L
a violence de maître Mōtōbū
P
our ceux qui n’auraient pas lu
mes deux Chroniques précé-
dentes, je précise que nous
nous posons la question de savoir si,
dans une vie de pratiquant d’arts
martiaux, et de karaté en particulier,
une étape de « violence » peut
incarner « la   voie » pour atteindre
l’essence des arts martiaux, et par
suite, au but du dō. Le dō qui est
l’éveil ou, pour être moins ambitieux,
qui est ce qui nous permet de ne pas
perdre le petit quelque chose qui nous
distingue de l’animal (voir la pensée
du mois dernier).
En karaté, selon les circonstances, et
face à des agresseurs voulant notre
peau (ou un adversaire en combat
singulier), l’idéal de perfection qu’est
l’anticipation (proche de la
transmission de pensée) ne peut être
atteint que si l’on arrive à être à la fois
« viril », solide, violent, énergique …
et « féminin », c'est-à-dire être léger,
mobile, souple devant la force, fluide.
Il s’agit de reproduire les deux fins de
course, positif-négatif du yang­yin,
ou du balancier, le juste milieu (le
neutre par rapport au positif-négatif),
pour un balancier, étant l’immobilité
et l’inefficacité. C’est la même chose
dans la vie.
À propos de neutralité, il ne faut pas
se méprendre. Il est exact qu’en
combat de survie, il faut avoir un
esprit neutre, vigilant, qui n’est ni
offensif, ni défensif, seule chance de
percevoir les intentions des
agresseurs et d’anticiper. Mais cette
neutralité n’en est pas vraiment une.
C’est un état de non-mental bien
particulier, sans état d’âme, sans
vanité, l’esprit tournant au maximum,
au lieu d’être immobile, sans que rien
ne soit visible à l’extérieur, comme
une toupie semble immobile
lorsqu’elle tourne à son maximum.
L’art de « se défoncer »
À nouveau, et pour éviter des
confusions, je précise que par
« violence », je veux dire la force
violente, et non pas la violence
gratuite de ceux qui ont des
problèmes psychiques. Je suppose
que vous l’aviez compris.
Le karaté est l’un des rares arts
martiaux où l’on invite les pratiquants,
jusqu’à la ceinture noire, et même
après, à essayer d’utiliser la totalité de
leur force physique dans les exercices
(kihōn, kata) ; et, comme on est
toujours au-dessous de sa force
physique réelle lorsqu’on y met « les
tripes », on est invité à dépasser ce
que l’on considère comme ses limites.
Limites supposées dépassées … qui
seront toujours très au-dessous de
votre force réelle, puisque (je
l’espère) vous n’êtes ni fou à lier, ni en
pleine crise d’épilepsie, ni en état de
désespérance, comme si vous étiez
bloqué dans un incendie, ou autres
catastrophes du même style.
Nous avons pris l’exemple de maîtres
célèbres en aïki et ken­jūtsū
(sabre), et nous allons poursuivre le
débat au travers de maîtres de karaté
également célèbres … ce qui ne
signifie pas forcément les maîtres les
plus élevés, mais ceux ayant « réussi »
leur promotion.
Parfois involontairement …
Lorsque j’aborde cette question avec
mes élèves, je me plais à rappeler qu’à
l’époque de Jésus-Christ, un maître de
sagesse qui a réussi par la promotion
de ses disciples (mais je vais me faire
écorcher par les intégristes, si je dis
cela …), si l’on veut bien mettre entre
parenthèses l’aspect « fils de Dieu »,
il y eut des dizaines de maîtres (c’est
ainsi que ses disciples le nommaient :
mullah, qui signifie « maître »), des
maîtres de même qualité, et même
probablement de qualité supérieure
(comment juger ?), dont Jean le
Baptiste, à qui Jésus demanda le
Baptême. Pour l’anecdote, et toujours
à propos de Jésus, il existe au
Cachemire une chapelle, où le corps
de Jésus serait enterré à côté de trois
autres maîtres, à égalité donc. La
chapelle est gardée par un homme qui
se dit descendant de Jésus. Marie est
enterrée dans une chapelle à 50 Km
de là, et serait morte un peu avant
d’arriver à destination. Jésus fut mis
sur la croix un vendredi à midi et,
décroché en fin d’après-midi en raison
du Sabbat, n’était pas mort, dit-on (il
fallait environ deux jours de croix
avant de mourir), ce qui facilité la
« résurrection » ; il serait alors
retourné là où il avait été initié durant
son absence, entre treize et trente
ans. Dans cette région du Cachemire,
il aurait fondé une famille, et serait
décédé à l’âge de soixante-deux ans.
La chose est d’autant plus troublante
que l’on n’en fait aucun tapage au
Cachemire, bien que ce soit connu de
tous. S’il y avait fumisterie, on
monterait cette chapelle en épingle.
Tout ceci dit en passant pour
l’anecdote, car de toute façon, Jésus
est un symbole, qu’il ait été ou non
ressuscité. On a dit de même pour
Jeanne d’Arc (on aurait brûlé une
pauvre fille à sa place), et même pour
Hitler.
Mais revenons au
karaté et à la
« violence » de maître
Motobu
En karaté, il est un maître, célèbre au
Japon, dont personne n’avait parlé en
Europe avant que je ne le mentionne
dans une de mes Chroniques. C’est
maître Mōtūbū. Sans lui, le karaté
n’aurait peut-être jamais été introduit
au Japon, où les maîtres d’arts
martiaux (būdōkūkan) avaient un
profond mépris pour le tōde
d’Okinawa (main de Chine, en
okinawaïen). Maître Fūnakōshi, qui
n’était pas un combattant, subit en
effet un échec cinglant, lorsqu’il fut
délégué d’Okinawa pour cette
démonstration parce qu’il était cultivé
et parlait japonais. Leur conclusion fut
que le karaté n’était pas un art martial
(jūtsū), mais une sorte de danse
folklorique. Bing, au panier !
Le Būdōkūkan était (et est encore)
un organisme officialisant les diverses
tendances d’arts martiaux. Il fut créé
lorsque le Japon sortit du Moyen-âge,
vers les années 1900, et il était
composé, à l’époque, des plus grands
maîtres des bū­jūtsū du moment.
Maître Mōtōbū fut, comme maître
Fūnakōshi, un élève de maître
Itōsū. Maître Mōtōbū était très fort
physiquement, mais aussi, exception-
nellement agile. On le surnommait
« le   singe », non pas pour son
physique, mais pour son agilité. Il était
le second fils d’un noble okinawaïen
extrêmement fortuné et propriétaire
d’un grand fief. En raison du droit
d’aînesse, en tant que second fils, il
était très aisé et sans responsabilités.
Il consacrait sa vie au karaté et à la
détente. Il voyageait aussi beaucoup.
Comme pour la plupart des maîtres
okinawaïens, il appréciait la culture de
maître Fūnakōshi, mais le courant
passait mal.
Ceci, non seulement parce que maître
Fūnakōshi considérait le karaté
comme étant surtout un art culturel (il
n’organisa jamais de kūmite, ni de
combats), parce qu’il avait des
connaissances intellectuelles que les
autres n’avaient pas (notamment en
chinois et en japonais), parce qu’il
était un poète apprécié (Shōtō était
son nom de poète) et que, paraît-il, il
était, disons, assez bêcheur à
l’époque. Peut-être pour compenser
un salaire très modeste de
fonctionnaire …
Le défi qui introduisit le
karaté au Japon
Le karaté était peu connu au Japon, et
ceux qui le connaissaient un peu en
avaient un franc mépris. Or, un
événement exceptionnel se produisit.
Un Russe (Padoubni), ex-champion
du monde de lutte, mesurant près de
2 m et pesant 120 kg, se faisait de
l’argent en lançant des défis un peu
partout dans le monde. Il était passé
par la Chine, écrasant tous ses
adversaires, et il était arrivé au Japon
où, là aussi, il avait écrasé tous ceux
qui l’avaient défié. C’était l’époque où
les « jaunes » se sentaient profon-
dément humiliés par l’avance techno-
logique occidentale … et la coloni-
sation de l’Asie. Pour faire face au
géant russe, on avait opposé des
sūmōtōri et des jū­jūtsūka. Maître
Mōtōbū, qui ne ratait aucune fête, ni
aucun spectacle, alla assister au défi
(c’était à Ōsaka, en 1918 ou 1920, je
crois, j’ai des coupures de journaux
japonais de l’époque … mais je n’ai
pas le temps de rechercher le lieu
exact et la date ; ce n’est pas très
important pour cette Chronique, mais
les faits sont rigoureusement exacts,
et j’ai les preuves !). Lorsqu’il vit deux
jū­jūtsūka vigoureux écrasés,
emportés en civière, le sang de maître
Mōtōbū ne fit qu’un tour. Il faisait
souvent un tour à ce genre de
rencontres, d’ailleurs, car il adorait la
bagarre (à l’âge de soixante ans, il
défia encore un champion de boxe à
Honolulu). Il monta sur le ring et
annonça qu’il acceptait le défi. Il
demanda s’il avait le droit de frapper
du poing et du pied. On lui dit que
non. Il demanda s’il pouvait frapper de
la paume. On lui dit que oui. Le
combat débuta alors. Maître
Mōtōbū, pantalon, chemise et
cravate (car à l’époque, on faisait
civilisé si on était habillé à
l’occidentale … avec chapeau haut de
forme), fut insaisissable et, soudai-
nement, il frappa le russe de la paume
de la main (où ? on ne le dit pas). Le
russe s’écroula. C’était la première
fois que ce champion du monde
réputé était battu. Toute la presse en
parla, présenta cette victoire comme
la résurrection de la race jaune, et
japonaise en particulier, et annonça
que maître Mōtōbū avait utilisé le
tōde, sous titrant pour que les
lecteurs comprennent : « le kenpō­
jūtsū des îles Ryū­Kyū ».
On demanda à maître Mōtōbū de
donner des cours, ce qu’il fit, mais
rapidement, la nécessité d’être
ponctuel lui pesa. Il suggéra à maître
Fūnakōshi de venir au Japon, en lui
laissant entendre qu’il pourrait y faire
carrière et devenir célèbre. Maître
Fūnakōshi démissionna de son
poste d’instituteur, peu payé, et après
une année d’étude des katas (selon
l’usage, il n’en connaissait qu’un), il
vint au Japon. Certains disent que son
départ fut facilité par une mésentente
avec son épouse, ce qui est bien
possible, puisqu’il ne revient la voir
qu’une vingtaine d’années après (il le
dit dans ses mémoires). Pour
l’histoire, c’est grâce à maître
Mōtōbū  que nous ont été transmis,
via maître Fūnakōshi, les trois
tekki, à peu près dans leur forme
actuelle, en Shōtōkan (il existe trois
autres formes). Il était le seul à les
connaître dans cette forme. Les trois
tekki ne formaient qu’un seul kata
(connu, à cette époque et à Okinawa,
sous le nom de naïfanchi ou
naïhanchi), et c’était son kata
favori (en règle générale, dans le
passé, les maîtres ne pratiquaient
qu’un seul kata, mais à fond).
Et maintenant, montre-
moi ce que tu fais,
Gichin ?
Bien que maître Fūnakōshi lui ait
été peu reconnaissant (selon maître
Mōtōbū et d’autres maîtres), ils se
revoyaient tout de même assez
souvent. Pour s’engueuler sur le plan
karaté ! Des passionnés …
Un des grands maîtres du karaté,
maître Ryōsūke   Kōnōshi, raconte
dans ses mémoires qu’il avait un jour
invité les maîtres Mōtōbū et
Fūnakōshi  chez lui. Comme à
l’accoutumée, vers la fin du repas, les
deux maîtres parlèrent de la
technique du « vrai » karaté. Comme
tous deux avaient été élèves du même
maître (Itōsū), il n’y avait pas entre
eux la courtoisie qui est de règle,
habituellement, entre un inférieur et
son supérieur. En un mot, chacun se
sentait supérieur à l’autre … ce qui n’a
pas changé de nos jours. Maître
Fūnakōshi ayant dit à maître
Mōtōbū qu’il ne connaissait pas le
vrai karaté parce qu’il utilisait trop de
force, et que le vrai karaté, ce n’était
pas ça … Maître Mōtōbū sauta sur
maître Fūnakōshi, le souleva de
terre à bout de bras par les deux
revers … et lui dit, avec ironie, tandis
que maître Fūnakōshi gesticulait, à
moitié étranglé « Vas­y,   Gichin,
montre­moi   ce   que   tu   fais
maintenant,   avec   ton   vrai
karaté ! ».
Mais, comme le confirme son défi
avec le géant russe, maître Mōtōbū
était aussi un karatéka très mobile et
fluide, pouvant se rendre insaisissable
et intouchable s’il le voulait, en
général, pour s’amuser, avant de
mettre l’imprudent dans les pommes
d’un seul coup. Comme pratiquement
tous les grands maîtres reconnus
comme tels, maître Mōtōbū eut,
dans sa jeunesse, une longue période
de karaté dur et violent, tout en force.
Avec des mises en application dans
des bagarres mémorables ! À tel point
qu’à deux reprises, le maître Itōsū ne
voulut plus lui enseigner. Mais à
chaque fois, une intervention du père
noble de Mōtōbū le fit réintégrer
rapidement …
Maître Mōtōbū ne fut pas le seul
maître de karaté à la fois fort, violent
et fluide. Dans son premier livre écrit
au Japon, le maître Fūnakōshi
termine ses descriptions des katas en
donnant plusieurs anecdotes de
maîtres anciens d’une puissance et
d’une agilité incroyable. Ce qui, aux
yeux de maître Fūnakōshi,
représentait manifestement l’idéal
(bien que petit et refusant tout
combat, maître Fūnakōshi était
très, très musclé, et l’était encore à
soixante ans, lorsqu’il cessa
d’enseigner). Je publierai un jour ces
anecdotes. J’aime en particulier celle
où un vieux maître d’Okinawa, dont je
n’ai plus le nom sur la langue, qui est
attaqué une nuit, dans le noir, par un
jeune karatéka, lui saisit le poing au
vol, le maintient au sol, et lui tâtant les
testicules, s’exclame « Hum,   encore
un jeune prétentieux ! ».
Dans ma prochaine Chronique, je vous
parlerai des violences de maître
Egami, le créateur du style
« Shōtōkaï », le style le plus coulé
des divers karatés, et même des kung-
fu chinois.
Le conseil du mois :
Comme je l’ai déjà dit, au dōjō, durant
les cours, vous devez strictement faire
ce que demande votre professeur. La
seule chose que vous pouvez vous
permettre, c’est d’introduire dans vos
techniques une certaine qualité
résultant de vos recherches hors des
cours … ou de mes suggestions.
N’ayez aucun complexe à utiliser
toute votre force, de temps en temps,
comme test. Par exemple, lorsque
vous êtes le partenaire qui attaque,
tout en respectant la hauteur, si l’on
vous demande d’attaquer shūdan …
frappez à fond. Même si l’autre a le
souffle coupé, c’est bon.
Bon pour lui, car pour une fois, il aura
reçu une vraie attaque. Pour vous, car
… vous verrez qu’il n’est pas facile de
produire un vrai kime qui coupe le
souffle. Mais c’est seulement comme
cela, que vous y parviendrez. En plus, de la puissance de rotation du buste,
cela ne comporte aucuns risques comme en fin de tsūki correct).
graves. Si l’on vous demande jōdan, Donc, ne vous illusionnez pas, il ne
ne faites pas l’idiot, ne touchez pas au sera pas plus facile de faire un vrai
visage, mais frappez au front. Il aura blocage-offensif qu’un tsūki  réelle-
une bosse, et cela sera également bon ment efficace. C’est pourquoi je vous
pour lui. suggère de le travailler très sérieuse-
Comme disait Coluche, « la   misère ment. Quant au « blocage   sans
c’est beau … quand c’est bien fait », douleur » (blocage-esquive), il serait
un coup « bien   fait » au front peut bien vaniteux de penser que vous
mettre K.O. sans conséquences. Je allez y parvenir sans passer par une
étape (de plusieurs années) de force
parie que vous avez pensé « avec le
violente.
poing ». Je pensais ça aussi, car je
La pensée du mois
vous connais. C’est pour vous montrer
« Chacun s’efforce d’apprendre ce qu’il
comment il est facile d’induire en
ne connaît pas, mais ne cherche pas à
erreur, que j’ai dit « peut   mettre approfondir ce qu’il connaît déjà.
K.O. ». Avec le poing, c’est incertain, C’est de là que vient le grand
mais avec la paume, c’est presque désordre. »
facile. Lorsqu’à l’époque héroïque du Tchouang-Tseu
karaté, on expérimentait tout, j’avais
essayé. Deux fois, deux K.O.
Ce fut même si facile, et si inquiétant,
que ne n’ai plus essayé, puisque j’en
connais l’efficacité. De même, avec le
shūtō à la nuque.
Autre suggestion : lorsque vous
attaquez tsūki, que l’adversaire vous
bloque, essayez de mettre de la force
dans tout votre bras et votre buste,
de façon à ce que votre bras ne dévie
d’un millimètre. C’est possible. Cela
surprend et fait réfléchir. Fort, c’est
fort. N’oubliez pas qu’il y a des
hommes deux ou trois fois plus forts
que vous. On a tendance à oublier
qu’il y a des hommes d’une force
herculéenne. Il arrive même que cela
ne se voit pas ; comme il y a des faux
maigres, il y a des faux faibles,
question de vêtements et d’allure, ou
de qualité musculaire anormale (des
mutants ou des préhistoriques ?).
Pour les blocages, faites de même.
Bloquez en frappant au maximum de
votre force, avec l’idée de
déséquilibrer l’adversaire. Alors, on
sent ce qu’est un vrai blocage-offensif.
Quand même, n’oubliez pas que le
summum du vrai karaté, c’est de ne
pas avoir à bloquer, ou qu’un vrai
blocage ne soit pas faire mal à
l’adversaire … parce que vous
esquivez en fluidité en même temps,
raison pour laquelle on vous dit de
bloquer en mettant les épaules de
trois quarts ou de profil (par contre,
en blocage-offensif, les épaules
devraient être de face en fin de
blocage, parce qu’il est accompagné