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Gianni Vattimo, Au-delà de l'interprétation. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 97, n°1, 1999. pp. 213-
218;
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1999_num_97_1_7141_t1_0213_0000_2
Stanislas Deprez.
point que la philosophie classique n'a pas relevé et que Vattimo souhaite
mettre en valeur: le lien entre la naissance de l'herméneutique et
l'incarnation de Dieu comprise comme kénosis. «En d'autres termes,
l'herméneutique philosophique moderne naît en Europe non seulement parce
qu'ici, il existe une religion du livre qui concentre l'attention sur le
phénomène de l'interprétation, mais aussi parce que cette religion repose sur
l'idée de l'incarnation de Dieu, qu'elle conçoit comme kénosis, comme
abaissement, et que nous traduirons, nous, par affaiblissement» (p. 54).
Habituellement, on conçoit l'incarnation du Christ sur le modèle
hégélien comme le couronnement des révélations prophétiques qui vient les
achever, les compléter et les corriger tout à la fois. Il existe pourtant une
autre interprétation, inspirée de Joachim de Flore, où la charité prend la
place de la discipline. Dans cette optique, la sécularisation peut (doit?)
être vue comme l'accomplissement du christianisme, comme son destin
propre. En s'incarnant, Dieu se révèle volontairement faible, non pas
Père Tout Puissant mais Fils attentif aux autres, animé par la caritas. De
même, le nihilisme proclame que la notion de la Vérité qui s'impose doit
faire place à l'interprétation et à l'affaiblissement de l'être. Cela suppose
le développement d'une nouvelle vision du mythe — à la suite de ce
qu'a élaboré Luigi Pareyson — , non plus comme un discours autre à
côté du logos, mais comme une présence symbolique non ontologique
(anti-ontologique?) qui ouvre l'interprétation et la relation au divin.
Encore une fois, il ne s'agit pas de substituer les mythes à la raison —
une Vérité en remplaçant une autre — , mais d'assister à la libération de
la pluralité des mythes. Ce qui est ici en jeu, de façon centrale, c'est
l'œcuménisme entendu comme le destin de l'Occident.
Dans le dernier chapitre de l'ouvrage, Vattimo s'interroge sur l'art.
Il commence par rappeler que Gadamer a souligné le caractère
interprétatif de toute connaissance en revendiquant la vérité de l'art. Pourtant
qu'en est-il exactement de ce vrai? Hegel, Hôlderlin et Schelling, dans
le Aelteste Systemprogramm des deutschen Idealismus, concevaient l'art
sur le mode d'une religion sécularisée. L'esthétique philosophique
ultérieure a remis en cause le caractère par trop idéaliste du
Systemprogramm. Ainsi pour Lukâcs l'art a en commun avec la science de
permettre le dépassement dialectique de l'individualité empirique, tandis
que la religion en reste au singulier soumis passivement à la
transcendance. Seulement, on pourrait objecter à Lukâcs que sa théorie échoue à
s'émanciper du religieux dans la mesure où elle remplace l'Eglise par le
Parti. On se trouverait donc là, d'après Vattimo, devant un exemple de
sécularisation manquée. Pour éviter l'arbitraire de l'idéalisme ou celui
de Lukâcs, l'auteur propose de «se mettre à l'écoute de la vérité qui
's'ouvre' dans les œuvres. Mais comment prendre acte de cette écoute?»
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(p. 70). Pour cela, il faut retourner vers les textes de Heidegger, en
particulier Hôlderlin et l'essence de la poésie. Il est indispensable aussi,
pour aborder l'art non dans sa dimension esthétique mais comme
événement de vérité, de comprendre «la signification ontologique, pour
l'histoire du sens de l'être, que l'on peut saisir dans le destin de l'art et de la
poésie à l'époque de la fin de la métaphysique» (p. 74). Cela implique
avant tout de s'interroger sur le statut social de l'art à notre époque, ce
qui englobe des formes d'art collectives non reconnues classiquement (le
rock entre autres), ce qui nécessite aussi la reconnaissance de la pluralité
des esthétiques.
L'ouvrage inclut, outre ces cinq chapitres formant corps, deux
appendices consacrés respectivement à La vérité de l'herméneutique et à
une Reconstruction de la rationalité, qui reprennent les thématiques
abordées précédemment. Dans le premier texte, Vattimo part de la
conception heideggerienne de l'être comme événement. Gadamer et
Rorty prennent acte de ce fait pour penser la vérité non plus comme
conformité (à l'instar de la science) mais comme ouverture, entendue
comme horizon historico-culturel chez Gadamer et comme paradigme
chez Rorty. Chez les deux auteurs, on retrouve la métaphore de
l'habiter, à partir de laquelle s'articule l'ouverture. Vattimo souhaite pour sa
part effectuer un pas supplémentaire en parlant à' habiter dans une
bibliothèque, qui indique une compétence — savoir chercher son
chemin, trouver le bon livre, classer — ne se réduisant pas à une
connaissance-possession. On échappe de la sorte et à l' irrationalisme et à un
retour à une métaphysique (le Grund conçut comme sol stable où s'ente
la pensée) auquel succombe Mclntyre et parfois Gadamer et Rorty. Il
faut alors comprendre que la multiplicité du réel n'est pas une nouvelle
structure — une de plus — détentrice du Vrai mais est au contraire
provenance, fonds sans fond1, l'appel d'un Ge-Schick. Dans ce processus de
transformation de la notion de vérité, la science moderne a joué un rôle
positif (Vattimo se démarque ici nettement de l'herméneutique
philosophique classique) puisque, en tant que techno-science, elle interdit de
continuer à penser la vérité sur le modèle de l'évidence de la conscience.
Dans son dernier texte, Reconstruction de la rationalité, Vattimo
entreprend de répondre à l'accusation d'irrationalisme souvent portée
contre l'herméneutique. Celle-ci, nous l'avons déjà dit, refuse la notion
de vérité-correspondance et lui préfère la vérité-ouverture et la
métaphore de l'habiter. Elle se rapproche ainsi de l'esthétisme irrationaliste.
Cette position esthétique est défendue par plusieurs courants. Ainsi le
déconstructionisme de Derrida (au moins celui postérieur à De la
1 L'expression nous semble plus heureuse que le «fond sans fond» (p. 95) de la
traduction car elle implique l'idée de ressource.
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Stanislas Deprez.