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Le tiers moment

Les empires atlantiques entre réformisme


des Lumières et libéralisme (1763-1865)

Textes réunis par Federica Morelli, Clément Thibaud et Geneviève Verdo

1
Présentation

Les courants de l’histoire atlantique, de la World History ou de l’histoire connectée ont


renouvelé la réflexion sur la structure des grands empires mondiaux à l’époque moderne1.
D’un autre côté, l’histoire politique du moment révolutionnaire a connu de profonds
bouleversements, du « tournant républicain » de l’historiographie nord-américaine, à la fin
des années 1960, à l’approche « euro-américaine » assumée par l’histoire hispano-
américaniste au cours des années 1990 dans son approche des Indépendances.
Dans une perspective comparée, il s’agirait maintenant de faire le point sur la rupture à la fois
politique et culturelle qui saisit l’espace atlantique au cours du siècle de la transformation
moderne. De la guerre de Sept ans aux grandes réformes libérales du milieu du XIXe siècle et
à la Guerre de Sécession américaine, la fin de la domination impériale aux Amériques va de
pair avec l’adoption des formes politiques modernes : forme républicaine de gouvernement
(hormis le Brésil et Haïti), souveraineté nationale, citoyenneté, État de droit, régime
représentatif. Ces nouveautés ont été traditionnellement décrites comme la rupture brutale
entre un Ancien Régime organique et religieux et un libéralisme individualiste et séculier.
Bien que ce schéma ait été largement battu en brèche par l’historiographie de ces trente
dernières années, les approches binaires, fondées sur l’opposition entre l’avant et l’après, la
dialectique de la rupture et de la continuité, continuent de marquer la réflexion sur cette
thématique et cette période.
Ce dossier voudrait pointer cette difficulté et proposer des éléments pour surmonter
l’alternative de la tradition (organiciste) et de la modernité (libérale). Dans cette perspective,
nous proposons l’idée d’un moment tiers, doté d’une temporalité et d’une consistance propres,
déjà émancipé des formes anciennes, mais pas encore identifié au libéralisme classique. Ce
faisant, on pourrait décrire plus finement la « rupture » en la replaçant dans son contexte, sans
excès d’illusion rétrospective. Nous proposons ainsi d’explorer certaines figures marquant la
transition entre une conception traditionnelle de la légitimité politique et la révolution de la
souveraineté populaire. Le bien commun du républicanisme classique semble ainsi compenser
les droits asociaux de l’individualisme libéral. Le fédéralisme traduit le pluralisme
institutionnel des empires dans le langage de la souveraineté nationale. Le constitutionalisme
des révolutionnaires n’est peut-être pas encore libéral, mais renvoie aux courants des
Lumières, et à d’autres sources plus anciennes.
L’hypothèse d’un tiers moment doit s’inscrire dans une approche comparatiste au niveau
atlantique concernant le devenir des empires britanniques, portugais, espagnol et français2. Le
modèle de la révolution heureuse, celle des Éats-Unis, a influencé les analyses des autres
Indépendances continentales à partir d’un présupposé central. À la capacité des ex colons
britanniques de faire émerger, sans violence excessive, la société libérale des individus,
s’opposeraient les impuissances latino-américaines. Ce schéma, comme ses présupposés, sont
peut-être à revoir. L’histoire de la transformation des quatre Empires en États indépendants
partage sans doute beaucoup plus de problèmes, de difficultés et de réussites que les
cloisonnements géographiques ne l’avaient laissé croire. Il s’agit d’une invitation à se

1
Voir l’excellente (et dubitative) présentation de Jean-Paul Zuñiga, « L’Histoire impériale à l’heure de
‘l’histoire globale’. Une perspective atlantique », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 54-5, 2007,
p. 54-68.
2
Même si nous savons que ces empires ont, pour certains, une dimension asiatique. Notre approche atlantique ne
concerne par ailleurs que très indirectement les parties africaines de ces empires, notamment à travers la question
de l’esclavage. Une approche plus globale serait souhaitable pour mieux comprendre ces transformations
politiques.

2
remettre à l’écoute des acteurs – notamment hispano-américains –, qui comparaient les
expériences révolutionnaires de façon spontanée.
Les articles de Marie-Jeanne Rossignol, Erika Pani, Vanessa Mongey et Alejandro Gómez,
qui constituent la matière de la première section, ont tous en commun de signaler, chacun à
leur manière, une voie féconde pour surmonter l’un des écueils traditionnels de l’histoire de la
citoyenneté, de la nation et des formes républicaines dans l’espace américain : le récit
téléologique d’une progression nécessaire vers une modernité atlantique adossée à la Raison
des Lumières. Une telle trame présente l’inconvénient de concevoir la circulation de la culture
politique selon un modèle diffusionniste, aboutissant à une vision hiérarchisée des espaces
atlantiques. Ces derniers sont ainsi discriminés selon leur adhésion plus ou moins précoce,
plus ou moins profonde, à la citoyenneté, à la république, au gouvernement représentatif et au
rule by law. Héritiers vertueux des Lumières anglaises, écossaises et françaises, les États-Unis
sont immanquablement érigés en modèle absolutisé, lequel renvoie les colonies espagnoles à
leur impuissance supposée à suivre les Treize colonies britanniques dans l’art de refonder la
communauté sur la liberté. Cette histoire des progrès de l’universalisme atlantique laisse aussi
dans l’ombre certaines réalités comme l’esclavage, l’adhésion spontanée de maints
Américains du Nord aux prestiges de l’autorité et de la majesté royale, le maintien d’une
conception organique de la communauté, que Marie-Jeanne Rossignol, Erika Pani ou
Alejandro Gómez soulignent avec force parmi les révolutionnaires puritains et leurs
descendants. Cette déstabilisation du cliché opposant un Nord individualiste, protestant et
moderne face à un Sud communautaire, catholique et conservateur traverse tous les travaux de
la section.
Cette remise en question est rendue possible par un double déplacement. L’adoption, tout
d’abord, d’un point de vue global, ignorant les frontières et les cadres nationaux qui sont, au
cours de la période envisagée, loin d’être consolidés. La relativisation, ensuite, des
« hiérarchies de la modernité », laquelle permet de mettre en évidence certains phénomènes
peu visibles. À travers l’analyse de la production historiographique la plus récente, Marie-
Jeanne Rossignol aborde ainsi les complexes relations entre la pensée des Lumières et la
Révolution américaine à travers le cas de l’abolition ratée de l’esclavage. Les intérêts des
États esclavagistes du Sud, la rumeur d’Haïti qui séduit les uns et apeure les autres, finissent
par redéfinir le projet républicain contre l’esprit égalitaire des Pères Fondateurs. Apparaît une
citoyenneté à plusieurs niveaux, où les Noirs émancipés se trouvent en position subordonnée,
même si certains abolitionnistes ambitionnent de faire accéder ces derniers à des formes
d’égalité réelle. Les promesses des Lumières et leurs traductions constitutionnelles furent
ainsi transformées par ce choc avec le réel. Les préjugés et les intérêts des citoyens
propriétaires, alliés au difficile processus d’intégration des anciens esclaves à la citoyenneté,
protégea l’institution de l’esclavage jusqu’à la guerre de Sécession.
Erika Pani cherche à saisir les similarités et les différences entre révolutions américaine et
mexicaine. Une telle comparaison constitue dès l’abord un enjeu aussi séduisant que
provocant. Pourtant, les patriotes des deux révolutions ont été confrontés à un ensemble de
problèmes de même nature auxquels ils ont sans doute apporté des réponses différentes (liées
au contexte de leurs sociétés et de leurs cultures politiques respectives). Ainsi devaient-ils
rompre avec une mère-patrie qui, jusqu’à la dissolution du lien colonial, constituait le fond de
l’identité collective. Dans l’un et l’autre cas, il fallait définir ce qu’était un Américain. Si les
dynamiques de politisation prirent des chemins différents, le principe même d’une
mobilisation graduelle des populations dans le combat politique pour l’émancipation était
semblable. Les modalités de protestation ont différé, plus pacifiques et élaborées dans le
Nord, plus explosives et spontanées dans le Sud, mais demeurait la nécessité de formuler une
réponse à des politiques « métropolitaines » jugées liberticides. Enfin, Erika Pani aborde la
question de la redéfinition des allégeances politiques dans le cadre de la création des nations.

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Ce faisant, elle relativise – sans la répudier – la vision topique opposant les deux espaces de
son étude, les États-Unis apparaissant comme les héritiers d’une société civile d’individus qui
existaient déjà au temps des Treize colonies tandis que le Mexique républicain recevait le
lourd héritage des communautés organiques de Nouvelle-Espagne. Ici encore, la comparaison
brouille les oppositions trop tranchées entre les deux destins nationaux. Car l’idée d’une
allégeance nationale reposant sur la volonté individuelle ne fut guère mieux acceptée aux
États-Unis d’Amérique qu’aux États-Unis du Mexique. La success story des Founding fathers
est donc moins idyllique que ce que l’historiographie libérale en a dit ; du même coup, la
comparaison avec les soi-disant « échecs » hispano-américains devient possible. On voit tout
le profit historiographique à tirer d’une neutralisation du biais téléologique porté par la notion
même de modernité politique.
Vanessa Mongey ne compare pas mais trace une nouvelle carte de la Caraïbe révolutionnaire
en évoquant les vies parallèles de héros républicains. Ignorant les limites étatiques et les
frontières nationales, elle montre ces aventuriers de la république tentant de subvertir l’ordre
régnant de la monarchie. L’approche transnationale est ici encore parfaitement adaptée à un
temps où les nations n’étaient pas fermées sur elles-mêmes et où la circulation des hommes
était beaucoup plus libre qu’aujourd’hui. Ce faisant, elle rappelle que l’on ne peut pas
comprendre les indépendances hispano-américaines hors d’un contexte plus large, celui d’un
moment révolutionnaire de plus longue durée comprenant la naissance des États-Unis et les
prolongements caraïbes de la Révolution française et des guerres internationales qu’elle
déclencha. À partir de la description vivante de destins individuels, Vanessa Mongey éclaire
aussi d’un jour nouveau la dialectique entre l’ouverture propre aux valeurs universelles –
république et liberté – et l’incarnation particulière, nationale, de ces mêmes principes. Les
tribulations de ces baladins de la république témoignent de l’extraordinaire facilité avec
laquelle hommes et idées circulaient dans l’espace caraïbe, des rivages de la Floride ou du
Texas, à ceux du Mexique ou de la Nouvelle-Grenade. Là aussi, l’opposition nette entre
Amériques anglaise et espagnole n’a rien d’évident.
Alejandro Gómez restitue un aspect oublié de l’histoire des États-Unis en retissant le lien
jamais rompu, sinon par l’historiographie traditionnelle, entre l’État de Washington et
Jefferson avec Haïti et sa terrible révolution. En choisissant un cadre chronologique original
(1831-1865), il montre la persistance du symbole haïtien dans l’esprit des Virginiens jusqu’à
la guerre de Sécession. Alejandro Gómez montre comment l’affirmation du mouvement
abolitionniste, revigoré dans les années 1820, se heurte à la représentation panique du
précédent de Saint-Domingue et de ses esclaves révoltés. À tous les sens que peut revêtir le
terme, le fantasme de la révolution noire joue le rôle d’un épouvantail pour les notables
virginiens aussi bien que celui d’un exemple positif pour les affranchis. Pourtant, lors de la
guerre de Sécession, les états-majors confédérés n’hésitent pas à utiliser le précédent haïtien
pour justifier le recrutement militaire des esclaves. Alejandro Gómez décrit ainsi la présence
continue de l’image d’Haïti dans la « mémoire historique » des Virginiens, ainsi que sa
labilité selon ses contextes d’inscription et d’usage dans la presse ou la caricature. Ces
connexions imaginaires entre Saint-Domingue et la Virginie découragèrent toute
émancipation des esclaves. Manière de dire que le moment révolutionnaire atlantique
continua d’influer sur le cours des histoires nationales longtemps après que se furent tus le
bruit et la fureur des guerres d’Indépendance.

Consacrée à l’analyse du territoire dans le passage de l’organisation impériale à une


organisation étatique, la seconde section montre la difficulté qu’ont les espaces américains à
reconstruire une unité territoriale après la crise de la Monarchie espagnole en 1808. Comme
l’explique clairement Daniel Gutiérrez, l’anarchie produite par l’emprisonnement du roi
n’implique pas un retour à l’état de nature, le séisme ne compromettant pas les bases de la

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société ni les droits naturels des individus et des corps qui la composent. Les abdications, et
surtout leur nature illégitime – un roi ne pouvait pas aliéner son royaume sans une guerre ou
une alliance familiale préalables –, ont plutôt eu comme résultat la perte de légitimité des
fonctionnaires nommés par la Couronne. Par conséquent, l’anarchie ne signifie pas la
disparition de toute autorité, mais la rupture des liens qui constituaient la structure
hiérarchique de la Monarchie.
Or, cette fragmentation du territoire, ou comme le dit Filangieri, « la multiplication des
personnes morales », pose, dès le début de la crise, le problème de la recomposition de
l’espace. Comme le montrent les trois articles, les tentatives de recomposition de l’espace
donnent lieu à toute une série d’« ensembles composés » – fédérations, confédérations,
confédérations de confédérations – qui marquent la transition avec l’État national mais qui,
pour autant, ne coïncident pas avec ce dernier. Les sujets fondamentaux de ces processus sont
les pueblos (communautés politiques territorialisées), qui se considèrent les légitimes
dépositaires de la souveraineté, celle du roi dans un premier temps, puis celle de la nation.
C’est seulement à partir de leur accord et de leur consensus qu’il était possible reconstruire
des unités plus amples – provinces, États, fédérations.
Face à la fragmentation territoriale de la Monarchie, le fédéralisme s’avère un modèle
politique essentiel permettant, comme le montre Clément Thibaud, la traduction de la pluralité
institutionnelle et territoriale de l’Empire dans le langage de la souveraineté populaire
moderne. Non seulement il s’agit d’un modèle qui a largement circulé dans les milieux
« éclairés » de la fin du XVIIIe siècle, à cause notamment du débat sur la nouvelle république
fédérale des États-Unis, mais qui repose également sur une conception organique et naturelle
du monde politique, selon laquelle l’unité est composée et ordonnée dans un ensemble de
« systèmes » hiérarchisés à partir de la diversité. En effet, des projets de réforme de la
Monarchie dans un sens fédératif (comme celui d’Aranda ou de Villava) ont déjà existé dès la
fin du XVIIIe siècle, lors du débat sur la réforme des empires qui s’est développé dans
l’espace atlantique après la guerre de Sept Ans et l’indépendance des Treize colonies nord-
américaines. L’enjeu concernait non seulement la réforme territoriale, mais la construction
d’un système représentatif qui aurait impliqué une plus large autonomie politique et une plus
grande intégration économique.
Malgré la force du modèle, les associations fédératives ne survivront pas au cours du
XIXe siècle, à la seule exception du cas mexicain. L’une des principales causes de l’échec de
la consolidation de la forme fédérative après l’indépendance est la tension entre espace
municipal et/ou local et espace provincial. Alors que la crise, comme le démontre le cas de la
Nouvelle-Grenade étudié par Daniel Gutiérrez et comme l’ont signalé aussi d’autres cas,
transforme l’espace colonial avec la formation de nouvelles municipalités, elle ne réussit pas à
consolider un espace représentatif intermédiaire. L’article de Jordana Dym sur l’Amérique
centrale conclut que ces espaces, au lieu d’être des territoires délimités par des frontières,
consistent plutôt en un ensemble de districts, formés par des juridictions municipales
anciennes ou nouvelles. Les associations fédératives qui se forment durant la crise de la
Monarchie (dans le cas de la Nouvelle-Grenade) et après l’indépendance (dans le cas de
l’Amérique centrale) afin de se défendre contre les menaces extérieures et de conjurer la
guerre civile se fondent sur la souveraineté des pueblos (villes et villages) et non sur celle des
États (provinciaux). Loin d’en appeler à un droit interne, c’est en effet le droit international
qui est invoqué pour constituer l’unité, non seulement vis-à-vis de l’extérieur, mais aussi pour
régler les relations entre les différents niveaux de souverainetés intérieures, ce qui explique à
cette époque l’usage indifférent des termes de « fédération » et de « confédération ». Le droit
des gens, ainsi que la présence d’agents diplomatiques, garantit que le pueblo incorporé dans
une association ou une alliance préserve son indépendance et perdure comme corps politique
ou république. Les traités servent donc à articuler ces souverainetés relatives aux niveaux

5
infra-, inter- et supra-étatique.
L’usage du droit international dans la recomposition des territoires de l’ex-Monarchie
introduit une autre question fondamentale : celle des « frontières internes », pour utiliser une
expression de Jordana Dym. Le cas de la fédération centroaméricaine, étudié par cette
dernière, montre que l’insistance de l’historiographie sur les frontières internationales comme
lieux de tensions et de conflits juridictionnels ne raconte qu’une partie de l’histoire. Le
passage d’un pueblo ou d’un partido d’un département à un autre ou d’un État à un autre
montre que ces circonscriptions ne sont pas conçues comme des territoires fixes, dont on peut
tracer les bords sur une carte ; elles sont plutôt considérées comme des juridictions d’ancien
régime, « des enclaves flottant dans un espace flou ». Les Constitutions des nouveaux États
n’imposent pas une nouvelle conception du territoire, celle d’un espace unitaire délimité à
l’extérieur par des frontières et divisé à l’intérieur par de nouveaux districts administratifs qui
briseraient les anciens liens territoriaux et sociaux. Elles identifient plutôt le territoire des
nouveaux États comme un ensemble de juridictions déjà établies.

Enfin, les articles qui composent la troisième section de ce dossier traitent d’une obsession
commune aux acteurs de l’époque : la dislocation de l’ordre ancien et la nécessité de
reconstruire un monde stable. Les contributions de Iara Lis Schiavinatto et de Gabriel Entín
font une large part à la crise de 1808 et à ses ancrages dans la période précédente. La première
traite des perceptions historiques de l’année 1808 au Brésil, considérée comme un événement
d’une portée extraordinaire. Au Rio de la Plata comme dans le reste de l’Amérique espagnole,
la crise de 1808 est au contraire placée sous le signe de l’inquiétude et de la menace d’un
ordre qui s’ébranle. Afin de circonscrire ce formidable bouleversement, les gouvernants
jouent la continuité et tentent de sauvegarder la légitimité monarchique – par le transfert de la
cour au Portugal, par la fiction des juntes dans la Monarchie espagnole. Mais ce qui demeure
et que l’on s’efforce de préserver, c’est ce que Gabriel Entín nomme la « république », c’est-
à-dire la cohésion du corps politique. Gabriel Entín montre bien comment se perpétue dans la
crise et les débuts de la révolution cette acception de la république telle qu’elle a été élaborée
sous la monarchie.
Dans les deux cas, on constate toutefois une césure forte avec le passé immédiat, sur lequel
peuvent se rabattre les défauts du gouvernement bourbonien et/ou la nostalgie d’un âge d’or
harmonieux. Ce qui se joue ici est un formidable mouvement d’auto-détermination (dans tous
les sens du terme), qui passe par la construction d’une altérité issue de la guerre : la plus
immédiate est la figure de Napoléon, dont Iara Lis Schiavinatto montre bien à quel point elle
sert à renforcer la légitimité de Dom João, décrit comme le sauveur et le conciliateur suprême
des deux parties de la Monarchie portugaise. Présente à l’identique dans l’Amérique
espagnole, cette figure est ensuite remplacée par celle de l’Espagnol, chargée des maux et des
violences du despotisme et de la guerre.
La crise ouvre donc la voie à une construction historico-identitaire, qui s’opère, au Brésil, à
travers un double discours sur l’appartenance à l’Empire et la nature américaine. Les
événements de 1808, dont l’interprétation officielle est diffusée par les pièces de théâtre, les
sermons, les édits royaux et la presse, permet au Brésil de s’affirmer comme un vassal fidèle
et de consolider la dimension transatlantique de l’Empire. En second lieu, l’installation de la
Cour à Rio permet d’y poursuivre les réformes (notamment l’abandon de l’exclusif) qui
permettent de faire accéder l’Amérique portugaise à la prospérité et au monde civilisé. Cette
dimension est très présente au début des années 1820, lorsque le régent Dom Pedro et la
Chambre jettent les bases de l’indépendance du Brésil.
En Amérique espagnole, l’identité transatlantique de l’Empire vole en éclats en même temps
que la cohésion de la Monarchie, fondée sur l’ordre, la justice et la religion. La disparition du
Roi, élément central de ce dispositif, met à l’épreuve la cohésion de l’ensemble. Les juntes

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ont beau prétendre représenter le Roi, elles incarnent surtout la république comme élément de
continuité, renouant par là-même avec une autre acception du terme, celle de la cité libre
capable de se défendre, voire de s’instituer en nouveau souverain. Gabriel Entín montre bien à
cet égard comment les invasions anglaises de 1806-1807 sont perçues, à Buenos Aires,
comme la régénération de la communauté, tout comme l’est l’installation de la Cour à Rio :
jusqu’alors traité comme un sujet passif de l’empire, l’Amérique a l’occasion de prendre en
main ses destinées. L’ébranlement de 1808 est aussi, comme le soulignent les auteurs,
« l’ouverture d’un horizon des possibles ».
Ce que Gabriel Entín met particulièrement en avant est également au cœur des articles de
Samuel Poyard et d’Andréa Slemian : c’est l’incertitude inhérente, constitutive, de la
révolution, l’interrogation sur la représentation légitime du souverain, mais aussi sur ses
propres fondements, à savoir la place du peuple (ou des pueblos) et la forme du
gouvernement. La Colombie et le Brésil des années 1820 sont marqués par la même recherche
d’ordre et de stabilité, au sein des nouveaux régimes fondés sur la souveraineté (indéfinie et
fuyante) du peuple. Les députés des deux pays, tout comme Dom Pedro et Bolivar, sont en
quête des moyens constitutionnels propres à stabiliser la vie de la « république » (qui a, au
Brésil, la forme d’une monarchie constitutionnelle). Bolivar présente ses vues dans la
Constitution bolivienne de 1826, que ses détracteurs qualifient, de manière fort suggestive, de
« monarchie constitutionnelle ». Les ingrédients de sa recette (république centraliste,
présidence à vie) visent à établir le « régime mixte », sorte de Graal constitutionnel de
l’époque, propre à réconcilier les partisans du fédéralisme et ceux de la royauté où, comme le
dit un député brésilien en 1834, « tous les avantages de la démocratie américaine et la force
des monarchies ».
L’instrument utilisé pour atteindre cette stabilité, c’est le fameux « pouvoir neutre » de
Benjamin Constant, appelé de ses vœux par Bolivar et instauré par Dom Pedro dans la Charte
de 1824. Dans les deux cas, il est question de stabiliser le régime en renforçant l’Exécutif par
rapport aux Chambres, un exécutif censé représenter le « point fixe » que constituait autrefois
le Roi. Une fois trouvé, ce point d’ancrage institutionnel est en effet ce qui permettrait au
grand homme (Libertador ou Empereur) de disparaître. Mais avant cela, l’incarnation du
peuple, ou de la nation, s’impose : c’est le rôle qu’assument consciemment Dom Pedro au
Brésil dans les années 1823-1824, et Bolivar lorsqu’il instaure la dictature en 1828. Partout, et
jusqu’en France, les libéraux crient au despotisme, mais dans les deux cas le but est atteint :
les pueblos renouvellent leur adhésion, le pacte politique est reconduit, l’incertitude née de la
souveraineté populaire conjurée pour un temps. Si peu de choses distinguent les expériences
brésilienne et colombienne qu’on ne s’étonne guère de voir les ministres de Bolivar lui
proposer, en 1829, de fonder une monarchie constitutionnelle et couronner le Libertador,
alors même que la tentation républicaine est présente chez les députés brésiliens radicaux.
Dans l’un comme l’autre cas, c’est la peur du peuple, synonyme de chaos, qui freine
l’évolution envisagée : tandis que Bolivar refuse la couronne, les députés brésiliens se
retrouvent à défendre la monarchie par crainte du désordre, avant de se rallier sagement à une
réforme modérée de la Charte.
Ces travaux invitent donc à relativiser, tout d’abord, le caractère exceptionnel de l’expérience
brésilienne, ainsi que la « vocation républicaine » des États issus de l’empire hispanique (sauf
à comprendre la république comme le propose Gabriel Entín). Ils invitent également à
reconsidérer la césure habituellement opérée entre les anciennes formes politiques (Monarchie
et Empire) et les nouveaux États issus de leur démembrement. S’il y a bien passage progressif
de l’ancien régime à la modernité, et changement de paradigme (particulièrement frappant
dans l’ordre des « régimes d’historicité », comme le montre Iara Lis Schiavinatto), les
concepts politiques élaborés sous la Monarchie servent à penser les temps nouveaux et à
inventer des solutions institutionnelles propres à remettre en ordre le monde. Cela amène donc

7
à revaloriser, comme le propose l’historiographie récente sur les Lumières, la modernité à
l’œuvre dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, à laquelle puisent abondamment les nouvelles
nations à l’orée du XIXe.

Federica Morelli (Université de Turin), Clément Thibaud (Université de Nantes), Geneviève


Verdo (Université de Paris I).

8
Première section

Connexions impériales et révolutionnaires dans l’espace


atlantique

9
La Révolution américaine et l’abolition de l’esclavage : d’une
ambition des Lumières à l’échec constitutionnel fédéral (1765-
1808)
Marie-Jeanne Rossignol
Université Paris VII – Denis Diderot

Introduction

Longtemps négligée par l’historiographie de la Révolution américaine, la question de


l’esclavage et de son abolition lors de ces années de transformations sociales et politiques
(1765-1800 environ) a progressivement investi le champ des études révolutionnaires. Elle
trouve sa place dans ce dossier tout naturellement. En se posant la question de l’abolition de
l’esclavage et de sa mise en œuvre, les « Fondateurs » américains soulevèrent plus largement
la question de l’ouverture démocratique de la citoyenneté et de ses limites dans une société
esclavagiste. Les années de Révolution puis de stabilisation post-révolutionnaire doivent être
considérées comme une « période de négociation » sociale, politique et intellectuelle sur la
nature de la nouvelle République et de ses institutions. En ce qui concerne l’esclavage et son
abolition, les difficultés de cette négociation se traduisent par de nombreuses ambivalences et
finalement par des compromis constitutionnels engageant lourdement l’avenir de la nation,
tandis que les esclaves libérés se trouvent progressivement réduits à une citoyenneté de
second rang. Mais avant d’aller plus loin dans cette présentation de la problématique, il
convient de brosser à larges traits le contexte historiographique de la question.
La période de la Révolution américaine est aux États-Unis une période fondatrice, propice à
l’hagiographie : les révolutionnaires les plus fameux, George Washington – qui mena l’Armée
continentale à la victoire –, Thomas Jefferson – qui rédigea la déclaration d’Indépendance –,
ou encore Benjamin Franklin – qui vint négocier à Paris le soutien de la France, puis le traité
de paix –, ont longtemps fait figure d’autorités nationales intouchables, de « Pères
fondateurs », comme on les nomme d’ailleurs aux États-Unis3.
L’historiographie de la Révolution américaine a commencé à être bouleversée dans les
années 1970, sous la double impulsion du bicentenaire de la Révolution (l’Indépendance est
proclamée le 4 juillet 1776) et de la publication des travaux de jeunes historiens,
révisionnistes et parfois même « radicaux » tels Al Young4. Influencés par l’Ecole des
Annales, ces jeunes chercheurs allaient écrire une histoire de la Révolution américaine qui
faisait la part belle aux humbles, aux artisans qui avaient animé l’insurrection dans les années
qui précédèrent la Guerre d’indépendance elle-même (1775-1781), ou à la piétaille de
l’Armée continentale, mais bien moins aux « Pères fondateurs » eux-mêmes. Ces travaux
produisirent une vision contrastée de cette Révolution américaine, qui paraissait traversée de
conflits sociaux, et qu’on ne pouvait ramener à une simple lutte d’indépendance coloniale5.

3
Encore aujourd’hui, les biographies de ces personnages célèbres figurent en bonne place dans toutes les
librairies généralistes aux États-Unis. Naomi Wulf avec Marie-Jeanne Rossignol, « La Révolution américaine :
sujet brûlant ou vieille querelle ? », Transatlantica, n° 2006 : 2, Dossier « Autour de la Révolution américaine »,
http://www.transatlantica.org/document1140.html. Consulté le 2 octobre 2008.
4
Alfred F. Young, The American Revolution. Explorations in the History of American Radicalism, De Kalb,
Northern Illinois University Press, 1976. Pour une présentation plus complète de cette école historiographique,
voir Elise Marienstras, « Révoltes, révolution, radicalisme. Les concepts en usage dans la révolution américaine
et son historiographie », Transatlantica, n° 2006 : 2, « Dossier : Autour de la révolution américaine »,
http://www.transatlantica.org/document1143.html. Consulté le 2 octobre 2008.
5
Edward Countryman, The American Revolution, New York, Hill and Wang, 2003.

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Les années 1970 virent également les débuts d’une vague historiographique qui allait peu à
peu dominer le paysage de l’histoire américaine, au moins jusqu’en 2000, l’histoire des Noirs
américains, sous l’impulsion de grands auteurs tels Ira Berlin6. La conjonction de ces deux
mouvements, histoire de la Révolution et histoire des Noirs aboutit à la mise en relief d’une
question d’histoire qui avait été négligée jusque-là, ou traitée comme marginale, la question
de la place des Noirs et de l’esclavage dans la Révolution américaine. Certains, comme
William Freehling, cherchèrent alors à rappeler que l’esclavage avait bien constitué une
préoccupation des Fondateurs : Freehling cherchait à justifier les efforts d’émancipation
seulement partiels des Fondateurs en arguant d’autres priorités, telles que la construction et la
stabilisation d’une République dans un monde dominé par les monarchies7. Mais c’était peine
perdue : poussée par la demande sociale (le mouvement des droits civiques et ses suites) et
une curiosité historiographique irrésistible de la part des jeunes historiens de gauche, la
question de l’esclavage et de son abolition dans la Révolution américaine s’est peu à peu
imposée.
Il n’est pas question ici de faire un bilan exhaustif des publications sur le sujet : on doit
cependant noter que l’antiesclavagisme nord-américain entre 1776 et 1830, souvent considéré
comme trop modéré, a donné lieu à bien moins de publications que l’abolitionnisme
« immédiatiste » des années 1830-1860, plus militant8. Sans prendre parti, cet article a comme
seul objectif de donner au lecteur les éléments permettant de comprendre la centralité de ce
sujet pendant la période révolutionnaire au sens large, de 1765 (début des événements de la
Révolution américaine) à 1808 (fin officielle de la traite atlantique aux États-Unis).
Même si les « Pères fondateurs » ne rentrèrent pas en guerre contre la Grande–Bretagne pour
mettre un terme à la traite et à l’esclavage9, ces questions (traite, esclavage, émancipation) ne
représentèrent pas des préoccupations marginales : au contraire, elles ne cessèrent de soucier
les dirigeant américains, qui cherchèrent à réconcilier avec plus ou moins de bonheur leurs
principes de liberté et d’égalité avec la réalité d’une société esclavagiste. Ils eurent le courage
de soulever de grandes questions engageant l’avenir de leur pays, pour finir par accepter des
compromis intenables au moyen et long terme, alors que le préjugé racial se renforçait plutôt
qu’il ne se dissipait dans le pays tout entier.

1. La question de la traite et de l’esclavage dans les années qui précèdent la Guerre


d’indépendance (1765-1776)

Comme David Brion Davis l’a démontré dans son ouvrage The Problem of Slavery in Western
Culture, au milieu du dix-huitième siècle, les esprits occidentaux avaient été préparés à
reconsidérer l’esclavage, qui portait atteinte aux droits naturels de l’homme aux yeux des
penseurs des Lumières, et pour les prédicateurs évangéliques, constituait un péché envers

6
Ira Berlin, Slaves Without Masters; the free Negro in the antebellum South, New York, Pantheon Books, 1975
[1974], et Many thousands gone : the first two centuries of slavery in North America, Cambridge, Ma., Belknap
Press of Harvard University Press, 1998.
7
William W. Freehling, « The Founding Fathers and Slavery », American Historical Review, n° 77-1, février
1972, p. 81-93.
8
Depuis les ouvrages majeurs de David Brion Davis, dans les années 1960 et 1970, d’autres grands auteurs
comme Gary B. Nash, se sont penchés sur le sujet du « premier abolitionnisme ». Actuellement, Richard S.
Newman redonne un nouvel élan à ce sujet : voir The Transformation of American Abolitionism. Fighting
Slavery in the Early Republic, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2002. Mais il n’est pas le
seul, comme les notes de ce travail le montrent. Cet article me sert d’ailleurs de présentation des grandes lignes
d’un ouvrage de synthèse en français sur le sujet.
9
« Les esclavagistes du Sud ne firent certainement pas la Révolution pour se débarrasser de l’esclavage », écrit
avec ironie Alfred Young dans The American Revolution, op. cit., p. 460.

11
l’humanité. La morale commune s’élevait peu à peu contre cette institution et les violences
que l’on faisait subir aux esclaves. C’est sur ces bases contextuelles qu’il aborde, dans
l’ouvrage qui fit suite, The Problem of Slavery in the Age of Revolution, le sujet du
mouvement abolitionniste transatlantique qui devait aboutir à la célèbre campagne d’opinion
britannique et à l’abolition de la traite en 1807 en Angleterre10.
En 1765, lorsque les colons britanniques d’Amérique du Nord commencent à se rebeller
contre les tentatives de taxation anglaise, ils utilisent le terme slavery pour parler de
l’oppression qu’exerce envers eux le Parlement britannique11. Le terme a alors une dimension
politique, et a été employé par Locke dans son Second Traité sur le Gouvernement, pour
fonder théoriquement son opposition au gouvernement des Stuart, comme à tout
gouvernement absolu12. Mais ce mot ne peut être utilisé innocemment dans des colonies qui,
toutes, recèlent des esclaves en leur sein dans de plus ou moins grandes proportions : il
renvoie également à l’oppression des Noirs esclaves, les colons sont bien placés pour le savoir
et certains le clament haut et fort. Le contexte est d’autant plus favorable que des militants
quakers nord-américains, tels John Woolman ou Anthony Benezet, rédigent dans ces mêmes
années des ouvrages opposés à la traite et à l’esclavage, qui commencent à avoir un impact
certain, au moins sur leur propre communauté religieuse, dans les colonies britanniques
d’Amérique du Nord 13.
Dans ce contexte intellectuel favorable, James Otis du Massachusetts, dès 1764, s’élève
contre l’esclavage dans un pamphlet révolutionnaire, en reprenant les arguments de
Montesquieu, largement diffusés dans le monde atlantique14. Les Sudistes ne sont pas en
reste, car ils perçoivent également la dimension intolérable de cette institution. Le Sud
« haut » (Virginie, Maryland et Delaware) amorce d’ailleurs à l’époque une transition
économique qui rend les esclaves moins rentables, d’une agriculture très coûteuse en main
d’œuvre (le tabac) à une agriculture céréalière : il n’est pas encore question de cultiver le
coton. En 1765, George Mason, célèbre révolutionnaire qui devait rédiger la déclaration des
droits de Virginie en 1776, modèle de la déclaration d’Indépendance, propose un large recours
au métayage pour attirer des travailleurs blancs : dès ce moment, on constate que s’opposer à
l’esclavage, revient parfois à envisager une Amérique de citoyens blancs, et pas seulement à
défendre l’égalité des droits entre les hommes. Arthur Lee, autre Virginien célèbre, s’attaque
à l’esclavage le 19 mars 1767 dans la Virginia Gazette. Au fil des années et des conflits avec

10
David Brion Davis, The Problem of Slavery in Western Culture ; Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1966 ;
The Problem of Slavery in the Age of Revolution, Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1975.
11
Duncan J. McLeod cite un des pamphlétaires des débuts de la Révolution, John Dickinson, qui dans Letters
from a Farmer in Pennsylvania, utilise le concept d’esclavage pour parler de l’oppression britannique : il ne
pouvait penser à « aucun esclavage plus complet, plus malheureux, plus ignominieux, que celui d’un peuple, où
la justice est administrée, le gouvernement exercé et une armée professionnelle entretenue, aux frais du peuple,
sans que celui-ci ait le moindre contrôle ». Dickinson cité par Duncan J. McLeod, Slavery, Race and the
American Revolution, New York, Cambridge University Press, 1974, p. 16. Mais les exemples sont
innombrables, même sous la plume des habitants des colonies les plus esclavagistes.
12
John Locke, The Second Treatise of Civil Governement, Londres, 1690. Chapitre IV, « Of Slavery »
http://www.constitution.org/jl/2ndtreat.htm.
13
John Woolman publie en 1754 Some Considerations on the Keeping of Negroes, Philadelphie, James Chattin
puis en 1762, Considerations on Keeping Negroes, Philadelphie, James Chattin. Son journal est publié à titre
posthume en 1770. Durant sa vie, il est passé de quaker marginal à membre respecté et suivi de la communauté.
Plus connu encore, Anthony Benezet publie plusieurs ouvrages consacrés à la traite et à l’esclavage, en 1760,
1762 et 1767 et crée en 1770 une école pour les Noirs à Philadelphie. Sous l’impulsion de ces militants, la
communauté quaker prend progressivement des mesures pour que ses membres ne se livrent plus à la traite et ne
possèdent plus d’esclaves. Voir Gary B. Nash et Jean R. Soderlund, Freedom by Degrees. Emancipation in
Pennsylvania and its Aftermath, New York, Oxford University Press, 1991, p. 43-73, p. 82, p. 89.
14
James Otis, The rights of the British colonies asserted and proved, cité par McLeod, op. cit., p. 186. Otis
reprend l’argument satirique développé par Montesquieu dans le livre 15, chapitre 5 de L’Esprit des Lois (1748).

12
la Grande-Bretagne, les pamphlets esclavagistes augmentent en nombre. Le plus grand
nombre apparaît en 1773 à la veille de la Guerre d’indépendance15.
La montée des tensions en 177416 coïncide avec la parution du pamphlet À Summary View of
the Rights of British America par le Virginien Thomas Jefferson. Celui-ci développe
l’argumentaire selon lequel les colons n’ont recours à l’esclavage que parce que la métropole
déverse en Amérique du Nord des cargaisons d’esclaves pour servir les intérêts des négriers17.
Les colons sont en quelque sorte victimes de la traite internationale des esclaves qui est
dominée par les Britanniques. L’argument permet d’éviter tout sentiment de culpabilité et de
se projeter dans un avenir indépendant où la tare de l’esclavage disparaîtrait avec la
colonisation britannique. L’émancipation des esclaves, dit Jefferson, ne peut intervenir
qu’après l’arrêt de cette traite imposée aux coloniaux. Fort de cet argumentaire, le Premier
congrès continental interdit la traite. Cette même année, allant plus loin, les Quakers
américains interdisent aux membres de leur groupe religieux de posséder des esclaves. En
1775, se crée la Société Antiesclavagiste de Pennsylvanie, première société antiesclavagiste
au monde, dominée par ces mêmes Quakers.
Après 1775, le début des hostilités mène insensiblement les colons britanniques sur la voie de
l’Indépendance : Thomas Jefferson tente de glisser un mot d’opposition à la traite dans le
premier jet de la déclaration d’Indépendance, où son argumentaire demeure essentiellement
anti-britannique. Dans un texte si important, qui marque à la fois la rupture avec la Grande-
Bretagne, et la naissance d’une nouvelle nation, cette référence doit cependant être supprimée
sous la pression des délégués du Sud « bas », la Georgie et la Caroline du Sud18. Pourtant les
premières lignes de la Déclaration d’indépendance de 1776 précisent que « tous les hommes
sont créés égaux, que leur Créateur les a dotés de certains droits inaliénables, que parmi ceux-
ci se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur » et sont bien comprises comme une
invitation universelle à la jouissance de ces droits. L’historien Henry Wiencek rappelle que le
planteur Landon Carter, en lisant la Déclaration pour la première fois, ne voit pas d’autre
interprétation possible19. Le débat est indubitablement lancé sur la place publique et l’on voit
que si traite et esclavage font bien l’objet d’une critique de fond par les Fondateurs,
apparaissent simultanément ambiguïtés et oppositions, puisque certains défendent déjà
vigoureusement cette « institution particulière » pourtant décriée par la majorité.
Les limites, voire le caractère spécieux et opportuniste de l’argumentation de Thomas
Jefferson, qui permet aux Américains de se disculper de la tare de l’esclavage en en
condamnant l’origine britannique, sautent immédiatement aux yeux des officiels de l’ex-
métropole, dont certains, comme l’ancien gouverneur du Massachusetts, Thomas Hutchinson,
se demandent comment les délégués du Sud vont pouvoir « […] expliquer qu’ils privent plus

15
McLeod, op. cit., p. 73, p. 29 et 186. À noter en particulier le pamphlet antiesclavagiste du Philadelphien
Benjamin Rush, futur signataire de la Déclaration d’Indépendance : An Address to the Inhabitants of the British
Settlements in America, upon Slavekeeping, Philadelphie, John Dunlap, 1773.
16
Année où se tient un Premier congrès continental réunissant toutes les colonies pour gérer la crise avec la
Grande-Bretagne.
17
http://www.yale.edu/lawweb/avalon/jeffsum.htm/ : « Mais avant de libérer nos esclaves, il est nécessaire
d’exclure toute importation supplémentaire d’Afrique : cependant, nos tentatives répétées pour y parvenir par des
interdictions, ou en imposant des droits qui reviendraient à une interdiction, ont été jusqu’ici contrecarrés par le
veto de sa majesté. Qui préfère ainsi les avantages immédiats de quelques corsaires africains aux intérêts
durables des États américains, et aux droits de la nature humaine, profondément blessée par cette pratique
infâme. » Passage traduit par mes soins.
18
Philip Gould cite le passage oblitéré dans Barbaric Traffic. Commerce and Antislavery in the Eighteenth-
Century Atlantic World, Cambridge, Ma., Harvard University Press, 2003, p. 12 : « Cette guerre de pirates,
l’opprobre des puissances INFIDELES, c’est la guerre du roi CHRETIEN de Grande-Bretagne ». Pour le texte
complet et définitif, voir : http://www.yale.edu/lawweb/avalon/declare.htm
19
Henry Wiencek, An Imperfect God. George Washington, His Slaves and the Creation of America, New York,
Farrar, Strauss, Giroux, 2003, p. 192.

13
de cent mille Africains de leur droit à la vie, et à la poursuite du bonheur, et d’une certaine
mesure à leur vie, si ces droits sont aussi inaliénables20 ». Il ne sera pas le dernier à épingler le
paradoxe américain. Mais au Nord, des pasteurs, tels Samuel Hopkins, conçoivent cependant
l’abolition comme l’objectif exemplaire que doit se donner cette Amérique providentielle en
cette année de fondation 177621. Face à ces religieux animés par une foi humaniste, l’historien
Duncan McLeod, rappelle que d’autres habitants des ex-colonies du Nord, tels George Mason
au Sud, voient plutôt en l’abolition le moyen de préserver le travail libre, c’est-à-dire le travail
des hommes blancs22.

2. Pendant la Guerre d’indépendance 1776-1783


Tout autant que le mouvement révolutionnaire, mais de manière différente, la Guerre
d’indépendance transforme les données de la question de l’esclavage et de l’abolition en
Amérique du Nord, car elle se traduit par une large libération d’esclaves, et plus largement par
un bouleversement général de l’institution de l’esclavage. « De quelques milliers dans les
années 1760 » [...] le nombre de libres atteignit « presque 200 000 à la fin de la première
décennie du XIXe siècle », écrit Ira Berlin23. Au Nord, l’idéologie des Lumières aboutit
effectivement, avec plus ou moins de difficultés, selon les États, à des décisions d’interdiction
de poursuite de la traite et d’abolition de l’esclavage. Dès 1773 et 1774, les habitants de
Nouvelle-Angleterre avaient multiplié les pétitions antiesclavagistes tandis que les esclaves
du Nord faisaient entendre leur voix, eux aussi par le biais de pétitions24. Le Vermont interdit
l’esclavage dans sa première constitution de 1777 ; en 1784, tous les autres États de Nouvelle-
Angleterre ont passé des lois d’abolition graduelle de l’esclavage : mais ce sont des régions où
ceux-ci sont très peu nombreux, et ces émancipations sont assorties de nombreuses
restrictions25. Dans les États du centre, tels New York et le New Jersey, les esclaves sont plus
nombreux, ils représentent un capital très important et leur émancipation suscite des
réserves26. Pourtant la Pennsylvanie s’engage dès 1780 sur la voie de l’émancipation
graduelle, donnant ainsi l’exemple d’un processus qui permet de préserver sa propriété dans
une large part tout en libérant les esclaves27. Seuls les enfants des esclaves seront libérés, et
uniquement après avoir accompli de longues années au service des propriétaires de leurs
parents, ceci afin de compenser les frais encourus durant leur petite enfance.
Cette croissance du nombre de libres au Nord encourage les fuites d’esclaves du Sud, surtout
d’États du Sud proches, comme le Maryland. La législation sur les émancipations privées

20
Thomas Hutchinson, Strictures Upon the Declaration of the Congress at Philadelphia, Londres, 1776, p. 9-10,
cité par Sylvia Frey, « Liberty, Equality, and Slavery : The Paradox of the American Revolution », in Jack P.
Greene (éd.), The American Revolution. Its Character and Limits, New York, New York University Press, 1987,
p. 231.
21
Duncan J. McLeod, Slavery, Race and the American Revolution, op. cit., p. 26. Samuel Hopkins, A Dialogue,
Concerning the Slavery of Africans, Norwich, Conn., Judah P. Spooner, 1776.
22
Duncan J. McLeod, Slavery, Race and the American Revolution, op. cit., p. 29.
23
Ira Berlin, « The Revolution in Black Life », in Alfred F. Young (dir.), The American Revolution.
Explorations in the History of American Radicalism, DeKalb, Northern Illinois University Press, 1976, p. 351.
24
James Brewer Stewart, Holy Warriors. The Abolitionists and American Slavery, New York, Hill and Wang,
1996, p. 11-12, p. 21.
25
Matthew Mason, Slavery and Politics in the Early Republic, Chapel Hill, University of North Carolina, 2006,
p. 14-15. J. B. Stewart, Holy Warriors, op. cit., p. 23. Pour le texte de la Constitution du Vermont, voir :
http://www.yale.edu/lawweb/avalon/states/vt01.htm (Chapitre 1, Déclaration des droits, 1). Ira Berlin, Many
Thousand Gone. The First Two Centuries of Slavery in North America, Cambridge, Mass., The Belknap Press of
Harvard University Press, 1998, p. 229, p. 234.
26
I. Berlin, Many Thousand, op. cit., p. 229.
27
Pour le texte de cette loi d’émancipation graduelle :
http://www.yale.edu/lawweb/avalon/states/statutes/pennst01.htm

14
s’assouplit d’ailleurs dans le Sud « haut », comme en Virginie (loi de 1782) et quelques
années plus tard dans le Delaware et le Maryland, comme dans l’État de New York28. Mais
les esclaves se libèrent d’autres manières, parfois spectaculaires. Dès le début des hostilités,
les Britanniques offrent la liberté à tout esclave qui rejoindrait leurs rangs : c’est la
proclamation de Lord Dunmore, gouverneur royal de Virginie en novembre 1775. Elle
n’aboutit qu’à un désastre militaire pour ceux qui ont effectivement rejoint l’armée
britannique, mais combien d’esclaves profitent de la proclamation pour profiter du chaos
ambiant et s’enfuir29 ? Lorsque le théâtre des opérations de la Guerre d’indépendance se
déplace du Nord au Sud, en 1778, des milliers de Noirs rejoignent les troupes britanniques.
Côté nouveaux États américains, l’appel aux esclaves pour grossir les rangs de l’armée n’est
pas immédiat. À la demande de la Caroline du Sud, ils ne peuvent être intégrés dans l’Armée
continentale au début de la guerre : mais les hostilités se prolongeant, les États du Nord
utilisent des soldats noirs, en dépit de l’opposition initiale des États du Sud « bas ». Les États
du Sud « haut » font également appel aux Noirs libres comme aux esclaves. Les esclaves
incorporés reçoivent la liberté à l’issue des combats, même si la Georgie et la Caroline du Sud
continuent de ne pas approuver cette démarche30.
Si le contexte des Lumières et la pression évangélique produisent effectivement presque
partout « une souplesse nouvelle dans les attitudes raciales de quelques Blancs et un bref recul
de la ligne de couleur31 », l’implication des Noirs dans les opérations militaires américaines a
aussi pu convaincre certains d’abandonner leurs préjugés raciaux de manière concrète. Telle
est la thèse que défend Henry Wiencek dans An Imperfect God. George Washington, His
Slaves and the Creation of America. George Washington ne rédigea qu’en 1799 le testament
qui libérait ses esclaves et prévoyait les conditions de leur libération. Mais cette décision était
le produit d’une longue réflexion personnelle et d’expériences, dont ses campagnes de la
Guerre d’indépendance. Après avoir soutenu l’exclusion des Noirs de l’Armée continentale en
novembre 1775, il finit par avancer vers le Sud au printemps 1776 à la tête de troupes
intégrées sur le plan racial et qui devaient le rester jusqu’à la fin de la guerre. Washington ne
soutient cependant pas le projet du Carolinien du Sud John Laurens, désireux de lever des
régiments noirs dans son propre État. Mais lors de la bataille finale de Yorktown, le Premier
régiment de Rhode Island, composé à 75 % de Noirs, donne l’assaut qui conduit à la victoire.
Lafayette, qui participait également aux opérations finales, devint immédiatement après la
guerre un abolitionniste convaincu et militant et s’entretint avec George Washington de ses
projets d’émancipation d’esclaves aux Antilles françaises : ce dernier, qui considérait le jeune
noble français comme son fils spirituel, lui confia son espoir de voir aboutir l’émancipation en
Amérique, mais estimait que ce serait un processus graduel32.
En dépit de la reddition de Cornwallis à Yorktown, les Britanniques reprirent confiance à la
fin de la guerre, grâce à quelques victoires, en mer et sur le théâtre d’opérations européen : au
moment des négociations de paix, ils n’étaient donc pas prêts à tout céder à leurs anciens
colons. Les esclaves qui avaient rejoint les troupes britanniques, et qui restaient regroupés
dans les bastions britanniques de New York et de Charleston, devinrent un enjeu considérable
à la fin de la guerre. Les Américains veulent les récupérer et insèrent à cet effet une clause
dans le traité de 1783 ; les Britanniques refusent de les rendre, puisque les Loyalistes fidèles à

28
Gary B. Nash, Race and Revolution, New York, Madison House, 1990, p. 17. I. Berlin, Many Thousand, op.
cit., p. 234.
29
Le désastre est décrit dans Simon Schama, Rough Crossings. Britain, the Slaves and the American Revolution
Londres, Random House, 2005, p. 93-109. Voir sur l’impact de la Proclamation de Dunmore, Berlin, Many
Thousand, op. cit., p. 353.
30
I. Berlin, « The Revolution in Black Life », loc. cit., p. 354-355.
31
Ibid., p. 363.
32
H. Wiencek, op. cit., p. 201, p. 215, p. 232-33, p. 244, p. 263.

15
la Couronne se voient confisquer leurs biens33. Ce sujet devait envenimer les relations
américano-britanniques jusqu’au début des années 1800. La position américaine révèle que si
les Fondateurs méprisaient l’esclavage dans leur ensemble, la question de la propriété
s’avérait prioritaire : entre les idéaux et les pratiques, entre l’objectif d’une citoyenneté
démocratique idéale et la réalité d’une prééminence des citoyens propriétaires, les dirigeants
de la nouvelle nation allaient rapidement choisir. À New York, le général britannique
Carleton préfère embarquer les esclaves réfugiés, au grand dam de Washington qui voudrait
les récupérer en personne ; les Britanniques repartent également avec leurs protégés noirs à
Savannah et Charleston34. Au total, écrit Henry Wiencek, ce sont 13 à 14 000 Africains-
Américains qui quittent les États-Unis dans le sillage des forces de l’ancienne métropole, dont
quelques esclaves, et une majorité de libres que les sentiments élevés – ou revanchards – de
certains officiers britanniques protègent d’un retour chez leurs maîtres.
À la fin de la guerre, on peut donc voir que les Sudistes ne sont pas prêts à abandonner
l’esclavage, au moins sous l’angle du capital, de la propriété qu’il représente. Pourtant, même
si les antiesclavagistes restent minoritaires parmi eux, ils ont collectivement pris certaines
positions progressistes pendant la guerre. La Virginie en particulier, interdit la traite par une
loi de 1777. Pour Sylvia Frey, il s’agit surtout d’éviter les révoltes d’esclaves dans une époque
déjà troublée, mais la mesure doit être notée35. Le Maryland suit cet exemple en 1783. Sur le
plan de l’affranchissement, qui doit logiquement suivre si l’on en croit Jefferson dans son
pamphlet de 1774 (Summary Rights), on a déjà signalé qu’en 1782, l’assemblée de Virginie
autorise les émancipations privées qui étaient interdites depuis 1723. Ces émancipations sont
très encadrées : ni les enfants, ni les personnes âgées ne peuvent devenir des fardeaux pour la
société et restent à la charge des maîtres. Il n’est pas question que les anciens esclaves
puissent être abandonnés à la charge du public par des planteurs qui se reconvertiraient à une
autre forme d’agriculture et auraient besoin de moins de bras36.
On doit tirer de cette période plusieurs enseignements : les ex-colonies britanniques
d’Amérique du Nord ne se résolvent pas pendant la guerre à prendre des mesures ambitieuses
d’émancipation qui mettraient leurs actes en accord avec leur idéologie. Cependant, la force
de l’engagement révolutionnaire conduit à une évolution notable de la situation : arrêt de la
traite dans tous les États sauf le Sud profond, émancipations immédiates ou graduelles dans de
nombreux États du Nord, lois d’émancipation privées dans certains États du Sud. Comme
l’État fédéral n’existe pas encore (avant 1787 et la nouvelle Constitution, le Congrès
confédéral a très peu de pouvoirs), il est presque logique que toutes ces décisions relèvent du
local. Sur le terrain, et même dans le Sud, les églises évangéliques, les Méthodistes, les
Baptistes, condamnent également l’esclavage. Tandis que de nombreux Africains-Américains
prennent leur destin entre leurs mains en prenant la fuite ou en rejoignant les troupes
britanniques, les libres se regroupent dans les villes. Pour la première fois, une nation
appartenant à la civilisation occidentale se trouve confrontée à l’émancipation massive
d’esclaves sur son propre sol. Les années suivantes vont susciter un large débat sur les
ajustements auxquels la société américaine doit procéder pour accueillir ces esclaves.

3. 1787, le compromis constitutionnel de Philadelphie


Lors de la Convention de Philadelphie en 1787, la question de l’esclavage est l’objet d’un
débat houleux entre certains délégués du Nord, tels le New-Yorkais Gouverneur Morris, et les

33
Pour le texte du traité de paix de 1783 et son article 7 qui prévoit la restitution des esclaves « emportés » par
les Britanniques, voir http://www.yale.edu/lawweb/avalon/diplomacy/britain/paris.htm
34
H. Wiencek, op. cit., p. 256-58.
35
S. Frey, loc. cit., p. 238.
36
« Virginia Manumission Law of 1782 », in G. Nash, op. cit., p. 115-116.

16
délégués du Sud « profond », Caroline du Sud et Georgie, qui menacent de ne pas adhérer au
nouvel ensemble fédéral si son texte fondateur prévoit l’abolition de l’esclavage (une
ratification est nécessaire par au moins neuf États)37. La sécession devant être évitée à tout
prix, les constituants préfèrent garantir l’union nationale plutôt qu’abolir l’esclavage, même
les plus antiesclavagistes d’entre eux38. David Waldstreicher, dans son ouvrage Runaway
America. Benjamin Franklin, Slavery and the American Revolution39, dresse un portrait amer
du rôle de Franklin lors des débats : alors qu’il vient d’accepter la présidence de la Société
abolitionniste de Pennsylvanie40, le célèbre savant participe pourtant au comité qui élabore un
compromis national sur l’esclavage, et en reçoit même les membres chez lui41.
Aurait-on pu éviter un compromis, et forcer la Caroline du Sud et la Georgie à accepter
l’abolition de l’esclavage ? Dans Race and Revolution, Gary Nash pense que ces États
auraient bien été embarrassés si les autres n’avaient pas cédé à leur chantage, car hors de
l’Union, leur avenir n’était guère assuré. Plus que tout autre État, ils avaient besoin de l’appui
de l’armée fédérale et des autres États, face à une double menace au Sud, espagnole et
indienne42. L’autre argument de Nash concerne la notion de propriété : jamais à aucun
moment l’État fédéral ne fut mieux placé pour offrir aux propriétaires d’esclaves une
compensation monétaire à la hauteur de leurs exigences. En effet, il disposait des terres de
l’Ouest, des Appalaches au Mississippi, acquises en 1783 des Anglais, et pouvait utiliser
l’argent de la vente pour régler une fois pour toutes le problème de l’esclavage en Amérique
du Nord43.
Les arguments de Nash relèvent hélas seulement de l’histoire-fiction : le débat constitutionnel
de 1787, lui bien réel, accoucha de plusieurs compromis sur l’esclavage, compromis qui
devaient engager l’avenir de la nation jusqu’à la guerre de Sécession44. Tout d’abord, la
Constitution donnait au Sud une place indue à la Chambre (où se discutait le budget) en
fondant la représentation des États sur le nombre des personnes libres, augmenté de trois
cinquièmes du nombre d’esclaves (article 1, section 2, alinéa 3). Certains historiens rappellent
que ce premier compromis devait surtout permettre de pouvoir taxer le Sud sur la base d’une
estimation de la population qui ne prenne pas seulement les libres en compte45 ; d’autres
signalent qu’il n’était pas alors question d’impôts directs, et que les Sudistes tenaient à ce
calcul pour assurer leur domination en matière de représentation à la Chambre46. Sans doute
les constituants pensaient-ils qu’avec le déclin de l’esclavage, ce calcul embarrassant
deviendrait caduque ; ce n’est qu’au fil des ans, l’esclavage se renforçant, que la clause des
trois cinquièmes devait en fait assurer la prééminence politique des Sudistes et fonder la
démocratie nord-américaine sur l’esclavage.

37
Dwight Lowell Dumond, Antislavery. The Crusade for Freedom in America, New York, Norton, 1966, p. 37.
38
J. B. Stewart, Holy Warriors, op. cit., p. 27.
39
David Waldstreicher, Runaway America. Benjamin Franklin, Slavery and the American Revolution, New
York, Hill and Wang, 2006.
40
Pennsylvania Society for Promoting the Abolition of Slavery and the Relief of Free Negroes Unlawfully Held
in Bondage : comme on l’a vu plus haut, une première forme de cette société existait avant la guerre, mais en
raison de la neutralité quaker, ses activités sont mises en sourdine pendant les hostilités et la société renaît en
1784.
41
D. Waldstreicher, Runaway America, op. cit., p. 231-234.
42
G. Nash, op. cit., p. 27.
43
G. Nash, op. cit., p. 36-37.
44
Pour le texte complet de la Constitution fédérale : http://www.yale.edu/lawweb/avalon/usconst.htm
Pour un résumé bref des termes du compromis, voir J. B. Stewart, Holy Warriors, op. cit., p. 27.
45
Don Fehrenbacher, The Slaveholding Republic : An Account of the United States Government’s relations to
slavery, New York, Oxford University Press, 2001, p. 28-48 pour le détail de cette discussion.
46
Leonard L. Richards, The Free North and Southern Domination, Baton Rouge, Louisiana State University
Press, p. 32-33.

17
En deuxième lieu, la Constitution (article 4, section 2, alinéa 3) permettait aux maîtres de
récupérer leurs esclaves en fuite sur tout le territoire : cette mesure allait progressivement
miner les relations nord-sud, mais en cas de fin graduelle de l’esclavage sur tout le territoire,
elle serait devenue également caduque. Enfin, tout en prévoyant la fin de la traite, la
Constitution n’y fixait qu’un terme lointain, vingt ans plus tard, afin de donner aux planteurs
le temps, si nécessaire, de reconstituer leur main d’œuvre entamée par la guerre et les fuites
(article 1, section 9, alinéa 1). Mais en fait, à la fin des années 1780, tous les États à
l’exception de la Georgie, avaient d’une manière ou d’une autre, interdit, suspendu ou limité
l’importation des esclaves : cette clause ne paraissait pas alors menaçante47.
La Constitution est sûrement apparue à ses rédacteurs comme un texte plutôt « ouvert » en
matière d’esclavage : elle ne s’inscrivait pas dans le cadre d’une opposition figée nord-sud,
entre États libres et États esclavagistes48. En dépit des compromis inscrits au cœur de la
Constitution fédérale, les militants antiesclavagistes ont donc plutôt l’impression, dans les
années qui suivent immédiatement l’établissement du gouvernement fédéral, que la période
est propice à une extinction graduelle totale de l’esclavage. D’ailleurs, parallèlement à la
rédaction de la Constitution, le Congrès confédéral a interdit l’esclavage dans les territoires du
Nord-Ouest avant de se dissoudre : on peut penser que cette institution malheureuse ne va pas
s’étendre dans les nouveaux États49.

4. 1787-1808, vers une citoyenneté à plusieurs niveaux


Avec la mise en œuvre du gouvernement fédéral, en 1789, s’ouvre la perspective d’une action
centralisée pour les militants antiesclavagistes. Assez rapidement, il paraît cependant difficile
d’agir au niveau fédéral. En 1790, la Société antiesclavagiste de Pennsylvanie, toujours
présidée par Benjamin Franklin, dépose une pétition dénonçant la traite et l’esclavage, et, en
dépit du compromis de 1787, encourage le Congrès à utiliser ses prérogatives pour mettre fin
à l’esclavage. Mais les élus de Caroline du Sud et de Georgie s’insurgent et réagissent avec
virulence face à ce qu’ils estiment être une remise en cause du pacte fédéral sur l’esclavage.
Les antiesclavagistes ne sont d’ailleurs pas soutenus par les élus du Nord, même les plus
opposés à l’esclavage, tels Gouverneur Morris, à un moment où il semble plus crucial de
rétablir les finances de la jeune nation et de ne pas diviser inutilement le Congrès50. Franklin,
qui a endossé la pétition d’une lettre de sa main, est l’objet d’attaques personnelles, qu’il
tourne en dérision dans un petit pamphlet (mais les Quakers sont également critiqués). Ainsi
assure-t-il sa renommée antiesclavagiste ultérieure51. Ces débats qui se tiennent lors du
premier Congrès fédéral voient l’émergence d’un argumentaire pro-esclavagiste, ce qui
tranche avec la période précédente52. En 1792, le Quaker virginien Warner Mifflin, qui a
libéré ses esclaves ainsi que ceux de sa femme, soumet au Congrès un mémoire opposé à la
traite et à l’esclavage, qui lui est retourné, accompagné de violentes critiques. Face à la
poursuite des attaques, il doit se défendre en 1796 d’avoir ainsi cherché à « promouvoir la
justice, la pitié et la paix dans l’humanité53 ». D’une certaine façon, le Congrès donne
pourtant suite à ces pétitions et mémoires en passant une loi, le 22 mars 1794, par laquelle il
est interdit de se livrer à la traite pour le compte d’autres pays. Cette loi est renforcée en

47
D. Fehrenbacher, The Slaveholding Republic, op. cit., p. 28.
48
Ibid., p. 47. Leonard Richards rappelle qu’en 1787, la répartition entre États libres ou « du Nord » et États
esclavagistes ou « du Sud » était loin d’être définitivement fixée ((The Free North, op. cit., p. 47).
49
Pour le texte de l’Ordonnance du Nord-Ouest (et l’article 6 qui interdit l’esclavage dans les territoires), voir
http://www.yale.edu/lawweb/avalon/nworder.htm.
50
D. Waldstreicher, Runaway America, op. cit., p. 234-237.
51
Ibid., p. 238.
52
D. L. Dumond, Antislavery, op. cit., p. 54-56.
53
Ibid., p. 76. The Defense of Warner Mifflin Against Aspersions Cast on Him on Account of His Endeavors to
Promote Righteousness, Mercy, and Peace Among Mankin, Philadelphia, Samuel Sansom.

18
180054. Maigre résultat cependant, alors qu’en 1793, le Congrès a voté le Fugitive Slave Act,
une loi qui renforce partout aux États-Unis l’autorité du maître sur son esclave en fuite, déjà
bien établie par la Constitution55.
Si l’action fédérale semble impossible, certaines personnalités sudistes continuent de publier
des plans d’émancipation graduelle des esclaves, petits essais d’économie politique, où sont
envisagés concrètement des dispositifs de libération et l’intégration sociale des esclaves. Ces
essais poursuivent l’effort des juristes des États du Nord qui viennent d’imaginer, dans le
cadre des lois d’émancipation graduelle, la fin socialement acceptable de l’esclavage : un
processus qui fait peser la charge de la peine sur les anciens esclaves davantage que sur les
anciens maîtres. L’émancipation graduelle poursuit d’ailleurs son chemin dans les États du
centre, non sans difficultés. Ce n’est qu’en 1799 que l’État de New York finit par voter sa loi
d’émancipation, suivi par le New Jersey en 1804.
Durant la Guerre d’indépendance, Thomas Jefferson avait proposé un projet de loi
d’émancipation en Virginie, mais il envisageait le retour en Afrique des Noirs une fois
libérés56. Dans Race and Revolution, Gary Nash a publié plusieurs autres plans
d’émancipation. Ferdinando Fairfax, planteur de Virginie, pense comme Jefferson en 1790
que l’émancipation graduelle doit s’accompagner d’un retour des Noirs en Afrique57. Comme
Jefferson, il estime que de douloureux souvenirs empêcheraient la cohabitation ultérieure des
deux races : ceci alors que les États du Nord s’y voient progressivement confrontés. Ainsi, au
Sud, l’émancipation ne semble pas pouvoir se comprendre comme un simple processus
d’égalisation des droits, si graduel soit-il. Bien décidés à abolir l’esclavage, ces penseurs
énoncent pourtant l’indispensable séparation entre anciens esclaves et Blancs qui doit, selon
eux, découler de l’abolition. En 1796, dans un autre plan d’émancipation, le juriste virginien
St. George Tucker s’indigne qu’il soit impossible d’accorder simplement leurs justes droits
naturels aux esclaves : mais les préjugés de ses concitoyens sont tels qu’il conseille
également, après l’émancipation graduelle, le bannissement des Noirs libérés. Et il craint déjà
l’opposition des propriétaires d’esclaves pour qui même l’émancipation graduelle ne peut
servir de compensation face à la perte des enfants d’esclaves à naître58. Entre les esclaves dont
il dénonce le sort, et ses concitoyens dont il respecte même les préjugés les plus méprisables,
Tucker a choisi : si indigné soit le ton du document, il ne relève pas de l’antiesclavagisme,
considère l’historien Dwight Lowell Dumond59. Tucker cherche avant tout une solution
acceptable pour des planteurs racistes et attachés à leur propriété : la Virginie finit par ne
jamais passer de loi d’émancipation graduelle. La conspiration de Gabriel à Richmond,
capitale de Virginie (en 1800), porte un coup fatal aux plans d’émancipation des esclaves dans
le Sud et convainc les Sudistes qu’un renforcement du contrôle social des esclaves est
impératif, bien davantage qu’une émancipation générale, même graduelle.
En ne prévoyant la libération de ses esclaves qu’à sa mort (l’émancipation se produisit en
1801), George Washington agit d’ailleurs aussi discrètement que possible, car il pense que ses
concitoyens de Virginie ne sont pas encore mûrs pour s’engager sur la voie d’une
émancipation générale. De larges émancipations privées se produisent encore dans le Sud.
C’est le cas du planteur virginien Robert Carter qui émancipe 452 esclaves à partir de 1792 et

54
Duncan J. McLeod, Slavery, Race and the American Revolution, op. cit., p. 192.
55
D. L. Dumond, Antislavery, op. cit., 58-59.
56
Thomas Jefferson, « Laws », Notes on the State of Virginia, éd. William Peden, New York, Norton, [1787]
1982, p. 137-143. Jefferson renvoie dans ce texte à sa tentative de mettre en oeuvre l’émancipation graduelle en
Virginie pendant la guerre d’indépendance, qu’il raconte après guerre dans ses Notes.
57
G. Nash, op. cit., p. 146-148.
58
Ferdinando Fairfax, « Plan for Liberating the Negroes within the United States » et St. George Tucker, « A
Dissertation on Slavery: With a Proposal for the Gradual Abolition of It, in the State of Virginia », in G. Nash,
op. cit., p. 146-158.
59
D. L. Dumond, Antislavery, op. cit., p. 79.

19
leur offre la possibilité de devenir métayers sur ses terres60. Quant aux Noirs libérés (par leurs
maîtres ou eux-mêmes) et qui sont restés en Amérique du Nord61, ils sont nombreux à s’être
dirigés vers les grandes villes, comme Baltimore ou Philadelphie, où ils trouvent le soutien
d’une communauté africaine-américaine, de l’emploi (le plus souvent sur le port ou comme
domestique) et l’appui des sociétés d’émancipation qui se multiplient62. Ces sociétés sont très
sensibles au « problème noir » créé par les émancipations et l’accroissement rapide du
nombre de libres. Il est évident pour elles que ces Africains-Américains, pour la plupart
illettrés, sans habitude de la ville, doivent être éduqués et encadrés pour ne pas encourir l’ire
de leurs concitoyens blancs par un comportement non conforme63.
Les sociétés s’occupent également de défendre les anciens esclaves ou les esclaves contre des
maîtres qui en réclament la propriété. Leur action est d’ailleurs fort efficace dans les
premières années : en 1795, la société antiesclavagiste du Maryland obtient la libération de
138 personnes, des résidents de Baltimore pour la plupart64. Pour réclamer leur liberté en
fonction des nouvelles lois du Maryland, les anciens esclaves doivent simplement prouver un
ancêtre blanc : comme le fait remarquer Matthew Mason, on est bien loin des lois qui avaient
institutionnalisé l’esclavage sur la seule base d’une mère noire65. En Virginie, ces actions en
justice pour obtenir la liberté, les freedom suits, suscitent suffisamment d’émoi parmi les
membres de l’Assemblée de l’État qui passe en 1795 une loi pour pénaliser tous ceux qui
apportent de l’aide aux esclaves dans le cadre de procès infructueux66. Il faut dissuader les
esclaves de s’engager sur la voie de ces procédures, sauf cas exceptionnel ; il faut également
dissuader les membres des sociétés d’émancipation de leur apporter un soutien trop actif.
Le contexte des années 1790 n’est plus propice au travail de ces sociétés : jusqu’en 1791, elles
peuvent compter sur un contexte international porteur, car l’antiesclavagisme se développe
rapidement en Grande-Bretagne par le biais d’une campagne d’opinion extrêmement réussie ;
en France, les Amis des Noirs peinent à s’imposer face aux planteurs à l’Assemblée, mais
cette société est en contact étroit avec les antiesclavagistes anglais et américains. À compter
de l’été 1791, quand éclate l’insurrection de Saint-Domingue, l’inquiétude va grandir chez les
planteurs américains face à une contagion possible. D’autant que les réfugiés de Saint-
Domingue, planteurs, esclaves et libres, débarquent dans les ports américains, au Nord
comme au Sud, porteurs de nouvelles dramatiques pour la domination blanche. Mais à
compter de 1793, la France et la Grande-Bretagne sont en guerre, ce qui affaiblit le
mouvement antiesclavagiste international. On accuse le Britannique Wilberforce, promoteur
d’une loi contre la traite au Parlement, d’être à la solde des Français et de vouloir ainsi

60
Andrew Levy, The First Emancipator. Slavery, Religion, and the Quiet Revolution of Robert Carter, 2005,
New York, Random House, 2007.
61
On ne parle pas ici des Noirs qui avaient quitté les États-Unis avec les forces britanniques à la fin de la Guerre
d’indépendance, et qui connurent des sorts divers : installés en Nouvelle-Ecosse (puis en Sierra Leone) pour
certains, vendus aux Antilles britanniques pour d’autres.
62
Dans le Nord, outre la Pennsylvania Abolition Society, on peut citer : la New York Manumission Society,
créée en 1785, la Connecticut Society for the Promotion of Freedom, and for the Relief of Persons Holden in
Bondage, en 1790 et enfin la New Jersey Society for the Abolition of Freedom ; dans le Sud, on note la
Delaware Society for Promoting the Abolition of Slavery and for the Relief and Protection of Free Blacks and
people of Colour Unlawfully Held in Bondage, créée en 1788, et en 1789 la Maryland Society for Promoting the
Abolition of Slavery, and the Relief of Free Negroes and Others Unlawfully Held in Bondage. Cette liste n’est
pas exhaustive. Ces sociétés s’organisent en Convention nationale en 1794, qui se réunit à intervalle régulier :
mais l’essentiel de l’action des sociétés s’effectue à l’échelon local.
63
On peut lire un échantillon des comptes rendus de séances de la New York Manumission Society qui reflète
bien les préoccupations de ses animateurs sur le site suivant :
http://www.columbia.edu/cu/lweb/digital/jay/JaySlavery.html
64
Duncan J. McLeod, Slavery, Race and the American Revolution, op. cit., p. 123.
65
M. Mason, Slavery and Politics, op. cit., p. 19.
66
Duncan J. McLeod, Slavery, Race and the American Revolution, op. cit., p. 124.

20
affaiblir les Antilles britanniques. Le mouvement américain antiesclavagiste se retrouve isolé
et perd de ce fait une partie de sa crédibilité. Les Sociétés démocratiques, sortes de clubs
politiques proches de la France et de sa Révolution, mais plus généralement favorables à des
idées égalitaires, perdent pied dans le Sud après 179367. Face à la menace que représente
l’exemple haïtien, le gouvernement de Thomas Jefferson rompt progressivement ses liens
économiques avec la République noire, en dépit de l’intérêt américain pour cette zone
économique68 : en 1806, il est officiellement interdit de commercer avec Haïti.
Les grands planteurs, tels Robert Carter en 1792, puis George Washington après sa mort en
1799, qui ont libéré leurs esclaves dans les années 1790, ne font guère d’émules dans le climat
plus tendu des années 1800 : les héritiers de Washington contestent d’ailleurs la décision de
leur illustre parent, avec véhémence, mais sans succès69. Les fils de Carter cherchent
également à revenir sur la décision de leur père70. D’autant plus qu’à compter de 1797, il
devient plus facile de cultiver du coton dans le Sud grâce à la mise au point d’un procédé
révolutionnaire, l’égreneuse à coton d’Eli Whitney. On assiste à un véritable renforcement de
l’institution particulière. Avant sa fermeture définitive en 1808, la traite est rouverte par
certains États du Sud : ainsi le nombre d’esclaves présents aux États-Unis se trouve-t-il
paradoxalement plus élevé après la période révolutionnaire, en dépit de nombreuses
émancipations au Sud, et la libération graduelle ou immédiate des esclaves au Nord71.
D’un sentiment égalitaire, où les considérations de race sont éclipsées par les impératifs
humanistes des Lumières, on passe à une conception de la citoyenneté à plusieurs niveaux,
que semble confirmer la difficulté d’assimilation des esclaves nouvellement libérés. Le
citoyen américain, tel que le présente la culture civique américaine des premières décennies
de la République américaine, est avant tout autonome, tant sur le plan économique que sur le
plan politique : une interprétation qui va s’ancrer surtout dans les esprits au début du
XIXe siècle, comme le montre François Furstenberg, et qui justifie le racisme grandissant.
« Les esclaves [...] étaient représentés comme incapables d’être citoyens », écrit François
Fürstenberg : on ne se souvenait plus de leur engagement et de leur courage pendant la Guerre
d’indépendance, seul leur statut de dépendants avait une valeur72. Pour être citoyen, encore
fallait-il pouvoir choisir de « consentir » au gouvernement, ou alors se rebeller, selon les
termes de la Déclaration d’indépendance : c’est ce qu’avaient fait les insurgés de la
Révolution. Par extension, les Noirs libres étaient victimes de discrimination : minoritaires, ils
ne pouvaient faire oublier l’image du Noir impuissant car asservi. On avait complaisamment
oublié l’image du soldat noir de la Révolution.
Suivant Ira Berlin, et son pionnier Slaves Without Masters (1974), de nombreux historiens ont
dépeint les Noirs libres comme des « esclaves sans maîtres », des citoyens de seconde
catégorie, du Nord au Sud. Privés de la plupart des droits dont jouissaient leurs concitoyens,
ils auraient été victimes d’un véritable ostracisme. Joanne Pope Melish a étudié
« l’émancipation graduelle et la race en Nouvelle-Angleterre, de 1780 à 1860 » : elle affirme
que les Noirs libres étaient confrontés à bien moins d’obstacles avant l’émancipation
qu’après. La campagne antiesclavagiste, en insistant d’abord sur la fin de la traite, avait

67
Ibid.
68
Marie-Jeanne Rossignol, Le ferment nationaliste : aux origines de la politique extérieure des États-Unis,
1789-1812, Paris, Belin, 1994, chapitre 6.
69
H. Wiencek, op. cit.,
70
M. Mason, Slavery and Politics, op. cit., p. 21.
71
I. Berlin, Many Thousand Gone, op. cit., p. 223-224 : « Une grande partie de cette augmentation découla de la
réouverture de la traite, étant donné que le nombre d’Africains transportés en Amérique du Nord pour y servir
d’esclaves fut aussi important que toutes les émancipations organisées par les États auxquelles on ajouterait
toutes les émancipations privées. »
72
François Fürstenberg, In the Name of the Father. Washington, Legacy, Slavery and the Making of a Nation,
New York, The Penguin Press, 2006, p. 22.

21
implicitement répandu l’idée selon laquelle il fallait diminuer le nombre d’esclaves, donc de
Noirs, perçus comme source de problèmes. Les Noirs libres, eux, nourrissaient de grands
espoirs de la rhétorique révolutionnaire : ils seraient libres, et pas seulement « libérés ». Or les
Blancs de Nouvelle-Angleterre opposèrent une résistance de tous les instants à cette
perspective, préférant considérer les anciens esclaves comme appartenant à une catégorie
problématique, ni asservis, ni égaux. Paradoxalement, le travail des sociétés d’émancipation,
souvent axé sur l’aide aux anciens esclaves, allait dans ce sens, puisque les antiesclavagistes,
sensibles à la « différence » des anciens esclaves, cherchaient avant tout à les assimiler à la
société blanche en les éduquant, sans militer pour que la société blanche les prenne par la
main. Aux Noirs récemment libérés de gagner leur égalité en s’en montrant dignes, grâce à
une attitude en tout point irréprochable : objectif évidemment inatteignable73. Si certains
prospèrent en dépit d’obstacles, de nombreux anciens esclaves peuplent les prisons : en 1801,
les Noirs composent un tiers du nombre des prisonniers de l’État de New York74.
Quelques maîtres seuls prirent l’ampleur de la responsabilité qui incombait à la société
blanche en s’occupant de l’avenir de leurs esclaves, en leur donnant des terres en particulier :
ce fut le cas de Richard Randolph. À travers l’exemple de ce fils d’une des plus grandes
familles de Virginie, l’historien Melvin Patrick Ely a récemment commencé de nuancer la
thèse de Slaves Without Masters (1974) où Berlin défendait l’idée qu’au Sud, les anciens
esclaves libérés seraient restés des esclaves virtuels, privés d’égalité des droits. Dans un
ouvrage qui fait date, Israel on the Appomattox, Ely a reconstitué la vie des quelque
90 esclaves que Richard Randolph, grand planteur de Virginie, libéra à sa mort en 1795 en
leur confiant une part de sa propriété75. Ce type d’émancipation correspondait aux vœux des
antiesclavagistes les plus convaincus. Il s’agissait de donner une chance aux libres et de ne
pas les lâcher dans la nature, sans éducation ou argent, au risque de confirmer les pires
préjugés de leurs compatriotes blancs. Les anciens esclaves de Randolph connurent une
certaine prospérité sur leur petit domaine. Loin de vivre dans un ghetto, ils travaillaient aussi
pour leurs voisins blancs et à la ville voisine. Quoique hostiles aux libres en tant que
catégorie, les Blancs les fréquentaient sur le plan individuel ; les tribunaux les protégeaient. Il
ne faudrait donc pas céder à une vision monolithique du statut des libres, dont les expériences
furent diverses et variées. En Virginie, les esclaves émancipés par Richard Randolph ne
pouvaient voter, servir comme juré, à l’instar des femmes et des pauvres blancs ; ils ne
pouvaient pas non plus témoigner contre les Blancs dans le cadre d’un procès. Mais en
Caroline du Nord, ils purent voter jusqu’en 1835. Si la vie des libres du Sud était encadrée de
nombreuses restrictions, encore davantage qu’au Nord, les règles de discrimination étaient
parfois si peu appliquées qu’elles en étaient comme invalidées : il ne s’agissait pas encore de
ségrégation76.
Il n’en reste pas moins qu’au cours des années 1800, l’effort abolitionniste s’essouffle, tout
d’abord dans le Sud « haut », puis sur le plan national. Les sociétés abolitionnistes du Nord,
qui cherchent à animer un réseau actif de sociétés semblables à travers tout le pays, y compris
au Sud, admettent que cet effort ne rencontre pas l’écho espéré. La coordination nationale ne
se rassemble plus que tous les trois ans. Une fois de plus, le contexte international est
particulièrement défavorable. Les années 1805-1815 correspondent à une période d’hostilité
croissante entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. Or ce dernier pays a alors renoué avec
sa campagne antiesclavagiste, et s’achemine vers une abolition totale de la traite en 1807.

73
Joanne Pope Melish, Disowning Slavery. Gradual Emancipation and “Race” in New England, 1780-1860,
Ithaca, Cornell University Press, 1998, p. 40, p. 53, p. 82, p. 88, p. 120, p. 121.
74
Duncan J. McLeod, Slavery, Race and the American Revolution, op. cit., p. 168.
75
Melvin Patrick Ely, Israel on the Appomattox : A Southern Experiment in Black Freedom from the 1790s
Through the Civil War, New York, Knopf, 2004.
76
Melvin Patrick Ely, Israel on the Appomattox, op. cit., p. 457, p. 463, p. 465, p. 467, p. 472.

22
Mais cette même année voit culminer les conflits navals entre les deux pays. Parallèlement,
l’insurrection de Saint-Domingue connaît un dernier avatar victorieux avec la Proclamation
d’une République en 1804, puis d’une constitution qui interdit aux Blancs toute propriété
terrienne sur l’ex-colonie française. Depuis dix ans qu’ils recueillent les planteurs français en
fuite, et leurs récits épouvantés, les Nord-Américains en ont conçu de grandes craintes pour
leur propre sécurité qui se traduisent par un renforcement du contrôle social de leurs esclaves :
en 1806, la Virginie revient sur la loi de 1782 qui permettait les émancipations privées. Tout
nouvel affranchi devra quitter l’État dans un délai de un an77. En 1808, lorsque les États-Unis
abolissent également la traite, il s’agit bien davantage d’entériner la fin du délai de grâce
accordé en 1787 aux planteurs du Sud « bas » pour qu’ils reconstituent leur main-d’œuvre,
que de suivre l’exemple de la Grande-Bretagne, où la nouvelle campagne antiesclavagiste,
largement soutenue par la population, a finalement abouti en 1807 à l’interdiction de la traite.

En s’opposant à la tyrannie et à l’« esclavage » que leur imposait la métropole par le biais de
nouveaux impôts, les insurgés américains ont également compris que leurs principes
révolutionnaires remettaient en cause l’esclavage qu’eux-mêmes pratiquaient. La Guerre
d’indépendance a bouleversé l’institution esclavagiste, et donné aux esclaves la possibilité de
revendiquer ou de prendre la liberté de multiples façons. En cherchant après la guerre à
émanciper largement les esclaves, les Nord-Américains ont surtout produit des solutions de
libération graduelles, qui indiquaient bien leur perplexité quant à l’intégration de ces anciens
esclaves dans le corps social et politique de la nation. Du Nord au Sud, les « libres » ont
rarement joui des droits naturels – liberté, égalité, droit à la poursuite du bonheur –, que
revendiquait pour les citoyens blancs la Déclaration d’indépendance. Ils ont souvent formé
une caste de citoyens de seconde classe, que les Blancs auraient aimé voir émigrer vers
l’Ouest ou repartir en Afrique, quand ils ne rejetaient pas finalement la perspective de leur
émancipation. Si la situation des libres a peut-être été moins dramatique qu’on ne l’a laissé
penser, il est cependant clair que la nation a cessé de s’engager sur la voie d’un
antiesclavagisme plus généreux juste au moment où l’abolition de la traite était enfin
proclamée. Les préjugés raciaux se sont renforcés au moment où les Noirs libres se trouvaient
confrontés aux attentes irréalisables de la société et aux valeurs dominantes de la propriété.

77
Ibid., p. 8.

23
Ties Unbound: Membership and Community during the Wars of
Independence. The Thirteen North American Colonies (1776-
1783) and New Spain (1808-1821)
Erika Pani
Centro de Investigación y Docencia Económica (CIDE), Mexico

In 1776, with the Declaration of Independence, the thirteen colonies asserted that they were
not rebellious territories within the Empire, but belligerent states at war with Great Britain.
That same year, New York native Henry Van Schaack (1733-1823) pondered the moral
quandaries into which this conflict plunged conscientious citizens and the authorities that
were to rule over them. The prominent lawyer, who had contributed to the revision of New
York’s colonial statutes in 1774, and had been a member of its Committee of
Correspondence, was to be exiled in England for his Tory sympathies from 1778 to 1785. But
before he felt forced to abandon his home, he reflected on the possibility of neutrality, when
the nature of government and its ideological underpinnings changed drastically :

in civil wars, I hold that there can be no neutrality; in mind I mean. Every man must
wish on side or the other to prevail […]. The ruling powers, therefore, have a right to
consider any person, who does not join them in action as averse to them in opinions […]
[but] have they a right to punish a mere difference of sentiment ? By no means.
Punishment as such, is due only to overt acts, to the transgression of some known law;
and that there may be strict neutrality in practice, is beyond dispute78.

Almost forty years later, as New Spain was racked by its own independence war, royalist
officer Andrés Amat, speaking in defense of a soldier accused of infidencia –disloyalty to
King and Country–, echoed similar sentiments as he questioned the scope of the rights and
obligations of governed and government in the midst of a bloody civil war. Gerónimo
Camargo, a second lieutenant in the Provincial Infantry Regiment of Celaya, who on six
occasions had acted with valor, “risking his life in the defense of Religion and the Rights of
the Sovereign,” stood accused because corporal Manuel Galván, an Insurgent agent, had tried
to “seduce” him. Nevertheless, argued Amat, it was not proven that Galván had changed
Camargo’s mind about who was right in the struggle between Insurgents and Royalists ; and
even if he had, was there “a chapter, in the wise By-laws that govern us, that establish
punishment for thoughts ?” Only God, Amat insisted, could be a judge of men’s personal
consciences and opinions79.
Van Schaack was among the most distinguished of New York’s legal and political
community, a graduate of King’s College. After independence, he was fully reinstated into

I am greatly indebted to Bertha Tejeda of CIDE’s Interlibrary Loan Office, to Alejandra Valdés and Carlos
Bravo for their research assistance, and to the participants of the Atlantic History Seminar Anniversary
Conference, the 2005 Symposium on Comparative Early Modern Legal History, and Columbia University’s
ILAS meeting for their valuable comments. All distortions, omissions, blunders and translations are mine.
78
Quoted in William A. Benton, “Henry Van Schaack : The Conscience of a Loyalist”, in Robert A. East, Jacob
Judd, eds., The Loyalist Americans. A Focus on Greater New York, Tarrytown, NY, Sleepy Hollow Restorations,
1975, p. 44-55, p. 49. The emphasis is in the original.
79
“Regimiento de Infantería de Nueva España, Segundo batallón. Criminal contra el cabo segundo Manuel
Galván [y siete otros] por el delito de infidencia, sedición e inteligencia por escrito con el enemigo de el primero
y complicidad de los restantes”, in Archivo General de la Nación (henceforth AGN), ramo Infidencias, vol. 41,
exp. 1, fojas 130.

24
society, even founding a law school in Kinderhook. As he wrote, he was trying to make sense
of the bewildering choices being made by many of his friends and kin as the colonies opted to
separate from the Mother Country. Andrés Amat, a lieutenant in the Spanish army, was
probably younger, Creole, and reasonably well-educated and well-connected80. He hoped to
save his subaltern –who was also his “godson”– from a militant court of law that he argued
was overstepping its boundaries. Although the circumstances, background, position and
objective of these two men differ greatly, their deliberations on the nature and exigencies of
political allegiance resonate with similar concerns about the nature of political legitimacy and
the individual’s relationship to authority. This suggests that, in giving birth to independent
states, the societies of British and Spanish America, faced a series of pressing challenges that
were surprisingly similar, despite profoundly different traditions and contexts. Contrary to the
way the story of independence and revolution have been traditionally told, these movements
were not the unshackling of a nation come of age, but required, in both cases, not only the
reinvention of political legitimacy and the restructuring of the machinery of governance, but
also the often painful reconstruction of community.
In the thirteen British North American colonies and in Spanish America over three decades
later, as imperial crisis became civil wars, they shattered old bonds of allegiance. Membership
and community were contested, and the premises on which they had stood fought over and
refashioned. In a context in which the ideological scaffolding that had upheld public authority
was being pulled apart by revolution, authorities both old and new struggled to enforce
community and the obligations of membership, and to meet the exigencies of war. In British
North America, men trying to build a new order of things sought to redraw the basis of loyalty
and belonging. In New Spain, those who were trying to buttress the old order sought to keep
an estranged community together. In this essay, we hope to show the ways in which, in these
two cases, the mechanics of inclusion and exclusion were constructed, and allegiance made
visible. We hope that the comparative angle will illuminate, by highlighting commonalities
and differences, the problems and issues that would prove key to shaping the “Atlantic
experiment” that was to be the founding of new states, at the end of the Eighteenth and
beginning of the Nineteenth Centuries.

1) Shifting Identities.

a) To Be American.

The sentiments and visions inspired by “colonial” identity in the Atlantic world had always
been contentious and contradictory, in that, as John H. Elliot argues, those who crossed the
Ocean to America strove to “reproduce the mother country”, just as they hoped to construct a
New World that would be better than the Old. Even as the American subjects of European
powers had to fend of the “continuous barrage of calumny” flung at them in metropolitan
discourse, both their day-to-day experiences in a significantly autonomous government and
the density their commercial, political and affective links to the “Mother Country” make it
almost a misnomer to speak of “colonialism81”. Nevertheless, the shift in imperial policy after

80
Amat could be the son of military engineer Andrés Amat de Tortosa, Intendant of Guanajuato, 1787-1790. For
the royalist army, see Christon Archer, The Army in Bourbon Mexico, 1760-1810, Albuquerque, University of
New Mexico Press, 1977.
81
John H. Elliot, “Introduction : Colonial Identity in the Atlantic World”, in Nicholas Canny, Anthony Pagden,
eds., Colonial Identity in the Atlantic World, 1500-1800, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. 3-13.
See, in the same volume, Anthony Pagden, “Identity formation in Spanish America”, p. 51-93 ; Michael
Zuckerman, “Identity in British America : Unease in Eden”, p. 115-157, David Brading, Los orígenes del
nacionalismo mexicano, México, Era, 1988 ; Solange Alberro, Del gachupín al criollo : o de cómo los españoles
de México dejaron de serlo, México, El Colegio de México, 1992.

25
the peace of 1763, which implied new geopolitical challenges and strategies for both winner
and losers, would bring to the fore the subject status of the colonies82. The vindication of
America and its injured inhabitants –whose “American” identity would now be systematically
articulated against the Old World83– was soon to follow.
Both London and Madrid sought to increase royal revenue in the American colonies. The
British policies of the 1760s represented a jarring departure from customary practices in
Parliament’s exercise of jurisdiction over colonial affairs84. Furthermore, the Stamp and Sugar
Acts of 1765, and then the 1767 Townshend duties on tea, glass, paper and paint, established
“internal” levies without the consent of those taxed, and subjected Americans to trials without
jury under the vice-admiralty courts. In the eyes of British Americans, they violated the
British constitution. These acts of Parliament were depicted as “manifestly subversive of
public Liberty [… and] utterly destructive of public Happiness85”. They signaled the
beginning of the end; only slavery and despotism could follow. “If they succeed in the Sale of
Tea”, read a New York broadside in 1773, “we shall have no property that we can call our
own86”. Parliament repealed the Stamp Act, but insisted on its supremacy over the colonies,
and its right to tax them.
On the other hand, floundering Spain still managed, in its spotty implementation of reform, to
set up a bureaucratic and tax-collecting machine of unexpected efficiency. Manned by
enlightened “King’s men” that hoped to straighten up and purify the baroque structures of
New Spain, the Bourbon state absorbed the kingdom’s economic surplus, encroached on the
local elites’ interests, and disturbed communal practices87. In 1766 and 1767, the Bajío region

82
Edward Countryman and Susan Deans, “Independence and Revolution in the Americas : A Project for
Comparative Study”, in Radical History Review, 27, 1983, p. 144-171 ; p. 148. On America “becoming
colonial”, see T.H. Breen, The Marketplace of Revolution. How Consumer Politics Shaped American
Independence, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 200-204.
83
Richard L Merritt’s quantitative symbol analysis of the colonial press has shown that there is a steady increase
in “community awareness” during the four decades preceding the formation of the first Continental Congress,
and David Brading and Solange Alberro have traced the development of a “Creole patriotism” and an American
(criollo) identity that precedes the second half of the XVIII century. We would argue, though, that it had not
acquired, a political, oppositional sense. Richard L. Merritt, Symbols of American Community, 1735-1775, New
Haven, Yale University Press, 1966, p. 123-138, 146-147. David A. Brading, Orbe indiano : de la monarquía
católica a la República criolla, 1492-1867, México, Fondo de Cultura Económica, 1991 ; Alberro, De gachupín,
After the meeting of the First Continental Congress in September 1774, Patrick Henry said that “The distinctions
between Virginians, Pennsylvanians, New Yorkers and New Englanders are no more. I am not a Virginian but an
American”. Cited in Gary B. Nash, The Unknown American Revolution. The Unruly Birth of Democracy and the
Struggle to Create America, New York, Viking, 2005, p. 90-91. For New Spain, see Guadalupe Jiménez
Codinach, “La insurgencia de los nombres” in Josefina Z. Vázquez, ed., Interpretaciones de la independencia de
México, México, Nueva Imagen, 1997, p. 103-122.
84
Jack P. Greene, Peripheries and Center. Constitutional Development in the Extended Polities of the British
Empire and the United States, 1607-1788, Athens, London, University of Georgia Press, 1986, p. 76-85.
85
“Resolves of the Pennsylvania Assembly on the Stamp Act”, September 21, 1765, at
www.yale.edu/lawweb/avalon/
86
“The Association of the Sons of Liberty of New York,” in An American Time-Capsule: Three centuries of
Broadsides and Other Printed Ephemera, in www.loc.gov. For the visions of government that stood behind the
slightly hysterical fears of XVII century Americans, see Bernard Bailyn, The Ideological Origins of the
American Revolution, Cambridge, Belknap Press of Harvard University, 1967.
87
By the end of the viceregal period, New Spain’s “popular” sectors were contributing around 20 % of their
income to the Crown, one of the heaviest fiscal burdens in the Atlantic world, while the compulsory deposit of
community funds from the cajas de comunidad in the Bank of San Carlos, and the refinancing of the public debt
by recalling the capitals lent out by the Church through the consolidación de vales reales severely depleted the
economy of New Spain of circulating and investment capital. See Enrique Cárdenas, Cuando se originó el atraso
económico de México : la economía mexicana en el largo siglo XIX, 1780-1920, Madrid, Fundación Ortega y
Gasset, 2003, p. 21-58, especially p. 36-38 ; Carlos Marichal, “La bancarrota del virreinato: finanzas, guerra y
política en la Nueva España, 1770-1808”, in Josefina Vázquez, ed., Interpretaciones del siglo XIX mexicano,
México, Nueva Imagen, 1992, p. 153-186. For the effects of and reactions to the “enlightened” reforms on

26
was rocked by violent popular upheavals that decried the expulsion of the Jesuit order and
demanded “a New Law and a New King”. Four years later, the members of the Mexico City
cabildo protested the King’s appointing European Spaniards instead of native born criollos to
posts of honor and profit as contrary to “natural law88”. The former were repressed with
unprecedented violence, the latter politely ignored89. In 1766, novohispanos were told that
“subjects have to know, once and for all, that they have been born to obey, and not to consider
the high affairs of government90”.
During the last third of the Eighteenth century, then, in Spanish and British America, the
second-class status of ultramarine subjects became painfully obvious. In 1765, a Maryland
newspaper asked the uncomfortable question : “Are the People of America, BRITISH
Subjects ? Are they not Englishmen ?91” In their plaintive petition to Charles III, elite
American Spaniards claimed that the Sovereign’s apparent contempt for his subjects in the
Indies would transform its “copious number of vassals […] [into] less than men, deadweights,
that will be nothing but a heavy burden92”. As a response to what they considered insult and
injury, the colonists’ first line of defense, both north and south, was to reassert their
membership in the empire, as His Majesty’s very loyal subjects. In British America,
pamphlets were published to “assert” and “prove” the rights of the colonists as Englishmen93.
The Mexico City councilmen insisted that, in criollos there was
the same nobility of spirit, the same loyalty, the same love towards Your Majesty, the
same passion for public welfare as in the most noble, faithful, devoted and cultured
Nations of Europe: and that in judging that our endowments as lesser than those of Your
Majesty’s other vassals, the most reprehensible injustice and undisguised injury are done
to us94.

Both the North American pamphleteers and the criollo petitioners articulated a rights-based
defense of injured America as an integral part of a transatlantic empire. Since in the case of
the threatened elite of New Spain the issue was the exercise of local political power, to the
detriment of European Spaniards, greater stress was placed on the privileged nature of the tie
that bound the American Spaniard to the soil on which he was born. Because of this, they
emphasized the love of the land and the wealth of local knowledge inherent to the native-
born, which inevitably made them better governors. While North Americans publicists tended
to conflate natural rights –“the inalienable, indefeasible rights inherent in all people by virtue

religious practices, social organization, and popular sensibilities, see Juan Pedro Viqueira, ¿Relajados o
reprimidos? : diversiones públicas y vida social en la Ciudad de México durante el Siglo de las Luces, México,
Fondo de Cultura Económica, 1987 ; Felipe Castro, Nuevo Rey, nueva ley: reformas borbónicas y rebelión
popular en Nueva España, Zamora, El Colegio de Michoacán, México, Universidad Nacional Autónoma de
México, 1996 ; Clara García, “El privilegio de pertenecer: las comunidades de fieles y la crisis de la monarquía
católica”, unpublished manuscript.
88
“Representación que hizo la ciudad de México al rey D. Carlos III en 1771 sobre que los criollos deben ser
preferidos en la distribución de empleos y beneficios de estos reinos”, in J.E. Hernández y Dávalos, comp.,
Historia de la guerra de independencia en México, six volumes, México, INEHRM, 1985, vol. I, p. 427-454,
p. 428.
89
Of the 854 indighted after the 1767 tumultos, 85 were executed, beheaded, and their severed heads exhibited,
their homes destroyed, their fields sown with salt, and their families exiled from the jurisdiction. The others
received sentences of varying degrees of severity. José de Gálvez, Informe sobre las rebeliones populares de
1767, Felipe Castro, ed., México, Universidad Nacional Autónoma de México, 1990, p. 11. The Bourbon
reforms postulated the “equality” between the King’s Spanish subjects, and thus the possibility for American
Spaniards’ serving elsewhere in the empire, which remained exceptional and did not solve the problem of local
interest representation in local government.
90
Decree ordering the expulsion of the Jesuits, cited in Castro, 1996, p. 97.
91
Quoted in T.H. Breen, 2004, p. 202.
92
“Representación,” in Hernández y Dávalos, ed., 1985, vol.I, p. 434.
93
See James Otis, The Rights of the British Colonies Asserted and Proved, Boston, Edes and Gill, 1764.
94
“Representación”, in Hernández y Dávalos, ed., 1985, vol. I, p. 452. Pagden, 1983, p. 65.

27
of their humanity”– and “the concrete provisions of English law95”, the elite of New Spain
was driven less to speak of inalienable rights, than of the privileges due to them as Spaniards,
and the right –enshrined in the Law of Nations– of the native-born to rule. They praised a
community based on, as Tamar Herzog has written, “love and natural ties”, and to contrast
“natural” and “civic law96”.
The reaction of both British and Spanish American colonists rested on similar arguments and
fed into a growing “creole” consciousness –with all the ambiguities this term implies. It
would be misleading to draw from them a straight line to the independence movements, as is
shown by the subsequent loyalism of such leaders of the “American cause” as Joseph
Galloway of Pennsylvania and William Smith of New York in the 1760s, or of Manuel Abad
y Queipo, bishop-elect of Michoacán at the turn of the century. Nevertheless, the vindication
of the rights and privileges of certain –white– Americans contributed to the reification and
glorification of “America” and its “liberties”. But if the colonists’ discourse resonates with
similar themes, their audiences, dissemination, and effects were significantly different.
The colonists’ pleas were designed to sway “public opinion” : they were printed and
distributed; they sought to be well argued and convincing to a broad audience. In the thirteen
colonies, materially upholding American rights and liberties was put directly in the hands of
the people. Ordinary men and women might not read the sophisticated pamphlets of the
imperial debate, and their raucous, outdoor popular manifestations against the arbitrary acts of
government surely terrified many members of the revolutionary leadership, but the ultimate
success of the continental association against British commerce depended on their
involvement. It was regular townsfolk and farmers who were to wear homespun and give up
drinking tea97. In what T.H. Breen has described as “a brilliantly innovative strategy”,
Americans turned “their own economic dependence into organized resistance”, by boycotting
British goods98. Resistance to Great Britain could not be, then, but the every-day affair of
ordinary people.
In New Spain, during the last third of the Eighteenth century, one finds, on the one hand, the
violent riots unleashed by the Jesuit expulsion, and, on the other hand, the learned
disquisitions of what has been described as “Creole patriotism99”. Defending America in print
remained in many ways restricted to the rarified atmosphere of the academic polemics of
Mexican “intellectuals” –scientists and artists–, who praised the merits of those born on this
side of the Atlantic, unacknowledged by a disdainful Europe100. What is arguably the most

95
Bailyn, 1992, p. 184-185.
96
Tamar Herzog, Defining Nations. Immigrants and Citizens in Early Modern Spain and Spanish America, New
Haven, Yale University Press, 2003, p. 141-152, citation p. 152.
97
Breen, 2004.
98
Breen, 2004, p. 196-234, citation from p. 197. For Massachusetts, see Richard D. Brown, Revolutionary
Politics in Massachusetts. The Boston Committee of Correspondence and the Towns, 1772-1774, Cambridge,
Harvard University Press, 1970.
99
David Brading, The Origins of Mexican Nationalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1985 ; David
Brading, Orbe indiano : de la monarquía católica a la república criolla, México, Fondo de Cultura Económica,
1991 ; Benedict Anderson, Imagined communities : reflections on the origin and spread of nationalism, New
York, Verso, 1991.
100
Dorothy Tanck de Estrada, “Ilustración, educación e identidad nacionalista en el siglo XVIII”, in Gran
historia de México ilustrada, five volumes, México, Planeta DeAgostoni, Conaculta, INAH, 2002, vol. III :
Josefina Vázquez, ed., El nacimiento de México, 1750-1856, p. 21-40, p. 32-38. John H. Elliot makes a similar
argument –and stresses the Spanish Americans’ inability to construct intercolonial alliances— particularly of the
Tupac Amaru rebellion in Peru (1780-1783), and the rebellion of the Comuneros in New Granada (1781-1782),
in his luminous Empires of the Atlantic World. Britain and Spain in America, 1492-1830, New Haven, Yale
University Press, 2006, p. 325-368, specially 353-368.

28
articulate vindication of “Mexico” was published in Europe, and in Italian101. The learned
men involved in this movement had little to do with the Indian, mestizo and mulatto rioters of
San Luis de la Paz, Pátzcuaro or Guanajuato who in 1767 vowed to kill European Spaniards –
derisively called “gachupines”– because these “Jews” were attempting to deprive them of
“God’s law102”.
Thus, in the northern British colonies, food rioters who demanded price controls and the
merchants they condemned both brandished the flag of “Liberty103”. In New Spain, those
disgruntled with the state of affairs in the viceroyalty throughout the social spectrum seemed
to lack common ground and a common language. To an insightful observer at the end of the
century, the fabric of society seemed dangerously frayed and fragile. Manuel Abad y Queipo
argued in 1799 that the Indians and castas –mixed bloods– who made up nine tenths of the
population were the workers and servants of the Spanish minority, and as such “there resulted
that opposition of interests and affections that occurs between those who have nothing and
those who have everything”.

What interests can attach [Indians and castas] to [the Spaniards], and the three of them to
law and government ? […These] secure and protect [the Spaniards’] life, honor and
property […] But the other two classes have no wealth, no honor, no cause for envy that
would push another to attack their lives or persons. What is the law to them, when it
exercises its authority only to send them to jail, the picota, the penal colony or the
gallows104 ?

b) The Mechanics of Mobilization

Protests against the policies of the Mother Country, then, involved broad segments of colonial
society, but while in the thirteen colonies they gave off the –perhaps equivocal– sense of
unified movement, this cannot be said of New Spain until the outbreak of war. This is due, in
part, to the differences between the channels of communication and dissemination and the
way they constructed the centers for interlocution between colony and metropole. British and
Spanish colonists all insisted on their being their King’s most loyal and loving subjects. The
1765 Congress and the 1771 Mexico City cabildo both asserted their submission and devotion
to the Crown, as they humbly petitioned with “the warmest sentiments of affection and duty
to His Majesty's Person and Government105”. But the cabildo took on the voice of the whole
kingdom of New Spain, because it was “its Head, and Court of the whole of it106”.
101
By the Mexican Jesuit in exile, Francisco Xavier Clavijero, Storia antica del Messico : cavata da' migliori
storici spagnuoli, e da' manoscritti, e dalle pitture antiche degl' Indiani...e dissertazioni sulla terra, sugli
animale, e sugli abitatori del Messico, Cesena, G. Biasini, 1780-1781.
102
Castro, 1996, p. 117, p. 158. Castro sees hostility against the gachupines, as opposed to against the “white”
ruling class –regardless of American or European origin– as expressing resentment and challenging the
legitimacy of colonial authorities. Castro, 1996, p. 261-264.
103
Barbara Clark Smith, “Food Rioters and the American Revolution”, in The William and Mary Quarterly, 3rd
Ser., n° 51-1 (January), 1994, p. 3-38, p. 7, p. 22.
104
“Representación sobre la inmunidad personal del clero, reducida por las leyes del Nuevo Código, en la cual se
propuso al rey el asunto de diferentes leyes que establecidas, harían la base de un gobierno liberal y benéfico
para las Américas y para si metrópoli”, in Manuel Abad y Queipo, Colección de los escritos más importantes
que en diferentes épocas dirigió al gobierno D. Manuel Abad y Queipo, obispo electo de Michoacán, movido de
un celo ardiente ppor el bien general de la Nueva España, y felicidad de sus habitantes, especialmente de los
indios y las castas : y los da a luz en contraposición de las calumnias atroces que han publicado los cabecillas
insurgentes, a fin de hacerle odioso con el pueblo y destruir por este medio la fuerza de los escritos con que los
ha combatido desde el principio de la insurrección, México, CONACULTA, 1994, p. 33-86, p. 74, p. 77. The
picota was a column or stake placed outside population centers where the head of major criminals would be
placed for exhibition, after execution.
105
“Resolutions of the Continental Congress”, October 19, 1765, at www.yale.edu/lawweb/avalon/
106
“Representación”, in Hernández y Dávalos, ed., 1985, vol. I, p. 427.

29
Conversely, the Congress which met in New York was made up of delegates from nine
colonies, and its declaration followed on the footsteps of the protests and “humble” petitions
of the elected assemblies of Massachusetts, Virginia, Rhode Island and Pennsylvania. In the
wake of the Massachusetts Assembly’s 1768 invitation to other colonies to “harmonize with
each other” in the face of Parliamentary incomprehension, contact between colonial
legislatures became more systematic. In 1773, following the lead of the Virginia House of
Burgesses, these connections would become institutionalized in the Committees of
correspondence, which set up the network that provided a concrete, “recognizable basis for
colonial confederation,” and made possible a concerted response to the Coercive Acts107.
The American Independence movement was preceded by almost a decade of public
discussion, mobilization and organization, in which the colonial representative bodies were
important actors. Other instances, such as the New England town meetings, and voluntary
associations such as the Sons of Liberty also took it upon themselves to clarify the issues at
stake, mobilize public opinion, and intimidate those who opposed the “American” cause.
When the First Continental Congress called for the election of local committees of inspection,
and charged them with the enforcement of its non-importation, non-consumption and non-
exportation agreement, it set up a system of institutions that were at once local in nature and
“continental” in scope and which immediately embodied a concerted resistance movement108.
The committees were the “regulatory agencies” of Congress: their mandate was, to a certain
extent, legitimized and defined both by popular election and by the directives of a “central”
representative body109. They involved a large number of freeholders who, before, had
probably stood aloof from politics –1,100 in Virginia, approximately 1,600 in Massachusetts,
over 500 in New Jersey, at least 400 in New Hampshire. In their efforts to set up due process
and shore up their authority when exposing the “enemies of American liberty”, the
committees both channeled and defused popular energies110. They sometimes enforced a
“moral economy” by setting prices and controlling the distribution of food111. Perhaps most
importantly, both the colonial legislative assemblies –individual dissention notwithstanding–
and the committees provided a tangible, on-the-ground, reasonably operative foundation for
independent government as royal government frittered away.
Edward Countryman, Susan Deans and Eric Van Young have already pointed out that
organization is a key factor which contributes to the distance between the British and Spanish
American experience in the struggle for independence. While the reaction of the rural
population in the Bajío to Miguel Hidalgo’s 1810 call to arms was similar to that of American
colonists’ on hearing of the battles of Concord and Lexington, the Mexican “insurgent
hordes” failed to establish civilian structures of any significant permanence, especially at the
local level112. From the outbreak of rebellion, as they took up arms against viceregal authority,

107
“Massachusetts circular letter to colonial legislatures”, February 11, 1768, “Virginia Resolutions Establishing
a Committee of Correspondence”, March 12, 1773, at www.yale.edu/lawweb/avalon/ David Ammerman, In the
Common Cause. American Response to the Coercive Acts of 1774, Charlottesville, University of Virginia, 1974,
p. 20.
108
Ammerman, 1974, p. 103-124.
109
See, for instance, the argument of the reach of Congressional authority in “The Following Letter Was Some
Nights Ago Thrown In Among the Sons of Liberty”, New York, John Holt, 1775. In discussing how the city
should treat the Murray brothers, who unloaded goods “in a clandestine manner”, the author of this broadside
argued that “Congress intended some [exemplary] punishment […] but as they were not vested with legislative
powers [… they] wisely left it to the body of the people in each province”. In American Time Capsule at
www.loc.gov.
110
Ammerman, 1974, p. 106-107, p. 122-124.
111
Edward Countryman, “Consolidating Power in Revolutionary America: The Case of New York, 1775-1783”,
in Journal of Interdisciplinary History, VI:4 (Spring), 1976, p. 645-677.
112
Countryman, Deans, 1983, p. 158-159 ; Eric Van Young, The Other Rebellion. Popular Violence, Ideology,
and the Mexican Struggle for Independence, 1810-1821, Stanford, Stanford University Press, 2001, p. 510.

30
the rebels attempted to set up structures for political government. Hidalgo named a Junta
Auxiliar de gobierno, made up of priests, lawyers and private citizens. In 1812, the lawyer
Ignacio Rayón spoke of the illegitimacy of royal government in New Spain, not because of
Bonaparte’s usurpation, but because the Peninsular Juntas, who claimed to be preserving
Fernando VII’s sovereignty until his return were “null” in that the Americas were not
represented within them. Because of this, he sought to set up a representative government113.
In August of 1811, the sixteen Insurgent military commanders elected a three –then four, then
five– man Suprema Junta Gubernativa de América114. In September of 1813, a representative
“National Congress” met in Chilpancingo.
The composition of the Chilpancingo Congress reflected both the difficulties of establishing
mechanisms for political representation in the midst of war, and the differing concepts of
representation should be, for men whose references and experiences fit into the corporate
framework of the viceregal past. The Mexican Insurgents, like other revolutionaries
throughout the West, assumed “the nation” was now the seat of sovereignty, and struggled to
find ways in which to translate such an intoxicating principle into operative structures of
government. They grappled to define voter elegibility, the mechanisms used to designate
representatives, the nature of representation, and the limits to the authority of such “natural”
representatives as priest, Indian governors and military commanders. Insurgent leaders
wrestled with these questions while they scuffled for primacy within the movement: it is not
surprising, then, that the body that met in a dusty, arid valley of the present day state of
Guerrero was a hybrid of various views of what a congress should be, and riddled with the
divisions of a contest for power.
Consequently, Insurgent commanders Ignacio Rayón, José Sixto Berdusco and José María
Liceaga, all members of the defunct Suprema Junta, represented the provinces that were the
main theaters of their military operations. The provinces that were controlled by the rebels,
Oaxaca and Tecpan, both sent a representative. José María Gurría y Galardi of Oaxaca was
elected by the provincial capital’s vecinos principales –the cathedral and municipal cabildos,
leading bureaucrats and wealthy merchants– and representatives from certain outlying
districts. Tecpan, were the election methods were very heterogeneous –some towns held
popular elections in order to designate their electors, while in others, the elector was the
parish priest, the Indian governor or the highest-ranking bureaucrat– sent vicar José Manuel
de Herrera. Generalísimo José María Morelos, who had taken up the leadership of the
Insurgent movement after the execution of Hidalgo and Ignacio Allende in July 1811,
designated representatives for the “oppressed” provinces of Puebla, Veracruz and Mexico,
although the representative of the latter, lawyer and publicist Carlos María de Bustamante,
bore the added seal of legitimacy of having been chosen parish elector in the 1812 elections in
Mexico City115.
Nevertheless, the life of the Chilpancingo Congress, and of its 1814 Apatzingán constitution,
was short, as it followed the fate of the Insurgent armies. After the death of Morelos in
December of 1815, the movement was not defeated but reduced to marginal outposts in the
lowlands of Tierra Caliente. Nevertheless, both the American and the Hispanic Revolutions
implied dramatic transformations in the ways people thought about political representation
and participation. In what was to become the United States, the struggle for Independence
113
Alfredo Ávila, En nombre de la Nación. La formación del gobierno representativo en México, México,
CIDE, Taurus, 1999, p. 152-153. I follow Ávila closely in the next paragraphs.
114
José Miranda, Las ideas y las instituciones políticas mexicanas. Primera parte, 1521-1820, México, Instituto
de Derecho Comparado UNAM, 1952.
115
Miranda, 1952, p. 346-358; Ávila, 1999, p. 143-182 ; Virgina Guedea, “Los procesos electorales
insurgentes”, in Estudios de Historia Novohispana, 11, 1991, p. 222-248. For conceptions of representation see,
among the various works on the topic by François-Xavier Guerra, “The Spanish Tradition of Representation and
its European Roots” in Journal of Latin American Studies, 26 : 1 (Feb. 1994), p. 1-35.

31
brought about what was perhaps the most numerically significant broadening of suffrage,
although this was a geographically uneven process116. However, all colonies maintained the
colonial structure of government –with an executive, a two-chamber legislative (with the
exception of Pennsylvania and Georgia, who both adhered to the colonial precedent of a
single house of representatives), and a judiciary– and, in many instances, its governing
personnel, purged of the agents of royal authority. The fact that, from the outbreak of
hostilities, periodic elections were held, and that, after 1776, the drafting of the independent
states’ constitutions took place in the midst of war, speaks to the solidity of political culture in
British North America and, perhaps, to the more contained nature of its independence war117.
In New Spain, the novel structuring of political legitimacy around the mechanisms of political
representation, undertaken by both royalist and insurgent authorities, was characterized by the
instability inherent to novelty, experimentation and war. In the end, both the effort to
represent New Spain in the Imperial Cortes and that of setting up an independent
representative government failed, the first because of the metropole’s refusal to act upon the
much celebrated equality of the “integral parts” of the monarchy118 ; the latter because of the
ineffectiveness of Insurgent government. The 1812 constitution, by excluding the castas –
those of African descent– from suffrage, effectively reduced the representation of the
American possessions, and they consistently refused to allow for the greater autonomy aimed
at by those members of the colonial elite seeking to remain within the imperial framework.
Neither the Insurgent Congress nor the Cádiz Cortes managed to embody a neuralgic center
for the reorganization of political power throughout the viceroyalty119, in that they failed to
create the institutional network that linked the Continental Congress to the local Committees
of Inspection that with the war would become Committees of Safety.
On the contrary, the creation, under the 1812 Cádiz Constitution, of elected town councils
(ayuntamientos) in all towns with more than 1,000 inhabitants implied a radical dispersion
and popularization of politics in what Antonio Annino has described as the “territorial
revolution of the pueblos120”. Nevertheless, these local governing bodies lacked the sense of
mission of the North American Committees, and a “national” reference such as Congress.
They were unconcerned with the “jealous eye” of other provinces, or with their responsibility

116
The first constitutions and electoral statutes of Connecticut, Delaware, Maryland, Massachusetts, North
Carolina, Rhode Island, South Carolina and Virginia established a freehold requirement, which remained in
effect in Virginia and North Carolina –although it applied only to Senate elections—until de 1850s. Alexander
Keyssar, The right to vote : the contested history of democracy in the United States, New York, Basic Books,
2000, Tables A2 and A3 ; Chilton Williamson, American suffrage: from property to democracy, 1760-1860,
Princeton, Princeton University Press, 1960. I would like to thank Prof. Herb Sloan for his comments on this
topic.
117
For the concept of representation, see Jack Richon Pole, Political representation in England and the origins
of the American Republic, New York, St. Martin’s Press, 1966 ; Williamson, American ; Keyssar, The right ;
Erika Pani, “Ciudadanos, cuerpos, intereses : las incertidumbres de la representación ; Estados Unidos, 1776-
1787 – México, 1808-1828”. en Historia Mexicana, 53 : 1 (jul-sep. 2003), p. 65-115 ; Willi Paul Adams, The
first American constitutions: Republican ideology and the making of the State constitutions in the Revolutionary
era, Williamsburg, University of North Carolina Press, 1980; Nash, 2005, p. 264-305.
118
José María Portillo Valdés, Crisis atlántica : autonomía e independencia en la crisis de la monarquía
hispana, Madrid, Marcial Pons, 2006.
119
It can nevertheless be argued that the Cádiz Constitution did provide the basis of independent Mexico’s
political geography, not only because of the permanence of the ayuntamientos, but in that the elected
Diputaciones Provinciales –excepting that of Tlaxcala– became the legislative assemblies of the federated states.
Hira de Gortari “El territorio y las identidades en la construcción de la nación”, in Alicia Hernández, Manuel
Miño, coords. Cincuenta años de Historia en México, México, El Colegio de México, 1991, vol. 2, p. 199-220.
120
Antonio Annino, “Cádiz y la revolución territorial de los pueblos”, in Antonio Annino, ed., Historia de las
elecciones en Iberoamérica, siglo XIX : de la formación del espacio político nacional, México, Fondo de Cultura
Económica, 1995.

32
in preserving or “dissolving the said union121”. In many cases, during the 1810s, the
ayuntamientos’ main goal was the defense of community, against both the royalist and
insurgent forces that were wrecking havoc in the Mexican countryside122. The ayuntamiento
remained a key player after independence, because the concept of vecino (neighbor) was
central to that of citizen123. But if in British America the creation of a network that
crisscrossed the colonies contributed to the construction of a “continental” –if not a “national”
– perspective, the “municipalization” of New Spain entailed and legitimized a more radical
localism.

2) Community Represented.

In 1808, the constituted authorities of New Spain –the viceregal authorities, its civil and
ecclesiastical cabildos, Indian republics, religious communities, etc.– rose unanimously to
deplore and protest the Napoleonic invasion of the Iberian peninsula. The Mexico City
cabildo claimed that, with other “bodies that carry the public voice”, it would “keep intact,
defend and energetically sustain” the King’s sovereignty over New Spain. This assertion was
considered so threatening to Peninsular Spaniards –identified with the kingdom’s superior
court, the Audiencia, and the merchants of the Consulado– that viceroy Iturrigaray and some
of the city councilmen were imprisoned, in what was effectively a coup d’État124. Two years
later, Miguel Hidalgo, a criollo priest, called his parishioners to arms in defense of
Fernando VII and the catholic religion, which were being threatened by the irreligious,
disloyal gachupines. The Insurgency was contained by a bloody war, in which, at least during
the first years, both sides claimed to be fighting for God, the Fatherland and the King.
Independence was finally declared in 1821 –although not recognized by Spain until 1836–,
under the leadership of a royalist officer, Agustín de Iturbide.
Issues seem clearer in the case of British America, but only slightly so. In 1774, delegates
from twelve of the thirteen colonies refused to submit to a series of Acts of parliament they
considered “impolitic, unjust, and cruel, as well as unconstitutional, and most dangerous and
destructive of American rights”. Yet they did so as “Englishmen”, and joined the Continental
Association as “his majesty’s most dutiful subjects125”. Six months later, Congress had agreed
on the “necessity of taking up arms”. The war against the Mother Country lasted until 1783.
This profound confusion is symptomatic of how traumatic the concept of breaking up with the

121
“The Following Letter”, in An American Time-Capsule, at www.loc.gov.
122
The defense of community was, according to Van Young, the central motivation of the men who took up
arms against viceregal authorities. For the defense strategies of the pueblos, see, for Guanajuato, José Antonio
Serrano, Jerarquía territorial y transición política : Guanajuato, 1790-1836, Zamora, El Colegio de Michoacán,
2001 ; for Michoacán, Juan Ortiz, Guerra y gobierno : los pueblos y la independencia de México, Sevilla,
Universidad internacional de Andalucía, La Rábida, 1997 ; for Veracruz, Michael Ducey, “La causa justa : los
defensores del dominio español en el norte de Veracruz, 1810-1821” in William Fowler, Humberto Morales, ed.,
El conservadurismo mexicano (1810-1910), Puebla, Universidad Atónoma de Puebla, 1999, p. 37-58. For a
different perspective, see, for Guerrero, Peter Guardino, Peasants, politics, and the formation of Mexico’s
national state : Guerrero, 1800-1857, Stanford, Stanford University Press, 1996.
123
See Antonio Annino, “Ciudadanía versus gobernabilidad republicana en México. Los orígenes de un dilema”,
in Marcello Carmagnani, Alicia Hernández Chávez, “la ciudadanía orgánica en México, 1850-1910”, in Hilda
Sabato, ed., Ciudadanía política y formación de las naciones. Perspectivas históricas de América Latina,
México, Fondo de Cultura Económica, 1999, p. 62-93, p. 371-404.
124
“Acta del Ayuntamiento de México, en la que se declaró se tuviera por insubsistente la abdicación de
Carlos IV y Felipe VII (sic.) hecha en Napoleón : que se desconozca todo funcionario que venga nombrado de
España: que el virrey gobierne por comisión del ayuntamiento en representación del virreynato y otros
artículos”, July 19, 1808, in Hernández y Dávalos, ed., 1985, vol. I, p. 475-485. Hugh Hamill, “Un discurso
formado en la angustia” in Historia Mexicana ; Ávila, 1999, p. 66-72.
125
“Declarations and Resolves of the First Continental Congress”, October 14, 1774, “The Articles of
Association”, October 20, 1774 at www.yale.edu/lawweb/avalon/

33
metropole was, of why the issue of independence would tear colonial societies apart. In the
thirteen colonies, about a fifth of the population would remain loyal to the Crown, and over
50,000 were exiled by the end of the war126.
In New Spain, the long protracted war against the Insurgency ended only with an alliance
with royalist forces, as Iturbide came up with a compromise solution by declaring Mexican
Independence and offering the Mexican throne to Fernando VII. Nevertheless, the offer was
rejected by the Spanish King, and Mexico went from Colony to Empire to Federal Republic in
three years. In the late 1820s the Mexican Congress would pass two laws for the expulsion of
the Spanish (peninsular, gachupin) minority, proving that the wounds of Independence had
yet to heal127. In both independence wars, much of the fighting was done by Americans128.
Independence, then, did not imply the timely separation of two communities. It split
communities internally, against themselves.
It is not surprising, then, that the newly independent states’ “Committees of Safety” spent so
much time and energy identifying internal foes, to “more carefully and diligently […] inspect
and observe all and every such person and persons as shall, at any time, attempt […] the
destruction, invasion, detriment or annoyance“ of the province129, or that insurgent and
royalist commanders both ordered the men in the towns they occupied to wear distinctive
colors in their hats –red for the loyalists, blue and white for insurgents– on the rather naïve
assumption that they could make commitment visible, and permanent130. As violence broke
out, the line separating friend from foe was far from clear. It became the pressing duty of
public authorities to make the bonds of community perceptible, and to set the enemy apart and
chastise him. The policies they undertook reflect visions of community –both new and old–,
and the exigencies of war.
The imperial crises were greeted, in both the thirteen colonies and New Spain, with reactions
that seem molded on older ways of doing politics: The thirteen colonies’ grievances were
expressed in “humble” petitions addressed to the King. “Mobs”, reacting against a perceived
violation of traditional rights, obstructed the implementation of the Stamp Act, the levying of
the Townsend duties, and the unloading of British goods131. The “people-out-of doors”
danced around liberty poles or brought them down, in rituals whose scale and publicity
drowned out dissident voices, giving off an image of unanimity that was perhaps equivocal132.

126
“Introduction”, in Robert M. Calhoon, Timothy M. Barnes, and George A. Rawlyk, eds., Loyalists and
Community in North America, Westport, Greenwood Press, 1994, p. 2, p. 9. Wallace Brown calculates a total of
between 160,000 and 384,000 loyalists, and between 80,000 and 192,000 exiles, out of a population of
2,500,000. Wallace Brown, The King’s Friends. The Composition and Motives of the American Loyalist
Claimants, Providence, Brown University Press, 1965, p. 250.
127
Harold D. Sims, The expulsion of Mexico's Spaniards, 1821-1836, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press,
1990.
128
Spain was understandably unable to send troops to America in 1810. In North America, according to Wallace
Brown, between 30,000 and 50,000 loyalists fought in the regular army for the King between 1775 and 1783. In
1780, 8,000 Loyalists were in the army, at a time when Washington’s army numbered 9,000 men. Brown, 1965,
p. 249.
129
October 26, 1774, in The Journals of each Provincial Congress of Massachusetts in 1774 and 1775 and of the
Committee of Safety, Boston, Dulton and Wentworth, 1838, p. 32.
130
“Joseph de la Cruz a la población…” ; “Bandos del Sr. Liceaga, sobre la conducta que deben observar los
vecinos de las poblaciones al aproximarse las fuerzas realistas, ofreciéndoles indultos y otras materias”, in
Hernández y Dávalos, 1985, vol. IV, p. 277. Liceaga was nevertheless exceptional in that he did not proclaim the
need to get rid of the gachupines.
131
For the similarities and differences of mob action in Eighteenth century North America and Western Europe,
see Gordon Wood, “A Note of Mobs in the American Revolution”, in William and Mary Quarterly, 3rd Series,
XXIII : 4 (October), 1966, p. 635-642.
132
See, for New York, Richard M. Ketchum, Divided Loyalties. How the American Revolution Came to New
York, New York, Henry Holt, 2002. Compare the public demonstrations orchestrated by the Sons of Liberty with
the ambiguous results in the elections of the Committee of Fifty-One and of One Hundred.

34
In 1808, the population of New Spain, protested the abdications at Bayonne and proclaimed
their loyalty to the King with written representaciones and public demonstrations that were
structured along the lines of corporate hierarchy, and in which images and symbols of the
“spanishness” of New Spain were recurrent. The cabildo of the northern mining city of
Zacatecas, for instance, proudly asserted that its proclamations had taken place in perfect
order, without the active involvement of a single citizen “of broken color”. In 1810, the
municipal corporation of the “very noble, distinguished and always loyal city of Tlaxcala”
condemned the insurgency and hailed the glorious feats of conquest of “old Spain” in which
the tlaxcaltecans had so “happily served133”.
It was not, however, completely business as usual: just like on the Peninsula, American
Spaniards did not proclaim –as did, in first instance, the Mexico City cabildo in July of 1808–
the unpopular Carlos IV, but his son Fernando, as “our very beloved and very desired
Sovereign134”. Moreover, these programmed public demonstrations of “joy and jubilation”
were to be considered individually binding. In the words of the Mexico City cabildo :

As the flags are raised for His Royal [Person…] the sacred obligation in which this
homage is constituted is inscribed upon the hearts of his [vassals], and neither power, nor
force, nor fury, nor even death are enough to erase it135.

Insurgents, then, would be persecuted for “perjury,” for having “crushed the legitimate duties
constituted […] by the oath136”.
Consequently, the ways in which allegiance to the King and commitment to the war effort
were enforced and publicized somewhat loosened, at least on paper, corporate ties and rigid
hierarchy. As the viceregal government’s official newspaper printed the list of those who
contributed to the twenty million pesos “patriotic voluntary loan”, as well as those who
donated money for shoes for the royalist army, it put down the individual’s name and amount
donated. The list included viceregal authorities, noblemen, religious brotherhoods, and men
such as “the gentleman D. Francisco de Chavarri”, who gave money in his name, that of his
wife, two dependents and eight male and female servants, but also “Yustiz the tailor” and
several –nameless– “poor men137”. The phenomenon is similar if perhaps not as radical, and
certainly not as widespread, as the British Americans’ “making lists” of “subscribers” to the
non-consumption movement, which, according to T.H. Breen

taught middling people that the public was not merely a rhetorical device […] organized
non-importation rewarded ordinary consumers angered by recent parliamentary policy
with a voice in public affairs, and once they discovered they counted for something, they
found it hard to return to an older, deferential system of political expression138.

133
In Guadalupe Nava Oteo, ed. Los cabildos de la Nueva España en 1808, México, SEP, 1973, p. 47 ; in La
Gaceta Extraordinaria del Gobierno de México, October 5, 1810.
134
“Acta del Ayuntamiento de México...” in Hernández y Dávalos, ed., 1985, vol. I ; “Bando para la
proclamación de nuestro amado monarca FERNANDO VII”, August 13, 1808, in La Gaceta Extraordinaria del
Gobierno de México, August 13, 1808. It can be argued that it was the Aranjuez Mutiny of March 1808, headed
by supporters of Fernando, which forced Carlos IV’s abdication, which would then be legitimate, as opposed to
that of Fernando VII in favor of Joseph Bonaparte. I am grateful to Rafael Rojas anf Alfredo Ávila for their
comments on this.
135
“Acta del Ayuntamiento de México...” in Hernández y Dávalos, ed., 1985, vol. I, p. 480.
136
Edict of Abad y Queipo, bishop-elect of Michoacán, in La Gaceta Extraordinaria del Gobierno de México,
September 28, 1810; “Representación”, Real de Angangueo, in La Gaceta Extraordinaria del Gobierno de
México, October 2, 1810.
137
La Gaceta Extraordinaria del Gobierno de México, October 2, 5, 28, 1810.
138
Breen, 2004, p. 276-279.

35
The British colonists opted for a boycott of British trade as a “most speedy, effectual, and
peaceable measure”. They probably did not anticipate that, by relying on the choice and
steadfastness of individuals, this strategy would have thorough democratizing effects. In New
Spain, the establishment of elections under the 1812 constitution, which allowed all men with
an “honest livelihood” and who were not of African descent to vote, implied a similar
transformation. In Mexico City, the sound defeat of the royalist party, as only men identified
with the criollo party were designated electors, was profoundly disturbing to viceregal
authorities, and apparently equally empowering to the capital’s populace. In one of the official
reports of the election, Juan de Irisarri, a priest, would tell of the anxiety he felt when, on
election day, he heard a young boy shouting “Now we rule !139” But if responses to the
imperial crisis implied certain transformations, it was the repression of dissidence and the war
that proved to be the great equalizers: men and women who were guilty of treason were to be
subject to prosecution “without excepting any class, state or special jurisdiction,” although
certain considerations were to be had for clerics140. As early as February 1811, viceroy Félix
María Calleja, former commander of the royalist armies, ordered rebels to be executed as
soon as they were captured, especially if they were “priests or friars, for this type of crime [is]
all the more scandalous among this class141”.
The pervasive violence unleashed in 1810 was perceived as turning the world upside down. In
1811, a supporter of Hidalgo, who had formally gone around “naked” –en cueros– proudly
showed off some beautiful sleeves, which he had allegedly stolen during the gachupín
massacre in Guanajuato. He claimed the time had come for men like him, since they had
“been kept naked long enough142”. It got to the point where Morelos was so concerned with
what he saw as the disruption social order, that he strictly forbid any of his followers to act
“the Inferior against the Superior, unless by my Special Orders, or that of the Supreme Junta,
not by word but in writing143”. Thus, in both societies, public authorities old and new
endeavored to represent, through public ritual, a society united and unanimous in its support
of the King, or in defense of “American liberties”. In both cases, radicalization brought about
changes in the way society was imagined, as the individual seemed to step to the fore and
certain inequalities –if momentarily– seemed to lessen or shatter.

3) Community Enforced.

Even as elaborate processions were staged and publicized, oaths taken, and the generosity and
constancy of “the public” –as “very loving vassals”, or as “Friends to the Liberty and Trade of
America”– recorded in ink, the violence of war made it increasingly difficult to represent a
community that was united and unanimous. It became, then, the “disagreeable duty” of public
authorities to identify, isolate and punish those who had “deviated from the noble and

139
In Richard Warren, Vagrants and citizens : politics and the masses in Mexico City from Colony to Republic,
Wilmington, SR Books, 2001, p. 39. See also Virginia Guedea, “Las primeras elecciones populares en la ciudad
de México, 1812-1813”, en Mexican Studies/ Estudios Mexicanos, VII : 1 (winter), 1991, p. 1-28.
140
“Bando sobre la creación de una Junta extraordinaria de seguridad y buen orden”, September 23, 1809, in La
Gaceta Extraordinaria del Gobierno de México, September 23, 1809. See also Juan Ortiz, “¿El despertar de las
conciencias en una sociedad de Antiguo Régimen? Veracruz 1812-1825”, paper presented at the Social History
Seminar at El Colegio de México, September 2004.
141
“Orden del virey (sic.) para que se fusile á los que se aprehendan aun cuando sean eclesiásticos”, February 22,
1811, in Hernández y Dávalos, ed., 1985, vol. II, p. 408.
142
“Informaciones contra Romualdo Arias, Nicolás Rodríguez y Cresencio Farías, acusados de ladrones [...] en
las que aparece que Cresencio farías y Juan José Lossolla [...] son asesinos de Granaditas”, July 1811, in AGN,
Infidencias, vol. 24, exp. 2, fojas 71.
143
“Bando del Sr. Morelos sobre embargos de bienes de Europeos y otras materias de buen gobierno”, in
Hernández y Dávalos, ed., 1985, vol. II, p. 401-402.

36
generous sentiments” that animated the rest of society144. Once again, although the purposes
of the powers that be in New Spain and the British colonies were similar, the organization and
scope of the mechanisms designed to attain them were different. As the thirteen British
colonies became independent states, they sought to assure the populations’ loyalty and
prevent dissention. Between 1776 and 1782, all thirteen states implemented “test laws” in
order to weed out disloyal citizens145.
The degree to which Loyalism was persecuted seemed to depend upon how threatened the
revolutionary authorities felt. Congress’ “Tory Act” of January 1776, for instance, spoke of
the “honest and well-meaning, but uninformed people” who needed to be convinced “with
kindness and attention” to adhere to the American cause146. Conversely, on contested
territory, conscious neutrality, or apolitical indifference were perceived as criminal. In New
York state, for example, where the British occupied Manhattan, Long Island and Staten Island
from mid-1776 to 1782, the “Act more effectually to prevent the Mischiefs arising from the
influence and example of equivocal and suspected characters in this State”, aimed at those
“[affecting] to maintain a neutrality”, inspired by “Poverty of Spirit, and an undue attachment
to Property.” The Act proclaimed it “repugnant to justice as well as good policy” that men be
“permitted to shelter themselves under a government” which they did not actively support. It
compelled such persons to swear they “believed and acknowledged” New York as a free and
independent State, and that they would do their duty as “good subjects147”.
After the 1808 blow against the Mexico City cabildo, viceroy Iturrigaray and the possibilities
for a peaceful renegotiation of New Spain’s position within the empire, the royal government
in New Spain, its legitimacy eroded, decided to act against perceived threats, amidst fears of
French-inspired or supported conspiracies. In 1809, the viceroy archbishop Lizana established
a Junta de seguridad y buen orden, charged with dealing with all cases concerning those who
had “made themselves suspicious” of disloyalty, of adhering to “the French party”, or of
having to do with “seductive or seditious” writings or conversations148. After the Hidalgo
uprising in 1810, another Junta was created in Guadalajara –reproducing the Audiencia
jurisdictions. Even though the commanders who fought the insurgency would often take
matters into their own hands, the administration of justice in cases of treason and sedition was
set up as a centralized affair. In order to “reconcile public tranquility, the rights of the throne
and the individual safety of citizens”. The members of the Junta –, Pedro Catani, Tomás

144
July 18, 1775, in Journals of the Provincial Congress, Provincial Convention, Committee of Safety and
Council of Safety of the state of New York, Albany, Thurlow Weed, 1842, vol. I, p. 81-82 ; “Bando sobre la
creación de una Junta extraordinaria de seguridad y buen orden”, September 23, 1809, in La Gaceta
Extraordinaria del Gobierno de México, September 23, 1809.
145
See Appendix B, in Claude H. Van Tyne, The Loyalists in the American Revolution, Safety Harbour, FLA,
Simon Publications [1902], 2001, p. 318-326.
146
The Tory Act: Published by Order of the Continental Congress, Philadelphia, January 2, 1776, Philadelphia,
John Dunlap, 1776, in An American Time-Capsule, at www.loc.gov.
147
Minutes of the Commissioners for detecting and Defeating Conspiracies in the State of New York, Albany
County Sessions, 1778-1781, Ed. By Victor Hugo Paltsits, three volumes, Albany, State of New York, 1909-
1910, Appendix I, vol. II, p. 783-786. See also John Shy, “The Loyalist Problem in the Lower Hudson Valley :
The British Perspective”, in East and Judd, eds., 1975, p. 3-13. For the large number of uncommitted citizens,
see Joseph S. Tiedemann, “Communities in the Midst of the American Revolution : Queens County, New York,
1774-1775”, in Journal of Social History, XVIII, 1984, p. 57-78 ; Jonathan Clark, “The Problem of Allegiance in
Revolutionary Poughkeepsie”, in David D. Hall, John M. Murrin, Thad W. Tate, eds., Saints and
Revolutionaries. Essays on Early American History, New York, London, WW Norton and Co, 1984, p. 285-327.
One might suppose, given the number of men who decided to accept amnesty at various moments during the
1810s, that this also happened in New Spain.
148
“Bando sobre la creación de una Junta extraordinaria de seguridad y buen orden”, September 23, 1809”, in La
Gaceta Extraordinaria del Gobierno de México, September 23, 1809.

37
González Calderón and Juan Collado– were well-versed lawyers with experience as criminal
judges on the Audiencia149.
Conversely, in British America, the Committees of Inspection that had been elected by order
of Congress in 1774, were charged with ensuring loyalties and punishing dissention. The
committee system embodied the revolutionary order locally and immediately. These elected
bodies had a degree of information and control over local affairs that an organization like the
Junta could never count on. Ostracism was the price to pay for those unwilling to accept the
dictates of Congress. While the Junta pictured itself as a superior court, whose explicit duty it
was to “sustain the innocent” in the face of calumny, the Committees of Safety’s relationship
to the communities they watched over was intimate and complex. If the Junta strove to be the
instrument of a superior and distant power, the committees acted as community organs of both
“social division and concord150”.
Consequently, in the North American States, the prosecution of those “inimical” to the
Revolution was likely to turn into a theater for settling local vendettas151. but also for
reconciling estranged parties. In the words of a member of the New York Convention, it was
the duty of those charged with dealing with “disaffected persons” to “restore to society all
those members who have not by their crimes rendered themselves unworthy of being
partakers in the exalted privileges of freemen152”. Reintegration was a community affair,
usually accompanied by ritualized “recantations”, “confessions” and “apologies”. In New
Spain, the granting of amnesty (indulto) was intended as a display of royal mercy. It was a
unilateral action, although those indultados were supposed to return to the peaceable lives
they led before the rebellion. The reconstitution of a divided community, then, was left in the
hands of an increasingly isolated and overwhelmed viceregal government.
Therefore, in British America, despite the strident rhetoric and exaggerated posturing, the
enforcement of community was less violent and intransigent. The very fact that the
regulations that sought to restrict loyalist activity had to be repeatedly amended and reissued
speaks to their lack of efficiency : New York’s Assembly, in its attempt to limit contact with
the enemy, issued two laws in 1778, two in 1779, one in 1780, one the next year, and two in
1782153. Although the war was sometimes very cruel –J. Howard Hanson estimated, in 1905,
that two-thirds of the population of Tryon county (New York) had lost their lives between
1774 and 1783154–, revolutionary justice seems to have been relatively moderate, with few of
the loyalists’ cases coming to trial, and even less being convicted as “traitors155”. The

149
“Bando sobre la creación de una Junta extraordinaria de seguridad y buen orden”, September 23, 1809, in La
Gaceta Extraordinaria del Gobierno de México, September 23, 1809. Lucas Alamán and Carlos María de
Bustamante, who wrote about independence from opposite perspectives, were harshly critical of the Junta’s
persecutions. Lucas Alamán, Historia de México desde los primeros movimientos que prepararon su
Independencia en el año de 1808 hasta la época presente, México, Fondo de Cultura Económica, 1985 ; Carlos
María de Bustamante, Cuadro Histórico de la Revolución Mexicana, México, Fondo de Cultura Económica,
1985.
150
David H. Villers, “King Mob and the Rule of Law: Revolutionary Justice and the Suppression of Loyalism in
Connecticut, 1774-1783”, in Calhoon, Barnes, and Rawlyk, eds., 1994, p. 17-30, p. 18. On the importance of
revolutionary administration of justice as a mechanism of both punishment and reintegration, see, in the same
volume, Rebecca Starr, “Little Bermuda: Loyalism on Daufauskie Island, South Carolina, 1775-1783”, p. 55-64 ;
David E. Maas, “The Massachusetts Loyalists and the Problem of Amnesty, 1775-1790”, p. 65-74.
151
In Sketches of Eighteenth Century America, see Judith Van Burskirk, Generous Enemies. Patriots and
Loyalists in Revolutionary New York, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002, p. 38 ss.
152
Journals, New York, 1842, vol. I, p. 827.
153
Buskirk, 2002, p. 60.
154
The Minute Book of the Committee of Safety of Tryon County, the Old New York Frontier, Now presented
verbatim for the first time, with an introduction by J. Howard Hanson, and notes by Samuel Ludlow Frey, New
York, Dodd, Mead and Co, 1905.
155
Robert Calhoon, in reviewing the effects of the Acts of Attainder in Pennsylvania, found that of 500 people
affected, 386 failed to appear, 113 surrendered, sixteen went to trial and only three were convicted. Of these, one

38
language and focus of the proceedings against them suggest that, as has already been
mentioned, because it was attachment to the local community that allowed for reintegration,
excessive harping on abstract and polemic political principles was unnecessary.
Consequently, the town of Brimfield in Massachusetts refused to hold up “to the world a
Brother and Fellow towns Man as an Enemy to his Country” for refusing to join into the non-
consumption covenant, until they had “the best evidence of his vileness156”. Robert Hooper of
Marblehead explained that he had signed an Address to Governor Hutchinson “with no other
motive than the Hopes it would have a Tendency to serve the Province in general, and this
Town in Particular”, and the town’s committee of safety decreed that he would hereafter be
protected “from all Injuries and Insults whatsoever157”. Attachment to one’s own community,
and concern for its welfare, not reasons of high politics, were claimed as the decisive factors
for changes of allegiance, as well as for the “tenderness” shown by revolutionary authorities
to the perpetrators, especially when they had wives and “small children158”. One supposes that
when, in the words of a Loyalist militia man, “in a very severe tryal […] Duty” got the better
of “Friendship”, Loyalist men and women abandoned their communities159.
The logic of community attachments and local political culture are also pervasive in what Eric
Van Young, in his monumental study about the Independence upheaval in New Spain has
called the “rituals of confession and pardon” in an “age of excuses”. Along with recurrent
tales of inebriation and of being in the wrong place at the wrong time, those charged with
infidencia would insist on having followed the lead of traditional authority figures such as
Indian governors or parish priests160. Some also argued that they had followed the insurgents
as men “who loved their families, and worked to support them”, compelled by the “right to
live and conserve life161”. This line of argument seems to have been less effective in New
Spain than in the northern provinces: in the case of a poor rancher who –it was claimed– had
joined the rebellion because of his “blind deference” to his superiors, who had been placed
above him by the “legitimate powers that be”, the prosecutor declared emphatically that, in
cases of treason, “rusticity, seduction or the persuasion of priests” were not exculpatory162.

In June of 1776, Congress clarified what had become “an anomalous legal situation” for the
people in British North America who, although loyal to the Crown, had remained in the rebel
provinces / independent states. It passed a law that turned disaffection into treason by
establishing that “all persons residing within any of the United States, deriving protection
from the laws, owe allegiance to said laws”. The old “community of allegiance” to King and
Parliament was fractured, and a new one set up, centered on the traditional exchange between
protection on the side of government, obedience and loyalty on that of the governed. The
newly independent states were, however, “free”, and peopled, one would surmise, by

went mad, the other two were hanged. Robert M. Calhoon, The Loyalists in Revolutionary America, 1760-1781,
New York, Harcourt Brace Jovanovich, Inc., 1973, p. 400-401.
156
R. Brown, 1970, p. 202-203.
157
Recantations of Robert Hooper, John Pedrick, Robert Hooper, Jun., Geo M’Call, Richard Reed and Henry
Sanders In Committee of Saety (sic.), Cambridge, May 4, 1775, in American Time-Capsule, at www.loc.gov.
Robert Calhoon has noted that this and other recantations reproduce local patterns of deference and social
control. “The Loyalist Persuasion”, in Calhoon, 1989, p. 195-215, p. 196.
158
See the case against Samuel Knap, February 27, 1777, in Jounals, New York, 1842, p. 814.
159
See the defense of Hewlett Cornell, in Buskirk, 2002, p. 2.
160
Van Young, 2001, p. 111-125.
161
Sumaria contra D. Pedro Morales, Sombrerete, 1810, in Archivo General de la Nación (henceforth AGN),
Infidencias, vol. 5, exp. 10.
162
Sumaria contra Luciano Pérez, Teniente Coronel de Insurgentes. Pueblo de Meca, 1812, in AGN,
Operaciones de Guerra, Vol.15, Infidencias, exp. 3.

39
freemen, who willingly adhered to the political community163. As has already been
mentioned, persons suspected of being inimical to the state governments, or to Congress, were
required to swear allegiance to the new authorities. In Rhode Island and Connecticut, for
instance, Loyalists had to swear not to assist “the wicked instruments of ministerial tyranny
and villainy, commonly called the King’s Troops”, and to recognize that “when the sacred
privileges of a nation are invaded, neutrality is not less base and criminal [as] open avowed
hostility164”.
An oath, nevertheless, implies personal commitment and choice: Loyalists –be they devoted,
reluctant or indifferent– were being forced to voluntarily adhere to a political project their
conscience found objectionable165. The irony of this did not go unnoticed. Peter Dubois, on
being examined by the New York Committee of Safety for having, among other things,
“found fault with the oaths”, asserted that he had spoken “in general” against oaths
“administered by compulsion”, for many people, logically, “did not conceive themselves
bound by such an oath.” His conduct was found “inconsistent with the philosopher, the soldier
and the good man166”. For many loyalists, then, “the liberty we are contending for” had
become “that of doing as [patriots] shall direct167”. As Myles Cooper wrote :

Can they be friends to liberty, who will not allow any to think or speak differently from
themselves? Will they compel the society to act according to their arbitrary decision, and
yet tell us we are free168 ?

In the thirteen colonies, if the struggle for the “liberties of America” and the non-consumption
movement forged the imaginary bonds of a continental community, it was independence
proclaimed, and the exigency of adherence on the part of the new governments that
established, on relatively solid ground, the bases of membership in the political community:
tacit or explicit recognition and submission. In New Spain, the shocked viceregal government
had a hard time coming up with clear guidelines. It was hard to rely on old precepts to anchor
allegiance, as, in the midst of rebellion, insurgents made theirs loyalty to the King, religion
and the Fatherland. The banner of Catholicism is perhaps the most illustrative of this, since it
was so central to Hispanic political culture in the Atlantic Age169. Because, in its early stages,
the insurgency was led by rural priests claiming to defend that which America held “most
precious, its Holy Religion170”, because “the lexicon and practice of popular piety provided

163
James Kettner, “The Development of American Citizenship in the Revolutionary Era : The Idea of Volitional
Allegiance,” in The American Journal of Legal History, XVIII, 1974, p. 208-266, p. 215. The issue of “volitional
allegiance” is further developed in James Kettner, The Development of American Citizenship, 1608-1870, Chapel
Hill, University of North Carolina Press, 1978.
164
Quoted in James Westfall Thompson, “Anti-Loyalist Legislation during the American Revolution”, in Illinois
Law Review, III, 1908-1909, p. 81-90, p. 147-171, p. 150.
165
See “The Political Shibboleth”, in Van Tyne, 2001, p. 129-145 ; Robert M. Calhoon, “The Loyalist
Persuasion”, in Calhoon, 1989, p. 195-215.
166
April 12, 1777, in Journals, New York, 1842, vol. I, p. 403-404.
167
Frederick Philipse to Elizabeth Phillipse, August 1776, in Jacob Judd, “Frederick Philipse III of Westchester
County : A Reluctant Loyalist”, in Robert A. East, Jacob Judd, eds., The Loyalist Americans. A Focus on
Greater New York, Tarrytwon, NY, Sleepy Hollow Restorations, 1975 ; Thomas Bradbury Chandler, The
American Querist, or Some Questions Proposed Relative to the Present Disputes Between Great Britain and Her
American Colonies, by a North American, 10th Edition, New York ; 1774, p. 24-25, in Eighteenth century
Collection Online, Gale Group, at http: //galanet,galegroup.com
168
In “The Character and Coherence of the Loyalist Press,” in Calhoon, 1989, p. 109-146, p. 118.
169
José María Portillo Valdés, Revolución de nación : orígenes de la cultura constitucional en España, 1780-
1812, Madrid, Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, 2000.
170
See “Manifiesto del Sr. Hidalgo, expresando cuál es el motivo de la insurrección, concluyendo en nueve
artículos,” in Hernández y Dávalos, 1985, vol. I, p. 472-473. I still need to work on the role of religion in the
thirteen colonies during the revolution.

40
the language of insurgency171”, religion, in rebellious New Spain, proved to be a blunt
instrument with which to separate “us” from “them”.
Consequently, a defense like that mounted in 1809 by the Marqués de Castañiza, rector of San
Ildefonso college, in which he asserted that it was impossible for a student indicted for having
spit on the emblem of Fernando VII to be an infidente, because he always attended services
and took Holy Communion would have been ineffectual after 1810172. Even the legitimacy of
Hidalgo’s Episcopal excommunication and inquisitorial condemnation, which, in a Catholic
community, should have put the rebels beyond the pale, was utterly denied by the insurgents
because they had been decreed by gachupines. It was even briefly questioned by high-ranking
members of the Guadalajara ecclesiastical hierarchy173. Spanish immigrants, Hidalgo insisted,
had broken the most sacred of all bonds, those of blood and family; and they had come to the
New World because “their only religion was money174”. The fight against the gachupines
was, in Hidalgo’s eyes, a war to purify religion. The insurgent constitution of Apatzingán,
published in 1814, conflated religious and political identities, as citizenship was lost for the
crimes of heresy, apostasy and treason175.
Thus, during the first stages of the Mexican war of Independence, the fact that the government
and its opponents spoke the same language greatly narrowed the discursive field, raising the
stakes and obscuring the issues. Both sides attempted to entice a constituency with concrete
measures that would permit men to “increase their fortunes” : Hidalgo abolished slavery and
tribute, lowered tariffs and extinguished the tobacco and gunpowder monopolies176. The
viceregal government repeatedly pardoned the rebels, proclaimed the “perfect equality” of
European and American Spaniards, and liberated all “Indians, blacks, mulattoes and other
castas” from paying royal tribute177. Nevertheless, it sometimes seemed that only violence
could cut the Gordian knot. In 1811, Calleja ordered the execution of four civilians, drawn by
lottery, in all towns where a royalist soldier, government official or “honest neighbor” had
been killed, so that towns “would take an efficient interest” in preventing the “cruelties” of
the rebels178. Insurgent commander José María Liceaga determined that all citizens had to
openly proclaim themselves in favor of the “American party”, for indifference was a “crime
against the Fatherland” which was punishable by death179. These excesses reflect the
frustration of those trying to forcefully implement community and allegiance, and failing.
In the end, in New Spain, as had happened in the United States, defining membership in the
community depended less on idealized visions of citizenship and nationhood than on the
struggle for political power180. In the midst of great ideological and political upheaval on both
171
Van Young, 2001, p. 512.
172
Causa reservada contra el colegial de San Ildefonso D. Francisco de Mugarrieta, 1809, AGN, Infidencias,
vol. IV, exp. 1. See also the 1809 case of the man accused by his servant of infidencia becuase he never hears
him pray. We have not run across this line of argument after 1810.
173
“Proclamas de los independientes contra el indulto”, in Hernández y Dávalos, ed., 1985, vol. II, p. 133.
174
“Manifiesto que el Sr. Miguel Hidalgo y Costilla, Generalísimo de las Armas Americanas, y electo por la
mayor parte de los pueblos de este Reyno para defender sus derechos y los de sus conciudadanos, hace al
pueblo” in Hernández y Dávalos, ed., vol. I, p. 125-126.
175
Constitución de Apatzingán, Capítulo II, Art. 10.
176
“Bando del Sr. Hidalgo aboliendo la esclavitud ; deroga las leyes relativas tributos ; impone alcabala a los
efectos nacionales y extranjeros ; prohibe el uso del papel sellado, y extingue el estanco de tabaco, pólvora,
colores y otros”, in Hernández y Dávalos, 1985, vol. II, p. 243-244.
177
“Decreto declarando iguales derechos a los americanos que los que gozan los europeos”, February 19, 1811,
in Hernández y Dávalos, ed., 1985, vol. II, p. 378 ; Bando del virrey Venegas, October 9, in La Gaceta
Extraordinaria del Gobierno de México, October 9, 1810
178
“Bando del Se. Calleja disponiendo que se sorteen cuatro de los habitantes de la población en la que se mata
un soldado del rey”, December 1811, in Hernández y Dávalos, ed., 1985, vol. II, p. 297.
179
“Bandos del Sr. Liceaga”, June 22, 1812, in Hernández y Dávalos, ed., 1985, vol. IV, p. 277.
180
See Rogers Smith, Civic ideals: conflicting visions of citizenship in U.S. history, London, Yale University
Press, 1997; Rogers Smith, Stories of peoplehood : the politics and morals of political membership, New York,

41
Atlantic shores of the Spanish Empire, “the Nation” –and who belonged to it– became a bone
of contention, not so much as an imagined community, but as the depositary of sovereignty
from which government would derive181. As José María Cos wrote in El Ilustrador
Americano of June of 1812,

1. Sovereignty resides in the mass of the Nation. 2. Spain and America are integral parts
of the monarchy, subject to the King, but equal to each other, and without dependency or
subordination of one with respect to the other […] 4. The sovereign being absent, the
inhabitants of the peninsula have no right to take a hold of the supreme power and to
represent it in these territories […] The American nation, in conspiring against them,
repulsed by the idea of submitting to arbitrary domination, is only making use of its
right182.

The war of Independence confronted “the American nation” –those born on “this happy soil”–
with an enemy who was trampling over an ancestral right, if only recently revealed by the
imperial crisis. In 1808, in denying Americans the right of establishing an autonomous Junta,
the Europeans had treated them like “stupid men, or rather like a herd of four-legged animals,
with no right to know about our political situation183”.
Royalists, some of them Americans “by choice”, such as Abad y Queipo, attempted to counter
the image of the aggrieved “natural” American nation with a “Spanish nation” which was
made up of, as was stated the 1812 Cádiz Constitution, “the union of all Spaniards from both
hemispheres184” through which old and new Spain were joined. It was presented as a civic and
spiritual transatlantic community, bound by the ties of fealty to the King and by the Catholic
religion. In the words of Manuel Ignacio González del Campillo, bishop of Puebla, the
violence between European and American Spaniards was all the more atrocious in that

we are effectively brothers, united by bonds sweeter and tighter than those of flesh and
blood. We are united in the faith that we profess, and we constitute one mystical body
that is the Church of which Jesus Christ is the head. We also make up a civil body,
which is governed by our King […] Above all, we are united by the bonds of charity,
which are the strongest, and must tie our hearts together so that they shall be one185.

Nonetheless, metropolitan authorities –be they liberal and constitutional (1812-1814) or


absolutist (1814-1820)– proved unwilling to make the much proclaimed equality of the
American territories a reality. In denying the vote to American castas, and annulling the 1812
elections for the Mexico City ayuntamiento186, the royalist claim of an imperial community of
equal Spanish citizens proved hollow, and became increasingly less credible.

Cambridge University Press, 2003 ; Patrick Weil, Qu'est-ce qu'un Français ? Histoire de la nationalité française
depuis la révolution, Paris, Grasset, 2002.
181
See “Mutaciones y victoria de la Nación”, in François-Xavier Guerra, Modernidad e Independencias.
Ensayos sobre las revoluciones hispanicas, México ; Editorial Mapfre, Fondo de Cultura Económica, 1992,
p. 319-350.
182
“El Ilustrador Americano”, Num.5, in Hernández y Dávalos, 1985, vol. IV, p. 222.
183
“Manifiesto del Sr. Hidalgo, expresando cuál es el motivo de la insurrección, concluyendo en nueve
artículos”, in Hernández y Dávalos, 1985, vol. I, p. 472-473. See José María Portillo Valdés, “La revolución
constitucional en el mundo hispano” in www.foroiberideas.com.ar.
184
“Constitución de Cádiz de 1812”, March 18, 1812, Chap. 1, Art.1.
185
“Pastoral del Sr. Obsipo, Sr. Dr. Manuel Ignacio González del Campillo a sus diocesanos”, in Hernández y
Dávalos, 1985, vol. IV, p. 903-904.
186
Manuel Chust, La cuestión nacional americana en las Cortes de Cádiz (1810-1814), Valencia, Centro
Francisco Tomás y Valiente UNED Alzira-Valencia, 1999 ; Marie Laure Rieu-Millán, Los diputados americanos
en las Cortes de Cádiz : igualdad o independencia, Madrid, Centro Superior de Investigaciones Científicas,
1990.

42
In 1820 a military rising restored constitutional rule to the Spanish Monarchy. As the efforts
of Mexican autonomists were consistently frustrated, and the more radical positions of the
restored Cortes in their dealings with the Church were questioned by different sectors of the
Mexican elite, royalist officer Agustín de Iturbide published the Plan de Iguala. In it, the
independence of a Mexican “moderate monarchy” was proclaimed, and its throne offered to
II or a younger Bourbon Prince. The Plan gained the approval of much of the royalist army,
many ayuntamientos, and insurgent leader Vicente Guerrero. It was eventually endorsed by
new viceroy Juan O’Donoju. In August of 1821, on his way to Mexico City, he signed the
Treaties of Córdoba, which meant to set up Mexican independence with metropolitan
recognition187.
In trying to define the new political community, Iturbide relied on the same relationship
between government and governed that had set up political membership in the newly
independent North American states: those living under the laws of the new nation owed
allegiance to the nation and obedience to its norms. He claimed that, regardless of origin, all
inhabitants could be “perfect citizens”. The Treaties of Córdoba recognized that, in a critical
juncture such as independence, individual will had to be the defining element of membership :

Every person, belonging to a society where the system of government has been altered [...] is
considered to be in a state of natural freedom, and is at liberty to move wherever is most
convenient for him, without any one having the right of restricting this freedom188.

4) Final Considerations. The Problem of Political Allegiance.

The struggles for independence in America implied the reconstruction of political community.
The ways in which this was done in the British North American colonies and in New Spain
would, in many ways, shape not only how independence was won, but how political
community was structured afterwards. After the Seven Years War, the reconfiguration of the
Atlantic empires’ fiscal policies increased the pressures on the American possessions, thus
heightening the sense that American subjects were being denied the rights of full-fledged
members of the Empire. In the British North American colonies, resistance to Great Britain,
spread out over ten years of mobilization and debate, spawned a web of local organizations,
linked to both the colonial assemblies and the Continental Congress. This network would
broaden the scope of the resistance movement, bring the revolution home, and provide a
tangible basis for a “new” government. In New Spain, the vindication of America apparently
remained a discursive device, which constitutes that fascinating but fuzzy entity known as
“Creole patriotism”, while popular violence against gachupines remained sporadic, localized
and isolated until the outbreak of the 1810 rebellion.
It would seem then that the thirteen colonies were better “prepared” for independence, in that
they already had the infrastructure and personnel of an independent government.
Independence still implied, as it did for New Spain, the fracture and reconstitution of political
community. In both cases, local communities played a key role in determining identity and
membership, although the Mexican ayuntamientos lacked the sense of mission of the
revolutionary committees, and their links to a continental –if not a “national”– vision
embodied by Congress. Consequently, throughout the first decades of independent life in both
young nations, the weight of local and state priorities –over national ones– won out in

187
For the final acts of Independence, see Timothy Anna, The fall of the Royal Government in Peru, Lincoln,
University of Nebraska Press, 1979 ; Jaime del Arenal, Un modo de ser libres : independencia y constitución en
México, 1816-1822, Zamora, México, El Colegio de Michoacán, 2002 ; Jaime Rodríguez, La independencia de
la América española, México, Fondo de Cultura Económica, 1996.
188
Tratados de Córdoba, in Álvaro Matute, ed., Antología. México en el siglo XIX. Fuentes e interpretaciones
históricas, México, Universidad Nacional Autónoma de México, 1984, p. 233.

43
fashioning political identity. There was no legal definition of an “American” or a “Mexican”
citizen until 1868 for the former, 1836 for the latter. In the United States, the granting of
political rights –notably the right to vote– arguably remained the states’ prerogative until the
Voting Rights Act of 1965. In Mexico, although the 1836 constitution established the
requirements, rights and obligations of Mexican citizens, the quality of vecino, and the
ayuntamiento’s involvement in the organization of elections remained central to the exercise
of the right to vote, throughout the century.
Furthermore, in both British and Spanish America, the war, and with it the obligation to “take
sides” was a traumatic experience. As older political ties became obsolete, new visions of
political membership were put forth. If the belief that the ties of vassalage and subjection
were “natural” and beneficial was shattered, if the idea of a “covenant” between ruler and
ruled became untenable, if a fatherly King became the “Royal Brute”, these tenets had to be
replaced by something else. In that Independence, in the Atlantic context, set up “sovereign
nations” as well as autonomous states, citizenship suggested membership in the sovereign
entity, constituting part of a “national will”, a commitment to a greater project, in short,
“volitional” allegiance. The idea that membership in the post-revolutionary political
community had to be voluntary seemed inescapable, even in Agustín de Iturbide’s
monarchical scheme. But, as James Kettner pointed out, allegiance which is at the same time
voluntary and operative is profoundly problematic. Subjection to laws, taxes and the draft,
from the State’s perspective, can hardly be a matter of personal choice. In the midst of
revolution, both Henry Van Schaack and Andrés Amat were sunk into conundrums as they
tried to figure out what the thorny relationship between governed and government should be
like, once it was made obvious that familial relationships were no longer an appropriate
simile. Making the revolutionary fiction of “volitional allegiance” believable would prove to
be one of the greater challenges of the young American states.

44
Les vagabonds de la république : les révolutionnaires européens
aux Amériques, 1780-1820

Vanessa Mongey
University of Pennsylvania

Au tournant du XVIIIe siècle, un rêve puissant poussa de nombreux Européens à quitter leur
terre natale pour risquer leurs vies sur des terres inconnues de l’autre côté de l’Atlantique.
Une fois la traversée effectuée, certains de ces émigrés volontaires ne cessèrent de voyager
d’une région à une autre avec l’ambition de mettre fin à l’empire colonial espagnol et de faire
triompher une forme républicaine de gouvernement entre les années 1790 et 1820. Cette
ambition est résumée par cette description de Louis-Michel Aury que fit l’un des ses
compagnons d’armes (ancien officier de la Marine française, Aury avait déserté lors de
l’arrivée au pouvoir de Napoléon et décida de mener des expéditions révolutionnaires de
Carthagène des Indes aux Cayes, du Texas aux Florides) : « Aury rêvait toujours
république189. » Il ne s’agit pas ici de juger de l’influence réelle, imaginée, ou exagérée des
Lumières et de la Révolution française en Amérique, mais d’analyser comment ces idées ont
été portées et adaptées par des révolutionnaires européens qui traversèrent l’Atlantique pour
renverser la Couronne espagnole et assurer l’indépendance de toute l’Amérique190. C’est à
travers ces hommes, en équilibre entre Ancien et Nouveau Mondes, que traditions impériales
et révolutionnaires se rencontrèrent ; c’est peut-être également dans ce théâtre que de
nouvelles pensées politiques se formèrent. En empruntant dans des traditions existantes ou
dans des expérimentations politiques ainsi qu’en s’alliant avec d’autres Européens et des
Créoles blancs et noirs, ces « vagabonds de la république » furent confrontés aux
contradictions des modèles républicains, notamment sur les questions de la traite des noirs, de
l’esclavage, et de la hiérarchie des races.
Ces révolutionnaires sont considérés par l’historiographie, au mieux, comme des francs-
tireurs idéalistes ou naïfs, ou, au pire, comme de simples opportunistes dénués de tout
scrupule191. Jusqu’au début du XXe siècle, le rôle de ces participants étrangers et des classes
populaires a souvent été ignoré dans l’historiographie traditionnelle192. Il n’a été ensuite
analysée qu’en terme diplomatique ou commercial : les soldats étrangers n’existent qu’à

189
Maurice Persat, Mémoires du commandant Persat, 1806-1888, éd. Gustave Schlumberger, Paris, Plon, 1910,
p. 33.
190
Les militaires anglais ne sont pas considérés ici, même si le gouvernement de la Grande Bretagne était
officiellement neutre dans la guerre entre l’Espagne et la France et lors des guerres d’indépendance des colonies
espagnoles, il soutint de façon informelle certaines expéditions militaires. La propagande pro-révolutionnaire y
était aussi omniprésente contrairement aux autres pays européens. Avec quelques exceptions, les Anglais se
mélangèrent peu avec les autres révolutionnaires européens, voir Matthew Brown et Martin Alonso Roa,
Militares extranjeros en la Independencia de Colombia : Nuevas Perspectivas, Bogota, Museo Nacional de
Colombia, 2005. Un deuxième groupe qui n’est pas ici considéré : les Français bonapartistes qui, aux États-Unis
comme en Amérique latine, rêvaient de « libérer » Napoléon de Sainte-Hélène. Sur ces derniers, voir Rafe
Blaufarb. Bonapartists in the borderlands : French exiles and refugees on the Gulf Coast, 1815-1835,
Tuscaloosa, University of Alabama Press, 2005.
191
Matthew Brown, « Crusaders for Liberty or Vile Mercenaries ? The Irish Legion in Colombia », Irish
Migration Studies in Latin America, 4 : 2, mars 2006, disponible www.irlandeses.org
192
José Manuel Restrepo souligne le danger posé par les classes populaires dans Historia de la Revolución de
Colombia (1800-1832), Medellin, Editorial Bedout, 1974, première édition 1858, t. I, 37.

45
travers leur nombre, leur influence politique et culturelle reste sous-estimée193. La diversité et
la complexité de ces participants européens ont non seulement été ignorées, mais du fait du
cloisonnement des histoires nationales, il n’existe pas d’études qui suivent ces
révolutionnaires européens dans leurs pérégrinations d’une région à l’autre. Les mouvements
insurrectionnels auxquels ils participèrent apparaissent sous la forme d’anecdotes dans les
histoires des pays concernés, ils ne sont pas envisagés en connexion les uns avec les autres,
d’où une tentation de les traiter comme des épiphénomènes, comme le fait d’aventuriers peu
cohérents qui n’existent que pour avoir collaboré avec les Créoles194. Il ne s’agit pas ici de dé-
contexualiser ces mouvements insurrectionnels des régions dans lesquelles ils ont émergé,
mais de les re-contextualiser dans le cadre de le projet de la « République du Monde » voulue
par ces groupes d’Européens aux Amériques195. Il est important, d’une part, de reconnecter
ces acteurs historiques à l’héritage des révolutions nord-américaine, française, et haïtienne, et
d’autre part, de souligner le caractère original de leurs idées. C’est dans ce carrefour où
histoires et hommes se rencontrent que les contradictions et paradoxes de l’Âge des
Révolutions apparaissent.

Un contexte atlantique

Deux profils-types se détachent des révolutionnaires européens, aussi surnommés corsarios


insurgentes ou corsaires de la liberté196 : le premier, le plus fréquent, est celui des militaires
de carrière ayant décidé de joindre les insurgés hispano-américains ; le second, moins courant,
correspond à des intellectuels ou des hommes politiques qui finirent par prendre les armes ou
coordonner des expéditions armées pour faire triompher la cause du républicanisme. C’est à
ce dernier profil que correspondent Juan Mariano Picornell et Manuel Cortés Campomanes.
Ces deux professeurs espagnols participèrent à la conspiration maçonnique de San Blas à
Madrid, en 1796, qui s’inspirait de la Révolution française de 1789. Picornell, fortement
influencé par les Lumières, avait écrit un traité d’éducation philosophique inspiré de l’Emile
de Jean-Jaques Rousseau197. La conspiration découverte, Picornell et Campomanes furent
déportés en Amérique. Ils arrivèrent à La Guaira, dans la Capitainerie générale du Venezuela,
fin 1796. Les deux hommes y poursuivirent leurs activités révolutionnaires. Avec les Créoles
blancs Manuel Gual et José María España, ils s’embarquèrent dans une conspiration prônant
l’égalité de tous et l’abolition de l’esclavage198. Emprisonnés peu avant la date prévue pour

193
Alfred Hasbrouck, Foreign Legionaries in the Liberation of Spanish South America, New York, Columbia
University Press, 1928 ; Sergio Elías Ortiz, Franceses en la Independencia de la Gran Colombia. Bogota, Ed.
ABC, 1971. Plus récemment, Clément Thibaud, dans Républiques en Armes. Les Armées de Bolivar dans les
Guerres d’indépendance du Venezuela et de la Colombie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, voit
dans l'arrivée des soldats européens un tournant dans la modernisation de l’armée mais le rôle de ces étrangers
n’est pas son sujet (p. 298-30).
194
Frédéric Langue, « Les Français en Nouvelle-Espagne à la fin du XVIIIe siècle : médiateurs de la révolution
ou nouveaux créoles ? » Caravelle, 54, 1990, p. 37-60 ; Carlos Vidales, « Corsarios y piratas de la Revolucion
francesa en las aguas de la emancipacion hispanoamericana », Caravelle, 54, 1990, p. 247-162 ; Alejandro
Gomez, « Entre résistance, piraterie, et républicanisme. Mouvements insurrectionnels d’inspiration
révolutionnaire franco-antillaise sur la côte de Caracas, 1794-1800 », Travaux et Recherches de l’Université
Marne-la-Vallée, 11, 2006, p. 91-120 ; Harris Gaylord Warren, The sword was their passport, a history of
American filibustering in the Mexican revolution, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1943.
195
L’expression « Republica del Mundo » provient du Discurso teórico-práctico sobre la educación de la
infancia dirigida a los padres de familia de Juan Mariano Picornell (1786).
196
Anne Pérotin-Dumon, « Les Corsaires de La Liberté », L’Histoire, n° 43, 1982, p. 24-29.
197
Discurso teórico-práctico..., op. cit.
198
Pedro Grases, La conspiración de Gual y España y el ideario de la independencia. Caracas, Instituto
Panamericano de Geografía e Historia, 1949; Antonio Elorza « El temido arbol de la libertad », in éd. Jean-RenéÌ
Aymes, España y la Revolución Francesa, Barcelone, Editorial Crítica, 1989, p. 110-112.

46
l’insurrection, les deux Espagnols réussirent à s’échapper et se réfugièrent dans la colonie
française de la Guadeloupe199. Le gouverneur Victor Hugues mit à leur disposition une
imprimerie portative : Picornell y publia les Droits de l’Homme et du Citoyen en espagnol,
tandis que Cortés élabora des chansons comme la Carmañola Americana200. Picornell navigua
ensuite entre les Antilles, les États-Unis et l’Europe jusqu’en 1807. La même année, Cortés,
réfugié aux Antilles, partit pour l’Angleterre espérant récupérer des fonds pour son entreprise
révolutionnaire ; à Londres, il s’associa pour un temps avec Miranda. Lors de la première
république du Venezuela, les deux hommes furent parmi les premiers à offrir leur aide au
Congrès201. Lorsque la région fut reprise par les Espagnols, Picornell rallia les États-Unis
tandis que Cortés se réfugia avec Bolivar en Jamaïque. Les deux hommes se retrouvèrent en
1816 en Louisiane dans le but d’envahir le Texas pour révolutionner la Nouvelle-Espagne ;
Cortés s’engagea au service d’un autre Espagnol, Francisco Javier Mina, et sa troupe
composée d’Haïtiens, de Français, de Nord-Américains et d’Italiens202. Cette expédition
s’acheva par un échec cuisant et Mina fut exécuté fin 1817 par l’armée royaliste203.
Une chaîne révolutionnaire avait été enclenchée à partir de 1770-1780 lorsque les Treize
colonies anglaises avaient gagné leur indépendance. En 1793, la guerre fut déclarée entre la
France et l’Angleterre. Les opérations se déroulèrent principalement dans la mer des Antilles.
Ces divers conflits contribuèrent à la création d’un monde de flibustiers et contrebandiers
dans les ports nord-américains et antillais, prêts à embrasser les désirs d’indépendance de
l’Amérique espagnole et à accueillir les révolutionnaires arrivés d’Europe. C’est le cas de
nombreux militaires de carrière qui avaient acquis des compétences pratiques et stratégiques
en Europe et dans les colonies antillaises avant de rejoindre le camp des insurgés en
Amérique. Jean-Joseph Amable Humbert s’engagea dans l’armée républicaine lors de la
Révolution Française. Il tenta vainement d’envahir l’Irlande pour aider les rebelles irlandais
en 1798. Il eut à peine le temps de déclarer la République de Connaught avant d’être vaincu
par les forces anglaises204. En 1801, Napoléon l’envoya à Saint-Domingue lors d’une
expédition pour ré-installer l’autorité de la métropole ; Humbert fut accusé d’avoir conclu une
alliance avec des éléments subversifs de la colonie, et fut destitué en janvier 1803. Fervent
républicain, Humbert critiquait de plus en plus ouvertement les prétentions impériales de
Napoléon. Ayant perdu le soutien du régime impérial, Humbert se réfugia aux États-Unis,
d’abord à Philadelphie, puis à la Nouvelle-Orléans en 1809. Grâce à sa proximité avec les

199
Victor Hugues avait été nommé commissaire national par la Convention et avait encouragé la course des
corsaires français. Dans une lettre adressée à Victor Hugues, fin 1797, Cortés sollicite la livraison d’une « petite
quantité d’armes », cité par Anne Pérotin-Dumon dans « Les Jacobins des Antilles ou l'esprit de liberté dans les
Iles-du-Vent », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 35 (1988), p. 298.
200
Derechos del Hombres y del Ciudadano, con Varias Máximas Republicanas (1797), in Pensamiento político
de la emancipación venezolana, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1988, p. 31-39.
201
Harris Gaylord Warren, « The Early Revolutionary Career of Juan Mariano Picornell », Hispanic American
Historical Review (désormais HAHR), n° 22-1, 1942, p. 57-81.
202
Felipe Fatio à Ramirez, Nouvelle-Orléans, 1/09/1817. Cortés aurait été un temps secrétaire de Mina.
Document reproduit dans José Franco, Documentos para la Historia de Mexico existentes en el Archivo
Nacional de Cuba, La Havane, Archivo Nacional de Cuba, 1964. Francisco Javier Mina aurait inventé le
système de guérilla lors de la guerre péninsulaire contre les Français. Après avoir été capturé et emprisonné en
1810, il fut libéré lors du retour de Ferdinand VII. Le rétablissement de l’absolutisme le poussa à tenter un coup
d’État et il s’exila aux États-Unis en 1816 pour préparer une expédition contre la Nouvelle Espagne. Il rejoignit
Aury à Galveston en octobre, et s’aventura au Texas avec moins de 250 hommes dont le comte Mauro,
commandant du Régiment des Hussards, lequel était un Italien qui avait traversé l’Atlantique avec lui, et une
quinzaine d’Haïtiens.
203
William F. Lewis, « Simon Bolivar and Xavier Mina : A Rendezvous in Haïti », Journal of Inter-American
Studies, n° 11-3, 1969, p. 458-465 et Harris Gaylord Warren, « Xavier Mina’s Invasion of Mexico », HAHR,
n° 23 : 1, 1943, p. 52-76
204
Marie-Louise Jacotey, Un volontaire de 1792, le General Humbert, ou la passion de la liberté, Paris, Éditions
Gueniot, 1980.

47
Antilles et les colonies espagnoles et du fait de la relative tolérance du gouvernement des
États-Unis envers les opposants à la couronne espagnole, la Nouvelle-Orléans était devenue
un lieu idéal pour recruter des hommes et se procurer des munitions. Humbert ne manqua
donc pas de s’impliquer dans plusieurs expéditions menées au Texas, notamment en 1812-
1813 et de nouveau en 1816-1817. Ce fut lors de cette dernière expédition, lorsque les
républicains se saisirent de l’île de Galveston, transformée en port de la république mexicaine
et devenue un lieu de « rendez-vous républicain » que Humbert rencontra Louis-Michel
Aury205.
Contrairement à Humbert, Aury était trop jeune pour avoir participé directement aux combats
révolutionnaires sur le continent mais, comme lui, il ne portait pas les Anglais dans son cœur.
Familier des principes de la Révolution française, il quitta la France lors du couronnement de
Napoléon en 1804 puis fit son apprentissage de marin dans les Antilles et attaqua le
commerce anglais sous les ordres du gouverneur Hugues en Guadeloupe206. Après l’invasion
de l’île par les Anglais en 1810, il se réfugia en Louisiane et se mit à son compte. Il fut bientôt
à la tête d’une petite flottille de navires207. C’est ainsi qu’en 1812, Aury, comme d’autres
corsaires français, se trouvait sur place pour répondre favorablement à l’appel des patriotes
hispano-américains trouvant ainsi un moyen de concilier ses convictions politiques et ses
intérêts économiques208. Aury s’engagea aux côtés des insurgés colombiens, travaillant
souvent avec Manuel Cortés Campomanes. Il fut promu au grade de capitaine de la Marine
des Provinces-Unies de Nouvelle-Grenade et défendit Carthagène des Indes au cours du siège
conduit par le chef de l’Expédition espagnole, Pablo Morillo, en 1816. Réfugié aux Cayes, il
s’opposa à la décision de donner à Bolivar un pouvoir illimité. Les rapports entre les deux
hommes s’envenimèrent et Aury quitta Haïti pour la Louisiane avec ses huit vaisseaux armés,
400 matelots et environ 500 officiers209.
Ces groupes de corsaires issus des guerres menées dans les Antilles furent renforcés par
l’arrivée d’un second groupe : celui des vétérans des guerres continentales. Si des
révolutionnaires comme Aury et Humbert se montrèrent mal à l’aise face aux ambitions
impériales de Napoléon. D’autres lui restèrent fidèles. Maurice Persat, par exemple, avait
grandi à Saint-Domingue où son père s’était installé. Rentré en France, il devint agent
municipal sous la Révolution. Il commença son service dans la garde impériale en 1806 et
servit un peu partout en Europe. Après la défaite de Napoléon en 1815, il gagna les États-Unis
où il s’associa aux flibustiers français, devient ami avec Aury et l’accompagna en Floride. Il
finit ensuite, avec son frère, par s’engager aux côtés de Bolivar. Il rentra en France en 1819 où
il fut décrit par un préfet comme « un partisan frénétique des libertés, voyageant avec deux
grands sabres et des moustaches très prononcées210 ».
Les Français et les Espagnols ne furent pas les seuls affectés par ce qui se passait en France.
En Italie notamment, la proclamation de la république en 1792 inspira plusieurs conjurations
républicaines et le début des opérations de l’armée française en Italie en 1796 fit rentrer
l’Italie dans l’orbite française. Deux hommes originaires de l’Emilie-Romagne, Augustin

205
Bernardo Gutiérrez utilise l’expression « Republican Rendezvous » concernant Galveston dans une lettre
écrite à Natchitoches, le 4-02-1817. Center for American History (désormais CAH), University of Texas, Austin,
Gutierrez de Lara papers, 1812-1886.
206
Memorias de Agustín Codazzi [1826], trad. Andrés Soriano Lleras et Alberto Lee Lopez, Bogota,
Publicaciones del Banco de la República, 1973, p. 291. Aury appelle notamment sa mère « citoyenne Aury »
(Saint-Pierre de Martinique, 6-03-1803, CAH, General Papers Louis Aury).
207
Lettre d’Aury aux Maignets, Maryland, 1812 (CAH, Louis Aury General Papers).
208
Anne Pérotin-Dumon parle de 400 flibustiers. Voir « Course et Piraterie dans le golfe du Mexique », Bulletin
de la société d’histoire de la Guadeloupe, n° 52-54, 1962, p. 53. La confédération vénézuélienne déclara son
indépendance en juillet 1811, les divers États néo-grenadins entre 1811 et 1813.
209
H.L.V. Ducoudray-Holstein, Histoire de Bolivar, Paris, Alphonse Levasseur, 1831, I, p. 279-280.
210
M. Persat, Mémoires…, op. cit., p. 76.

48
Codazzi et Costante Ferrari, commencèrent leur carrière dans l’armée impériale. Ferrari fut
notamment envoyé en Espagne pour combattre les insurgés. À la chute de Napoléon, les deux
hommes partirent à Baltimore en 1816 où ils s’engagèrent aux côtés des patriotes
vénézuéliens. En route pour l’Amérique du Sud, avec de nombreux officiers français,
polonais, italiens, américains, espagnols, et noirs, ils décidèrent d’aller prêter main forte à
Aury dans sa conquête de l’île d’Amelia en Floride ; ils restèrent au service d’Aury jusqu’à sa
mort211.
Malgré la diversité des expériences européennes et des idéologies politiques variant de
l’influence de Rousseau et de la Révolution de 1789 pour Picornell, à celle de la République
française de 1793 pour Cortés et Humbert, en passant par les répercussions de l’avènement de
l’Empire avec Persat, Mina, Codazzi, et Ferrari, il se créa en Amérique une communauté
hétérogène d’hommes de tous horizons attachés aux idées de liberté et d’indépendance et
prêts a collaborer ensemble pour répandre la cause républicaine.

Des pères fondateurs sans nation

L’idéal d’indépendance et le ferment révolutionnaire avaient pris racine dans les colonies
espagnoles, créant avant même la fin des guerres contre la France révolutionnaire et
napoléonienne un nouveau foyer d’insurrection. Corsaires, aventuriers, marins et soldats de
toutes nationalités se précipitèrent dans ce monde américain, désireux de fuir une Europe
apparaissant comme réactionnaire. S’il est naïf de croire que ces révolutionnaires européens
obéissaient à des ambitions purement désintéressées, il s’agissait aussi pour eux, en prenant
les armes au nom de la République mexicaine, colombienne, vénézuélienne, ou floridienne,
de mettre leurs compétences au service d’une idéologie qu’Anne Pérotin-Dumon a décrit
comme « toute simple, faite de quelques idées – la haine des rois, le culte de la liberté212 ».
Les mémoires rédigés par les révolutionnaires européens apportent quelque éclairage sur leurs
motivations. Persat, par exemple, décida de partir pour l’Amérique « afin d’y aller servir la
cause des Indépendants », de la même façon, Ducoudray affirmait être venu pour « servir la
cause de la liberté » comme aux débuts de la Révolution française213. Certains de ces
révolutionnaires mentionnent bien l’espoir d’obtenir des avantages matériels : dans ses
Mémoires, Costante Ferrari raconte sa rencontre avec l’amiral Villaret, l’agent du Venezuela
aux États-Unis. Ce dernier lui explique que malgré les dangers encourus – comme la cruauté
des royalistes, le manque de soins et les conditions naturelles difficiles – le gouvernement
vénézuélien, en cas de victoire, leur accordera une retraite et des lopins de terre214. Ferrari
accepta donc l’offre mais souligna que sa décision tenait surtout à ses convictions
idéologiques et « aux droits sacrés de l’indépendance » de chaque peuple215.
Néanmoins, il ne s’agit pas de sous-estimer les dangers auxquels ces Européens étaient
confrontés, dangers physiques certes, mais également dangers juridiques. En plus de risquer le
tribunal et la prison, les révolutionnaires européens couraient le risque de perdre la nationalité
de leur patrie d’origine. Ces hommes n’étaient pas simplement des expatriés, ils étaient des
traîtres (reos de estado) s’ils étaient espagnols, ou des criminels, s’ils étaient français216. Le
ministre plénipotentiaire français à Washington encouragea les consuls aux États-Unis à
211
A. Codazzi, Memorias..., op. cit., et Memorie postume del Cav. Costante Ferrari : Capitane delle guardie
reali del regno italico, tenente-colonel nelle americhe e colonnello effetivo en Italia, Rocca S. Casciano, 1855.
212
Anne Pérotin-Dumon, « Course et piraterie », loc. cit., p. 26.
213
M. Persat, Mémoires ..., op. cit., p. 15 ; H.L.V. Ducoudray, Histoire..., op. cit., p. 195.
214
C. Ferrari, Memorie, op. cit., p. 420-421.
215
Ibid., p. 422.
216
Voir le décret du 26 août 1811 concernant « les Français naturalisés en pays étranger avec ou sans autorisation
de l'empereur, et ceux qui sont déjà entrés ou qui voudraient entrer à l'avenir au service d'une puissance
étrangère. »

49
considérer ces « corsaires révoltés » comme des traîtres : pour le gouvernement français, ces
hommes « qui deviennent corsaires ou pirates après avoir abandonné par la désertion leur
patrie ne peuvent être considérés comme lui appartenant » ; ils sont devenus, des « misérables
Étrangers, ou Français renégats, sans Dieu, sans loi, et sans Patrie217 ». Le nomadisme, ou le
vagabondage, était mal perçu par les gouvernements européens. Concernant l’Espagne, la
constitution de Cadix (1812), par exemple, avait limité la citoyenneté aux vecinos, aux
individus qui pouvaient faire preuve de leur appartenance à une communauté.
Comme le souligne Ulane Bonnel, à cette époque, la liberté n’était pas seulement individuelle,
définie par rapport à l’État ; cette liberté existait par défaut d’autorité étatique218. Celui qui
était un « patriote itinérant » pour les uns, pouvait être un pirate ou un criminel pour les
autres219. La prolifération des lettres de marque signalait le besoin de légitimité de ces
activistes révolutionnaires. En accordant sa lettre de marque, ou son autorisation de faire des
prises maritimes en son nom, un gouvernement prescrivait les conditions à réunir et fixait les
limites à observer en cas de guerre avec d’autres puissances220. Les lettres de marque n’étaient
pas une innovation. Leur emploi avait été codifié par Hugo Grotius au XVIIe siècle. Les
corsaires étaient considérés légitimes s’ils étaient porteurs d’une lettre de marque émise par
un gouvernement compétent. Définir un gouvernement compétent était plus délicat. Un titre
de gouverneur provisoire du Mexique ou de Colombie suffisait pour émettre des lettres de
marque pour attaquer les bateaux de commerce espagnols. Le général Humbert, devenu
gouverneur de Galveston après le départ d’Aury, émit ainsi onze commissions à des corsaires,
au nom de « sa prétendue qualité de chef de la République imaginaire du Mexique221 » – selon
le jugement hostile du consul de France à la Nouvelle-Orléans –. Après que l’armée espagnole
eut repris l’île, Humbert retourna à la Nouvelle-Orléans où il fut emprisonné quelque temps
pour incitation à la piraterie222.
Les révolutionnaires français et espagnols couraient le risque de devenir des apatrides ne
pouvant plus recevoir la protection consulaire contre les pouvoirs de l’Espagne ou des États-
Unis. Beaucoup de ces révolutionnaires européens se retrouvèrent coincés entre le marteau et
l’enclume : un décret du 26 août 1811 menaçait de confiscation de biens ou de déchéance
nationale les français qui voulaient entrer au service d’une puissance étrangère. Ces menaces
ne semblent pas préoccuper outre mesure les révolutionnaires français. Une exception est la
pétition d’un jeune homme, Louis-Alexandre Trouard, adressée au consulat de la Nouvelle-
Orléans. Originaire de la Rochelle, il demanda l’autorisation au gouvernement français
d’accepter un emploi dans l’armée du Mexique offerte par Bernardo Gutiérrez, l’un des
généraux de l’armée des indépendants (Gutiérrez collabora notamment avec Aury et Humbert
au Texas) ; Trouard demanda à « être naturalisé [aux États-Unis] dans le cas que cette mesure
soit trouvée nécessaire et de pouvoir rentrer en France lorsque les circonstances le
permettent223 ». L’exemple de Trouard montre qu’il était facile au début du siècle de passer

217
Hyde de Neuville, au ministre des Affaires étrangères Washington, 19-03 et 3-06-1817. Centre des Archives
Diplomatiques de Nantes (désormais CADN), Correspondance du Consulat de France à la Nouvelle Orléans,
Série A, v. 144
218
Ulane Bonnel, « Apogée et déclin de la course en Atlantique : fin 18e-19e siècles », in U. Bonnel (éd.), Course
et piraterie, Paris, CNRS, 1975, p. 512-554.
219
L’expression « itinerant patriot » désigne Aury dans Narrative of a Voyage to the Spanish Main in the Ship
Two Friends, Londres, 1819, p. 188.
220
Williams Abraham Morgan, Sea Power in the Gulf of Mexico and the Car during the Mexican and Colombian
Wars of Independence, 1815-1830, thèse de doctorat, University of Southern California, 1969.
221
Guillemin au ministre des Affaires étrangères, 14-09-1820. Archives du ministère des Affaires étrangères
(désormais AMAE), Correspondance Consulaire, Nouvelle-Orléans, v. 1, f. 307
222
Patterson, Nouvelle Orleans, 18-11-1817 (National Archives, Washington, Navy Archives Records Group 45,
Captain Letters) et Fatio au gouverneur de Cuba, 29-09-1820. (Archivo General de la Nación, Mexico, Historia,
Notas Diplomáticas, v. 4, f. 119.) La République de Mexico fut proclamée un an après son incarcération.
223
CADN, Philadelphie, Légation et Consulat Général, v. 6, f. 197, 26.

50
d’une nationalité à l’autre. Malgré la volonté des gouvernements européens, les restrictions
concernant leurs ressortissants à l’étranger étaient assez légères : la délivrance de passeports
par exemple n'était pas rigoureuse, la circulation était réglée par le droit des gens et non le
droit international ; il y a de nombreux exemples de révolutionnaires voyageant d’une région
à l’autre avec de faux passeports délivrés par des consuls peu regardants224.
Cependant, avec la stabilisation de nouvelles nations indépendantes et l’établissement de
consulats français et nord-américains en Amérique latine et dans les Antilles, la fluidité des
déplacements et des circulations s’amenuisa dans les années 1820 ; des frontières apparurent
non seulement géographiquement mais aussi légalement. Les États se dotèrent d’un appareil
législatif définissant le « parfait » citoyen225. Les définitions de la citoyenneté et de la
nationalité étaient instables pendant l’Âge des Révolutions. Le service militaire accordait la
citoyenneté d’une nation imaginée qui n’existait pas encore et qui n’existerait peut être
jamais. De plus, certains Européens n’avaient aucun désir d’allégeance à un État-nation en
particulier, préférant, soit la fidélité à la République du Monde (pour reprendre l’expression
de Picornell), soit la création d’une république dont ils fixeraient eux-mêmes les règles et les
principes d’admission. Ce no man’s land juridique des vagabonds de la République explique
en partie la décision de Juan Mariano Picornell de renoncer officiellement à son poste de
« président du gouvernement provisoire des hommes libres des quatre provinces internes du
Mexique » et de demander le pardon de Ferdinand VII226. L’échec de leurs expéditions
révolutionnaires les condamnait souvent à solliciter le pardon de leur patrie d’origine ou à
demander la citoyenneté des États-Unis ou d’une des nouvelles républiques d’Amérique du
Sud.

Le mélange des influences

Lors de leurs tentatives pour renverser la couronne espagnole et établir de nouvelles


républiques indépendantes, certains révolutionnaires européens engagèrent un véritable
bricolage idéologique et à un éclectisme pragmatique. Si l’idéologie de ces corsaires de la
liberté a été perçue comme simple et dépourvue de sophistication politique, c’est la
conséquence du manque d’attention porté à leurs tentatives véritablement politiques de
constituer des États républicains227. Certaines tentatives insurrectionnelles s’accompagnaient
de la publication d’une déclaration de principes et d’une constitution – une constitution
fournissant, comme les lettres de marque, un document attestant la légitimité politique de ses
porteurs. Ces constitutions et autres proclamations n’ont pas fait l’objet d’études approfondies
car ces mouvements insurrectionnels ont souvent avorté. Les républiques imaginées par ces
Européens ayant échoué, ces documents ont été relégués au rang de notes de bas de page. Or,
l’étude de ces documents montre que loin d’avoir une idéologie simpliste, ces
224
Merci à Clément Thibaud de m’avoir fait remarquer la distinction entre droit des gens et droit international à
cette époque. Persat raconte comment, sous la Restauration, il réussit à déjouer la surveillance de la police
chargée de le surveiller en France et à obtenir un passeport (Memoires..., op cit, p. 15).
225
Certaines études portent sur l’inclusion ou l’exclusion au corps politique des Indiens et des Noirs ou sur la
naturalisation des étrangers : Erika Pani, « De coyotes y gallinas : Hispanidad, identidad nacional y comunidad
política durante la expulsión de españoles », Revista de Indias, n° 228, octobre 2003, p. 255-74 ; Tamar Herzog,
Defining Nations : Immigrants and Citizens in early Modern Spain and Spanish America, Yale University Press,
2003.
226
Moniteur de la Louisiane, 12-02-1814, Pétition de Picornell, Nouvelle-Orléans, 12-02-1814, (Archivo
General de Indias, Papeles de Cuba, leg. 1815, dans Sedella à Apocada). Picornell se présente comme opposé
aux politiques de Manuel de Godoy, le premier ministre de Charles IV et se dit ravi par les principes de la
Constitution de 1812.
227
Gerald Poyo caractérise ainsi Aury : « he was rather unsophisticated in political matters », in « La República
de las Floridas : the Mexican connection, 1814-1817 » in David Bushnell (éd.), La República de las Floridas :
Texts and Documents, Mexico, Pan American Institute of Geography and History, 1986, p. 38.

51
révolutionnaires puisèrent leur inspiration dans les innovations de l’époque aux États-Unis, en
France, à Haïti, et à Cadix.
Deux constitutions sont ici étudiées : celle de la República de las Floridas imprimée en
décembre 1817 alors qu’Aury avait pris le contrôle de l’île d’Amelia, près de la Floride, et
celle de la République de Boriguen publiée lors d’une expédition pour révolutionner la
colonie espagnole de Puerto Rico en 1822, expédition menée par plusieurs Européens, des
hommes de couleur antillais et quelques citoyens des États-Unis.
L’éclectisme des modèles politiques émerge dans les documents visant à établir la République
des Florides : Aury, alors commandant en chef de la République, proclama une loi martiale
dans laquelle il insistait sur ses convictions républicaines « citoyens, nous sommes
républicains par principes » et affirmait que tous étaient venus à Amelia pour remplir leurs
rôles de véritables héritiers de la Révolution française, pour « planter l’arbre de la liberté,
encourager des institutions libres, conduire une guerre contre le tyran espagnol, l’oppresseur
de l’Amérique et l’ennemi des droits de l’homme ». En haut du document, un aigle tient dans
ses serres cette devise, Concordia res parvae crescunt , devise des Provinces-Unies des Pays-
Bas lors de leur rébellion contre l’Espagne. De plus, la traduction française de cette devise,
« l’union fait la force », se retrouvait également sur les armoiries et le drapeau de Haïti en
1806. La familiarité qu’avait Aury avec le gouvernement d’Alexandre Pétion était sans doute
complétée par la présence de 130 Antillais, connus comme les « Noirs d’Aury », qui
formaient le gros de sa troupe à Amelia. Il avait assimilé et adapté différents modèles de part
et d’autre de l’Atlantique. Il conclut sa diatribe par un appel à la solidarité internationale :
« Américains, Anglais, Irlandais, et Français, hommes de toutes les nations, nous sommes des
hommes libres et soyons pour toujours unis par l’amour de la liberté et la haine de la
tyrannie. » Le groupe qui entourait Aury était en effet extrêmement cosmopolite. En plus des
troupes haïtiennes et britanniques, ce dernier avait été rejoint par un ancien éditeur de journal
à Buenos Aires, Vicente Pazos Silva, qui l’aida à traduire différents documents en espagnol,
et Pedro Gual, né à Caracas, fervent républicain, devenu commissaire civil d’Amelia228.
Ces deux hommes étaient très proches d’Aury et furent élus en novembre 1817 pour ériger
les fondations de la République des Florides. Pouvait voter tout habitant libre de l’île
d’Amelia (aucune restriction n’était posée sur le sexe ou la « race » des électeurs), à condition
qu’ils ne soient pas membres de l’armée et qu’ils aient renoncé à toute allégeance envers un
gouvernement qui n’était pas activement engagé à combattre l’Espagne – excluant ainsi les
citoyens des États-Unis229. Des références au modèle nord-américain apparaissent dans la
Constitution, elle-même imprimée en anglais et reproduite dans des journaux des États-
Unis230. Les concepteurs citent par exemple l’article n° 70 des Federalist Papers pour décrire
la place du pouvoir exécutif231. Les « pères fondateurs » de la República de las Floridas se
présentent comme des représentants du peuple dévoués à la cause de la liberté et de
l’indépendance de la République. Pour eux, cette constitution a pour but d’assurer les droits
personnels de ces citoyens et insiste sur le principe libéral de séparation des pouvoirs. Cette
constitution institue la liberté de presse mais aussi la liberté de conscience présentée comme
« l’un des Droits Naturels du Peuple des Florides ». C’est la première fois que la liberté de
culte est exprimée de façon aussi explicite dans une république d’Amérique Latine. Les

228
Harold Alfred Bierk, Vida publica de don Pedro Gual, Caracas, Ministerio de Educación, 1947.
229
Archivo General de la Nación, Bogota, Historia, t. 25, f. 494r, Les États-Unis poursuivaient officiellement une
politique de neutralité envers les mouvements d’indépendance de l’hémisphère Sud jusque dans les années 1820.
230
Report of the Committee Appointed to frame the plan of provisional government for the Republica of
Floridas, Fernandina, 9/12/ 1817. La version anglaise est celle qui a survécu mais il est fort possible que ces
documents aient été publiés en anglais et en espagnol. C’était souvent le cas de nombreuses proclamations (une
version française remplaçant souvent la version anglaise)
231
Les Federalist Papers sont disponibles sur le site du projet Avalon de Yale University :
www.yale.edu/lawweb/avalon

52
multiples constitutions publiées en Amérique latine entre 1810 et 1815 établirent toutes en
effet le catholicisme comme seule religion et limitèrent la liberté de presse232. Les libertés
d’opinion, de presse et de culte faisaient partie des axiomes fondamentaux de la Déclaration
des Droits de l’Homme de 1789 et de la Constitution des États-Unis, elles sont également
présentes dans la Constitution haïtienne de 1806233.
Cet attachement à la liberté de conscience apparaît également dans la Déclaration pour la
République de Puerto Rico, un second exemple de bricolage politique, rédigée par Henri
Louis Villaume de Ducoudray, né dans le Brandebourg, qui avait servi dans les armées de la
République française à partir de 1793. Dans ses Mémoires, il se présente comme « un soldat,
qui s’est battu pour les droits de l’homme dans l’ancien et le nouveau monde234 ». Accusé de
trahison par Napoléon, il se réfugia aux Antilles en 1812 où il se mit au service de l’unité
corsaire du commandant Aury235. Tous deux entrèrent au service de l’armée de Carthagène
début 1814. Aury étant mort en 1821, il ne faisait pas partie de l’expédition menée à partir des
États-Unis pour révolutionner Puerto Rico en 1822, mais Ducoudray était aidé par Nicolas-
Georges Jeannet-Oudin. Ce fils d’un député à l’assemblée constituante, et cousin de Danton,
avait très tôt épousé la cause républicaine. Il fut nommé commissaire de la Convention en
Guyane en 1793 et agent du Directoire l’année suivante236. Jeannet y favorisa la course, y
proclama l’abolition de l’esclavage et fut ensuite nommé commissaire pour la Guadeloupe en
1799, d’où il organisa une expédition pour prendre le contrôle de l’île hollandaise de Curaçao.
Entre-temps, Bonaparte arrivé au pouvoir nomma de nouveaux dirigeants pour la Guadeloupe
– changement qui laissait présager le rétablissement de l’esclavage. Jeannet navigua ensuite
entre la France et l’Amérique et fut impliqué dans une expédition au Texas en 1817 et
1818237. Ducoudray et Jeannet mirent à profit leurs réseaux américains et engagèrent de
nombreux hommes de couleur libres antillais, notamment les frères Bigard, déjà impliqués
dans la course menée par Hugues en Guadeloupe. Selon le gouverneur de la Martinique,
Jeannet avait « une prédilection affectée pour les gens de couleur238 ». Les chefs de cette
expédition réunirent neuf bâtiments de guerre et une force de 500 hommes. Tout en faisant le
tour des Antilles pour grossir leurs forces, Ducoudray, avec le titre de « général en chef et
président provisoire de la République de Boriguen » fit imprimer et circuler des proclamations
destinées à s’assurer du soutien du plus grand nombre. Cette proclamation, adressée aux
peuples de toutes les nations, prenait l’aspect d’une constitution avec dix articles239. Le
premier article instaurait l’égalité politique des citoyens de la nouvelle république « sans

232
Il y a une liste de constitutions nationales et provinciales assez exhaustive dans Glen Dealy, « Prolegomena on
the Spanish American Political Tradition », HAHR, n° 48-1, 1968, p. 37-58.
233
L’article 26 affirme la liberté de presse. Si le catholicisme était établi comme la seule religion d’État,
l’article 37 laissait la porte ouverte à un futur pluralisme religieux : « Si par la suite, il s’introduit d’autres
religions, nul ne pourra être empêché, en se conformant aux lois, d’exercer le culte religieux qu’il aura choisi. »
234
H.L.V. Ducoudray-Holstein, Memoirs of Gilbert M. Lafayette, Londres, Charles Wiley, 1824.
235
Christiane Lafitte-Carles « La présence française sur la côte colombienne pendant les guerres
d’indépendance », conférence présentée le 23 novembre 1999 à la cinquième journée d’études du Centre Franco-
Ibéro-Américain d’Histoire Maritime, Institut Catholique, Paris.
236
Georges-Nicolas Jeannet-Oudin, Notes sur quelques passages du Mémoire de Ramel, Paris, imprimerie Laran,
an VIII, p. 5.
237
AMAE, États Unis, Correspondance Politique, v. 74, f. 27, v. f. 76-77 et 101 et CADN, Consulat de la
Nouvelle-Orléans, f. 184-186.
238
Lardenoy au Consul français à New York, 1822, AMAE, Affaires Politiques Diverses, États-Unis, v. 2,
Dossier 9.
239
AMAE, Correspondance consulaire, Philadelphie, v. 12, f. 225, pièce jointe 1, il existe également aux AMAE
une autre proclamation plus axée sur la réorganisation politique de l’île : AMAE, Affaires Diverses Politiques,
États Unis, vol. 2, dossier 9, « Rapport sur l’expédition des aventuriers qui devaient agir contre l’île de Porto
Rico et sur les vues ambitieuses du Gouvernement d’Haïti », Fort Royal, 27-12-1822, PJ 2. Le choix du nom
Boriguen n’est pas anodin puisque c’était le nom de l’île avant l’arrivée des Espagnols. Un choix similaire avait
été fait en faveur d’Haïti pour la colonie de Saint Domingue en 1804.

53
égard à la naissance, ou à la différence de religion » préférant s’appuyer sur les principes
républicains du talent et de la vertu. Pour Ducoudray, républicanisme et liberté de culte
allaient de pair :

La prohibition de toutes les religions, excepté la religion catholique, n’est pas seulement une
mesure impolitique, elle est encore pernicieuse. C’est un phénomène dans l’histoire des nations
qu’un tel article se soit trouvé dans la constitution d’un peuple qui se déclarait l’ami de la
liberté. Ce fait seul peut faire craindre que la liberté ne s’établisse jamais sur des bases solides
de l’Amérique du Sud240.

La déclaration de Ducoudray s’achève sur une nouvelle assurance que la nouvelle république
offrait à tous « égalité de droits, asile, protection, et bonheur » une variante à la fois sur les
droits inaliénables promis par la déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776 (la vie, la
liberté et le bonheur) et ceux de la Révolution française (liberté, égalité, fraternité). On peut
noter que l’assurance d’asile était non seulement un appel pour grossir les rangs de
l’expédition mais aussi un espoir dans le caractère cosmopolite de la nouvelle république; en
effet, Ducoudray avait souffert de la xénophobie qu’il avait connue sur le continent
américain241.
Comme la République des Florides, la République de Boriguen resta une république
imaginaire. Amelia fut envahie par les États-Unis début 1818 et Aury, échappant de peu à la
prison, retourna au Venezuela, puis vers les îles de San Andrés et Providencia, où ses hommes
menés par Agustín Codazzi prirent possession de Santa Catalina en juillet 1818. Ducoudray et
Jeannet n’eurent même pas l’occasion de poser le pied sur l’île de Puerto Rico puisqu’ils
furent interpellés par le gouverneur de Curaçao où ils avaient fait escale. L’échec des ces
tentatives révolutionnaires peut aussi s’expliquer par l’ambiguïté du projet républicain : si la
République des Florides ne faisait aucune mention de l’esclavage, celle de Puerto Rico, tout
en prônant l’égalité pour tous et s’appuyant sur de nombreux officiers de couleur, n’affichait
aucune intention de libérer tous ses futurs habitants.

La question centrale de l’esclavage

Si les révolutionnaires européens étaient devenus de véritables bricoleurs politiques, ils


devinrent également des esclavagistes égalitaires. On a vu le volte-face de Picornell qui
prônait en 1796 l’abolition de l’esclavage célébrant « l’égalité naturelle de tous les habitants
[de La Guaira] » et et qui se rallia en 1815 à la couronne espagnole pour devenir son espion
parmi les révolutionnaires en Louisiane et au Texas242. Pour reprendre l’exemple de
Ducoudray et de Jeannet, s’ils se montrèrent opposés personnellement à l’esclavage (Bolivar
ne trouva grâce aux yeux de Ducoudray que lorsqu’il tint sa promesse faite à Pétion d’abolir
l’esclavage dans les nouvelles républiques243) ils n’étaient pas pour autant des abolitionnistes
fervents. Dans la nouvelle République de Boricuen, Ducoudray affirme : « Les esclaves ne
seront pas affranchis, cela ruinerait le pays et donnerait lieu aux plus grands désordres244. » Il
est difficile de savoir si la décision de préserver l’esclavage à Puerto Rico fut le résultat d’une
réticence idéologique ou d’une perspective pragmatique par peur de déstabiliser la nouvelle
république ou de mécontenter les petits planteurs et les segments de la population ayant
toujours à l’esprit le spectre d’Haïti. Certains révolutionnaires se montrèrent presque

240
H.L.V. Ducoudray, Histoire..., op cit, p. xlj.
241
Ducoudray se plaint à plusieurs reprises de l’ingratitude envers les étrangers ayant combattu pour
l’indépendance, le traitement d’Aury par Bolivar le met particulièrement en colère, Histoire..., op cit, t. II, p. 3.
242
P. Grases, La conspiración…, op. cit., p. 175-176.
243
H.L.V. Ducoudray, Histoire…, op. cit., t. I, p. 22.
244
AMAE, Affaires Diverses Politiques, États-Unis, vol. 2, dossier 9.

54
schizophrènes sur ce sujet comme Persat qui rêva – dans ses Mémoires – d’attaquer le
gouvernement d’Andrew Jackson avec un corps de mille Haïtiens (qu’il appelait ses frères)
avec lesquels il aurait repoussé la population blanche des États-Unis jusqu’au Canada.
Descendant la vallée du Mississipi, il aurait encouragé les esclaves à s’affranchir : « Hommes
noirs, prenez les armes et jetez vos chaînes à la figure de vos maîtres », mais une fois arrivé
au Texas en 1827, il prit le gouvernement mexicain en horreur et souhaita que les États-Unis
prennent le contrôle de la province245.
Une caractéristique intéressante se dessine : quelques fussent leurs véritables convictions, ces
révolutionnaires européens ont fait preuve d’égalitarisme envers les Créoles de couleur tout
en restant attachés à l’esclavage. L’itinéraire d’Aury, et du groupe hétéroclite et multiracial
autour de lui, est à ce titre instructif. Très tôt, Aury développa des relations privilégiées avec
Haïti et ses habitants. En 1810, un haïtien de couleur, Louis Crispin, rejoignit Aury dans les
Caraïbes et l’aida à capturer un bateau esclavagiste portugais et à vendre sa cargaison
d’esclaves du côté de la Nouvelle-Orléans246. Aury ne cessa de s’entourer d’hommes de
couleur : Joseph Savary, un ancien officier de la Garde républicaine à Saint-Domingue,
réfugié à la Nouvelle-Orléans, prêta main forte à Aury à Galveston et à Amelia. Selon un
observateur, Savary était « un homme en qui M. Aury avait toute confiance247 ». Alors que la
plupart des soldats sous les ordres d’Aury étaient des hommes de couleur antillais, il ne cessa
de se livrer au trafic d’esclaves vendus aux États-Unis à prix d’or ; on estime à plus de deux
mille le nombre d’esclaves revendus aux planteurs de Georgie et de Louisiane248. À sa mort,
Aury nomma un haïtien, Sévère Courtois, comme son successeur en tant que commandant en
chef249.
La position d’Aury sur l’esclavage pourrait être caractérisée comme progressiste, proche de
celle d’un Marquis de La Fayette qui militait pour l’émancipation progressive des esclaves. Si
Aury ne semblait pas avoir de remords pour capturer des négriers espagnols et portugais puis
revendre leur cargaison au meilleur prix ou les « offrir » à son équipage comme domestiques,
il n’en était pas de même pour les esclaves américains. Sur l’île de la Vieille Providence,
Aury remarqua que les esclaves étaient favorables au libéralisme et décida d’affranchir ceux
de plus de 18 ans. Aury ne pouvait pas se permettre de provoquer une rébellion et avait, de
plus, besoin d’une force militaire pour défendre l’île ; il engagea donc les 350 ex-esclaves qui
se trouvaient à Providence dans ce but leur promettant de partager les prises des bateaux
espagnols capturés.
Si les tâtonnements politiques de ces vagabonds de la république étaient emblématiques des
élites créoles de la première époque indépendantiste qui se servirent des expériences et des
outils conceptuels d’autres parties du monde, leurs tâtonnements sur le sujet de l’esclavage
étaient partagés par les Créoles libres de couleur qui s’opposaient souvent à l’abolition des
esclaves. La destinée de deux hommes est plus atypique : les deux compagnons d’armes,
Ferrari et Codazzi, décidèrent après la mort d’Aury de rentrer en Europe ; ils emmenèrent
avec eux Mameluk et Francisco, natifs d’Afrique, achetés à Providence en 1819. Selon les
deux Italiens, les deux hommes décidèrent de rester à leur service en tant qu’hommes libres et
de les suivre en Europe. De ce fait, après avoir embarqué à l’île de Saint-Thomas, les quatre

245
M. Persat, Mémoires..., op. cit., p. 24, p. 173, p. 185. Le Mexique avait aboli l’esclavage en 1829 mais le
tolérait dans la province du Texas.
246
Déposition de Louis Crispin, Case 376, Records of the U.S. District Court for the Eastern Court for the
Eastern District of Louisiana, 1806-1814, New Orleans Public Library, M1082.
247
Ciénfuegos à Apodaca, 14-05-1817, (AGN, Mexico, Historia, Notas Diplomáticas, v. 2), in Stanley Faye,
« The Great Stroke of Pierre Laffite », Louisiana Historical Quarterly, n° 23, juillet 1940, p. 774.
248
Les États-Unis avaient officiellement fermé leurs frontières au commerce d’esclaves en 1808.
249
A. Codazzi, Memorias ..., op. cit., p. 437 ; C. Ferrari, Memorie..., op. cit., p. 463 ; Paul Verna, Pétion y
Bolívar : una etapa decisiva en la emancipación de Hispanoamérica 1790-1830, Caracas, Ediciones de la
Presidencia de la República, 1975, p. 300.

55
hommes restèrent quelques mois à Amsterdam pour vendre des marchandises ramenées
d’Amérique, puis se rendirent à Paris pour donner la part d’héritage d’Aury à sa soeur. Peu
après être arrivés à Rigo, la ville natale de Ferrari, ils partirent pour Lugo, d’où Codazzi était
originaire, dans le but d’acheter une grande maison. L’appel de l’aventure fut plus fort et
Ferrari repartit pour la Grèce et Codazzi retourna au Venezuela250. En décidant de s’attacher
au service des deux Italiens et d’aller en Europe vendre des produits américains (comme
l’indigo), ces deux ex-esclaves africains renversèrent le schéma habituel de la traite
transatlantique. Craignant peut être d’être capturés et remis en esclavage dans les Antilles ou
aux États-Unis, l’Europe leur semblait être une alternative plus prometteuse. Après être passés
des mains des Espagnols à celles des révolutionnaires, ils ne devaient plus guère se faire
d’illusion sur la cause de la « liberté » de part et d’autre de l’Atlantique.

Les Africains Francisco et Mameluk n’étaient pas les seuls à se sentir pris au piège dans ce
monde américain. L’ex-général français Humbert décida d’abandonner la cause
révolutionnaire et fut employé dans un collège de la Nouvelle-Orléans. Il décéda en 1823 dans
cette ville devenue l’un des principaux marchés d’esclaves des Amériques. À sa mort, la
plupart des colonies américaines avaient assuré leur indépendance. Si la ferveur
révolutionnaire de Humbert n’avait plus lieu d’être aux Amériques, ses convictions
républicaines n’avaient plus droit de cité en Europe. En France, un retour à la souveraineté
monarchique avait succédé à l’Empire. En Espagne, la Guerre d’indépendance contre les
Français fut suivie par des guerres civiles entre monarchistes, libéraux, et républicains. Si
certains, comme Humbert et Ducoudray, décidèrent de s’installer dans un État américain et de
changer de carrière, d’autres, comme Persat, continuèrent de porter le flambeau de
l’indépendance en Grèce. Beaucoup de ces ambassadeurs du républicanisme restèrent des
vagabonds : ils furent portés, puis abandonnés, par le souffle des révolutions. Comme l’écrivit
un soldat anglais, ils « avaient leur courage, leurs talents et le meilleur sang, maintenant qu’ils
ont cessé d’être nécessaires, ils sont abandonnés au monde251 ».

250
A. Codazzi, Memorias..., op. cit., p. 476, C. Ferrari, Memorie..., op. cit., p. 466-7 et 477. Ferrari mentionne
une dernière fois Francisco en 1827 lorsqu’il l’accompagne pour mener Codazzi à son bateau pour l’Amérique.
Il n’est pas sûr que Francisco soit reparti alors en Amérique.
251
Narrative of a Voyage to the Spanish Main…, op. cit., p. 191.

56
El “mal ejemplo” haitiano en la memoria histórica de los
habitantes blancos de Virginia (1831-1865)252

Alejandro E. Gómez
EHESS/CERMA, Universidad Simón Bolívar (Caracas)

La posibilidad de que las masas de esclavos se rebelasen y subvirtiesen el orden establecido


fue siempre motivo de angustia para las blancos de las sociedades esclavistas del Sur
norteamericano253 y, en general, de las Américas. Desde fines del siglo XVIII, la posibilidad
de que esto ocurriese fue advertida por diversas personas a ambos lados del Atlántico,
quienes, acudiendo a ejemplos históricos (como la insurrección de Espartaco contra Roma y
la de los Helotas contra Esparta), procuraron recordar a los plantadores los peligros que
implicaba un sistema que explotaba a miles de individuos contra su voluntad. Esas
advertencias normalmente venían de individuos ilustrados, cuyos conocimientos del pasado
les hacía tener – para usar la expresión de Maurice Halbwachs – una ‘memoria histórica’
mucho más aguda que el resto del colectivo254.
Sobre el análisis de aquella posibilidad también incidía el incipiente ‘racismo científico’ :
Thomas Jefferson, sin duda el político más influyente de su tiempo entre los virginianos,
estaba convencido de que los negros eran seres primitivos por lo que era imposible que los
esclavos emancipados pudiesen convivir en armonía con blancos locales, lo que, como
sugiriera en sus Notes on the State of Virginia de 1784, hacia inevitable una ‘guerra de
razas’255. Esto último, unido a una toma de conciencia ‘humanitarista’ por la crueldad del
comercio de esclavos, hizo que tomara cuerpo una suerte de tendencia abolicionista
preventiva, lo cual permitió que el comercio de esclavos fuese unilateralmente abolido por ese
Estado en 1778256.
En esa misma época tuvo lugar un evento en el que grandes proporciones, en el que masas de
esclavos se rebelaron contra los blancos: la Revolución Haitiana. Comenzando en agosto de
1791 con la gran revuelta de Cabo Francés y concluyendo con la independencia de Haití en
1804, este proceso afectó profundamente la tranquilidad mental de las poblaciones blancas de
todas las sociedades esclavistas americanas. Ello se debió al éxito aparente que tuvo aquella
revuelta de 1791 ; a los rasgos de guerra racial o servil que tuvieron algunas de las facetas de
dicho proceso (sobre todo al final, entre 1802 y 1803, cuando salen derrotadas las tropas
enviadas por Napoleón con intenciones de reinstaurar la esclavitud) ; a que se consolidara la
independencia de Haití en 1804, por el esfuerzo casi exclusivo de afro-descendientes ; y,
sobre todo, a las masacres de blancos a manos de su antiguos esclavos (en particular las
suscitadas en 1804 y 1805 por partidarios del gobernador-general Dessalines).

252
Las investigaciones para el presente trabajo fueron posibles gracias a becas de investigación que me fueron
otorgadas por la Virginia Historical Society (Richmond, VA) y el Gilder Lehrman Institute of American History
(Nueva York, NY), instituciones a las cuales aprovecho para manifestar mi más sincero agradecimiento.
253
Herbert Aptheker, American Negro Slave Revolts (New York: International Publishers, 1993), p. 18ss.
254
Cf. Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, L'ordre philosophique (Paris : Seuil, 2000).
255
Thomas Jefferson, Notes on the State of Virginia (Richmond : J.W. Randolph, 1853), p. 149.
256
William Waller Hening, ed., “Cap.1 An act for preventing the farther importation of Slaves [Williamsburg,
1778],” en The Statutes at Large Being a Collection of All the Laws of Virginia, from the First Session of the
Legislature in the Year 1619, ed. William Waller Hening, vol. 9 (Richmond: J.&G. Cochran, 1821), p. 471-472.

57
Las noticias de esos sucesos se esparcieron por todo el Mundo Atlántico a través de distintos
medios de difusión oral y escritos, siendo interpretados en su conjunto por muchos blancos de
los territorios esclavistas americanos como una ‘revolución negra’, en la que los esclavos
expulsaron o eliminaron a la población blanca. La misma sería recordada por aquéllos durante
los años subsiguientes, no como un heroico proceso revolucionario como sí lo harán con el
caso francés, sino como una verdadera catástrofe a la que se referirán en los años
subsiguientes en términos tan expresivos como “la tragedia de St. Domingo” o los “los
horrores de St. Domingo”. La contemporaneidad de ese proceso marcó la vida de toda una
generación, lo que hizo en lo sucesivo innecesaria tanta erudición para estar consciente de los
riesgos inmanentes al sistema esclavista.
Los temores de los blancos de ver repetir escenas similares en sus propios territorios afectó su
forma de actuar políticamente, afectando con ello la dinámica histórica de los mismos. Los
muchos trabajos existentes sobre el impacto de la Revolución Haitiana sobre los estados
esclavistas del sur norteamericano (en particular con respecto al caso que nos ocupa : la
Mancomunidad de Virginia), han mostrado hasta qué punto esa afirmación es cierta257. No
obstante, la extensa historiografía disponible sobre dicho impacto, normalmente se limita a
estudiarlo dentro de los límites temporales del proceso revolucionario haitiano o, cuando
mucho, cubriendo la llamada ‘generación de los fundadores’. La gran excepción es la obra de
Alfred N. Hunt, Haiti’s Influence on Antebellum America, la cual dedica sus últimas páginas a
ir más allá de la tercera década del siglo XIX258 ; mostrando, al hacerlo, una serie de
continuidades en cuanto a los argumentos pro-esclavistas y abolicionistas, sobre las cuales
bien valdría la pena profundizar.
Al respecto, llama la atención la manera cómo reaparece el tema haitiano entre los virginianos
a partir de 1831, luego de una masiva insurrección de esclavos en el condado de
Southampton. Esta reaparición de los “horrores de St. Domingo” es explicable, al menos en
parte, por las reminiscencias que pudieron haber quedado de este proceso en su ‘memoria
colectiva’, reavivadas por lo cruenta que fue dicha insurrección ; decimos ‘en parte’, ya que
no consideramos que esto sólo pueda explicar la forma masiva cómo se hizo presente el tema
haitiano en las tres décadas que siguieron. Se hace esta afirmación tomando en cuenta, por un
lado, que se había producido un relevo generacional, lo que se reflejaba en la juventud de los
legisladores que conformaban la Asamblea General del estado en aquella época259 ; y, por el
otro, que ellos no habían vivido los agitados tiempos de la Revolución Haitiana, cuando miles
de emigrados blancos franco-dominicanos llegaron buscando refugio, contando las
“atrocidades” que estaban cometiendo los negros de la isla, ni ninguna manifestación
importante de resistencia violenta por parte de los esclavos locales que les hiciere recordar lo
sucedido en Saint-Domingue, ya que la última habían sido la revuelta de Gabriel Prosser en
1800 y el llamado ‘Complot de Pascua’ (Easter Plot) de 1802260.

257
Al respecto se pueden consultar los siguientes trabajos : Samuel P. Newman, “American political culture and
the French and Haitian Revolutions : Nathaniel Cutting and the Jefferson republicans”, en The Impact of the
Haitian Revolution in the Atlantic World, ed. David Patrick Geggus (Columbia : University of South Carolina
Press, 2001) ; James Sidbury, “Saint Domingue in Virginia : Ideology, Local Meanings, and Resistance to
Slavery, 1790-1800”, The Journal of Southern History 63, no. 3 (Agosto 1997), p. 531-552 ; Ashli White, “The
Limits Of Fear: The Saint Dominguan challenge to Slave Trade Abolition in The United States”, Early American
Studies, n° 2 (2004), p. 362-397
258
Alfred N. Hunt, Haiti's Influence on Antebellum America (Slumbering Volcano in the Caribbean) (Baton
Rouge ; Londres : Louisiana State University Press, 2006).
259
Alison Goodyear Freehling, Drift Toward Dissolution : The Virginia Slavery Debate of 1831-1832 (Baton
Rouge: Louisiana State Univ Pr, 1982), p. 123.
260
En 1822 fue descubierta una insurrección en South Carolina dirigida por un negro libre de nombre Denmark
Vessey. A pesar de que sabemos que las noticias de la misma fueron ampliamente difundidas en Virginia, y que

58
Por lo tanto, la información histórica que tenían aquellos legisladores sobre Saint-Domingue,
además de su memoria como parte de un colectivo, les tuvo que haber llegado por otros
medios de difusión. La respuesta podría residir en la revigorización que experimentó el
movimiento abolicionista en los estados del norte a fines de los años 1820, el cual asume una
postura más radical en apoyo a las manifestaciones de resistencia de los esclavos, y ve con
simpatía e incluso como modelo lo acontecido en Saint-Domingue. La reacción de los sureños
ante este fenómeno es primero de molestia, pues se piensa que los abolicionistas están
alentando a los esclavos a rebelarse, y luego de la insurrección de Southampton (1831), de
verdadera irritación.
Las referencias a Saint-Domingue por parte de los abolicionistas del norte y otros medios fue
llenando el vacío generacional en cuanto al conocimiento que aquéllos tenían sobre lo allí
acontecido, recomponiendo de esta forma la simbología histórica que podía tener en términos
de un “mal ejemplo” para los habitantes blancos de un territorio como Virginia en el que,
desde un punto de vista poblacional, los afro-descendientes (entre libres y esclavos), para la
tercera década del siglo XIX, pasaban de medio millón de individuos261. El presente trabajo se
propone seguir la aparición y uso de dichas referencias por parte de los abolicionistas, para
determinar cómo las mismas fueron afectando la sensibilidad de los virginianos, hasta el
punto de convertirse en un argumento clave para entender su ruptura con el gobierno federal
en 1861.

1. El 21 de agosto de 1831, en el condado virginiano de Southampton alrededor de


70 esclavos bajo el liderazgo de Nat Turner, iniciaron una insurrección que dejaría un saldo
de más de 50 blancos muertos, ente hombres, mujeres y niños. La misma duró unos pocos
días hasta que fue controlada, aunque su líder permaneció oculto por varios meses hasta que
fue prendido y ejecutado con otros 18 de sus compañeros. La respuesta de los blancos locales
no pudo ser más brutal, ya que, además del despliegue militar, muchos se lanzaron
frenéticamente a las calles a perseguir negros y mulatos, dando muerte indiscriminadamente a
más de cien individuos262. A pesar de que la rebelión había sido sometida, la angustia porque
pudiese repetirse se mantuvo: De distintas partes del Estado llegaron peticiones a la Asamblea
General en las que se piden armas y refuerzos ante el temor de que estalle una nueva revuelta,
y para que se disipase la “amenaza negra263”.
El gobernador John Floyd, se dirigió a dicha cámara en aras de evitar que se repitiesen las
“escenas sanguinarias” de Southampton, para lo cual según él era “indispensablemente
necesario” que se retirase del Estado a la gente de color libre y revisar todas las leyes que
vigilaban la “…debida subordinación, [de] la población esclava de nuestro Estado264”. En
respuesta, los representantes acordaron restringir las leyes que concernían la esclavitud y que
regían sobre los Libres de Color, a quienes se sometió a los mismos castigos a que se sometía
a los esclavos. Además se prohibió que se les enseñase leer y escribir, que predicaran o que

se pensaba que Vessey estaba en contacto con SD, no encontramos en las fuentes primarias de ese Estado que
consultamos, ninguna alusión a lo sucedido durante la Revolución Haitiana. N. del A. Sobre las insurrecciones
de 1800 y 1802, véase : Douglas R Egerton, Gabriel's Rebellion : The Virginia Slave Conspiracies of 1800 and
1802 (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1993)
261
Herbert S. Klein, Slavery in the Americas : A Comparative Study of Virginia and Cuba (Chicago : Ivan R.
Dee, 1967), p. 236.
262
Aptheker, American Negro Slave Revolts, p. 301.
263
Virginia Writers' Project, Virginia. A Guide to the Old Dominion (St. Clair Shores, Mich : Somerset
Publishers, 1956), p. 78 [Todas las traducciones del ingles fueron realizadas por el autor]
264
Journal of the House of Delegates of the Commonwealth of Virginia (Richmond : Thomas Ritchie, 1831),
p.10.

59
asistieran a actos religiosos a menos que el pastor que dirigiera la liturgia fuera blanco, que
comprasen la libertad de otros esclavos que no fuesen sus familiares inmediatos, y que
imprimiesen o portasen impresos sediciosos que buscaran incentivar rebeliones. Esta última
disposición también incluía a las personas blancas, a quienes en caso de violarla, en lugar de
prisión y latigazos, se les obligaba a pagar una fortuna en monetario de hasta 1 000 dólares265.
La insurrección de Southampton propició un debate sobre la emancipación de los esclavos en
la Asamblea General del Estado. A lo largo del mismo, el temor a una ‘guerra servil’ se
manifestaron nuevamente asociados con el ejemplo haitiano. Un delegado (Mr. Preston) era
de la opinión de que si no se hacía algo, tarde o temprano “…o bien los blancos cortarán las
gargantas de los negros, o ellos nos las cortarán a nosotros”. Esto es lo que había pasado a
los “crédulos plantadores” en Saint-Domingue, lo que para él significaba “…una lúgubre
lección, ante cuya verdad no podían estar ciegos266”. Ese temor también resucitó la necesidad
de abolir gradualmente la esclavitud con fines preventivos. El mismo Floyd reconocía en su
diario personal la necesidad de implementar una medida semejante, por lo cual se propuso
“…antes de dejar el gobierno, haber contribuido a hacer pasar una ley que abola
gradualmente la esclavitud en el Estado, [...] No descansaré hasta tanto la esclavitud sea
abolida en Virginia267”.
Otros delegados pensaban de manera similar. Ellos, además de abogar porque se pusiese en
práctica algún mecanismo para expulsar a las personas libres de color del Estado y se
prohibiesen las emancipaciones, se lamentaron de no haber puesto en práctica un programa de
abolición gradual anteriormente, y abogaron porque se hiciese de inmediato268. Entre quienes
hicieron formalmente este planteamiento estuvieron, por un lado, el representante Charles
James Faulkner, quien, haciendo referencia a la visión “sabia y profética” de Thomas
Jefferson, se dirigió a la cámara indicando que los representantes debían “…adoptar algún
plan de emancipación, o lo peor seguirá269”. Por el otro lado, estuvo el delegado Thomas J.
Randolph (hijo de Thomas Jefferson), quien, para hacer su proposición gradualista, leyó un
extracto de un texto original de su padre en el que advertía a sus coterráneos sobre la
posibilidad de ver repetir el “…el sangriento proceso de St. Domingue” si la esclavitud seguía
vigente270.
En este mismo sentido, Randolph, tal vez recordando lo que su padre advirtiera en sus Notes
on the State of Virginia de 1784, asociándolo con los eventos recientes en Southampton,
aseveró la imposibilidad de que blancos y negros pudiesen coexistir

265
“Cap.XXII.- An act to amend an act entitled, "an act reducing into one the several acts concerning slaves, free
negroes and mulattoes, and for other purposes [Passed March 15th, 1832]", en Acts Passed at a General
Assembly of the Commonwealth of Virginia (1830-1831) (Richmond : T. Ritchie, 1832), p. 20-22.
266
“Intervención de Mr. Preston haciendo refiriéndose a la intervención del representante de Dinwiddie. House
of Delegates. Debate on Mr. Goode's Resolution, Mr. Randolph's Substitute... [16/01/1832] ”, Richmond
Enquirer, vol. XXVIII, n° 87 [Richmond, 02/09/1832], p. 2.
267
Entradas del 21/11 y del 26/12 de 1831, Charles Henry Ambler, The Life and Diary of John Floyd, Governor
of Virginia, an Apostle of Secession and the Father of the Oregon Country (Richmond: Richmond Press, 1918),
p.170, 172
268
Sesión del 09/12/1831, Journal of the House of Delegates of the Commonwealth of Virginia, p. 21, 29.
269
Charles James Faulkner, The Speech of Charles Jas. Faulkner, (of Berkeley) in the House of Delegates of
Virginia, on the Policy of the State with Respect to Her Slave Population. Delivered January 20, 1832
(Richmond : T.W. White, printer, 1832).
270
Thomas Jefferson Randolph, The Speech of Thomas J. Randolph, (of Albermarle,) in the House of Delegates
of Virginia, on the Abolition of Slavery : Delivered Saturday, Jan. 21, 1832 (Richmond : Printed by T. W. White,
1832), p. 13

60
…sobre un mismo suelo en igualdad de condiciones, [ya que] uno gobernara por la fuerza, el otro
se rebelará en sangrienta masacre, para ser reprimido [luego] por la venganza exterminadora del
hombre blanco271.
Esas propuestas abolicionistas fueron causa de regocijo para muchos habitantes locales272,
sobre todo para los que habitaban al oeste del Estado, donde el número de esclavos era menor,
y que acusaban a los plantadores de poner sus vidas en peligro. Las mismas fueron sobre todo
causa de alarma para los pro-esclavistas, quienes reaccionaron enconadamente alegando que
el Estado no tenía medios para indemnizarles si emancipaban sus esclavos, que una medida
semejante atentaba contra su derecho a la propiedad, y que si se seguía debatiendo sobre
esclavitud ello podría ser peligroso, pues lo esclavos podrían alzarse de nuevo pensando que
se les estaba emancipando.
Algunos representantes estaban a favor de dejar las cosas como estaban, manifestando no
temer una nueva insurrección y desestimando la posibilidad de que se repitiera, quizá para no
ver perjudicados sus intereses como amos de esclavos. Un representante, Mr. Ghorsol, llegó
incluso a negar que los esclavos pudieren socavar “la sensación de seguridad” de la que
habían gozado los virginianos hasta antes de 1831, lo que probaba que cuando las esclavitudes
estaban bien reguladas resultaba ser una “población inofensiva” ; por lo que, según su criterio,
la insurrección de Southampton no había más que una “ocurrencia solitaria273”. En esta
misma línea argumentativa, otro representante, Mr. Brown, alegó que la “tragedia de
Southampton” (la cual describe como “breve y rara”) no se debió a que había demasiados
esclavos como alegaban algunos de los que promovían una medida abolicionista, ya que en
ese Estado los blancos les habían tradicionalmente doblado en número. Incluso en sitios
donde aquéllos eran mayoría, como Luisiana, South Carolina y las Indias Occidentales
[Caribe insular], apenas si se habían reportado insurrecciones, salvo en el caso de Saint-
Domingue. Lo allí acontecido se habría debido a “causas peculiares” propias de la época
revolucionaria, cuando la Asamblea Nacional de Francia decretó “libertad e igualdad [...]
para todas las naciones.” Finalmente tomaba este ejemplo para intentar acabar con el debate
sobre la esclavitud, invitando a sus colegas representantes a que recordarán las causas de lo
acontecido en Saint-Domingue, para “…considerar qué tan prudente era regodearse en la
discusión de principios abstractos274”.
A pesar de lo anterior, aquéllos que mantenían una postura favorable a conservar vigente la
esclavitud, no descartaban del todo que una “catástrofe” similar a la haitiana pudiere darse en
tierras virginianas. Ello se debía a las actividades de quienes denominaban como “Filántropos
Yanquis” y “Abolicionistas Fanáticos” del norte, cuyo entusiasmo por mostrar una “imagen
de libertad” a los esclavos, es lo que estaría provocando estallidos de violencia entre ellos.
Dado el carácter incendiario de los textos y el grado de impunidad con que circulaban, de
mantenerse así la situación “...ningún poder aquí podrá contener” a las esclavitudes, por lo

271
Faulkner, The Speech of Charles Jas. Faulkner, (of Berkeley) in the House of Delegates of Virginia, on the
Policy of the State with Respect to Her Slave Population. Delivered on January 20, 1832, p. 17.
272
“This is an important step, [clamaba el Constitutional Whig] “the question of remote and gradual abolition is
under consideration…” felictándose porque “circumstances have subdued the morbid sensitiveness which
dissallowed (…) public allusion on the topic”. Otro periódico del Estado, el Enquirer, se hacía eco del clamor de
los blancos por alejar “…the greatest evil that can scourge our land…”, mediante la aprobación de algún
mecanismo de abolición gradual. Constitutional Whig [Richmond, 16/12/1831], cf. Freehling, Drift Toward
Dissolution, p.127 ; Enquirer [Richmond, 07/01/1832], cf. Ibid., p. 128.
273
Mr. Ghorsol “Intervención de Mr. Ghorsol. House of Delegates Debate on Mr. Goode's Resolution, and Mr.
Randolph's Substutite [18/01/1832] ”, Richmond Enquirer, vol. XXVIII, n° 79 [21/01/1832], p. 2.
274
“Intervención de Mr. Brown. House of Delegates. Debate on Mr. Goode's Resolution, Mr. Randolph's
Substitute..." [18/01/1832] ”, Richmond Enquirer, vol. XXVIII, n° 99 [03/10/1832], p. 2.

61
que “las carnicerías de St. Domingo empaparán de sangre esta hermosa tierra275”. De aquí
que otra de las medidas que aprobara la asamblea del Estado en 1832, estuvieran, como ya se
indicó, castigos para aquellos blancos que intentasen introducir material propagandístico de
corte abolicionista.

2. Fueron múltiples los medios por los que se comenzó a difundir entre los virginianos a partir
de los años 1830, lo que había acontecido en Saint-Domingue décadas atrás. Entre estos cabe
destacar los debates que sobre la abolición de la esclavitud tuvieron lugar en el Parlamento
Británico a partir de 1831, y que con frecuencia eran publicados en periódicos del Sur276 ; y,
sobre todo, un panfleto de una treintena de páginas escrito por un editor de Richmond, Samuel
Warner, a todas luces de tendencia pro-esclavista : Authentic and impartial narrative of the
tragical scene which was witnessed in Southampton County [...] when fifty-five of its
inhabitants (mostly women and children) were inhumanly massacred by the blacks277 !
Esta obra narra crudamente la “horrible masacre” de Southampton (tomada de un texto
aparecido en el Morning Chronicle de Washington), para luego compararla con lo acontecido
en Saint-Domingue. En ella aparecen nuevamente las escenas de horror de plantaciones
arrasadas por el fuego y blancos asesinados brutalmente a manos de sus esclavos, desde la
revuelta de Le Cap en agosto de 1791 hasta la “…masacre general de 1804”. Esta
comparación la hace el autor considerando que debían ser pocos los lectores que conocían
“…la horrible masacre de los habitantes de esa desdichada isla…”, y para que sirviera de
referencia para se convencieran hasta qué punto los esclavos del sur “…con toda seguridad se
darán a una carnicería humana, si alguna vez llegan al poder…278”

275
“Intervención de Mr. Knox. "Debate on Mr. Goode's Resolution, Mr. Randolph's Substitute..." [17/01/1832]
Richmond Enquirer, vol. XXVIII, n° 88 [02-11-1832], p. 2.
276
Véase ppor ejemplo : “House of Commons. "Speech of Sir Robert Peel on the Colonial Slavery Question"
[03/06/1833], Richmond Enquirer, vol. XXX, n° 24 [07/30/1833], p. 2 ; "Protest of His Grace the Duke of
Wellington against the West India Slavery Bill" [20/08/1833], Richmond Enquirer, vol. XXX, n° 48
[10/22/1833], p. 4 ; "Extract from a Letter from Jamaica of 14th October", Richmond Enquirer, vol. XXXI, n° 61
[12/04/1834], p. 4.
277
Samuel Warner, Authentic and Impartial Narrative of the Tragical Scene Which Was Witnessed in
Southampton County (New York : Printed for Warner & West, 1831), p. 26.
278
Ibid., p. 26, 28.

62
Fig. 1 “Horrible masacre en Virginia…”
Esta publicación contaba con una hoja extensible en la primera página, en la que hay
un grabado representando a los negros insurrectos matando a algunos blancos y
luego otros huyendo hacia los bosques seguidos de milicianos blancos a caballo,
bajo el encabezado “Horrible Masacre en Virginia”. Ambas imágenes también
fueron usadas como medio promocional, en los afiches destinados a ser pegado en
las paredes de distintas ciudades de la unión, incluyendo probablemente las de
Virginia. Horrid massacre in Virginia... Just published, an authentic and interesting
narrative of the tragical scene ... in Southampton county [1831], col. Virginia
Historical Society, Broadsides, n° 83738

Sin embargo, fue la propaganda y las publicaciones abolicionistas que llegaban desde el norte,
el medio más expedito por el que los virginianos rememoraron lo acontecido en Saint-
Domingue. En algunas ciudades como Boston y New York desde fines de la década de 1820,
comenzó a desarrollarse una tendencia más radical del movimiento abolicionista. La misma
estaba representada tanto por blancos como por negros libres, quienes no se contentaban por
abogar por el fin de la esclavitud, sino que además defendían el derecho que tenían los
esclavos para rebelarse en contra de sus amos. Durante este tiempo se dio entre ellos un
verdadero despertar ante lo que había sucedido durante la Revolución Haitiana : desde los
púlpitos, los pastores pro-abolicionistas recordaban a los feligreses las hazañas de los héroes

63
negros franco-dominicanos, y en las sesiones de las sociedades abolicionistas se leían
documentos de época, asociados con Saint-Domingue y la primera abolición francesa279.
Esta admiración se reflejaba en los materiales impresos surgidos de entre sus filas : panfletos,
periódicos y otros tipos de obras impresas con frecuencia hacía alusión al proceso
revolucionario haitiano. Ello lo hacían como medio de difusión para dar a conocer esa historia
a la comunidad abolicionista, como incentivo para que los esclavos del Sur se rebelasen, y
como amenaza para que los esclavistas tomaran conciencia de lo que les esperaba si no
emancipaban sus esclavos.
El primero de esos materiales en causar impacto en el Sur, fue el que dirigiera desde Boston
en 1829 el ex-esclavo, David Walker. El mismo, como su título indicaba (Appeal to the
Coloured Citizens of the World) era un llamado dirigido a sus iguales en todo el mundo, a
quienes insta a levantarse a luchar por sus vidas y libertades280. En este texto, entre otras
referencias, se hace alusión a los grandes logros y luchas de los “…hijos de África…” desde la
Antigüedad, asegurando a sus “adorados hermanos” que llegará el día en que la providencia
les dará un nuevo Aníbal que les liberará del yugo al que se encuentran sometidos. Les
aconseja también que tengan presente la lectura de la historia de Haití, donde los africanos
fueron “…cruelmente asesinados por los blancos281”.
Los medios periódicos abolicionistas, como The Emancipator, en ocasiones hacían referencia
a Saint-Domingue y se hacían llamados a la resistencia de los esclavos, pero ninguno con la
misma crudeza ni frecuencia con que lo hacia The Liberator. Fundado a principios de 1831
por el activista abolicionista William Lloyd Garrison, este era sin duda el medio impreso
regular más radical con que contaba el movimiento abolicionista. A pesar de que desde un
principio Garrison manifestó desprecio por el “el espíritu y tendencia” que reflejaba el
panfleto de Walker, reconoció que el mismo pagaba a los plantadores “…con la misma
moneda, siguiendo su mismo credo, [y] adoptando su mismo lenguaje282”. Durante sus
34 años de existencia, en The Liberator con muchísima frecuencia no sólo se mencionaba sino
que se celebraban los eventos que condujeron a la independencia de Haití, y a los ‘mártires’ y
‘héroes’ que la hicieron posible (principalmente a Toussaint Louverture y Jean-Jacques
Dessalines), siendo a veces verdaderas loas a la Revolución Haitiana :
…allá la cadena de la esclavitud, y la de la peor de todas las esclavitudes, la esclavitud de la piel,
se ha roto. Allá el negro se levanta erguido con toda la dignidad de un hombre, y está libre de los
prejuicios [...] Allá el color negro es visto como dominante, y bien que se ha ganado el derecho de
serlo283.
Luego de la rebelión de Southampton, The Liberator celebró el evento comparándolo con lo
acontecido en Saint-Domingue, elevando la figura de Turner e indicando que ésas no eran
sino “…las primeras gotas de sangre, que son más que el preludio de un diluvio de las nubes
que se unen”, y advirtiendo a los esclavistas del Sur lo siguiente : “Únicamente la
emancipación inmediata podrá salvarla de la venganza del Cielo, y cancelar la deuda de
siglos!” En otra nota, le salían al paso a quienes acusaban a los abolicionistas de ser los
instigadores de lo que había pasado, alegando que lo que estaban viviendo era una respuesta
justificada de un pueblo oprimido :

279
Hunt, Haiti's Influence on Antebellum America (Slumbering Volcano in the Caribbean), p. 148ss.
280
Hasan Crockett, “The Incendiary Pamphlet : David Walker's appeal in Georgia”, Journal of Negro
History 86, n° 3 (2001).
281
David Walker, Walker's Appeal, in Four Articles ; Together with a Preamble] to the Coloured Citizens of the
World, but in Particular, and Very Expressly, to Those of the United States of America. Written in Boston, State
of Massachusetts, Sept., 28, 1829, 2º ed. (Boston : D. Walker, 1830), p. 23-24.
282
William Lloyd Garrison, “Walker's Appeal,” The Liberator,n° 6 [08/01/1831].
283
“The Incendiary Pamphlet : David Walker's appeal in Georgia”, The Liberator, vol. I, n° 26 [25/06/1831].

64
Ese sistema [esclavista] contiene el material de su propia destrucción ; empero tal es el descaro
impudente de quienes lo sostienen que no vacilan en responsabilizar la insurrección a alguna causa
exterior o inverosímil [...] ¿Qué encendió el fuego en el setenta y seis? ¡Opresión! ¿Qué causó la
reciente revolución en Francia? ¡Opresión! ¿Qué llevó a los polacos a tomar las armas? ¡Opresión!
¿Qué es lo que ha enfuriado a los esclavos del Sur? ¡OPRESIÓN!284

3. Este tipo de materiales, como es lógico, no eran del agrado de los plantadores del Sur. En
noviembre de 1830, el gobernador Floyd llamó la atención de los legisladores sobre el
llamado de Walker, el cual describe como una “…publicación incendiaria, la cual ha venido
circulando extensamente en los territorios del Sur”. En su difusión habrían contribuido
algunos Libres de Color locales, por lo que recomienda se les conmine a todos para que dejen
de hacerlo285. El gobernador Floyd estaba convencido que los “fanáticos norteños” estaban
detrás de esas publicaciones : “…conspirando traiciones e insurrección en este Estado y
planeando la masacre de la gente blanca de los estados del Sur a manos de los negros286”.
Más al Sur, en estados como South Carolina, se estaban ofreciendo recompensas de hasta
quince mil dólares (una verdadera fortuna en aquella época) por el arresto y procesamiento de
cualquier blanco que estuviese distribuyendo dicho panfleto o The Liberator287.
En esa época, la dirigencia sureña comenzaba a acusar al gobierno federal de no hacer nada
para limitar las acciones de los abolicionistas radicales norteños, amenazando con separarse
de la Unión si no se hacía algo al respecto. Estas no eran palabras al viento, sino un
sentimiento muy real de los políticos sureños, como se evidencia en una nota que escribiera el
mismo Floyd en su diario personal en octubre de 1831 : “…esta Unión está terminando, ya
que no se puede consentir que la confederación nos ate impidiendo que hagamos justicia,
cuando las autoridades de esos estados [del norte] se rehúsan a acabar con ese mal288”.
Desde el gobierno central se hicieron esfuerzos para calmar esa inquietud : A mediados de
1835, el Jefe de Correos (General Postmaster) de los Estados Unidos, Amos Kendall (nacido
en Massachussetts en 1789), tal vez bajo presión de los Estados del Sur o temiendo
sinceramente el estallido de una guerra servil, intentó disuadir a los dirigentes de la Sociedad
Americana Anti-Esclavista (The American Anti-Slavery Society) de que no continuasen
enviando hacia el Sur por correo sus “papeles inflamables”. Al no lograr su cometido, deja
manos libres a los jefes de correo de cada localidad para decomisarlos, como si se tratase de
material propagandístico de algún enemigo foráneo.
Evite que se le convierta [aconsejaba Kendall al Jefe de Correos de New York] en agente y
cómplice del fanatismo oculto o de torcido diseño, en un curso de procedimientos, que, si tienen
éxito, no fallarán en repetir en nuestras orillas, los horrores de St. Domingo, y en desolar con una
guerra aniquiladora, la mitad del territorio de nuestro feliz país289.
A lo plantadores del Sur, tampoco era del agrado que se estuviese comparando a líderes de
color, con hombres célebres blancos. En un escrito publicado en 1831 de autoría del profesor
del prestigioso colegio de William and Mary, Thomas R. Dew, se indicaba que algunos
individuos “…en la plenitud de su locura y atrevimiento…” habían osado comparar las
acciones de Dessalines, Gabriel y Nat Turner, con las “…nobles hazañas y el devoto
284
The Liberator, vol. 1, n° 42 [15/10/1831], p. 165.
285
“States” [Richmond, 23/11/1830], Richmond Enquirer, vol. XXVII, n° 57 [23/11/1830], p. 2.
286
[Entrada del 20/10/1831] Ambler, The Life and Diary of John Floyd, Governor of Virginia, an Apostle of
Secession and the Father of the Oregon Country, p. 170, 172.
287
“Incendiary Publications”, Richmond Enquirer, vol. XXVIII, n° 46 [18/10/1831], p. 2.
288
Ambler, The Life and Diary of John Floyd, Governor of Virginia, an Apostle of Secession and the Father of
the Oregon Country, p. 165.
289
“Post Office Department. Amos Kendall, Postmaster General, a Samuel L., Postmaster de NY [Post Office
Department, 22/08/1835], governor”, Richmond Enquirer, vol. XXXII, n° 35 [09/04/1835], p. 4.

65
patriotismo…” demostrado por individuos blancos de la talla de Lafayette, Kosciusko, and
Scherynecki290. A esto agregaba en forma irónica que, siguiendo esa lógica, entonces se
debería elevar a Benjamin “…Lundi [Lundy era un editor abolicionista] y a [William Lloyd]
Garrison a nichos en el Templo de la Fama, al lado de Locke y Rousseau”, lo que para él no
era más que un absurdo “…indigno de refutación paciente seria291”.
Este texto había sido escrito con el doble propósito de advertir en contra de las iniciativas que
se querían tomar para expulsar a los libres de color del Estado por los desórdenes que ello
podría propiciar, y sobre todo de defender la esclavitud luego de que el debate sobre este tema
en la Asamblea General de Virginia entre 1831 y 1832 dejará dudas sobre la necesidad de
mantener esa institución servil292. Para alegar sobre la necesidad de mantenerla, acudió
nuevamente al caso de los conflictos en Saint-Domingue, cuyo origen se encontraría en lo que
para él había sido un error de Francia, al precipitar la abolición de la esclavitud :
La Francia revolucionaria, actuando con el celo más inclemente y frenético por la libertad y la
igualdad, intentó otorgar a las personas de color libres en la isla de St. Domingo todos los derechos
y privilegios de los blancos ; y pero una estación más tarde, convencida de su locura, intentó
retroceder sus pasos, pero era demasiado tarde ; todo estaba hecho, la insurrección más sangrienta
y más impactante registrada nunca en los anales de la historia había explotado, y la isla entera
estaba envuelta en carnicería y anarquía espantosas, y Francia al final, terminó siendo despojada
“de la joya más brillante de su corona”, – la mejor y más valiosa de todas sus posesiones
coloniales293.

4. En la década de 1850, la causa del abolicionismo tomó mayor fuerza en el Norte. En ello
tuvo mucha responsabilidad la novela anti-esclavista de Harriet Beecher-Stowe, La Cabaña
del Tío Tom (Uncle Toms’ Cabin), la cual expone la pésimas condiciones de vida de los
esclavos y en la que, dicho sea de paso, se toca el tema de Saint-Domingue. Esta obra se
convirtió en un verdadero best seller en el Norte vendiendo más de un millón de copias, lo
que llevó la popularidad de la causa abolicionista a niveles nunca antes alcanzados294.
A mediados de esa década, un grupo de abolicionistas decidió tomar una postura más activa,
para acabar rápidamente con la esclavitud. En pleno calor del debate sobre si el nuevo estado
de Kansas debía o no ser esclavista, surge la figura de John Brown, quien era un activista anti-
esclavista que jugó un papel estelar en la pequeña guerra civil que estalla en agosto de 1856,
conocida como “Kansas Sangrienta” (Bleeding Kansas). El punto más álgido de este conflicto
lo encontramos en los enfrentamientos que tuvieron lugar entre un regimiento pro-esclavista
de Missouri y los hombres de Brown en la localidad de Osawatomie. El mismo dejó un saldo
de veinte muertos y más de cuarenta heridos. A pesar de que no salió victorioso, el coraje que
demostró en esa ocasión le hizo ganar fama entre los abolicionistas, quienes le pusieron el
apodo de “Osawatomie Brown295”.
Más tarde, Brown junto con otros abolicionistas radicales (entre quienes se encontraba el líder
de color, Frederick Douglas) hace planes para hacer una incursión en el sur con negros libres
y blancos anti-esclavistas. En octubre de 1859, hacen una incursión al noroeste de Virginia, en

290
Kosciusko y Scherynecki participaron en una conspiración de inspiración jacobina suscitada en Polonia en el
año de 1794. El primero previamente había tomado parte en la Revolución Americana. N. del A.
291
Thomas R Dew, Review of the Debate in the Virginia Legislature of 1831 and 1832 (Westport, Conn : Negro
Universities Press, 1970), p. 5-6.
292
Merton L. Dillon, Slavery Attacked : Southern Slaves and Their Allies, 1619-1865 (Baton Rouge ; Londres :
Louisiana State University Press, 1991), p. 160-161.
293
Dew, Review of the Debate in the Virginia Legislature of 1831 and 1832, p. 5-6.
294
Claude Fohlen, Histoire de l'Esclavage aux États-Unis (Perrin, 1998), p. 213-214.
295
Claude Fohlen, Histoire de l'Esclavage aux États-Unis, p. 267-268 ; Dillon, Slavery Attacked, p. 228 ss.

66
el sector conocido como Harper’s Ferry, con el fin de apoderarse de una armería federal. El
plan era tomar las armas para repartirlas entre los esclavos, y luego crear una suerte de
guerrilla que fuese mermando la capacidad de respuesta de los plantadores del Sur. Esta
estrategia, según el testimonio que diera posteriormente uno de sus colaboradores296, estaba
inspirada en distintos ejemplos del pasado que Brown había estudiado, pero sobre todo en la
Revolución Haitiana :
…él se había puesto en relación con las guerras de Toussaint L’Ouverture [sic] ; él conocía en
profundidad las guerras en Haití y las islas alrededor ; y de todas estas cosas había extraído la
conclusión, creyendo [...] que a la primera insinuación de un plan formado para la liberación de los
esclavos, estos se levantarían inmediatamente por todas partes en los estados sureños297.
En el proceso judicial a que fuere sometido Brown luego de que fracasara su incursión, el
fiscal acusador (Andrew Hunter) consciente de las intenciones que aquel tenía, cierra sus
argumentos advirtiendo a un jurado conformado por virginianos sobre cuál habría sido el
resultado de haber tenido éxito Brown en su empresa : “...manumitir nuestros esclavos,
confiscar la propiedad de los amos, y [...] tomar posesión de la Mancomunidad para
convertirla en otro Haití298”. John Brown fue encontrado culpable por un tribunal de Virginia
y luego ejecutado el 2 de diciembre de 1859.
Una nota aparecida en un periódico de Richmond bajo el título de “The Harper's Ferry
Criminals” en marzo de 1860, es reflejo de los que sentían los plantadores virginianos al
respecto de lo acontecido en Harper’s Ferry. Para el autor de la misma, aquel evento era peor
que los “...excesos más infernales de la Revolución Francesa...”, y sólo era comparable con
las “...escenas de indescriptible horror que ocurrieron en St. Domingo, y con las atrocidades
propias de una insurrección africana...” Por lo tanto, veía la ejecución de los conspiradores
fue considerada en Virginia, como una “...retribución por uno de los más injustificados y
demoniacos complots o insurrección e invasión que jamás habían sido concebidos contra
comunidad alguna299”.
En esta y otras notas se critican duramente las posturas asumidas por los ciudadanos del
Norte, quienes, en lugar de condenar a quien los virginianos consideraban como “el más
grande criminal” y “...el crimen más horrible de los conocidos en ese país...”, enviaban
unánimemente peticiones para que se liberara a los conspiradores, clamando por
“...compasión sobre el hombre que quiso traer al Sur las escenas de St. Domingo.” Otros
artículos llegaban incluso a acusar a importantes personalidades políticas del Norte, como fue
el caso de William H. Seward (cercano colaborador de Lincoln), a quien se acusó de estar
detrás de un plan insurreccional del cual lo acontecido en Harper's Ferry no era más que una
de muchas conspiraciones que debían estallar al poco tiempo en todo el Sur300.
Esta situación avivó los temores de los sureños sobre lo que podría pasar en caso de que los
“fanáticos abolicionistas” del Norte llegaran al gobierno, lo que parecía estar por pasar si el
republicano Abraham Lincoln llegaba al poder en las elecciones presidenciales de 1861. Las
pretensiones abolicionistas de Lincoln fueron descritas por un periódico de Virginia, como la

296
F. B Sanborn, The Life and Letters of John Brown: Liberator of Kansas, and Martyr of Virginia, 2º ed.
(Boston : Roberts Brothers, 1891), p. H-I.
297
“Report of the Select Committee of the Senate Appointed to Inquire into the Late Invasion and Seizure of the
Public Property at Harper's Ferry, Report n° 278” (Senate, 36th Cong., 1st Sess., 1860, 1860), p. Y.
298
Ibid.
299
“The Harper's Ferry Criminals”, The Daily Dispatch [17/03/1860], p. 2.
300
“Union Speeches !”, The Daily Dispatch [13/12/1859], p. 2.

67
degradación del “…hombre blanco al nivel de los negros!”, y eran vistas simbólicamente
como “…otra incursión de John Brown301”.

Fig. 2 V. Blada (À . J. Volck), “Escribiendo la proclama de emancipación”, 1861


El sentir sureño de la amenaza que representaba la elección de Lincoln a la presidencia, quedó plasmado en un
grabado publicado en Baltimore en 1861, cuyo autor, Adalbert Johann Volck, era un emigrante alemán partidario
de la causa sureña. En la imagen se puede apreciar a un Lincoln taciturno firmando la proclama de abolición de
la esclavitud, con tinta sacada de un tintero con forma de demonio, sobre una mesa decorada con cabezas de
negros con cuernos, y con un pié pisando la constitución. En segundo plano aparecen una estatua de la Libertad
con cabeza de mandril y dos cuadros : uno con la figura de un santo con el rostro de John Brown titulado “St.
Osawatomie”, y el otro aparecen unos negros asesinando y empalando niños blancos con el título de
“St.Domingo”. The work of Adalbert Johann Volck, 1828-1912, who chose for his name the anagram V. Blada,
Baltimore, G. M. Anderson, 1970, p. 88. Agradezco al personal de la Virginia Historical Society por haberme
dado el dato acerca de la existencia de esta obra.

5. Tras el inició de la Guerra Civil, la amenaza de una ‘guerra servil’ sirvió a los políticos
para dar valor a sus coterráneos sureños en momentos aciagos del conflicto302, y para seguir
atacando a Lincoln de pretender “…convertir el Sur en un San Domingo, al apelar a la

301
“Another John Brown Raid”, The Daily Dispatch [16/04/1861], p. 2.
302
El gobernador de North Carolina, Z. B. Vance, ante la Asamblea General Confederada a fines de 1862 :
“Recordad (…) que están trabajando por la salvación de nuestro pueblo. La amarga copa que los distritos y
ciudades nuestras han debido tomar nos muestra, ah con que claridad, la clemencia que deberemos esperar si
nuestros adversarios abolicionistas llegaran a vencernos. En la amargura de su desconcertante rabia ellos incluso
han mostrado una determinación por reactivar los horrores de Saint Domingo, y de liberar las infernales pasiones
de una insurrección servil para que estalle desolando nuestros hogares. La gente de la generación siguiente
bendecirán la memoria de aquéllos que, en el campo o en el consejo, ayudaron a rescatar su país de esos
horrores.” “Executive Department. To Honorable General Assembly. Z.B. Vance [17/11/1862]”, en The war of
the rebellion: a compilation of the official records of the Union and Confederate armies, vol. 2, 4 (Washington :
Govt. Print. Of., 1900), p. 190

68
avaricia, lujurias, ambición, y ferocidad del esclavo303”. No obstante, dada la mala situación
por lo que pasaban las fuerzas confederadas para fines de 1864, esto hizo que se pidiera que
se reclutaran esclavos para reforzar las fuerzas del Sur. En esta ocasión el ejemplo haitiano
fue usado en términos positivos por los oficiales peticionarios, para convencer al Congreso
Confederado de que aprobara la conformación de algunos batallones de color :
Los esclavos negros de Saint Domingo, luchando por su libertad, vencieron a sus amos blancos y
las tropas francesas enviados contra ellos [...] con la motivación de una recompensa más elevada
[la oferta de libertad y la de sus familias], y dirigidos por esos amos, ellos se someterán a la
disciplina y enfrentarán peligros304.
Eventualmente, pese a la resistencia de muchos sureños, se pudieron conformar compañías de
negros en Virginia, algunas de las cuales vieron combate a finales de la guerra, entre los
meses de marzo y abril de 1865305.

Conclusión
Existe consenso entre los historiadores sobre la importancia que tuvo el impacto de la
Revolución Haitiana, sobre el desmoronamiento del sistema esclavista en las Américas. Robin
Blackburn ha descrito esa influencia como “una espina clavada en la piel del orden esclavista
del Mundo Occidental306”. Paradójicamente, esa misma ‘espina’ sirvió en algunos lugares
para perpetuar la institución de la esclavitud en el tiempo, como fue el caso de Virginia :
primero, desalentando cualquier proyecto de abolición gradual, como habían venido
concibiendo algunos virginianos desde la década de 1780 ; y luego de la insurrección de
Southampton en 1831, como argumento de los pro-esclavistas para mantener la institución de
la esclavitud, atacar a los abolicionistas del norte, e introducir políticas que hiciesen disminuir
la “amenaza negra”.
En relación a esa suerte de ‘explosión de memoria’ a propósito a lo sucedido en Saint-
Domingue suscitada luego de la insurrección de agosto de 1831 y hasta la Guerra Civil, cabe
insistir sobre que si bien la “tragedia de Southampton” fue lo suficientemente intensa como
para recordar las sangrientas escenas vistas en aquella colonia francesa, no pareciera haber
habido posibilidad de establecer una conexión hasta tanto no aparecieran referencias en
medios de difusión que alimentasen la ‘memoria histórica’ de los virginianos. Estas
referencias aparecieron en la mayoría de los casos, como se pudo ver en este trabajo, con
objetivos bien específicos por pro-esclavistas y abolicionistas, llegando a integrarse como
parte importante de sus respectivas ideologías, pero en un sentido interprÉtativo inverso :
como el “mal” y el “buen” ejemplo haitiano respectivamente. Este fenómeno, que bien podría
extenderse a otras partes del Mundo Atlántico para toda la Era Abolicionista, ha sido descrito
por Alfred N. Hunt como un verdadero “cisma” interprÉtativo de la historia de la Revolución
Haitiana, llegando incluso a afirmar que el mismo fue una de las razones que hizo que “…los
sureños comenzaran a cuestionar su lugar en la Unión307”.

303
“Address of Congress to the people of the Confederate States. Joint Resolution in relation to the war
[Richmond, 22/01/1864”, en The war of the rebellion : a compilation of the official records of the Union and
Confederate armies, vol. 3, 4 (Washington : Govt. Print. Of., 1900), p. 133.
304
“Commanding General, The Corps, Division, Brigade, and Regimental Commanders of the Army of
Tennessee [02/01/1864]”, en The war of the rebellion: a compilation of the official records of the Union and
Confederate armies, vol. 52, 1 (Washington : Govt. Print. Of., 1898), p. 591.
305
Ervin L. Jordan, Black Confederates and Afro-Yankees in Civil War Virginia (Charlottesville, Va : University
Press of Virginia, 1995), p. 246.
306
Robin Blackburn, The Overthrow of Colonial Slavery, 1776-1848 (London : Verso, 1988), p. 257.
307
Hunt, Haiti's Influence on Antebellum America (Slumbering Volcano in the Caribbean), p. 157.

69
En este sentido, si bien la eventual secesión de los estados esclavistas del Sur norteamericano
no respondió exclusivamente al radicalismo que caracterizó a muchos abolicionistas norteños
desde fines de la década de 1820, ello sí contribuyó (junto a la postura favorable que muchos
ciudadanos del Norte asumieron frente a los cabecillas de la incursión sobre Harper’s Ferry) a
consolidar la impresión de que formaban parte de una nación distinta. En todo ello, la
amenaza de Saint-Domingue juega un papel clave, sobre todo cuando los violentos sucesos en
Southampton, Kansas, y Harper’s Ferry comiencen a materializar lo que hasta no había sido
más que la metáfora de una posible hecatombe, para pasar a convertirla en una posibilidad
peligrosamente real.

70
Deuxième section

Empires composés, Républiques fédérales

71
De l’Empire aux États : le fédéralisme en Nouvelle-Grenade (1780-1853)

Clément Thibaud
Université de Nantes

[…] seguramente que V. debe de vivir sepultado en algun Manglar


aislado de la comunicación de los hombres y de los papeles públicos,
porque no hay folleto, ni vieja, por rezandera que sea, que no nos tenga
molidos los chichones con el sistema federativo : ya no hay compañías
de comercio, amistades, casamientos, ni puterias ; todo es federación de
comercio, federación de hombres, federación de sexos, con bendicion
de la Iglesia, ó sin ella308.

Esta palabra tiene una verdadera majia: ella calienta las cabezas y exalta
los espiritus con una facilidad asombrosa. No sabremos decir, si esto
dependa de las lisonjeras impresiones que produce la teoria del sistema
representativo bajo la forma federal, ó de la paz y felicidad que
disfrutan nuestros hermanos y vecinos de la América del Norte, ó si de
uno y otro. Lo cierto es, que actualmente se oye la voz de federación
como el recurso único que (dicen) nos puede librar de la guerra civil, de
las penurias de la hacienda publica, y de la deuda domestica y
extranjera : que nos puede producir población, agricultura, comercio y
riquezas ; y que nos preservará de necesidades, de disensiones, y hasta
de enfermedades309.

S’il existe une histoire de l’État, il existe aussi une histoire de la souveraineté : la « puissance
perpétuelle de la république310 » ne constitue pas une entéléchie échappant au mouvement du
temps. Or c’est bien à ce noyau conceptuel qu’il faut s’attaquer pour comprendre les deux
transformations majeures apportées par les révolutions d’Indépendance dans l’Amérique
espagnole : une nouvelle modalité d’institutionnalisation – politique – de la société et la forme
républicaine de gouvernement. On ne peut pas se contenter d’affirmer que la transformation
de l’Empire espagnol en nations hispaniques relève d’un simple transfert de souveraineté du
roi au peuple. L’hypothèse défendue ici est que ces révolutions n’ont pas seulement changé le
titulaire de la souveraineté dans une certaine continuité des structures portantes de l’État,
comme le postulait implicitement Tocqueville pour la Révolution française. Elles ont dû

Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet Iberconceptos, dirigé par Javier Fernández Sebastián. Il constitue
une version développée d’une réflexion sur le concept politique de fédéralisme en Nouvelle-Grenade qui sera
publiée dans Javier Fernández Sebastián (dir.), Diccionario político y social del mundo
iberoamericano. Conceptos políticos en la era de las revoluciones, 1750-1850, vol. I, Madrid, Centro de
Estudios Políticos y Constitucionales, sous presse.
308
Antonio Nariño, « Al criticón de Calamar », La Bagatela, n° 16, 20.X.1811.
309
Gaceta de Colombia, désormais GC, « Federacion », N° 260, 8.X.1826, p. 3.
310
C’est ainsi que Jean Bodin définit pour la première fois la souveraineté moderne dans son ouvrage Les Six
livres de la république (Lyon, 1576), livre I, chapitre 1.

72
inventer une façon nouvelle d’édifier le sujet de la souveraineté et une manière inédite de le
représenter à partir d’une tradition particulièrement rétive à cette mutation.
L’enjeu de cette question est de comprendre comment l’édifice ancien de la légitimité
impériale laisse place à des modalités inédites de production de l’ordre public. Légitimités
républicaine et monarchique diffèrent, certes, mais on n’a pas toujours tiré toutes les
conséquences de ce truisme. Ce changement du fondement symbolique du pouvoir informe la
mutation des langages et des valeurs. Dans une telle perspective, l’analyse de l’évolution
sémantique et politique de la notion de fédéralisme est prometteuse. À l’égal de l’idée
républicaine, la fédération fournit, en effet, le tiers élément permettant la traduction de la
pluralité institutionnelle et territoriale de l’Empire dans le langage de la souveraineté
populaire moderne. Les analyses ironiques d’Antonio Nariño comme celles du journal officiel
de la République de Colombie, citées en exergue, soulignent avec humour l’extraordinaire
succès de l’idée fédérale dans la Nouvelle-Grenade en révolution. Le fédéralisme politique ne
s’impose pourtant que sur une courte période, celle des premières années du processus
indépendantiste, de 1810 à 1816. Ces dates encadrent deux échecs. D’une part la dispersion
du premier congrès néo-grenadin ; d’autre part, la Reconquête espagnole conduite par Pablo
Morillo. L’expression ambiguë et péjorative de Patria Boba311 – la patrie ingénue – inventée
par le patriote Antonio Nariño, en 1823, a désigné cette époque jusqu’à nos jours312.

Le fédéralisme avant la fédération


Férus de culture classique313, les « éclairés de Nouvelle-Grenade314 » connaissent l’histoire
antique et moderne de pouvoirs fédératifs. En 1811, Miguel de Pombo passe savamment en
revue toutes ces formations historiques dans son introduction à la traduction de la Constitution
américaine : confédérations indiennes d’Amérique du Nord, Tlaxcaltèques de Cortès, Caribes
du Venezuela, Araucans, cantons suisses, Provinces-Unies des Pays-Bas, Confédération
Belgique, États-Unis d’Amérique315. Ce texte reprend le fil d’une réflexion collective de
longue durée, dont nous n’avons que des traces indirectes en raison de la censure. Ainsi, le
Correo Curioso, erudito, economico y mercantil n’évoque-t-il jamais la question du
fédéralisme, pas plus que le Papel Periódico de Santafé sur toute la durée de sa publication
(1791-1797). À peine un article ose-t-il louer la bonne police et les projets urbains de la ville
de New York, évoquant, comme en passant, la structure politique des États-Unis :

Il est difficile de se figurer le nombre et la beauté des places. Quinze d’entre elles représenteront les
différents États qui composent l’Union ; elles en auront non seulement le nom, mais on y dressera des
statues, obélisques, et colonnes pour honorer la mémoire des grands hommes316.

Comment, dans ces conditions, expliquer l’érudition fédéraliste dont témoignent les
révolutionnaires créoles à partir du moment où la crise de la monarchie libère l’expression
publique des opinions ? C’est que la question avait été largement débattue dans le cadre des

311
Nariño, « Los toros de Fucha, al autor de El Patriota [1823] », Guillermo Hernández de Alba (comp.),
Archivo Nariño, Bogotá, 1990, VI, p. 250.
312
Armando Martínez Garnica, El legado de la Patria Boba, Bucaramanga, Universidad Industrial del
Santander, 1998, critique avec raison l’emploi péjoratif de cette expression.
313
Point magistralement développé dans toutes ses conséquences par Georges Lomné, Le lis et la grenade. Le lis
et la grenade. Mise en scène et mutation imaginaire de la souveraineté à Quito et Santafé de Bogotá (1789-1830),
thèse de l’Université de Marne-la-Vallée, 2003.
314
Renán Silva, Los ilustrados de Nueva Granada 1760-1808, Bogotá, Banco de la República, EAFIT, 2002.
315
Miguel de Pombo, « Discurso preliminar sobre los principios y ventajas del sistema federativo », Constitucion
de los Estados Unidos de America según se propuso por la convención tenida en Filadelfia el 17 de septiembre
de 1787, Bogotá, En la Imprenta Patriótica de D. Nicolás Calvo, 1811. Ce texte m’a été aimablement
communiqué par Isidro Vanegas dans une édition électronique réalisée par ses soins, p. 11 ss.
316
Papel periódico de Santafé, 22.V.1795.

73
sociabilités intellectuelles dont les grandes cités furent le cadre. À Santafé, la tertulia
eutropélica de Manuel del Socorro Rodríguez est le théâtre de débats sur l’Indépendance
américaine. Le futur « centraliste » Antonio Nariño traduit la Déclaration des Droits de
l’Homme et du Citoyen et anime une tertulia317 célèbre avant son emprisonnement en 1794.
Parmi ses papiers personnels, saisis pour son procès, figurent des ouvrages en français traitant
de la Révolution américaine : un Abrégé de la Révolution d’Amérique, un Recueil des lois
constitutives des États Unis de l’Amérique, l’histoire de William Robertson, ainsi qu’un
manuscrit attribué à Pedro Fermín de Vargas, intitulé Diálogo entre Lord North y un
Filósofo318. La pièce de sa maison où se réunit sa petite république des lettres est décorée de
statues de Washington et Franklin. Les murs portent des maximes de ces penseurs.
Pedro Fermín de Vargas, l’un des « précurseurs » néo-grenadins de l’Indépendance, projette
d’affranchir les sujets du roi du despotisme. Espagnols européens et américains doivent
construire un régime de liberté selon les exemples de « l’histoire de la révolution du Nord de
l’Amérique, celle de la France, de la Hollande et des récentes républiques d’Italie319 ». Les
débats intellectuels de la fin du XVIIIe siècle ont donc dessiné un dispositif d’analyse, à la
fois historique et philosophique, qui émerge publiquement à partir de 1808/1809. Le tribunal
de l’opinion est d’abord concerné par cette floraison. Des dizaines d’imprimés, articles de
journaux, libelles, feuilles à la main comparent avec passion les fédérations anciennes et
modernes. Mais les correspondances privées, sont fondamentales dans la circulation des
informations et la cristallisation des positions.

Les juntes de 1810 : de la « réversion de la souveraineté » à la révolution du droit


naturel
Les diverses proclamations des juntes conservatrices des droits de Ferdinand VII
s’échelonnent de mai à juillet dans les principales villes de Nouvelle-Grenade. Un imaginaire
politique marqué à la fois par le jusnaturalisme et le républicanisme néo-classique construit un
horizon d’intelligibilité commun320. Maints concepts clés du discours politique – État,
indépendance, fédération – prennent consistance dans ce contexte. Très rapidement, le
fédéralisme apparaît comme une sorte de lingua franca universellement partagée. Comment
expliquer ce consensus ? Il découle en large part du dispositif intellectuel et politique mis en
place pour suppléer l’acéphalie monarchique.
En l’absence du roi (légitime), la souveraineté retournerait à son détenteur originaire, le
Pueblo321. Celui-ci est entendu, dans un premier temps, comme un corps politique et non
comme une collection d’individus égaux. Les écrits de Miguel de Pombo sur le fédéralisme
sont, à cet égard, révélateurs. La « transformation politique » fait retour à un état de nature. La
mise en récit conceptuelle des événements contemporains s’appuie significativement sur la
Bible, la démonstration se développant en trois temps. D’abord le paradis originel, où les
hommes vivent harmonieusement dans l’abondance. Puis vient la Chute, « théâtre sanglant de
discorde et de méchanceté : une guerre secrète qui fermente dans chaque État » ; enfin, le
nouveau pacte social rétablit les « lois de nature », la « morale individuelle » et « publique ».
Mais ce contrat, au lieu d’associer des individus, consiste en une étroite alliance entre des
317
Réunion typique des sociabilités hispaniques, qui correspond mutatis mutandis au salon français, mais gardent
un caractère plus familier.
318
Rafael Gómez Hoyos, La revolución granadina de 1810. Ideario de una generación y de una época, 1781-
1821, Bogota, Editorial Temis, 1962, p. 221 et 296 ; Renán Silva, Los ilustrados de Nueva Granada 1760-1808,
Bogota, Banco de la República-EAFIT, 2002, p. 296.
319
Pedro Fermín de Vargas, Pensamientos políticos y Memorias sobre la población del nuevo reino de Granada,
Bogotá, Banco de la República, 1953 et Rafael Gómez Hoyos, La revolución granadina…, p. 292-296.
320
Georges Lomné, Le lis et la grenade…, op. cit.
321
Le mot est polysémique en espagnol. Il a la signification à la fois de peuple et de communauté d’habitants,
ville ou village.

74
« Peuples voisins ». Pombo établit une sorte d’état civil organique où les liens politiques
entre peuples sont recomposés322. Les prémices – religieuses – de cette réflexion supposent
donc que les formes propres à l’état de nature ne sont pas des personnes naturelles, mais des
personnes morales : non pas le Peuple (Pueblo), mais les Peuples, c’est-à-dire, en espagnol,
les communautés politiques territorialisées (Pueblos). À l’image de nombre de ses
compatriotes, Pombo pose comme axiome la naturalité des communautés politiques.
Il ne s’agit donc pas de penser le passage de l’individu à la société civile par le biais du
contrat, mais l’association de polités formées en une union puissante. Unité dans la diversité ;
puissance de l’ensemble. Le texte écrit à l’issue du cabildo extraordinario de Bogotá, le
20 juillet 1810, signale d’emblée la nécessité du lien fédératif entre les cités autonomisées.

[Le Cabildo] forme[ra] le règlement des élections dans ces dites provinces ; et celui-ci, aussi bien que le
gouvernement constitué par la suite, devront se fonder sur les bases de la liberté et de l’indépendance
entre les provinces, liées uniquement par un système fédératif323.

La prédominance des idées fédéralistes tient à l’interprétation de la crise de la monarchie par


les Créoles. La « réversion de souveraineté » est vécue comme une régénération
jusnaturaliste. Les juntistes du Socorro soulignent déjà que la libération éventuelle de
Ferdinand VII ne saurait justifier le retour au statu quo ante, c’est-à-dire au « despotisme »
ministériel et à l’oppression des libertés américaines324. La crise providentielle de la
monarchie permet l’adéquation entre la « voix de la nature325 » et la « liberté civile326 ». Cette
harmonie est attestée par « l’enthousiasme », le « cri », l’adhésion « spontanée » aux
nouveaux principes. L’unanimité du peuple, représenté par les pères de familles assemblés sur
les places d’armes, est un signe certain du retour à la vérité du lien politique.

Et brisant le lien social, le peuple du Socorro fut restitué à la plénitude de ses droits naturels et
imprescriptibles de liberté, égalité, sécurité et propriété, droits qu’il confia provisoirement à l’illustre
Cabildo de ce lieu et de six citoyens émérites. Il est incontestable que chaque village a le droit naturel de
déterminer le genre de gouvernement qui lui convient le mieux ; il l’est tout autant que personne ne peut
s’opposer à ce droit sans violer le plus sacré d’entre eux qui est celui de la liberté327.

« [L]’heureux moment328 » rétablit la correspondance, contrariée par la « corruption » du


« despotisme », entre libertés individuelles et indépendance collective. La régénération de la
cité est conçue comme la coïncidence entre le mode de composition de la cité et sa

322
Même interprétation dans le magnifique préambule de la constitution de l’Antioquia. Constitucion del Estado
de Antioquia sancionada por los representantes de toda la provincia y aceptada por el Pueblo el tres de mayo
del año de 1812, Santafé de Bogota, En la Imprenta de Bruno Espinosa por D. Nicomedes Lora, 1812.
323
Cité dans Rodrigo Llano Isaza, Centralismo y federalismo (1810-1816), Bogotá, Banco de la República, El
Áncora Editores, 1999, p. 62.
324
« Acta de Independencia del Socorro », 11.VII.1810, in Horacio Rodríguez Plata, La antigua provincia del
Socorro y la independencia, Bogota, Publicaciones Editoriales Bogota, 1963, p. 35-38.
325
Miguel de Pombo, op. cit., p. 4.
326
« Memorial del Cabildo al Virey », Socorro, 6.VII.1810, Horacio Rodríguez Plata, Andrés María Rosillo y
Meruelo, Bogota, Editorial Cromos, 1944, p. 170.
327
« Acta de la constitucion del Estado libre e independiente del Socorro », in Horacio Rodríguez Plata, La
antigua provincia del Socorro, op. cit., p. 46.
328
Miguel de Pombo, op. cit., p. 7 ; et même à Santa Marta à l’occasion de l’érection de la junte, ce qui indique
que cette lecture de la réversion de la souveraineté dépasse tous les autres clivages politique, « Alocucion de uno
de los Miembros de la Junta Gubernativa de Santa Marta, con motivo de la instalacion de este Cuerpo »,
14.VIII.1810, Manuel Ezequiel Corrales, Documentos para la historia de la provincia de Cartagena de Indias,
hoy estado soberano de Bolívar en la Unión colombiana, Bogotá, Imprenta de Medardo Rivas, 1883 (désormais
Corrales), I, p. 141 : « Ciudadanos de Santa Marta ! Llegó el feliz momento en que espira la tiranía y desaparece
el despotismo ; pero aun uno puede tener sus cadenas y el otro su espantosa voluntad ocultas en los corazones de
algunos malos ciudadanos [...]. »

75
constitution. En termes aristotéliciens, concordent la polis et la politeia, ou, en latin
cicéronien, civitas et status. Et là où cette convergence est (r)établie, la formation de
nouveaux États est légitime. L’association de ces derniers par le biais d’une fédération
prolonge nécessairement l’établissement des droits naturels dans l’état civil des Pueblos.
Ces constructions reposent sur une métaphysique commune où l’associationnisme fédératif ne
se limite pas aux questions politiques mais constitue une règle du cosmos. À l’image des
révolutionnaires américains329, Pombo, par exemple, fonde sa pensée sur une ontologie
aristotélicienne. L’univers compose l’unité à partir du divers et l’ordonne en un ensemble de
« systèmes » hiérarchisés. Cette progression ascendante maintient l’intégrité de chaque degré
tout en assurant la co-présence des lois de Dieu, de la nature (et des hommes, le cas échéant) à
chaque niveau de l’Être. L’ensemble est garanti par un principe d’harmonie préétablie. Le
concept de fédération décrit aussi bien le « système de la nature » que les formes politiques
régénérées. Il signale un ressort naturel et universel où s’unissent politique et métaphysique.

En effet, si nous contemplons l’ordre admirable de l’Univers, nous verrons que l’intelligence suprême a
lié étroitement toutes les parties de son oeuvre, qu’il n’y en a aucune qui n’ait de relations avec tout le
système. Les plus petites productions de la nature, que les hommes jugent hâtivement inutiles, ne sont
pas des grains de poussière sur la machine du monde, mais de petites roues qui jouent avec d’autres,
plus grandes. […] Si nous nous penchons maintenant sur l’homme et que nous considérons chacune de
ses relations, nous verrons que son corps est certes doté d’une circulation générale, mais aussi que
chacune de ses parties possède sa circulation particulière ; que comme être physique, il entre en
composition avec l’Univers, il obéit à l’action et au mouvement général, en même temps que comme
être moral, et doté de raison, il est soumis à une loi propre et supérieure qui le distingue du reste des
animaux ; que comme vassal ou membre de l’État, il obéit aux lois qu’il a lui-même constituées comme
membre du Souverain, et qu’en même temps, il protège ses intérêts, gouverne sa maison, et il est le chef
de sa propre famille ; et finalement, si nous continuons l’analyse des relations morales et politiques qui
lient et enchaîne la grande société du genre humain, nous nous serons convaincus que la fédération
œuvre partout, et que la Constitution politique, qui est fondée sur ces principes, est la seule qui puisse se
découvrir dans l’ordre et le plan général de la nature. Aussi les peuples simples et les républiques
naissantes ont-ils adopté la fédération330.

Le choix des métaphores signale que, dans l’esprit de ses partisans, le fédéralisme ancre
l’ordre politique sur une base à la fois organique et naturelle. L’amitié fédérale des États
retrouve ainsi les liens fraternels entre citoyens égaux.

[Nous sommes] unis par des liens étroits de fraternité avec les illustres Cabildos des très nobles et
loyales cités de Vélez et San Gil331.
Ou bien :

Les actuelles Provinces qui composaient toute la Vice-Royauté aspirent à une véritable fraternité et sûre
union332.

Le système confédéral consiste aussi en un jeu d’échelles et de rapports entre différents


niveaux emboîtés – la Création, le corps de nation, l’État, le pueblo, la famille, le citoyen. Il
articule non seulement ces différents degrés, mais fait circuler entre eux et parmi eux les liens
et les principes indiscutables de la nature. Ce fondationnalisme s’autorise du précédent
américain, comme l’indique encore Pombo.
329
Peter Onuf et Nicholas Onuf, Federal Union…, op. cit., chapitre 2, « The Compound Republic of America »,
notamment p. 54-56. Voir Federalist, n° 9 et 51.
330
Miguel de Pombo, op. cit., p. 10.
331
Acta de independencia, Socorro, 11 juillet 1810, Horacio Rodríguez Plata, Andrés María Rosillo y Meruelo,
Bogota, Editorial Cromos, 1944, p. 179.
332
« Reflexiones al Manifiesto de la Junta de Cartagena, sobre el proyecto de establecer el Congreso Supremo en
la Villa de medellín, comunicado á esta Suprema provisional » [1810], Corrales, I, 167.

76
Ce peuple habite sur notre continent, c’est le peuple des États-Unis, lesquels, selon l’observation du
philosophe politique de l’Europe, le Docteur Price, ‘sont les premiers sous le Ciel, qui ont l’honneur
distingué d’avoir établi des formes de gouvernement favorables à la liberté universelle ; et ceux dont on
pourra dire ce que l’on disait des juifs : qu’en eux toutes les familles sur la terre ont été bénies’333.

Le problème de l’unité politique


La période qui suit la proclamation des juntes aboutit à une dispersion géographique des
pouvoirs. D’innombrables cités, en vertu du principe de réversion de souveraineté et ne
s’autorisant que d’elles-mêmes, proclament l’autogouvernement. Elles font parfois sécession
de leurs « provinces matrices ». Avec la disparition du principe hiérarchique d’articulation
territoriale, incarné en la double personne du roi et de l’Empire, la compréhension
jusnaturaliste de la réversion de souveraineté, alliée à de puissants intérêts socio-économiques
locaux, détruit irrésistiblement les liens entre les provinces et les municipalités de Nouvelle-
Grenade. Ces dernières sont égalisées et se font face. Le Diario Político de Santafé de
Camacho et Caldas perçoit le processus et dénonce ses dangers dès août 1810 :

Habitants du Nouveau Royaume de Grenade : vous allez échouer si vous adoptez des mesures partielles
ou des systèmes isolés, inventés dans votre coin sans consulter le bien général. Votre indépendance sera
mal assurée si le gouvernement ne s’uniformise pas, si votre conduite ne respecte pas les mêmes
principes. Certains lieux veulent adopter une constitution, d’autres une autre, et sans qu’aucune
association générale n’ait lieu, chacun agit par soubresaut, cédant à l’impulsion du moment. […] La
division, la rivalité, cet orgueil stupide de vouloir être le premier, tout cela nous précipitera dans une
guerre civile aux maux incalculables334.

L’historiographie a compris ce processus comme celui d’une fragmentation, rapportant


implicitement les dynamiques de séparation et d’agrégation territoriales à l’idée moderne de
souveraineté. Or cette description, qui décrit la dynamique de désagrégation de l’extérieur,
empêche la compréhension de l’univers mental des acteurs. Ces derniers n’ignorent pas la
conceptualisation philosophique de la souveraineté, claire depuis Bodin, Hobbes et Pufendorf.
Mais leur souci est justement d’échapper à la formation d’un Léviathan unitaire. Il est absurde
de rapporter les idées révolutionnaires à un modèle de puissance publique que les créoles
voulurent absolument éviter en assurant aux communautés locales la jouissance de leurs
libertés retrouvées. La « fragmentation » ne dérive pas d’une incapacité ou d’une
impuissance, mais d’un choix. La grande question politique était en effet la construction du
Pluribus Unum, devise états-unienne qui ornait le journal du « centraliste » Antonio
Nariño335 ? En d’autres termes, il fallait forger l’union puissante tout en préservant les cités
comme corps politiques. Face à la menace extérieure, l’union était nécessaire pour dissuader
les ennemis. Mais cette unité devait aussi préserver l’intégrité des parties grâce à la
« composition progressive du pouvoir qui, partant d’une cellule de base, ajoute de nouveaux
échelons, sans remettre en cause ce qui a été fait précédemment336 ». De la sorte, il convenait
de penser une souveraineté à la fois parfaite et relative. Parfaite, car il s’agissait d’assurer la
personnalité juridique des Pueblos et leur liberté face aux autres puissances souveraines dans
l’espace du droit international public. Relative, afin de composer les polités entre elles en un

333
Miguel de Pombo, op. cit., p. 6.
334
« Las organizaciones parciales sólo sirven para producir la discordia » affirment-ils encore. Diario político de
Santafé de Bogotá, n° 1, 27.VIII. 1810. Cf. Llano Isaza, Centralismo…, op. cit., p. 65-66.
335
À partir du numéro 9, le 8.IX.1811.
336
Catherine Larrère, « Libéralisme et républicanisme : y a-t-il une exception française ? », Stéphane Chauvier
(dir.), Libéralisme et républicanisme, in Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, n° 34, 2000, p. 138.
L’auteur reprend l’analyse que propose Tocqueville à propos du municipe américain dans De la Démocratie en
Amérique, Ière partie, chapitre V.

77
ensemble intérieur cohérent. Ces prémices favorisaient la confédération aux dépens de la
fédération. Ainsi, lorsque l’Argos americano de Carthagène analysait les « principes
essentiels du système fédératif », il proposait en réalité une paraphrase des Articles de
Confédération de 1781337, et non une glose de la Constitution américaine de 1787.
Le problème de l’union pouvait être résolu dans le cadre d’une culture commune. Celle-ci
avait été acquise par la plupart des écrivains publics et personnages politiques lors de leurs
études philosophiques, juridiques et religieuses. Aristote, l’ius civile, le droit canon, le droit
des corporations, l’ius gentium furent ainsi mobilisés pour penser la souveraineté parfaite et
relative du fédéralisme. À partir de cette base, le précédent historique et pratique de la
Révolution nord-américaine servait de test historique à la réflexion théorique. Si les écrits des
Founding Fathers formaient une référence centrale, c’est aussi parce qu’ils avaient résolu un
problème comparable à celui des Créoles. Les Articles de Confédération (1777-1781) puis la
Constitution fédérale de 1787 indiquaient comment composer l’unité à partir de polités
formées. Ces deux textes furent traduits et commentés avec ferveur ; ils nourrissaient le débat
politique et servirent de modèles aux institutions nouvelles.
L’enjeu de l’unité recouvre trois grands problèmes qui mobilisent les passions. En premier
lieu, parmi tant de prétendantes, quelles communautés ont droit à la personnalité juridique et
au gouvernement libre ? En second lieu, comment créer des liens « horizontaux » entre ces
éléments fondateurs du pacte politique ? En troisième lieu, comment constituer cette pluralité
en un tout ?

Les États comme souverainetés suffisantes


La première question est celle du « droit à l’État ». Il faut à la fois définir les titres légitimes à
le constituer et ménager la possibilité d’une association interne de ces « souverainetés ».
L’aristotélisme – et la scolastique – proposent une solution liant les deux problèmes. Les
Nord-américains avaient emprunté cette voie quelques décennies plus tôt. Pour les fédéralistes
Néo-grenadins, la souveraineté constitue une suffisance et une perfection relative. Certes,
toutes les associations humaines ne peuvent prétendre à former une cité. Trois conditions
définissent un droit à former légitimement la polis : l’existence d’une finalité collective,
formulée en termes de bien, de bonheur et d’utilité communs ; une forme d’éducation (la
vertu) ; enfin des conditions matérielles suffisantes. En d’autres termes, pour reprendre le
langage scolastique, les causes suffisantes d’une communauté garantissent la perfection de sa
forme338. Il faut entendre par là certains éléments concrets autorisant la formation et la
permanence d’une société politique indépendante : « extension, population, ressources339 ».
Pombo entend ainsi démontrer le droit de la Nouvelle-Grenade à créer un État sur le modèle
des États-Unis en comparant point à point les éléments de suffisance avec sa devancière,
mêlant les catégories anciennes et nouvelles : « âge », « situation politique », « extension du
territoire et population », « climat », « Lumières », « Caractère et coutumes », « constitution
et lois », « situation et ressources ». Il propose même une discussion chiffrée de ces différents
éléments. De même la petite ville de Sogamoso, dans sa prétention à former une
« souveraineté » pour envoyer un député au congrès confédéral, défend-elle sa position à
partir des critères d’analyse établis par Aristote340 :

337
Argos americano, 24 juin 1811, cité dans Llano Isaza, op. cit., p. 94-95.
338
Aristote, Les politiques, 1325b-1326a et 1326b. Le raisonnement s’applique aussi à la nature (Physique,
207a).
339
Miguel de Pombo, op. cit., p. 14.
340
Fertilité de la terre, accès à la mer (port), ressources naturelles, défense, situation de la principale ville,
commerce, capacité militaire.

78
[Emigdio Benitez, son député,] conclut que la taille avantageuse des vingt-et-un Pueblos réunis à celui
de Sogamoso, leur population considérable, dépassant 40 000 âmes, l’importance de leur commerce
parce qu’ils sont le port des provinces du Socorro et des Llanos, et enfin les rentes fiscales que pour un
ensemble de raisons la nouvelle province de Sogamoso doit produire, justifient [sa requête]341.

Si donc une collectivité jouit des conditions matérielles suffisantes pour permettre à ses
membres de vivre indépendamment selon le bien commun, alors elle peut constituer un État.
Le critère de la souveraineté suffisante – ni indivisible ni absolue – permet d’orienter et de
trancher d’innombrables différends à propos du droit à l’État. Après maintes batailles
rhétoriques ou sanglantes, la souveraineté revient aux anciennes divisions juridictionnelles de
la colonie, les provinces. Les simples Pueblos ne peuvent plus soutenir leur ambition à
s’ériger en États « suffisants ». Ils n’entendent pas pour autant dissoudre leur personnalité
collective, et donc abandonner leurs droits, aux « États » provinciaux. Un autre courant de la
pensée créole, la théorie des corporations, vient armer leurs revendications et leurs libertés.
Toute la question des séparations et des agrégations de collectivités territoriale à tel ou tel État
est formulée dans les termes de l’ius civile. Grâce à lui, un Pueblo s’agrégeant ou s’annexant
à un État ne perd pas sa personnalité juridique. De sorte qu’il préserve son caractère de corps
politique et son droit de représentation par un procurateur ou un syndic, avec certains
privilèges et garanties342. Si le droit des corporations protège la liberté de la communauté en
interne, le droit des gens assure celle-ci vis-à-vis de l’extérieur. En un processus surprenant,
mais au fond logique, c’est le droit international de l’époque, l’ius gentium, qui fixe les termes
des agrégations, annexions, associations fédératives et fédérations, entre les Pueblos. Santafé
agrège ainsi Mariquita par traité, le 9 novembre 1811, puis le Socorro, le 18 mars 1812.
L’un des principaux caractères du fédéralisme en Nouvelle-Grenade est lié au statut de
l’association entre Pueblos puis entre États. Loin de relever d’un droit interne, c’est le droit
international qui est invoqué pour constituer l’unité non seulement vis-à-vis de l’extérieur,
mais aussi pour régler les relations entre les différents niveaux de souverainetés intérieures,
qu’elles soient suffisantes – les États provinciaux – ou non – les Pueblos. C’est dans cette
perspective, à la suite de Daniel Gutiérrez, que l’on doit relire le statut des représentants de
ces polités, plutôt envoyés diplomatiques que simples députés343. Le recours au droit
international découle des attributs mêmes de l’État comme souveraineté indépendante. Ces
indépendances sont déclarées entre 1811 et 1813. Toute la difficulté est de saisir qu’elles sont
– de fait – relatives, même lorsque la rhétorique révolutionnaire les qualifie d’« absolues »
(Carthagène, 1811).

L’indépendance des États et la Nation


Dans cette discussion, les catégories de l’ius gentium – empruntées à Grotius, Pufendorf,
Wolff et surtout Vattel – servent non seulement à penser la notion « d’État indépendant » et
de « corps de nation », mais aussi à définir les modalités pratiques du pacte fédératif. Vattel
définit avec précision les conditions d’existence de la Nation : « il suffit qu’elle soit
véritablement souveraine et indépendante, c’est-à-dire qu’elle se gouverne elle-même, par sa
propre autorité et ses lois344. » Cette définition républicaine convient si bien aux Créoles que
tous les États provinciaux, aussi bien dans les déclarations d’indépendance que dans les

341
Sobre la admision en el Congreso del Representante de Sogamoso, Santafé de Bogotá, 1810. La
« souveraineté » de Mompox est défendue ou combattue avec ce type d’arguments (José María Gutiérrez, sur
Mompox [1810], Corrales, I, p. 199-200.)
342
Guillermo Sosa, Representación e independencia 1810-1816, Bogota, Instituto Colombiano de Antropología
e Historia, 2006, p. 41 ss.
343
Daniel Gutiérrez Ardila, Un Nouveau Royaume. Géographie politique, pactisme et diplomatie durant
l’interrègne en Nouvelle-Grenade (1808-1816), thèse de doctorat de l’Université Paris I, 2008, chap. 1 et 7.
344
Emer de Vatel, Le droit des gens, Londres, 1758, p. 18.

79
constitutions, appellent les épithètes de « libre[s], souverain[s] et indépendant[s]345 ». La
notion d’indépendance a donné lieu à de nombreuses interprétations biaisées de la part de
l’historiographie, qui a rabattu systématiquement son sens sur la dimension anticoloniale. Or,
l’indépendance, dans ses aspects les plus matériels, était la condition même de la création
d’un État comme souveraineté suffisante. C’est en ce sens que la Gaceta de Caracas, lue sur
toute la Côte caraïbe colombienne, précise le concept en reprenant un article d’El Español :

Mais si l’on considère l’indépendance au sens où la reconnaissance de Ferdinand VII le réduit


naturellement […], elle n’est en aucun cas contraire aux intérêts de l’actuelle monarchie
espagnole. Une Indépendance réunie à l’obéissance aux légitimes monarques de l’Espagne ne
peut pas signifier la séparation de ces domaines. L’Indépendance, entendue ainsi, est une
mesure de gouvernement intérieur que tous les peuples d’Espagne ont pris en accord avec les
circonstances, et qui ne peut pas se convertir en délit parce que les Américains la prennent
aussi346.

Cette indépendance est l’attribut nécessaire d’un État dont la perfection, comme l’explique
Aristote, est relative et peut être complétée à un niveau supérieur347. Vers l’intérieur comme
vis-à-vis de l’étranger, elle a un caractère absolu, indique la déclaration d’indépendance de
Carthagène. Cela signifie que rien ne commande aux lois de l’État et à sa constitution. Mais
un niveau intermédiaire peut se glisser entre la société des nations et le gouvernement
domestique, de sorte que cette « indépendance absolue » n’empêche pas l’association de
l’État à un degré supérieur de souveraineté interne. Les proclamations d’indépendance
provinciale constituent des actes de droit international autorisant les nouveaux États à nouer
des relations politiques348. S’active ainsi l’un des aspects de la notion de souveraineté
suffisante. Etant donné son caractère relatif, celle-ci autorise l’association interne des polités
indépendantes en un niveau hiérarchique supérieur sans pour autant les dissoudre en tant que
corps politiques. L’association de ces États à la Nation, puis de celle-ci à la Monarchie
espagnole, lors du retour de Ferdinand, reste ouverte.
La création d’un gouvernement général, national ou confédéral diffère ainsi d’une simple
alliance entre puissances étrangères. Certes, en novembre 1811, l’Acte de Fédération des
Provinces-Unies de Nouvelle-Grenade, est un traité. Mais il ne s’agit pas d’une ligue de
peuples étrangers comme pourraient le laisser croire les modalités de sa constitution. De fait,
l’annexion de simples Pueblos à un État provincial se règle également par le droit
international et la négociation d’agents diplomatiques. La forme du traité garantit simplement
que le Pueblo incorporé demeure libre, c’est-à-dire qu’il préserve une indépendance relative
au sein de l’État et persiste comme corps politique ou république. Le droit des gens sert à
articuler les souverainetés relatives aux niveaux infra-, inter- et supra- étatique. Cet emploi est
fréquent à cette époque dans l’espace atlantique, notamment aux États-Unis. Cette confusion
entre droits interne et international explique l’usage indifférent des termes de « fédération » et
de « confédération ».
C’est ici que l’on rejoint le débat classique à propos de la taille idéale de l’État349. Car si ce
dernier doit avoir une taille minimale pour assurer son indépendance matérielle, il ne peut
dépasser une certaine extension sous peine de se corrompre, selon une leçon classique
transmise par Montesquieu et Rousseau350. En effet, « si la république est trop petite, elle est

345
« Acta de Independencia de la Provincia de Cartagena en la Nueva Granada », 11.XI.1811, Corrales, I, p. 356.
346
« Integridad de la monarquia española », Gaceta de Caracas, 16.XI.1810, article de El Español, n° V.
347
Onuf, op. cit., p. 41. Aristote, Les politiques…
348
Cf. pour le cas américain, J.G.A. Pocock, « States, Republics and Empires : The American Founding in Early
Modern Perspective », in Terence Ball et J.G.A. Pocock (éd.), Conceptual Change and the Constitution,
Lawrence, The University Press of Kansas, 1988, p. 55-77.
349
Discussion commencée par Aristote, Les politiques, 1325b-1326a et 1326b.
350
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre II, chapitre IX, « Du Peuple (suite) ».

80
détruite par ses ennemis. Si elle est trop grande, elle se détruit par la corruption351. » Les
citoyens doivent idéalement se connaître et connaître leurs représentants pour bien les élire,
les surveiller, les contrôler. La seule manière de préserver la liberté dans une grande nation,
comme l’avait écrit Montesquieu, consiste à lier de multiples communautés autogouvernées
en une grande « république fédérative352 ». Ou pour le dire comme Pombo, « constituer de
beaucoup de petits États, un grand État, de beaucoup de petites républiques, une grande
république ; de beaucoup de sociétés, une nouvelle société353 ». Alors que l’organisation en
petites républiques assure la liberté intérieure, la grande République figure dans la « société
des nations » et garantit l’indépendance extérieure face à la voracité des puissances
(Locke354). Or cette « grande république » est désignée par une notion très précise de l’ius
gentium : « le corps de nation ». Ce dernier représente l’unité significative du droit
international, où la confédération peut enfin figurer parmi les autres puissances. Dans cette
perspective, la traduction de la constitution américaine que reproduit l’Aviso al Público
fin 1810 comporte une intéressante traduction. L’anglais Union est rendu par nación355. Plus
tard, l’Acte de Fédération qualifie les attributions du gouvernement général de « facultés
nationales » [« facultades nacionales »]. En 1813, la Déclaration d’indépendance du
Cundinamarca « centraliste » reprend même la formulation sa devancière américaine de juillet
1776, précisant

Que comme État libre et indépendant, elle a pleine autorité de faire la guerre, conclure la paix,
faire des alliances, établir des relations commerciales et faire toutes choses que les États
indépendants ont le droit de faire356.

De même que les Pueblos ne sauraient tous se transformer en États, le corps de nation
demeure l’attribut des grandes puissances, comme la Monarchie espagnole (« une même
Nation sur deux continents357 ») ou encore le « grand peuple de la Nouvelle-Grenade ». La
nation est ainsi définie comme un niveau de souveraineté figurant l’unité des États dans
l’espace international. Rien de commun avec l’idée d’une identité ou d’un destin communs à
une collectivité humaine.

L’Union et la liberté
L’Acte de Fédération de 1811 ne prend pas la forme d’une constitution comme au Venezuela.
L’indépendance et l’autonomie des provinces sont ainsi soulignées. Aux yeux de ses
partisans, la confédération implique une stricte division des pouvoirs, évitant la constitution
d’un monopole de puissance. Elle permet ainsi d’associer et de résoudre deux problèmes
classiques de la pensée républicaine : la puissance vis-à-vis de l’extérieur et la liberté
intérieure. Trois dispositifs de balance des pouvoirs y coexistent. Ils trahissent les influences à

351
Montesquieu, L’Esprit des lois, livre IX, I-III. On trouve un écho direct de ces inquiétudes dans le texte de
Fernando Peñalver, Memoria sobre el problema constitucional venezolano [1811], reproduit dans Pensamiento
político de la Emancipación, op. cit., t. I, p. 127-129, notamment les points 5 à 9. « La confederación de muchas
repúblicas pequeñas, unidas en un solo estado para su defensa, forman una fuerza exterior que las hace
respetables a las monarquías más poderosas, y les da una representación política que no tendrían por sí solas. »
352
L’Esprit des Lois, IX, I-III.
353
Miguel de Pombo, op. cit., p. 9.
354
John Locke, Two Treatises of Government, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 [1690], p. 382-
384.
355
Alors que l’on sait que les rédacteurs de la Constitution ont évité intentionnellement le mot de nation pour
respecter le compromis passé entre fédéralistes et anti-fédéralistes. Aviso al Público, n° 10, 24.XI.1810
(reproduit dans El periodismo en la Nueva Granada, p. 430 ss.).
356
« Independencia de Cundinamarca », Constituciones de Colombia, édition de Manuel Antonio Pombo et José
Joaquín Guerra, Bogotá, Banco Popular, 1986, désormais CC, II, p. 205.
357
Aviso al Público, n° 8, El periodismo en la Nueva Granada, p. 428 ss.

81
la fois républicaines et libérales des fédéralistes. D’abord, la confédération bénéficie des
avantages du régime mixte où les États et l’Union constituent des niveaux de souverainetés
concurrents, capables de se freiner mutuellement. Ensuite, la division des fonctions
gouvernementales entre le « gouvernement général » et « gouvernements des États »
fractionne la puissance publique. Aux uns le gouvernement domestique des États ; à l’autre,
les attributions de la Nation dans l’ordre international (commerce extérieur, diplomatie, guerre
et paix, attributions militaires, surveillances des frontières, marine, etc.).

Voici l’avantage du système fédératif, assure ainsi l’Argos americano. Tout ce qui a été exposé prouve
facilement que son objet se réduit à ce que chaque province garde pour elle-même son administration
économique, judiciaire et le pouvoir législatif pour tout ce qui touche son gouvernement propre
[gobierno interior], et le bien de ses pueblos, sans avoir à s’adresser à d’autre autorité pour ce faire.
Mais le même bien général et l’utilité réciproque de chaque province exigent que celles-ci n’aient pas
d’autres facultés que celles qui ont été énoncées et qu’elles délèguent au congrès fédéral toutes celles
qui ont une relation avec le haut gouvernement [alto gobierno], de sorte qu’aucun gouvernement
provincial ne pourra signer de traité d’alliance, de commerce ou de confédération avec les puissances
étrangères, ni concéder de patente de course, imposer des droits aux importations ou exportations d’une
province à l’autre ou à un pays étranger, ni déclarer la guerre ou signer de traités de paix358.

Enfin s’ajoute la classique division des pouvoirs entre exécutif, législatif et judiciaire359.
L’équilibrage des pouvoirs semble la panacée pour bâtir la « grande structure de liberté360 ». Il
faudrait, par exemple, diviser le commandement militaire, doubler les bataillons
professionnels de milices, distribuer ces unités parmi les Pueblos, afin d’éviter l’affirmation
d’une « tyrannie militaire361 ». Ces dispositifs de segmentation et d’équilibre sont destinés à
proscrire tout risque de corruption du pouvoir362. Mais le système ne peut fonctionner, dans sa
généralité, que si aucun État n’est assez fort pour opprimer les autres. Il faut que l’ensemble
forme un concert équilibré, non seulement en droit, mais en fait. L’ius gentium égalise certes
les souverainetés des États, mais cette fiction ignore les aspects concrets de la puissance.
L’égalité théorique doit être aussi pratique, et, pour ce faire, il faut diviser les provinces
historiques en autant de parties équivalentes. Les projets de paix perpétuelle de l’abbé de
Saint-Pierre363 sont cités à travers la mention du ministre français Sully. À la manière du
« Grand dessein d’Henri IV » pour l’Europe364, les confédéralistes entendent préserver la
douzaine d’États existants, équivalents en richesse et population365.

La fédération, rappelle l’Argos americano, s’entend seulement entre États indépendants, non
seulement parce qu’ils se disent tels, mais parce qu’ils le sont réellement, aussi bien pour leurs
qualités morales, population et ressources pécuniaires comme pour d’autres qui leur permettent
la liberté de commerce, d’agriculture et d’industrie. Pour que la fédération ne soit pas la

358
Argos americano, 25.IX.1810.
359
Ibid., « […] será muy oportuno que los Congresos de los diferentes Estados (por que yo espero que presto
seran elegidos en todo el Continente) procedan deliberadamente à la formacion de la respectiva constitucion de
cada uno de ellos, cuidando especialmente de la division de los ramos legislativo y ejecutivo, establecidos sobre
el principio de representación, y por cortos periodos. Solo esta division hará que los Gobiernos, y en especial el
poder ejecutivo, se usurpe gradualmente el ejercicio de la soberania del pueblo. »
360
Gaceta de Caracas, 8.II.1811.
361
Clément Thibaud, Républiques en armes, Rennes, PUR, 2006, chapitre IV.
362
Federica Morelli, « La revolución en Quito: el camino hacia el gobierno mixto », Revista de Indias, n° 225,
LXII, 2002, p. 335-356.
363
Abbé de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, Paris, 1713.
364
Mémoires des sages et royales Œconomies d’Estat, domestiques, politiques et militaires de Henri le Grand
(1638), cité par Marc Bélissa, Fraternité universelle et droit international, Paris, Kimé, 1998, p. 43. Le roi
(français) Henri IV aurait souhaité créer quinze États de même taille en Europe afin qu’ils s’équilibrent.
365
Guillermo Sosa, Representación e independencia, op. cit., p. 34.

82
victoire de certaines États sur d’autres, il faut un équilibre politique (ainsi Mariquita
n’appartiendrait pas au Cundinamarca)366.

Les centralistes, comme Jorge Tadeo Lozano dans un plan de 1811, plaident pour la création
de départements qui seraient ensuite confédérés. Le seul problème qui vaille pour eux est la
souveraineté de la Nouvelle-Grenade dans son ensemble. Le gouvernement « centraliste » de
Bogotá ne reconnaît pas les juridictions provinciales historiques, comparées à autant de
républiques oligarchiques :

Les confédérations dans lesquelles cet équilibre n’est pas préservé se transforment en un
véritable féodalisme, dans lequel un État tout-puissant devient le tyran de ses semblables,
lesquels, au même moment, tyrannisent les Pueblos qu’ils gouvernent, et les soumettent à une
ou deux familles puissantes s’imposant à toutes les autres dans leur district respectif367.

Plus généralement, l’intégration de la province de Santafé de Bogotá au pacte commun a


constitué la difficulté centrale de la première indépendance. La volonté républicaine de
balancer des niveaux de souverainetés égales, entendues substantiellement comme des unités
à la fois sociologiques, politiques et économiques, s’accommode mal d’un Léviathan de la
taille du Cundinamarca. L’idée moderne de la souveraineté et de l’État répugne, en vérité, aux
penseurs fédéralistes.

« Centralisme » et « fédéralisme »
C’est dans la perspective d’un confédéralisme premier, et presque « naturel » qu’il faut
replacer la critique centraliste. Celle-ci, surtout portée par les Ilustrados et les gouvernants
bogotans, sert de base idéologique à la rédaction des deux constitutions du Cundinamarca,
l’une monarchique (1811) et l’autre républicaine (1812). À partir de 1812, le gouvernement
de Bogotá et les Provinces-Unies, dont la capitale se fixe bientôt à Tunja, se font une guerre
entrecoupée de trêves jusqu’à la défaite de Bogotá fin 1814. La Bagatela, la Gaceta
ministerial de Cundinamarca sont les porte-voix les plus écoutés des idées anti-fédéralistes.
Encore faut-il préciser l’horizon critique de ce « centralisme ». S’agit-il d’une forme de
jacobinisme, comme on l’a souvent dit ?
L’un des avantages du fédéralisme consiste à réduire la distance entre Pueblos et
gouvernements. Il réalise ainsi l’idéal d’une représentation immédiate du peuple, ce qui
semble assurer aussi bien la liberté des citoyens que la puissance du pouvoir social grâce à la
transparente coïncidence entre le titulaire de la souveraineté et les formes de son exercice. À
l’instar de Jay, Madison et Hamilton, les centralistes questionnent, eux, la représentation en
relation avec la construction d’un gouvernement rationnel, c’est-à-dire délibératif. Le système
confédéral soumet en effet les représentants du peuple au mandat impératif, empêchant toute
réelle discussion. Au niveau de la généralité, les députés ne sont que les porte-parole –
envoyés diplomatiques368 – de leurs États respectifs. Le gouvernement général se résume à
l’instance de compromis et de négociation entre les intérêts particuliers des États. Or l’idéal
d’un pouvoir fondé sur la raison et la justice requiert des procédures libérées du poids des
intérêts particuliers. La justesse d’une loi ne peut apparaître qu’à l’issue d’un débat
contradictoire et public, au nom de l’intérêt commun. Qu’est-ce qu’une « volonté générale »

366
Argos americano, 17.VI.1811.
367
Jorge Tadeo Lozano, « Razon y primeros fundamentos de política que manifiestan que para haber una
verdadera federacion en el Nuevo Reyno de Granada, es indispensable que se organice en Departamentos y que
estos no pueden ser mas ni menos de quatro », 7 mai 1811, in Documentos importantes sobre las negociaciones
que tiene pendientes el Estado de Cundinamarca para que se divida el Reyno en Departamentos Santafé de
Bogotá, Bogotá, En la imprenta real, por Don Bruno Espinosa de Monteros, 1811, p. 79.
368
Daniel Gutierrez, « La diplomacia provincial », inédit, à publier dans Historia Crítica.

83
découpée en tronçons ? Dans ce contexte, le centralisme organise sa défense autour de deux
idées. Premièrement, la prééminence de la généralité sur la particularité implique la
souveraineté d’un Peuple désincorporé aux dépens des pueblos. Deuxièmement, la
réaffirmation du gouvernement représentatif – et non immédiat – comme seule instance
rationnelle et efficace. De fait Nariño ne loue ni le confédéralisme américain de 1781, ni le
jacobinisme à la française, mais l’Union cimentée par les institutions mises en place aux
États-Unis entre 1787 et 1789.

La Souveraineté réside dans la masse des habitants, qui en confient son exercice à des Agents
dont le nombre ne doit pas être assez grand pour empêcher une discussion approfondie des
sujets soumis à délibération, ni trop réduit pour qu’aucun d’entre eux n’ait trop d’influence369.

Les centralistes critiquent donc le fédéralisme à partir d’une notion modernisée de


souveraineté, à l’allure plus indivise. Ils raillent les degrés ingouvernables du fédéralisme et la
fatale rivalité des polités. Ce faisant, ils posent sans relâche la question de l’exécutif et de la
nation. En décembre 1812, alors qu’il se trouve à Carthagène, Bolívar vient renforcer les
positions de Nariño dans sa célèbre Memoria dirigida a los ciudadanos de la Nueva Granada
por un caraqueño.

Mais ce qui a affaibli le plus le Gouvernement du Venezuela fut la forme fédéral qu’il adopta
[…] [système qui] brise les pactes sociaux, et plonge les nations dans l’anarchie. Tel était le
véritable état de la confédération. Chaque province se gouvernait de manière indépendante ; et,
à leur exemple, chaque ville prétendait aux mêmes compétences, alléguant la pratique de
celles-ci, et la théorie que tous les hommes et tous les pueblos jouissent du droit d’instituer à
leur caprice le gouvernement qui leur convient370.

Pour Nariño, les Néo-grenadins sont condamnés à la modernité. Ils ne sauraient imiter
servilement les exemples anciens ou modernes. Ainsi les centralistes se détachent-ils d’une
réflexion sur les droits naturels pour s’attacher à une sociologie de la société, c’est-à-dire
(selon la leçon de Montesquieu) aux mœurs. Ils critiquent la prétention des confédéralistes à
régénérer les liens politiques par le seul changement institutionnel. La thématique de la vertu
devient alors centrale. Rétablie, pour les fédéralistes, par le retour aux lois bonnes, celle-ci
n’est que l’effet d’un complexe procès de civilisation politique pour les centralistes. La
« réversion de souveraineté » n’a pas produit la recomposition naturelle du lien politique sur
laquelle bâtir la république vertueuse comme l’espéraient les fédéralistes. Il faut donc
construire des institutions fortes et concentrées, capables de résister à la corruption du peuple,
afin de le régénérer dans le temps. Régénération immédiate pour les fédéralistes, régénération
progressive pour les centralistes371. La différence avec les États-Unis prend l’allure d’un
abîme.

L’Amérique du Nord a dégusté pendant deux siècles la liberté que nous voulons avaler en un
jour ; alors qu’ici le mot de liberté constituait un crime horrible, quant n’osaient pas le
prononcer ceux qui disent maintenant que nous nous trouvons dans la même situation que les
Nord-Américains… et finalement quand on ignorait ici non seulement les Droits de l’Homme,

369
« Gobierno de los Estados Unidos », La Bagatela, n° 2, 21.VI.1811.
370
« Memoria dirigida a los ciudadanos de la Nueva Granada por un caraqueño », Carthagène, 15 décembre
1812 in Cartas del Libertador [CL], Caracas, Banco de Venezuela, Fundación Vicente Lecuna, 1964-1967, I,
p. 57-66, ici p. 65.
371
Pour comparer avec les deux modalités de la régénération dans le cas français : Mona Ozouf, L’homme
régénéré. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989, « La Révolution française et la formation
de l’homme nouveau », p. 116-157.

84
mais que c’était commettre un horrible délit de lèse-majesté que de les prononcer, là-bas on les
connaissait, on les pratiquait, on les défendait avec la presse et avec les armes372.

De fait, Nariño partage sans doute moins les convictions de Robespierre que celles de Jay,
Hamilton ou Madison. Le souverain tout-puissant d’un de ses contes philosophiques en
appelle à une « République Aristocratique Elective », comparable à l’interprétation que les
Federalist Papers avaient donnée de la constitution de 1787373. Le premier « centralisme »
s’approche d’un fédéralisme inspiré de la seconde constitution américaine, destiné à cimenter
l’Union, à concentrer le gouvernement et à bâtir la nation. Ses thématiques favorites insistent
sur les conséquences de la multiplication des organes de représentation et de gouvernement :
ruine financière, parce qu’il faut payer magistrats et soldats en nombre ; incompétence
généralisée, dans la mesure où les hommes éclairés font défaut pour peupler les multiples
instances locales du gouvernement374. Le « centralisme » garantit la puissance de l’exécutif
dans le cadre d’une guerre qu’il faut gagner ; il privilégie les armées professionnelles contre
les milices, bref, il s’éloigne de certains dogmes républicains, comme la balance des pouvoirs
et le choix des milices. Si l’on reprend les classifications révolutionnaires nord-américaines,
les centralistes créoles sont, mutatis mutandis, des Federalists et les fédéralistes des anti-
Federalists. Nariño ne critique donc pas tant l’inapplicabilité des lois nord-américaines qu’il
condamne les contresens à leur sujet. Les confédéralistes de Tunja, à force d’insister sur les
libertés locales, auraient oublié que les Américains avaient bâti un puissant pouvoir national
après avoir admis l’impuissance de la confédération au cours des dix premières années
d’indépendance.

Tout le monde sait ce qu’ont fait Carthagène avec Mompox, Tunja avec Sogamoso, Pamplona
avec Girón, et personne n’a ouvert la bouche… car ces maux ne sont pas de maintenant, mais
datent du temps où fut adopté ce système désorganique [sic], à cause d’une incompréhension
totale du système de fédération pour certains, ou de la liberté pour d’autres375.

Du confédéralisme au fédéralisme : la construction d’un nouvel horizon politique


Les années postérieures à 1812 sont marquées par la guerre, la nécessité de renforcer la
puissance exécutive et le besoin de mieux coordonner les efforts militaires et fiscaux des
États. Cela amène insensiblement les confédérés à se rapprocher des positions centralistes.
Après une tentative de conciliation suivie d’une rupture avec l’État du Cundinamarca, le
Congrès des Provinces-Unies de Nouvelle-Grenade réforme l’acte de fédération dans un sens
« national ». Raisons militaires et financières expliquent une évolution qui semble donner
raison aux critiques d’un Nariño ou d’un Bolívar :

Connaissant par l’expérience l’irréparable préjudice qu’occasionnent à la défense commune le manque


d’unité d’action et l’absolue nécessité de réduire au minimum possible la liste des dépenses civiles, les
département des finances (Hacienda) et de la guerre dépendront uniquement et exclusivement du
Gouvernement général376.

372
La Bagatela, n° 19, 30.XI.1811.
373
La Bagatela, n° 5, 11.VIII.1811. Sur le caractère aristocratique de la représentation aux États-Unis, Bernard
Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1997, p. 159-170.
374
Thèmes courants, notamment dans Bagatela, n° 5, 11.VIII. 1811
375
Bagatela, dernier numéro. Llano Isaza, p. 114. L’auteur évoque la reconquête des cités subalternes par leurs
capitales pourtant « fédéralistes » vis-à-vis de Bogota.
376
« Reforma del Acta federal hecha por el Congreso de las provincias unidas de la Nueva Granada »,
23 septembre 1814, CC, II, 210-211.

85
La concentration du gouvernement joue en faveur d’une constitutionnalisation de la
confédération377. Le décret du 21 octobre 1814 crée un triumvirat et une présidence tournante
de l’Union378. Un an plus tard, le Cabildo de Santafé souligne cette évolution avec ironie :

Depuis le début de notre transformation politique, le Cundinamarca s’est incliné pour la centralisation,
qui est le système que l’on est en train d’adopter379.

Ce moment, marqué par la menace de la reconquête espagnole après l’effondrement du


Venezuela républicain, est décisif dans la construction d’un nouvel horizon d’attente
politique. Sans abandonner l’idée d’une république composée, les confédéralistes en viennent
à nuancer, voire abandonner, plusieurs présupposés jusnaturalistes et républicains qui avaient
guidé leur pensée. Il devient chaque jour moins évident que le système fédéral puisse compter
sur une harmonie préétablie inscrite dans la nature des choses et le cœur de l’homme. Cette
idée est relativisée au profit d’une conception plus volontariste et moins spéculative du
politique. La crise de confiance dans les mécanismes naturels à l’œuvre dans l’état civil
aboutit à une remise en question du système républicain des checks and balance entre polités,
niveaux de souverainetés et division des fonctions gouvernementales. Au lieu d’en arriver à
un équilibre, l’enchevêtrement des autorités semble paralyser le gouvernement général. Pour
les Provinces-Unies, l’impotence politique et « l’anarchie » semblent plus dangereuses que la
tyrannie et le despotisme. La réforme du 15 novembre 1815 est un jalon important de
l’évolution centraliste de la confédération. La personnalisation du pouvoir et son exercice par
une seule personne deviennent licites pour assurer l’efficacité exécutive des institutions.

[Bien que] la conduite d’un homme seul ne puisse être toujours la meilleure, on ne doit pas
croire à l’inverse qu’elle soit évidemment mauvaise, étant entendu que l’action produite par
trois volontés doit être à l’évidence faible et que l’autorité sera d’autant plus vénérée qu’elle
s’incarnera en une personne […]380.

Inversant l’agenda des années 1810-1812, la défense de l’indépendance – cette fois face à
l’Espagne redevenue absolutiste – prend le pas sur celle des libertés381.

L’idée fédéraliste dans la Colombie centraliste


De 1816 à 1821, s’imposent les urgences militaires. La question du fédéralisme devient
d’autant plus secondaire que les hommes forts qui émergent à la tête de la Colombie sont des
soldats. Ceux-ci font de la vigueur et de la puissance de l’exécutif l’impératif de survie, dans
le contexte de la lutte contre les armées du roi. À Angostura, dès 1818, le choix d’un régime
centralisé qui unirait toutes les dépendances de l’ancienne vice-royauté de Nouvelle-Grenade
– Capitainerie générale du Venezuela, Audience de Bogotá, Présidence de Quito – se fonde
sur le rejet de la balance des pouvoirs et l’adoption d’une nouvelle forme de républicanisme,

377
Hans-Joachim König, En el camino hacia la Nación. Nacionalismo en el proceso de formación del Estado y
de la Nación de la Nueva Granada, 1750-1856, Banco de la República, 1994, chap. 1.
378
Congreso de las Provincias Unidas, Bogotá, Biblioteca de la Presidencia de la República, 1989, II, p. 35-42.
379
« Cabildo de Santafé al supremo congreso », 2 octobre 1815, cité par Rodrigo Llano Isaza, Centralismo, op.
cit., p. 66.
380
CC, « Reforma del gobierno general de las Provincias Unidas de la Nueva Granada », « considerando 5 »,
p. 233.
381
« [Q]ue la importancia, la necesidad de esta reforma es generalmente reconocida y proclamada por el voto
público, que en vano serían los sacrificios de los pueblos, en vano los triunfos debidos, ahora al valor heroico de
nuestros soldados, ahora al favor de la suerte, si a los tenaces y extraordinarios esfuerzos de la España no
oponemos una constante, vigorosa y extraordinaria resistencia », ibid.

86
plus nettement inspirée du précédent français382. Sous l’égide de Bolívar, une souveraineté de
guerre se met en place, plus concentrée et unifiée, appuyée sur une administration d’exception
que les anciens fédéralistes Santander et Restrepo, l’un vice-président, l’autre ministre de
l’intérieur, conduisent avec énergie.
Malgré cette éclipse due aux circonstances et justifiée par les leçons du passé, l’idée
fédéraliste n’en reste pas moins vivace en Nouvelle-Grenade. Elle réapparaît naturellement
lors des débats du Congrès de Cúcuta (1821), visant à doter la Colombie d’une constitution.
Du point de vue moral, le fédéralisme bénéficie d’un grand prestige. Dans la plupart des
esprits (même centralistes), il reste la plus haute forme de gouvernement. Nariño affirme en
1821 que la fédération doit être l’objectif de toute politique civilisée : « centralisation actuelle,
fédéralisme futur383 ». « Ne nous présentons pasa u monde comme des ignorants, des gens peu
civilisés ; adoptons une constitution qui ne nous déshonore pas dans le siècle qui est le
nôtre384 », plaide Vicente Azuero. Dans ce contexte, les arguments traditionnels resurgissent.
Les tensions liées au principe de souveraineté du peuple et au gouvernement représentatif sont
résolus par l’harmonie préétablie sur laquelle se fonde le fédéralisme (Briceño). Ce dernier a
un aspect providentiel (Baños) ; il évite le despotisme inhérent au « centralisme
exterminateur » de la France (Azuero). Il empêche surtout le retour à la monarchie (Campos)
grâce à l’équilibre de ses formes mixtes. La représentation et l’administration centrales sont
impossibles à organiser dans un vaste territoire comme la Colombie. De plus, « dans une
démocratie », l’idéal de proximité entre gouvernants et gouvernés doit être respecté
(Márquez). Le député Pereira critique l’abstraction de la généralité385.

Vouloir qu’il existe une République une et indivisible sur une extension de cent quinze mille lieues
carrées, c’est vouloir que la chimère de la fable prenne chair386.

L’idéal d’une constitution conforme aux principes modernes, formulé en termes de droits,
vertu, démocratie, se heurte néanmoins à deux types d’arguments. D’un côté, l’échec du
précédent fédéraliste, tant au Venezuela qu’en Nouvelle-Grenade. De l’autre, la
reconnaissance unanime que l’état de guerre requiert un gouvernement concentré. Le « corps
de nation », c’est-à-dire la souveraineté internationale de la Colombie, doit s’imposer aux
ennemis (Gual). En un renversement inattendu, l’argument de la souveraineté internationale
favorise le centralisme, après avoir été l’un des grands arguments du fédéralisme. La liberté
n’est pas garantie par la balance des pouvoirs mais par la seule division (libérale) de ceux-ci
au sein de l’État central (Gual). Les centralistes rompent ainsi avec la solution des
fédéralistes, consistant à traiter solidairement le problème de la liberté et celui de la puissance.
L’autre débat républicain, celui de la vertu, révèle les évolutions les plus nettes des langages
politiques. Ce problème sépare absolument les deux camps, occupant une place centrale dans
la discussion constitutionnelle. Il pose indirectement la question de la transformation des
rapports sociaux inhérents à la disparition du verrou théologico-politique. Les uns dénoncent
l’illusion de la généralité, les autres l’impuissance liée à la segmentation des pouvoirs.

Je ne vois pas d’éléments en Colombie pour une monarchie, plaide Peñalver, ni pour une
fédération, mais j’en vois en faveur de l’anarchie. Combien y a-t-il d’hommes sur tout le

382
Jaime Urueña, Bolívar republicano, Fundamentos ideológicos e históricos de su pensamiento político,
Bogota, Ediciones Aurora, 2004.
383
« Oficio que el General de Division Antonio Nariño paso al Soberano Congreso », 1821, Archivo Restrepo,
vol. 15, Documentos varios de los patriotas, 1819-1821, fol. 206.
384
« Acta del 21 de mayo », in Roberto Cortázar, Luis Augusto Cuervo (comp.), Congreso de Cúcuta. Libro de
actas, Bogota, Imprenta Nacional, 1923, p. 53.
385
Ibid., p. 48-70 pour toutes ces interventions.
386
Ibid., p. 51.

87
territoire pour établir le régime fédératif ? Peu, très peu ; je préfère un Gouvernement qui nous
maintienne uni, car nous échapperons à la dissolution387.

Dans ce contexte, la vertu remplace la fédération comme clé de voûte conceptuelle de


l’harmonie collective. Elle garantit la cohésion de la société civile malgré l’infrangibilité et la
sacralité des droits individuels. Ceux-ci protègent le citoyen du pouvoir social et d’une
communauté qui, de ce fait, devient difficile à réunir. La vertu assure en revanche la présence
du collectif en chaque individu, formant le pendant social des droits « asociaux » du
libéralisme. Reprenant l’idéal catholique du don gratuit de soi, la vertu créole fait du citoyen
un être pour la collectivité et le bien public. Dépourvu d’intérêts personnels, le patriote est
tout entier transparent à l’intérêt général auquel il doit se sacrifier ; par sa morale et son
comportement, il incarne l’effectivité des lois d’une nature finalisée et ordonnée dans un état
civil régénéré. De sorte que c’est le rapport à une certaine naturalité des relations politiques –
dans un monde créé par Dieu – qui se pose à travers la question de la vertu civique.
Après Cúcuta, la doctrine centraliste domine donc. Elle parvient à capter les idées
républicaines dans son orbite. En un déplacement vertigineux, le régime prétend s’appuyer sur
les « principes […] immuables » du droit naturel. Au nom de ce fondement absolu, la Gaceta
de Colombia, ose critiquer le modèle politique de la grande république du Nord. En 1812, les
États-Unis ont montré leurs faiblesses pendant la guerre contre le Royaume-Uni en raison de
la segmentation des pouvoirs388. Dans le même temps, la pensée du président Washington en
1796 est enrôlée pour conforter les thèses officielles du centralisme389. Le « système de
concentration » triomphe. La culture de la généralité semble assurer l’unité dans la stabilité et
le progrès contre les intérêts mesquins des localités et des « oligarchies ».

La république de Colombie, affirme la Gaceta de Colombia, s’est élevée au degré le plus haut
de la liberté, et elle a plus avancé sur la voie de son propre gouvernement qu’aucune autre
section libre du nouveau continent, et on doit s’attendre à ce que ses membres, par négligence,
du fait de l’influence des passions ou de l’intérêt égoïste, ou par inconstance, courent le risque
d’une ignominieuse chute. Même dans l’ancien monde, une des objections les plus fortes
contre les gouvernements libres a toujours été la tendance à l’instabilité, et à l’hésitation, ce
que l’on ne peut éviter que par une adhésion inflexible aux principes fondamentaux établis, et
un étroit respect de la constitution et des lois390.

Le fédéralisme et l’effondrement de la Colombie


Néanmoins, le mécontentement couve. Des voix s’élèvent au Venezuela pour demander le
changement, à travers certains journaux comme El Iris de Venezuela391. Pour financer et
peupler l’Ejército libertador, le gouvernement de Francisco de Paula Santander a recours à
divers expédients comme la levée ou l’emprunt forcés. Son gouvernement paraît d’autant plus
lointain et arbitraire que, surtout dans le Département du Sud (Équateur), certaines cités n’ont
pas oublié certains moments d’autonomie. La Constitution de Cadix ou la « république » de
Guayaquil en 1820 avaient permis aux pueblos de s’autogouverner. Après 1824, la victoire
définitive d’Ayacucho met fin aux guerres d’Indépendance. Plus rien ne justifie les grands
sacrifices des provinces et la concentration martiale du gouvernement. À l’égal du Sud de la
Colombie, le Venezuela militaire, grand pourvoyeur d’hommes, s’impatiente sous la férule de
Bogota. C’est le fédéralisme qui arme, alors, les revendications locales. En 1826, la cité de
Valencia et José Antonio Páez se rebellent en arguant la fédération. Le mouvement est suivi
387
Ibid., p. 70.
388
« Federalismo », GC, n° 62, 22.XII.1822. Voir aussi GC, n° 276, 28 janvier 1827, p. 4.
389
GC, n° 62, 22.XII.1822.
390
N° 119, 25.I.1824, p. 4.
391
N° 68, 2.II.1823, p. 4.

88
par d’autres déclarations publiques, à Guayaquil, Quito et Cuenca. En décembre, les garnisons
de Guayana se soulèvent au cri de « Vive la Colombie, vive la fédération, vive le général
Páez, vive le bon gouvernement392 ! »
L’opinion anti-centraliste reste toutefois divisée. Certains souhaitent l’association fédérative
des trois départements de la Colombie ; d’autres, une nouvelle union entre des États
provinciaux ; d’autres encore, comme Panamá, la confédération lâche sur le modèle
hanséatique393. Bolívar confie à Santander : « les militaires veulent la force, et le peuple
l’indépendance provinciale394 ». Deux niveaux de légitimité émergent. D’un côté le
gouvernement central et la représentation nationale ; de l’autre les pueblos, s’exprimant par le
biais des pronunciamientos de leur cabildo sous la protection du caudillo local395. Le langage
fédéraliste légitime à merveille le contre-pouvoir local face au « despotisme » de Bogotá.
L’apparition d’un feuilletage de la légitimité renvoie, selon le Libertador, la république « à
l’état de création396 ». Santander rappelle en vain la loi constitutionnelle :

La municipalité de Valencia a transmis son procès-verbal [acta] à toutes les municipalités de


l’ancienne Venezuela pour exiger leur agrément à ses décisions et ainsi couvrir cette
insubordination et son action arbitraire par la volonté des cabildos, qui, dans notre système, ne
représentent pas les peuples397.

Les mouvements de séparation retrouvent les arguments fédéralistes du Congrès de Cúcuta


sans vraiment innover. La nature du lien entre gouvernants et gouvernés organise la réflexion.
Seul un rapport d’identification permet la confiance : la proximité de la représentation assure
la coïncidence entre le gouvernement et les citoyens. Le « système fédéral représentatif »
paraît la solution idéale face au gouvernement militaire de Bogota, aussi bien à Caracas qu’à
Carthagène. À travers la revendication d’un droit de regard des pueblos sur la politique
nationale, le régime mixte redevient l’un des repères du débat intellectuel. Une inflexion
importante apparaît cependant. La pensée fédéraliste commence à se structurer autour des
valeurs du libéralisme classique. Pour les Vénézuéliens, dont les articles et proclamations sont
relayés dans la Caraïbe néo-grenadine, à Carthagène et Panamá, l’excellence du fédéralisme
tient à ce qu’il garantit la liberté de la presse, le jury, les élections directes et périodiques, les
libertés de l’homme398.
En 1828, pendant la Convention d’Ocaña, l’étendard de la fédération est tout autant une arme
polémique contre Bolívar, destinée à combattre le pouvoir des militaires, qu’une image du
pouvoir légitime. Certains partisans de Santander associent les souverainetés provinciales aux
libertés des modernes. Lors des débats, le discours de Vicente Azuero atteste l’inflexion
libérale du courant anti-centraliste. Des assemblées départementales et municipales, associées
à des pouvoirs législatifs locaux, pourraient, selon lui, assurer le ciment de l’État contre la
« concentration absolue ». Il ajoute :

Les peuples ont réclamé à cor et à cri des administrations locales, afin d’avoir le droit
d’intervenir dans leurs affaires domestiques ; et la meilleure façon d’accéder à leurs très justes

392
GC, n° 271, suplemento, 24 décembre 1826.
393
Robert L. Gilmore, El federalismo en Colombia 1810-1858, Bogotá, Sociedad santanderista de Colombia,
Universidad Externado de Colombia, 1995, I, p. 64.
394
Bolivar à Santander, Guayaquil, 19 septembre 1826, CL, VI, 74-76.
395
Clément Thibaud, « Entre les cités et l'État. Caudillos et pronunciamientos en Colombie », Genèses. Sciences
Sociales, Histoire, n° 62, mars 2006, p. 5-26.
396
GC, N°272, 31 décembre 1826, p. 3.
397
Bolívar à Santander, 9 juin 1826, Roberto Cortázar (comp.), Cartas y mensajes de Santander, Bogota,
Academia Colombiana de Historia, 1954, VI, p. 353.
398
Véronique Hébrard, Le Venezuela indépendant. Une nation par le discours, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 343-
373.

89
demandes n’est pas de les dépouiller des avantages qu’elles ont déjà, mais de leur concéder
d’autres nouvelles ; ce n’est pas en les éloignant ou en les écartant de cette administration, mais
en les en rapprochant399.

La dictature bolivarienne, proclamée fin août 1828, précipite l’association entre fédéralisme et
défense des libertés modernes. Cette position prospère au Venezuela et en Équateur tout en
gênant les partisans du centralisme en Nouvelle-Grenade. La suspension des libertés
publiques et la suppression des municipalités en 1828 constituent des mesures impopulaires
qui justifient ex post le séparatisme vénézuélien de 1826. En Nouvelle-Grenade, les caudillos
López et Obando soulèvent le Cauca au nom de la défense des droits constitutionnels. La
dictature produit aussi des effets paradoxaux. Bolívar en appelle aux pronunciamientos civils
pour légitimer son pouvoir personnel. Sans le vouloir, il justifie ainsi les pratiques qui arment
la puissance politique des pueblos. L’abolition des municipalités ne peut détruire l’ambition
des localités qu’attestent les modalités de la désagrégation colombienne.
Entre 1829 et 1831, certaines provinces décident souverainement de s’agréger à telle nation
plutôt qu’à tel autre, comme le Cauca, le Chocó ou le Casanare. Des voix centralistes
s’élèvent, comme celle de García del Río, en faveur de la monarchie constitutionnelle. Il
s’agit de rétablir un point d’autorité que ni la religion, la tradition, la vertu, la constitution ou
la dictature ne peuvent plus incarner.

Diverses idées ont prédominé alternativement en Colombie ; divers systèmes de gouvernement


se sont combattus. La fédération fut celui de notre enfance ; un centralisme plus concentré et,
néanmoins, assez faible, fut l’idole de notre jeunesse ; maintenant que nous sommes parvenus à
l’âge viril, je pense que nous devons chercher un système politique dans lequel les prérogatives
du magistrat soient aussi respectées que les droits des citoyens ; dans lequel, une fois parfaite
notre organisation sociale, l’action du pouvoir soit sans encombres, tout en donnant les plus
solides garanties aux peuples ; il est nécessaire, en somme, […] ou bien d’ADOPTER LA
MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE OU BIEN DE NOUS APPROCHER DE CETTE FORME DES LORS QUE
400
NOUS LE POURRONS .

Face au centralisme conservateur


Le Congrès admirable, réuni en 1830, tente de sauver la Colombie par la régénération
constitutionnelle. Caracas, dès novembre 1829 a pourtant signifié à Bogotá sa volonté de
séparation. Le 13 janvier 1830, José Antonio Páez proclame l’indépendance de l’ancienne
capitainerie générale. Le choix vénézuélien incite les députés du nouveau Congrès à opter
pour le maintien du centralisme. Mais certains éléments de compromis sont ménagés pour
faire respirer les libertés locales. À la relative congélation des argumentaires se substitue, à
partir de 1830, une grande créativité institutionnelle. Dans le cadre général fixé par la
constitution unitaire, il s’agit d’inventer des médiations entre le gouvernement et les
provinces. Bien entendu, les intermédiaires privés existent. Ce sont les diverses modalités de
l’influence et de l’expression des pueblos à travers le pronunciamiento, le caudillisme, les
clientèles politiques, les réseaux d’amitié. Personne n’ignore ces réalités, mais le débat
officiel cherche à rationaliser ou à projeter ces intermédiaires dans la sphère publique. Jamais
appliquée, la constitution de 1830 prévoit ainsi des chambres de district « pour la meilleure
administration des cités [pueblos] ayant faculté de débattre et de décider en tout ce qui touche
les affaires municipales et locales des départements, et représenter les intérêts généraux de la
république401 ». Le nombre de conseils municipaux doit être réduit. Seuls les chefs-lieux de

399
Vicente Azuero, « Proyecto de constitución presentado a la gran convencion de Ocaña el 21 de mayo de
1828 », Guillermo Hernández de Alba et Fabio Lozano y Lozano, Documentos sobre el Doctor Vicente Azuero,
Bogota, Imprenta Nacional, 1944, p. 377.
400
Cité dans Joaquín Posada Gutiérrez, Memorias Histórico-políticas, Bogota, 1865, I, p. 179-180.
401
Constitution de 1830, art. 126.

90
cantons pourraient prétendre à l’administration municipale afin de mieux organiser la
représentation des pueblos. Il s’agit certes de créer la médiation manquante entre le
gouvernement et le peuple, mais – et c’est là un trait typiquement centraliste – il faut éviter de
les multiplier afin de préserver la gouvernabilité et l’unité de l’ensemble. Le souvenir de la
Patria Boba – c’est-à-dire la peur de l’éparpillement – pèse sur ce choix.
En 1831, l’État de Nouvelle-Grenade voit le jour. Le choix du mot « État » au lieu de
« république » est significatif. Les représentants ouvrent ainsi la possibilité d’une
reconstitution d’une nation fédérative. Promulguée le 17 novembre 1831, la « Loi
fondamentale de l’État de Nouvelle-Grenade » relève d’ailleurs autant du droit international
que de la régulation interne402. Les constituants de 1832 adoptent un compromis favorable au
centralisme, tout en répudiant ses excès. Ils ménagent, comme le Congrès admirable, une
représentation locale par le biais des « chambres provinciales » et de conseils municipaux
élus. La conception de la représentation politique comme instance ordonnatrice et civilisatrice
est typiquement centraliste, mais la notion de proximité entre gouvernants et gouvernés se
rapporte au fédéralisme. Cette synthèse libérale est construite contre la corruption dictatoriale
des pouvoirs, celle de Bolívar en 1828 ou d’Urdaneta en 1830, comme l’indique le préambule
de la charte :

Dans la constitution, nous avons aussi souligné l’importance des provinces dans l’État, en
concédant à chacune d’elles une Chambre chargée de représenter ses intérêts, surveiller ses
établissement, encourager l’industrie, diffuser les connaissances ; [Chambre] qui a également le
droit d’intervenir dans la nomination de ses officiers publics [empleados] et de ceux de la
Nouvelle-Grenade tout entière. Désormais, le centralisme ne sera plus l’obstacle au bonheur
des peuples et la prospérité de chacun d’eux sera dans les mains de ses mandataires immédiats.
Comment vos représentants pourraient-ils oublier que la confusion et le mélange des pouvoir
du Gouvernement fut l’essence même de la dévastatrice dictature et le but de la plus cruelle des
usurpations403 ?

Avec le temps, l’association du libéralisme et du fédéralisme se renforce. La remise en cause


de l’ordre santandérien, dès la fin des années 1830, avive la réflexion sur la forme de l’État.
En 1838, Florentino González, dans La Bandera Nacional, poursuit la fusion des thématiques
libérales et républicaines pour défendre l’idéal d’un pouvoir à la fois balancé et proche des
administrés. L’ingouvernabilité des grands États est à nouveau soulignée. L’idéal d’un
gouvernement de proximité permet de respecter les libertés locales, mais aussi les intérêts
légitimes de la société. Le centralisme est dénoncé comme facteur d’illusions. Le Congrès ne
s’intéresserait qu’aux conflits de personnes et aux « abstractions de la politique ». Le
président serait environné de courtisans qui lui cacheraient la vérité.

Tout ce qui est grand, franc, libéral et patriotique fuit le palais et le fauteuil présidentiel est
environné par l’hypocrisie et la flatterie ; et les postes publics sont octroyés à des personnes
ineptes ; et le président, qui se croit un dieu, est le misérable jouet des familles aristocrates
[sic]404.

Le pays est parcouru de « sbires » cyniques et assoiffés de pouvoir. De cette manière, le


centralisme détruit l’égalité en reconstruisant une aristocratie qui n’est qu’une oligarchie. La
cour du prince corrompu écrase le pays vertueux, détournant les citoyens de leurs devoirs.

Parce que tout ce qui est grand et important a abandonné la maison paternelle pour poursuivre
la chimère dans la capitale, où personne ne les remercie de l’éclat qu’ils y répandent, et où ils

402
CC, III, 242-244.
403
CC, III, 254-255.
404
Florentino González, La Bandera Nacional, n° 39, 15 juillet 1838, p. 169.

91
doivent combattre les prétentions d’un mesquin esprit de clocher, qui les nomment forains,
nouveaux venus, et tente de les exclure de tous les postes405.

La multiplication des petits États permettrait le retour à un pouvoir modeste, démarqué du


modèle familial. D’autres thématiques de l’idéologie du « pays » permettent de justifier ce
libéralisme républicain dont l’idéal est celui d’une diminution effective de la puissance
publique plutôt que le contrôle légal d’un gouvernement puissant comme aux États-Unis406.

Plus neuve est l’introduction du thème de la « Décentralisation graduelle de


l’administration ». Au-delà des positions des principes sur la nature et les limites du pouvoir,
s’amorce la réflexion des fédéralistes sur l’organisation administrative (point qui avait été leur
talon d’Achille). La référence nord-américaine revient à l’ordre du tour, non comme modèle
philosophique, mais comme exemple de bonne gestion. Inspiré par De la démocratie en
Amérique, Florentino González exalte la paroisse dont les qualités ressemblent à celles du
municipe américain.

C’est là que se trouve l’association ; là qu’elle y produit le bien et là que les maux y sont les
plus sensibles ; c’est là qu’on sent une entité tangible et réelle ; là où le bras du gouvernement
s’exerce immédiatement sur tous, où l’on peut connaître les nécessités positives de l’homme407.

Dans le prolongement de la reviviscence de l’idéal fédéraliste, la guerre des Suprêmes voit


s’autonomiser certains États provinciaux ; comme le Socorro ou la république de Manzanares
près de Santa Marta ou bien encore Panamá. Toute la côte caraïbe, fidèle à sa tradition,
proclame la fédération derrière les caudillos Troncoso, Carmona, Gómez et Hernández. En
1840, une commission de la Chambre des représentants, constituée notamment de Vicente
Azuero et de Ruperto Anzola, se fait l’écho d’un désir de réformes de la part des provinces.
On réclame la constituante pour la fin de l’année 1841 ou 1842.
Mais la victoire militaire favorise le parti « servile », « ministériel » ou « conservateur ». Sous
la présidence de Pedro Alcántara Herrán, la constitution est réformée en 1843 dans un sens
nettement centraliste. Les pouvoirs des chambres provinciales sont réduits à la portion
congrue au profit d’un exécutif délesté de ses contre-pouvoirs. Le législatif souverain de la
charte de 1832 perd une grande partie de ses prérogatives. Les « libéraux » crient au scandale
et jugent la constitution « monarchique ». Au fil des années, le paradigme de la fédération
passe définitivement dans l’orbite libérale. Au cours des élections nationales de 1847, il est
bien représenté dans le Cauca, l’Antioquia, Pamplona, et le Socorro. Un journal intitulé El
clamor de federación circule même dans la région du Cundinamarca408.

La décentralisation libérale
La victoire des libéraux lors des élections présidentielles de 1849 marque une forte inflexion
dans le débat sur la forme de l’État républicain. Certes, la plupart des argumentaires pro- ou
anti-fédéralistes reprennent les thèmes traditionnels d’une polémique déjà ancienne. Trois
problèmes requièrent particulièrement l’attention des acteurs : l’absence ou la présence d’un
peuple « éclairé » ; la question de la souveraineté suffisante, et plus précisément la capacité

405
Ibid.
406
« El [estado pequeño] puede verlo todo i cuidar de todo, porque la homogeneidad de intereses, lo reducido del
espacio en que debe ejercer su accion, la facilidad de que la mayoría le advierta su querer i le apoye sin
contradicción, el amor de los beneficiados ó el odio de los ofendidos, que se haran sentir mas pronta i vivamente,
todo lo halaga i lo premia para que haga el bien i no piense en el mal. » Ibid.
407
Florentino González, La Bandera Nacional, n° 41, 15 juillet 1838, « Descentralización gradual de la
administración ».
408
R. Gilmore, op. cit., p. 137-138.

92
des provinces à s’autofinancer ; la peur du « despotisme » ministériel et de l’abolition des
libertés locales. Mais à cela s’ajoute deux axes nouveaux, mis en valeur par Florentino
González : la décentralisation et l’exaltation du pouvoir municipal.
Ce discours décentralisateur suppose résolu le problème de l’unité. En cela, il fait rupture
avec l’horizon intellectuel du fédéralisme de l’Indépendance. Les deux prémisses libérales de
ce langage nouveau manifestent aussi un changement de paradigme. Les individus
rechercheraient (légitimement) leur intérêt particulier ; ils seraient les seuls à bien les
connaître. Par extension, ce raisonnement vaut pour l’institution politique de la société. Il faut
donner expression à la diversité des intérêts ; il convient que cette représentation soit juste
(c’est-à-dire exacte). L’ordre administratif et légal doit s’édifier sur la réalité incontestable de
l’intérêt local. Ignorer cette vérité conduirait à l’abîme de l’illusion et du despotisme.
L’ambition d’une meilleure représentation de la république aboutit, dès 1838, à la
multiplication du nombre de provinces. Le mouvement s’intensifie sous le gouvernement
libéral de José Hilario López. Au début de son mandat, il existe 22 provinces ; il y en a 36
lorsqu’il quitte le pouvoir en 1853. Les pétitions des sociétés démocratiques et des
municipalités exigent leur autonomisation administrative. Le chapitre paroissial de la Villa de
Soledad écrit ainsi à la chambre des représentants en 1852 :

Les gens de la province font tout dans l’intérêt primordial de leur émancipation régionale, au
cours des élections, dans toutes leurs petites actions, au sein des sociétés démocratiques, par
voie de presse, dans leurs relations privées. Ils sont les juges naturels de leurs intérêts bien
compris, ils ne veulent pas d’un présent stationnaire, et ils cherchent le progrès
démocratique409.

La réforme de l’administration territoriale et le changement de constitution paraît nécessaire


au gouvernement libéral et à ses soutiens. Plusieurs projets conservateurs se sont succédés
pour nuancer l’impopulaire centralisme de la constitution de 1843. Les libéraux vont au-delà
et cherchent à changer la nature du pouvoir local. Il s’agit de transformer ce niveau
administratif en un ressort politique relativement autonome. Une loi du 20 avril 1850,
soutenue par Murillo Toro, accorde d’amples responsabilités financières aux provinces.
L’année suivante, les assemblées provinciales acquièrent de nouvelles fonctions judiciaires.
Dans ces conditions, on comprend qu’à travers concept de décentralisation et la multiplication
des provinces se profile la fédéralisation de la république.

Ainsi nous irons progressivement vers le développement du grand système de l’existence


politique des localités, affirme en 1850 le ministre de l’Intérieur, comme un principe lumineux
et le plus fort soutien de l’association populaire. Les peuples veulent s’émanciper
graduellement de la tutelle administrative centrale, et c’est par la sage combinaison des moyens
qu’ils emploient et par leur prudente gestion que nous parviendrons à organiser le régime
politique local sur la base la plus large410.

Cette évolution est couronnée par la constitution de 1853. De façon étonnante, celle-ci ne
consacre pas la forme fédérale de l’État. Florentino González, libéral et fédéraliste, a pourtant
dirigé la commission qui présente le texte à la chambre des représentants. Une coalition
hétérogène s’est opposée à ce que le mot de fédération n’apparaisse dans l’article 10 de la
nouvelle charte. Non seulement les conservateurs s’y sont farouchement opposé mais les
libéraux gólgotas411 ont renoncé à la terminologie fédéraliste en raison d’une lecture
sociologique de ses implications. Manuel Murillo Toro reprend ainsi certains éléments des

409
Cabildo parroquial de la Villa de Soledad à la Cámara de Representantes, 25 janvier 1852, cité dans
R. Gilmore, op. cit., p. 192.
410
Cité dans R. Gilmore, op. cit., p. 189 [1850].
411
Les gólgotas forment un courant du libéralisme, inspiré par le message chrétien (d’où leur nom).

93
critiques centralistes de 1811 lorsqu’il évoque le péril de la féodalité. L’idéal d’un
gouvernement local autonome, représentatif des intérêts locaux mais aussi du bien de la
collectivité, comporterait un risque grave. Il reconstituerait, en effet, une sorte de centralisme
provincial, par lequel les puissants du lieu imposeraient leurs intérêts privés à la population.

Quelle valeur la fédération a-t-elle quand chaque district fédéré doit dépendre d’un, deux ou
trois individus qui ont le monopole de l’industrie, et, partant, du savoir ? Cela veut-il dire que
des fiefs se sont construits au lieu d’associations libres et fécondes et que nous sommes revenus
aux temps de Charlemagne412 ?

La charte est décrite par les libéraux comme le sommet de la démocratie et du libéralisme. Les
prérogatives du gouvernement central sont limitées aux fonctions nationales. Le conservateur
Cuervo définit assez bien sa nature lorsqu’il évoque un compromis entre le fédéralisme
américain et le centralisme à la française.

Pour finir, il faut revenir sur les causes du succès de l’idée fédéraliste en Nouvelle-Grenade,
malgré l’établissement d’une république centraliste sous l’égide de Bolívar. La Monarchie
espagnole constituait une mosaïque institutionnelle et humaine soudée par le verrou
théologico-politique. Le fédéralisme révolutionnaire fut la reformulation moderne de cet ordre
pluriel, tâchant de relier le divers des communautés politiques au fondement inédit de la
légitimité : le Peuple (Pueblo). Il constitua une transition, un moment d’équivalence, entre
l’organicisme colonial et l’institution populaire de la société politique. Aussi, nulle surprise si
cette transition se fit à l’aide d’un outillage intellectuel traditionnel, empruntant volontiers à
Aristote. Mais, pour les acteurs, il ne s’agissait pas tant de fonder le Léviathan étatique que de
garantir la société des effets de l’égalisation en préservant sa diversité corporative et son
fondement indisponible. À l’égal du républicanisme, l’idée confédérale a prolongé et
transformé les logiques impériales au sein de la nation libérale.

412
El Neogranadino, n° 246, 15 avril 1853.

94
Les pactes sociaux de la révolution néogrenadine, 1808-1816

Daniel Gutiérrez Ardila


Université de Paris I – CEHIS, Universidad Externado de Colombia

Les révolutionnaires américains considérèrent les abdications de Bayonne comme une rupture
du pacte social conclu par la maison des Bourbons avec les pueblos des deux Espagnes. En
effet, de la même façon que les vassaux auraient versé de bon gré leur sang pour défendre les
rois, ces derniers auraient dû perdre leur vie avant de consentir à des actes aussi contraires au
droit naturel et des gens. La juste rétribution des parties contractantes l’exigeait ainsi. Les
graves manquements de la part de Charles IV et Ferdinand VII signifièrent donc une rupture
du contrat social et du serment et des obligations contractées par les pueblos, qui se trouvèrent
dès lors libres et indépendants pour former le gouvernement de leur choix413. Ces
raisonnements, en même temps qu’ils fournissaient des fondements juridiques à l’acéphalie de
l’empire, impliquaient un difficile programme de négociations dont le but était la
recomposition de l’unité ruinée. Un tel processus est le sujet de cet article.

L’anarchie

L’avocat Juan de Dios Morales, dans les plaidoyers qu’il écrivit début 1810 depuis sa prison
afin de défendre sa conduite et celle du peuple de Quito, fit allusion avec insistance à l’état de
parfaite anarchie dans lequel se trouvait l’Espagne depuis l’emprisonnement de Ferdinand VII
et le refus des provinces de la Péninsule d’obéir à l’Empereur des Français. La conséquence la
plus importante d’une telle situation était, selon lui, la décomposition de la nation en États
fédératifs414. Ces réflexions n’étaient pas le seul fait de l’ancien ministre d’État de la Junte
Suprême de Quito. Au contraire, il semble qu’elles furent l’un des fondements de la
révolution dans la vice-royauté néogrenadine. L’utilisation des mêmes arguments de la part
d’autres acteurs de la période l’indique. En août 1810, par exemple, le docteur José María
Gutiérrez de Caviedes affirma au sein de l’échevinage de Mompox que la révolution de Santa
Fe signifiait la rupture des liens qui avaient uni jusqu’alors les Pueblos avec le Conseil de
Régence. En conséquence, ceux-ci se trouvaient désormais dans l’ « état auguste mais
inapproprié de nature » [« estado augusto pero no conveniente de naturaleza »] et n’avaient
d’autre souverain qu’eux-mêmes415. Les députés des Cités Amies de la Vallée du Cauca, dans
une communication adressée à l’échevinage de Popayan, justifièrent la création d’une junte
particulière à cause de l’état de « parfaite anarchie » régnant, c’est-à-dire par l’absence de
toute « autorité légitime qui conservât les liens de l’unité et qui se fit obéir ». En de telles

413
Juan Germán Roscio à Andrés Bello (Caracas, 23 mai 1811), in Manuel Pérez Vila (ed.), Epistolario de la
Primera República, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1960, t. 2, p. 196-210. Voir également les
réflexions de Miguel José Sanz dans le Semanario de Caracas, n° VII (16 décembre 1810) et celles de Fray
Servando Teresa de Mier, Historia de la revolución de la Nueva España, Edition critique dirigée par A. Saint-lu
et M.-C. Benassy, Paris, Publications de la Sorbonne, 1990, p. 508.
414
Représentation de Juan de Dios Morales (s. d.), in Archivo Restrepo (désormais AR), Fondo I, vol. 25, f. 180
et 185 v.
415
Le discours a été publié par Manuel Ezequiel Corrales dans les Documentos para la historia de la Provincia
de Cartagena de Cartagena de Indias, hoy Estado Soberano de Bolívar, en la Unión Colombiana (DPHC),
Bogotá, Imprenta de Medardo Rivas, 1883, t. 1, p. 191-195.

95
circonstances, les villes et les cités étaient entrées dans la jouissance de leurs droits originaux,
« dans laquelle il n’y a d’autre différence entre un Pueblo et un autre que celle qui existe entre
deux souverains416 ». Les mêmes raisonnements furent exprimés par l’évêque Cuero y
Caicedo afin de convaincre l’échevinage de Quito de reconnaître l’autorité du Congrès
Suprême créé quelques jours plutôt : avec l’emprisonnement de Ferdinand VII et la
soumission de la Péninsule « la monarchie devint acéphale et le gouvernement anarchique,
pendant que les liens politiques qui unissaient les parties intégrantes du Royaume furent
dissous ». En conséquence, les provinces de Quito, comme « toutes celles de l’Amérique »,
devaient réassumer la souveraineté qui leur revenait partiellement de droit et régler chacune
leur administration intérieure417.
L’anarchie produite par l’emprisonnement du roi ne signifiait pourtant pas un strict retour à
l’état de nature. Les hommes n’avaient pas abandonné leurs hameaux, villages ou cités. La loi
du plus fort ne régnait pas et la menace du pillage ne pesait pas sur les propriétés. Comme
signala à juste titre Juan Germán Roscio le 12 juin 1811 devant le Congrès du Venezuela, les
abdications de Bayonne signifiaient la dissolution des liens du pacte social, mais pas pour
autant la rupture de « la dépendance du fils au père, de l’inférieur au supérieur, du soldat à son
Chef, de l’esclave au Seigneur418 ». Le séisme ne compromit donc pas les bases de la société
et les droits de liberté, sécurité et propriété restaient intacts. Que signifiait donc cette anarchie
dont on parlait avec tant d’insistance ? Pour José María Gutiérrez de Caviedes, elle consistait
dans la « juste récupération qu’une société fait des droits dont une autre société l’a privée ».
C’était un état essentiellement positif, à tel point que l’avocat n’hésitait pas à le qualifier
comme « le principe du bonheur des peuples ». L’anarchie était donc une sorte de « limbe »
produit par l’extinction de l’ancien gouvernement, une sorte de crépuscule s’interposant entre
le despotisme et la révolution. Si, dans de telles circonstances, les leaders révolutionnaires
considéraient comme incontournable la convocation du peuple, la présence de ce dernier
n’était utile que pour sanctionner ce qui avait été décidé, c’est-à-dire en tant que principe de
légitimation de la mutation politique419. L’exemple péninsulaire avait montré qu’avec la
disparition du monarque les liens entre les différents royaumes s’étaient brisés. La destitution
des autorités de la vice-royauté vint à bout également de la hiérarchie sur laquelle étaient
bâties les relations entre les provinces, et la disparition des gouverneurs et corregidores libéra
les villes et les villages de l’obéissance due à leurs capitales respectives. Cependant, les
échevinages poursuivaient leurs activités, les recouvrements du fisc continuaient à se faire et
les curés à être respectés par leurs paroissiens. L’anarchie ne signifiait donc pas la disparition
de toute autorité, mais seulement son extrême fractionnement. Pour le dire avec Filangieri, la
disparition des autorités de la vice-royauté ne pouvait signifier un retour à la société primitive
et moins encore à un état pré-civil considéré comme une absurdité. Le seul effet de la
déposition des fonctionnaires de la monarchie était la multiplication des personnes morales, la
décomposition de la raison publique420. Félix Víctor de Sanmiguel, le procureur chargé de
l’instruction du procès des chefs de la révolution quiténienne de 1810 définit l’anarchie
révolutionnaire comme un état dans lequel « tous étant des juges, nul n’était sujet421 ».
L’avocat de Mompox n’entendait pas par là que tout un chacun fût devenu un magistrat en

416
« La Junte de Cités Amies de la Vallée du Cauca à l’échevinage de Popayan (Cali, 14 mars) », Archivo
General de Indias (désormais AGI), Quito, 235.
417
L’évêque Cuero y Caicedo à l’échevinage Quito (20 décembre 1811), in AGI, Quito, 222.
418
L’allocution se trouve dans El Publicista de Venezuela no 1 (4 juillet 1811), Caracas, édition fac-similaire de
l’Academia Nacional de la Historia, 1959.
419
Véronique Hébrard, Le Venezuela indépendant. Une nation par le discours 1808-1830, Paris, L’Harmattan,
1996, p. 37-47.
420
Gaetano Filangieri, La scienza della legislazione [1780], edition critique dirigée par Vicenzo Ferrone, Venise,
Centro di studi sull’illuminismo europeo Giovanni Stiffoni, 2003, libro I, cap. I.
421
« Vista fiscal del Dr. Víctor Félix de Sanmiguel (Quito, marzo 6 de 1813) », AGI, Quito, 222.

96
vertu de la crise de la monarchie, mais plutôt que les liens de dépendance qui avaient
jusqu’alors uni les corps politiques avaient disparu. Le discours de Sanmiguel semble inspiré
par les thèses de Locke qui définit en 1690 l’état de nature comme l’absence de tout supérieur
commun, c’est-à-dire celle d’un juge revêtu d’autorité, capable de résoudre les conflits
suscités entre les hommes422. Ce qui est vraiment intéressant dans la théorie de Locke, c’est
qu’au lieu de restreindre l’état de nature à l’enfance de l’humanité, elle affirme que ce dernier
peut survenir au-delà de l’établissement des sociétés politiques. Selon le publiciste,
l’usurpation du pouvoir équivaut à une rupture des liens de sujétion et donc à une dissolution
du corps politique423. Précisément – et cela s’avère fondamental pour notre cas –, Locke
définit l’anarchie, non comme l’absence de toute forme de gouvernement ou d’État, mais
plutôt comme le manque de « lois et règlements pour désigner certaines personnes et les
revêtir d’autorité publique ». Ce qui veut dire que toute personne arrivant au pouvoir par une
voie différente de celle prescrite par les lois ne peut nullement prétendre être obéie. En ce
sens, les abdications de Bayonne – qui avaient produit une sorte de limbe juridique – ne
pouvaient signifier que la rupture des hiérarchies territoriales de l’empire espagnol, car le
pouvoir du monarque n’entraînait pas dans sa chute les autorités locales ; tout du moins, pas
les échevinages. De cette façon, lorsque Félix Víctor de Sanmiguel fit allusion dans son
diagnostic politique à l’anarchie dans le sens lockéen du terme, il se référait à l’écroulement
de l’obéissance : la fracture de l’autorité signifia la ruine de l’harmonie qui pendant trois
siècles avait régné entre les corps politiques de la monarchie et l’apparition, à sa place, d’une
rude émulation qui ne pouvait que causer des désordres et des guerres civiles.
En somme, l’invasion napoléonienne ne supposait pas la dissolution de la monarchie, mais
seulement sa désarticulation. L’obéissance au roi captif et sa dignité de seigneur naturel
étaient reconnues encore partout. On peut affirmer donc que l’anarchie à laquelle font allusion
en permanence les sources de l’époque est celle d’un état de nature entre les gouvernements
d’un corps social orphelin. Elle signifiait, tout simplement, l’apparition d’un monstre
politique, la dégénérescence du corps social tel qu’il avait été conçu depuis le Moyen Âge par
les scolastiques : du Nouveau Royaume de Grenade jaillirent soudain de très nombreuses
têtes. L’affirmation précédente est bien plus qu’un figure rhétorique. En effet, avec la
déposition du vice-roi et des oidores, les autorités de chaque province assumèrent non
seulement les fonctions propres au capitaine général, mais aussi celles du tribunal d’appel424.
Là où on ne trouvait qu’un chef et une audience on vit surgir, dans le deuxième semestre de
l’année 1810, de multiples vicariats du monarque. Cela se produisit même dans les provinces
loyales qui ne manquèrent pas de reconnaître les gouvernements intérimaires créés
successivement dans la Péninsule. Tel fut le cas, par exemple, de Cuenca. Lorsque le
président Joaquín de Molina expliqua les raisons pour lesquelles il avait pris la décision
d’installer l’Audience de Quito dans cette cité, il affirma :

J’ai considéré notamment le fait que dans l’état informe et désarticulé de ces Pueblos, advenu avec
l’insurrection de la Capitale et leur volontaire et heureuse séparation de celle-ci, le Gouvernement
et les Tribunaux inférieurs de chacun devenaient en vérité des arbitres absolus du sort des
Habitants dans une branche de l’administration aussi importante que les jugements, sans lesquels
il est impossible que la plus petite congrégation d’hommes puisse subsister ; car aucun tribunal
n’étant établi où ceux-ci puissent demander immédiatement la réparation des affronts qu’on leur
inflige, [les tribunaux inférieurs] se voient en dehors de toute sujétion et de toute limite pour agir à
leur guise, et trouvent grande ouverte la Porte des abus du pouvoir, ce qui, dans les circonstances

422
John Locke, Traité du gouvernement civil, Paris, Flammarion, 1992, III, § 19.
423
Ibid., VII, § 87-89, XVII, § 197, XIX, § 211-212.
424
« Pueblo fiel de la ylustre Santa Marta y havitantes leales de toda su Provincia (14 de octubre de 1811) »,
AGI, Santa Fe, 1022.

97
présentes, serait aussi funeste que la rébellion qui forcément s’ensuivrait, en servant en outre de
justification spécieuse à la conduite de traîtres et en accroissant leur nombre et leur force425.

Par des raisons semblables, le gouverneur de Santa Marta justifia l’abolition de la junte de
cette province – fidèle s’il en fût – et cela malgré le fait qu’elle avait été approuvée par la
Régence : si la révolution avait signifié la dissolution des hiérarchies, un territoire loyal ne
pouvait pas se permettre de conserver un commandement multiple. Car de la sorte le
gouverneur, malgré son poste de président de la junte, aurait été toujours en vérité « un sujet
de celle-ci » puisqu’il ne disposait que d’une voix et devrait se soumettre inévitablement aux
décisions adoptées pas la majorité426. Ce qu’il faut retenir de l’argumentation du président de
l’Audience de Quito et du gouverneur de Santa Marta c’est qu’elle implique la reconnaissance
tacite d’une révolution généralisée dans le Nouveau Royaume, révolution qui répandit ses
effets sans qu’on le soupçonnât à l’intérieur même des provinces d’une fidélité irréprochable.
La fédéralisation de la monarchie n’était donc pas un caprice théorique des avocats créoles.

Comment échapper aux ravages que nécessairement devait produire l’anarchie ? Nul doute
que, pour les magistrats de la Régence, la solution passait par un retour aux vieilles structures
de gouvernement. Les juntes devaient disparaître, les échevinages abdiquer leurs attributions
extraordinaires et les gouverneurs, présidents et oidores récupérer leur influence habituelle.
Cependant, pour les révolutionnaires du Nouveau Royaume, un tel compromis était
simplement absurde. Au lieu d’un retour à l’ordre ancien, jugé despotique et dégénéré, il
fallait souscrire de nouvelles conventions qui permissent de conserver intact le vaste territoire
néogrenadin et les droits acquis grâce à la mutation du gouvernement. Par ces nouveaux
pactes, les paroisses se lieraient rationnellement et solidement aux échevinages et ceux-ci à
leurs anciennes capitales. Les provinces nouvellement constituées pourraient former entre
elles un gouvernement général du Royaume, lequel, éventuellement, se réunirait, grâce à des
négociations politiques, aux autres états de l’ancienne et très étendue monarchie castillane. La
reconstitution des liens sociaux impliquait donc toute une série de négociations progressives.
Les premiers pas de ce processus sont généralement ignorés à cause de l’existence des
préjugés politiques à l’encontre des petites souverainetés. En effet, si un homme comme
Voltaire s’était moqué des princes allemands et italiens du fait que leurs États pouvaient être
parcourus en une demi-heure427, que ne pouvait-on dire à propos des gouvernements
néogrenadins de l’interrègne ? C’est cette perspective qui a été d’habitude choisie pour l’étude
du phénomène. Néanmoins, si l’on veut vraiment comprendre ce qui eut lieu alors, il vaut
mieux la rejeter et se servir à sa place d’un véritable « microscope politique », comme aurait
dit l’avocat de Caracas Miguel José Sanz.

La multiplication des échevinages

L’une des premières mesures prises par la Junte Suprême de Santa Fe (6 août 1810) fut de
concéder le titre de ville à onze villages (Zipaquirá, Ubaté, Chocontá, Bogotá, La Mesa,
Guaduas, Cáqueza, Tensa, Sogamoso, Turmequé et Chiquinquirá). Lorsque les rédacteurs du
Diario Político rapportèrent cette nouvelle extraordinaire, ils écrivirent :

La géographie politique du Royaume va éprouver une altération considérable. Sous l’ancien


gouvernement, les habitants devaient dépenser beaucoup d’argent pour obtenir le privilège de voir
leur village érigé en ville ou en cité. Il était alors nécessaire d’envoyer jusqu’à la cour de Madrid

425
« Représentación de Joaquín de Molina (29 janvier 1812) », AGI, Quito, 257.
426
« Représentation du gouverneur Tomás de Acosta (1er juillet 1811) », AGI, Santa Fe, 1182.
427
Micromegas, chapitre premier.

98
un recours difficile et pénible [et] de satisfaire l’avarice de ses agents pour obtenir une cédule
royale donnant la permission aux villages d’avoir dans leurs territoires les ressources de la justice.
Le fait que l’on se soit libéré de ces prédations n’est pas le moindre des avantages de notre
nouvelle constitution. Désormais, il ne faut plus traverser les mers ou attendre dix ou vingt ans
pour obtenir, sous la forme d’une grâce, ce qui n’est qu’un droit naturel des pueblos428.

Les rédacteurs n’exagéraient pas en ce qui concerne les délais interminables et les énormes
quantités d’argent nécessaires pour obtenir l’établissement d’un nouvel échevinage. Pour ne
mentionner qu’un cas minutieusement étudié, la création d’une ville dans la vallée d’Aburra
avait pris pas moins de trente ans429. L’arrêté de la Junte Suprême de Santa Fe était donc très
audacieux et avait pour but de démontrer que la révolution du 20 juillet avait été beaucoup
plus qu’un simple changement de gouvernement. Avec magnanimité et sans hésitations,
l’assemblée accorda l’administration de la justice en première instance à des villages qui
n’avaient même pas eu le temps de demander ce privilège. Cette mesure indiquait clairement
qu’à l’émancipation politique du Royaume, devait correspondre celle des localités d’une
importance suffisante. Le message était net et très efficace : étaient arrivés les temps où la
rationalité et la justice succéderaient aux intrigues et à la vénalité de l’ancien gouvernement.
Pour que ces établissements se fissent avec rapidité, la Junte Suprême chargea des avocats
d’assister les notables locaux pour remplir les formalités requises. De cette façon, furent
choisis non seulement les alcaldes, regidores et procuradores, mais encore les armoiries et les
titres qui devaient distinguer et décorer les nouvelles villes. Les membres de l’échevinage de
Bogotá, par exemple, accompagnés pas le docteur Miguel José Montalvo, choisirent l’épithète
d’« impériale », afin de rappeler qu’en ce lieu avaient eu « leur Cour les anciens souverains
des Indiens ». S’appuyant sur les mêmes raisons, ils désignèrent ensuite en guise d’armoirie
« une couronne impériale avec un carquois rempli de flèches, une lance et d’autres armes
propres aux Indiens » et, comme bordure à tout cela une chaîne brisée en trois morceaux430.
Les avocats de la révolution durent aussi interposer leur médiation dans les conflits que
suscitèrent ces établissements, car les habitants de quelques paroisses se dressèrent contre les
nouveaux liens de dépendance et demandèrent à en être exemptés431.
Bien évidemment, le décret de l’érection des onze villes avait une indéniable fonction de
propagande. En effet, la Junte Suprême de Santa Fe n’avait alors que deux semaines
d’existence et luttait encore pour sa consolidation. La création de ces échevinages devait lui
offrir donc une allégeance sans réserve. En ce sens, le décret était de la même nature que
l’abolition des monopoles, inspirés par la révolution quiténienne de 1809. La manoeuvre était
aussi très efficace par rapport à d’autres provinces qui refusaient d’obéir au nouveau
gouvernement de la capitale du Royaume. Il ne faut pas oublier que la Junte de Santa Fe
s’intitulait Suprême, ce qui voulait dire qu’elle avait la prétention de commander à toutes les
provinces néogrenadines. Ainsi, l’extraordinaire et multiple création de villes du 6 août devait
servir d’incitation pour que les Pueblos s’unissent directement au gouvernement de Santa Fe
ou pour qu’ils fissent pression pour que leurs capitales provinciales respectives adhèrent à la
Junte Suprême. Le cas que nous venons d’étudier montre que les gouvernements
révolutionnaires ne pouvaient s’affermir avec le seul concours des échevinages de leur
428
« Noticia », Diario Político de Santafé de Bogotá, no 10 (25 septembre 1810), in Luis Martínez Delgado et
Sergio Elías Ortiz (ed.), El periodismo en la Nueva Granada 1810-1811, Bogotá, Academia Colombiana de
Historia, 1990.
429
Roberto Luis Jaramillo, « De pueblo de aburraes a villa de Medellín », in Jorge Orlando Melo (coord.)
Historia de Medellín, Medellín, Suramericana de Seguros, 1996, t. I, p. 106-120. Sur le cas également tortueux
du Socorro, John Leddy Phelan, The People and the King. The Comunero Revolution in Colombia, 1781,
Madison, The University of Wisconsin Press, 1978, p. 39-41.
430
Enrique Ortega Ricaurte, Heráldica Colombiana, Bogotá, Archivo Nacional de Colombia, 1952, p. 255.
431
Ibid., p. 247, 255, 265.

99
juridiction. Pour se consolider, ils devaient tenir également compte de nombreuses localités
qui, ne possédant pas d’autorités propres, étaient cependant considérables, tant par leur taille
que par leurs ressources. En conséquence, les hommes politiques néogrenadins durent établir
avec elles de nouvelles conventions qui garantissent la stabilité du corps social. En échange
donc de la reconnaissance, les gouvernements de l’interrègne n’hésitèrent pas à les émanciper
de leurs anciens chefs-lieux.
Plus tard, d’innombrables villages et hameaux voulurent emprunter le chemin ouvert
imprudemment par la Junte de Santa Fe, de telle sorte que la plupart des nouvelles autorités
provinciales durent composer avec la création de différents échevinages. La documentation
disponible concernant l’érection d’une ville dans le village de Barichara, dans la province du
Socorro, permet de mieux appréhender les négociations politiques qui eurent lieu dans des cas
semblables et qui mêlaient, non seulement les juntes et des notables villageois, mais aussi
l’échevinage mutilé par la ségrégation. En effet, les prétentions de Barichara engendrèrent
immédiatement des disputes et des contradictions avec son chef-lieu, l’ancienne ville de San
Gil. Les conflits s’expliquent facilement, car la création d’un nouvel échevinage devait
signifier une diminution, non seulement du pouvoir politique, mais aussi du pouvoir
économique de la municipalité démembrée. Pour trancher la question se réunirent en une
assemblée improvisée deux membres de la Junte Suprême de la Province, tout l’échevinage
de San Gil, deux représentants de Barichara et deux autres de la paroisse de La Cabrera. On
leur associa comme médiateur l’avocat de Mompox Celedonio Gutiérrez de Piñeres432. Ce
docteur et professeur en droit canon avait joué un rôle très actif dans la création dans ladite
ville d’un gouvernement indépendant de Carthagène. Lorsque celui-ci fut anéanti, Gutiérrez
de Piñeres avait dû s’exiler dans la province du Socorro433. Pendant la réunion, on se mit
d’accord sur une intéressante convention qui établit les limites du nouvel échevinage et
précisa l’origine des ressources devant lui permettre de satisfaire à ses dépenses. Celles-ci
consistaient notamment dans des tarabites au moyen desquelles on traversait la rivière
nommée Sardinas. Cependant, comme il se trouvait que la ville de San Gil ne pouvait se
passer d’une partie de ces ressources, les députés de Barichara s’engagèrent à lui verser
chaque année 600 pesos434. La manière dont les députés de Barichara se référèrent dans les
pactes à la promotion qu’ils venaient d’obtenir est digne d’attention : d’après leur discours,
l’« émancipation politique à laquelle la poussaient les circonstances et le bonheur de ses
habitants, bien loin de rompre les liens d’union et fraternité devait contribuer « à les rendre de
plus en plus forts435 ». L’union naturelle de la famille politique, comprise ici comme celle que
constituaient un centre urbain et ses paroisses environnantes, devait donc se transformer, au
fur et à mesure que les dernières s’affranchiraient, en une amitié fondée sur la rationalité et la
reconnaissance. L’emploi de la figure juridique de l’émancipation à ce niveau « constitutif »
montre clairement l’existence d’une logique générale dans tout le processus révolutionnaire
qui devait se prolonger au moins jusqu’au retour de Ferdinand VII sur le trône de l’Espagne.
La crise monarchique ne signifiait pas seulement la dissolution des liens sociaux, mais aussi
une occasion unique pour les réformer afin qu’ils puissent garantir le salut de l’empire et le

432
Pactes célébrés entre la ville de San Gil et les députés de Barichara (San Gil, 16 octobre 1811), in Archivo
General de la Nación (Colombie, désormais AGN), Section Archivo Anexo Historia (désormais SAAH), t. 13,
f. 313.
433
À propos de Celedonio Gutiérrez de Piñeres, on peut consulter le dossier composé pour la confirmation de
son titre de Regidor Alguacil Mayor en 1803 (AGI, Santa Fe, 742). Voir également la communication du
commissaire royal Antonio Villavicencio à Miguel de Lardizábal y Uribe (16 juin 1810), in DHPC, p. 103-104.
434
Pactes cités.
435
Ibid.

100
bonheur de ses habitants. De la disparition généralisée des liens naturels devait donc surgir
une union d’autant plus ferme qu’elle était essentiellement volontaire436.
Évidemment, plus la situation d’une province était troublée, plus ses autorités étaient enclines
à créer des échevinages : dans un contexte général de dissolution, les concessions faites aux
pueblos devaient être plus grandes afin de préserver leur loyauté. L’exemple de Pamplona est
en ce sens fort éclairant. En effet, la création d’une junte dissidente dans la cité de Giron
provoqua une courte guerre civile dans le deuxième semestre de 1810. Pour vaincre son
ennemi, la capitale provinciale n’hésita pas à octroyer le titre de ville à Piedecuesta, localité
qui, non seulement l’avait réclamé dans les années précédentes, mais qui plus est, l’avait
sollicité en vain du gouvernement de Giron. Afin de saper la mince autorité que détenait
encore la junte illégale, les autorités de Pamplona élevèrent au même rang la paroisse de
Bucaramanga437. Ainsi, les négociations politiques, plus que les actions militaires, décidèrent
du résultat de la dispute.
Le rapport ébauché entre création de municipalités et difficultés de constitution d’États
provinciaux explique le fait que le plus grand nombre de nouveaux échevinages soient
apparus dans les gouvernements révolutionnaires de l’est de la vice-royauté qui furent
victimes des velléités expansionnistes de Santa Fe. Le cas de Neiva est en ce sens très
révélateur, puisque les quatre échevinages qui existaient dans sa juridiction avant la crise
monarchique firent place à onze en 1815. Pendant ces années, la province hésita entre la
constitution d’un gouvernement souverain et la simple agrégation à l’État de Cundinamarca.
Les paroisses surent profiter de ces circonstances pour obtenir leur indépendance politique en
échange de leur fidélité. Tel fut le cas de Carnicerías qui reconnut le gouvernement de Neiva à
condition qu’il lui fût permis de se gouverner au moyen d’un échevinage438. Une situation
identique se présenta avec la paroisse de Gigante qui se déclara proche du Congrès des
Provinces-Unies afin de se séparer de son chef-lieu, la ville de Timaná en Garzón qui avait
adhéré à l’État de Cundinamarca439. Lorsque cessa la menace de Cundinamarca avec la prise
de Santa Fe par les troupes de l’Union en décembre 1814, les vieilles autorités de la province
voulurent récupérer leur pouvoir politique en détruisant les nouveaux échevinages. Pour ce
faire, elles profitèrent de la réunion de la Convention de l’État : dans une de ses séances, ses
membres réussirent à supprimer à la majorité « les villes de création nouvelle». Désormais,
pour qu’une localité pût recevoir ce titre, elle devait avoir une population de 6 000 habitants,
un bâtiment approprié pour l’échevinage, une prison et une école publique, ainsi que des
fonds annuels de 4 000 pesos, dont les intérêts servissent à payer les dépenses indispensables
du conseil municipal440. La polémique déchaînée – on pouvait s’y attendre – fut de grande
ampleur : les échevinages menacés nommèrent sur-le-champ des mandataires qui
s’adressèrent au Congrès des Provinces-Unies pour lui demander d’intervenir441. Ces

436
La famille étant considérée comme le premier modèle des sociétés politiques et cette métaphore ayant été
employée abondamment dans les textes politiques néogrenadins de l’interrègne, il semble licite d’avoir recours
dans ces analyses à la transformation des liens entre pères et enfants ébauchée par Rousseau, Du contrat social,
livre I, chapitre II.
437
« Représentation de l’échevinage de Giron à Pablo Morillo (16 mai 1816) » AGN, SAAH, t. 20, f. 46-53.
Curieusement, Piedecuesta obtint également le titre de ville du Conseil de Régence le 14 juin 1810, AGI, Santa
Fe, 549.
438
« Représentation des mandataires Carnicerías au Congrès des Provinces-Unies (1er janvier 1814) », AGN,
Section Archivo Anexo Gobierno (désormais SAAG), t. 27, f. 558-564.
439
Pour l’érection de l’échevinage de Gigante, ibid. f. 573-577.
440
Acte de la Convention Provinciale de Neiva (26 août 1815), in ibid., f. 539.
441
A Carnicerías on effectua un plébiscite auquel participèrent tous les vecinos afin de décider si on devait
engager ou pas la lutte pour réserver l’échevinage. Le premier point de l’alternative triompha par 112 voix contre
9, Acta de los vecinos de Carnecerías que concurrieron a tratar sobre ocurrencia pa defender su cavo de la
demolición que hay noticia intenta el Srmo Colegio de Neyba en el prezte año y poder qe dan a los jueses de este
municipio pa ello, en: Ibid., f. 545 et ss.

101
plaidoyers sont fort intéressants, car ils insistent sur le rapport direct qui, pour les pueblos,
existait entre indépendance politique et progrès rapides et ostensibles. Comme l’affirme le
mandataire de Palermo,

[l’échevinage] tant absorbé qu’il était par la lutte qui nous occupe à présent et par les difficultés
propres aux débuts de toute entreprise, a érigé des monuments qui font peut-être même défaut à la
cité de Neiva malgré son étonnante ancienneté. Palermo depuis qu’elle porte ce nom [...], c’est-à-
dire depuis cinq ans, toujours soucieuse de ses progrès particuliers et sans perdre de vue les
devoirs qui lui incombent en tant que partie intégrante du continent américain, a réussi à édifier
dans ce très court laps de temps au Dieu des armées trois temples dont la toiture est faite de tuiles
et les a décorés le mieux possible et de la manière la plus convenable ; deux d’entre eux se
trouvant dans la ville même et le troisième dans le nouveau Village qu’elle a aussi créé dans le
canton de Bache, afin d’associer de nombreux Indiens qui erraient dans ces déserts immenses : elle
a construit un cimetière en torchis et en tuiles d’une taille conséquente ; une Ecole Publique où
apprennent les fondements de la foi et à lire et écrire plus de soixante enfants chaque année ; elle a
déjà prévu une maison pour l’échevinage que tous les habitants souhaitent construire, et pour ces
chantiers, ainsi que pour tous les autres qu’elle souhaite entreprendre, elle établit tout près une
tuilerie qui lui fournit les matériaux nécessaires442.

Encore plus intéressante fut l’argutie à laquelle eurent recours les habitants de Carnicerías
pour conjurer les menaces d’abolition de leur échevinage. S’en tenant strictement au décret de
la convention, ils constatèrent que celui-ci ne les regardait pas : en effet, l’accord en question
avait ordonné la dissolution des nouvelles villes et ils n’en constituaient pas une ni ne
souhaitaient le faire. En vérité, ils étaient une simple municipalité gouvernée par un
échevinage composé de deux alcaldes, un procurador general mayordomo de propios et un
secrétaire443. Cette question, qui est pourtant du plus grand intérêt, n’a jamais été étudiée.
Face au besoin de créer de nouveaux échevinages pour passer des pactes avec les Pueblos, les
autorités provinciales devaient aussi tenir compte de l’impossibilité dans laquelle se
trouvaient beaucoup d’entre eux d’assumer les charges d’un conseil municipal ordinaire. Pour
résoudre cette difficulté, on trouva une solution fort appropriée : des gouvernements
révolutionnaires comme ceux de Neiva ou Socorro créèrent de « petits échevinages » qu’on
appela aussi des « municipalités moyennes ». Cette mesure était sans doute inspirée d’un
décret des Cortès Extraordinaires relatif à la formation des échevinages constitutionnels
[ayuntamientos constitucionales]. En effet, considérant à juste titre qu’il devait exister une
proportion entre « le Gouvernement du village et le nombre de ses habitants » [« el Gobierno
del pueblo y su vecindario »], les députés des deux Espagnes se mirent d’accord au milieu de
l’année 1812 pour que le nombre des membres d’un échevinage dépendît directement de la
taille de la population de la localité où il se trouvait444.
Les villages de Neiva étaient si attachés à leurs échevinages que la décision de la Convention
de l’État de les abolir provoqua une véritable commotion. Afin de calmer les esprits, les
autorités de l’Union députèrent Juan Luis García, un distingué politicien local, qui parcourut
pendant sept semaines la province. À la fin de son voyage, le commissaire conclut que la
préservation de la paix rendait indispensable le maintien de tous les échevinages, même si
plusieurs d’entre eux avaient des difficultés pour financer leur gestion445.

442
« Representación de Ignacio Antonio Buendía, ciudadano de la República de Neiva y apoderado de la Villa
de Palermo al Congreso (septembre 1815) », Ibid., f. 535.
443
« Plaidoyer de Rafael Flores, mandataire de l’échevinage de Carnicerías », Ibid., f. 543 et 555.
444
Décret 158 : « Formación de los ayuntamientos constitucionales » (23 mai 1812), in Colección de los
decretos y órdenes que han expedido las Cortes Generales y Extraordinarias..., Cadix, Imprenta Nacional, 1813,
t. II, p. 231.
445
Compte-rendu aux autorités de l’Union (Neiva, 28 février 1816), in Criminal contra Luis José García..., Real
Academia de Historia (Madrid, désormais RAH), CM, 9/7712.

102
Si généralement les villages et les hameaux essayèrent d’obtenir leur émancipation politique,
l’établissement d’échevinages ne fut pas toujours une bonne nouvelle pour les pueblos comme
le démontre le cas de Simacota, dont les habitants demandèrent en 1814 en se fondant sur des
arguments solides l’extinction de l’échevinage :

L’érection de nouvelles Municipalités dans des localités ayant plus de quatre mille habitants, où il
n’y a que très peu d’individus capables d’exercer les emplois d’Alcaldes Ordinarios et de Síndico
Procurador porte généralement plus de préjudices que de bienfaits aux mêmes villages. La réunion
de rares notables habitant dans chacun de ceux-ci, qui d’ordinaire doivent tour à tour rendre la
justice, créera de fait une sorte d’Aristocratie dans une branche de l’administration aussi
importante que la judiciaire, ce qui ne peut qu’opprimer et laisser à l’abandon les autres classes de
ces petites sociétés. Toute précaution prise pour que les emplois échoient par libre élection à
n’importe quel autre citoyen sera inutile car l’influence de quelques-uns doit prévaloir toujours en
raison de leurs abondants moyens et de leur plus grande compétence446.

L’application extrême de la logique émancipatrice était donc aussi nocive que les absurdes
privilèges de l’ancien régime. Dans le cas des municipalités, leur érection dans des localités
trop petites, au lieu de constituer un bienfait, équivalait à une prostitution de l’administration
de justice et à l’établissement d’une pénible tyrannie de la part des patriciens. Le cas de
Simacota montre que parfois, au lieu de souscrire des pactes douteux, il valait mieux se
contenter des anciens liens de dépendance.
Nous avons montré comment le besoin de conquérir le soutien des villages et paroisses amena
les gouvernements révolutionnaires à créer de nombreux échevinages. Au contraire, dans les
provinces plus paisibles, les autorités s’opposèrent à l’introduction de grands changements.
Tel fut le cas d’Antioquia où, pourtant, les propositions d’instaurer de nouvelles municipalités
ne furent pas absentes. En 1812, le président de la convention de l’État proposa, par exemple,
de

créer une ville à Envigado, en ajoutant à sa juridiction les villages d’Amagá et Titiribíes ; faire de
même avec Santa Rosa, avec l’agrégation de Los Altos et les lieux environnants ; et faire que
Sonsón, qui fait aujourd’hui partie du département de cette cité [de Rionegro], jouisse du même
privilège ; et de cette façon, en même temps que l’on stimule la croissance de la population et
qu’on évite d’énormes préjudices, on composerait entre tous ces Départements un parfait équilibre
et on mettrait fin à la lutte pour la suprématie qui oppose tous les hameaux, il n’y aurait plus de
jalousie et on obtiendrait enfin l’union qui est notre meilleure protection447.

Cet ambitieux projet fut rejeté, sans doute parce qu’il portait atteinte à de grands intérêts qui
ne pouvaient s’estomper que devant de graves menaces. C’est pourquoi on ne créa point dans
la province d’Antioquia de nouvelles municipalités pendant l’interrègne. Néanmoins l’idée
d’y établir un équilibre durable conduisit l’année suivante à promouvoir les villes de Medellin
et Marinilla au rang de cité448.
Les établissements d’échevinages que nous avons analysés jusqu’à présent furent motivés par
des disputes territoriales entre des gouvernements souverains. Il faut signaler aussi un autre
facteur qui contribua notablement à la multiplication des municipalités. Nous faisons allusion,
bien entendu, à la guerre contre les autorités de la Régence. Nous ne citerons que deux
exemples. Le 11 novembre 1811, la Junte Supérieure Gouvernante de Quito octroya le titre de
cité aux villes de Riobamba et Ibarra et celui de ville aux villages d’Alausi, Guaranda,

446
« Algunos vecinos de Simacota piden se nombre un comisdo pa qe explore la voluntad del Pueblo sobre la
extinción ó permanencia de Municipd (1814) », AGN, SAAG, t. 24, f. 578.
447
« Acte de la Représentation Nationale de la Province d’Antioquia (17 fevrier 1812) », Archivo Histórico de
Anatioquia (désormais AHA), Fondo Independencia, t. 821, doc. 12948, f. 142 v.
448
Le décret a été publié par Roberto M. Tisnés Jiménez, Don Juan del Corral, libertador de los esclavos, Cali,
Banco Popular, 1980, Cali, Banco Popular, 1980, p. 129 et ss.

103
Ambato, Latacunga et Otavalo. Le décret ordonnant la réforme fit part de la nécessité
d’améliorer le découpage des provinces afin de pourvoir à leur développement, ainsi que de la
grande utilité de récompenser le patriotisme de leurs habitants449. Les privilèges décernés
étaient fort opportuns car les gouvernorats de Cuenca et de Guayaquil avaient refusé
d’adhérer à la Junte de Quito et cherchaient à l’anéantir avec le soutien du vice-roi de Lima.
Les promotions étaient donc motivées par le besoin de « fixer l’opinion » et d’engager la
volonté des Pueblos dans une lutte que l’on savait longue et pénible450. Des raisons identiques
amenèrent les autorités de l’État de Carthagène à créer huit nouveaux échevinages dans une
juridiction dans laquelle il n’y en avait que cinq avant la révolution. En effet, la guerre contre
Santa Marta, très longue et difficile, provoqua la promotion des anciennes « capitanías a
guerra » au rang de villes et de capitales départementales. Suivant les pas de la Junte Suprême
de Santa Fe en 1810, on octroya aussi à chacun des nouveaux échevinages leurs armoiries
respectives. Ce processus qui commença en octobre 1812 avec l’élévation de la ville de
Mompox à la catégorie de cité451, continua au mois d’avril de l’année suivante avec
l’instauration d’un échevinage dans la localité de Barranquilla452. Le 4 mai, ce fut le tour de
Nuestra Señora del Carmen453 et, au mois de juin, de Mahates, Corozal, Lorica, Chinú et
Magangué454. Finalement, le 8 mars 1814, le village de Soledad fut séparé du département de
Barranquilla pour devenir la Ville de Soledad de Colombia455.

L’érection des nouveaux échevinages constitue un des faits le plus importants de la révolution
néogrenadine. Les sources que nous avons pu consulter montrent que le phénomène fut quasi-
général, car à part quatre gouvernements révolutionnaires, tous les autres créèrent de petits
échevinages, des villes et des cités. Ces exceptions s’expliquent facilement : dans le haut et le
bas Choco il n’y avait point d’échevinages avant la révolution. En conséquence, la junte
souveraine de Citará constituait en elle-même une promotion pour sa capitale (Quibdo). Quant
à Mariquita et Popayan, il faut dire que toutes deux possédaient un nombre très élevé
d’échevinages par rapport aux autres provinces du Royaume (7 et 10, respectivement). C’est
pourquoi la crise de la monarchie ne provoqua pas de si vives luttes visant l’émancipation des
pueblos. C’est que le pouvoir politique était mieux distribué.

Si l’on tient compte de ce qui a été dit et du fait que les informations disponibles sont
fragmentaires, il résulte que pendant l’interrègne néogrenadin furent créés au moins
47 échevinages dans le Nouveau Royaume de Grenade456. Le chiffre est énorme, surtout si on
449
Décret de la Junte de Quito, AGI, Quito, 269.
450
Trois mois plus tard, les représentants de ces anciens villages souscrivirent le pacte de confédération de l’État
de Quito, ce qui démontre qu’en vertu de la crise ces localités n’étaient plus de simples sujets, Federica Morelli,
Territoire ou nation ? Reforme et dissolution de l’espace impérial. Équateur 1765-1830, Paris, L’Harmattan,
2004, p.70.
451
Le document a été publié par Enrique Ortega Ricaurte, Heráldica Colombiana..., p. 271.
452
Ibid., p. 277.
453
Décret imprimé du Suprême Pouvoir Législatif de l’État de Carthagène des Indes, in AR, Fondo I, vol. 9,
f. 55.
454
Décret imprimé du Suprême Pouvoir Législatif de l’État de Carthagène des Indes (9 juin 1813), in ibid., f. 62.
455
Décret imprimé du Suprême Pouvoir Législatif de l’État de Carthagène des Indes, in ibid., f. 82.
456
Cités de Nóvita, Riobamba, Ibarra ; Villes de Bogotá, Ubaté, La Mesa, Cáqueza, Zipaquirá, Chocontá,
Guaduas, Barranquilla, Nuestra Señora del Carmen, Mahates, Corozal, Lorica, Chinú, Magangue, Soledad de
Colombia, Arauca, Barroblanco, Garzon (Nueva Timaná), Yaguará, Nepomuch [anciennement Villavieja],
Palermo [anciennement Guagua], Piedecuesta, Bucaramanga, La Matanza, Ambato, Latacunga, Otavalo, Alausí,
Guaranda,Varaflorida [Barichara], Moniquirá, Puente Nacional, Santa Rosa, Tenza, Sogamoso, Turmequé,
Chiquinquirá, Soatá, Cocuy, Chiscas; Nouveaux échevinages des paroisses de Gigante, Paycol, Carnecerías,
Mogotes ; Municipalités mineures du Valle, Simacota. Sources : AGI, Quito, 269, Santa Fe, 970 ; AGN, SAAH,
t. 7, f. 34-41 ; t. 11, f. 99-100 ; t. 15, f. 480 ; t. 20, f. 46-53 et Gobierno, t. 24, f. 543-574, t. 26, f. 579, t. 27,
f. 530-614, t. 28, f. 44 ; AR, Fondo I, vol. 9, f. 55, 62 et 82, vol. 11, f. 202, vol. 12, f. 283, 290, 292 ; RAH, CM,

104
considère qu’à la veille de la révolution, dans la vice-royauté, d’après les calculs de la Junte
Suprême de Santa Fe, il y en avait environ 70457. En cinq ans seulement, le nombre de
municipalités augmenta au moins de 60 %. Néanmoins, le phénomène ne peut pas être évalué
dans toute son étendue si l’on ne tient pas compte des échevinages constitutionnels créés dans
les provinces royalistes en vertu de l’application de la Constitution de Cadix. En effet, celle-ci
ordonna l’établissement d’un conseil municipal électif « dans les localités où il n’existe pas
encore et où il convient d’en établir un », la création étant obligatoire, cependant, dans les
villages ayant au moins mille habitants458. En ce sens, au-delà de différences locales, on peut
affirmer que la multiplication des échevinages est une caractéristique propre à la révolution
hispanique. Il convient donc de se demander dans quelle mesure, à partir d’un moment donné,
l’érection de municipalités de la part des gouvernements révolutionnaires du Nouveau
Royaume ne fut pas également conditionnée par la constitution gaditaine. En effet, si ces
derniers prétendaient s’imposer comme les autorités légitimes, ne devaient-ils pas aller au-
delà de ce que les Cortès offraient comme avantages aux pueblos ? La Constitution de Cadix
fut appliquée en quelques régions fidèles du Nouveau Royaume, tels Santa Marta ou l’isthme
de Panama. Cependant, nous ne disposons pas d’études sur l’instauration dans lesdites
provinces des échevinages constitutionnels459. Le livre de Federica Morelli, qui analyse le
phénomène dans l’Audience de Quito, permet de pallier ce manque et de constater que le
régime libéral espagnol signifia une « accélération dramatique » du processus de
fragmentation politique initié par les juntes et les États révolutionnaires. En effet, même si
dans les territoires insurgés de ce royaume, l’article 310 de la Constitution de Cadix ne fut pas
appliqué, du moins subsistèrent les échevinages qui y avaient été créés. Quant aux provinces
de Guayaquil et Cuenca où la norme fut introduite, on établit 13 et 19 échevinages
constitutionnels respectivement460. La réforme entraîna évidemment des conflits, mais à cause
de l’existence des autorités monarchiques, ceux-ci furent moins importants et ne dégénérèrent
pas en guerres civiles comme dans le Nouveau Royaume révolutionnaire.
On peut donc affirmer que le surgissement dans le Nouveau Royaume de Grenade d’une
douzaine d’États souverains et indépendants pendant la révolution est inséparable de la
multiplication des échevinages. La consolidation des premiers ne pouvait s’effectuer qu’au
détriment des prétentions centralistes de la capitale de la vice-royauté et des velléités
autonomistes des villes et échevinages secondaires de chaque gouvernement. En ce sens le
soutien de pueblos était incontournable et avait, bien entendu, un prix à payer. Néanmoins,
l’affirmation des États provinciaux permit de refréner aussi, paradoxalement, l’expansion des
municipalités qui atteignit dans d’autres zones de l’empire des niveaux bien plus
considérables461.

9/7711 ; Gazeta Ministerial de Cundinamarca n° 87, Argos de la Nueva Granada n° 4 y 35, Heráldica
Colombiana ; Guillermo Hernández de Alba (comp.), Archivo Nariño, Bogotá, 1990, t. III, 76-77.
457
Acte de la Junte Suprême de Santa Fe (26 juillet 1810), in Eduardo Posada (ed.) El 20 de Julio. Capítulos
sobre la revolución de 1810, Bogotá, Imprenta de Arboleda & Valencia, 1914, p. 177.
458
Art. 310, Chapitre I, Tít. VI, « Del gobierno interior de las provincias y de los pueblos ».
459
Ernesto Restrepo Tirado rapporte que dans la province de Santa Marta furent érigés des échevinages
constitutionnels dans les localités de Fonseca, Barrancas et San Juan Bautista del Cesar, Historia de la Provincia
de Santa Marta, Bogotá, Ministerio de Educación Nacional, 1953, t. 2, p. 381.
460
Federica Morelli, Territoire ou nation ? , op. cit., capítulo V, p. 195-270.
461
Malheureusement, on ne dispose pas de beaucoup d’informations permettant d’établir des comparaisons pour
la période 1812-1814. On sait qu’à Puerto Rico où existaient 5 échevinages en furent créés 40 autres, Antonio
Gómez Vizuete, « Los primeros ayuntamientos liberales en Puerto Rico (1812-1814 y 1820-1823) », en Anuario
de Estudios Americanos, XLVII (1990), p. 581-615. Pour les années 1820-1821 on peut consulter avec intérêt
l’article d’Antonio Annino, « Voto, tierra, soberanía. Cádiz y los orígenes del municipalismo mexicano », in
François-Xavier Guerra (éd.), Las revoluciones hispánicas : independencias americanas y liberalismo español,
Madrid, Editorial Complutense, 1995 ; le livre de Jordana Dym, From Sovereign Villages to National States.
City, States, and Federation in Central America, 1759-1839, Albuquerque, University of New Mexico Press,

105
Petites amphictyonies

Il convient de souligner l’existence, pendant la crise de la monarchie en Amérique, d’une


sorte de convention, à laquelle nous avons déjà fait allusion, selon laquelle les Pueblos étaient
les véritables dépositaires de la souveraineté. Cependant, il existait aussi un postulat notoire
qui limitait sérieusement les droits des paroisses, hameaux et échevinages de deuxième ordre.
De toute évidence, ceux-ci ne pouvaient pas se gouverner dans une totale indépendance. C’est
pourquoi l’exercice de la souveraineté les concernant se réduisait dans la pratique à la faculté
de négocier les nouveaux pactes par l’intermédiaire des électeurs ou des députés que, selon les
cas, ils pouvaient nommer. Cela veut dire que les villages était assimilés à des mineurs dont la
seule faculté était celle de ratifier la tutelle de leurs chefs-lieux respectifs. À cause, donc, de
l’incapacité manifeste des localités de vivre en autarcie, les liens qui les liaient entre elles et
qui n’avaient pas changé essentiellement avec la crise de la monarchie, primaient sur la
volonté particulière de chacune. On comprendra dès lors l’importance de l’histoire, du
commerce et des parentés auxquels se réfèrent maints documents de cette époque turbulente.
Néanmoins, le droit de chaque village de déposer le fragment de souveraineté qu’il possédait
légitimement était incompatible avec la violence. En d’autres termes, les négociations
devaient présider à l’accumulation progressive de l’autorité suprême. C’est pourquoi, lorsque
la logique représentative était brisée ou lorsque les pactes établis étaient violés, les villages
considéraient qu’ils avaient la faculté de s’insurger. Dans un tel cas, surgissaient des alliances
spontanées entre les localités affectées. Les paroisses, les hameaux et les échevinages
établirent ainsi des confédérations inférieures afin, non seulement de se défendre, mais aussi
de créer un territoire suffisamment puissant, capable d’assumer le gouvernement dans un état
d’orphelinage.
Les documents qui ont été préservés témoignent de l’existence d’au moins quatre de ces
amphictyonies dans l’interrègne néogrenadin : celle du Magdalena, celle de Soata, celle des
Vallées de Cucuta, et celle du Cauca. La première d’entre elles fédérait trois paroisses du
gouvernorat de Santa Marta (Guaimaro, Remolino, Sitionuevo) qui sous la direction du
docteur Agustín Gutiérrez Moreno essayèrent de se séparer de leur province pour s’incorporer
à celle de Carthagène462. On ne sait presque rien de la petite amphictyonie des « Pueblos-Unis
de Soatá ». Née avec l’érection d’une junte dissidente début septembre 1810463, elle chargea
son président Fernando Pabón de négocier la réincorporation à la province de Tunja. Dans ce
but, le commissaire gagna Santa Fe où il se réunit avec le docteur Joaquín Camacho, qui avait
été nommé comme député de Tunja au congrès du Royaume. Finalement, la réintégration fut
scellée moyennant un accord dont les bases étaient l’octroi du titre de ville pour Soata et la
faculté pour elle de nommer un député à la junte provinciale464.
Comme les deux précédentes, la Confédération de Cucuta fut motivée par les divergences
surgies avec la capitale provinciale. En effet, les dissensions au sein de la Suprême Junte de
Pamplona provoquèrent la réunion, début septembre 1811, des quatre juridictions de la vallée
(les villes de San José et El Rosario, la cité de Salazar de las Palmas et le gouvernorat de San

2006 ; et l’ouvrage de Gabriella Chiaramonti, Suffragio e rappresentanza nel Perú dell’800. Parte prima : Gli
itinerari della sovranità (1808-1860), Turin, Otto Editore, 2002, p. 156-160.
462
Représentation de la Confédération du Magdalena au président et membres de la Junte de Carthagène
(30 juin 1811). Le document a été publié alors par l’Argos Americano à partir du numéro 48 (19 août 1811) et
reproduit in DPHC, p. 258-273. Voir également : Representación del Cabildo de Santa Marta al Supremo
Concejo de Regencia (7 de septiembre de 1811), AGI, Santa Fe, 1183.
463
La Junta de Soatá à celle de la province du Socorro (Soatá, septiembre 7 de 1810), AGN, SAAH, t. 11, f. 99.
464
Le Dr. Joaquín Camacho a la Junta de Tunja (Santa Fe, febrero 26 de 1811), RAH, CM, 9/7648, f. 24-25.

106
Faustino) moyennant des pactes solennels conclus par des délégués nommés expressément.
Le but de l’alliance était, non seulement de se soustraire à l’obéissance du gouvernement
provincial, mais aussi d’exiger des réformes et le respect des pactes provinciaux465. Afin
d’éviter une guerre civile, les autorités de la province de Pamplona acceptèrent la médiation
proposée par les gouvernements voisins de Mérida de Venezuela, Tunja, Socorro et
Casanare466. La rebellion fut apaisée ainsi « par la raison et l’amitié », c’est-à-dire en vertu
d’un traité souscrit par les parties opposées sous les auspices des deux députés nommés par
les autorités révolutionnaires de Mérida467. L’accord permit le rétablissement de la tranquillité
et conféra de la légitimité au Collège Electoral et Constituant qui travaillait à Pamplona
depuis le 17 octobre. Le retour de la sérénité ne signifia pas, cependant, la disparition de la
Confédération de Cucuta. En effet, celle-ci continua à exister –tout au moins de façon latente
– comme on devait le constater par la suite. Après l’entrée des troupes royalistes de
Maracaibo dans les vallées (juillet 1812), les députés des différentes juridictions de ce
territoire se réunirent à nouveau pour entériner, en formant un seul corps, leur agrégation
légale au gouvernorat envahisseur « sans que la vice-royauté de Santa Fe, une fois rétablie
sous son ancienne forme, puisse revendiquer notre appartenance à sa Juridiction, car à partir
de maintenant, nous nous séparons d’elle pour nous unir, comme nous l’avons déjà dit, au
[gouvernorat] de Maracaibo dont nous sommes à juste titre des sujets468». Ce document est
fort intéressant car il démontre que même les autorités des provinces royalistes considéraient
la crise de la monarchie comme une opportunité sans égale pour réformer les entités
provinciales. Le respect des formes légales de la part du gouvernement de Maracaibo –qui
sollicita sans doute le traité d’incorporation – s’explique par la volonté de celui-ci de donner
un caractère définitif à une situation exceptionnelle. D’ailleurs, si l’on analyse l’acte du point
de vue de la culture politique, on voit très bien que le triomphe militaire n’arrachait pas aux
pueblos l’« aptitude de s’occuper de leur bien-être469 ».
La plus importante des petites amphictyonies néogrenadines fut sans doute celle des Cités
Amies de la Vallée du Cauca. Comme celles du Magdalena et de Cucuta, sa création répondit
au besoin de résister aux desseins de la capitale provinciale. Popayan, en effet, insistait sur la
reconnaissance de la Régence et le gouverneur Miguel Tacón menaçait les dissidents d’une
soumission par la force. L’interception de la correspondance, le recrutement de troupes et
l’envoi d’émissaires pour orchestrer des séditions, convainquirent les six cités septentrionales
de la province (Caloto, Buga, Cartago, Anserma, Toro et Cali) de la nécessité de se fédérer.
Elles résolurent ainsi la création d’un Conseil qui

concentre dans un seul endroit l’autorité et puisse oeuvrer légalement dans toutes les localités avec
l’énergie et la sérénité propres aux circonstances, sans qu’il faille demander l’avis des très illustres
échevinages par l’envoi de communications réciproques, ce qui apporterait beaucoup de retard aux
mesures particulières concernant chaque cité et causerait un grand désordre qui peut-être
conduirait ces pueblos à la ruine470.

465
« Communication des représentants de la Vallée de Cucuta à la Junte de Pamplona (Ville de San José,
3 septembre 1811) », La Bagatela, no 20 (17 novembre 1811).
466
« Communication du gouvernement de Tunja à celui de Pamplona (20 septembre 1811) », AGN, SAAH,
t. 12, f. 589 ; « Oficio dirigido por las cuatro jurisdicciones del Valle de Cúcuta a la Junta de la Ciudad de
Pamplona » (Villa del Rosario, 21 septembre 21 1811), publié par Belisario Matos Hurtado in Boletín de
Historia y Antigüedades, vol. XXV, no 281, p. 105.
467
Casimiro Calzo, président de Mérida, au président du Pouvoir Exécutif du Venezuela (Merida,
27 novembre 1811), in Gazeta de Caracas no 63 (31 décembre).
468
L’acte (ville de San José, 13 juillet 1812) se trouve in AGN, SAAH, t. 22, f. 19.
469
Ibid.
470
« Acte d’Installation de la Junte Provisoire de Gouvernement des Cités Amies de la Vallée du Cauca (Cali,
1er février 1811) », in Alfonso Zawadsky, Las ciudades confederadas del Valle del Cauca en 1811, Cali,
Imprenta Bolivariana, 1943, p. 100.

107
La Junte fut formée selon le mécanisme habituel de la délégation. Chacune des cités désigna,
donc, un agent qui, non seulement négocia et souscrivit les pactes, mais aussi agit par la suite
comme représentant de ses commettants dans l’amphictyonie. La particularité de la
Confédération du Cauca – comme on l’appelait également – consiste dans le fait que celle-ci
était suffisamment puissante pour projeter de devenir une nouvelle province, avec l’inclusion
du haut et du bas Choco et le district minier du Raposo471. La fédération de cités était en outre
soutenue par la Junte Suprême de Santa Fe pour laquelle il était très important de réduire,
d’une part, la menace d’une contre-révolution venue du sud, et, d’autre part, les velléités
expansionnistes des Quiténiens. C’est pourquoi l’amphictyonie du Cauca reconnut d’abord le
gouvernement révolutionnaire de la capitale de la vice-royauté, croyant que les autres
provinces néogrenadines agiraient de la sorte. Cependant, lorsque furent vaincus les royalistes
de Popayan, le système fédératif s’imposa pour la réorganisation politique. Les Cités Amies
rejetèrent alors la tutelle de Santa Fe et résolurent de créer une Junte Suprême Provinciale
avec le concours, cette fois, de l’échevinage de Popayan. Celle-ci, qui fut installée le 26 juin,
devait participer avec les autres juntes du Royaume à la création d’un gouvernement général
pour l’ancienne vice-royauté472.

Le Royaume autrement

En 1810, surgirent et se consolidèrent, malgré les difficultés, des juntes de gouvernement dans
presque toutes les provinces du Nouveau Royaume. Ces gouvernements intérimaires,
cependant, ne pouvaient se circonscrire à eux-mêmes car leur persistance était liée de manière
indissoluble à celle du Royaume comme système politique. Au mois de septembre Camilo
Torres l’expliqua avec une clarté sans failles :

De même que dans l’ordre physique, les corps ne peuvent pas subsister sans que leurs parties
soient réunies, ainsi dans l’ordre politique la permanence des Sociétés ne peut se passer de la
bonne entente et des relations harmonieuses des individus qui les composent. Rien ne peut exister
sans union dans l’univers, et ce qui chez les êtres est une force physique, une attraction, chez
l’homme est un précepte qui nous est imposé par la nature et que nous recommandent toutes les
lois divines et humaines473.

Clément Thibaud a donc signalé à juste titre que les associations de type fédéral reposaient sur
une métaphysique commune, sur une règle qui n’était pas seulement politique, mais aussi
cosmique474. L’autonomie des corps politiques néogrenadins avait ainsi une limite
infranchissable. Aucune province ne pouvait légitimement refuser l’union avec les autres, tout
simplement parce que chacune avait une « existence précaire et était dépendante des autres du
Royaume et notamment de celles avec lesquelles elle avait une frontière en commun475 ». Les

471
Tulio Enrique Tascón, Nueva Biografía del General José María Cabal, Bogotá, Editorial Minerva, 1980,
p. 204-206.
472
La Junte Supérieure Provinciale de Gouvernement des Cités Amies de la Vallée de Cauca au Brigadier
D. Antonio Baraya (Cali, 12 mai 1811), in Documentos importantes sobre las negociaciones que tiene
pendientes el Estado de Cundinamarca para que se divida el Reyno en Departamentos, Santa Fe de Bogotá, En
la Imprenta Real por Don Bruno Espinosa de los Monteros, 1811, p. 57-59. Sobre la erección de la Junta de
Popayán ver Nueva Biografía del General José María Cabal..., op. cit., p. 234.
473
« Proclama en que se exhorta à los habitantes del Nuevo Reyno de Granada à la unión y fraternidad en el
presente estado de las cosas » (Santa Fe, 18 septembre 1810), AGI, Santa Fe, 668.
474
« De l’Empire aux États. Le fédéralisme en Nouvelle Grénade (1780-1853) », supra.
475
« Intimación de los Diputados al Congreso del Reyno al gobernador y cabildo de Santa Marta (Santa Fe,
9 octobre 1811) », AGI, Santa Fe, 1022. Publié par Manuel Ezequiel Corrales, DPHC, t. 1, p. 342-345.

108
biens consommés par chacune venaient des champs de ses voisines et le commerce de toutes
dépendait des marchés limitrophes. C’est pourquoi les députés au Congrès du Royaume réunis
à Santa Fe avaient le droit de sommer le gouvernement de Santa Marta, qui refusait l’envoi
d’un représentant aux Cortès, où devaient être reconstruits les liens de l’union. Le bonheur
commun était impossible sans la convergence de tous les membres du corps disloqué et la
sûreté du Nouveau Royaume ne pouvait être garantie sans l’unanimité. La sécession d’une
province côtière était d’autant plus dangereuse qu’elle pouvait devenir la porte d’entrée des
invasions qui nécessairement devaient susciter l’appétit des puissances européennes. Les
dangers de la crise et l’existence d’une « volonté générale des pueblos » [« voluntad general
de los pueblos »] rendaient licite la guerre entre des provinces-soeurs en vue de la
reconstitution de l’union476.
Entre ces nouvelles souverainetés, obligées par la nature et par leurs besoins d’avoir des
relations réciproques, n’existaient pourtant pas de liens légaux capables de réglementer leurs
rapports. Comme dirait Locke, chaque corps politique se trouvait à l’égard de ses semblables
dans un état de nature comparable à celui qui régnait parmi les hommes avant la fondation des
sociétés politiques477. Afin de prévenir les résultats néfastes de cette situation chaotique, les
juntes néogrenadines s’accordaient donc sur la nécessité de recréer les liens de leur
communauté, dissous depuis la disparition des autorités de la vice-royauté. Cependant, les
conflits d’intérêts étaient si nombreux, les divergences si importantes et les difficultés de la
confédération si complexes que les juntes comprirent qu’il valait mieux constituer des
alliances partielles avec leurs voisines immédiates ou avec leurs partenaires stratégiques.
Avec la souscription des traités de confédération, le droit et non pas le hasard ou le caprice,
baliserait leurs relations mutuelles. Il y a plusieurs exemples de ces traités de confédération
partielle, bien qu’on en ignore dans la plupart des cas le détail. On sait que la province de
Novita signa ce type de pacte avec Popayan et que, plus tard, elle le désavoua pour s’unir avec
le Citara478. Il est également certain que le gouvernement du Casanare souscrivit une alliance
étroite avec Barinas et qu’il chercha à faire de même avec la Guyane479. De même, les États
de Popayan et Quito signèrent, début 1812, des traités d’union et amitié480. Enfin, les
provinces orientales (Tunja, Socorro, Casanare et Pamplona) composèrent une confédération
pour s’opposer aux prétentions hégémoniques de Cundinamarca481.
Néanmoins, des traités de ce genre que nous connaissons, le plus intéressant est, sans doute,
celui que conclurent, le 9 août 1811, José Manuel Restrepo et Manuel Bernardo Álvarez,
plénipotentiaires, respectivement, d’Antioquia et Cundinamarca. C’est pourquoi il sera pris ici
en tant que modèle et analysé en détail. Tout d’abord, il faut signaler que les signataires du
traité étaient, en principe, des députés au congrès du Royaume. En tant que tels, ils
travaillaient depuis plusieurs mois afin de fixer les bases de l’union. Ces longues négociations
devaient aboutir à l’Acta de Federación, promulgué dans la capitale du Royaume le
27 novembre 1811482. C’est donc malgré les tentatives qui avaient lieu pour négocier des

476
Ibid.
477
Traité du gouvernement civil..., XII, § 145.
478
Le secrétaire d’État et des Affaires étrangères au Gouvernement de Novita (Tunja, 29 mars 29 1813), AR,
Fondo I, vol. 11, f. 38 ; José María Valencia, Président du Citará, a Juan del Corral (Quibdo, 2 novembre 1813)
et acte joint du Collège Constituant de cette province (29 octobre 1813), in AHA, Fondo Independencia, t. 828,
doc. 13076, f. 2 et 3.
479
Le président du Casanare au Gouverneur de Tunja (Pore, 2 février 1812), AR, Fondo I, vol. 12, f. 274;
L’échevinage de Guadualito au gouvernement du Casanare (23 avril 23 1812), ibid., f. 287 ; la Junte du Casanare
aux autorités de la Guayane (Pore, 7 mai 1811), AR, Fondo I, vol. 4, f. 482-483.
480
« Ratification du gouvernement de Quito des traités d’amitié, alliance et confédération perpétuelle avec
Popayán (20 avril 1812) », AGI, Quito, 269.
481
Argos Americano, No 44 (29 juillet 1811).
482
Acta de Federación..., doc. cit.

109
pactes généraux que les représentants d’Antioquia et Santa Fe crurent bon de signer un traité
particulier d’alliance et d’amitié. Il faut se demander pourquoi. Évidemment, les discussions
des députés au Congrès concernant la manière dont devaient se fédérer les provinces
néogrenadines n’assuraient aucunement que ceux-ci trouveraient un compromis. Si les
négociations venaient à se rompre –ce qui était déjà advenu- le dangereux état de nature qui
régnait entre les gouvernements révolutionnaires du Nouveau Royaume devrait se prolonger.
Si par hasard cela n’advenait pas, il existait encore un risque significatif : celui de longues
démarches de ratification. En effet, l’acte fédératif devait être approuvé par les différents
gouvernements qui discuteraient préalablement et avec détail de la totalité des articles483.
Combien de temps ce processus pouvait-il durer ? Un an ? Deux ? Dans le meilleur des cas,
c’était là un délai trop long pour ce qui constituait un état juridique incertain. C’est afin
d’éviter cette nocive lenteur que les plénipotentiaires d’Antioquia et Santa Fe s’engagèrent au
nom de leurs commettants à ratifier le traité d’alliance particulière en moins de 40 jours484. En
somme, la signature des pactes partiels était avant tout une façon de prévenir les graves
préjudices qu’impliquait l’échec ou le retard de l’union générale. En outre, les articles de
l’acte fédératif, aussi exhaustifs qu’ils fussent, ne pouvaient embrasser complètement les
intérêts des provinces ni normaliser tous les liens qu’elles entretenaient. C’est pourquoi
l’alliance partielle d’Antioquia et Cundinamarca avait aussi l’intention claire de résoudre les
insuffisances des traités généraux. Ces deux raisons conduisirent les plénipotentiaires à établir
les bases qui devaient régir la correspondance et le commerce réciproques. Quant à ce dernier,
il faut dire que la dépendance des habitants d’Antioquia en ce qui concernait le monnayage
d’or fut, sans aucun doute, une des raisons qui motivèrent la négociation du traité. En effet, le
minerai était « le seul effet de son commerce » [« el único ramo de su comercio »] et à son
exploitation se consacraient la plupart des habitants de l’État485. Traditionnellement, les
mineurs d’Antioquia envoyaient le fruit de leur travail à la Maison de la monnaie de Santa Fe
pour le monnayage. Néanmoins, avec la rupture des anciens pactes sociaux, la méfiance
s’était emparée d’eux : ils craignaient, non sans raison, les détournements et les confiscations.
En ce sens, le traité constituait un gage précieux de bonne foi486. Les pactes conclus par
Restrepo et Alvarez avaient pour but, enfin, d’éviter à tout prix la guerre civile. Après avoir
reconnu leurs commettants respectifs comme des « États égaux, libres, indépendants et
souverains », les plénipotentiaires s’engagèrent à garantir l’intégrité des territoires
qu’Antioquia et Cundinamarca possédaient « avec paix et quiétude sans souffrir aucune
contradiction487 ». Cette clause est d’une clarté éloquente. Le gouvernement de Santa Fe avait
483
Ibid., Article 77.
484
« Traités d’Alliance conclus entre les provinces d’Antioquia et Cundinamarca (9 août 1811) », AHM, Fondo
Concejo, t. 78, f. 289. Une copie de ce traité se trouve également in AR, Fondo I, vol. 7, f. 101-102 v.
485
« Relación que hace á los Representantes de la República de Antioquia el C. Dictador Juan del Corral, á cerca
de las medidas que ha tomado pa sus progresos en el discurso de los últimos quatro meses de su administracon y
del estado en que dexa sus intereses al concluirse el término de su Gobierno Dictatorio (Rionegro, febrero 20 de
1814) », in Ibid., f. 409-410 y 425. Ce compte rendu de Corral fut imprimé la même année à Santa Fe. Un
exemplaire est conservé à la Bibliothèque Nationale de Colombie.
486
Cependant, la méfiance ne disparut pas pour autant. En 1813, José Miguel Restrepo, qui occupait alors la
présidence d’Antioquia, écrivit à Nariño pour exprimer les craintes persistantes des mineurs concernant la sûreté
« des grandes quantités d’or qu’ils envoient monnayer à cette capitale [de Santa Fe] ». En conséquence, il exigea
des garanties et menaça d’adresser désormais l’or à Popayan où l’on monnayait également. Nariño répondit avec
fermeté en sommant le président d’Antioquia : « si vous suspendez l’envoi de l’or, je suspendrai moi aussi les
traités célébrés avec ce gouvernement, j’augmenterai les tarifs douaniers et j’enverrai des troupes à Nare pour
couper le commerce avec votre province », Piezas oficiales de los Gobiernos de Santafé y Antioquia..., doc. cit.,
p. 5-7 (ces communications furent reproduites dans l’Archivo Nariño, t. 4, p. 173). La nécessité d’échapper à la
désagréable dépendance de Santa Fe explique la création d’une Maison de la monnaie dans la province
d’Antioquia pendant l’administration de Juan del Corral (la construction des machines fut confiée au très diligent
Caldas). Sur ce thème, voir la Relación que hace a los Representantes el C. Dictador Juan del Corral…, op. cit.
487
« Traités d’Alliance conclus entre les provinces d’Antioquia et de Cundinamarca... », op. cit.

110
entrepris depuis le mois de mars une politique expansionniste qui menaçait d’aboutir à une
véritable conflagration dans le Nouveau Royaume. Avec les traités d’alliance, le jeune
Restrepo cherchait donc à soustraire sa province, non seulement aux agressions que l’on
craignait de Cundinamarca, mais aussi à la guerre civile qui pouvait dévaster le Royaume. Il
faut dire, cependant, que malgré la conclusion des traités, les soupçons du député d’Antioquia
et de son suppléant concernant l’attitude de la capitale de la vice-royauté ne cessèrent de
croître. Ainsi, lorsque début 1812 ils apprirent que le gouvernement de Santa Fe avait
incorporé à son territoire plusieurs localités du Socorro, ils envoyèrent des missives à la
« Représentation Nationale » d’Antioquia pour lui faire part des risques très sérieux qui
menaçaient la province d’une conquête militaire488. Il convient d’ajouter que le traité
d’alliance bénéficiait non seulement à Antioquia mais aussi à Cundinamarca. Grâce à la
garantie du territoire et aux promesses de paix et d’alliance contenues dans le traité, la
province d’Antioquia, qui était une des plus riches de l’ancienne vice-royauté489, devait rester
en dehors de tout conflit intérieur dans une stricte neutralité. De même, le gouvernement de
Santa Fe obtint une reconnaissance tacite de plusieurs incorporations qu’il avait entreprises à
cette époque.
On peut donc affirmer pour conclure que les difficultés à restaurer rapidement les pactes
sociaux qui avaient lié pendant trois siècles l’ensemble des provinces néogrenadines
conduisirent les gouvernements révolutionnaires à souscrire des alliances partielles. Comme
l’indique leur nom, leur objectif était la restauration fragmentaire des relations d’amitié
existant entre deux corps politiques ou plus unis par des intérêts très étroits. La tâche d’établir
ces nouveaux liens fut confiée à des agents diplomatiques qui négocièrent des traités
bannissant les procédés arbitraires de l’anarchie. Avec la renaissance de la confiance soutenue
par la foi publique des différentes autorités révolutionnaires, les échanges en général
pouvaient se développer à nouveau sans inquiétude. De même, disparaissait entre les États
contractants le fantôme de conflits intestins et de guerres de conquête.

Une confédération de confédérations

Dans une série d’articles publiés pour la première fois dans la Gazeta de Caracas en 1811,
William Burke proposa la création d’un intéressant système politique comprenant les
anciennes vice-royautés et capitaineries générales de l’Amérique espagnole. En effet, la
dispersion du pouvoir provoquée par la crise de la monarchie impliquait un double danger
qu’il convenait d’éviter avant tout autre. D’une part, les nouveaux États pouvaient composer
un équilibre politique fragile susceptible de susciter l’ambition de l’un d’entre eux, ce qui
provoquerait des guerres intérieures interminables. D’autre part, le fractionnement avait pour
conséquence un affaiblissement dangereux qui ferait des républiques naissantes une proie
facile pour les invasions étrangères. Afin de conjurer ces menaces, Burke conseilla la création
de deux grandes confédérations au Mexique et en Amérique du Sud490. Selon l’écrivain
irlandais, les Américains étaient dans l’obligation de tirer les conséquences de l’exemple
européen, dans lequel l’absence d’un « système général d’union » avait produit des siècles
d’effusions de sang et de dévastations. Napoléon était la preuve palpable de la nécessité de
488
Acte de la Représentation Nationale de la Province d’Antioquia (Rionegro, 17 février 1812), in AHA, Fondo
Independencia, t. 821, doc. 12948, f. 140.
489
D’après Anthony McFarlane, pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Antioquia devint le district minier
le plus important du Nouveau Royaume. Pour comprendre la véritable signification de ce fait capital, on doit
tenir compte du fait que l’or finançait le commerce de la vice-royauté avec la Péninsule et stimulait les échanges
interrégionaux, Colombia antes de la independencia..., op. cit., p. 117-142.
490
Ici et partout où il sera question de l’œuvre de William Burke, nous suivons l’édition de l’Academia Nacional
de la Historia de Venezuela: Derechos de la América del Sur y México, Caracas, 1959, 2 vol.

111
trouver une union digne, faute de quoi tôt ou tard devait surgir un tyran imposant la servitude.
Mais comment obtenir un bien si précieux ? Une confédération comme celle de l’Amérique
du Nord était, sans doute, le remède approprié pour « assurer les droits du peuple et la
tranquillité du continent ». Le cas des États-Unis était, en outre, la preuve selon laquelle
l’étendue du territoire n’était pas un obstacle pour l’union à condition que l’on fît appel au
système représentatif491.
Ce que Burke proposait était en réalité l’établissement de deux confédérations de
confédérations. Pour ce faire, chacun des États ayant surgi en Amérique espagnole
convoquerait et réunirait un congrès devant rédiger une constitution fondée sur le principe de
la division des pouvoirs. Afin d’agir vite, du sein de chacune de ces assemblées, on élirait le
nombre correspondant de députés aux deux Congrès Généraux qui devaient se réunir
respectivement à Santa Fe et à Mexico492. De ces réunions surgiraient deux confédérations
continentales capables de lever chacune une armée de cinq cent mille hommes. De cette
façon, on pourrait s’opposer aisément aux prétentions des usurpateurs domestiques et aux
agressions des nations étrangères. Les confédérations continentales auraient, entre autres, le
pouvoir de faire la paix, de déclarer la guerre, de dépêcher des ambassadeurs, de contracter
des emprunts et d’imposer des contributions. William Burke était conscient, cependant, que
son projet était irréalisable en 1811. En attendant que les conditions nécessaires à la
réalisation de celui-ci fussent réunies, il proposa la création de confédérations partielles
établies selon les mêmes principes que celles qui naîtraient plus tard à l’échelle
continentale493. Son plan venait ainsi légitimer les négociations qui, en ce moment même,
avaient lieu pour établir une confédération entre le Venezuela et le Nouveau Royaume. Cette
association devait être ainsi le premier pas vers la création d’une union continentale.
Francisco Javier Ustariz était également convaincu de l’opportunité de créer un vaste corps
politique comprenant tout le « Continent Américain Espagnol » [« Continente Americano
Español »]. Cependant, l’établissement d’un tel gouvernement était sinon impossible, tout du
moins extrêmement difficile. En conséquence, l’avocat vénézuelien proposa la réunion de
quelques portions de l’ancien empire capables « par leur taille, leurs forces et leurs ressources
d’imposer le respect à toute nation étrangère ». Tel était le cas, par exemple des territoires
compris entre Guayaquil et Cumana, ou entre Tumbes et Buenos-Aires. D’après Ustariz, la
conservation des nouveaux États hispano-américains dépendait de leur capacité à intégrer le
nouvel ordre mondial qui était, à cette époque-là, en phase de consolidation. Si Napoléon
semblait prêt à inclure dans son empire l’Espagne et l’Italie et à poursuivre la création de
départements français sur les rives de la Baltique, n’aurait-il également le dessein d’étendre sa
domination au continent américain ? L’Angleterre n’avait-elle pas multiplié ses colonies ?
N’était-elle pas de plus en possession du commerce de l’Afrique, de la Mer Rouge, du Golfe
Persique, de l’Inde et de la Chine ? Et les États-Unis, n’avaient-ils pas fait de progrès
surprenants, que louaient tous les observateurs politiques ? Enfin, la cour portugaise ne
s’était-elle pas transférée dans l’énorme territoire du Brésil494 ? Ainsi la proposition d’Ustariz
de créer des confédérations très étendues en Amérique espagnole comme seule option pour
assurer son indépendance, procédait des vieilles théories européennes de l’équilibre
politique495 : une fatalité tenant à la nature même des rapports de forces conduisait les vieilles

491
L’étendue du territoire avait, selon Burke, moins d’importance qu’on ne le supposait. En Amérique du Sud les
fleuves Maragnon, Orénoque et Paraguay, agiraient en guise d’artères unissant tout le territoire comme c’était le
cas aux États-Unis. Burke proposa, en outre, d’édifier une ville dans le Haut Maragnon qui se trouverait à 1,500
milles du point le plus éloigné du continent, ibid., t. 2, p. 182.
492
Ibid., t. 1, p. 209-212.
493
Ibid., t. 2, p. 22-25.
494
« Confederación con Venezuela. Carta del Ciudadano Francisco Xavier Uztariz (Caracas, 28 juillet 1811) »,
in Argos de la Nueva Granada n° 5 et 6 (Tunja, 9 y 16 de diciembre de 1813).
495
Georges LIVET, L’équilibre européen de la fin du XVe à la fin du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1976.

112
vice-royautés et capitaineries générales à s’associer pour opposer des contrepoids efficaces
aux pouvoirs colossaux qui les menaçaient de destruction.
Don Manuel de Pombo, contador de la Maison de la monnaie de Santa Fe, énonça en 1812
une proposition encore plus osée que celles de Burke et Ustáriz. Elle consistait en la création
d’une confédération de confédérations composée de celle du Nouveau Royaume de Grenade
ainsi que des 13 autres qui devaient s’établir dans les autres zones de l’empire (Buenos-Aires,
Chili, Pérou, Venezuela, Cuba, Saint-Domingue et Porto Rico, Guatemala, Mexique,
Guadalajara, Nouveau-Mexique, Louisiane, Philippines et Mariannes, et les Canaries). Une
fois que le gouvernement de Cadix aurait reconnu l’indépendance des territoires d’outre-mer

et [que serait] éteinte, en conséquence la guerre civile qu’il a enfantée avec une politique aussi
aveugle que maladroite et fausse, toutes les confédérations entreraient dans la coalition, étouffant
généreusement les rancunes, pour envoyer des trésors abondants vers la Péninsule, malgré l’état
fatal de sa conquête496.

Le texte de Pombo démontre que quelques créoles croyaient encore dans la possibilité
d’établir une véritable « fédération hispanique ». Et cela malgré le fait qu’entre 1808 et 1810,
les autorités intérimaires de la monarchie aient fait avorter la participation active des
territoires d’outre-mer à la révolution des provinces d’Espagne, en refusant avec entêtement la
création de juntes dans les diverses vice-royautés et capitaineries générales497. En ce sens, il
est important de ne pas considérer les déclarations d’indépendance promulguées par les États
américains comme une renonciation aux projets de formation de fédération impériale498. De
même que les reniements solennels de Ferdinand VII faits par le Venezuela, Cartagena,
Cundinamarca, Antioquia, Tunja et Neiva n’empêchèrent pas ceux-ci de souscrire des traités
d’union ou d’entamer des négociations afin de créer des corps politiques plus étendus, on ne
doit pas écarter la possibilité qu’un triomphe des libéraux espagnols eût pu produire des
pactes confédératifs entre l’Espagne et l’Amérique. La lettre que Miguel de Pombo écrivit
lorsqu’il apprit la déclaration d’indépendance du Venezuela en est une preuve. Les transports
de joie n’empêchèrent pas le jeune avocat de se laisser aller à une rêverie dans laquelle il
s’adressait aux députés des Cortès de Cadix pour leur dire que, pour être heureuse, la nation
espagnole devait renoncer à jamais à Ferdinand VII, construire une république fédérative
entre toutes les provinces de la Péninsule et reconnaître l’indépendance de l’Amérique. C’est
alors seulement que serait possible l’alliance étroite entre les deux continents499.
La véritable rupture, la brisure définitive commença à se produire avec le retour du roi
Ferdinand VII sur le trône d’Espagne et avec son désaveu de la Constitution de Cadix au mois
de mai de l’année 1814. Cela explique qu’au mois de septembre de cette même année, le
Comte de Casa-Valencia ait écrit un texte dans lequel il affirmait que, tant que les États
révolutionnaires de l’Amérique agiraient d’une façon isolée, la liberté du continent ne pourrait
point être consolidée. Leur existence ne pouvait être que précaire tant que l’Espagne

496
« y extinguida por consiguiente la guerra civil, que ha encendido con una política tan ciega como torpe y
falsa, todas las Confederaciones entrarían en la coalición, ahogando generosamente los resentimientos, y
enviarían al efecto tesoros abundantes á la misma Península ; sin embargo del fatal estado de su conquista ».
Manuel de Pombo, Carta a don José María Blanco residente en Londres, satisfaciendo á los principios con que
impugna la independencia absoluta de Venezuela, en su periódico intitulado El Español : y demostrando la
justicia y necesidad de esta medida, sin perder momentos, en todos los demás Estados de América y Filipinas,
por el ciudadano Manuel de Pombo, ministro contador de la Casa de Moneda de Santafé, Santafé, Imprenta
Patriótica de D. Nicolás Calvo, 1812, p. 36.
497
José M. Portillo Valdés, Crisis Atlántica. Autonomía e independencia en la crisis de la monarquía hispana,
Madrid, Fundación Carolina/Marcial Pons, 2006, chapitre I.
498
Clément Thibaud, « De l’Empire aux États... »…, supra.
499
Lettre de Miguel de Pombo écrite probablement à Domingo González (22 août 1811), in Gazeta de Caracas
no 371 (11 octobre 1811).

113
possèderait ne serait-ce qu’un petit territoire dans le Nouveau monde. Et même lorsque toute
l’Amérique méridionale serait libre, son sort ne serait pas scellé tant que le Mexique resterait
sous la sujétion. Il était donc « peut-être plus important d’établir et multiplier les
communications entre toutes les zones des deux Amériques, fussent-elles indépendantes ou
soumises, plutôt que les opérations militaires mêmes ». Casa-Valencia crut bon de rappeler,
également, aux leaders de la révolution que l’émancipation des Pays-Bas – celle qui offrait le
plus de ressemblances avec celle de l’Amérique – n’avait pas été acquise jusqu’à ce que se fût
produite la réunion de « toutes ses provinces pour oeuvrer à l’unisson ». C’est pourquoi il
proposa :

que toutes les grandes divisions territoriales nomment sur-le-champ leurs mandataires ou députés
généraux à la Junte générale ou ligue Américaine pour la liberté universelle de l’Amérique
Espagnole : que cette grande Junte, ou ligue avec tous les pouvoirs nécessaires dirige les
opérations militaires, de gouvernement et diplomatiques : qu’elle se réunisse dans une Localité
proche de Carthagène, cité qui a tous les avantages, se trouvant comme elle se trouve au centre des
deux Amériques et proche d’un Port à partir duquel on peut envoyer avec rapidité des ordres et des
avertissements : qu’elle seule négocie, au nom de tous, avec les Puissances étrangères, et fasse
parvenir des aides de toute sorte et de toute origine au pays qui serait attaqué. Cette union des
volontés, cette simultanéité d’efforts accélérerait le but recherché : et les puissances de l’Europe
recevraient le Représentant de tant de millions d’hommes tout autrement que celui d’un seul État
comme Caracas ou Buenos-Aires500.

Des projets comme ceux de Burke, Ustáriz, Pombo et le Comte de Casa-Valencia montrent
que les révolutionnaires de la Terre-Ferme étaient conscients de la nécessité d’établir des
relations liant tous les gouvernements hispano-américains et même toutes les possessions
d’outre-mer de l’empire. Ils savaient que, pour s’opposer avec succès aux prétentions
hégémoniques des grandes puissances, il valait mieux créer une union regroupant tous les
vassaux du roi, ce qui équivalait, en fin de compte, à fédéraliser la monarchie. Que s’est-il
produit ? Pour quelle raison ces liens ne furent-ils pas créés ? Nous pensons que la réponse se
trouve dans l’extrême difficulté de consolidation étatique. En effet, l’installation d’un congrès
confédératif au Nouveau Royaume prit plus de deux ans et cette assemblée ne représenta
jamais l’ensemble des provinces de l’ancienne vice-royauté car quelques-unes de ces
dernières, aussi importantes que Santa Marta ou celles de l’Audience de Quito ou de l’isthme
de Panama, restèrent toujours en dehors. En somme, si les Néogrenadins, par exemple, ne
cherchèrent pas avec plus de diligence à créer des liens avec le Rio de la Plata, le Chili ou le
Mexique, ce ne fut pas par manque d’intérêt mais par l’impossibilité de consolider l’union de
tous les gouvernements du Royaume. Il en fut donc des projets de constitution continentale et
impériale comme de l’établissement de liens diplomatiques avec les puissances étrangères :
afin de tisser des liens fermes avec celles-ci ou avec les nouveaux États révolutionnaires de
l’Amérique, il fallait d’abord se constituer soi-même solidement. Ce fait explique une
particularité de la naissance de la diplomatie hispano-américaine : malgré les forts liens
culturels qui liaient les nouveaux États, leurs relations se nouèrent aux États-Unis et en
Angleterre. Philadelphie, Washington et Londres furent le théâtre des débuts de l’amitié entre
les nouvelles républiques501. Quant au projet d’une confédération de confédérations calquée
sur l’ancien empire, il faut dire que celui-ci ne pouvait fonctionner sans l’aide des hommes

500
[Sans titre] Carthagène, En la Imprenta del Gobierno, Por el C. Manuel González, Año de 1815-5, 3 p., AR,
Fondo I, vol. 9, f. 104-105.
501
Un exemple. Grâce à la Gazeta de Caracas, on sait que le gouvernement vénézuélien tenta vainement
d’établir des relations d’amitié avec celui de Buenos-Aires. Le premier contact entre les deux États n’aurait lieu
qu’en février 1812 à Philadelphie par l’intermédiaire de leurs commissaires (Telésforo de Orea en représentation
du Venezuela, et Diego Saavedra et Juan Pedro Aguirre en représentation respectivement du Río de la Plata et du
Chili). Gazeta de Caracas, 20 mars 1812.

114
politiques de la Péninsule. En ce sens, on peut affirmer avec José M. del Portillo que la
fédéralisation de la monarchie échoua essentiellement par le refus des métropolitains
d’accepter l’idée selon laquelle les territoires d’Amérique constituaient, eux aussi, des
communautés parfaites502.

Conclusion

En raison de l’invasion napoléonienne, se produisit la dissolution de la famille monarchique et


les liens en quelque sorte naturels qui subsistaient entre ses membres se disloquèrent. En
conséquence, et d’après les théories du droit naturel, il fallut entreprendre le pénible
rétablissement de l’union moyennant de nouvelles conventions. Les pueblos, reconnus partout
comme les véritables dépositaires de la souveraineté, devaient être le point de départ du
processus de reconstruction. Dans le meilleur des cas, les villages approuveraient les
représentants nommés par leur chef-lieu respectif et accepteraient les décisions prises par les
assemblées provinciales. À leur tour, les juntes souveraines désigneraient des députés qui
formeraient les cortès néogrenadines et célébreraient des traités solennels d’union et
d’alliance. Le Royaume ainsi reconstitué nommerait également des plénipotentiaires dans le
but d’établir avec les représentants des autres États de l’Amérique une confédération de
confédérations capable d’orchestrer la résistance contre n’importe quel usurpateur et de
négocier avec les gouvernements de la Péninsule ou le monarque rétabli sur son trône, le cas
échéant, le degré d’autonomie convenable.
Les nouveaux pactes avaient donc comme objectif la mise en consignation progressive de la
souveraineté des pueblos. Leur logique était agrégative et supposait l’existence de différents
niveaux de constitutions : provinciale, vice-royale, continentale, impériale. La montée de
chaque échelon supposait des négociations qui n’étaient, finalement, qu’un exercice de
synthèse grâce auquel on créait une seule opinion à partir de plusieurs. La consolidation de
cette volonté générale des pueblos permettait, également et paradoxalement, de créer une
volonté particulière susceptible de s’entendre avec d’autres de même nature503. Dès lors, elle
devenait une personne morale pouvant être incarnée par un agent politique. C’est pourquoi la
reconstitution des liens politiques ne pouvait se passer du mécanisme de la délégation qui
permettait à des communautés entières de faire des pactes et de se fondre dans un nouveau
corps social. Néanmoins, les négociations s’avérèrent plus complexes qu’on ne pensait. Les
hameaux voulurent devenir des paroisses, les villages être reconnus comme villes, les villes
comme des cités, les échevinages comme de nouvelles provinces et les provinces comme des
États souverains. Ces aspirations supposaient de s’attaquer à des intérêts très puissants
auxquels il était difficile de renoncer. Dans ces circonstances, l’explosion de conflits était
inévitable et la guerre civile, chose certaine. C’est pourquoi nous avons insisté sur la nécessité
d’étudier les niveaux intermédiaires de constitutions, qui apparaissaient précisément dans ces
conditions de fracture du corps social, à cause de l’échec ou de la difficulté d’entreprendre des
négociations. Les confédérations de paroisses et échevinages naquirent, comme nous l’avons
montré, pour défendre des intérêts particuliers devant des attentats avérés ou fictifs de la
capitale provinciale. De même, les alliances particulières des États néogrenadins furent
conclues dans un contexte d’incertitude, car on se fiait de moins en moins à la possibilité
d’organiser rapidement des autorités communes. La difficulté d’établir des liens généraux

502
José M. Portillo, « La Federación imposible. Los territorios europeos y americanos ante la crisis de la
Monarquía Hispana », in Jaime E. Rodríguez (coord.), Revolución, independencia y las nuevas naciones de
América..., op. cit., p. 99-121.
503
À la fin du XVIIe siècle, Locke avait nommé ce pouvoir du nom de « pouvoir fédératif », Traité du
gouvernement civil..., chapitre XII, § 145-146.

115
conduisit les gouvernements révolutionnaires à souscrire des pactes partiels afin de sortir de
l’état de nature qui régnait entre eux et qui menaçait leurs intérêts les plus chers. Finalement,
la complexité du processus reconstitutif empêcha la réalisation d’une confédération
américaine ou impériale qui présupposait l’existence de gouvernements organisés dans
chacune des vice-royautés et capitaineries générales. C’est pourquoi surgirent des projets
fédératifs entre les diverses unions de provinces. Tel fut le cas, par exemple, du Nouveau
Royaume de Grenade et du Venezuela qui tentèrent de s’allier en différentes occasions
comme nous le montrerons plus tard.
L’étude des niveaux intermédiaires de constitution est également importante pour échapper à
l’interprétation téléologique qui mène comme par un canal naturel – après quelques
hésitations tenues pour déconcertantes – à la formation des États hispano-américains actuels.
En ce sens, il est fondamental d’établir des comparaisons avec d’autres niveaux de l’empire.
Un tel exercice démontre que chaque niveau constitutif aurait pu être le dernier, c’est-à-dire
marquer la fin de la logique agrégative. Le cas du Costa Rica indique qu’un gouvernorat
pouvait devenir un État indépendant et souverain ; celui du Chiapas, qu’une intendance était
en capacité de se séparer de l’audience à laquelle elle appartenait pour s’unir à un autre
royaume ; celui de l’Équateur, qu’une association partielle de provinces souveraines pouvait
être politiquement viable ; et celui de la Colombie bolivarienne, qu’à partir d’une union
d’anciens « royaumes », il était possible de consolider une république.

116
Villes et Frontières : définir un territoire souverain pour la
Fédération de l’Amérique centrale, 1821-1843
Jordana Dym
Skidmore College (Saratoga Springs)

Les limites de la république guatémalienne ne sont pas aussi faciles à


déterminer qu’on le croirait, en jetant les yeux sur la carte de ces régions…504

Les études de frontières et régions frontalières se concentrent d’habitude sur les tensions et les
traversées entre les limites et les zones internationales et « inter-impériales505 ». Pour Michiel
Baud et Willem Von Schendel, par exemple, les zones frontalières (borderlands), c’est-à-dire
les espaces situés autour d’une frontière « naissent » une fois que la frontière est tracée506.
D’autres, comme l’historien Peter Sahlins, qui a étudié les effets de la définition d’une
frontière franco-espagnole dans le XVIIe siècle sur les villages frontaliers, soutiennent que la
séparation des pays et des peuples est autant le résultat de pratiques que de politiques, et que
cette division modifie les habitudes plutôt qu’elle ne les initie507. Il n’est pas rare que ce type
d’études parle « des lignes sur une carte » pour indiquer ce qui sépare un pays ou groupe d’un
autre508. Même ceux qui demandent qu’on repense l’idée de frontières et de régions
frontalières partent du principe qu’il existe une ligne qui divise et sépare des territoires
souverains. En dépit de plusieurs approches méthodologiques, d’échelle et de sujet, ces études
privilégient les frontières externes, au lieu de s’interroger sur la formation de juridictions
internes comme externes, développement et défi simultanés pour les territoires en train de se
décoloniser et de s’ériger en états509.
Le moment de transition entre les époques coloniales et républicaines pourrait sans doute
gagner à être considéré dans son contexte propre concernant les frontières et limites. Les
territoires politiques sont placés dans un nouveau jeu de relations à la fois interne et externe
plutôt qu’ils ne forment quelque chose de nouveau ou sans histoire ou sans tracé de lignes,
bords, ou zones de séparation. Dans cette perspective, il est important de comprendre
comment un gouvernement ou une société considère les territoires souverains à identifier et à

Je voudrais remercier Marie-Agnès Dequidt, Justin Wolfe et Robert Holden pour leurs apports à cet article, et
aussi les participants dans la session « Borderlands and State-Making in Central America, 1821-2008 » de la
Conference on Latin American History, Washington, D.C., janvier 2008.
504
Philippe François Lasnon de La Renaudière, Mexique et Guatemala, Paris, Firmin Didot Frères, 1843, p. 254-
255.
505
Jeremy Adelman et Stephen Aron, « From Borderlands to Borders : Empires, Nation-States and the Peoples
in Bettween in North American History », American Historical Review, n° 104-3, juin 1999, p. 815.
506
Michiel Baud and Willem Von Schendel, « Toward a Comparative History of Borderlands », Journal of
World History, n° 8-2, 1997, p. 223.
507
Peter Sahlins, Boundaries : The Making of France and Spain in the Pyrenees, Berkeley, University of
California Press, 1989.
508
Par exemple, Joel S. Migdal, « Mental Maps and Virtual checkpoints: Struggles to Construct and Maintain
State and Social Boundaries », en J.S. Migdal (dir.) Boundaries and Belonging : States and Societies in the
Struggle to Shape Identities and Local Practices, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 5 ; Malcolm
Anderson, Frontiers : Territory and State Formation in the Modern World, Cambridge, Polity Press, 1996, p. 1.
509
Pour la France, voir Daniel Nordman, Frontières de France, Paris, Gallimard, 1999.

117
délimiter. Autrement dit, alors que croît le nombre des historiens contestant la transition
directe et absolue entre entités coloniales et États nationaux, nous pensons qu’il existe bien un
tel « tiers » moment au cours du XIXe siècle au moment où les États républicains précisent
non seulement leur souveraineté sur les individus mais sur leurs territoires nationaux. C’est un
moment important de transition entre la conception d’un territoire organisé par « enclaves » –
typique de l’Ancien Régime – et la définition contemporaine d’une souveraineté lié à un
territoire national510. C’est ce type de logique qui suscite la frustration d’un voyageur comme
La Renaudière, cité en exergue, lequel ne trouve pas sur les cartes de démarcation fiable des
espaces contrairement à ses attentes.
Nous examinons ici le cas de la Fédération de l’Amérique centrale (1824-1838) qui dut créer
un geo-body ou territoire national après s’être déclarée indépendante de l’Espagne en 1821 et
du Mexique en 1823511. Comment créer une frontière quand, par exemple, le diplomate
britannique George Thompson et l’instituteur Thomas Dunn se rendent compte dans les années
1820 qu’ils n’existent, selon toute vraisemblance, aucune carte fiable du territoire512 alors que
leur possession est un enjeu entre districts appartenant précédemment à une même colonie ?
Enjeu redoublé car ces deux territoires, en tant que pays indépendants, doivent à la fois
constituer des juridictions internes et établir une frontière internationale. L’Assemblée
constituante de l’ancien Royaume du Guatemala se vit obligée en 1824 de former les États de
la République Fédérale de l’Amérique centrale mais aussi de négocier les limites de sa
république avec son voisin au Nord, le Mexique. Se concentrer sur la frontière internationale
ou sur la constitution de districts internes, c’est ignorer les défis auxquels cette Assemblée s’est
confrontée. Nous proposons donc d’examiner la constitution des juridictions internes et
externes de la même façon que l’Assemblée, par l’analyse des pétitions des « enclaves », ou
entités politiques de base de l’organisation politique et territoriale coloniale : les municipalités.
Dotés de conseils municipaux et responsables de l’élection des représentants dans l’assemblée,
les villes et les villages de l’Amérique centrale se comportent comme souverains pendant
l’Indépendance et la constitution de nouveaux États. Ils influent directement et indirectement
sur les décisions de l’Assemblée constituante à propos de la création de territoires et, le cas
échéant, la délimitation des frontières des États et de la nation. En outre, l’accent mis sur la
ville nous permet de souligner l’influence d’institutions administratives et de communautés
politiques à l’échelle locale sur la création ou le développement des États et des nations, et
d’approfondir l’analyse au-delà de l’influence des « gens » dans une « zone » indéfinie.

Le territoire colonial de l’Amérique centrale

Le Royaume de Guatemala était une colonie espagnole que s’étendait du Chiapas et


Soconusco (maintenant au Mexique) au Costa Rica. Gouverné depuis la ville de Guatemala
par un capitaine général et une audience, la colonie connut plusieurs divisions administratives
entre l’établissement de l’Audience en 1542 et son indépendance de l’Espagne en 1821.
Passant d’un maximum d’environ trente districts civils et militaires (corregimientos, alcaldías
mayores, gobiernos) sous les Habsbourg, la colonie se réduit à cinq provinces importantes
sous les Bourbons (les intendances du Chiapas, Honduras/Comayagua, San Salvador,
Nicaragua/León et le gouvernement – gobierno – de Costa Rica) et une douzaine de petits

510
M. Baud et Van Schendel, « Toward a Comparative History », loc. cit., p. 211-242 ; Michael Biggs, « Putting
the State on the Map : Cartography, Territory, and European State Formation », Comparative Studies in Society
and History, n° 41-2, 1999, p. 385-388.
511
Pour le terme de geo-body, voir Thongchakul Winichakul, Siam Mapped: A History of the Geo-Body of a
Nation, Honolulu, University of Hawai’i Press, 1997.
512
Voir Jordana Dym, « More Calculated to Mislead than Inform : Travel Writers and the Mapping of Central
America, 1821-1945 », Journal of Historical Geography, n° 30-2, avril 2004, p. 340-363.

118
districts (la plupart se situant dans les limites actuelles du Guatemala). Les juridictions des
quatre évêchés du Guatemala, Chiapas, Honduras et Nicaragua reprennent, grosso modo, cette
structure séculière. Le Salvador et le Costa Rica sont respectivement inclus dans les diocèses
du Guatemala et du Nicaragua513. Le territoire administratif de base dans chaque province ou
district est la municipalité, avec son conseil municipal élu ou désigné par des membres de la
communauté (ayuntamiento/cabildo jusqu’à 1812 ; ayuntamiento constitucional, 1812-1814,
1820-1821). Établies selon l’idée de « combattre et fonder », les 13 villes principales de
l’isthme administrèrent la justice et fonctionnèrent comme des centres économiques, capitales
politiques, et centres religieux pour des arrière-pays immenses. Les presque 800 villages
indigènes et ladinos (composés de métis ou castas) se dotèrent aussi de conseils municipaux
alors que certains territoires n’avaient qu’une poignée de lieues d’étendue et servaient parfois
de capitales de province514.
Ces districts religieux et séculiers composent des juridictions qui ne se définissent pas par des
limites les distinguant des districts voisins mais par l’agrégation de plusieurs cantons. Cette
tradition d’organisation de l’espace politique ou administratif par confines – confins – est un
héritage de la période moderne. Le district n’est pas conçu comme un territoire fixe dont on
peut tracer les bords par une ligne sur une carte mais comme une unité politique. La
cartographie qui dessine des frontières en lignes pointillées ou continues apparut dans
l’Europe du XVIIe siècle mais cette nouveauté ne fit pas disparaître pour autant les enclaves
qui perdurèrent encore cent ans515. Si les communautés dessinent leurs territoires sur le sol, si
les individus délimitent les domaines privés par des lignes sur un plan, les cartographes des
empires ne font pas de même516. Comme l’explique le juriste Lucius Caflisch, les limites
(boundaries) furent jusqu’au XIXe siècle des espaces de séparation territoriales entre des
communautés et les frontières furent des « lignes517 ». Ces idées prévalurent au XVIIIe siècle
sous la dynastie des Bourbons d’Espagne. Les décrets établissant les intendances en Amérique
espagnole énumèrent ainsi les districts de chaque nouvelle province au lieu de définir
l’étendue de la nouvelle juridiction. L’intendance de San Salvador, par exemple, incorpore les
partidos (ressorts subalternes) de Santa Ana, San Salvador, San Miguel et San Vicente, et

513
Pour l’importance de l’autonomie religieuse au Salvador, voir, Christophe Belaubre « Frontières étatiques et
réseaux sociaux : le projet de Fédération centraméricaine (1822-1827) », Revue d’Histoire moderne et
contemporaine, n° 53-2, avril-juin 2006, p. 70-91.
514
Jordana Dym, From Sovereign Villages to National States : Cities, States and Federation in Central America,
1759-1839, Albuquerque, University of New Mexico Press, 2006, ch. 1 et ch. 4 n° 75. En Amérique Centrale, on
emploie le terme de ladino plutôt que castas pour désigner des individus ayant des ancêtres européens, indiens
et/ou africains. Le terme implique que le métissage est aussi culturel avec l’appropriation d’une culture
hispanique. Si aujourd’hui un ladino désigne un individu d’origine indienne et européenne, au XIXe s., le terme
peut aussi désigner un mulato (mulâtre).
515
James R. Akerman, « The Structuring of Political Territory in Early Printed Atlases », Imago Mundi, vol. 47,
1995, p. 141 et David Buisseret, « The Cartographic Definition of France’s Eastern Boundary in the Early
Seventeenth Century », Imago Mundi, vol. 36, 1984, p. 72-80. Biggs, « Putting the State on the Map », loc. cit.,
p. 393, note l’apparition des lignes pointillées au XVIe s., mais leur usage consiste à indiquer un statut politique
au XVIIIe s. (p. 397).
516
Voir Thomas Abercrombie, Pathways of Memory and Power: Ethnography and History Among an Andean
People, Madison, University of Wisconsin, 1998 et Georgina H. Endfield, « Pinturas, Land and Lawsuits : Maps
in Colonial Mexican Legal Documents », Imago Mundi, vol. 53, 2001, p. 7-27.
517
Lucius Caflish, « A typology of borders », International Symposium on Land and River Boundary
Demarcation and Maintenance in Support of Borderland Development, Bangkok, Thaïlande, 8 november 2006,
http://www.dur.ac.uk/ibru/conferences/thailand2006/. Cela dit, ces définitions varient selon les auteurs et les
contextes ; cf. Adelman et Arom, « From Borderlands to Borders », loc. cit., p. 815-816, affirme qu’une frontière
(border) est un lieu de rencontre des gens sans une définition absolue de frontières géographiques et culturelles ;
les borderlands (zones frontalières) sont les limites disputées entre domaines coloniaux.

119
celle du Chiapas inclut les partidos de Ciudad Real, Tuxtla et Soconusco518. Ni les agents
impériaux ni les résidents de ces territoires ne semblent avoir voulu entrer dans plus de
détails519.
Cette conception du territoire et de la juridiction se lit aussi dans les relaciones geográficas
depuis le XVIe siècle et dans la cartographie de cette période. Parmi les 300 cartes que
possèdent les Archives des Indes de Séville, bien peu représentent l’isthme comme un
territoire politique. La plupart sont des chartes ou des plans de golfes, chemins, portes et
forteresses. Avant 1800, aucune n’utilise de lignes pour séparer les juridictions ; on distingue
des noms de lieux – manuscrits ou imprimés selon le cas – accolés à des territoires
approximatifs520. La carte du royaume incluse dans l’histoire du cabildo de Guatemala, écrite
au XVIIe siècle par Francisco Antonio Fuentes y Guzmán, témoigne de cette tendance
(Fig. 1).

Figure 1, Royaume du Guatemala, Francisco Antonio Fuentes y Guzmán, MSS BNE.

Fuentes y Guzmán indique la topographie – les montagnes, les rivières, et les villes –comme
dans les cartes de districts datant du XVIIIe s. – plans des paroisses pour un évêque ou de
provinces pour un gouverneur, comme, par exemple, celle du Costa Rica (Fig. 2) –. Si on
remarque dans cette représentation du Costa Rica les premiers efforts pour démarquer les
limites des districts internes (partidos et villes), on observe également que ces districts ne sont
pas contigus et ne semblent pas comprendre tout le territoire de la province. Ceux-ci
518
Voir Hector Humberto Samayoa Guevara, Implantación del régimen de intendencias en el Reino de
Guatemala, Guatemala, Editorial del Ministerio de Educación Pública, 1960.
519
Mesurer et marquer les limites de la propriété privée par des lignes sur les cartes a néanmoins une longue
histoire. Pour le Mexique colonial, voir Georgina H. Endfield, « ‘Pinturas’, Land and Lawsuits : Maps in
Colonial Mexican Legal Documents », Imago Mundi, vol. 53, 2001, p. 7-27.
520
Pour une liste de cartes des Archives des Indes de Séville, voir Pedro Torres Lanzas, Relación descriptiva de
los mapas, planos, etc. de la audiencia y capitanía general de Guatemala … existentes en el Archivo General de
Indias, Madrid, Tip. de la Revista de Arch., Bibl. y Museos, 1903. Les cartes de la collection des Archives
Générales de l’Amérique Centrale ont presque toutes disparu.

120
composent des enclaves flottant dans un espace flou limité par des bornes océaniques mais
pas territoriales521.

Fig. 2 Plano Geográfico de las provincias y terrenos confinantes à la Salamanca…, 1781. Archivo General de
Indias, Mapas y Planos, Guatemala 242.

L’organisation de territoire par confines apparaît aussi dans l’histoire de Domingo Juarros,
Compendio de la Historia de la Ciudad de Guatemala (1809), qui est, en fait, une histoire du
royaume de Guatemala. Celle-ci dessine les provinces par la topographie naturelle (une mer,
une rivière) ou par la contiguïté avec un autre district. Juarros décrit ainsi le Chiapas comme
une province « descendante de la Nouvelle-Espagne », bornée à l’Ouest par la province
d’Oaxaca, à l’Est par celles de Totonicapan et Suchiltepeques, au Nord par celle de Tabasco,
au Nord-Est par celle du Yucatán, et au Sud par la « Mer Pacifique522 ». Cette description ne
distingue pas les provinces coloniales de la Nouvelle-Espagne (Yucatán, Oaxaca, et Tabasco)

521
Francisco Antonio Fuentes y Guzmán, Historia de Guatemala, Biblioteca Nacional de España, MSS/10481-
MSS/10483 3 ; Torres Lanzas, Relación descriptiva, op. cit., p. 14-15 ; Karl Offen, « Creating Mosquitia :
mapping Amerindian spatial practices in eastern Central America, 1629-1779 », Journal of Historical
Geography, vol. 33, 2007, p. 254-282.
522
Juarros, Compendio, op. cit., p. 10.

121
et celles du Guatemala (Totonicapán et Suchiltepeques). L’auteur n’y décrit pas non plus les
caractéristiques limitrophes, comme des montagnes et des fleuves, qui pourraient séparer les
juridictions. Il définit plutôt le territoire du Chiapas par sa situation en regard d’autres
provinces et des confins maritimes. Cette idée de juridiction limitée par d’autres juridictions
date de l’époque de la Conquête, quand les Espagnols fondent des villes et conquièrent les
territoires environnants. À cette occasion se créent d’énormes juridictions municipales de 20 à
30 lieues d’étendue (au lieu des 5 lieues autorisées par la loi) car le contrôle territorial des
cités s’étend jusqu’à la juridiction municipale voisine523.

Détail, « A Map of the Kingdom of Guatemala » in Domingo Juarros, À Statistical and Commercial History…,
John Baily (trad.), 1823, en regard de la page-titre.

Avec ce type de conception territoriale, il n’est pas étonnant de ne trouver aucune carte dans
le livre de Juarros. L’édition anglaise de 1823 contient une carte, mais celle-ci, comme les
cartes produites dans l’isthme, représente une région sans ligne de démarcation pour séparer
ce qui est maintenant un ensemble d’États fédérés, doté d’une frontière internationale
(Figure 3)524.

Définir la première république

L’indépendance, proclamée dans le Royaume du Guatemala au cours de l’été et l’automne de


1821, représente un choix pratique plutôt qu’idéologique, car l’Amérique du Sud a largement
achevé son indépendance et le Mexique vient de déclarer la sienne. Quand les agents royaux
et les conseils municipaux se prononcent entre août et novembre en faveur de l’émancipation,
la principale difficulté consiste à définir le type d’indépendance dont il s’agit : annexion au

523
Voir J. Dym, From Sovereign Villages…, op. cit., chapitre 1.
524
Domingo Juarros, Compendio de la Historia de la Ciudad de Guatemala, Guatemala, Ignacio Beteta, 1809,
vol. 1 ; Domingo Juarros, A Statistical and Commercial History of the Kingdom of Guatemala in Spanish
America, trad. John Baily, Londres, John Hearne, 1823.

122
Mexique ou création d’une république centraméricaine525. Le processus révèle des dissensions
internes très fortes entre villes et régions, latentes pendant les deux ans au cours desquels
l’Amérique centrale fait partie d’un empire Mexicain (1821-1823). La décision du
gouvernement mexicain de réorganiser les districts politiques est moins importante pour le
long terme. Selon l’historien fédéraliste Alejandro Marure, contemporain des faits, il faut
« que la démarcation ancienne et naturelle disparaisse de la carte pour détruire toutes les idées
d’indépendance526 ». Mais, quand l’Amérique centrale déclare son indépendance du Mexique
le 1er juillet 1823, les districts municipaux et les anciennes provinces coloniales élisent des
représentants à l’Assemblée constituante afin de fonder une république fédérale et administrer
les États.
C’est à ce moment que les députés stipulent que la juridiction de la nouvelle république sera
formée « [d]es provinces qui composaient le royaume du Guatemala », désormais « libres et
indépendantes des ex Espagne, Mexique, et de toute puissance ». Le territoire est toujours
perçu comme un ensemble de districts et non comme un espace délimité527. Ce processus,
associé pour nous à celui de la décolonisation, s’appuie implicitement et explicitement sur la
notion juridique de l’uti possidetis iuris, lequel admet les territoires coloniaux comme
territoires de nouveaux états souverains. Ce principe s’est appliqué dans toute l’Amérique
espagnole, offrant deux avantages aux nouveaux États. Le premier est d’ordre international.
En principe, appliquer l’uti possidetis aux territoires anciennement reconnus comme colonies
pouvait éviter d’éventuels conflits avec les États voisins ou les puissances européennes. Ces
derniers auraient pu profiter de possibles cas de terra nullius, ou terres vacantes, comme on le
voit sur la carte du Costa Rica ci-dessus. Le deuxième est interne : l’application de ce principe
limite la revendication possible de certains droits sur les terres de la part des Indiens528.
L’application du principe uti possidetis ne voulait pas dire qu’en pratique la nouvelle
fédération centraméricaine garderait les divisions internes entre partidos et provincias.
Autrement dit, les nouveaux États ne seraient pas obligés de reproduire exactement les
districts coloniaux. En Amérique centrale, pas de transition transitive entre, d’une part, des
territoires coloniaux et d’autre part des États nationaux avec des frontières bien délimitées,
prêts à être représentés sur une carte. Le manque de cartes que le nouveau gouvernement
aurait pu utiliser pour un tel projet explique peut-être ces difficultés. Le premier atlas créé
pour la région – un livre de huit planches – représentant l’État du Guatemala et ses sept
provinces, n’est publié qu’en 1836. Les autres États sont officiellement cartographiés dans les
années 1850529. La commission préparatoire du congrès travaillant sur la formation des États
travaille à partir de cartes coloniales de l’isthme datant de juin 1823. Celles-ci ressemblent
pour la plupart aux cartes déposées aujourd’hui aux Archives des Indes : plans de forteresses,
de portes et de côtes, mais dans l’ensemble il existe au moins une carte « géographique » du
royaume et des cartes « topographiques » des provinces530. Plus : la logique des congressistes
n’était pas d’identifier la limite d’une juridiction dans un État ou entre États, mais de
déterminer à quel État affilier les districts municipaux (partidos, provincias) limitrophes de
deux États en train de se constituer – comme le Chiquimula ou le Sonsonate entre le
Guatemala et el Salvador, la péninsule Nicoya entre le Nicaragua et le Costa Rica, et le

525
Voir Jordana Dym, « ‘Our Pueblos : Fractions with No Central Unity’ : Municipal Sovereignty in Central
America, 1808-1821 », Hispanic American Historical Review, n° 86-3, 2006, p. 431-466.
526
Alejandro Marure, Revoluciones de Centroamérica, desde 1811 hasta 1834, vol. 36, Biblioteca Guatemalteca
de Cultura Popular, Guatemala, Ministerio de Educación Pública, 1960 [1838], p. 100.
527
Cité en Marure, Revoluciones…, op. cit., p. 123.
528
Voir Steven R. Ratner, « Drawing a Better Line: Uti possidetis and the Borders of New States », The
American Journal of International Law, n° 90-4, 1996, p. 590-624, ici p. 593-595.
529
Voir J. Dym, « More Calculated », loc. cit., p. 347-348.
530
Archivo General de Centro América (AGCA), B1 Legajo 84, Expediente 2388 (84-2388), 17 juin 1823, f. 4v-
5.

123
Chiapas et le Soconusco entre la Fédération et le Mexique – en tenant compte des vœux
exprimés par les districts ou leurs représentants à l’assemblée. Ceux-ci définirent le territoire
et les juridictions en termes de relations entre entités municipales. Mais ils ne jugèrent pas
nécessaire de préciser les délimitations internes entre les districts et les États, ni de fixer la
limite externe entre la Fédération et les pays voisins. Les premiers congrès n’essayèrent donc
pas d’identifier la forme de chaque État dans la nouvelle république, mais les districts qui les
composaient.

Districts internes : territoires municipaux et formation de l’État

Les représentants des 34 territoires de l’ancien royaume, élus à l’assemblée nationale constituante
centraméricaine (ANC), eurent une tâche compliquée : le choix des districts, ou pueblos, pour
composer chaque État de la nouvelle Fédération. Les quatre intendances de San Salvador, Chiapas,
Nicaragua et Comayagua offrirent une base pour la division administrative et politique, comme les
évêchés de Guatemala, Chiapas, Honduras et Nicaragua. Plusieurs historiens suggèrent donc que
les intendances servirent de modèles incontestés à l’ANC pour dessiner les États de la nouvelle
Fédération531. Néanmoins, comme on l’a vu, le travail n’était pas aussi facile pour plusieurs raisons.
D’abord, les intendances ne se composent pas de tous les territoires de l’ancien royaume ; des
districts autonomes incluent des vastes administrations comme Quetzaltenango, Costa Rica,
Tegucigalpa et Sonsonate. Ensuite, le nouvel exécutif demande que le congrès considère l’érection
des provinces de hautes terres du Guatemala en État. Finalement, après un referendum de
municipalités au Chiapas, cette province choisit de rester intégrée au Mexique au lieu de s’affilier à
la république centraméricaine, à l’exception du district de Soconusco, où l’ayuntamiento vote
l’intégration à la Fédération. Ce choix entraîne de nombreuses conséquences au niveau
international532. Dans l’ensemble, l’ANC doit prendre en considération l’évolution politique future
de quatre intendances, mais elle est aussi obligée de créer des districts politiques pour plus d’une
douzaine de provinces coloniales, lesquelles avaient leurs propres intérêts et requêtes concernant
leur intégration dans les États.
Les premiers débats de 1823 indiquent l’influence qu’avaient les districts municipaux, ou
pueblos, forts de leurs 34 députés au congrès, sur la composition des États fédéraux et sur la
conception politique qui sous-tendait la nouvelle entité collective. En juillet 1823, l’ANC
approuve la proposition du député Fernando Antonio Dávila d’accorder à des individus ou à
des corporations le droit de soumettre des propositions à la commission responsable de la
formation des États533. Plusieurs députés acceptèrent de plaider en faveur d’une ville partant
du principe qu’aider le pueblo qu’ils représentaient aiderait « le reste [des pueblos] qui
forment la nation534 ». Dans des réunions préparatoires, Joaquín Lindo de Comayagua offre
aux districts limitrophes la possibilité de changer d’États si des « circonstances locales et
l’utilité générale » sont respectées et s’il n’y a pas de violence faite à un autre district ou à
« l’État535 ».

531
Voir Thomas Karnes, The Failure of Union : Central America, 1824-1960, Chapel Hill, University of North
Carolina Press, 1961 ; Miles A. Wortman, Government and Society in Central America, 1680-1840 , New York,
Columbia University Press, 1982 ; et Carlos Meléndez Chaverri, La Independencia de Centro América, Madrid,
MAPFRE, 1993.
532
Voir une bonne analyse de l’intégration du Chiapas au Mexique dans Manuel Angel Castillo, Mónica
Toussaint Ribot, et Mario Vázquez Olivera, Espacios Diversos, Historia en Comun: Mexico, Guatemala y
Belice : La construcción de una frontera, Mexico, Secretaría de Relaciones Exteriores, 2006.
533
AGCA B 91-2472, ANC, « Proposición », F.A. Dávila, 11 juillet 1823, f. 8.
534
AGCA B 91-2455, ANC, « Proposición », J.F. Córdova, M. Menéndez, de Santa Ana Metapam,
29 septembre 1823, f. 8.
535
AGCA B 91-2458, ANC, 31 décembre 1823, f. 14. Envoyé à la Commission Constitutionnelle,
1er janvier 1824.

124
En pratique, l’ANC soutient les districts municipaux qui veulent changer de capitales
régionales ou de provinces. Le conseil municipal représentant la ville et les villages du district
de Santa Ana enjoint les députés José Francisco de Córdova et Marcelino Menéndez à les
ségréger de la capitale provinciale, San Salvador, avec laquelle il affirme avoir des « relations
inamicales » dues aux événements survenus pendant l’Indépendance et l’annexion au
Mexique. En attendant la formation de la Fédération, Córdova sollicite la dépendance de
Santa Ana à l’égard des autorités du Guatemala536. Ahuachapán, dans le district de Sonsonate,
réclame à l’ANC le droit de se joindre au Salvador, indépendamment de sa capitale coloniale
(la ville de Sonsonate), accusant le cabildo de cette villa d’avoir empiété sur sa propre
juridiction à plusieurs reprises537. Le village de Cedros, qui avait dénoncé son allégeance à
Tegucigalpa pour rejoindre celle de Comayagua lors de l’indépendance, fait pression pour un
retour à l’administration de cette dernière, une ville « d’hommes libres qui ont su soutenir
[leurs] droits », avec laquelle Cedros partage des liens familiaux et des connexions agraires et
minières538. La cité de Granada se refuse à former un État avec le district de León, tandis que
les électeurs des villages indigènes de Matagalpa, Sebaco et Jinotega votent en faveur de la
séparation avec Granada, acceptant León pour capitale. Leur raison ? « [I]l convenait à la
prospérité nationale de conserver l’unité et l’intégrité de la province de Nicaragua539 ». Rivas
renonce à son pacte social avec Granada, en cherchant aussi à se réunir avec son ancienne
capitale León540. Au-delà de ces revendications, deux provinces réclament à l’ANC le statut
d’État : le Sonsonate et les provinces montagneuses guatémaltèques de Los Altos541. Les
autorités locales avaient tout intérêt à promouvoir les intérêts locaux sans chercher forcément
à renforcer les États. Bien que de nombreux districts de l’ancien Royaume du Guatemala
eussent accepté de participer au projet fédéral, ils conservèrent néanmoins les mêmes
ambitions qu’à l’époque coloniale.
L’ANC prit quelques décisions en faveur de ces districts, approuvant le retour du district de
Cedros dans le giron de Tegucigalpa (le 3 février 1824)542 ; en juillet 1825, le congrès national
accepte les « pétitions récurrentes des autorités et corps municipaux des pueblos du partido de
Nicoya visant à être séparés de l’État du Nicaragua et attaché à celui du Costa Rica ». Il
autorise en outre la reconnaissance par Nicoya des autorités costariciennes « jusqu’à la
délimitation des territoires des États » et sa représentation par sa législature543. Dans un
troisième cas, l’ANC enjoint Sonsonate à proposer un deuxième référendum à tous les
villages du district, afin de confirmer son allégeance à l’État du Salvador, en dépit de (ou peut
être à cause de) ses 300 ans d’histoire comme satellite indirect de la ville de Guatemala. Après
la tenue du référendum, l’ANC ratifie l’agrégation de cette province à celle du Salvador, le

536
AGCA B. 84-2386, « Instrucción que comunica el Ayuntamiento de la Villa de Santa Ana a sus diputados ».
537
Manuel José Arce, Memoria del General Manuel José Arce, San Salvador, CONCULTURA, 1997,
« Documentos inéditos relativos a la anexión de la Provincia de Sonsonate al Estado de El Salvador (1824) »,
p. 363.
538
AGCA B 98-2707, ANC, « Sobre la adhesión de Cedros », 27 janvier et 2 février 1824.
539
AGCA B 91-2455, f. 16 et 84-2385, n° 2, Matagalpa, 4 septembre 1823. Les représentants de Grenade,
Benito Rosales et Manuel Mendoza, demandent le 21 septembre que « la distribution des états fédéraux »
compte Grenade comme un district « qui convient à unir comme un État séparé de celui de León ».
540
« Acta del cabildo abierto…en la villa de Nicaragua…8 julio de 1823 », in Chester J. Zelaya, Nicaragua en la
Independencia, San José, Editorial Universitaria Centroamericana, 1971, p. 294-296.
541
AGCA B 91-2472, f. 8. ANC, Aucune date ou signature.
542
AGCA B7.25 98-2707, ANC, Comisión de Gobernacion : « Si Cedros debe apartenecer a Tegucigalpa o a
Comayagua », 1824.
543
« Acta de Anexión del Partido de Nicoya », 24 July 1824, en Ligia Cavallini de Arauz, « La municipalidad de
Nicoya, 1820-1824 », Revista de la Universidad de Costa Rica, n° 38, 1974, 73-81 ; Congreso Federal, Decreto,
9 décembre 1825, in Lorenzo Montúfar, Reseña Histórica de Centroamérica, Guatemala, Tip. de « El
Progreso », 1878-87, vol. IV, p. 382, et http://www.manfut.org/cronologia/anexanicoya.html.

125
5 mars 1824544. Dans leur ensemble, ces exemples montrent que les pueblos ou districts
municipaux tenaient autant à leur droit d’élire des représentants aux congrès nationaux qu’à
leur capacité à peser sur les décisions de la Fédération. Cette « pensée d’enclave » remontait à
la période coloniale et à sa façon d’organiser l’espace et la politique. Elle accordait à un
village, comme Cedros, ou à un district composé de plusieurs villages, comme Sonsonate, un
droit de regard sur leur subordination territoriale et la formation des États. Ces décisions sont
prises non seulement sans préciser les limites ou les frontières de chaque district, mais sans
même les mentionner comme un élément de la transaction. Qu’il gagne ou perde du territoire,
chaque État semble indifférent à l’extension exacte du ressort juridictionnel des communautés
dont il se sépare ou qu’il agrège.
Cela dit, en dépit de ces signes de soutien en faveur du droit des pueblos à choisir leur
affiliation, l’ANC avait pour but la formation des États fédéraux. En décembre 1823, les
capitales des intendances de Salvador, Nicaragua, et Honduras, assemblées en leurs propres
congrès, décidaient de former des gouvernements d’État avant que l’ANC n’ait terminé ses
délibérations sur la division de la république. De plus, les quatre villes principales du Costa
Rica établirent un pacte en vue de créer un gouvernement. Afin d’influer sur les événements,
l’ANC décréta des instructions générales. Le 1er avril 1824, le Congrès refusa la requête du
député de Quetzaltenango, Cirilo Flores. Celui-ci proposait d’attendre l’élection d’une
assemblée de l’État du Guatemala pour que l’ANC décide si elle approuvait ou non la création
de l’État de Los Altos545. En fin avril, L’ANC refuse aux municipalités d’Acasaguastlan,
Gualan et Chimaltenango (Guatemala) le droit d’ériger une junta gubernativa parce que les
États s’apprêtent à installer leurs congrès constituants546. Plus tard, l’ANC refusa la
proposition de quatre délégués qui voulaient obliger Granada et Segovia à ne pas siéger au
premier congrès nicaraguayen en raison de leurs difficultés avec León, la capitale.547 Et le
11 mai 1824, l’ANC décréta la réunion du congrès pour les cinq États de Guatemala, San
Salvador, Honduras, Nicaragua et Costa Rica. La Fédération devait se limiter à ces cinq États,
pas un de plus. Même si les députés donnent la possibilité au Chiapas de constituer un sixième
État (comme les États-Unis le firent pour le Canada en 1777), cette éventualité ne se réalisa
pas548.
La constitution fédérale de novembre 1824 respecte les principes d’un territoire national
composé de districts, et sans frontières identifiées. Elle stipule que « le territoire de la
République est le même que celui qui composait l’ancien royaume du Guatemala, avec pour
exception provisoire la province du Chiapas », ajoutant que la Fédération auraient les cinq
États mentionnés ci-dessus et Chiapas, s’il le voulait549. Si le nombre des États de la
Fédération devrait se décider immédiatement, son extension et composition pourrait attendre,
selon l’article 7 qui stipule que « la délimitation des territoires des États se fera par une loi
constitutionnelle, en présence des données nécessaires ». Mes recherches, mêmes
incomplètes, suggèrent qu’une délimitation formelle fixant une limite précise entre

544
Arce, « Documentos inéditos », loc. cit. Sonsonate et ses pueblos votent en novembre et décembre de 1823
pour s’unir avec El Salvador. Après que les représentants de Guatemala s’opposent à la mesure début 1824,
l’ANC réclame un nouveau vote par paroisse. Guatemala accepte la possibilité de la perte de Sonsonate dans sa
constitution de 1825, mais continue à considérer la juridiction comme partie officielle de l’État. Constitución de
Guatemala, 1825, Titre 1, Section 3, Arts. 35 et 36.
545
AGCA B 91-2462, C. Flores, Proposition, 1 avril 1824, f. 1, 27.
546
AGCA B 101-2825, Comisión de legislación, 30 avril 1824.
547
AGCA B 91- 2464, Proposition de Gálvez, Castillon, Muñoz et Hernández, 10 septembre 1824. Rejeté le
11 septembre, f. 8.
548
Le Chiapas rejoint le Mexique. AGCA B1 4125-92804, ANC, Decreto, 11 mai 1824, Art. 1, f. 7-8v. États-
Unis, Articles de Confédération, 1777, Art. XI.
549
Voir le texte de la Constitution Fédérale (1824) :
http://www.cervantesvirtual.com/portal/Constituciones/Rep_Fed_Centroamerica/rep_fed_centroamerica.shtml

126
départements et États n’a jamais existé, mais l’organisation de l’administration interne par
enclaves ou provinces s’est réglée rapidement550.
Les assemblées constituantes des États, qui se réunirent entre 1824 et 1826 pour rédiger des
constitutions ont, comme le Compendio de Juarros en 1808, établit les confins de leur
territoire sans préciser de limites ni ressentir le besoin de délimiter. Que disent précisément
ces constitutions ? Prenons le préambule de la première, écrite au Salvador en 1824. Elle
évoque des « représentants des pueblos inclus dans l’Intendance de San Salvador et l’alcaldía
mayor de Sonsonate » se réunissant dans un congrès constituant. L’article 4 répète que le
nouvel État reprend les limites du territoire colonial, car « le territoire de l’État comprend
ceux anciennement inclus dans l’Intendance […] et Alcaldía Mayor […]. Il a comme limites à
l’ouest, la rivière Paz, l’anse (Ensenada) de Conchagua à l’Est, la province de Chiquimula et
le Honduras au Nord, la Mer Pacifique au Sud. » Chiquimula s’unira finalement au
Guatemala, mais cette province limitrophe n’est pas perdue pour le Salvador. Ce que le
préambule met bien en évidence, c’est l’organisation territoriale par districts et par les limites
maritimes et fluviales. La constitution de l’État de Guatemala de 1825, reprend la même
logique, et identifie le territoire du nouvel État comme un ensemble de juridictions déjà
établies (les pueblos de partidos), et comprenennt des provinces disputées avec le Salvador
(Chiquimula et Sonsonate) et le Mexique (Chiapas y Soconusco)551. En 1826, le Nicaragua
fait de même dans l’article 2 de sa constitution. Ce dernier identifie le territoire de l’État
comme réunissant les partidos coloniaux de Nicaragua (Granada, Masaya, Matagalpa,
Segovia, León, Subtiava, et Realejo) et limité par les États du Honduras et Costa Rica
(reconnu comme « État Libre ») et les eaux : la mer Caraïbe, le Golfe de Conchagua, l’Océan
Pacifique552. Seul l’État du Honduras dit inclure dans son territoire, « tout ce qui correspond,
et qui a toujours correspondu, à l’évêché du Honduras », parce que la province de
Tegucigalpa a été indépendante de Comayagua dans la politique mais jamais dans la
religion553.
Certains diront peut-être que les congrès des États et de la Fédération voulaient définir une
frontière ou des limites, mais les lois et les décisions subséquentes montrent qu’en dépit du
discours politique sur les ‘limites’ et les ‘démarcations’ suggérant un véritable désir de définir
un geobody national, le processus n’est qu’une agrégation de districts politiques et
administratifs. Il ne s’agit pas de mesurer et borner un territoire pour indiquer la séparation
des départements/États. Les constitutions du Guatemala, Honduras et Nicaragua prévoient des
lois pour déterminer la façon de diviser les départements554. Ces lois, promulguées
rapidement, reprennent encore les anciens partidos comme nouveaux départements composés
de districts municipaux (municipalidades), système inspiré de la France révolutionnaire.
Encore une fois, la géographie est remarquablement absente. En juin 1824, le Salvador
préserve ses quatre principales juridictions coloniales comme départements, avec les mêmes
noms et les mêmes villes capitales : San Salvador, Sonsonate, San Vicente et San Miguel555.
En juillet 1825, le Honduras décrète ses limites territoriales, et coupe l’État en 7 départements

550
Voir anexes E-F in J. Dym, From Sovereign Villages, op. cit. ; Asamblea Legislativa de Guatemala,
Decreto 60, 12 octobre 1825, Article 1. AGCA B11.5 192-4146 ; Constitution del Salvador, 1825 ; Asamblea
Constituyente del Estado de Honduras, Decreto, 28 juin 1825, en Revista del archivo y biblioteca nacionales,
vol. 7, 1928, p. 267-270 ; Marure, Efemérides, 36 (Costa Rica).
551
Constitution du Guatemala (1825), Article 35.
552
Constitution de Nicaragua (1826), Article 2.
553
Constitution de Honduras (1825), Article 4.
554
Ibid. ; Constitution de Guatemala (1825), Articles 37 et 38 ; Constitution de Nicaragua (1826), Article 3.
555
Marure, Efemérides, op. cit., p. 25. Le congrès de Salvador organise le territoire dans une loi de 12 juin 1824.

127
avec 46 districts ; le Costa Rica se divise en 5 districts prenant ses 5 municipalités principales
pour base556.
On peut considérer le processus de formation d’États nationaux en Amérique centrale au
cours de cette période fédérale comme un succès. Même si la Fédération se désintègre une
décennie après sa création, les cinq États et territoires internes nés des constitutions de 1824 à
1826 restent largement intacts lorsqu’ils se transforment en pays indépendants557. Les districts
ont même parfois le droit de choisir leur État d’affiliation comme au Guatemala, où quelques
villages changent de département tandis que l’État de Los Altos, indépendant entre 1838 et
1839, réintègre la nation558. Ceci précisé, la consolidation territoriale coûte cher, car des villes
importantes comme Quetzaltenango (Guatemala), Granada (Nicaragua), et Santa Ana (El
Salvador), ne parviennent pas à convaincre l’ANC de les ériger en États, contribuant à des
tensions internes et des guerres civiles pendant la période fédérale et après sa dissolution. Le
cas du Chiapas en particulier offre des leçons sur la connexion entre l’établissement de
frontières nationales et internationales.

Frontières internationales

L’échec de la Fédération ouvre la porte à des conflits frontaliers entre les anciens États : le
Honduras et le Nicaragua se disputent la région de la Mosquitia ; le Guatemala et le
Honduras, la zone du Rio Motagua, et le Costa Rica et le Nicaragua, la péninsule de Nicoya.
Le dernier conflit cité se résout par un traité en 1858 ; les deux premiers se poursuivent
jusqu’à un arbitrage international au cours du XXe siècle559. Comme nous l’avons vu,
l’indépendance introduit d’importantes réaffectations de territoires : mouvement d’un district
entier d’un État à un autre, comme Sonsonate qui passe du Salvador au Guatemala,
Guanacaste du Nicaragua au Costa Rica.
Le troisième mouvement, celui du Chiapas et de Soconusco au Mexique occasionne le
premier conflit international sur le territoire devenant national et diffère des cas déjà évoqués
parce qu’il oppose l’Amérique centrale – et après 1838 le Guatemala seul – au Mexique. Dans
ce cas, l’on note que la formation d’un territoire national, dans le contexte de limites
internationales, commence par un processus identique à celui qui définissait les districts
adhérant à des États particuliers. Comme l’indiquent les analyses plus complètes de Mario
Vázquez à ce sujet, nous sommes en présence d’une province frontalière avec la Nouvelle-
Espagne et qui a tissé de longue date des relations commerciales et des réseaux familiaux de
part et d’autre de la frontière560.
Après la dissolution de l’Empire mexicain en 1823, le Mexique offre aux provinces de
l’Amérique centrale le droit de déterminer leur sort : se retirer de la république mexicaine en
formation ou s’y joindre. La majeure partie de l’Amérique centrale déclare son indépendance
lors de la réunion de l’assemblée constituante du 1er juillet 1823, mais le Chiapas et ses districts
connaissent un sort plus compliqué. Au départ, le Mexique refuse aux Chiapanèques le droit de
choisir ; ensuite, il autorise un nouveau référendum, organisé par une Junte générale composée

556
Ibid., p. 34-36. Marure identifie les départements nommés dans les décrets d’Honduras (28 juillet 1825),
Guatemala (12 octobre 1825), Costa Rica (13 octobre 1825), et les changements des années 1830 et 1840.
557
Voir J. Dym, From Sovereign Villages, chapitre 8.
558
Arturo Taracena Arriola, Invención Criolla, Sueño Ladino, Pesadilla Indígena : Los Altos de Guatemala, de
región a Estado, 1740-1850, Guatemala, CIRMA, 1997, p. 279.
559
Hall and Pérez Brignoli, Historical Atlas, op. cit., p. 48. Pour des résumés de chaque conflit, voir Gordon
Ireland, Boundaries, Possessions, and Conflicts in Central and North America and the Caribbean, Cambridge,
Harvard University Press, 1941.
560
Voir Mario Vázquez, « La disputa por Chiapas y el Soconusco. Formación del Estado y gestación de la
frontera entre Centroamérica y México, 1821-1842 », Conference on Latin American History, janvier 2008,
Washington, D.C. et aussi Castillo, Robot, et Vázquez Olivera, Espacios Diversos, op. cit.

128
de représentants de tous les districts de la province et dans laquelle les municipalités expriment
leurs voix. Entre temps, la ville de Tapachula, le 24 juillet 1824, décide par vote de se séparer
du Chiapas et du Mexique. Pour ceux qui sont en faveur de l’union avec le Mexique, comme
Manuel Larrainzar, cette décision municipale n’est pas légale car seule la Junte en place a
autorité pour se prononcer pour la province, les districts individuels n’ayant plus le droit de
s’exprimer indépendamment561. Si le décret mexicain du 26 mai 1824 laisse le Chiapas choisir
son sort politique, il précisait néanmoins qu’« il n’était pas loisible à chaque pueblo de décider
de son sort, tout seul, sans en référer aux autres […]562 ». La réponse de la Junte fut plus
modérée. Celle-ci prit en compte une décision d’adhésion au Mexique prise le 3 mai par
Tapachula (en réponse à une demande faite par la Junte). Mais elle précise cependant que le
« partido de Tapachula […] devra être rappelé à l’ordre afin de lui faire comprendre qu’il
devra accepter le même destin que la province entière563 ». Pourquoi tant de détails ? Comme le
dit Larrainzar, c’était pour « soutenir l’intégrité du territoire du Chiapas, et les droits qu’il avait
de ne pas permettre le démembrement de ses pueblos564 ». La controverse oppose des unités de
territoire ayant le statut de juridictions politiques – municipalités ou pueblos – et non des
espaces où tracer une ligne de séparation entre pays. Une communauté allait demeurer dans un
pays ou passer au gouvernement ou souveraineté d’un autre. Ce qui était en jeu, c’était le locus
de la souveraineté ainsi que la représentation. Une communauté avait-elle le droit de se
représenter elle-même ou devait-elle nécessairement s’intégrer dans une communauté plus
large ? Qu’est-ce qui avait valeur politique : les parties ou l’ensemble ?
Le 24 juillet 1824, l’ANC accepta la décision de Tapachula de se séparer du Chiapas,
déclarant son incorporation à l’Amérique centrale565. Suivant la logique appliquée aux autres
demandes de changement de province ou d’État, cette décision n’est pas étonnante si l’on
considère légitime la pétition de Soconusco visant à se séparer du Chiapas. L’assemblée avait
déjà rejeté le principe selon lequel les juridictions des intendances devaient rester immuables
et représenter les bases des États de la nouvelle république. Néanmoins, dans le contexte d’un
conflit non seulement entre parties d’une seule entité souveraine mais entre deux pays
(Mexique et Amérique centrale), elle était confrontée à l’opposition de la Junte du Chiapas et
du gouvernement mexicain566. Pour Larrainzar, Chiapanèque favorable à l’intégration au
Mexique, le problème fondamental était de permettre aux « petites fractions de provinces de
décider seules de leur sort politique. » Devait-on prendre pour un casus belli cette attaque
contre les intérêts de la province et la loi des nations567 ? Mais le Mexique puis le Guatemala
ne souhaitaient pas la guerre. Ils se mirent d’accord pour autoriser l’autogouvernement des
municipalités avant de signer un accord. En conséquence, Soconusco se sépara de facto du
Chiapas et du Mexique568. Comme l’Amérique centrale, le congrès mexicain souligna le statut
de district que détenait Soconusco : en tant que partie d’une province plus grande, il ne devait

561
Voir la narration d’indépendance, intégration ou séparation dans Castillo et Vázquez Olivera, mais pour une
discussion de l’influence des municipalités, voir les sources primaires, comme Manuel Larrainzar, Noticia
Histórica de Soconusco y su incorporación a la República Mexicana, México, Imprenta de J.M. Lara, 1843 et
Soconusco (ocupado militarmente). Larrainzar, Noticia Histórica, op. cit., p. 58. Voir aussi Marure, Bosquejo
Histórico, vol. 1, p. 156-167, pour un point de vue guatémaltèque des événements de 1823-1824.
562
Larrainzar, Noticia Histórica, p. 58.
563
Ibid., p. 59-60.
564
Ibid., p. 60
565
Ibid. (Il cite la date comme 18 août à la page 70).
566
Larrainzar, Noticia Histórica, p. 61.
567
Ibid., p. 70-71.
568
Ibid., p. 71-74. Les deux pays acceptent de retirer les troupes, et que « seules les autorités municipales
gouvernent jusqu’à ce qu’on règle la question des limites » (« que no gobernaran otras autoridades mas que las
municipales, hasta que se arreglara lo relativo a limites ».

129
pas être « démembré » de son État, composé « de partidos dont les représentants participèrent
à la Junte qui détermina l’union de tel État à la république [mexicaine]569 ».
Pendant dix-huit ans, sans accord permanent, les deux gouvernements acceptent que
Soconusco reste « neutre » et gouverné par ses autorités municipales jusqu’à la négociation
d’un accord570. Le Mexique met fin au statu quo en 1842 avec l’envoi, par le général-
président Santa Anna, des troupes du colonel Juan Aguayo – 400 hommes – qui déterminent
le choix « libre » des municipalités de Soconusco. Escuintla (le 10 août), Tapachula (le
15 août) et Tuxtla (le 18 août) votent en faveur de leur « [réincorporation] à la nation
mexicaine comme partie intégrante du Département du Chiapas571 ». Pour ceux qui
soutiennent la solution mexicaine, cette décision est librement consentie ; pour ceux qui y sont
opposés, elle est un pronunciamiento arraché sous la pression militaire et non un choix
délibéré572.
Une bonne vingtaine d’années après le début du conflit, les droits des pueblos – ou, plus
précisément, des conseils municipaux – de voter pour ou contre une affiliation politique reste
un repère important. Larrainzar évoque la doctrine médiévale d’Alphonse X le Sage à propos
du rôle représentatif des ayuntamientos ó consejos de alguna ciudad ó villa (échevinages ou
conseils de quelque ville). Il fonde en outre son argumentaire sur certains experts de la loi des
nations, comme Pufendorf, Grotius et Vattel. Il recourt également à des exemples comme
ceux de Baton Rouge (1810) et Mobile (1812) qu’occupent les États-Unis. Le Congrès de
Vienne montre, selon lui, que « l’histoire moderne est remplie d’événements par lesquels les
villes, les districts et des provinces entières se séparèrent d’un royaume pour faire partie d’un
autre573 ». D’un côté comme de l’autre de la dispute, donc, et aussi tardivement qu’en 1842,
les États tiennent compte du soutien des communautés locales à l’un ou l’autre pays et ne
raisonnent pas en termes d’espace délimité par une ligne fixant une frontière internationale.

Conclusion

Au cours des premières années de la République Fédérale de l’Amérique centrale, la création


de cartes visant à délimiter les frontières suscitaient moins d’intérêt de la part des nouveaux
gouvernements que la prise en compte des intérêts politiques des geo-bodies qui composaient
l’ancien territoire du Royaume, ses provinces, districts municipaux et gouvernements. En
premier lieu, ce manque d’attention (si l’on peut dire) est lié aux traditions spatiales et
cartographiques qui définissaient des confins (confines) entre juridictions contigües plutôt que
des lignes de séparation claires. La prise en compte de cette culture permettrait peut-être de
revisiter l’affirmation suivante de l’historien Raymond Craib : « sans une carte fiable, le
nouveau gouvernement ne pouvait guère commencer à concevoir, sans parler d’achever, la
réorganisation politique du territoire574 ». En offrant aux villes et villages de l’Amérique
centrale le choix d’appartenir à l’un ou l’autre État dans la Fédération, et en convoquant un
referendum au Chiapas à propos de son incorporation à l’Amérique centrale ou au Mexique,
les autorités de la nouvelle nation et ses États constituants construisirent des territoires à partir
de pièces de puzzle de différentes tailles, formes et importances.

569
Le 22 août 1825. Discussion de la commission de la chambre mexicaine des députés, in Larrainzar, op. cit.,
p. 76.
570
Aquino Juan et Corzo Gamboa, Independencia de Chiapas, p. 244-58, p. 321-22 ; Soconusco (territorio de
Centro-América).
571
Larrainzar, Noticia Histórica, p. 81-83.
572
Ibid., p. 83 ; Soconusco ocupado militarmente, p. 2-3.
573
Ibid., p. 91-92, p. 137.
574
Raymond Craib, « A Nationalist Metaphysics : State Fixations, National Maps, and the Geo-Historical
Imagination in Nineteenth Century Mexico », Hispanic American Historical Review, n° 82-1, 2002, p. 36.

130
En second lieu, la formation d’États précédant la définition de lignes frontalières suggère que,
en dépit de l’énorme travail théorique à propos des frontières (borders), limites et confins
(borderland), il faut prendre en considération non seulement les acteurs culturels et ethniques,
comme c’est habituellement le cas pour les études sur la décolonisation, mais aussi les
institutions et les communautés locales. Les frontières internationales ne sont ainsi pas
l’unique site de tension et de conflits juridictionnels ; ceci ne raconte qu’une partie de
l’histoire. Quand les pueblos et partidos de l’Amérique centrale réclamaient un changement
d’allégeance d’un État à un autre, et par la suite d’un département à un autre, ils portaient
aussi témoignage que la formation de limites ou de frontières internes, soit par délimitation
soit par attribution à une juridiction particulière, revêtait une grande importance.
C’est à la suite de la fragmentation de la Fédération en cinq républiques souveraines (1838),
l’invasion du général mexicain Santa Ana à Soconusco (1842), puis l’annexion de la seule
juridiction du Chiapas qui avait voté pour s’unir à l’Amérique centrale en 1824, que les chefs
d’État s’intéressèrent à la démarcation de ce qui deviendra des frontières internationales. Au
cours de cette période, le discours politique commence également à changer. Les constitutions
du Nicaragua (1838) et du Costa Rica (1844) fixent les limites du pays en définissant très
clairement un espace géographique. L’on commence à évoquer des « lignes de
démarcation575 ». Cela dit, ces lignes restent invisibles si elles ne font pas partie du paysage.
Le voyageur américain John Lloyd Stephens lorsqu’il voyage à pied du Guatemala vers le
Honduras en 1839 et 1840 ne trouve pas de « signes visibles » pour indiquer où le premier
arrête et où l’autre commence. Il note cependant qu’« un fleuve au beau milieu d’une étendue
sauvage » représente une ligne de frontière entre le Nicaragua et le Costa Rica576. Un seul
pays, le Guatemala, publie un atlas national avant la chute de la Fédération, lequel comporte
une carte du pays et sept cartes, une pour chaque département577. En 1836, Juan Galindo
réalise une carte du Costa Rica pour la Royal Geographic Society de Londres578, mais il faut
attendre 1858 pour que paraissent les cartes nationales du Nicaragua et du Salvador grâce à
l’ingénieur allemand Maximilien von Sonnenstern579. C’est encore plus tard, en 1875, que le
Guatémaltèque Andrés Dardón décrit le conflit entre son pays et le Mexique à propos du
Chiapas comme une « question de limites ». La question est enfin résolue dans le cadre d’une
définition de ligne frontière et non plus dans celui de l’affiliation des habitants, institutions et
territoire. À la fin du XIXe siècle, Dardón use d’un langage et d’une approche devenus
courants pour débattre des frontières internationales, beaucoup plus nombreuses qu’au début
du siècle580. Comme en témoignent les travaux de Charles Maier, Jeremy Adelman et Stephen
Arom à propos d’autres régions, c’est à cette période que des régions de confins (borderlands)

575
Constitución de Nicaragua (1838), art. 2 ; Constitución de Costa Rica, 1844, art. 47.
576
John Lloyd Stephens, Incidents of Travel in Central America, Chiapas and Yucatán, New York, Harper and
Brothers, 1841, p. 90 et 382.
577
Miguel Rivera Maestre, Atlas guatemalteco en ocho cartas formadas y grabadas en Guatemala de orden del
gefe del estado C. Doctor Mariano Gálvez, Guatemala, 1832. La carte de Quetzaltenango comprend Soconusco.
578
Juan Galindo, « On Central America », Journal of the Royal Geographic Society of London, n° 6, 1836, « A
Sketch of the State of Costa Rica », p. 135.
579
Geographical map of the republic of Nicaragua with three plans and views by Fermin Ferrer, … 1855 ; Mapa
oficial de la República de Nicaragua por Maximiliano von Sonnenstern, New York, 1858, Mapa general de la
republica de San Salvador, levantado por Maximilian v. Sonnenstern …, Long Island, New York, 1858. Pour la
cartographie historique de Honduras et Nicaragua, voir Noe Pineda Portillo, Historia de la cartografía hondureña,
Tegucigalpa, Instituto de Geografía Nacional, 1998, Orient Bolivar Juarez, Maximiliano von Sonnenstern y el
primer mapa oficial de la Republica de Nicaragua, Managua, Editorial Vanguardia, 1995, et Isabel Siria Castillo,
« Reseña histórica preliminaria de la cartografía en Nicaragua », Doc. Anal. Geog., n° 28, 1996, p. 163-173 (à
consulter sur http://ddd.uab.es/pub/dag/02121573n28p163.pdf).
580
Andrés Dardón, La cuestion de límites entre México y Guatemala, Mexico, Imprenta de I. Escalante, 1875, et
une réponse mexicaine, La cuestion de limites entre Mexico y Guatemala, Refutacion al opúsculo de D. Andrés
Dardón (Tomada del « Diario Oficial »), Mexico, Secretaría de Relaciones Exteriores, 1875.

131
deviennent espaces dotés de frontières (bordered lands), notamment dans les ouvrages
contemporains qui insistent sur la démarcation des limites et la reconnaissance de frontières
précises581. Le passage d’une conception où l’espace national ou républicain est conçu comme
un ensemble de juridictions politiques ou administratives à celle où il est pensé comme un
espace physique prit, donc, la plus grande partie du siècle.

« Chiapas in Contention », New York Times, 1er février 1895, « Map Showing the Territory in Dispute »

Avec ses problèmes internes et le démembrement de 1848 à la suite de la guerre avec les
États-Unis, le Mexique n’est pas suffisamment puissant pour résoudre la question de sa
frontière avec le Guatemala jusqu’aux années 1870. À cette date, ce dernier insiste pour la
création d’une délimitation selon une « ligne de démarcation ». En 1877, une convention
préliminaire permet de commencer le travail de levées sur le terrain, qui aboutit aux premières
recommandations. Lorsque les deux pays envoient leurs représentants à New York dans les
années 1880 pour résoudre la question frontalière, ils cherchent à l’établir en suivant les lignes
de la carte géographique. Le pays le plus puissant enregistre dans la loi ses pratiques de
terrain (Fig. 4). Le Guatemala accepte l’incorporation de principe du Chiapas et de Soconusco
au Mexique en échange d’une démarcation acceptable pour les deux pays. Au lieu d’identifier
les provinces frontalières, le traité définit une limite qui suit « la ligne divisant la rivière
Siushite à partir d’un point dans la mer distant de trois lieues de son embouchure supérieure et
suivant son chenal le plus profond au point où il croise le plan vertical passant par le point le

581
J. Adelman et Aron, « From Borderlands to Borders », loc. cit., p. 816. « Define frontier: a meeting place of
people in which geographic and cultural borders were not clearly defined ; and borderlands, the contested
boundaries between colonial domains », loc. cit., p. 815-816.

132
plus élevé du volcan Tacana... », etc.582 Des « comités scientifiques » mixtes sont chargés de
« tracer correctement la ligne frontière sur des cartes fiables et d’ériger des monuments pour
montrer sur le terrain les limites des deux Républiques ». La frontière doit être tracée en deux
ans583. La carte internationale enregistrant la ligne de démarcation entre le Mexique et le
Guatemala fut signée le 2 avril 1899584. Non seulement la frontière perdure aujourd’hui
encore, mais les deux pays financent une Commission Internationale des Limites et des Eaux,
dont les membres précisent le bornage, coopèrent dans la construction de ponts et le dragage
des fleuves frontaliers, et collaborent dans la création d’une « brèche de frontière » (border
breach) comprenant 5 mètres de forêt de chaque côté de la ligne de démarcation585. Après
avoir conquis la carte, la ligne frontière est en train de conquérir le territoire lui-même.

582
The questions between Mexico and Guatemala, Guatemala [?], El Mensajero de Centroamérica, 1895, p. 9,
« Boundary Treaty with Mexico », Article 3.1.
583
Ibid., p. 10.
584
Voir Mexico, Ministerio de Relaciones Exteriores, Sección Mexicana, Comisión Internacional de Límites y
Aguas entre México y Guatemala, http://www.sre.gob.mx/cilasur/guatant.htm.
585
Alejandro Reyes Huerta, « Land Demarcation between Mexico and Guatemala and protection works in the Suchiate
River », International Symposium on Land and River Boundary Demarcation…, 2006,
http://www.dur.ac.uk/ibru/conferences/thailand2006/.

133
Troisième section

La Monarchie composée, la République, l’Empire

134
Entre la ruine, la calamité, la disgrâce, la chute, la perte, l’ignorance, la décadence et
l’oubli : questions de culture politique au sein de l’empire lusitano-brésilien.
Rio de Janeiro, 1808-1820

Iara Lis Schiavinatto (Universidade de Campinas)

« Qui pourrait séparer des événements en cours les couleurs pathétiques


qui les caractérisent ? »
José Acúrsio das Neves

« Dom [João] asséna un coup herculéen à l’Hydre du Jacobinisme et au


Dragon du Monopole qui avaient attaqué les entrailles vitales du corps
social. »
José da Silva Lisboa

Versé en culture antique, en grec et en philosophie, élève du cours de réthorique, de poétique


et de géographie de Manuel Ignacio da Silva Alvarenga, auteur de textes religieux et
politiques, puis membre de l’Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro, Luis Gonçalves dos
Santos, alias le Père Perereca, est l’auteur des Memórias para Servir à Historia do Reino do
Brasil (Mémoires pour servir l’Histoire du royaume du Brésil), écrites en 1820 et publiées en
1825, soit, rétrospectivement, une fois la guerre gagnée et D. João VI proclamé roi et sous la
pression de la polémique croissante autour de son éventuel retour au Portugal. Dans ses écrits,
il distingue trois grandes périodes : 1808, 1815 et 1818. Elles sont essentiellement rattachées à
la figure du monarque, à l’ensemble des changements introduits par celui-ci au Brésil, aux
sentiments politiques sur lesquels se fondent les relations d’assujettissement entre sujets et
monarque. Ces périodes s’illustrent par leur prospérité.
Dans ces Mémoires, l’année de 1808 se pose irréfutablement comme porteuse d’un fait
« inédit, inouï, chargé de nouveauté », sous les auspices de la « Providence Divine » qui
« érige sur terre de nouveaux empires » et réaffirme ainsi la métaphore du « paradis
terrestre ». Par cette clef interprétative, il oppose « le nouveau système politique, le nouvel
ordre des choses à l’ancien système colonial », qualifiant le débarquement de la famille royale
d’événement si extraordinaire et si prodigieux qu’il en devient le partage des eaux entre
l’ancien et le présent. De la même façon, face à la transplantation de la Cour, il oppose le
Brésil au Portugal en ces termes : « tranquillité » ici, « peur » là-bas, « flatterie » versus
« mélancolie », « bonheur » et « tristesse », « consolation de la paix » et « désastre de la
guerre », « orgueil » et « insécurité » ou « affliction ». Aux gémissements du Portugal répond
l’éloge enthousiaste du Brésil.
Les périodes 1808, 1815 et 1818 s’inscrivent dans le champ de la Memória, considérée
comme une narration hyper-descriptive et minutieuse à caractère testimonial, par conséquent
irréfutable, car basée sur l’autorité des personnes présentes et au besoin confirmée par
d’autres sources. La Memória est un témoignage qualifié, un document évident et palpable,
d’autant plus crédible du fait de l’origine sociale et de la position hiérarchique de son auteur.
Le Père Perereca se sent dans l’obligation d’écrire, car le sujet mérite d’être remémoré et
protégé de l’écoulement corrosif du temps586.

586
Le Père Perereca souligne ce travail du temps au début de l’année 1809 : « Les fondements de l’Empire du
Brésil sont posés par la puissante main du prince Régent Notre Seigneur : nous verrons maintenant grandir
graduellement ce vaste et magnifique édifice politique grâce aux soins et aux travaux incessants de Son Altesse

135
Dans l’ensemble, il reconnaît 1808 comme un événement unique, porteur de polarités entre la
promesse viable de perfectibilité humaine face au progrès et à la civilité, alors instaurés à Rio
de Janeiro et un autre lieu – le royaume –, caractérisé par un vocabulaire semblable, où
prédominent la « disgrâce », la « ruine », la « décadence » et la « chute », composant une
constellation de termes voisins, tels que : « impiétés », « consternation », « tristesse »,
« abandon », « perte » et bien d’autres encore. Il insiste cependant sur l’argument selon lequel
« la disgrâce engendrée par la Révolution, par Napoléon, par la guerre », est la voie élue par la
Divine Providence » pour opérer un changement au Brésil. Par conséquent, l’infortune joue
un rôle crucial dans cette logique historique, au sens où c’est à ce prix qu’elle amène la
prospérité. Par ailleurs, l’arrivée de la famille royale « redresse le pays – le Brésil – de la
prostration où il gisait, lui apportant une nouvelle vigueur, lui insufflant de la vie et influant
par de saines réformes sur son amélioration physique, politique et morale et en animant autant
qu’il est possible toutes les branches de la prospérité publique587 ». Les termes négatifs de
« chute », « décadence », « disgrâce », « prostration », « ruine », « calamité », « oubli » et
« ignorance588 » qualifient l’autre dans le royaume et dans le passé lointain ou récent de
l’Amérique portugaise.
Non seulement par la suite, mais dès les années 1810, le journal O Patriota (Le Patriote),
édité par Manuel Ferreira de Araújo Guimarães en 1813, sans être la gazette royale, parle des
« scènes sanguinaires de la guerre qui terrorisent alors l’humanité » comme étant la funeste
origine du bonheur matériel et de la prospérité de Rio de Janeiro. Par conséquent, l’argument
selon lequel la cause du bien au Brésil est atteinte au prix de l’horreur au Portugal est bien
diffusé dès 1808. La joie de la Cour, son bonheur et sa prospérité découlent de la guerre, de
l’abandon politique du Portugal et du tragique exil de Dom João.
J’aimerais ici démontrer que l’expérience du gouvernement de Dom João et celle du transfert
de la Cour sont entremêlées à des perceptions historiques distinctes de la situation vécue. Les
événements sont abordés à partir de compréhensions diffuses de l’histoire, de plus en plus
historicistes. Ces perceptions s’entrecroisent également avec une série de sentiments moraux,
pour rester dans les termes d’Adam Smith, et parlent des vertus – notamment des vertus
civiques589.

Visions du passé et de l’Histoire : entre l’Amérique et l’Empire lusitano-brésilien


Plusieurs conceptions de l’Histoire590 sont en vigueur à la fin du XVIIIe siècle et au début du
XIXe s., conceptions qui ne sont pas forcément dépendantes du gouvernement de Dom João.

Royale. De même que rien, dans la nature, ne se réalise par à-coups, rien dans l’ordre moral et politique ne doit
être fait dans l’improvisation ; seul le temps permet aux choses de grandir et de parvenir à l’état de perfection.
Du travail et des jours sont nécessaires, ainsi que le concours mutuel de nombreux agents subalternes, pour que
soient obtenus de grands et extraordinaires résultats, et surtout la bénédiction du Tout-puissant d’où nous
parvient toute la force. Les plus grands empires qui ont existé depuis le début du monde ne se sont pas formés ni
n’ont grandi jusqu’à leur apogée en un nombre limité d’années : des siècles et des siècles ont été nécessaires.
Rome ne s’est pas faite en un jour ». Memórias para servir à Historia do Reino do Brasil, São Paulo, Edusp-
Itatiaia, 1981, t. I, p. 231.
587
Voir le paragraphe 36 de l’année 1814 dans les Memórias, Ibid., p. 347-348.
588
Selon le Père Perereca, « Le Brésil n’est plus un jardin fermé et interdit au restant des mortels ; il n’est plus
un pays ignoré et oublié, il reçoit désormais des étrangers qui préfèrent y habiter et vivre à l’ombre du plus bénin
des princes de la terre. » (Ibid., p. 347-348)
589
Nous avons abordé le problème de la culture et des affects politiques, surtout autour de la personne du prince
et monarque Dom João dans D. João VI no Rio de Janeiro: entre festas e comemorações. Anais do Seminário
Internacional D. João VI. Um rei aclamado na América, Rio de Janeiro, Museu Histórico Nacional, 2000. Sur
ces sentiments, voir Adam Smith et sa Théorie des sentiments moraux (1759), édité par Martins Fontes au Brésil.
590
Voir Valdei Lopes de Araújo, Experiência do tempo. Modernidade e historicização no Império do Brasil
(1813-1845), São Paulo, Hucitec, 2008.

136
D’un côté, on distingue le travail et l’élaboration des généalogies de certaines familles de São
Paulo, de Pernambouc et de Bahia, souvent entremêlées à la thématique du « coût de
l’honneur, de la fazenda et du sang », dans le but de renforcer les engagements des colons en
faveur du monarque lointain et de créer une narration de soi qui forge des appartenances
identitaires. Un personnage relevant du genre généalogique peut réapparaître au sein d’un
récit historiciste, telle une épopée, une histoire héroïque ou encore dans une ode. Le
personnage de Caramuru glisse ainsi d’un genre à l’autre et acquiert une épaisseur temporelle,
une importance historique et une grandeur dans ses actions qui lui valent d’être
continuellement remémoré591.
Par ailleurs, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle environ, comme l’a bien noté Íris
Kantor592, se constitue chez le groupe des « Oubliés et Ressuscités » une perception savante et
académique du passé commun concernant l’expérience de la conquête et du processus de
colonisation. Il s’agit de l’élaboration à l’intention des colons d’une vision d’ensemble de
l’Amérique portugaise – on parle même d’une Histoire universelle de l’Amérique
portugaise –, du poids de son passé, des coûts de l’enracinement de la colonisation, de
l’apparition d’un récit à teneur historiciste qui privilégie le territoire, soit parce qu’il actualise
le mythe du passage par l’Amérique de l’apôtre Saint Thomas, en se fondant sur des traces
archéologiques accompagnées de spéculations historiques et chronologiques sur cette
traversée, soit parce qu’il discute l’origine du peuplement en Amérique.
On y trouve en général un désir de rendre l’Amérique singulière et, en même temps, de
l’insérer dans une histoire universelle. À travers ces mécanismes, la perception temporelle et
spatiale de l’expérience coloniale américaine gagne en densité, esquissant des temporalités
distinctes : le caractère immémorial des temps anciens, le passé, le temps d’avant, les origines
des peuples d’Amérique et de la monarchie elle-même. Comme l’affirme Íris Kantor : « Les
historiens « Oubliés et Ressuscités » ont construit un champ de problèmes où l’unité politique
et géographique de l’Amérique portugaise est devenue un axiome, bien que les érudits n’aient
jamais prétendu à son autonomie politique593 ». Cette production discursive à caractère
historiciste engendre une vision d’ensemble de l’Empire et de la Conquête en élaborant une
spécificité symbolique de la colonie. Ce double mouvement entre la configuration identitaire
qui se réfère à la localisation et celle qui est modulée par l’appartenance à l’Empire ne
constitue pas une contradiction dans les termes, mais renvoie plutôt à une mosaïque des
identités.
Au cœur de cette compréhension de l’Amérique, il s’agit donc de souligner la thématique de
l’Empire, plus particulièrement celle du Ve Empire universel du Livre de Daniel (V° Império
Universal do Livro de Daniel) du Père Antonio Vieira. Selon Vieira, Dom João IV incarnerait
la tête de l’empire perpétuel à établir en Amérique. Ainsi, il insère la colonisation et
l’Amérique portugaise dans une longue téléologie providentialiste et messianique, qui
transforme la découverte de l’Amérique, la conquête et la colonisation en dessein divin, tout
en sacralisant à nouveau la monarchie lusitanienne, en réaffirmant l’alliance divine jurée à
Ourique et en actualisant la restauration de la maison des Bragance.

591
Íris Kantor, Esquecidos e Renascidos. Historiografia acadêmica luso-americana (1724-1759), São Paulo,
Hucitec, 2004, p. 208-219 ; Janaina Amado, Diogo Álvares, o Caramuru, e a fundação mítica do Brasil Estudos
Históricos, Rio de Janeiro, FGV, n° 25, 2000/1 (http://www.cpdoc.fgv.br/revista/arq/282.pdf) ; Iara Lis
Schiavinatto, Entre a hostilidade e a convivência. Em torno da Invenção do Brasil, 2000, (en cours de
publication).
592
Ibid. Sur la culture historique au Portugal à cette époque, voir Isabel Ferreira da Mota, A Academia Real da
História. Os intelectuais, o poder cultural e o poder monárquica no século XVIII, Coimbra, Minerva, 2003.
593
Ibid., p. 243.

137
L’historienne Maria de Lourdes Vianna Lyra594 a mis en évidence un changement de registre
fondamental dans la thématique du « vaste et puissant empire », lequel, notamment dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle, glisse de l’argument providentialiste calqué sur celui du Père
Vieira vers un argument ancré dans la notion de processus civilisateur, si l’on considère que
les changements de sens, selon Vianna Lyra, proviennent aussi de l’accueil et de la
réappropriation d’une série d’auteurs connus, comme les auteurs des Lumières et ceux
orientés vers la discussion sur les origines de la société, sur les formes de gouvernement,
l’importance de la sociabilité, les relations de sujétion et d’obéissance, tels Locke, Rousseau,
Burke, Adam Smith, etc. Autrement dit, on constate une introduction d’auteurs, de textes et de
lectures qui permet de réinterpréter le projet d’empire, tout en gardant le vocabulaire du vaste
et puissant empire, désormais lusitano-brésilien. Dans cette transition, le projet d’empire
lusitano-brésilien perd une partie de sa connotation la plus utopique, acquérant par là même
un caractère plus plausible et plus concret et les contours d’un projet politique, stratégique et
militaire face à des conjonctures politiques bien déterminées.
Il est fondamental de préciser que la « dispute du Nouveau Monde », pour reprendre les
termes d’Antonello Gerbi595, persiste soit comme toile de fond, soit comme partie
substantielle des arguments, en étant bien souvent explicitement sollicitée. Entre le XVIe et le
XVIIe siècles, la nature est prise dans tout un réseau sémantique qui la relie au monde. Les
êtres vivants sont appréhendés par divers moyens, sans discrimination ou interdit : par la vue,
l’ouïe, les vestiges matériels du passé, la fable, l’observation, la prononciation, par ce qui a
été écrit depuis les temps anciens et/ou dans la Bible, etc. Ces éléments peuvent traverser un
même récit sans atteindre ou compromettre la vraisemblance du texte et de l’objet. En ce sens,
on comprend mieux le traitement dispensé à la banane par Pero de Magalhães Gandavo, dans
son Tratado da Terra do Brasil (Traité de la terre du Brésil). Gandavo décrit la banane,
inconnue alors au Portugal, par sa taille, sa facilité à se disséminer et à pousser, sa parenté
avec le concombre et à travers la ressemblance entre le tracé de ses semences et la figure de la
croix du Christ – ce qui témoigne ainsi de la chrétienté du lieu. De même Pero de Magalhães,
dans son História da Província de Santa Cruz (Histoire de la province de Santa Cruz), fait
des commentaires sur les animaux en indiquant leurs caractéristiques : la ressemblance avec
ceux déjà connus, la forme physique, les habitudes, la férocité et la mort que celle-ci peut
entraîner. De façon significative, un dessin présent dans cet ouvrage dispose dans un même
espace scénique les conquérants, les Indiens, les richesses naturelles, les personnages
fabuleux et insolites. Ces êtres de nature disparate sont insérés dans un espace homogène,
sans aucune distinction, comme autant d’œuvres de la création divine596. Ce genre de
présentation suscite en nous une certaine étrangeté et fascination, à l’image de l’encyclopédie
de Borges. Dans le même sens, Fernão Cardim consacre une partie de ses Tratados da Terra e
da Gente do Brasil (Traités de la terre et des peuples du Brésil) aux « hommes marins et aux
monstres de la mer ».
Au XVIIIe siècle, l’histoire naturelle définit la nature et la découpe selon son autonomie, sa
forme, ses coutumes, sa naissance et sa mort ; elle cherche à mettre l’être à nu. Elle rejette les
signes cachés et énigmatiques du bestiaire qui accompagnaient l’être et la nature et reléguait
ces signes dans le domaine de l’affabulation et de la « croyance ». En ce sens, ces premiers
traités perdent leur caractère de vraisemblance. L’histoire naturelle attribue alors des noms à
ce qui est visible et introduit ces éléments dans un cadre fondé sur les variables suivantes,

594
Maria de Lourdes Vianna Lyra, A utopia do poderoso império – Portugal e Brasil : bastidores da política
1798-1822, Rio de Janeiro, Sette Letras, 1994.
595
Antonello Gerbi, La disputa del Nuevo mundo: historia de una polémica (1750-1900), Mexico, Fondo de
Cultura Económica, 1982.
596
Cette diversité des créatures attestait de la qualité du Créateur.

138
selon Linné597 : le nombre, la figure, la proportion et la situation. Aucun principe majeur
d’organisation ou de subordination n’est établi parmi ces variables ou dans ce cadre.
De manière générale, l’histoire naturelle rend à la fois descriptible et ordonnable tout un
domaine d’observations empiriques. Malgré le caractère prétendument neutre de ce savoir, la
nature des tropiques est investie d’une connotation négative par l’histoire naturelle. Buffon et
Cornelius de Pauw incorporent le monde américain à leurs études sur l’histoire naturelle. Ils
s’alignent sur l’importance accordée au climat par Montesquieu, qui a formulé une théorie
générale du climat comme clef d’explication pour la pluralité des coutumes et des lois
englobés dans un ensemble, lui-même coordonné par des causes naturelles. Ce précepte de
Montesquieu met en évidence la forte connotation politique de sa théorie qui articule
sociabilité, façons de gouverner, économie des passions et nature. Dans cette perspective,
Buffon explique la diversité de la nature et des êtres du Nouveau Monde par son infériorité
biologique face à l’Europe. De Pauw considère les Américains comme une autre race, dérivée
des effets maléfiques du climat. Il existe des discordances entre ces auteurs ; cependant, ils
finissent par se mettre d’accord sur un moyen terme au sujet de l’Amérique, réaffirmant la
thèse de l’infériorité de la nature américaine et de la débilité de ses espèces naturelles et
humaines. D’une façon générale, la décadence tropicale serait la caractéristique majeure de
l’Amérique598.
L’œuvre d’Alexandre Von Humboldt marque un tournant pour la compréhension de
l’Amérique. Ses études bouleversent la fragile notion de climat américain et de nature
tropicale. Elles renforcent la stratégie suivie pour comprendre la nature au moyen de
l’observation, par une extension maximale de cette vision qui exclue le goût, l’ouïe et
l’odorat. Sa compréhension de la nature englobe la classification de l’histoire naturelle, sa
méthode de description et ses dessins. De plus, il introduit au sein même de la nature une
force cosmique censée la régir. Cette force, que l’homme ne peut ni rêver ni concevoir, la dote
d’une existence dramatique.
Ainsi, les catégories de Linné ne peuvent réussir à l’exprimer suffisamment, car elles
réduisent son existence majestueuse, sa gigantesque dynamique interne et continue. Humboldt
opère un déplacement par rapport à la proposition de Linné, même s’il ne renie pas
l’importance et la nécessité de l’histoire naturelle. À partir de ses longs voyages à travers
l’Amérique espagnole, Humboldt décrit les « cadres de la nature » qui concilient la
performance esthétique et les méthodes de l’histoire naturelle.
La « vue » du tableau fut la forme que choisit Humboldt pour ses expérimentations dans ce qu’il appela
« le mode esthétique de traitement des sujets de l’histoire naturelle ». C’était une tentative innovante
pour corriger ce qu’il percevait comme des failles dans les notes de voyage écrites à son époque : d’un
côté, une préoccupation triviale pour ce qu’il appelait « ce qui est purement personnel », de l’autre, une
accumulation de détails scientifiques qui étaient spirituellement et esthétiquement périmés599.

597
L’Italien Domingos Vandelli, invité par Pombal pour participer à la réforme de l’Université de Coimbra et
fondateur de la Real Academia de Lisboa, réalisa des voyages philosophiques en Italie, organisa à Padoue un
musée d’histoire naturelle, correspondit avec Linné et écrivit le Diccionario de termos técnicos de Historia
Natural extrahidos das Obras de Linneu, com sua explicação, e estampas abertas em cobre, Coimbra, Real
Officina da Universidade de Coimbra, 1787.
598
Antonello Gerbi, op. cit.
599
Mary Louise Pratt, Imperial Eyes. Travel Writing and Transculturation, Londres-New York, Routledge,
1992, p. 120-121.

139
Humboldt600 situe au cœur de la nature une série de « ruines », auxquelles il accorde la même
importance qu’aux ruines architecturales héritées du monde antique. Elles attestent d’une
datation lointaine de l’existence du monde au côté d’une grandeur passée, désormais oubliée.
Il cherche dans cette nature une réminiscence et y entrevoit des « vues pittoresques » qui se
comportent comme des « monuments » susceptibles d’intéresser « l’étude philosophique de
l’homme ». Dans cette analyse des ruines, il peut retrouver l’arrivée de l’homme sur le
continent américain, les civilisations perdues et les changements opérés par la présence des
conquérants. Il réunit ces ruines et monuments dans « l’atlas pittoresque », ce qui lui permet
de connaître non seulement la nature américaine et les peuples de ce continent, mais aussi leur
passé. Dans cet « atlas pittoresque », il attribue à l’Amérique des valeurs positives, en lui
reconnaissant un passé propre, inaliénable, sans pour autant être assimilé à celui de
l’Europe601. Sa formulation affirme la spécificité du territoire américain.
Sur cette lancée, la polémique du Nouveau Monde continue sous d’autres aspects et concourt
à l’établissement d’une perception temporelle plus dense, qui va de l’origine des peuples
d’Amérique aux temps immémoriaux, ou à ce passé lointain à peine entrevu au travers des
ruines, et où se trouve le thème brûlant de l’infériorité de ces terres, que ce soit du fait de la
décadence ou de celui de l’enfance.
Il existe donc – pour reprendre en préalable et à des fins d’étude une expression de Íris
Kantor – un « champ de problématiques » avec plusieurs matrices concernant des
compréhensions historiques à l’efficacité variable et perméables les unes aux autres. Dans ce
champ également, il est nécessaire de nommer et d’expliquer le transfert de la Cour et la
nature du gouvernement de Dom João, tel que nous l’avons vu dans l’œuvre du Père Perereca.
Autrement dit et dans une autre perspective, les perceptions historiques du gouvernement de
Dom João et du fait inouï de 1808 s’entrelacent et bousculent ces compréhensions héritées du
passé.

Entre la civilité et le gouvernement : le lieu historique du commerce


La transplantation de la Cour s’insère dans une ancienne proposition de recentralisation de
l’empire portugais dans le Nouveau Monde, formulée en 1580 lorsque Philippe II, roi
d’Espagne, revendique la succession du trône portugais alors vacant, et qu’un conseiller du
prieur Crato suggère l’exil de la cour. C’est alors qu’apparaît cette sorte de topos politique de
l’empire portugais qui consiste, le plus souvent, à esquisser une tentative de rénovation de
l’Empire afin de perpétuer sa grandeur et sa longévité grâce au transfert de la Cour et à l’exil
du Roi602.
Ainsi, la proposition de Dom Rodrigo de Souza Coutinho, qui s’inscrit dans cet ensemble de
textes des conseillers royaux, réalise effectivement une prophétie politique et chrétienne et

600
Alexandre de Humboldt était très apprécié des dirigeants du mouvement pour l’Indépendance américaine. Au
Brésil, il a reçu les éloges des lettrés et a été élu membre de l’Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro (IGHB)
dès 1839. Il a été honoré et consulté par plusieurs voyageurs européens qui se rendaient au Brésil. Ferdinand
Denis était ami de son proche collaborateur, Charles Segismund Kunth ; Langsdorff et Rugendas l’ont connu ;
Lebreton l’a consulté avant de choisir les membres de la Mission artistique de 1816 ; von Martius entretint une
correspondance avec lui ; José Bonifácio, enfin, fut son ami et son admirateur.
601
Alexandre de Humboldt, Recherches concerning the institutions & monuments of the ancient inhabitants of
America with descriptions of views of some of most strinking scenes in the Cordilheras, Londres, Murray &
Colbwin, 1814.
602
Justement, le caractère océanique de l’Empire est peut-être ce qui permettait cette flexibilité du centre en
fonction des circonstances locales. Cet argument se retrouve dans António Manuel Hespanha et Maria Catarina
Santos, Os poderes em um império oceânico, em Historia de Portugal. O Antigo Regime, vol. 4, Lisboa,
Estampa, s. d. ; dans Valentim Alexandre, Os sentidos do império: questão nacional e questão colonial na crise
do antigo regime português, Porto, Afrontamento, 1993, p. 810 et dans Kirsten Schultz, Tropical Versailles.
Empire, Monarchy and Portuguese Royal Court in Rio de Janeiro, 1808-1821, Londres-New York, Routledge,
2001.

140
remet au goût du jour le modèle politique d’empire hérité de Rome. De plus, elle ne soumet,
en principe, le Portugal à aucun autre empire, qu’il soit anglais, espagnol ou français, ce qui
permet à Dom João dans sa Declaração de Guerra aos Franceses (Déclaration de guerre aux
Français), de ne pas parler d’humiliation de l’exil mais plutôt de création d’un nouvel empire.
Une telle solution face aux pressions anglaises, espagnoles, françaises et à l’éminent échec de
la politique de neutralité renvoie aussi aux textes, alors en vogue, de Montesquieu, Hume,
Adam Smith, Diderot et l’Abbé Raynal603, qui parlent de l’effondrement du pouvoir de
l’empire espagnol et portugais, y compris de ses causes et de ses effets. L’Abbé Raynal
égrène les maux que la colonisation portugaise a produits au Brésil et les inégalités existant
entre le Portugal et le Brésil. Attentif à ces arguments, Dom Rodrigo suggère d’établir un
« système fédératif » entre ces deux pays.
En même temps, Dom Rodrigo de Souza Coutinho poursuit le programme de réformes déjà
entamé et qui modifie énormément la compréhension de la nature en Amérique – étudiée,
explorée pas à pas, agrandie par les loupes de l’histoire naturelle, qui en dévoile les secrets.
Un tel programme de réformes et de voyages philosophiques redéfinit la place de la nature et
sa rentabilité. Cet investissement administratif et métropolitain est lié à une réflexion
systématique sur l’économie portugaise, qui rend plus complexe l’héritage de Pombal chez
Dom Rodrigo604.
En effet, celui-ci tente de restaurer la force de l’Empire en pariant sur le rôle de l’agriculture
et du commerce pour l’établissement et le maintien du pouvoir de la monarchie et la mise en
œuvre du commerce impérial par la recherche scientifique et l’exploitation rationnelle des
ressources américaines. Ainsi, quand il propose une transplantation de la Cour et la négocie
auprès des différentes instances, que ce soit auprès du cercle des conseillers et des ministres
royaux ou auprès de la famille royale, soit par voie diplomatique soit auprès du
commandement militaire anglais, la création d’un vaste et puissant empire du Nouveau
Monde comporte d’autres facteurs et d’autres conditions, différents de ceux qu’on pouvait
trouver chez Vieira. Par ailleurs, cette création doit se confronter à l’infériorité supposée de la
nature en Amérique et aux positions – chères à Dom Rodrigo et à un ensemble de citoyens
lettrés de l’empire lusitano-brésilien – sur les relations entre la Couronne et ses domaines
d’outre-mer.
Dans ces conditions, que signifie 1808 ? Cette année est marquée par le départ et le
débarquement au Brésil de la famille royale et par la naissance de l’économie politique au
Brésil, consacrée par un « Diplôme royal d’Économie Politique » – selon l’argumentaire de
José da Silva Lisboa repris par Antonio Penalves Rocha605. Elle peut même être vue comme

603
Dom Rodrigo de Souza Coutinho l’a connu dans les salons parisiens et entretint avec lui une correspondance,
dont le contenu circulait au Portugal à la fin du XVIIIe siècle. Il fut souvent mentionné, cité et commenté par la
presse du premier mouvement libéraliste constitutionnel à Rio de Janeiro, au début des années 1820. Voir A
Revolução na América, Préface de Luciano Figueiredo et Oswaldo Munteal Filho, Rio de Janeiro, Arquivo
Nacional, 1993 ; O Estabelecimento dos Portugueses no Brasil, Préface de Berenice Cavalcanti, Rio de Janeiro,
Arquivo Nacional, Ed. UnB, 1998.
604
José Luis Cardoso met l’accent sur la solide formation de Dom Rodrigo, sur sa réflexion élaborée, sur la
façon dont il étudie les questions théoriques de plus grande envergure, en même temps qu’il s’applique à
promouvoir un profil différencié du commerçant portugais, habitué au monopole et à l’exclusivité, au
développement d’un programme de réformes financières, administratives, militaires et scientifiques. Il possède
un sens aigu du pronostic et de la prospective, et fait preuve de volontarisme dans un sens d’intervention dans
cette dynamique. Voir O Pensamento Econômico em Portugal nos finais do século XVIII, 1780-1808, Lisboa,
Estampa, 1989.
605
Antonio Penalves Rocha, A Economia Política na Sociedade Escravista. Um estudo dos textos econômicos de
Cairu, São Paulo, Hucitec-Depto. de História, 1996. Dans le chapitre consacré à la diffusion de l’économie
politique au Brésil, l’auteur affirme : « Quelle que soit l’importance de la diffusion, ce qui importe réellement,
c’est que l’année 1808 peut être prise comme date de naissance de l’économie politique au Brésil. Car en cette
même année, après l’établissement du siège de la Monarchie dans la colonie, un cours d’économie politique est

141
un départ stratégique de Dom João, associé aux intérêts mercantiles anglais, comme on peut le
lire dans le Correio Braziliense de Hypolito José da Costa ou constituant un fait indélébile
pour José da Silva Lisboa, qui donne son impulsion décisive et irréversible au libre commerce
au Brésil.
En elle-même, l’année 1808 regarde vers l’avenir et assume la mission historique, politique,
militaire et diplomatique, alors assez stratégique, consistant à sauver l’empire transocéanique
portugais – désormais luso-brésilien – et la monarchie de la maison de Bragance elle-même.
En 1808, la prophétie de la transplantation de la Cour et du Roi dépasse l’horizon de
l’expérience concevable et on assiste à un effort – je dirais de guerre – pour tenter de contrôler
et de discipliner les événements vécus.
Puisque l’année 1808 porte en elle la guerre, le risque et la fracture effective de l’empire
transocéanique portugais, l’abandon politique du vassal portugais et également un nouveau
sens du transitoire, la réversibilité de la Cour est plausible. En effet, le prince peut retourner à
Lisbonne, donc il ne s’agit pas d'une itinérance de la Cour mais bien de la réversibilité de son
siège. Cela démontre le caractère hautement transitoire de la Cour à Rio de Janeiro et de la
monarchie qui s’y est installée, point sur lequel les gouverneurs du royaume insisteront de
façon croissante dès 1814-1815 et jusqu’en 1821. Toujours en 1808, la reconnaissance de
« l’inédit » et de « l’inouï » est placée sous un signe hautement positif, inaugural et prospère,
comme l’avait affirmé le Père Perereca, note qui se retrouve de façon récurrente dans les
sermons, les pièces de théâtre, les pamphlets, les édits et les décrets royaux.
Au sein de cette culture politique de la Cour à Rio de Janeiro, deux personnages s’opposent de
façon exemplaire : d’un côté, Napoléon606 et de l’autre, Dom João. Dans le monde lusitano-
brésilien, Napoléon est assimilé aux désordres et aux maux de la nature, de la guerre, de
l’enfer, de la maladie. Le Corse incarne tout un ensemble de maux. Il est tantôt décrit comme
un « monstre » sanguinaire, diabolique, tantôt qualifié « d’ogre », de « dévorateur des
mondes, de « fléau, d’« usurpateur, de « tyran », de « despote furieux », de « bête aux sept
têtes et dix cornes », de « loup affamé » ou encore de « monstrueux colosse », comme le dit
Dom Rodrigo de Souza Coutinho en 1803. Afin d’expliciter la charge de plaies et de maux
qu’il incarne, je cite la Receita especial para fabricar Napoleões (Recette spéciale pour
fabriquer des Napoléons), traduite de l’espagnol et publiée à Rio de Janeiro par l’Imprimerie
Royale en 1809. Imprimée à Lisbonne et réimprimée à Rio – ce qui suggère toute la capacité
de diffusion et la portée de cette version d’un Napoléon présenté sous forme d’une recette de
cuisine et de ses réimpressions :
Prenez une poignée de terre corrompue,
Un quintal de mensonges raffinés
Un tonneau d’impiété alambiquée,
Une bonbonne bien mesurée d’audace ;
La queue d’un paon faisant la roue
Avec une griffe de tigre ensanglantée
D’un Corse le cœur et la fausse
Tête d’une vieille renarde ;
Tout cela bien cuit à feu doux
D’apparence flatteuse, douce et affable
Que son ambition éhontée lui soit demandée

institué et peu après, l’Imprimerie royale commence à imprimer des livres sur cette science » (op.cit., p. 36).
L’auteur évoque aussi l’introduction pionnière de l’économie politique à dans les rouages de l’État, dans le
chapitre intitulé « Les idées de Cairu dans l’histoire du Brésil ».
606
Maria Beatriz Nizza da Silva a fait mention de ce « cycle napoléonien », étudié par la suite par Lucia Bastos
et également travaillé par Juliana G. Meirelles dans A Gazeta do Rio de Janeiro e o impacto na circulação de
idéias no Império luso-brasileiro (1808-21), mémoire de Master, UNICAMP, 2006.

142
Laissez reposer pour que tout s’incorpore
et attendez quelque peu, parce que bientôt
Un Napoléon sortira de là en s’envolant.

Dans la Gazeta do Rio de Janeiro, Napoléon apparaît comme un personnage de première


grandeur, mais négatif. La Gazeta diffuse cette approche des deux côtés de l’Atlantique.
D’une part, parce qu’elle circule aussi au Portugal et, de l’autre, parce qu’à la cour de Rio de
Janeiro elle reproduit constamment le drame présenté dans les sermons et au théâtre. Le
7 janvier 1809, on peut ainsi lire :

Dans notre précédent numéro, nous avons publié un extrait du discours de Bonaparte devant le Corps
législatif rempli de fausses affirmations, par lesquelles il prétend défendre sa cause et continuer à
tromper la France et l’Europe, ce afin de vous tenir informés sur ce venin si subtil et pour lui servir
d’antidote, nous présentons une interprétation véritable de ses propos, en nous fondant sur l’expérience
des faits.

Si Napoléon a su faire de la presse et de la propagande un mode de propagation de son image


et de la cause française, il est à présent confronté au revers de la médaille dans le journal royal
et officiel de la cour des Bragance. Au même moment, notamment entre 1808 et 1809,
Napoléon apparaît de nouveau dans un nombre significatif de brochures. Il y est présenté
comme un instrument qui capitalise l’image de Dom João et concentre sur lui l’incarnation
des formes de la décadence, des maux, des catastrophes, des disgrâces, des calamités, des
désastres, de la guerre, de la tyrannie, de la douleur. Ce vocabulaire réapparaît dans la Gazeta
– informateur, organisateur et promoteur d’un certain discours historiciste en ordonnant la
chronologie et les liens entre les faits, politique menée en fonction de sa matière première, la
parole – quand elle traite de la défaite de Napoléon, le 14 juin 1814 :
Le tyran a été précipité du trône sur lequel il était monté en piétinant des monceaux de victimes
innocentes et la Maison royale des Bourbons a été réintégrée sur ce « Solio » (sic) que les Louis et les
Henri ont si dignement occupé. Voilà le but vers lequel ont tendu tant de sacrifices, que l’omnipotence a
bénis ; voilà la couronne de tant de souffrances et de tant de désastreuses calamités. Les lamentations de
la France se sont converties en cris de joie, et aux douloureux gémissements d’un peuple consterné ont
succédé les joyeux et émouvants vivats d’une nation libérée.

Avec ce revirement, la tradition de la maison des Bragance se redresse. Dans les pièces de
théâtre et les sermons, Dom João est fortement associé à la paix, à la stabilité, au bon
gouvernement de l’Amérique et aux bons échanges commerciaux avec les nations amies. De
lui-même, grâce à son image représentée en général sous forme de portrait dans les fêtes
royales, au théâtre et dans les puissantes métaphores des sermons, il calme la tension. Sa
présence en scène, au théâtre, apaise la guerre et la dispute. D’une certaine façon, son corps
transmet la paix et la prospérité.
Si, d’un côté, il y a ce lourd investissement qui oppose Napoléon à Dom João, de l’autre,
l’image de l’Amérique et celle de Dom João sont liées de façon croissante. Celle de
l’Amérique se distingue par la loyauté ; elle s’identifie à un loyal sujet qui accueille son
souverain à bras ouverts. En 1808, elle reçoit son seigneur de façon significative, à genoux et
empanachée607. À cette occasion, l’Amérique offre or et diamants au prince et énonce une
devise répétée à de nombreuses occasions jusqu’en 1820 : « Le coeur avant tout ». Un rapport
de la Chambre municipale de Rio mentionne que la présence royale en Amérique « fait fuir le
mal ». À partir de 1815, l’Amérique se met à porter une couronne et le Brésil est élevé au rang
de royame. Un tel changement la fait sortir de l’état de nature, d’une certaine enfance, pour la
faire entrer dans le royaume de la politique, dans la mesure où elle peut partager un symbole

607
Preparativos no Rio de Janeiro para receber a família real, BNRJ, Mn. II-35, 4,1.

143
d’une telle ampleur et qui définit la royauté. Le Père Perereca déclare : « Le Brésil indien a
déjà déposé le panache et les plumes qui l’ornaient jusqu’au 16 décembre 1815 et reçu des
munificentes mains du seigneur Dom João VI la brillante couronne qui ceint aujourd’hui son
front et le manteau royal de pourpre qui recouvre son ancienne nudité608. »
Dans un autre registre, José da Silva Lisboa reconnaît dans l’élévation du Brésil au rang de
royaume une décision qui concilie les différentes parties de l’Empire :
L’esprit de nationalité anime déjà le corps politique homogène de la monarchie, grâce à un nouveau
système conciliateur qui, ne serait-ce qu’implicitement, a mis fin à la nomenclature ordinaire, laquelle,
de façon très peu politique, séparait en classes et en castes distinctes les vassaux d’un même souverain.

Une telle conciliation provient de la nature même du gouvernant, qui au moyen de décrets,
d’édits, de baisemains, d’audiences, de projets, apporte au gouvernement des hommes et à la
politique la conciliation des intérêts. Cela mérite également d’être rappelé. Les sermons et les
pièces de théâtre parlent, de préférence, de la venue de la famille royale. Les sermons
répudient Napoléon et la Révolution française, affublent ces entités d’attributs pervers, en
opposition à la figure « pleine de bonté, affable, magnanime et clémente » de Dom João.
Toute une vaste production de textes, publiée par l’Imprensa Régia (l’Imprimerie royale),
définit le caractère diabolique et sinistre de Napoléon qui aurait bâti son trône sur un fleuve de
« larmes et de sang, de haine et de crimes ».
Ces textes excellent dans l’emploi des métaphores, des images fortes, désirant avant tout
capter la sympathie du lecteur et/ou de l’auditeur. Les images et les métaphores ne parlent pas
de la même façon que le concept et la théorie politique. Napoléon et Dom João ne s’affrontent
pas dans l’arène ouverte de la guerre, mais à travers une vaste production discursive,
fréquemment réimprimée à Rio et à Lisbonne, où les images rivalisent pour tout ce qui touche
aux attributs royaux. Dom João en sort victorieux, car il règne sur les coeurs plus que sur un
territoire. Il n’agit pas en tyran mais incarne plutôt le bon prince et son union bienheureuse
avec l’Amérique, qui synthétise et modèle ses vassaux. Dans les pièces de théâtre, on
enseigne la conduite loyale de l’Amérique, le rôle du Portugal dans le passé, ses actes
glorieux et ses conquêtes, tout en insistant sur l’actualité de l’Amérique, compte tenu de son
nouveau statut.
Quant à un possible conflit entre l’Amérique et le Portugal, il est mis sur le compte du sort, du
destin, de la fortune, qui décident de l’avenir indépendamment de la volonté humaine. Il
existe un ordre des événements qui ne s’en tient pas au désir des hommes, tout comme les
parties restent réconciliées grâce à la monarchie elle-même, au prince lui-même. En général,
ces pièces de théâtre recourent aux dieux de l’Antiquité classique, aux allégories, aux génies
(portugais, brésiliens), aux vertus et aux vices, transférant vers un monde métaphysique les
problèmes de l’État et de la guerre. Ainsi, on cherche à fixer une version officielle des
événements, en normalisant leur compréhension et en écartant les autres versions. La
constante répétition du même argument, sous des habillages variés, s’efforce de normaliser le
dit et le fait, en exaltant la présence du gouvernant en Amérique. Ici, on loue l’alliance avec
l’Angleterre, on exècre la France et on découvre en Dom João la solution pour un meilleur
gouvernement.
Les « périls », les « maux », les « disgrâces », les « calamités » ne se restreignent pas à
l’opposition entre Dom João et Napoléon, mais atteignaient aussi les exilés qui, à l’exemple
de Marrócos609, en franche opposition avec les Memórias du Père Perereca, protestent contre
l’« exil, la perte et la dégénérescence » que la nouvelle Cour suscite. Dépourvue de bonnes

608
Memória para servir à História do Reino do Brasil, op.cit., p. 151.
609
Cartas de Luiz Joaquim dos Santos Marrócos, Rio de Janeiro, Biblioteca Nacional/Ministério da Educação e
Saúde, 1939.

144
manières, de raffinement éclairé, elle a besoin de développer sa civilité, qui trouverait son
origine dans la civilisation. Dans la dramaturgie de l’époque, le Nouveau Monde se civilise,
passe par un intense processus de métropolisation, tel qu’on peut le déduire de l’ensemble des
édits et des décrets royaux, tandis que l’Amérique sauve la monarchie de la décrépitude de
l’Europe. Ainsi donc, Dom João régénère l’Amérique, ce dont attestent la dramaturgie de la
Cour, les sermons et la Gazeta do Rio de Janeiro, tout comme le Nouveau Monde régénère
alors l’Empire lui-même. Le terme de Regeneração (régénération), si cher à la pensée des
années 1820, pointe déjà dans les années 1810 à Rio de Janeiro, avec une forte charge
symbolique et imprégné de l’idée de soumission.
Le sentiment d’appartenance politique à l’Empire et à la Cour et, dans ce cas, une certaine
notion du patriotisme, exigent la fidélité à la cause royale, l’adhésion contre l’ennemi
militaire, ce qui implique à la limite de prendre les armes – et beaucoup de gens les prennent,
comme José Bonifácio de Andrada e Silva –, même si il (le roi ou le vassal) est en exil. En
principe, tout un chacun peut être un héros et, si nécessaire, en arriver à prendre les armes. Ce
sentiment patriotique n’en est pas moins imprégné d’un sentiment belliqueux et de
bravoure610. Selon le chanoine Januário da Cunha Barbosa, dans un sermon prononcé en 1808
et publié en 1809, le départ du prince a évité un épanchement de sang au Portugal, mais en
même temps son absence a motivé la réaction populaire des vassaux, victorieuse par la
suite611.
De même, le frère Francisco de São Carlos distingue dans un sermon les sentiments politiques
et patriotiques des vassaux : ceux « des colonies l’accueillent [le prince] avec des larmes de
tendresse, ceux d’Europe le défendent au prix de leur vie »612. C’est pourquoi et dans cette
mesure, les membres de la Cour doivent se distinguer par « le bonheur, la tendresse, la
fidélité, l’obéissance, la gratitude » envers le prince, irrécusable, parce qu’outre-mer, ses
vassaux doivent faire face à l’« abandon et à la guerre ». Ces sentiments de « gratitude » et de
« fidélité », termes répétés par le Père Perereca, sont manifestés par les négociants de la Cour
lorsqu’ils accordent, par exemple, des donations aux victimes ou financent la rançon des
prisonniers de guerre613. Par une sorte de jeu de balancier, le prince a besoin de cultiver et
d’obtenir un maximum d’adhésion de la part de ses vassaux à la Cour, sous peine d’être
considéré comme le plus grand traître à la monarchie. L’exagération dans la sphère des
sentiments, des vœux de soumission, dans la véhémence des gestes et des paroles pour
l’acclamer, surtout après la fracture radicale qu’occasionne le Pernambouc révolutionnaire et
insurrectionnel de 1817, est d’autant plus nécessaire que se corrèlent en un jeu de forces la
calamité de la guerre, l’infortune de l’absence prolongée du Roi et la décadence politique et
économique du royaume, ce qui transforme le Portugal, comme le disent ouvertement les
conseillers royaux à Lisbonne, en « une colonie de la colonie ».
Dans les années 1810, Dom João et la monarchie sont célébrés dans leur légitimité et leur
autorité, constamment associés à l’expulsion des Français, à la défaite des jacobins et des
afrancesados, à la Restauration de 1640614, pour avoir rendu le royaume à son seigneur

610
D’autres dimensions radicales du patriotisme sont bien étudiées par Denis Antonio de Mendonça Bernardes
dans O Patriotismo Constitucional : Pernambuco, 1820-1822, São Paulo/Recife, Hucitec-FAPESP-Ed.
Universitária UFPE, 2006.
611
Sermão de Ação de Graças pela feliz Restauração do reino de Portugal Pregado na capela do Rio de Janeiro
na manhã de 19 de dezembro de 1808, Rio de Janeiro, Imprimerie Royale, 1809.
612
Oração de ação de graças recitada no dia 7 de março de 1809 na Capela Real, dia de aniversario da feliz
chegada de SAR a esta cidade do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro, Imprimerie Royale, 1809, p. 12.
613
Jurandir Malerba, A Corte no exílio, São Paulo, Cia das Letras, 1999, p. 209-211.
614
Voir Lúcia Maria Bastos Pereira das Neves, As Representações Napoleônicas em Portugal : Imaginário e
Politica (c. 1808-10), Thèse de titularisation, UERJ, 2002. Sur la restauration entre 1808 et 1810, cf. p. 68 et ss.
Et pour ce qui concerne la crainte du retour des Français, jacobins et afrancesados – termes souvent
interchangeables pouvant encore inclure celui de “maçon” –, voir Receita contra a doença moral chamada

145
légitime. Sous un autre angle, le Portugal revient à ses origines en renouant avec une longue
lignée de soldats et, plus encore, avec « l’esprit des anciens conquérants de l’Afrique et de
l’Asie et des découvreurs de l’Amérique, maintenant qu’il est assiégé par les impiétés
révolutionnaires de Napoléon », comme l’explique O Patriota en janvier 1813, dans l’article
« État Politique de l’Europe ». Cette notion, selon laquelle la situation vécue dans le présent
ressemble à celle du passé, apparaît également dans les comparaisons faites par le frère São
Carlos, qui assimile Rio de Janeiro au nouveau camp d’Ourique615 ou lorsqu’on compare Rio
de Janeiro à une nouvelle Jérusalem, une nouvelle Athènes et une nouvelle Lisbonne616.
Cette clef d’interprétation de l’expérience vécue renoue avec une argumentation fondatrice du
mythe de l’origine du Portugal et ouvre les portes à une compréhension et à une forte tradition
messianique, à caractère populaire, autour de la figure royale, dès lors réhabilitée pour ce qui
concerne l’absence du roi lequel, avec la fin de la guerre, retournerait au Portugal et
réinstaurerait un temps de paix et de prospérité. En ce sens, le Père Perereca ne cesse de
signaler que « la tragédie vécue au Portugal est moins importante que le triomphe de la
monarchie et de l’Empire avec le transfert de la Cour617 ». Ces perceptions historicistes sur la
condition vécue à la Cour se réapproprient d’anciennes traditions de la monarchie lusitanienne
et des formes de constitution de l’assujettissement, de même qu’elles ébranlent toute une
chronologie et le mythe fondateur de la monarchie portugaise et de l’Empire, mettant à l’ordre
du jour une identité politique transatlantique de l’Empire, rénovée et traversée par des
sentiments moraux qui combattent la calamité.
Le Nouveau Monde, notamment la Cour installée à Rio de Janeiro, incarne cette promesse de
bonheur général, concrétisée à Rio de Janeiro sous la forme d’une ample réforme de la Cour,
qui représente un investissement massif sur sa sociabilité pénétrée de civilité. Comme si cet
ensemble de réformes et de changements urbains décrits et célébrés par des négociants, tel
que Lucoock, des mémorialistes et des voyageurs, exaltés dans la Gazeta do Rio de Janeiro et
débattus dans O Patriota, pour ce qui concerne, par exemple, sa salubrité, était le lieu
nécessaire de la constitution de l’empire, la preuve irréfutable et évidente de la création du
nouvel Empire et de sa rénovation par le prince. En effet, cette entreprise définit le Nouveau
Monde comme étant le refuge heureux de la monarchie, où doivent régner la civilité et la
prospérité. À l’intérieur de cette compréhension diffuse de la manière de gouverner,
l’ouverture des ports est vue comme un système général par José da Silva Lisboa et la
libéralisation du commerce constitue un passage capital, qui a exigé des mémorialistes et des
agents de l’État une grande diligence pour décrire les catégories de la libéralisation et du
bénéfice, articulées, à la fin du monopole et de l’ancien système colonial, selon Perereca, à
l’unité de l’Empire et de la monarchie.
Le sens du mot « commerce » inclut ici le libre échange des marchandises qui engendre la
richesse. Il est traversé également par un débat à caractère politique, moral et historique. José

« susto que eles voltem », transcrite dans Correio Braziliense ou Armazém Litterario, Londres, vol. 2, n° 8,
janvier 1809, p. 77-80. Avec une rare précision, Lucia Bastos repère de quelle façon Napoléon est défini par des
sujets sociaux et politiques distincts des deux côtés de l’Atlantique, en analysant minutieusement plusieurs
facettes de Napoléon.
615
Oração de ação de graças recitada no dia 7 de março de 1809 na Capela Real, dia de aniversario da feliz
chegada de SAR a esta cidade do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro, Imprimerie Royale, 1809, p. 6 et 11 ; Lúcia
Maria Bastos Pereira das Neves, As Representações..., Ibid. ; Id., Sucessos de Portugal, ou a prodigiosa
Restauração de lusitanioa Feliz. Por hum Portuguez que ama a Religião, a Pátria e o seu augusto soberano,
Lisbonne, Of. De Simão Thaddeo Ferreira, 1809.
616
João Pereira da Silva, Sermão de ação de graças, rendidas ao Ceo na Feliz chegada de Sua Alteza Real.
Imprimerie Royale, 1809. Pour ce qui concerne ce débat au Portugal, voir Ana Cristina Araújo, « Revoltas e
ideologias em conflito durante as invasões francesas », Revista de História das Idéias, n° 7, 1985, p. 7-90.
617
José da Silva Lisboa était également d’accord avec l’idée selon laquelle l’invasion française avait permis de
bénéficier de la présence du prince au Brésil. Memória dos benefícios políticos do governo de El-Rei Nosso
Senhor D. João VI, pt. I. Imprimerie Royale, 1818.

146
da Silva Lisboa, suivant les traces de Montesquieu et d’Adam Smith618 et enthousiasmé par
l’Économie politique, affirme : « Là où le Commerce est libre, la franchise amène avec elle la
correction des anomalies transitoires619. » Il existe un lien étroit entre la civilité, la civilisation
et le commerce considéré comme un agent civilisateur. Dans la définition de l’industrie que
donne les Observações sobre a Franqueza da Industria, e estabelecimento de Fabricas no
Brasil, de 1810, cette connotation intrinsèque et morale de l’industrie apparaît :

Le terme « industrie » n’est pas encore défini avec exactitude. En général, dans les matières
économiques, on l’entend comme synonyme de travail actif et assidu. Ainsi, on dit qu’un homme est
industrieux quand il travaille constamment avec vivacité pour gagner sa vie, et on appelle paresseux et
inerte un homme sans industrie. Mais, on applique plutôt d’ordinaire ce terme au travail ingénieux, qui
s’exécute avec un degré considérable d’intelligence, pour le distinguer du simple et grossier travail de
force et on emploie essentiellement ce mot d’industrie pour exprimer le travail exercé dans les arts et
métiers les plus raffinés. Ainsi, on dit qu’un pays a beaucoup d’industrie quand il a beaucoup de
fabriques620.

En outre, le texte reconnaît que « la diffusion de l’intelligence des arts et des sciences
multiplie les facilités pour introduire la prospérité », encore qu’il insiste sur le fait que
l’« agriculture est d’un intérêt majeur pour le Brésil ». En faveur de la civilisation et contre la
barbarie il revendique « le concours simultané de l’agriculture, des arts et du commerce621 »,
essentiels pour l’existence de la société civile. Ainsi, l’abolition des interdictions du système
colonial constitue en soi un facteur décisif de l’époque de la régénération. À son tour, le
système libéral est modulé par des affects politiques et publics particuliers : la peur et l’espoir,
autant de supports pour toutes les spéculations :
La peur de ne pas réussir le projet aiguise l’entendement de son réalisateur, afin de bien en calculer les
circonstances et les conséquences, d’en proportionner les moyens aux fins et de vaincre les concurrents.
L’espoir d’avoir bonne fortune le pousse à poursuivre les entreprises les plus ardues, même après avoir
subi des revers, pour en corriger les erreurs et obtenir de la prospérité dans l’affaire, pour peu qu’elle ne
soit pas absolument téméraire et irréalisable622.

En résumé, la crainte de la perte et l’espoir du gain ne portent pas atteinte à la dignité civile,
juste et inaliénable, quand on ne souffre pas l’injure et la violence de la part des nationaux (et
moins des étrangers) qui prétendent aux monopoles.
Pour José da Silva Lisboa, le commerce met fin à l’ancien système colonial, celui du
monopole – « un maléfice public », comme le démontre Smith –, tout en ne menaçant pas
l’ordre colonial, mais va au-delà de la conquête d’un « ordre civil amélioré », raffiné, plein de

618
Selon J. G. A. Pocock, « le terme d’‘économie politique’ [...] peut être employé en lien avec la fin du
XVIIIe siècle, à différents niveaux de spécificité. Nous pouvons l’employer, tel qu’il l’était alors, pour signifier
soit la science naissante de la richesse des nations (wealth of nations), soit la politique d’administration des
finances publiques. [...] Mais il est aussi possible [...] d’employer ce terme pour désigner une entreprise plus
complexe et plus idéologique, dont le but était d’établir les conditions de vie morales, politiques, culturelles et
économiques dans les sociétés mercantilistes en développement : un humanisme mercantiliste, tel qu’on peut
l’appeler avec justesse, qui a relevé le défi posé à la qualité de vie dans ces sociétés par l’humanisme civique ou
le républicanisme classique. » (Linguagens do Ideário Político, São Paulo, Edusp, 2003).
619
Memória dos benefícios políticos, op. cit., p. 145.
620
Observações sobre a Franqueza da Industria, Rio de Janeiro, p. 13.
621
Ibid., t. II, p. 53. Je mets ici en évidence les relations entre la sociabilité, le commerce et le droit, en tant que
débat lettré dont la répercussion politique a été immense. Cf. Istvan Hont, « The language of sociability and
commerce : Samuel Pufendorf and the theoretical foundations of the Four Stages Theory », in Anthony Pagden,
The Languages of Political Theory in Early-Moders Europe, Cambridge University Press, 1990. Selon l’auteur
le but de cet article est de reconstruire la théorie de Pufendorf sur la sociabilité afin de mettre en évidence sa
relation avec un modèle théorique de société commerciale.
622
Ibid., t. II, p. 22.

147
civilité623. Dans ses réflexions, ce point est stratégique, car, en suivant la même approche que
Burke, il considère la Révolution Française comme une plaie qui détruit le bonheur et produit
l’anarchie et la guerre civile. Ainsi, le commerce permet de combattre ce mal. Il faut noter que
progressivement s’organise un topos discursif contre l’ancien système colonial fondé sur son
indignité et prenant pour paramètre une société raffinée et mercantile – conforme à ce que
prétendait être la Cour de Dom João à Rio. Ce changement est vivement souhaité, car l’ancien
système colonial a corrompu la colonie, l’Amérique portugaise624. Et parce que le Portugal et
l’ancien système colonial sont viciés, ce qui est mis en évidence, par exemple, chez Raynal, la
« franchise de l’industrie » s’érige en « principe fondamental ». Il y aurait donc des moyens
d’accélérer les avancées de l’État, par exemple, pour le soutien aux académies et aux sociétés
littéraires :

N’étant pas guidées par l’esprit de monopole mais par la philanthropie la plus libérale, [ces sociétés]
sont aptes à produire une émulation honorable entre leurs membres, qui peuvent se dire non seulement
au service gratuit de leurs pères, mais aussi du Genre Humain. Leur vocation est d’enquêter sur les
objets les plus utiles de l’activité rurale, industrielle et commerciale et de ses possibles établissements
dans les districts les plus adaptés aux circonstances. On leur doit des découvertes remarquables et
beaucoup de transferts, de certains pays à d’autres, d’articles nouveaux et profitables, ainsi que le
transfert de méthodes de travail et d’instruments des plus opportuns625.

José da Silva Lisboa expose ici deux temps distincts, emboîtés, celui du système marchand et
celui du système libéral, en prenant position contre le « monstre de l’exclusif ». Cette
explication se greffe sur deux compréhensions distinctes des temporalités historiques. D’un
côté, celle qui reprend les annales de la monarchie et de l’empire portugais et, de l’autre, dans
la lignée de cet « humanisme commercial », celle qui relie les différents états de la civilisation
humaine : d’une sorte de pré-histoire à l’état de sauvagerie, et de l’établissement de
l’agriculture au quatrième stade de l’histoire, présidé par le commerce. Ainsi, les droits civils
et le contrat peuvent se fonder sur une situation historique. Cette approche me semble
importante, dans la mesure où elle transforme l’état de nature en une situation historique. Il ne
s’agit plus d’un recours pour l’argumentation, comme c’est le cas chez Locke ou chez
Hobbes, mais d’un stade du passé humain, fondateur de la légitimité du contrat et des droits et
devoirs des contractants. De même, il augmente l’importance de la sociabilité, car celle-ci est
intrinsèquement liée au processus de civilisation et à la civilité et se manifeste comme une
façon d’éviter les catastrophes, les guerres et les maux qui en découlent.
Dans le cadre de la sociabilité, surtout celle prenant appui sur le commerce, s’opère un
raffinement des relations humaines, y compris des relations d’obéissance et de sujétion entre
vassaux et gouvernants. Par ailleurs, les vertus civiques, qui sont de plus en plus plus mises en
oeuvre, gagnent en vigueur au fur et à mesure que les échanges entre les hommes et les

623
Sur cette approche, cf. Anthony Pagden et J. G. A. Pocock. Antonio Penalves Rocha, pour sa part, affirme que
pour Cairu, « le commerce franc et légitime devenait une condition nécessaire pour l’instauration de l’ordre
bienfaisant » (A Economia Política..., op. cit., p. 84). Sur Cairu, le livre fondamental est celui de Pedro Meira
Monteiro, Um moralista nos trópicos. O Visconde de Cairu e o Duque de la Rochefoucauld, São Paulo,
Boitempo/Fapesp, 2004.
624
Penalves Rocha affirme que Cairu attribue à l’économie politique « la fonction d’examiner les lois qui règlent
le monde moral » (Ibid., p. 51). Voir aussi les pages suivantes sur l’autonomie accordée à l’économie sur le plan
du réel et son insertion dans les différentes branches de la connaissance, selon Bacon. Hont signale également
que la nature et la culture, y compris la sociabilité, chez Pufendorf, des notions qui transitèrent vers les débats
des philosophes moralistes écossais et, ainsi, vers l’économie politique de la fin du XVIIIe siècle, en particulier
chez Adam Smith, sont les matières d’un changement prodigieux, de corruption et de dégénération, mais qui sont
aussi perfectibles. Dans cette perspective, osciller entre Napoléon, d’un côté, et la Régénération, de l’autre
participerait de la même logique que celle des dangers présentés par les Indiens et les esclaves pour la
Monarchie.
625
Ibid., t. II, p. 110-111.

148
sociétés deviennent effectifs et s’étendent. Pocock nous apprend que « le commerce était le
seul agent capable de raffiner les passions et de polir les manières, car il apportait les divers
raffinements et les finesses de comportement résultant des contacts avec d’autres êtres
humains, dans une multiplicité de relations d’échange et d’activités de consommation ». Ce
n’est pas en vain que José da Silva Lisboa se consacre non seulement aux oeuvres morales, en
discutant sur les vertus et le gouvernement de soi et des hommes, mais aussi qu’il refuse
catégoriquement le monopole et l’exclusif, sous peine d’aboutir à une régression politique,
morale et de l’histoire, c’est-à-dire, à une « décadence ».
Cette perception historiciste du commerce, à forte tendance moralisante et qui suit les traces
de la conception élargie de Smith et des philosophes moralistes écossais, apparaît chez José da
Silva Lisboa, mais se trouve disséminée dans les journaux du début des années 1820. Elle
figure systématiquement dans la correspondance que les Chambres adressent à Dom Pedro
afin de consolider l’adhésion à la monarchie constitutionnelle. Dès lors, la chronique de la
royauté lusitanienne et celle de l’Empire disparaissent, sont mises sous silence et interdites.
L’argument de l’état de nature surgit alors en tant que situation historique. Le moment de la
fondation du contrat social est ici renvoyé à la convocation des Cortes et à leur sphère de
décision pour ce qui touche à la Constitution et au mode de vie collectif fondé sur un passé
commun à toutes les régions de l’empire du Brésil. Cela apparaît sous la signature de Dom
Pedro lui-même dans le Manifesto do Príncipe Regente aos Povos do Brasil (Manifeste du
prince régent aux peuples du Brésil), rédigé par Joaquim Gonçalves Ledo et le père Januário
da Cunha Barbosa et daté du 1er août 1822, dans lequel on peut lire :
L’histoire des actions du Congrès de Lisbonne au sujet du Brésil est celle d’une série d’injustices
dépourvues de raisons ; leurs buts étaient de paralyser la prospérité du Brésil, de consommer toute sa
vitalité et de le réduire à un tel degré d’inaction et de faiblesse que cela rendait inévitable sa ruine et son
esclavage. Pour que le monde soit convaincu de ce que je dis, passons à la simple exposition des faits
suivants626.

Le Manifeste aborde ensuite les mesures qui réorganisent l’autorité politique et en énumère
les raisons, qui n’ont de sens que dans le cadre de cette notion élargie et encore émergente
d’Économie politique : la dette nationale, la fermeture des ports aux étrangers, le monopole
des richesses, ainsi que la réduction du commerce, de l’agriculture et des habitants du Brésil à
la condition coloniale. Pour toutes ces raisons, le vaste et puissant Empire doit rechercher son
indépendance. Le roi-citoyen – comme se dénomme D. Pedro, le signataire – dit encore :
L’honneur et la dignité nationale, le désir d’être heureux, la voix de la nature elle-même ordonnent que
les colonies cessent d’être des colonies lorsqu’elles atteignent leur virilité et bien que vous soyiez traités
comme des colonies, vous ne l’êtes pas vraiment puisqu’en fin de compte, vous êtes un royaume. En
outre, le même droit qu’a eu le Portugal de détruire ses institutions anciennes et de se constituer, vous
l’avez à plus forte raison, vous qui habitez un vaste et grandiose pays, avec une population qui, quoique
disséminée, est déjà plus importante que celle du Portugal et qui ira en augmentant avec la même
rapidité que les corps lourds tombent dans l’espace627.

Le thème des maux, de la ruine et de la décadence refait surface et devient insupportable, au


point de rendre urgent un changement historique. Par ailleurs, en se prévalant de cet
argument, les Chambres et le nouveau souverain font disparaître et relèguent dans l’oubli les
chroniques et les annales de la Maison de Bragance et celles de la conquête des domaines
d’outremer. En outre, c’est justement dans la lutte contre ces catastrophes que l’année 1808

626
José Alexandre de Mello Moares, História do Brasil-Reino e do Brasil-Império, São Paulo, Edusp-Itatiaia,
1982, t. 2, p. 407-426. Ce thème de l’oppression et de l’épuisement de la métropole apparaît dans le Manifesto
do Príncipe Regente do Brasil aos Governos e Nações Amigas, du 6 août 1822.
627
Ibid.

149
acquiert une dimension considérable, du fait même qu’elle a ouvert les ports et inauguré le
libre commerce, considéré lui aussi comme une porte indispensable pour la prospérité, le
raffinement de la société, de la civilité et de la vertu civique. Et, là aussi, la transplantation de
la Cour perd de sa spécificité, pour apparaître plutôt comme un temps de transition, que ce
soit parce que l’autorité royale a toujours eu besoin de raffermir son intégrité et son
commandement, soit parce que la Cour de Dom João s’est épuisée entre 1808 et 1821. Malgré
ce caractère transitoire, l’expérience de la Cour à Rio de Janeiro a intensifié les perceptions
historicistes de cette période qui a débouché sur la fondation de l’Empire du Brésil.

150
Les formes de la république : monarchie, crise et révolution au Rio de la Plata.

Gabriel Entin
EHESS-Universidad de Buenos Aires-CONICET

Ne comptez donc pas sur l’existence d’une République sans


religion.
Abbé Grégoire, Discours sur la liberté des cultes, Paris, 21
février 1795)

Tengo alguna duda sobre la verdadera significación de la


palabra ‘soberano’ que hasta ahora solamente se daba al Rey.
Diálogo entre un paisano español, y un Filósofo Legislador
sobre las Cortes convocadas en 22 de mayo de 1809.

« Je crois, Messieurs, que cette origine funeste que nous recherchons, nous la trouverons
dans l’indéfinition de notre système et dans l’incertitude dans laquelle nous nous trouvons vis-
à-vis de ce que nous sommes et de ce que nous serons628. » C’est ainsi que Francisco José
Planes répondait à la question par laquelle il avait ouvert, en septembre 1812, la session de la
Sociedad Patriótica de Buenos Aires : quelle était la cause des maux de la révolution ? À la
manière des clubs révolutionnaires français, la société qu’il présidait avait été conçue comme
« le séminaire des vertus publiques » visant à défendre la révolution, l’indépendance et « la
majesté du peuple629 ». La « glorieuse révolution » avait commencé le 25 mai 1810 à Buenos
Aires par l’organisation d’une junte de gouvernement, constituée au nom du « salut du
peuple » dans un contexte d’incertitude sur la représentation légitime du souverain.
Cependant, celle-ci se trouvait confrontée à ses propres incertitudes630 : qui était ce peuple que
la révolution énonçait comme son fondement politique ? Comment le représenter ? Quel
régime politique adopter ? Après deux ans d’une révolution dont le principal problème était
de se définir comme telle, le gouvernement des Provinces Unies du Rio de la Plata, qui
jusqu’en 1813 se légitima au nom de Ferdinand VII, n’avait pas de « forme établie631 ».
La révolution au Rio de la Plata, comme les autres révolutions hispaniques, peut se
comprendre comme une série de tentatives politiques incertaines. Il serait difficile de
prétendre pouvoir y trouver une consistance théorique liée à un quelconque modèle politique
ou à une tradition qui suffiraient à expliquer pourquoi la crise de la monarchie hispanique prit
la forme d’une révolution. « Le gouvernement n’existe pas » dira le cabildo de Buenos Aires,
la représentation traditionnelle de la cité, après le renversement du Premier Triumvirat en
octobre 1812. Face à cette incertitude, l’un des membres de la corporation essaiera même de
démissionner car il n’avait pas « les lumières et les connaissances nécessaires » pour trouver
une solution632. Quelques mois auparavant, le publiciste et avocat Bernardo de Monteagudo
(1785-1825) – qui avait participé à l’insurrection de Chuquisaca en 1809 et allait devenir l’un

628
El Grito del Sur, 13-10-1812, Periódicos de la Época de la Revolución de Mayo, Buenos Aires, Academia
Nacional de la Historia, 1961, t. II, p. 158. Toutes les traductions sont de notre seule responsabilité. Je remercie
Bérénice Velez, Jérémy Rubenstein et Anna Souillac pour la révision du texte, Marianne González et Geneviève
Verdo pour leurs commentaires.
629
Bernardo de Monteagudo, « Oración Inaugural… », 13-1-1812, in Noemí Goldman, Historia y lenguaje. Los
discursos de la Revolución de Mayo, Buenos Aires, Centro Editor de América Latina, 1992, p. 158, 160.
630
« Acta del Congreso general », 22-5-1810, Aurelio Prado y Rojas (comp.), Registro Oficial de la República
Argentina (RORA), t. I, Buenos Aires, La República, 1879, p. 9-14.
631
« Manifiesto del Gobierno », 22-10-1812, Emilio Ravignani, Asambleas constituyentes argentinas (ACA),
Buenos Aires, Jacobo Peuser, 1939, t. VI (Primera parte), p. 748.
632
« Acuerdo del Cabildo », 8-10-1812, ACA, p. 728, 731.

151
des principaux acteurs et théoriciens de la révolution au Rio de la Plata – avait proclamé, tout
en se considérant républicain, l’urgence d’installer un dictateur qui concentre le pouvoir et
gouverne sans restrictions633. À la différence de Caracas et de la Nouvelle-Grenade, les
gouvernements du Rio de la Plata, auto-institués au nom de Ferdinand VII, ne déclarèrent pas
l’indépendance – celle-ci ne fut proclamée qu’en 1816 – mais donnèrent pourtant le titre de
« citoyen américain de l’État » avec « toutes les distinctions et prérogatives » afférentes à
ceux qui reconnaissaient la souveraineté du peuple et défendaient « la cause sainte de la
liberté du peuple américain634 ». Certains proposèrent même que les « représentants du
peuple » prêtent un serment de reconnaissance aux Lois des Indes, principal corps de lois de
la Monarchie pour ses domaines d’outre-mer. « Quel est donc ce mystère, ou, plutôt, cette
monstruosité, de Ferdinand et des Provinces Unies ? Que signifie un gouvernement populaire
si l’on garde la forme d’une monarchie ? », s’interrogeait Planes pour qui l’incertitude
signifiait la division : « toute république divisée ne doit attendre aucun bien » ; au contraire,
elle souffrira un jour « tous les maux de l’anarchie », alertait-t-il une semaine avant la
dissolution du Premier Triumvirat635.
Qu’est-ce que la république dans un contexte où la souveraineté du peuple est un principe
d’autorisation plus qu’un exercice de participation, où la citoyenneté constitue un critère de
distinction plus qu’un critère de reconnaissance – à travers l’abstraction – de l’égalité
politique des individus et où les élections sont nécessaires pour désigner des représentants,
mais ne suffisent pas à leur incorporation effective au sein des gouvernements, puisque celle-
ci reste fondée sur l’adhésion à la « cause sainte » de la révolution ? Autrement dit, peut-on
fixer le sens de concepts constitutivement ambigus lorsque l’expérience révolutionnaire est
incertaine, indéfinie et en tension constante avec les principes qu’elle déclare (le peuple, le
citoyen, la représentation, la république, la liberté) et leurs conditions de figuration et
d’institutionnalisation ? De même, le nom de « Rio de la Plata » que l’on utilise de manière
analytique, devient flou lorsqu’avec la révolution, la dernière vice-royauté de l’Amérique,
créée en 1776, disparaît en tant qu’unité administrative.
Dans cet article, nous analyserons les usages de la république dans la monarchie hispanique et
dans la révolution au Rio de la Plata. Il ne s’agit pas de proposer une histoire du mot
« république » mais plutôt de tenter de comprendre, à travers la reconstruction des langages
politiques, les représentations de l’ordre politique portés par la république. Nous nous
référerons à l’expérience républicaine de la révolution au Rio de la Plata pour rendre compte
d’une quête et d’une tentative de conceptualisation sur la nature de la communauté, ainsi que
sur ses modes d’institution et d’organisation, dans le cadre d’une réflexion sur le bien
commun, la loi, la liberté publique et la vertu. Par ailleurs, nous nous intéresserons aux
conditions de réalisation de la République à partir d’une question : comment subordonner la
partie à un ensemble qui reste à construire ? Il s’agit d’une quête différente de celle du courant
dit libéral ou du libéralisme. Nous pourrions dire que chez les auteurs républicains, l’individu
doit placer le bien commun – la liberté politique – avant le sien, tandis que chez les libéraux,
il y a une séparation entre la vie civile et la vie politique à partir de la quelle la liberté est
conçue comme indépendance individuelle ou absence d’interférences636.
En partant du constat que la révolution au Rio de la Plata représente l’auto-institution d’une
nouvelle communauté, il s’avère nécessaire de repenser le rapport entre république et

633
Mártir, o Libre, 6-4-1812, Senado de la Nación, Biblioteca de Mayo. Colección de obras y documentos para
la historia argentina, Buenos Aires, 1960, t. VII, p. 5865.
634
« Fórmula del título de ciudadano americano », 1812, RORA, p. 172.
635
Mártir, o Libre, 13-4-1812, p. 5873 ; El Grito del Sur, 13-10-1812, p. 158-159.
636
Par exemple, selon John Stuart Mill, « the sole end for which mankind are warranted, individually or
collectively, in interfering with the liberty of action of any of their number, is self-protection », On Liberty,
Cambridge, Cambridge University Press, 1989, chap. I, p. 13.

152
révolution. Dans un premier temps, nous montrerons que la république, en tant que concept
politique, reste un problème peu exploré par l’historiographie des révolutions hispaniques.
Dans les points 2 et 3, nous analyserons le contexte de crise de la monarchie au Rio de la
Plata entre 1806 et 1810. Nous démontrerons que dans une situation d’incertitude quant aux
aspects fondamentaux de la mise en place d’une communauté, la définition de la république
comme régime anti-monarchique constitue un obstacle pour penser non seulement les usages
de la république, mais aussi la révolution. Dans les points 4 et 5, nous tenterons d’examiner la
crise de la monarchie, théorisée comme division du corps politique. À cette fin, nous
reviendrons sur la conceptualisation de l’ordre monarchique hispanique depuis le XVIe siècle,
pensé à partir du rapport entre république, Roi et religion. Dans les trois derniers points, nous
analyserons les concepts de « république » et de « peuple » dans la Révolution, comme
fondements d’un pouvoir politique désincorporé dont la mise en forme n’est possible qu’à
travers leur représentation.

De la « république-évidence » à la « république-problème »

Le concept de république est généralement utilisé par l’historiographie des révolutions


hispaniques pour désigner une forme de gouvernement non monarchique ou un « courant »
qui aurait dominé l’Amérique hispanique pendant la première moitié du XIXe siècle637. Le
terme de « république » s’emploie aussi comme un synonyme d’État, de tradition
philosophique et de gouvernement représentatif, « adapté » ou « dévié » des systèmes
représentatifs modernes de l’Angleterre, des États-Unis et de la France. L’affirmation de
l’irruption de la république est ainsi devenue un lieu commun de l’historiographie des
révolutions hispaniques, sans que l’on se demande ni de quoi parlaient les acteurs lorsque ils
se référaient à la république au début du XIXe siècle, ni quelles sont les caractéristiques de la
forme républicaine, comme se le demandaient eux-mêmes les acteurs des révolutions
atlantiques638.
Considérer la république comme un concept complexe implique donc de s’éloigner des
définitions a priori et univoques pour essayer de comprendre son sens à partir de ses usages
dans un langage toujours en crise639. Dans un de ses derniers articles, François-Xavier Guerra
a montré la nécessité de reconsidérer la république pour analyser les révolutions hispaniques.
S’il affirme que l’adoption de régimes républicains était inévitable, il se demande également
ce qu’il y avait au-delà de la forme républicaine du gouvernement. Il démontre que les thèmes
républicains sont nés de l’autonomie des républiques urbaines de l’ancien régime (les
pueblos) et que des éléments d’un républicanisme ancien et nouveau dans le discours
révolutionnaire renvoient à la fois à l’Antiquité classique, à l’humanisme civique et aux

637
José A. Aguilar, « Dos conceptos de República », in José A. Aguilar y Rafael Rojas (eds.), El republicanismo
en Hispanoamérica, México, Fondo de Cultura Económica, 2002, p. 57, 72 ; dans ce même ouvrage, Luis
Barrón, « Republicanismo, liberalismo y conflicto ideológico en la primera mitad del siglo XIX en América
Latina », p. 134. Pour Natalio Botana, la république au Rio de la Plata est un janus qui regarde le passé (la
république-cité) et l’avenir (la république « indécise » comme régime représentatif), « El primer republicanismo
en el Río de la Plata, 1810-1826 », in Izaskun Álvarez Cuartero et Julio Sánchez Gómez (eds.), Visiones y
revisiones de la Independencia americana, Salamanca, Universidad de Salamanca, 2007, p. 157-170. Sur les
problèmes liées à la construction de la république, Hilda Sábato, « La reacción de América : la construcción de
las repúblicas en el siglo XIX », in Roger Chartier et Antonio Feros (comps.), Europa, América y el mundo.
Tiempos históricos, Madrid, Fundación Rafael del Pino / Marcial Pons, 2006, p. 263-280.
638
Le débat constitutionnel au Rio de la Plata a été une discussion sur les formes de gouvernement (Noemí
Goldman, « El concepto de ‘constitución’ en el Río de la Plata (1750-1850) », Araucaria. Revista
Iberoamericana de filosofía, política y humanidades, nº 9-17, 2007, p. 170, 175).
639
Pierre Rosanvallon, Por una historia conceptual de lo político, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica,
2003, p. 57. Sur la reconstruction des langages des révolutions en Amérique latine, Elias J. Palti, El tiempo de la
política. El siglo XIX reconsiderado, Buenos Aires, Siglo XXI, 2007.

153
Lumières. Guerra affirme enfin que le constitutionnalisme monarchique de la Constitution de
Cadix (1812) « conduit à reposer la question du républicanisme » et se demande si ses
principes libéraux « ne seraient pas tendancieusement républicains ». À côté d’un régime
républicain « par défaut », il y aurait selon lui un idéal républicain par conviction640. Ces
différentes acceptions de la république sont-elles compatibles avec les conceptions des acteurs
des révolutions ? Pour le savoir, il s’avère nécessaire de remettre en question la république
comme évidence pour l’analyser comme problème.
Comme l’affirme José María Blanco White dans son journal El Español reproduit à Buenos
Aires en 1811, dans ces révolutions, « la plupart des questions débattues naissent du fait que
la signification des mots censés exprimer les objets du conflit ne sont pas bien fixés au
départ641 ». Si nous analysons les usages du mot « république » au XVIIIe siècle et au début du
XIXe, nous constatons qu’ils appartiennent à un champ de bataille intellectuelle où le mot ne
désigne pas uniquement un régime politique antimonarchique642. « J’appelle donc République
tout État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que cela puisse être [...]. Tout
gouvernement légitime est républicain. », écrit Rousseau dans Du Contrat Social, en
entendant par « légitime » tous les gouvernements « guidés par la volonté générale, qui est la
loi » et ajoutant dans une note : « Pour être légitime il ne faut pas que le gouvernement se
confonde avec le souverain, mais qu’il en soit le ministre : alors la monarchie elle-même est
république. » Montesquieu observe par ailleurs que « le gouvernement républicain est celui où
le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance ». Pour lui, la
république peut désigner une démocratie et une aristocratie ou, plus encore, un
constitutionnalisme parlementaire, comme en Angleterre où la république « se cache sous la
forme de la monarchie ». Pour sa part, Madison bouleverse toute la pensée républicaine
lorsqu’il définit la république comme gouvernement représentatif différent de la démocratie.
Pour Paine enfin, le gouvernement républicain est administré « pour l’intérêt du public » et,
en ce sens, il est « naturellement » opposé à la monarchie, définie comme « le pouvoir
arbitraire dans une personne individuelle643 ». Or, lui considère la république comme « la
chose publique » (la res publica) et non pas comme « une forme particulière de
gouvernement644 ».
Comme au cours des autres révolutions hispaniques, les hommes de 1810, c’est-à-dire les
avocats, militaires et membres du clergé, pour la plupart créoles, qui forment l’élite politique
et « éclairée » du Rio de la Plata, lisent les philosophes des Lumières et les théoriciens des
révolutions américaine et française. Cependant, pour comprendre comment ces hommes de
1810 conçoivent la république, la souveraineté, le peuple ou la liberté, il est infructueux

640
François-Xavier Guerra, « De la política antigua a la política moderna. La revolución de la soberanía », in
François-Xavier Guerra, Annick Lempérière (et al), Los espacios públicos en Iberoamérica. Ambiguedades y
problemas. Siglos XVIII-XIX, México, Fondo de Cultura Económica, 1998, p. 133 ; Id., « La identidad
republicana en la época de la independencia », in Gonzálo Sánchez Gómez et María Emma Wills Obregón
(eds.), Museo, memoria y nación. Misión de los museos nacionales para los ciudadanos del futuro, Bogotá,
2000, p. 264-271.
641
El Español, n° 5, in Gaceta de Buenos Aires, [10-1-1811], Junta de Historia y Numismática, Gaceta de
Buenos Aires (1810-1821), 6 tomes, Buenos Aires, ed. fac-sim., 1910, t. II, p. 21. On renverra aux t. I, II
(éd. 1910) et III (éd. 1911) de la Gaceta de Buenos Aires, de la Gaceta Extraordinaria de Buenos Aires et de la
Gaceta Ministerial del Gobierno de Buenos Aires (publié à partir du 25 mars 1812) par l’abréviation GBA.
642
Voir, par exemple, le débat entre Paine et Sieyès sur le concept de « républicanisme » en 1791 (Œuvres de
Sieyès, Paris, EDHIS, 1989, v. 2)
643
Rousseau, Du Contrat Social, in Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1964, t. III, livre II, chap. VI, p. 379,
380 ; Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Gallimard, 1951, t. II, livre II, chap. I, p. 239 et livre V,
chap. XIX, p. 304 ; James Madison, Alexander Hamilton, John Jay, The Federalist Papers, London, Penguin,
1987, n° 10 (Madison), p. 126 ; Thomas Paine, « The Rights of Man, Part II (1792) », in Political Writings,
Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 167-170.
644
Cité par Gordon S. Wood, La création de la république américaine, Paris, Belin, 1991, p. 82.

154
d’essayer de fixer le sens des concepts qu’ils utilisent à partir des philosophes du
XVIIIe siècle645. Les hommes de 1810 ont vécu dans la Monarchie catholique et constituent
une petite communauté au sein de la cité : ils ont souvent des liens familiaux entre eux et ont
fait des études de théologie et de droit dans les universités de la Couronne. Ils font également
partie des principales corporations de la vice-royauté. Pendant la révolution, ils évincent les
péninsulaires des instances de décision politique et participent aux différents gouvernements
au gré d’une dynamique de luttes factieuses et de nouvelles loyautés personnelles. Qu’est-ce
que la république pour ces hommes dans la révolution du Rio de la Plata ? Afin de répondre à
cette question, il faut d’abord repenser cette révolution et, avec elle, le contexte linguistique
de ceux qui, à partir de 1810, deviennent ses porte-paroles.

Le temps de la désunion

Depuis les abdications de la famille royale espagnole à Bayonne au nom de Napoléon, la crise
de la monarchie est associée à la division du corps politique. Après avoir refusé d’être l’un de
six députés américains au Congrès de Bayonne en 1808, le représentant du cabildo de Buenos
Aires en Espagne, Juan Martín de Pueyrredón (1777-1850) – futur Directeur Suprême des
Provinces Unies du Rio de la Plata entre 1816 et 1819 – informe sa corporation que l’anarchie
est la conséquence d’un « Royaume divisé en plusieurs gouvernements selon ses Provinces »
et des « prétentions délirantes de chacune d’elles à la souveraineté646 ». Napoléon – « ce
disciple de Machiavel », se souvient plus tard le doyen Gregorio Funes (1749-1829)647 –, a
introduit « le désordre, la désunion et la défiance dans les peuples » en renversant l’« autorité
légitime648 ». La révolution dans la Péninsule se présente ainsi comme une « guerre plus
sainte encore que les Croisades649 » : les Français ont non seulement usurpé la couronne d’un
allié, mais ils ont aussi « déclaré la guerre au Christ », comme le souligne un pamphlet publié
à Buenos Aires650.
Le terme de « révolution » a pris un sens précis depuis 1793, celui de la Terreur française,
interprétée comme le rejet de la religion et la mort du Roi, associés au « gouvernement
républicain651 ». Cependant, en 1791, la révolution de Saint-Domingue – qui débouche sur
l’abolition de l’esclavage et la création de la république noire haïtienne en 1804 – a ouvert

645
Tulio Halperín Donghi l’avait déjà observé en 1961 : « La recherche d’influences idéologiques est
singulièrement difficile (…). Sans nul doute, l’originalité de l’ensemble (…) provient de la façon dont ces idées
sont utilisées », (Tradición política española e ideología revolucionaria de mayo [1961], Buenos Aires, Centro
Editor de América Latina, 1985, p. 16).
646
« Juan Martín de Pueyrredón al cabildo de Buenos Aires », Cádiz, 10-9-1808 ; 27-9-1808, Archivo General
de Indias (AGI), Gobierno, Buenos Aires, 155.
647
Gregorio Funes, Ensayo de la historia civil del Paraguay, Buenos Aires y Tucumán, v. 3, Buenos Aires, 1817,
p. 470.
648
Proclamation du vice-roi du Rio de la Plata, Bartolomé Hidalgo de Cisneros, 18 mai 1810, RORA, p. 1-2.
649
Antonio de Capmany, Centinela contra franceses, Madrid, 1808, p. 24. Capmany adapte le titre du
livre Centinela contra judíos…(1691), du franciscain Francisco de Torrejoncillo, qui incitait à combattre les juifs
en tant qu’ennemis et étrangers. Pour Capmany, les Français « sont pires que les juifs dans leurs pensées »
(op. cit., p. 2).
650
« Odio a la Francia », 1809, in Augusto E. Mallié (comp.), La Revolución de Mayo a través de los impresos
de la época (RMIE), t. I (1809-1811), Buenos Aires, 1965, p. 31.
651
« Probable sublevación de franceses en convivencia con algunos negros », 1795, Archivo General de la
Nación (AGN), Buenos Aires, sala IX, leg. 30-5-5 et « Anónimo dirigido al rey », 13-7-1798, cité in Ricardo
Levene (dir.), Historia de la Nación Argentina (desde los orígenes hasta la organización definitiva en 1862),
vol. V, Academia Nacional de la Historia, Buenos Aires, 1939, p. 47. Sur le concept de révolution en Espagne,
Javier Fernández Sebastián et Juan Francisco Fuentes (dirs.), Diccionario político y social del siglo XIX español,
Madrid, Alianza, 2003, p. 628-630.

155
aux esclaves de l’Amérique652 le chemin de la liberté. Saint-Domingue a également révélé que
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen était universalisable et réalisable653 : en
1794, l’un des futurs chefs de la révolution en Nouvelle-Grenade, Antonio Nariño, est
d’ailleurs emprisonné pour avoir traduit la Déclaration de 1789 et publié « des maximes anti-
catholiques et attentatoires à tout ordre politique ». Au moment de la crise de 1808-1810, les
fonctionnaires royaux utilisent le concept de révolution pour dénoncer l’organisation de juntes
en Amérique hispanique, mais ce sens négatif contraste avec le sens positif dont il jouit dans
la Péninsule pendant la guerre contre les Français.
Pour l’Audience de Buenos Aires, la crise monarchique n’a pas commencé avec l’invasion de
Napoléon en Espagne mais avec celle des Anglais en 1806 et 1807 à Buenos Aires et à
Montevideo. Il s’agit du premier fait « extraordinaire » d’une série d’imprévus que le tribunal
relie en 1809 aux « moteurs de la révolution ». Dans cette série, il inclut les abdications
royales, l’organisation en décembre 1808 d’une junte à Montevideo, la proclamation de la
princesse Carlota Joaquina de Bourbon, depuis Rio de Janeiro, demandant aux vassaux du Rio
de la Plata de la reconnaître comme dépositaire de la souveraineté, et la tentative de
constitution d’une junte le 1er janvier 1809 par le cabildo de Buenos Aires654. La crise signifie
la désorientation et l’ouverture des champs du possible :

Des gens pensent que nous devons suivre le destin de la Métropole, écrit Manuel Belgrano, l’un des
premiers chefs militaires de la révolution [...] ; d’autres que nous devons nous constituer en
République ; d’autres affirment que le Gouvernement doit rester dans les mains du chef actuel jusqu’au
retour de Ferdinand VII ; d’autres encore, que nous devons reconnaître l’Infante d’Espagne Doña
Carlota Joaquina [...] et tous ont un esprit agité qui me semble proche de l’anarchie et de la désolation
de ces Pays délicieux

Pour lui, la diversité des opinions a comme origine « la désunion » et le fait que « personne ne
peut fixer les idées655 ».
En mai 1810 arrive à Buenos Aires la nouvelle de la dissolution de la Junta Central, le
premier gouvernement de crise formée par les juntes péninsulaires comme dépositaire de la
souveraineté du Roi absent. Avec l’autorisation du vice-roi Cisneros, le cabildo organise le
22 mai un cabildo abierto – assemblée de la ville prévue par la législation castillane et
convoquée lors de situations d’extrême gravité – afin que « la volonté du peuple » puisse
s’exprimer. Le « peuple » correspond à « la partie principale et la plus saine » de la cité,
représentée par 251 vecinos (sur les 450 convoqués)656. La majorité d’entre eux réclament la
démission du vice-roi parce qu’ils estiment que son autorité n’est plus légitime suite à la
disparition de la Junta Central qui l’avait désigné. Le cabildo, en assumant l’autorité conférée
par le peuple, décide, contre la volonté des vecinos, de constituer le 24 mai une junte de cinq
membres présidée par le vice-roi. Cependant, devant l’opposition des commandants créoles
issus de la résistance aux invasions anglaises, le cabildo est contraint de revenir sur cette
mesure et organise le lendemain la junte du 25 mai, ou Primera Junta.

652
Au début du XIXe siècle, 33 % des 44 371 habitants de Buenos Aires étaient noirs ou mulâtres (mulatos), et
86 % d’entre eux étaient des esclaves. Cf. Lyman L. Johnson, Susan Migden Socolow, Sibila Seibert,
« Población y espacio en el Buenos Aires del siglo XVIII », Desarrollo Económico, n° 20-79, 1980, p. 329-349.
653
Laurent Dubois, Les Vengeurs du Nouveau Monde. Histoire de la Révolution Haïtienne, Rennes, Les
Perséides, 2005.
654
« Carta de la Audiencia de Buenos Aires a Fernando VII », 21-1-1809, in Documentos Relativos a los
antecedentes de la Independencia de la República Argentina, Buenos Aires, 1912, p. 65-94.
655
Manuel Belgrano, « Diálogo entre un castellano y un español americano » [1808?], Mayo documental, t. X,
Buenos Aires, Facultad de Filosofía y Letras, 1964, p. 3-7.
656
« Cabildo de Buenos Aires », 21-05-1810, in Archivo General de la Nación, Acuerdos del Extinguido Cabildo
de Buenos Aires, serie IV, t. IV, Buenos Aires, Kraft, 1927, p. 109.

156
Face à la défiance et à la désunion, toute alternative à la crise de la monarchie doit être
légitimée par un appel à la confiance et à l’union : le 25 mai 1810 est une réponse à la
radicalisation de la crise de légitimité de la monarchie que Buenos Aires tente de surmonter
en créant une junte, comme l’ont fait entre 1808 et 1810 Montevideo, Mexico, La Paz,
Chuquisaca, Quito et Caracas, à l’égal des cités péninsulaires. Les neuf membres du
gouvernement – deux commerçants espagnols, deux militaires, un prêtre et quatre avocats
créoles – prêtent serment sur les Saints Évangiles pour la conservation de la religion
catholique, l’observance des lois du royaume et la fidélité à Ferdinand VII. Ces objectifs sont
identiques à ceux qui ont motivé la formation de la Suprema Junta Central en Espagne deux
ans auparavant. Le nouveau gouvernement, créé à Buenos Aires comme représentant de toute
la vice-royauté, attend le jour de l’anniversaire du Roi pour célébrer avec un Te Deum son
investiture. La Primera Junta se présente comme la continuité d’un ordre juridique qui
n’existe plus. S’il y a un mot que ses membres se gardent d’utiliser dans un premier temps,
c’est celui de « révolution », qui désigne exactement le contraire de ce qu’ils ont juré de
conserver et de ce qu’ils cherchent à représenter : une « union fermée » sous la forme d’une
« douce fusion des affects657 ».

La découverte du politique

Selon Cisneros, la junte de Buenos Aires a été organisée par une faction qui a pris le nom de
« peuple » et « établi le système du terrorisme ». Pour le vice-roi du Pérou, ses membres
recherchent « la désorganisation, l’anarchie et le désordre658 ». La Primera Junta est perçue
comme un maillon de plus dans la chaîne des faits extraordinaires commencés avec la
résistance aux invasions anglaises : en août 1810, l’ambassadeur d’Espagne au Brésil informe
son homologue aux États-Unis de l’organisation « de la criminelle Junte révolutionnaire de
Buenos Aires », conséquence « du germe de liberté et d’indépendance » semé par les
Anglais659.
Il ne s’agit pas de déterminer si les invasions anglaises ont effectivement constitué un
précédent à la révolution de mai 1810, mais de comprendre pourquoi la révolution allait faire
des invasions l’un de ses principaux antécédents. À la différence de la révolution, pendant les
invasions, le pouvoir continua à être incorporé en la personne du Roi qui demeurait le
souverain. Cependant, la victoire contre les Anglais a montré la réaction d’une communauté
face à la décadence d’une monarchie éloignée. En effet, les troupes volontaires organisées en
1806 par le cabildo de Buenos Aires après la fuite du vice-roi, le marquis de Sobremonte, ont
ouvert la voie à la militarisation de l’élite créole et de la politique au Rio de la Plata660. Après
avoir repoussé la première invasion, une junte de guerre décide de déposer l’autorité militaire
du vice-roi, caractérisé cinq ans auparavant comme « l’image vivante du Souverain661 ». Le
gouverneur de Montevideo, Pascual Ruiz Huidobro, informe le ministre du Roi Manuel
Godoy que des gens avec des « opinions modernes » essayent de démontrer « que le peuple a
l’autorité pour élire ceux qui devaient le diriger662 ». Lors de la deuxième victoire contre les

657
« Proclama de la Junta », 25-5-1810, RORA, p. 22, 24. Sur l’organisation des juntes comme dépôt de la
souveraineté, José M. Portillo Valdés, Crisis Atlántica. Autonomía e independencia en la crisis de la monarquía
hispana, Madrid, Marcial Pons, 2006, p. 55-56.
658
« El Virrey Cisneros da cuenta al Soberano… », 22-6-1810, RORA, p. 41-44 ; « Proclama de José Fernández
de Abascal », 13-7-1810, AGI, Gobierno, Buenos Aires, 156.
659
« Marqués de Casa Irujo a Luís de Onís », 23-8-1810, AGI, Estado, Papeles de Cuba, leg. 1708 B.
660
Tulio Halperin Donghi, Revolución y guerra. Formación de una élite dirigente en la Argentina criolla,
Buenos Aires, Siglo XXI, 1994.
661
« Cabildo de Buenos Aires », 4-6-1802, in Acuerdos del Extinguido Cabildo de Buenos Aires, op.cit., t. I
(1925), p. 131-132.
662
« Carta al Príncipe de la Paz », 27-10-1806, AGN, sala IX, leg. 26-7-8.

157
Anglais, en février 1807, la junte décide de destituer totalement le vice-roi. Le « peuple »
désigne alors non seulement les vecinos de la cité, mais aussi la cité elle-même, la patrie, le
royaume ou la république : « Un ‘esprit patriote’ n’oublie pas que ‘la sécurité de la république
est la suprême loi de l’État : Salus Reipublicae suprema lex esto’ », affirme un anonyme en
août 1806663.
Après les invasions, le cabildo de Buenos Aires s’érige en défenseur « de tout le royaume »,
une communauté de référence avec des limites floues, présentée comme « existant depuis
toujours » et indépendante du royaume de Castille auquel appartient formellement l’Amérique
hispanique. Pour sauver la monarchie, déclare le cabildo, il faut « purifier les Amériques »
des étrangers664. En 1809, le créole Francisco Bruno de Rivarola, ecclésiastique et avocat du
consulado de Buenos Aires, défend le même argument : les Anglais ont introduit « l’esprit
d’irreligion ». En cause, les articles « impies et révolutionnaires » publiés dans leur journal
The Southern Star, avec lesquels ils ont diffusé l’« apostasie » dans les « provinces
argentines ». Pour surmonter la crise, Rivarola suggère de refuser les biens des étrangers et de
suivre la « religieuse nation espagnole dans l’expulsion des maures et des juifs de la
Péninsule ». En affirmant que la religion est « le fondement le plus ferme de l’État » et que
son absence occasionne des révolutions, Rivarola incite à lire Grotius, Pufendorf, Heineccius,
Hobbes et Rousseau pour vérifier le caractère erroné de leurs théories. Le pouvoir des princes,
déclare-t-il, n’est pas conféré par les peuples mais par l’autorité de Dieu665.
La crise de la Monarchie entraîne, en même temps, la recherche de solutions totalement
opposées à celles de Rivarola. Celui-ci représente une opinion isolée dans l’élite politique et
intellectuelle du Rio de la Plata (son livre n’est pas publié par les fonctionnaires royaux, pas
plus que par les autorités révolutionnaires après 1810). L’avocat et futur secrétaire de la
Primera Junta Mariano Moreno (1778-1811) – qui, comme Monteagudo, a étudié à
l’université de Chuquisaca – exige d’une Monarchie décapitée l’ouverture du commerce avec
les Anglais et la poursuite des réformes commerciales de la Monarchie éclairée : « Devant
l’impérieuse loi de la nécessité, toutes les lois cèdent, car celles-ci n’ont d’autres objectifs que
la conservation et le bien des États », écrit Moreno en 1809 en s’appuyant sur Adam Smith et
Gaetano Filangieri666.

663
Cité in José M. Mariluz Urquijo, « Aplicación del principio Salus Populi suprema lex esto. La crisis del
Antiguo Régimen en el Rio de la Plata », in José Andrés-Gallego, Nuevas Aportaciones a la historia Jurídica de
Iberoamérica, Madrid, Fundación Tavera, 2000 (Cd-rom), p. 3.
664
« Cabildo de Buenos Aires », 9-02-1807, Acuerdos del Extinguido Cabildo…, op. cit., t. II, p. 432-438 ;
« Carta del Cabildo a sus Apoderados », 1-08-1807, Archivo de la República Argentina, Antecedentes políticos,
económicos y administrativos de la revolución de mayo de 1810, t. I, livre III, Buenos Aires, 1910, p. 50, 51. Cf.
Tamar Herzog, Defining Nations. Immigrants and citizens in early modern Spain and Spanish America, New
Heaven and London, Yale University Press, 2003, p. 144-151. La Couronne espagnole n’a jamais réussi à définir
le statut des territoires américains (Antonio Annino, « Imperio, constitución y diversidad en la América
Hispana », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Debates, 2008, [En ligne], Mis en ligne le 17 mai 2008. URL :
http://nuevomundo.revues.org//index33052.html. Consulté le 23 mai 2008).
665
Francisco Bruno de Rivarola, Religión y fidelidad argentina (1809), Buenos Aires, Instituto de
Investigaciones de Historia del Derecho, 1983, p. 87-88, 106-108, 299. Publié à Montevideo en 1807, The
Southern Star avait été conçu pour mener la guerre sur le terrain de l’opinion. Dans ses articles, rédigés en
anglais et en espagnol, la liberté des Anglais – due à leur Constitution – s’opposait à la tyrannie des Espagnols –
due à leur monarchie absolue. Cependant, le journal se gardait bien d’attaquer la religion catholique, rappelant
que les protestants étaient aussi des chrétiens, à la différence de Napoléon qui rendait des « honneurs publics aux
rabbins juifs » (La Estrella del Sur, 23-05-1807, in La Estrella del Sur (The Southern Star), Montevideo, 1807,
ed. fac-sim., Buenos Aires, Biblioteca Nacional, 2007).
666
Mariano Moreno, « Representación de los hacendados », 30-09-1809, in Norberto Piñero, Mariano Moreno.
Escritos políticos y económicos, Buenos Aires, 1937, p. 112, 128. Sur la circulation de Filangeri en Amérique
hispanique et le discours républicain, Federica Morelli, « Tras las huellas perdidas de Filangieri : nuevas
perspectivas sobre la cultura política constitucional en el Atlántico hispánico », Historia Contemporánea, nº 33,
2006, p. 431-462.

158
Lorsque le Roi abdique en 1808 sans héritier légitime, le pouvoir n’est plus représenté dans
un corps : la crise implique la dissolution de toutes les certitudes de cet ordre juridique et
religieux des corps, des droits, des juridictions, des royaumes, qui composaient la monarchie
catholique. En effet, il s’agit d’une division – souvent conçue comme proche de l’anarchie –
de la monarchie comme représentation de l’unité d’un ordre naturel et harmonieux. La
recherche de solutions à cette crise est un travail d’invention qui constitue, selon les mots de
Monteagudo, le « théâtre de la révolution667 ». Ce théâtre est celui de la découverte du
politique, « le moment où la question du fondement du pouvoir et de l’ordre social se
diffuse » – nous empruntons l’expression à Claude Lefort –, où cette diffusion se traduit par la
nécessité de donner de nouveaux sens aux anciens mots et où la représentation devient la
condition de possibilité et de visibilité d’un pouvoir « désincorporé » et incontournable668.
Nous ne pouvons pas comprendre le flou des aspects fondamentaux de la mise en place d’une
communauté depuis 1810 (la définition d’un sujet souverain et d’un représentant de cette
souveraineté, l’organisation des pouvoirs, l’invention des formes de rupture) sans considérer
la révolution comme le problème du passage entre un pouvoir incarné dans le Roi et fondé sur
des critères transcendantaux et un pouvoir qui détient lui-même les fondements qui le rendent
légitime, alors même que ces fondements demeurent incertains. Autrement dit, en tant que
conséquence de la crise de 1808, la révolution implique un changement entre un ordre révélé
et une société comme corps unifié et un ordre à instituer à partir d’une société
irréductiblement divisée.
Par conséquent, ce qui est généralement pris comme point de départ pour expliquer la
révolution et la constitution d’un État indépendant (le 25 mai 1810) nous éclaire davantage
sur la façon dont ces acteurs agissaient et concevaient l’ordre politique dans la monarchie
hispanique et catholique. Cet ordre fut réinterprété au cours des siècles et reformulé par le
changement de dynastie et le constitutionnalisme des Lumières espagnoles de la deuxième
moitié du XVIIIe siècle. Cependant, ses principes organisateurs demeurèrent relativement
stables jusqu’à la crise. Si le premier acte de la révolution se légitime dans la fidélité au Roi et
la défense de la religion, il s’avère nécessaire de comprendre le rapport qui existait jusqu’alors
entre le Roi, la religion et la Monarchie. Celui-ci s’articulait à partir d’un concept : la
« république ».

Le corps de la république entre la religion, la vertu et le peuple

Depuis le XVIe siècle, la Monarchie espagnole se caractérisait par la tension entre l’unité
fictive qu’elle présupposait et la réalité plurielle des communautés : jusqu’à la première
moitié du XVIIe siècle, la Monarchie était la réunion, centrée sur la Castille, des différentes
couronnes de la péninsule ibérique, des Pays-Bas, de Milan, de Naples, de Sicile, de
Sardaigne et des colonies d’Amérique et d’Asie. Les théories sur la monarchie étaient
traversées par un problème commun, celui d’assurer l’unité de cette réalité composite. La
monarchie était conçue à partir de l’articulation de l’ordre (comme harmonie et union
naturelle du corps politique), de la religion (comme force instituant l’ordre) et de la justice
(comme principe organisateur de l’ordre)669. Il s’agissait d’une monarchie perçue comme
providentielle, fondée sur un objectif à la fois religieux et politique : celui de l’expansion du

667
Bernardo de Monteagudo, Memoria sobre los principios políticos que seguí en la Administración del Perú, y
acontecimientos posteriores a mi separación, Santiago de Chile, 1823, p. 3, 39.
668
Claude Lefort, « Penser la révolution dans la Révolution française », in Essais sur le politique (XIXe-
e
XX siècles), Paris, Seuil, 1986, p. 140.
669
Cf. Pablo Fernández Albaladejo, Fragmentos de Monarquía, Madrid, Alianza, 1992 ; Carlos Garriga, « Orden
jurídico y poder político en el Antiguo Régimen », in Carlos Garriga et Marta Lorente, Cádiz, 1812. La
Constitución jurisdiccional, Madrid, Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, Madrid, 2007, p. 43-72.

159
catholicisme afin que « tous, universellement, jouissent de l’admirable bénéfice de la
rédemption par le sang du Christ », comme les Rois catholiques l’avaient inscrit dans la
première loi des Indes670.
À partir des philosophies antiques et chrétiennes, les thomistes espagnols des XVIe et
XVIIe siècles (Francisco de Vitoria, Domingo de Soto, Sebastián de Covarrubias, Pedro de
Ribanedeira, Francisco Suárez) conçoivent l’ordre monarchique selon une approche
organiciste de la politique, où le corps humain constitue la métaphore du corps « mystique ou
politique de la république671 ». Le corpus reipublicae mysticum peut signifier, comme le note
E. Kantorowicz, « la totalité de la société chrétienne, vue sous son aspect organique, [comme]
un corps composé d’une tête et de membres », et toute corporation qui se distingue du corps
tangible de l’individu672. En tant que corps naturel, harmonieux et unifié, la république
appartient à un ordre divin dont les lois organisent les actions des hommes. La religion
devient la puissance d’une république considérée à partir de l’idéal de respublica christiana et
communitas perfecta. « La République contient les moyens d’atteindre, après cette vie
temporelle, le bonheur éternel ; [ces moyens] sont le culte et la religion que l’on doit au vrai
Dieu, parce que la République sans religion n’est pas parfaite mais [...] n’est qu’un ramassis
de bandits et d’hommes injustes » , affirme en 1645 Diego de Tovar Valderrama673. Un demi-
siècle auparavant, dans le contexte de la Contre-réforme catholique, le jésuite Pedro de
Rivadeneyra écrivait que la religion était la carte du « navire de la République ». Il affirmait
que « la Religion [faisait] l’État » et non l’inverse, comme le soutenaient « les politiques »,
une « secte inventée par Satan », contraire « à la loi naturelle et divine », dont faisait partie
Bodin et dont le principal représentant était Machiavel, contre qui Rivadeneyra écrivait son
livre 674.
Dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, publiés en 1531, Machiavel affirme
que le conflit et la désunion de la cité sont constitutifs de la liberté politique : par conséquent,
ils sont positifs pour fonder et maintenir une république675. En même temps, il développe une
forte critique envers le catholicisme en l’associant à une « oisiveté ambitieuse » qui a
« efféminé » le monde676. Pour lui, la liberté de la République n’est pas liée aux vertus
chrétiennes mais à la virtù du peuple comme force d’innovation, au-delà de la fortune677. Plus
qu’un combat contre la religion, Machiavel critique la manière dont l’Église romaine
l’interprète. Pour lui, la religion des Anciens qui célébrait « des hommes couverts de gloire
mondaine » et « amateurs de la liberté » a été subvertie par la religion de son temps, qui a
« placé le bien suprême dans l’humilité, la mortification, et le mépris des choses
humaines678 ». À l’inverse, conformément à une conception juridictionnelle et religieuse du
pouvoir politique, les thomistes espagnols pensent la communauté comme un ordre fondé sur

670
Livre I, titre I, loi I.
671
Juan Solórzano Pereyra, Política Indiana, Madrid, Biblioteca Castro, 1996, t. 1, livre II, chap. VI, p. 232.
672
Ernst H. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Paris,
Gallimard, 1989, p. 155-157.
673
Diego de Tovar Valderrama, Instituciones políticas [1645], Madrid, Centro de estudios constitucionales,
1995, p. 81.
674
Pedro de Rivadeneyra, Tratado de la religión y virtudes que debe tener el príncipe christiano para governar y
conservar sus estados. Contra lo que Nicolás Machiavelo y los políticos deste tiempo enseñan, Madrid, 1595,
p. 1-4, 103, 187, 558-559.
675
Quentin Skinner, « The republican ideal of political liberty » in Gisella Bock, Quentin Skinner et Maurizio
Viroli, Machiavelli and Republicanism, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 293-309.
676
Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Paris, Gallimard, 2004, livre I, p. 51 et livre II,
chap. 2, p. 265.
677
John G. A. Pocock, The Machiavellian Moment. Florentine political thought and the Atlantic republican
tradition, Princeton, Princeton University Press, 2003, p. 166-169.
678
Machiavel, op. cit., livre II, chap. 2, p. 265-266. Cf. Vickie B. Sullivan, « Neither Christian nor Pagan :
Machiavelli’s Treatment of Religion in the ‘Discourses’ », Polity, n° 26-2, 1993, p. 259-280.

160
la concorde, la justice, l’union et l’harmonie naturelle du corps politique, qu’ils appellent
« république ». Ils associent ainsi le machiavélisme à une vision instrumentaliste de la
politique, déliée de la providence divine679.
À côté de Machiavel, la pensée théologico-politique espagnole de l’époque se développe aussi
contre les théories qui considèrent que l’obéissance est consubstantielle à la souveraineté, au-
delà de la religion (comme chez Bodin et Hobbes) et sur lesquelles se fondera la légitimation
de l’absolutisme monarchique. Bodin se détache de l’exégèse scolastique tout en
reconnaissant l’ordre naturel du monde : il affirme que le corps de la République ne dépend
pas de la religion mais de la souveraineté, unique, inaliénable et absolue. Pour Bodin, la
souveraineté « est ce que les Latins appelaient majestatem » comme summa potestas : « la
puissance absolue et perpétuelle d’une république680 ». Il s’agit d’une souveraineté incarnée
dans un Roi absolu : moralement limité, il n’est pas obligé par les lois de Dieu et de la nature.
Bodin distingue ainsi la loi comme commandement du souverain, dont la légalité vient de sa
volonté, du droit, fondé sur la justice et l’équité. Or, cette fonction de roi-législateur est
refusée par les théologiens thomistes qui continuent à voir le Roi comme dispensateur de la
justice681.
Contrairement à Machiavel, le jésuite Francisco Suárez considère, comme le reste des
thomistes, qu’il ne peut y avoir de lois civiles différentes des lois naturelles fondées sur la
justice divine. Néanmoins, tout en utilisant le vocabulaire de ses prédécesseurs de l’École de
Salamanque, Suárez renouvelle, dans De Legibus (1612), la pensée théologico-politique
espagnole. Il réinterprète le corps politique à partir de la critique, faite par Vitoria et de Soto,
du principe divin du pouvoir du Roi. Pour Suárez, le pouvoir du souverain légitime vient du
peuple unifié en tant que « communauté parfaite ou autonome ». Or, le pouvoir, d’essence
naturelle, n’existe ni dans les individus, ni dans une communauté confuse « sans ordre ni
union des membres », mais dans une communauté « parfaite ou politique » constituée par
consentement682. Au contraire de Vitoria, Suárez distingue l’origine du pouvoir politique de
l’origine du peuple. Le pouvoir du Roi émane donc du consentement de la communauté
politique qui a besoin « d’un pouvoir public » pour rechercher le bien commun. Lorsque la
communauté transfère le pouvoir au Roi, elle l’abandonne et se soumet à son autorité – sauf
en cas de tyrannie – par exigence du droit naturel. Suárez justifie ainsi le pouvoir du Roi
comme pouvoir du peuple constitué en corps politique et en accord avec la nature683.

La république dans et face à la monarchie

Le Roi est considéré comme la tête et l’âme de la République : son corps physique peut
mourir, mais son corps mystique ne meurt jamais. Il est comparé au Christ en tant que
médiateur entre Dieu et les âmes ou, pour le dire autrement, entre la justice et les hommes :

679
Sur la réception de Machiavel en Espagne, Donald W. Bleznick « The Spanish Reaction to Machiavelli in the
Sixteenh Centuries », Journal Of the History of Ideas, nº 19, 1958, p. 542-550 ; Eva Botella Ordinas,
« Redención de la virtud. La primera traducción castellana del Arte della Guerra de Maquiavelo », Espacio,
Tiempo y Forma, Serie IV, H. Moderna, t. 13, 2000, p. 183-219.
680
Jean Bodin, Les six livres de la République (1576), Paris, Fayard, 1986, livre I, chap. 2, p. 40-45 et chap. 7,
p. 179. Cf. Jean-François Courtine, Nature et empire de la loi. Études suaréziennes, Paris, EHESS-Vrin, 1999,
p. 29-35.
681
Pablo Fernández Albaladejo, Fragmentos de Monarquía, op. cit., p. 73-74. Voir aussi José Antonio Maravall,
La philosophie politique espagnole au XVIIe siècle dans ses rapports avec l’esprit de la Contre-Réforme, Paris,
Vrin, 1955, p. 88-92.
682
Francisco Suárez, De Legibus. De civili potestate, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Científicas-
Instituto Francisco de Vitoria, 1975, vol. V, livre III, chap. I, p. 8-10 ; chap. III, p. 28-32.
683
Ibid., chap. I, p. 11 ; chap. IV, p. 43. Sur le pouvoir politique chez Suárez, Jean-François Courtine, op. cit.,
p. 43 ; Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, Paris, Albin Michel, 2001, p. 582-593 ;
Tulio Halperin Donghi, Tradición política…, op. cit., p. 25-43.

161
« Il ne peut y avoir de République sans justice, ni Roi qui mérite de l’être s’il ne la maintient
ni ne la conserve », écrit en 1619 le franciscain Fray Juan de Santa María684. Comme
dispensateur de la justice, le Roi est une « image de Dieu dans le monde » qui « donne vie à
tout le corps de la République685 ». Dans son oraison funèbre pour le roi Charles III prononcée
en 1789, Gregorio Funes, chanoine de la cathédrale de Córdoba, déclare ainsi : « La nature
fait une pause ; la République devient muette, perd toute son activité, la marche de la vie
civile s’interrompt…686. »

Bien que l’autorité soit compartimentée, la république est gouvernée par le Roi selon un
principe d’unité : « Ne serait-ce pas une monstruosité énorme qu’un corps ait deux têtes ? »,
demande Santa María pour qui « l’unité est le principe de plusieurs biens, et la pluralité la
cause de plusieurs maux ». Pour lui, le Roi est le pasteur, le père ou encore le « médecin
universel de la République ». Or, le sens du mot « roi » implique « dignité et honneur », mais
aussi « responsabilité et office » : il doit poursuivre le bien commun car il « a été fait pour le
bien du Royaume, et non le Royaume pour le bien du Roi687 ». Autrement dit, il est limité par
la république dont il doit assurer l’unité. La monarchie doit se comprendre comme un rapport
entre le Roi, la Religion et la Patrie – celle-ci désignant un ordre de justice médiatisé par les
juges, représentants de Dieu et du Roi – plutôt que comme un régime politique fondé
exclusivement sur l’autorité du Roi688.
Le concept de république désigne aussi une cité libre, comme la définissait Covarrubias dans
son dictionnaire de 1611689. Cet usage est courant dans les rébellions des cités et des
provinces qui, sous les Habsbourgs, défendent leurs droits, leurs libertés et leurs privilèges au
nom du Roi, contre les abus des fonctionnaires royaux : Comuneros de Castille en 1520-
1521 ; Flandres dans la deuxième moitié du XVIe siècle ; Catalogne et Portugal en 1640 ;
Naples en 1647690. En Amérique hispanique, où les cités sont organisées en républiques
d’Indiens et d’Espagnols, considérées comme unies dans un seul corps691, il y a des
insurrections massives pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle : plus que des antécédents
des révolutions d’indépendance, la rébellion des barrios à Quito (1765), celle des Comuneros
de Nouvelle-Grenade (1781) et l’insurrection de Tupac Amaru au Pérou (1780-1782), sont
des rébellions qui se font au nom du Roi, de la religion et du bien commun de la république
contre la « tyrannie », synonyme de l’exercice arbitraire du pouvoir lié aux reformes fiscales
et à d’autres mesures prises par les Bourbons comme l’expulsion des jésuites692. Avec les
684
Fray Juan de Santa María, República y Policía Cristiana. Para reyes y príncipes y para los que en el gobierno
tienen sus veces, Barcelona, 1619, p. 96, 97.
685
Pedro de Rivadeneyra, op. cit., p. 3, 4.
686
Gregorio Funes, « Oración fúnebre », Buenos Aires, 1790, in Biblioteca Nacional, Archivo del Doctor
Gregorio Funes. Deán de la Santa iglesia Catedral de Córdoba, Buenos Aires, Biblioteca Nacional, 1944,
vol. I., p. 296, 321.
687
Fray Juan de Santa María, op. cit., p. 4-11. Pour Annick Lempérière, plus que la souveraineté absolue, c’est la
république qui permet de concevoir l’organisation de la monarchie (Entre Dieu et le Roi, la République. Mexico,
XVIe-XIXe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 66).
688
Jerónimo Castillo de Bovadilla, Política para corregidores… [1597], t. II, Amberes, 1750. Cf. Antonio
Manuel Hespanha, As vésperas do Leviathan. Instituições e poder político. Portugal - séc. XVII, Coimbra,
Almedina, 1994.
689
Sebastián de Covarrubias définit la république come « Latine respublica, libera civitas, status, liberae
civitatis » (Tesoro de la Lengua Castellana o Española [1611], Barcelona, Alta Fulla, 1987, p. 906).
690
J.H. Elliott, Imperial Spain. 1469-1716, London, Penguin, 1990. Sur le vocabulaire républicain en Espagne,
Xavier Gil, « Republican Politics in Early Modern Spain : The Castilian and Catalano-Aragonese Traditions », in
Martin Van Gelderen et Q. Skinner (eds.), Republicanism. A Shared European Heritage, v. 1. Republicanism
and Constitutionalism in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 263-288.
691
J. Solórzano Pereyra, op. cit., livre II, chap. VI, p. 230.
692
Anthony McFarlane, « Rebellions in Late Colonial Spanish America : A Comparative Perspective », Bulletin
of Latin American Research, n° 14-3, (sept. 1995), p. 313-338.

162
Bourbons, une distinction s’opère entre la monarchie et la république, traduisant l’opposition
entre une forme de gouvernement ordonnée et une autre désordonnée. L’édition de 1737 du
Diccionario de la Real Academia propose une nouvelle définition de la république comme
« gouvernement de plusieurs, différent du gouvernement monarchique693 ». Celle-ci est à
nouveau définie dans un dictionnaire de 1798 comme « gouvernement populaire ». Selon
cette conception, le « républicain » est l’homme « passionné » par le gouvernement populaire,
ou l’homme né dans une république comme celle des « Hollandais694 ».
Depuis leur exil en Italie, les jésuites forgent un discours patriotique dirigé contre la
monarchie espagnole, en considérant l’Amérique comme une patrie indépendante que
l’Espagne opprime depuis la conquête. Dans sa Carta a los Españoles Americanos (publiée
par Francisco de Miranda en 1801), le jésuite péruvien Juan Pablo Viscardo incite à suivre
l’exemple du Portugal, de « la célèbre République des Provinces Unies » de Hollande et des
colonies britanniques d’Amérique, afin de lutter pour la liberté et l’indépendance contre la
tyrannie, le despotisme, l’esclavage et le pouvoir arbitraire de l’Espagne695. Afin de légitimer
le combat pour la liberté des Américains, Viscardo s’appuie sur Montesquieu, qui au
XVIIIe siècle est l’une des références omniprésentes lorsqu’il s’agit de critiquer la monarchie
espagnole comme barbare, ignorante et opposée à la société commerciale des Lumières.
Les usages du mot « république » comme « gouvernement populaire » se superposent au sens
de « cité libre à travers les lois ». À la fin du XVIIIe siècle, les Bourbons sont accusés de
bouleverser les lois fondamentales en menaçant la liberté. La Castille et l’Aragon, dotés de
« l’esprit et des principes de leurs constitutions républicaines », sont invoqués comme des
exemples opposés à l’absolutisme696. Cette critique se développe dans le contexte du
constitutionnalisme historique espagnol qui interprète l’histoire de la nation à travers le
prisme des anciennes constitutions et des Cortes, lesquelles avaient limité le pouvoir du Roi
avant les derniers siècles de décadence de la monarchie697. En s’appuyant sur ce
constitutionnalisme, Nariño peut affirmer que la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen ne menace pas l’Espagne mais, au contraire, qu’elle comporte les mêmes principes
que ceux « publiés dans les livres de la nation698 ». Le clerc mexicain Servando Teresa de
Mier partage cette opinion. Les droits de l’homme proclamés, affirme-t-il, sont « des
principes éternels très bien connus des auteurs espagnols avant l’invasion du despotisme,
lequel déteste la lumière parce qu’il agit mal699 ». La liberté par la loi trouvait un support
religieux, comme l’avait attesté, pendant la Révolution française, le principal apologiste de la
république, l’abbé Henri Grégoire, ami de Mier et lecteur du doyen Funes, avec qui il
débattrait en 1817 sur le commerce des esclaves en Amérique. Pendant la crise de 1808, la
République superpose les références au gouvernement populaire, à la « fatale » révolution
française et à la division du corps politique représenté par les juntes hispano-américaines,

693
Real Academia española, Diccionario de la lengua castellana…, t. V, Madrid, 1737, p. 586.
694
Esteban de Terreros y Pando, Diccionario castellano con las voces de ciencias y artes y sus correspondientes
en las tres lenguas francesa, latina e italiana, 3 tomes, Madrid, 1788, t. 3, p. 351.
695
Juan Pablo Viscardo, Carta dirigida a los españoles americanos (1799), in Antonio Gutiérrez Escudero,
« Juan Pablo Viscardo y su Carta dirigida a los Españoles Americanos », Araucaria, op. cit., p. 329-343.
696
Fray Miguel de Santander, Carta de un Religioso español, amante de su Patria, escrita a otro Religioso
amigo suyo sobre la constitución del Reyno y abuso del poder, 24-3-1798, in Biblioteca Virtual de Historia
Constitucional Francisco Martínez Marina (http://156.35.33.113/derechoConstitucional/portada.html).
697
José Antonio Maravall, « Estudio preliminar », in Francisco Martínez Marina, Discurso sobre el origen de la
Monarquía y sobre la naturaleza del gobierno español, Madrid, Centro de estudios constitucionales, 1988, p. 31.
698
« Defensa de Antonio Nariño », op. cit., p. 13. Sur le contexte intellectuel de l’Amérique hispanique au
XVIIIe siècle, José Carlos Chiaramonte, Pensamiento de la Ilustración. Economía y sociedad iberoamericanas
en el siglo XVIII, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1979.
699
Fray Servando Teresa de Mier, Relación de lo que sucedió en Europa al Dr. Servando Teresa de Mier, Roma,
Bulzoni Editore, 2000, p. 95. C’est Mier qui souligne.

163
dont les membres sont dénoncés comme « disciples de Mirabeau [...], d’un autre Danton »,
qui cherchent à fonder une « autre république de Hollande700 ».

La création de la République-une

Des deux côtés de l’Atlantique, la révolution implique un effort de redéfinition du sens de


concepts tels que celui de souveraineté, de Roi, de nation, de république, de patrie, et de
monarchie, que certains décrivent à l’époque comme « une multitude de mots vides701 ». Les
mêmes notions s’utilisent dans des sens différents : la souveraineté du peuple peut être définie
comme le principe politique de la révolution ou comme le principe « désorganisateur » qui,
mis en application sous la forme du peuple sujet politique et souverain, serait alors synonyme
d’anarchie702. Or, il n’existe pas de voies toutes tracées de la révolution qui mèneraient
immanquablement à l’indépendance, à la démocratie ou à la modernité, mais une série de
conjonctures consubstantielles à la création d’une nouvelle communauté, dont le problème
incontournable est le déficit de légitimité provoqué par la crise de 1808.
L’abdication du Roi démembre le corps de la monarchie : la crise implique une séparation de
ses membres703. La surmonter ne constitue pas un processus de récupération de la tradition
mais d’invention, y compris de la monarchie, du peuple, de la république et de la tradition
même704 : « Cette grande monarchie (...), se voit représentée monstrueusement sans sa tête, et
ses deux principaux bras par le nom de peuple », commente un anonyme à propos des Cortès
de Cadix (qui, tout comme la Constitution de 1812, ne seront pas reconnus au Rio de la
Plata)705. La crise est théorisée comme la séparation de la famille et l’abandon du père. Au
Rio de la Plata, l’image du démembrement familial légitime la révolution par le droit
d’émancipation du fils : « Depuis que l’emprisonnement du Roi a laissé le royaume
acéphale, [...] les liens qui faisaient de lui le centre et la tête du corps social se sont dénoués »,
affirme Moreno dans la Gaceta de Buenos Aires, journal qu’il crée une semaine après
l’organisation de la Primera Junta et dans lequel écriront Funes et Monteagudo. En reprenant
Rousseau, Moreno déclare : « Un peuple est un peuple avant de se donner à un Roi706. »
Funes utilise le même argument lorsqu’il considère que l’Amérique se trouvait « dans un
lamentable état d’orphelinat politique ». Il signale que « faute d’un représentant sûr » du Roi,
« la Junte doit exercer toutes les fonctions de sa charge707 ». Avec la révolution, la bonne
mère qu’était l’Espagne devient une mère tyrannique, ou un frère aîné qui ne peut imposer
aucune obligation à l’Amérique.
« Quelle que soit l’origine de notre association, il est certain que nous formons un corps
politique » écrit Funes, en appelant ce corps politique « république ». Pour le doyen, les
républiques sont un « ensemble d’hommes toujours animés d’un même esprit » ; elles « ne
sont pas établies pour les magistrats, ce sont les magistrats qui sont établis pour les

700
Manifiesto de un español americano a sus compatriotas de la América del Sur (…). Escrito en Caracas,
1811, Cádiz, 1812, p. 15, 18, 22, disponible in Biblioteca Virtual…, op. cit. L’auteur accuse les membres de la
junte de Caracas.
701
« José María Salazar a Gabriel Ciscar », 30-6-1810, AGI, Buenos Aires, Gobierno, 156.
702
« Diálogo entre un paisano español, y un Filósofo Legislador sobre las Cortes convocadas…», 1810, Mayo
documental, op. cit., p. 278.
703
La séparation était l’un des sens que les Grecs donnaient au mot « crise ». Cf. Reinhart Koselleck, « Crisis »,
Journal of the History of Ideas, vol. 67, n° 2, avril 2006, p. 357-400.
704
Comme le souligne Elías Palti, dans la crise de la monarchie se réactualisent « les dilemmes jamais résolus
plutôt que les principes fondamentaux » de la tradition pactiste hispanique (op. cit., p. 106).
705
« Memorial anónimo » (1810), Mayo documental, op. cit., p. 259.
706
GBA, 13-11-1810, p. 599. « Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius un peuple est donc
un peuple avant de se donner à un roi », J.-J. Rousseau, Du Contrat Social, Paris, Flammarion, 1992, livre I,
chap. 5, p. 38.
707
GBA, 7-8-1810, p. 260 ; GBA, 2-10-1810, p. 454.

164
républiques ». La République qui se présente comme évidente légitime la Junte comme
garante de l’ordre social : « Qu’adviendrait-il de notre république sans cette autorité
tutélaire ? 708. » Pendant la révolution, l’autorité tutélaire se présente aussi comme un « un
gouvernement paternel » tandis que les représentants sont appelés « les pères de la patrie,
destinés à la sauver709 ».
Comment comprendre cette « république-évidence » ? Dans la monarchie, la souveraineté se
présente comme le pouvoir de consentement d’un peuple représenté dans le corps du Roi, au
sein d’un ordre conçu comme naturel. L’absence du Roi ouvre donc un débat sur l’origine,
l’exercice et la légitimité de la souveraineté. Face à la vacatio regis, tout corps politique se
considère désormais comme souverain. Ainsi, pendant la révolution, les cités de l’Amérique
hispanique (les pueblos) revendiquent leur souveraineté originelle ou, comme dans le cas du
cabildo de Jujuy, exigent d’être reconnues comme « une petite république qui se gouverne
elle-même710 ». Il s’agit d’une perspective d’autogouvernement de souverainetés dispersées et
incorporées dans un ordre déjà constitué : celle des communautés territorialisés comme des
« républiques-sociétés ». En même temps, une souveraineté ayant une fonction d’institution
du social se créé avec la révolution711. Il s’agit là aussi d’une perspective
d’autogouvernement ; néanmoins, dans ce cas, l’ordre est à constituer à l’égal que le peuple
abstrait sur lequel cette constitution se fonde. Les pueblos ont des « souverainetés partiales »,
observe Funes712 : le Roi existe mais il est absent, il « n’est rien d’autre qu’un fantôme que
chacun invoque pour autoriser la division713 ». Lorsque le Roi ne remplit plus la fonction
d’unir les membres, la souveraineté du peuple devient l’âme qui fait d’un ensemble
d’hommes un corps politique, une république. Contrairement à celle des pueblos, la
souveraineté du « peuple-Un » ne peut pas être partiale. Elle se crée comme une interrogation,
une nouvelle aventure humaine qui implique avant tout une exploration de la forme, du sens
et de la scène des nouveaux rapports sociaux714. Cette souveraineté s’inscrit ainsi comme le
fondement ou le principe générateur de la « République-une » et désincorporée.
Les souverainetés multiples des pueblos sont en tension avec la souveraineté du « peuple-
Un », mais elles ne sont pas irréconciliables : la distinction analytique que nous faisons entre
les formes de la souveraineté n’était pas celle des acteurs de la révolution. Tout projet
d’amalgame était donc possible dans la mesure où l’ordre était à inventer. Dans ce sens, la
rétroversion de la souveraineté du Roi n’exprime pas elle-même l’installation des républiques
en Amérique hispanique ; en revanche, elle ouvre un champ de problèmes inédits constitutifs
des nouvelles républiques. Les hommes de 1810 ne tentent pas d’élaborer une théorie de la
souveraineté mais de légitimer la révolution faite au nom du Roi. Moreno affirme que du fait
de l’abdication du Roi – vis-à-vis duquel la fidélité se fonde sur l’amour et non sur
l’obéissance politique –, les pueblos réassument leur souveraineté. En même temps, il
considère que « la véritable souveraineté d’un peuple n’a jamais consisté en autre chose qu’en

708
GBA, 29-11-1810, p. 667 ; 2-10-1810, p. 454-455 ; 7-8-1810, p. 264-265.
709
GBA, 24-1-1811, p. 58 ; El Censor, 24-3-1812, p. 5852.
710
« Cabildo de Jujuy », 19-2-1811, in Ricardo Levene, Las Provincias Unidas del Sud en 1811, Buenos Aires,
1940, p. 147. Sur la souveraineté des pueblos, Geneviève Verdo, L’indépendance argentine entre cités et nation
(1808-1821), Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.
711
Sur les différentes formes de la souveraineté, cf. Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage
universel en France, Paris, Gallimard, 1992, p. 30-48. Sur la souveraineté incorporée des pueblos comme
majesté voir Clément Thibaud, « Des Républiques en armes à la république armée : guerre révolutionnaire,
fédéralisme et centralisme au Venezuela et en Nouvelle-Grenade, 1808-1830 », Annales Historiques de la
Révolution Française, 2007, n° 2, p. 57-86.
712
GBA, 7-8-1810, p. 262.
713
Ibid.
714
Nous suivons les analyses de Claude Lefort sur la notion « du » politique et de « mise en forme du social ».
« Permanence du théologico-politique ? », in Essais sur le politique (XIXe-XXe siècles), Paris, Seuil, 1986,
p. 251-300.

165
sa volonté générale ». En comprenant le concept de la volonté générale à la fois comme
définition du sujet politique et comme fondement de l’ordre social, Moreno peut justifier en
même temps que la souveraineté du Roi a été transférée aux pueblos, que cette souveraineté
est liée à la volonté générale et que celle-ci est « indivisible et inaliénable715 ». Ainsi, le
transfert de la souveraineté aux pueblos ne s’oppose pas à la construction d’une souveraineté
du peuple : elle en est plutôt le préalable.
Après cinq mois d’existence de la Junte, Moreno devient l’idéologue d’une révolution que
refuse « l’ignominieux qualificatif d’insurgée et de révolutionnaire » et affirme en même
temps que « tout changement de gouvernement est une révolution716 ». En disant son nom, la
révolution devient un commencement, un événement extraordinaire vécu comme une
libération vis-à-vis d’un passé auquel elle met un terme. La célébration du 25 mai 1810 est
ainsi interprétée comme « l’histoire de la régénération politique » de toute l’Amérique, le
« jour sacré » qui « libère son existence propre et celle de tout le continent austral des griffes
de la mort », comme l’écrit Monteagudo en 1812, dans son journal Mártir, o Libre, où il
disserte sur les républiques anciennes (critiquant, à travers Rousseau, la conception de liberté
chez Grotius et Hobbes) et en appelle à la déclaration de l’indépendance717. Les invasions
anglaises vont être associées au mythe d’origine de la révolution en tant que régénération
politique d’une communauté qui, assujettie depuis toujours aux Espagnols, rompt le
25 mai 1810 les chaînes de l’esclavage pour conquérir sa liberté : « Dans la reconquête de
Buenos Aires [...], nous avions éprouvé nos forces et [...] nous avons cru que c’était le
moment d’échapper [à l’emprise] d’une mère décrépie et tyrannique », affirme Funes lorsqu’il
publie, en 1817, la première histoire de la révolution au Rio de la Plata718. La révolution lutte
pour le bien commun, l’union, la loi, la liberté, contre un passé d’oppression dominé par le
particularisme, l’arbitraire, la division, l’esclavage, la tyrannie. À partir de la reconstruction
des langages – qui n’échappe jamais à un anachronisme inévitable – nous pouvons analyser
comment les acteurs ont agi et conçu la communauté qui était en train de se construire et qui
deviendrait synonyme de république. Le nouvel horizon ouvert par cette construction se
présentait aussi comme un révélateur du passé.

L’organisation de la révolution

Le début de la révolution est en même temps celui de la guerre : le jour de son installation, la
Junte envoie une expédition militaire de 500 hommes dans les provinces pour prévenir « la
désunion719 ». Les soulèvements de Córdoba, du Paraguay, de Montevideo et du Haut Pérou
contre la nouvelle autorité permettent à la Junte de définir un ennemi, une cause, un avenir,
qui mettront en forme le langage de la révolution. Toutefois il ne s’agit pas pour la Junte de
cités qui bafouent les hiérarchies traditionnelles, mais de « conspirateurs » qui cherchent à
perpétuer « l’oppression de trois siècles ». La révolution lutte contre l’ancien régime
représenté par les Espagnols Européens, nouvelle figure de l’étranger, ennemis de la
révolution et de la « cause sacrée » de la liberté devenue la « cause de la nature720 ». Or, dans
cette quête d’unanimité, l’image des Espagnols comme descendants « des Vandales, des
Goths, des maures, des Éthiopiens et des juifs » fonctionne en tension avec celle des
Espagnols péninsulaires considérés comme frères des Espagnols américains, lesquels, au
cours de la révolution et de la guerre, en viendront à se désigner comme strictement

715
GBA, 15-11-1810, p. 615 ; GBA, 13-11-1810, p. 604-605.
716
GBA, 11-10-1810, p. 487.
717
Mártir, o Libre, 18-5-1812, p. 5902 ; 25-5-1812, p. 5907, 5908
718
Gregorio Funes, Ensayo de la historia civil del Paraguay, Buenos Aires y Tucumán, op. cit., p. 486.
719
« Circular de la Junta » 27-5-1810, RORA, p. 26.
720
GBA, 27-12-1811, p. 69.

166
américains, par opposition aux Espagnols721. Cette opposition est moins liée au lieu d’origine
qu’à l’adhésion ou à la résistance à la révolution.
Les dirigeants de Córdoba sont exécutés en septembre 1810 dans un « châtiment exemplaire »
envers des rebelles accusés d’introduire la division. La Junte renvoie dans la péninsule le
vice-roi et les membres de l’Audience de Buenos Aires – qui ont tenté de lui faire reconnaître
le Consejo de Regencia – et remplace les membres du cabildo qui l’ont investie en affirmant
que dans le gouvernement réside « une représentation immédiate du peuple, qui le constitue
en organe légitime de sa volonté722 ». En décembre 1810, l’unanimité de la Primera Junta
avait été formellement finalisée : les neuf députés de province, convoqués pour rédiger une
Constitution dans le cadre d’un Congrès général, avaient finalement intégré le gouvernement
de la Junte à la demande de Funes. Opposé à cette décision, Moreno démissionna et mourut
deux mois plus tard. Si pour lui il devait y avoir un exercice centralisé de la souveraineté
depuis Buenos Aires, pour Funes et le président de la Junte Cornelio Saavedra – qui qualifiait
les mesures de Moreno de « système digne de Robespierre » – la souveraineté devait s’exercer
collectivement par les représentants des différentes cités723. Le statut juridique des députés
élus allait rester incertain, oscillant entre une représentation comme mandat des cités et une
représentation comme figuration du « peuple-Un ».
Après son élargissement, la Junte crée, en février 1811, des juntes subordonnées dans les
capitales et les villes des provinces, afin que celles-ci profitent « des avantages d’un
gouvernement populaire ». Leurs membres sont élus par la « volonté générale » de « simples
citoyens », un terme qui fait référence à l’élection des « vecinos espagnols » par le biais des
cabildos724. En avril 1811, les derniers morénistes sont expulsés de la Junte, et les partisans de
Saavedra reprennent le contrôle du gouvernement, suite à l’exhortation des militaires soutenus
par des gens de la campagne : il s’agit d’une « contre-révolution », écrit un chroniqueur, celle
d’un « peuple supposé », formé de « la plèbe la plus basse de la campagne », qui a « ridiculisé
le véritable peuple du vecindario illustre725 ». L’opposition des jeunes morénistes, regroupés
au sein d’une « association de citoyens » qui va devenir, en 1812, la Sociedad Patriótica, ainsi
que celle du cabildo de Buenos Aires, ajoutée aux déroutes de la guerre contre les royalistes,
oblige la Junte (réorganisée sous le nom de « Junte Conservatrice de la souveraineté de
Ferdinand VII et des lois nationales ») à déléguer, en septembre 1811, le pouvoir exécutif à un
Triumvirat. Dans son Règlement sur la division des pouvoirs, la Junte s’octroie le titre
d’Altesse qui revient normalement au Roi, et s’attribue le pouvoir législatif « des cités en
qualité de corps politique726 ».
Dans la révolution, il n’y a pas de distinction entre la souveraineté comme institution et la
souveraineté comme exercice à travers sa représentation. La fonction de figuration de cette
dernière se confond avec une fonction d’incarnation : « les peuples dans lesquels réside
originellement le pouvoir souverain ; les peuples, seuls fondateurs du gouvernement politique,
[...] Nous sommes ces peuples depuis que nous nous sommes incorporés au gouvernement »,
écrit en 1811 la Junte pour s’imposer au Triumvirat. « Comme si la souveraineté pouvait être

721
El Grito del Sud, 27-10-1812, p. 180.
722
« Cambiando el personal del Cabildo », 23-10-1810, RORA, p. 79.
723
« Carta de Saavedra a Feliciano Chiclana », 15-1-1811, in Ernesto Ruiz Guiñazú, El presidente Saavedra y el
pueblo soberano de 1810, Buenos Aires, Estrada, 1960, p. 575.
724
« Creación de juntas provinciales », 10-2-1811, in Arturo E. Sampay, Las Constituciones de la Argentina
(1810-1972), Buenos Aires, Eudeba, 1975, p. 97, 99.
725
Juan Manuel Beruti, Memorias curiosas, Buenos Aires, Emecé, 2001, p. 165-166.
726
« Reglamento de la división de poderes… », 22-10-1811, in A. Sampay, op. cit., p. 110. Sur les pratiques
associatives à Buenos Aires, Pilar González Bernaldo, « La revolución francesa y la emergencia de nuevas
prácticas de la política : la irrupción de la sociabilidad política en el Río de la Plata revolucionario (1810-
1815) », in Boletín del Instituto de Historia Argentina y Americana, « Dr. E. Ravignani », 3ª serie, n° 3,
1er sem. 1991, p. 7-27.

167
divisée, on l’attribue sur un mode imparfait et partial », répondit le Triumvirat lorsqu’il décide
de dissoudre la Junte727. Au nom de la patrie, le Triumvirat supprima les juntes des provinces
en décembre 1811, et envoie Funes en prison728. Cinq mois plus tard, une assemblée présidée
par le cabildo de Buenos Aires se réunit pour désigner un nouveau triumvir dont les pouvoirs
expireront tous les six mois. Après la nomination de Pueyrredón, et sur proposition du député
Francisco Bruno de Rivarola, l’assemblée se déclare, le 5 avril 1812, « suprême autorité »
dans le Rio de la Plata. Le lendemain, le Triumvirat dissout l’assemblée et suspend le cabildo,
afin d’éviter une fois encore « l’anarchie729 ». Plus qu’à gouverner, chaque institution au
pouvoir cherche donc à régner : « Le vice est constitutionnel [...], il consiste en
l’accumulation du pouvoir, et l’absence de règles ou de principes qui doivent le modérer »,
écrit Monteagudo, pour qui il faut nommer un dictateur – la magistrature de la république
romaine pour les temps extraordinaires – capable de concentrer le pouvoir et de sauver la
patrie730.
La république au Rio de la Plata se construit avec un régime politique flou. Jusqu’à la
déclaration de l’indépendance en 1816, les hommes de 1810 voient dans l’indéfinition du
régime et l’absence d’une Constitution l’un des principaux problèmes de la révolution : « La
forme du gouvernement [...] est un problème qui n’a pas été analysé jusqu’à présent », écrit
Monteagudo en 1812731. Comme dans les révolutions américaine, française et péninsulaire, la
Constitution est considérée comme un moyen de fixer les principes d’un nouvel ordre
politique fondé sur le peuple ou sur l’artifice politique de la nation : « Nous n’avons pas de
Constitution, et sans elle le bonheur qui nous est promis est chimérique », affirme Moreno en
1810. Funes partage la même opinion : « la nouvelle Constitution [...] réparera les désastres
causés par l’injustice, l’intérêt et l’arbitraire732. » Jusqu’en 1813, aucune assemblée ne
s’organise pour produire une Constitution. Le Congrès constituant de 1813-1815 n’arrive pas
davantage à en déclarer une. Qui sont les citoyens du Rio de la Plata ? Comment organiser les
pouvoirs ? Faut-il déclarer l’indépendance ? Que faire du Roi ? Ces questions demeurent
ouvertes : « Il est scandaleux qu’après vingt mois de régénération, nous n’ayons pas encore
donné d’importance à la classification des membres de notre communauté [...]. Comment
n’importe quel acte délibératif concernant les intérêts du peuple pourrait-t-il être solennel et
légal, si nous ne savons pas qui sont ceux qui forment ce peuple ? », demande Monteagudo,
après avoir exhorté ses compatriotes dans la Gaceta : « Citoyens : agissons de manière plus
conforme à notre langage733. »
Le problème principal au Rio de la Plata n’est pas de savoir quel régime politique il faut
adopter, mais comment assurer un ordre politique légitime à partir duquel les formes de
gouvernement débattues peuvent être organisées : le « premier devoir », écrit Monteagudo en
1811, doit être de « se préoccuper de l’existence publique : [...] à partir de ce seul élément se
forment mille combinaisons qui peuvent être ensuite présentées sur la scène du monde au
citoyen vertueux, au héros de la LIBERTÉ, au prêtre de la patrie, en prêchant auprès de

727
« Oficio de la Junta Conservadora », 28-10-1811, in A. Sampay, op. cit., p. 115.
728
« Estatuto Provisional », 23-11-1811, in A. Sampay, op. cit., p. 118. Pour une approche institutionnelle du
problème de la division des pouvoirs dans la révolution, Marcela Ternavasio, Gobernar la revolución. Poderes
en disputa en el Río de la Plata, 1810-1816, Buenos Aires, Siglo XXI, 2007.
729
« Borrador del acta », 5-4-1812, ACA, p. 691 et « Circular a los gobernadores… », 11-4-1812, ACA, p. 705.
730
Mártir, o Libre, 6-4-1812, p. 5865-66. Sur la dictature comme institution républicaine à Rome, François
Saint-Bonnet, L’état d’exception, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 43-77.
731
GBA, 7-2-1812, p. 120 ; GBA, 13-3-1812, p. 147.
732
GBA, 13-11-1810, p. 573, 603-608 ; GBA, 20-11-1810, p. 635. Sur le rapport entre la république et
l’organisation constitutionnelle, Inés Yujnovsky, « Libertad en la Ley. El concepto de república en la
Constitución Federal de los Estados Unidos Mexicanos de 1824 », Jahrbuch für Geschichte Lateinamerikas, 42,
2005, p. 243-266.
733
GBA, 7-2-1812, p. 122, 120.

168
l’égoïste, et encourageant le timide partisan du pavillon saint de la loi734 ». Les valeurs
républicaines représentent le pôle symbolique du nouveau pouvoir, et les hommes de 1810
montrent que ces valeurs ont des conséquences pratiques. Les conceptions de la loi, de la
liberté, de la vertu, du patriotisme, tout comme les références à Athènes, Sparte et Rome,
désignent des liens d’identification d’une république en quête de définition.

Un langage pour la révolution

Au Rio de la Plata, l’institution du nouveau pouvoir s’inscrit dans l’extraordinaire travail de


création de la République dont la mise en forme – c’est-à-dire l’institution des nouvelles
conditions d’intelligibilité des rapports sociaux – est investie par les hommes de 1810735.
Comment représenter la République tout en jurant fidélité au Roi et aux lois de la monarchie ?
Autrement dit, comment faire de cette République, entendue comme un corps politique
indépendant de toute autorité, une communauté d’appartenance ? Dans un contexte des
souverainetés dispersées et de luttes factieuses au sein d’une élite divisée, la « République-
une » s’élabore à partir de l’horizon religieux de la monarchie que la crise et la révolution ont
brisé : la première tâche du gouvernement, affirme Funes, doit être « la Religion et le culte
public736 ». La République devient la forme de l’unité : « Une république bien ordonnée est
comme un instrument de musique dont la consonance résulte de l’inégalité de ses cordes et de
la diversité des sons », écrit Pazos Kanki dans son journal El Censor, en assimilant la
République au corps politique dont la vie « consiste dans le fait que tous ses membres
travaillent pour la conservation du tout ». La « parfaite unité » apparaît comme la seule
garantie de « l’existence civile737 ».
La République implique l’institution du peuple et de nouvelles représentations de celui-ci. Les
hommes de 1810 s’engagent dans cette entreprise. « Il y a des choses qu’il est nécessaire de
répéter et dont la reproduction même permet de trouver le fruit recherché738. » écrit le journal
de la Sociedad Patriótica, El Grito del Sud, en 1812. Le peuple est rendu visible par la parole
des hommes de 1810, devenue synonyme de l’opinion publique : « Les journaux sont presque
les seuls moyens de diriger l’opinion publique », affirme Monteagudo en 1812 ; « Les
journaux sont devenus le point de départ de l’institution nationale d’un Peuple », dira trois ans
plus tard Manuel Moreno, le frère de Mariano739. L’opinion publique devient la doctrine de la
révolution : la Primera Junta ordonne la lecture de la Gaceta de Buenos Aires après la messe
dans toutes les paroisses : « après s’être instruit sur les dogmes de la Religion [...], chaque
citoyen doit l’être aussi sur l’origine et la forme du gouvernement constitué auquel il doit
obéissance740. » La liberté de la presse, quoique surveillée – les articles sur la religion sont
censurés –, s’inscrit dans la révolution des Lumières que les hommes de 1810 opposent au
passé des ténèbres. À partir de 1811, la Gaceta de Buenos Aires apparaît comme la voix
officielle du gouvernement, mais aussi comme le tribunal de discussion de ses règlements. En
mars 1812, le Triumvirat décide de suspendre les salaires des rédacteurs critiques envers le
gouvernement, Monteagudo et Vicente Pazos Kanki, afin « d’éviter les dérives de l’opinion et
en finir avec l’esprit de parti741 ». Il s’agit d’éliminer toute division – des moeurs, des
opinions, des pouvoirs – pour prévenir le danger de l’anarchie.

734
GBA, 6-3-1812, p. 140.
735
Cf. Claude Lefort, op. cit.
736
GBA, 2-10-1810, p. 455.
737
El Censor, 11-2-1812, p. 5796 ; GBA, 10-12-1811, p. 47.
738
El Grito del Sud, 19-1-1813, p. 263.
739
Martir, o Libre, 27-4-1812, op. cit., p. 5857 ; Periódicos de la Época de la Revolución de Mayo, El
Independiente (1815-1816), Buenos Aires, Academia Nacional de la Historia, 1961, t. IV, [enero 1815], p. 35.
740
« Disponiendo la lectura de la Gaceta », 21-11-1810, RORA, p. 89.
741
« Estableciendo la Gaceta Ministerial », 25-3-1812, RORA, p. 159.

169
C’est à travers l’opinion publique que les références républicaines, toujours présentes dans les
langages de la monarchie, s’articulent pour mettre en scène le peuple comme fondement et
énigme de la révolution : « Je me suis proposé, dans tous les journaux que je publie, de
n’utiliser d’autre langage que celui d’un vrai républicain », écrit Monteagudo lorsqu’il
commence à participer à la Gaceta de Buenos Aires742. Il ne s’agit pas d’idées flottant au fil
du temps, mais d’un langage dans lequel les valeurs des républiques anciennes prennent un
nouveau sens politique pour mettre en rapport l’homme avec sa communauté, à partir d’un
principe commun : la liberté par les lois comme horizon de l’action politique, contre un passé
de domination743. Ce langage ne constitue pas un corpus fermé. Il se construit dans une
dynamique de transferts culturels atlantiques médiatisés par les acteurs, sans point de départ
ni point d’arrivée fixés à l’avance744.
Les hommes de 1810 sacralisent la figure des législateurs qu’eux-mêmes représentent comme
les instituteurs de Rousseau qui doivent « transformer chaque individu [...] en partie d’un plus
grand tout…745 ». À partir du langage républicain, on représente le peuple dont la révolution a
besoin. Dans son prologue à l’impression du Contrat Social, Moreno, après avoir caractérisé
Rousseau comme « un cœur endurci dans la liberté républicaine », écrit : « Si les peuples ne
s’éduquent pas, [...] des illusions nouvelles succèderont aux anciennes, et [...] tel sera notre
sort, changer de tyrans sans détruire la tyrannie746. » La création du peuple est conçue comme
une éducation : « Dans un peuple qui naît, nous sommes tous débutants », écrit Moreno747. La
République proclamée coexiste avec l’idée toujours présente chez les hommes de 1810 de
direction et d’instruction du peuple : les citoyens vertueux peuvent être en même temps le
peuple privé « des lumières nécessaires pour donner leurs vraies valeurs à toutes les choses »,
ou « la plèbe aveugle et admiratrice de tout ce qui est ancien748 ». Depuis la Sociedad
Patriótica, Monteagudo propose de « former un peuple à peu près moral et habitué aux
impressions de la vertu » ; ceux qui doivent s’en charger sont les « citoyens décents » ou

742
GBA, 27-12-1811, p. 69.
743
Les historiens associés à l’école de Cambridge (John Pocock, Quentin Skinner, Philip Pettit) ont reconstruit
un langage politique républicain, caractérisé par une manière de conceptualiser la liberté dans le monde
atlantique depuis le XVIe siècle. On dénombre trois arguments communs : les citoyens sont libres dans la mesure
où la cité est libre ; la cité, c’est-à-dire le corps où la communauté politique (res publica), est libre si elle n’est
pas soumise à une contrainte ou à une servitude externe ; cette liberté comme non-domination est rendue
possible par des lois et un vivere civile des citoyens vertueux, au sein d’un régime dans lequel la vie n’est pas
soumise au pouvoir arbitraire d’un maître. En ce sens, la république se présente comme une « structure de
l’action » et devient synonyme de liberté politique. Pour ces auteurs, le langage républicain est issu notamment
de l’expérience de la république romaine et de sa réinterprétation par les humanistes italiens de la Renaissance,
dont la figure centrale est Machiavel (Cf. Philip Pettit, Republicanismo. Una teoría sobre la libertad y el
gobierno, Paidós, Barcelona, 1999 ; Quentin Skinner, Liberty before liberalism, Cambridge University Press,
2003 et John G.A. Pocock, The Machiavellian Moment, op. cit., p. 202).
744
Par exemple, la distinction faite par Pocock entre, d’une part, un vocabulaire républicain organisé autour de
Machiavel et de la notion de vertu comme « capacité à agir face à la fortune » et, de l’autre, un vocabulaire du
droit et des vertus chrétiennes, ferait du monde hispanique un cas exemplaire d’antirépublicanisme744. De fait,
chez les auteurs de l’école de Cambridge, le monde hispanique est généralement exclu de la tradition
républicaine (John G.A. Pocock, Vertu, Commerce et Histoire. Essais sur la pensée et l’histoire politique au
XVIIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 62).
745
Rousseau, op. cit., livre II, chap. VII, p. 381. Cf. Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français. La société
civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004, p. 93.
746
Mariano Moreno, « Prólogo a Del Contrato Social », in Mariano Moreno, Representación de los hacendados
y otros escritos, Buenos Aires, Emecé, 1998, p. 136.
747
GBA, 23-8-1810, p. 328.
748
« Reglamento sobre los honores », 6-12-1810, in Arturo Sampay, op. cit., p. 86, 87 ; El Grito del Sud, 5-1-
1813, p. 254.

170
« éduqués », appelés aussi « prêtres de la vérité », destinés à être « la sentinelle des droits du
peuple et la voix vivante de la loi749 ».
Pour les hommes de 1810, il n’y a pas assez de citoyens « éclairés » : en 1812, le cabildo de
Buenos Aires demande au Triumvirat, au nom de la patrie, de restreindre le nombre des
électeurs qui doivent désigner les membres de l’assemblée à 300, afin d’établir « une bonne
représentation, fondée sur la connaissance des intérêts des représentés, et qui tire toute sa
valeur de l’unité de la voix délibérative ». Comme expression du consensus de la cité, la
bonne représentation ne dépend pas des procédures formelles mais de la confiance des
électeurs, qui exprime avant tout un lien moral, et de l’adhésion à la cause de la révolution750.
Plus qu’une technique de confrontation politique, les élections sont conçues comme un moyen
d’empêcher la division et d’assurer l’harmonie dans la révolution.
Dans son projet pour l’université de Córdoba (1813), le doyen Funes – qui en 1808 en était le
recteur – propose de suivre les exemples des « gouvernements républicains » d’Athènes et de
Rome afin de cultiver « l’art de la parole » et de parler « la même langue de la liberté » : dans
une « république au gouvernement libre » comme celle du Rio de la Plata, affirme-t-il, il ne
suffit pas de convaincre, il faut « prouver et convaincre », tâche qui revient à l’orateur. Il
recommande aussi l’étude de la rhétorique, la philosophie, la jurisprudence romaine et la
traduction de Cicéron, Salluste, Tite-Live et Tacite. La « république-corps » du premier Funes
de la révolution devient alors synonyme de gouvernement libre fondé sur les lois, et opposé à
la monarchie comme gouvernement d’un seul homme, formé par de « bons esclaves » qui
obéissent par crainte. Au même moment, Funes suggère la méthode « des écoles catholiques
scolastiques » qui, à la différence de « la nouvelle philosophie », constitue « un champ fermé
dans lequel on peut marcher sans hésiter ». La « sainte doctrine » évite que les étudiants ne
s’éloignent des « armées avec lesquelles les Hobbes, les Spinoza, les Rousseau, les Helvétius
et les Voltaire ont vaincu »751. Comme l’avait écrit auparavant Jovellanos dans son Plan de
educación de la nobleza, l’étude de la morale chrétienne permet de corriger les doctrines
d’une « bande d’impies »752. Dans un « État catholique », conclut Funes, l’union du droit civil
et du droit canonique est « indispensable »753 ; celle des valeurs républicaines et de la religion
dans le discours révolutionnaire l’est tout autant.

Représenter la république

Pour les révolutionnaires hispano-américains du XIXe siècle, être républicain signifie exalter
« l’amour de la Patrie, l’amour des Lois, l’amour des Magistrats », autant de « passions nobles
qui doivent exclusivement absorber l’âme d’un républicain754 » : ainsi le définit en 1819 le
Libertador de la république du Venezuela, Simón Bolívar, avec qui Monteagudo et Funes
collaboreront dans les années 1820. En le rapprochant de Machiavel et de Rousseau, David
Brading a bien expliqué le « républicanisme classique » de Bolívar comme un refus de la
monarchie en tant que forme de gouvernement et, en suivant Pocock, comme « une
conception séculière de la vie, à partir de laquelle l’homme ne peut que poursuivre ou

749
« Oración Inaugural… », 13-1-1812, in Noemí Goldman, op. cit., p. 166 ; El Grito del Sud, 15-12-1812,
p. 236.
750
« Cabildo de Buenos Aires », 30-3-1812, ACA, p. 657. Sur la confiance, Pierre Rosanvallon, op. cit., p. 63.
751
« Plan de estudios para la Universidad Mayor de Córdoba », 1813, in Senado de la Nación, Biblioteca de
Mayo, Buenos Aires, 1960, t. II, p. 1555-1587.
752
Cité in José C. Chiaramonte, Nación y Estado en Iberoamérica. El lenguaje político en tiempos de las
independencias, Buenos Aires, Sudamericana, 2004, p. 117.
753
« Plan de estudios… », op. cit., p. 1582.
754
Simón Bolívar, « Discurso pronunciado ante el Congreso en Angostura », 15-2-1819, Rufino Blanco
Fombona (comp.), Discursos y Proclamas. Simón Bolívar, Caracas, Biblioteca Digital Ayacucho, 2007, p. 90.

171
atteindre la véritable vertu en sa capacité de citoyen actif d’une république755 ». Comme chez
le reste des révolutionnaires, le républicanisme de Bolívar doit être analysé à partir de ses
intentions, qui sont celles de « créer un corps politique et [...] une société entière », à travers
une « république une et indivisible » comme mesure « rédemptrice » pour la
« régénération756 ». Dans cette dynamique d’invention du politique, la république et ses
valeurs devraient être considérées comme des constructions visant à la légitimation d’un corps
politique sans fondements mystiques et pourtant inséparable de la religion.
Plus que les lectures de Montesquieu, Rousseau et Paine, ce sont la guerre et la révolution qui
rendent les Hispano-américains républicains. L’une et l’autre se justifient par la liberté, mais
aussi par la justice, le bonheur, la religion, l’amour, et le bien commun, qui constituent les
valeurs de la communauté chrétienne. Comme condition de la liberté, la loi donne un cadre
formel à l’entreprise de figuration du peuple. En même temps que les hommes de 1810
dénoncent la législation monarchique comme injuste et créatrice « d’une fausse harmonie »,
ils en font une adaptation sélective. Le culte de la loi a pour but de représenter et d’imposer un
ordre nouveau : « La liberté, la propriété, les lois qui par essence constituent la justice, les lois
conformes à la nature de l’homme, à sa constitution, à ses besoins, les lois antérieures à toute
association, sont les bases fermes sur lesquelles se construira l’édifice de notre nouvelle
Constitution et de nos lois nationales », affirme Funes757. En ce sens, la loi constitue un
opérateur d’institutionnalisation et de totalisation : ce travail de représentation présuppose
toujours l’unité du peuple abstrait758.
La loi distingue aussi la nouvelle liberté civile, née des conventions de la liberté naturelle.
Ainsi, Monteagudo affirme-t-il en février 1812, que la « LIBERTÉ des citoyens est une
sanction antérieure à toute loi » et, un mois plus tard, que « tout citoyen qui obéit aux lois est
libre759 ». La liberté n’est pas considérée comme l’autonomie ou l’indépendance individuelle
mais, conformément à la définition de Montesquieu, comme « le droit de faire tout ce que les
lois permettent », par opposition à l’esclavage, au despotisme et à l’arbitraire760 : « Si la
liberté s’entend comme une franchise absolue permettant à chaque individu de faire ce qui
convient le mieux à ses intérêts, à ses besoins et à ses caprices, tant que les hommes
demeureront en société, ils deviendront des esclaves », affirme en 1815 Manuel Moreno dans
son journal El Independiente761. En tant que « fils aînés de l’Amérique » ayant le plus souffert
de l’esclavage, les Indiens sont incorporés à la liturgie républicaine en restitution de leur
liberté naturelle outragée : le premier anniversaire du 25 mai, le représentant de la junte du
Rio de la Plata au sein de l’expédition militaire au Pérou, Juan José Castelli (appelé par ses
ennemis « l’ami de Robespierre »), proclame, devant les ruines de la cité inca du Tihuanaco,
la fin des abus contre les Indiens et « l’égalité des droits de citoyens » pour ces derniers762.
Dans une révolution dont « la plupart cherche à s’éloigner763 » et qui nécessite pourtant
l’adhésion à la guerre, le modèle du citoyen s’identifie au lettré, instructeur du peuple, ainsi
qu’au militaire, défenseur de la patrie : « La plume et l’épée doivent être en action continue »,

755
David Brading, Orbe indiano. De la monarquía católica a la república criolla, 1492-1867, México, Fondo de
Cultura Económica, 1991, p. 656.
756
Simón Bolívar, op. cit., p. 70, 94.
757
GBA, 20-11-1810, p. 631, 635.
758
Pierre Rosanvallon, op. cit., p. 21-46.
759
GBA, 7-2-1812, p. 120 ; GBA, 6-3-1812, p. 139. C’est Monteagudo qui souligne.
760
Monteagudo, « Oración Inaugural… », op. cit., p. 164. Cf. Montesquieu, De l’esprit des lois, in Œuvres
Complètes, op. cit., vol. II, livre XI, chap. III.
761
El Independiente, 21-2-1815, p. 127.
762
« Suprimiendo el tributo », 1-9-1811, RORA, p. 115 ; « Declaración sobre la liberación de los indios », 25-5-
1811, in Noemí Goldman, Historia y Lenguaje, op. cit., p. 128-129 ; GBA, 21-2-1811, p. 140.
763
Tulio Halperin Donghi, Revolución y guerra, op. cit, p. 217.

172
suggère le Triumvirat en 1812764. Avant la déroute de Huaqui, qui provoque la perte du Haut
Pérou, la Junta Conservadora annonce en 1811 : « La patrie est en danger et la guerre doit
être le principal objet [...] du gouvernement. Tous les citoyens naîtront soldats [...]. Tout
citoyen considèrera ses armes comme faisant partie de lui-même765 ». Le patriotisme ne
renvoie plus à la cause de l’Espagne mais à celle de la république et aux vertus du citoyen-
soldat-patriote de la révolution. Monteagudo exige du « patriotisme », une vertu qu’il définit
comme « la capacité à être libre », afin que le peuple imite « l’intrépide Romain qui immola
ses propres fils pour sauver la patrie ». Il exalte aussi l’« énergie », vertu opposée à
l’indifférence : « Énergie et vertu : on voit dans ces deux mots le résumé de toutes les
maximes qui forment le caractère républicain766. » La révolution produisait ainsi une
« religion patriotique » et un peuple composé des « fils de la patrie767 ».
La puissance de la parole trouve ses limites dans la réalité que la révolution représente :
« Sobriété, discipline, ordre et subordination » doivent être les vertus des soldats, selon un
manifeste du gouvernement publié le 5 décembre 1811, un mois après la déclaration d’une loi
interdisant aux soldats la vente des costumes militaires. Le lendemain, le régiment de
Patricios – le plus prestigieux depuis les invasions anglaises – se révolte et réclame de
pouvoir élire ses propres chefs comme l’avaient fait les milices en 1806 au moyen d’élections
contrôlées. Afin de prévenir « l’esprit d’anarchie », le Triumvirat, érigé en tribunal de justice,
exécute onze des militaires qui ont participé à l’insurrection768. Le patriotisme se fonde
également sur les contributions en argent et en esclaves destinées, pour la plupart, à l’armée :
les journaux publient la liste des donateurs et des annonces de ventes d’esclaves dont le
commerce fut permis dans les ports jusqu’en mai 1812. Comme dans la révolution
américaine, la liberté politique proclamée contre l’oppression du peuple reste compatible avec
l’esclavage traditionnel des Noirs, même après la déclaration de la « liberté des ventres » par
l’Assemblée de 1813769. Pour se différencier de la « catastrophe » de Saint-Domingue, la
Gaceta cite l’exemple « des esclaves romains qui, honorés [...] par le don précis de la liberté
civile, ont été [...] la force plus robuste de l’éminente république qui a donné ses lois à
l’univers770 ».
Les hommes de 1810 n’ont pas pour objectif d’égaler l’âme des Romains, des Florentins, des
Nord-américains ou des Français. Ils s’adressent à une société de castes, composée
principalement d’Espagnols américains, membres d’une monarchie catholique au nom de
laquelle ils ont fait la révolution. Comment défendre alors la république comme régime
politique antimonarchique ? En 1813, Paine est cité pour affirmer que les rois n’ont pas
d’origine divine et que la monarchie « n’est pas la forme de gouvernement préférée par
Dieu », mais, au contraire, un châtiment contre les juifs qui, en ayant « une espèce de
république », ont réclamé un Roi771.

Dans la Monarchie, la République désigne les cités, les royaumes, mais aussi la Monarchie
elle-même, en tant que corps unique dont la tête est le Roi. Avec la crise de 1808, il n’y a plus
de Roi pour représenter la Monarchie : le corps physique du Roi existe toujours mais, en
raison des abdications et de l’absence de liberté de Ferdinand VII, le corps mystique n’a plus

764
GBA, 13-3-1812, p. 148.
765
« Creando una comisión militar », 6-9-1811, RORA, p. 116-117.
766
Mártir, o Libre, 25-5-1812, p. 5909.
767
GBA, 24-1-1811, p. 59
768
GBA, 5-12-1811, p. 43 et « Fijando penas… », 6-11-1811, RORA, p. 125 ; GBA, 10-12-1811, 47.
769
John Phillip Reid, The Concept of Liberty in the Age of the American Revolution, Chicago, The University of
Chicago Press, 1988, p. 44-46.
770
GBA, 19-6-1812, p. 224.
771
El Grito del Sud, 5-1-1813, p. 254-255.

173
d’efficacité symbolique pour représenter un ensemble unifié. Le Roi continue d’être aimé,
mais c’est la nation espagnole qui constitue la nouvelle fiction sacrée. Or, il s’agit d’une
nation qui déclare l’égalité entre l’Amérique et la péninsule, mais qui se conçoit comme une
entité strictement européenne772. La crise dévoile la nature composite de la monarchie
hispanique : à l’exemple de Buenos Aires, il y a des cités en Amérique hispanique qui ne
reconnaissent pas la légitimité des nouveaux représentants de la nation et qui, à l’instar de la
péninsule, organisent des juntes comme dépôts de la souveraineté du Roi, dont la légitimité se
fonde sur le peuple. Des philosophes comme Suárez avaient déjà expliqué que le peuple était
le sujet originel du pouvoir politique. Néanmoins, si l’institution du pouvoir était humaine,
elle s’inscrivait dans un ordre naturel où le peuple se représentait dans le corps du souverain.
La crise de la monarchie signifie l’éclatement des références de l’ordre, des fondements de
l’obéissance, des repères de l’action politique. À l’inverse, la révolution représente une
tentative pour mener à bien leur reconstruction. Mais cette reconstruction se fait sur des
références, des fondements et des repères qui constituent les piliers, assez faibles, d’une
nouvelle légitimité dont les principes ne sont plus ailleurs mais dans la révolution elle-même.
Le peuple s’auto-institue en tant que volonté collective à travers la révolution, et la révolution
se légitime dans ce peuple. Face aux cités considérées comme des républiques déjà
constituées et indépendantes de toute obligation politique, les hommes de 1810 mettent en
forme une nouvelle communauté dont la puissance est donnée comme une vérité sans
évidence. Cette communauté est la république une et indivisible, fondée sur le « peuple-Un »
et construite à partir de l’unité administrative qui, pendant 34 ans, a constitué la vice-royauté
du Rio de la Plata et qui, à partir des invasions anglaises, devient aussi un pôle symbolique
d’identification. Dans le théâtre de la révolution, le passé n’est pas oublié : à travers le
langage, il est transformé, réinventé et modelé pour donner un visage à la république, dont la
vie ne dépend plus du Roi. En 1812, ce ne sont plus les portraits de Ferdinand VII qui se
vendent à Buenos Aires mais ceux de Mariano Moreno, « ce patriote républicain qui a tant
coopéré à la grande œuvre de la liberté773 ». Plus qu’une opposition entre un vocabulaire
républicain et un autre du droit et des vertus chrétiennes, la révolution produit un langage
républicain fondé sur le droit et le christianisme. Face aux questions de la révolution, la
République représente une certitude : l’existence d’une nouvelle communauté politique de
chrétiens.

772
José M. Portillo Valdés, op. cit., p. 47.
773
El Grito del Sud, 5-1-1813, p. 255.

174
Ordre et souveraineté populaire dans les républiques bolivariennes (1826-1830)

Samuel Poyard
Université de Nantes

La estabilidad y la fijeza no deben


buscarse en los hombres, sino en
las instituciones.
Vicente Azuero, 1829774

À la fin du mois d’août 1808, la Nouvelle-Grenade apprend l’abdication du roi Charles IV en


faveur de son fils Ferdinand. S’ensuit un mouvement d’adhésion inconditionnelle à la mère
patrie. Cet épisode montre à quel point les Néo-grenadins percevaient la monarchie
hispanique comme le fondement de leur propre existence775. La société s’organisait à partir de
la figure du roi. Le processus indépendantiste marque la remise en cause de cette autorité
royale jusqu’alors inébranlable. Or, si l’origine de la souveraineté n’est pas divine, elle doit
venir du peuple. Ce transfert doit cependant être explicité. Il faut le rendre effectif à travers
les mécanismes de la représentation, et durable, en veillant à ce que ces derniers garantissent
une assiette stable au fonctionnement de l’État. Au cours de ce processus, constitutionnaliser,
c’est fonder la nation, en définir le cadre politique et établir les modalités de participation du
peuple, de la représentation. Sous l’influence libérale, c’est élever un rempart contre
l’arbitraire et le despotisme, prévenir la tyrannie. L’élaboration d’un texte constitutionnel a
également pour corollaire la création de modalités de production d’ordre public autres que
celles fonctionnant sous le régime espagnol. Une fois la victoire contre l’Espagne acquise, la
consolidation des nouvelles Républiques en Amérique hispanique a donc pour nœud la
constitutionnalisation.
Bolivar, dont la dimension militaire est sans cesse glorifiée, joua également jusqu’à sa mort
un rôle prééminent sur la scène politique. Ainsi, il prend part dès 1812 au débat sur une
hypothétique constitution idéale, avec sa Memoria dirigida a los ciudadanos de la Nueva
Granada por un caraqueño. Ses réflexions s’affinent ensuite dans sa Carta de Jamaica en
1815, au cours de son discours lors de la réunion du congrès d’Angostura en 1819, et lors du
commentaire qu’il fait de sa Constitution bolivienne en 1826. Semblable aux autres
législateurs de son époque, Bolivar considère à la suite de Montesquieu que les institutions
doivent naître des particularités de la société dans laquelle elles vont être appliquées. Il
élabore ses réflexions constitutionnelles autour de deux axes : la situation militaire des
partisans de l’indépendance et sa perception du peuple. L’ensemble des patriotes considère
alors que la société américaine est marquée par le despotisme espagnol. Bolivar juge qu’il en
découle un peuple servile, d’une grande inexpérience politique, où les mœurs vertueuses
n’existent pas. Il voit dans les premières Constitutions, fédératives et inspirées par l’idéal du

774
Vicente Azuero, « Paralelo entre el gobierno monarquico constitucional y el gobierno republicano puro, con
relacion a Colombia (1829) », dans Antología política. Francisco de Paula Santander y Vicente Azuero, Bogotá,
Instituto Colombiano de Cultura, 1981, p. 312.
775
Isidro Vanegas, « De la actualización del poder monárquico al avizoramiento de su abandono », Roberto
Breña (dir.), En el umbral de las revoluciones hispánicas : el bienio 1808-1809, Madrid-Mexico, El Colegio de
Mexico, Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, à paraître.

175
citoyen-soldat, l’origine des défaites concédées à l’armée espagnole. Le Libertador plaide lui
en faveur du centralisme. Il milite pour l’instauration d’institutions fortes et concentrées, aux
gouvernements énergiques, capables de régénérer le peuple dans le temps après avoir permis
de gagner la guerre. Par ailleurs, portant un jugement méfiant et sévère sur le déroulement des
premières élections, il souhaite restreindre le corps électoral, et réduire la participation
populaire. Enfin, il estime que les libertés ne doivent pas entraver la marche de la République.
Sparte, davantage qu’Athènes, fait figure de modèle.
La bataille d’Ayacucho, le 9 décembre 1824, marque la fin du moment militaire de
l’Indépendance. Une période de consolidation du nouvel ordre politique, dont l’expansion des
libertés serait le symbole, doit lui succéder. Pourtant, la Colombie entre dans une ère
tumultueuse qui voit au cours de l’année 1830 la République se scinder en trois États :
Nouvelle-Grenade, Equateur et Venezuela. Depuis les années 1810, les nouvelles
communautés politiques telle que la Colombie n’ont pas une existence stable : les
Constitutions ont du mal à entrer en vigueur de manière effective776, et les lois ne sont que
partiellement respectées. Le sentiment d’appartenance à la République colombienne
s’affermit difficilement chez les citoyens. Au sommet de l’État la classe politique manque de
légitimité. Globalement, le pouvoir constitué peine à s’enraciner. Après le dépôt des armes,
les pueblos, ces anciennes communautés de bases, essaient de réinvestir la scène politique.
Avec la disparition du fondement divin de la souveraineté, s’est évanoui l’idéal selon lequel
tous appartiennent à un ordre commun où chaque corps possède sa place attribuée.
L’incertitude investit la société. Bolivar et ses partisans s’inquiètent de la tournure prise par
les événements. Le Libertador assimile ce contexte général à une situation d’anarchie. Il
s’efforce de rétablir l’ordre, tout en essayant de trouver les moyens constitutionnels capables
de stabiliser la vie de la République. Il introduit en 1826 une présidence à vie au sein de la
Constitution bolivienne. En 1828, il s’empare de la dictature. Durant ces dernières années, les
voix qui l’accusent de vouloir s’emparer de la couronne après avoir rétabli la monarchie sont
de plus en plus nombreuses. Bolivar a-t-il rompu avec les principes pour lesquels il a
combattu l’Espagne au nom de l’ordre et de la stabilité ? La fin de la vie de Bolivar, ainsi que
les essais autour de sa pensée constitutionnelle et politique, ont donné lieu à diverses
interprétations777.
Le propos est ici d’étudier la conduite politique de Bolivar après Ayacucho. En toile de fond
de ce travail, réside l’ambition de comprendre la façon dont celui-ci envisageait sa propre
autorité, avec pour corollaire, l’étude de son rapport au nouvel ordre politique fondé sur la
souveraineté du peuple.
Un triple éclairage sert de support à ces réflexions. Trois événements clef, qui ponctuent
l’action politique du général Bolivar après que les Espagnols se sont retirés du territoire
latino-américain, seront successivement disséqués. En premier lieu, la Constitution bolivienne
rédigée et présentée par Bolivar en 1826. Elle figure le sommet de sa pensée constitutionnelle,
paradigme à l’intention des autres États issus de l’Empire hispanique. Il s’agira ensuite de
s’introduire dans les arcanes de la dictature bolivarienne de 1828, mieux cerner l’usage
qu’entend faire le Libertador de ses pouvoirs extraordinaires, et les limites inhérentes à cette
façon de gouverner. Dès lors, il restera à étudier les projets monarchiques mûris dans
l’entourage de Bolivar en 1829.

776
Voir à ce propos les commentaires de Luis Castro Leiva, La Gran Colombia. Una Ilusión Ilustrada, Caracas,
Monte Avila Editores, 1984, p. 21-29.
777
Par exemple, lire sur l’historiographie autour de la dictature bolivarienne de 1828, David Bushnell, « The Last
Dictatorship : Betrayal or Consummation ? », Hispanic American Historical Review, n° 63-1, 1983, p. 68-74 ;
Simon Bolivar, proyecto de America, Bogotá, Universidad Externado de Colombia, 2007, p. 289-292.

176
La Constitution bolivienne de 1826

Durant les mois de novembre et décembre 1825, le Libertador rédige un texte constitutionnel
à destination de la République « Bolivar ». Plus largement, il s’agit pour lui d’établir une
Constitution capable de régir l’ensemble des nouveaux États, fruits de son combat en faveur
de l’émancipation. Bolivar voit dans sa Constitution bolivienne une réponse aux maux
rencontrés par les nouvelles communautés politiques. Il écrit à Antonio Gutiérrez de la Fuente
que « cette Constitution sera l’arche qui nous sauvera du naufrage qui nous menace de toutes
parts778. ». Le Libertador présente son œuvre le 25 mai 1826, au cours d’un discours devant
l’assemblée représentative réunie à Chuquisaca.
Selon Bolivar, le contenu de sa Constitution bolivienne doit réunir les partisans de la
fédération ainsi que ceux de la monarchie au sein d’une République centraliste. Le « Pouvoir
Électoral » instaurant dans chaque province des collèges électoraux aux attributions élargies
était en effet inspiré du modèle fédéraliste, tandis que le « Pouvoir Exécutif » comportait une
présidence à vie. Cette presidencia vitalicia était indéniablement le véritable élément nouveau
introduit par Bolivar ce 25 mai 1826. Le Libertador puise au sein des institutions
monarchiques la garantie d’un pouvoir qui dure : l’exercice de la plus haute fonction à
perpétuité. Le caractère perpétuel de sa charge confère au président un caractère supérieur
« d’autorité », mot ici employé dans un sens proche de l’auctoritas augustéenne779.
L’expression « autorité » est, dans le cadre de cette constitution, opposée à celle de
« pouvoir » : celui-ci serait incarné par le gouvernement780. Effectivement, dans l’exercice
quotidien du pouvoir, les prérogatives présidentielles ont été limitées. Le président ne
participe pas à l’exercice législatif, et ne possède aucun droit de veto. Il est le chef des armées
(art. 82 al. 9 et 10) et de la diplomatie (art. 82 al. 17 et 21). Le vice-président et les ministres
disposent du contreseing des actes présidentiels (art. 93). En revanche, le vice-président
devant par la suite accéder au pouvoir suprême, est proposé par le président aux chambres
législatives (art. 82 al. 2). De plus, le président peut le révoquer quand il le souhaite (art. 82
al. 3). Le chef de l’État possède en réalité les moyens de désigner son successeur.
L’attention américaine se focalise sur cette nouveauté, tandis que le projet connaît un
retentissement international. Plus que l’innovation, c’est l’interprétation de ce changement
comme le désir bolivarien de se rapprocher des institutions monarchiques qui suscite une telle
frénésie. Ce texte est imaginé comme la rupture de Bolivar avec les grands principes qu’il
défendait lors de la guerre d’Indépendance. Angostura, le héros vénézuélien clamait que « la
continuité de l’autorité en un même individu a été fréquemment le terme des gouvernements
démocratiques. Les élections répétées sont essentielles dans les systèmes populaires, parce
que rien n’est plus dangereux comme de laisser le pouvoir perdurer entre les mains d’un
même citoyen781. » Il serait maintenant enclin à gouverner personnellement muni des attributs

778
Bolivar à Antonio Gutiérrez de la Fuente, 12 mai 1826, dans Obras de Simon Bolivar, Caracas, CANTV,
1982, t. 3, n° 1087, p. 1334, ma traduction.
779
Dans les Res Gestae, Auguste écrit ainsi : « Je l’ai emporté sur tous par mon auctoritas, alors que ma potestas
ne fut pas plus grande que celle de mes collègues dans les magistratures. », (34, 3).
780
À propos de l’opposition entre « autorité » et « pouvoir », lire les travaux d’Hannah Arendt dans On
revolution. Pour une application à la constitution bolivienne, voir le commentaire d’Hubert Gourdon, « Les trois
constitutionnalismes de Simon Bolivar », dans Cahiers des Amériques latines : Bolivar et son temps, 1984,
n° 29-30, p. 249-261.
781
Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, Paris, Travaux et mémoire de
l’Institut des hautes études sur l’Amérique latine, 1966, p. 36.

177
monarchiques782. La Constitution bolivienne est qualifiée de « monarchie déguisée783 ». En
novembre 1826, le publiciste Vicente Azuero s’exclame à l’intention du Libertador :
Cependant, le pouvoir exécutif ne fait-il pas de la République de Bolivie une monarchie
constitutionnelle ? On ne rencontre rien de plus au sein des monarchies constitutionnelles d’Angleterre,
de France et d’autres États européens. Inviolabilité, hérédité, responsabilité de tout le ministère, y
compris du premier ministre qui est le vice-président dans la Constitution bolivienne ; faculté de
nommer tous les fonctionnaires diplomatiques, militaires et des finances ; c’est à dire, ceux qui ont le
plus d’influence dans l’administration ; et celle de choisir, finalement, parmi les candidats proposés par
les collèges électoraux pour promouvoir la nomination aux autres charges784.

Il exprime également ses craintes quant au fait que le président ait les moyens de désigner son
successeur. Azuero entrevoit en effet le risque de reproduire le caractère héréditaire des
régimes monarchiques785.
Bolivar réfute toutes ces accusations. Il affirme n’avoir aucune velléité de ceindre la couronne
ou de restaurer l’ordre monarchique. Dans son esprit, cette Constitution se trouve dans la
continuité de ses précédents discours. La présidence à vie est la base d’un édifice
institutionnel qui doit garantir davantage de stabilité au sein des communautés politiques
naissantes. Elle doit renforcer le pouvoir de l’exécutif face aux chambres législatives. La peur
des constitutionnalistes de l’époque, c’est que les assemblées représentatives, fortes de leur
légitimité populaire, menacent l’autorité du pouvoir exécutif. Un mandat perpétuel évite
également une succession d’élections qui serait « créatrice de l’anarchie, le plus grand fléau
des républiques, le luxe de la tyrannie et le danger le plus immédiat et le plus terrible des
gouvernements populaires786 ». Bolivar semble désormais craindre la fragmentation du temps
qu’entraîne la répétition des élections, ainsi que les changements administratifs et politiques
qui en découlent. La presidencia vitalicia vise cependant à assurer au sein des mécanismes
constitutionnels un équilibre similaire à celui que devait apporter le Sénat dans le projet
présenté à Angostura. Le Libertador imagine alors le pouvoir législatif incarné par deux
assemblées distinctes : une chambre composée de représentants élus et un sénat héréditaire.
La seconde sera ainsi à l’abri des tensions susceptibles de régner entre gouvernants et
gouvernés, ainsi que des rivalités découlant du vote populaire ; de plus elle figurera au-dessus
des conflits que les penseurs de l’époque craignaient de voir naître entre pouvoir exécutif et

782
Ainsi La Fayette écrit à Bolivar en juin 1830 : « Je vous dirai franchement, mon cher général, que moi même,
votre admirateur, et votre ami, j’ai cru voir dans la constitution bolivienne des traces de cette disposition. » La
Fayette, Mémoires, correspondances et manuscrits publiés par la famille, Paris, Fournier, 1838, vol. 6, p. 135.
783
Ce sont par exemple les propos du consul français en poste à Bogotá. Centre des archives diplomatiques de
Nantes, désormais CADN, Bogotá, série A 1*, 18 août 1826, f. 5.
784
Dans un petit opuscule destiné à Bolivar en novembre 1826, Vicente Azuero commence par faire l’éloge du
Libertador avant de critiquer durement la constitution bolivienne. Vicente Azuero, « Exposición de los
sentimientos de los funcionarios públicos, así nacionales como departamentales y municipales, y demás
habitantes de la ciudad de Bogotá, hecha para ser presentada al Libertador Presidente de la República », dans
Oscar Delgado, Antología política. Francisco de Paula Satander y Vicente Azuero, Bogotá, Instituto
Colombiano de Cultura, 1981, p. 219-220, ma traduction.
785
« El poder ejecutivo boliviano tiene todavía una ventaja sobre el poder de los monarcas de Francia y de
Inglaterra : éstos no pueden elegir el sucesor al trono ; el presidente de Bolivia nombra y destituye, cuando
quiere, a su vicepresidente. (…) Pero se dirá que en esta organización va a disfrutarse de las ventajas de la
herencia sin sus inconvenientes ; que no serán los sucesores naturales en el poder, niños, imbéciles, fatuos, ni
hombres de corrompido corazón. No lo creemos así. El alto puesto que ocupa el presidente no lo liberta de las
afecciones de la naturaleza, de las prevenciones y de los engaños ; sus hijos será siempre sus sucesores,
cualesquiera que sean sus cualidades ; si no tienen la edad necesaria habrá una regencia ; a falta de hijos, cómo
evitar el riesgo de que la elcción recaiga en un favorito inepto, intrigante, adulador y tal vez detestado de la
Nación? », Ibid.
786
« Discours sur la Constitution de Bolivie » dans Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et
proclamations, Paris, 1966, p. 72.

178
législatif. Il rejoignait ainsi la théorie du « pouvoir neutre » développée par Benjamin
Constant :
Dans une Constitution où il n’existe de pouvoir politique que celui qui fait la loi et celui qui l’exécute,
lorsque ces deux pouvoirs sont divisés, personne n’est là pour arrêter les empiètements que leur union
favorise. C’est cette lacune qu’il faut remplir, et pour la remplir, il faut créer un troisième pouvoir qui
787
soit neutre entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif .

Ce corps politique serait un arbitre impartial788, un pouvoir « hiérarchiquement supérieur »


pouvant être assimilé à un méta pouvoir tel que le définissait Marcel Gauchet789. Il doit donc
être indépendant, tant du gouvernement que des assemblées populaires ou des élections. Dans
le cadre des institutions monarchiques, ce poids neutre était le roi. Le caractère héréditaire de
sa fonction garantissait sa durée et son indépendance. Nombreux sont les écrivains du début
du XIXe siècle qui jugent un tel pouvoir neutre comme indispensable au bon fonctionnement
de tout système constitutionnel moderne790. C’est habité par ces principes que Bolivar propose
en 1819 un sénat héréditaire. Cette assemblée qui est rejetée par les constituants d’Angostura
devait se substituer à l’autorité royale.
S’inspirant du modèle anglais, Benjamin Constant envisage lui ce pouvoir neutre dans le
cadre d’une monarchie constitutionnelle. Sa proposition au Napoléon des Cents Jours allait
dans ce sens791. Bolivar se rapproche donc au plus près de ces écrits dans sa Constitution
bolivienne. Néanmoins, le Libertador est opposé à toute restauration du régime monarchique.
Il souhaite allier cette théorie du « point fixe » aux principes républicains. Ainsi, face au
principe héréditaire appuyé par la légitimité divine, Bolivar prône la compétence. C’est dans
cette optique qu’il envisage la quasi-nomination du vice-président par le président : « Le
Président de la République nomme le Vice-Président, pour qu’il administre l’État et lui
succède dans son autorité. [...] Ce Vice-Président doit s’efforcer de mériter par ses bons
services, le crédit dont il a besoin pour remplir les plus hautes fonctions, et atteindre à la
grande récompense nationale : le Pouvoir Suprême792. » La nomination du président, qui est
soumise à la ratification des chambres législatives, apparaît comme le choix de la personne la
plus à même d’occuper cette fonction. La légitimité divine a disparu, le président est
désormais le plus compétent des citoyens. Le constitutionalisme bolivarien s’inscrit dans la
tradition classique du gouvernement mixte. Ces quelques mots que le Libertador adresse au
consul français793 mettent en exergue le fond de sa pensée :
787
Benjamin Constant, De la liberté chez les modernes, Paris, Pluriel, 1980, p. 83.
788
Dans le discours qu’il prononce le 15 février 1819, Bolivar définit ainsi le sénat héréditaire : « Dans les
tempêtes politiques cette assemblée retiendrait les foudres du gouvernement et repousserait les vagues
populaires ». Issu de Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, op. cit., p. 45.
789
« Un pouvoir de second grade, un pouvoir sur les pouvoirs, un pouvoir de contrôle ou d’appellation relatif
aux actes des autres pouvoirs. », Marcel Gauchet, La révolution des pouvoirs, Paris, Gallimard, 1995, p. 273-
274. Sur ce sujet, et plus globalement, sur le sénat héréditaire au sein du projet de constitution bolivarien
d’Angostura, lire les réflexions de Jaime Urueña, Bolivar Republicano, Bogotá, Ediciones Aurora, 2004, p. 183-
206.
790
Notamment en France : Necker, Mme de Staël, Destutt de Tracy, Sieyès et donc Benjamin Constant, sont tous
défenseurs d’un troisième pouvoir.
791
Voir les « Principes politiques » dans Ecrits Politiques,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/Document/ConsulterElem
entNum?O=NUMM-88000&E=HTML&DdeDirecte=1&ie=.html.
792
« Discours sur la Constitution de Bolivie », dans Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et
proclamations, op. cit., p. 72.
793
En 1825, le ministère des Affaires étrangères français décide d’établir un représentant officiel à Bogotá, la
région colombienne étant appelée à devenir un formidable débouché commercial. Buchet Martigny arrive dans la
ville en juillet 1826 avec le simple titre d’« agent supérieur du commerce français ». En avril 1827, il est nommé
consul de Carthagène, chargé provisoirement de la gestion du consulat général de France. En réalité, Buchet
Martigny reste en poste à Bogotá de 1826 à 1831.

179
– Vous avez vu peut-être mon projet de Constitution pour la Bolivie. J’y ai fait entrer les meilleurs
principes du gouvernement monarchique et j’ai tâché d’en prévenir les abus, en introduisant dans ce
code les principes les plus démocratiques794.
Doter les nouvelles Républiques d’un régime mixte ou balancé devait garantir leur stabilité. Il
ne faut pas oublier que pour un grand nombre de personnes de l’époque, la république est
synonyme de triste fin. Hormis le cas récent des États-Unis, à ce titre jugé extraordinaire,
l’expérience historique prouve le déclin inexorable des Républiques : ce régime conduit à la
tyrannie795. L’enjeu pour les nouveaux constitutionnalistes est donc de créer des institutions
adaptées, où pourront se mêler ordre et liberté, de façon à pérenniser l’avenir des nouvelles
communautés politiques. Les républicains expliquent ainsi vouloir construire une société
« bien ordonnée ». L’introduction de la presidencia vitalicia comme point fixe au sein de la
ley boliviana est une réponse proposée à cette problématique.
La dimension symbolique de ce pouvoir prééminent revêt toutefois un caractère particulier
dans le cadre de la Constitution bolivienne. Dans ces nouvelles républiques, qui est en effet
plus à même que Bolivar de revêtir la magistrature perpétuelle ? En 1825, le général
vénézuélien jouit au sein des populations d’une immense légitimité charismatique héritée du
moment militaire de l’Indépendance. Référent inébranlable, il n’appartient pas complètement
au monde des mortels. Son autorité s’élève au-dessus des hommes. Dans l’esprit de tous, son
destin est lié de façon indéfectible à celui de la nation. Il en est l’identification796. La société
semble avoir naturellement rencontré un point fixe sans renoncer au fondement populaire de
la souveraineté. Conscient de son aura, Bolivar s’imagine donc en président à vie. Il devient le
pouvoir neutre au sein de sa Constitution républicaine. Plus encore, érigé en point fixe non
contractuel au sommet de la République, le Libertador, Padre de la Patria, rallie les masses
au nouveau régime à travers le culte qu’elles lui vouent. Sa personne représente l’assise
symbolique nécessaire à la reconnaissance de l’exécutif. Il est l’élément transcendant donnant
une base à la nation et rendant possible l’obéissance immédiate des citoyens. Bolivar n’est
plus l’incarnation imaginaire de la République, il l’habite constitutionnellement. Ainsi
légitimé, le pouvoir constitué peut-être structuré autour de ce point fixe, ordre et liberté
peuvent cœxister. Ce fonctionnement idéal, Bolivar l’explicite avec le verbe : « Le président
de la République joue dans notre Constitution le rôle du soleil, qui, du centre où il se tient
ferme, donne la vie à l’univers ». Il ajoute : « Cette suprême autorité doit être perpétuelle, car
dans les régimes sans hiérarchie plus que dans tout autre, il faut un point fixe autour duquel
tournent les magistrats publics et les citoyens, les hommes et les choses797 ».
Alors que les républicains nord-américains se sont appliqués dans le cadre du subtil système
des checks and balance à effacer la nécessité d’ériger un homme en « point fixe », Bolivar
imagine la vertu d’un seul comme moteur de la République. Il semble estimer qu’un individu

794
CADN, Bogotá, série A 1*, 20 novembre 1826, f. 12.
795
L’idée de la dégénérescence inéluctable des républiques est une constante de la pensée républicaine classique.
Machiavel, Montesquieu ou Rousseau établissaient un constat identique : le républicanisme était condamné à la
tyrannie. Lire à ce propos les citations relevées par Jaime Urueña, Bolivar Republicano, op. cit., p. 69-70. Cette
vision pessimiste réapparaît au sein du républicanisme européen et nord-américain du XVIIIe siècle. Il est de fait
très intéressant de voir qu’aux États-Unis le souci d’échapper à une telle fatalité est au cœur du débat
indépendantiste : Gordon S. Wood, La création de la République américaine 1776-1787, Paris, Éditions Belin,
1991 [New York, 1969].
796
Les rites bolivariens se parent des couleurs de « l’écharpe d’Iris », bleu, rouge et jaune, qui renvoient à la
« Grande Nation » souhaitée par Miranda. Ce drapeau tricolore éclipse les nombreux étendards régionaux ou
citadins, renforçant l’union et la nation autour de la personne du Libertador. Sur toute la dimension symbolique
qui accompagne Bolivar et ses représentations, lire Georges Lomné, « Le lis et la grenade. Mise en scène et
mutation imaginaire de la souveraineté à Quito et Santafé de Bogotá (1789-1830) », thèse de doctorat, université
Marne-la-Vallée, 2003.
797
« Discours sur la Constitution de Bolivie », dans Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et
proclamations, op. cit., p. 72.

180
hors du commun doit tirer le meilleur parti de son prestige auprès de ses concitoyens798.
Seulement, Bolivar sait que cela ne suffit pas à garantir l’existence d’une république sur le
long terme ; le décès du grand homme entraînant un irrémédiable déclin de la vertu chez les
citoyens. Il lui faut transformer la croyance que lui voue le peuple en un attachement à la
nation et à la république. Comme tous les acteurs politiques de l’époque, le Libertador
aimerait inscrire en chaque citoyen la vertu, afin que leur tout forme cette volonté générale
indispensable au bon fonctionnement d’une république. Volontariste, il présente à
Chuquisaca, en Bolivie, une chambre des Censeurs chargée de régénérer le peuple sur le
temps long. Cette institution doit encadrer l’éducation politique du peuple en faisant respecter
rigoureusement la Constitution799. Bolivar pense qu’une amélioration générale des mœurs de
la société américaine est nécessaire à l’instauration d’un régime moderne800. Mais avec
l’importance donnée à un seul homme au sein de sa Constitution, le Libertador est accusé de
vouloir exploiter son rôle de législateur à des fins personnelles. Bolivar serait obsédé par son
désir de voir grandir sa propre gloire. De fait, il a manifesté plusieurs fois sa volonté de
marquer l’histoire. Il rêve de cumuler les hommages en tant que libérateur de sa patrie,
fondateur de plusieurs républiques et législateur républicain. Mais en cela, Bolivar ne se
distingue pas de ses contemporains américains et européens, eux aussi candidats à la postérité.
À l’époque, il n’y avait pas de contradiction à associer les notions de gloire et de liberté801.
Un vrai républicain luttait pour accéder à la gloire en libérant son peuple.
En revanche, la presidencia vitalicia viole l’un des principes élémentaires du républicanisme
en supprimant toute possibilité d’alternance du pouvoir au sommet de l’État. Le faste qui
accompagne la vie du Libertador et le halo symbolique dont il est auréolé ne peuvent
d’ailleurs qu’alimenter la peur d’une évolution monarchique de la presidencia vitalicia802. Ils
font indéniablement de Bolivar un révolutionnaire à part. Mais au-delà d’une éventuelle
tentation de ceindre la couronne, surgit la question de la personnalisation du pouvoir et des
risques qui en découlent. Selon Bolivar, le président à vie représente une autorité supérieure,
extérieure aux tumultes de la vie politique. Il se trouve au-dessus des partis ou des factions, sa
modération et sa prééminence garantissant la marche de la république. Son pouvoir réel a par
ailleurs été modéré dans le but d’empêcher toute évolution tyrannique ou despotique. À
Chuquisaca, le Libertador affirme : « On lui a coupé la tête pour que personne ne craigne ses

798
À travers cette réflexion, Bolivar explore un des versants de la République des modernes. Quentin Skinner
cite notamment le Discours : « il faut établir comme règle générale que jamais ou bien rarement du moins, on n’a
vu une république [ou] une monarchie être bien constituées dès l’origine ou totalement réformées depuis, si ce
n’est par un seul individu ». Dans Machiavel, Paris, éditions du Seuil, 2001, p. 90.
799
Bolivar présente ainsi son projet de chambre des Censeurs, troisième chambre du pouvoir législatif, après
celle des tribuns et celle des sénateurs : « Les Censeurs exercent un pouvoir politique et moral assez semblable à
celui de l’Aéropage d’Athènes et des Censeurs de Rome. Ils sont chargés d’incriminer à l’occasion le
gouvernement, car ils doivent veiller jalousement à l’observation religieuse de la Constitution et des accords
publics. (…) Ce sont les Censeurs qui maintiennent la morale, protègent les sciences, les arts, l’éducation et la
presse. » Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, op. cit., p. 74.
800
La chambre des Censeurs se trouve dans la continuité du Poder Moral présenté par Bolivar en 1819. Incarné
par un Aéropage composé d’une chambre morale et d’une chambre de l’éducation, il devait sanctionner les
violations de la constitution et corriger les déficiences en « vertu républicaine » des citoyens. Sur le Poder Moral
lire l’interprétation de Javier Uruena, Bolivar Republicano, op. cit., p. 213-244. Les travaux de Mona Ozouf sur
la volonté de créer un homme nouveau durant la révolution française offrent également des éléments de
comparaison et de réflexion intéressants. Mona Ozouf, « La révolution française et la formation de l’homme
nouveau » dans L’homme régénéré, essais sur la révolution française, Paris, Gallimard, 1989, p. 116-157.
801
Lire sur ce point les travaux de Javier Urueña, Bolivar Republicano, op. cit., p. 19-23. David A. Brading
souligne également l’influence du néo-classicisme sur la pensée du général Bolivar : « El republicanismo clásico
y el patriotismo criollo », Mito y profecia en la historia de Mexico, México, Fondo de Cultura Económica, 2004
[1988], p. 97-98.
802
Paradoxalement l’image de ce fondateur de trois nouvelles Républiques, s’accommodait fort bien des
monuments de la gloire monarchique, voir Georges Lomné, op. cit.

181
intentions, et on lui a lié les mains pour qu’il ne fasse de mal à personne803 ». Il semble
pourtant peu probable que le grand homme isolé dans la presidencia vitalicia observe le
désordre se poursuivre dans l’État sans intervenir. Il sera tenté de rompre les liens
constitutionnels, a fortiori si ce président est Bolivar, lui qui a déjà revêtu plusieurs fois les
pouvoirs extraordinaires. Dans ces circonstances, le président pourrait s’appuyer sur
l’administration au sein de laquelle son influence est prépondérante. Ses prérogatives lui
octroient en effet les facultés de nommer l’ensemble des fonctionnaires des finances ainsi que
les diplomates et les chefs militaires. De même, en cas de désaccord entre gouvernants et
gouvernés, la population fera très certainement appel au président, outrepassant les
mécanismes constitutionnels s’il le faut. Le peuple légitimerait alors l’État d’exception et la
dictature. Ensuite, tout en restant à l’intérieur du cadre constitutionnel, le président peut
subtilement peser sur le gouvernement de l’État à travers son vice-président. Celui-ci, comme
le fait judicieusement remarquer Vicente Azuero, est chargé d’exécuter le pouvoir au
quotidien ; il voit donc sa carrière et sa possible accession au pouvoir suprême résider entre
les mains du président804. De manière plus abstraite, l’auréole de légitimité coiffant le
président peut-elle suffire à légitimer un mandat durant toute la durée de sa vie ? Dépourvu de
toute origine divine, ce dernier ne pourra jamais être élevé au rang de référent incontestable à
la façon d’un monarque. Le prestige même d’un Bolivar peut s’effriter avec les années. Or le
président à vie contesté par le peuple souverain, c’est tout l’édifice constitutionnel bolivien
qui risque de s’écrouler.
Cette « monarchie républicaine » imaginée par Bolivar connaît une existence limitée au Pérou
et en Bolivie. Le maréchal Sucre, qui est élu président à vie en Bolivie au cours de l’année
1826, se démet de ses fonctions en 1828, arguant que la Constitution bolivienne est d’une trop
grande complexité. En Colombie, alors que le pays est en proie à d’importantes dissensions
internes, Bolivar essaie sans succès de la faire accepter. Le Libertador échoue à
constitutionnaliser son rôle de manière légale, mais il ne renonce pas à ses ambitions. Il
exprimera donc l’influence et l’autorité que lui assure son prestige, en empruntant la voie du
régime d’exception.

La dictature bolivarienne de 1828

Au cours de l’année 1826, la République représentative telle qu’elle a été élaborée lors du
congrès de 1821, ainsi que son système centraliste, sont fortement remis en cause par le biais
de multiples pronunciamientos805. Pour Bolivar, qui réside alors à Lima, l’immense attente
d’un bouleversement constitutionnel apparaît comme une incroyable opportunité d’imposer sa
Constitution bolivienne. Tandis que Antonio Leocadio Guzman parcourt la Colombie en
promouvant le texte806, de nombreuses municipalités décident de remettre le sort de la
République entre les mains de Bolivar. Le Libertador fait figure d’homme providentiel,

803
Obras de Simon Bolivar, op. cit., t. 5, n° 153, p. 2708, ma traduction.
804
« Esta sola facultad hace ilusoria la responsabilidad del vicepresidente ; todo tiene que temerlo del
presidente ; en un momento puede despojarle de su importante empleo y de las esperanzas de sucederle en tan
inmenso poder. » Vicente Azuero, « Exposición de los sentimientos de los funcionarios públicos, así nacionales
como departamentales y municipales, y demás habitantes de la ciudad de Bogotá, hecha para ser presentada al
Libertador Presidente de la República », op. cit., p. 220.
805
Lire notamment María Teresa Calderón, « Un gobierno basilante arruina para siempre. Crisis de legitimidad y
poder de la opinión en Colombia, 1826-1831 », dans Revista de História, n° 153, second semestre 2005, p. 181-
223.
806
Antonio Leocadio Guzman, « Ojeada al proyecto de constitucion que el Libertador ha presentado á la
República Bolívar en 25 de mayo de 1826 », in J.F. Blanco et R. Azpurua, Documentos para la historia de la
vida pública del Libertador, Caracas, Ediciones de la Presidencia de la Republica, 1977 [1877], t. X, 2772,
p. 359.

182
unique recours pour rétablir l’unité. Créateur de la Colombie, il doit en être le protecteur. De
retour sur le sol colombien en septembre 1826, il revêt les pouvoirs dictatoriaux en vertu de
l’article 128 de la Constitution. Il réaffirme ensuite son autorité auprès du général Páez et
promet la réunion d’une Convention nationale, afin que les lois fondamentales de la
République soient revues selon la volonté du peuple. Il exprime ainsi officiellement son parti
pris de ne pas respecter les termes fixés par la Constitution de Cúcuta, laquelle comporte un
article stipulant que le texte ne pourra pas être modifié avant 1831. La Grande Convention
d’Ocaña s’ouvre le 2 mars 1828. Débats, commissions, et présentations de projets de
constitutions se succèdent sans que l’ensemble des députés n’arrivent à se mettre d’accord.
Les proches de Santander, dorénavant alliés aux fédéralistes, affrontent les partisans de
Bolivar, centralistes intransigeants807. La définition du cadre de la fonction présidentielle est
également sujette à controverse. Les divergences semblent insurmontables. Le 10 juin, les
membres de la tendance bolivarienne quittent Ocaña. Le quorum n’est plus atteint. Pour les
députés bolivariens, le régime d’exception paraît être maintenant la seule voie permettant
d’assurer l’avenir de la Colombie.
À la suite de la fin de la Grande Convention, l’intendant du Cundinamarca, le général Pedro
Alcántara Herrán, convoque une assemblée de notables à Bogotá le 13 juin 1828. « Les
autorités locales et les pères de familles » proclament le général Bolivar dictateur808. La
convention d’Ocaña est dessaisie de ses pouvoirs, et il est demandé aux députés de la
province de se retirer. Le conseil des ministres qui sous la présidence de José Manuel
Restrepo s’est réuni en session extraordinaire approuve immédiatement cet acte. Puis, la
déclaration bogotane suscite une réaction en chaîne des pueblos colombiens. Tour à tour, les
différentes municipalités du pays expriment leur accord avec une telle mesure par un acte ou
une déclaration. Suivant la structure du territoire colombien, ce sont les capitales de
département qui se prononcent en premier, puis les cantons, et enfin les paroisses. Le général
Bolivar attend d’avoir reçu les pleins pouvoirs de la part de toutes les provinces pour exercer
ces nouvelles fonctions809. Officiellement ce dernier n’a pas participé aux manœuvres qui ont
conduit Bogotá à le déclarer dictateur. Il est difficile d’affirmer que lorsque les députés
favorables à Bolivar se retirent de la Grande Convention, la décision de basculer dans un
régime d’exception a déjà été prise dans le camp bolivarien. Certains historiens émettent
toutefois l’idée qu’avant même la réunion de la Grande Convention, les partisans du
Libertador sont prêts à établir un régime dictatorial, s’ils n’arrivent pas à imposer leurs vues à
l’assemblée constitutionnelle810. Quoiqu’il en soit, la dissolution de la Grande Convention
807
En s’appuyant sur le mouvement de protestation des municipalités afin de revenir au pouvoir, le Libertador a
provoqué la rupture définitive de ses relations avec le vice-président. Ce dernier ne pouvait pas accepter que soit
en partie légitimé des actes qu’il avait jugé absolument illégaux. À Bogotá, un parti s’est donc formé autour de
Santander qui incarne « l’homme des lois », face à un Bolivar qui paraît beaucoup moins intransigeant avec
elles.
808
Voir Vicky Pineda, Alicia Epps, Javier Caicedo, La convención de Ocaña 1828, Bogotá, Fundación Francisco
de Paula Santander, 1993, T. II, n° 99, p. 285.
809
Au général Diego Ibarra, il affirme ainsi : « No obstante, creo necesario y aun indispensable que los pueblos
digan su última voluntad, y sólo aguardo este pronunciamiento para decir a Colombia que yo me en cargo de sus
destinos en esta nueva época y haré cuanto dependa de mí para salvarla de los peligros que la amenazan ».
Bolivar a Ibarra, Obras de Simon Bolivar, op. cit., t. 4, 1717, p. 1871.
810
C’est notamment le cas de Franck Safford. Selon lui, José María Castillo aurait émis dès le 6 mai, l’idée
qu’en cas d’échec, les députés proches de Bolivar se retirent de l’assemblée. Quant à la réunion du 13 juin, elle
aurait été planifiée par le général Urdaneta, alors ministre de la guerre, avant même que les Bolivariens ne
quittent Ocaña. Dans Colombia : fragmented land and divided society, Oxford, Oxford university press, 2002,
p. 124-125 Les dépêches du consul français semblent corroborer l’idée que le projet existait avant même la
dissolution de l’assemblée (CADN, Bogotá, série 1*, 13 juin 1828, f. 50). Dans ses mémoires, Perú de Lacroix
raconte en revanche les épisodes où le Libertador apprend surpris que les députés qui lui sont fidèles ont décidé
de se retirer de l’assemblée, puis que les pleins pouvoirs lui ont été accordés par un cabildo abierto réuni dans la
capitale. Pérú de Lacroix, Diario de Bucaramanga, Bogotá, FICA, 2007, [Paris, 1912], p. 147.

183
empêchait effectivement la réalisation d’une réforme constitutionnelle dans le cadre légal,
ouvrant la voie à l’établissement d’un régime d’exception. Il s’agissait maintenant de
reconstruire l’unité par le haut.
Le 27 août 1828, le Libertador prend un décret organique explicitant son accord pour
s’emparer de la dictature, tout en fixant constitutionnellement les conditions de son exercice.
La Constitution de 1821 cesse définitivement de régir le pays. Bolivar garantit malgré tout
l’ensemble des droits et des libertés des citoyens, sauf en cas d’entreprises contre la sûreté
publique (titre 6, art.18). Il joint à ce décret une proclamation dans laquelle il s’adresse
directement à l’ensemble du peuple colombien. Le général s’attache à préciser qu’il ne
s’empare de la dictature qu’avec la plus grande circonspection. C’est son respect pour la
décision du peuple qui l’oblige à prendre ses responsabilités811. Bolivar se charge du pouvoir
suprême de la république sous le titre de Libérateur Président. Le décret du 27 août lui confère
l’ensemble des pouvoirs (titre 1, art. 1) : chef des armées, responsable de la politique
extérieure, garant du bon fonctionnement de la justice et de l’ordre intérieur, gérant du Trésor
Public, pouvoir législatif. Il monopolise toutes les fonctions régaliennes et cumule les
différents pouvoirs constitutionnels (exécutif, législatif et judiciaire). Le poste de vice-
président est supprimé ; cette manœuvre permet d’écarter du gouvernement le général
Santander. Le Libertador s’adjoint un conseil des ministres auquel participeront les six
ministres d’État (titre 2). Ces derniers devront contresigner les ordres émanant du Libérateur
Président. Bolivar instaure aussi un conseil d’État composé du président du conseil des
ministres, des ministres secrétaires d’État et au moins d’un conseiller pour chacun des
départements de la République (titre 3, art. 8). Ce conseil est chargé d’épauler Bolivar
concernant la diplomatie et le domaine législatif (titre 3, art. 10). Il participe également au
choix du personnel administratif. Par ailleurs, Bolivar annonce la réunion de la représentation
nationale pour le 2 janvier 1830 (titre 6, art. 26). À cette date, il cessera d’exercer la dictature.
Il assigne de cette façon une fin à sa possession des facultés extraordinaires. Enfin, ce décret
précise que « le gouvernement maintiendra et protègera la religion catholique, apostolique et
romaine, comme la religion des Colombiens » (titre 6, art. 25).
Disciple de Rousseau et Montesquieu, Bolivar avait révélé le fond de sa pensée concernant la
religion lors de sa présentation de la Constitution bolivienne : « Une Constitution politique ne
doit pas prescrire une profession de foi religieuse. [...] La religion régit l’homme chez lui,
dans son privé, au-dedans de lui-même812 ». Pourtant, durant l’année 1828, à l’exemple de ce
décret, le général amorce un rapprochement avec le clergé. Dès le mois de mars,
l’enseignement des thèses utilitaristes de Bentham est interdit813. Puis deux décrets pris au
cours de l’été viennent confirmer les intentions bolivariennes. Le premier rétablit les
conventos menores, couvents d’hommes où il existait moins de huit religieux, qui avaient été
supprimés lors du congrès de Cúcuta814. Le second abroge la loi de 1826 qui interdisait à toute
personne âgée de moins de 25 ans d’entrer dans les ordres. Le Libertador semble souhaiter
l’appui de l’Église pour fonder son nouveau régime, le maintenir, et ancrer le principe d’une

811
« Penetrado el pueblo entonces de la gravedad de los males que rodeaban su existencia, reasumió la parte de
los derechos que había delegado, y usando desde luego de laplenitud de su soberanía, proveyó por sí mismo a su
seguridad futura. El soberano quiso honrarme con el título de su ministro y me autorizó, además, para que
ejecutara sus mandamientos. Mi carácter de primer magistrado me impuso la obligación de obedecerle y servirle
aun más allá de lo que la posibilidad me permítiera. No he podido por manera alguna denegarme, en momento
tan solemne, al cumplimiento de la confianza nacional ; de esta confianza que me oprime con una gloria
inmensa, aunque al mismo tiempo me anonada haciéndome aparecer cual soy. » Obras de Bolivar, op. cit., t. 6,
n° 179, p. 2752.
812
Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, op. cit., p. 79.
813
José M. de Mier, La Gran Colombia, Bogotá, Biblioteca de la Presidencia de la República, 1983, t. 3, n° 938,
p. 883.
814
Ibid., tome 3, n° 972, p. 924.

184
République colombienne. Ces décrets sont autant de signes envoyés par Bolivar au clergé. Il
faut joindre cette démarche à la recherche d’un point fixe, qui stabiliserait l’ordre au sein de la
République. Le Libertador voit dans les difficultés éprouvées depuis 1821 les conséquences
d’une agitation populaire proche de l’anarchie. Souhaitant mettre fin à ce qu’il considère
comme une fuite en avant, Bolivar revient à l’Église et à la tradition pour rétablir ordre et
stabilité. Il s’agit de puiser au sein d’institutions et de pratiques déjà établies, des outils
susceptibles de réduire l’incertitude qui règne au sein de ces nouveaux régimes fondés sur la
souveraineté populaire. Il exprimer clairement sa pensée au général Páez : « Mon plan est
d’appuyer mes réformes sur la solide base de la religion, et m’approcher dans la mesure où les
circonstances le permettent, des anciennes lois, moins compliquées et plus sûres et efficaces
815
». Par ailleurs, il place le pays sur la voie de la rigueur afin de rétablir la situation
économique, et s’attache à restreindre l’indépendance du pouvoir judiciaire. À la suite de la
dispersion de la Grande Convention, quelques mesures ont été prises à l’encontre de ses plus
fervents opposants816. Bolivar est malgré tout la cible d’un attentat le 25 septembre, tandis que
les généraux Lopez et Obando se soulèvent au nom de la Constitution de Cúcuta.
En 1828, ce n’est pas la première fois que Bolivar endosse le costume de dictateur. Le
Libertador a déjà été investi de la magistrature dictatoriale à quatre reprises817. Ces facultés
extraordinaires sont confiées à Bolivar en temps de guerre, alors que les États nouvellement
indépendants se trouvent dans une situation précaire, pressés par les coups de boutoir
espagnols. Le recours aux pouvoirs suprêmes doit permettre de surmonter la faiblesse étatique
de ces nouveaux États. Le but est alors de reconstruire un exécutif central fort, à travers
l’union du commandement militaire, puis former un gouvernement séparé juridiquement de
l’armée. Le congrès d’Angostura marque la dernière étape du rétablissement de l’ordre
constitutionnel, ainsi naît la République de Colombie. L’État est territorialisé et la
représentation libérale adoptée. Sous cet angle, l’ultime dictature bolivarienne revêt un
caractère spécifique. Ses opposants affirment qu’en violant la Constitution de 1821, en
participant à la dissolution d’une assemblée élue par le peuple, et enfin en se faisant nommer
dictateur, Bolivar aurait bafoué à plusieurs reprises les principes républicains afin de servir
ses intérêts personnels. En transgressant l’ordre constitutionnel, le Libertador emprunte-t-il
effectivement la voie d’un césarisme où toute médiation politique serait exclue dans le but de
s’appuyer directement sur le peuple via l’armée ?
Bolivar n’envisage pas ce nouveau recours à la dictature de cette manière. Il estime réaliser le
vœu qu’a librement exprimé le peuple à travers la pratique du pronunciamiento. C’est dans
cette optique qu’il s’imagine se mettre au service de la République, se substituant à une
Grande Convention qui a échoué dans sa mission d’assurer l’avenir du pays. Ocaña figurait
une tentative de reconfigurer l’ordre politique par le bas, à partir de la votation populaire.
Pour nombre d’acteurs de l’époque, ce fut un échec, et la dissolution fut la conséquence
logique de son déroulement. Ces derniers se heurtent aux principes de la politique moderne,

815
Obras de Bolivar, op. cit., tome 4, n° 1722, p. 1874, ma traduction.
816
Il a été proposé à Santander de se rendre aux États-Unis en tant que ministre colombien. Quelques députés
vénézuéliens, susceptibles de pouvoir causer des troubles, ont eux interdiction de regagner leur pays. À Bogotá,
Diego Fernando Gómez, qui est membre de la haute cour de justice, et santandériste déclaré, est destitué. De
même, à Caracas, la Cour Supérieure de Justice du Nord subit une purge générale.
817
Marie-Laure Basilien Gainche détaille dans sa thèse les périodes où Bolivar occupe la magistrature
dictatoriale. « État de droit et états d’exception. Étude d’une relation dialectique à partir du constitutionnalisme
colombien », thèse de droit public, université de Paris III, 2001, p. 165-171. Clément Thibaud propose une
typologie particulière de ces différentes phases d’état d’exception sur la période 1813-1830. Il y a la dictature,
pour les périodes 1813-1814 et 1828-1830 ; le provisoriat militaire de 1815 à l’ouverture du Congrès
d’Angostura en 1819 ; enfin il place la période 1819-1825 sous l’exercice d’une pratique politique particulière,
cherchant à éroder le pouvoir de résistance des corps intermédiaires. Dans « En la búsqueda de un punto fijo para
la República. Cesarismo en Venezuela y Colombia, 1810-1830 », Revista de Indias, n° 225, 2002, p. 463-492.

185
notamment la représentation. Par ailleurs, les joutes entre les partisans de Santander et ceux
de Bolivar sont interprétées comme le règne de « l’esprit des partis » ; soit une faille
insurmontable au bon fonctionnement de l’assemblée constitutionnelle. Selon la pensée
politique dominante de l’époque, le mot parti était assimilé à celui de faction818. Le « bien
commun » est en effet vu comme une entité en soi et non comme une addition. Au sein de
l’idéal républicain il y a l’idée d’une intégration harmonieuse de toutes les parties de la
communauté. Ces différents partis s’accusaient donc mutuellement de défendre des intérêts
privés et non l’intérêt général, en ce sens ils étaient qualifiés de danger pour la République.
Dans sa convocation d’un cabildo abierto le 13 juin 1828, le général Pedro Alcántara Herrán
accuse ainsi la Grande Convention :

Divisée en partis qui s’affrontent quotidiennement et à tous moments, ses actes participeront
nécessairement de l’esprit de faction, et mis en pratique ils ne peuvent produire que des maux plus
819
graves encore que ceux que nous souffrons .

En unissant la République à travers sa personne, Bolivar répond à cet impératif


d’unanimisme. L’ébauche d’un pluralisme, accusé de nuire aux intérêts nationaux, est effacé ;
l’incertitude propre au régime fondé sur la souveraineté populaire semble réprimée. Revêtu
des pouvoirs suprêmes, Bolivar incarne temporairement un principe transcendant et non
contractuel afin de pouvoir donner une assise solide à l’État. Les pueblos, les uns après les
autres, réaffirment en effet leur appartenance à la république à travers leur adhésion unanime
au Libertador. Désigné de cette façon, ce dernier paraît recevoir le consentement de tous.
C’est à partir de ce constat qu’il affirme agir en fonction des intérêts de la république
colombienne, conformément à la volonté du peuple. Le Libertador serait situé au-dessus des
clivages territoriaux et des conflits personnels ; s’il est perçu comme l’« homme
providentiel », Bolivar se considère également comme tel.
Il envisage de surcroît la dictature à travers le prisme de la pensée républicaniste classique. Le
substantif « dictature » est usité par les contemporains de Bolivar afin de désigner les périodes
où un magistrat revêt seul les pouvoirs extraordinaires. Sa définition diffère quelque peu de
celle qui lui est couramment assignée au XXe siècle, époque où lui sont généralement
assimilées les pratiques autoritaires voire totalitaires. Les dictatures bolivariennes renvoient à
un état d’exception, période durant laquelle la Constitution est suspendue en raison de la
guerre, ou de graves troubles intérieurs. Sa durée est obligatoirement limitée, la fin de cette
période est le plus souvent déterminée. Cette pratique trouve son origine dans la Rome
républicaine. La dictature antique renvoie à la magistrature extraordinaire dont est légalement
revêtu un seul homme, pour une durée déterminée (moins de six mois) et pour exécuter une
tâche précise (préparation d’événements spécifiques, gestion de crises extrêmes, danger grave
pour l’État). Au début du XIXe siècle cette forme originelle suscite encore l’admiration.
Auparavant, les philosophes modernes se montrèrent eux aussi séduits par le symbolisme de
la magistrature exceptionnelle dans la Rome républicaine. Par leurs écrits, ils contribuèrent à
en élever le prestige. Machiavel, puis Montesquieu et Rousseau, placent le salut de la patrie
au dessus du pouvoir sacré des lois820. Reprenant toutefois les règles qui prévalaient dans la
Rome antique, ces trois auteurs précisent que le pouvoir absolu doit être conféré pour un
temps limité, et que l’exercice de ce pouvoir doit être limité au cadre de l’affaire pour laquelle
la dictature a été décrétée. Admirateur des institutions romaines, le Libertador a aussi lu avec
818
Pierre Rosanvallon, « partis politiques », Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996.
819
La convención de Ocaña 1828, op. cit., t. II, n° 99, p. 279-280.
820
À propos de la vision machiavélienne de l’autorité dictatoriale, voir Harvey C. Mansfield Jr., Le prince
apprivoisé. De l’ambivalence du pouvoir, Paris, Fayard, 1994, p. 195 et Quentin Skinner, Machiavel, op. cit.,
p. 88. Lire également : Montesquieu, De l’Esprit des lois, op. cit., livre II, chapitre IV, p. 137, ainsi que le
chapitre que Jean-Jacques Rousseau consacre à la dictature : Du contrat social, op. cit., livre IV, chapitre VI.

186
attention les chantres de la pensée politique moderne. Dans cette optique, il n’est pas étonnant
que la magistrature dictatoriale apparaisse à Bolivar comme un précieux outil, nécessaire à la
formation du nouvel État colombien. Le caractère exceptionnel de la fonction correspond au
contexte troublé de l’Indépendance, tandis que sa légitimité répond au besoin de bénéficier de
l’appui des populations concernées. De plus, en précisant dans son décret du 27 août que la
représentation nationale sera réunie le 2 janvier 1830, Bolivar affirme le caractère transitoire
de sa magistrature dictatoriale. Cette période doit déboucher sur l’élaboration d’une
Constitution. Bolivar envisage sa dictature comme une période constructive.
Au cœur de la vision républicaine de l’État s’entremêlent les notions d’ordre et de liberté. Les
exigences de l’ordre doivent permettre d’encadrer l’apprentissage de la liberté individuelle,
tandis que ce même ordre est le garant des principes de liberté821. La liberté de chacun est
comprise comme fondatrice d’un tout national ; promouvoir les libertés n’a aucun intérêt si
cela engendre l’anarchie. Dans ces circonstances, son exercice doit être encadré. C’est aux
gouvernants de trouver le juste équilibre entre ordre et liberté ; pouvoirs exécutif et législatif
s’adonnant aux corrections dans un minutieux mouvement de balancier. Le regroupement de
tous les pouvoirs dans une seule main auquel procède Bolivar en 1828 opère clairement un
glissement vers le domaine de l’ordre. « Les circonstances m’y obligent » aurait-il répondu en
invoquant le risque de voir son pays sombrer dans l’anarchie. L’adoption de la dictature
implique le fait d’éduquer les Colombiens par la force822. À travers son exercice, Bolivar
pense mettre un terme aux nombreuses dérives, qui selon lui, polluent l’établissement d’un
cadre institutionnel viable. Ce dernier ne peut pas exister sans paix sociale et sans une
garantie de sécurité individuelle, conditions que le Libertador n’estime pas réunies en
Colombie. Bolivar a en quelque sorte l’ambition de fonder un nouvel ordre juridique
minimum. Obnubilé par la création d’une République composée de citoyens vertueux, il voit
dans l’outil coercitif un moyen de tendre vers cet idéal
En France, Benjamin Constant critique fermement l’attitude bolivarienne. Après s’être félicité
des succès de Bolivar, il l’accuse maintenant de n’être qu’un usurpateur823. Il s’étonne que
soit aujourd’hui dénoncé le manque de vertu d’un peuple sud-américain qui était hier qualifié
d’héroïque. Benjamin Constant s’insurge que l’on veuille inculquer de la vertu aux citoyens,
en les réduisant de nouveau au rôle d’esclaves. Quel que soit le contexte, il rejette l’exercice
du pouvoir par un seul homme : « la tyrannie n’est pas dans l’usage, mais dans le droit que
l’on s’arroge 824». Ce porte-parole du libéralisme cherche à briser le lustre républicaniste qui
entoure la dictature825. Confier tous les pouvoirs à un seul homme est dangereux ; l’absence

821
Marie-Laure Basilien Gainche, op. cit., p. 88.
822
Déjà à Ocaña, dans le message qu’il adressait aux législateurs, Bolivar rappelait : « Considérez, Législateurs,
que l’énergie dans l’exercice de l’autorité publique est la sauvegarde de la faiblesse individuelle, la menace qui
atterre l’injuste, l’espoir de la société ! Considérez que la corruption des peuples naît de l’indulgence des
Tribunaux et de l’impunité des délits. Songez que sans force il n’est pas de vertu ; et sans vertu la république se
meurt. Dites-vous enfin que l’anarchie détruit la liberté et que l’unité maintient l’ordre ! » Dans Simon Bolivar,
pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, op. cit., p. 89.
823
Benjamin Constant tient ses propos le 1er janvier 1829 dans le Courrier Français. À la suite de cette
déclaration, l’abbé de Pradt se fait l’avocat de Bolivar dans l’édition du 12 janvier. Benjamin Constant lui répond
le 15 et le 17 janvier, avant de clore le sujet au sein d’un autre article paru le 19 janvier. Pour plus de détail, voir
Hubert Gourdon dans « La querelle Bolivar Paris-Bogotá, 1829 », Bolivar, Les cahiers de l’Herne, 1986, n° 52,
p. 333.
824
Courrier Français, 15 janvier 1829.
825
Benjamin Constant s’oppose au symbolisme qui entoure la magistrature exceptionnelle dans la Rome
antique : « Et que nous parle-t-on des Trajan, des Marc Aurèle et des Antonins pour justifier l’usurpation des
premiers empereurs, de ce lâche Octave, meurtrier de son bienfaiteur, assassin de tout ce qu’il y avait de citoyens
vertueux à Rome, et plus coupable encore pour avoir dégradé son pays que pour l’avoir décimé ? Qu’a-t-il légué
à sa patrie, ce triumvir timide et cruel qu’ont chanté des poètes, mais que tout ami de l’humanité détestera
toujours ? Il a légué à sa patrie, Tibère, Caligula, Claude, Néron, Othon, Vitellius. Marc Aurèle et les Antonins

187
totale de contre poids ouvre la voie aux pires dérives. Selon lui, il est impossible d’encadrer
réellement l’exercice d’une magistrature extraordinaire, puisque par essence, elle offre des
attributions illimitées à une seule main. Le caractère temporaire d’un tel régime peut ainsi être
contourné. Déjà, certaines des mesures exceptionnelles décidées par Bolivar ont vocation à
perdurer au-delà de sa magistrature. Constant dénonce également le fait que la décision de
recourir à la magistrature exceptionnelle, parce qu’une situation de crise l’exige, est par
définition subjective.
De fait, lorsque Bolivar invoque l’anarchie, il souligne davantage la faiblesse des institutions
centrales à être respectées, qu’un véritable « chaos ». Les opposants colombiens à la dictature,
héritiers de la même tradition républicaniste classique, lui reprochent d’être obnubilé par
l’ordre et d’exagérer la situation. La soumission consentie au dictateur par la reconnaissance
commune, qui légitimerait la concentration des pouvoirs, doit également être relativisée.
Certes, le crédit de Bolivar est probablement élevé auprès d’une large frange de la population,
mais il a été précisé précédemment que le premier acta promulgué par la municipalité de
Bogotá ne provient pas d’un acte spontané. L’adoption de la dictature découlerait de la
réflexion d’une poignée d’hommes. De surcroît, l’avis des pueblos, exprimé par le biais du
pronunciamiento, pose l’éternel problème de leur véritable représentation, ou non, du peuple.
Sans compter que si Bolivar s’appuie sur eux pour légitimer sa dictature, l’ambition de celui-
ci est d’épuiser définitivement ces corps intermédiaires qu’il accuse de nuire à la régénération
des populations. Ces réflexions soulignent le fait que, contrairement au dictateur romain, qui à
l’origine devait être un citoyen retiré dans la gestion des intérêts privés, Simon Bolivar est le
personnage le plus impliqué dans la vie politique colombienne depuis de nombreuses années.
Ce manquement lui enlève la dimension de neutralité et un certain recul sur les événements.
Au-delà de la subtilité avec lequel Bolivar doit manier l’état d’exception afin de ne pas
apparaître comme un tyran, la tâche qu’il s’assigne est des plus ardues. Afin de fonder un
nouveau cadre institutionnel, il lui faudrait s’appuyer sur une armée réorganisée, exclure des
hautes sphères du pouvoir un certain nombre de militaires qui se considèrent au-dessus des
lois, puis lui-même se retirer. Seulement, tout comme Bolivar, les hommes forts de
l’indépendance ne peuvent pas accepter d’être réduits à de simples citoyens. Durant son
gouvernement dictatorial, le Libertador s’appuie sur ces personnages. C’est pourtant épuré de
sa base militaire que Bolivar pourrait constitutionnaliser son rôle comme pouvoir exécutif,
sans quoi il en viendrait à étouffer les autres pouvoirs. Mais Bolivar a toujours fondé son
gouvernement sur l’armée, souvent au détriment du pouvoir constitué. L’obéissance des
militaires assure une certaine stabilité à l’exécutif826, et lui permet de continuer à exercer son
influence personnelle au sommet de l’État. S’en détacher semble un acte impossible. Par
ailleurs, au cours de la magistrature exceptionnelle, le prestige du Libertador ne doit pas
s’effriter. Sa légitimité serait remise en question, et sa personnalité ne permettrait plus de
provoquer l’adhésion des masses au régime qu’il souhaite créer.
L’ultime danger sous-jacent au régime dictatorial, est de voir le dictateur (« tyran
temporaire »), devenir monarque ou empereur (« tyran définitif »), au cours d’une habile
période de transition. Rétrospectivement, le césarisme figurerait alors clairement une
résurgence des tendances absolutistes au détriment de toute modernité politique. Certains
amis proches du Libertador sont favorables à un tel glissement. Ils considèrent que le récent
passé colombien prouve que la volonté du peuple ne fait pas tout, et que fonder la nation sur
un « contrat social », mène à l’échec. La magistrature exceptionnelle de Bolivar est une
occasion à saisir pour instaurer un régime inspiré du modèle anglais.

sont des accidents rares et heureux. Le genre humain ne veut plus être mis de la sorte en loterie ». Courrier
Français, 17 janvier 1829.
826
Voir Clément Thibaud, «En la búsqueda de un punto fijo para la República. », loc. cit., p. 488.

188
Le projet d’une monarchie constitutionnelle (1829)
De tels projets sont mûris au cours de l’année 1829 par les ministres du général Bolivar827.
Ceux-ci vont se prononcer en faveur de la monarchie constitutionnelle, et chercher l’appui des
puissances européennes pour réussir leur entreprise. Ils prennent contact avec l’envoyé
diplomatique français Charles Bresson828. Arrivé à Bogotá le 16 avril, celui-ci affirme dès le
4 mai avoir été mis au courant des projets monarchiques du conseil des ministres829. Charles
Bresson explique que ces derniers lui ont confié vouloir agir selon les formes légales. Leur
plan est donc élaboré en vue du congrès constituant de janvier 1830. Il lui a été clairement
indiqué que les gouverneurs militaires, souverains dans leurs départements respectifs,
devaient se charger de constituer une majorité favorable à l’adoption d’un tel projet. Les
ministres souhaitent ceindre Bolivar de la couronne, et aimeraient que son successeur fût
choisi dès la convention de 1830. Leur préférence irait vers un prince étranger. Quelques
propositions sont alors faites en ce sens à Charles Bresson, toutefois, l’ensemble de ces
tractations n’a aucun caractère officiel830. Le conseil des ministres essaie d’établir un
consensus autour de ce projet monarchique. Ainsi, Rafael Urdaneta affirme à Charles Bresson
pouvoir compter sur les soutiens des généraux Sucre et Flores. Selon lui, le général Páez
aurait également signifié son accord, tout en émettant quelques réserves quant à la réaction de
la population du Venezuela face à de telles mesures831. Le 30 juin, notables civils, militaires et
ecclésiastiques bogotans s’accordent sur le fait de propager l’idée monarchique. Au-delà des
chefs militaires régionaux, le gouvernement pense pouvoir compter sur le soutien
indispensable du Libertador. Le conseil des ministres se résout à donner un caractère officiel
à leur affaire. Assurés de réussir à faire adopter leur Constitution monarchique lors de
l’assemblée constituante832, ils souhaitent auparavant obtenir l’assentiment des
gouvernements français et anglais. Le 5 septembre, le ministre des relations extérieures de la
Colombie fait donc parvenir au commissaire du roi de France, Charles Bresson, et au chargé
d’affaires britanniques, le colonel Patrick Campbell, un courrier exposant les intentions des
hommes du gouvernement833. L’idée serait que Simon Bolivar gouverne jusqu’à sa mort sous

827
Parmi les principaux instigateurs de ce projet monarchique, il y a : José María del Castillo, président du
conseil des ministres et du conseil d’État ; le général Rafael Urdaneta, ministre de la guerre et de la marine ;
Estanislao Vergara, ministre des relations extérieures ; M. José Luis Restrepo, ministre de l’intérieur. À ce
moment là, Bolivar se trouve dans le Sud afin de régler le conflit armée entre la Colombie et le Pérou.
828
Au cours de l’année 1828, la France, qui n’a toujours pas reconnu les nouveaux États, juge qu’il est temps
d’envoyer un agent français en Amérique espagnole afin de disposer d’un compte rendu précis et complet de la
situation de ce continent. Charles Bresson est chargé de cette mission, avec le titre de Commissaire au roi. En
réalité, celui-ci doit renoncer à se rendre au Mexique, et visitera pour seul pays la Colombie.
829
« Fatigués de leurs longues divisions intestines, désabusés de ces vaines théories républicaines inapplicables à
la condition des habitants, aspirant au repos, effrayés des conséquences de la mort du général Bolivar et voulant
fonder l’avenir de leur pays et pour eux mêmes, les principaux hommes de la Colombie, M. Castillo, les
ministres actuels, et les membres du conseil d’État réunies aux chefs de l’armée se sont entendus pour constituer
la Colombie en monarchie constitutionnelle. » Archives du ministère des Affaires étrangères (dorénavant
AMAE), Correspondances politiques (origines-1871), Charles Bresson, 4 mai 1829, f. 223.
830
Le consul Français révèle que José María del Castillo a évoqué le nom du duc d’Orléans. Voir : CADN,
Bogotá, série A 1*, 18 avril 1829, f. 121 et AMAE, Correspondances politiques (origines-1871), Charles
Bresson, microfilm 5, 4 mai 1828, f. 223.
831
Citant différentes lettres de ces trois généraux, C. Parra-Pérez démontre que leur opinion était plus mesurée
que ce qu’affirme le général Urdaneta. Sucre n’a ainsi jamais déclaré être en faveur de la monarchie, tandis que
Páez se montrait plus que réticent, mais affirmait qu’il la soutiendrait si elle était votée lors du congrès de 1830.
La monarquía en la Gran Colombia, Madrid, Ediciones Cultura Hispánica, 1957, p. 387-411.
832
« [I]l est certain que c’est au futur congrès convoqué pour le mois de janvier prochain qu’il appartient de
décider sur ce changement de forme ; mais comme les députés élus se trouvent être des personnages de
confiance et amis du gouvernement, il y a beaucoup de probabilités pour que le congrès adopte le changement
indiqué et constitue la Colombie sous une monarchie. ». Auguste Le Moyne, op. cit., t. 2, p. 139-141.
833
Ces documents figurent dans : José-Manuel Restrepo, Documentos importantes de Nueva Granada,
Venezuela y Ecuador, Bogotá, Imprenta Nacional, 1969, t. 2, p. 433-486.

189
le titre de Libertador, car ce dernier refuse obstinément de ceindre la couronne ; ensuite son
successeur pourrait prendre le titre de roi ou de monarque. Celui-ci serait désigné par la
Colombie dans la branche ou la dynastie qui conviendrait le mieux aux intérêts du pays. Si les
deux agents montrent un certain enthousiasme, les deux gouvernements européens se
montreront eux on ne peut plus réservés.
Mais c’est en réalité Bolivar qui met fin à toutes ces tractations. Il ordonne le 22 novembre à
son secrétaire général d’écrire au ministre des relations extérieures « que les membres du
conseil se sont trop avancés avec les puissances étrangères, que les droits du congrès ont été
méconnus et usurpés par eux, et qu’il proteste devant Dieu, devant la nation, et devant les
hommes contre la démarche qu’ils ont faite834». Dans une seconde lettre, le Libertador
annonce qu’il va renoncer au gouvernement835. Par cette démarche, il veut donner le démenti
à ses ennemis qui l’accusent de vouloir monter sur le trône. Le général, dont les influences
premières furent républicaines, semble se placer dans la continuité de ses prises de positions
antérieures836. Au cours de l’été, Bolivar expose ses réticences à Estanislao Vergara et au
colonel Campbell :

La pensée d’une monarchie étrangère pour me succéder au pouvoir, nonobstant les avantages qu’elle
présente, me fait voir mille inconvénients quant à sa mise en pratique :
Premièrement : Aucun prince étranger n’admettra comme patrimoine une principauté anarchique et sans
garanties.
Deuxièmement : Les dettes nationales et la pauvreté du pays ne permettent pas de maintenir un prince et
une cour, même misérablement.
Troisièmement : Les classes inférieures s’alarmeront, craignant les effets de l’aristocratie et de
l’inégalité.
Et quatrièmement : Les généraux et ambitieux de toutes conditions, ne pourront supporter l’idée de se
voir priver du mandat suprême837.

Au-delà du contexte intérieur, il expose au colonel anglais les catastrophiques répercussions


continentales, voire internationales que pourrait avoir un tel changement838. À la mi-
septembre, Bolivar réaffirme avec force l’ensemble de ses idées à O’Leary. Élargissant son
propos à toute tentative monarchique, il soutient que la Colombie ne peut pas devenir un
royaume839. Si par la voie officielle Bolivar rejette fermement le projet de ses ministres, la
teneur de ses écrits montre qu’il ne le considérait pas dénué de tout intérêt. Plus qu’une
profonde critique du système monarchique, le Libertador insiste sur l’impossibilité de
maintenir un tel système en Colombie. Ceci explique la conduite indécise de Bolivar durant
les premiers mois de l’année 1829. Mis au courant des démarches de ses ministres, il ne les
ajourne pas prestement840. Le Libertador répète qu’il se contentera de suivre les prises de

834
Charles Bresson rend compte de cette lettre dans sa dépêche du 11 décembre. Ibid., microfilm 6,
11 décembre 1829, f. 212.
835
Ibid., 13 décembre 1829, f. 221.
836
Il écrivait par exemple à Don Fernando Peñalver, le 26 septembre 1822 : « Je crains beaucoup que les quatre
planches cramoisies, que l’on appelle un trône, coûtent davantage de sang que de larmes, qu’elles causent
davantage d’inquiétude que de repos. […] Pour ma part, je crois que le temps des monarchies est terminé, et que
tant que la corruption des hommes n’aura pas étouffé leur amour de la liberté, les trônes ne reviendront pas à la
mode. » Cité et traduit par Marie-Laure Basilien Gainche, « Etat de droit et états d’exception », op. cit., p. 228.
837
Bolivar a Estanislao Vergara, 13 juillet 1829, Obras de Simon Bolivar, op. cit., t. 5, n° 2053, p. 2188, ma
traduction.
838
L’instauration du système monarchique en Colombie rencontrerait une vive opposition chez les autres États
sud-américains et auprès des États-Unis. Avec justesse, Bolivar souligne que le choix du prince serait d’une
complexité inextricable au vu des rivalités qui existent entre les maisons royales d’Europe. Bolivar au colonel
Campbell, 5 août 1829, ibid., t. 5, n° 2083, p. 2220.
839
« Au général O’Leary », 13 septembre 1829, Bolivar, Les cahiers de l’Herne, op. cit., p. 456.
840
La conduite du général Bolivar durant ces quelques mois a donné lieu à diverses interprétations. C. Parra-
Pérez a rétabli la chronologie des faits dans son classique La monarquía en la Gran Colombia, op. cit.

190
position du congrès, quelles qu’elles soient, qu’il ne souhaite que le bien de la Colombie et
qu’il ne se cramponnera pas éternellement au pouvoir. À la fin du mois d’août, il écrit encore
à ses ministres que l’ l’Amérique nécessite un « régulateur » et la protection d’une puissance
européenne.
En toile de fond du projet de monarchie constitutionnelle élaboré par le conseil des ministres
figure l’homme politique Juan García del Río841. Il fait paraître en 1829, un court ouvrage, ses
Meditaciones colombianas, où après avoir fait le bilan de la situation intérieure et extérieure
de la Colombie, il donne son avis sur l’avenir du pays. Dans le quatrième chapitre, il s’adresse
directement aux élus de l’Assemblée constituante de 1830, théorise un mode de gouvernement
adapté à la Colombie, et se fait donc l’avocat d’une monarchie constitutionnelle. Le projet
institutionnel annoncé par les ministres colombiens aux gouvernements français et anglais le
5 septembre est relativement flou, mais il est indéniable que ces derniers souhaitaient
s’inspirer des écrits de García del Río. Cet ouvrage au sujet duquel Bolívar s’interroge au
cours de l’année 1829842, et le contenu des tractations du gouvernement colombien avec les
Européens, permettent d’étudier la démarche intellectuelle de ces hommes. Ils sont à la
recherche d’un système qui garantit ordre et stabilité sous le régime des lois, critères à leurs
yeux remplis par la monarchie constitutionnelle843. La volonté de ces hommes est en quelque
sorte de « terminer la révolution844 ». García del Río ne se fait pas le défenseur d’un retour à
l’absolutisme le plus pur. Il loue ainsi le gouvernement représentatif, qu’il qualifie de
« délégatif », point d’équilibre entre la tyrannie absolutiste et le désordre démocratique. Selon
lui, les systèmes américains et anglais appartiennent tous les deux à cette forme de
gouvernement845. Cependant, la monarchie anglaise présente l’avantage d’éviter les troubles
liés à l’élection du premier magistrat. Les ministres de Bolivar soulignent plusieurs fois que le
principe électif est source d’immenses désordres846. García del Río propose ainsi un système
très proche de celui qui régit l’Angleterre. En dehors du premier magistrat inviolable, aux
attributions comparables au souverain anglais, il appelle par exemple de ses vœux la
formation de deux chambres : l’une élue, l’autre héréditaire, afin qu’il existe un corps arbitre
régulant l’ordre public. C’est pour cela que García del Río encourage la création d’une
« aristocratie constitutionnelle ». Quant à la question de la liberté, ce dernier affirme : « qu’il

841
Natif de Carthagène (1794), Juan García del Rio a été le grand ami et le collaborateur du général San Martín.
Il fut notamment un actif diplomate durant toute la période de l’Indépendance. Ses fonctions l’ont mené en
Espagne, en Angleterre et aux États-Unis. C’est lui qui en 1818 a fondé et dirigé le journal El Sol de Chile. Par la
suite, Juan García del Río a publié divers écrits politiques, littéraires et philosophiques.
842
Le 19 mai il écrit à José María del Castillo : « Por qué no me escribe Vd sobre el proyecto que trajo García
del Río ? Ansío por ver este proyecto ». Obras de Simon Bolivar, op. cit., t. 5, n° 2012, p. 2143.
843
Dans une lettre à Leandro Palacios, Vergara affirme : « Vous ne devez être nullement étonné qu’on s’occupe
d’établir en Colombie un ordre de choses stables qui, à l’intérieur comme à l’extérieur, puisse inspirer sécurité et
confiance. Dix-neuf années de révolutions et de théories ont dû lasser la patience de chacun et faire naître dans
l’opinion une tendance vers le régime monarchique constitutionnel, le seul propre à offrir dans toute leur étendue
des garanties sociales et qui, ayant un pouvoir supérieur aux visées ambitieuses, maintient l’ordre et la
tranquillité malgré les fluctuations auxquelles toutes les institutions humaines sont sujettes. » Auguste Le
Moyne, Voyages et séjours en Amérique du Sud ou la Nouvelle Grenade, Santiago de Cuba, la Jamaïque et
l’isthme de Panama. Paris, éditions A. Quentin, 1880, t. 2, p. 152 ; Del Río écrit lui : « falta establecer el reinado
del orden y de las leyes », Meditaciones colombianas, Bogotá, Editorial Incunables, 1985, p. 130.
844
Un certain nombre de révolutionnaires français exprimèrent ce souhait après la chute de Robespierre
(27 juillet 1794).
845
Il affirme qu’ils ne se distinguaient que par la permanence héréditaire de la magistrature suprême et par la
composition et le fonctionnement de la Chambre haute. Garcia del Rio, op. cit., p. 136.
846
Dans cette même lettre, Vergara écrit : « Si la période des élections est courte, ces divisions seront plus
fréquentes ; si elle est longue, elles seront plus violentes et plus redoutables, parce qu’alors la soif du pouvoir est
plus grande et que les espérances des prétendants demeurent frustrées plus longtemps. Nous devons donc
renoncer à un système politique qui, chez nous, ne présente aucun avantage et qui est exposé à de si graves
inconvénients. » Ibid.

191
n’y a pas de tyrannie là où chacun jouit individuellement d’une liberté qui peut s’accorder
avec l’ordre général847 ».
C’est une position que n’aurait pas reniée Bolivar. À la lecture du raisonnement de García del
Río, il semble qu’il existe de nombreuses convergences entre la pensée de ce dernier et celle
du Libertador. La monarchie du premier rejoint la présidence à vie du second dans le cadre de
la recherche d’un point fixe. Bolivar anticipe en revanche l’opposition de la population en cas
de retour à l’ordre monarchique. Il reconnaît de manière explicite le nouvel attachement du
peuple au principe républicain de l’égalité848. En ce sens, il rejette aussi la création d’une
aristocratie et dénonce les fastes qui accompagnent la monarchie. Il semble que dans l’esprit
du Libertador, les futures institutions de la Colombie doivent se rapprocher de sa Constitution
bolivienne849. Elle représente pour lui un modèle de gouvernement mixte, qui garantirait la
stabilité en Colombie. Durant l’année 1829, Bolivar espère sans doute pouvoir accorder ses
vues avec ceux de son gouvernement afin de bâtir un solide cadre institutionnel. Finalement,
le caractère monarchique trop affirmé de leur projet et les premières répercussions négatives
obligèrent Bolivar à éconduire ses ministres. Ces derniers voyaient dans le Libertador un
personnage indispensable et étaient d’accord pour qu’il fût président à vie avec le titre de
Libertador. En revanche, ils s’inquiétaient de sa succession. Une élection était pour eux
synonyme d’intenses luttes internes susceptibles de produire une terrible désagrégation
territoriale. La venue d’un prince étranger, puis l’établissement du principe héréditaire comme
mode de succession éviteraient ces funestes événements. Bolivar formerait alors le lien vers la
future monarchie. La plume de García del Río explicite ces théories :
Bolivar est le mortel auquel la Providence donna pareil destin pour un tel ministère en Colombie. Il
rassemble l’opinion nationale à lui seul.[...] Il est donc la pierre angulaire du nouvel édifice qui doit
s’élever en Colombie, à la liberté et à la raison, à la stabilité et à la quiétude ; il est l’élément nécessaire
à notre réorganisation politique : en lui confiant de son vivant l’exercice constitutionnel de la suprême
autorité sous le nom du Président Libérateur [...] nous nous préparerons pour la transition politique au
régime que désire la partie illustre de la nation850.

À travers ce projet il apparaît que Bolivar aurait échoué à ancrer la Colombie au sein
d’institutions républicaines fondées sur la souveraineté populaire et la représentation. Durant
les premières années, la République colombienne s’est en effet épuisée dans la figure de son
Libertador. Comme le souligne Clément Thibaud, le pouvoir constituant, à savoir l’armée
dont Bolivar est le général incontesté, n’a jamais pu s’effacer au profit du pouvoir
constitué851. Entre 1821 et 1826, l’État est en guerre, le congrès fait figure de façade libérale,
tandis que toutes les décisions émanent du janus Santander-Bolivar. La représentation
moderne est muselée, la Constitution a du mal à être appliquée du fait de son caractère récent.
Cette pression continue de l’exécutif, associée au caractère clivé et discontinu des formes
politiques modernes, plonge la société colombienne dans l’incertitude et donc l’instabilité. À
partir de 1825, anciens et nouveaux acteurs réintègrent la scène politique. Confronté à la peur
d’une désintégration de la communauté politique, il y a un certain repli vers la communauté

847
Garcia del Rio, op. cit.., p. 150.
848
Dans sa lettre du 13 septembre à O’Leary, Bolivar affirme : « Je ne conçois pas comme possible l’instauration
d’un royaume dans un pays qui est par essence démocratique, car les classes inférieures et les plus nombreuses
se réclament à juste titre de ces prérogatives, l’égalité légale étant indispensablement là où il y a inégalité
physique, si l’on tient à corriger un temps soit peu l’injustice de la nature. » Dans Bolivar, Les cahiers de
l’Herne, op. cit., p. 456.
849
Lire sa lettre à J.M. del Castillo du 20 juin 1829. Notamment : « Mi opinión sobre el gobierno es que el
ejecutivo y el legislativo de Bolivia sean los modelos de nuestra nueva forma ; no porque sea obra mía sino
porque consilia muchos intereses ». Obras de Simon Bolivar, op. cit., n° 2031, p. 2159.
850
García del Río, op. cit., p. 145-146.
851
Clément Thibaud, « En la búsqueda de un punto fijo para la República. Cesarismo en Venezuela y Colombia,
1810-1830 », loc. cit., p. 490.

192
de base, le pueblo, afin de recomposer une unité première. Les chefs de guerres locaux, que
l’on comme caudillos, s’intègrent eux aussi à cette vie politique locale. Face à l’instabilité de
l’ordre politique moderne, la vieille société réapparaissait852. Devant un tel phénomène,
aggravé par le non respect de la Constitution, Bolivar se considère comme le seul recours
possible. Il est l’homme providentiel. David A. Brading explique que le Libertador
s’imaginait en prophète armé choisi par le destin853. Par ailleurs, Bolivar voit dans le culte que
lui vouent les citoyens un possible plébiscite de chaque jour en faveur de la République. Il
épouse ainsi les contours du Roi Patriote, unificateur par excellence, qu’imaginait
Bolingbroke854. À travers la Constitution bolivienne, Bolivar essaie de constitutionnaliser son
rôle, en mêlant de manière improbable un point fixe non contractuel aux institutions
républicaines. Par la suite, le Libertador s’engage dans la voie du régime d’exception, jugeant
qu’il est impératif de garantir l’ordre afin d’affermir les institutions républicaines. Bolivar se
trouve confronté au cruel dilemme que transmettra Lincoln par le verbe, quelques années plus
tard : « Cette fatidique faiblesse est-elle inhérente à toutes les républiques ? Un gouvernement
est-il nécessairement trop fort pour les libertés ou trop faible pour se maintenir ? ». En toile de
fond figure l’anarchie et la tyrannie, craintes majeures des acteurs politiques de l’époque. Les
mots clés de la pensée bolivarienne étant ordre et stabilité, le Libertador paraît davantage
redouter le chaos que le tyran. Bolivar a néanmoins toujours été préoccupé par l’importance
de la légalité constitutionnelle. Il considérait ainsi comme temporaire les moments où il était
revêtu des pouvoirs absolus. Mais en employant de tels moyens, la République et lui-même,
restent intimement liés à l’armée, structure élémentaire située en dehors du cadre libéral. Par
ailleurs, afin de légitimer sa magistrature, Bolivar doit s’appuyer sur les pueblos, résurgences
de cette société ancienne qu’il combat. En raison du lien direct qui se crée entre les pueblos et
le Libertador, à travers les pronunciamientos en faveur de ce dernier, la représentation
moderne est étouffée. Le général Bolivar s’enferme lui au sein de la bulle du régime
d’exception.
Dans un court essai en forme de réponse aux Meditaciones de García del Río, Vicente Azuero
remet en cause, de façon plus ou moins implicite, la manière dont Bolivar a appréhendé la
construction institutionnelle colombienne855. Certes, celui-ci rejoint le Libertador dans sa
critique contre un système monarchique régi par le principe héréditaire, accompagné de
nombreuses dépenses, et source d’inégalités. Mais en sous-main, Azuero critique le
gouvernement mené par le général Bolivar. Il se prononce effectivement contre toute
omnipotence du pouvoir, et insiste sur le fait que celui-ci doit être temporel. À propos du
modèle anglais, il dénonce la corruption des sujets de cette couronne et les guerres intestines
qui règnent au sein de ce régime. Contrairement à la pensée bolivarienne, Azuero voit dans le
manque de vertu du peuple l’occasion d’instaurer le meilleur des régimes. En cela, il rejoint
Benjamin Constant sur le fait que la dictature est une aberration. Selon lui, exclure les
citoyens de la vie politique est un mauvais calcul. Il affirme : « la force et sécurité permanente

852
Ceci n’est pas propre à la Colombie. Lire par exemple les travaux de Pierre Rosanvallon concernant le cas
français.
853
Brading voit dans le « Delirio en el Chimborazo » un testament qui montre l’image que le Libertador avait de
sa propre statut et de sa mission. « El republicanismo clásico y el patriotismo criollo », op. cit.., p. 105.
854
Henry St John Bolingbroke, Les devoirs d’un roi patriote et portrait des ministres de tous les temps, Paris,
1790.
855
Au cours de l’année 1829, Vicente Azuero, alors en Jamaïque, rédige un court essai où il répond durement
aux Meditacionnes Colombianas de García del Río. En réalité, ce texte ne paraîtra qu’en 1831. Il se montre
fidèle à Bolivar, mais ceci n’était qu’un leurre destiné à permettre la parution de son ouvrage en ces temps de
dictature. Azuero critique durement le projet de monarchie constitutionnelle, et en creux, on peut aussi constater
les nombreuses divergences entre la pensée politique de Bolivar et celle d’Azuero. « Paralelo entre el gobierno
monarquico constitucional y el gobierno republicano puro, con relacion a Colombia (1829) », dans Antología
política. Francisco de Paula Satander y Vicente Azuero, op. cit., p. 289-333.

193
d’un gouvernement est offerte au nombre de citoyens qui sont intéressés à la soutenir856 ». Par
ailleurs, il ne voit dans la théorie du point fixe qu’une illusion. Azuero considère que la
stabilité d’une République ne provient pas des hommes mais de ses institutions.
Les faits semblent lui donner raison puisque depuis 1826, l’autorité de Bolivar s’effrite. Ses
tentatives répétées de doter le pays d’un texte proche de sa Constitution bolivienne
n’aboutissent pas. La dictature ne produit pas les effets escomptés. Pire, après la révélation
des projets monarchiques du gouvernement, l’autorité du Libertador est plus contestée que
jamais. À la fin de sa vie, Bolivar est hanté par l’image qu’il laissera dans l’histoire. Selon
lui, le temps lui fera justice et il affirme « je ne suis pas moins amant de la liberté que
Washington857 ». Le Libertador accuse le peuple hispano américain d’être
« ingouvernable858 ». Une population qui serait en quelque sorte à l’opposée des « saints » de
la République nord-américaine, pour reprendre les paroles qu’il prononçait à Angostura. Cette
ultime posture bolivarienne participe, ces dernières décennies en Colombie, du cliché selon
lequel le peuple colombien serait irrémédiablement dépourvu de toute vertu, anarchique, et
donc violent859. Il convient pourtant de relativiser les propos du héros, affligé et obsédé par
son échec. L’inlassable recherche d’ordre et de stabilité qui marque la conduite politique de
Bolivar après Ayacucho est une nouvelle illustration des difficultés qu’imposent l’édification
d’une souveraineté se substituant à la personnalité royale ; en particulier celle d’appréhender
l’incertitude inhérente aux régimes fondés sur la souveraineté populaire.

856
Ibid., p. 296, ma traduction.
857
« Mi nombre pertenece ya a la historia : ella será la que me hace justicia. [...] No cedo en amor a la gloria de
mi patria a Camilo ; no soy menos amante a la libertad que Washington, y nadie me podría quitar la honra de
haber humillado al León de Castilla desde el Orinoco al Potosí. », Obras de Simon Bolivar, op. cit., t. 5, n° 2061,
p. 2197.
858
« Vd. Sabe que yo he mandado veinte años, y de ellos no he sacado más que pocos resultados ciertos : 1, la
América es ingobernable para nosotros ; 2, el que sirve una revolución ara en el mar ; 3, la única cosa que se
puede hacer en América es emigrar ; 4, este país caerá infaliblemente en manos de la multitud desenfrenada para
después pasar a tiranuelos casi imperceptibles de todos colores y razas ; 5, devorados por todos los crímenes y
extinguidos por la ferocidad, los europeos no se dignarán conquistarnos ; 6, si fuera posible que una parte del
mundo volviera al caos primitivo, éste sería el último período de la América. », A Juan José Flores, le
9 novembre 1830, Ibid, n° 2307, p. 2443.
859
Cette vision du peuple colombien est notamment dénoncée par Eduardo Posada Carbó, Una nación soñada,
Bogotá, Editorial Norma, 2006.

194
Un empire parmi les républiques ? Indépendance et construction d’une légitimité pour
la monarchie constitutionnelle au Brésil (1822-1834)

Andréa Slemian
Universidade de São Paulo-Fapesp

Cet article se propose d’analyser la façon dont se consolide la légitimité de la monarchie


choisie comme alternative politique dans le Brésil d’après l’indépendance. Ce processus se
déroule dans un contexte de profonde instabilité qui marque les dix premières années de cette
monarchie, celle-ci étant confrontée à la mutation révolutionnaire des paradigmes politiques
qui traverse l’ensemble du monde atlantique depuis la fin du XVIIIe siècle. Bien que la
transformation du régime en monarchie constitutionnelle soit l’une des conséquences les plus
manifestes du processus d’indépendance au Brésil – réalisé en septembre 1822 et dirigé par le
prince régent D. Pedro (Pierre Ier du Brésil) à Rio de Janeiro – son avènement résulte d’un
processus conflictuel au cours duquel cette monarchie connaît un moment fondateur qui lui
permet de consolider ses bases. Afin de défendre cette hypothèse, il convient tout d’abord
d’en exposer la problématique générale.
Lorsque les Cortès Générales et Extraordinaires de la Nation Portugaise s’installent à
Lisbonne en janvier 1821, en conséquence du mouvement révolutionnaire qui a eu lieu à
Porto l’année précédente et a provoqué le retour immédiat de D. João VI (Jean VI de
Portugal) en Europe, leur principale fonction en tant que congrès constituant consiste à définir
de nouveaux liens politiques, de nature constitutionnelle, qui soient à même de régénérer
l’unité portugaise860. Avec l’arrivée progressive des députés d’Amérique, le climat de tension
résultant de la confrontation des différents projets politiques conçus dans les deux
hémisphères va mettre fin à la possibilité de maintenir l’Empire dans sa totalité, même s’il
était loin d’exister une quelconque cohésion entre les groupes politiques des provinces du
Brésil861. Ainsi, dès lors que la séparation politique avec le Portugal apparaît comme une
option possible – qui ne se réalisera qu’au cours de l’année 1822 et plus particulièrement à
Rio de Janeiro – elle commence à être vue d’un œil favorable par les autres cités portugaises
du Nouveau Monde. En effet, le Régent a déjà fait allusion à l’instauration d’une assemblée
qui serait érigée au nom des intérêts américains sous le nom de « Cortès du Brésil », dont il
assumerait le rôle de légitime défenseur, tant comme Empereur constitutionnel que comme
héritier de la dynastie des Bragance862. De la sorte, lorsque s’ouvre en mai 1823 l’Assemblée
Législative et Constituante de l’Empire du Brésil qui prétend rassembler toutes les provinces
anciennement portugaises sous l’égide d’un nouveau pacte politique, le régime monarchique
se présente d’abord comme le résultat d’un consensus863.

860
Zília Osório de Castro, Constitucionalismo vintista: antecedentes e pressupostos, Lisbonne, Université Nova
de Lisboa, 1986 ; Valentim Alexandre, Os sentidos do império. Questão nacional e questão colonial na crise do
antigo regime português, Porto, Afrontamento, 1993 ; Miriam Halpern Pereira (e.a.), O liberalismo na península
ibérica na primeira metade do sécul XIX, Lisbonne, Sá da Costa, 1982, 2 vols.
861
Márcia Berbel, A nação como artefato. Deputados do Brasil nas Cortes portuguesas, 1821-1822, São Paulo,
Hucitec/Fapesp, 1999.
862
Roderick J. Barman, Brazil : the Forging of a Nation (1798-1852), Stanford, Stanford Univ.Press, 1988 ;
Miriam Dolhnikoff, Construindo o Brasil: unidade nacional e pacto federativo nos projetos das elites (1820-
1842), São Paulo, FFLCH - USP, thèse de Doctorat, 2000.
863
Quand l’Assemblée Constituante s’est tenue pour la première fois, elle comptait un peu plus de la moitié du
nombre de députés attendus, à cause de la guerre qui avait lieu dans certaines localités. Beaucoup de
représentants allaient arriver au cours des mois suivants, alors que d’autres n’ont même pas eu le temps d’y
prendre part à cause de sa fermeture par l’Empereur, en novembre 1823.

195
Une fois les représentants au travail, une grande divergence de points de vue apparaît
cependant quant aux fondements du nouveau. L’une des plus évidentes se lit dans la
proposition d’un député de Bahia, le médecin Antônio Ferreira França, à l’apogée des
tensions qui marquent le climat de la Chambre. Ferreria Franca exige que soit stipulé, dans le
paragraphe du projet de la Constitution traitant du territoire impérial, qu’il s’agira d’une union
« confédérale des provinces864 ». Cette requête provoque la réaction immédiate de certains de
ses collègues affirmant l’existence d’une totale incompatibilité entre la monarchie et tout type
de « fédération » au Brésil, comme le déclare Manuel José de Sousa França, député de la
province de Rio de Janeiro :
Ce qu’il nous incombe de vérifier, c’est si, rebus sic stantibus, nous pouvons admettre cette fédération
dans la Constitution de l’Empire. Bien sûr que non, car quand le peuple du Brésil s’est donné la main et
qu’il a proclamé son indépendance, ce fut en déclarant un gouvernement monarchique qui s’étendrait à
l’ensemble de l’Empire, et on ne s’est pas contenté d’établir des Constitutions partielles et internes à
chaque province865.

En ce sens, « fédération » et « confédération » seraient synonymes d’un système qui


privilégierait l’autonomie des régions, contrairement à la monarchie vue comme « un tout
composé de toutes les parties ayant pour seule fin la prospérité générale », décrétée « par la
voix unanime de la nation866 ». La proposition de Ferreira França est donc rejetée comme un
facteur conduisant à la désunion interne. Pour ceux qui les défendent, au contraire,
« fédération » et « confédération » ne sont pas vues comme incompatibles, mais presque
comme un mode de progression naturel vers un Brésil grand et diversifié. C’est en ce sens que
s’exprime Joaquim Manuel Carneiro da Cunha, député de la province de Paraíba, dans un
discours qui suscite de nombreux remous, le représentant étant « rappelé à l’ordre » :
Si cette fédération ne s’oppose pas à la monarchie constitutionnelle, comme il en existe tant d’exemples
dans l’histoire ancienne comme dans la moderne, et même en Europe, pourquoi ne l’admettons-nous
pas avec les limites autorisées par notre forme de gouvernement ? Cela permettrait qu’il y ait dans
chaque province une première assemblée provinciale, qu’elle soit à l’initiative des lois réglementaires,
et qu’en informant, en meilleure connaissance de cause, l’Assemblée des représentants de la nation de
tout ce qui doit être réalisé afin d’en promouvoir la prospérité, on atteigne ainsi le bien que nous
désirons tous867.

Bien que d’autres députés aient argumenté dans le même sens, la « confédération » est
vaincue sans grandes difficultés. Avec la clôture de l’Assemblée constituante entérinée par un
décret de D. Pedro la même année (1823), aucun des points relatifs à celle-ci ne sera inclus
dans la Charte constitutionnelle que l’Empereur va instituer l’année suivante.
Toutefois, près de dix ans après, la discussion est relancée avec beaucoup plus de véhémence
tant à l’assemblée que dans la presse – qui prend de plus en plus d’importance comme lieu de
discussion politique depuis le mouvement libéral portugais868 – à l’occasion de l’abdication de
l’Empereur en 1831 et de la profonde instabilité régnant au sein de l’Empire. Le contexte

864
Diário da Assembléia Geral, Constituinte e Legislativa do Império do Brasil- 1823 [DAG] (édition fac-
similé), Brasília, Sénat Fédéral, 1973, v. 3, 17/septembre, p. 34. L’article en question était le deuxième, où l’on
affirmait que les provinces suivantes faisaient partie de l’Empire : « Pará, Rio Negro, Maranhão, Piauí, Ceará,
Rio Grande do Norte, Paraíba, Pernambuco, Alagoas, Sergipe d’El-Rei, Bahia, Espírito Santo, Rio de Janeiro,
São Paulo, Santa Catarina, Rio Grande do Sul, Minas Gerais, Goiás, Mato Grosso, les Iles Fernando de Noronha
et Trindade, et les îles voisines ; et [que] l’État Cisplatin [correspondant au territoire de l’Uruguay actuel] était
fédéré ».
865
DAG, v.3, 17/septembre, p. 35.
866
Ibid, p. 36, discours de Luís José de Carvalho e Melo, député de la Bahia.
867
Ibid.
868
Marco Morel, As transformações dos espaços públicos. Imprensa, atores políticos e sociabilidades na Cidade
Imperial (1820-1840), São Paulo, Hucitec, 2005.

196
politique est tout autre, mais le défi des premiers législateurs, révélé dans la discussion sur la
confédération, est toujours présent : il s’agit de construire une nouvelle unité politique qui non
seulement regrouperait les institutions communes mais instaurerait un lien d’appartenance
entre ses parties et ses membres en niant le passé portugais, ou pour le dire autrement, de
créer conjointement un État et une nation869.
Le même défi a été formulé dans bien des régions du monde occidental depuis la fin du
XVIIIe siècle, lorsque la première vague révolutionnaire a profondément ébranlé les
fondements politiques et idéologiques des anciennes monarchies, d’une manière aussi
douloureuse que féconde870. L’émergence d’un espace public critique871 et de pratiques
révolutionnaires inédites, encouragées dans les endroits les plus divers de cet espace, va
mettre à l’ordre du jour l’espoir d’un changement des formes politiques, porté par la sensation
de vivre des temps nouveaux872. Correspondant à l’une des dimensions de la grande crise que
l’on a coutume d’appeler « d’Ancien Régime », un tel processus exige la création de régimes
qui, légitimés par une Constitution, garantissent les droits des citoyens, répondent à la
rationalisation administrative et au besoin de séparation et de contrôle des pouvoirs, face à la
profonde transformation des liens civiques qui doivent unir les individus entre eux873. Malgré
le reflux du mouvement révolutionnaire en Europe, surtout à partir des années 1814-1815, et
le durcissement des mesures prises par les monarchies restaurées, l’effervescence encore
récente des principes constitutionnels continue à renforcer le clivage entre des perspectives
plus ou moins radicales de changement politique. Si cela constitue un problème pour
l’émergence des États nationaux européens, que dire de l’Amérique, où la rupture provoquée
par les indépendances impose la formation de nouvelles unités politiques face à une diversité
particulièrement grande de régions, d’identités et d’intérêts, héritée de la colonisation.
Dans ce contexte, l’indépendance du Brésil constitue une solution immédiate aux tensions
nées au sein des Cortès de Lisbonne, face à l’échec du maintien de l’unité politique dans
l’Empire portugais. Mais ce faisant, elle pose subitement le problème de la construction d’un
nouveau régime dans un contexte révolutionnaire marqué par des conflits de natures diverses.
Le même processus, vécu par l’Amérique anglo-saxonne quelques années plus tôt, s’est
largement étendu à tout le monde hispano-américain depuis 1810, moment où les nouvelles
opportunités politiques se sont multipliées en raison de la vacance du trône espagnol, dû aux

869
István Jancsó et João Paulo Pimenta, « Peças de um mosaico (apontamentos para o estudo da emergência da
identidade nacional brasileira) », in Carlos Guilherme Mota (org.), Viagem incompleta. A experiência brasileira
1500-2000, São Paulo, SENAC, 2000, p. 127-175.
870
Reinhart Koselleck, Crítica e crise. Uma contribuição à patogênese do mundo burguês, Rio de Janeiro, Ed.
Uerj/Contraponto, 1999.
871
Jürgen Habermas, Mudança estrutural da esfera pública, Rio de Janeiro, Tempo Brasileiro, 1984.
872
Selon Reinhart Koselleck (Futuro Pasado. Para uma semántica de los tiempos históricos, Barcelone, Paidós,
1999, chap. 13), la recherche de solutions pour construire un nouvel ordre politique libéral dans le contexte de la
critique de l’absolutisme a exigé un effort inédit, et a été intrinsèquement liée à une profonde transformation de
la perception de l’avenir, processus caractérisé comme « accélération du temps historique ». Cela signifie que les
événements révolutionnaires ont définitivement rompu avec l’idée prédominante d’un temps cyclique et ont
inauguré une notion de progrès dans laquelle l’avenir était de moins en moins doté de prévisibilité. La
conséquence de ce processus, que l’auteur définit comme « modernité », a été la sensation des acteurs d’entrer
dans des « temps nouveaux », dont la nouveauté résidait non seulement dans l’émergence de valeurs
constitutionnelles libérales, mais surtout dans la perception du caractère transitoire et provisoire des formes
politiques qui, conjuguées à la rapidité de gestation d’alternatives, créaient alors un large espace de possibilités
et d’attentes. Voir également comment Hannah Arendt explique le surgissement du concept moderne de
révolution à partir de la conception de la rupture avec le passé et de l’idée d’une « nouvelle orientation » de
l’histoire (Da Revolução, São Paulo/Brasília, Ática/UnB, 1990).
873
Maurizio Fioravanti, Constitución: de la antigüedad a nuestros días. Madrid, Trotta, 2001. Pierre
Rosanvallon (L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 1992) propose d’utiles formes de
compréhension des impasses existant dans la construction des États libéraux au-delà du cas français qu’il
analyse.

197
guerres dans la péninsule874. On peut y observer une profonde transformation du vocabulaire
politique déjà en cours dans le monde atlantique depuis le XVIIIe siècle, qui exprime la
rapidité avec laquelle des projets concurrents ont commencé à surgir. Des termes comme
« nation », « république », « fédération », « citoyenneté », parmi beaucoup d’autres,
deviennent de plus en plus polysémiques et indispensables au débat public. Dans la partie
portugaise de l’Amérique, l’installation de la Cour à Rio de Janeiro en 1808 et les
conséquences qui en découlent impriment des spécificités à la diffusion de la révolution sur
son territoire875, mais on ne peut nier qu’elle se retrouve plongée dans le même univers de
problèmes que celui qui affecte l’ensemble du monde ibéro-américain (les métropoles comme
les colonies), même si les solutions adoptées et la chronologie de leur déroulement diffèrent
dans chacune des régions876.
Ainsi, ne serait-il pas pertinent de parler d’un « empire parmi les républiques » afin de
caractériser le processus de construction d’une monarchie constitutionnelle au Brésil ? Notre
réponse est double : non, si l’expression désigne la singularité du processus brésilien en le
considérant comme un cas dissident et anormal par rapport aux autres projets d’États-nations
américains, cas dans lequel la continuité l’emporterait sur la rupture ; oui, si l’on comprend
cette singularité comme un chemin parcouru face à l’écroulement des empires ibériques qui,
dans un contexte marqué par les conflits et les incertitudes sur l’avenir et confronté à
l’impérieuse tâche de créer un régime politique dans une Amérique qui n’est plus portugaise,
s’est fondé sur des valeurs politiques libérales. Il s’agit ici d’analyser cette seconde singularité
qui, dans le monde luso-brésilien, a dû inévitablement composer avec l’héritage de la
monarchie, au cours de laquelle s’est constitué un premier projet d’indépendance pour le
Brésil, fondé sur la promesse d’un nouvel ordre juridique plus efficace.
L’hypothèse que nous soutenons ici est que le Premier Règne (1822-1831) et la réforme de la
Constitution (1834) constituent des moments décisifs pour le maintien, tout au long du
XIXe siècle, d’un régime monarchique au Brésil, en dépit des dissidences, des tensions et des
conflits. C’est justement en raison de l’instabilité de ces premières années et de l’obstination
des législateurs à privilégier la construction d’un appareil institutionnel destiné au nouvel État
en gestation qu’un puissant discours fondé sur la Constitution et la Loi a pu se révéler
hégémonique en tant que pratique sociale. Ainsi, après l’abdication de D. Pedro, la monarchie
a pu continuer à exister en étant associée à l’espoir que des réformes seraient implantées par
la voie légale. Notre principal terrain d’analyse sera la Chambre des députés, qui, en tant que
lieu d’action politique aspirant à une nouvelle légitimité constitutionnelle, a joué dans cette
histoire un rôle fondamental, non seulement en tant qu’espace d’affrontement entre les
groupes politiques mais aussi comme l’endroit où des consensus ont pu être trouvés.

L’Assemblée Constituante de 1823 et la tentative de construction d’un pacte


constitutionnel

Lors d’une allocution à l’Assemblée générale, constituante et législative de l’Empire du


Brésil, réunie en mai 1823, le député de la province de Paraíba Joaquim Manoel Carneiro da
Cunha affirme, à propos du « pacte constitutionnel » en cours d’élaboration :

874
Une large bibliographie traite de cette question ; nous citerons ici François-Xavier Guerra, Modernidad e
independencias. Ensayos sobre las revoluciones hispánicas, 2e éd. México, FCE, 1993.
875
Andréa Slemian, « Um pacto constitucional para um novo Império : Brasil, 1822-1824 », in Izaskun Alvarez
Quartero et Julio Sánchez Gómez (org.), Visiones y revisiones de la independencia americana, Salamanque, Ed.
Université de Salamanque, 2007, p. 171-194.
876
Pour une approche récente des processus alors en cours dans les Amériques espagnole et portugaise, voir João
Paulo Pimenta, Brasil y las Independencias de Hispanoamérica, Castelló de la Plana, Publicaciones de la
Universitat Jaume I, 2007.

198
Ce que j’ai à dire, en parlant avec la franchise qui me caractérise, c’est que dans les provinces on craint
que Rio de Janeiro ne suive pas le véritable système constitutionnel ; on redoute que la Constitution ne
soit pas établie selon les principes qui prévalent là-bas, et que l’on veuille par conséquent leur donner ce
qu’elles n’ont pas demandé, mais on ne trouvera en aucune d’elles la moindre volonté d’union avec le
Portugal. De plus, le Peuple attend de cette Assemblée des lois pacifiques et sages877.

Outre son intention d’influencer ses collègues afin qu’ils accèdent à la demande faite par
quelques provinces de se voir conférer davantage d’autonomie, le représentant laisse entrevoir
ici que la Constitution est une nécessité. Ce faisant, il utilise le terme dans le sens que celui-ci
est en train d’acquérir depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle, cessant peu à peu d’avoir
une valeur descriptive – celle des normes qui réglementent « l’exercice de l’autorité » – pour
devenir un « concept-objectif » de nature prescriptive, qui commence à véhiculer des idées
relatives à la construction d’un nouvel ordre politique878. Inscrit dans un contexte de
transformation du droit qui, de « champ » doctrinaire lié à l’enseignement et à la
dogmatique879, en vient à désigner la législation positive et la codification880, le terme de
« Constitution » acquiert par là-même un substrat juridique de plus en plus lié à la formation
d’un gouvernement et d’un État.
Partant de ce mouvement général de transformation du concept, les usages du terme
« Constitution » ont été différents dans chaque contexte du monde atlantique881. Cependant, la
première vague révolutionnaire surgie à la fin du XVIIIe siècle avec l’expérience des Treize
colonies d’Amérique882 a incontestablement orienté le terme vers l’avenir, vers la réalisation
d’un ordre juridique à même d’apporter la stabilité aux État nationaux récemment constitués.
De son côté, la loi ordinaire ou positive, formée à partir des principes généraux
constitutionnels, allait être comprise, notamment à partir de l’expérience française de
codification883, comme un puissant instrument de légitimation des « droits » à partir de la
systématisation opérée par les nouvelles institutions publiques, en particulier les parlements.
Un rôle central reviendrait aux nouveaux législateurs pour définir, même symboliquement, les
nouvelles règles qui devraient régir les régimes et garantir à la société la représentation
politique de ses citoyens884. Tout ceci est lié à une conviction libérale très répandue à
l’époque, selon laquelle la rationalisation des modes de fonctionnement des gouvernements
servirait les intérêts des individus, dans l’organisation d’une société où tous les hommes

877
DAG, vol. 1, séance du 10 juillet 1823, p. 387.
878
Dieter Grimm, entrée « Verfassung (II) », in Otto Brunner (e.a.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches
Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, Stuttgart, Klett-Cotta, 1984, vol. 6, p. 863 ; Dieter
Grimm et Heinz Mohnhaupt, Verfassung. Zur Geschichte des Begriffs von der Antike bis zur Gegenwart, Berlin,
Duncker & Humblot, 1995, p. 100 et suivantes.
879
Ici comprise comme une partie de la science juridique qui critique et classifie les principes qui ont constitué la
source du droit positif.
880
José Reinaldo de Lima Lopes, As palavras e a lei. Direito, ordem e justiça na história do pensamento jurídico
moderno, São Paulo, Edusp/Editora 34, 2004, p. 22.
881
Dieter Grimm, op. cit.
882
Jacques Godechot, Les révolutions, 1770-1799, 4e éd., Paris, PUF, 1986.
883
Les codes représentent la synthèse la plus complète des principes constitutionnels : si dans un premier temps,
au XVIIIe siècle, ils ont été pensés comme une forme d’organisation de la législation sous une certaine
thématique, au XIXe siècle ils assument définitivement leur rôle en tant que source de droit. António Manuel
Hespanha, Panorama histórico da cultura jurídica européia, Mem Martins, Publicações Europa-América, 1998 ;
Bartolomé Clavero, « Código como fuente de Derecho y desagüe de Constitución en Europa », Revista Española
de Derecho Constitucional, Madrid, n° 60, 2000, p. 11-43.
884
Il convient de noter que ceci rompait autant avec la position centrale du monarque dans la production des lois,
recherchée par les réformes éclairées du XVIIIe siècle, qu’avec la tradition anglo-saxonne des droits considérés
comme préexistants à tout ordre politique institué (bien que dans ces derniers sa formation ait ses spécificités).
Maurizio Fioravanti, Los derechos fundamentales. Apuntes de Historia de las constituciones, Madrid, Trotta,
1998.

199
seraient égaux devant la loi885. Il est fondamental de rappeler cette dimension utopique du
libéralisme pour comprendre la force du discours de la légalité dans les tentatives de
construction d’unités politiques stables886.
Posée en ces termes, la construction législative possède également une dimension
pragmatique : il s’agit de projeter une réalité qui doit se réaliser rapidement afin de légitimer
les nouveaux régimes. Ceci était particulièrement vrai chez les Américains, où le travail de
négation du passé colonial est aussi urgent à mener que la valorisation des liens qui, au nom
de la tradition et de « l’esprit commun », vont consolider les nouveaux projets de
gouvernement. Cette urgence apparaît clairement dans le discours constituant brésilien de
1823, comme le montrent les propos du député Manuel José de Sousa França :

La Constitution n’est rien d’autre qu’un système de principes généraux de droit conventionnel, lesquels
ne peuvent être respectés qu’au moyen des lois réglementaires qui sont la norme à appliquer aux cas
pratiques, et nous ne saurions être chargés de faire une Constitution tout en étant par ailleurs empêchés
de faire les lois dont dépend sa mise en œuvre887.

L’idée exprimée ici est que l’Empire doit, le plus rapidement possible, fonctionner d’une
façon reconnue par tous comme légitime.
Cette légitimité n’a pas fait défaut au prince régent D. Pedro lorsqu’il est devenu empereur en
1822, en raison de l’espoir que suscitait, dans son entourage, la conclusion d’un nouveau
pacte politique pour les « Brésiliens ». À ce moment-là, des personnages de la trempe du
bahianais Cipriano Barata – connu pour ses prises de position radicales comme député aux
Cortès de Lisbonne avant de fonder l’un des journaux les plus critiques envers le
gouvernement du Premier Règne – se montrent favorables au projet d’indépendance lancé par
des groupes politiques organisés dans les provinces autour de la Cour (Rio de Janeiro, São
Paulo et le Minas Gerais, région génériquement appelée le Centre-Sud)888. Mais, bien que
Barata parle tout le temps de « la sainteté de notre Auguste Assemblée », et du « divin
Système Constitutionnel », il prévient que « le peuple du Brésil » n’a rejeté « l’union avec le
Portugal » et accepté de « s’unir à Rio de Janeiro » que parce qu’il « espère avoir une
Constitution libre, qui lui convienne889 ».
C’est ainsi que depuis le début des travaux de la Chambre législative, plusieurs sens sont
donnés au « nouveau pacte » que l’on prétend concevoir. L’un des orateurs les plus éloquents
de l’assemblée, Antônio Carlos de Andrada Machado, élu député par São Paulo, défend une
position qui prédomine dans un premier temps, selon laquelle le pacte en question est déjà
formé, du fait que D. Pedro a été « reconnu Empereur par la même nation qui nous a faits
députés ; et [parce qu’]avant que nous soyons députés, l’Empereur était déjà acclamé par cette
même nation890 ». Placer l’Empereur au même niveau que les représentants serait selon lui
synonyme d’« anarchie », puisqu’il est le « chef de la nation », indépendamment de la
Constitution en cours d’élaboration.

885
Pierre Rosanvallon (Le Capitalisme utopique. Histoire de l'idée de marché, Paris, Le Seuil, 1979) montre
comment le libéralisme est né sans qu’il y ait de dissociation entre l’économie et la politique, avec comme
substrat philosophique (dans le cas d’Adam Smith) une utopie selon laquelle tous les hommes pourraient avoir
les mêmes chances dans la sphère du « marché ».
886
À propos du Brésil, voir Andréa Slemian, Sob o império das leis: Constituição e unidade nacional na
formação do Brasil (1822-1834), São Paulo, FFLCH-Université de São Paulo, thèse de doctorat, 2006.
887
DAG, session du 29 juillet 1823, p. 477.
888
Andréa Slemian et João Paulo Pimenta, O “nascimento político” do Brasil: origens do Estado e da nação
(1808-1825), Rio de Janeiro, DP&A Editora, 2003.
889
Análise do Decreto de 1º. de dezembro de 1822, in Marco Morel, Cipriano Barata na Sentinela da Liberdade,
Salvador, Académie des Lettres de la Bahia/ Assemblée Législative de l’État de la Bahia, 2001, p. 104.
890
DAG, vol. 1, 11 juin 1823, n° 24, p. 202.

200
Nombreux sont toutefois ceux qui refusent l’idée d’un monarque et d’une unité préexistants.
José Antônio da Silva Maia, représentant du Minas Gerais, déclare que ce ne serait qu’« une
fois que l’Empereur aura[it] accepté la Constitution » qu’on devrait « le traiter comme celui
qui gouverne et comme le chef reconnu de la nation891 ». D’autres, comme Francisco Gê
Acaiaba Montezuma, vont plus loin en défendant le caractère non obligatoire de l’acceptation
du pacte par les citoyens, voire par les provinces. Selon Montezuma, si un individu avait le
« droit de se dénaturaliser, si la Constitution de l’Empire se révélait telle qu’elle ne lui plaise
pas, comment nier [ce droit] à une province ou à plusieurs d’entre elles ? Comment pourrais-
je refuser à un peuple la faculté de chercher le moyen d’être heureux s’il s’agit de son devoir
le plus sacré ?892 » En ce sens, le pacte pourrait ne pas être conclu, et quand bien même il le
serait, les provinces ne seraient pas pour autant obligées de l’accepter.
Deux positions distinctes sont donc perceptibles autour de cette question : l’une met l’accent
sur le rôle des représentants et de l’Assemblée dans l’élaboration des bases du système
politique ; l’autre reconnaît d’emblée l’autorité de l’Empereur au motif que la « nation » en a
déjà fait autant, préservant ainsi le primat de la monarchie sur la Chambre. Il ne fait aucun
doute que cette dernière position coïncide avec les intérêts de ceux qui défendent l’union des
provinces, et la centralité de la cour de Rio de Janeiro dans l’organisation politique du nouvel
Empire893. Les deux lectures emploient le terme « Constitution » de manière différente : pour
la première, il est associé à la perspective du contrat, laissant aux individus le pouvoir de
décision quant à sa réalisation (il s’agit d’une Constitution « pactée ») et permettant des prises
de position critiques vis à-vis de l’acceptation en bloc des lois. Pour l’autre, il est lié à la
nécessaire subordination des individus à un ordre établi894 ; acception qui va connaître une
légitimité croissante dans le monde post-révolutionnaire, notamment à partir de 1815.
Les tensions au sein de la Chambre concernent également des polémiques autour de la
définition de la souveraineté et de la nation, deux concepts-clés dans tout le monde occidental
quant à l’élaboration des nouveaux États. Au-delà d’un apparent consensus entre les députés
sur le fait que la souveraineté résiderait dans la « nation toute entière », il existe entre eux des
différences de conceptions et de projets. Une fois encore, c’est la présence du monarque qui
crée les principaux clivages dans l’utilisation des termes. Ainsi, ceux qui défendent la
« prééminence essentielle et inaliénable de la Suprême Dignité du Chef de la nation » dans la
définition de la souveraineté attaquent généralement la « mauvaise intelligence » de « l’idée
de souveraineté du peuple », qui ne pourrait être admise que si l’on considérait « le peuple
comme la nation » en y incluant le monarque895, conformément aux thèses modérées de
Benjamin Constant896. Des lectures opposées mettent en cause l’attribution de la souveraineté
à l’Empereur au nom du droit de la « nation » à choisir une autre « dignité éminente » qui
puisse l’exercer. Certains, comme le prêtre José Custódio Dias, député du Minas Gerais, vont
jusqu’à défendre l’idée que l’Empereur se trouve dans une position subordonnée par rapport à
l’Assemblée :
891
Ibid., p. 201.
892
DAG, vol. 3, 18 septembre 1823, p. 55.
893
Les provinces de Pará, de Maranhão, de Bahia et de Cisplatine (qui fait partie de l’Empire portugais depuis
1821) n’ont pas adhéré au projet d’Indépendance en 1822 et ne le feront qu’en 1823 (1824 pour la Cisplatine)
malgré les conflits internes existant encore dans certaines d’entre elles.
894
Cette question remonte à toute la tradition jusnaturaliste moderne depuis, au moins, Thomas Hobbes, qui a été
le premier à établir la non existence de la societas avant la soumission décisive de tous à la force impérative et
autoritaire de l’État, comme résultat de « l’acte de subordination » des individus à cette autorité. Il s’agit d’un
pactum subiectionis qui, à la différence d’une idée de contrat de garantie entre les parties, ne partage pas la
conception d’une préexistence des biens et des droits avant la formation de l’État. Voir Maurizio Fioravanti,
Constitución…, op. cit.
895
DAG, vol. 3, 20 septembre 1823, p. 63, discours du député José Joaquim Carneiro de Campos.
896
Principes de Politique applicables à tous les gouvernements représentatifs (1815), Genève, Éditions Droz,
1980, 2 vol.

201
Représentants que nous sommes d’une Nation libre, en train de se constituer, nous ne pouvons, alors
que nous nous constituons, traiter l’Empereur comme quelqu’un de supérieur à la Nation elle-même,
mais plutôt comme [quelqu’un] de subordonné à sa Souveraineté. Ne le rendons pas si métaphysique, au
point de ne pas le voir comme le délégué de celle-ci dans l’exercice du pouvoir exécutif, dont nous
n’avons pas encore défini les objectifs897.

Comme nous le voyons, la discussion, à l’époque, est intrinsèquement liée à la nation, plus
précisément avec deux des sens du terme qui ne s’excluent pas forcément et constituent une
partie de sa signification politique898. Héritée de la période moderne, son utilisation est
fréquente pour désigner une forme d’association ou de « gouvernement » organisé selon
certaines lois ou coutumes. Exprimant le fruit d’un contrat politique respectant les termes du
substrat jusnaturaliste, ce sens est déjà présent dans la tradition modérée des Lumières
portugaises. Dans le même temps commence à s’imposer la conception individualiste de la
nation, qualifiée par François-Xavier Guerra de « moderne » et de « révolutionnaire », « une
et indivisible », dont la représentation se concentre principalement dans les nouveaux espaces
législatifs, en construction dans tout le monde occidental899. Bien que la coexistence de ces
deux sens soit fréquente dans les propos des députés de 1823, la « nation » étant toujours un
pacte concernant la souveraineté, l’appropriation de l’un ou de l’autre varie selon la lecture
qu’on fait de son principe actif ou du détenteur de l’autorité souveraine.
En ce sens, les défenseurs du caractère central de la monarchie dans la conclusion du nouveau
pacte n’ont aucun problème à s’adapter au sens le plus moderne du mot « nation », à travers le
maintien de la légitimité de l’Empereur. Ceci parce qu’à la différence de ses voisins espagnols
qui ont vécu une « acéphalie » du pouvoir à partir de 1808, non seulement la monarchie
portugaise a trouvé refuge en Amérique, mais c’est l’héritier des Bragance en personne qui se
trouve à la tête du projet d’indépendance. De ce fait, si les « droits des peuples » issus de la
tradition du droit naturel du XVIIe siècle ont joué un rôle fondamental dans la revendication
de souveraineté des régions hispano-américaines face à l’absence du monarque900, ils sont
moins invoqués par les représentants du Brésil. Parmi eux, même si les opposants au projet
impérial évoquent les « droits » traditionnels comme une forme de critique envers le
monarque et la centralisation, il est beaucoup plus courant qu’ils mettent l’accent sur leur rôle
actif dans la nation « abstraite et indivisible » dont ils sont les représentants légitimes. Ils
alimentent ainsi une opposition entre les pouvoirs législatif et exécutif en formation, ce
dernier comprenant le monarque.
Le problème de la nation réside également dans la définition des nouveaux canaux de
représentation politique qui doivent, de manière urgente, être créés par l’Empire : d’une part,
l’établissement des institutions qui vont réguler les relations entre les provinces et la Cour,
ainsi que la manière de traiter leurs demandes ; de l’autre, celui des droits des citoyens et de la
façon dont ils vont être définis dans un contexte esclavagiste marqué la négation de l’héritage

897
DAG, vol. 1, 11 juin 1823, n° 24, p. 202.
898
Malgré la polysémie du terme, on doit éviter l’anachronisme consistant à penser, pour cette époque, au sens
politique que « nation » a acquis à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, comme produit des liens culturels
communs (langue, coutumes, religion, etc.) tel que les représentants du romantisme l’ont construit et,
ultérieurement, selon l’idéal du « principe de nationalité » au XXe siècle. Sans cette observation, l’interprétation
peut mener à de graves erreurs, comme celle d’attribuer à cette époque une lutte « nationaliste » dans la
construction de nouvelles unités culturelles homogènes. Cette question est soigneusement discutée par José
Carlos Chiaramonte, « Metamorfoses do conceito de nação durante os séculos XVII e XVIII », in István Jancsó
(org.), Brasil: Formação do Estado e da nação, São Paulo/Ijuí, Fapesp/Hucitec/Unijuí, 2003.
899
« A nação moderna: nova legitimidade e velhas identidades », in István Jancsó (org.), ibid.
900
Parmi l’importante bibliographie qui concerne ce thème, signalons José Carlos Chiaramonte, « Fundamentos
iusnaturalistas de los movimientos de independencia », Boletín del Instituto de Historia Argentina y Americana
“Dr. E. Ravignani”, 3e série, nº 22, 2e sem. 2000, p. 33-71.

202
portugais. Concernant le premier point, ce n’est pas par hasard que des propositions touchant
au gouvernement des provinces aient figuré parmi les premiers projets de loi discutés à la
Chambre901. Bien que ce soit sous une forme provisoire (car c’est la Constitution, pas encore
adoptée, qui doit définir ses principes), le sujet est privilégié et discuté pendant plusieurs
mois, jusqu’à faire l’objet de l’une des quelques lois adoptées par l’Assemblée902. Même dans
ce contexte, le débat échauffe les esprits, car ce qui est en jeu est le degré d’ingérence de la
Cour dans les provinces, ainsi que la création de postes de présidents pour les gouverner,
lesquels, choisis par l’Empereur, auraient un rôle fondamental dans la politique locale.
Prévoyant une disposition qui garantit un certain pouvoir à l’exécutif central dans les affaires
provinciales, cette loi ne sera adoptée que grâce à certains accords conclus avant que la
tension ne monte vraiment, au cours du second semestre 1823.
Lorsque le problème de la relation entre le tout et les parties de l’Empire est à nouveau abordé
à l’Assemblée, en septembre, lors de la discussion sur le projet de Constitution et le projet de
confédération du bahianais Antônio Ferreira França, les différentes prises de position sont
beaucoup plus marquées. C’est d’ailleurs à ce moment-là que Francisco Gê Acaiaba
Montezuma, conservant ses vues critiques envers le projet impérial centralisateur (sur lequel il
s’alignera par la suite), ose rapprocher les monarchies des républiques quant à la possibilité de
créer un système confédéral, défendant celui-ci comme un attribut non exclusif de ces
dernières. Il fait valoir qu’au cours de « l’histoire de tous les temps », « un nombre infini de
fois des petits royaumes se sont confédérés, en maintenant toutefois les formalités et les
institutions monarchiques903 ». Ces propos suscitent l’embarras général au sein de
l’Assemblée.
Depuis le début des travaux, ce qui prévaut à l’Assemblée est la conception opposée, selon
laquelle la monarchie est très différente des régimes républicains. Quelques mois auparavant,
le député José Joaquim Carneiro de Campos, au cours d’un long discours favorable à ce que
l’Empereur puisse sanctionner les lois faites par l’Assemblée, avait défini ce qu’il considérait
être le « système républicain », dans le seul but d’affirmer la spécificité du régime brésilien.
Selon lui, la « qualité caractéristique des républiques représentatives » était la
« prépondérance du pouvoir législatif » qui convertissait le « chef de la nation » en « simple
exécuteur des lois ». Au contraire, dans les monarchies constitutionnelles, le souverain avait
de l’influence sur la production législative « de par son caractère auguste de Défenseur de la
Nation », et de « première autorité vigilante, gardien de nos droits et de la Constitution904 ».
Par la suite, le député, proche de D. Pedro, défendait ce que « certains appellent le Pouvoir
Neutre, ou modérateur », bien avant que celui-ci ne soit adopté dans la Charte
constitutionnelle instituée l’année suivante. Il n’était pas rare de faire une assimilation
négative entre la fédération, vue comme un « gouvernement monstrueux », et un système où
« chaque province [serait] une petite république905 ». Cela ne faisait que renforcer le clivage
entre des positions très différenciées au moment où la confédération est proposée. À ce
moment-là, non seulement la discorde a significativement augmenté parmi les représentants

901
Dès les séances du 7 et du 9 mai 1823, trois projets sont présentés, dont les auteurs sont José de Sousa Mello
(député d’Alagoas), Antônio Carlos de Andrada e Silva (député de São Paulo) et Antônio Gonçalves Gomide
(député de Minas Gerais).
902
Loi du 20 octobre 1823, sur la forme provisoire qui devrait réglementer le gouvernement des provinces.
Coleção das Leis do Brasil, Rio de Janeiro, Imprimerie Nationale, 1887.
903
DAG, vol. 2, 17 septembre 1823, p. 37.
904
DAG, vol. 1, 26 juin 1823, p. 299-300.
905
Tel que cela apparaît dans les propos de José Bonifácio de Andrada e Silva, DAG, vol. 1, 15 juillet 1823,
p. 406.

203
mais ceux-ci sont informés de ce qui se passe chez leurs voisins espagnols, ce qui leur sert de
modèle pour proposer des solutions alternatives à celle de l’Empire906.
Un autre aspect de l’élaboration d’une représentation politique passe par l’établissement de
critères pour définir les « citoyens brésiliens », qui fait aussi l’objet d’une ardente discussion.
Dans un premier temps, un projet présenté par le député de Pernambouc, Francisco Muniz
Tavares, qui prévoit que seront considérés comme « citoyens brésiliens » tous les
« Portugais » résidant au Brésil et « apportant les preuves non équivoques de leur adhésion à
la Cause Sacrée de l’Indépendance907 », provoque une grande polémique en raison du climat
d’« antilusitanisme » perceptible dans les rues de la ville908. Le choix est fait de laisser cette
question en suspens jusqu’à l’examen du texte constitutionnel, lors duquel les députés
approuvent aussi bien la nécessité d’une adhésion tacite au régime de la part de ceux qui sont
nés au Portugal que l’élargissement de la condition de « citoyen » à tous ceux qui sont « nés
au Brésil » – y compris les esclaves affranchis –, en faisant toujours la distinction entre
« droits civils » et « droits politiques » en fonction de la capacité de chacun à les acquérir dans
leur plénitude909. C’est ainsi que ces points sont inscrits dans le texte constitutionnel, ce qui
confirme que l’Empire entrait, sans grande difficulté, dans un libéralisme renforcé par
l’esclavage910.

La Charte Constitutionnelle de 1824 et le projet d’Empire libéral

Le 12 novembre 1823, D. Pedro fait suspendre par décret les travaux constitutionnels, la
tension régnant au sein de l’Assemblée législative ayant atteint les limites de l’incontrôlable.
En tant qu’« Empereur et Défenseur Perpétuel du Brésil », il affirme qu’il avait autant « le
droit » de la convoquer que celui, dorénavant, de la « dissoudre et d’en convoquer dès à
présent une autre conformément aux instructions [ci-dessous] données », laquelle « serait
deux fois plus plus libérale que la précédente ». Il fait référence à un Conseil qu’il vient de
nommer, auquel est attribuée la tâche de rédiger une Constitution pour l’Empire. Quelques
jours plus tard, lors d’une allocution officielle, le monarque présente sa décision comme un
moyen « sûr » de mettre fin à la « discorde » régnant à la Cour, accusant ses ennemis
d’utiliser les journaux pour attaquer la « force morale du Gouvernement, et de menacer [son]
Impériale Personne en brandissant les exemples de Iturbide et de Charles Ier »911. Ces
références sont notables : l’une, lointaine, renvoie au roi d’Angleterre condamné à être
décapité en 1649 dans le cadre de la révolution anglaise ; l’autre, absolument contemporaine
et comparable à son propre cas, est celle d’Augustin de Iturbide qui après avoir été acclamé

906
Consulter, à titre d’exemple, une série d’articles publiés dans le Diário do Governo (journal officiel de la
Cour), durant les premiers mois de 1823, dédiés à la « marche du Brésil et de l’Amérique espagnole ». On y
défend même un projet monarchique pour toute l’Amérique : « Au regard de ce qui se passe, nous pouvons
conclure avec certitude que, si l’Amérique espagnole embrasse le système Monarchique, modifié par une sage
Constitution, un système dont l’utilité ne lui est pas inconnue, et qu’elle place coûte que coûte sur le Trône un
Personnage d’une des Dynasties Régnantes […] elle pourra non seulement compter sur une reconnaissance plus
rapide de la part des Souverains d’Europe, mais aussi sur l’efficace coopération du grandiose Empire du Brésil »
(cité par João Paulo Pimenta, Estado e nação no fim dos Impérios ibéricos no Prata (1808-1828), São Paulo,
Hucitec/Fapesp, 2006, p. 200-201).
907
DAG, vol. 1, 22 mai 1823, p. 100.
908
Gladys Ribeiro Sabina, A liberdade em construção. Identidade nacional e conflitos antilusitanos no Primeiro
Reinado, Rio de Janeiro, Relume Dumará/Faperj, 2002.
909
Andréa Slemian, « ‘Seriam todos cidadãos?’ : os impasses na construção da cidadania nos primórdios do
constitucionalismo no Brasil (1823-1824) », in István Jancsó (org.). Independência : história e historiografia,
São Paulo, Fapesp/Hucitec, 2005, p. 829-847.
910
Rafael de Bivar Marquese, « Governo dos escravos e ordem nacional : Brasil e Estados Unidos, 1820-1860 »,
in István Jancsó (org.), Brasil..., op. cit., p. 251-265.
911
Diário do Governo, 18 novembre 1823.

204
empereur au Mexique lors de la tentative de construction d’un régime monarchique en 1821, a
abdiqué en mars 1823 avant d’être fusillé l’année suivante. Ceci étant, il est impossible
d’expliquer la fermeture de l’Assemblée uniquement par les tensions inhérentes à la création
d’un texte normatif : on doit en chercher les raisons dans la lutte politique dont la Cour a été
le cadre du fait de sa position centrale dans la construction de l’indépendance912.
Publié environ un mois plus tard par l’Imprimerie Typographique Nationale, le projet
résultant du travail du Conseil est adressé sous forme de consultation aux chambres
municipales afin que son contenu soit approuvé. Il ne fait aucun doute que l’héritier des
Bragance fait valoir sa légitimité au nom de la tradition : premièrement en utilisant un pouvoir
d’intervention dans les espaces de représentation populaire qui avait été réservé aux
monarques dans le climat constitutionnel mis en place après les restaurations européennes ;
deuxièmement, en mettant en valeur les anciennes instances corporatives municipales, et non
les provinces, pour ratifier le nouveau pacte. Malgré cela, le moment est à la rupture et un
nouveau programme de création d’institutions politiques doit être appliqué de toute urgence.
En ce qui concerne la réglementation d’un régime de monarchie constitutionnelle, D. Pedro va
agir rapidement en instituant une Charte en mars 1824 et en établissant, au même moment, le
régime des élections du nouveau Parlement, qui comprend une Chambre des députés et un
Sénat.
Évidemment, des prises de positions dissidentes se manifestent, comme celle qui, la même
année, se transforme en révolution dans la province de Pernambouc, avec le projet d’instaurer
un système républicain dans le Nord du Brésil. Il faut souligner que cette unité que l’on
prétend construire en opposition à Rio de Janeiro porte le nom de « Confédération de
l’Équateur ». Au nom d’une lecture radicale de la nation et de la « souveraineté du peuple »,
Frei Joaquim do Amor Divino Caneca, l’un de ses principaux leaders, exhorte les habitants de
Pernambouc à rejeter le texte « despotique » de D. Pedro, en qualifiant la fermeture de
l’Assemblée de geste « absolutiste913 ». Le mouvement sera rapidement réprimé et Caneca
exécuté l’année suivante. Cependant, que ce soit par peur de la force armée (déployée dans
toutes les provinces où des troubles ont eu lieu suite à leur adhésion à l’indépendance en
1823), ou à cause des conflits d’intérêts que le projet impérial provoque dans chaque localité,
l’Empire parvient à faire accepter sa première base institutionnelle en s’appuyant sur la
reconnaissance du monarque comme garant de la nouvelle Constitution, en tant que légitime
« protecteur du peuple ».
L’un des atouts de la Charte de 1824 est qu’elle représente un espoir pour l’avenir, celui de
transformer ses principes généraux en droits effectifs ou positifs en fonction des occasions
susceptibles d’apparaître au fil du temps. De la sorte, la rupture avec le passé paraît évidente,
symbolisée par la nouvelle façade constitutionnelle, même si le régime qu’elle propose reste
des plus modérés914. Il ne fait aucun doute que sa conception a été influencée par la Charte
française de 1814, mais le produit final va finir par acquérir un aspect particulier par rapport à
celle qui a permis le retour des Bourbons915.
L’une des principales innovations de la Charte consiste en l’introduction d’un quatrième
pouvoir, le pouvoir modérateur. Inspiré des thèses sur le « pouvoir neutre » de Benjamin
Constant, celui-ci est vu comme un instrument qui répond aux prémisses de base du
constitutionnalisme depuis la fin du XVIIIe siècle – la séparation et le contrôle entre les

912
Cecília Helena L. de Salles Oliveira, A astúcia liberal. Relações de mercado e projetos políticos no Rio de
Janeiro (1820-1824), Bragança Paulista, Edusf/Ícone, 1999.
913
Ses écrits ont été regroupés dans Frei Joaquim do Amor Divino Caneca, Evaldo Cabral de Mello (coord.),
São Paulo, Editora 34, 2001.
914
Nous avons étudié une partie du projet élaboré par l’Assemblée Constituante de 1823 dans Andréa Slemian,
Sob o império das leis, op. cit., chap. 1.
915
Pierre Rosanvallon, La monarchie impossible : les chartes de 1814 et de 1830, Paris, Fayard, 1994.

205
pouvoirs et la garantie des droits individuels. L’Empereur l’exercerait de manière exclusive
et, à la différence de ce qu’avait proposé le Suisse installé en France, le « chef de la nation »
prendrait également part à l’exécutif conjointement avec ses ministres916, ayant le droit d’être
secondé dans ses décisions par un Conseil d’État particulier, formé de membres nommés à
vie. Le pouvoir législatif, pour sa part, est constitué de deux chambres, les députés étant élus
et les membres du Sénat nommés à vie. Le monarque conserve la prérogative du droit de veto,
uniquement suspensif, sur les lois adoptées dans ces deux instances, et il ne peut destituer les
magistrats, en cas de plaintes à leur encontre, qu’après la tenue d’une audience avec eux. Le
texte confirme également le choix d’un Empire unitaire en tant que « nation libre n’admettant
de lien d’union ou de fédération avec aucune autre » et la division du Brésil en provinces.
L’ouverture du Parlement brésilien en 1826 marque le début d’une phase importante dans
l’histoire de la consolidation de la monarchie constitutionnelle dans l’Empire. En effet, les
deux premières sessions (d’une durée de quatre ans chacune) mettent en œuvre un large
programme de réformes au travers de la création d’organes et d’institutions qui mettent en
évidence l’efficacité de l’État dans la construction d’un ordre national. Parmi celles-ci
figurent des mesures très importantes qui constituent des caractéristiques essentielles du
nouveau régime : dans le domaine judiciaire, la création de la fonction de juge de paix (1827)
et de la Cour Suprême (1828) ; le nouveau règlement des chambres municipales (1828) qui
transforme celles-ci en instances administratives liées aux gouvernements des provinces ;
l’établissement des trésoreries provinciales (1831) destiné à résoudre le problème crucial de
l’apport de fonds à la Cour ; l’approbation de la première loi de finances (1832) qui institue
une distinction entre recettes provinciales et nationales et suscite, par son contenu, une série
de critiques et de conflits ; la formation de la Garde Nationale (1831), afin de pallier l’absence
d’une force militaire. Notons encore la fondation d’une Faculté de Droit à São Paulo et d’une
autre à Pernambouc (1827), dans le but de promouvoir une culture juridique nationale et de
former des cadres politiques pour l’Empire en construction, ainsi que l’approbation des deux
premiers codes brésiliens, le Code Criminel (1830) et le Code de Procédure Criminelle
(1832).
Un effort est entrepris pour réglementer les conseils généraux de province, organes institués
par la Charte de 1824 pour gouverner les localités, qui doivent agir en tant qu’instances
délibératives dans l’élaboration des requêtes des différentes régions à la Cour (la production
des lois revenant exclusivement au Parlement, installé à Rio de Janeiro). Cette disposition
reflète la préoccupation, particulièrement celle de la Chambre des députés, d’asseoir la
légitimité du Parlement comme organe fondamental dans l’élaboration de la représentation
politique de la nation917. Celui-ci doit également recevoir une série de pétitions et de requêtes
de la part de la société918 : déjà présentes dans l’expérience des Cortès de Lisbonne et de
l’Assemblée Constituante brésilienne de 1823, celles-ci constituent une nouveauté qui va de
pair avec le maintien de la fonction traditionnelle de l’Empereur comme « représentant du
peuple ».

916
Silvana Mota Barbosa (A Sphinge monárquica : o poder moderador e a política imperial, Campinas,
Unicamp, thèse de Doctorat, 2001) analyse de quelle manière les rédacteurs de la Charte ont fait une traduction
libre du mot clef (en tant que clef de voûte), originalement utilisé par Constant dans la définition du pouvoir
neutre, utilisant l’expression « la clef de toute organisation politique » dans la définition du pouvoir modérateur
(article 98 de la Charte de 1824), pour renforcer de manière remarquable le rôle politique du monarque.
917
Selon Pierre Rosanvallon (L’État en France, op. cit.), l’élaboration des canaux de représentation politique fait
partie du programme du nouvel État afin de répondre à la nécessité de traiter les demandes des citoyens,
membres d’une « société d’individus », et d’assurer ainsi sa propre légitimation.
918
Vantuil Pereira, “Ao Soberano Congresso”: petições, requerimentos, representações e queixas à Câmara dos
Deputados e ao Senado. Os direitos do cidadão na formação do Estado Imperial brasileiro (1822-1831), Rio de
Janeiro, UFF, thèse de Doctorat, 2008.

206
Durant cette période, la production des dispositifs, y compris discursifs, de la représentation
politique correspond à l’accent mis, dans la création législative, sur les mesures touchant à
l’organisation de l’appareil étatique (dans son rapport à la société), au détriment de la
normalisation des droits des individus entre eux, ce qui, en termes juridiques, pourrait être vu
comme une valorisation du droit public au détriment du droit privé (les deux étant, à cette
époque, en cours d’élaboration)919. Il s’agit là d’une réaction courante face au défi auquel sont
confrontés tous les Américains de l’époque, celui de construire des unités politiques stables
après l’écroulement des anciens empires. Elle s’appuie sur une volonté délibérée de croire que
la loi est synonyme d’ordre interne, et qu’elle est destinée à corriger les « coutumes, les vices
et les habitudes » négatives. Ceci est particulièrement vrai au Brésil où, au cours de la
première décennie qui suit l’indépendance, les opposants à D. Pedro voient de plus en dans la
Chambre des députés un espace propice à leurs prises de positions critiques envers le
gouvernement.
Il faut souligner que l’instabilité politique est la marque constitutive du Premier Règne. Si,
dans un premier temps, un certain consensus parvient à s’établir autour de la figure de
D. Pedro, celui-ci se révèle difficile à consolider face aux difficultés que rencontre l’héritier
des Bragance à la tête du nouvel empire constitutionnel. Du point de vue économique,
l’ensemble de l’Empire traverse une terrible crise920, aggravée par l’absence de moyens de
communication susceptibles de drainer les ressources des provinces vers le centre politique,
ainsi que par la guerre de la province Cisplatine, qui dure de 1825 à 1828. En raison de son
obstination dans cette dernière, l’Empereur se voit attaqué aussi bien en public qu’au
Parlement, son action étant jugée néfaste pour le pays, quoique favorable aux intérêts des
élites du Rio Grande do Sul (province frontalière de la Cisplatine)921. Le monarque est
également critiqué pour son engagement excessif dans les problèmes de succession au
Portugal après la mort de son père, D. João VI, dont il occupera le trône en 1831, après son
départ du Brésil.
La construction institutionnelle du nouvel État entreprise par les législateurs est sans cesse
marquée par des tensions qui surgissent lors des débats à la Chambre, tant au niveau de la
présentation de projets que dans les relations avec d’autres instances, surtout en ce qui
concerne la sphère de l’Exécutif922. Ces problèmes sont liés à la mise en pratique du nouveau
principe de séparation et de contrôle entre les pouvoirs politiques, mais ils sont très souvent
instrumentalisés contre l’Empereur par ses opposants, au nom de l’Assemblée législative
désignée comme « véritable » espace de « représentation de la nation ». C’est ainsi que les
députés qui assument une position critique par rapport au gouvernement alimentent,
progressivement, un discours de défense sans restriction de la Constitution et du pouvoir
législatif comme moyen d’attaquer la figure de D. Pedro. Apparemment ambiguë, cette
attitude fait partie du jeu politique ; tout en se prévalant de la légitimité de la Charte de 1824
et de la monarchie, elle mine les fondements de l’action de l’Empereur et de ceux qui le
soutiennent.
On peut en voir un clair exemple lorsque Custódio José Dias, un autre représentant du Minas
Gerais (à ne pas confondre avec José Custódio Dias), prend la parole à l’Assemblée pour
exiger du ministère de l’Empire des informations au sujet de dépêches en provenance de

919
José Reinaldo de Lima Lopes, « Iluminismo e jusnaturalismo no ideário dos juristas da primeira metade do
século XIX », in István Jancsó (coord.), Brasil..., op. cit., p. 195-218.
920
Adalton Francioso Diniz, Centralização política e apropriação de riqueza: análise das finanças do Império
brasileiro (1821-1889), São Paulo, Université de São Paulo, thèse de Doctorat, 2002.
921
Marcia Eckert Miranda, A estalagem e o Império : crise do Antigo Regime, fiscalidade e fronteira na
província de São Pedro (1808-1831), Campinas, Unicamp, thèse de Doctorat, 2006.
922
Au sujet de cette tension, voir Andréa Slemian, Sob o império das leis, op. cit., chap. 2 ; Vantuil Pereira,
op. cit., chap. 3 et 4.

207
Bahia, qui parlent de conspirations contre la « loi fondamentale923 ». Au cours de sa
protestation, le député s’échauffe, se dit défenseur de la « Constitution » et du « système de
gouvernement », tout en confessant qu’il serait « plus enclin à la forme de gouvernement
républicain », ce qui le fait immédiatement rappeler à l’ordre. Un tumulte s’élève, et la
proposition de Bernardo Pereira de Vasconcellos, l’un des piliers de l’opposition à D. Pedro à
la Chambre, finit par s’imposer : celle-ci demande que Dias fasse une déclaration expresse
dans laquelle il défende sans aucune restriction la Constitution. Il est indéniable que la
république apparaît presque comme une menace pour l’ordre de l’Empire, mais, en même
temps, comme une chose positive en tant que régime politique auquel on pourrait aspirer.
Cela a lieu en pleine guerre de Cisplatine, laquelle est instrumentalisée dans le débat public où
l’on oppose les formes de gouvernement : de manière évidente, on évite ainsi d’aborder de
front le sujet au Parlement.
En dernière instance, même les opposants de D. Pedro à la Chambre agissent avec prudence
quand s’annoncent les signes d’un quelconque désordre, car le climat d’insatisfaction
populaire augmente à partir de 1830, attisé par le caractère « antilusitanien » des conflits
urbains. Vasconcellos lui-même est l’un des députés les plus engagés dans la mise en œuvre
de réformes institutionnelles924 comme moyen de consolider un mode de transformation stable
et légaliste. La difficulté éprouvée par l’héritier des Bragance pour maintenir le régime
explique que des hommes comme le député du Minas Gerais misent sur l’adoption du
« discours de la Loi » afin de maintenir l’ordre.

L’Empereur part, la monarchie demeure : vers la réforme de la Constitution

Au moment où le premier empereur du Brésil abdique, le 7 avril 1831, sa situation politique


est devenue insoutenable. Ce jour-là, le Parlement se réunit en séance extraordinaire afin de
décider de l’avenir de la nation, alors qu’on assiste à une grande mobilisation de la population
dans les rues de la capitale. Fruit de la crise du Premier Règne, alimentée par la chute de
Charles X en France925, la politisation croissante des classes urbaines au Brésil est déjà visible
depuis l’année précédente. La crainte d’une radicalisation politique extrême à Rio de Janeiro
pousse les représentants à élire une Régence926 qui gouvernera au nom du jeune Pedro (alors
âgé de cinq ans), fils de l’ancien monarque. L’élite des libéraux se retrouve donc à défendre à
nouveau la monarchie et voit dans la Charte de 1824 « un instrument privilégié pour mettre
fin à la révolution927 ».
Sans aucun doute, le départ de D. Pedro n’a fait qu’accroître, dans un premier temps,
l’instabilité politique régnant dans diverses régions du Brésil. Celle-ci se manifeste autant par
les désordres, les insubordinations ou les tentatives de rébellion, que par l’ouverture d’un
nouvel horizon d’attente, qui va du maintien de la légitimité monarchique de l’Empire aux
projets les plus radicaux de transformation complète du régime. La dynamique de ces
alternatives apparaît principalement dans la presse, dont les acteurs et les journaux s’efforcent

923
Annaes do Parlamento Brasileiro. Câmara dos Deputados. Session de 1827, Rio de Janeiro, Typographia de
Hypollito José Pinto & Cia, 1875, t. 2, séance du 16 juillet 1827, p. 81-83.
924
Généralement qualifiées par l’historiographie de « libérales », elles se réfèrent à l’ensemble des mesures
prises pendant le Premier Règne et mentionnées ci-dessus. Cf. Roderick Barman, op. cit.
925
Marco Morel, La monarchie de Juillet et la fin du Premier Règne brésilien : métamorphoses du libéralisme,
Paris, Université de Paris I, DEA, 1992.
926
Élue dans l’urgence et composée de José Joaquim Carneiro de Campos, marquis de Caravelas, de Nicolau
Pereira de Campos Vergueiro et du brigadier Francisco de Lima e Silva. Le début des travaux législatifs
ordinaires, au mois de mai, sera marqué par l’élection d’une « Régence Trina Permanente » avec à sa tête le
même Lima e Silva, ainsi que José da Costa Carvalho et João Braúlio Muniz.
927
Ilmar Rohloff de Mattos, « La experiencia del Imperio del Brasil », in A. Annino et F.-X. Guerra (dir.), De los
imperios a las naciones : Iberoamérica, Ibercaja/Obra Cultural, 1994.

208
de rendre publics les projets et les dissensions parmi lesquels on va jusqu’à trouver des projets
de défense de la « fédération », des propositions d’élargissement des droits politiques pour les
individus et même des idées républicaines928.
L’instauration de la Régence et l’engagement qui surgit rapidement à la Chambre des députés
en faveur de réformes du régime montre aux secteurs de la société dont l’influence est en train
de s’accroître qu’une possibilité de transformation existe bel et bien au sein de l’ordre
légaliste. À partir de là, tous les représentants se mettent à invoquer la « défense de la
Constitution », comme le fait le député du Minas Gerais Bernardo Belisário Soares de Souza
dans la déclaration suivante :
La Constitution qui nous régit a été l’élément de toute notre prospérité ; elle est à elle seule suffisante
pour obtenir tout ce dont le Brésil a besoin pour devenir un pays bienheureux et il suffit de remarquer
qu’elle porte en elle le germe des réformes et des améliorations, sans les dangers que de telles réformes
et améliorations provoquent habituellement929.

En d’autres mots, c’est dans « l’essence » de la loi fondamentale que réside sa capacité de
réforme, préservant la stabilité de l’ordre existant. Mais la Constitution est également utilisée
comme fondement original du « pacte social » pour réprimer « l’action des absolutistes »,
ainsi qu’au nom des institutions gouvernementales fondées sur la tradition et la coutume,
« davantage comme œuvre de la Providence que comme œuvre des hommes ». La polysémie
du terme révèle l’intensité de la lutte politique interne, où s’affrontent les conceptions les plus
radicales et les plus conservatrices.
Contrairement à ce qui s’est passé au long du Premier Règne, après 1831 le terme
« fédération » est désormais largement utilisé, même par les représentants modérés qui, après
avoir fermement soutenu le projet de la Régence, commencent à caractériser le régime de
manière à répondre plus spécifiquement aux attentes de radicalisation provenant de la rue.
C’est ainsi que Francisco de Paula Souza e Mello, représentant de São Paulo, défend la
réforme de la Charte en arguant que les mesures approuvées sous le Premier Règne ont déjà
réalisé une vraie « révolution » :
La loi sur les juges de paix, sur les chambres municipales et l’ensemble des règlements sur les conseils
généraux ont suffit à préparer les grands résultats qui ont ensuite été obtenus. Le Brésil, en vertu de ces
lois, est resté organisé démocratiquement et fédéralement ; les chambres municipales sont de véritables
conseils fédéraux ; les conseils sont de véritables fédérations930.

Les temps ont rapidement changé : préserver la légitimité de la monarchie signifie désormais
la dépeindre sous un nouveau jour.
Toujours en 1831, un projet audacieux de modification de la « loi fondamentale » est
approuvé par les députés, tandis que s’intensifie la prise de mesures destinées à refondre les
institutions. La première mouture de la réforme, élaborée en commission, voit le jour en
juillet931 et elle est déjà osé : elle prévoit la transformation du régime en une association de
type fédéral et la suppression du pouvoir modérateur, même en cas de maintien de la
monarchie. Les attributions du pouvoir législatif sont modifiées, avec la suppression du

928
Marco Morel, As transformações..., op. cit. ; Marcello Campos Basile, O Império em construção: projetos de
Brasil e ação política na Corte Regencial, Rio de Janeiro, thèse de Doctorat, IFCS/UFRJ, 2004 ; Silvia Carla P.
de B. Fonseca, A idéia de República no Império do Brasil : Rio de Janeiro e Pernambuco (1824-1834), Rio de
Janeiro, thèse de Doctorat, IFCS/UFRJ, 2004.
929
Annaes do Parlamento Brasileiro, Câmara dos Deputados, Sessão de 1831, Rio de Janeiro, Typographia H. J.
Pinto, 1878 [APB-CD 1831], vol. 1, séance du 14 mai 1831, p. 38.
930
Ibid., p. 38-9.
931
Ibid., séance du 9 juillet 1831, p. 222. Le document a été transcrit dans les Annaes do Parlamento Brasileiro,
Câmara dos Deputados, Sessão de 1834, Rio de Janeiro, Typographia de Hypollito José Pinto e & Cia, 1879
[APB-CD 1834], vol. 1, doc. A, p. 13-29.

209
Conseil d’État et de l’hérédité des sénateurs, qui désormais élus par les provinces. Au niveau
provincial, le texte prévoit la création d’assemblées ayant le pouvoir de légiférer sur les
questions locales, ainsi qu’une diminution sensible du pouvoir des présidents. Sa discussion
est considérée comme une priorité.
Comme nous l’avons vu, le climat qui domine alors à l’Assemblée est favorable aux
transformations de grande envergure, et seule une minorité de députés accuse le projet d’être
anticonstitutionnel. Afin de donner un aperçu de cette ambiance, notons que le député
Antônio Castro Alves manifeste en public une attitude clairement « exaltée932 » : il affirmant
être totalement partisan d’une large modification du texte constitutionnel, accuse le pouvoir
modérateur d’être une « idée volée à Benjamin Constant » et qualifie « d’absurde » le titre de
« défenseur perpétuel » donné à un « enfant933 ». À la fin de l’année législative, en octobre, le
projet est approuvé dans une version plus succincte, puis adressé, pour examen, aux
sénateurs934. Il comprend douze points à travers lesquels sont prévus la transformation du
régime en « monarchie fédérative », la reconnaissance de trois (et non de quatre) pouvoirs
politiques, un Sénat élu et temporaire, la suppression du Conseil d’État, la transformation des
Conseils généraux en Assemblées législatives provinciales et l’obligation faite au pouvoir
exécutif de présenter par écrit les raisons d’un éventuel refus de sanctionner une loi approuvée
au Parlement.
Les travaux législatifs de l’année 1832 sont un moment décisif de la transformation allant
dans le sens du projet de réforme, avec l’entrée en scène des sénateurs. La Charte de 1824
prévoit que toute altération de son texte doit être acceptée par les deux chambres, à l’instar
des lois ordinaires, et que les députés ne peuvent l’approuver définitivement qu’au cours de la
législature suivante (articles 174-6). L’attente de la décision du Sénat ne fait qu’attiser les
rivalités déjà existantes à la Chambre des députés. Au milieu de l’année, la menace de
démission des membres de la Régence amène quelques représentants à proposer que la
Chambre se convertisse en « assemblée nationale » pour prendre les mesures nécessaires dans
la situation, ce qui est rapidement rejeté en faveur du maintien en place des régents et de
« l’ordre » à la Chambre935. Quoi qu’il en soit, l’épisode échauffe les esprits et sert à faire
pression sur les sénateurs pour qu’ils envoient, dès le lendemain, les amendements
attendus936.
Dans la proposition de la Chambre haute, ont été supprimés les paragraphes considérés
comme radicaux, tels ceux qui proposaient une monarchie fédérale, la suppression du pouvoir
modérateur, du Conseil d’État, du poste de sénateur à vie et de l’obligation faite à l’Exécutif
de déclarer les motifs pour lesquels il refusait de sanctionner une loi. Le texte se borne à
indiquer quels articles de la Charte devraient être réformés. L’absence de consensus entre
députés et sénateurs les oblige à se réunir les 17 et 28 septembre 1832, afin de trouver une
solution pour sortir de l’impasse ; au bout du compte, la position des sénateurs finit par
l’emporter de justesse937. L’un d’entre eux, le marquis de Barbacena (Felisberto Caldeira
932
À cette époque, le terme « exalté » est utilisé pour caractériser les positionnements politiques les plus
radicaux, voire républicains.
933
APB-CD 1831, vol. 2, séance du 9 septembre 1831, p. 138.
934
Il a été approuvé le 13 octobre 1831. Son texte est consultable sur APB-CD 1834, vol. 1, doc. C, p. 30-31.
935
Cet épisode, qui a lieu le 30 juillet 1832, a été considéré par l’historiographie comme une tentative de « coup
d’État » qui aurait été orchestrée par un groupe de députés dirigés par Diogo Antônio Feijó, accompagné de José
Custódio Dias, en vue de renverser la Régence et d’instaurer un nouveau régime. Cf. « Breve notícia histórica »,
Annaes do Parlamento Brasileiro, Câmara dos Deputados, Sessão de 1832, Rio de Janeiro, Tipografia do
Império Instituto Artístico, 1875, tome 2 [APB-CD 1832] ; Paulo Pereira Castro, « A experiência republicana »,
in Sérgio Buarque de Holanda, História Geral da Civilização Brasileira, São Paulo, Difusão Européia do Livro,
1967, tome II ; Silvana Mota Barbosa, op. cit.
936
APB-CD 1834, vol. 1, p. 32-33, doc. F.
937
Grâce à l’union des chambres, le texte de loi qui signalait quels articles de la Charte de 1824 étaient
réformables a été approuvé 12 octobre 1832.

210
Brant Pontes), se montre incisif en rejetant la possibilité que le régime soit désigné comme
une « fédération » :
Tout ce que les provinces désirent, tout ce que nous devons faire en leur faveur sera obtenu en
améliorant l’organisation des conseils généraux et en augmentant leur autorité pour légiférer
complètement en ce qui concerne l’intérêt particulier de chaque province. […] Le mot – fédératif – n’est
même pas portugais, et sera une pomme de discorde entre nous938.

À sa grande satisfaction, on décidera, de fait, de supprimer l’expression « monarchie


fédérative » du projet de réforme. Ceci montre bien comment, à ce moment là, le thème de la
défense de la Charte constitutionnelle finit par en limiter les possibilités de modification.
Ce thème ne ressurgit à l’Assemblée qu’en 1834, car il incombe à la législature suivante de
décider des termes définitifs de la réforme. Bien que l’attente de changements soit encore vive
dans la société, il est d’ores et déjà improbable qu’on puisse les réaliser de manière radicale
par la voie légale, bien que les conflits urbains qui ont fait leur apparition après l’abdication
de D. Pedro se soient momentanément calmés. En ce sens, les représentants parviennent à un
consensus sur la rédaction définitive de la réforme, respectueux de la modération énoncée
dans le projet victorieux de 1832 ; il leur faudra un peu plus d’un mois pour approuver le texte
final après sa présentation par une commission spéciale939. Au cours des quatre années
suivantes, non seulement la formation des majorités parlementaires change mais le contexte
politique se radicalise, ce qui va permettre, après le départ de l’Empereur, l’organisation au
sein de la Cour d’un groupe favorable à la Régence, au nom d’un puissant discours sur la
légitimité du Parlement et de la Loi comme garantie de l’ordre et de la stabilité internes.
Mais même ainsi, les opposants au projet font acte de présence. Ce n’est pas un hasard si la
majorité de ceux qui ont contesté les réformes sont issus des provinces du Nord (y compris
l’actuel Nordeste), prouvant par là-même que la Régence avait une plus grande base d’appui
dans les provinces du Centre-Sud (lesquelles avaient déjà soutenu le projet d’indépendance).
Quand la question du « pacte fédératif » est de nouveau posée, ceux-ci proposent une lecture
de la « fédération » fondée sur un « système américain » dont l’empire du Brésil devrait faire
partie940. C’est en ce sens qu’argumente Francisco de Souza Martins, député du Piauí, quand
il a déclaré son désir de voir sa « patrie parvenir un jour à avoir une forme de gouvernement
aussi libéral que celle des États-Unis », qu’il considère « comme le système de
gouvernement le plus parfait941 ». Ou comme Antônio Pedro da Costa Ferreira, élu du
Maranhão, qui prône « une fédération sui generis (si on me passe l’expression), qui réunisse
tous les avantages de la démocratie américaine et la force des monarchies, [et fasse en sorte
que] les provinces soient souveraines et indépendantes pour leurs affaires particulières942 ».
Cela montre que même les opposants, à ce moment-là, ne contestent pas directement la
monarchie : ils cherchent, avant tout, les moyens de préserver les espaces d’autonomie des
provinces. Mais, à la différence du moment constituant de 1823, lorsqu’avaient lieu les débats
sur la fédération et sur la définition des droits des citoyens, les représentants de l’Assemblée
se montrent ici encore plus pragmatiques. Il s’agit de discréditer l’idée d’une participation

938
APB-CD 1832, vol. 2, séance du 1er septembre, p. 279.
939
APB-CD 1834, vol. 1, séance du 7 juin 1834, p. 104-106. La commission était composée de Francisco de
Paula Araújo e Almeida (Bahia), Bernardo Pereira de Vasconcellos (Minas Gerais), et Antônio Paulino Limpo
de Abreu (Minas Gerais) ; tous trois avaient déjà participé aux législatures précédentes.
940
On notera que l’expérience de l’Amérique espagnole avait déjà été mentionnée comme étant positive par les
défenseurs de l’Indépendance du Brésil au début des années 1820. Voir João Paulo Pimenta, « Portugueses,
americanos, brasileiros : identidades políticas na crise do Antigo Regime luso-americano », Almanack
Braziliense (revue électronique), São Paulo, Institut d’Études Brésiliennes, n° 3, mai 2006
(www.almanack.usp.br )
941
APB-CD 1834, vol. 2, séance du 4 juillet 1834, p. 26.
942
Ibid., p. 28.

211
accrue de la société dans les sphères du pouvoir et de mettre en échec un projet d’intégration
sociale943, face à la volonté de consolider l’hégémonie des élites provinciales dans leurs
régions respectives, sans transformer réellement le statu quo des blancs et des propriétaires.
Malgré cela, le mot « fédération » n’apparaît pas dans le texte final, bien qu’une nouvelle
disposition institutionnelle dans l’organisation des provinces en soit le point central. Sous la
forme d’un « acte additionnel » à la Charte, la loi du 12 août 1834 établit la création des
assemblées législatives provinciales, leurs fonctionnement et attributions, définissant la
province comme l’espace de traitement des demandes et de défense des intérêts régionaux. On
définit aussi, de façon générale, l’action des présidents, les règles pour l’élection d’un régent
unique, la limitation des chambres à la sphère de la province et la disparition du Conseil
d’État. De la sorte, bien qu’elle demeure en-deçà des possibilités ouvertes à partir de 1831, la
réforme est significative, tant en ce qui concerne la consolidation de l’État brésilien sur le
mode libéral que le renforcement du caractère monarchique de son régime. Au fond, le pacte
possible, bien que circonstanciel, réalisé autour de la Charte Constitutionnelle de 1824 finit
par faire de celle-ci l’un des instruments les plus efficaces de la diffusion d’un discours
politique fondé sur la Loi et de la formation des forces politiques en présence. En cela, le
Brésil ne semble pas suivre une voie très différente de celle des républiques américaines qui
l’entourent.

Pour conclure, il faut souligner que la refonte de la monarchie brésilienne selon les principes
constitutionnels, tout en étant le fruit d’un processus erratique et conflictuel, est également
née d’un certain nombre de consensus qui ont pu être trouvés dès le moment de
l’indépendance. À mesure que l’on crée de nouvelles institutions au nom d’un discours fondé
sur la légalité et selon un programme de transformation de l’ordre existant – comme c’est le
cas au Parlement –, il devient possible d’établir un lien entre le régime et la défense de la
Constitution, comme cela se produit en 1831 lors de l’abdication de D. Pedro. Les groupes qui
misent sur la Régence, à une époque où l’on croit en la possibilité de transformer l’avenir,
imaginent un ordre qui va révéler deux facettes indissociables. D’une part, une organisation
politique en faveur de l’unité, confirmée par l’Acte additionnel, qui va montrer sa longévité
du point de vue de l’administration de l’Empire, en dépit des mesures prises à partir de 1840
par ce qu’on appelle le « retour conservateur ». De l’autre, l’incapacité de traiter par la voie
institutionnelle les demandes provenant des régions, ce qui engendre une nouvelle vague de
rébellions et de révoltes à la fin des années 1830, réponse directe à la promesse non tenue
d’une réforme par la voie légale. Mais il s’agit là d’une autre histoire, bien qu’elle fasse
également partie des « crises de croissance » du nouvel État national au Brésil et,
simultanément, dans toute l’Amérique.

943
Miriam Dolhnikof, O pacto imperial. Origens do federalismo no Brasil, São Paulo, Globo, 2005, p. 19.
Marco Morel (As transformações dos espaços públicos, op. cit., p. 127-147), a démontré qu’à cette époque, les
projets de fédération pour l’Empire qui prévoyaient une large autonomie des régions, voire le « séparatisme »,
n’étaient pas l’apanage exclusif de ceux que l’on identifiait comme les groupes les plus radicaux ou « exaltés ».

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