sont
III. Les vertus des biographies d’écrivains certaines zones d’ombre d’une œuvre littéraire. Ce consacrés : Rim-
a) Établir un lien entre l’écrivain, l’homme, et les n’est pas cependant son rôle premier ; y recourir baud de Claude
lecteurs systématiquement reviendrait à considérer tout Jeancolas, auteur
La biographie d’écrivain est une réponse à un hori- texte littéraire comme un agrégat d’indices biogra- également d’un
zon d’attente du lecteur : la vie de l’écrivain est-elle phiques et nier l’importance de la forme et du style. Dictionnaire
conforme à l’image de lui que je me suis construite De fait, les récits biographiques, dont les formes sont Rimbaud et d’un
à travers ses écrits ? d’une grande diversité, nous permettent d’aimer album de documents iconogra-
Ex. : La Vie d’Arthur Rimbaud, de Jean Bourguignon davantage les écrivains, et le talent des biographes phiques, Passion Rimbaud : l’al-
et Charles Houin conteste l’image d’enfant révolté est de les transformer, juste retour des choses, en bum d’une vie.
que l’on se fait du poète : « Tous ceux que nous avons personnages auxquels le lecteur prend un plaisir
consultés ont tenu à rendre hommage à sa bonté. » certain à s’identifier. FLAubert
Ex. opposé : Jean Orieux confirme bien l’idée que Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la fa-
tout lecteur des contes de Voltaire peut se faire de mille.
l’écrivain : « Il ne pouvait pas naître simplement : sa ce qu’il ne faut pas faire
vie commença par des grimaces. » Omettre les textes autobiographiques ZoLA
La biographie confère un supplément d’humanité des écrivains. Henri Mitterand, Zola (biographie
à un écrivain déjà aimé pour ses écrits ; le lecteur en trois volumes : I. Sous Le Regard
prend plaisir à trouver l’homme derrière l’artiste, Les bons outils D’olympia (1840-1871) ; II. L’homme
surtout quand celui-ci apparaît comme un mythe • Les biographies d’écrivains. de Germinal (1871-1893) ; III.
littéraire. • Les récits autobiographiques d’écrivains. L’honneur (1893-1902).

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L'A rt i c L e d u

Écrivains farceurs
ou faussaires
J acques Finné pu- mille
blie un ouvrage et une traductions
Mystifier, c’est faire passer
érudit sur les pour vrai ce qui ne l’est pas.
mystifications litté- Prosper Mérimée, farceur à
ses heures, publia en 1827 un
ce texte oriental, d’origine
inconnue, en montrant com-
ment il n’a cessé d’être trahi,
avec de bonnes ou de mau-
vaises intentions. Galland,
homme de cour, a donné un
s’apercevra qu’elle n’a pas
vraiment vécu dans un ha-
rem, n’est pas musulmane
mais juive, que ces livres
n’ont pas été écrits par elle
mais par son secrétaire...
raires, de la simple Choix de poésies illyriques texte admirable de clarté, Elissa Rhaïs, de son vrai nom
blague au plagiat. recueillies dans la Dalma- de beauté et de pudeur. Le Leila Rosine Boumendil, est
tie, la Bosnie, la Croatie et puritain Lane en a rédigé d’ailleurs illettrée, comme
l’Herzégovine. Ce recueil de une version expurgée, pour va le découvrir avec stupé-
Pour attirer l’attention sur sa vingt-huit ballades, accom- bigotes, tandis que Mardrus faction son éditeur, Plon. Le
revue satirique, Les Guêpes, pagnées de commentaires a allongé et pimenté les pas- plus beau, souligne Jacques
qui était en perte de vitesse, historiques et de notes sages érotiques, les jugeant Finné, est que Leila se per-
Alphonse Karr (1808-1890) philologiques fut très bien trop fades. À l’inverse, le suada peu à peu qu’elle avait
fit répandre le bruit qu’il accueilli, et même traduit méticuleux Littmann s’est écrit elle-même ces romans
était mort. On s’arracha aus- en russe par Pouchkine. On employé à traduire mot à et que, dans la foulée, Raoul
sitôt le numéro qui venait ne voulut pas croire l’auteur mot, illustrant une vieille finissait par les considérer
de paraître, jusqu’au dernier de Colomba quand il affirma boutade machiste : « La tra- comme les œuvres de sa
insecte. Le lendemain, l’écri- que c’était une blague. La duction littéraire ressemble maîtresse...
vain reparut sur le boulevard, supercherie ne fut officiel- à une femme : belle, elle est Jacques Finné ne consacre
le pas assuré, disant à ses lement établie qu’en... 1908 infidèle ; fidèle, elle n’est pas moins d’une centaine
amis ébahis : « Oui, j’étais par un spécialiste des lan- point belle. » de pages à l’Américain
mort, mais cela va mieux. » gues slaves. On reste dans l’orientalisme Howard Phillips Lovecraft
L’histoire des lettres abonde Un linguiste écossais, James avec l’affaire Elissa Rhaïs, (1890-1937), qui tient une
en mystifications, plus ou MacPherson, s’amusa, lui, mais pour parler cette fois place unique dans les mysti-
moins subtiles, plus ou à se venger des critiques d’un nègre caché. En 1919, fications littéraires, comme
moins drôles, auxquelles littéraires qui avaient mé- une musulmane née en Al- créateur et comme gourou.
Jacques Finné consacre prisé son œuvre en publiant gérie débarque à Paris avec Ses récits surnaturels ont
un ouvrage érudit, fruit entre 1762 et 1765 une masse ses enfants et son secrétaire, fait de lui un démiurge.
d’innombrables lectures : de poésies attribuées à Os- Raoul Dahan. Elle va publier, C’est l’inventeur d’Abdul
500 pages bien tassées, nour- sian, « barde gaélique du en deux décennies, douze Alhazred, auteur présumé
ries de notes, qu’un style iii e siècle ». Le mystificateur romans qui feront d’elle la du Necronomicon, pour
caustique évite de rendre fut complètement dépassé coqueluche des salons pari- lequel le British Museum
indigestes. Si l’auteur puise par le succès de cette pu- siens. Jusqu’au jour où l’on reçoit encore des demandes
beaucoup d’exemples dans la blication, raconte Jacques
littérature fantastique, dont Finné : « il mit en branle
il est un spécialiste, aucun un vaste mouvement d’in-
genre ni aucun siècle ne sont térêt pour les littératures Pourquoi
oubliés. Ce traducteur émé- celtiques et, surtout, une cet ArticLe ?
rite, passionné de masques, prise de conscience d’une
ordonne sa moisson avec nation gaélique qui devait Pour être publié, un écrivain peut recourir à la mysti-
beaucoup de soin : parties, engendrer de terribles fication. Présenter une œuvre comme une traduction,
sections, chapitres, sous-cha- conséquences ». endosser une fausse identité, « recycler » une œuvre
pitres... Cette classification Avec Les Mille et Une Nuits, en la plagiant… Cette critique des Mystifications
très soignée n’empêche pas nous changeons de registre. littéraires, ouvrage de Jacques Finné paru en 2010,
le lecteur d’être un peu dé- Là, il s’agit d’un produit dé- abonde en exemples significatifs de cet aspect du
sorienté, avec le sentiment licieusement frelaté. Jacques métier des lettres.
d’avoir plusieurs livres dans Finné passe en revue les
la main. traductions successives de

80 Production et réception des textes

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L'A rt i c L e d u

de prêt et se voit accusé de facilités de la photocopie, mée de certains coupables les mots. Rien n’interdit de
dissimuler des grimoires c’est désormais Internet qui leur confère « une forme partir d’un chef-d’œuvre
maudits. À cette « source pousse à la faute des auteurs d’immunité littéraire », pour en faire un autre, en s’y
de mystifications » se sont indélicats. D’innombrables remarque Jacques Finné. référant explicitement. Per-
« voluptueusement abreu- textes circulent sur la Toile. Les exceptions sont rares. sonne ne songerait à traîner
vés une vingtaine d’assoiffés Il suffit de copier-coller puis Ainsi, Henry Troyat fut en justice Michel Tournier,
– sans parler des touristes de d’arranger un peu... Si le pla- condamné pour « contrefa- lecteur de Robinson Crusoé,
passage », souligne l’auteur. giat remonte à la plus haute çon partielle » à propos de pour avoir écrit Vendredi ou
C’est la souris qui accouche Antiquité, les procès pour son livre sur Juliette Drouet, les limbes du Pacifique, lui
d’une montagne. plagiat ne se sont multipliés paru en 1996. qui a dit : « Je suis comme
qu’au xxe siècle. Auparavant, « Le plagiat est la base de la pie voleuse. Je ramasse à
dans l’assiette ces affaires ne donnaient toutes les littératures, ex- droite et à gauche tout ce
du voisin lieu qu’à des discussions de cepté de la première, qui qui me plaît pour l’entasser
Naturellement, une bonne salon, un échange de noms d’ailleurs est inconnue », dans mon nid. Le problème,
partie du livre de Jacques d’oiseaux dans les journaux disait Giraudoux. Jorge c’est de remuer toutes ces
Finné est réservée au pla- ou des transactions privées. Luis Borges va plus loin : choses hétéroclites jusqu’à
giat. Autrement dit, aux Le x i x e siècle n’a connu « Toutes les œuvres sont ce qu’il en sorte un livre. »
voleurs de mots ou d’idées, qu’un seul procès retentis- l’œuvre d’un seul auteur, En refermant l’ouvrage
ces auteurs qui picorent en sant, en 1842, à propos d’un qui est intemporel et ano- de Jacques Finné, on a en-
cachette dans l’assiette du plagiat posthume du Ma- nyme. » Jacques Finné com- vie de prolonger le débat.
voisin, par paresse, désir de nuscrit trouvé à Saragosse mente avec scepticisme : Toute fiction n’est-elle pas
gagner du temps, cupidité de Jean Potocki, qui reste « Toute œuvre littéraire illusion, avec la complicité
ou envie. Il définit ainsi ce l’une des grandes énigmes n’existerait pas en soi, mais du lecteur ? Un romancier
délit: « Une citation sans de la littérature. appartiendrait à un Grand n’a pas besoin de tricher
permission, sans guillemets Le plagiat manque d’une Tout illimité où les notions pour autant. Où s’arrête la
et sans référence. » vraie définition légale. Est- de temps et d’attribution fiction ? Où commence la
Certains genres (polar, ce seulement pour cela que sont illusoires. » C’est, selon mystification ?
s c i e n c e - f i c t i o n , f a nt a s - « ce geste odieux » trouve lui, un encouragement au
tique...) s’y prêtent parti- rarement « la punition plagiat. Robert Solé
culièrement. Et, après les qu’il mérite » ? La renom- Encore faut-il s’entendre sur (11 juin 2010)

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L’essentieL du cours

REPÈRES
Quelques réécritures de Madame
Bovary.

madame bovary est le


Les différents
procédés de
roman qui a le plus sus-
cité le « désir palimpses-
tueux » (selon le mot de
genette) des réécritures :

réécriture
pastiches, parodies, trans-
positions, suites et déve-
loppements romanesques
sur les personnages secon-
daires dont voici quelques
exemples…

T
out texte littéraire réécrit des modèles plus ou moins
• Mémoire d’un fou d’Emma,
conscients, la logique de l’imitation étant alors pensée
Alain Ferry, 2009. comme le cœur du processus de création littéraire. toute-
Un homme abandonné par sa
femme trouve la consolation dans
fois, il existe de nombreux textes qui, consciemment, s’efforcent
la relecture de Madame Bovary. d’en réécrire d’autres en faisant varier le degré de proximité
avec le modèle original, avec des intentions diverses. Pastiche,
• Contre-enquête sur
la mort d’Emma Bovary, parodie ou transposition, quels sont les différents procédés de
Philippe Doumenc, 2007. réécriture ?
À partir des derniers mots chu-
chotés par Emma – « Assassinée, que signifie style sous un jour nouveau (Pastiches et mélanges,
pas suicidée » – deux policiers de « réécrire » un texte ? 1919).
Rouen sont dépêchés à Yonville Un texte abouti est toujours le produit d’une réé- Le pastiche n’a d’intérêt pour le lecteur que s’il est
afin d’élucider l’affaire. Plusieurs criture : brouillons, variantes, résumés attestent de d’emblée reconnaissable : il doit donc accentuer un
suspects possibles : un mari co- cette démarche de l’écriture qui s’appuie sur elle- peu les singularités d’un auteur, souligner ses « tics »
cufié, un prêteur sur gages, deux même tout en se reniant par des ratures. Au fil des d’écriture. Il est souvent une forme d’hommage
femmes de caractère, un cynique remaniements de son texte, l’auteur peut procéder rendu à l’auteur imité, mais peut également avoir
libertin, un pharmacien concu- par amplification – le texte est enrichi par des une dimension ludique.
piscent... exemples, certains passages sont développés, etc. – ou
par réduction – le texte est condensé, ce qui rend le La parodie
• Monsieur Bovary, style plus elliptique, c’est-à-dire souvent plus efficace. La parodie consiste à réécrire un texte dans un but
Antoine Billot, 2006. Dans une logique d’argumentation, la réécriture peut comique. Pour faire rire le lecteur, l’auteur joue avant
« Monsieur Bovary » était-il vrai- aussi permettre d’aborder tout sur le décalage avec
ment ce cocu pitoyable, ce prati- une thèse sous un angle l’œuvre de départ ; une paro-
cien incompétent ? Réponse dans nouveau, d’insister sur die est d’autant plus provo-
une dizaine de cahiers manuscrits certaines idées ou d’en pro- catrice – donc efficace – que
découverts au début de ce siècle poser une synthèse. Dans l’œuvre initiale est connue
dans un grenier. La signature, un tous les cas, la réécriture est de tous et instituée comme
« B » énigmatique, pourrait être une appropriation et une chef-d’œuvre. La parodie
celle d’un des acolytes silencieux transformation de sources s’appuie souvent sur la cari-
du narrateur de Madame Bovary, préexistantes. cature du modèle imité, elle
qui, dans le premier chapitre fait en amplifie ironiquement
image du film Une Partie de campagne, réalisé par Jean
entendre sa voix diluée dans le Le pastiche renoir en 1936 d’après la nouvelle de Maupassant (1881). les traits caractéristiques.
« nous » d’un sujet pluriel. Le pastiche est une forme Elle peut aussi prendre une
de réécriture qui consiste à imiter un texte, à s’en dimension burlesque (traitement rabaissant et trivial
• Monsieur Bovary approcher le plus possible, tout en feignant de ne d’un sujet sérieux et noble) ou à l’inverse héroï-co-
de Laura Grimaldi. rien transformer. L’auteur s’attache le plus souvent mique (traitement sérieux d’un sujet bas ou vulgaire).
Dans cette veine de réécriture à imiter le style d’un écrivain, ce qui suppose de Dans le Virgile travesti, Scarron, auteur du xviie siècle,
centrée sur Charles Bovary : Mon- savoir identifier puis reproduire les caractéristiques réécrit ainsi L’Énéide, l’épopée antique de Virgile, dans
sieur Bovary de Laura Grimaldi, uniques de son écriture. Le pastiche est donc en un registre de langue familier voire vulgaire.
1991 et Charles Bovary, Médecin de quelque sorte un acte critique, qui s’appuie sur une Une œuvre morale peut également être réécrite de
campagne, Portrait d’un homme analyse littéraire fine. Par ses pastiches célèbres de façon à choquer la morale : Ubu-roi, d’Alfred Jarry
simple de Jean Améry, 1991. Balzac ou Flaubert, Proust a permis d’envisager leur (1896), reprend dans ce sens Œdipe-Roi de Sophocle.

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L’essentieL du cours

extrait • Cette diablesse de Madame Bovary,


Baudelaire, parodié par Georges Perec dans un sonnet « lipogrammatique » (sans emploi de la lettre « e »). Lionel Acher, 2001
Alliée au Diable, Madame Bovary
ressuscitée, alias Fausta de la
Recueillement Vaubyessard, règle ses comptes
avec tous ces hommes qui furent
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. Sois soumis, mon chagrin, puis dans ton coin sois sourd. causes de ses malheurs et se venge
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : Tu la voulais la nuit, la voilà, la voici :  de Flaubert lui-même…
Une atmosphère obscure enveloppe la ville, Un air tout obscurci a chu sur nos faubourgs, 
Aux uns portant la paix, aux autres le souci. Ici portant la paix, là-bas donnant souci.  • Emma, Oh ! Emma !,
Jacques Cellard, 1992.
Pendant que des mortels la multitude vile, Tandis qu’un vil magma d’humains, oh, trop banals,  Une réécriture iconoclaste où
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, Sous l’aiguillon Plaisir, guillotin sans amour,  Jacques Cellard donne la pleine
Va cueillir des remords dans la fête servile, Va puisant son poison aux puants carnavals,  mesure de ses talents d’auteur
romanesque : intrigue sans faille,
Ma douleur, donne-moi la main ; viens par ici, Mon chagrin, saisis-moi la main; là, pour toujours, 
mouvement dramatique, psycho-
logie pénétrante et surtout une
Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes Années, Loin d’ici. Vois s’offrir sur un balcon d’oubli, 
maîtrise de l’écriture qui est un
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ; Aux habits pourrissants, nos ans qui sont partis; 
défi à Flaubert...
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ; Surgir du fond marin un guignon souriant; 
• Madame Bovary sort ses griffes,
Le Soleil moribond s’endormir sous une arche, Apollon moribond s’assoupir sous un arc,  Patrick Meney, 1991.
Et, comme un long linceul traînant à l’Orient, Puis ainsi qu’un drap noir traînant au clair ponant,  Transposition parodique dans le
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche. Ouïs, Amour, ouïs la Nuit qui sourd du parc. monde de la publicité, de la spon-
(Baudelaire, Les Fleurs du mal) (Georges Perec) sorisation et de la privatisation,
où Gustave Flaubert se voit prié
par son éditeur de revoir sa copie.
Ainsi, la parodie semble reposer avant tout sur une personne du singulier ;
hiérarchie des genres, des tons et des motifs litté- – le registre de langue ; •Mademoiselle Bovary,
raires, qui appartient plutôt au passé. – l’époque ; Jean Anouilh réécrit ainsi l’Antigone de Raymond Jean, 1991.
Sophocle en situant l’action au xxe siècle ; Berthe, la fille de Mme Bovary, ou-
« Le désir d’originalité est le – le système de valeurs ; nombre de tragédies du vrière dans une filature normande,
père de tous les emprunts, de xviie siècle reprennent des thèmes de l’Antiquité vient demander des comptes à
toutes les imitations. rien de en substituant des valeurs religieuses aux valeurs Flaubert : inversant fiction et réa-
politiques. lité, Raymond Jean s’introduit avec
plus original, rien de plus "soi"
une irrévérence affectueuse dans
que se nourrir des autres. mais Le mythe est-il une réécriture ? le chef-d’œuvre qu’il admire.
il les faut digérer. Le lion est fait
de mouton assimilé » Le mythe a pour principe de n’appartenir à aucun • Mademoiselle Bovary,
(Paul valéry). auteur en propre, parce qu’il ne cesse d’être reformulé Maxime Benoît-Jeannin, 1991.
et réinterprété. Il ne s’agit pas de réécrire une œuvre Mademoiselle Bovary non seu-
La transposition particulière, mais une histoire dont l’origine reste lement redonne vie aux per-
La réécriture par transformation, lorsqu’elle n’a pas obscure et qui semble se raconter depuis toujours. sonnages du roman précédent
de but comique, est la transposition littéraire. Il ne Chaque nouvelle écriture du mythe entre elle-même (Homais, Rodolphe, l’usurier
s’agit ni d’imiter ni de dégrader un texte initial, mais dans le mythe et participe de sa recréation infinie. Les Lheureux...) mais s’enrichit plus
d’en proposer une adaptation nouvelle. personnages et l’intrigue deviennent une sorte d’œuvre encore de figures inattendues
Un certain nombre de caractéristiques peuvent ainsi commune, collective, que chacun traite suivant ses et hautes en couleur telles que
varier : intentions. Le mythe est un exemple limite de réécri- Bouvard et Pécuchet, Baudelaire,
– la langue (il s’agit des différentes traductions d’une ture, dans la mesure où son point de départ n’est pas les frères Goncourt... L’auteur ac-
œuvre) ; une œuvre, mais une pure matière fictive. complit le projet inachevé de son
– la forme, avec par exemple le passage de la prose au grand-père, son homonyme, qui
vers (Baudelaire réécrit ainsi dans ses Petits Poèmes avait reçu de Flaubert l’autorisa-
en prose certains de ses poèmes en vers des Fleurs tion d’écrire une « suite »…
du Mal) ; deux ArticLes du Monde
– le genre, par exemple du théâtre au roman ou du à consuLter • Madame Homais,
roman au cinéma (Vercors compose, avec Zoo ou Sylvère Monod, 1988.
l’assassin philanthrope, une adaptation théâtrale de • victor Hugo appartient à tous Sylvère Monod conte la vie de
son roman Les Animaux dénaturés ; Une partie de (dominique noguez, 27 juin 2001) p. 86 la femme du pharmacien, avant,
campagne de Maupassant est transposée au cinéma pendant et après le séjour des
par Jean Renoir) ; • Les infortunes des « misérables » Bovary à Yonville. Le bon Charles
– le point de vue, par exemple, lorsqu’un narrateur (Alain salles et Martine silber, 18 mai 2001) p. 87 ne fut pas le seul mari trompé de
omniscient fait place à une narration à la première la commune...

Production et réception des textes 83

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un suJet PAs à PAs

LA FABLE DE
LA FONTAINE
Commentaire de texte : Jean Anouilh,
Le Chêne un jour dit au Roseau :/  Le texte Dans un premier temps, nous observerons ce récit vif
« Vous avez bien sujet d’accuser la  et plaisant, avant de nous intéresser aux caractéris-
Nature ;/ Un Roitelet pour vous est  Le chêne un jour dit au roseau : tiques de la réécriture. Nous étudierons enfin les deux
un pesant fardeau./ Le moindre vent,  « N’êtes-vous pas lassé d’écouter cette fable ? personnages et la morale de l’apologue.
qui d’aventure/ Fait rider la face de  La morale en est détestable ;
l’eau,/ Vous oblige à baisser la tête :/  Les hommes bien légers de l’apprendre aux marmots. Plan détaillé
Cependant que mon front, au  Plier, plier toujours, n’est-ce pas déjà trop I. Un récit vif et plaisant
Caucase pareil,/ Non content  Le pli de l’humaine nature ? » a) Un récit vif et dense
d’arrêter les rayons du soleil,/ Brave  « Voire, dit le roseau, il ne fait pas trop beau ; • Brièveté, 31 vers, alternance aléatoire octosyllabes
l’effort de la tempête./ Tout vous est  Le vent qui secoue vos ramures /alexandrins.
Aquilon, tout me semble Zéphyr./  (Si je puis en juger à niveau de roseau) Variété des rimes utilisées : des rimes croisées puis
Encor si vous naissiez à l’abri du  Pourrait vous prouver d’aventure, suivies succèdent aux rimes embrassées.
feuillage/ Dont je couvre le  Peu de détails et pas d’indices spatio-temporels
Que nous autres, petites gens,
voisinage,/ Vous n’auriez pas tant  précis : « un jour », dans « les bois ». Les personnages
Si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents,
à souffrir :/ Je vous défendrais de  ne sont pas décrits, simplement désignés avec le
Dont la petite vie est le souci constant,
l’orage ;/ Mais vous naissez le plus  déterminant défini : « le chêne », « le roseau ».
Résistons pourtant mieux aux tempêtes du monde
souvent/ Sur les humides bords des  • Densité : dialogue initial introduit par un seul vers,
Que certains orgueilleux qui s’imaginent grands. »
Royaumes du vent./ La nature envers  suivi d’une péripétie narrée en quatre vers ; dernier
vous me semble bien injuste.  Le vent se lève sur ces mots, l’orage gronde. dialogue, après la tempête = dénouement (agonie du
– Votre compassion, lui répondit  Et le souffl e profond qui dévaste les bois, chêne), puis une ultime réplique.
l’Arbuste,/ Part d’un bon naturel ;  Tout comme la première fois, Transition : La concision et la versification de la fable
mais quittez ce souci./ Les vents me  Jette le chêne fi er qui le narguait par terre. en font donc un texte plaisant à lire, d’autant plus
sont moins qu’à vous redoutables./  « Hé bien, dit le roseau, le cyclone passé – qu’il se caractérise aussi par une grande vivacité.
Je plie, et ne romps pas. Vous  Il se tenait courbé par un reste de vent –
avez jusqu’ici/ Contre leurs coups  Qu’en dites-vous donc mon compère ? b) Un récit vivant
épouvantables/ Résisté sans courber  (Il ne se fût jamais permis ce mot avant.) Récit central de la tempête au présent de narration.
le dos ;/ Mais attendons la fi n. »  Ce que j’avais prédit n’est-il pas arrivé ? » Théâtralité : large part accordée au dialogue,
Comme il disait ces mots,/ Du bout  On sentait dans sa voix sa haine répliques introduites par la répétition du verbe
de l’horizon accourt avec furie/ Le  Satisfaite. Son morne regard allumé. « dire ». Enchaînement de questions / réponses.
plus terrible des enfants/ Que le Nord  Le géant, qui souffrait, blessé, Oralité : interjection suivie de l’adverbe « Hé bien »,
eût portés jusque-là dans ses fl ancs./  De mille morts, de mille peines, première réponse du roseau qui semble d’abord
L’Arbre tient bon ; le Roseau plie./  Eut un sourire triste et beau ; décalée par rapport à la question du chêne mimant
Le vent redouble ses efforts,/ Et fait  Et, avant de mourir, regardant le roseau, ainsi une conversation banale et quotidienne.
si bien qu’il déracine/ Celui de qui la  Lui dit : « Je suis encore un chêne. » Mélange de registres de langue : soutenu (« lassé »,
tête au Ciel était voisine/ Et dont les  (Jean Anouilh, Fables, « Le Chêne et le Roseau ».) « d’aventure » ou « ramures »), familier (« marmots »).
pieds touchaient à l’Empire des Morts. Transition : Ainsi, les personnages prennent vie à
(Jean de La Fontaine, Fables). travers le dialogue qui donne une grande vivacité
introduction à la fable, tout comme dans le texte original de La
La Fontaine, célèbre fabuliste du xviie siècle, mais aussi Fontaine.
LA FABLE partisan des Anciens, c’est-à-dire de l’imitation des
II. Une récriture parodique
D’ÉSOPE
textes de l’Antiquité, s’est en grande partie inspiré des
fables d’Ésope pour composer ses propres récits. Ainsi, a) Les effets d’écho
sa fable « Le Chêne et le Roseau » trouve son origine Éléments repris de La Fontaine : le titre de la fable, les
Le  roseau  et  l’olivier  disputaient  de  dans « Le Roseau et l’Olivier » d’Ésope. personnages, le schéma général de l’apologue (deux
leur endurance, de leur force, de leur  À son tour, l’écrivain et dramaturge Jean Anouilh s’est végétaux confrontés à la même péripétie, mort du
fermeté. L’olivier reprochait au roseau  inspiré de la réalisation de La Fontaine pour donner chêne et survie du roseau).
son impuissance et sa facilité à céder à  sa propre version de cette fable, également intitulée Premier vers de la version moderne identique « Le
tous les vents. Le roseau garda le silence  « Le Chêne et le Roseau ». Comme son prédécesseur, chêne un jour dit au roseau ».
et ne répondit mot. Or le vent ne tarda  Anouilh présente le dialogue entre les deux végétaux, Répétition du verbe « plier » par le chêne = écho de la
pas à souffl er avec violence. Le roseau,  l’un droit et « grand », l’autre petit et souple. Puis célèbre réplique du roseau : « Je plie et ne romps pas. »
secoué et courbé par les vents, s’en tira  la tempête qui s’abat sur eux, déracinant le chêne Fable brève faisant alterner alexandrins et octosyl-
facilement ; mais l’olivier, résistant aux  mais laissant la vie sauve au roseau. Au-delà de ces labes.
vents, fut cassé par leur violence. emprunts, parfois parodiques, Anouilh livre ici un Termes archaïsants connotés xviie siècle : inversion
Cette  fable  montre  que  ceux  qui  apologue à la morale implicite radicalement diffé- de l’adjectif dans l’expression « l’humaine nature »,
cèdent aux circonstances et à la force  rente : le chêne apparaît noble, alors que le roseau « voire », synonyme ancien de « vraiment », « mon
ont l’avantage sur ceux qui rivalisent  est finalement plutôt mesquin et haineux. Comment compère ».
avec de plus puissants. Anouilh reprend-il ici ce récit célèbre pour donner à Transition : À l’évidence, cette fable est bien une
(Ésope, « Le Roseau et l’Olivier ») entendre une morale inattendue ? réécriture de celle de La Fontaine, dont elle reprend

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un suJet PAs à PAs

« Le Chêne et le Roseau »
clairement les caractéristiques. Cependant, cette tiques pour décrire l’agonie de l’arbre ;
reprise se nuance d’une certaine distance amusée, – appellation métaphorique « le géant » et répétition
qui donne à la fable moderne des accents parodiques. de « mille » qui lui confèrent une dimension quasi-
ment épique.
b) Une récriture amusée Transition : La grandeur du chêne s’oppose alors de
Allusions à la version de La Fontaine : la tempête façon flagrante à la petitesse du roseau. Sa dernière
se déchaîne « tout comme la première fois ». Les réplique révèle sa noblesse : au moment de mourir,
personnages eux-mêmes semblent connaître la fable il réaffirme une identité à laquelle il n’a pas voulu
de La Fontaine : « N’êtes-vous pas lassé d’écouter cette renoncer. L’auteur suggère ainsi une morale originale.
fable ? / La morale en est détestable ».
L’usage que les adultes font des fables de La Fontaine c) La morale
lues aux enfants : « Les hommes [sont] bien légers de Les végétaux personnifiés représentent deux types
l’apprendre aux marmots. » = ton critique + terme d’hommes.
familier et péjoratif suggèrent avec humour une Comportement et discours caractéristiques d’hu-
forme de supériorité, témoignant ainsi d’une grande mains confrontés aux « tempêtes » symbolisant les
distance par rapport à la fable originale. événements difficiles, les crises de la vie.
Transition : En effet, même si le chêne meurt aussi Évocation explicite des hommes : « l’humaine na-
dans cette version, la morale qui se dégage de l’apolo- ture », « petites gens », « certains orgueilleux ». Ces
gue est bien différente de celle de La Fontaine. pluriels et l’usage du « nous » permettent d’ailleurs
de donner une portée générale au discours du roseau,
III. La morale encore renforcée par le verbe au présent de vérité
a) Le roseau générale : « nous […] résistons ».
Le roseau se caractérise par sa lâcheté. Il se réfugie La position du narrateur se dessine de plus en plus
quant à lui derrière le groupe qu’il prétend former clairement au fil de la fable :
avec « les petites gens ». Au lieu de parler simplement – commentaire entre parenthèses (« Il ne se fût
en son nom, il utilise le pronom personnel « nous », jamais permis ce mot avant ») = lâcheté et vindicte
en affirmant par exemple « nous autres […] résistons du roseau qui apostrophe le chêne en le nommant
[…] mieux ». « mon compère » ;
Discours revendiquant sa petitesse. Répétition de – pronom personnel indéfini « on » = narrateur
l’adjectif « petit » ; énumération d’adjectifs qui vont témoin (« on sentait […] sa haine satisfaite »).
dans ce sens : « si faibles, si chétifs, si humbles, si Critiquant ainsi le roseau et sa mesquinerie, le nar-
prudents ». rateur de la fable laisse le dernier mot au chêne, qui
Répétition de « si », rythme régulier de l’alexandrin meurt, certes, mais devient par là même héroïque
(quatre groupes de trois syllabes) suggèrent une et garde toute sa grandeur jusqu’à la fin. À un
forme de mesquinerie. homme qui choisirait de se soumettre et de courber
Méchanceté dans le dénouement, attitude haineuse l’échine, le narrateur préfère l’homme qui résiste et
mise en valeur dans la brève phrase nominale : « Son ne renonce pas à son identité et à ses valeurs, quitte
morne regard allumé. » à en mourir.
Les « peines » du chêne lui permettent d’exprimer
sa « haine », comme le soulignent les deux termes conclusion
à la rime. Avec « Le Chêne et le Roseau », Anouilh offre
Transition : Le portrait du roseau est donc bien négatif une récriture originale de la fable de La Fontaine.
et s’oppose à celui du chêne. Déjouant les attentes du lecteur, il transforme les
caractéristiques des deux personnages pour livrer
b) Le chêne une fable plaisante, aux accents parodiques, et
Le chêne se caractérise par son orgueil et de fierté. surtout nous incite à porter un regard plus critique
Première réplique : arrogance face au roseau, auquel sur cette « humaine nature » si encline à « plier ».
il reproche implicitement de « plier ». À un peuple humble mais parfois servile, Anouilh
illustrations de thomas tessier.

Ironie envers le roseau comme envers la morale de oppose la grandeur et la fierté de celui qui refuse
La Fontaine : répétition de « plier », en jouant sur le de céder. Dans cette perspective, le chêne ne peut-il
mot pour mieux dénoncer cette faiblesse humaine rappeler Antigone, un autre personnage célèbre
(« le pli de l’humanité »). de l’œuvre d’Anouilh, auquel il a consacré une
Transformation du personnage au moment du dé- tragédie ?
nouement : le chêne devient héroïque et touchant :
– champ lexical de la souffrance (« souffrait », « bles-
sé », « morts », « peines », « triste », souligné d’ailleurs ce qu’il ne faut pas faire
par l’enjambement du vers 27 au vers 28) ; Traiter ce sujet sans connaître
– rythme saccadé des derniers vers, accents pathé- « Le Chêne et le Roseau » de La Fontaine.

Production et réception des textes 85

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Les ArticLes du

Victor Hugo appartient à tous


D
ans l’affaire Cosette, les argu- François Cérésa aurait trahi en quelque avait pas d’air ! de francs (!) de dommages et intérêts
ments des descendants d’Hugo sorte rétrospectivement Les Misérables. Mais le pire, c’est, comme Pierre Hugo, au nom de son ancêtre, Pierre Hugo a
contre François Cérésa ne tien- C’est doublement faux. D’une part, chez de faire juges de ces questions esthé- le mérite involontaire de nous inciter
nent pas. Lauretta Hugo trouve l’idée Hugo, au moment où il se donne la tiques non les spécialistes – critiques, à reposer le problème des ayants droit
d’une « suite des Misérables » aussi scan- mort, le persécuteur de Jean Valjean est écrivains, historiens de la littérature d’écrivains. Quelques-uns, certes, sont
daleuse que la sortie, en 1997, du Bossu déjà sur la voie de la rédemption ; il ne – ni les lecteurs, mais des hommes que irréprochables, dévoués, larges d’esprit,
de Notre-Dame, dessin animé américain se jette dans la Seine que par désaveu rien ne prépare, ès qualités, à les com- se démenant pour arracher à l’oubli les
de l’entreprise Walt Disney qui reprenait de lui-même. D’autre part, le propre prendre : avocats et magistrats. Et de textes, tous les textes, de celui ou de
Notre-Dame de Paris sans citer une seule d’une suite réussie – c’est souvent le cas contribuer un peu plus, sur le modèle celle qu’ils représentent. Mais auprès
fois le nom de son auteur. Elle a tort. quand un auteur se continue lui-même américain, à une préoccupante judiciari- d’eux, combien d’héritiers abusifs, agis-

Pourquoi cet ArticLe ?


Sur la problématique des « suites » d’œuvres célèbres, à propos du procès intenté à l’auteur de Cosette, ou le temps des illusions et Marius ou le fugitif, par
des descendants de Victor Hugo, Dominique Noguez présente une défense vigoureuse du droit des écrivains à jouer avec la littérature. Pour lui, « Suite,
réponse, reprise, adaptation, pastiche, parodie, allusion, mise en abyme, traduction, mise en vers, la littérature s’est toujours nourrie de littérature ».

Dans ce dernier cas, une œuvre était (comme Rabelais dans le Tiers Livre ou sation de la culture. Les procès pleuvent sant en censeurs et en rapaces ! Tous
pillée sans vergogne, sans reconnais- Cervantès dans la seconde partie de aujourd’hui comme à Gravelotte sur n’ont pas le courage, comme Madeleine
sance aucune pour son pays d’origine son Don Quichotte) – est de rompre peu les auteurs et les éditeurs. Dans leur Gide, de faire leurs mauvais coups du
ni pour l’individu qui l’avait créée ; la ou prou avec l’œuvre de départ, d’être diversité, ils ont les mêmes caractéris- vivant de l’auteur (brûler ses lettres,
démarche relevait de la prédation et pleine de rebondissements et quasiment tiques : le détournement de la loi, l’appât en l’occurrence). De la femme de Jules
du mépris culturel (donnez-moi vos imprévisible. du gain, la réduction préoccupante du Renard caviardant son Journal à la sœur
créations et ensuite passez à la caisse – Dans ces conditions, rien n’empêche domaine public. de Nietzsche tripatouillant La Volonté
non pour toucher des droits mais pour de penser que l’auteur des Misérables, si On utilise désormais à cet effet le de puissance, les exemples sont légion.
payer votre entrée !). l’envie de poursuivre l’avait pris, aurait droit des marques et le droit moral. On n’a pas fait la Révolution, nuit du
Dans l’autre cas, ce qui la chagrine – la lui-même pu ressusciter Javert, à l’instar L’un permet, moyennant une modique 4 août comprise, pour voir repoindre,
mention faite du nom de son ancêtre et de Sir Conan Doyle ressuscitant Sherlock redevance, de « déposer » à l’Institut de deux siècles plus tard, dynasties et pri-
du titre de son roman dans la promotion Holmes. Son roman, comme tous les la propriété industrielle des noms de vilèges ! Le droit moral d’un écrivain,
du nouveau livre – est précisément la grands romans populaires de l’époque, personnages, et même de simples mots, surtout lorsque, comme Hugo, il a
preuve que sa création ne lui est pas n’est-il pas plein de tels coups de théâtre pour confisquer des réalités culturelles incarné un moment de l’histoire d’un
déniée. On pourrait même y voir la plus (voyez les réapparitions de Thénardier) ? qui appartiennent à tous. L’autre permet peuple, devrait appartenir à ce peuple
belle forme d’hommage. Car ce n’est L’assignation adressée aux éditions Plon de prendre en otage des œuvres pour- tout entier et, d’une façon générale, à
pas un mince travail, même si on en par Pierre Hugo se raccroche désespé- tant libres de droits. tous ceux qui, à travers le monde, ai-
escompte de substantielles retombées rément à une phrase que son arrière- Distinct du droit d’auteur, ce droit ment son œuvre. À eux de la protéger :
commerciales, que d’écrire plusieurs arrière-grand-père aurait dite sur la mort moral garantit à l’auteur le « respect collectivement, dans le cas d’affaires
tomes de cinq cents pages, et qui se de Javert : « Si cette fin n’émeut pas, je de son nom, de sa qualité et de son comme celle du Bossu de Notre-Dame,
tiennent, avec des personnages qu’on renonce à écrire jamais ! » Hélas ! cette œuvre » : il le protège, par exemple, en protestant et en boycottant, ou bien,
n’a pas choisis ! belle hyperbole n’a pas du tout le sens contre d’éventuels éditeurs indélicats si des décisions sont à prendre pour
D’autant qu’une suite, contrairement que notre plaideur veut lui donner : c’est qui mutileraient ou retoucheraient son la publication d’inédits, de lettres ou
à une adaptation théâtrale ou cinéma- l’exclamation d’un auteur fier d’avoir œuvre. Personne ne trouvera à y redire : de brouillons, et dans le sens le plus
tographique, n’altère en rien l’œuvre réussi son coup, non un appel à interdire il est normal que l’auteur ait son mot à libéral, par l’intermédiaire d’associations
originale. Au contraire, elle incite à y quoi que ce soit. dire sur ce qu’on publie sous son nom. compétentes, réunissant spécialistes, cri-
revenir, comme à sa source et à son Plaideurs ou non, les descendants de Mais ce droit ne cesse pas avec sa mort ; tiques et représentants des institutions
aune. Elle se sert de sa notoriété, mais Victor Hugo ont un même tort : celui, il est « perpétuel, inaliénable et impres- littéraires. Des descendants de l’auteur
en même temps la ravive. je le crains, de n’avoir pas bien compris criptible ». Là encore, rien à redire, s’il pourraient y siéger, mais seulement
Pourquoi donc s’indigner soudain ce qu’est la littérature. Suite, réponse, préserve l’intégrité de l’œuvre à travers dans la mesure où ils feraient la preuve
d’une pratique littéraire tout à fait cou- reprise, adaptation, pastiche, parodie, les âges et s’il est exercé de façon sage d’une réelle connaissance de l’œuvre et
rante et qui remonte au moins aux allusion, mise en abyme, traduction, et désintéressée. Tout dépend de qui sans voix prépondérante.
successeurs d’Homère, Eugammon, mise en vers, la littérature s’est toujours l’exerce. Or revoici les descendants ! S’il Bref, on aurait envie de reprendre dans
Quintus de Smyrne ou Virgile ? Hugo nourrie de littérature (et la peinture de peut, en effet, être conféré à un tiers par cette affaire le mot du peintre Apelle au
lui-même s’y est livré : dans sa Légende peinture, la musique de musique, etc.). testament de l’auteur, il est également et cordonnier qui prétendait juger l’un de ses
des siècles, « Le Mariage de Roland » et C’est ce que, voilà plus de trente ans, du automatiquement dévolu par la loi aux portraits : « sutor, ne supra crepidam ! »,
« Aymerillot » poursuivent La Chanson côté de la revue Tel Quel, Julia Kristeva héritiers, de génération en génération, « cordonnier, pas plus haut que la chaus-
de Roland. Mieux, une première suite théorisait sous le nom d’« intertextua- jusqu’à la fin des temps ! Et il fournit sure » ! Homme de loi, pas plus haut que
aux Misérables est déjà parue en 1996 lité ». Croire qu’on écrit en dehors d’une aux moins scrupuleux d’entre eux une ta robe ! Si ton code est flou ou détourné,
chez Lattès, la Cosette de Laura Kalpa- langue et d’une tradition littéraire – manne supplémentaire, quand bien ne juge pas ! Et vous, chers descendants,
kian, sans susciter la moindre émotion. qu’on la suive, qu’on s’y oppose ou qu’on même l’œuvre serait tombée depuis contentez-vous de descendre !
Autre grief : en faisant échapper Javert en joue – c’est croire, comme la colombe longtemps dans le domaine public. Dominique Noguez
au suicide et en le faisant s’amender, de Kant, qu’on volerait mieux s’il n’y En fait, en demandant 4,5 millions (27 juin 2001)

86 Production et réception des textes

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Les ArticLes du

Les infortunes des « Misérables »


Les héritiers de Victor Hugo demandent l’interdiction de la suite écrite par François cérésa. Le coup
éditorial devient une polémique judiciaire. cosette rejoint au tribunal Lara, scarlett et tintin.

C
’est la recette d’un cocktail €), « pour que Plon ne fasse pas de ajouté un D’Artagnan amoureux à retirer les pages mettant à disposi-
éditorial concocté par Plon : bénéfices avec Les Misérables et que la trilogie de Dumas – c’est l’une tion des internautes des parodies
un mythe littéraire (« le ro- l’argent revienne à une association ». des références de François Cérésa. de Tintin et en particulier la suite
man français le plus lu en France et La Société des gens de lettres s’asso- Au début de l’année, Charles-Henri de L’AlphArt, qu’Hergé n’avait pas
à l’étranger »), une histoire toujours cie à la procédure, sans demander Buffard a imaginé La Fille d’Emma eu le temps de terminer. La veuve
populaire (« dix millions et demi de d’interdiction du livre et pour 1 franc sans tapage chez Grasset, tandis que d’Hergé s’est opposée à tous les pro-
téléspectateurs ont vu la série sur de dommages et intérêts. Pour son l’écrivain argentin Edoardo Berti a jets d’achèvement de l’histoire.
TF1 »), des bons sentiments (Javert président, Georges-Olivier Cha- mis ses pas dans ceux de Nathaniel A-t-on le droit de voler le héros
veut réparer le mal qu’il a fait), teaureynaud, « il faut que le principe Hawthorne. d’un roman et de lui prêter des aven-
beaucoup de publicité (1,5 million du droit moral soit réaffirmé ». Une Dans le cas présent il y a une tures que son auteur n’avait pas
de francs [228 673 €]), des bonnes autre descendante, Lauretta Hugo, volonté, parfaitement assumée, prévues ? Michel Tournier, qui a
feuilles dans Paris-Match, des pro- refuse de « récupérer aucune partie d’exploitation commerciale. Le publié en 1967 Vendredi ou les limbes
jets d’adaptation. En secouant bien, de cet argent sale » et veut un procès livre se vend davantage sur le nom du Pacifique, qu’il a réécrit pour les
Plon espérait obtenir « l’événement « moral et symbolique » (Libération d’Hugo et la renommée de l’œuvre enfants en 1971 en le titrant Vendredi
éditorial de l’année », ainsi qu’il du 15 mai). que sur celui de Cérésa, dont les ou la Vie sauvage, se sent bien sûr
l’annonce dans le communiqué Pour l’avocat de François Cérésa, livres précédents n’ont jamais concerné : « Je dois tant à Daniel
de présentation de Cosette ou le Jean-Claude Zylberstein, ces pro- bénéficié d’une mise en place de Defœ auquel j’ai emprunté son Ro-
Temps des illusions. En secouant cédures « vont à l’encontre de ce 65 000 exemplaires. Dans l’histoire binson Crusœ et son Vendredi ! Je
un peu plus fort, vous ajoutez des qu’est l’histoire littéraire, qui a vu récente, deux cas ont eu autant de vais fréquemment dans les écoles
héritiers, des avocats, des juges, des de nombreuses suites et adaptations retentissement : un auteur anglais, dialoguer avec des jeunes ayant lu
partisans, des opposants, et vous d’œuvres préexistantes. François Cé- Alexander Mollin, a publié La Fille mon Vendredi et j’ai encore sur le
obtenez une bonne polémique de résa a voulu rendre hommage à un de Lara, qui serait passée inaperçue cœur la question d’un élève auquel
printemps. élément du patrimoine littéraire. Des s’il n’avait pas été présenté comme n’avait pas échappé cette parenté :
Les héritiers de Victor Hugo adaptations musicales et cinémato- la suite du Docteur Jivago. Publié par “Ça vous arrive souvent de recopier
ont assigné Plon en justice pour graphiques ont davantage dénaturé Transworld en Angleterre, traduit vos livres dans ceux des autres ?”
atteinte au droit moral. Ils estiment l’œuvre d’Hugo, sans que cela choque chez Bertelsmann en Allemagne, le Mais je ne manque pas d’arguments
que « Victor Hugo avait considéré les héritiers ». Émmanuel Pierrat, livre a dépassé 150 000 exemplaires. pour ma défense. Je pense que cer-
Les Misérables comme une œuvre avocat de Pierre Hugo, rétorque que Après des bagarres judiciaires dans tains héros de romans, aussi célèbres
achevée, n’appelant ni suite, ni réé- ce n’est pas le principe des suites plusieurs pays, Feltrinelli, titulaire soient-il, demeurent prisonniers et
criture ». À propos du suicide de qui est contesté. « Le Nouveau Tes- des droits mondiaux de l’œuvre de inséparables de l’œuvre qu’ils habi-
Javert, Victor Hugo commentait : « si tament, c’est la suite d’un livre qui a Pasternak, a obtenu l’interdiction tent, poursuit-il. Valmont ne sort pas
cette fin n’émeut pas, je renonce à bien marché, mais en revenant sur du livre. des Liaisons dangereuses, ni Julien
écrire jamais ». C’est cette remise en la mort de Javert, Cérésa intervient Les suites d’Autant en emporte le Sorel du Rouge et le Noir. Ceux-là
cause de la mort de Javert qui choque sur l’œuvre même de Hugo ». Le vent constituent un vrai feuilleton. doivent y demeurer en paix. Il en va
Pierre Hugo, aîné des ayants droit de tribunal de grande instance de Paris La première, commandée par les autrement de certains autres qui s’en
l’écrivain. Il demande l’interdiction examinera la question le 27 juin, héritiers de Margaret Mitchell et échappent et deviennent de véri-
du livre et des dommages et intérêts si une conciliation n’intervient pas due à une romancière spécialisée en tables mythes. Que faut-il pour cela ?
de 4,5 millions de francs (686 000 d’ici là. Olivier Orban avait proposé best-sellers romanesques, Alexandra Il faut qu’ils incarnent un certain
de donner un exemplaire des Misé- Ripley, est une jolie histoire de gros aspect de la condition humaine.
rables de Hugo, en même temps que sous qui a rapporté énormément Tristan, c’est l’amour absolu, Dom
Pourquoi Cosette. Ce qui a été refusé par les d’argent à ses promoteurs. Une Juan, la séduction, Faust, le savoir
cet ArticLe ? héritiers, qui voyaient là une façon autre, « autorisée », a vu l’abandon dévoyé, Robinson Crusœ, la solitude
A-t-on le droit de ressusciter
de légitimer le livre de Cérésa. de l’écrivain Pat Conroy devant les de l’île déserte. Moyennant quoi, ils
Javert pour écrire une suite
Les suites romanesques sont insé- exigences de la famille, une autre s’évadent de leur œuvre natale et se
des Misérables ? Les arguments
parables de l’histoire littéraire. Les encore, tout aussi « autorisée », serait mettent à animer des romans, des
échangés par les deux camps
héritiers d’Homère n’ont pas songé en cours de rédaction... En revanche, comédies et des opéras auxquels leur
au cours du procès fait à l’édi-
à demander des comptes à James une suite non autorisée, intitulée auteur n’aurait jamais songé. Oui, je
teur de Cosette ou le Temps
des illusions renvoient à une Joyce pour son Ulysse, ni ceux de Done Gone with the Wind, d’Alice le crois sincèrement, on a plus que
très ancienne tradition litté- Sophocle à Robbe-Grillet pour Les Randall, donnant la parole aux Noirs jamais le droit d’écrire des « robin-
raire. Pour Michel Tournier, Gommes ! La reprise ou la continua- de la plantation, a été interdite par sonnades ». Les mânes de Daniel
auteur d’une « réécriture » de tion d’un texte est pratique courante un juge fédéral avant même sa publi- Defœ peuvent reposer en paix ». La
Robinson Crusoé, la réponse est au Moyen Âge (Le Roman de la Rose) cation (Le Monde des livres du 4 mai). justice dira si les « cosetteries » de
claire : un « héros » de roman comme au xviie siècle (de Corneille Les animateurs de sites Internet Plon et de François Cérésa empê-
peut sortir de l’œuvre originale à La Fontaine). Le fils de Paul Féval consacrés à Tintin ont, eux, été chent celles de Victor Hugo de repo-
dès lors qu’il est devenu un a écrit Le Fils de Lagardère – avec contraints, sous menace judiciaire, ser en paix.
« mythe ». l’autorisation de l’ayant droit qu’il soit de se saborder (comme les sites Alain Salles et Martine Silber
était – tandis que Roger Nimier a consacrés au Petit Prince), soit de (18 mai 2001)

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le guide pratique

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Le Guide PrAtiQue

LES ÉPREUvES
ANTICIPÉES
Les épreuves anticipées passées
en fin de Première font partie des
épreuves du premier groupe. Elles
Méthodologie
concernent :
– les épreuves anticipées, écrite et
orale, de français, pour l’ensemble
des candidats des séries ES, L, S
et toutes séries technologiques
(ST2S, STI, STL et STG) ;
– l’épreuve anticipée de travaux
personnels encadrés pour les
candidats des séries ES, L et S ;
– l’épreuve anticipée d’ensei-
gnement scientifique, pour les
candidats des séries L et ES ;
– l’épreuve anticipée de mathé-
matiques-informatique, pour les
candidats de la série L ;
– l’épreuve anticipée orale
d’histoire et géographie, pour
les candidats des séries STI et STL.

Les notes attribuées à ces épreuves


sont provisoires jusqu’à la délibé-
ration du jury terminal l’année
suivante.

coeFFicients et durées
des éPreuves de FrAnçAis

Série L La dissertation – le plan thématique organise un raisonnement


I. Lire le corpus de textes à l’appui d’une thèse, tentant d’en dégager tous
coefficient

Les textes proposés vous fourniront un certain les aspects de façon cohérente 4 questions du type
durée

Liste des nombre de pistes de réflexion, d’arguments et « Qu’est-ce que... une œuvre engagée... un dénouement
épreuves
d’exemples que vous pourrez réutiliser dans votre réussi... ? ou « Montrez que… » ;
dissertation. – le plan comparatif met en parallèle deux thèmes
épreuve écrite 3 4h ou deux concepts tout au long du devoir et s’achève
II. Analyser le sujet sur une synthèse qui peut, selon le cas, mettre en évi-
épreuve orale 2 20 min
• Abordez le sujet sans idée préconçue. Posez-vous dence les ressemblances, les différences ou proposer
Série ES, S, STG, ST2S vraiment la question formulée par le sujet. S’il s’agit un dépassement.
d’une citation, mobilisez vos connaissances sur son • Le plan doit être construit selon une progression
coefficient

auteur, l’œuvre dont elle est issue, etc. logique : suviez un fil conducteur qui vous mène
durée

Liste des • Arrêtez-vous sur chaque terme du sujet et de- à une conclusion. Le plan achevé, toutes vos idées
épreuves
mandez-vous ce qu’il implique. Soyez attentif aux doivent y avoir trouvé leur place.
expressions employées : « dans quelle mesure… »
épreuve écrite 2 4h « peut-on vraiment dire ». Interrogez-vous : s’agit-il IV. Rédiger l’introduction
de réfuter une thèse ? de la discuter ? de la soutenir ? • Procédez en trois étapes : amenez le sujet, dégagez
épreuve orale 2 20 min
• Dès la lecture du sujet, notez au brouillon les idées la problématique, annoncez le plan.
Série STI et STL, toutes spécialités qui vous viennent immédiatement à l’esprit : vous • Le sujet : vous devez le resituer dans son contexte
en écarterez sûrement certaines, mais cela vous (histoire littéraire, évolution d’un genre, événements
coefficient

permettra de solliciter rapidement vos ressources. historiques, etc.) en montrant qu’il a un intérêt, qu’il
durée

Liste des ne sort pas de nulle part. Les phrases trop vagues et
épreuves
III. Construire le plan générales (du type « de tous temps, les hommes… »)
• On distingue principalement trois types de plan : sont à proscrire. Ensuite, citez la phrase du sujet : s’il
épreuve écrite 2 4h – le plan dialectique confronte différentes thèses, s’agit d’une citation un peu longue, vous pouvez la
avant de donner un avis personnel 4 sujets du type tronquer en conservant les mots essentiels.
épreuve orale 1 20 min
« Pensez-vous que...? » « Dans quelle mesure peut-on • Dégager la problématique revient à montrer en
dire que...? », etc. ; quoi la question posée par le sujet donne matière à

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Le Guide PrAtiQue

ZOOM SUR…

et conseils L’oral de français : une question de


fond et de forme

Si l’examinateur juge avant tout


de vos aptitudes et connaissances,
il sera sensible également à la
réfléchir. Cette étape doit vous permettre d’indiquer II. Dégager des axes de lecture façon dont vous vous présenterez,
dans quel sens va progresser votre argumentation. • Lisez d’abord le texte plusieurs fois, sans vous à votre comportement face au
Le plus souvent, on peut formuler la problématique laisser décourager si vous avez du mal à le cerner : sujet et face à lui. Consciemment
sous forme d’une ou plusieurs questions. appuyez-vous sur les connaissances que vous avez de ou non, il sera influencé par votre
• Enfin, vous devez annoncer votre plan, en mettant l’auteur, du genre, de l’époque à laquelle il a été écrit. ton, votre façon de vous tenir, etc.
l’accent sur les articulations logiques entre les parties. N’hésitez pas annoter le texte au cours de la lecture. Voici quelques conseils pour vous
Notez au brouillon vos premières impressions, quitte y préparer.
V. Rédiger le développement à les retravailler ensuite et à en éliminer certaines.
• L’organisation générale du développement doit • Puis, analysez le texte plus en détail. Vous pouvez À l’oral, vous êtes évalués à la fois
montrer que votre dissertation est cohérente et commencer par faire une étude linéaire qui aboutira à sur le contenu de ce que vous
progresse : chaque partie ou sous-partie doit s’achever une série de remarques que vous regrouperez ensuite dites, les connaissances que vous
sur une transition qui récapitule ce qui vient d’être selon les axes de lecture choisis. Ils doivent rendre avez accumulées tout au long de
dit et fait le lien avec la partie suivante. compte des caractéristiques du texte : selon le cas, votre scolarité, mais aussi sur la
• Il est important d’illustrer chaque idée par des vous pourrez en exprimer l’originalité (par rapport aux forme de votre exposé, la manière
exemples tirés de votre expérience de lecteur et conventions d’une époque, par exemple), dégager une dont vous vous exprimez.
d’élève. Un exemple doit être concis et présenté conjugaison ou une opposition de thèmes, montrer Faites attention à ne pas parler
uniquement en fonction de l’idée qu’il sert. Si vous en quoi un premier niveau de lecture est supplanté trop vite et à bien articuler en
choisissez d’introduire des citations (tirées, par par un second, moins évident mais plus profond, etc. posant votre voix : non seulement
exemple, du corpus proposé), veillez à bien leur • Ces axes seront les différentes parties de votre plan. cela permettra à l’examinateur de
attribuer un auteur, à les mettre entre guillemets, à Deux écueils principaux sont à éviter : comprendre sans difficulté ce que
les retranscrire à la lettre et à signaler par des crochets – ne pas tomber dans la paraphrase du texte vous dites, mais cela vous aidera
([…]) tout passage supprimé. (« d’abord l’auteur parle de… ensuite il parle de… ») ; aussi à avoir confiance en vous.
• Pensez à soigner la présentation en aérant votre – ne pas non plus séparer le fond de la forme. Par ailleurs, sachez que la qua-
devoir par des sauts de lignes. lité de votre raisonnement et
III. Rédiger l’introduction votre aptitude à présenter des
VI. Rédiger la conclusion L’introduction d’un commentaire procède en trois arguments de manière ordon-
• La conclusion est peut-être la dernière étape de la étapes : née sont très largement pris en
dissertation, mais ce n’est pas la moins importante. – présenter le texte et son auteur (titre de l’ouvrage, compte dans la notation. Pensez-y
C’est sur cette note finale que le correcteur restera. situation dans l’histoire littéraire, situation de l’ex- au moment de la préparation et,
Il est conseillé de rédiger au brouillon la conclusion, trait au sein de l’ouvrage, forme, etc.) ; dans le fil de votre exposé, utilisez
avant même de commencer le développement. Vous – exposer votre approche du texte ; des mots de liaison : cela donnera
saurez ainsi dès le départ où vous souhaitez aboutir. – annoncer votre plan (deux ou trois axes de lecture, le sentiment à l’examinateur que
• La conclusion a une double fonction : d’une part articulés entre eux). votre pensée est structurée, que
récapituler le chemin parcouru en mettant l’accent vous savez où vous allez, et il
sur ce que vous avez démontré ou sur l’opinion IV. Citer le texte aura moins de mal à vous suivre
personnelle que vous avez développée ; d’autre part, • Chacune de vos remarques doit s’appuyer sur le que si vous passez sans transition
élargir le sujet, par exemple en évoquant une autre texte. Lorsque vous faites une citation, veillez à la d’une idée à l’autre. N’hésitez pas
œuvre du même auteur, un courant littéraire qui retranscrire à la lettre et à signaler par des crochets à écrire sur votre brouillon ces
s’est opposé par la suite à celui dont vous avez parlé. ([…]) tout passage supprimé. connecteurs logiques pour ne
• Attention, une citation ne remplace pas une re- pas oublier de les employer le
Attention ! La conclusion marque sur le texte, mais vient soutenir votre inter- moment venu !
prétation. En d’autres termes, citer ne vous dispense N’ayez pas peur enfin de ménager
ne doit jamais vous servir pas d’analyser. quelques silences (pas trop longs,
à ajouter, à la dernière minute, • Enfin, utilisez des expressions variées pour intro- tout de même…) après votre in-
une idée oubliée. duire vos citations : l’auteur « souligne », « évoque », troduction, entre les différentes
« dépeint », « tourne en dérision », « met en évidence », parties de votre exposé, et avant
« met en valeur », etc. la conclusion. De la même ma-
Le commentaire de texte nière que vous sautez des lignes à
I. Lire le corpus de textes V. Rédiger la conclusion l’écrit sur votre copie, cette pause
• Bien que le commentaire ne porte généralement La conclusion a une double fonction : dresser le bilan assumée montrera que vous avez
pas sur la totalité des textes du corpus, vous pourrez de votre lecture et faire une ouverture, par exemple la maîtrise de votre discours et
vous appuyer sur ces documents pour comprendre en effectuant un rapprochement avec un autre texte signifiera clairement que vous
le sens du texte à commenter, sa place dans l’histoire du même auteur, ou avec un autre auteur de la même passez à une autre étape de votre
littéraire, ses enjeux, etc. période. raisonnement.

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Le Guide PrAtiQue

COACHING Le corPus de textes


10 conseils pour faire bonne im-
pression à l’oral Quel que soit le sujet que vous décidez de traiter, vous disposez d’un corpus de textes qui ont néces-
sairement un lien entre eux : vous devez donc vous demander ce qui les rapproche (problématique,
1. ArriveZ à L’Heure thèmes évoqués, genre, registre, etc.) et ce qui les distingue. Lisez-les très attentivement et n’oubliez
Cela peut paraître évident ! Sauf pas d’étudier soigneusement le paratexte (nom de l’auteur, titre, date, introduction éventuelle, etc.).
cas de force majeure, si vous ar-
rivez en retard, vous aurez déjà
fait mauvaise impression… avant L’écrit d’invention directement sur le corpus de textes, en vous invitant
même d’avoir ouvert la bouche ! I. Lire le corpus de textes selon le cas :
L’écrit d’invention n’est pas un exercice de pure ima- – à situer les documents dans leur contexte (mise en
2. AvAnt de PAsser, gination : vous devez vous appuyer fortement sur les relation avec un mouvement littéraire) ;
resteZ concentré textes du corpus, en comprendre les caractéristiques, – à dégager un thème commun à plusieurs docu-
Avant de passer l’épreuve, vous les lire à la lumière des genres littéraires et des objets ments ;
devrez probablement attendre d’étude au programme. – à comparer les différents genres et registres ;
dans un couloir, ou dans une – à confronter les textes pour montrer à la fois leurs
salle, le plus souvent avec d’autres points communs et leurs spécificités.
candidats. Durant ces instants, il • Ces textes ont toujours un rapport avec les genres
est important de rester concen- littéraires et les objets d’étude au programme : vous
tré, de rassembler calmement ses devez donc mobiliser les connaissances acquises au
idées. Chercher, par exemple, des cours de l’année.
informations auprès des autres II. Rédiger et organiser la réponse
candidats (sur l’examinateur, les • Votre réponse doit se présenter sous la forme d’un
questions qu’il pose, etc.) ne peut texte construit et correctement rédigé : les notes et
que vous stresser davantage et ne les abréviations sont à proscrire.
vous apportera rien. • Bien que la question posée nécessite de vous ap-
puyer sur les textes, prenez garde à ne pas transfor-
3. resteZ nAtureL mer votre réponse en un catalogue de citations qui
Choisissez une tenue correcte mais n’apporte aucun élément d’analyse. Toute citation
dans laquelle vous êtes à l’aise. Ne II. Respecter les contraintes du sujet doit en effet venir à l’appui d’une interprétation.
forcez pas le ton de votre voix. • Vous pourrez être invité à rédiger un article (édi- • Enfin, votre réponse doit être organisée : quel que
torial, article polémique, article critique – éloge ou soit le type de rapprochement que vous avez à faire, il
4. soyeZ PoLi blâme, etc.), une lettre (réponse à une lettre présentée
et souriAnt dans le corpus, courrier des lecteurs, lettre ouverte,
Ce n’est pas parce que vous êtes lettre fictive d’un personnage tiré d’un texte, etc.),
stressé, fatigué, angoissé ou au un monologue délibératif, un dialogue théâtral, un
contraire trop sûr de vous qu’il essai, un récit didactique (fable, apologue, etc.), une
faut en oublier la politesse. Rester réécriture (parodie, pastiche), etc.
correct et aimable, toujours poli • Votre devoir devra donc respecter un certain nombre
sans obséquiosité ne peut que de contraintes liées à la forme et au genre littéraire.
vous être favorable. Avant de rédiger, récapitulez ce que vous en savez :
procédés d’écriture utilisés, registre (comique, tragique,
5. mAîtriseZ polémique, etc.), point de vue du narrateur, mise en
votre stress forme (une lettre ou un texte de théâtre, par exemple,
Le trac, tout ont des caractéristiques très spécifiques), etc.
le monde l’a,
même ceux III. Soigner l’expression
qui ont l’air • Selon le sujet, vous pourrez être amené à vous
très à l’aise. exprimer de différentes manières : la rédaction d’un
La difficulté, blâme, par exemple, impose souvent d’employer un
c’est de le vocabulaire péjoratif ; un discours enflammé recourt
surmonter. Il existe quelques tech- à des phrases exclamatives ; une description s’appuie
niques simples pour essayer : res- sur de nombreux adjectifs ; une argumentation est
pirez à fond, évitez de trop bouger, structurée par des connecteurs, etc.
installez-vous correctement sur • Dans tous les cas de figure, veillez à employer un
votre chaise, parlez calmement. vocabulaire riche et varié, traquez les répétitions
Concentrez-vous sur ce que vous maladroites et relisez-vous attentivement.
avez à faire et sur ce que vous vou-
lez dire, plutôt que sur l’air plus ou La question liminaire
moins « sympathique » de votre I. Comprendre la question
examinateur. • La (ou les) question(s) liminaire(s) s’appuie(nt)

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Le Guide PrAtiQue

faut dégager des points communs ou des différences, • Attention à ne pas calquer artificiellement une 6. APPorteZ
en ne perdant pas de vue la spécificité de chaque perspective sur un texte en récitant un cours. votre mAtérieL.
document. Rien de plus agaçant pour un
III. Conduire l’explication examinateur qu’un candidat qui
La lecture méthodique à l’oral • La lecture méthodique est structurée en quatre n’a pas de quoi noter, qui fouille
I. Lire le texte étapes : dans son sac à la recherche d’une
Le passage que vous aurez à expliquer est tiré de – l’introduction situe le texte dans l’œuvre et dans gomme ou – pire – de sa liste de
la liste d’œuvres et de textes que vous avez étudiés l’histoire littéraire ; textes. Et ne pas avoir ses affaires,
au cours de l’année. Lisez attentivement le texte – la lecture à haute voix doit montrer que vous c’est aussi source de stress pour le
plusieurs fois en mobilisant vos connaissances sur comprenez le sens du texte et respectez son ton, sa candidat… !
l’auteur, le genre, la période, la forme, etc. Au fil de forme, etc. (en poésie, faites attention en particulier
la lecture, n’hésitez pas à annoter le texte. Listez au au mètre du vers) ; 7. utiLiseZ PLeinement Le
brouillon les premières idées qui vous viennent. – l’analyse proprement dite développe votre axe de temPs de PréPArAtion.
II. Dégager un axe de lecture lecture en vous appuyant sur le texte ; Vous avez en général autour de
• Il faut dégager un axe de lecture, une perspective qui – la conclusion récapitule les points les plus impor- 20 minutes de préparation. Met-
orientera votre explication et montrera l’intérêt du tants et tente une ouverture vers d’autres probléma- tez ce temps à profit pour élaborer
passage étudié. Pour déterminer cet axe, posez-vous tiques ou d’autres textes. un plan. Ne rédigez surtout pas
des questions : Qui parle ? De quoi ? Quel est l’enjeu du • Pour développer votre axe de lecture, vous pouvez l’ensemble de votre réponse, no-
texte ? Quel est son plan (les différents mouvements suivre l’ordre du texte ou choisir une approche tez uniquement quelques points
du passage) ? Quel registre et quelle tonalité sont synthétique qui examine le texte en son entier sous de repère et les transitions. En
employés ? En quoi ce passage est-il caractéristique différents angles à chaque fois (comme dans un plan revanche, réfléchissez aux mots
d’un mouvement ou d’un genre ?, etc. thématique de commentaire composé). que vous allez utiliser et aux dif-
férentes questions que l’examina-
teur pourrait vous poser.

8. soyeZ intéressAnt
Pensez que l’examinateur a beau-
coup de candidats à voir dans la
journée, essayez donc de susciter
son intérêt. Parlez-lui posément
en le regardant. Ne lisez pas vos
notes car cela donne un ton mo-
nocorde très ennuyeux à écou-
ter. Au contraire, n’hésitez pas
à improviser pour rendre votre
discours plus vivant.

9. soyeZ conFiAnt…
L’imPortAnce de LA PréPArAtion et du brouiLLon mAis PAs ArrogAnt
Il ne faut pas arriver non plus
Bien sûr, tout se joue au moment où vous passez devant l’examinateur. Mais la préparation est un trop sûr de vous le jour de l’oral.
moment indispensable pour mettre toutes les chances de votre côté. Alors, utilisez bien le temps L’examinateur est là pour estimer
qui vous est imparti. Si besoin, commencez par vous relaxer en respirant profondément, puis lisez vos connaissances à leur juste
tranquillement l’énoncé du sujet. valeur, ni pour vous « aider » ni
Notez quelques idées en vrac avant de réfléchir à l’organisation de votre exposé. Préparez-vous alors pour vous « sacquer ». En d’autres
un brouillon clair, qui vous servira d’appui pendant tout le temps de l’épreuve. N’hésitez pas à écrire termes, prenez conscience qu’il
gros, uniquement sur le recto et en numérotant les pages : cela vous évitera de mélanger vos feuilles et s’agit là d’une véritable épreuve,
de commencer votre exposé par la conclusion… aussi importante que l’écrit qui
Vous n’avez pas le temps de tout rédiger, mais prenez soin d’écrire entièrement votre introduction : vous se prépare avec sérieux et moti-
vous sentirez plus à l’aise pour commencer, sans oublier pour autant de lever les yeux vers l’examinateur. vation.
De plus, celui-ci aura une meilleure impression si vous débutez d’un ton assuré, grâce à votre brouillon
rédigé, que si vous vous lancez dans une improvisation plus hasardeuse… 10. APrès L’éPreuve, ne
Pour le corps de votre exposé, utilisez en revanche la technique de prise de notes, en soulignant les idées voyeZ PAs tout en noir
phares, et en mettant en avant les transitions entre chaque idée ou chaque partie : écrivez les mots de Si l’examinateur vous a posé des
liaison, pour que votre interlocuteur puisse facilement suivre le cheminement de votre pensée. questions, ce n’est pas forcément
Inscrivez sur votre brouillon le mot « conclusion » et, lors de l’oral, n’hésitez pas à employer une formule parce que votre exposé était
du type « j’en viens à la conclusion » ou « en conclusion, on peut dire que… ». Vous signifierez ainsi insuffisant… S’il ne souriait pas,
clairement à l’examinateur que votre exposé touche à sa fin. ce n’est pas parce qu’il ne vous
Ainsi muni d’un brouillon clair et bien organisé, vous aurez moins de mal à prendre de l’assurance lors « aimait » pas, etc. Faites la chasse
de l’épreuve. Car si jamais vous perdez un peu le fil, vous savez que vous pourrez vous raccrocher à lui. aux idées sombres et préparez-
Comme une soupape de sécurité, il vous évitera de paniquer. vous plutôt pour l’écrit s’il n’a pas
encore eu lieu !

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Les mouvements LittérAires


renaissance et humanisme
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Baroque et classicisme
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Le mouvement des Lumières
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Le romantisme
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Le symbolisme
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Les genres et Les registres


Le roman et ses personnages
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Le théâtre
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La poésie
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L’autobiographie
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L’ArgumentAtion
démontrer, convaincre et persuader
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Le genre épidictique : l’éloge et le blâme
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p. 69 Page de titre des Caractères © Gallica.
L’argumentation indirecte
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Production et récePtion des textes


L’écrivain au travail
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Les différents procédés de réécriture
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Le guide PrAtique
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Achevé d’imprimer en Italie en janvier 2011.
Dépôt légal : février 2011.

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