n million d’ennemis vous guettent …
D
ans cette chronique, jetons
un coup d’œil au célèbre
kyōkūn du karaté antique :
« en franchissant le seuil de votre
maison, un million d’ennemis vous
guettent ». Rappelons qu’il est
question du seizième des vingt
préceptes (ou kyōkūn) de l’art du
karaté martial antique (les
idéogrammes anciens étant kara­te,
ce qui signifie « main   de  Cathay »),
et non du karaté sportif actuel, dit
« moderne » (dont les idéogrammes,
kara­te, datant des années 1930,
signifient « main vide »).
Même s’il ne les approuve pas (ou ne
les applique pas), tout pratiquant
d’art martial, quel qu’il soit, devrait
connaître par cœur ces vingt
préceptes, à mon sens plus utiles,
dans la vie, que les dix
commandements (évitez de m’écrire
pour me reprocher ces propos ; disons
qu’il faut les connaître aussi).
Que signifie ce kyōkūn ? Pris au
premier degré, il perd tout son sens.
Et pourtant, certains le prennent au
premier degré, seulement.
Il est évident qu’en franchissant le
seuil de notre maison, ou en sortant
de chez nous, et c’est heureux, nous
n’allons pas être agressés par des
bandes de loubards désireux de nous
faire la peau. Quand même, un million
de loubards, cela ferait beaucoup …
on devrait se douter qu’il doit y avoir
un autre niveau de compréhension.
Encore que … pour l’insécurité, tout
dépend du lieu, du quartier, de notre
comportement. A Barcelone, par
exemple, au moment des jeux
olympiques, on s’inquiétait
franchement de l’insécurité qui
régnait dans certains quartiers de
cette ville …
A propos des courriers, on m’écrit
assez souvent pour me féliciter d’être
opposé aux assauts et à la
compétition. On m’a mal compris. Je
crois nécessaire de répéter que je ne
suis pas du tout opposé aux combats
au dōjō, ou même aux compétitions,
si l’on est jeune (la compétition est
souvent plus sérieuse que le dōjō,
mais limitée par des règles trop
restrictives). Au contraire, je pense
même que la pratique des « assauts »
est indispensable pour conserver les
pieds à terre. Pour éviter de partir
dans le rêve. Je déplore que certains
arts martiaux ou certains styles
suppriment ces moments de vérité.
Lorsque l’on est jeune – et on a la
jeunesse de ses artères … certains
sont très vieux à vingt ans, et même
avant –, combattre en assauts
courtois ou violents est indispensable
pour ne pas se « châtrer ».
Pour en terminer avec la compétition,
un de mes élèves (ils relisent mes
chroniques) m’a suggéré de signaler
que j’ai participé, durant dix ans, pour
me défier moi-même, à toutes les
compétitions de jūdō, de 1947 jusqu’à
l’adoption des catégories de poids, en
1957. Pour la dernière, j’approchais de
mes quarante ans, je m’entrainais
surtout au karaté … et en
championnat de jūdō, il m’arrivait
souvent d’utiliser certaines des
postures du karaté (fūdō­dachi,
proche de la jigō­taï  du jūdō,
abandonnée à tort). Avec mes 1m65
et mes 70 kg, il m’est arrivé de
parvenir en demi-finale contre des
adversaires ayant une tête et 20 kg de
plus que moi. Je n’ai pas admis
l’adoption des catégories poids, bien
que de telles différences soient un
terrible handicap. Pour moi, un art
martial doit être pratiqué sans tenir
compte de l’âge, de la taille, du poids,
de la longueur de jambes ou de bras
… ni de la couleur des yeux ou de la
peau des adversaires. Comme on me
pose souvent la question : « Avez-vous
participé à des championnats de
karaté ? », non en karaté, je n’ai jamais
participé à des championnats, puisque
j’étais … le pionner, l’organisateur et
l’arbitre. Mais je n’ai jamais manqué
de défier les champions issus de mon
dōjō … pour leur prouver qu’il leur
restait encore beaucoup à progresser.
Ces « baptêmes » de jeunes champions
sont classiques au Japon (par
exemple, ce sont les maîtres Kase,
Nishiyama et Kanazawa qui s’en
chargeaient à la JKA). Ces rappels aux
jeunes champions qu’ils ont encore à
progresser sont moralement
traumatisants pour eux.
Pour éviter tout malentendu, je me
répète à nouveau, combattre est
indispensable. Mais gagner n’est pas
tout. Cela est très relatif. Tout animal
normalement constitué est un bon
combattant lorsque nécessaire. En ce
qui concerne l’homme, animal
mammifère de l’ordre des « primates
supérieurs » (c’est lui qui le dit), il me
semble un peu idiot de se satisfaire de
« foutre la pâtée » à moins doué que
soi, que ce soit au dōjō ou en
championnat … en refusant de se
rappeler qu’il y a des millions
d’hommes plus doués, qui pourraient
nous écraser en quelques secondes.
J’ai bien dit des millions, et en
quelques secondes ; je sais de quoi je
parle. Quant à nos grands champions,
y compris nos champions du monde, il
existe quelques bonnes dizaines de
milliers de violents, restés très
proches de l’animal sauvage, n’ayant
jamais pratiqué un sport de combat
ou un art martial, qui seraient
capables de les mettre hors de
combat, également en quelques
secondes. Cela, il ne faut jamais
l’oublier. Un championnat est tout
aussi relatif que les championnats
de « la plus belle femme du monde »,
ou (quand la Terre ne suffit plus) de
« Miss Univers ». Bien sûr, qu’elles sont
très belles, ces championnes du
monde … mais il en existe,
évidemment, des dizaines de millions
aussi belles, et même plus belles,
ailleurs. Mais, quand même, bien que
tout soit relatif, est-ce une raison
d’amoindrir notre instinct de
combattant en évitant de l’entretenir
et de le développer ? Cela ne me
paraît pas du tout raisonnable.
Il est des pratiquants qui considèrent
le combat comme sans intérêt et
indigne de l’homme « pensant et
évolué » qu’ils sont. Ce point de vue se
défend, je le reconnais. Mais ce qui a
de la valeur, c’est évoluer
techniquement et mentalement pour
avoir la maîtrise d’éviter le combat. Ce
qui ne se fait pas en évitant
systématiquement le combat.
La voie passive a un intérêt indéniable.
Si vous êtes opposé au championnat,
je me répète : ne comprenez pas ce
que je n’ai pas dit, c’est peut-être très
légitime. Je connais des pratiquants
martiaux extraordinaires en combat,
au dōjō ou dans la rue, mais qui se
refusent totalement à participer aux
compétitions.
Néanmoins, lorsque l’on est opposé
au combat, il serait peut-être bon de
se poser clairement la question de
savoir si c’est une prise de position
légitime … ou une fuite devant
l’épreuve susceptible de faire
s’effondrer notre belle certitude. La
frontière est, en effet, très mince,
entre une frousse camouflée sous des
prétextes supérieurs, disons le mot,
une lâcheté réelle, et le refus de
s’abaisser au niveau du rituel de
l’animal.
J’ajouterai qu’il est des cas, dans la vie
quotidienne, où le combat rituel peut
s’imposer. Ne serait-ce que pour se
montrer en mesure de pouvoir faire
face à une provocation rituelle … et
éviter ainsi le combat.
Et, après tout, il est question de votre
peau. Vous avez le droit d’en faire ce
que vous voulez … la Terre est
surpeuplée.
Pour revenir à notre kyōkūn, seuls les
simplets, ceux qui n’éclatent de rire
que le lendemain aux « histoires à
mourir de rire », prennent tout au
premier degré. Comme vous n’en êtes
pas, (sinon, vous le liriez pas ces
lignes), efforcez-vous toujours de voir
s’il n’y a pas d’autres niveaux dans ce
que vous lisez ou entendez.
Ainsi, au second niveau de
compréhension, le kyōkūn « En
franchissant le seuil de votre porte,
un   million   d’ennemis   vous
guettent » prend une tout autre
signification.
Dans la tradition (recherche
intérieure), comme on peut le trouver
dans les histoires de tradition telles
que celles de Nashrudin, la
« maison » est votre propre
« monde   intérieur », votre ego remarquer chez les autres, puis sur
véritable (et non le faux ego, dit vous-même. Il est probable que peu à
parfois « ego usurpateur »). Si l’on peu, vous cesserez ce qui peut devenir
connaît la signification cachée de une maladie mentale non pas très
grave, mais assez triste
« maison », ce kyōkūn se décode, et
(heureusement, ceux qui sont
révèle un autre sens. On pourrait déjà
malades ne s’en rendent pas compte).
le modifier, populairement, par : « En
Il est bien connu que l’acteur qui joua
sortant de votre réserve, de votre self-
le rôle de Napoléon dans le célèbre
control, en laissant s’exprimer votre
film d’Abel Gance se prit pour
faux ego (vanité, auto-glorification,
Napoléon le reste de sa vie, la main
etc.), vous avez un million de chances
dans son gilet ; que celui qui joua les
d’en prendre plein la poire, dans tous
films de Dracula finit par se coucher
les sens du terme ».
dans un cercueil, et on ne compte plus
Quant aux « ennemis », il n’est pas
les Hamlet qui se comportèrent en
tout à fait question des agresseurs-
Hamlet le reste de leur vie.
loubards, mais des ennemis (… un
million !) qui nous attendent tous dans
la vie quotidienne. Ces ennemis et
pièges qui nous font rater notre vie
pour des satisfactions à court terme.
La liste est trop longue pour que je
vous énumère ces pièges. D’ailleurs,
vous les connaissez, mais vous pensez
toujours, comme les conducteurs au
volant sur la route, que l’accident est
pour les autres, et que vous saurez les
éviter, intelligents et malins comme
vous l’êtes. Est-ce si sûr ?
Dans ma prochaine Chronique, je vous
parlerai d’un de ces pièges, l’un des
millions d’ennemis … dont parle ce
kyōkūn, et qui concerne le duel rituel
qui oppose tout jeune mâle à son
père, durant d’âge dit ingrat. En
parler, par rapport au karaté, ne me
parait pas être sans intérêt.
Le conseil du mois :
Vous êtes très probablement en
admiration devant un professeur ou
un maître. Il est probable, également,
que vous cherchiez à l’imiter, tant en
ce qui concerne ses qualités, que ses
particularités (avec certains maîtres
japonais, des élèves-disciples vont
même jusqu’à imiter leur façon de
parler … ce qui est un très mauvais
signe de niveau d’évolution). Copier et
imiter un expert de qualité n’est pas
mauvais en soi. Ce n’est pas très
grave. Mais s’identifier à lui est plein
de pièges. L’identification est une
erreur des plus difficiles à éviter, dans
le domaine de la réalisation de soi-
même. Elle vous empêche d’être
lucide, objectif, et il devient très
difficile de s’en débarrasser par la
suite, pour « être ».
Éviter l’identification excessive est
très difficile. Il faut commencer à la