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Entretiens avec Mark Salisbury · Préface de Johnny Depp

SONATINE~
Direction éditoriale : François Verdoux
Coordination éditoriale : Léonore Dauzier
Graphisme : Rémi Pépin - 2009
Fabrication : Sandrine Levain

Titre original : Burton on Burton


Éditeur original : Faber and Faber, Londres

© Tim Burton 1995, 2000, 2006, 2009


Texte introductif et commentaires© Mark Salisbury 1995, 2000, 2006, 2009
Préface© Johnny Depp
Illustrations intérieures et de couverture © Tim Burton
© Sonatine 2009, pour la traduction française

Sonatine Éditions
21, rue Weber- 75116 Paris
www.sonatine-editions.fr
Entretiens avec Mark Salisbury
Ti rn

Entretiens avec Mark Salisbury

Préface de Johnny Depp


Préface
ra:Johnny Depp
E
endant l'hiver 19R9,je tournais à Vancouver dans une série télé. J'étais dans
une situation compliquée, à savoir pieds et poings liés par un contrat qui
obligeait à jouer à la chaîne dans une série un brin fascisante- des histoires
de flics dans un collège ... Mon Dieu! Mon destin semblait scellé quelque part entre
Chips et.foanil' Lovl's Cluuuizi. Les options qui s'offraient à moi étaient, de surcroît,
restreintes: 1/ traverser l'épreuve en faisant de mon mieux et ainsi limiter la
casse ; 2/ me faire virer le plus vile possible et subir un retour de bâton plus consé-
quent; 3/ me faire la malle, purement et simplement, et me retrouver à devoir verser
aux producteurs tout l'argent queje gagnerais, 1nais aussi l'argent que gagneraient
mes enfants et les enfants de mes enbnLs- ce qui,j'imagine, aurait provoqué de sévères
frictions et des éruptions de zona récurrentes durant toute mon existence, ainsi que
celle des prochaines générations de Depp. Comme je l'ai dit, mon dilemme était
terrible. L'option 3 a immédiatement été éliminée, grâce aux conseils avisés de
mon avocat. Quant à l'option 2, malgré tous mes efforts, les producteurs n'ont pas
lâché prise. Du coup, je me suis rabattu sur l'option l :endurer l'épreuve en faisant
de mon mieux.

Très vite,je suis passé de" limiter la casse" à l'autodestruction potentielle ..Je ne me
sentais à l'aise ni avec moi-même ni avec cet emprisonnement auto-infligé et
incontrôlable qu'un de mes ex-agents m'avait prescrit comme remède au chômage.
PRÉF:\C:E 1 5
.J'étais coincé, et je servais de bouche-trou entre les spots de publicité. je bredouillais
de manière incohérente les mots d'un scénariste, mots que je ne pouvais me résoudre
à lire- restant ainsi dans l'ignor.mce du poison qu'ils pouvaient contenir. Désarçonné,
paumé, fourré dans le gosier de l'Amérique tel un jeune républicain, le p'tit minet
de la télé, le bourreau des cœurs, l'idole des ados, de la pâture à ados. Affiché, saoulé,
breveté, figé, peint, plastifié ! Agrafé à une boîte de céréales sur roues lancée à
250 kilomètres à l'heure sur une voie à sens unique avec collision assurée et fin en
bouteille Thermos ou autre antiquité du style cantine. Le minet tout lisse, le minet
à succès. Entubé, plumé et sans espoir d'échapper à ce cauchemar.

Et puis, un jour, mon nouvel agent m'a envoyé un script, un cadeau tombé du
ciel. C'était l'histoire d'un garçon aux mains en forme de ciseaux- un paria
innocent vivant en banlieue. j'ai lu le script d'une seule traite et j'ai pleuré comme
un nouveau-né. Bouleversé que quelqu'un soit suffisamment brillant pour concevoir,
puis écrire cette histoire,je me suis replongé dedans immédiatement. j'ai été si ému
et touché que des torrents d'images submergeaient mon cerveau- celles des chiens
de mon enfance, des moments où en grandissant je me sentais rejeté et décalé, de
l'amour inconditionnel que seuls les enfants et les chiens peuvent avoir les uns pour
les autres. je me sentais si proche de cette histoire qu'elle en est devenue obsédante.
j'ai lu tous les romans pour enfants, tous les contes de fées, tous les bouquins sur
la psychologie enfantine, des livres d'anatomie, vraiment tout et n'importe quoi ...
Et puis la réalité a repris le dessus :j'étais le p'tit minet de la télé. Aucun réalisa-
teur sensé ne m'engagerait pour interpréter ce personnage . .Je n'avais rien fait,
sur un plan professionnel, gui puisse prouver que j'étais en mesure de l'incarner.
Comment arriver alors à convaincre le réalisateur en charge de ce projet que
j'étais Edward, que je le connaissais dans ses moindres recoins? À mes yeux, ça sem-
blait impossible.

Rendez-vous a néanmoins été pris . .Je devais m'entretenir avec le réalisateur, Tim
Burton. Pour me préparer à cette rencontre,j'ai regardé ses autres films: Beetlejuice,
Batman, Pee-Wee Big Adventum. Atomisé par le talent ensorcelant de ce type, j'étais
encore plus convaincu qu'il lui était impossible de me voir dans ce rôle. J étais même
gêné par 1'idée que je puisse prétendre être Edward. Après plusieurs ça-sert-à-
rien-quej'y-aille-mais-si-tu-iras avec mon agent, elle m'a obligé (merci, Tracey) à
accepter ce rendez-vous .

.J'ai donc pris l'avion pour Los Angeles et je me suis rendu sans attendre au bar du
Bel Age Hotel, où je devais rencomrer Tim Burton et sa productrice, Denise Di Novi.
Je suis entré dans la pièce, fumam cigarette sur cigarette, cherchant nerveusement
du regard le génie en herbe- je ne savais pas du tout à quoi il ressemblait. Et voilà
que je l'aperçois dans un espace privatif, assis derrière une rangée de plantes en
pots et buvant un café. On s'est salués, je me suis assis et on a commencé à parler ...
Enfin, parler, c'est beaucoup dire- mais je rentrerai, plus tard, dans les détails.

En face de moi, j'avais un homme pâlot, apparemment fragile, l'œil triste et les
cheveux encore plus hirsutes que si on les avait filmés au réveil. Au vu de la tignasse
de ce type- une touffe à l'est, quatre brins à l'ouest, une mini-vague, et le reste épar-
pillé du nord au sud-, même.Jesse Owens n'aurait pas pu battre à la course un
peigne avec des jambes. Je me rappelle avoir pensé instantanément:<< T'as besoin
de sommeil, mec! "• mais je ne pouvais pas lancer un truc pareil, bien sûr. Et puis,
soudain, une masse de deux tonnes s'est abattue sur mon front. Ses mains
-la manière dont elles ondulaient dans l'air presque sans aucun contrôle, dont elles
tapotaient nerveusement sur la table-, sa façon compassée de s'exprimer- un
trait de caractère que nous partageons tous les deux-, ses yeux ouverts et brillants
venus de nulle part, ses yeux curieux qui en avaient beaucoup vu, mais continuaient,
néanmoins, à tout scruter. .. Bref, ce tou furieux hypersensible n'était autre qu'Edward
aux mains d'argent.

Après avoir vidé trois à quatre cafetières, bafouillant l'un et l'autre des phrases
inachevées tout en continuant à nous comprendre, nous nous sommes quittés
avec une poignée de mains et un<< Très heureux de vous avoir rencontré ••.Je suis
ressorti de ce rendez-vous shooté à la caféine, mâchant, tel un chien sauvage et
enragé, ma cuillère à café.Je me suis immédiatement senti encore plus mal qu'en
arrivant, tant notre rencontre avait été d'une bouleversanle sincérité. Tous les deux,
nous nous rendions compte de la beauté perverse d'un petit pot de crème, de la
fascination qu'un œil perçant éprouve à la vue de grappes de raisin en résine, du
PRÉMn: 17
pouvoir brut et de la complexité d'une peinturt:' en velours représentant Elvis. Bref,
lui et moi regardions bien au-delà de l'innovation ; et lui et moi éprouvions un
profond respect pour ceux que nous ne considérions pas comme '' les autres ''·

.J'étais persuadé qu'on pouvait faire du bon boulot ensemble, et j'étais sûr que, si
J'opponunité m'était donnée, je pourrais accomplir sa vision d'Edward aux mains
d'argent. Mes chances étaient, au mieux, infimes- et encore. D'autant plus que des
acteurs bien plus connus que moi étaient envisagés pour le rôle et qu'ils bataillaient,
ruaient, Cliaient, se battaicn t, suppliaient pour 1'obtenir. Jusqu'alors, seul un réalisateur
s'C::·tait vraiment obstiné à vouloir m'engager. .. Et c'était.John \Vaters, un grand
hors-la-loi du cinéma, un homme pour lequel Tim et moi avions un grand respect
et une grande admiration . .John avait parié sur moi pour parodier, dans Cry-Baby,
mon image '' instituée ••. Mais Tim verrait-il en moi quelque chose qui lui ferait
prendre le même risque? .Je l'espérais.

J'ai alors auendu des semaint's entières, en n'entendant que des sons de cloche
défavorables. Pendant ce temps-là, je continuais à faire des recherches sur le rôle.
Ce n'était plus simplement un projet que je voulais faire, mais quelque chose que
je devais faire. Pas pour des raisons d'ordre financier, d'ambition personnelle, d'ego
d'acteurs ou de box-office, mais parce que cette histoire s'était logée au centre de
mon cœur et refusait d'en être évincée. Mais que pouvais-je faire de plus? Au moment
où j'étais sur le point de me résigner à l'idée queje resterais à jamais le p'tit minet
de la télé, le téléphone a sonné.
((Allô ?
-.Johnny ... Tu es Edward aux mains d'argent "• a simplement dit une voix.
Un« quoi?" s'est échappé de ma bouche.
«Tu es Edward aux mains d'argent. ,

.J'ai posé le téléphone etje me suis marmonné ces mots. Et puis, je les ai mannonnés à
tous ceux que je rencontrais. Putain, je n'en croyais pas mes oreilles. Il était prêt à tout
1isquer sur moi pour ce rôle. Il m'avait choisi au nez et à la barbe des responsables du
studio qui ne souhaitaient, espéraient, rêvaient que d'avoir une star établie au box-Dffice.
lmmédiatement,je suis devenu mystique, certain qu'une intervention divine s'était
~ I l.\1 1->l RIO:'\
produite. Ce rôle n'était pas, pour moi, un choix de carrière ... Il signifiait la liberté.
La liberté de créer, d'expérimenter, d'apprendre et d'exorciser quelque chose de
profondément enfoui. J'avais été sauvé du monde de la production de masse, extirpé
d'une mort télévisuelle assurée par ce jeune homme brillant et singulier qui, je
1'ai appris plus tard, a passé sajeunesse à dessiner des images étranges, à déambuler
bruyamment dans cette soupière qu'est Burbank et à se sentir anormal. je me suis senti
comme Nelson Mandela libéré de p1ison. Envolées, les idées noires sur« Hollyweird' ,,
et sur une destinée dont tu as perdu le contrôle.

Au fond, je dois la majorité du succès dont j'ai eu la chance de profiter- et ce, de


quelque ordre qu'il soit- à cette rencontre étrange et électrisante avec Ti m. Car, s'il
n'avait pas été là, je pense que j'aurais finalement choisi l'option 3, à savoir me casser
de cette putain de série tant qu'il me restait un semblant d'intégrité. Etje crois aussi
que c'est grâce à la confiance que Tim a eue en moi qu'Hollywood m'a ouvert ses portes.

J'ai, depuis, travaillé à nouveau avec Tim sur Ed Wood. Il rn 'avait parlé de ce projet
alors que nous étions assis au bar du Formosa Café à Hollywood. Au bout de dix
minutes, j'étais déjà de la partie. Pour moi, à la limite, peu importe ce que Tim
veut filmer. Je le ferai. Je serai toujours là pour lui. Parce queje fais implicitement
confiance à sa vision, à ses goûts, à son sens de l'humour, à son cœur et à son cerveau.
C'est un pur génie, et, croyez-moi, j'utilise ce mot avec parcimonie. Il est impos-
sible d'étiqueter ce qu'il fait. Ce n'est pas de la magie, car ça impliquerait qu'il y a
un truc. Ce n'est pas uniquement de la dextérité, car ça donnerait l'impression
que c'est de l'acquis. Ce qu'il possède en lui, c'est un don peu commun. Dire de
lui que c'est un réalisateur ne sulfit pas. Le titre exceptionnel de« génie» lui sied
mieux, car il n'excelle pas seulement dans le cinéma mais aussi dans le dessin, dans
la photographie, dans le domaine des idées, de la pensée, de la perspicacité.

Lorsqu'on m'a demandé d'écrire la préface de ce livre, j'ai choisi de l'écrire en


tenant compte de l'étal d'esprit sincère dans lequel je me trouvais au moment où
il m'a sauvé: à savoir celui d'un perdant, d'un paria, d'un morceau de viande
made in Hollywood prêt à être sacrifié à n'importe quel instant.
1- Contranion d'Hollywood et dt· wrird, qui signifie" {·!range"· (lùutr.\· fr.\ nolf'.\ mnt du tradw·tf'ttr.)
C'est très difficile d'écrire sur quelqu'un qui vous est cher et que vous respectez autant
sur le terrain de l'amitié. C'est également très difficile de définir une relation de
travail entre un acteur et un réalisateur. Je peux simplement dire que, dans mon
cas, Tim a juste besoin de prononcer quelques mot~, même sans rapport, de pencher
la tête, de froncer les sourcils ou de me regarder d'une certaine manière et,
instantanément,je sais, exactement, ce qu'il attend de la scène. J'ai toujours fait
tout ce que je pouvais pour lui donner ce qu'il attendait. Aussi, pour arriver à dire
ce que je ressens pour Tim, il n'y avait que l'écriture, car, sije le lui avais dit en
face, il aurait probablement gloussé comme une dame blanche, et puis il m'aurait
envoyé une droite.

Tim est un artiste, un génie, un excentrique, un fou et un ami brillant, courageux,


drôle jusqu'à l'hystérie, loyal, non conformiste et ft·anc du collier. J'ai une dette
immense envers lui, et je le respecte encore plus que ces mots ne peuvent l'exprimer.
Il est lui-même, et c'est tout. Et il est, sans conteste, l'homme qui imite le mieux
Sammy DavisJr sur cette planète.

Je n'aijamais vu quelqu'un de si évidemment hors jeu s'adapter aussi bien. À sa


manière.

Johnny Depp
New York, septembre 1994
Préface
nouvelle édition
à la

D
e l'eau a coulé sous les ponts depuis mon flirt avec la célébrité cathodique,
ou quel que soit le nom qu'on ose donner à cette période de ma canière. Pour
ma part, c'était surtout<< marche ou crève, :imaginez un garçon déboussolé
projeté dans la célébrité comme un feu de paille à Mach 3 ou, sur une note plus
positive, des travaux forcés correctement payés à court terme. Quoi qu'il en soit,
c'était un temps où les<< acteurs de télévision, n'étaient pas vraiment accueillis à
bras ouverts par les gens du cinéma. Heureusement, j'étais plus que déterminé
-je dirais même animé par l'énergie du désespoir- à échapper au syndrome
ascension/ déchéance. Je n'y serais sans doute jamais parvenu sans le courage et
1'intuition de John Waters et de Tim Burton, qui m'ont donné la chance de consu-uire
à ma manière mes propres fondations. Mais bon, pas le temps de digresser ... On a
déjà parlé de tout ça.

Je suis assis devant un vieil ordinateur dont je suis en train de marteler le clavier. Il
ne comprend rien à ce que je lui fais dire. d'autant que des milliards de pensées
archi-personnelles tourbillonnent dans ma tête pour tenter de réactualiser mes rela-
tions avec mon vieux copain Tim. En ce qui me concerne, il est resté exactement
le même type sur lequel j'écrivais il y a presque onze ans, bien que toutes sortes de
choses merveilleuses se soient épanouies dans l'intervalle et nous aient inondé
l'un comme l'autre, causa11t au passage des changement radicaux chez les hommes
Poti:r.,n: 1 13
que nous étions alors et que nous sommes devenus depuis- du moins, les hommes
que la vie a faits de nous. Vous comprenez, Tim et moi sommes pères. Waouh !
Qui aurait cru que nos progénitures s'amuseraient un jour sur les mêmes balançoires
à deux places, s'échangeraient leurs voitures miniatures, leurs jouets en forme de
monstres, voire leurs propres varicelles ? Voilà bien un épisode de l'aventure que
je n'avais jamais imaginé.

Il me suffit de voir Tim en papa fier comme Artaban pour que je me mette à pleurer
de façon irrépressible car, comme pour presque tout, c'est dans les yeux que ça se passe.
Ceux de Tim ont toujours été brillants: aucun doute là-dessus, il y avait quelque chose
de constamment lumineux dans ces mirettes troublées/tristes/fatiguées. Mais aujourd'hui,
les yeux du bon vieux Tim sont de purs rayons laser ! Des yeux perçants, souriants,
ravis, riches de toute la gravité de ces dernières années, mais éclairés par l'espoir d'un
avenir spectaculaire. Autrefois, ce n'était pas le cas. C'était une personne comblée
-vu de 1'extérieur, en tout cas. Mais c'était aussi un homme incomplet, consumé par un
espace vide, si on peut dire. C'est une drôle de sensation. Croyez-moi ... Je la connais.
Observer Tim et son fiston Billy est une immense source de joie. Il émane d'eux
un lien visible qui transcende les mots. C'est comme si je voyais Tim face à sa propre
version enfantine, prêt à rectifier tous ses points faibles et à démultiplier tous ses
points forts. Je vois le Tim qui attendait de se débarrasser de la peau de l'homme
inachevé que nous connaissions et aimions tous pour renaître dans la gaieté radieuse
qui l'habite désormais à temps complet. C'est une sorte de miracle, etj'ai le privi-
lège d'en être le témoin. L'homme que je connais à présent en tant que membre
de la trinité composée de Tim, d'Helena et de Billy est un être neuf, amélioré et
"complètement complet''· Mais bon, on arrête sur ce s~jet.Je vais ranger la boîte
de Kleenex et reprendre mes esprits, d'accord? En avant...

En août 2003,je tournais à Montréal un film intitulé Fenêtre secrète quand Tim m'a
téléphoné pour me demander si je pouvais redescendre à New York la semaine
suivante atin de dîner avec lui. II voulait discuter d'un truc. Pas de nom, pas de titre,
pas d'histoire, pas de scénario- rien de précis. Et comme toujours,j'ai répondu que
je m'y rendrais avec plaisir,<< On se voit là-bas ••, ce genre de deal. J'y suis donc allé.
Quand je suis arrivé au restaurant, Tim était déjà là, blotti dans un angle à moitié
14 1 TrM BliRTON
obscur, biberonnant un demi. Je me suis assis, nous avons savouré pour la première
fois la fantastique entrée en matière: <<Comment va la famille? '',puis zoomé
illico sur le sujet du jour. Willy Won ka.

J'étais stupéfait. D'abord sidéré par les perspectives vertigineuses d'une adaptation
par Tim du classique de Roald Dahl Charlie el la chocolaterie, mais encore davan-
tage scié par le fait objectif qu'il me demandait sij'étais intéressé par le personnage
de Wonka. Maintenant, il faut savoir ce qui suit : pour tout enfant ayant grandi
dans les années 1970 ou 1980, la première version cinématographique du roman
avec Gene Wilder (brillantissime Wonka) constituait un authentique événement
annuel. C'était donc le gosse en moi qui trépignait à l'idée d'être choisi pour ce
rôle. Mais<< l'Acteur, que j'étais aussi comprenait parfaitement que tous les comé-
diens du monde, leur mère et le poisson rouge de l'iguane domestique de
l'arrière-arrière-arrière-cousin de l'oncle du frère de cette même mère se seraient
débités en petits morceaux- ou, de façon plus civilisée, se seraient assommés les
uns les autres- sur fond de hurlements et de suffocations pour bénéficier de la
chance que m'offrait une des personnes que j'admire le plus sur Terre.j'étais aussi
parfaitement conscient des nombreuses batailles qu'avait menées Tim contre les
studios pour m'imposer dans les divers films que nous avions déjà tournés ensemble,
et il me semblait évident qu'il devrait une fois de plus enfiler ses gants de boxe pour
celui-là. Je n'arrivais pas à croire à une telle aubaine ...

Et je n'y crois d'ailleurs toujours pas.

J'ai dû le laisser finir environ une phrase et demie avant de m'entendre lâcher:
<<C'est oui. , Ce à quoi il a répondu: <<OK, réfléchis un peu, et dis-moi ... , Moi:
<<Non, non ... Si tt_{ me veux, je suis là. » Nous avons fini de dîner avec plus d'une
idée amusante sur le personnage de Wonka, non sans avoir partagé nos histoires
de couches-culottes comme les hommes qui ont grandi ont coutume de le faire une
fois devenus pères. Nous nous sommes séparés dans la nuit sur une poignée de mains
et une accolade, comme les amis qui ont grandi ont coutume de le faire. Puis je
lui ai donné l'intégrale de Wiggles' en DVD, comme les hommes qui ont grandi ne
1- lJnf" série d'animation éducaLive pour ll's tout-petits.

PRÉFACt: 1 15
sont probablement pas supposés le faire mais le font quand même avant de nier
1'avoir fait. Nous nous sommes dit au revoir, et je suis retourné au turbin. Quelques
mois plus tard, je me retrouvais à Londres pour entamer le tournage.

Nos premières discussions sur Wonka avaient été prises en compte, et j'étais prêt à
jouer. L'idée de cet homme solitaire et de l'isolement extrême gu 'il s'infligeait
-avec toutes les conséquences que ça entraîne- était un gigantesque terrain de
jeu. Tim et moi avions confronté de nombreuses zones de nos propres passés aux
multiples strates de Wonka : deux hommes qui ont grandi organisant de grands
conciliabules, débattant des mérites comparés de Capitaine Kangourou et de
M. Rogers, tout en épiçant le tout d'un soupçon de Wink Martindale, voire de Chuck
Woolery, deux des présentateurs de jeux télévisés les plus audacieux et talentueux
du petit écran. Nous arpentions des territoires qui nous faisaient parfois venir des
lannes d'hilarité, comme des potes de collège. Parfois, nous nous aventurions
dans l'arène des animateurs" locaux'' d'émissions pour enfants qui, dans certains
cas, relevaient quasiment du mime ou du clown de carnaval. Nous affrontions les
possibilités les plus perfides et écartions tout ce qui n'était pas nécessaire. Les
som·enirs de ce processus sont un trésor que je chérirai tm~ ours.

Tourner le film avec Tim a été aussi formidable qu'on pouvait s'y attendre. C'était
comme si nos cerveaux étaient reliés par un câble chauffé à blanc qui aurait pu pro-
voquer des étincelles à tout instant. Pendant certaines prises, nous nous retrouvions
à des hauteurs vertigineuses, en équilibre sur un filin d'une finesse incroyable, prêts
à explorer et à repousser sans cesse nos limites, inépuisables sources d'allégresse
et d'idées encore plus absurdes.

À ma grande surprise, alors même que nous tournions Charlie, Tim m'a demandé
de tenir un autre rôle dans son film d'animation image par image Les Noces.funèbres
sur lequel il travaillait simultanément. Pris indépendamment, chacun de ces projets
était d'une taille, d'une ambition et d'une exigence susceptibles d'abattre un cheval.
Tim, lui, passait sans effort de l'un à l'autre. Rien ne peut l'arrêter. Il m'est arrivé
plus d'une fois d'être dépassé par la nature inépuisable, presque perverse, de
son énergie.
16 1 TIM Bl!RTON
Cela dit, on travaillait dur et on prenait un pied pas possible. On rigolait comme
des enfants fous pour tout et pour rien, donc pour quelque chose. On imitait sans
l'ombre d'un complexe nos fantaisistes préférés d'autrefois, des indi\idus aussi brillants
que Charles Nelson Reilly, Georgiejessel, Charlie Callas, Sammy Daùsjr (toujours),
Shlitzy (du film de Tod Browning Freak5), etc. La liste pourrait se décliner à l'infini,
mais les noms deviendraient de plus en plus obscurs, et nos lecteurs finiraient pars 'y
perdre. On s'offrait aussi des sessions d'apnée philosophique durant lesquelles on
se demandait si les invités des shows télévisés de Dean Martin étaient ou non dans
la même pièce pendant l'enregistrement- et la perspective qu'ils ne l'aient pas
été nous rendait super inquiets.

Son érudition cinématographique est ahurissante, abyssale, effrayante. Au cours


d'une conversation, je lui ai par exemple mentionné que ma copine, Vanessa,
avait un faible pour les films catastrophes, et en particulier les mauvais. C'est alors
que Tim a transformé notre aimable papotage en une véritable éruption de zig-
zags gestuels limite dangereux, accompagnée d'une énumération frénétique de
titres dontje n'avais jamais entendu parler. D'abord, il a exhumé à notre inten-
tion de sa vidéothèque personnelle des fleurons du genre comme L'Inévitable
Catastrophe ou Le Jour de la fin du monde. Puis, pour faire bonne mesure, il nous a
déniché des spectacles un peu plus apaisants, tels Munster l..eroou Le Village des damnés.
Le truc, c'est que son rapport au cinéma n'a absolument rien de blasé, de fatigué
ou d'ennuyé. Chacune de ses nouvelles tirades dégage autant d'enthousiasme que
la première.

Pour moi, travailler avec Tim, c'est comme rentrer à la maison. Une maison pleine
de pièges, certes, mais de pièges confortables. Très confortables. Personne ne peut
compter sur des filets de sécurité, mais c'est ici que j'ai été élevé. Notre planche de
salut, c'est simplement la confiance, voilà la clé de tout. Je sais au plus profond de
moi que Tim me fait confiance, splendide bénédiction qui ne m'empêche pourtant
pas de me sentir ponctuellement paralysé par la crainte de ne pas être à la hauteur.
Lorsque je construis un personnage, c'est en hlit ma principale préoccupation. Les
seuls éléments qui me permettent de préserver mon équilibre mental sont la certitude
de sa confiance, l'amour que j'ai pour lui et, couplée à mon inébranlable intention
PRÉFACE 1 17
de ne jamais le décevoir, la confiance profonde, éternelle, que j'éprouve à son égard.
Qu'ajouter à son sujet? C'est un frère, un ami, le père de mon filleul. C'est une âme
unique et courageuse, un homme pour lequel j'irais au bout du monde, et je sais
parfaitement qu'il ferait de même pour moi.

Voilà ... C'est dit.

JohnnyDepp
Mai 2005
Dominique, Petites Antilles
Introduction
revue et augmentée
à J'édition

'
A
Hollywood, où le cinéma est une industrie régentée par les colonnes pertes
et profit~ des magazines professionnels, et où le respect et l'admiration qu'on
porte aux cinéastes dépendent du résultat de leurs films au box-office,
Tim Burton est considéré comme un génie touché par Midas.
Depuis le début de sa carrière, le réalisateur est passé du stade de metteur en
scène visionnaire capable de transformer en or tout ce qu'iltouche à celui de marque
déposée: le terme<< burtonien >>s'applique désormais à tout réalisateur dont
l'univers est soit sombre, soit tranché, soit bizarroïde, soit les trois à la fois. Cette
métamorphose possède bien entendu ses avantages, dont la reconnaissance de
Hollywood, mais aussi son lot de difficultés très particulières, au premier r.mg desquelles
la pression générée par l'attente que les studios, comme le public, manifestent
depuis à son égard. Burton n'en demeure pa.~ moins un artiste dont le mode opératoire
continue de dépendre entièrement de ses sentiments les plus intimes. Pour lui, se
lancer dans un projet rejoint la nécessité de se projeter émotionnellement dans
ses personnages, qu'il s'agisse de créations originales (l'innocent aux doigts coupants
d'Edward aux mains d'argent), issues de bandes dessinées (le justicier masqué de
Batman) ou directement tirées de la réalité (le cinéaste halluciné d'tA Wood), quand
bien même ce qui le rattache à eux, comme il est d'ailleurs le premier à l'admettre,
repose parfois sur des bases bien énigmatiques. Pour ne citer que lui, t.award aux
mains d'argent s'est d'abord imposé comme un cri du cœur: le point de départ du
INTROilLTCTIUN 1 21
film est un dessin de jeunesse qui exprimait sa douleur muette de ne pouvoir
communiquer avec son entourdge, et notamment sa famille. Quant à ses autres films,
nombre d'entre eux évoquent clairement son enfance banlieusarde.
Élevé entre les années 1950 et 1960 à Burbank, dans la périphérie de Los Angeles,
à l'ombre des studios Warner Bros, Burton fuyait la lumière et le soleil du monde
extérieur en se réfugiant dans l'obscurité des salles de cinéma, source d'un contact
psychologique immédiat avec les images qui scintillaient sur les écrans géants. Il
avait pour passion les films de monstres, et son idole n'était autre que Vincent Priee,
auquel il rendit hommage dans son court-métrage d'animation image par image
Vincent avant de lui confier la figure paternelle de l'inventeur d'Edward aux mains
d'argent. Mais si l'essentiel de son œuvre abonde en images et en thèmes récurrents
dont tout porte à croire qu'ils expriment gracieusement la dette d'un cinéaste à ses
inspirations de jeunesse (dont le Fmnkenstein de 1931 signé James \Vhale), la réalité
est infiniment plus complexe. "L'image n'est pas toujours à prendre au pied de la
lettre, a-t-il déclaré unjour. Elle est reliée à un sentiment.,,
Les personnages de Tim Burton sont souvent des marginaux incompris et mal
perçus, des laissés-pour-compte rongés par une sorte de dualité et qui opèrent à la
frontière de la société qu'ils se sont eux-mêmes construite, certes tolérés, mais le
plus souvent abandonnés à leurs propres préoccupations. Une contradiction qui est
aussi la sienne à plus d'un titre. Car bien qu'il continue à occuper les toutes premières
places de la hiérarchie hollywoodienne et que son nom suflise non seulement à attirer
le public, mais à enclencher la mise en production d'un film, il entretient avec
Hollywood des rapports plus que prudents dans presque tous les autres domaines.
Ses films ont beau avoir remporté plus d'un milliard de recettes mondiales, ils
sont aussi loin d'obéir aux lois du marketing qu'il l'est du système des grands studios,
au sein duquel il continue pourtant d'opérer depuis ses débuts d'animateur chez
Disney dans les années 1980. Malgré les budgets colossaux qui lui sont alloués, la
voix de Tim Burton est demeurée plus originale et créative que jamais. Il accepte
l'argent d'Hollywood, d'accord, il oflre aux studios leurs blockbusters estivaux et
leurs aspirateurs à dollars, certes, mais ille fait à sa façon. Et c'estjustement ce qui
les rend si attirants, si spéciaux.
Avec son sens de 1'image, il n'est pas surprenant que Burton commence sa carrière
dans l'animation, un genre avec lequel tout est possible, où l'imaginaire ne connaît
22 1 TIM RU RI 01\i
pas de contraintes. Dans bien des cas, les films de Burton peuvent être vus comme des
films d'animation déguisés en fictions- ils parlent de situations et de personnages
existant en dehors de toute réalité. « Beaucoup de gens me demandent à quel moment
je ferai enfin un film avec des personnes réelles? Mais qu'est-ce que la réalité? »
Lorsque Burton entre chez Disney à la tin des années 1970, le studio ne s'est tou-
jours pas remis du choc de la mort, douze ans plus tôt, de Walt Disney, le père fondateur
et le guide. C'est une période de luttes intestines aux plus hauts échelons de la hié-
rarchie, et Burton se retrouve bientôt étouffé, sur le plan créatif, par la ligne de conduite
qui régente le département animation du studio. On lui offre, néanmoins, la possibi-
lité de réaliser deux courts-métrages en noir et blanc: l'un animé, Vincent, l'autre en
images réelles, Franlœnweenie, qui, tous deux, sont aussi personnels que stylisés. Aucun
des deux ne sera exploité commercialement, et, si les circonstances avaient été diffé-
rentes, Burton aurait très bien pu croupir dans son poste d'artiste-concepteur. .. Mais
Franlœnweenie a ses fans, et il n'en faut pas plus pour que la carrière de Burton bifurque.
Son premier film, Pee-Wee Big Adventure (1985), est, rétrospectivement, l'exutoire
idéal pour sa patte visuelle étrange et ses obsessions singulières : Godzilla, l'animation
image par image, les jouets et les gadgets. L'histoire de ce type, se cloisonnant
dans son univers de gamin, qui part à la recherche de sa bicyclette volée a, en
effet, tout d'un trip surréaliste : on y voit le héros, Pee-Wee Herman, danser avec
des chaussures à talons hauts dans un bar de motards sur la chanson << Tequila».
C'est d'ailleurs sur ce film que la collaboration entre Burton et le musicien Danny
Elfman débute, une collaboration qui s'est avérée l'une des plus fructueuses et
uéatives de ces quinze dernières années.
Bien que le film soit, à la surprise générale, un succès, Burton attend trois ans
avant de tourner Beetlejuiœ ( 1988), une comédie fantastique, véritable tour de force,
tant sur le plan de l'inventivité des décors que du côté outré des effets spéciaux.
Avec son bio-exorciste proprement repoussant, Bételgeuse (interprété par Michael
Keaton), des personnages principaux qui meurent au bout de dix minutes de film
et une histoire sans queue ni tête, Beetlejuiœest loin d'être la tasse de thé d'Holl}Wood.
Et, bien que le film ne soit pas une réussite totale, quand ses gags et son sens du
macabre fonctionnent, on s'approche du génie. Comme le film est un succès au-
delà de toute espérance, Burton est, du coup, catapulté à la tête du projet Batman,
en développement depuis déjà dix ans chez Warner Bros.
1'-ITRODlTIION [ 23
Burton, paradoxalement, n'ajamais été un grand fan de comics, mais il plonge en
lui-même et trouve les connexions émotionnelles nécessaires pour s'approprier la
mythologie du Dark Knight, et ainsi donner toute son importance à sa personnalité
schizophrène, perturbée et aliénée. Critiqué d'abord pour avoir choisi Michael Keaton
dans le rôle-titre, Burton se voit ensuite reprocher le ton trop inquiétant du film ainsi
que ses incohérences narratives- une critique acceptée par Burton pour qui la
non-linéarité est un point de départ au cinéma. Toutefois, le succès phénoménal
du film, dans lequel jack Nicholson interprète de manière très m'as-tu-vu le joker,
un super-vilain inscrit d'office au panthéon des méchants mythiques du grand écran,
récompense au centuple la confiance que v\'arner Bros a mise en Burton- sans
compter tout le merchandising, véritable manne intarissable. Si Batman n'est pas
abouti sur le plan artistique, il n'en reste pas moins intéressant, et donne surtout la
liberté à Burton de passer à des projets vraiment personnels.
Edward aux mains d'argent (1990) reste, dans la carrière de Burton, son film le plus
personnel et le plus autobiographique. Écrit par la romancière Caroline Thompson,
d'après une histoire originale de Burton, Edward ... est un conte de fées de Noël à
la direction artistique décalée et au fond très prenant. Un résultat dû en grande partie
aux performances tout en nuances de Winona Ryder, Dianne Wiest et surtout
de Johnny Depp dans le rôle d'Edward- un autre de ces personnages-archétypes
de marginal chers à Burton. En Depp, Burton trouve un comédien qui ressent si
parfaitement la condition de son personnage qu'il transcende le matériau. Et
c'est l'addition de tous ces éléments qui fait d'Edward aux mains d'argent l'une des
expériences cinématographiques les plus émouvantes de ces dernières années.
Quand Burton revient au monde de Batman avec Batman, le défi (1992), il endosse
le rôle de producteur, préalablement tenu par.Jon Peters et Peter Cuber, et, du coup,
propulse le film vers des contrées bien plus captivantes. Avec l'aide du script de
Daniel Waters -le scénariste de la venimeuse comédie pour ados lycéens, Fatal Cames-,
Burton axe tout le film sur la psychologie des personnages, et en particulier celle
des deux nouveaux méchants, Pingouin et Catwoman. Le film est un énorme succès,
mais insuffisant aux yeux de la Warner Bros qui attendait un résultat colossal.
Largement perçu et critiqué comme étant trop noir, le film permet néanmoins à
Michael Keaton d'incarner un Batman hanté et à Michelle Pfeiffer une Catwoman
schizophrène plus qu'ambiguë.
241 TIM BIII<TO"
CfXrange Noël de Monsieurfark ( 1993) est une extravagance musicale en animation
image par image que Burton a imaginée quand il travaillait chez Disney. Mais ce
n'est que dix ans plus tard qu'il arrive à le faire produire, avec à la barre Henry
Selick, un ancien élève de Disney lui aussi. Conte sur la méprise, 1'isolement et le désir,
L'Élmnr;e Noël de MonsiPUrJack met en scène Jack Skellington, encore un personnage
accepté par la société, mais vivant à sa marge et cherchant le bonheur.
ta Wood (1994) représente, en apparence, un tournant dans la carrière du réalisateur
de Balrnan. Burton se retrouve à parler de personnages ayant réellement existé et
de situations s'étant réellement produites, en tout cas pour la plupart d'entre elles.
:VIais les apparences sont trompeuses, car cette biographie de Edward D. Woodjr
conte, une fois encore, l'histoire d'un marginal- un réalisateur/travesti qui gravite
autour d'Hollywood- dont les relations avec son idole d'enfance, Bela Lugosi,
sont le pendant de celles de Burton avec Vincent Priee. Ed Wood est surtout le moyen
pour Burton de parler de la frontière ténue qui sépare le talent du manque de talent,
le succès de l'échec et Burton/le réalisateur de Edward D. WoodJr/le metteur en
scène- une comparaison qui dépasse l'émotionnel pour toucher à l'artistique.
Succès critique, récompensé par deux oscars, Ed Wood est, néanmoins, un flop,
le premier de la carrière de Burton. Cet échec mal vécu pousse Burton à s'engager
sur Mars Attarks .' ( 1996), un pastiche anar des bandes SF Lmchées des années 1950.
Partiellement aussi inventif et imaginatif que ses précédents films, Mars Attacks .'
a une approche encore plus morcelée de la narration, conséquence de la structure
très lâche du prqjet et du nombre incommensurable de personnages. Beaucoup
de critiques ont reproché au film son côté impersonnel, considérant que Burton
désirait avant tout parodier un genre qu'il avait adoré étant enfant, au détriment
de son implication dans les personnages. Et pourtant. son scénariste,Jonathan Gems,
un ami de longue date, affirme le contraire. Selon lui, il a écrit le film en ne cessant
de penser à Tim Burton, faisant du jeune vendeur de donuts- interprété par
Lukas Haas- le personnage auquel Burton peut s'identifier : Richie Norris est
méprisé par son entourage et sauve le monde grâce à sa grand-mère sénile avec
laquelle il entretient une relation très étroite, à l'instar de Burton et de sa propre grand-
mère. Mars Attru:ks .'est, enfin, un film où le monde est mis sens dessus dessous : tous
les notables et les leaders d'opinion (les médias, les scientifiques, les politiciens,
l'armée) sont neutralisés, alors que les marginaux, les mal-aimés, les incompris,
):'\ITKOIH 1CTIOI'\ 1 25
les innocents deviennent des héros. Burton a traité Mars Attacks !, de son propre
aveu, comme un film d'animation. « Dans le monde de Tim, les mots véhiculent des
mensonges alors que les images disent la vérité ''• précise Gems. "Quand les dialogues
étaient solennels, il les voulait brefs, mais lorsqu'ils exprimaient des mensonges
ou qu'ils étaient redondants, Tim appréciait qu'ils soient très verbeux. Lorsqu'un
personnage est une baudruche, la parole lui est nécessaire, conclut Gems.
Mais lorsqu'un personnage est honnête, véridique, authentique, il n'a pas besoin
de parler, il agit. »
Sa sortie, trop rapprochée de celle d' Jndependence Day, empêche Mars Attacks!
de trouver un large éventail de spectateurs aux États-Unis, la critique et le public
étant en outre perturbés par les changements de ton du film, une palette d'acteurs
aux styles de jeu opposés et des effets spéciaux - très onéreux- volontairement
désuets. En Europe, l'accueil est beaucoup plus enthousiaste. Depuis, le film est
devenu un énorme succès en vidéo aux États-Unis, en particulier auprès des enfants.
Peu de temps après la sortie de Mars Attacks .',Burton s'embarque dans une expérience
qui reste à ce jour la plus décevante et la plus pénible de sa vie professionnelle: 1'adap-
tation de Supennan, avec Nicolas Cage dans le rôle du super-héros. Après une année
passée à développer le pr~jet, Warner Bras le met en stand-by, ce qui ne manque
pas d'affecter Burton. Il retourne la situation, fort heureusement, avec SleefrY Hollow,
adaptation de la nouvelle de Washington Irving. Le conte d'Irving avec son cavalier
sans tête, ses décors gothiques, son côté film d'épouvante convient parfaitement à
l'état d'esprit dans lequel se trouve Burton et à son sens du macabre. Sleepy Hollow
marque les retrouvailles de Burton avec Johnny Depp, sa star d' Ed Wood et d'Edward
aux mains d'argent et son alter ego à l'écran.<< La plupart du temps dans ce métier,
vous avez l'impression d'être à louer mais, là, c'était comme rentrer chez soi, précise
Depp. Si je peux véhiculer ce que Tim a envie de dire et de voir- ou de faire
comprendre aux gens-, et qu'il considère que ce message peut passer à travers
moi, je suis très honoré d'être son messager. »
Quand Tim Burton est proclamé réalisateur d'une nouvelle version de La Planète
des singes, l'annonce soulève une vague d'excitation fiévreuse mais également une
grande perplexité quant à ses motivations profondes et à la pertinence d'entre-
prendre le remake d'un tel classique. Il n'a que trop conscience des pièges qui le
guettent (<<je savais que je me dirigeais vers une embuscade"), et sa,, réinvention"
du film, ainsi que la 20th Century Fox rebaptise le projet, s'avère une sorte de
cadeau empoisonné. Le film original est sorti en 1968, à une époque politiquement
très marquée (guerre du Vietnam, émeutes raciales civiles), et véhiculait aussi bien
un discours à forte teneur sociale qu'une source de divertissement quatre étoiles.
Le monde n'était alors pas le même. En 2000, la Fox ne veut pas de critique sociale:
elle est en quête d'une franchise. Elle donne son feu vert au film de Burton sans même
un scénario définitif et fonce tête baissée dans la mise en production afin de pou-
voir sortir en été. Tout le monde avait conscience des compromis auxquels il fallait
se soumettre et, en dépit de quelques éclats stylistiques et des formidables maquil-
lages de Rick Baker, le résultat final consterna jusqu'aux fans les plus mordus du
réalisateur. Comme ill' évoque dans le chapitre correspondant, l'expérience futjalonnée
de problèmes, notamment dans ses rapports avec le studio. Pourtant !"a Planète des singes
ne manquait pas de thèmes pouvant passionner Burton (l'inversion des valeurs,
le thème de l'étranger) et lui offrait dans la foulée l'occasion de travailler avec
Charlton Heston, la vedette de l'original. Mais, comme ille reconnaîtra plus tard,
le cœur n'y était pas vraiment: "J'étais davantage intrigué par l'idée du film que
par le film lui-même. ''
Burton parvient toutefois à rebondir avec Big Fish, son film le plus grand public
et, ironiquement, le plus personnel à ce stade de sa carrière. Adapté par.John August
d'un roman de Daniel Wallace, ce film est pour lui un matériau rêvé puisqu'il décline
non seulement son bonheur de raconter des histoires, mais aussi, de façon exquise,
son penchant pour les fables. Cependant, c'est à son thème central qu'il s'attache
par-dessus tout: la tentative de réconciliation entre un fils et son père mourant lui
permet d'exprimer les sentiments que lui ont inspirés le décès de son propre père
en 2000. Big Fish tourne autour de la relation entre Edward Bloom, un ancien ven-
deur itinérant qui a totuours puisé sa vérité dans l'imaginaire plus que dans la réalité,
et son fils Will, brouillé avec lui depuis des années en raison des mythes insensés
que son père ne cesse d'élaborer. Lejeune homme finira par réaliser qu'ils révé-
laient au fond sa vraie nature d'homme. Mélange triomphal de fantastique et de
sentimentalisme, d'émotion et de féerie, le film permet en outre à Burton d'œuvrer
sur son plus beau scénario depuis Fd Wood et d'y dépeindre une Amérique éclatante,
héroïque et légendaire, peuplée de loups-garous, de géants, de sœurs siamoises et de
poissons-chat~ démesurés, une Amérique où les romantiques et les braves finissent par

1:-o.:TH.OlH:CTTON 1 27
gagner à la fin. Comme l'écrit Peter Travers dans Rolling StonP: '' La tension inhérente
à cette fable consacre la maturité de Burton et donne au film son obsédante gravité.
Lorsque le fils emprunte les mêmes chemins que son père pour s'adresser à lui tout
en percevant l'homme qu'il est, c'est toute la puissance transcendantale de l'art que
Big Fish met alors en lumière. ,,
Que Tim Burton accepte de réaliser une nouvelle version du classique pour enfants
de Roald Dahl, Charlie et la chocolatnie, avait quelque chose d'inévitable. Artistes à la
créativité impressionnante, leurs univers similaires où J'espièglerie malveillante le
dispute à la subversion s'étaient déjà croisés lorsque Burton avait produit james et la
pêrhe géante. Plus excitant encore, le film marque ses premières retrouvailles avec
Johnny Depp depuis Sleepy Hollow. Leur amitié de longue date a abouti à leurs plus
grandes réussites respectives, ce qui n'empêche pas Burton d'être déconcerté par
l'intensité de l'attente qui accompagne l'annonce de cette nouvelle collaboration.
«Je me suis battu très tôt dans ma carrière pour faire les films que je voulais, mais
l'absence de pression me donnait une liberté extraordinaire, dit-il. Il est beaucoup
plus difficile de surprendre les gens lorsqu'ils attendent trop de vous. ,
Ce qui n'empêche pas leur association de donner un résultat non seulement
surprenant, mais en tout point incomparable. Comme Johnny Depp J'explique dans
sa préface et Tim Burton dans le chapitre consacré au film, c'est en puisant dans
les souvenirs que leur ont laissés les présentateurs télé des émissions de leur enfance
qu'ils ont construit le personnage de Willy Wonka. Authentiquement éblouissant,
bizarre et par certains côtés eth-ayant, le fruit de leur travail aurait sans doute ravi
Roald Dahl en personne. Mais tout en respectant fidèlement J'univers du romancier,
Charlie et la chocolaterie est aussi un Tim Burton pur jus, une orgie psychédélico-pop
de couleurs éclatantes, de décors stupéfiants et de délicieuse inventivité. L'adaptation
du livre a ainsi comblé des millions de fans ... mais de manière totalement inattendue.
Sans avoir constitué à sa sortie un triomphe commercial à la Pixar, L'Étrange
Noël de Monsieur.Jark est devenu pour certains un rendez-vous culte annuel, géné-
rant au passage toute une gamme de produits dérivés dont le succès ne montre
encore aujourd'hui aucun signe d'essoufflement. Burton cherchait depuis un
nouveau projet où il pourrait exprimer sa passion de l'animation image par image
héritée de son amour pour les films de Ray Harryhausen : il le trouve avec cette fable
à la tonalité et au style indémodables que sont Les Noces funèbres. Dans un monde
28 1 TIM BL·R ro"
dominé par les images de synthèse, Burton ne cesse de revenir à cette technique
douloureusement minutieuse, à cet art résolument manuel qui renferme pour lui
des trésors d'émotion. <<je l'aime pour des raisons indicibles, inconscientes, dit-il.
L'animation image par image dégage quelque chose de magique, de mystérieux,
de tactile.
Je sais qu'on peut obtenir un résultat similaire, voire supérieur, avec des ordinateurs,
mais sans cette qualité "fait main" qui lui donne sa résonance émotionnelle, enfin
pour moi. C'est peut-être un effet de la nostalgie, mais je pense que ce médium
véhicule toutes ces choses. ,,
Inspiré par un poème d'Europe centrale du XIX' siècle, Les Noœsfunèbres raconte
l'histoire de Victor, un jeune homme timide et nerveux qui se retrouve malgré lui
attaché à une '' mariée morte » la veille de son mariage avec sa fiancée Victoria, puis
propulsé dans le Territoire des Morts. Dans ce cadre s'épanouissent de nombreux
thèmes chers au réalisateur, quelque part entre Beetlejuiceet Sleepy Hollow. Son héros,
doublé par Johnny Depp, représente la quintessence du personnage'' burtonien »
sur fond d'inversion entre deux mondes (celui des vivants étant plus,, mort» que
celui des défunts) tout aussi reconnaissable. Ce n'est pas une coïncidence si Victor
ressemble à ce point à la version adulte du gamin de Vincent, c'est-à-dire à Tim
Burton lui-même. ''j'assume l'analogie, dit-il. J'ai ressenti exactement la même
chose en regardant le film une fois terminé. Chaque film est pour moi une
aventure personnelle. »

Mark Salisbury
J'avais peu d'amis,
mais il y a suffisamment
de films étranges pour
que tu puisses te passer
d"avoir des amis pendant
un sacré bout de temps.
Uenfance
àBurbanks
T
irn Burton est né le 25 août 1958 à Burbank, en Californie. C'est le premier
fils de Bill et jean Burton. Son père travaille au centre sportif de la ville, tandis
que sa mère tient rme boutique de cadeaux appelée Cats Plus, dans laquelle
chaque produit possède W1 motif félin. En 1961 naît le frère cadet de Burton, Daniel,
qui deviendra artiste. La maison des Burton étant située sous les trajectoires de vol
des avions en partance de l'aéroport de Burbank, Tirn se retrouve souvent allongé
sur le gazon à contempler le trafic aérien en chronométrant la dilution des fumées
qui s'échappent des moteurs. À 12 ans, il part s'installer chez sa grand-mère, qui vit
également à Burbank, puis, vers 16 ans, il emménage dans un petit appartement
au-dessus d'rm garage que celle-ci possède- et dont il paîe le loyer en travaîllant dans
W1 restaurant après l'école. Toute proche de Los Angeles, Burbank est alors- c'est

toujours le cas, d'ailleurs -Wl avant-poste d'Holl}wood. Warner Bros, Disney, Columbia
et NBC ont tous leurs studios basés à cet endroit. Mais Burbank reste aussi et surtout
rme banlieue pour classes ouvrières.
C'est dans cet environnement qu'rm sentiment d'aliénation envahit Burton dès son
plus jerme âge. Cet univers, ille recréera dans Edward aux mains d'argent. Il n'est pas
difficile, en effet, de démasquer le jerme et introverti Tirn Burton derrière" l'étranger
dans W1 monde étrange >>qu'est Edward. Face à ce milieu,, hostile,,, Burton se réfugie
dans les salles de cinéma ou s'assoit devant la télévision pour regarder des m..ms
d'horreur. Burton n'a pas non plus W1 tempérament destructeur. Il s'amuse juste à
L'ENFANCE ..\ BURBANKS 1 31
arracher la tête de ses petits soldats, et terrorise l'enfant des voisins en lui faisant
croire que les extra-terrestres ont atterri.
Si tu n'étais pas originaire de Burbank, tu pouvais croire que c'était la capitale
mondiale du cinéma. Alors que c'était en fait, et que c'est toujours, très banlieusard
malgré tous ces studios alentour. C'est drôle parce que toutes les villes autour se
sont développées radicalement tandis que Burbank reste encore et toujours la même.
Je ne sais ni comment ni pourquoi, mais cette ville semble protégée par un étrange
bouclier. .. Ça pourrait être n'importe quelle petite ville type américaine.
Enfant,j'étais très introverti. Jaime penser que je ne me sentais pas différent
pour autant. j'avais les mêmes activités que les autres enfants: aller au cinéma, jouer,
dessiner. Ça n'a rien d'inhabituel. Ce qui est plus inhabituel, c'est de vouloir persévérer
dans ces domaines en grandissant. .Je pense que j'étais un des plus calmes en
classe. Je n'ai pas une conscience précise de quij'étais.Je n'ai pas de souvenirs
spécifiques à ce s~jet. j'étais sur un nuage. Ces années n'ont pas été les plus belles
de ma vie.Je n'ai pas pleuré au bal de fin d'études. Je ne pensais pas que les choses
iraient en se dégradant. .Je ne me suis jamais vraiment disputé avec quiconque, mais
je ne suis jamais arrivé pour autant à garder des amis. j'avais l'impression que les
gens ressentaient un besoin pressant de me laisser tout seul- etj 'en ignore la raison.
C'était comme sije dégageais une sorte d'aura qui disait: << Mais foutez-moi la
paix! ,, Pendant un certain temps, on aurait pu croire que j'avais participé à un
casting pour la série The Brady Bunch :je portais des pantalons pattes d'éléphant et
j'avais une tenue sport marron. La musique punk me plaisait et me faisait du bien.
j'avais peu d'amis, mais il y a suffisamment de films étranges pour que tu puisses
te passer d'avoir des amis pendant un sacré bout de temps, et que tu puisses voir
chaque jour quelque chose de nouveau qui t'interpelle.
Il y avait cinq ou six salles de cinéma à Burbank, mais elles ont fermé tour à tour.
Du coup, pendant plusieurs années, il n'y avait plus une salle. Avant, on pouvait assister
à des soirées thématiques étrdnges comme Srream Blacula Srream (Bob Kelyan, 1973),
Dr jekyll et Sister Hyde (Roy Ward Baker, 1971) ou Les envahisseurs attaquent (lnoshiro
Honda, 1968) dans ces salles. C'étaient de super moments de cinéma, ces soirées
thématiques. J'allais au cinéma tout seul, ou avec deux ou trois gosses du quartier.
Récemment, je suis retourné à Catalina Island. Je n'y avais pas mis les pieds depuis
mon enfance. J'y allais souvent, et il yavait une chouette salle de cinéma, l'Avalon, décorée
32 1 TIM BUKTOI'i
avec d'incroyables coquillages de type Art déco. Je me som;ens d'y avoir vu jason et les
Argvnautes.Je me souviens à la fois du film, de la mythologie qu'il évoquait et de la salle,
car ils me semblaient ne laire qu'un. C'était incroyable. C'est un des premiers films que
j'ai vus. Je ne me souviens plus de mon âge. C'était avant mes 15 ans en tout cas.
Pendant toute une période, la télévision diffusait des films le samedi après-midi,
des trucs comme The Brain Thal Wouldn 't Die (Joseph Green, 1959), dans lequel un
type se faisait arracher le bras puis raclait son moignon contre un mur pendant son
agonie, tandis qu'une tête posée sur un plateau se moquait de lui. De nosjours, pro-
grammer un film pareil serait inimaginable.
J'ai tmuours aimé les monstres et les films de monstres. Ils ne m'ont jamais fait
peur. Mes parents disaient que rien ne m'cflrayait, que je regardais tout et n'importe
quoi. Et tous ces trucs sont restés en moi. King Kong, Fmnkenstân, Godzilla, L'i:trange
Créature du lac noir, ils se ressemblaient tous, seuls les maquillages et les costumes
en caoutchouc les différenciaient. Mais justement, ils dégageaient tous quelque
chose qui me plaisait terriblement. .J'avais le sentiment que la plupart de ces monstres
étaient souvent incompris et qu'ils avaient généralement plus de cœur et d'âme que
les humains autour d'eux.
Parce que je ne lisais jamais, ces films de monstres ont probablement été mes
contes de fées, même si les contes de fées sont, par nature, plus violent~. symboliques
et dérangeants que Frankenstf!in et consorts, qui tiennent plutôt du mythe. Les contes
de fées, comme ceux des frères Grimm, sont probablement plus proches de films
comme Thr> Brain 11wt Wouldn 't Dif', plus durs, plus cruels, et emplis d'une symbolique
étrange. Je crois que je regardais ces films en réaction à un milieu familial puritain,
bureaucratique et très" années 1950 ».Je refusais de voir la réalité en face pendant
toute cette période. C'est la raison pour laquelle, je pense, j'ai toujours aimé les
contes et les fables. Ils symbolisent quelque chose d'autre. Ils ont une assise, mais
ils sont aussi ouverts à l'interprétation. J'ai tottiours aimé regarder les choses et en
donner ma propre interprétation. En fait, ce ne sont pas les contes que j'apprécie
spécifiquement, mais plutôt l'idée même du conte.
Pendant un temps,je voulais devenir l'acteur qui jouait Godzilla.J'aimais l'idée
de faire exploser sa colère à grande échelle. Parce quej' étais calme, parce que je
n'étais pas démonstratif, ces films étaient pour moi une forme de libération. Très
tôt, en fait,j'ai voulu réduire en cendres la société.
Je ne connais pas d'enfants, je n'ai pas d'enfants, etje n'aime pas la phrase
<<garder son âme d'enfant ••, parce que ça fait attardé mental. Mais, d'un autre côté,
on peut sc demander : à quel moment sc construit-on un imaginaire ? Et à quel
moment devient-on qui on est ?
Jallais voir quasiment tous les films de monstres, mais c'étaient surtout, et je
ne saurais dire pourquoi, les films avec Vincent Priee qui laissaient sur moi des traces
indélébiles. Ils parlaient de l'endroit où je grandissais, de mes sentiments très
négatifs à l'égard de l'atmosphère prétenduementagréable et normale de la banlieue.
Je pense que c'est aussi de là que vient ma passion pour Edgar Allan Poe.
Je me souviens que, plus petit,j'avais dans ma chambre deux belles fenêtres
qui donnaient sur le jardin. Pour un motif qui m'échappe, mes parents les ont
murées, et elles ont été remplacées par une petite fenêtre. Pour l'atteindre et voir à
l'extérieur, il fallait que je grimpe sur mon bureau- à ce jour, je ne leur ai toujours
pas demandé pourquoi ils avaient fait ça. Je devrais le faire d'ailleurs.Jai associé cet
événement à la nouvelle d'Edgar Allan Poe où un homme est emmuré vivant et
brûlé vif. Voilà le genre de sentiments que j'éprouvais à l'égard du monde qui
m'entourait. Burbank, cet endroit mystérieux!
Vincent Priee était un personnage avec lequelje pouvais m'identifier. Quand
tu es plus jeune, tu crées ta propre mythologie et tu détermines ce qui te touche.
Et ces films, leur poésie, ce personnage plus grand que nature qui traversait tant
de tourments -la plupart imaginaires- m'interpellaient comme d'autres enfants
ont pu être interpellés par Gary Cooper ou .John Wayne.
Avec un groupe d'amis,je réalisais des films en super 8. On a fait un film de loups-
garous, un film de savant fou, un autre qui s'appelait The island of Doctor Agar, et
un petit film en animation image par image avec des figurines représentant des
hommes des cavernes. Le résultat était épouvantable, et ça montrait à quel point
nos connaissances étaient réduites en matière d'animation. Les jambes de ces hommes
des cavernes étaient démontables. Il y avait des jambes pour la position debout et
fixe, et d'autres pour la marche, et on les échangeait selon la teneur des scènes.
Difficile d'imaginer plus saccadé comme animation.
J'aimais tous les films de Ray Harryhausen -Jason et les Argonautfs, Le Septième Voyage
deSinbad .. .Je les trouvais incroyables. Plus tu grandis, plus tu réalises que l'animation
image par image est aussi un art. Et c'est ça qui t'émeut alors dans ces films.
34 1 TIM Bt:RTO>i
Je suis passé de classe en classe sans m'intéresser aux programmes. Je fais partie de
cette génération qui a eu la malchance de grandir en regardant la télévision.Je n'aimais
pas lire- etje n'aime tol!jours pas ça. Pour avoir des bonnes notes,j'avais un autre moyen.
Quand j'étais encore au collège-je devais avoir autour de 13 ans-, on nous a demandé
une fois de lire un livre, et d'en tirer une fiche de lecture de vingt pages, mais, au lieu
de cela,j'ai décidé de faire un film- que j'ai appelé Houdini . .Je me suis filmé en
super 8 noir et blanc, et en accéléré. On me voyait être attaché aux rails d'une voie fen-ée,
puis être plongé pieds et poings liés dans une piscine, enfin ce genre de tours débiles
gue font les magiciens. Évidemment,j'arrivais à m'évader à la dernière minute. C'était
très amusantàfaire,je n'ai rien eu à lire,je n'avais qu'à sautiller dans mon jardin. C'était
aussi une manière aisée de décrocher une bonne note, en tout ca~ meilleure gue si j'avais
tenté de rédiger mes impressions sur un bouquin. Et j'ai refait la même chose au lycée
avec un devoir de psychologie.J'aijuste pris plusieurs photos publiées dans des livres,
et je les ai agencées à ma manière sur'' Welcome to my Nightmare, d'Alice Cooper,
le summum du psychologique,je vous dis ! Ensuite,j'ai filmé une chaise en forme de
sac à haricots qui m'attaquait dans mon sommeil. C'était le final, je crois.
Je n'aijamais consciemment exprimé le désir de devenir cinéaste.J'aimais faire
des films, et ça m'a aidé pour mes études, mais c'est tout. Avant que les studios
L'niversal ne connaissent leur expansion actuelle, ils proposaient des visites bas de
gamme, et je me souviens d'avoir arpenté les rues où ont été filmés Dracula et
Frankenstein. C'était un sentiment grisant, ce qui en décuplait J'aspect romantique.
Cependant, je n'ai vraiment songé à faire du cinéma mon métier qu'après les
deux ans que j'ai passés chez Disney. Peut-être que je me protégeais- je n'aime
pas les grandes déclarations, en effet. Je suis déjà assez bizarre comme ça.

Bien qu'il ne montre aucune aptitude particulière pour les études, les dons artistiques
de Burton lui valent de gagner, en troisième, le premier prix, et une récompense
de dix dollars, dans un concours local sur le thème de la propreté de la voie publique.
Son esquisse ornera les camions-poubelles de Burbank pendant deux mois. Ses dons
de dessinateur lui permettent aussi de se faire de l'argent de poche pendant les
fêtes. À Noël, il peint sur les fenêtres du voisinage des paysages enneigés, et, pour
Halloween, il décore les maisons du quartier avec des lanternes citrouilles, des
araignées ou des squelettes.
Je suis très dissipé, et je m'énerve pour un rien. Mais il y a des choses qui m'aident
à me concentrer et qui me relaxent. Réaliser un dessin m'oblige à me concentrer,
par exemple. C'est une expérience apaisante ; etc' est resté en moi. Jaime beaucoup
dessiner. En maternelle, tu ne fais que ça toute !ajournée. C'est génial ! Et tous
les dessins se ressemblent; pas un n'est meilleur que l'autre. Et puis, peu à peu, la
société te lamine. Je me souviens qu'on devait suivre un cours à mon école d'art
où on apprenait à dessiner d'après des modèles vivants; et c'était une lutte au
quotidien, pour moi. Au lieu de t'encourager, de te laisser dessiner à ta manière,
comme lorsque tu étais enfant, on t'obligeait à appliquer les règles. On nous disait:
« Non. Vous ne pouvez pas dessiner comme ça. Vous devez dessiner comme ça. »

Cette situation m'a frustré énormémentjusqu'aujour où un déclic s'est produit.


J'étais en train de faire un croquis, et, tout d'un coup,je me suis dit:<< Et puis merde,
peu importe que je sache dessiner ou pas. L'important, c'est que j'aime ça. •• Je te
jure que, dès cet instant, j'ai éprouvé un sentiment de liberté que je n'avaisjamais
connu auparavant. Dès lors, je me suis fichu de savoir si je pouvais reproduire ou
pas une forme humaine, ou si les gens aimaient ou non mes dessins. Cette liberté
rn 'a rendu euphorique. Depuis, je me bats chaque jour pour la conserver, pour
contrecarrer ceux qui disent: «Vous ne pouvez pas faire cela. Ça n'a aucun sens. »

1976. Bw1on a 18 ans et décroche une bourse d'études pour l'Institut des arts de Californie
(Cal Arts), une faculté fondée par Walt Disney et située à Valencia, en Californie. Le
programme est établi par le studio Disney et permet de dénicher les nouveaux
animateurs maison de demain.
Au lycée, il y avait un professeur qui ne cessait de m'encourager. Du coup, j'ai
décroché cette bourse pour Cal Arts. Là-bas,j'ai réalisé en super 8 avec des copains
un film de monstres mexicains et un film de surf, entre autres. On faisait ça juste
pour le plaisir. C'est à Cal Arts que je me suis dit que l'animation serait peut-être
un bon moyen de gagner ma vie. Disney avait conservé quasiment les mêmes ani-
mateurs depuis Blanche-NPige et les sept nains, et ils formaient la jeune génération
de manière très décontractée. Je suis entré directement en deuxième année. Les
professeurs avaient comme mission d'apprendre à leurs jeunes recrues très moti-
vées à devenir de futurs animateurs ... À la manière Disney. On avait l'impression
d'être à l'armée. Je n'aijamais fait mon service militaire, mais j'en ai eu un sacré

36 1 TIM Bl"RTO"
avant-goût avec le programme Disney. Les instructeurs de la firme, qu'ils soient
maquettistes, infographistes ou animateurs, étaient là pour t'inculquer la philosophie
Disney. L'atmosphère était donc assez spéciale. C'était aussi la première fois que
j'entrais en contact avec des gens qui avaient les mêmes centres d'intérêt que moi.
C'étaient eux aussi des marginaux, des types dont on s'était moqué parce qu'ils
aimaient Star Trek ou je ne sais quoi d'autre.
Nous avions accès à tout le matériel de propagande de Disney. Si tu voulais
vérifier comment Blanche-Neige avait été conçue, il était possible d'aller voir sous
ses jupes. À cette époque, le monde de l'animation était un petit monde, contrai-
rement à atuourd'hui. Même au creux de la vague, Disney représentait un idéal
romantique, et je dirais que 90% des élèves de ma classe aspiraient à y travailler.
À la fin de chaque année, on devait tous présenter une petite œuvre, et le comité
de sélection de Disney se déplaçait à cette occasion. Il s'agissait plus d'une<< maquette,
que d'une œuvre, d'ailleurs. Ils passaient en revue tous les films, et ils prenaient tous
ceux qui montraient des aptitudes particulières, qu'ils soient en première ou en
dernière année- ils avaient néanmoins une préférence pour ces derniers. La
compétition était très forte et la spéculation battait son plein autour des prochains
qui seraient choisis. Chaque année réservait son lot de surprises. j'ai passé trois
ans à Cal Arts, mais j'ignore si j'aurais pu y rester une quatrième année. Lors de
ma troisième année, en etfet,je faisais le pied de grue quasiment tous lesjours
dans les bureaux du chargé de ressources : on voulait me retirer la bourse qu'on
m'avait accordée et qui me permettait de régler la cotisation annuelle très élevée
de l'école. Les années passant, les films faits à Cal Arts sont devenus de plus en
plus élaborés: il y avait du son, de la musique, même s'ils demeuraient des esquisses
faites au crayon. Le film qui m'a permis d'entrer chez Disney s'intitulait Stalk of the
Celery Monster'. C'était stupide, mais c'était une année où la compétition était moins
rude et où ils cherchaient à tout prix du personnel.
1 - !.a Tmque du mon.~/ n' r:flPri.
Je donnais 1ïmpression
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aniYé à dépasser('<' stade.

~-~e
ne m' enferll!-e plus
cans une armoire.
Disney

'
C
est en 1979 que Burton rejoint les studios Disney pour travailler comme
animateur sur Rox et Rouky.
Entre Disney et moi, ça ne collait pas vraiment. Pendant un an, j'ai déprimé
comme jamais. Je travaillais pour un grand animateur, Glenn Kean. C'était un type
gentil, un animateur hors pair, il m'aimait bien et il m'a aidé. Mais ilm 'a également
fait souffrir, parce qu'il m'a confié toutes les scènes de gentils renards alors que
j'étais incapable de dessiner ces boules de poils à la Disney. J'en étais incapable. Je
n'arrivais même pas à imiter le style Disney. Les miens ressemblaient à une route
défoncée. Par chance,j'avais surtout des plans d'ensemble à dessiner. Mais c'était
atTreux.J'avais l'impression de subir le supplice de la goutte d'eau- cette torture
chinoise bien connue. C'était peut-être dü au film lui-même, tout simplement.
Imagine-toi pendant trois ans en train de dessiner un joli petit renard doublé par
la voix de Sandy Duncan ! Ce n'est pas le genre de choses qui peuvent te per-
meure de trouver des attaches. Je n'avais pas la patience d'endurer ça. C'était au-delà
de mes forces- ce qui était une bonne chose.
Ce qu'il y a de surprenant chez Disney, c'est qu'ils veulent que m sois à la fois
un artiste et un ouvrier zombie sans personnalité. Il faut être quelqu'un d'unique
pour pouvoir faire coexister ces deux états clans un même cerveau. À cette époque,
j'étais donc très perturbé sur le plan émotionnel, et j'avais le plus grand mal à mettre
un pied devant l'autre. J'ai appris à dormir au boulot, mon crayon à la main.
DISNEY & VINCENT 1 39
C'était atroce. Pendant toute une période, je faisais de bonnes nuits de huit à dix
heures, puis je me rendais au travail où je dormais à nouveau deux heures le matin
et puis deux heures l'après-midi. Je dormais assis en me tenant bien droit, et j'avais
un crayon à la main afin d'avoir toujours de quoi griffonner si quelqu'un pénétrait
à l'improviste dans la pièce où je travaillais.
Je me comportais de manière étrange. Je voyais bien que j'avais des problèmes.
Je donnais l'impression d'être quelqu'un de bizarre. Je m'installais fréquemment
au fond d'une armoire dontje ne sortais pas, je m'asseyais sur mon bureau, ou
bien en dessous, je faisais des trucs étranges comme m'arracher une dent de sagesse
et inonder de sang les couloirs. Mais je suis arrivé à dépasser ce stade. Je ne rn' enferme
40 1 TIM BURTON
plus dans une armoire. J'étais gardé à distance respectable, mais j'avais la paix. Je
pense que j'abattais suffisamment de travail pour ne pas être viré. Il fallait le faire
Yite, c'est tout. Comme j'étais incapable de dessiner ce qu'on me demandait, le
temps que j'y passais n'avait guère d'importance. Il était même préférable que je
n'y passe pas trop de temps. j'avais des problèmes d'ordre émotionnel à ce stade
de ma vie. Je ne savais pas quij'étais.
Comme je faisais par ailleurs d'autres types de dessins, on me donnait aussi
d'autres choses à faire. À cette époque, Disney était dans sa période azimutée. Ils
faisaient des trucs comme La Coccinelle à Monte-Carlo. Personne ne comprenait ce
qui se passait. On se sentait dans un monde hermétiquement clos, et je devais arriver
DISNEY & VINCENT 1 4}
à me déplacer dans cette étrange structure<< non structurée"· On m'a permis
d'essayer diverses choses, d'imaginer des concepts pour des projets d'animation et
de fictions.
Lorsque le studio n'en était encore qu'à ses balbutiements, il y avait un type
qui était payé pour avoir des idées et les dessiner. Les animateurs appréciaient son
travail, et il dessinait absolument ce qu'il voulait, par exemple, une main avec un
globe oculaire posé dessus. je me suis donc débrouillé pour obtenir cette position
d'artiste-concepteur, un poste idéal pour moi. Là,j'ai à nouveau éprouvé du plaisir,
car je pouvais faire ce que je voulais, c'est à dire sniffer des marqueurs toute la
journée.
J'ai été engagé comme artiste-concepteur sur Taram et le chaudron magique, ce qui
me convenait pleinement puisque, pendant plusieurs mois,j'aijuste eu à m'as-
seoir dans une pièce et à dessiner toutes les créatures que je voulais : sorcières,
meubles, bref, des tas de choses. Toutefois, au moment où le projet a vraiment
décollé, ils m'ont adjoint ce type, Andreas Deja, un animateur talentueux et com-
pétent au style traditionnel et axé sur les personnages- un style à des années-lumière
-'2 1 TIM BURTON
du mien. Ils m'ont elit : " Tim, on aime bien tes idées, mais Andreas convient bien
plus à ce qu'on recherche. , Je pense qu'il s'auendait à ce qu'on sympathise et
que cela porte ses fruits. Résultat, il s'est assis dans un coin de la pièce et moi dans
un autre. Ça ressemblait à une version amicale de Drôle de coujJll''.
Du coup, il l~tisail ses trucs et moi les miens. Je n'ai pas vu le li lm, mais je sais
qu'ils n'ont pas utilisé un seul de mes concepts. J'ai épuisé, pendant celle période,
mon réservoir d'idées pour dix ans. Lorsqu'au bout de toutes ces années je me
suis aperçu que rien n'avait été utilisé, ça m'a [lit tout bizarre. Je me sentais comme
une princesse prisonnit:Te. Je pouvais dessiner cc queje voulais, maisj'avais l'im-
pression d'être dans une cellule que la lumière dujour n'éclairaitjamais. Il y avait
néanmoins toujours quelque chose qui Llisait que ça valait le coup- comme réaliser
1 - Cdi·hrc pii·cc lTritc par :\'cil Simon ct qui conmH tilH' adaptation au cin(·ma.

44 1 'lù! 1\l'RTO>:
me donnait l'impression d'être dirigé par des personnes qui avaient toujours occupé
des postes subalternes et qui s'étaient retrouvés aux commandes, au moment où les
plus talentueux étaient soit partis, soit à la retraite, soit décédés.

Alors qu'il travaille comme artiste-concepteur, Burton se découvre deux alliés: Julie
Hickson, exécutif chez Disney, et Tom Wilhite, responsable du développement
créatif. Tous deux se rendent compte que les dessins de Burton recèlent un talent
unique qui, bien qu'éloigné du style conventionnel Disney, mérite d'être soutenu.
C'est ainsi que Wilhite offre à Burton, en 1982, 60 000 dollars pour produire Vincent,
un court-métrage d'animation en volume, d'après un poème en vers écrit par Burton
dans le style du Dr Seuss, un de ses auteurs de contes pour enfants favoris.
DIS"EY & VINCENT 1 47
Ça faisait déjà un an, un an et demi, peut-être deux ans, que je travaillais dans le
département- je ne suis pas doué pour les dates. À ce stade, j'avais bossé sur
Taram et le chaudron magique, sur un truc appelé Trick or Treat pour lequel il n'y avait
même pas de script mais seulement un concept : une maison hantée, des enfants,
Halloween. j'avais déjà écrit Vincent, mais je n'ennuyais à
nouveau à mourir. J'étais sur le point de quitter la boîte. je
n'en pouvais plus. C'est alors que les personnes qui rn' encou-
rageaient chez Disney rn' ont donné un peu d'argent pour faire
Vincent, en prétextant qu'il s'agissait d'un test d'animation en
volume. C'était très gentil de leur part, et ça m'a permis de
recharger mes batteries.
À l'origine,j'avais écrit Vincent avec l'idée d'en faire un
livre pour enfants, et c'était vraiment sous cette forme-là que
je voulais qu'il existe en premier. Puis on m'a offert l'op-
portunité d'en faire un film d'animation en image par image.
J'avais envie de tester cette technique, car je sentais que le
poids que ce type d'animation allait conférer à ces figurines
en trois dimensions était nécessaire pour rendre cette histoire
plus vraie. C'était très important à mes yeux.

Avec un collègue animateur, Rick Heinrichs, un spécialiste de


l'animation en volume, Steven Chiodo, et le chef opérateur
Victor Abdalov, Burton travaille intensément durant deux
mois, et livre un film de cinq minutes. Tourné dans un noir
et blanc contrasté, dans le plus pur style expressionniste alle-
mand des années 1920, Vincent raconte l'histoire d'un
garçonnet perturbé âgé de 7 ans, Vincent Malloy, qui s'imagine être Vincent Priee.
Lorsqu'il ne se morfond pas dans sa banale existence de banlieusard, Vincent se
projette dans une série de situations fantasmatiques inspirées par les f"Ilms tirés
d'Edgar Allan Poe avec Vincent Priee -ceux-là mêmes qui avaient eu tant d'effets
sur le petit Burton. Ces épisodes incluent des expérimentations sur un chien - un
thème qui réapparaîtra dans le projet suivant de Burton, Frankenweenie- et l'accueil
d'une tante que Vincent imagine être plongée dans de la cire bouillante. Le f"tlm
48 1 TIM BURTON
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11'-2885A R-1

s'achève par l'image de Vincent, allongé sur le sol, dans le noir, citant la rm du
<<Corbeau,. de Poe.
Vincent Priee, Edgar Allan Poe, les films de monstres, toutes ces choses m'inter-
pellaient. Tu vois une personne affronter des angoisses, des supplices- des choses
auxquelles tu t'identifies-, et ça agit comme une thérapie, une libération. Ça tisse
des liens. Voilà ce que représentait Vincent pour moi. Le film va et vient au sein de
la réalité propre au personnage. Il s'identifie et il croit qu'il est Vincent Priee, et
tu vois le monde à travers ses yeux. On passe de la réalité à la non-réalité, et le film
se clôt sur une citation du << Corbeau ». Les gens de chez Disney pensaient que
Vincent était mort, alors qu'il est juste allongé sur le sol. Qui peut se permettre de
dire s'il est mort ou s'il est juste beau, quand il est dans son petit monde à lui? Ils
voulaient une fin plus optimiste, alors que je n'aijamais envisagé celle-ci comme
DISNEY & VINCENT 149
étant pessimiste. C'est drôle, mais
je trouve ça plus réjouissant quand
on laisse l'imagination travailler.
J'ai toujours ressenti les happy ends
obligatoires comme une dérive
psychotique. Ils voulaient que la
lumière s'allume, et que son père
entre dans la pièce en disant :
<< Allons au match de football, ou
de bas~ball. '' Ça a été ma première
rencontre avec le syndrome du
happy end.
Aucun des plans de Vincent n'en-
tretient de connexions directes
avec des films en particulier.
Aucun plan ne s'inspire, à proprement parler, des films tirés de Poe. Si inspiration
il y a, elle n'est pas liée à des séquences précises, mais à l'amour que je portais à
ces films au moment où je franchissais les étapes de l'enfance et de l'adolescence.
Il y a une scène qui rappelle L'Homme au masque de cire, quelques brûlés vifs, quelques
expérimentations, mais ce qui me préoccupait surtout, c'était de rendre crédible
l'animation en volume.

Quiconque a vu Vincent ne doutera pas une seule seconde que le personnage-titre,


un jeune homme au teint de papier mâché et aux cheveux noirs hirsutes, ressemble,
de manière frappante, à son créateur.
Je ne me suis jamais dit: <<je vais dessiner un personnage qui me ressemble ••, même
s'il est évident qu'il se fondait sur des sentiments que j'éprouvais. Quoi que je
fasse- y compris des trucs considérés comme commerciaux, comme Batman, ou
impersonnels -,je dois trouver des compensations, je dois m'y retrouver à un certain
degré. Même s'il s'agit juste d'une émotion. je m'investis tellement dans un projet
que je dois nécessairement m'identifier intensément à quelque chose. Avec son ton
mordant, Vincent est surtout représentatif de l'état dans lequel je me trouvais à
l'époque. Les gens me disent: << Tim, c'est toi sur l'écran ! '' ; mais que voulez-vous
50 1 TIM BURTON
que je réponde? Je n'aime pas penser ainsi. J'aime penser à Vincent en termes
de concept. En outre, je me garde de l'analyser de manière trop intellectuelle.
Je trouve que ça bloque ce qui est du domaine du spontané, ce que je recherche
avant tout. Quand je commence à trop réfléchir à quelque chose, c'est mauvais
signe. Vincent fait partie de ces œuvres que j'aime laisser parler pour elles-mêmes.
C'est un truc difficile à imposer à Hollywood, car les gens préfèrent les choses
littérales. Ils n'aiment pas qu'un film reste ouvert à l'interprétation, alors que
j'adore ça.
DISNEY & VINCENT 1 51
Les décors et la photographie expressionnistes de Vincent font penser au film de
Robert Wiene, Le Cabinet du Dr Caligari.
J'ai certainement vu des photos de ce film- il y en avait dans tous les livres sur les
films de monstres. Mais je n'ai vu le film que très récemment. Je pense que Vincent
a surtout été inspiré par les écrits du Dr Seuss. Ce qui lui confère cette tonalité expres-
sionniste, c'est qu'il a été tourné en noir et blanc, dans un esprit gothique/Vincent
Priee. J'ai grandi en appréciant immodérément le Dr Seuss. Son style était parti-
culièrement évocateur. Ses livres étaient parfaits : un nombre de mots justement
dosé, un rythme idéal, de formidables histoires subversives. C'était le plus grand,
assurément. Il a probablement sauvé bon nombre d'enfants sans que personne en
ait la moindre idée.

Vincent est narré par l'idole de jeunesse de Burton, Vincent Priee, et marque le
début d'une amitié entre le réalisateur et l'acteur qui durera jusqu'à la mort de
Priee en 1993.
On a envoyé les storyboards à Vincent Priee, et on lui a demandé d'assurer la narra-
tion ... Et il a été incroyable. Ça a été l'une des expériences les plus formatrices de ma
vie. Qui pouvait prédire comment ça allait se passer? Tu grandis en t'imaginant
quelqu'un, puis tu le rencontres ... Et là, que se passe-t-il si le gars te sort un:
<<Va te faire foutre, morpion ! , ? Mais ça n'a pas été le cas avec Vincent Priee.
52 1 TIM BURTON
C'était un homme délicieux et dont les goûts artistiques étaient passionnants. Il a
été très encourageant. J'ai toujours eu le sentiment gu 'il comprenait exactement
le sens du film- mieux que moi, même. Il a compris qu'il ne s'agissait pas d'un
simple hommage du genre: « Mr Price,je suis votre plus grand fan ! ,, Il a complè-
tement saisi la psychologie du projet. Ça rn 'a sidéré, réconforté et donné l'impression
que quelqu'un me voyait enfin tel que j'étais- et m'acceptait ainsi.
Rencontrer quelqu'un qui a tant fait pour toi pendant ta jeunesse, qui t'a tant
marqué, a quelque chose de terrifiant, en particulier lorsque tu lui fais parvenir
quelque chose qui témoigne, de manière désuète et sous la forme d'un livre pour
enfants, de J'impact qu'il a eu sur toi. Mais il a été remarquable. C'est le genre
d'événements cruciaux qui t'aident à persévérer sur le plan émotionnel, d'autant
plus que, dans ce métier, tu ne cesses de rencontrer des individus équivoques. Si tu es
interpellé par certains acteurs, c'est qu'il y a une raison- il y a une sorte de lumière
en eux, ils projettent quelque chose qui dépasse le cadre même de leur personnage.

Avant que Disney ne le consigne dans ses coffres, Vincent a fait l'objet, durant
deux semaines, d'une exploitation en salles à Los Angeles en première partie de
Tex, un film pour ados avec Matt Dillon, et a tourné dans des festivals internatio-
naux à Londres, à Chicago et à Seattle. ll a remporté deux prix au Festival de Chicago
et le prix de la Critique au Festival international du film d'animation d'Annecy.
Bien que content du film, Disney ne savait pas quoi faire de Vincent. Ça donnait:
<< Eh bien, quel va être notre stüet de préoccupation aujourd'hui ? Ce court de cinq

minutes ou notre film à 30 millions de dollars?>> Moi, j'étais heureux de l'avoir fait.
Finir quelque chose a toujours l'effet d'une catharsis. En plus, tous ceux qui voyaient
le film étaient immédiatement convaincus. Mais c'était étrange parce que même si
chez Disney ils semblaient contents du film, on aurait dit qu'ils en avaient également
un peu honte. En fait, je pense surtout qu'ils ne savaient pas quoi en faire. Il n'y
avait pas de marché pour un film d'animation de cinq minutes à l'époque ; et puis
le studio se trouvait dans une situation instable. Bref, Vincent n'était pas une de leurs
priorités, et en plus j'ignorais si j'étais tmuours un de leurs employés.
J'adore
Je croyais
en avoir fini
avec eux,
mais je les
aime trop.
Hansel
'~~:.'·etGretel,
Frankenweenie,Aladdin et la lampe magique

E
n 1982, Burton _réalise une version asiatique de Hanse[ et Gretel, le conte des
frères Grimm. Ecrit, pour Disney Channel, par sa productrice exécutive, julie
Hickson, ce téléfùm au budget de 166 000 dollars n'a pas la profondeur émo-
tionnelle de Vincent, le premier court-métrage de Burton, mais il est la parfaite
illustration de son imagination extravagante : un duel au kung fu oppose, lors du
fmal, Hansel et Gretel à la vilaine sorcière, interprétée ici par un homme.
Disney Channel venait de commencer à émettre, et ses responsables avaient lancé
la diffusion d'une série réactualisant les classiques du conte de fées. Comme l'idée
d "tm Hanse[ et Crete!, légèrement détourné et interprété uniquement par des acteurs
japonais, me trottait depuis déjà quelque temps dans la tête et que j'avais réalisé
quelques dessins dans cette perspective, Disney m'a laissé faire. J'avais une pièce
remplie de croquis, et ça les a rassurés d'une certaine manière. Même s'il n'est
pas facile d'imaginer des dessins en trois dimensions, ça leur donnait l'impression
queje n'étais pas totalement cintré, et que j'avais certaines capacités.
Même dans mes rêves les plus fous, jamais je n'aurais pu imaginer mener à bien
a\·ec la bénédiction d'un studio tous ces projets. C'était totalement inédit. Les grands stu-
dios soutiennent désormais la mise en place de programmes de fmmation dans les écoles
de cinéma, voire les subventionnent. Je crois qu'aujourd'hui Disney recrute ses prochains
réalisateurs en leur donnant des scènes issues de leurs projets en cours. Mais, à 1'époque,
mon cas était sans précédent, etj'avais bien conscience que cette situation était unique.
HAt< sn. ET (;RETl.L 1 55
J'ai été très fidèle au conte de fées, excepté le fait qu'il est joué par des japonais. J'ai
toujours été attiré par l'esthétique japonaise. J'ai grandi avec les films de Godzilla.
Leur esthétique et leurs couleurs m'ont toujours attiré. Et puis ils faisaient inter-
venir des séquences d'arts martiaux, et j'aime les films d'arts martiaux.
Quand j'aime quelque chose, ça veut dire que j'aime le voir. J'ai toujours fonc-
tionné comme ça. Je n'aijamais été capable de prédire ou d'imaginer ce que le
public désirerait voir, mais je me suis totüours posé la question suivante : << Qui va
voir ce que je ne veux pas voir? , Et quand je suis Je seul à vouloir voir quelque chose
je me dis qu'au moins ça plaît à une personne de voir ça.

Hanse[ et Gretel marque une étape pour Burton. C'est la première fois qu'il travaille
avec des comédiens, même si le casting est composé wùquement d'acteurs non
professionnels.
On nageait en plein amateurisme, et j'étais en grande partie responsable de cette
situation. L'expérience m'a plu cependant, et j'en ai tiré beaucoup d'enseignements.
Tant que tu n'asjamais tourné de film avec des acteurs, tu as l'impression que
c'est facile et la certitude que rien ne t'en empêche. Alors qu'il y a quelque chose
d'abstrait dans la direction d'acteurs. Ça m'a beaucoup appris.
En tant qu'animateur, j'avais très peu de contacts avec les autres. je ne savais
pas communiquer. je parlais très peu; c'est toujours le cas d'ailleurs, mais avant
c'était pire . .Je ne finissais jamais mes phrases, mes pensées allaient toujours plus vite
que mes mots. J'ai énormément de mal à décrire mes intentions à mes interlocuteurs,
mais ça s'est amélioré avec le temps. De toute évidence, quand on fait un film, on
entre en interaction avec un très grand nombre de personnes et c'était la première
fois que j'étais confronté à ça. C'était très différent de mon expérience de tournage
sur mes petits Super 8. Quand je me suis lancé sur Frankenweenie,j'avais donc un
acquis: j'avais appris comment<< diriger, des gens.

Malgré un budget restreint, Hanse[ et Gretel contient des séquences d'animation en


image par image assurées par Rick Heinrichs et Steven Chiodo, les collaborateurs de
Burton sur Vincent. Et en changeant la profession du père de Hansel et Gretel, qui d'ébé-
niste devient fabricant de jouets, Burton donne libre cours à sa passion pour les gadgets
et les jouets en tout genre, qu'on retrouvera dans la plupart de ses œuvres suivantes.
56 1 TIM Bt"RTON
... '
t1

.
#
G l.l'\3er bre4~
MC\ V\
Nous avions des projections frontales, de l'animation image par image, tous les types
d'effets spéciaux connus, mais réalisés de manière extrêmement- et j'insiste sur le
«extrêmement,,- sommaire. Ça nous a permis d'expérimenter tous azimuts. J'ai
toujours été intéressé par la combinaison de prises de vues réelles et d'animation
image par image; ça vient des films de Ray Harryhausen que j'ai vus dans mon enfance.
Hanse[ et Gretel se voulait un objet très '' stylisé ''· D'un côté, le film est étrangement
ambitieux et, de l'autre, ringard et fauché.
Par ailleurs, j'ignore d'où me vient ce truc pour les jouets, si ce n'est que j'ai tou-
jours aimé ça. Je ne garde pas le souvenir d'avoir été un fétichiste ou un obsessionnel
des jouets. Je les ai toujours perçus comme étant un prolongement de mon imagi-
nation- ils me permettent d'explorer d'autres idées. Dans le film, il y a un jouet
en forme de petit canard qui se transforme en robot et en homme de pain d'épices,
et cette étrange poupée force Hanse! à le manger. J'aime bien cette image.
58 1 TIM BURTON
de départ était de le sortir en même temps que
la version remasterisée de Pinocchio. Comme
je travaillais à cette époque de manière « orga-
nique »,établir un planning ou un budget était
impossible et impensable. Du coup, quand
Disney a dit oui,j 'ai été stupéfait. D'autant plus
que Tom Wilhite 1 n'était même pas à la tête
du service qui a pris la décision. C'était étrange,
irrationnel.
Ça me met mal à l'aise quand on me
demande encore aujourd'hui: <<Comment êtes-
vous devenu réalisateur?,,, car je n'ai toujours
pas de réponse à donner. Mon parcours ne
démarre pas d'un point A et ne finit pas au
point B. Il n'y a pas de formation à laquelle je
puisse me référer. Tout n'a été qu'un concours
de circonstances totalement irréel.

Frankenweenie, dont Burton pense qu'il aurait


pu faire un long-métrage si on lui avait accordé
quelques jours de tournage de plus, est une
réactualisation du roman de Mary Shelley dans
une banlieue américaine moderne. On y suit les aventures d'un petit garçon de 10 ans,
Victor Frankenstein (Barrett Oliver), qui, dans le grenier de ses parents, réanime son
chien Sparky, un bull-terrier mort après avoir été renversé par une voiture.
Le film s'ouvre avec la projection d'un film intitulé Monstersfrom Long Ago, réalisé
en Super 8 par Victor pour ses parents et où on voit Sparky, déguisé en monstre pré-
historique, se faire attaquer par une créature tout droit sortie d'un mm de Godzilla.
Plus tard, une fois que Sparky a été ressuscité, il est couvert de cicatrices et porte
un boulon de chaque côté de son cou, vibrant hommage au maquillage réalisé par
Jack Pierce pour Boris Karloff dans les tllms de Whale.

1 ·Un des fervents supporters de Burton chez Disney.

60 1 TIM BURTON
Quand tu adores ton chien, tu as envie qu'il vive éternellement, et c'est cette envie
qui a donné son impulsion au film. Le fait d'avoir grandi en regardant des films
d'horreur m'a permis d'établir des liens directs sur le plan émotionnel entre
Frankenstein, Edgar Allan Poe et mon enfance en banlieue.
Il est très important pour moi de ne pas faire d'hommages directs ou de filmer
« dans le style de ... >>.Si références il y a- une remarque que j'ai souvent entendue

concernant mes films -, elles doivent être filtrées à travers le prisme du souvenir.
Je m'assure intérieurement qu'on ne se trouve pas dans une situation du type:
<< Tiens, on va copier ça ! ''• mais plutôt du type : « Quel est l'environnement émotionnel

de cette image dans ce nouveau format ? >>


C'est pourquoi j'essaie toujours de voir si les gens sont sur la même longueur
d'onde que moi. C'était le cas du scénariste Lenny Ripp. Il avait pigé. Il n'avait pas
HANSEL ET GRETEL 1 61
envie de poser ses fesses et d'étudier Frankenstein sous toutes les coutures- ille
connaissait déjà suffisamment.
Pour Frankenweenie,je n'ai revu ni Frankenstein, ni aucun film d'ailleurs. Les cieux
dans le film de James Whale étaient vraiment hallucinants, parce qu'ils étaient peints.
Ils étaient intenses et sauvages. Et c'est ce souvenir que j'ai décrit à mon équipe
artistique, je ne leur ai pas montré les films.
Quand j'ai finalement revu Frankenstein,je me suis aperçu que le ciel ne ressemblait
pas exactement à la manière dont je l'avais décrit. Mais c'était l'impression que
j'en avais gardée qui comptait. Emprunter pour emprunter, c'est apporter la preuve
qu'on ne ressent rien pour ce qu'on emprunte.

Comme dans le Frankenstein de Whale, ou même dans Edward aux mains d'argent,
la scène cruciale de Frankenweenie est celle de la confrontation du monstre Sparky
avec les voisins effrayés et furieux de Victor au milieu d'une compétition de golf
miniature dont le parcours fait penser au décor du film de Whale. Le film
culmine ensuite dans la rencontre de Sparky avec son grand amour, un caniche dont
la mise en plis ressemble terriblement à celle d'Elsa Lanchester dans La Fiancée de
Frankenstein. Selon Burton, ces références ont autant à voir avec son enfance qu'avec
les f'Ilms de James Whale.
Il se trouve que ces images se sont chevauchées parce qu'elles faisaient partie inté-
grante de ma vie. À Burbank, il y avait des caniches qui faisaient penser immédiatement
à l'immense chevelure de la fiancée de Frankenstein, et des golfs miniatures avec
des moulins à vent, comme celui de Frankenstein. Tout était déjà là. C'est pourquoi
ces images sont sorties si facilement, et que je n'avais pas à avoir d'états d'âme.

Frankenweenie marque un nouveau départ pour Burton. TI travaille en effet pour la


première fois avec des comédiens professionnels, parmi lesquels Shelley Duvall et
Daniel Stern dans le rôle des parents de Victor, et le cinéaste Paul Bartel dans le
rôle de son professeur. Cette pression potentielle ne l'empêche pas d'obtenir de
Barrett Oliver, Victor dans le f'llm, une interprétation à la fois tendre et sympathique.
Ils ont tous été parfaits. Ils ont tout fait pour me mettre à l'aise. De ce point de vue-là,
j'ai toujours eu beaucoup de chance avec les acteurs. J'ai rarement eu droit au cliché,
à savoir une relation affreusement orageuse avec un comédien. Frankenweenie a façonné
62 1 TIM BURTON
ma manière de travailler avec autrui,
et en particulier avec les acteurs . .J'ai
compris qu'il htllait communiquer avec
eux. Ils doivent éprouver à mon égard
la même chose quej'éprouve pour eux.
S'ils ne m'aimenL pas, s'ils ne s'inLéres-
senL pas à moi, alors je ne veux pas
travailler avec eux. Tous les gens sur
FranlœnwnmiP savaicn Lque je n'avais
jamais rien fait auparavant, mais 1'idée
du film les avait séduits. Ils ont ressenti
que c'étaiL importanl pour moi- et ils
étaient donc mobilisés. Je n'ai jamais
apprécié les gens qui cherchent à tirer
la couverture à eux. Faire un film esL déjà
assez difficile comme ça. Il faut donc que
tout le monde essaie de travailler dans
le même éLat d'esprit.

Comme Vincent, Frankenweenie est un


film sensible en raison de son carac-
tère terriblement personnel. Pourtant,
comme ille fera plus tard avec Edward
aux mains d'argent et L'Étrange Noël de
MonsieurJack, deux projets qui lui tien-
nent aussi très à cœur, Burton confie
l'écriture de Frankenweenie à un tiers .
.Je ne me suisjamais considéré comme un écrivain, même s'il m'arrive d'écrire des
trucs. J'avais écrit Vinrent. Un jour, il sc peut queje m'y consacre plus.
Quej'aie écrit le scénario ou non, je dois, néanmoins, Loujours avoir la sensation
qu'il m'appartient, qu'il esl une émanation de moi-même. Il était plus facile et plus
amusant de fonctionner ainsi. En confiant le script à quelqu'un d'autre, ça me
penneuaiL d'avoir une meilleure vue d'ensemble. Tant que le scénariste me comprend,
et qu'il comprend ce que je ressens, il peut lui aussi apporter quelque chose. Ça
rend le film meilleur. Ça lui donne une dimension supplémentaire.

Prévu pour accompagner Pinocchio, lors de sa nouvelle sortie en salles, Frankenweenie


est mis au placard par Disney lorsqu'il écope de la classification << PG 2 ''.
Je ne peux pas tenir compte de la manière dont un film est censé être perçu, car si j'en
tiens compte,je deviens fou. Tout le monde a flippé, par exemple, lorsque Frankenweenie
a été classé << PC ''• car tu ne peux pas distribuer un film << PC" avec un film << G' "· Ça
m'a un peu abasourdi, car je ne vois pas ce qu'il y a de << PC" dans ce film : il n'y a pas
de gros mots, et quant au peu de violence qu'il y a, elle est hors
champ. Alors j'ai demandé au MPAA': <<Que faut-il que je fasse
pour obtenir un "C"?" Il m'a répondu en substance: <<Faire des
coupes ne servira à rien, c'est la tonalité générale du film qui est
en cause. "Je crois que ce qui les a fait flipper, c'est le noir et blanc.
Je me souviens d'avoir eu très peur et d'enfants hurlant dans
la salle quand tout môme j'ai vu Pinocrhio. Lors de la projec-
tion test de Pinocchio et Frankenweenie organisée par Disney,
certains gosses se sont à nouveau mis à hurler de peur devant
certains passages du film.
La perception qu'on a de Pinocchio est celle d'un classique
pour enfants. Et c'est la même chose pour les contes de fées. Pour
la plupart des gens, <<conte de fées" signifie <<jolie histoire pour
enfants "• ce qui est tout sauf la réalité. Pour les gamins, Pinocchio est bien plus terri-
fiant que toutes les scènes de Frankenweenie réunies, mais, parce que Frankenweenien' ét<Ut
pas un classique pour enfants testé, reconnu et portant le sceau <<Approuvé par la
famille "• tout le monde a paniqué en s'écriant: <<On ne peut pas sortir ça! "
Frankenweenie a rencontré chez Disney le même accueil que Vincent, à savoir :
"C'est vraiment bien, mais on ne le distribuerajamais.Jamais! "Ma frustration était
ct·autant plus grande que, avec le départ de l'ancienne administration et la prise de
:2- Pour Parrutal Guidana, autrement dit interdit aux moins de 12 ans non acnunpagnés.
~-Pour Gntnal Audirna, autrement dit tout public.
! -\lotion Pin ures A.c;;sociation of America. C'est l'équivalent aml·ricain de notre comité de dassiJication des œu\'res
t inl·matographiqucs a\'cc une clillërcncc, ct de taille, celle assemblée de sages peut revenir sur sa dl·cision si les

( oups de ciseaux qu'elle propose sont pris en compte par le distributeur.

HANSE!. ET GRETEL 1 65
fonction de la nouvelle équipe, la priorité des arrivants n'était évidemment pas un
court-métrage de trente minutes- ils étaient là pour redonner un nouvel élan au studio.
C'est la goutte qui a fait déborder le vase. Disney et moi, c'était fini. Je me disais :
«J'ai eu beaucoup de chance. Personne d'autre n'a eu les opportunités qu'on rn 'a offertes.
Je me sens d'autant plus en accord avec moi-même que j'ai pu faire tout cela., Mais
personne ne pouvait voir ce qu'on me laissait faire. C'était donc une situation étrange.

Frankenweenie connaît une brève carrière en Angleterre, en avant-programme de


Baby: le secret de la légende oubliée réalisé par B. W. L. Norton, en 1984, et sera
finalement disponible en cassette VHS dès 1992, c'est-à-dire peu de temps avant
la sortie de Batman, le défi. Impressionnée par son style et sa manière de traiter
les acteurs, Shelley Duvall propose à Burton de réaliser un épisode de la série qu'elle
coproduit et présente pour la chaîne câblée Showtime, Faerie Tale Theatre. Aladdin
et la lampe magique constitue la première expérience de tournage de Burton en
vidéo et inclut des effets spéciaux et des miniattrres supervisés par Rick Heinrichs
et Steve Chiodo.
Juste après Frankenweenie, Shelley Duvall m'a demandé de réaliser un des épisodes
de Faerie Tale Theatre, ce qui était fort gentil de sa part, car ils avaient pour habitude
d'engager des réalisateurs tels que Francis Ford Coppola. C'était donc un honneur
pour moi. C'était intéressant, mais je me suis senti dépassé par les événements, car
il s'agissait d'un show filmé avec trois caméras. Il y a du bon et du mauvais. Certains
passages ressemblent à un mauvais show de Las Vegas. Bref, guandje suis mauvais,
je suis vraiment très mauvais. Si je n'arrive pas à rn 'impliquer, si je ne me sens pas
bien, il rn 'est très difficile de me sublimer.
Shelley avait pourtant créé une excellente atmosphère autour de cette émission.
Elle avait engagé des gens qui travaillaient pour rien. Elle était très douée pour cela.
Le travail était intense, et c'est là gue j'ai compris que je n'étais pas un mercenaire
de la mise en scène. C'est pourquoi je dis désormais : '' Écoutez, les gars, si vous
,-milez que je réalise ça, laissez-moi faire, etje ferai tout mon possible. Mais ne me
traitez pas comme un béni oui-oui, parce que je vous ferai du sale boulot, et per-
sonne ne velll cela. , .Je suis très admiratif de tous les réalisateurs de la vieille
génération. Ils étaient capables d'enchaîner un western après un thriller, puis de
passer à autre chose. Ça me fascine. Maisje ne suis pas fait de ce bois-là.
66 TI\f fh RHl\:
Aladdin et la lampe magique a pour acteurs James Earl jones (la voix de Dark Vador
dans la trilogie de La Guerre des étoiles), qui interprète deux rôles, dont celui du
Génie de la lampe, et Leonard Nimoy (le Monsieur Spock de Star Trek), dans le rôle
du magicien félon qui tente de subtiliser la lampe.
Travailler, en particulier lorsque vous débutez, avec des gens que vous avez admirés
étant jeune a quelque chose d'irréel. Mais le summum a été atteint avec Vincent
Priee sur Vincent. Mon cerveau a explosé à cette occasion. Par la suite, il ne s'agis-
sait donc plus que de formidables petites explosions. J'ai eu la chance de voir de
grands acteurs au travail. Chaque acteur a sa méthode. Je les ai donc observés et
j'ai beaucoup appris en les regardant.

Si Aladdin rappelle Le Cabinet du Dr Caligari, avec ses décors à la géométrie brisée,


il contient aussi un certain nombre d'images qui ont, d'une manière ou d'une
autre, trouvé leur place dans les œuvres suivantes de Burton : chauve-souris, sque-
lettes, araignées et topiaires.
Lne fois gue certaines choses sont en toi, tu ignores le temps qu'il faudra pour les
exorciser. Je me suis déjà retrouvé à penser: "J'ai fait ça. Je ne sens plus cette chose
au fond de moi. Je n'ai plus besoin de la voir., Puis, à d'autres moments, c'est:
"j'adore les squelettes. je croyais en avoir fini avec eux, mais je les aime trop.»
Tu ne sais jamais quand cet exorcisme aura lieu. Cette imagerie devient une
partie de ta personne. Tu n'y réfléchis même plus. J'évite de me demander si j'ai
ou non déjà fait cela, car ça me permet de revenir sur mes pas et de trouver des liens.
Ce n'est pas quelque chose que je fais fréquemment pour autant. Après trois films,
j'ai commencé à voir apparaître des récunences. Làje me suis dit:" Si ça réapparaît,
c'est que, dans mon for intérieur, ça signifie quelque chose d'important pour moi.,,
Et ce n'est qu'à ce moment-là queje commence à m'intéresser à la découverte du
sens de ces images. C'est ainsi gue je me renseigne
sur moi-même. Je trouve qu'on en apprend plus
sur soi si on n ïntellectualise pas tout, tout de suite,
si on cherche à avancer de manière plus intuitive.
Je ne fais pas vraiment confiance à mon intellect,
parce gueje suis plutôt schizophrène.
ee
Big Adventure
A
lors que Frankenweenie fait grandir peu à peu son nom dans le milieu profes-
sionnel ct qu'il a fmalcment quitté Disney, Tim Bw-ton se voit bientôt proposer
un projet de plus grande amplew-. Ce que personne n'aurait pu prévoir, même
pas Bw-ton, c'est à quel point ce projet serait en phase avec sa sensibilité artistique.
Avec ses joues rehaussées de rose, son costume gris et son nœud papillon rouge,
Pee-Wee Herman, alias Paul Reubens, est devenu une figure culte avec son show
télé pow- enfants Pee-Wee's Playhouse.ll n'en faut pas plus à Warner Bros pow- lancer
le projet d'un long-métrage et tenter de faire de Pee-Wee, être étrangement asexué,
une star du grand écran. Il ne reste plus qu'à trouver le réalisateur idéal : le jeune
et ésotérique Tim Burton fera l'affaire.
Jattendais une occasion. Une de mes amies chez v\'arner Brus, Bonnie Lee, a montré
hankrnweenie aux gens de la compagnie, qui l'ont montré à Paul Reubens et aux
producteurs du film, et ils m'ont tout de suite demandé:'' Vous voulez faire le film?",
ce à quoij'ai répondu:,, Évidemment t ».Jamaisje n'avais eu, etjamaisje n'ai eu depuis
de boulot aussi bcilement. Le pn~et Pœ-Wt't' Big Adventure me convenait d'aut~mt plus
quej 'adorais le matériau et que je me sentais tout à tàit capable d'apporter quelque chose
,m film, car Pee-Wee était un personnage vraiment fort. Et Paul était Pee-Wee.
J'aimais aussi que le personnage soit obnubilé par sa bicyclette. Dans la plupart
des films, l'enjeu doit être d'importance, alors que ce qui importe le plus aux
'eux de Pee-\Nee est son vélo.
Pn-\\'u FIIL .\r>n.Nn:n 1 69
À moins d'en être l'initiatem~je ne vois pas comment j'aurais pu être autant en
phase avec un autre premier film. Tout était écrit, à quelques gags visuels près- comme
la scène où il regarde son jardin de la salle de bains à travers une fenêtre aquarium.
L'intensité du personnage nous a permis en outre de nous focaliser sur l'aspect
visuel du film.
Jaime profondément Pee-WI'e Big Adventure, son imagerie. Ici et là, j'ai ~outé
des petites choses. Maisj'étais là avant tout pour embellir ce qui existait déjà, pas
pour l'écraser de ma personnalité. Si Paul et moi n'avions pas eu les mêmes goûts,
ou n'avions pas été en osmose, ç'aurait été un véritable cauchemar, d'autant plus
qu'à cette époque de ma vie j'avais du mal à communiquer. .J'aurais même été
viré, car la star c'était lui.
L'émission de Paul était à l'écoute des éternels problèmes liés à l'adolescence
-et je rn 'y reconnaissais totalement. j'ai besoin de me sentir proche des personnages
que je filme . .Je dois trouver un lien : qu'il soit affectif, symbolique ou intime.
Quand je rn 'implique dans quelque chose, c'est mon existence que je mets en jeu.
J'ai grandi dans un environnement culturel où les gens cherchaient envers et
contre tout l'anonymat. Ce que je trouve formidable avec Pee-Wee, c'est qu'il se
contrefiche de la manière dont il est perçu. Il vit dans son monde sans tenir compte
du regard des autres, et il est capable de cohabiter en société tout en étant un
marginal. Quand tu agis ainsi, tu éprouves un sentiment de liberté, car tu vis dans
ta bulle. Mais c'est également une ptison. C'était exactement ma condition à l'époque
où j'étais artiste concepteur pour les studios Disney.

Écrit par Phil Hartman, Michael Varhol et sa vedette, Paul Reubens, Pee-Wee Big
Adventureentraîne son héros sur les traces de sa bicyclette volée à travers l'Amérique,
d'une réserve de dinosaures à Palm Springs jusqu'à Burbank en passant par Alamo.
En route, il croise quelques archétypes du cinéma américain : un gang de motards,
un prisonnier évadé et une serveuse qui veut échapper à son sort. Le concept du
ftlrn permet à Burton de s'adonner à son penchant pour l'animation image par image,
d'abord lors d'une scène -animée par son collaborateur de toujows, Rick Heinrichs-
où Pee-Wee rêve qu'un tyrannosaure avale sa bicyclette, et ensuite, pour la séquence
la plus mémorable du fùrn, celle où Pee-Wee rencontre Large Marge, une femme
routier fantomatique dont le visage se déforme littéralement sous les yeux du héros.
70 1 TIM BURTON
Q•
L'animation image par image a
une énergie indéfinissable, car #:
.

elle permet d'insuffler réelle- .


ment la vie à ce qui est inanimé ; i ~-;~
··..
c'est d'ailleurs la raison qui m'a
poussé à travailler dans le
monde de l'animation. Insuffler :·l'.
de la vie aux choses inanimées
est vraiment cool, surtout en
trois dimensions, parce que ça
a 1'air encore plus vrai. Dès que
C&J·
je pouvais insérer une séquence
d'animation en image par
image dans Pee-Wee,je n'hési-
• • :00..
.

tais pas une seule seconde. Il y en aurait eu encore plus si Warner Bros m'avait
laissé faire.
La séquence avec Large Marge se trouvait dans le script original. De nombreuses
discussions ont eu lieu sur la manière de la réaliser. Il a même été question de
montrer juste Pee-Wee en train de crier, sans rien ~jouter d'autre- et que le gag
ce soit ça. À chaque fois que je vois le film en salles, c'est la séquence qui marche
tm~jours le mieux. Elle fait rire le public aux éclats et elle lui donne envie de rester
jusqu'à la fin du film. Elle l'entraîne. Le plus terrifiant a posteriori, c'est que j'ai
failli faire sauter ce passage avant qu'un public ne le voie. C'est un effet spécial,
et ce sont tot~jours les premières choses qui passent à la trappe.
J'avais dessiné le storyboard de Vincent de A à Z. j'avais dessiné la moitié de
celui de Frankenweenie- un de mes amis avait fait le reste. Mais sur Pee-Wee j'ai engagé
quelqu'un pour le faire. Comme il s'agissait de mon premier film, les exécutifs
mulaient s'assurer que j'avais une liste de plans à tourner, et que je pourrais tenir
le planning. Il était donc utile d'avoir un storyboard, et même précieux: cette repré-
sentation visuelle s'est substituée aux explications que je n'aurais pas pu arriver à
donner de toute manière. Ça ne m'a clone pas perturbé, d'autant plus que je suis
issu de cette école. Plus je réalise de films, moins ils sont storyboardés. Je fais des
petits croquis désormais.
P>.E-WEF Ilir. ADVFNTUJΠ1 71
Beaucoup de comédiens du film avaient fait leurs armes dans des groupes
d'improvisation comme,, The Groundlings "·Quand les acteurs sont de bons impro-
visateurs, la liberté est plus grande et l'ambiance plus enjouée. C'est aussi pour cette
raison-là que j'ai commencé à moins storyboarder mes films, parce qu'il est plus
amusant de préparer une scène ct de la laisser prendre sa forme définitive sur le
plateau.
Tu dois avoir en tête une idée suffisamment précise du rendu que tu souhaites,
mais, aussi bien préparé sois-tu, tout se modifie quand tu te retrouves sur le plateau,
en présence des acteurs, des lumières et de tout le reste. Ce n'est que sur un plateau,
par exemple, que tu sais si un dialogue sonne vraiment bien. À l'oreille il est peut-être
agréable, mais qu'en est-il dans la bouche d'un homme habillé en chauve-sowis? Je me
suis vraiment assoupli sur ce terrain-là. Et sur Beetlejuù:e,je l'étais même encore plus,
car Catherine O'Hara (Delia Deetz dans le film) et Michael Keaton sont des impro-
visateurs hors pair. C'est d'ailleurs avec Paul Reubens ct Phil Hartman que j'ai commencé
à travailler dans ce sens. Phil fait maintenant partie du Saturday Nif{ht Live.
Le script avait beau être excellent, on essayait sans cesse de trouver de nouvelles
idées. Et ça fusait avec ces deux joyeux lurons brillants et inspirés que sont Paul et
Phil. Nos '' réunions scénarios , me rappelaient beaucoup celles auxquelles je
participais quand j'étais animateur chez Disney.
Quand on improvise, on cherche à savoir qui est le personnage et puis à partir
de là on lui laisse le champ libre. Pour Pee-Wee Big Adventure, on se trouvait dans
une situation un peu inverse : tous les éléments étaient déjà en place. Pee-Wee
possédant des chaussons en forme de lapin et une petite carotte en plastique, il était
logique de voir les chaussons renifler la carotte, par exemple. La séquence, en
revanche, qui a été complètement improvisée est celle de la visite de Fort Alamo.
Jan Hooks, la jeune femme qui interprète le guide, a d'ailleurs, dans cette scène,
prouvé toute l'étendue de son talent. J'ai beaucoup de respect pour les acteurs
qui viennent de l'impro,j'aime travailler avec eux. Ils ont de bonnes bases et
savent s'en libérer.

Clou du film : une poursuite à vélo au cœur des studios de Warner Bros. Quasi
fellinienne dans le fond comme dans la forme, cette séquence voit Pee-Wee Herman
traverser une série de plateaux sur son vélo, troublant à chaque fois le tournage
qui s'y déroule. Les films en question- un beach movie, un numéro musical sur Noël,
un film de monstres japonais avec Godzilla- reflètent les préoccupations de Burton
même si, d'après lui, ils se trouvaient déjà dans le script ...
Je crois en avoir ~jouté deux ou trois. J'apprécie tous les genres qu'on voit dans cette
séquence. Le monstre que combat Godzilla est Ghidorah 1• Travailler dans l'enceinte
des studios Warner Bros avait quelque chose de magique. Tourner en studio est
magique. Cette magie s'est hélas un peu effritée depuis, à cause de tous ces affai-
ristes qui tournent autour d'Hollywood. Aujourd'hui, pour moi, c'est un peu
schizophrène de travailler pour une Major. Il y a du pour et du contre. Avant, il
n'y avait que du pour.

Alors que Burton a fait appel aux compositeurs David Newman et Michael Convertino
pour la musique de Frankenweenie et Aladdin, il choisit de confier la bande origi-
nale de Pee-Wee Big Adventure à Danny Elfman, chanteur du groupe culte Oingo
Boingo Band .
.\vant de travailler pour le cinéma, j'allais les voir dans des clubs. J'ai tol!jours aimé leur
musique. De tous les groupes que j'allais voir- des groupes punk essentiellement-,
c'est eux qui semblaient composer la musique la plus narrative et la plus cinétique.
J'attribuais ça à leur nombre et au hlit qu'ils utilisaient des instruments bizarres.
Warner Bros était prêt à prendre des risques sur Pee-Wee Bir; Adventure, parce
que le budget du film était minuscule. Ils ont parié sur moi. Ils ont parié sur
Danny. Ils m'ont entouré de pros ultra-rodés pour se rassurer, mais ils m'ont laissé
les coudées franches sur la musique. Quandje l'ai entendue jouer par un orchestre,
ca a été un choc. Ça a été une des expériences les plus mémorables de mon existence.
C'était en plus la première fois que la musique était un personnage à part entière
ct' un de mes films.
C'était aussi une première pour Danny, et c'était très drôle de le voir à l'œuvre.
C'est ce qui m'a d'ailleurs permis d'être présent à toutes les étapes du processus.
Il avait une cassette vidéo du film, et je Je rt::joignais chez lui. Il mejouait des
petites choses sur son clavier pour que je me fasse une idée. Comme on était sur la
même longueur d'onde, et qu'il avait pigé le truc, on n'avait pas besoin de tout

1 -Le méchant d' lnvmùm Piani-If' X d'Inoshiro l fonda. J~J():ï.

Pt.>.· WH ~1(; .-\1>\'ENTIJRE 1 73


exprimer avec des mots. Je lui disais juste:,, C'est parfait! C'est génial!,, C'est
tellement plus facile quand les choses se déroulent ainsi. Trouver la bonne personne
permet de placer la barre plus haut.
En raison de son petit budget, Pee-Wei? Big Adventurf était loin d'être une des
priorités de Warncr Bros, ct pourtant j'étais le stuet d'une« attention» farouche.
En face de nous, en effet, se tournait [,ps GooniPs, dans d'immenses décors. Et chaque
jour, après un passage par les plateaux des Goonies, les exécutifs se retrouvaient sur
le mien et me tombaient dessus à bras raccourcis en criant des trucs comme
«Mais qu'est-ce que vous foutez?, ou encore,, Vous en prenez un temps! ».Je ne
sais pas à quoi était due cette situation- à mon « retard , sur le plan de tournage
ou à celui des GooniPs-, mais ils étaient en permanence sur mon dos. Résultat :j'ai
accéléré le mouvement etje me suis renfrogné un peu plus; mais ça ne m'a rien
appris. C'est dans ce genre de situations que tu te rends compte que faire des
films n'est pas une science exacte.
Un type te dit : « Il faut aller plus vite! ''• alors que tu tournes avec des animaux,
qu'il y a des effets spéciaux, que des élémems sont incontrôlables. On ne faisait rien
de dingue, on ne filmait pas plus que de raison . .J'ai même coupé des choses au
fur et à mesure, par manque de temps. Mais comme nous étions une petite chose,
ils pouvaient nous martyriser. C'est la hiérarchie du monde du show-business qui
veut ça. jamais ils ne se seraient permis de torturer des gens faisant partie du gratin,
alors que nous ...
Pour devenir réalisateur, il ne faut avoir peur de rien et garder un minimum
d'égocentrisme et une confiance suffisante en soi pour foncer. Un certain degré
d'ignorance aide aussi. Plus les expériences s'accumulent, plus tu angoisses.
Jamais je n'ai été autant en sécurité et aussi peu angoissé que sur PeP-Wee. C'était
le pied intégral.
À l'école,j'étais un cancre. Dès qu'on voulait m'inculquer quelque chose,je
faisais la sourde oreille. Par pure réaction. C'est peut-être aussi pour ça que je suis
incapable de retenir un nom.Je ne sais pas d'où ça vient. je me protège certainement.
Al'école,je ne retenais rien. Tout ce qui me reste de cette période, ce sont les noms
de certains nuages. je ne me souviens d'aucune date,je ne me souviens de rien. je
ne suis donc pas sorti du tournage de Pee-Wee Big Advenlureen me disant que j'avais
appris telle ou telle chose, car ça a été l'expérience la plus pure de mon existence
-c'était surtout de la naïveté de ma part. Par la suite,j'ai découvert que le cinéma
est aussi fait de choses déplaisantes et qu'il est préférable de ne pas s'y frotter. Sur
le plan technique, j'ai appris les rudiments progressivement. À chaque tournage,
j'en apprends un peu plus sur les objectifs. Ça m'a pris du temps mais je récolte petit
à petit des informations. Je me suis formé sur le plan technique. En ce qui concerne
Hollywood, en revanche, il n'y a franchement pas grand-chose à apprendre. C'est
surtout de la logique et c'est justement ça qui est perturbant. j'essaie de ne pas trop
y penser car, personnellement, au fil des films, je me sens de plus en plus irrationnel.
La mémoire sélective est une chose étonnante. Sur tous mes films, je suis tombé
malade car je mets beaucoup de moi-même dans chacun d'eux. Pee-Wee n'a pas
dérogé à la règle, et j'ai dû continuer et finir le film alors que j'avais envie de mourir.
Mais ces événements s'effacent au bout d'un moment et c'est une bonne chose.
C'est pourquoi je n'aijamais aimé enchaîner film sur film. L'expérience est trop
éprouvante. Par chance, le souvenir s'estompe, et ça te permet de recommencer.
Mais, chaque fois, ça devient plus dur.
j'ai toujours aimé les films de Fellini parce qu'il a su capter dans chacun d'entre
eux l'esprit et la magie du cinéma, de la fabrication d'un film. Moi aussi c'est ce que
je cherche à transmettre, c'est ce qui me pousse à aller de l'avant.

Sorti pendant l'été 1985, Pee-Wee Big Adventure est un succès surprise au box-office.
La critique, elle, est très divisée.
Les commentateurs se sont lâchés sur Pee-Wee.Je me souviens de deux critiques en
particulier. L'une disait : << Tout est parfait, les costumes sont magnifiques, la
photo est belle, le script est fabuleux, les acteurs sont remarquables, la seule chose
catastrophique, c'est la réalisation. , Et l'autre disait: <<Sur une échelle de un à
dix, dix étant la meilleure note, Pee-Wee Big Adventurerécolte un "moins un".>> C'était
la première fois que je voyais un film récolter un << moins un >>. Il était aussi sur la
plupart des listes des dix pires films de l'année.
Certains passages sont un peu faiblards, mais le film n'est pas si mauvais que ça.
En tout cas, moi, je l'adore. Ça a eu un effet dévastateur sur moi. Je n'avais jamais
traversé ce type d'épreuves. Il y avait quelques bonnes critiques mais, pour la plupart,
elles étaient particulièrement mauvaises. Pas seulement mauvaises, mais vraiment
terriblement négatives.
76 Tn·t BuRTON
Je pense pourtant qu'au fond ça a été bien pour moi. je suis heureux qu'on ne
m'ait pas gratifié de l'étiquette de<< nouvel Orson Welles"· Sur un premier film,
c'est le genre de chose qui peut t'atomiser àjamais.Je préfère avoir été insulté
comme je l'ai été, car il ne faut pas commettre l'erreur de croire aux louanges.
On a beaucoup critiqué le fait que le film ne soit qu'une succession d'images, et là
je me suis dit: << Mais c'est un film, bon sang! Il ne s'agit pas d'une émission de
radio, mais d'un o~jet visuel. Alors, où est le mal?''
Quand on est passé par l'animation, c'est de là qu'on part. Le cinéma est un média
visuel, et tout ce que tu fais- même si tu ne dis pas au public consciemment :
«Voilà qui je suis ! , -a un sens sur le plan esthétique. Même si une image est extrême,
qu'elle échappe au domaine de la perception du réel selon les humains, elle doit
véhiculer une émotion. Le non-dit, c'est la magie du cinéma. Grâce à mon premier
métier,j'ai pu me consacrer pleinement à la dimension visuelle de mes films.
Ce que j'aime aussi chez Fellini, c'est qu'il a créé des images parfois dénuées
de sens, mais toujours animées d'une émotion. Il ne créait pas des images pour le
plaisir de créer des images. Et même si beaucoup de choses dans ses films restent
pour moi un mystère, j'ai toujours senti un cœur battre derrière. Tout n'a pas à
être littéral, tout n'a pas à être explicite, voilà ce que son œuvre m'a appris.
Pee-Wee Big Adventure a rapporté de l'argent, et c'est ce qui compte à Hollywood.
L'argent est un facteur auquel j'accorde beaucoup d'attention.Je me sens l'obligé
des gens qui investissent leur argent. Et c'est pour ça que ça m'énerve quand des
gens disent que je ne blis pas des films commerciaux. Même quand tu fais un film
à petit budget, il y a beaucoup ct 'argent en jeu, et je n'ai pas envie de le jeter par
les fenêtres. Dans ce monde étrange qu'est le cinéma, je fais ce que je peux. Ce n'est
pas comme sije faisais de la peinture. je n'aijamais adopté l'attitude de l'artiste
pour qui rien n'a d'importance, si ce n'est son œuvre. Je tente juste de faire un
film personnel. Je m'efforce d'être fidèle à mes principes et de ne faire que ce
dont je suis capable, car sije dévie de cette ligne, tout le monde est dans le pétrin.
J'essaie donc de conserver cette intégrité. Et, sans pour autant prétendre connaître
les goûts du public, j'essaie de faire quelque chose, quand beaucoup d'argent est
enjeu, que les gens aimeraient voir. J'évite donc de faire des trucs trop fous.
Je pensais que l'industrie du cinéma était un milieu pourri, mais c'est encore
pire dans la mode, la pub ou le monde des arts. La prétention et la connerie y
Pn·:·Wu: 1:\I<; AIJ\'E"TFRt. 1 77
sont décuplées. Dans le monde du cinéma, ce qui te protège de tout ça, ce sont les
imprévus. Il y a en effet tellement de forces qui peuvent te démolir- les critiques,
le box-office et le film lui-même- que ça t'oblige à conserver une certaine humi-
lité, à garder les pieds sur terre .
.Je ne crois pas qu'on m'ait demandé de faire Big Top PPP-Wœ, la suite de Pei'-WI'I'
Big Adventuœ. De toute façon, je n'avais aucune envie de la réaliser. C'était mon
premier film, et je voyais très bien dans quelle case Hollywood avait déjà envie de
me ranger. Tu fais deux Pœ- Wœ, et te voilà étiqueté à jamais. Ça posait moins de
problèmes à Paul, car c'était son personnage, sa création.

Un peu plus tard la même année, Tim Burton réalise The jar, réactualisation d'un
des épisodes de la série Alfred Hitchcock présente. Ces épisodes, produits par NBC,
comportent, dans une version colorisée, les prologues originaux présentés par
Hitchcock lui-même. Scénarisé par Michael McDowell - célèbre auteur de romans
d'épouvante- d'après le script original de Ray Bradbury, Thejarraconte l'histoire
du propriétaire d'une jarre, incarné par Griff'm Donne, dont le contenu perturbant
a un effet persuasif sur ceux qui le contemplent. La musique est confiée à Danny
Elfman et les effets spéciaux à Rick Heinrichs.
Encore une autre de ces expériences douloureuses. C'est sur The jar et Aladdin
and His WorulPrjul 1-rtmp quej'ai appris qu'il y avait péril en la demeure lorsque
je ne peux pas faire exactement ce queje veux- ce qui ne signifie pas que ce que
je veux faire fonctionne à chaque fois. J'ai besoin d'une connexion profonde avec
le matériau.

L'année suivante, Tim Burton est appelé par Brad Bird, avec lequel il a travaillé
sur Rox et Rouky, pour assurer une partie de la conception artistique de Family
Dog, un épisode de la série animée télévisée Histoires fantastiques produite par Steven
Spielberg. Family Dog, réalisé par Brad Bird, faisait à l'origine partie d'une bande
démo produite par le tandem Bird-Burton alors qu'ils étaient encore chez Disney.
De cet épisode devenu un pilote, Amblin, la société de production de Steven Spielberg,
tire une série pour laquelle Tim Burton servira de producteur exécutif.
.Je suis sunout intervenu sur l'esthétique de ce pilote. J'ai dessiné des story-boards
et j'ai travaillé sur l'apparence de nouveaux personnages, parce que j'adorais tout
simplement l'idée de concevoir quelque chose du point de vue d'un chien. J'ignore
pourquoi, mais un lien a toujours existé entre moi et les chiens. Je considère en
fait Edward aux mains d'argent comme l'exemple même de ce que devrait être un
bon chien.
e succès de Pee-Wee Big Adventure au box-office américain a fait de Tirn Burton

L un réalisateur« bankable "· ll commence à travailler sur le projet de la Warner,


Batman, avec le scénariste Sam Hamm mais, si le studio est prêt à les payer
pour qu'ils développent le projet, il rechigne à donner son feu vert pour la mise en
production. Pendant ce temps, Burton continue à recevoir des scénarios dont le
manque d'imagination et d'originalité le désespère rapidement. Un jour
le producteur David Geffen', dont les films sont distribués par la Warner, lui fait
parvenir un scénario de Michael McDowell, l'auteur de The jar, intitulé Beetlejuiœ.
Rétrospectivement, on peut dire que ce projet était fait pour Burton : morbide,
bizarre, très amusant et offrant la possibilité de créer des décors délirants et des
effets spéciaux extrêmement innovants.
Décrit par McDowell comme " un film optimiste sur la mort ", Beetlejuice
a pour acteurs principaux Alec Baldwin et Ge ena Davis dans les rôles d'Adam
et Barbara Maitland, un couple marié ct heureux qui périt noyé dans un accident
de voiture et se retrouve à hanter sa maison de la Nouvelle-Angleterre. Comme
fantômes, toutefois, les Maitland manquent sincèrement d'efficacité, surtout quand
il s'agit de faire déguerpir les Deetz- une famille new-yorkaise prétentieuse, incarnée
par Catherine O'Hara, Jeffrey Jones et Winona Ryder- de leur nid d'amour.
l- (~ros bonnet de l'i11dustrie du disque. DttYid (;ellen a lllollt<', <Hl dt·hut des anHt·e~ 1~)HO :-.a 'iorii·t<', de production de
films. JI rrl-t'ra t"nsuitl' On-·am\,·ork~ tnt'r Stt'\'l'll Spit-·lherg etJ<·flrey h.att.cnlwrg.

Ann qutn: 1 Hl
Le couple se tourne alors vers un bio-exorciste du nom de
Betelgeuse (prononcez Beetlejuice) afm de chasser les occu-
pants .
.Je n'ai pas travaillé entre Pee-Wer Big Advenlureet Beetlejuice, car
je ne voulais pas faire les choses qu'on me proposait, à savoir
des comédies débiles. Comme on considérait que j'avais fait
une comédie débile, on me les proposait toutes. On m'a même
proposé Hot to Trot, un film avec un cheval qui parle ! Et ces
pr~jets que j'ai refusés sont sortis en salles avant même que
je commence à travailler sur Beet!Pjuice- c'est dire à quel point
cette période d'inactivité a été longue.
C'est David Geffen qui m'a demandé si je voulais faire
Beetlfjuire.Jai tout de suite adoré le script, car c'était tout
saufla petite comédie hollywoodienne fabriquée de toutes
pièces. Après avoir été harcelé par Hollywood avec le concept
de structure scénaristique selon lequel un film doit toujours
finir par un gag ou une scène romantique, le scénario de Beetlfjuireétait libérateur.
Il était totalement Je contraire de tout cela: il n'y avait pas waiment d'histoire, ça
n'avait aucun sens, c'était plus un flot d'émotions diverses. C'était certainement un
des scripts les plus amorphes jamais écrit~. Beaucoup de changements sont intervenus
par la suite, mais ce qui le rendait intéressant, c'étaient son humour noir et son sens
du macabre. li fourmillait de personnages étranges, d'images flottantes, bref,
toute une imagerie que j'affectionne.
Je voulais Sammy Davisjr dans le rôle de Betelgeuse, mais Warner Bras a rejeté
l'idée. Michael McDowell et le producteur Larry Wilson ont planché un certain
temps sur le scénario, puis ils ont été laminés par les questions incessantes posées
par les exécutifS. Sur Beetlejuice,j'avais l'impression d'être au tribunal et d'avoir à faire
des dépositions. je me souviens de réunions concernant le scénario qui, étalées sur
deux jours, duraient vingt-quatre heures. À la fin, chaque détail était sujet à
questionnement, ce qui est loin d'être productif.
C'est alors que Warren Skaaren est entré dans l'arène. Warren officiait comme
script-doctor", et il était connu pour aller droit au but. Étant donné qu'on me voyait
2- Un l'sont· de sllpet"'-con.,t·îller (·a pa hie dt· remanier lous lt"s s(_·énarîns à prohlf-nw ...

82 1TIM BLKTO'<
comme un électron libre quelque peu déjanté, j'ai laissé faire car je voulais qu'on
aille de l'avant. S'il représentait la logique aux yeux de Warner Bros, ça me convenait
pleinement. On a donc retravaillé le script pendant une longue, très longue période,
mais, dans les faits, beaucoup de choses ont été improvisées.
La plupart des gags qu'on voit à l'écran ont été imaginés pendant mes journées
passées à plaisanter chez Michael Keaton. Il était irrésistible. Il lançait des trucs
comme:« Et si je me collais des fausses dents, maintenant?,,, et sa voix muait ins-
tantanément. Je créais Betelgeuse avec Michael, ce qui n'avait pas été le cas avec
Pee-Wee, où le personnage existait déjà. Cette fois,j'étais présent,j'observais,j'étais
partie intégrante du processus créatif.
Le casting, c'est du cas par cas pour moi. Ça ressemble à un puzzle, et c'est donc
ardu. Tu choisis d'abord quelqu'un, puis tu choisis quelqu'un d'autre, mais sans pousser
trop loin dans une direction donnée, sinon ça commence à ressembler à de la
télévision. Michael Keaton avait été suggéré par David Geffen.Je ne le connaissais
pas bien, etje ne l'avais jamais Hl dans aucun film. D'une manière générale,je n'aime
pas voir les acteurs dans d'autres choses. Je préfère les rencontrer. C'est ce que j'ai
fait avec Michael, et c'est là que j'ai commencé à visualiser le person-
nage de Betelgeuse. Michael est complètement cintré. C'est un
maniaque, une pile électrique et il a des yeux incroyables. J'adore
les yeux chez les gens, et il a une paire d'yeux hallucinants.
J'ai grandi en regardant Lon Chaney et Boris Karloff. Tu pouvais
capter une vraie liberté sous leurs tonnes de maquillage. On les
voyait très distinctement, contrairement à ce que proclament certaines
personnes. Ça libère un acteur d'être caché derrière un masque, il
peut se montrer différemment. C'est ce qui a permis à Michael
d'interpréter un personnage non humain. Il ne s'inquiétait plus '

d'être Michael Keaton et il pouvait donc devenir cette chose. Je trouve


)\
magique ce côté transformiste des acteurs. Que ce soit.Johnny Depp
dans Edward aux mains d'argent ou jack Nicholson en joker, il est
fascinant de voir des comédiens se camoutler et ainsi révéler d'autres
facettes d'eux-mêmes. Pour Betelgeuse, nous voulions que Michael ait
l'apparence d'une créature rampante sortie de sous un rocher, ce qui
explique pourquoi son visage est couvert de mousse et de moisissures.
BEETLEJUICE 1 83
La plupart des acteurs qui se trouvent dans le film ont
hésité à se lancer dans l'aventure. La seule personne qui
voulait être dans Beetufuire. dès le départ, était Geena
Davis. Les autres étaient peut-être intéressés, mais leur
attitude semblait indiquer le contraire. C'était tout à fait
compréhensible. Personne ne savait de quoi il s'agissait,
et la seule chose que j'avais faite auparavant était Pee-Wee
Big Adventure. Même si le film était correct et avait bien
marché, ce n'était pas Citizm Kane,je ne m'appelais
pas Preston Sturges et le scénario ne racontait rien d'im-
portant- mais c'est ça qui était génial. On essayait de le
leur expliquer mais ce n'était pas le genre de projet qu'on
peut résumer en une phrase efficace à l'hollywoodienne.
Toutes les personnes qui lisaient le scénario se posaient
les mêmes questions:« Est-ce que j'ai envie de faire ça?
Je n'en sais rien ! Et de quoi ça parle? •• Bien évidemment,
c'était quasiment impossible à expliquer, parce qu'il
s'agissait d'une esthétique, d'un état d'esprit, et tu ne
peux vraiment décrire cela qu'au moment où tu es sur le plateau en train de tourner.
Au bout du compte, ils ont tous signés et ils s'y sont investis à cent pour cent.
Catherine O'Hara (Delia Deetz, dans le film) faisait partie de la troupe d'impro-
visation SCTV, qui connaissait un très grand succès à l'époque- ils excellaient
dans la construction de personnages. J'avais vu Winona Ryder dans Lucas'. Elle y
dégageait une très forte présence, et j'ai demandé si elle était disponible. On m'a
fait comprendre qu'elle ne voulait pas faire le film à cause des penchants sataniques
du personnage. je me suis dit qu'elle devait être bigote ou un truc dans le genre.
Et puis j'ai découvert qu'on m'avait menti. car, lorsque je l'ai rencontrée, elle a tout
de suite accepté et elle a été formidable.

Après l'esthétique prédéfinie, et donc quelque peu contraignante, de Pee-Wee Big


Adventure, Beetlcjuice offre enfm à Burton le budget suffisant pour déployer son ima-
ginaire unique et engager les techniciens avec lesquels il veut travailler, à savoir Alan
3- l~ne (Oméctie pour ados inédite en France avec Charlie Sht"'en.
·--------------------------

84 1 T!M llt"RTO"
Munro au poste de superviseur des effets visuels - Munro ayant déjà dessiné tous
les storyboards du mm-, et Bo Welch au poste de directeur artistique. Burton retra-
vaillera avec lui pour Edward aux mairu d'argent et Batman, le défi.
À la lecture, il n'est pas difficile d'imaginer Beetlejuice réalisé de bien des manières
différentes- et c'est ce qui effrayait tout le monde. Quand tu parles de la mort, tu
peux choisir une approche cruelle et horrifique, ou bien le style Le Ciel peut attendre,
avec nuages et type s'avançant dans le brouillard. je ne connaissais pas vraiment le
travail de Bo, mais j'aimais l'homme. Et puis c'est quelqu'un qui s'investit. L'industrie
du cinéma a tellement terrorisé certaines personnes qu'elles n'éprouvent plus aucun
plaisir à faire du bon boulot. Ça peut sembler très rebattu mais c'est tellement
plus agréable de travailler avec des collaborateurs investis, qui ont une vraie sensi-
bilité artistique. Trouver des gens qui s'impliquent ne devrait pas être compliqué,
et pourtant. ..
J'avais des idées bien précises sur la manière de faire le film : les ténèbres, par
exemple, devaient être colorées et pleines de lumière. Je voulais tempérer les aspects
sombres de Beetlejuice et en faire une expérience plus enjouée. Mais, ces décisions,
je les prends sans y réfléchir au préalable. De manière instinctive. Je me dis juste :
<<Tiens, avec une peau bleue, ce personnage serait bien mieux! >>Il s'agitjuste d'un
sentiment, c'est tout. Pour les gags, je travaillais en collaboration avec le gars des
effets spéciaux. Je lui montrais mes croquis et il me passait les siens. C'est en se
demandant quels types de personnages la salle d'attente de l'au-delà pouvait bien
accueillir qu'on a eu l'idée du plongeur attaqué par un requin qui n'a toujours
pas lâché prise, de l'assistante d'un magicien qui vient d'être coupée en deux ou du
type qui a été brûlé vif en fumant dans son lit. Je voulais vraiment que cette pièce
me permette de me moquer de la mort, et que l'au-delà fasse administration des
services fiscaux. Pas question d'avoir des nuages dans un beau ciel bleu. La mort
devait ressembler aux films de SF ringards. J'ai eu plus d'une occasion de mettre
cette idée en images.

Fidèle collaborateur de Burton depuis Vincent, Rick Heinrichs assure ici le poste
de consultant aux effets spéciaux. À noter la présence derrière la caméra de Thomas
Ackerman, déjà chef opérateur sur Frankenweenie.
C'est chez Disney qu'on a commencé notre bout de route ensemble, Rick et moi.
86 1 TIM BURTON
Il était sculpteur-c'est un des meilleurs que je connaisse- ct moi je faisais tous ces
dessins bizarres dont personne ne pensait q u ïls pourraient (·tre matérialisés en
trois dimensions. Mais lui, il en était capable,je le sentais. Il voulait devenir directeur
artistique. na hlit quelques trucs sur Er/ward aux mains d'argmt, a été chef décorateur
sur Rat man, fp défi, puis s'est retrouvé au poste de consultant visuel sur CÉtrange
Noël de ivlonsiPurJack. Il était bon néanmoins que nos chemins se séparent, comme
ça a été le cas pour Dean Martin et jerry Lewis. Rick était devenu à ce point associé
à ma personne qu'il était important pour lui de voguer vers de nouveaux hori-
zons. Unjour on retravaillera sùrement ensemble'.

Avec seulement un million de dollars affecté aux effets spéciaux sur les 13 millions de
son budget, Burton ne peut pas espérer le nec plus ultra en la matière. Mais telle n'est
pas sa volonté. n veut que les effets spéciaux fassent un peu fauchés, qu'ils fassent grincer
des dents, que ce ne soit pas du travail d'orfèvre: une manière de coller au ton du scé-
nario, mais aussi à ses œuvres précédentes, comme Hanse/ et Crete/ et Pee-Wee BigAdventure.
Nous voulions que les effets soient désuets- et ils l'étaient. On a essayé d'être prosaïque
sur ce point. .Je ne voulais pas en faire un spectacle . .J'ai grandi avec les films de Ray
Harryhausen, avec L'Invention diabolique ell-e Baron tÜ~ Crac (tous deux de Karel Zeman),
et j'aimais l'humanité qui se dégageait de leurs effets spéciaux. C'était de l'artisanat
-c'est ce qui explique probablement ma passion pour les arts folkloriques.

Ce côté artisanal cher au cœur de Burton est particulièrement visible dans la scène
où Adam et Barbara Maitland déforment leurs visages à outrance.
On a essayé de rendre les eflers moins choquants en les plaçalH dans un contexte
approprié ..J'avais établi une échelle de crédibilité à l'intérieur de cet univers ..J'avais
déterminé- décision subjective de ma part- ce qui ne marchait pas. On avait créé
un serpent, par exemple, qui faisait vraiment trop bidon, selon moi.
Cette philosophie a fonctionné sur RPPtiRjuiœ, maisj'ai commis l'erreur de vouloir
continuer dans cette voie sur Bat man. Ça a dérangé les spectateurs . .J'ai toujours
aimé dans Ratman la séquence où le Joker son un flingue et descend la Batwing.
Mais, là encore, c'est une question de sensibilité. Je faisais un" blockbuster »,et le
public attend certaines choses de ce type de films à méga-budget.

881 Ti\1 RL'RIC>\"


Beetlljuice comporte un certain nombre de références visuelles qui reviennent conti-
nuellement dans l'œuvre de Burton, comme les villes en miniature, les personnages
ornés de rayures noires et blanches et les cimetières.
j'ignore pourquoi ça revient si souvent. C'est parce que ça fait partie de mon âme,
peut-être. Il y avait un cimetière à côté de chez moi, à environ un pâté de maisons,
et j'avais l'habitude d'aller y jouer. C'était un endroit où je me sentais à l'aise.
C'était un monde de quiétude et de tranquillité, mais aussi d'émois et de drames.
Les cimetières concentrent tous ces sentiments-là à la fois. Il y avait des pierres
tombales, mais également un mausolée bizarre avec des portes étranges sur un
des côtés. Je venais traîner amour de ce mausolée à tout moment du jour ou de la
nuit. .J'y pénétrais en douce etjejouais à l'intérieur. Je regardais tout ce qu'il y
avait à voir. j'étais obsédé par la mort, comme la plupart des enfants.
Les villes en miniature, ça vient peut-être des gigantesques tableaux que j'avais
l'habitude de peindre et qui représentaient des soucoupes volantes fondant sur une
armée. Ils étaient très détaillés . .J'en ai utilisé dès mes premiers Super 8. Tous les
films que j'aimais enfant faisaient appel à des miniatures, y compris les films de
Godzilla. Elles dégagent, comme l'animation image par image, une certaine énergie,
des vibrations.
En ce qui concerne les rayures noires et blanches, je n'ai jamais réussi à savoir
d'où ça venait. Je suis attiré par cette image- et je J'ai toujours été. Ça figure dans
beaucoup de mes dessins, mais j'ignore pourquoi.

Plusieurs fois pendant le film, Betelgeuse change d'apparences. Mais sa transformation


la plus époustouflante le voit arborer un chapeau en forme de carrousel, avec à la place
des chevaux de bois des figures démoniaques, et être flanqué de deux bras de cinq
mètres de long fmissant en marteau. Conçu par Burton et créé par le maquilleur
d'effets spéciaux Robert Short, le chapeau de Keaton est surmonté d'un crâne qui
ressemble étonnamment à la tête de Jack Skellington, le héros de L'Étrange Noël de
MonsieurJack.
J'avais pris l'habitude de griffonner ces petits éléments en permanence, et ces images
sont réapparues sous d'autres formes. Mais je ne l'avais pas remarqué jusqu'à présent.
Betelgeuse avait aussi des oreilles de chauve-souris, pourtant je ne savais pas que je
ferais Batman à l'époque. Ces images sont en moi depuis longtemps, et prennent
00 1 TIM lkRTON
\'Ïe souvent plus tard- ce que je trouve intéressant.
Ça montre comment fonctionne le subconscient.

C'est une fois de plus Danny Elfman qui se charge de


la musique. La bande originale comporte également
deux chansons de style calypso interprétées par Harry
Belafonte, dont" Banana Boat Song,,, qui deviendra
le thème principal officieux du ftlm.
Warren Skaaren avait glissé dans le script 1'idée de
gens réagissant à tm numéro musical, et il avait choisi
une chanson style Motown/branché- un type de
r:thmique très en vogue à l'époque. Je n'en voulais
pas . .J'ai donc écouté tout un tas de musique, etje
suis tombé sur les chansons de Harry Belafonte. Leur
stvle m'a plu et il allait très bien avec l'idée d'un
couple en vacances.
On a fait quelques projections tests sans la
musique, et le film a reçu un très mauvais accueil.
Puis on l'a montré avec la musique, et les notes se sont
envolées. Ça signifiait que la bande originale était un
des personnages du film et qu'elle était appréciée
en tant que telle. C'est le moment qu'a choisi un responsable du studio pour décréter
C]Ue la musique était<< trop sombre"· Il contredisait le seul élémeiH positif sorti de
ces projections alors que lui et sa clique ne vivent et ne respirent que par ces tests.

Les projections tests donnent à Burton l'idée d'un nouvel appendice. Les scènes
dans la salle d'attente post mortem recueillant un taux de satisfaction élevé, il décide
d'inclure un épilogue où un sorcier guérisseur, exaspéré par son comportement, asperge
la tête de Betelgeuse avec une poudre réductrice de tête.
On n'ajamais eu de fin. On a donc tourné plusieurs versions et on en a montré deux
ou trois au public test. .. Et ils ont choisi celle-là. Le film allait tellement dans tous
les sens qu'il n'ajamais eu de vraie fin. li n'en a toujours pas, d'ailleurs, mais celle-là
est la mieux qu'on ait imaginée.
HcFTLEJnu. 1 91
Beetlejuice sort aux États-Unis le 1" avril 1988 et empochera plus de 73 millions de
dollars de recettes. Ve Neill, Steve La Porte et Robert Short recevront un oscar pour
les maquillages. Le succès du filin justifie, surtout, la théorie de Burton selon laquelle
le public est capable d'accepter des œuvres qui brisent les conventions hollywoo-
diennes. L'étrangeté est désormais positive. L'étrangeté devient convenable.
L'étrangeté a du succès. La critique est enthousiaste. Pauline Kael parle d'un " grand
classique de la comédie , .
Ce qui m'a fait plaisir, c'est que le public ait pu suivre une œuvre qui ne tient pas
compte de ce que les studios martèlent à longueur de temps, à savoir : il faut que
ce soit littéral. BPPtlPjuiœa prouvé que ce n'était pas forcément nécessaire, même s'il
faut une base pour faciliter la compréhension. J'ai traversé des moments effrayants,
car les résultats des tests n'étaient pas bons. Warner Bros voulait changer le titre et
en faire quelque chose de plus affable. J'ai dû me battre contre tout ça.
Les responsables du studio voulaient appeler le film House Ghosts\ et ils ont
bien htilli arriver à leurs fins. C'était lors d'une réunion et ils m'ont dit:" Les tests
pour Beetlejuirl sont catastrophiques, mais House G/wsts obtient des scores farami-
neux. , Pour blaguer, je leur ai rétorqué : " Et pourquoi on n'appellerait pas le
film Scared ShPf'lle.u'? ,, Et ils ont effectivementjoué avec cette idéejusqu 'au moment
oùje les ai menacés de sauter par la fenêtre. Mais rendons à Warner Bras ce qui
lui appartient: ils ont finalement gardé le titre d'origine. Ils n'y étaient pas obligés
-je leur en suis donc très reconnaissant.

La seule critique récurrente formulée à l'encontre de Beetltjuice concerne le couple


Davis-Baldwin, jugé ennuyeux. On accusait Burton d'avoir prêté plus d'attention
aux autres personnages du ftlm et aux décors qu'à ses héros.
Alec s'en est pris au film et à moi. Même s'il a fait un bon travail, je ne pense pas
qu'il ait saisi le fond de ReetlPjuiœ.Je ne sais pas ce qu'il a vu dedans.
Les Maitland n'étaient pas blancs comme neige: ils avaient, eux aussi, leurs
problèmes. L'essence de ces deux personnages, à mes yeux, c'estjustement qu'ils

:·,- Littt.Taicmen1 /.1'\ Fantânu'.\ rif' lu mai~on.


h- Littéralemenr ".Jus de cal~1rd "·
7 -Jeu de mots sur l'expression Srmn/.,hitl.t·u. qui sig-nifie ·• aHIÎI" llllt" peur bleue ·•, cl .sh~P/{.r\\. qui signifie" sans drap".
Dans le.: li lm. les Maîtbnd hanle:>JH lt>lll' maison sans l·1re recouvens d'un drap comiiU' le nHidraît la tradition.

92
aiment être ennuyeux. Et pour les réveiller, il faudrait, comme dans les vieux
films, leur secouer les puces.
Leur fadeur a été beaucoup critiquée. Mais ni Betelgeuse ni ceux qui peuplent
l'au-delà n'auraient pu être autant mis en valeur sans eux. Et, du coup, le film ne
serait pas ce qu'il est. Leurs personnages servaient à cela.
man
E
n 1979, les droits d'adaptation du personnage créé par Bob Kane sont achetés
auprès de DC Comics par les producteurs Benjamin Melniker et Michael Uslan.
Le duo engage le scénariste de Superman, Tom Mankiewicz, pour écrire un
script axé exclusivement sur les origines du Dark Knight. Au bout de quelque temps,
Melniker et Uslan renoncent au projet en faveur de Peter Guber etJon Peters. Durant
les années 1980, un certain nombre de réalisateurs, dontJoe Dante et Ivan Reitrnan,
sont attachés à Bahnan, mais le projet reste en développement faute d'un script satis-
faisant. Suite au succès de Pee-Wee Big Adventure, Warner Bros propose alors le projet
à Tirn Burton, qui hérite, par là même, d'un traitement de trente pages écrit par Julie
Hickson, sa productrice sur Frankenweenie. Burton fait alors appel à Sam Hamm, fan
de comics et scénariste d'Un h!Jmme panni les loups de Carroll Ballard.
Ça faisait dix ans que le projet traînait et plusieurs réalisateurs avaient été pressentis .
.-\près PeP-Wœ Big Adventure, ils m'ont demandé si ça rn 'intéressait de réaliser Batman,
ce qui était le cas. Mais ils ne m'ont donné leur feu vert ofliciel qu'après les résultats
du premier week-end de Bœtlejuice. C'était une situation qui avait son cham1e. On se
\Ovait, Sam et moi, les week-ends, pour discuter des premières ébauches du scénario.
Et plus le script prenait forme, plus Warner Brus n'arrêtait pas de nous dire qu'il y
;\\·ait d'autres contingences enjeu. En fait, ils n'étaient prêts à me confier le film
que si BPI'Ilejuiœ marchait. Même s'ils ne me l'ontjamais dit en face, c'est bien de
ca qu'il s'agissait.
BATMA~ 1 95
Tout à la fois noire, inquiétante et fouillée sur le plan psychologique, l'histoire
développée par Hamm et Burton oppose Batman au joker- ce qui était aussi le cas
dans le script de Mankiewicz-, mais situe son action dans un Gotham d'une noirceur
effrayante. Évitant le kitsch de la série télé des années 1960, leur scénario est un
retour aux sources, autrement dit aux planches originales dessinées par Bob Kane
dans les années 1940. Et bien que cette approche sombre du mythe fasse frémir
Warner Bros, l'explosion, au milieu des années 1980, des comics et des<< graphie
novels » ainsi que le regain d'intérêt pour Batman, avec Dark Knight de l'artiste-
écrivain Frank Miller - une œuvre qui plonge dans les zones les plus noires de la
psyché du héros- et Souriez! d'Alan Moore- dans lequel notre héros affronte le
Joker-, dissipe quelque peu leurs craintes.
Je n'aijamais été un grand f~m de comics, mais j'ai to~jours aimé les images de Batman
et du .Joker. Ce manque d'intérêt pour ce type de littérature- et ça a commencé
quand j'étais tout petit- vient probablement du fait que je n'aijamais su par
quelle case commencer la lecture d'un corn ics. C'est pourquoi ,)'ourin! est le premier
comics que j'ai vraiment aimé, parce que, pour la première fois, j'y suis arrivé.
Même si je n'étais pas un fan de BD, j'ai toujours aimé Batman, sa double person-
nalité, sa face cachée. C'est un personnage auquel je peux m'identifier, car j'ai, tout
comme lui, deux facettes, un côté clair et un côté obscur, etje suis incapable de résoudre
ce conflit- c'est un sentiment d'ailleurs fort répandu. S'il y a beaucoup de Michael
Keaton dans le personnage, puisqu'il l'interprète, il y a aussi beaucoup de moi-même.
Si ça n'avait pas été le cas,je n'aurais pas pu faire le film. Ce qui me surprend, c'est
que tout le monde a plusieurs facettes, el que beaucoup de personnes ne s'en rendent
pas compte. Personne n'est fait d'un seul bloc. C'est particulièrement le cas aux États-
Unis où les gens se présentent comme étant 1111 type de personne précis alors qu'ils sont
autre chose dans la réalité. Cette attitude est très symbolique du personnage de Batman.

Alors que le casting de jack Nicholson dans le rôle du joker reçoit un accueil presque
unanime, celui de Michael Keaton, suggéré par Jon Peters, dans le double rôle de
Bruce Wayne et de Batman déclenche une controverse sans précédent. Les fans
de Batman du monde entier crient au sacrilège, et 50 000 lettres de protestation
atterrissent sur les bureaux de la Warner. L'affaire prend des proportions si énormes
que le cours de l'action Warner Bros s'effondre, que des fans scandalisés déchirent
96 1 TI~ Bt•RTO"
les plaquettes promotionnelles dans les conventions de comics et que le très sérieux
Wall Streetjournal répercute à la une cette situation de crise. Un fan outré va jusqu'à
écrire, dans une lettre publiée par le Los Angeles Times, qu'en << choisissant un clown,
Warner Bros et Bw-ton ont déféqué sur le mythe de Batman »,Même Adam West,
qui avait campé le justicier masqué dans la série télé des années 1960, considère
être un meillew- choix que Michael Keaton.
Comme je m'imaginais en train de lire des articles disant: <<jack est formidable, mais
l'inconnu qui joue Batman est insignifiant »,j'ai donc vu des tonnes d'acteurs
de films d'action. Mais plus j'essayais d'imaginer ces gros machos en Batman, plus
_je me disais:« Comment serait-il possible que cet ersatz d'Arnold Schwarzenegger
puisse se mouler dans un costume de chauve-souris ? ,,
Je savais que Michael serait parfait, car son regard est traversé par une énergie
sauvage- on le remarque déjà dans Reetlf'juice d'ailleurs. Qui d'autre qu'un type
comme lui, en effet, pourrait avoir le besoin impérieux d'enfiler le costume de
Batman, de se transformer ainsi ? Pas un macho bodybuildé en tout cas. Et là,
tout s'est mis en place dans ma tête :les oreilles pointues, les liens entre son appa-
rence et sa psyché. Si Batman avait suivi une psychothérapie, il n'aurait pas besoin
de se transformer en chauve-souris. Il n'en a pas suivi :c'est donc sa thérapie. Le
fait d'avoir mis Michael dans la peau de Batman a en outre placé au premier plan
le véritable sujet du film, à mon avis : sa double personnalité.
Avec toute cette controverse, l'anxiété naturelle des responsables de Warner Bros
est montée d'un cran.« On n'imaginait pas une telle réaction!», les entendait-on
dire en substance. Mais ils ont vite comptis que toutes ces protestations ne venaient
que du cercle des fans du comics. Ces derniers s'imaginaient que le film allait res-
.;embler à la série télé, qu'il serait kitsch, parce que Michael Keaton, pour eux,
c'était l'acteur de Night Shift (Ron Howard, 1982), de Mr Mom (Stan Dragoti, 1983),
et cl 'autres comédies du même genre. Mais comme je savais que ça n'avait rien à voir
avec notre projet, ça ne m'ajamais préoccupé.
Quand j'étais encore ado,je me suis rendu à une convention de comics à San
Diego. C'était quelques mois avant la sortie de Superman, et quelqu'un de Warner
Bros était venu présenter le film ... Les fans n'en ont fait qu'une bouchée. Ils ne
supportaient pas que Clark Kent se transforme en Superman près du rebord d'un
immeuble. Un type s'est levé et s'est écrié: <<je n'irai pas voir votre film et je dirai
BAl MAl' 1 97
à toutes les personnes que je côtoie que vous avez détruit la légende ,, et son
intervention a été suivie d'un tonnerre d'applaudissements . .Jamais auparavant je
n'avais été le témoin du déchaînement passionnel des fans de comics. C'est un
épisode qui est resté gravé dans ma mémoire.
Bien que satisfait de notre script, Bob Kane était, comme d'autres, effrayé par
certains de nos partis pris. Michael Keaton ne ressemblait pas à Bruce Wayne,
mais, d'un autre côté, le Joker était filiforme dans la BD. Autrement dit, même si
Jack était parfait dans le rôle, il n'était pas fidèle à l'imagerie du comics- prétendre
dès lors que Jack Nicholson était le Joker idéal était donc un peu élitiste. Selon les
cas, la référence était mouvante. Si tu compulses une encyclopédie des Batman, tout
change d'une semaine à l'autre. Il n'existe pas de bible de Batman. Et puis il faut
bien se dire que les dessinateurs de la série- et des autres comics- sont plutôt du
genre à se demander:<< Mais bon sang, qu'est-ce qu'on va bien pouvoir inventer
cette semaine ? Et si on changeait la genèse de Robin ? ••
Il n'y avait aucun moyen de satisfaire tout un chacun. Tout ce gu' on pouvait espérer,
c'était de rester fidèle au concept original, à Bob Kane. L'écriture des comics étant
devenue plus sombre, elle a entraîné Batman dans une spirale plus psychologique.
Pour moi, les choses étaient claires: la série télé était kitsch- même si j'ai grandi
en la regardant-, et la nouvelle génération de comics se rebellait contre cette image.
Je me devais simplement d'être fidèle à cet esprit et à ce gue j'en ai retiré, à savoir
cette absurdité.
Il n'y a jamais eu à l'écran d'adaptation satisfaisante d'un comics. En tout cas, aucune
de celles gue j'ai vues ne l'était. Superman était plutôt réussi, mais il ne parvenait pas
à capturer l'essence même de la BD.
Le premier traitement de Batman, celui de Tom Mankiewicz, ressemblait à peu de
choses près au scénario de Superman- seuls les noms avaient changé. Il y avait ce même
ton comique, et l'histoire suivait Bruce Wayne de son enfance jusqu'à ses débuts de jus-
ticier. Aucune mention n'était faite à la psyché perturbée du personnage. Mankiewicz
ne tenait pas compte non plus du fait qu'on avait affaire à un homme qui se déguise
en chauve-souris- ce qui est fondamentalement étrange. C'était pour lui un fait établi,
un point c'est tout. On ne peut pa~ concevoir les choses ainsi. D'une manière ou d'une
autre, tu dois te confronter à cet état de fait. Si tu veux faire un truc léger ou enjoué,
tu fais Superman ou Cotton Candy Man, mais tu ne fais pas Batman.
98 1 TIM Bt:RTO"
Hiver 1988. Début du tournage de Batman dans les studios de Pinewood en
Angleterre- il s'étalera sur un an. À cette occasion, tous les terrains en plein
air sont réquisitionnés pour matérialiser la vision de Sam Hamm. Pour le scé-
nariste,<< si l'Enfer avait jailli des pavés et continuait à s'étendre ... "• cela pourrait
donner naissance à Gotham. L'homme chargé de donner vie à la ville est le déco-
rateur anglais Anton Furst, qui avait déjà travaillé sur La Compagnie des loups et
Full Metal jacket, et que Burton courtisait depuis Beetlejuice. Coût de l'opération:
5,5 millions de dollars.
Pour faire un film de cette envergure, il n'y a qu'à Los Angeles ou à Londres
qu'on trouve les studios appropriés. Même si le cours du dollar n'était pas très élevé
à ce moment-là, comme rien ne se tournait à Pinewood et qu ïl y avait une grande
étendue en plein air sur laquelle nous pouvions construire, c'est là qu'on a choisi
de s'installer. Les personnages de l'histoire étaient si déjantés queje sentais qu'il
leur fallait un environnement approprié. C'est parce que Supn-mrm avait été tourné
dans les rues de New York qu'à mon sens il ne captait pas l'essence d'un comics .
.Je suis content d'avoir pu faire Ratman à Pinewood, car ça nous a permis de nous
éloigner de toute cette fièvre autour du casting, de cette pression qui pesait sur
nos épaules, de l'attente suscitée par le projet. Même si la presse locale ne nous lâchait
pas, ça ne me touchait pas de la même façon. J'ai aimé être là-bas, travailler là-bas.
Jai rencontré des gens formidables, de très grands artistes, etje me suis hlit des amis.
L'esthétique est un domaine auquel j'accorde beaucoup d'importance, et il y a
très peu de gens dans ce métier qui m'impressionnent. Anton fait partie de ceux-
l;"t. C'était un très grand directeur artistique'.J'avais aimé son travail sur l"a Compagnie
riP.1· limfJs, et je trouvais qu'il avait un style très personnel. Je l'avais rencontré à l'époque

cle Rfetlejuiceetj'avais cherché à travailler avec lui, mais il s'était engagé sur un autre
projet. Du fait de mon parcours, l'esthétique est le domaine sur lequel je suis le plus
e~igeant. Collaborer avec quelqu'un comme Anton, qui possédait un réel talent,
était un luxe. C'était très excitant et il est vraiment très important que je m'entende
bien avec les directeurs artistiques avec lesquelsje travaille. Je dois pouvoir les consi-
dérer comme des amis.

: ·.-\tHon Furst o;'t"sl suidd(· en 'it'plt>mbre IYYI. Outre sun dernier li lm. J:F11ril de Penny M;,u'illall, il a coll<thoré à
\mru1f dr /.adJ Chattrrl'}' cl fliKh Sphits (.'Ill n' auLres. Il a longlemps che1Thl· ~1. passer <'1 la mi~t· t'Il "â·ne, sans succès.
1 ~_- .. dt··cors qu'il a imaginés pour /Jntman lui onl ,-alu lill o~car.

l\AJMAI' 1 99
Pour Gotham, nous sommes partis de photos de New York. Même si BuuiR Runnerétait
déjà sorti depuis un bail, chaque fois qu'un film de ce type apparaît sur les écrans, il
devient la référence à sui\Te -et tu te retrouves donc en danger. On savait que, quelle
que soit la ville qu'on allait imaginer, on serdit inémédiablement comparés à Blade Runner.
On a donc conclu qu'il n'y avait rien à hlire pour éviter cela. On s'est dit:" Voilà
ce qui arrive à New York à ce moment précis. On construit sur ce gui existe déjà ou on
en rajoute, et l'esthétique envahit tous les coins et les recoins de la société.» On a décidé
de tout assombrir, d'ériger des constructions verticales, d'empiler les bâtiments et
d'accentuer tout cela à la manière d'un dessin animé. L'ensemble a un côté lyrique,
presque intemporel, ce gui rapproche cet univers de celui de Beetlejuù·P.
Tout doit converger pour coller aux personnages. Chacune des décisions que
je prends se fonde sur ce principe. C'est un peu comme sije les soumettais à l'ap-
probation du personnage, gueje devais rn 'assurer que ça lui correspond. Comme
Batman aime l'obscurité et cherche à rester dans l'ombre, nous avons décidé qu'il
évoluerait la nuit dans la ville, et qu'il y aurait très peu d'extérieursjour.

En plus du choix de Michael Keaton, les fans du comics sont également scandalisés
par le costume de Batman dessiné par Bob Ringwood : sa couleur passe du bleu
au noir et une fausse musculature a été incorporée.
On s'est fiés à la psychologie du personnage. Voilà tm mec qui ne ressemble en
rien à Arnold Schwarzenegger. Alors pourquoi fait-il cela? Parce qu'il essaie de se
créer une image, de devenir quelque chose qu'il n'est pas. Que cherche-t-il à accom-
plir? Pourquoi se déguise-t-il en chauve-souris? Parce qu'il veut effrayer les criminels,
intimider les gens. Parce qu'il se met en scène aussi. Du coup, ça a dicté toutes
nos décisions. L'idée était d'humaniser ce personnage.

Malgré la foi de Warner Bros dans le script, le scénario passe entre les mains de
deux autres scénaristes : Warren Skaaren, le script-doctor de Beetlejuice, et Charles
McKeown, le coscénariste de Terry Gilliam sur Les Aventures du Baron de Münchhausen.
D'autres réécritures auront lieu pendant le tournage.
Je n'ai pas compris pourquoi c'est soudain devenu un problème. On a commencé
la préproduction avec un script qui satisfaisait tout le monde, même si on savait qu'il
nécessitait quelques remaniements. Warner Brus continuait néanmoins à penser
1110 1 Tl'! IIIIKTO"
QDDf.
qu'il avait besoin d'être totalement réécrit. C'était un film qui représentait un énorme
investissement pour la compagnie . .Jc comprenais donc tout à fait leur souci d'avoir
le meilleur script possible. Mais ce qui a créé une situation de stress épouvantable,
c'est que toutes ces histoires autour du script ont fait surface alors que le tournage
avait déjà commencé.
Il y a eu tant de changements et de retouches qu'on avait l'impression de devoir
démêler une pelote de laine. Unjour, on s'est retrouvés à filmer une scène où Jack devait
monter des marches menant à un clocher. Et.Jack m'a demandé:" Pourquoi je monte
ces marches?», et je lui ai répondu: «Je ne sais pas. On en reparlera quand tu seras
arrivé là-haut.>> Quand tu tr.tvaillcs sur quelque chose, tu essaies constamment de l'amé-
liorer, mais làj'avais l'impression que c'était le contraire. Cette pression est d'autant plus
C!ispante que ça sape tes repères personnels et que ça te met dans un état instable. j'aime
l'improvisation, mais pas ce genre-là. RPetfejuiœ avait une structure amorphe, mais ça
n'avait pas d'importance parce que le film ne coütait pas aussi cher, et qu'il n'avait pas
la taille d'un dinosaure, contrairement à Batman.
La première fois que tu bosses sur un film de cette ampleur, l'expérience a quelque
chose d'irréel. Et donc tu n'as pas peur de ne pas savoir gérer ce type de situation.
Ce n'est qu'à partir de la deuxième ou troisième fois que tu rejettes ce qu'on veut
t'imposer. En fait, c'est exactement comme si tu envoyais des décharges électriques
à quelqu'un. La première fois tu le surprends, mais les fois suivantes il s'y attend
et il appréhende. On devient conditionné, c'est étrange .
.Je ne suis pas rentré dans le film paralysé par une peur du type : « Mon Dieu ! Je
vais travailler avec .Jack Nicholson ! ,, Il a été formidable avec moi. Il m'a beaucoup
soutenu. Très tôt, on a déblayé ensemble le terrain sur ce qu'il pensait de moi. Il était
très calme. Il m'a beaucoup aidé lorsque des problèmes sont survenus lors du tournage,
et que ça a fait flipper Warner Bros. Il me rassurait, et me disait: « Obtiens ce dont tu
as besoin ct ce que tu veux, er va de l'avant. >> Il lui arrivait de faire six prises pour une
même scène, et à chaque prise il me donnait quelque chose de difh~rent. C'était fasci-
nant à voir, et ça me faisait regretter de ne pas pouvoir placer les six prises dans le film.
Charles McKeown est venu sur le plateau pour retravailler le personnage du
Joker. Il fallait gu 'il sone plus de blagues en effet. Non pas pour le plaisir, mais parce
qu'il s'agissait de son personnage. C'était ce qui le caractérisait. C'est le meilleur
personnage de la série er, hormis Catwoman, le méchant le plus net. j'adore l'idée

102 1 T"' lkRJON


du mec qui se transforme en clown et qui devient barjo. Batman, en fait, c'est
l'histoire d'un duel entre deux fous, deux hommes défigurés. j'ai toujours été
conscient du côté étrange que ça apporte au film mais ça ne m'a pas inquiété.
Le joker est un personnage fascinant parce qu'il est libre de faire ce qu'il veut.
Et il est d'autant plus libre de faire ce qu'il veut qu'il vit en marge de la société, qu'il
est considéré comme un anormal et un paria. Parce qu'ils sont aussi jugés comme
repoussants, le Joker, tout comme Betelgeuse, ont cu une liberté d'action beaucoup
plus grande que, disons, Edward aux mains d'argent ou même Pee-Wee. Ils repré-
sentent le côté obscur de la liberté. La démence, et c'est assez terrifiant, est la forme
la plus absolue de la liberté, parce que tu n'es plus tenu de respecter les codes sociaux.
On a essayé d'inclure Robin dans l'histoire, en tentant de construire une vraie
relation entre Batman et lui. Dans la série télé, il est juste au côté de Batman. On
a tenté d'aborder la question de manière plus psychologique, mais j'ai très vite senti
qu'à moins de se focaliser dessus et de lui donner une certaine importance, on se
retrouverait dans une situation du genre : << Mais qui est ce type? , Sam et moi avons
beaucoup planché dessus, au point d'en avoir des sueurs froides. En ne l'intégrant
pas à l'histoire, on a fait le bon choix. Moins d'anxiété, moins d'argent dépensé et
surtout on respectait la logique du personnage de Batman. Qu'un être solitaire se
déguisant en chauve-souris soit associé avec quelqu'un n'avait aucun sens- et ça
n'avait pas plus de sens dans Batman, {p défi. Il y avait assez de matière à traiter avec
les personnages en présence.

Après Pee-Wee Big Adventureet Beetlejuice, Burton fait de nouveau appel à Danny Elfman
pour composer la partition sombre et orchestrale de Batman. Cette fois-ci, l'album
d'Elfman est complété par celui de Prince 2 qui, au départ, ne devait composer que
deux chansons.
\'ous avions besoin de deux numéros musicaux: le premier quand le .Joker pénètre
clans le musée, et le second pour la grande parade.Jai utilisé la musique de Prince
pendant le tournage de ces scènes. Mais un effet boule de neige s'est produit. Prince
~·est piqué au jeu et a composé tout un tas d'autres chansons. À l'origine, Cuber
et Peters avaient en tête de confier le thème romantique à Michael .Jackson, le thème
elu .Joker à Prince, et de laisser à Danny le loisir de tout lier. C'est le genre de
:! - D<ins le commerce. l'al hum (k Prince: ('st sorti a\·cmt le lilm et a\·tmt laBO d"Eifman.

R.nMAr-; 1 J03
choses qui peut fonctionner pour Top Gun, mais pas avec mon film. Il avait besoin d'un
peu plus de finesse. Jaime bien ce qu'a tait Prince, mais je n'étais pas suffisamment
expérimenté pour faire fonctionner ses chansons dans le film. En fait, je pense
qu'elles ne convenaient pas parce qu'elles introduisaient un surplus d'éléments et
qu'elles inscrivaient trop le film dans une époque précise. Je pense que j'ai desservi
et Prince et le film. Mais comme la maison de disques voulait inclure ses chansons
coûte que coûte, et qu'à l'évidence ça leur a rapporté beaucoup d'argent. ..
j'adore Prince. Je l'ai vu deux fois en concert à Wembley pendant le tournage de
Batman. Il est incroyable. Qu'un type comme lui regarde les images d'un film et cherche
à lui apporter quelque chose de personnel est enthousiasmant. Les dessinateurs
de comics font la même chose: ils donnent leur interprétation. j'aimerais que ce type
de démarche soit plus répandue. je trouve ce genre de passerelles très intéressant.

Batman sort aux États-Unis le 21 juin 1989, et devient le premier mm à engranger


plus de 100 millions de dollars de recettes sur ses dix premiers jours d'exploitation,
le plus gros succès de l'année, avec 500 millions de dollars de recettes récoltés à tra-
vers le monde, et le plus gros succès de l'histoire de la Warner. C'est également un
phénomène culturel sans équivalent et une manne en termes de produits dérivés.
Tout le monde croyait que Warner Bros était à l'origine du phénomène Balman,
alors que personne, en réalité, ne peut créer un phénomène de mode. Ça dépasse
le cadre de la stratégie commerciale. Un phénomène de mode a une vie propre.
Ce qui était très perturbant pour moi, c'était de travailler sur un film phénomène,
alors même que ma réaction première d'être humain aurait été: «.J'en ai marre
d'entendre parler de ce truc à tout bout de champ. Et je n'irai pas le voir à cause
de tout ce battage." Mon principal souci était que le film soit jugé sur ses mérites,
et non pas sur cette chose qu'il est devenu. Mais, là aussi, ça m'a échappé.

Parmi les critiques adressées à Batman, deux reviennent de manière récurrente :


le côté trop sombre du mm et le sentiment que Burton a privilégié le personnage
du joker et non celui de Batman.
Ça va dans le même sens que les critiques sur les Maitland dans Beetlejuice. Je n'ai
privilégié personne, mais il y a des problèmes inhérents à ce type de personnages :
le Joker est un extraverti et Batman un introverti. Autrement dit, quoi que tu fasses,
1114 1 TIM Bt•RTO~
il est impossible qu'un équilibre existe entre ces deux énergies. D'un côté, tu as un
personnage qui cherche à rester dans l'ombre. De l'autre, le Joker qui n'arrête pas
de dire : << Regardez-moi ! Regardez-moi ! » Voilà le type de dynamique à laquelle
)étais confronté. Batman ne m'intéressait pas moins, mais il est ce qu'il est, et c'est
la même chose pour le joker. Que j'ai eu tort ou raison,j'ai laissé cette dynamique
se développer. Certaines personnes l'ont compris .
..\l'évidence, beaucoup de gens ont vu dans le joker le rôle phare du film, mais beau-
coup d'autres ont trouvé Michael bien plus fascinant pour la même raison. Il a su insuffier
une tristesse subtile à son personnage. C'est comme s'il pensait: ,, Regardez-moi ce type !
Il \·a au centre de la piste, il saute dans tous les sens, il fait le clown, alors que moi je
dois me terrer dans l'ombre. ,, Et ce sentiment de refoulement, de cloisonnement
fonctionnait totalement avec le personnage de Batman.
Toute cette affaire d'ombre et de lumière a fini par tourner à la farce. En particulier
pendant la promotion de Bat man, le défi. Tu dois rencontrer un million de journalistes
.1 raison d'un toutes les six minutes. Une première personne arrive et te lance :
Ba/man, le défi est beaucoup plus léger que le premier »,et puis la personne sui-
\<tnte te dit: << Cette suite est nettement plus sombre que le premier opus ! »j'avais
\T<lÎment l'impression de participer à une séquence de caméra cachée.
Je ne réfléchis jamais en termes de clarté et d'obscurité. Pour moi, on ne peut
p~1~ séparer les deux. Ils sont entrelacés. J'ai tmDours ressenti les choses de cette
nunière depuis que je suis tout petit.
Je trouve profondément subversives, sombres et terrifiantes des œuvres que le
public ne juge pas ainsi. Et, à l'inverse, le public trouve mes films d'une noirceur peu
c• 'mm une, alors queje ne les perçois pas de la sorte. Sur ~'incmt, c'est exactement
le qui s'est passé. Disney voulait que Vincent se relèYe et qu'il sone avec son papa,
.dors que je trouvais cette fin bien plus sombre que la mienne. :Yla fin est plus proche
de son état d'esprit. Le film parlait de l'âme de Vincent, et le rendre plus terre-à-terre
c'était le noircir au bout du compte. Tout cela est extrêmement subjectif.

Pendant le tournage de Batman, Burton rencontre Lena Gieseke, une artiste peintre
allemande, et ils se marient en février 1989 en Angleterre, pendant la période de
postproduction du mm.
près le triomphe de Batman, un deuxième volet s'impose d'office pour Wamer

A Bros, mais pas pour Burton qui préfère concentrer ses efforts sur Edward
aux mains d'argent. L'image d'un personnage doté de ciseaux en guise de
mains lui trotte dans la tête depuis sa plus tendre enfance, et c'est à ce personnage
qu'il veut maintenant donner vie. Warner Bros ne montrant aucun signe d'intérêt
pour le projet, Burton se tourne vers la 20th Century Fox, dirigée à l'époque par
l'ex-réalisateur Joe Roth.
Warner Bras n'a pas suivi, mais c'était tout aussi bien. Carj'avais d'emblée senti que
personne là-bas ne croyait à mon idée, etje préfère de beaucoup travailler avec
des gens qui partagent mes enthousiasmes . .Je n'aime pas qu'on monte un film sur
mon nom ;je veux qu'on fasse un film pour lui-même, c'est une entreprise trop
lourde pour qu'on ne s'y implique qu'à moitié. Le milieu d'Hollywood est très
étrange : il est composé de créatures marginales qui sont pourtant farouchement
conservatrices .
.Je me suis intégré à ce système, mais je ne sais vraiment pas comment. Je m'y sens
comme un étranger, etje vois bien, aux regards inquiets que je suscite dès que
j'explique mes idées, que mes interlocuteurs sont au moins d'accord avec moi sur
ce point ! Cette situation présente, disons, un charme pervers. Le fait de devoir
travailler à l'intérieur d'un tel système oblige aussi à mobiliser toute son énergie,
surtout si tu veux faire les choses à ta manière.
1987. Alors qu'il est en pleine préproduction de Beetlejuiœ, Burton fait la connaissance
de Caroline Thompson, une jeune romancière, à travers un agent qui estime que
leur association ne manquerait pas d'être productive. D n'a pas tort: Burton se trouve
des aff"mités avec Caroline Thompson au point de lui confier l'écriture de son Edward,
et, un peu plus tard, la rédaction du script de L'Étrange Noël de Monsieur Jack, un
autre des projets qui lui tiennent à coeur.
J'avais lu le premier livre de Caroline, First Bmn, sur un fœtus qui ressuscitait après un
avortement. Ce récit mêlait éléments sociologiques et fantastiques, et j'aime beaucoup
cette combinaison. Ce n'était pas si loin de l'esprit d'Edward aux mains d'argent. Je
n'aijamais été très loquace, et c'est encore pire quand je dois parler d'une idée
qui est tout entière fondée sur un sentiment. j'aurais été incapable d'expliciter un
projet qui rn 'habitait depuis si longtemps et qui, tournant essentiellement autour d'un
symbole, ne pourrait jamais être expliqué que de manière allusive. Caroline a su me
comprendre à demi-mot. Elle a su décrypter mes messages incompréhensibles.
Je lui ai donné quelques milliers de dollars de ma poche pour qu'elle puisse
accomplir son travail sans que tel ou tel studio vienne fourrer son nez dans nos affaires.
Il n'est pas mauvais, parfois, de travailler en solo. Nous avons ensuite présenté
le projet comme une occasion «à prendre ou à laisser''· Il n'y a pas eu de discussions
byzantines. Nous avons simplement dit: «Dites-nous d'ici à deux semaines si c'est
oui ou si c'est non.,, C'était la voie quej'avais décidé d'emprunter, car je n'étais
en aucune manière disposé à négocier sur quoi que ce soit.
À l'origine du projet, il y a un dessin que j'avais fait il y a très longtemps, et
que j'aimais beaucoup. Il représentait un personnage qui veut toucher ce qui
l'entoure, mais ne peut le faire, et dont le désir créateur est en même temps un
désir destructeur. Une ambivalence qui a fait surface au moment de mon adolescence,
et qui est tout particulièrement liée à cette période de la vie. Adolescent, j'avais
énormément de mal à communiquer avec le reste du monde, à lier des relations
avec les autres, et ma personnalité n'avait rien à voir avec l'impression que je donnais
-un sentiment assez répandu ..Je me trouvais, comme tant d'autres, dans l'impossibilité
d'exprimer les sentiments que j'éprouvais.
Je me suis rendu compte très jeune que la tolérance n'est pas chose répandue.
On doit, très tôt, s'aligner sur certains schémas, en tout cas aux États-Unis. Dès
notre premierjour d'école, on nous explique que celui-ci est intelligent, mais que
lOR 1 TtM BUHl 0"
celui-là ne l'est pas; que celui-ci est doué pour le sport, mais que celui-là non ; que
celui-ci est normal, mais que celui-là est bizarre. On te fait entrer immédiatement
dans des catégories. C'est dans mon agacement face à ces'' principes,, que j'ai puisé
t;dward aux mains d'argent . .Je me souviens de ce professeur traitant d'idiot un
camarade, alors que ce camarade, je le savais bien, était loin d'être idiot- il était
même beaucoup plus intelligent que bien d'autres élèves de la classe-, mais il ne
correspondait pas au profil de 1'élève parfait que le prof avait en tête.
On m'a classé dans la catégorie des enfants bizarres, parce que j'étais réservé et
introverti. On te met très facilement dans des cases, même à Hollywood. Je rencontre
sans arrêt des comédiens coincés dans certains emplois parce qu'on a décrété
arbitrairement qu'ils ne pouvaient rien faire d'autre.Je ne comprends pas pourquoi
on se comporte ainsi :qui aimerait être victime d'un tel système? Sans compter que
ce que vous êtes censé être ne vous appartient plus, et que ceux qui trinquent le plus
sont les gens réservés et différents- et ça, c'est triste et frustrant.

Edward aux mains d'argent peut être vu comme l'une des nombreuses variations
de Burton sur le thème de Frankenstein. Edward, Pinocchio inachevé d'un Geppetto
mort avant l'heure, est arraché du château où il traîne sa solitude par Peg Boggs
(Dianne Wiest). Celle-ci l'entraîne dans sa famille tout droit sortie d'une carte
postale aux couleurs saturées. Le héros devient rapidement le centre des fantasmes,
des ragots, des haines, de l'adoration et des pulsions des voisins, personne ne
restant indifférent devant ce très imaginatif tailleur de haies/sculpteur sur
glace/ coiffeur-visagiste.
A l'image initiale symbolisant la marginalité s'est assez vite ajoutée celle des sculp-
tures sur glace et des haies artistiquement taillées, exemples des services gu 'Edward
pouvait rendre. Est ensuite apparue l'image du monde dans lequel il se retrouvait
projeté, celui de la banlieue américaine, où j'avais moi-même grandi. La mémoire
fonctionne d'une façon surprenante. Plus on va chercher loin dans ses souvenirs,
plus les images qui remontent sont vives. Ce qui est intéressant dans la promis-
cuité liée au voisinage, c'est que tout le monde connaît tout le monde, sauf sur le
plan de la sexualité où tout reste enfoui. Il y a dans la banlieue une perversité à
laquelle je n'aijamais été confronté quand j'étais enfant, mais que j'ai toujours sentie
de manière diffuse autour de moi.
Il y a des choses que je ne comprends tot~ours
pas dans la banlieue. Il y a, disons, une impression
de flou, de vide, que je ressentais très fortement au
sein de ma propre famille. Par exemple, toutes ces
photos de famille sur les murs. j'avais le sentiment
que personne ne les aimait, qu'elles ne venaient
de nulle part. Elles semblaient avoir été là depuis
toujours, et jamais personne ne les regardait. Je
me souviens d'avoir passé de longues heures à
observer 1'intérieur des maisons, leur décoration en
me posant des questions du type : << Mais qu'est-ce
que c'est que ce truc? Une grappe de 1·aisins en
résine ? Où ont-ils trouvé ça ? Que cherchent-ils à
exprimer avec un truc pareil ? ,
Grandir dans ces banlieues, c'était grandir dans
tm univers sans histoire, sans culture, sans passions.
Les gens écoutaient de la musique- mais l'enten-
daient-ils vraiment? On avait l'impression que tout
leur était profondément indifférent. C'était très
étrange." Et ça, qu'est-ce que c'est? Sur quoi suis-
je assis exactement? , Les gens ne semblaient pas
attachés aux choses qui les entouraient. Du coup,
il fallait ou bien se fondre dans la masse et renoncer
à une grande part de soi-même, ou bien posséder
une vie intérieure et donc se couper des autres.
Ne va pas croire pour autant qu'Edward aux mains
d'argentest un film autobiographique au sens strict.
Je l'ai voulu aussi objectif que possible, et j'ai été très
heureux d'avoir Johnny Depp pour incamer Edward,
car c'est une partie de sa vie qui se trouve à l'écran
également. Lorsque je l'ai rencontré pour la première
fois, c'est ce qui m'a plu en lui: il me suffisait de

~ \ regarder Johnny pour pouvoir dessiner son univers .


.
. .
.
Même si Johnny Depp, héros de la série policière
pour ados 21 jump Street et de Cry-Baby de John
Waters, s'est d'emblée imposé à l'esprit de Tim Burton
comme l'interprète idéal d'Edward, le réalisateur de
Pee-Wee Big Adventure doit rencontrer Tom Cruise,
fùm de studio oblige.
C'est toujours la mème chose. On vous remet une
liste en vous disant : << Voilà les cinq premiers comé-
cliens du box-office ! , Et sur ces cinq, il y a Tom
Cruise, Torn Cruise et Tom Cru ise. J'ai appris à ne
pas me braquer tout de suite. Ce n'était certainement
pas le comédien de mes rêves, mais j'ai bien voulu
le rencontrer. C'est quelqu'un d'intéressant mais je
suis plutôt content qu'on en soit resté là. Il a posé
des questions sur le personnage - des questions si
nombreuses que je ne pourrais plus vous dire les-
quelles. A la fin de I"entretien,j'ai fini par lui dire:
<<C'est très bien, toutes ces questions, mais, de deux
choses l'une: ou tu acceptes dejouer ce rôle, ou
tu n'acceptes pas. ,
Je suis très heureux qu'Edward ait, finalement,
été interprété par Johnny De pp. Personne d'autre
que lui ne m'aurait donné ce qu'il a apporté au
personnage. Je ne lt:> connaissais guère . .Je n'avais
pas vu un seul épisode de la série télé dans laquelle
il jouait. J'avais simplement dÎl croiser une photo
de lui quelque part. Mais ses yeux avaient retenu
mon attention- c'est un élément très important,
pour moi. Et le regard d'Edward allait être une
chose capitale, dans la mesure où c'est un personnage
quasi muet. Dès le départ mon choix était f~üt, mais
j'ai accepté de rencontrer d'autres comédiens. Je
l'ai fait, parce que je dois bien avouer qu'à mes

"o:·
débuts j'avais eu tendance àjouer les divas . .J'avais l'habitude de lancer:« Non,je
ne veux pas de celui-là. Ni de celui-là. , Je suis plus ouvert aujourd'hui, parce que
j'ai appris qu'on peut gagner à se laisser surprendre.
Aux États-Unis, Johnny avait l'image d'une idole pour ados et traînait derrière
lui une réputation d'enquiquineur, de garçon étrange et difficile alors qu'il est
tout le contraire, qu'il n'a rien à voir avec ce qu'on dit de lui dans la presse. C'est
un type drôle, chaleureux, normal, en tout cas tel que je définis '' normal ,, dans
mon dictionnaire personnel. Il est à l'opposé de l'image qu'on peut avoir de lui.
Vu les thèmes développés dans Edward, .Johnny ne pouvait que se reconnaître
dans ce personnage. Lui aussi, on le traite comme un être à part. Les journaux à
scandales le présentent comme un James Dean ténébreux et colérique ou lui collent
je ne sais quelle autre étiquette, et c'est absurde. Il est désespérant de voir qu'on
est jugé sur son apparence- ce qui sera toujours le cas, d'ailleurs. Moi, ça me
rend terriblement malheureux d'être catalogué comme ça alors que j'ai envie de
communiquer avec les gens (pas tous, bien sür, mais au moins un ou deux) .Johnny
connaît cette sensation, ilia comprend. En fait, il ressemble beaucoup au personnage.
Il a une naïveté spontanée dont les autres abusent et qu'ils finissent par abîmer. Au
bout d'un certain temps, on a donc envie de se caparaçonner, même si on essaie de
ne pas renoncer totalement à cet esprit d'ouverture qu'on avait lorsqu'on était enfant.

Pour interpréter Kim, fille de Peg Boggs et pom-pom girl, Burton choisit Winona
Ryder, dont il a découvert toute l'étendue du talent dans Beetlejuice.
C'est l'une de mes comédiennes favorites. Elle n'a aucun mal à jouer dans des
films sombres, etj'ai trouvé très drôle de lui faire interpréter une pom-pom girl avec
costume ad hoc et perruque blonde à la Hayley Mills'. On aurait dit Bambi. Elle
vous dira sans doute que c'était le rôle le plus difficile de sa carrière parce qu'elle
n'avait rien de commun avec ce personnage: c'était elle la'' tête de Turc, à l'école,
pas la midinette après laquelle tout le monde courait.
Je ne pense pas que la liaison qu'elle entretenait alors avec Johnny ait eu une
influence négative sur le film. Ça aurait pu être le cas dans un film qui aborde de

1- fille de l'acteur.John ~lills. Hayle,· :'\1ills l;tit '"'dt' buts en 1959 dans f.fl lr·ux du thnoin de Jack Lee-Thompson. Elle
est le prototype de la petite fillr blonde. sage t'l un peu espil·glc dont rèn·nt tons les parents. Son film k plus ronnu
l'SI La Fia mir de Pu fm de Oavid Swih flll 'dl«..· tourne sous la houlcllt' des studios Disney t·n l9fi 1.

112 1 T"' lll'RTON


manière réaliste une relation amoureuse, mais Edward relève tellement du genre
Lm tas tique. Le fait que nous tournions en Floride a sans doute contribué à leur idylle,
parce que la Floride est un décor assez étrange. Mais ils sont restés professionnels
jusqu'au bout des ongles, et n'ont pas utilisé le temps de tournage pour régler leurs
possibles diilërends.
Tous les gens qu'on rencontre en Floride expliquent qu'ils sont là" pour le soleil"·
Aforce d'entendre partout cette rengaine, on finit par se demander si ce n'est pas
une plaisanterie. J'ai voulu tourner en Floride d'une part pour échapper à Hollywood,
d'autre part parce que les banlieues californiennes ont pris une telle expansion
qu'elles n'ont plus rien à voir avec re qu'elles étaient il y a cinquante ans. En revanche,
les banlieues de Floride sont encore récentes ct ont un parfum années 1950.

Burton décide de repeindre les maisons avec des couleurs pastel pour souligner
encore plus la tonalité fantastique de l'histoire.
L'histoire est vue à travers les yeux d'Edward, et il a une vision un peu romantique
elu monde. Personnellement,je préfère les couleurs plus sombres, mais nous n'avons
pas non plus bouleversé la palette qui existait déjà. Et, même si le directeur artistique,
Bo Welch, a insisté pour que nous donnions à chaque maison une couleur dillërente,
nous avons veillé à ce que l'impression de communauté soit toujours présente.
En revanche, nous avons à peine modifié les intérieurs de ces maisons.
On me demande souvent : " :viais quand vas-Lu enfin tourner un film avec des
personnes réelles?» Comme je ne sais pas très bien ce que signifient des mots comme
· normal» ou« réel ,,je réponds:« Qu'est-ce que la réalité?, ou« Qu'est-ce que
b normalité? »Jaime les contes de fées parce qu'ils comportent des images extrêmes,
mais aussi parce que leur signification est donnée à travers un filtre abstrait. Certains
b percevront, d'autres pas, tant pis. Si on me demande: " Mais où Edward s'est-il
procuré la glace? »,je réponds sans attendre: «Allez donc revoir Tel~ jH7"Ps, tel!J: jil!J:". ,,
Je préfère la métaphore, l'abstraction, le symbolisme, de manière générale.Jattends
qu'une œuvre me touche par le biais de l'inconscient plutôt que par celui de
1ï n tellect. Je veux bien théoriser, mais après coup .
.Je n'ai jamais considéré qu'un script était une bible. Sa mise en images fait
torcément évoluer les choses en cours de route.Jen tire ce dont j'ai besoin. C'est
_'- L1 ..,!lill' ck 'hoi\ luml/11('.~ tl 1111 bPIH:, JTlllilke de 'fi-ol\ lunnml'\ el un umffin.
une matière vivante. j'essaie d'y puiser un souffle, un esprit. Parfois,je trouve qu'une
réplique sur le papier est magnifique et, pourtant, dans la bouche du comédien,
elle tombe à plat. Alors que peut-être, dans la bouche d'un autre comédien, elle
ferait des étincelles. Ça dépend vraiment des conditions concrètes du tournage.
Parfois les choses se métamorphosent. Et j'aime assister à cette métamorphose,
même quand elle intervient entre le moment où on a filmé une scène et le moment
où on la découvre sur un écran. Comme cette scène avec .Johnny où à aucun moment
je n'ai vu cette teinte vitreuse qui s'est révélée dans ses yeux le lendemain à la
projection des rushes, alors que j'étais à côté de lui pendant le tournage. Il donnait
l'impression d'être au bord des larmes, tout droit sorti d'une peinture de Walter
Keane. Comment avait-il réussi à produire cet effet? Je n'en sais rien. En tout
cas, nous, on n'avait rien fait côté éclairage ou caméra. Ça fait partie de ces petits
miracles, propres au cinéma, gui m'enthousiasment.
Jaime travailler avec des comédiens tels que .Johnny, Dianne Wiest ou Alan Arkin
qui font passer tout un tas de choses de manière sous~jacente, et qui travaillent aussi
pour les autres personnages. C'est ce gui me réjouit le plus quand je revois mes films
quelques années plus tard . .Je suis plein de reconnaissance à l'égard de Dianne en
particulier. Elle a été la première à lire le scénario, à le soutenir, et elle a entraîné
dans son sillage de nombreux autres comédiens parce qu'elle est très respectée dans
la profession. Elle a été mon ange gardien.

Pour les beaux yeux d'Edward, Kim quitte Jirn, son petit ami officiel, un fort en gym
interprété par Anthony Michael Hall. Pour beaucoup, cet épisode constitue une
revanche de Burton sur tous les petits fiers-à-bras qu'il a croisés à l'école.
Ces types me laissaient pantois . .Je songeais: "Et ce sont ces types-là qui ont toutes
les filles ! Et ce sont ces gars-là qui nous représentent, alors que ce sont de vrais
psychopathes ! Si elle reste avec lui, ils sc marieront après le bac, et elle finira imman-
quablement en femme battue. ».Je sentais qu'il y aurait des revers de fortune. Et quand,
il y a quelque temps, je me suis rendu à une réunion d'anciens élèves de mon lycée,
j'ai constaté que mon pressentiment avait été juste- même en dessous de la réalité.
Tous les élèves considérés comme des éléments marginaux et qui, de ce fait, avaient
souvent été de véritables souffre-douleur- en tout cas, bien plus que moi, qu'on plaçait
simplement dans la catégorie des taciturnes-, eh bien, tous ces individus s'étaient
114 1 TIM BccRTo~
remarquablement intégrés dans la "ie. Ils étaient devenus séduisants- et je ne parle
pas seulement de beauté physique, mais de rayonnement-, alors que les autres, les
délégués, les forts en gym, avaient perdu toute leur aura. Les souffre-douleur, qui
n'avaient pu compter que sur eux-mêmes, qui n'avaient ni l'appui de la société, ni celui
de la culture, ni celui de la hiérarchie, avaient tout fait pour être acceptés par les autres.

Certains spectateurs estiment que le meurtre de Jim constitue une fausse note
dans le film.
Je pense que j'ai dû satisfaire là un fantasme de vengeance qui remontait à la fac
ou au lycée. Je crois que ça m'a fait. du bien.

Burton étant resté en rapport avec Vincent Priee depuis qu'il avait travaillé avec
lui sur Vincent, il lui demande d'interpréter le rôle, restreint mais capital, du père
inventeur d'Edward.
Même s'il ne fait qu'une courte apparition, son interprétation du rôle est boule-
versante. Chaque fois que je revois le film, ces scènes me touchent profondément.
Son personnage reflète mes sentiments à son égard, la manière dont il a été mon
mentor à travers les films dans lesquels il a joué. Ça rn 'a beaucoup touché qu'il
accepte de jouer le rôle, et ça rn 'a permis de mieux le connaître encore. Après
Vinrent, nous avions continué à correspondre assez régulièrement, y compris pen-
dant le tournage de Batman. Il faisait partie de cette génération avec laquelle tu
maintiens des liens d'amitié au-delà du temps et de l'espace.

Dès la postproduction d'Edward aux mains d'argent terminée, Burton entame le


tournage d'un documentaire sur Priee intitulé Conversations with Vincent. Mais le
comédien meurt en 1993.
Il n'allait vraiment pas bien depuis la mort de sa femme, survenuejuste après le tour-
nage de ce documentaire . .Je ne suis pas loin de penser qu'il est mort de chagrin.
Qu'ill'a suivie. Il me manque beaucoup, mais il nous aura beaucoup donné avant
de nous quitter.

Edward vit son existence solitaire dans le grenier d'un château à l'architecture
gothique - un style de décors souvent utilisé par Burton.
116 1 T!M BURTOl'
Sur un plan symbolique, ce type de décors exprime mieux que tout autre l'isolement.
C'est aussi en réaction contre !"architecture des banlieues que je l'ai choisi. En réac-
tion à cet univers dans lequeij'ai vécu toute mon enfance. C'est aussi une manière
de se placer au-dessus, d'être en dehors, d'aller au-delà, de vivre dans un lieu qui
ne ressemble pas à un intérieur de boîte à chaussures.

Le final d'Edward aux mains d'argent, avec la foule déchaînée qui poursuit et tente
de détruire le monstre dans sa tanière, n'est évidenunent pas sans rappeler le dénoue-
ment du Frankenstein de James Whale, déjà repris par Burton dans son Frankenweenie.
L'aclolescent que j'étais ne pouvait pas s'empêcher de voir dans ne telles images le
reflet de sa propre vie. J'ai toujours pensé que le seul moment où je verrais tous
nos Yoisins ensemble dans la rue, ce serait en cas d'accident ou de catastrophe
-des circonstances qui peuvent réveiller une dynamique de foule. j'ai toujours été
fasciné par le parallèle qui existe entre la vie en banlieue et les films d'horreur.

L'amour entre Edward et Kim, qui se révèle fmalement être Wl amour impossible,
peut d'autant plus faire songer à La Belle et la Bête que le fùm reprend le principe
du prologue et de l'épilogue typique du conte de fées, Winona Ryder contant à sa
petite-fille l'histoire d'Edward.
Il\ a des structures classiques auxquelles on ne peut échapper. Quelqu'un a dit
qu ïl \'avait en tout et pour tout cinq structures de récits différentes: eh bien, Edward
correspond à l'une d'elles. J'étais parfaitement conscient que j'utilisais là un pro-
( écté déjà rencontré dans mille autres films, dont de nombreux films
dîwrreur,je ne me suis pas étendu dessus mais c'est une variation qui faisait
tnrcément partie du thème.

Les" mains d'argent, d'Edward sont l'œuvre de Stan Winston, un spécialiste des
effets spéciaux qui réalisera aussi, pour Burton, le maquillage de Pingouin dans
Batman, le défi.
C'est le plus grand ! Une des raisons de son succès, c'est qu'il sait communiquer avec
,i\ltllli. Bon nombre de responsables des effets spéciaux sont à la limite de l'autisme.
'ltan sait diriger son immense équipe, qui compte des gens remarquables. Et il sait
L <.>Ill ment me prendre. Il fait des eflorts pour comprendre l'esprit du projet. Je lui

f.ll\HHO ALX MAINS o'ARGF.I<T 1 117


soumets mes petits gribouillis, et il s'en sert comme base de départ. Je suis toujours
plein de reconnaissance à l'égard des gens qui acceptent de prendre en considéra-
tion mes dessins, parce qu'en aucun cas ceux-ci ne peuvent déboucher directement
sur la réalisation de quoi que ce soit. Ils nécessitent d'être transformés et adaptés aux
réalités d'un acteur. Stan refaisait donc des illustrations intermédiaires. Il possède
le studio le mieux tenu que j'aie jamais vu. Je lui envoyais d'ailleurs des piques à
ce sujet en lui disant qu'on avait l'impression d'être dans un musée. En matière
de propreté et d'ordre, seul le studio de Rick Baker' peut lui faire de l'ombre.
Sinon, tous les bureaux que je connais, à commencer par le mien, ressemblent à
des décharges.
Les« mains d'argent», autrement dit les ciseaux, devaient être de grande taille,
parce que je voulais que Johnny soit à la fois beau et dangereux. Quand nous avons
fait essayer à .Johnny la première paire de mains-ciseaux, là encore, il m'a estomaqué.
Il ne s'est pas contenté de les essayer, il est devenu immédiatement le personnage
se servant de ses mains-ciseaux.

En 1989, Burton fonde Tim Burton Productions avec Denise Di Novi. Burton
et Di Novi produiront ensemble Edward aux mains d'argent, Bahnan, le défi et L'Étrange
Noël de Monsieur Jack. Di Novi quittera la société en 1992, mais coproduira Ed
Wood et Cabin Boy.
Quand on s'implique à fond dans un pr~jet, la ligne de démarcation entre les tâches
de réalisateur et de producteur s'estompe. Être officiellement producteur d'un film
ne représente donc qu'un petit travail de plus.
Nos chemins se sont quelque peu séparés après Ed Wood dans la mesure où je veux
m'occuper uniquement des choses qui m'intéressent personnellement, et qu'elle
voulait étendre ses activités. J'ai fondé rna société de production, parce que j'avais
besoin de quelqu'un pour m'aider et gérer un certain nombre de choses à ma place.
Lorsqu'on commence dans ce métier, on vit dans le plus parfait anonymat, mais à
partir du moment où l'attention est plus grande, très vite on se retrouve à la tête d'un
bureau, avec coups de téléphone, rendez-vous et réunions. J'avais envie de créer une
structure un peu solide. C'est très agréable d'avoir quelqu'un à ses côtés qui ne pense
qu'à vos intérêts.
:{- l 1n autrl' grand mun~it'ur des dll'h spt-ciaux spécialisé dans les maquillages simi~Sf]Ut'S.

11!11 TrM lkRTON


La même année, Burton supervise l'adaptation de Beetltjuice en série télévisée pour
enfants et fait sa première apparition à l'écran dans Singles de Cameron Crowe où
il interprète le rôle d'un réalisateur de vidéos pour agences matrimoniales présenté
comme « le prochain Martin Scorsese ,. .
C'est Cameron qui est venu me demander de faire cela. Comme c'est un type très
s~mpa,j'ai dit oui. C'était une première, et ça m'a permis d'aller faire un tour à Seattle.
Javais envie de me mettre, juste pour voir, dans la peau d'un cabotin . .J'ai vu ...
Bat man, •
e
991. Après moult tergiversations, Burton décide de réaliser la suite du plus

1 gros succès de sa carrière, mais aussi de son fùm le moins personnel : Batman.
Je n'avais aucune envie rl 'assurer la suite de Batrnan. Le premier épisode
m'avait vidé, et je ne n>yais pas ce que je pouvais apporter de nouveau. Avant de m'y
intéresser de nouveau, il m'a donc fallu du temps. Cette réaction était surtout due
aux circonstances dans lesquelles le film avait été tourné :je n'avais pas une minute
à moi, je travaillais sept jours par semaine dans des conditions épouvantables, il
m'était impossible de prendre du recul, le script changeait sans arrêt. De tous les
films quej'ai réalisés, c'est celui dontje me sens le moins proche. N'importe quel
réalisateur vous dira que travailler pour la première fois sur une production de très
grande ampleur laisse des traces. Mais ces traces dépendent aussi de l'état dans
lequel on se trouve à ce moment-là. Jamais je ne me suis engagé sur un prqjet sans
avoir d'atomes crochus avec lui; et je me sentais proche de Batman au départ. Mais ce
sentiment s'est étiolé avec le temps. Atuourd'hui, la distance aidant,j'ai une vision un
peu plus romantique de cette aventure. Une certaine nostalgie m'étreint. J'ai besoin
d'une période de trois ans avant de pouvoir me prononcer sur un de mes films.
Tous les films que j'ai laits ont des faiblesses. Maisje m'accommode mieux des
faiblesses de mes autres films que de celles de Batman.Je suis le père de tous mes
films, et ils sont tous mes enl~mts. Certains ont subi des mutations, d'autres ont
d'étranges problèmes, maisje les aime tous.

fi.\TMA". I.E llfTI 1 121


Sam Hamm, le scénariste de Batman, est d'abord chargé d'écrire le suivant, puis
est remplacé par Daniel Waters, l'auteur de Fatal Cames'.
Sam a écrit un scénario, mais Catwoman n'y avait pas la place qu'elle méritait
-alors que c'était ce personnage qui m'avait redonné envie de travailler sur un
Batman.J'en ai donc vaguement parlé à Daniel et, très vite, il a parfaitement cadré
ce que je voulais. C'est là que je me suis rendu compte à quel point j'aimais
Batman, Catwoman, Pingouin, la dualité de ces personnages, et tout cet univers.
Ils sont une toile à eux seuls. Et si j'appréciais tout particulièrement les comics de
Batrnan, c'est parce que tous leurs protagonistes sans exception sont déjantés.
C'est ce qui les rend magnifiques. Mais cela constitue également un problème :
aucun d'eux n'est, en effet, selon moi, un méchant au sens littéral.

Le script de Waters reprend celui de Hamm et fait de Batman un être vulnérable.


Ses ennemis sont cette fois-ci Catwoman, une an ti-héroïne vêtue de PVC entretenant
une relation tumultueuse avec le Dark Knight ; Pingouin, un être hargneux, mutant
et mi-animal abandonné par ses parents parce que né avec des nageoires ; et Max
Shreck, un homme d'affaires assoiffé de pouvoir. Comme certains l'ont fait
remarquer, ce tro~plein de vilains relègue l'homme chauve-souris et son interprète,
Michael Keaton, au second plan.
J'en suis tout à fait conscient. Je me suis probablement un peu laissé aller sur ce
coup-là. Tous ces personnages étaient intéressants et j'ai cherché à les mettre sur le
même plan. Je voulais aussi m'amuser sur ce film, ce qui n'avait pas été le cas sur
le premier. Je voulais retrouver les sensations que j'avais éprouvées sur Beetlejuice.
Mais c'est tout sauf cela qui s'est passé. Ça a été, au contraire, le tournage le plus
dur de ma carrière.
Le Joker, Catwoman ou Harvey Dent sont très faciles à définir sur le plan
psychologique. Mais pour des personnages comme Pingouin ou l'Homme-mystère,
c'est une autre paire de manches. Immédiatement on se demande:<< Mais qui sont
ces types?,, Dans le même temps, cet état d'extrême incertitude sur leurs origines
est la raison pour laquelle j'aime Batrnan. Dans le cas de Pingouin, j'ai essayé de
lui donner une histoire, de bâtir un profil psychologique. Et, du coup, j'ai passé
trop de temps sur sa personnalité. Mais ça ne m'empêche pas de penser que
1 -Une com6clic pour ados noire t.'l mordantt' produitt· par Denise Di :'\Jovi.

122 1 T1M RuKTO"


Danny DeVito est, à ma connaissance, la seule personne capable
de rendre acceptable l'épouvantable.
Un certain nombre de gens n'ont pas réussi à se faire une
opinion sur Catwoman, et ça, ça m'a plu. Ils n'arrivaient pas à
déterminer si oui ou non elle faisait partie des méchants- ce
qu'elle n'est à aucun moment. Dans la série télé, les méchants
n'étaient jamais vraiment méchants non plus. Je ne crois pas à
la méchanceté déclarée. Je n'ai pas ce genre de boussole.

Dans le rôle de Selina Kyle, la secrétaire effacée de Max


Shreck, qui devient Catwoman après qu'une nuée de chats de
gouttière lui a redonné vie, Burton voit d'abord Annette
Bening (Bugsy). C'est finalement Michelle Pfeiffer, le seul
autre choix envisagé par Burton pour Catwoman, qui hérite
du rôle, Bening étant tombée enceinte. Mais Sean Young
(Blade Runner) ne l'entend pas de cette oreille. Que le rôle de
Vicky Vale (interprétée par Kim Basinger) lui soit passé sous
le nez à cause d'un accident de cheval passe encore, mais pas
celui de Catwoman. Elle décide donc de débarquer dans les
studios de Warner Bros attifée en chatte.
Elle s'est pointée à la Warner, et elle a cherché <t me mettre le grappin dessus. Je
n'étais pas à mon bureau, heureusement, mais l'attaché de presse du film a eu
moins de chance. Son assistant- ou son garde du corps- attendait sur le parking.
Quand elle a vu quelqu'un qu'elle a pris pour moi (il hmt dire qu'ilme ressemblait
un peu), elle a hurlé:<< Le voilà! Attrape-le!, Elle lui a foutu une trouille bleue.
Quand le personnel présent dans les bureaux lui a dit qu'elle avait Eüt une erreur,
elle s'est alors précipitée dans le bureau d'un des exécutifs de la Warner, Mark
Canton. Michael Keaton était là, et elle a exigé d'être dans le film. Ensuite, elle a fait
le tour des talk-shows avec comme credo << Injustice à Hollywood "·Sa démarche
était d'autant plus absurde que le principe même d'un casting repose sur un choix.
Elle s'est rendue au Joan Ràwrs Show en " costume de Catwoman , - un ensemble
qui aurait surtout convenu pour un film de catch féminin -, et elle a lancé : << Les
grosses huiles d'Hollywood-la Cruelle ne veulent pas me recevoir. ,, Je déteste

1\.HMAI'i. LE ni:FI 1 123


qu'on me voie ainsi. Le casting est quelque chose de très important pour moi.
Je n'aime pas les réunions improductives . .Je n'aime pas faire perdre du temps aux
acteurs pour rien- ce n'est pas mon genre . .Je n'aime pas donner de faux espoirs
aux comédiens. Elle s'est monté le bourrichon et en a fait " l'affaire du siècle ''·
Elle voulait jouer Catwoman à tout prix ; ce que je comprends parfaitement car
c'est un rôle formidable - moi-même j'aurais aimé jouer Catwoman. Seulement
voilà, ce choix m'appartient ; et la question n'est pas de savoir sij'ai tort ou raison.
Elle criait'' C'est la faute au système ! »,et ma réponse était: '' Pas du tout. C'est
un choix artistique. »
Je n'avais pas vu Michelle dans beaucoup de films. Mais le rendez-vous s'est
bien passé, et elle m'a tout de suite plu. C'est aussi simple que ça. Même
si Michelle a, de toute évidence, quelque chose de félin en elle, ce n'est pas ça qui
m'a poussé à la choisir. Un lien s'est créé, c'est tout. Elle a passé son enfance dans
le comté d'Orange, un endroit qui ressemble à Burbank; c'est peut-être ça qui
nous a rapprochés. C'est une actrice très talentueuse, et elle s'en est tiré avec les
honneurs. J'ai été très impressionné par ses aptitudes phvsiques et sa capacité
à endurer beaucoup de choses. Elle ne reculait devant rien : elle a été capable de
gober un oiseau, par exemple. Elle faisait ce truc incroyable avec ses yeux. C'était
étrange mais pas choquant, car, étant donné que les personnages de Batman, le diji
avançaient masqués, leur regard avait un rôle capital.

Avec ses personnages complexes, ses dialogues sombres et intenses, Bahnan, le défi
permet à Burton d'explorer en profondeur le thème du double. Preuve en est le
portrait amer qu'il dresse de la relation entre Batman et Catwoman, deux êtres
attirés l'un par l'autre lorsqu'ils sont costumés, mais incapables de se donner l'un
à l'autre lorsqu'ils ne portent ni costume ni masque.
Aux États-Unis, les masques symbolisent une volonté de se cacher alors que, pour
moi, c'était un moyen de m'exprimer quand je me rendais dans des soirées
Halloween. C'est très libérateur d'évoluer derrière un masque. Ça m'a aidé et ça
permet aux gens de se laisser aller. Ils se sentent comme protégés. C'est culturel.
L'inverse n'est pas vrai, en revanche.
Se déguiser libère un nouveau type d'énergie chez certains acteurs. Et c'est
quelque chose auquel j'aime assister quand je tourne. On n'arrêtait pas de plai-
santer sur ce st!jet, Michael Keaton el moi. jusqu'à exploser de rire parfois. Il est
impossible de se prendre au sérieux quand on porte certains costumes ; et je
trouve ça formidable.

Alors qu'ils dansent ensemble lors d'un bal masqué sans savoir qui est qui, Bruce
Wayne et Selina Kyle découvrent soudain leurs identités respectives. Il n'en faut
pas plus à Selina Kyle, qui avait déjà déclaré un peu plus tôt qu'elle en avait'' assez
d'avancer masquée ''• pour lancer ce dialogue déjà mémorable : " Faut-il commen-
cer à se battre, alors ? ,
Les acteurs ont d'autant mieux compris les implications de cette phrase qu'ils
se retrouvaient déjà depuis un bout de temps dans la même situation. Les costumes,
le maquillage, les masques leur imposaielll tcllemelll de restrictions, à lous points de
nte, qu'ils avaient l'impression de ne plus être capables d'éprouver une quelconque
émotion- ce qui n'était pas le cas. Et la scène du bal leur a servi de catalyseur.

Parmi la galerie de femmes qui s'affichent dans l'œuvre de Burton, Catwoman est
certainement le personnage féminin le plus haut en couleur. L'intensité de sa relation
avec Batman contraste avec celle très cliché qui liait Batman à Vicky Vale.
Ce sont les conventions du cinéma gui veulent ça. J'adore Catwoman, et je ne peux
pas nier non plus le fait que d'autres personnages de mes films sont moins étoffés,
moins déjantés. Mais ça ne les empêche pas d'être importants, car ils permettent
à ceux qui sont le plus en vue de s'appuyer sur eux. Ils fournissent un travail de
fond et forcent mon admiration.

Bien que Warner Bros ait conservé, à grands frais, le gigantesque décor de Gotham
construit à Pinewood, Burton décide de filmer Batman, le défi sur les plateaux
de la compagnie à Burbank. Il demande à son directeur artistique sur Beet~uice et
Edward aux mains d'argent, Bo Welch, de superviser la construction du nouveau
Gotham. Welch s'écarte de l'architecture originale tout en gardant son aspect
infernal. Comme il l'avoue, il s'agissait pour lui de construire une ville
" plus américaine » et pleine « de légèreté et d'ironie "·
Ça me semblait plus logique de tourner Batman, le défi à Los Angeles. Warner Bros
pensait en outre pouvoir ainsi mieux contrôler les fuites dans la presse. Et puis le

f\.\ n.J:\f\., LE nt: ... l 1 125


cours du dollar étant très bas, c'était absurde d'aller à Londres. Ça me permettait
aussi de pouvoir engager des comédiens que je connaissais, comme Paul Reubens
(inimitable interprète de Pec-Wee Herman), ce que je n'aurais pas pu faire si on
avait tourné à Pinewood. J'étais à la recherche d'une autre dynamique. Par bien
des côtés, cet opus est plus proche de Beetlejuiœque du premier Batman. Tout y est
plus étrange, alors que sur Batman tout était nettement plus contrôlé. Ce qui ne
veut pas dire que je suis parti sur Batman, le déjï avec à l'esprit 1'idée de faire '' plus
étrange ••.J'ai abordé cette suite comme tous mes autres films, et j'y ai mis ce que
j'avais envie d'y voir- ce qui peut s'avérer dangereux sur un film de cette ampleur.
Ça a même eu parfois des incidences invraisemblables. Certains spectateurs ont été
jusqu'à demander:<< Mais quelle est cette chose noire qui dégouline de la bouche
de Pingouin ? " Cc à quoi je leur répondais : ''Je l'ignore, mais je peux envoyer
un échantillon en laboratoire, et le faire analyser si vous en avez envie ! »
J'apprécie qu'on me questionne sur le sens de certaines choses . .Je trouve très sain
qu'on ne me laisse pas tournoyer dans le cosmos. Mais il y a des limites ...
Le hasard a une place très importante lors d'un tournage. Il y a en effet tellement
de choses qui peuvent mal se passer. C'est surtout quand je planifie à l'avance que
ça dévie le plus. J'essaie donc de m'assurer lors des réunions avec les acteurs et avec
les membres responsables de l'équipe -le chef costumier, le directeur artistique ... -
que tout le monde est sur la même longueur d'onde. Comme ça, une fois sur le
plateau, tout le monde tente de faire de son mieux en tenant compte des impératifs
du jour, des desiderata de chacun, de ce qui est disponible et de ce qui ne l'est
pas, de la météo, des circonstances ... Et ensuite, il n'y a plus qu'à espérer. Je fais
très peu de répétitions. J'arrive sur le plateau, je détermine l'emplacement de la
caméra, le type de lumière que je souhaite et les déplacements des acteurs, et
ensuite je sens ce que donne la scène avec les acteurs en costumes et tout le reste.
Il m'est très difficile de prendre une décision sans tout avoir sous les yeux, car une
chose en suggère une autre. Ça se fait donc à la dernière minute.
Je fais en moyenne cinq à six prises par scène. Ça, c'est dans le cas où il n'y a
pas de problèmes techniques. Il m'arrive de faire un plus grand nombre de prises
en cas de difficultés particulières ou si les scènes incluent des effeL~ spéciaux. La
plupart du temps, je prends les choses comme elles viennent. Parfois, je fais un
croquis quand une idée me traverse 1'esprit, et il me suggère un plan. Mais c'est surtout

126! TII\1 Rt.THTOr\


mon instinct qui me guide. Et puis les acteurs. Ils apportent toujours quelque
chose. L'essentiel, c'est que tout soit parfait au moment du tournage : avant c'est
trop tôt et après c'est trop tard.

Pour transformer Danny DeVito en Pingouin, Burton fait de nouveau appel aux
services de Stan Winston. Si le talent de ses équipiers et un croquis de Burton
suffisent à créer son allure grotesque, il n'en est pas de même pour l'armée de
Pingouin. Elle nécessite le recours à de multiples techniques : acteurs en costumes,
images de synthèse, et même de vrais pingouins.
Recourir à de vrais animaux me glace le sang. J'adore les animaux, c'est la raison
pour laquelle je n'ai jamais pu regarder Lassie. Impossible de dormir le dimanche
soir si je ne voyais même qu'une minute d'un des épisodes de la série télé. Je ne
supporte pas de voir des animaux affronter un danger. Je m'inquiète plus pour
eux que pour les acteurs. Je suis très à cheval sur cette question. Je me serais bien
passé de ce stress supplémentaire. Ce qui m'a un peu rassuré, c'est que ces pingouins
sont nés en captivité et n'ont pas subi de tortures pour jouer dans le film.

Assez curieusement, presque tous les titres des Ïllms de Burton comportent le
nom du personnage principal.
Je n'y avais jamais pensé, et je n'ai pas de réponse à donner. Les noms m'ont attiré,
mais c'est surtout leur histoire qui m'a passionné, même si elle était symbolique.
Aucun de mes films n'a vraiment d'intrigue. Ce sont de petites études de caractères.
Des études alternatives; rien d'approfondi. Tout le monde vous le dira, d'ailleurs.

Batman, le défi sort aux États-Unis le 19 juillet 1992 et engrange 47,7 millions de
dollars de recettes pour son premier week-end en salles, balayant ainsi le record
du premier épisode. Mais la critique juge le film << trop sombre >> et Batman, le défi
ne rapporte fmalement que 268 millions de dollars à travers le monde, soit 40 %
de moins que son illustre prédécesseur.
Warner Bras n'était pas très content du film. Avec le recul, c'est mon sentiment
en tout cas. Je ne les ai pas ménagés parce que je voulais leur donner le meilleur
film possible. Batman avait été un énorme succès, et du coup j'évoluais en terrain
miné. J'ai essayé d'évacuer ce problème en réalisant le film tel que je l'entendais.

128 1 TIM BURTON


Mais, quelle que soit ta ligne directrice, l'ampleur du film te ra.ttrape systématiquement.
Et ceux qui financent ces mastodontes veulent toujours que tu ailles plus vite. En
plus,j'étais très affligé par la mort d'un ami et, sur le plan sentimental, ça n'allait
pas fort non plus. Ça a joué sur la conduite du film à coup sûr, mais c'est le genre
de choses dont tu ne te rends compte qu'a posteriori. Il ne faut pas croire que je
n'aime pas le film pour autant ;je le préfère de loin à Batman.
Tout le monde a trouvé que le deuxième épisode était plus noir que le premier et,
même si tu ne partages pas ce point de vue, tu ne peux rien changer à ce qui devient
l'opinion générale. C'est une question de tendance culturelle. Et les exécutifs sont à
l'écoute de cela. Ils y sont obligés, j'imagine. Moi pas. Je trouve ça dangereux et
très pervers. Dans ce genre de contexte, on devient une cible en un rien de temps.
Cette culture-là est bien plus perturbante que le film lui-même.
Le deuxième Batman est nettement plus proche du matériau d'origine que le
premier opus, la démarcation entre méchants et héros y étant beaucoup plus floue,
en effet. Que Max Shreck (interprété par Christopher Walken) serve de catalyseur
à tous ces personnages me plaisait beaucoup également. Il ne porte pas de masque,
mais il est le seul à avancer masqué. Pour moi, Batman, le défi est une réflexion
cinématographique sur les différentes manières de percevoir le Bien et le Mal.

Une fois encore, les détracteurs de Burton lui reprochent sa totale inaptitude à
savoir f"Ilmer une histoire linéaire.
Ça vient de la manière dont fonctionne mon cerveau. Sur Batman, j'ai tout fait
pour raconter une histoire linéaire, etje me suis rendu compte que ça ne rimait
à rien. Depuis Beetlejuire, je sais que, contrairement à d'autres réalisateurs, je suis
incapable de narrer des histoires linéaires. Ce qu'il y a de pire dans mes films, c'est
la narration- et c'est une constante. Mais la narration n'est pas tout. Même s'il y
a des films très linéaires que j'adore, il existe d'autres façons de faire du cinéma.
Regardez les films de Federico Fellini ! Ils sont tout sauf narratifs. Jaime les films
qui me laissent libres d'avoir ma propre interprétation, des films qui, si ça se
trouve, ne parlent pas du tout des choses auxquelles je les associe.
Jaime inventer. Tout le monde est différent, donc les images nous affectent
tous différemment. Pourquoi est-ce qu'on ne serait pas libre d'avoir chacun sa
propre interprétation? C'est pour ça que je me sens, par exemple, très proche des

130 1 TIM RcRTO>J


films de Roman Polanski. [,e Lorataire :j'ai vécu la même chose, et je connais les
'entiments qu'on éprouve dans ce genre de situation. Répulsion :je comprends
parfaitement ce que le personnage de Catherine Deneuve ressent. Lunf's de fiel:
j'ai été le témoin de comportements similaires.
Je déteste qu'on me prémâche ce qu'on me donne à voir. Je me bats contre
ca au quotidien.
Je ne suis doué ni pour les scènes d'action ni pour raconter une histoire
linéaire. Alors, laissez-moi taire les choses à ma manière, et advienne que pourra.
Je n'oblige personne à me confier un film. Si vous voulez un Iilm à la James
Cameron, engagez-le.
Je n'aime pas les armes, alors comment veux-tu que je dirige une scène d'ac-
rion ?Je ferme les yeux dès que j'entends tm coup de feu. Maintenant tout dépend
de ce qu'on entend par" action "·Pour moi, Gorlzilla et ses suites regorgent d'ac-
rion. mais je ne suis pas sûr que tout le monde partage cet avis.

~ !
1
/

UEtrange
de Monsieur

ne fois le tournage de Vincent bouclé, en 1982, Tirn Burton se penche sur

U un autre projet à partir d'un de ses poèmes, lui-même inspiré par La Nuit
avant Noël de Clement Clarke Moore. Intitulé L'Étrange Noël de MonsieurJack',
il raconte comment Jack Skellington, le roi des Citrouilles d'Halloween-ville, devient
obsédé par l'idée d'importer Noël dans son monde après avoir découvert la ville de Noël.
Tout est parti de ma passion pour Dr Seuss et les programmes de Noël qui ont bercé
mon enfance: How the Grinch stole Christmas (Le Grinch) ou encore Rudolph, le petit renne
au nez rouge. Diffusés année après année, ces dessins animés rudimentaires ont eu un
impact précoce et durable sur moi. Etj'ai eu envie de faire quelque chose d'approchant.
En écrivant mon poème, j'ai tout de suite eu Vincent Priee à l'esprit. Il a été ma
principale source d'inspiration pour ce projet. Dès le départ, je voulais qu'il en soit
aussi le narrateur. C'était en quelque sorte une version plus développée de Vincent.
Al'époque,j'étais prêt à le faire sous n'importe quelle forme: une émission spéciale,
un court-métrage, n'importe quoi. Et puis, très vite, j'ai eu l'impression de me
retrouver dans un épisode du Prisonnier. On me complimentait sur les story-boards,
les croquis et le modèle réduit de Jack Skellington construit par Rick Heinrichs,
mais rien n'arrivait. Ça a été mon premier avant-goüt de la mentalité qui règne dans
le show-business: un sourire grand comme ça, un << Oh, oui, on va le faire ! » ...
Et plus on avance, plus on constate qu'on est mené en bateau.
1 -En anglais : 'lïte Nightmarl' Befim' ChristmaJ, littéralement l.P Cauchemar avant NoëL

L't:TRANGE NoE!. n>: MoNSIEUR jACK 1 133


Sur Vincent, on n'avait pas cherché à révolutionner le genre. On s'est juste concentrés
sur l'esthétique. L'animation en pâte à modeler tendant à affadir les éléments d'ordre
esthétique, on voulait donc arriver à obtenir une sorte de dessin en trois dimensions.
J'ai toujours gardé en tête l'idée que !/Étrange Noël devait être plus élaboré que Vincent,
mais, à cette époque-là, je raisonnais surtout en termes de simplicité et d'émotion.
L'émotion est très difficile à susciter en trois dimensions. Contrairement à
l'animation classique qui permet vraiment de tout faire, de tout dessiner, là, vous
essayez de donner vie à des poupées miniatures. Quand ça marche, en revanche,
c'est beaucoup plus efficace, tangible.
Les personnages de L'i.tmngP Noë/présentaient J'inconvénient supplémentaire d'être
dépourvus de regard -leurs orbites étaient vides ou leurs paupières cousues-, alors
que la première règle de l'animation est l'expression des yeux. C'est là que je me
suis dit que si nous parvenions à donner la vie aux personnages malgré ce handicap,
ce serait formidable. Après avoir dessiné tous ces renards aux grands yeux larmoyants
pour Disney, il y avait de ma part quelque chose de subversif à concevoir des créatures
dépourvues d'yeux. Arriver à rendre humain un personnage avec deux grosses cavités
noires sur le visage était un pari jouissif.
Jack est une des nombreuses figures de la littérature classique animées par la
passion et la volonté d'accomplir des choses d'une façon différente, un de ces
Don Quichotte éperdument en quête d'un sentiment dont il ne connaît même pas
la nature . .Je me sens proche de nombreux aspects de sa personnalité, en particulier
de celui-là. Il a une résonance intime.
Quand j'ai commencé à travailler sur L'Étrange Noi>l, c'était l'époque où Disney
était en plein chamboulement, et où je ne savais plus si j'étais ou non encore un
de leurs employés . .Je taisaisjuste acte de présence. C'était un projet que je voulais
concrétiser, car j'y croyais très fort, mais faute d'intérêt,j'ai décidé de l'enterrer,
tout en sachant qu'un jour ou l'autre il aboutirait. Sur certains projets, tu te dis :
«C'est maintenant ou jamais! ,, mais, avec L'Â'tmnge NoPl de Monsieur.fack, ça n'a
jamais été le cas.

1990. Tim Burton demande à son agent de vérifier si les droits de L'Étrange Noël,
ce projet qui ne cesse de le hanter, appartiennent toujmrrs à Disney, car il a la ferme
intention de le ressusciter.
134 1 TJM BcRTOr<
Je ne savais même pas si Disney avait encore
les droits. On a alors demandé à mots cou-
verts: "C'est possible d'aller jeter un œil
dans vos archives ? ,, Et on a constaté que
Disney les possédait encore. J'aurai dû
m'en douter parce que Disney possède
tout. Quand on vous engage, on vous fait
signer un truc stipulant que, durant votre
contrat de travail, toutes vos idées sont la
propriété de la ,, police de la pensée ».
Comme il n'y avait pas vraiment moyen de
faire les choses en douce - même si on a
tenté le coup-, ils n'ont pas tardé à pointer
le bout de leur nez. Cela dit, ils ont été plutôt coulants- ce qui n'est pas dans leur
nature-, et je leur en suis reconnaissant. Je précise que c'était après Edward aux
mains d'argent et Batman. Et si L'Étrange Noël a vu le jour, c'est parce que j'avais eu la
chance de rencontrer le succès. C'est l'unique raison. Je tiens néanmoins à leur
accorder une chose : ils ont compris et ont été sensibles à notre envie d'emmener
l'animation vers d'autres territoires.

Conscient du trésor qui dort dans ses coffres, Disney saute aussitôt sur l'occasion
et voit, dans le désir de Tim Burton de produire un long-métrage en animation image
par image, l'occasion de renforcer sa réputation déjà mondiale dans le domaine
de l'animation.
Bien que les débuts de l'animation image par image remontent à The Haunted
Hotel, réalisé en 1907 par J. Stuart Blackton, c'est à Willis O'Brien qu'elle doit d'être
devenue en 1925 une technique d'effets spéciaux à part entière avec Le Monde perdu
et, de façon encore plus mémorable, King Kong en 1933. Ray Harryhausen reprend
ensuite le flambeau, en créant à son tour un bestiaire de créatures fantastiques dans
des Films comme Jason et les Argonautes ou encore la saga Sinbad. En 1983 apparaît
une toute nouvelle technique d'animation image par image, baptisée le go-motion
-elle offre la possibilité de fondre les objets dans l'image et d'obtenir ainsi un degré
de réalisme encore plus poussé. Associée aux progrès des images de synthèse, elle
136 1 TIM BURTON
permet à Industrial Light and Magic, son inventeur, de faire des " miracles , sur Le
Retour dujedi, et de créer des effets réservés jusqu'alors à l'animation image par
image classique. D'où un déclin de ce mode d'animation dans les années qui suivent,
compensé par l'acharnement de certains animateurs comme l'Anglais Nick Park,
créateur de Wallace & Gromit, ou encore l'Américain Henry Selick avec ses spots
publicitaires, ses génériques pour MTV et ses courts-métrages.
L'animation image par image est une bonne vieille forme d'expression artistique
et, même si pour L'Étrange Noi>ï il nous est anivé ct' utiliser de nouvelles technologies,
c'est un vrai film artisanal. Ce sont des artistes qui ont peint chaque décor et fabriqué
tous les éléments. C'est un travail très gratifiant. J'adore ranimation image par image,
l'énergie inexplicable qu'elle dégage et qui vient justement de celle dimension arti-
sanale. Tu en prends conscience quand tu vois la concentration que nécessite le
déplacement dans l'espace des figurines. Ça s'apparente à ce que tu ressens quand
tu te retrouves face à face avec un Van Gogh dans un musée . .Je me souviens de la
première fois où j'en ai vu un en vrai. Même si tu as déjà vu des reproductions
dans les livres, tout change quand tu fais face à la toile. L'énergie qui s'en dégage
est incroyable. Et personne n'en parle jamais, car c'est une sensation abstraite.
Quand l'animation image par image est faite avec talent, on sent l'énergie du
créateur. D'où la puissance des travaux de Ray Harryhausen. Et ça, les ordinateurs
ne parviendront jamais à le remplacer, car ils ne possèdent pas cette caractéristique
essentielle. Aussi performants soient-ils aujourd'hui, et plus encore demain, rien ne
vaut le peintre et sa toile.
Seule l'animation image par image pouvait concrétiser les personnages et
l'esthétique de L'É'trange Noël de Monsieur Jack Aucune autre forme artistique n'aurait
pu lui apporter cette énergie. Voilà pourquoi c'était une entreprise si particulière.
À chaque fois que je regardais un plan,je sentais une poussée d'adrénaline. C'était
comme une drogue.

Bien qu'il porte L'Étrange Noël de MonsieurJack dans son cœur, Tim Burton renonce
à le mettre en scène lui-même. Son implication dans Batman, le défi et la lenteur
éprouvante d'une production de cette envergure l'en dissuadent en effet. II confie
donc son bébé à Henry Selick qui enclenche les premiers tours de manivelle en
juillet 1991 à San Francisco.
L'é"rRA!'.<:>: :\of:L m: MoNSIEt:RjACK 1 137
Henri est un vrai artiste, le meilleur. Il avait fait des trucs incroyables pour MTV et
s'était spécialisé dans l'animation image par image. Ils étaient toute une bande de
mecs vraiment talentueux installés à San Francisco. Non seulement très peu d'ani-
mateurs savent ce qu'ils font avec ce genre d'animation, mais encore moins possèdent
un vrai talent. On m'a donc laissé faire le tournage à San Francisco.
Quand je n'étais pas sur le plateau de Batrnan, le défi, j'allais faire un saut sur
le tournage du film par pur plaisir, mais la plupart du temps Henry m'envoyait les
quelques plans mis en boîte durant la semaine, et je les agençais dans ma salle de
montage. Ça a pris forme au bout de deux ou trois ans ..J'aimerais bien pouvoir te dire
quand exactement, mais je n'ai aucune mémoire des dates, tu as dû le remarquer
non ? Tout est clair dans ma tête, à part le cadre temporel qui reste toujours dans
le flou. Avec ce genre de projet, de toute façon, le processus est tellement long qu'au
bout d'un moment tu t'assieds juste dans ton fauteuil pour profiter du spectacle et
observer les textures. J'ai bien aimé travailler dans ces conditions, car ça m'a laissé
le temps de réaliser de nouveaux croquis et de faire des commentaires.
C'est le projet le plus difficile sur lequel j'aie jamais travaillé. Ça a pris tellement
de temps, impliqué tellement de gens! D'autant plus que, etje parle en connaissance
de cause,les idées n'arrêtent pas d'aflluer quand un projet nécessite autant de temps.
C'est inhérent à la nature des idées: elles vont plus vite que la technique. Et ça
finit par faire peur parce qu'un tel veut changer ceci, et qu'un autre veut modifier
cela ... Il faut donc rester vigilant. .Je ne voyais aucun inconvénient à ce que chacun
mette du sien et insuffle ses idées tant qu'on gardait la ligne directrice originelle,
tant qu'on revenait à l'émotion première.
Ma principale crainte était qu'Henry Selick", qui est un artiste à part entière et
qui est le meilleur dans son domaine, n'ait pas la même approche que moi. Qu'une
tension s'instaure à cause de cela. Mais je me suis inquiété pour rien, il a été for-
midable. Il faut être sur la même longueur d'onde quand on s'embarque dans un
projet commun, ce qui rend l'étape des réunions préliminaires primordiale. Je
voulais être sûr qu'Henry allait être fidèle au matériau original. Sinon, on se serait
chamaillés sans arrêt et ça n'aurait pas été vivable . .Je connais des gens qui aiment
les prises de bec sur les plateaux ... Ça n'est pas mon cas. Même s'ils ne comprennent
2- c·t'S[ ù la Jin des annét''i 1~170 qu"Ht'nry Sdick fait la connaissann· de Tim Bunon dH'l Disney. Il sera rune des
premiC::rcs personnes ù \'oir lt•s esquisses de Bunun pour L'f:tmUJ{f' .\'of/ en l ~H2.

138 1 T!M BURTOr<


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pas tous les enjeux du film, je veux que les gens s'impliquent à lOO%. Tout ça
pour dire que, sur L'Étrange Nofl de lHonsieurjack,je n'aurais pas pu mieux tomber.
San Francisco regroupe tous les artistes les plus talentueux de la scène de l'anima-
tion image par image - une discipline très astreignante où les techniciens de
valeur se font rares. Ça a été une époque très particulière de ma vie, une expérience
magique . .Je n'avais jamais ressenti cela auparavant.

Tim Burton fait d'abord appel à Michael McDowell, son scénariste de Beetlejuice,
pour adapter son poème de trois pages en long-métrage, puis change son fusil d'épaule
et décide d'aborder le projet sous un angle musical. Il se tourne alors vers son ami
Danny Elfman, son collaborateur attitré sur quasiment toutes les partitions musicales
de ses films. Ensemble, Burton et Elfman, qui chante d'ailleurs la partition de
Jack dans le film, bâtissent un fil rouge et composent deux tiers des chansons du film
avant que Caroline Thompson ne les rejoigne pour les aider à les intégrer totalement
au scénario.
J'ai immédiatement demandé à Michael d'être partie prenante du projet, mais, bien
qu'il soit un ami, ça n'a pas collé cette fois-ci. Je me suis donc tourné vers Danny
(Eifman). Au départ, on disposait du poème quej'avais écrit, de quelques dessins
et story-boards, et de cette vague intrigue que j'avais imaginée dix ans plus tôt. .J'allais
chez lui et on travaillait le matériau comme si c'était une opérette, pas une de ces
comédies musicales qu'ils composent de nos jours. On cherchait à ce que les chansons
s'intègrent parfaitement dans l'histoire ..Je commençais par lui raconter un bout du
scénario et, dans la foulée, il se mettait à écrire une chanson. Il les a d'ailleurs
composées assez vite, du moins les premiersjets. On a adopté une méthode de
travail assez bizarre : on planchait sur mon argument pour en tirer les chansons,
puis les storyboards étaient dessinés à San Francisco pendant qu'on se consacrait à
l'écriture du scénario proprement dit. Ce n'est pas la manière idéale de procéder
mais on se lançait dans une entreprise résolument novatrice.
J'avais déjà vu des films en animation image par image, mais ils étaient soit
rebutants, soit bizarroïdes. Il y en avait toutefois un quej'aimais bien quand j'étais
môme, Mad Mon.~ ter Party (Jules Bass, 1969, avec la voix de Boris Karl off et des
acteurs imitant les voix de Claude Rains, Peter Lorre et Charles Laughton). Les
gens pensaient gue L'f.'trml{{'' Noël était la première " comédie musicale , en ani-
140 1 TI'-1 BliRTO"
mation image par image avec des monstres, alors que le vrai pionnier du genre
est Mad Monster Pm·ty.
Danny et moi, on se connaît tellement bien que le fait d'avancer dans le flou le
plus complet n'avait pas vraiment d'importance. On a donc tenté le coup. Il a mis
deux à trois mois pour écrire toutes les chansons. Généralement, il me faisait écouter
ses compositions d'une semaine sur l'autre, et parfois même le lendemain de notre
réunion sur le script. Puis j'ai fait intervenir Caroline Thompson (la scénariste de
Edward aux mains d'argent), que connaissait Danny. Tout s'est fait par étapes. Tout
évoluait constamment. Henry, Danny, Caroline et moi, ça faisait beaucoup de monde
à gérer. Sans oublier les autres, ces fabuleux artistes, ces magiciens. J'ai eu le senti-
ment de vivre quelque chose d'unique néanmoins.

Si Tim Burton et Danny Elfman préfèrent se laisser porter par l'histoire pour écrire
la majorité des numéros musicaux, celui de Oogie Boogie sera élaboré d'après un
personnage de la série des Betty Boop.
On voulait avant tout, Danny et moi, traiter cette référence sur le mode du souvenir,
ne pas tomber dans l'hommage. J'avais gardé en mémoire ces épisodes de Betty
Boop" où ce drôle de personnage apparaissait. Je ne savais pas qui il était, mais il
se lançait de but en blanc dans un numéro musical et chantait avec la voix de
Cab Calloway', et je me disais:<< Mais qu'est-ce que c'est que ce truc?» Certaines
images de mes films proviennent davantage d'émotions que j'ai ressenties que
de sources précises.

Tout comme Catwoman, Sally, le personnage féminin central de L'Étrange Noël est
couverte de sutures.
\1on esprit était obsédé par tout ce qui était suturé à l'époque. J'étais en plein
"uip, Catwoman, etj'étais particulièrement intéressé par les personnages<< rdpiécés ''·
Cette imagerie symbolique cherchait à traduire un état d'âme. Ce sentiment de
ne pas être un tout, d'être composé de morceaux épars et de devoir, pour ainsi dire,

3- Bombe sexuelle à rourtc robt" noire et moulante, Betty Boop a ét(· imagiru~c par Max Flcischer en 1Y32. Elle a été
!"héroïne de 89 courts-métrages avant 4ue les ligues de venu américaines n'ai t'nt sa pt.'({ li.
-1-- \1usidnt de_jazz et chanteur à la voix ronitruanh·, Cah Calloway était un des hahituès rlu fameux Coti on Club.
\tin nic the Moocher, reste un rlt' ses succès les plus JTtentissants.
rassembler ses esprits en permanence m'interpellait- et m'interpelle toujours-
considérablement. Il s'agit bien plus d'une métaphore que d'un hommage à
Fmnkenstein.

L'Étrange Noël de Monsieurjack est le troisième film d'affilée réalisé par Tim Burton
qui se déroule pendant les fêtes de Noël.
Je crois maintenant que j'en ai fini avec Noël. J'ai exorcisé mes démons. Durant mon
enfance à Burbank,j'étais très réceptif à Halloween et à Noël, car c'étaient non
seulement des périodes de vacances mais aussi les fêtes les plus chamarrées et les
plus amusantes. Quand tu grandis dans un endroit sinistre, toute forme de rituel
donne vie à l'endroit où tu habites. Cette pauvreté en rituels vient du fait que l'Amérique
est un pays relativement nouveau et très puritain. Et, quand tu évolues dans ce type
d'environnement, tu as très vite l'impression de vivi-e en perpétuel état d'apesanteur.
Ces fêtes-là permettaient par conséquent de se trouver des racines, de ressentir le
passage des saisons, de voir dans les rayons des supermarchés tout ce qui a trait à
l'automne et à l'hiver. Car il n'y a qu'un climat en Californie.
La nuit d'Halloween a tmüours été, pour moi, la nuit la plus réjouissante de
l'année. Il n'y avait plus de règles à suivre etje pouvais devenir qui je voulais.
C'était le royaume de l'imagination. Halloween n'a rien de réellement effrayant.
Personne ne cherche à effrayer personne. C'est la peur comme divertissement. C'est
l'essence même d'Halloween, el c'est l'essence même de L't-'trange Noël.

Avec ses 18 millions de dollars de budget, L'Étrange Noël de MonsieurJack n'a même
pas coûté le quart d'un Disney traditionnel. Sorti aux États-Unis pendant Halloween
en 1993, il récolte 51 millions de dollars de recettes au box-office. Ironiquement,
il a été souvent jugé, à tort, trop effrayant pour les enfants.
La manière dont le film a été perçu correspond exactement à son contenu :Jack
veut faire le bien, mais sa passion tinit par être incomprise, et il effraie tout le monde
au bout du compte. Le film a, d'une certaine manière, matérialisé ce qui se passe
dans la réalité. Même Oogie Bougie n'a rien de malfaisant. Il symbolise juste le voisin
bizarre d'à côté. Je me suis dit : <<Attends, c'est pas possible. Les gens ont peur que
le film leur fasse peur alors qu'il ne contient absolument rien de terrorisant. , Si tu
montres le film à des gosses en l'absence de leurs parents, ça marche du tonnerre.

142 1 TIM Bt"RTO"


\1ais si les parents sont là, tu es sùr d'entendre:" Ça fait trop peur~ "Quand j'en-
tendais étant enfant ce genre de ritournelle aux accents étranges, ça me mettait
imtantanément en boule. Si je trouvais une chose trop effravante,je ne la regar-
dais pas. Point.
Le film est sorti sous le titre 'J'im Burton présentf, L't'trange Nofl de Monsieur Jack,
car le studio pensait que la mention de mon nom en petit au-dessus du titre appor-
terait un plus, que ça créerait un contexte qui pouvait aider le film. j'ai laissé
faire, mais ce n'est pas le genre de choses que je réitérerai tout le temps. Il y a très
peu de projets dans lesquels on se sent personnellement impliqué. J'ai ressenti ça
pour Vinant, et je ressens la même chose pour L'ÉtrangP Noël de Monsieur Jack. Au
bout du compte, ça a fini par devenir un label à lui tout seul, quelque chose de
différent que je ne saurais définir.
Je vois parfois des gens arborer la montre Burger King LÙrange Noël de Monsieur
Jack dans les endroits les plus inattendus. Récemment,j'en ai aperçu une au poignet
cl ·un employé du Carnegie Hall ... Incroyable ! Certaines personnes que je rencontre
se promènent avec une petite photo de .Jack sur eux. Quand un lien s'établit avec le
public, même une infime partie du public,je trouve tot!jours ça génial. De nombreux
journalistes et spectateurs n'ont pas perçu l'émotion que véhiculent ces marion-
nettes bizarres à l'air idiot. Tant pis pour eux, et tant mieux pour ceux qui sont
allés au-delà des apparences.

L'Étrange Noël a aussi été perçu par certains critiques comme un exercice esthétique
un peu creux, reproche déjà adressé à Tim Burton sur ses précédents fùms.
De nombreuses personnes pensent que mes films ne reposent que sur leur seule
esthétique, qu'ils sont fondés là-dessus. Ils n'arrivent pas à imaginer que tout ce que
j'ai fait doit avoir une signification, ne serait-ce qu'à titre personnel ct même si je
'uis le seul à la connaître. Et plus les éléments sont absurdes, plus je dois être sùr
de comprendre leur sens caché. Voilà pourquoi le cinéma nous fascine tant. Les
films frappent à la porte de nos rêves et de notre subconscient. Cette réalité a
beau varier selon les générations, les films ont un impact thérapeutique- comme
autrefois les contes de fées. Dans le folklore indien, il ne faut pas prendre au pied
de la lettre les personnages de la Femme Chien et de l'Homme Lézard. Dans les
films, c'est pareil. je n'aijamais étudié le sujet en profondeur, mais je mc suis aperçu
1.'t: I'I<AN(;~ :'-JOËL l>E \(ONSIEUI< jACK 1 143
que la culture américaine est dépourvue de mythes et de folklores. Le meilleur
mythe que l'Amérique ait produit estJohnny Appleseed··. Un peu léger, quand même.

Pour la première fois de sa carrière, Tim Burton s'est retrouvé à travailler sur
deux ftlms en même temps : L'Étrange Noël de MonsieurJack et Bahnan, le défi.
C'est en effet la première fois où j'ai dü consacrer beaucoup d'énergie à deux
projets différent~. C'était assez lourd à gérer. À moins de tomber sur des âmes sœurs,
je travaille en général sur une seule chose à la fois.
Je voudrais maintenant rendre hommage aux actuels dirigeants de Disney, car
ils ont su donner un nouvel essor à leur société; ils sentent bien plus d'où vient le
vent. À l'époque oùj 'y étais,j 'ai rencontré des personnes qui auraient été en mesure
de faire La Petite Sirène ou d'autres films du même ordre. Il y avait un groupe de gens
très talentueux, encore plus talentueux que ceux de la nouvelle génération. Si on
leur en avait donné la possibilité, ils auraient pu être à l'origine de la renaissance du
studio. La plupart d'entre eux sortaient de Cal Arts ou du lycée. Disney commençait
à s'ouvrir vers l'extérieur, à engager desjeunes, et tout le monde mourait d'envie
de se donner à fond, de faire un grand film. C'étaient tous des" Disneyphiles "·
Ils n'avaient aucune envie de faire produire par Disney des films d'animation
strictement réservés aux adultes.
Le nouveau régime a enfin reconnu l'incommensurable talent de ses animateurs,
et cette politique leur a ainsi permis de s'épanouir. Ça a fait beaucoup de bien à
Disney, je crois, et, plus généralement, au monde de l'animation tout entier.

5 -Johnny Appleset>d, rle son \Tai nom John Chapman, nl- le 2() septemhn-· 1ïï4. La lt:gendc le dérri1 comme un plan-
re ur dt> pommiers philanthrope qui aurait couvr.n d(· ,-ergt-rs le Midwesr. Dans la réalirt\ ce mis~innnaire de l'f.glise
dt' la ~ou\'l·llt" .J~rnsalem a\·ait en 1ête de construirt" des crèdlt's pari ont où ille pnu,·ait.

144 1 TIM Bt•RION


0
. . . . Ed
ans la foulée de L'Étrange Noël de Monsieur Jack, Tim Burton et Denise

D Di Novi produisent Cabin Boy pour le studio Disney. Cet hommage kitsch
à la série des Sinbad, avec Chris Elliot, Ricky Lake et Russ Tamblyn dans
les rôles principaux, est un désastre à la fois financier et critique.
C'était une comédie plutôt étrange.Je ne voulais pas réaliser le film, sinon le budget
aurait explosé. Cab in Bc~y n'a rencontré aucun succès critique ou commercial. Disney
n'aimait pas le film et n'a pas compris le concept. Résultat: les responsables ont
lâché le film. Adam Resnick était aux commandes. Il avait coécrit le script avec des
scénaristes de" The Late Show' ».J'ai essayé de leur faire part de mon expérience,
mais je ne pouvais pas être là \ingt-<1uatre heures sur \~ngt-quatre. Et à la différence
de L'Étrange Noël de Monsieur Jack- époque oùje travaillais aussi sur deux projets
simultanément-, Cab in Boy n'était pas un projet personnel. Je ne crois pas que je
réitérerai l'expérience de sitôt, saufsije suis animé d'une passion pour le projet
ou si on m'a mis en confiance. Soitje m'investis, soitje ne m'investis pas, mais il
ne peut. y avoir de juste milieu dans mon cas.

1 -Émission de télé animfe par le tr2s caustique Dm·id Leaerman et (}Hi a stT\·i de modèle à" La (~rosse (··mission" et
."1 .. ~ulle part ailleur."i "·Son succès populaire et sa notorièH~ ~ont tt:ls qu'aucUTH' personnalité en ntf' ne pt'ut se per-
menre d(' refuser S('S in\itations. i\lêrru: Hilar~· Clin lon a dù !'-t' soumrnre aux qu('slions railleuses cl :tl'humour grin<.;anL
du 'iieur Leuerman.

ED \\'ooLJ 1 147
Après la mésaventure Cabin Bc;y, Burton s'embarque sur Mary Reilly, énième adap-
tation cinématographique du roman de Robert Louis Stevenson, DrJekyll et Mr Hyde.
Le point de vue adopté ici est celui de la gouvernante du Dr Jekyll. C'est Winona
Ryder, déjà actrice chez Burton dans Beetlejuiœ et Edward aux mains d'argent, qui est
pressentie pour tenir le rôle-titre.
J'ai travaillé dessus pendant un moment, et puis j'ai laissé tomber quand Columbia
Pictures a commencé à vouloir me mettre la pression. J'aime prendre mon temps
pour préparer un projet, alors qu'à Hollywood seul l'aspect commercial compte. Ils
veulent leur film, c'est tout. Ils sont venus me voir pour me dire: "Il y a cinq
autres réalisateurs qui veulent faire ce film., Je n'apprécie guère ce genre de méthode,
et j'ai donc été à deux doigts de leur dire: "Eh bien, si vous avez cinq autres personnes
pour le faire, ne vous privez pas l, Ce qu'ils voulaient, en fait, c'était m'éjecter du
projet parce qu'ils avaient leurs idées. Ils voulaientJulia Roberts- et ils l'ont eue.
Ils devaient me trouver trop bizarre à leur goüt'.

Alors qu'il est toujours impliqué sur Mary Reilly, Burton lance parallèlement le déve-
loppement d'un biopic centré sur le cinéaste Edward D. Woodjr. Les initiateurs?
Les scénaristes Larry Karaszewski et Scott Alexander dont le traitement d'une dizaine
de pages est arrivé sur le bureau de Denise Di Novi via Michael Lehman, vieux copain
de la University of South California et réalisateur de Fatal Gamesproduit par Di Novi.
Un accord prévoit que Lehman réalisera le film, tandis que Burton et Di Novi le
produiront. Finalement évincé de Mary Reilly par les responsables de Columbia
Pictures, Burton entrevoit la possibilité de réaliser Ed Wood lui-même si le film
peut se monter très vite. Karaszewski et Alexander écrivent alors en six semaines le
scénario. Burton lit la première ébauche et donne immédiatement son accord
sans demander ni changements ni réécritures.
Edward D. Woodjr, réalisateur de ftlms cultes comme Glen or Glenda, La Nuit
du revenant et, le plus« fameux, d'entre tous, Plan 9 from Outer Space, est mort en
1978 à l'âge de 54 ans, sans le sou et oublié de tous. Ce n'est qu'à titre posthume
qu'il connaît, au début des années 1980, un regain d'intérêt, grâce aux Golden Turkey
Awards de Michael et Harry Medveds, qui placent Plan 9 en tête de la liste des
plus mauvais films de tous les temps. Né en 1924 à Poughkeepsie, près de New York,
2- C'C'st Stephen Fn·ar~ qui a linalemen1 as:-.ur~ 1.... mise eiJ o,;c{·nc de .HmJ Urif(y.

148 1 T"' lll'RlON


Wood a passé l'essentiel de sa vie en marge d'Hollywood et avec le secret espoir
d'être le nouvel Orson Welles, sans pourtant jamais s'en approcher d'un iota. Travesti
passionné par les pulls angoras et d'un dynamisme communicatif, Wood s'entoure
d'une étrange cour d'admirateurs et d'aspirants artistes dont CrisweU, un voyant, et
un artiste de cabaret, Tor johnson, un catcheur suédois, et Vampira, la présentatrice
d'une émission télé consacrée aux films d'épouvante. Beaucoup sont persuadés
qu'Ed Wood fera d'eux des stars. En 1953, Wood rencontre son idole, Bela Lugosi,
imnùgré hongrois qui, en 1930, a été la vedette du Dracula de Tod Browning produit
par Universal. Pendant les deux décennies qui suivent le mm, Lugosi sombre peu
à peu dans l'anonymat et devient accro à la morphine, un médicament qu'on lui a,
au départ, prescrit pour soigner une blessure de guerre. Wood désire relancer la
carrière de Lugosi en le faisant jouer dans ses fùms. Ce qu'il fait dans Glen or Glenda,
un conte autobiographique sur la condition de travesti - dans lequel Ed Wood
interprète le personnage principal sous le pseudo de Daniel Davis -, puis ille fait
tourner dans La Nuit du revenant. Enfin, il utilise, comme point de départ de Plan
9 from Outer Space, les dernières images qu'il a filmées de Lugosi.
J'habitais près de Poughkeepsic à celle époque. C'était après Batman, le défi, et je
travaillais sur le livre/ making of de t'A"tmngl' Noël dl' iv1onsiturJarh. Je n'avais aucune
idée de ce que je voulais faire ensuite. Comme j'étais supposé produire Fd Wood,j'ai
commencé à y réfléchir et à prendr<:> des notes. C'est alors que je me suis dit: "J'aime
trop ces personnages pour ne pas réaliser le film moi-même. , Ed \Vood était de
Poughkeepsie et, lorsque je m'y étais rendu en voisin,j 'avais trouvé l'endroit étrange
ct charmant. Quand j'ai pris la décision de réaliser le film, un déclic quasi mystique
s'est produit. Peu après, j'ai lu ,Vightmme ojf;rstasi. Un lien étrange s'est alors créé
etj'ai plongé à corps perdu dans le film. J'ai dit à Larry et à Scott queje voulais
assurer la mise en scène, ct ils ont écrit le script à toute vitesse- en moins d'un
mois et demi. je n'aijamais vu un script écrit aussi rapidement, et en plus il faisait
150 pages. Ça prouve à quel point ils étaient imprégnés de cette histoire. Puis, comme
à mon habitude, j'ai commencé à chercher les connexions émotionnelles .
.Je me suis immédiatement identifié à certains aspects du personnage, notamment
sa relation avec Bela Lugosi. Tout l'intérêt du scénario d'l-A Wood venait de son
côté brut. Il ne s'agissait pas d'un biopic tigé par son vérisme. Quand tu fais cc

ED WooD 1 149
style de film, tu sais que tu vas ausculter un peu de l'âme du personnage, d'où le fait
qu'Ed Wood tente d'adopter le point de vue du personnage central par moments.
Ce qui explique sa tonalité très optimiste.
Plan 9from OuterSpaceest un film avec lequel j'ai grandi et que j'aime. C'est le
genre de film qui reste en toi quand tu le vois enfant. Plus tard, Wood a été reconnu
comme étant le plus mauvais réalisateur au monde, ce qui a contribué à le faire
connaître un peu plus. Puis les festivals ont pris le relais en projetant ses films devant
un public hilare. Les films d 'Ed Wood sont certes mauvais, mais ils ont quelque chose
de spécial. Et c'est pour cela qu'ils continuent d'exister et de faire parler d'eux.
Au-delà de leur absolue médiocrité, ils ont une forme de consistance et sont singuliers
sur le plan artistique. Autrement dit, ils ne ressemblent à rien d'autre. Rien ne
pouvait détourner Ed Wood de son désir de raconter une histoire, ni les câbles dans
le champ ni les décors fauchés. C'est une forme assez tordue d'intégrité.

Ed Wood est un marginal, un incompris, un paria: toutes caractéristiques qu'on


retrouve chez le « héros , burtonien typique.
Il est en phase avec cette thématique, c'est \Tai, mais il s'en distingue aussi par certains
aspects. Ce qui m'a scié dans les entretiens qu'il a donnés, connaissant et son œuvre et
une partie de sa vie, c'est son optimisme à toute épreuve, qu'on peut interpréter comme
une forme de négation de la réalité. C'est formidable d'être passionné et optimiste,
mais au-delà d'un certain point ça devient du delirium tremens. Cette forme de
négation de la réalité, c'est précisément ce que j'aime chez Ed Wood. C'est ce qui
me permet de rn 'identifier à lui. On est d'ailleurs quasiment tous dans le même cas.
C'est une force très puissante.
On a trouvé surprenant que je m'intéresse à ce projet, parce que j'ai eu beaucoup
de succès et qu'il n'en a jamais eu. Mais c'est oublier que la frontière entre la réussite
et l'échec est extrêmement ténue. Qui sait si demain je ne deviendrai pas Ed Wood?
Aucun responsable des studios n'était en mesure de prédire le succès de mes
films, en effet. Un film comme L'Arme fatale est nettement plus rassurant pour
eux. Ils savent que les risques sont moindres. Mais sur mes films, il n'y a jamais
une telle assurance ou une telle certitude.
j'aimais aussi la relation qu'il entretenait avec Bela Lugosi. Il est devenu son ami
à la fin de sa vie, et même si je n'en savais pas plus, j'ai assimilé le lien d'amitié qui

150 Tl" BL"RTON


les unissait à celui qui me liait à Vincent Priee, avec tous les sentiments qui y sont
associés. Ma rencontre avec Vincent a certainement eu le même impact sur moi que
celle d'Ed avec Bela. Et puis il y avait ce groupe de gens farfelus qui gravitaient autour
de lui. L'idée même de ces personnages déjà me séduisait. Ils étaient totalement à
côté de la plaque et pensaient faire de grandes choses, alors que c'était tout le
contraire. Ça leur donnait un côté touchant.
Il existe des similitudes entre Ed et moi. Que les gens les ressentent ou pas, qu'ils
les comprennent ou pas, cc qui est important, pour moi, c'est de faire ce voyage
a\"ec lui.
Ed était consumé par sa passion ; et je le suis aussi. C'est comme une drogue.
Je n'ai pu échapper à cetle spirale sur aucune de mes réalisations. Quand tu tournes
un film, tu as toujours l'impression que tu réalises un chef-d'œuvre absolu- et il
ED \\"oon 1 151
faut penser ainsi. Mais le croire ne suflit pas ; en tout cas pour que les spectateurs
en soient convaincus, eux aussi.
Sij'admire Ed Wood, c'est parce que c'est un créateur. J'admire tous les créa-
teurs, qu'ils soient peintres, réalisateurs, sculpteurs empilant des carcasses de voitures
clans le désert ou je ne sais quoi d'autre. Peu m'importe si j'aime ou non leur œuvre.
Ce qui compte à mes yeux, c'est qu'ils créent alors que les autres ne créent pas. Ils
prennent des risques.
Hanse[ et Crete[ avait été l'objet de quantités de critiques de la part ct 'un nombre
considérable de personnes. Elles lui reprochaient toutes ses imperfections.
Intérieurement, je me disais: "Allez vous faire foutre ! Vous avez peut-être raison,
mais laites quelque chose \'ous aussi ! •• Il y a de plus en plus de gens en coulisses
et de plus en plus de médias, at!jourcl'hui. Du coup, le monde semble devenir de
plus en plus critique et de moins en moins créatif. Je déteste cette situation. C'est
pourquoi le !ilm a une ambiance si étrange, et qu'Ed traverse le film sans jamais
perdre son optimisme.
J'ai \'Oulu terminer sur cette note. Ed \Vood s'arrête par conséquent au moment
où Ed quitte la première de Plan 9fimn Outer SfHLre en ayant l'impression qu'il a
réalisé le plus grand film qui soit. Dans la réalité, son histoire est une tragédie. Il a
répété le même schéma toute sa vie, et il a sombré dans la plus totale déchéance.

La dualité est une des caractéristiques de tous les personnages burtoniens. Chez Ed
Wood, elle se traduit par le travestissement.
C'est ce qui resson de sa personnalité. Ça faisait partie de son existence. J'ai
essayé d'être factuel à ce sujet. .Je ne porte pas dejugement sur autrui, encore moins
sur les personnes que j'aime et que je ne connais pas personnellement. Au cinéma,
on sc sert du tra\'estissemcnt comme d'un gag etje déteste ça. C'est trop facile !
Il n'était pas question que j'adopte un point de vue moqueur sur ce stuet. Même
si cet aspect de sa personnalité créait des situations qui ne manquaient pas de
piquant. Ed Vl'ood était un hétérosexuel qui avait un pencham pour le tra\'estis-
sement, un point c'est tout. Je peux le comprendre. Les ,·êtements féminins sont
en effet bien plus agréables à porter que les \'êtements masculins qui n'ont pas
é\'olué depuis des décennies ; et de surcroît ils sont taillés dans de meilleurs
tissus. Ceci explique donc cda.
1521 T1:..1 Bu.no:--.;
Ce qui est extraordinaire, c'est que, dans sa grande majorité, son entourage
acceptait son penchant. Le passage où il le révèle à sa femme Kathy et où elle
l'accepte sans roulements de tambour est d'ailleurs un des moment~ du film que je
préfère. Cette scène, très simple, se trouvait d~jà dans le so;pt et relève du pur fantasme.
Si elle me serre autant la gorge, c'est parce qu'elle parle de tolérance inconditionnelle,
chose qu'on croise rarement dans l'existence. Les gens t'acceptent rarement tel que
tu es; en revanche, lorsque ça arrive, c'est formidable.

Si la majorité des films de Burton peuvent être vus comme des films d'animation
en images réelles, Ed Wood est une première pour le réalisateur de Beetlejuice, car
il traite de personnes ayant réellement existé.
Ça a été un nouveau pas, pour moi. Mais j'ai toujom·s traité mes personnages comme
des personnes réelles- ça fait partie de mon travail. Ils doivent tous, sans exception,
être crédibles.
Tous les gens qu'on voit à l'écran dans Ed Wood ont réellement existé en effet,
mais il s'agit de ma perception- qui n'a rien à voir avec la réalité. Lorsque tu lis
.Vightrnare ofEcstasy, tu t'aperçois que l'histoire de leur vie est un chèque en blanc.
Leurs souvenirs, rassemblés dans le livre, sont très vagues la plupart du temps el
parfois même contradictoires. Et ça colle assez bien, selon moi, avec l'univers
d'Ed Wood. Ils avaient envie de faire carrière, ils étaient un peu allumés, ils étaient
optimistes et ils adoptaient des comportements de stars. C'est ce qui m'a poussé à
concevoir Ed Wood comme une sorte d'opus déviant de la série des Andy Hm·dy '.
On ne les a jamais pris au sérieux et ils n' ontjamais eu d'existence réelle dans le métier.
Tout ça pour dire que ça m'a laissé toute latitude pour faire évoluer le matériau
de base. On n'a pas affaire ici à la biographie richement documentée d 'Orson Welles.
Lorsque Ed Wood est mort, il n'a même pas eu droit à une nécrologie. Il est mort
d'une crise cardiaque dans un petit immeuble de la rue Yucca, en regardant un match
cie football américain. Et personne n'avait la moindre idée de qui il était.

D'abord en développement chez Columbia Pictures, le projet Ed Wood connaît ses


premières vicissitudes quand Burton annonce qu'il veut réaliser le film en noir et
blanc et qu'il veut en avoir le contrôle absolu. Mark Canton, alors à la tête du studio,

t::n Woon 1 153


exige en échange que Burton signe avec sa société un accord du type first-look
deal'. En avrill993, un mois avant le début du tournage, Canton se retire du projet
et fait savoir qu'il cherche un repreneur. Cette décision rameute Warner Bros,
Paramount Pictures et 20th Century Fox. Mais Burton choisit l'offre de Disney,
qui vient de produire L'Étrange Noël de MonsieurJack, et qui lui garantit un contrôle
artistique total sur le film. Il faut dire que le budget de 18 millions de dollars
- une somme modeste au regard des standards en vigueur - ne représente pas
pour la compagnie une énorme prise de risque. Le tournage débute en août 1993.
Je pensais qu'Ed Wood serait facile à monter, carj'avais accepté d'être payé au tarif
syndical. Mais ça n'a pas été le cas. C'est même le contraire quis 'est produit. Le film
n'avait rien d'un ovni, pourtant. Le scénario était excellent et ne comportait rien
de particulièrement étrange. Rien qui détonne des scripts de mes autres films en
tout cas. Le budget n'était pas très élevé, non plus. Avec Pee-Wrl' BiK Adventure, c'est
le film le moins cher de ma carrière. Quant aux acteurs, j'avais obtenu d'eux qu'ils
le fassent pour presque rien.
Pour le noir et blanc, le processus a été le même qu'à l'accoutumée. On était
avec Martin Landau, l'interprète de Be la Lugosi, chez le maquilleur Rick Baker pour
des essais, et on a commencé à se demander : " Mais de quelle couleur étaient les
yeux de Be la Lugosi? •• Et c'est là que j'ai compris queje ne voulais surtout pas m'en-
gager dans cette voie. Ce film devait se faire en noir et blanc pour qu'on n'ait
justement pas à se poser ce genre de questions.
Ce choix, c'est le sujet et le film qui le dictent. Tourner en couleurs doit être
une possibilité et non une obligation. Et c'est uniquement en ces termes qu'on
doit réfléchir à la couleur. C'est pour ça que Fmnkenwemie et Vincmt devaient
être en noir et blanc, et que Bl'etlrjuice, Batmrm et PeP-Wei' BiK Advmture devaient
être en couleurs. Cette décision doit être prise dans l'intérêt du film. Un point,
c'est tout.
j'ai donc eu une réunion avec les gens de Columbia Pictures à ce sujet, et ils
n'étaient pas du tout prêts à accepter mon choix. Ma ligne de défense était simple :
peu importe qu'un film soit en noir et blanc ou en couleurs du moment qu'il

:l- Anord cotura(tllel qui oblige uuti·alisaleur 011 un sn~nariste ,·, :-.oLIIIH'llfl' ('Il priori tt· lous '\l's pn. ~jcts à une seule
compagnie rit' production. lnu~ressa111 sur le pla11 tinancü·r. n· ~~·pt: d'accord peul :-·:an·· rer f'ntstranr ~i lt' studio développe
les pn~jets en qut·stioll mais sans jamais lt·ur donner le lt-u \'Crl.

1.~4 1 TIM 1:\UKTO"


fonctionne. Je leur ai aussi dit que je ne pouvais pas prédire si le film allait être ou
non un succès -je ne peux prévoir ça pour aucun film, d'ailleurs. Ou bien les
gens accrocheront ou bien ils n'accrocheront pas, même si_j'essaie de l'amener là
où il risquera le plus d'accrocher le public.
Je n'ai pas tourné Ed Wood en noir et blanc pour faire prétentieux. j'ai même
une tendance naturelle à ne pas tourner en noir et blanc _justement parce que je
ne veux pas paraître prétentieux ..Je trouve d'ailleurs que la plupart des films tournés
en noir et blanc n'ont aucune raison de l'être. Toutefois, cette question ne devrait
pas faire l'objet de tels débats. Il faut faire ce qu'on pense être bon pour le film,
un point c'est tout.
Columbia n'a pas acheté le film etc' est tant mieux ..Je n'ai aucune envie de rn' en-
gager avec des gens qui ne me comprennent pas. Qui en aurait envie, d'ailleurs?
Lors de cette discussion, les responsables du studio ont commencé à pérorer
sur leur prochain hit de l'été, Last Artion Hero, sans modestie aucune. C'est le genre
d'attitude- et mon avis sur la question s'est durci avec le temps- que je trouve
intolérable dans une branche où personne ne sait que dalle. S'asseoir autour
d'une table, se pavaner avec sa" philosophie, et s'imaginer qu'on maîtrise à tous
niveaux la situation a tout de la grosse farce. La seule position qu'on puisse adopter,
c'est de croire très fort en quelque chose, de chérir son film et de faire en sorte qu'il
soit le meilleur possible.
Me demander: << Pensez-vous que ce soit une bonne idée ? , est une question
légitime à laquelle j'accepte de répondre. Mais les exécutifs, eux, vivent sur une
autre planète, dans un monde irréel. C'est pour cette raison queje me suis barré
à New York, et que je me suis éloigné d'Hollywood ces derniers temps, parce que _je
ne veux pas vivre dans cette bulle que ces gens ont créée de toutes pièces.
Personnellement, il n'y a que dans mes films que j'ai envie de créer des mondes
imaginaires. Je suis donc content d'avoir claqué la porte.
Mon départ a eu un effet bénéfique. Tous les autres studios étaient intéressés
par le projet et avaient compris ce que je voulais en faire. La prise de risque n'était
pas si énorme que cela. Ils ont tous un peu froncé les sourcils au sujet du noir et
blanc, mais c'était le meilleur service à rendre au film. De tous, c'est Disney qui était
le plus partant. Le studio cherchait en eflet à changer d'image- ce dont il ne devrait
pas tant se préoccuper, selon moi.

156! Tn1 Bl'Rro~


Côté casting, une fois encore l'éclectisme règne en maître. Johnny Depp inter-
prète Ed Wood, Martin Landau joue Bela Lugosi, Bill Murray incarne le travesti
Bunny Breckinridge, Lisa Marie, ex-modèle devenue la fiancée de Burton, se voit
confier le rôle de Vampira, et le catcheur George "The Animal" Steele se retrouve
dans la peau de Tor Johnson. Sarah jessica Parker joue la petite amie de Ed, Doloris,
et Patricia Arquette, sa femme Kathy.
J'ai essayé d'avoir la palette d'acteurs la plus étrange qui soit. Johnny aimait cette
histoire, car elle l'interpellait. Je me sens proche de Johnny. Nous avons beaucoup
de points communs. Après r"·dward aux mains d 'argmt, c'était une occasion de travailler
ensemble de manière plus extravertie. Edward était un symbole auquel il fallait
donner vie, un personnage très secret; Ed est plus exubérant. Il a fait du bon boulot
et j'aime beaucoup la couleur qu'il a réussi à donner au personnage.
Il était important pour moi d'avoir à la fois des vedettes et des inconnus. Lisa Marie
et George "The Animal" Steele n'avaient, par exemple, jamais joué auparavant. Je
voulais retrouver ce mélange si caractéristique des œuvres d'Ed Wood afin que le
film ait une énergie propre et étrange. En ce qui concerne Bill Murray, je ne voulais
pas qu'il vienne pour faire juste une apparition, pour lancer un «Salut les gars, c'est
Bill Murray ! "· Bill ajoué lejeu à fond et il a donné toute la chair nécessaire à ce
type évanescent qu'était Bunny. Il en a fait un vrai personnage à part entière.
Martin Landau dégage quelque chose de singulier. Ça fait longtemps qu'il est dans
ce métier. C'est en lui parlant que je me suis rendu compte qu'il était l'interprète idéal
pour Bela. Il a beaucoup bourlingué, comme Bela probablement. Il a traversé pas
mal d'épreuves. Son existence n'est pas aussi tragique que celle de Lugosi, mais il
a suffisamment roulé sa bosse à Hollywood pour bien connaître tous les rouages de
la machine . .Je crois qu'il pouvait aisément s'identifier à Lugosi, car lui aussi a une
carrière en dents de scie. Il ajoué dans des 1ilms d'horreur- parfois ringards-, parce
qu'on a décrété qu'il avait la gueule de l'emploi. Il a travaillé avec Alfred Hitchcock.
Bref, ce savoir il l'avait, et ça lui a permis de nourrir son personnage.
Dans le rôle de Kathy, la l'emme d'Ed Wood, je voulais quelqu'un qui aiL du
charisme, car c'est un rôle« secondaire, ; le personnage arrive assez tard dans le
film. Et Patricia Arquette possède cette gravité dont Kathy avait besoin . .Jouer les
faire-valoir est une des choses les plus ditliciles à faire. Soit on a le truc, soit on ne
l'a pas. Ce n'est pas quelque chose qu'on peut aller pêcher quelque part . .J'étais
En \1\ùon 1 157
donc très heureux qu'elle accepte, parce que ce film est un pot-pourri de plein de
choses. La vraie Kathy est d'ailleurs toujours vivante. C'est une femme adorable. Elle
aimait profondément Ed. Je trouve ça emballant quand deux personnes s'aiment
vraiment. Et c'est ce que je retiens avant tout de sa personnalité.
Maintenant qu'Ed Wood est sorti du placard, qu'on recommence à parler de ses
films, que des festivals lui consacrent des rétrospectives, certains tentent de réécrire
l'histoire. Ça m'est arrivé à moi aussi- et c'est assez terrifiant. En son temps, Pee-Wee
Big Advenlurea été démoli par les critiques, alors que certains d'entre eux encensent le
film désormais. Voilà pourquoi Ed Wood ne prétend pas qu'en] 952 il s'est effectivement
passé telle ou telle chose. C'est une manière de dire qu'il n'existe pas de vérités
immuables. Je me suis simplement emparé de faits qui semblent incontestables en
tentant d'en extirper un certain état d'esprit.
Ed Wood est un film dramatique, même s'il ne manque pas d'humour. Mais je
savais que le terrain était glissant, car je ne voulais pas en faire quelque chose
d'ironique. Je suis du côté de ces personnages. Je ne me moque pas d'eux. Peut-être
que les gens ne trouveront pas cette approche réaliste. Mais tant pis, car je la préfère
à celle de la quasi-totalité des biopics traditionnels que je trouve guindés et ennuyeux
tellement ils sont respectueux.
La plupart des biopics que je vois, et qui cherchent l'exactitude à tout prix, sonnent
faux. Ils font toc. Le simple fait qu'il s'agisse d'un film et que ce soit un acteur qui
interprète une personnalité implique qu'il y ait tricherie. J'ai donc essayé de ne
pas m'en tenir aux apparences et de ne pas traiter ce groupe de gens avec déférence
ou de faire un documentaire. J'ai adopté une attitude de puriste, en un sens. Je
n'ai pas vécu à leur côté, je ne les connais pas, mais je m'étais fait mon avis à leur
sujet. J'ai effectué des recherches approfondies afin de découvrir ce que j'avais
besoin de savoir sur eux. Je suis certain qu'ils étaient moins sympathiques que le
portrait que j'ai fait d'eux, mais parce qu'on s'est moqué de ces personnes toute
leur vie,je ne voulais pas moi aussi leur infliger cette humiliation.

Burton, comme à son habitude, s'est obligé à ne pas revoir les films d'Ed Wood,
préférant se fier à sa mémoire et à ses sentiments.
Nous avions les films à disposition. Certains les ont regardés. Moi, le moins possible.
Je ne voulais pas me mettre à faire d'étranges recréations. Je ne voulais pas être en
train dejuger les choix de mise en scène d'Ed Wood . .J'ai donc abordé la question des
reconstitutions de manière prosaïque. On s'est concentré sur trois films: Glen or
G!RJzda, /.a Nuit du rroenant et Plan 9fivm Outl'r SjJaœ. Et j'ai donné à ces reconstitutions
un côté fragmentaire et éthéré qui correspond à la constmction du livre ..J'ai demandé
aux personnes du département direction artistique et à tous les membres de l'équipe
qui n 'avaientjamais entendu parler d 'Ed Wood de voir ses films. Je leur ai fait passer
des copies des films et du documentaire sur Ed réalisé par jonathan Ross ..J'apprécie
ce documentaire, carje trouve qu'il a réussi à capter cc qui motivait tous ces gens.
Il existe une insuffisance fondamentale dans ce film. Une fois encore, j'ignore
s'il trouvera ses marques, car c'est un amalgame de sentiments; et je ne sais pas
comment ils vont tous réussir à se lier. Ce quej'ai toujours aiml- dans les films
d'Ed Wood, c'est leur qualité intemporelle. Ils semblaient à la fois en avance et en
retard sur leur époque. Je me souviens aussi qu'ils étaient assez désarticulés.
À plusieurs occasions, j'ai donc essayé de conserver cette caractéristique, car c'est
le sentiment quej'en avais gardé. Ces gens vivaient dans leur monde.

De façon assez surprenante au vu de sa relation avec Danny Elfman, riche de six col-
laborations sur ses longs-métrages, Burton choisit Howard Shore pour composer
la musique de Ed Wood.
Je ne sais pas comment va évoluer ma relation avec Danny. Du coup je ne sais pas
quoi en dire. Disons que pour le moment nous prenons des vacances en nous
éloignant un peu l'un de l'autre.

Ed Wood sort aux États-Unis le 7 octobre 1994, et la même année Burton produit
le troisième épisode de Batrnan, Batman Forever, réalisé par Joel Schumacher.
Warner Bros ne désirait pas que je réalise un troisième Batman.j'étais tout à fait du
même avis. j'avais eu à gérer pas mal de galères sur le précédent : des problèmes
affectifs, des problèmes liés au film lui-même, ma volonté de faire de Batman, le
rlifi quelque chose de différent. On n'ajamais vraiment marché main dans la main
sur les Batman. Chaque fois qu'on commence à me dire qu'un film est trop sombre,
je me rebiffe parce que ma perception de ce qui est sombre n'est pas la même que
la leur. Il n'y a pas plus noir que L'Armefatale, pour moi. Mais pour eux, ça n'est pas
le cas. Ils sont bien plus à l'aise en présence de gens habillés de manière ordinaire et
l::n \\"oon 1 159
tirant des coups de feu qu'avec des personnes revêtant des costumes étranges. Cet
état de fait me trouble. L'idée de traiter à la légère la violence me paraît beaucoup
plus négative que celle d'évoluer en dehors de toute réalité. C'est nettement plus
identifiable. Je n 'aijamais réussi à comprendre la position des décideurs des studios
à ce stuet.
Au final, le film n'a rien rapporté à personne. Si le film ne hlit pas autant d'argent
ou plus que le premier, c'est une déception. Et ils ont reçu pas mal d'appels de parenl~
qui ont trouvé le film trop effrayant pour leurs gamins. Je crois qu'en définitive j'ai
placé Warner Bros en position de vulnérabilité.
Maisje reste associé au troisième épisode, car je me sens proche de cet univers.
Comme j'y ai pas mal contribué,je n'ai pas emie de m'en dissocier complètement .
.J'aimerais continuer à faire des films, mais je veux consen·er le même état d'esprit
que lorsguej'ai débuté. je n'aijamais eu de plan de carrière. C'est plutôt par hasard
que je suis devenu réalisateur, et l'expérience a été merveilleuse même si elle était
surréaliste. C'est pour cette raison que je garde une grande ouverture d'esprit. C'était
nouveau et par conséquent \Taiment excitant. Aussi, je ferai tout ce qui est nécessaire
pour garder ce même étaL d'esprit.

Ed Wood reçoit un accueil critique unanime. Mais faute d'avoir su éveiller l'intérêt
du public, c'est le premier échec au box-office de la carrière de Tim Burton.
Si on me laissait faire, l'argent importerait peu- mais le cinéma est une industrie et
tu ne peux penser qu'en ces termes. Ed Wood, c'est mon enfant, c'est un événement
positif dans ma vie ... En tout cas, c'est l'impression que j'en ai. Au New York Film
Festival, la réponse du public a été excelleme. Dès qu'on a su gue le film était un
flop,je me suis dit: «Eh hien ! Ça prouve qu'il n'existe pas de recettes. >>j'adore le
film. J'en suis fier. Personne n'est venu le voir, c'est tout. Sij'agissais comme d'autres
réalisateurs, j'incriminerais la piètre qualité de la campagne publicitaire. Mais ce
serait trop facile ...

Malgré une carrière médiocre, le f"Ilm reçoit deux nominations aux oscars 1995 et
gagne dans les deux catégories : Meilleur maquillage pour Rick Baker et Meilleur
acteur dans un second rôle pour Martin Landau, également lauréat, dans la même
catégorie, aux Golden Globes.
Ça a été un moment formidable. Ils méritaient cette récompense tous les deux. Je
ne pense jamais à ce genre de choses, mais ça m'a fait plaisir pour Martin. Sa carrière
est tellement longue et variée. Il a fait un boulot formidable. Et il était vraiment
dans la peau du personnage . .J'ai trouvé ça bien qu'un homme pour qui ce genre
de reconnaissance a de l'importance puisse l'obtenir.
D
ans la foulée d' Ed Wood, Denise Di Novi et Tim Burton décident de produire
James et la pêche géante, le best-seller de Roald Dahl. L'adaptation, qui doit
mélanger images réelles et animations en volume, est confiée à Henry Selick,
déjà réalisateur de L'Étrange Noël de MonsieurJack. Ce sera leur dernier film ensemble
puisqu'en 1995 Burton et Di Novi mettent fm à leur collaboration.
Bien que le nom de Tim Burton soit à ce moment-là associé à des projets très
différents (comme le Catwoman écrit par Daniel Waters), il se lance en 1995 dans la
préproduction de Mars Attacks !, un film adapté d'un jeu de cartes collector datant
de 1962. L'auteur du scénario,]onathan Gems, est un scénariste et auteur dramatique
anglais avec lequel Burton a travaillé sur de nombreux projets jamais aboutis, comme
un Beethjuice à Hawaii, ou une transposition à Burbank de la nouvelle d'Edgar Allan
Poe La Chute de la maison Husher en passant par The Hawkline Monster, un film de
monstre à la sauce western avec Clint Eastwood et jack Nicholson et Go Baby Go,
un film dans le style de Russ Meyer.
C'est pendant l'été 1994 que Gems tombe sur un jeu complet des cartes collector
.. Mars Attacks ! , et « Dinosaurs Attacks ! , dans une boutique de souvenirs située
sur Melrose Avenue. Intrigué, il fait l'acquisition des deux jeux et les montre à
Burton. Deux à trois mois plus tard, Burton appelle Gems et lui demande d'écrire
un scénario basé sur le jeu de cartes.
M:\RS ATTACKO.., !, SUPERMA!"\ LI\T"i ET L\ fRI\TE FIX lll' Pl.TIT 1:.:-.IF.\!\"T HliÎTIU, ' 163
Ces cartes me rappelaient celles que je collectionnais étant gosse. J'aimais leur
côté anarchiste. De par sa situation de Britannique vivant aux État-Unis, Jonathan
Ge ms pose un regard extérieur sur notre société et c'est pour ça que je me sens
proche de lui. Il a, lui aussi, un esprit anarchiste.Japprécie les gens qui écrivent des
scénarios différents, et c'est ce qui causera ma perte. Quand tu te lances dans la
lecture de scénarios, très vite tu t'aperçois qu'ils se ressemblent tous. Mais jonathan
leur insuffle une énergie singulière.
J'ai tout de suite accroché à la thématique'' Il ne faut jamais se fier aux apparences''·
J'éprouvais des sentiments très étranges à l'égard de l'Amérique et du monde en
général, à cette époque de ma vie . .J'avais l'impression que tout se détraquait. Je
me sentais donc porté vers un certain anarchisme, et j'ai retrouvé cette impulsion
dans le scénario et dans les Martiens.
L'expérience Ed Wood n'était pas pour rien dans cet état d'esp1it. Non seulement
le film avait été un flop, mais il avait surtout été très difficile à monter financièrement
-une situation dont je ne suis pas le seul à me plaindre. Il devient de plus en plus
difficile de monter des films at~jourd'hui. C'est un peu comme dans Alice au pays des
merveilles. Entre chaque film,le temps qui s'écoule semble être de plus en plus long.
On a l'impression d'être dans la situation d'un sprinter: on s'énerve à force d'enchaîner
les faux départs. Et Ed Wood a mis un temps incommensurable avant de pouvoir se lancer.

Budgeté à 280 millions de doll~, le scénario original de Gems est, bien évidemment,
infaisable. Malgré les coupes claires qu'il effectue dans le script afin d'en réduire
les coûts, Gems doit céder un temps sa place à Larry Karaszewski et Scott Alexander,
les scénaristes d' Ed Wood, puis retrouve son poste. Douze versions du script plus tard,
le budget du film est devenu plus raisonnable: entre 70 et 75 millions de doll~. Ce
sont les effets spéciaux surtout qui en ont fait les frais. Ce n'est pas vraiment gênant
car Burton et Gems ne veulent pas faire un nouveau Star Wars mais cherchent plutôt
sciemment à singer les Îl.lms de SF ringards des années 1950.
C'est vrai, les'' films d'invasion» des années 1950 ont été une grande source d'ins-
piration. En revanche, Man Attacks! n'a jamais voulu être un film de science-fiction,
car ce genre nécessite d'adopter une approche beaucoup plus sérieuse. L'un des
films que j'ai adorés étant môme est Target Earth! (Sherman A. Rose, 1954), mais
quand je l'ai revu, j'ai été tétanisé par sa médiocrité.
164 1 TIM BeRTON
La plupart des décisions que je prends sont inconscientes ..Je ne me suis pas dit: «je
vais faire un film de SF style années 1950 ! , Ma motivation repose totuours sur
des émotions. Ensuite, quand j'entre dans la phase de production, je deviens leur
prisonnier. Du coup, il me faut du temps pour prendre mes distances avec le film
et découvrir les indices qui me poussent à faire telle ou telle chose. En ce qui concerne
Mars Attacks .', et au vu de mon fonctionnement habituel, il me faudra encore au
moins un an avant de découvrir ce qui a bien pu se passer dans ma putain de tête.

En termes de structure, de lieux de tournage - le scénario passe par Washington,


New York, Las Vegas, le Kansas, Paris, Londres, l'île de Pâques et même l'Inde (une
des scènes les plus drôles du f'"ùrn voit d'ailleurs un groupe de Martiens prendre la
pose devant le Taj Mahal en flammes)- et de groupes sociaux et politiques repré-
sentés - du président américain et sa famille aux scientifiques en passant par des
boxeurs recasés, des promoteurs immobiliers et des journalistes -, Mars Attacks !
rend autant hommage aux f"tlrns catastrophes produits par Irwin Allen dans les années
1970, comme L'Aventure du Poséidon, La Tour infernale ou Tremblement de terre qu'aux
Soucoupes volantes attaquent (Fred F. Sears, 1956).
J'adore tous les films d'Irwin Allen, ces films où on en~ageait des célébrités venues
d'univers très différents pour qu'elles se fassent trucider. Il n'y a que là qu'on
peut voir une Ava Gardner mariée à Charlton Heston et fille de Lorne Greene qui
doit avoir au moins trois ans de moins que sa supposée progéniture. C'est un
genre en soi. C'est un des aspects de Mars Attacks .', mais on ne peut pas parler de
thématique non plus. Désintégrer des célébrités à l'aide de pistolets à rayon laser
me semblait juste une idée judicieuse.

Bien que Gerns soit crédité au générique à la fois des dialogues et du scénario de
Mars Attacks !, sa novélisation est dédiée à Tim Burton qui a « coécrit le script sans
demander à voir son nom apparaître ''· Gems souligne que l'implication de Burton
dans l'écriture du script ne doit pas être sous-estimée : « Il a un instinct formidable
pour tout ce qui concerne la structure d'un film. Je viens du théâtre où l'histoire
est racontée à travers les personnages, et le dialogue, lui vient de l'animation où les
personnages et l'histoire sont racontés à travers des images. Pendant que j'écrivais,
Tim dessinait. Il parlait uniquement en termes d'images. ,
166 1 TIM BURTON
.-&-;;:'·'
.--·""'i_
~..r.~·"""....

Pris séparément, les instantanés de ces cartes de collection aux titres merveilleux
-comme celui intitulé << Le troupeau en flammes »-sont hilarants. On a chacun
choisi ceux qu'on préférait. Ça a été notre point de départ et ça nous a permis de
déterminer nos premières impressions- on procède d'ailleurs de la même manière
lorsqu'on commence à travailler sur un film d'animation. Mais on n'a pas suivi les
canes littéralement.

Dans La Guerre des mondes de H. G. Wells - à qui les cartes « Mars Attacks ! >> et leur
adaptation au cinéma doivent beaucoup -, l'humanité est sauvée des envahisseurs
~lartiens non par les armes mais par un simple rhume. Cet élément est repris par

MARS ArrACKs !, SuPERMAN LivEs ET LA TRISTE FIN nu PETIT ENFANT HUÎTRE 1 167
Gems, mais mis au diapason du scénario de Mars Attacks ! : les Martiens y seront
donc détruits par de la ... musique, plus précisément par les chansons de Slim
Whitman - une idée de Burton.
Cette décision vient directement de la dynamique des films de SF des années 1950.
La plupart du temps, seule une chose peut tuer les envahisseurs- c'est le souvenir
que j'en garde, en tout cas-, et c'est une sorte d'onde sonore comme dans Les sou-
coupes volantes attaquent ou Ta~get Harth ! Je me suis souvenu du timbre strident de la
voix de Slim Whitman. Si strident dans ses fréquences qu'on l'imagine sans difficulté
capable de s'insinuer dans votre cerveau et de le détruire. Sa voix avait un côté très
« science-fiction "· Elle ressemblait à cet instrument, le thérémine.

Au départ, Tim Burton voulait utiliser l'animation image par image pour donner
vie aux Martiens. Une équipe anglaise, spécialisée dans l'animation en volume,
composée de lan Mackinnon et de Peter Saunders, est engagée et commence à
travailler sur leur apparence. C'est pourtant Industrial Light & Magic, la société
d'effets spéciaux de George Lucas spécialisée dans l'image de synthèse, qui,
finalement, conçoit toutes les séquences avec les Martiens.
On a fait des test<; en animation image par image. Mais au vu du nombre de personnages
que nous avions, et étant donné qu'ils devaient tous se ressembler, on s'est très
vite aperçus que ça ne fonctionnerait pas. Ensuite, c'est le facteur temps qui est entré
enjeu, et donc la solution CG/' s'est imposée . .Jamais je n'avais travaillé avec cette
technologie, et je me suis dit qu'il fallait bien que je saute le pas . .J'ai pris ça comme
un nouveau médium, une innovation à découvrir..J'ai essayé de garder la même ligne
que sur Vincent et L'Étrange Noii[ dr MonsieurJack, à savoir faire jouer les personnages
animés comme des acteurs, les traiter comme s'ils étaient de chair et de sang, car
parfois les images de synthèse ont un côté trop flottant. Elles manquent de pesanteur,
contrairement aux animations de Jason ff IRs Aq;onautes ou de n'importe quel autre
film supervisé par Ray Harryhausen. Les images générées par ordinateur permettent
des choses formidables- ou pas loin de l'être-, mais, d'un autre côté,je suis tottiours
autant intéressé par la manière dont des vecteurs de communication différents
véhiculent des émotions différentes- et ,.a vaut la peine d'y réf1échir à chaque
film. Sans l'utilisation des images de synthèse, il aurait été impossible de tourner
1 - C:omJmlf"r Grn,-mtni lmagf (Image llH><iitit'T par ordinateur).

168 1 T1~1 BuRTON


-------~--

/ ,/

----·

Mars Attacks! en scope. Dans ce cas précis, le côté concret de l'animation image par
image ne m'a pas manqué, alors que ça aurait pu être le cas sur d'autres projets.
Il y a une chose dont j'étais convaincu à l'époque et que je pense tm~ ours : on est
peut-être capable de tout créer en images de synthèse, mais l'être humain a besoin de
barrières. Les nouveaux épisodes de Star Wan en sont le meilleur exemple ... Sur Sleepy
Hollmu, par exemple, les effets CG/ ont été réduiL~ au minimum et sont incorporés aux
décors. Tous les autres effets ont, autant que possible, été réalisés en direct afin de
créer une balance avec les effets en images de synthèse. Ce type d'effet a besoin d'être
cadré, d'être tenu en échec par d'autres éléments, afin qu'on continue à sentir ce qui a
le plus de présence. Arriver à pouvoir tout faire au cinéma est une hérésie en soi.

Malgré un budget impressionnant, Burton, fidèle à l'esthétique de ses films précédents


tels que Beetlejuice, choisit de donner une apparence désuète à ses effets spéciaux.
Il m'est arrivé, parfois, d'avoir J'impression de me transformer en Ed Wood . .Je me
rappelle avoir ressenti les mêmes sensations qu'à l'époque où je travaillais au dépar-
MAR~ À.TTAC:KS ! . Sl'PERMAt-. LI\T"i ET LA TRISTE Ftr.; Ill: PI:.TII F.~TANT Hl'ÎTlŒ 1 169
tement animation de Disney: on essayait des trucs très différents, on les balançait
à l'écran et on voyait ce qui arrivait. Le problème avec ce genre de méthode est
que certains éléments peuvent se retrouver en contradiction avec d'autres.

Prévu à l'origine pour Warren Beatty, le rôle du président Dale échoit à jack Nicholson,
déjà choisi pour le rôle d'Art Land, le promoteur véreux de Las Vegas. Le film
voit donc se reformer l'équipe de Batman et Burton retrouve l'acteur qui l'a tant
soutenu sur son f:ùrn le plus difficile.
Jack a toujours été formidable avec moi. j'adore travailler avec lui, car il saisit tout
au quart de tour. Il a beau avoir interprété quantité de rôles, il comprend et apprécie
toujours l'absurdité de ce métier et son côté ludique. Jack est prêt à tout essayer,
et le voir incarner le président des États-Unis convenait parfaitement à l'esprit du
film. Comme je lui avais demandé s'il voulait jouer le type de Las Vegas, mais sans
vraiment y croire,je lui ai donc dit: <<jack, tu veuxjouer ce personnage-là ou
plutôt celui-là ? ,, Il a rétorqué : « Et pourquoi je ne jouerais pas les deux ? , Pour
Mars Attacks !,je ne crois pas que Jack ait pioché dans son répertoire de rôles à oscars ;
il a plutôt farfouillé du côté de ses années Corman ou Head". On lançait
<< Hail to the Chief» chaque fois qu'il mettait les pieds sur le plateau de tournage.
C'est l'ingénieur du son qui a eu cette idée au départ, histoire de plaisanter, et
Jack s'est piqué au jeu. C'est donc devenu ... une nécessité. Avant chaque scène,Jack
exécutait quelques pas de danse sur cette musique.

Véhicule pour stars venant faire une apparition, Mars Attacks! réunit entre autres
Pierce Brosnan, Michaelj. Fox, Annette Bening, Glenn Close, Pam Grier, Rod Steiger
mais aussi le chanteur Tom jones et un certain nombre d'habitués des f:ùrns de Burton
comme Danny DeVito, qui jouait le rôle de Pingouin dans Batman, le défi, Sarah Jessica
Parker, la fiancée d'Ed Wood dans le f:ùrn éponyme, 0-Lanjones, une des voisines
fouineuses d'Edward aux mains d'argentet Sylvia Sydney, la fonctionnaire du Purgatoire
qui fume cigarette sur cigarette dans Beetlejuice.
j'ai scindé le casting en deux : d'un côté, les gens que j'aime et, de l'autre, ceux
qui représentent certains aspects de notre culture et de notre société- et dont le
traitement est plus satirique. Non seulement ça a été très amusant, mais ça a été aussi
~-Premier film de Bob Raf(:lson, rostTipu: par Jack :'\'icholson an~t· ks \1onkees en \'Cdc:ue.

170 T!M
1 BURTO"
un bon moyen d'observer comment différentes natures d'acteurs travaillent ensemble
-une expérience que j'avais déjà eue sur Ed Wood. J'aime mélanger de grands acteurs
avec des acteurs issus de la méthode", des acteurs de films à oscars, des acteurs de
séries B et des gens qui sont novices dans ce métier. J'aime l'énergie qui se dégage de
cette situation. Ça a quelque chose d'irréel. Piocher dans un éventail de grands acteurs
et travailler en face à face permanent avec un nombre restreint de comédiens sont deux
situations bien différentes. Tu as une impression d'eux beaucoup plus fugitive, dans
le premier cas. Mais ils ont tous été très cool : ils arrivaient sur le plateau,
se faisaient désintégrer par un pistolet à rayon laser puis repartaient.

Sorti le 13 décembre 1996 sur le territoire américain, Mars Attacks ! laisse de marbre
et la critique et le public. La campagne de promotion est loin d'aider le Hlm, il est
vrai. Elle ne met pas en avant l'anarchisme du projet et évince la cible, pourtant
évidente, des enfants.
Warner Bros États-Unis ne savait pas quoi faire du film, ce qui est assez fréquent.
J'entends par là qu'il en a toujours été ainsi et que c'est bien mieux comme ça.
Beaucoup de gens sont venus me voir, rétrospectivement, en soulignant à quel point
le choix de la campagne de pub était désastreux, mais lorsqu'on est trop proche
de quelque chose, tout jugement devient difficile. En Europe, le film a bien mieux
marché. C'était toujours Wamer Bros qui s'en occupait, mais leur branche européenne
a, semble-t-il, mieux saisi la nature du film. J'ai vraiment eu l'impression que le public
européen avait mieux compris mon propos. Il semble être dépourvu de ce travers
américain qui veut qu'« on ne peut pas rire de tout ''·

Le désintérêt du public américain pour Mars Attacks ! est aussi dû au méga-succès


de l'été, Independence Day, qui traite un sujet similaire.
Personne ne rn 'avait parlé de ce film. Et puis quelqu'un rn 'a dit: <<La 20th Century Fox
fait un film qui s'appelle IruiependenœDay, etçase rapproche du tien." J'en ai vu un bout,
plus tard, sur une chaîne du câble . .J'étais surpris des similitudes, mais c'est un genre
très basique -la tonalité du film de Roland Emmnich était très différente néanmoins.
Ça m'a donné l'impression que j'avais fait la version Mad' d' Independence Day.
3- Référence à 1'Artor's Studio er à la mt'·thorle Stanislavsky.
4- (~lt-hrc magazine satirique américain qui parodie les plus gros succès du box-office hollywoodien sous fonne de BD.

lï2 1 T1" BURTO"


Danny Elfman signe la bande originale, alors que sa collaboration avec Burton s'était
brutalement arrêtée avant Ed Wood.
Il m'en voulait à cause de ce qui s'était passé sur LÉtmngl' Nod de MonsifYIIrfark. On se
chamaillait en permanence sur le tournage, Danny, Henry Selick, Caroline Thompson
et moi. On a agi comme des gamins. En tout cas, c'est comme ça que j'ai ressenti les
choses. Je crois que, comme dans toutes les relations, il arrive un moment où il y a
rupture- et c'était un de ces moments. Ça nous a fait le plus grand bien à tous les
deux. Je pense qu'il est bon, de temps en temps, de bosser avec des gens nouveaux.

Alors qu'il a dirigé les deux premiers Batman et produit Batman Forever, réalisé en 1995
par Joel Schumacher (Chute libre, Bmm), Burton n'a plus aucune prérogative sur
Batman & Robin, le quatrième épisode de la série .
.J ·ai \'LI Batman Forever, mais pas le quatrième opus. C'était au-delà de mes forces. Jamais
je n ·avais connu ce type d'expériences auparavant. C'était surréaliste.Jétais devenu
le spectateur d'une partie de moi-même.J'avais l'impression d'être mort et d'avoir
une expérience extra-corporelle. C'est la seule manière quej'ai trouvée pour décrire
cette sensation. Je n'ai éprouvé ni haine ni amour, juste un choc terrible.

Ayant déjà réussi à ressusciter une icône du comic book, Burton se voit confier par
Warner Bros le projet Superman, série qui s'enorgueillissait déjà de quatre opus.
Persuadé du potentiel du personnage,Jon Peters, producteur des Batman, demande
au réalisateur et fan de comics Kevin Smith ( Clerks, Dogma) d'écrire deux versions
du scénario à partir de l'argument développé dans Death of Superman- l'ultime
comic book de la saga Superman. Quant à Nicolas Cage, il est engagé pour jouer
l'Homme d'Acier.
Ils sont venus me trouver. Je n'étais pas particulièrement attiré par Superman, car
le film avait déjà été fait- contrairement à Batman qui n'avait été l'objet que
d 'tme série télé dont l'approche n'avait rien à voir avec notre film. Superman, le film
mis en scène par Richard Donner, avait, en outre, été réalisé il n'y a pas si longtemps,
et avait connu un beau succès. Que faire, dès lors? Puis on m'a dit que Nicolas Cage
était de la partie, et que j'avais toute latitude pour faire ma version de Superman.
Je me suis dit:<< Parfait, d'autant plus quej'adore Nic Cage.,, Je l'ai donc rencontré,
et nous sommes convenus qu'on se concentrerait d'abord sur l'idée que Superman
MARS A<TACKs ~. SuPERMAr< LivEs t:r LA TRISTh FI" In· rt.TIT ENFAr<T HliÎTRt. 1 173
est un extra-terrestre, un marginal, et ensuite sur les sensations qu'on éprouve à être
Superman. Mon problème avec Superman est simple: comme personnage de comics
il est parfait, mais, comme personnage de cinéma, on ne s'interroge jamais sur le
fait que ce type se trimballe en costume bleu avec une ceinture jaune curieuse et
tutti quanti. C'est le personnage de comics le plus unidimensionnel que je connaisse.
On ne sait jamais qui est Superman, alors que Batman est un type névrosé et que
ça se voit. Avec Nic, on s'est dit par conséquent qu'on devait analyser l'essence
de Superman, à savoir son sentiment d'appartenance à une autre planète, son
impossibilité à révéler d'où il vient, et l'obligation qu'il a de cacher sa différence.
Tous les comics gravitent autour de la même idée: la dualité- ce qu'on montre et
ce qu'on cache, autrement dit.
J'étais très enthousiaste à l'idée de travailler avec Nic, car nous étions sur la même
longueur d'onde. Pour la première fois, tu aurais cru au fait que personne ne puisse
reconnaître que Clark Kent est Superman, à sa capacité de changer physiquement
son identité- évacuez l'idée simpliste d'ôter sa paire de lunettes pour changer de
personnalité. Et cela sans artifices, ni maquillage: Nic est le genre d'acteur qui peut
réussir ce genre de choses. Quant à Lex Luthor, Kevin Spacey était pressenti
-il aurait été parfait dans ce rôle.
L'idée était d'avoir un acteur très talentueux capable de faire comprendre
son personnage au public. Et puis qu'on puisse franchir un palier sur le plan
technique- pas la peine de suspendre un type à des putains de filins sur fond
bleu. Les séquences où Superman vole sont catastrophiques dans les quatre opus.
Même à l'époque, alors queje n'appartenais pas encore au milieu du cinéma,je me
disais: «Même si je n'y connais rien, je suis sür qu'on peut faire mieux.,,
Le projet s'appelait Superman Lives. j'insistais pour qu'on appelle le film Superman.
j'ai toujours exécré les titres du style Batman ForeV!1r. C'est le genre de phrase
qu'un type se fait tatouer sur un bras quand il a pris une bonne cuite ou qu'un gosse
écrit sur l'annuaire de son école à l'adresse d'un de ses camarades.

Après plus d'un an de préproduction, Warner Bros décide de mettre le projet en


wnd-by. Les frais de développement, à savoir un département direction artistique
travaillant à plein temps sous la férule de Rick Heinrichs - un collaborateur de
longue date de Burton- et plusieurs réécritures du scénario de Kevin Smith assurées,
174 1 TIM BulHON
entre autres, par Wesley Strick (Les Nerfs à vif) et Dan Gilroy (Frefjack), s'élèveraient
à 20 millions de dollars selon le magazine américain Premiere.
Depuis le début, Warner Bros traînait la patte. Chaque fois qu'une date de tournage
était fixée, peu de temps après, elle était repoussée. Pendant des mois, on a eu des
réunions concernant le script. Lorsqu'on emprunte ce chemin-là, généralement le
scénario ne s'améliore pas : il se fait contaminer par les comités. Sans y mettre ma
main à couper, je crois me souvenir que les responsables du studio pensaient avoir
en main un script formidable pour Batman & Robin, et qu'ils ont été très échaudés
par la manière dont le scénario a été hué par la critique. D'un seul coup, toute
la presse accusait Warner d'avoir saboté une de ses séries à succès. Cette pression
était d'autant plus omniprésente qu'un des moteurs prépondérants à Hollywood est
la peur, en particulier dès qu'il s'agit de prendre des décisions. Et ils avaient peur
de saboter une autre de leurs séries à succès. Leur mot d'ordre était : " Nous ne
nous lancerons pas tant que nous ne sentirons pas que le projet est mür., C'était aussi
mon cas. Avec un projet comme Superman, c'est sùr qu'on est attendus au tournant.
Et puis, l'une de mes peurs initiales est devenue réalité. Je me suis dit : << Jon
Peters est le producteur, et j'ai déjà eu à composer avec lui sur Balman. Ça a été un
cauchemar, mais j'ai quand même fait le film. je peux donc certainement réitérer
l'expérience. »Mais tel n'a pas été le cas . .Je me souviens d'avoir dit à un moment
aux exécutifs de Warner Bros: <<Vous avez trois blocs en présence, ici. Vous avez
moi, vous avezjon Peters et vous avez Warner Bros. Et nous allons nous retrouver
dans une situation où, comme dans un western spaghetti, trois types vont se jauger droit
dans les yeux pendant vingt minutes, tout ça parce qu'ils ont des idées radicalement
opposées les unes aux aurres." Et c'est ce qui s'est produit. Pour que le film ait eu
une chance de se faire, il aurait fallu que Warner Brosse débarrasse ou de Jon ou
de moi . .Jon avait ses idées sur le stuet, Warner Bros avait ses craintes et, moi,j'avais
ma vision ..fon est comme un tourbillon. Il cherche à tout contrôler, même le climat.
Il a un caractère impossible. Bref,j'ai perdu une année de ma vie.
Ce qui est \Taiment déprimant, c'est que vous pensez travailler sur quelque chose,
alors qu'en fait vous ne travaillez sur rien. Rendre meilleur un scénario est une chose,
mais passer son temps en réunion et pédaler dans le vide en est une autre. C'est
admissible lorsque ça débouche sur quelque chose, mais avoir travaillé aussi longtemps
et avec autant d'ardeur pour que tout tombe à l'eau est dévastateur. Je suis quelqu'un
M,\KS AIT.-\CKs :, SliPt:RM.\r\ L1n-.s t-:r LA TRISlT Fil': Dl: l'i"TIT ENFANT HUÎTKE 1 175
Unwrse/1, 5anfq of'ler5 « leddt; bear
Jo J,une)} unaware lhtd he h,~ beer
ma11leo\ by a be?Jr e~rlrer fh~t ;e.a f.

- -
- - -

qui agit. Je ne fais pas ce métier pour participer à ces réunions de merde. Une partie
de l'intérêt de faire du cinéma est justement de« faire''· Moi, j'ai passé un an à ne
rien «faire ''·

En 1997, Burton publie La Triste Fin du petit enfant huître et autres histoires, un recueil
de vingt-trois histoires illustrées. Les nouvelles, dont« Brindille etAlhunette amoureux»,
« La Fille qui se transforma en lit '' et « Tête de melon », sont dans le plus pur style

Burton, tant par leur contenu que par leur style. Une fois encore, elles véhiculent
les angoisses et la douleur de l'adolescence. Rédigées de manière délicieusement
comique et avec un zeste de macabre, ces nouvelles sont à la fois « enfantines et
raff'mées ,, selon le New York Times.
Ce sont des petits o~jets- des contes destinés à l'homme moderne et qui ne sont
pas faits pour rester. Mais j'ai adoré faire ça. Ça m'a permis de tenir pendant que
176 1 TrM lkRTO><
\
je travaillais sur Superman. C'est /
aussi une sorte de porte ouverte
sur ma personnalité. C'était très
amusant à mettre en forme. /
C'est un exercice très apaisant.
Ça me sert d'exutoire, ça m'aide
à me recentrer et à cadrer ce
que je pense, carje suis un chien
fou. Il y a aussi beaucoup de Lisa
\larie dans ces nouvelles. Elle
--
--
m'apporte beaucoup.

Deux des histoires du recueil


mettent en avant Stain Boy
(l'Enfant Tache), un super-héros
d'une dizaine d'années qui laisse,
chaque fois qu'il se rend quelque
part, des taches gluantes derrière
lui. n s'affuble entre autres d'une
cape et arbore un « S ,, sur le
torse, des caractéristiques appar-
tenant à un autre super-héros
bien connu.
Stain Boy est un de mes person-
nages préférés el, d'une certaine
manière, il est représentatif de +he ofh~r chi JJrfV\ ne ver 1~+
t()u t 1' épisode Superman. Si
quelqu'un souhaite avoir une brie boy play, ...
iciée de ce que j'ai ressenti
durant l'année Superman, il suffit
de lire ces deux nouvelles
-.. bv+ -af ~as+ ~~ wenf
1 weil
pour en avoir une parfaite des-
cription. W1lh a 't\Jte chardo""Y
; .;.-\1~)
). . . f~/1(1 hJ
sornef,~w> 1kvlow 1~ boihe(s h·V'Il
1
hr :./\(1• '-j

1h~1 he ca~+ ruY\ or sw1m or-f/1, r+ l ~!.:·1/{ Utlltrm


,; '1'115 l lt"~n 1nd -...JI pru~1,
and bec ~U7t oft hi5 v~r ('DIA!e( C~rrt( lfiil vV.Hn\

h1s dry c/e"AninJ b,//5" /oo h"jh.

Burton, outre ses qualités de peintre et d'illustrateur, est aussi photographe. Il lui
arrive d'utiliser différents types d'appareils de prises de vue comme des appareils
de photo 3D ou des Polaroïd géants.
C'est une autre manière d'exprimer d'autres idées. Il s'agit d'études visuelles. Et
si j'aime ce type d'études, c'est parce qu'elles frappent l'inconscient et dégagent
une émotion palpable.Jaime explorer de nouveaux territoires soit en les dessinant,
soit en les prenant en photo- on peut appeler cela un concept visuel, contrairement
à une pensée conceptuelle.

Le travail photographique de Burton a pour inspiratrice principale sa compagne,


Lisa Marie.
Lorsque je l'ai rencontrée,j'ai senti une connexion incroyable.Je crois que c'est
but '" a te oJJ '> h.; ri m;r1t1 fe>.
(no /onj€1" th1n teYî)

th~e we t Jreas'j sfain5


:,farle-J form•r.j l.jam

ça qu'on peut appeler de l'alchimie. On s'amuse des mêmes choses. On part à l'aven-
ture, on prend des photos et on mène la vie de bohème- autant qu'il est possible
en tout cas. Souvent on met en scène des plantes et des animaux bizarres confec-
tionnés de mes mains, mais la plupart de mes photos ont comme sujet principal Lisa
Marie. C'est vraiment très agréable d'avoir près de soi quelqu'un qu'on aime, plutôt
que de devoir avancer seul tout au long de sa vie.

Lisa Marie apparaît aussi dans les trois derniers mnlS de Burton : eUe incarne Vampira
dans Ed Wood, une Martienne muette mâchant du chewing-gurn dans Mars Attacks !
et la mère d'lchabod Crane dans Sleepy Hollow.
Depuis qu'on vit ensemble, on s'amuse ensemble. Ce n'est pas quelque chose que
je peux demander à d'autres acteurs, parce qu'on fonctionne de manière spon-
tanée. Durant les week-ends, par exemple, on s'amuse avec les costumes, on fait des
essais mag uillages.

L'apparition de Lisa Marie, en Martienne chargée d'assassiner le président, glissant


sans un mot dans les couloirs de la Maison-Blanche, est l'un des moments phares
de Mars Attacks !. Sa robe rouge et blanche étincelante a d'ailleurs été conçue par
Burton lui-même.
C'était un défi amusant à relever, et elle a fait du bon travail. C'est très dur d'ar-
river à bouger sans parler. On a passé beaucoup de temps sur ce que Lisa allait porter.
Techniquement, nous avons trouvé des astuces pour harmoniser ses mouvements
avec l'effet recherché. On a travaillé cette séquence comme une chorégraphie: Lisa
exécutait un mouvement pour créer l'illusion optique d'un autre mouvement.
On a bossé avec un mime, Dan Kamen, qui avait participé à Chaplin (Richard
Attenborough, 1992), et il m'a beaucoup appris. je me souviens que l'inspiration
pour le personnage, ça a été l'achat d'une perruque miteuse à New York suivi d'une
séance de Polaroïd à Washington.

À noter que le chihuahua entre les mains de la présentatrice, interprétée par Sarah
Jessica Parker, appartient à Burton et Lisa Marie.
On se trouvait dans une voiture, en train de parler à deux personnes. C'était dans
le quartier des discothèques à Tokyo, un endroit interlope, bondé, très lumineux,
un peu comme Las Vegas. Soudain Lisa a lancé : « Stoppez la voiture ! "Je ne sais
tmuours pas comment elle a réussi à voir cette petite cage qui se trouvait à quarante
mètres devant nous! Mais on a récupéré cette chienne, et on l'a appelée Poppy. Elle
a assuré comme une bête dans Mars Attacks !.

En 1998, Burton réalise sa première pub. Ce spot de trente secondes, pour la marque
française de chewing-gums Hollywood, conte l'histoire d'un nain de jardin qui
s'échappe de son jardinet avant d'être pris en auto-stop par des éboueurs et de se retrouver
dans la clairière d'une forêt enchantée à nager dans une piscine en compagnie d'une
jeune femme qui ressemble à Lisa Marie.
C'était plutôt pas mal. Je n'en ferais pas non plus mon fonds de commerce. Il se
trou\'e que c'est arrivé à un moment où je n'avais pas travaillé depuis longtemps.
ISO 1 TIM Rl'K 1 ()~
Cétait une expérience à tenter. En plus, c'était assez simple à réaliser et correctement
pa\·é. Mon problème, c'est que j'envisage tout ce que je fais comme si c'était un long-
métrage. Des amis m'avaient pourtant dit:<< Quand tu réalises une pub, fais-la, prends
1" argent au passage, mais ne t'implique pas. , Mais ça rn' est impossible. De toute façon,
a\·oir affaire à des commanditaires, c'est comme avoir affaire à une compagnie de
cinéma :j'en ai plein le dos.

'·~

..
...

,_._--c~~
..
' ·.ci' .' .
.r


Sleepy

994. Le concepteur d'effets spéciaux Kevin Yagher s'attaque à l'adaptation en

1 long-métrage de la nouvelle de Washington Irving (1783-1859), The Legend ofSleepy


HoUow. Par l'intermédiaire de son agent, Yagher fait la connaissance d'Andrew Kevin
Walker, un jeune scénariste dont le scénario, intitulé Se7en, a reçu l'accueil favorable
des cercles hollywoodiens mais reste à produire. Yagher et Walker décident de faire
équipe, écrivent un traitement de vingt pages et le présentent à plusieurs producteurs
dont Scott Rudin, avec qui le marché est conclu. Rudin vend le projet à Paramount
avec Yagher comme réalisateur et Walker comme scénariste. Mais, comme tant d'autres
à Hollywood, le projet s'embourbe dans sa phase de développement. Son sort semble
être défmitivement scellé jusqu'au jour où, à l'été 1998, Burton, dégagé de Supennan
Lives, est approché par Rudin et Adam Schroeder qui lui proposent le scénario de Walker.
Avec la mise en stand-fry de SupPnnan,je n'avais plus aucun prqjet à l'horizon. Et puis
on m'a envoyé ce scénario que j'ai \Taiment beaucoup aimé. Jamais je n'avais réalisé
de films d'épouvante alors que c'est pourtant le genre de films que je préfère. Le st~jet
était très fort eLle scénario comportait des images quej'adore, comme celle du moulin
à vent, de l'arbre des morts ... Les chevaux, en revanche, c'était moins rna tasse de thé.
17u L.egend oJSlnpy Hollowest une histoire fa~cinante, une histoire dont beaucoup de
gens ont entendu parler, mais que très peu ont lue. En général les gens pensent
l'avoir lue alors qu'en fait non. C'était d'ailleurs mon cas- en réalité je me suis
plongé dedans il y a peu. Le livre se résume en fait à l'histoire d'un type qui cherche
SLEEPY Hou.ow 1 183
de la nourriture ; c'est un texte très court. Il est mieux dans notre imagination que
quand on lit véritablement le texte. Ce qui est bien, c'est que c'est l'une des rares
nouvelles d'épouvante de la littérature américaine du XIX' siècle. Elle possède ce
symbolisme propre aux excellents contes de fées. On a dit que Washington Irving
s'est inspiré d'un vieux conte populaire allemand, ce qui semblerait justifié au vu de
ses tonalités très germaniques.

D'abord publié dans The Sketch-book of Geoffrey Crayon vers 1819-1820, The Legend
ofSleepy Hollowrelate les aventures d'un maître d'école superstitieux et dégingandé,
lchabod Crane, qui cherche à gagner les faveurs de Katrina Van Tasse) en court-
circuitant son rival, Brom Bones. Durant son séjour, il rencontre le spectre d'un
cavalier sans tête et tombe sur des indices intrigants. Le scénario de Walker- fignolé
par Tom Stoppard (Rosencrantz et Guilderstein sont morts, Shakespeare in Love)- trans-
forme Crane en enquêteur de la police new-yorkaise dont la foi en des procédés
d'investigation modemes agace ses supérieurs. Envoyé dans la petite ville de Sleepy
Hollow, au nord de la vallée de l'Hudson, pour enquêter sur une série de
meurtres dont les victimes sont retrouvées décapitées, Crane découvre
que le cavalier sans tête, être surnaturel dont il ne
voulait accepter l'existence, est bien réel. Le
conte d'Irving a fait l'objet de maintes adap-
tations cinématographiques dont les plus
notables sont, en 1949, The Adventures
of lchabod and Mr Toad, un court-
métrage d'animation du studio Disney
narré par Bing Crosby, et, en 1980,
un téléfilm avec, dans le rôle d'Ichabod Crane,
Jeff Goldblum.
Je n'ai pas vu la version télé. En fait, c'est le court-
métrage animé de Disney qui m'a fait connaître
la nouvelle. j'ai toujours aimé ce cartoon,
et en particulier la séquence de la poursuite
-elle m'a toujours fait trépigner. Lorsque
je suis entré à l'Institut des arts de Californie,

(
un de mes profs avait fait une partie des tracés de la poursuite, et il nous en a apporté
certains. C'était très excitant. .Je pense que ce petit film a été l'une des raisons
pour lesquelles j'ai voulu travailler pour Disney.
Le tracé, les couleurs et la construction des plans de 7ïlf Adventwrs of lrhabod and
A1r Toad étaient d'une beauté faramineuse. Le mélange d"humour ct de terreur
était très bien dosé- cette dernière y était viscérale, jouissive et électrisante.
Il traduisait assez bien l'état d'esprit du nord de l'État cie New York, en plus, et
une énergie incroyable le traversait.
SI.F.EPY Huu.ow 1 185
Le scénario de Walker contenait tous ces éléments,
et il était excellent. On ajuste retravaillé un peu
certains dialogues. On ne pouvait pas laisser dire
au docteur qui vient consoler Kau·ina Van Tasse! après
que son père a été décapité:" Ça a dü être un grand choc
pour tout le monde ! , Ça faisait mauvais film d'horreur.
Ce sont parfois les pièges que recèle un script qui t'attirent
vers lui. J'aimais aussi beaucoup les noms- Ichabod Crane,
Van Tassel. ..

Dans tous ses f"Ilrns, Burton s'identifie à ses personnages prin-


cipaux. Et SleefrY Hollow ne déroge pas à la règle.
J'ai to~jours été interpellé par les personnages ravagés par des
conflits internes, et Ichabod est un de ces personnages. C'est un
névrosé :j'entends par là que c'est un type très intelligent, mais qui,
à force de trop réfléchi!~ se retrouve parfois

1
dans une impasse. Ce qui rn 'a plu dans le

' . p~:~~:~a;teç~·~:l:;i~~::~~;l!:ilte~~~~:~~a~c~~
tj~ c'était qu'il était décrit comme
/" ~- - - quelqu'un de très cérébral, de très réservé
j et qui, de fait, vit à l'écart du reste du monde.
Cet état, juxtaposé avec un personnage sans tête,
créait une formidable dynamique.

Johnny Depp incarne un Ichabod Crane en marge.


Étranger à la petite ville de Sleepy Hollow, il est
aussi rejeté par sa propre profession.
C'est une chose que j'adore chez les acteurs de
films d'horreur comme Vincent Priee ou Peter
Cushing. Leurs personnages ont en eux quelque chose
de différent qui les rend uniques. Ils ne s'en laissent
pas conter et ils font leur truc de leur côté. On peut voir
qu'ils sont intelligent5 mais il y a comme une aura de mystère autour d'eux. On sent
qu'ils sont solitaires, pas très sociables et qu'ils doivent être névrosés, tourmentés.
Ils doivent avoir un univers personnel très prenant. C'est pour ça qu'on s'identifie
à eux. Il y avait quelque chose de cet ordre-là dans le scénario de SleejJy Hollow. On
le sentait dans chaque élément du script et c'est ça qui m'a attiré. johnny est incroyable
parce qu'il arrive à invoquer les figures de Priee et de Cushing tout en les réinter-
prétant à sa manière.

Burton reconnaît qu'il lui arrive aussi, par moments, de se recroqueviller sur lui-
même, de se réfugier dans ses pensées.
Tu passes par des phases d'ouverture au monde et des phases de réclusion. Je me
replie sur moi-même, en ce moment, mais je ne veux pas sombrer dans la folie pour
autant. Ce que je veux a\·ant tout, c'est faire des choses, et c'est ce que m'a permis
ce film. je suis simplement heureux d'avoir pu me concentrer sur quelque chose.
C'est ce qui me donne de l'énergie.
SLt.u•y Hou.ow 1 187
Je ne fais plus attention, en ce moment, à ce qui se passe dans le petit monde du cinéma
ou même dans le pays. Il vaut mieux ne pas s'occuper de tout ça et se concentrer sur
ce qu'on a à faire. Tout est si changeant dans ce métier: un jour, on te veut, le
jour suivant, on te jette, puis, le jour d'après, on te veut à nouveau. Quand tu débutes
et que tu n'es connu de personne, c'est beaucoup plus simple. Tu voles sous les radars
quand tu passes à l'acte, pour ainsi dire. Aujourd'hui, on me catalogue. On dit
« Oh, il aime les trucs étranges ! ,, ou << Il est trop dispendieux ! >>. Hollywood

trouve toujours une étiquette à te coller sur le dos. Les étiquettes peuvent valser,
mais la précédente reste tant qu'on ne l'a pas remplacée par la nouvelle.

Depuis longtemps déjà, Burton avait envie de tourner dans la vallée de l'Hudson,
une région qu'il connait bien.
Ça fait sept ans que je me rends dans le nord de l'État de New York. Toute ma vie,
j'ai essayé de quitter Los Angeles. Quitter cette ville provoque un déclic d'ouverture
en moi. Sije passe trop de temps là-bas,je me referme comme une huître. J'ai
loué pendant quelque temps une fermette près de Poughkeepsie, la ville où est né
Ed Wood. Je m'étais aménagé un petit espace où je pouvais dessiner, et je vaga-
bondais dans les vergers de pommiers environnants. Ça m'a permis de réfléchir.
Ça me procure un peu la même sensation apaisante que lorsque je suis arrivé à
Londres pour tourner Batman.J'aime les saisons,j'aime l'automne.
La vallée de l'Hudson a un je-ne-sais-quoi d'irrésistible. Quand tu la traverses
en voiture, tu ne vois que des villages et des petites églises. La sensation forte qui
s'en dégage est à l'image de l'histoire de Sleepy Hollow. Aux États-Unis, c'est une
des rares régions que je connaisse qui semble réellement hantée- contrairement
à l'Europe où ce genre d'endroits pullule.

Mais l'équipe de production doit très vite déchanter. Aucun lieu de tournage adéquat
ne peut être trouvé dans la vallée de l'Hudson. Même les villages bâtis par les colons
hollandais sont impropres. Les studios de New York manquant, en plus, d'espaces
libres, Rudin suggère d'aller tourner en Angleterre. << On est arrivés sur place en
pensant, là aussi, qu'on allait trouver la petite ville parfaite, indique Adam Schroeder,
et puis on s'est rendu compte qu'il fallait aussi la construire de toute façon. ,, Le
tournage commence le 20 novembre 1998, et s'achèvera en avrill999. Pendant un

188 1 TIM BURTO"


mois toute l'équipe ira tourner dans la vallée de Lime Tree, près de Marlow dans
le Buckinghamshire où l'on a reconstruit la ville de Sleepy Hollow autour d'une
petite mare dans un style que le chef décorateur Rick Heinrichs qualifie d',, expres-
sionisme colonial "·
Le lieu où devait se dérouler l'histoire était capital. Il deYait posséder toutes les
qualités et l'atmosphère de la \'allée de l'Hudson, ce qui était le cas de Lime Tree.
Le plus étrange est que cet endroit ressemblait comme deux gouttes d'eau à la
maquette de la ville idéale qu'on avait réalisée en amont. Il m'atTivait toutefois de douter
de mon objectivité en la matière. Je me demandais: " Est-ce queje ne projetterais
pas cette région un peu partout parce que je l'aime tant?»
Faire qu'tm lieu de tournage en extérieur ressemble à un décor de studio,
c'est vraiment magique. On a r~outé plein de brume artificielle pour donner
Su·:EPY Hou.ow 1 189
cette impression. Les films de la Hammer faisaient beaucoup cela : les extérieurs
ressemblaient à des décors de studio et inversement. Cette référence est une autre
des raisons qui m'ont poussé à faire ce film.

D'abord compagnie de distribution dans les années 1930, la Hammer Films est restée
célèbre pour ses réinterprétations des grands pen.onnages de la littérature fantastique
comme Dracula ou Frankenstein, et avec des films comme le cultissime Frankenstein
s'est échappé (1957). Gores, débordants de tension sexuelle à peine dissimulée et
de jeunes victimes dénudées, les films de la Hammer connaissent un succès
phénoménal au box-office et hissent au rang de stars des acteurs comme Peter
Cushing ou Christopher Lee, dont l'interprétation de Dracula reste ancrée dans
toutes les mémoires.
Les productions Hamm er avaient une atmosphère incropble. Elles étaient flamboyantes
et très osées. Leur simplicité sur le plan émotionnel était un de leurs atouts.
Aujourd'hui ces films ont beaucoup vieilli mais il s'en dégageait une certaine forme
de jubilation ainsi qu'une beauté saisissante -les effets gores et la teinte qu'avait
le sang y étant pour beaucoup. Une grande joie m'envahissait quand je les regardais,
et c'est cette félicité que j'ai essayé de faire passer clans Sln'fJY Hollow.

Hormis les scènes tournées à Lime Tree, tous les intérieurs et le restant des exté-
rieun; sont tournés dans les studios de Leavesden et Shepperton, la vision de Tim
Burton nécessitant en effet un environnement totalement sous contrôle. Rick
Heinrichs, ami de longue date de Burton, consultant visuel sur L'Étrange Noël de
MonsieurJack et directeur artistique sur Fargo et The Big Lebowski, estime qu'au total
99 % du film a été tourné dans des décon. construits de toutes pièces. « Aujourd'hui,
on réalise de moins en moins d'extérieurs en studio, car ça ne va pas dans le sens
de l'esthétique naturaliste qui prévaut dans la majorité des productions contem-
poraines. Mais nous ne cherchions pas le naturalisme, nous cherchions une sorte
d'expressionnisme naturel. ,.
L'atmosphère d'un film en décors réels diffère de celle d'un film tourné en studio.
Ce sont deux choses stylistiquement distinctes, et tout est donc question d'alchimie.
On retrouve souvent cela dans les films de la Hammer, et Dracula et IRsjFmmes (Freddie
Francis, 1968) est un bon exemple de combinaison réussie de ces deux atmosphères.

190 1 T"' fllW!O~


Parfois les transitions entre décor réel et studio détonnent, mais c'est ce qui fait
aussi toute son énergie.
J'ai tmuours voué une admiration sans bornes au Masque du drmon'. C'est un
de ces films- et ça arrive principalement quand tu es gosse- qui te laisse une
trace indélébile sans que tu saches pourquoi. Tu sais seulement que c'est la clarté
de l'image et du trait qui crée en toi ce sentiment. C'est ce genre d'œuvres qui
m'a fait comprendre que le cinéma fonctionne à plusieurs niveaux. Il n'est pas néces-
saire d'avoir forcément une histoire bien ficelée pour comprendre de quoi il retourne
dans un film ; LP Masque du dhnon en est un bon exemple.
Je sais que bientôt la technologie des effets spéciaux va faire oublier ce genre
de problématiques. C'est le cas avec les derniers épisodes de Star Wœn et je trouve
honnêtement ça impressionnant- on devra faire avec, ça c'est sùr. Mais dans des
films comme LP MasquP du drmon, Je truc incroyable c'est qu'on a l'impression de
rentrer dans l'écran, d'être confronté à un monde extrêmement concret, extrê-
mement réel. Il y a des plans dans Sleepy Hollow qu'on pourrait penser être filmés
sur des maquettes, comme le travelling en plongée sur la petite ville. (:an 'a pas l'air
vrai mais pourtant ça l'est, et c'est cela qui rend ce plan merveilleux.

Côté effets spéciaux, Sleepy Hollow utilise des techniques issues de l'animation
traditionnelle et de l'animation image par image, comme la perspective forcée.
On avait de l'espace, mais pas tant que ça: on a donc été obligé d'utiliser la pers-
pective forcée. Pour que le public accepte un tel effet, il faut encore plus de
profondeur, mais le fait que nous en manquions a aussi donné une qualité graphique
au film. Ça rappelle les films en studio de la Hammer, où tous les effets étaient
réalisés sur le plateau en direct, et non pas ajoutés plus tard. Travailler avec ce genre
de contraintes peut, parfois, être très amusant. je me rappelle qu'un jour on vou-
lait un plan d'une silhouette se déplaçant dans un verger de pommiers. Quelqu'un
est alors allé chercher une poupée, en moins de quinze minutes le département
costumes lui a confectionné une capeline, et on l'a montée sur un fil métallique.
De temps à autre, on refaisait à l'improviste des trucs du même g-enre. Ça te

l -Réalisé en IYGO par le génial directeur de la ph1>to devet Ill réalisatcttr ~:(ari(l Rwa. 1R .\fo,quP dtl dt>mon cmitt" l'histoire
d'une sorci,-.rc qui, deux si<\clcs apri·s an>ir (·u~ cx(·cuh~c. rcssll:"!Citl' et H·rrori:-.e tout un pays. Précisons C]Uf' cette
évocation d'une Russie au o;;.onir du Moyen Agt' a été tournét: quasi int~gralenH:'Tlt en studio.

Su:FI'Y Hou.ow 1 191


donne l'impression de créer quelque chose, plutôt que de l'imposer à coups
de massue dans le film. C'est cette démarche quasi artisanale qui m'a aidé à
garder le feu sacré.

Il suffit de se promener dans les décors de Sleepy Hollow pour avoir l'impression
de voyager dans la tête de Tim Burton.
C'est que ce que j'ai toujours ressenti avec le mouvement expressionniste: c'est un
voyage à l'intérieur de la tête de quelqu'un, une extériorisation d'un état intérieur.
Jaime des peintres et des tableaux très diffërents, mais ma préférence va vers les
impressionnistes et les expressionnistes. Lorsque j'observe avec attention certaines
toiles de Van Gogh, elles ne représentent pas la réalité au sens strict, mais c'est l'énergie
qu'elles capturent qui les rend réalistes. C'est cet aspect-là qui me fascine aussi
dans les films.
Je pense que ce film, au final, tient debout. Je trouve que la photographie est
magnifique, on se croirait dans un rêve brumeux. Je me suis senti vraiment bien
sur les diffërents plateaux du tournage- j'avais l'impression d'être dans le nord
de l'État de New-York. C'est un endroit quej'aime tant. Ça se voit qu'on a tourné
en plateau mais on arrive à un résultat stylisé qui ne fait pas bidon. Si c'était le cas,
le film n'aurait aucun impact sur les spectateurs.

Le directeur de la photo n'est autre que Emmanuel Lunezki, déjà responsable des
ambiances lumineuses de La Petite Princesse d'Alfonso Cuaron et Rencontre avecJoe
Black de Martin Brest.
Il n'y a pas un film en particulier qui m'ait poussé à travailler avec lui. J'aime tout
ce gu 'il fait. La Petite Princesse avait une photo magnifique, mais aucun de ses films
ne se ressemble vraiment. Il procède de la même manière que moi: c'est un intuitif,
il invente sur le terrain. Même si les emplacements des éclairages pour les séquences
en studio avaient été prévus depuis de longs mois, ça ne l'a pas empêché d'être à
l'écoute sur le plateau. On est en phase l'un avec l'autre, et ça faisait longtemps que
je n'avais pas eu autant de plaisir à travailler avec quelqu'un.
Les ambiances très saturées que je recherchais n'avaient rien d'un défi impossible
à relever. Il s'agissaitjuste de lier les séquences réalisées en studio et celles réalisées
en décors réels. Ce n'est pas aussi radical que de tourner en noir et blanc. Le noir
192 1 TtM Bl'RTOK
et blanc offre, en effet, d'immenses possibilités, car tout s'y mélange pour créer une
impression saisissante. Ce que nous tentions de faire était différent de cela, et passer
du studio aux décors réels nous a certainement aidés. La couleur du film n'est donc
ni sépia, ni monochrome, mais atténuée par un filtre.

Burton porte immédiatement son choix sur J olumy De pp pour interpréter lchabod
Crane. Mais, comme pour Edward aux mains d'argent, on lui demande de considérer
d'autres acteurs pour le rôle.
C'est une ritournelle dom il faut prendre son parti. Ce n'est pas que les exécutifs
n'aiment pas.Johnny, mais à partir du moment où un film co Cne une certaine somme
d'argent, immédiatement on a le droit à:" Et pourquoi on ne prendrait pas ... ? ,
Tujettes alors un n~il à la liste que tout le monde consulte. Ça ne \TUt pas dire
qu'ils voient quelqu'un d'autre dans le rôle, c'estjuste la manière standard de
procéder à Hollywood. Tu entends alors: ,, Qu'est-ce que fait Mel Gibson en ce
moment?,
Lorsque tu as travaillé avec quelqu'un plusieurs fois, un sentiment de confiance
s'instaure. C'est d'autant plus formidable que tu n'as plus à tout exprimer par des
mots, à gloser sur les moindres détails.
C'est pour ça que j'adore travailler en Angleterre. La plupart des techniciens
qui ont travaillé sur Slerj/)' Hollow avaient d~jà travaillé sur Batman. Comme je les
connais maintenant, je sais que les peintres en cycloramas ou les décorateurs vont
m'apporter quelque chose, qu'ils vont avancer très rapidement sur leur boulot
sans que j'aie besoin de le savoir. idem avec les acteurs: tu donnes ton sentiment
sur une chose, ils J'expriment à leur manière, et ça colle parta.itcment avec l'ensemble.
C'est très stimulant. Ça crée un élan très positif.
Johnny comprend également très bien les nécessités du cinéma. Il sait comment
se mouvoir, il sait respecter ses marques, ce qui mc simplifie énormément la vie.
Ça peut paraître fastidieux, mais c'est très important sur un film comme celui-là.
Il a été quelque peu malmené pendant le tournage, ce qu'il n'a pas dû trouver
plaisant, mais, dans le même temps, il a tmuours dégagé une énergie Lrès positive.

Jolumy Depp interprète un Ichabod à mi-chemin entre Angela Lansbury et Roddy


MacDowell, avec une pointe de Basil Rathbone, très loin du héros hollywoodien type.
194 1 Î l " fkRTON
Johnny frappe comme une fille, désarçonne ses adversaires comme une fille etjoue de
manière très juvénile. Ça me convenait, carje ne suis pas le plus grand réalisateur de
films d'action du monde, et il n'est pas une superstar du genre non plus. On a
tout fait pour que ces scènes tiennent la route, mais en adoptant une approche un
peu originale. Le point de vue de johnny sur la question doit certainement différer
du mien, mais le meilleur exemple pour illustrer ce que j'avance est encore une fois
Peter Cushing. Il n'ajamais été une star de ce genre de cinéma, mais lorsque tu mets
quelqu'un comme lui dans la peau d'un personnage qui doit faire appel à ses
capacités physiques, le résultat est formidable.
Même si on a changé l'identité du personnage d'Ichabod par rapport à la nouvelle,
on a conservé son esprit: son côté poltron et collet monté. C'est un cérébral, mais
il est contraint de faire appel à sa force physique, non pas parce qu'ille veut mais
parce qu'ille doit. L'idée était de retrouver l'élégance qu'un Peter Cushing, un
Christopher Lee ou un Vincent Priee avaient pendant ces scènes.
Là encore, ça vient des cartoons de Disney où on essayait de rendre le mouvement
et! 'action beaux et élégants. Johnny se débrouille très bien sur ce terrain-là. Il prend
la pose sans en donner l'impression, et il arrive à être gracieux sans être pour autant
un dieu de la danse.

Depp explique qu'il a cherché à s'approprier le style de jeu de la Hammer : << On


n'accepterait pas ce type de jeu dans un film actuel. Ça a été un exercice de funam-
bule. J'ai eu sans cesse l'impression de jouer faux. Je gardais en permanence à l'esprit
que mon interprétation pourrait passer pour incongrue, mais que, si tel était le
cas, c'est que j'étais dans la bonne voie.» Burton, comme à son habitude, rechigne
à l'idée de donner son point de vue sur le mm.
.Je ne peux pas encore me prononcer. Je ne pense pas que le ii lm soit raté, car
c'est un projet qui me tient très à cœur. Je voulais que l'histoire soit crédible et qu'on
la prenne au sérieux. Personne ne joue kitsch. Mais le film est en même temps
très drôle. Chaque fois que tu fais un film en costumes ou un film d'épouvante, ça
a toujours un côté absurde. n'est-ce pas? C'est inhérent à ce genre de films, et
c'est inexplicable. Là encore, je suis revenu au dessin animé de Disney ;je voulais
essaver d'obtenir la même alchimie. On a essayé de trouver unjuste milieu entre
épouvante et humour, mais sans tomber dans le second degré. Le scénario original
Su:u•y Hou.ow 1 195
était très sérieux, et je n'ai pas cherché à aller à l'encontre de sa tonalité ... Mais,
sans pour autant l'alléger, on lui a insufflé un peu de vie.

«Au fond, Johnny Depp incarne Tim Burton dans tous ses films ,, indique Scott
Rudin, le producteur de Sleepy Hollow. Un avis partagé par beaucoup de gens.
Je ne réfléchis pas ainsi, et je pense que c'est mieux comme ça. Je trouve très réducteur
cette manière de décrire notre relation. Un des charmes du cinéma, c'est le non-dit,
et ses joies mystérieuses dont tu recherches chaque bribe. Il est très agréable de constater
qu'un acteur découvre une de tes passions et qu'il essaie de s'y intéresser.
Même si tous les personnages que Johnny a interprétés ont des similitudes, ils
sont aussi à des années-lumière les uns des autres sur bien des point~. J'aime les acteurs
caméléons. J'apprécie les gens qui aiment changer de registre et qui ne craignent
pas de faire autre chose. Et c'est pour ça que j'aime travailler avec johnny, car il est
très ouvert.
Tu passes des mois avec les responsables du studio à éplucher dans les moindres
détails le scénario, alors qu'il est impossible de tout anticiper sur un film. C'est
aussi vain que de vouloir contrôler les changements atmosphériques.
Un film, c'est comme un voyage: il faut préparer le terrain à l'avance et déterminer
une idée directrice, mais il faut aussi savoir s'en écarter sinon tu feras fausse route.
Il suffit de voir certains films de Fellini pour comprendre qu'il avait parfaitement
assimilé cette idée. Ses films dégagent une vraie magie.

Si Edward aux mains d'argent parlait de l'incapacité de Burton à communiquer dans


sa jeunesse, et Ed Wood de sa relation à Vincent Priee, Ichabod symbolise, selon johnny
Depp, toutes les luttes que Burton a dû mener contre le système hollywoodien
et contre le monde qui l'entoure.
C'est amusant qu'il ait dit cela. Au premier degré, c'est probablement vrai. Scott
Rudin m'a fait le même type de remarque. Il m'a lancé: «Le cavalier sans tête,
c'estjon Peters. »J'ai d'abord répondu:« T'emballe pas! >>Puis j'ai réfléchi, et je
me suis dit: ''Il n'a pas complètement tort. , Il est beaucoup plus rassurant pour
moi de faire, autant que possible, certaines choses de manière inconsciente. Je ne
cherche pas à aller trop loin dans cette voie non plus, car je tombe très vite alors
dans un puits sans fond.
196 1 T!M lkRTON
·..,

Cette année passée à travailler pour rien sur Superman m'a énormément affecté.
C'est pourquoi j'ai insufflé dans SleejJ_Y Hoflow pas mal de cette énergie mal dirigée,
de ce traumatisme.

Outre Johnny Depp, le casting rassemble une palette d'acteurs très éclectique. Il y
a des acteurs anglais comme Michael Gambon et Miranda Richardson dans les rôles
de lord et lady Van Tassel, Richard Griffith dans celui du juge Phillips, et lan
McDiarmid dans celui du Dr Lancaster, mais aussi des habitués des filins de Burton :
Jeffrey Jones (qui apparaissait déjà dans Ed Wood et Beetlejuice) dans le rôle du
révérend Steenwick, Christopher Walken (Batman) dans celui du Cavalier sans tête,
Martin Landau (Ed Wood) -qui fait une courte apparition-, et le vétéran de la
Hammer, Michael Gough (Alfred dans les Batman), que Burton tire de sa retraite
pour interpréter le rôle du notaire Hardenbrook.
SI.EEPY HOLLOW 1 197
Là encore,je voulais une palette d'acteurs étendue. Avec les contes, on peut vraiment
travailler le casting de manière très intéressante. Tous ces acteurs anglais ensemble
dans une seule pièce, c'était vraiment une vision fantastique. Ils ont des visages
incroyables et ça a été un bonheur de travailler avec eux.

L'hommage à la Hammer est encore accentué avec l'apparition de Christopher


Lee dans un petit rôle.
La. première fôis que j'ai rencontré Ch1istopher Lee, on est resté deux heures ensemble
et, même atüourd'hui, on a tmuours l'impression d'avoir Dracula en face de soi.
Lorsqu'il te parle, tu es hypnotisé. Si j'avais été acteur, c'est le genre d'acteur que
j'aurais voulu être.

Dans le rôle pivot de Katrina Van Tassel, Burton jette son dévolu sur Christina Ricci,
une actrice destinée à apparaître un jour ou l'autre dans un des films du réalisa-
teur de Beetlejuice.
Elle me fait penser à la fille de Peter Lorre. Si Peter Lorre ct Bette Davis avaient eu un
enfant ensemble, ils auraient donné naissance à Christina. Ce qui est magnifique chez
elle c'est son côté mysté!ieux: quand tu la regardes, tu ne sais pas ce qui se passe der-
Iière ses yeux. Elle ressemble à une act1ice de film muet, etj'aime ce genre de personne.

En réponse à l'omniprésence des images de synthèse sur Mars Attacks !, Burton décide
de privilégier une approche à l'ancienne sur Sleepy Hollow, en limitant au strict nécessaire
l'utilisation de tours de passe-passe numériques au stade de la postproduction.
Je voulais revenir à un style de film moins préfabriqué, avec de vrais décors, et qui
nécessite un vrai travail avec les acteurs, bref faire un film à l'ancienne. Ça a beau
être le moment le plus dur, le tournage reste néanmoins mon instant préféré.
C'est là qu'on fait un film. Et puis l'atmosphère y est tellement formidable. Si tu
peux créer le maximum de choses à ce stade-là, et en ajouter le minimum après
coup, c'est vraiment 1'idéal et ça rend l'expérience beaucoup plus immédiate. C'est
d'autant plus ardu sur ce genre de films que quantité de choses ont besoin d'être
planifiées à l'avance. Mais c'est pénible aussi de regarder un story-board et de s'y
conformer aveuglément, car tout te suggère des idées dans un décor- et c'est ce
qui fait la différence ..J'avais commencé par tout story-boarder, et puis, sur le tournage,
198 1 TIM Bui<TO"
très vite,je ne suis plus arrivé à regarder mes story-boards. Quand j'ai traversé le
pont situé dans la ville en regardant à travers mon viseur de champ, j'ai ressenti
quelque chose qu'aucun story-hoard ne pourra jamais m'apporter: une sensation
de mouvement et d'espace. J'ai quand même dù faire appel à eux pour les scènes
impliquant la présence d'un grand nombre de comédiens. Il est agréable pour les
acteurs de savoir à l'avance ce qu'ils sont censés faire.

Bien que Burton soit le producteur de ses six derniers films, c'est Scott Rudin et
Adam Schroeder qui ont assuré les tâches de production sur Sleepy Hollow.
Scott est un type futé. Je l'ai rencontré quand j'ai proposé Edward nux main:; d'argent
;\la 20th Century Fox. Il est intelligent et excentrique, et tu sens que le film compte
pour lui, qu'il cherche à ce qu'il soit le meilleur possible. S'il a de l'influence et
sait vendre un film, un bon producteur qui reste ferme, c'est très pratique.
Ce n'est pas parce qu'on passe du temps sur un projet qu'on est la personne la
plus à même de le détendre. Il faut parfois faire appel à quelqu'un qui soit un peu
externe, ce qui n'a été le cas ni sur 1\1ras Allacks!- où j'ai dù assumer ce poste
moi-même- ni sur f~d Wood.

Un des producteurs exécutifs de Sleepy Hollow n'est autre que le réalisateur du


Parrain, Francis Ford Coppola. Mais ce n'est qu'au moment où il visionne la bande
annonce du mm que Burton apprend l'heureuse nouvelle.
On était en plein montage de S!Pejl)' Hollmo etj'ai lancé: "Mais qu'est-<:e que c'est que
ce bordel? Attends une seconde, Chris [Lebenzon, le monteur du film] remontre-moi
ça., Il m'a répondu:« Coppola a certainement dü passer un coup de fil dans les années
1970 ! , C'est le genre de trucs qui arrive souvent. .Je me rappelle que sur Batmnnje
n'avais même jamais rencontré les producteurs exécutifs. Tu travailles pendant une ou
deux années de ta vie sur un projet, puis les crédits majeurs se pointelll sur l'écran, et
tu te vois en train de dire : " Mais qui peut hien être ce type ? ,,

Sleepy Hollow sort le 19 novembre 1999 sur les écrans américains et c'est un triomphe
pour la critique.
E
n mars 2000, Burton se rend à Prague afin d'y tourner deux spots de pub pour
les montres Tunex-1-Control. Produits par l'agence publicitaire basée à Los Angeles
A Band Apart, ils adoptent un ton à la Matrix, avec des séquences de combats
cborégraphiées par Andy Armstrong. Le premier, Kung-Fu, met en scène un homme en
costard poursuivi par des méchants bardés de cuir adeptes du kung-fu. Avant de passer
a la télévision, il a été diffusé en mai 2000 dans les salles qui projetaient Mission : impo!r
sible II. Le deuxième, Mannequin, montre Usa Marie, vêtue d'un costume de chat noir
ultra moulant, traquée dans des rues pavées par un homme au visage recouvert d'un
Ola'iC:JUe patchwork et de lunettes fumées. À un moment donné, elle tente de lui échapper
en plongeant dans une flaque avant de se réfugier pour de bon dans un entrepôt
rempli de mannequins. Les téléspectateurs ont pu le découvrir à l'automne 2000.
Jai déduit de cette expérience que la publicité, ce n'était pas mon truc. Je ne trouve
pas ça facile. On me disait: << Essaie la pub, c'est rigolo, c'est rapide ! » Mais ce
n ·est pas si rapide que ça, et en plus, c'est assez coton- comme si un studio entier
planait à chaque seconde au-dessus de votre tête. Vous avez un client et vous devez
\OtiS mettre au service d'un produit, quel qu'il soit. J'ai travaillé avec A Band Apart

qui. en tant que producteur, avait déjà développé un concept mais dont le look des
personnages n'était pas spécifié: c'est à ce niveau-là que j'ai tenté de m'investir un
peu plus. Cela dit, c'était en effet plutôt amusant: aller à Prague, concevoir les
costumes ... Mais ça a été la première et la dernière fois, point barre.
l.A Pl.ANf:n·: DES SINGES 1 201
En octobre 2000, le premier des six épisodes animés de Stainboy (L'Enfant tache)
est apparu sur shockwave.com. Inspiré des personnages de La Triste Fin du petit enfant
huître et autres histoires, chaque petit Hlm de trois minutes, écrit et réalisé par Burton,
est mis en forme à Santa Monica, d'après ses propres peintures à l'eau, par le studio
Flinch. La musique de la série est signée Danny Elfman, tandis que certaines voix
sont assurées par Lisa Marie et Glenn Shadix. Le dernier épisode, La Naissance de
Stainboy, comporte un certain nombre de nouveaux personnages dont Brie Boy (L'enfant
Brie) et L'Enfant avec des ongles dans les yeux. Ces personnages, à l'instar de Toxic
Boy et Allumette, feront partie des Tragic Toys, petites figurines conçues par Burton
en association avec l'éditeur Dark Horse.
C'était au tout début du boom internet, une période intéressante, un peu comme la
ruée vers l'or -les gens devenaient millionnaires en quelc]ues jours, et tout s'écroulait
l'année suivante. Mais l'intérêt venait du fait qu'à l'époque,je ne travaillais pas
beaucoup sur ordinateur, et que toutes sortes de compagnies faisaient appel à moi
alors que je n'y connaissais rien.J'ai donc saisi l'occasion de me frotter à quelque chose
de nouveau, ce qui était à peu près ma seule motivation. En réalité, j'aurais préféré
animer ces personnages en image par image, car leur nature semblait les incliner
d'elle-même vers ce type de procédé. L'ordinateur n'était donc pas le médium idéal
pour eux, mais je me suis bien amusé, et l'exploration de ce nouveau territoire
valait le coup. C'était de l'animation plutôt simple, très minimaliste. Flinch s'est
chargé de la production de l'animation proprement dite etjt:> me suis fendu de
quelques story-boards et d'un ou deux conseils. Mais j'aurais vraiment adoré traiter
ces personnages en image par image. D'ailleurs, je le ferai peut-être un jour.

Tirée d'un roman de l'auteur du Pont de la rivière Kwai, Pierre Boulle, l'adaptation
signée Michael Wilson et Rod Serling de La Planète des singes est sortie en 1968. Réalisée
par Franklinj. Schaffner, dont le film suivant Patton recevra sept oscars, elle raconte
l'histoire de quatre astronautes américains- Taylor (Charlton Heston), Landon (Robert
Gunner), Dodge Geff Burton) et Stewart (Dianne Stanley)- dont le vaisseau subit
un spasme temporel, se voit propulsé dans le futur et atterrit sur une planète anonyme
où l'homme est l'espèce prinùtive, muette et physiquement inférieure, dominée par
des singes parlants bien plus évolués que lui. Leur navette engloutie dans un lac, Taylor,
Landon et Dodge (Stuart est mort dans l'espace) parcourent des étendues désertiques
202 1 TIM BliMTUN
en quête de nourriture, et tombent sur des humains glanant dans un champ de maïs
lorsqu'un groupe de gorilles à cheval, armé de fusils, jaillit des bois et se met à les
poursuivre. Dodge est tué, Landon - qui sera plus tard lobotomisé - et Taylor sont
capturés et emmenés dans la cité des singes. Par la suite, Taylor se lie d'amitié avec
detLx chimpanzés compatissant<;, la scientifique Zira (Kim Hunter) et son mari archéo-
logue, Cornelius (Roddy McDowall) qui, intrigués par l'aptitude de Taylor à parler
et a raisonner, en déduisent qu'il pourrait bien être le chaînon manquant entre l'homme
et les primates supérieurs. Mais leur théorie est contredite par le Conseil des singes
qui considère cet humain comme une menace et envisage de lui faire subir une opé-
ration du crâne. Avec l'aide de Zira et de Cornelius, Taylor et sa compagne Nova (Linda
Harrison) parviennent à s'échapper et à rejoindre la Zone interdite - un territoire
inexploré d'où les singes sont bannis - afin de prouver qu'une espèce humaine
intelligente a bel et bien existé avant les singes. C'est là qu'ils découvrent un secret
alLx conséquences dévastatrices pour les uns comme pour les autres.
Longtemps considéré comme un fùm important et un classique de la science-fiction,
La Planète des singes s'est également imposé pour ses résonances culturelles et son
etonnante connexion avec la climat politique et social de l'époque (le Vietnam,
le mouvement pour les droits civiques, la Guerre froide, la menace nucléaire),
prélude à une descendance composée de quatre fùms, une saga télévisée qui dura
detLx saisons et une série d'animation.
L'idée de ressusciter la franchise et de retourner sur la planète des singes flottait
sur la 20th Century Fox depuis presque une décennie avant que Burton n'arrive sur
le projet. Plusieurs cinéastes, dont Oliver Stone, James Cameron, Chris Columbus
et les frères Hughes, avaient déjà flirté avec le projet, tandis qu'une poignée de
scenaristes, parmi lesquels Terry Hayes (Calme blanc) et Sam Hamm (Batman) s'étaient
cassé les dents sur le script. Mais il a fallu attendre que le coscénariste d'Apollo 13,
William Broyles, relève le défi en 1999 pour que le concept atteigne enfin sa
ùtesse de croisière. Afin de s'éloigner de ce qui avait déjà été fait, Broyles décide
de ne pas situer son histoire sur Terre « pour contourner le risque de répétition
par rapport au premier ftlm, et de se débarrasser de l'humain cynique de l'original
qui. écœuré de l'humanité, se satellise dans l'espace pour trouver mieux que sa
propre espèce. Le héros de Broyles ne se contente pas d'être plus jeune qu'avant,
son aventure lui permet aussi de se découvrir lui-même.
Quand Burton, séduit par le premier jet de Broyles (alors provisoirement intitulé
Le Visiteur), signe en 2000 pour réaliser le film, le responsable de la production chez
Fox, Tom Rothman, appuie sur l'accélérateur pour une sortie à l'été 2001. Selon lui,
« pour inaugurer une telle franchise et revitaliser un concept aussi familier, il fallait

un cinéaste unique, indépendant et iconoclaste. Tim possédait cette capacité presque


surnaturelle de concevoir des films aussi commerciaux que profondément personnels
et identifiables "·Plutôt que de qualifier de suite ou de remake le projet de Burton,
la Fox préfère le terme de<< réinvention''·
C'était une de ces situations où un pn~et se balade depuis des années: un jour on
veut le faire, le lendemain on ne veut plus, et ainsi de suite ... À l'arrivée, c'est à
moi qu'on l'a refilé ..Je dirais que ça a été le premier projet quej'abordais en sachant
que c'était, non pas une erreur, mais très dangereux, car il était basé sur un film que
j'adorais dans mon enfance. En plus, c'était un classique, et une règle cardinale
de notre métier stipule : « N'essaie jamais de refaire un classique, arrange-toi pour
que ce soit un nanar que tu puisses améliorer.» En même temps,j'éprouvais de l'af-
fection pour le matériau de base, etje sentais pointer le genre de déclic qui me
pousse à me lancer dans un projet, une sorte de fascination perverse pour le fait
de dire<< Oui» alors que je devrais probablement dire<< Non"· Ça doit faire partie
de ma personnalité. En tout cas,j'éprouve souvent ce genre de sensation.
Bien entendu, quand on entreprend un film fondé sur une source préexis-
tante, la comparaison s'impose tout de suite. Il y avait sur ce projet une pression
bien supérieure à celle qui avait accompagné Batman dans la mesure où, cette
fois,je sentais qu'on m'attendait au tournant. Mais tout film comporte une part
de risque, et je tente d'aborder chacun de mes films comme s'il s'agissait d'une
chose entièrement nouvelle. Si je ne me situais pas dans cette optique-là, je crois
que ça ne m'intéresserait pas.
J'ai découvert La Planète des singes quand j'étais gamin, etje l'avais adoré. Un
vrai choc. Et j'ai vu presque toutes ses suites. J'étais donc un vrai fan, mais en même
temps,j'aimais bien l'idée d'entreprendre une autre version qui ne soit pas un remake
-car on ne peut pas refaire un film pareil. Je pense qu'il est à peu près insurpassable.
Savoir qu'il ne s'agirait pas nécessairement d'un remake m'a beaucoup aidé, car
je n'avais à me concentrer que sur le s~jet. Et puis, des singes qui parlent, c'est quand
même très bizarre ...
204 1 Tl\1 Bl•HTON
J'étais intrigué par la simplicité de l'idée: le renversement de situation . .J'avais déjà fait
pas mal de lnKs avec des maquillages et des effet~ spéciaux, mais le concept singe/humain
dégageait quelque chose de primitif. j'aimais aussi l'idée de voir de grands acteurs devenir
des primates: c'est à la fois un peu absurde, mais ça ramène en même temps à un
certain classicisme, à cette époque ancienne d'avant le cinéma où les comédiens jouaient
derrière des masques. Si les maquillages ont parfois tendance à gommer la personne
elle-même, le fait qu'il s'agisse de singes pennettait d'une certaine façon de la préserver. ..

Bien que Burton ait signé pour mettre en scène le scénario de Broyles - très orienté
science-fiction, avec trois énormes séquences de batailles-, la Fox juge le coût du projet
absolument prohibitif. En août 2000, soit deux mois avant le début du tournage, les
scénaristes Lawrence Konner et Mark Rosentbal, signataires du Diamant du Nil ( 1986)
et de Mon ami]oe (1998), sont engagés pour tout réécrire de A à Z. À ce moment-là,
les décors du film sont déjà construits.
L'autre problème avec un projet comme celui-là, c'est qu'il circule depuis si longtemps
qu'on se retrouve dans une situation bizarre, du genre:" OK, on tait le film, on
veut qu'il sorte à cette période-là, et voilà le scénario qu'on a choisi., Ce à quoi vous
répondez:" Bon bah ... d'accord., Puis on vous embauche, on vous estime un budget
d'environ 800 millions de dollars, et c'est là que vous dites:" Une minute, bien sûr
que c'est trop cher. .. " Mais c'était un de ces projets victimes de cette triste spirale
hollywoodienne où vous avez une date de sortie, un scénario que le studio apprécie
mais qui coüte la peau des fesses, et où vous vous retrouvez pendant des mois, non
pas à travailler sur le film lui-même, mais à essayer de réduire les frais. À Hollywood,
ce genre de chose anive tout le temps. Pourquoije n'ai pas retenu la leçon ?.Je l'ignore.
Aujourd'hui, j'espère que c'est enfin le cas. Ce genre de mésaventure ne semble
concerner que les superproductions, et ça m'était déjà arrivé sur Batman.
Si j'analyse les faits, je pense que j'étais davantage intrigué par l'idée de faire
le film que par le film lui-même. En puisant au fond de mon âme, si je devais tout
recommencer à zéro, si quelqu'un venait me demander: <<Veux-tu réaliser une
nouvelle version de La PlanèlP rfps singr~s? ",je emis qu'il en résulterait aLtiourd'hui
un tout autre film. Peut-être . .Je ne sais pas ...
Encore une fois, c'est Hollywood tout craché. Tout est question d'impulsion : il est
si difficile de mettre des projets sur les rails qu'on peut se retrouver pris par une
206 1 TIM BLIRTO~
vraie lame de fond. Ensuite,je suis passé par un stade proche de la colère. car le studio
disait: "Contentez-vous de sabrer dans le budget" ; tandis que je ne cessais de répéter:
"Écoutez, les gars, le sLUdio de cinéma, c'est vous; l'énorme équipe de production,
c'est la vôtre; les budgets, c'est à vous qu'ils appartiennent; et si quelqu'un sait à
peu près combien va coùter un film, c'est encore vous. "Des échanges de ce tYpe, il
y en a eu des tas, et ils se révélaient contre-productifs à l'élaboration du film. Résultat,
le projet a commencé à se transformer, je dirais même à muter.
Nous étions censés town er en novembre, et je crois bien que le feu vert ne nous a
été donné qu'une semaine avant. C'était extrêmement frustrant. .J'étais prêt à donner
ce que j'avais de meilleur, mais c'était aussi à moi qu'incombait la responsabilité d'avoir
emprunté ce chemin ..J'ai le sentiment, et il n'y a rien de positiflà-dedans, quej 'avais déjà
pris cette route avec Batrnan. Cc n'est vr,timent pas une bonne façon de travailler, ça ne
fait pas économiser d'argent, et par-dessus le marché on vieillit, on perd du temps, la
santé décline ... C'était aussi dur que ça. En gaspillant des mois entiers à affronter ces
forces conflictuelles pendant le tournagc,j'avais l'impression que, par certains côtés, je
ne" tournais •• pas. Ça ne veut pas dire que je n'essayais pas chaque jour d'y trouver
une source de satisfaction créative, sans quoij'aurais été incapable de mener le film à
bien. Mais à ce moment-là,jc me sentais comme un athlète sur lequel on hurle avant la
compétition et auquel on demande quand même de remporter la médaille d'or.
J envisageais de réaliser un film sélieux de bout en bout, mais ce n'était pas possible .
.Je voulais m'éloigner de l'original. Il y avait la place pour d'autres explorations
des comportements simiesques que je voulais sérieuses, pas cocasses. La nécessité
d'un minimum de sérieux s'imposait, car le principe même des singes parlants a
quelque chose de totalement absurde.Je me souviens de photographies prises sur
le tournage du premier film, et l'une d'elles représentait notamment un singe
assis sur une chaise en train de lire t'ariel)'· Nous avons fait quelques clins d'œil
aux dialogues de l'original, qu'on peut considérer comme comiques. Mais l'aspect
humoristique venait peut-être du fait d'avoir engagé des acteurs naturellement drôles
comme Paul Giamatti : même pendant les scènes les plus dramatiques, il semble
nimbé d'un voile blagueur. Pareil pour Tim Roth qui, lui, dégage une certaine
intensité. Ce n'est pas qu'ils essaient d'être drôles, c'estjuste qu'ils ont ça en eux.
Mon intention n'a donc jamais été de miser sur l'humour à tout prix. Peut-être
que ça vient de moi. Mon amour pour les films d'horreur des années 1950 est
L:\ Pl..-\1\"f.TE l>I'.S SI~GES 1 207
ainsi devenu Man Attarks !, pas lndl'jmldenre Dny. Je dois avoir des gènes rétro. Quant
à expliquer pourquoi cela contamine mon travail, je l'ignore.

Le producteur de La Planète des singes est Richard D. Zanuck dont le père, Daryl F.
Zanuck, fonda la 20th Century Fox. En tant que président de la production chez
Fox dans les années 1960, Zanuckjr. avait initié La Planète des singes (et était aussi
à l'époque l'époux de la covedette de Charlton Heston, Linda Harrison). Renvoyé
plus tard du studio par son propre père, il poursuivit sa route comme producteur
indépendant couronné d'oscars, souvent en collaboration avec son vieux partenaire
David Brown. Les Dents de la mer, L'Arnaque, Cocoon, Miss Daisy et son chauffeur et
Les Sentiers de la perdition figurent notamment à son palmarès. Burton et lui se
sont tout de suite entendus, et Zanuck est resté son producteur de prédilection.
J'adore Richard; il est fantastique. Je lisais l'autre soir une biographie de son père,
etje me disais:" Bon sang ... " Je suis étonné que personne n'ait eu l'idée d'écrire
un livre sur leur relation, car ça pourrait donner un roman digne de Harold Robbins.
Il me stupéfie. Pour quelqu'un qui a vu et accompli tant de choses, il n'a rien de blasé,
etj'en suis admiratif. je suis beaucoup plus blasé que lui, et si j'étais passé par tout ce gu 'il
a vécu, je ne sais pa~ sij'aurais encore la force de continuer. Mais il a su conserver une
certaine innocence face aux situations stupides, ce queje trouve prodigieux: c'est sans
doute cet état d'csp1it qui lui a pc1mis de tenir. Ce type a été engagé par son père, viré
par son père. et il parvient à en rire ; il peut tc üüre tordre de rire avec son histoire
tragique. Il a un sens de l'observation incroyable. Il y a tant à apprendre de ce genre de
personne. Quandj'ai rencontré Vincent Price,_j'ai été bouleversé de rencontrer un
homme avec une caiTièrc comme la sienne ct de constater à quel point il était gentil, inté-
ressé par toutes sortes de choses, pas le moins du monde blasé : ça a été une vraie
leçon, on ne doitjamais cesser d'apprendre ... Jéprouve une infinie reconnaissance
pour ces gens-là. Certains responsables des studios ne savent même pas avec qui ils
travaillent. Mais Richard est une encyclopédie vivante, il est fascinant, il a tout vu.
Ceux qui ne s'intéressent pas un minimum au passé ratent vraiment quelque chose.
La première fois que j'ai rencontré Richard, il m'a lait un peu peur, car c'est
quelqu'un d'excessivement intense. Mais dès qu'on parle avec lui, il se montre
extrêmement drôle et aussi extrêmement cultivé. Sa sagesse est immense, et il connaît
les histoires les plus hallucinantes, de celles qu'on peut lire dans les bouquins " à cœur
20R 1 TIJ\1 lli'R: 1 ON
ou,·ert '' dont les auteurs balancent les pires saloperies sur les autres. Sauf que lui,
quand il les raconte, il n'estjamais mesquin. Il n'y a pas une once de méchanceté en
lui. et c'est peut-être ce qui me sidère le plus.
Quant au fait qu'il ait dirigé autrefois le studio, qu'il y soit retourné pour monter
tm film et que personne ne sache qui il était, je trouve ça carrément surréaliste. Mais il
en a vu d'autres, et c'est ce qui lui donne une qualité dont notre époque est dépourvue:
il soutient totalement son réalisateur. Il est là tous les jours, mais il ne vous harcèle jamais.
Il connaît le processus par cœur, etc' est un plaisir sans nom de collaborer avec un homme
qui non seulement maîtrise absolument tout, mais qui éprouve en même temps du
respect pour le milieu où il travaille. Il a grandi dans l'ombre d'un père qui a contribué
à fonder cette industrie, il a dirigé un studio, il en a été viré, il est devenu producteur
à succès, il a traversé les générations ... Il a vraiment tout connu.

Malgré ses réticences initiales, Burton est attiré par les principaux thèmes du film : le
renversement des valeurs, le monde sens dessus dessous, l'intrus qui pénètre dans un
territoire étranger, autant de motifs qu'on retrouve dans son univers. Dans ce cas, il y
a cependant deux personnages en marge : Mark Wahlberg, alias le capitaine astro-
naute Leo Davidson, qui débarque sur une planète hostile, et le chimpanzé << de gauche "•
Ari, incarné par Helena Bonham-Carter, que ses convictions politiques poussent à
militer pour la libération des humains du joug esclavagiste dont ils sont victimes.
Bien que je n'aie pas revu le film depuis un certain temps,je me souviens d'avoir
été attiré par les multiples niveaux de renversement. Il me faut en général quelques
années pour me replonger dans mon travail, et je n'en suis pas encore à ce stade.
Je dirais même que LaP!anètedes.l'ingP.I' me demandera plus de temps que d'habitude:
si je suis encore dans l'entre-deux, c'est peut-être parce que c'est encore trop dou-
loureux. Mais il y avait certaines choses que j'aimais bien, dont la juxtaposition
intrus-singe/intrus-humain. J'étais aussi excité par l'idée d'explorer davantage les
différentes facettes du comportement et de la gestuelle des singes.

Si le point de départ, qui voit un astronaute s'écraser dans un monde inversé où


les singes ont réduit les humains en esclavage, est globalement identique à celui
du Ïilm original (bien que la planète des singes ne soit plus la Terre, mais un astre
baptisé Ashlar), Burton tient absolument à ce que ses singes ressemblent bien plus
LA PLAN f:rt·: IH-:S SINGES 1 209
à des animaux que les comédiens figés sous leurs maquillages de l'œuvre de Schaffner.
Les singes doivent voler d'arbre en arbre, escalader des murs, se jeter par les
fenêtres et piquer de terribles colères. Dans son esprit, ces créatures doivent relever
pour 80 % du singe, et pour 20 % de l'humain. Les acteurs ont donc dû se plier
deux à trois jours par semaine à un entraînement intensif pour se mouvoir et se com-
porter comme des primates dans une « école de singes ,, conçue à leur intention.
Jaime les gens qui se comportent comme des animaux et vice versa. Pee-Wee agit
comme un animal, Beetlt:juice, le Pingouin, Catwoman ... Batman, lui, est carrément
un animal. .Je dois avoir un faible pour les« humanimaux ... J'ignore si c'est tm pen-
chant émotionnel ou intellectuel, mais je lui accorde une certaine importance. Peut-être
aussi que je me reconnais dans cet aspect primitiL intrinsèque, animal, de l'homme.
J'avais pris beaucoup de plaisir à aborder le sujet avec les personnages du Pingouin
et de Batman. Mon intérêt pour la chose ne relève pas d'un raisonnement conscient
ou verbal, mais des sauts périlleux que mon cerveau ne cesse jamais d'eflectuer.
Il y avait aussi certaines contraintes techniques qui me paraissaient très intéressantes
à explorer : faire un peu de recherches sur les singes, essayer de conserver leurs parti-
cularités animales, ct transvaser le tout dans le concept général inversé . .Je ne pensais
pas tant à ce que pourrait donner cette inversion qu'à notre propre vision des singes, la
manière dont nous tendons à les humaniser eL à les rendre '' mignons ''• alors qu'ils
sont en réalité plutôt flippants- surtout les chimpanzés. Bien que la majorité des gens
jugent les gorilles plus effrayant~. les chimpanzés sont beaucoup plus dissimulateurs :
ils ont l'air très ouverts par certains côtés, mais ils sont aussi bien plus méchants par
d'autres, et je trouve ça bien plus ten·ifiant. Ils sont capables de vous réduire en copeaux,
et je trouve cette dualité absolument fascinante. Une des premières choses dont nous
avons discuté était justement cette déconcertante particularité, au point que le person-
nage de Thade, conçu au départ comme un gorille, est devenu un chimpanzé.
Pendant que nous tournions les séquences de vaisseau spatial, il y avait un
chimpanzé sur le plateau et il a passé toute une journée à vouloir me sauter par tous
les endroits possibles, le pied.lajambe, le bras, le visage, le dos. Le lendemain, il s'est
mis à me cracher dessus non-stop, comme ça, sans raison. On les trouve trognons,
on les imite, et pendant ce temps, ils sont capables de nous tuer! C'est très perturbant.
Et Tim Roth a parfaitement capté l'étrange énergie des chimpanzés, l'aspect
terrorisant de leur nature profonde.

210 1 TIM El l'" ION


Bien qu'il ait un temps été envisagé de concevoir les singes en images de synthèse, Burton
insiste pour utiliser de vrais acteurs maquillés sous la supervision de Rick Baker,
artiste multi-oscarisé unanimement tenu pour le spécialiste des singes de cinéma grâce
aux primates hyperréalistes qu'il élabora notamment pour Greystoke (1984), Gorilles da11S
la brume ( 1998) et Mon ami]oe (1998). Il s'est également illustré avec sa transformation
mémorable de Martin Landau en Bela Lugosi pour les besoins d' Ed Wood. Grâce à sa
réputation, l'idée de devoir endurer, assis sur une chaise, six heures de maquillage
quotidien n'a pas découragé les acteurs. C'est ainsi que Tim Roth, Helena Bonham
Carter, Paul Giamatti et Michael Clarke Duncan ont accepté d'arriver sur le plateau
entre 2 et 3 heures du matin afm d'amorcer leur métamorphose, pour des journées
de travail qui s'achèveront souvent aux alentours de 21 heures.
On a d'abord évoqué des singes en images de synthèse parce que c'estdevenu un réflexe
attiourd'hui. Mais Richard D. Zanuck et moi étions persuadés que seuls de vrais acteurs
pourraient traduire l'énergie que nous recherchions. Bien que dissimulés par leurs
prothèses, seuls de bons comédiens seraient parfaitement capables de la transmettre.
Quandj'ai découvert le premier" sing-e>> maquillé,j'ignorais tout de Roddy McDowall
qui se trouvait sous le maquillage : mais il dégageait d'authentiques vibrations, et sa
performance dégage à l'arrivée une gravité qu'elle n'aurait pas pu avoir aurrement.
.Je dois rendre hommage à tous ces acteurs: ça n'a pas été du gâteau. C'est comme
s'ils avaient dü être enterrés vivants chaque jour. Sachant que certains s'épanouissent
sous l'effet des maquillages et que d'autres détestent ça, j'avais bien pris soin de
demander à chacun d'entre eux s'il se sentirait capable de subir ce genre de torture:
se lever à 2 heures du matin pour se faire pétrir et compresser par trois inconnus, c'est
un pur cauchemar, comme d'aller chez le dentiste en pleine nuit.

Burton confie le rôle de Charlton Heston à Mark Wahlberg, jadis connu sous le
pseudonyme de Marky Mark, star du rap devenu acteur, et dont la performance
sensationnelle dans Boogie Nights de Paul Thomas Anderson déboucha sur des rôles
dans Les Rois du désert, En pleine tempête et Rock Star.
Je l'avais tout simplement trouvé très impressionnant, très solide, dans les films où
à des smges paÙants,)a so'iJèiJte est)a pren}Jère quàiJte qÙI
JC )" avàJS VU. t,t lace
s'impose ... Je ne saurais pas décrire son style de jeu, mais il a cette aptitude très
difficile à maîtriser qui consiste à dégager une sorte de « Putain, qu'est-ce qui se
passe ici?'' ?ès qu'il apparaît à l'image, une façon unique de garder la tête sur les
épaules malgré le chaos ambiant.

Contrairement à Charlton Heston dans le film original, l'astronaute incarné par


Wahl berg réagit à peine à ce qui se passe autour de lui. Sa détermination inflexible
pour échapper à son sort tout au long du fùm semble refléter les propres sentiments
de Burton durant le tournage.
C'est possible ... Dit comme ça, je valide l'analogie. je l'ai d'ailleurs mentionnée à
Mark lors d'une discussion sur son personnage. Comme je l'ai évoqué plus tôt.je
carbure à l'inconscient, et quandje reviens sur mes anciens tilms.je m'y retrouve
bien plus queje ne le pensais. Maisje me rappelle très bien avoir dit à Mark de jouer
à fond la carte du« Sortez-moi-de-ce-bordel "·Et il a adopté cette sorte d'entêtement
à tailler sa route comme aurait pu le taire un Steve McQueen. C'était d'ailleurs notre
objectif à tous. Et ça a peut-être à voir avec mes problèmes psychologiques ...

Burton offre à Charlton Heston une apparition clin d'œil dans le rôle d'un vieux
singe, le père du chimpanzé Thade incarné par Tim Roth qui, sur son lit de mort,
révèle à son fùs un terrible secret: dans « les temps d'avant le temps "• les singes
étaient les esclaves des hommes. Devant l'incrédulité de ce dernier, il l'oblige alors
à briser un vase dans lequel se trouve la preuve du pouvoir et de la technologie des
hommes : un fusil. Un objet à la fois iconique et hautement ironique, puisque
Charlton Heston était alors le président de la NRA, association militant pour le droit
des citoyens à posséder des armes- et à s'en servir.
Richard D. Zanuck et moi avions évoqué l'idée d'offrir un rôle à Charlton Heston,
mais à condition de lui trouver une place et une justification idéales. Je l'adorais car il
avait hanté les cauchemars de mon enfance avec des films comme So!Ril vn1 ou LR Sumivant.
Il dégageait une vraie intensitt\ etj'imagine que comme quand on est petit l'écran
semble plus grand, cela explique sa dimension plus imposante et etl'ravante que nature
à mes yeux. Ma fascination de tmùours pour lui provient de sa capacité très rare à
s'imposer de façon constamment charismatique et crédible, avec ce petit plus qui le
rendait étrangement redoutable. Comme Vincent P1ice, il semblait aussi ab1iter quelque
chose de torturé, une sorte de peine intérieure silencieuse. Ces acteurs-là, tout comme
Ch1istopher Lee d'ailleurs, transpirent la stupéfiante énergie de ceux qui ont tout vécu,
J .. \ Pl.:\N~:n. JH.~ "ill\(,!:_." 1 213
en dégageant dans le même temps des vibrations presque surhumaines. Ils sont là depuis
des lustres, cc qui ne les empêche pas de rester cool et de faire leur boulot.

Mais tout le monde ne partage pas l'admiration de Burton. Tim Roth, notamment,
est loin d'être un fan d'Heston et de ses opinions politiques.
Dans 90% des cas, je ne partage pas les idées politiques des autres, mais ce désaccord
fait partie intégrante du métier de cinéaste et de toute profession artistique en général.
La joie de ce métier tient à sa pureté. Je ne travaille pas avec des meurtriers avérés,
maisj'aime trouver ce qu'il y a de bon dans toute chose. Pour moi, Charlton Heston
avait énormément d'impact, et c'est sur ça que je mc suis focalisé. Et je crois qu'il a
apporté beaucoup de dynamisme à sa scène.

Le tournage débute le 6 novembre 2000. Bien que la production soit basée à Los
Angeles sur les plateaux Sony de Culver City et dans les LA Centre studios situés
en bas de la ville, certaines séquences de La Planète des singes sont filmées dans les
champs de lave noire d'Hawaii, parmi les pics calcaires de Trona qui hérissent le
désert californien à Ridgecrest, ainsi que sur le lac PoweU, étendue artificieUe creusée
par l'homme à la frontière de l'Utah et de l'Arizona où furent réalisées en 1968
plusieurs scènes de l'original. À cause de la complexité logistique du projet, de
son planning très serré (dix-sept semaines de tournage, seize de postproduction) et
de l'inflexible date de sortie, Burton doit souvent diriger plusieurs équipes à la
fois et travailler sur un poste de montage mobile qui l'accompagne sur les extérieurs.
Par certains côtés, je prétërais ne pas avoir trop de temps. Ou alors, l'idéal aurait
été de disposer d'un mois de battement pour revenir sur ce qui avait déjà été fait,
car je suis passé vers le milieu du tournage par une petite phase d'inaction où j'ai
eu l'impression de m'enfoncer encore davantage dans la foirade, ce qui m'a donné
le temps d'y penser, mais pas assez pour rectifier le tir. Donc, travailler à toute
vitesse s'est plutôt avéré bénéfique. Pour des films qui consomment des années
entières, toute accélération est bonne à prendre, ça apporte de l'énergie et du
mouvement. Sur ce film, entre les acteurs qui se faisaient maquiller depuis 2 heures
du matin, l'obligation de poireauter une heure et demie entre deux prises et la dissi-
pation progressive de l'énergie qui en résultait, plus ça allait vite, meilleur était le résultat.
C'est là que la rapidité se révèle plus bénéfique que néfaste. De ce point de vue, je
n'ai donc fait aucun compromis. L'embêtant, c'estsurtout la superposition des tâches
à accomplir. j'avais déjà vécu ça sur Batman. et c'est pourquoi j'avais été content de le
tourner en Angleterre, un peu à l'écart. Même sij 'avais été sutlisamment protégé pour
ne pas en être perturbé,je l'avais quand même ressenti. Et je sais que le cinéma se
dirige de plus en plus vers ce genre de fonctionnement.

Pendant le tournage, Tim Burton se casse une côte.


Ça s'est passé pendant le dernierweek-end à Trona. J'expliquais à quelqu'un comment
il fallait tomber, et je lui ai offert une démonstration magistrale, à ceci près que je me
suis cassé une côte ... .J'ai de la chance que ça ne me soit pas arrivé plus tôt, car quand
je me promène, tais de l'escalade ou descends des marches,je ne regarde jamais où
je mets les pieds. J'essaie de limiter ce genre de déplacements au minimum sur les
tournages, et je suis vraiment étonné d'y avoir échappé jusque-là.
À la même période,j'avais attrapé froid,je pensais même avoir chopé une pneumonie
tellement ma poitrine me faisait souffrir, mais il fallait continuer coûte que coûte.
Pour une côte brisée, il n'y a rien à faire sinon souffrir comme un damné pendant
six semaines en attendant que ça passe.

Burton n'est pas le seul à se blesser. Wahlberg est frappé par un éclat de feu d'artifice
pendant une cascade et Michael Clarke Duncan, qui incarne le gorille Attar, se fait
très mal en chutant durant une course.
Courir dans un costume de singe recouvert d'une armure quand on est un colosse ...
.J'aurais aimé l'accompagner à 1'hôpital, car le spectacle de ce gorille sur son brancard
a dû être le meilleur moment du film. On aurait dù filmer la scène, tiens! Quand
il est revenu, on l'a déplacé quelque temps sur une chaise roulante pour lui éviter
de rester debout.

L'épilogue du f'ilin original, où Charlton Heston et Linda Harrison, galopant à cheval


sur une plage, découvrent les restes à moitié enterrés de la statue de la Liberté,
preuve qu'ils sont bel et bien sur Terre, demeure pour Burton un sacré défi à relever.
C'est une des fins les plus fortes de l'histoire du cinéma. Par certains côtés, les
gens la connaissent davantage que le film lui-même. Et ils attendent de vous soit que
vous fassiez mieux, soit que vous répétiez la même chose. Mais il faut se rendre à
(..\ 1'1.:\N~TE UES SII'O(,l:.S 1 215
la raison : cette fin, on ne peut ni la surpasser ni la reproduire. Et si vous optez pour
une approche différente, elle ne correspondra pas à ce que le public attend de vous.
Nous avons donc passé en revue toute la mythologie de La Planète des singes, celle
du roman comme celle des films. L'ensemble présente à mes yeux une structure
circulaire où mondes parallèles, voyages dans le temps, homme/singe, évolution et
religion forment une boucle. D'où venons-nous? Où allons-nous? Continuons-nous
à évoluer? On sentait dans l'ensemble du cycle la volonté d'élaborer un univers
alternatif peuplé de singes, et cette vision un peu tordue de l'avenir me plaisait bien.
J'avais en tête un projet plus grandiose que tous les films réunis. Même si je me
contrefiche des suites données à l'original de l968,je ne pouvais m'empêcher de les
incorporer dans ma vision. L'idée était donc de revenir à une sorte de temporalité
distordue, de revisiter la juxtaposition humain/animal et de retourner dans un
monde où tout semble normal mais où quelque chose s'est cependant produit. Que
ce soit dans la forme ou dans le fond, tous les films de la saga ont un peu fait ça,
bien qu'ils aient eu le bénéfice de s'étendre sur plusieurs chapitres pour y parvenir.
En ce qui me concernait, je n'avais pas vraiment le temps de discuter pendant
trois heures des voyages dans le temps ...

Tout au long du tournage, aucun des scénarios remis à l'équipe ne comporte la f"m
du f"Ilm, af"m d'en préserver au maximum le secret. Une tactique tellement réussie
que les spéculations sur sa teneur ne tardent pas à enflammer Internet, faisant même
courir la rumeur selon laquelle Burton aurait tourné plusieurs conclusions diffé-
rentes pour encore mieux brouiller les pistes.
Notre épilogue original était celui que nous avons finalement conservé, à ceci
près qu'il se situait dans le Yankee Stadium entièrement peuplé de singes.
Franchement, je ne sais pas s'il aurait été meilleur. Nous avions beaucoup discuté
des diverses manières de le mettre en forme, mais les conversations étaient sur-
tout constituées de pinaillages budgétaires. En tout cas, nous n'avons pas tourné
cinq fins différentes- nous en avons sans doute évoqué beaucoup, mais ça n'a pas
été plus loin.
La Planète des singes version Tim Burton sort f"m 2001 sur 3 500 écrans américains.
Malgré un accueil critique guère enthousiaste, son premier week-end d'exploitation
le propulse au sommet du box-office avec plus de 68 millions de dollars de recettes,
2161 TIM BUJ<"IO>I
pour une fm de carrière à 180 millions aux États-Unis et presque 360 millions au niveau
mondial. Malgré ces chiffres, le ftlm est considéré comme un échec commercial.
Les chiffres ont baissé, mais il s'est maintenu à l'affiche et il a rapporté beaucoup
d'argent. Pour être honnête, si on regarde le box-office de mes films, celui-là occupe
objectivement une des toutes premières places. Quant aux critiques, je ne les ai
pas vraiment consultées ..J'imagine qu'elles sont du même acabit que pour mes autres
films : moitié correctes, moitié très mauvaises, du genre : " Le grossier remake
d'un classique ... Un énième blockbuster estival sans cervelle ... L!n film qui ose singer
un chef-cl' œuvre ... ,
Je ne l'ai pas vu depuis longtemps, mais quandje le t·edécouvrirai dans quelques
années,_j'y trouverai des éléments intéressants et auxquelsje resterai attaché. Si j'y
repense en termes d'émotion,j'éprouve des sentiments aussi forts que sur mes autres
films. Tourner la séquence entre Tim Roth et Charlton Heston a été une expérience
aussi étrange que stupéfiante.Jy ai pris du plaisir, car sa nature était profondément
perverse: voir le vrai Charlton Hestonjuxtaposé à un singe, cette histoire de port
d'armes ... Ça a été surréaliste, incroyable. Il y a eu quelques moments forts. Ça a
été un tournage difficile, le spectacle de singes debout en train de parler ou de
gorilles dans le désert procure assez d'émerveillement pour vous donner le courage
d'aller jusqu 'au bout. C'était aussi ma première collaboration avec Richard D. Zanuck
et Katterli Frauenfelder, qui est resté depuis mon premier assistant réalisateur et
qui, de toute mon existence, a sans doute été la seule personne capable de me
faire respecter les limites d'un budget et d'un planning. Et puis les acteurs, tous
les acteurs. Quoi qu'il arrive, il y a tOLuours du positif.
Je n'ai pas spécialement aimé travailler pour un grand studio. Deux fois d'affilée,
ça devient fatigant. Vous êtes en train de faire votre film, et vous vous retrouvez
encerclé par des affiches, des bandes-annonces et des gens qui en parlent comme
s'il était déjà terminé. Ce n'est pas une sensation très agréable; c'est un peu comme
si on avait l'impression de sortir de son corps ou de vivre une expérience de mort
imminente. Ce que j'ai plutôt apprécié en fait, ça a été le moment de la prise de
décision, l'inconnu que ça représentait. Mais ça a été très vite balayé par le reste.
Dans ce genre de planning ultra-serré, on n'ajamais le temps de terminer quoi que
ce soi tavant le début du grand cirque. Je peux le comprendre, mais ce sentiment finit
par dominer tous les autres, et je n'aime pas l'éprouver.Je ne prétends pas maîtriser
218 1 TIM BëRTO~
sur le bout des doigts la façon de vendre les fïlms, mais dans un univers de plus en
plus corporatiste,je crois qu'il serait bon de préserver au maximum leur dimension
artistique. Je ne veux pas tomber dans le Moi-contre-Eux, car ce n'est pas laques-
tion. En fait, j'ai pris J.a Plrmf;te des singes très à cœur. C'était un projet d'envergure,
il a mobilisé beaucoup de monde, il a coûté beaucoup d'argcnt,je m'y suis investi
a\·ec le plus grand sérieux et j'ai tenté de travailler avec ces gens dans le même esprit.
Javais parfois l'impression d'être à l'armée, et c'était assez effi-ayant.
Je crois que le principal problème du film tient au fait que je ne pouvais pas tourner
le scénario gu 'ils voulaien t..Je ne connais d'ailleurs personne qui aurait pu le f~üre avec
le budget dont nous disposions. C'est là que se manifeste le phénomène de décons-
truction. On vous donne une date butoir de sortie et, pour la respecter, il faut d'abord
déconstruire le scénario pour des raisons de budget et puis, très vite, c'est tout le film
qui finit par se déconstmire.Je ne vois pas comment expliquer cela autrement.

Quelques mois après la sortie du film, Tim Burton rompt avec sa compagne de
longue date, Lisa Marie, et s'installe en Angleterre .
.J ·ai toujours aimé 1'Angleterre. Quand j'y suis venu la première fois pour tourner Batrnan,
j'ai adoré y vivre; la deuxième fois, pour Slerpy Hollow, pareil.Je ne sais pas pourquoi,
je m'y sens davantage chez moi . .Je ne suis pa~ anivé avec l'idée d'" emménager ''• car
je suis un demi-nomade :j'avais un appartement à New York, et je n'avais plus celui
de Los Angeles. Mais l'Angleterre avait toujours été un endroit vers lequel je gravitais.

Peu après, il commence à sortir avec Helena Bonham Carter, ce qui fait les choux
gras des tabloïds.
C'était une période difficile de ma vie, et la crise personnelle gue je traversais
pendant La Planète des singes n'a rien arrangé. Après la sortie du film, lesjournaux se
sont mis à raconter que j'avais eu une aventure avec Helena sur le tournage, ce qui
était complètement faux. L'ambiance était donc déplaisante. Tout cela a vraiment
~ali ma perception de cette expérience, car ce n'étaitjuste pour personne. De plus,
ca n'avait rien à voir avec le film,juste avec sa périphérie.

Fish
B
ill, le père de Tirn Burton, est mort en octobre 2000, durant la préproduction
de La Planète des singes, et sa mère, Jean, l'a rejoint en mars 2002. Bien qu'il
n'ait jamais été très proche de ses parents - il a quitté très jeune le domicile
familial-, leur disparition l'a profondément affecté. Professionnellement, il souhaite
s'engager dans un projet plus modeste et personnel, surtout après les sales coups que
lui ont joués les studios avec Superman et La Planète des singes. Avec Richard D. Zanuck,
il commence donc à travailler sur '' un autre script, plus intime, une sorte de film
d'époque bizarre situé à Paris"·
Mais quand les producteurs DanJinks et Bruce Cohen, vainqueurs de l'oscar du Meilleur
film pour American Beauty, lui font parvenir le scénario de Big Fish, son idée originale se
voit remisée au placard. Tiré du livre de Daniel Wallace Big Fish : un TOTTUln aux propor-
tions mythiques, il est l'œuvre du scénaristeJohn August, qui le découvre à l'état de manuscrit
en 1999 dans le cadre d'un contrat signé avec la Colwnbia suite au succès de son script
pour Go. D pousse alors le studio à en acquérir les droits. Son scénario de Big Fish attire
un temps l'attention de Steven Spielberg, qui commande plusieurs réécritures au scéna-
riste en pensant que Jack Nicholson pourrait incarner le personnage principal Edward
Bloom Sr. Un an plus tard, après le retrait de Spielberg, John August élabore une sorte
de << best of » des différentes versions de son script en y supprimant de nombreux élé-
ments ajoutés par Spielberg. Et c'est ce même << best of >> que Jinks et Cohen envoient à
Tirn Burton, lequel y trouvera les résonances personnelles qu'il recherchait.

BJc; FJSH 1 221


Big Fish raconte les aventures très exagérées d'un vendeur itinérant de l'Alabama,
Edward Bloom, raconteur hors pair, dont les fables démesurées l'ont séparé de son
seul fils Will (Billy Crudup), journaliste installé en France sur le point de devenir
père à son tour. Quand ce dernier revient chez lui dans l'espoir de renouer avec
son père mourant (superbement interprété par Albert Finney), le f"llm adopte un
mouvement de balancier entre le drame qui se joue en direct et un retour onirique
sur la jeunesse d'Edward (avec Ewan McGregor en jeune Bloom). Et c'est au f"ll de
ces récits mythiques en formes de leçons sur l'acceptation, la tolérance et l'amour
inconditionnel que William finit par mieux comprendre son père.
j'étais prêt pour quelque chose de cc genre. Le scénario m'a vraiment surpris. j'aimais
aussi l'idée d'aborder un sujet à l'identité aussi affirmée. Depuis Reetlejuice,je n'avais
jamais raconté d'histoire aussi improbable, et j'étais ravi de retravailler dans ces condi-
tions, sans date de sortie fixée, avant même ct 'avoir un scénario, sans marque déposée,
sans un concept que tout le monde connaît et auquel on va forcément me comparer.
Après avoir consacré plusieurs années à ce genre de grosse machine, la perspective
de me sentir à nouveau connecté pour de hon à un projet me remplissait de joie.
Mon père venait de mourir et, hien que je n'aicjamais été très proche de lui,je
l'ai très mal vécu. Cette épreuve rn 'a incité à réfléchir sur moi et à revenir sur le passé.
j'avais beaucoup de mal à en parler, mais quand ce scénario est arrivé, sa façon
d'aborder les mêmes st~ets qui me préoccupaient alors a eu un effet étonnamment
cathartique- il me permettait de creuser les questions sans avoir besoin d'entamer
une psychanalyse. Je ne suis pas très à l'aise avec cc genre de situation. Mettre des
mol~ dessus est à la fois difficile et un peu idiot. .J'ai donc adoré le fait que le scénario
mette des images sur cc que j'étais incapable d'exprimer. Quand vous commencez à
analyser vos rapports avec vos parenl~, c'est totüours très bizarre, très compliqué et très
simple en même temps. Pourquoi les enfants de hippies sont-ils aussi convention-
nels ? Pourquoi les enÜml~ de comptables tristes comme la pluie deviennent-ils tous
un peu dingues ? La relation parenl~/ enfants est une des plus étranges qui soient.
Dans sa jeunesse, bien avant ma naissance, mon père avait été joueur de base-hall
professionnel. Il était dans l'équipe des Cardinals, une des meilleures équipes du
pays à l'époque, et il a dü se blesser, sije me souviens bien. Ensuite, il a travaillé
comme employé au Centre sportif de Burbank, ce qui lui a permis de rester dans
son domaine de prédilection. Mon père était très sympathique et les gens l'aimaient
222 1 T"' Bt:t< ro.~
beaucoup, il s'occupait des équipes juniors de base-bali, des équipes mixtes de soft-bali,
car la municipalité avait un excellent programme sportif. Et puis il a commencé à
travailler à mi-temps dans une agence de voyages, ce qui lui a permis de voir du pays .
.J'ignore si le fait queje ne me sois pas bien entendu avec mes parents repose
·mr de vraies raisons. Quand je vivais ;n·ec eux,je me sentais plus vieux que mon âge .
.\\'CC ma mère, les rapports n'étaient pas terribles, mon père était souvent en

déplacement, ils avaient leurs problèmes de couple, et je me tenais tot!jours à l'écart.


Ça devait tenir à ma personnalité. Et quand je suis parti m'installer chez ma grand-
mère, personne n'en a fait un drame . .Je suis parti, point barre. Quandj'ai cu mon
premier appartement, j'avais quinze ans. Plus vieux que mon âge, encore une fois .
.Je devais tracer ma route. Pour m'inscrire~~ l'Institut des arts de Californie,_j'ai dù
me trouver un job. Mes parents n'avaient pas voulu financer mes études, mais
je ne leur en ai jamais vraiment voulu ..J'ai même pris c..~a du bon côte:\ puisque c'était
à moi de me débrouiller, ce quej'ai fait. C'est un peu tordu, mais ça m'a appris
l'indépendance, et je m'étais tot!jours senti indépendant. À l'arrivée, je leur suis
rt:"connaissant de rn 'avoir permis de vivre commf' je l'entendais.
Quand mon père est tombé malade,j'ai commencé à me préparer. Encore une
fùis, nous n'étions pas très proches, mais sa maladie m'a permis d'amorcer un mou-
vement dans sa direction. Même si nos rapports n'étaient pas aussi dégradés que dans
Big Fish,je ne suis pas allé aussi loin que If' personnage de Billy Crudup à la fin du film.
YI ais j'ai fait des progrès. je me suis mis à me demander comment une relation fondée
sur des bases magiques avait pu se dégrader autant, comme dans le film, ou presque.
Et j'ai compris ceci: quel que soit votre âge, le rapport se situe tm~ours entre parents
et enfant, pas entre êtres humains. Moi,je n'avaisjamais vraiment considéré mes
parent~ comme des êtres humains. Ce sont vos parent~, puis vous grandissez, et même
si vous n'êtes pas très proche d'eux vous réalisez plus tard qu'ils ont une vie en dehors
de vous. On peut donc avoir 4!1 ans et se sentir impuissant, déconnecté vis-à-vis
d'eux. De leur côté, ils bouclent la boucle: ils ont été enEmts, puis parents, et ils
finissent par redevenir enfants. Quant à vous, vous effectuez le même mouvement
circulaire. C'est vraiment une relation incomparable et très puissante.
La création est forcément cathartique. Je n'ai jamais pu parle1· de mes rapports
aYec mon père à un psychanalyste. J'ai suivi une thérapie, mais sans jamais évo-
quer mes parents. Et en lisant le scénario de Big Fish,j'ai pensé:" C'est exactement
ça, il met des ima~es sur l'indicible.» .Je l'ai donc beaucoup aimé. Si je n'avais pas
été touché à ce niveau, je n'aurais probablement pas voulu raconter une histoire
pareille. Mais c'est comme attendre un enfant: rien ne nous prépare à une émo-
tion pareille. Ça vous heurte de plein fouet, de façon primitive. Même si je pensais
souvent à mes parents, je ne m'attendais pas à une telle catharsis. Par certains côtés,
cette surprise m'a fait du bien.

Le roman de Daniel Wallace est davantage un recueil de nouvelles sur les aventures
d'Edward Bloom qu'une narration classique, et john August, qui venait de perdre
son propre père lorsqu'il découvrit le livre sous sa forme manuscrite, dut d'abord
trouver le moyen d'unifier sa nature fragmentée dans un script cohérent. Il y est
notamment parvenu en utilisant plusieurs narrateurs, comme Edward ou Will, pour
raconter son histoire, de manière à se concentrer sur l'idée même de la narration,
qui est le sujet principal du ftlm.
Ce n'était pas vraiment Raslwmon (Akira Kurosawa, 1950), maisj'ai adoré la liberté
de ce scénario. Dans un tout autre re~istre, il me faisait penser à Ed Wood: une sorte
de biographie décalée, où chacun a son propre point de vue sur les événements.
C'est ce que j'aime dans la bio d'Ed Wood par Rudolph Grey, 17!f Nightmareo{Et:stasy:
quelqu'un dit une chose, quelqu'un d'autre la contredit, et ça finit par donner une
idée de la réalité. À la télévision anglaise, on voit souvent des historiens affirmer:
«Henry VIII a fait ça, puis ça ... » Moi,je me dis:'' Mais qu'est-ce que tu en sais, bordel?,,
Je n'ai lu le roman Big Fish que très longtemps après le scénario. Si je l'avais fait
avant, je ne sais pas si j'aurais réalisé le film. Il regor~eait d'idées, mais il manquait
de structure. C'est sans doute pour ça que John Au~ust s'est senti plus libre que
s'il s'attaquait à la Bible. Le travail d'adaptation littéraire permet de prélever des
thèmes et de leur donner une autre forme, qui plus est dans un média complètement
différent. De ce point de vue, john a vraiment tait du bon boulot. Il en a tiré une
structure étrange, une sorte de mosaïque complexe au premier abord, mais où
l'interaction entre les diverses pièces qui la composent donne un résultat d'une
extrême évidence.Jy ai retrouvé la manière dont hmctionncnt les relations humaines.
Par certains côtés, son scénario est donc à mes yeux plus riche que le livre.
D'habitude, les studios exigent que vous leur décriviez votre projet de film en
une seule phrase, faute de quoi ils ne vous donnent pas l'autorisation de le faire.
224 1 TIM HI'HTO"
Mais là, pour une fois, j'ai savouré le bonheur
d'avoir un scénario que j'aimais, que le
studio aimait, et que personne ne voulait
vraiment modifier. C'était un script formi-
dablement astucieux, rempli de va-et-vient
entre le rêve et la réalité, où de jeunes pro-
tagonistes figuraient la version idéalisée de
leurs doubles plus âgés, Albert Finney et
Ewan McGregor d'un côté, jessica Lange
et Alison Lohman de l'autre. Le moindre
aspect du scénario devenait une petite pièce
du puzzle global. Et le studio était partant !
J'étais d'autant plus stupéfait que je n'avais
aucune star à mettre en avant pour le vendre.
Bonheur supplémentaire : personne n'a
cherché à démantibuler l'histoire pendant le
tournage. Avant le premier tour de manivelle,
j'avais pourtant prévenu:<< Ça ne va pas être
facile à commercialiser, car tout ce qu'on peut
en dire peut déboucher sur une fausse piste,
et vous n'y trouverez pas une image susceptible d'en assurer la promotion visuelle.''
Dans mes précédents films, il y avait des géants, des sorcières, du spectacle à grande
échelle ... Big Fish était un tout autre genre de film, et ce qui pouvait constituer un
obstacle pour le studio faisait, à mes yeux, partie intégrante de son charme.
Un scénario demande toujours de petits aménagements, le plus souvent imposés
par des raisons budgétaires. Par exemple, nous avons ajouté la séquence de la baignoire
entre Albert Finney et jessica Lange pour leur offrir un petit moment d'intimité.
La scène de la naissance a été ajoutée sur le tard, pour contrebalancer une grosse
scène sur une colline avec des centaines de figurants. Le combat de karaté nocturne
avec Ewan McGregor est arrivé lui aussi plus tard, car il ne coûtait pas cher. Et puis il
y a eu les petits ajouts de dernière minute, comme la main articulée pour illustrer
l'épisode du scénario où Edward Bloom vend des tournevis: il nous fallait un
objet vraiment représentatif de son univers. Certains de ces ajouts ont été décidés
BIG fiSH 1225
le jour même du tournage, rl'autres un peu plus en amont, d'où un léger vent de
panique au département des accessoires. Mais dans l'ensemblc,je crois que l'équipe
aimait bien ça. Contrairement à ces plannings bouclés des mois à l'avance, il y
avait au moins un peu de spontanéité créative ...

Basé à Montgomery, Alabama, le tournage s'étend de janvier à mars 2003. À l'exception


d'une semaine d'extérieurs à Paris, tout a été réalisé dans le même État.
C'est un endroit diflërent, presque un autre pays, mais je ressens la même chose
partout, y compris à Los Angeles, surtout depuis gu 'Arnold Schwarzenegger en
est devenu le gouverneur.
Les gens étaient très sympathiques, presque trop amicaux par certains côtés, comme
pour masquer une sorte d'hostilité rentrée ... Le fait est gu 'ils avaient le contact lacile,
un comportemem auquel je ne suis guère habitué. Ça me rend nen·eux, mais c'est
mon problème, pas le leur. J'en ai cependant ressenti les bonnes vibrations, etje
pense que ça a profité au film.
On avait l'avantage d'être exactement là où l'histoire se situait, ce qui était un
vrai plus pour les acteurs- ne serait-ce que pour les aider à prendre l'accent. Ce
n'était pas le genre de film qu'on avait envie de tourner dans un hangar de Los
Angeles reconverti en plateau. Pour moi, pour les comédiens, pour l'équipe, pour
le feeling général, il était important d'être sur place, même si c'est un endroit où
on ne serait jamais allés en temps normal. Quant aux figurants et aux tout petits
rôles, nous les avions recrutés parmi les habitants de la région. C'était vraiment
agréable, on a croisé des gens intéressants, très différents rles figurants de LA.,
comme le gars qui confie à Edward Bloom le soin d'aller vendre sa main articulée.
Mais cet avantage avait aussi ses revers. Les histoires en sauts de puce qui consti-
tuaient le scénario ne pouvaient pas occuper très lon(J;temps un même décor et se
répartissaient dans toute une série d'environnements différents. Compte tenu de
la nature même de l'intri(J;UC, de la dualité du casting ct du fait qu'on tournait à
toute vitesse et dans le désordre le plus total, nous devions investir jusqu 'à trois
décors différents parjour. Il y avait donc énormément d'agitation .
.Je me regardais tous les jours dans un miroir, et je me disais : " Mais qu'est-ce
que je fais dans ce trou? , Un matin,je me rappelle que la gazette locale avait annoncé

:?26 1 Tl\1 lkRTO~


une réunion du Ku Klux Klan !j'avoue que ça m'avait un peu déprimé. C'était un
endroit bizarre, mais ça participait au plaisir de s'y trouver. Ah, et nous n'avions pas
beaucoup de visiteurs, ce qui était vraiment une bonne chose. L'Alabama n'est pas le
genre d'endroit où les gens se font de petites escapades pour le week-end.
j'y ai sans doute connu les conditions météorologiques les plus extrêmes de toute
ma vie. Un jour que nous tournions dans un cirque, le chapiteau s'est littéralement
envolé ! On se serait cru dans Le Magicien d'Oz, et il a fallu évacuer tout le monde.
Tornade, montée des eaux ... C'était la totale. Le cirque a été complètement balayé.
On ajuste eu le temps de tourner une scène avec Danny DeVito et le lendemain,
tout était noyé sous la flotte. C'était incroyable ... En plus, nous avons eu la visite
d'insectes, peut-être les plus gros que j'aiejamais vus. Pendant les tournages de nuit,
ils faisaient un boucan de champ de bataille. Comme des avions kamikazes chargés
de bombes, ils fonçaient sur les projecteurs où ils grillaient aussitôt en dégageant
une puanteur que je ne suis pas près d'oublier.
À part ça, c'était cool.

Burton a notanunent été attiré par Big Fish en raison de sa façon de faire converger
les fantaisies des fables d'Edward Bloom vers un épicentre profondément émouvant.
Le miracle du film provient de l'équilibre qu'il est parvenu à maintenir entre
l'imagination et la réalité. Une cohérence qu'on retrouve aussi bien dans le scénario
que dans les décors, le casting ou encore l'interprétation. Burton traduit la réalité du
monde sans jamais la rendre sordide (le lustre de la photo le rend même confortable
et accueillant), tandis que tout ce qui relève de l'imaginaire se voit sublimé, sans
perdre pour autant sa dimension humaine.
C'était comme si je tournais deux films en même temps. j'étais bien sûr très à l'aise
dans les scènes fantastiques, maisje mc suis aussi découvert un intérêt insoupçonné
pour des éléments que je n'avais encore jamais traités, à savoir tout le reste. Mais
le film avait besoin de ces deux aspects. Pris séparément, on aurait eu d'un côté
un épisode d' Uq;ences, et de l'autre un spectacle dont j'étais déjà très familier.
C'est la perspective de combiner l'ensemble qui m'a conquis.
Ce que j'aime dans ce type de structure, c'est qu'elle se faufile en nous, et c'est
exactement l'effet que je cherchais à reproduire. On réalise à la tin du film qu'on
est complètement bouleversé, on a l'impression de savoir pourquoi, et pourtant
BIG FISH 1 227
ça nous échappe, comme si la surprise venait d'en dessous et non d'en face comme
on pouvait s'y attendre. Je n'ai pas pu juger de cet effet une fois le film terminé,
car je ne l'ai montré à personne, peut-être parce que je me trouvais dans un état
de surrégime émotionnel. Mais j'espérais qu'il produirait ce genre d'impact.

Si Burton s'identifie au personnage de Will dans ses efforts pour cobnater sa relation
avec son père condamné par la maladie, il se sent aussi très proche d'Edward Bloom,
car ce dernier fait la même chose que lui : il raconte des histoires.
C'est une des raisons qui m'ont poussé vers le film, car si je comprends parfaitement
le personnage de Will, l'essentiel était d'accorder la même importance à celui
d'Edward. Il fallait non seulement le comprendre, mais aussi l'aimer, et person-
nellement,je me suis profondément attaché à ce personnage.J'avais pris conscience
de cette obligation dès le départ, et le processus qui m'a permis de l'intégrer m'a
beaucoup amusé. Si je n'avais pas éprouvé des sentiments aussi forts pour Edward,
je ne pense pas que j'aurais pu, voire voulu faire le film.

Pour le rôle d'Edward, Burton contacte d'abord Jack Nicholson, qu'il avait déjà
dirigé dans Batman et Mars Attacks !. Nicholson aurait interprété Edward vieux, et
des effets spéciaux de synthèse auraient modifié son apparence pour lui donner
celle d'Edward jeune, selon les scènes.
Lors de conversations informelles, on avait évoqué la possibilité de créer une ver-
sion rajeunie de jack, sans doute à l'aide d'effets numériques. On s'est bien amusés
en papotant, mais ça n'a mené nulle part. C'était un concept dont on ignorait s'il
était viable ou pas, une discussion stimulante, du genre "Ah oui, c'est intéressant. ..
On pourrait vraiment faire ça ? >>. Mais ça aurait donné un tout autre film. Pour
une fois que j'allais avoir affaire à deux acteurs et non à des effets spéciaux, je
n'allais pas laisser passer l'occasion.

Burton se met donc en quête des deux acteurs en question. Une démarche similaire
le guidera pour le rôle de Sandra, la femme de Bloom, qu'incarneront au bout du
compte Jessica Lange et Alison Lohman. Ce sont les producteurs Dan Jinks et Bruce
Cohen, qui travaillaient à l'époque sur Bye Bye Love avec Ewan McGregor, qui lui
suggéreront d'associer ce dernier à Albert Finney.
228 1 TIM BURTON
La distribution du rôle d'Edward Bloom était d'autant plus délicate qu'elle ne se
limitait pas au choix d'un seul acteur. Même si je tombais sur l'interprète idéal, ça
ne marcherait que si je trouvais son contrepoint parfait. Dénicher les deux comédiens
était donc un sacré défi, car si l'un convenait et pas l'autre, on aurait été bien embêtés.
On ne pouvait pas engager un Albert Finney elle flanquer d'un Ben Afi1eck! Pareil
pour.Jessica Lange etAJison Lohman. En réalité,j'avais pris un gros risque en contac-
tant jessica sans vraiment savoir qui incarnerait sonjeune alter ego. Ça a été un gros
coup de chance, et j'adore .Jessica.
Ewan McGregor est un garçon formidable. Il me fait penser à .Johnny Depp.
Je l'aime parce qu'il possède à la fois un immense talent et qu'il n'a peur de rien.
Jai un faible pour les acteurs prêts à prendre tous les risques sans que leur ego
leur souffle:« De quoi je vais avoir l'air, là-dedans?, Ils foncent tête baissée, avec
une liberté qui me plaît beaucoup. Étrangement, quand j'ai rencontré Albert et
Ewan séparément, je ne sais pas si je cherchais alors à les associer. Cc sont des hommes
très différents, mais ils dégageaient des vibrations qui les rapprochaient, non pas
tant en termes de ressemblance physique que dans leur façon de jouer.
Avec Ewan,j'avais chaque jour l'impression de tourner un nouveau film. C'était
extrêmement agréable, car notre planning était si serré qu'il m'a épargné les
remarques du genre:" Et maintenant, pourrait-on essayer comme ça?, Si j'avais
cu des acteurs de cet acabit,je crois qu'on serait encore en train de filmer! Ewan
m'a particulièrement impressionné dans la scène où il doit secourir le chien.
C'était un saint-bernard qui, pas plus qu'Ewan d'ailleurs, n'avait envie de se
retrouver dans un bâtiment en feu. Il y avait de la fumée, l'animal était terrifié,
le sol était glissant, on faisait tout pour qu'il se sente en sécurité, mais la maison
commençait vraiment à flamber. Ewan a donc dü se dépatouiller tout seul avec
lui, et ce qu'il a fait restera une des plus belles performances d'acteur que j'aie
jamais vues.
Ce que j'aime chez un certain type de comédiens, et Ewan en fait partie, c'est qu'ils
ne se contentent pas d'imiter. Ce sont des acteurs de composition, ils deviennent
littéralement quelqu'un d'autre.Johnny Depp peut le faire, mais ils ne sont pas si
nombreux à posséder le talent d'être à la fois réels et plus grands que nature,
drôles et maîtres de leur corps. Dans le cas d'Ewan, le fait qu'il doive incarner une
version romancée d'Edward Bloom présentait le risque d'une certaine forme de
1\rr; FISH 1 229
cabotinage, façon « Ne suisje pas merveilleux ? '', qui aurait très bien pu me taper
sur les nerfs. Mais il a magnifiquement su trouver l'équilibre.
Albert Finney rn 'a sidéré tout autant. .Je ne l'avais jamais rencontré, mais il suf-
fisait de le voir dans Tom.fones pour constater gu 'il dégageait un esprit et un charisme
comparables à ceux d'Ewan. Peu après avoir songé à les réunir, on m'a envoyé un
ancien numéro du magazine People où un reportage s'était amusé à mettre en paral-
lèle des stars modernes avec leurs équivalents du passé : eh bien, Albert et Ewan
étaient associés! C'était plus qu'évident: aveuglant. Albert avait le même appétit
de vie que son personnage, et il lui a donné beaucoup de ce qu'il était. Ewan, lui,
a su capter avec une générosité superbe sa dimension plus grande que nature et
sa bonté. Il chante, il danse, il déborde de charme et, en même temps, il parvient
tmuours à rester vrai.
Pareil pour Alison Lohman: elle se contente d'être là, comme une actrice
du cinéma muet. Une des premières choses qu'elle ait faites pour le film a été
de rester debout, immobile pendant deux minutes, rien de plus. Et c'est devenu
un moment aussi beau que poignant. .Jessica Lange sait aussi traduire la vérité
toute simple des choses. Comme il n'y avait pas de" grand , rôle à proprement
parler, c'était une sorte de puzzle où personne ne savait vraiment comment il allait
interagir avec les autres. Pour moi, c'est là que résidait la beauté de l'aventure :
je savais que jessica nourrirait le jeu d'Alison, qu'Ewan nourrirait celui d'Albert,
et vice versa. Ils n'en avaient pas forcément conscience, mais c'était magnifique
à observer.

Bien qu'Ewan McGregor soit présent depuis le début du tournage, Burton décide
de filmer toutes les scènes d'Albert Finney en premier.
Le tournage avec Albert s'est avéré très intense, et il a fallu déployer une énergie
complètement différente pour Ewan. Il a été là dès le début, mais nous avons
filmé très peu de choses avec lui, ce qui ne l'a pas empêché de rester. Parfois, il se
contentait d'observer. On discutait, ils passaient un peu de temps tous les deux,
on dînait parfois ensemble ... Ewan réfléchit beaucoup, il fait tranquillement ses
recherches dans son coin, il ne parle pas beaucoup de sa démarche, mais il s'implique
toujours . .Je sentais qu'il était constamment prêt à tourner, je le voyais regarder
Albert, et je comprenais qu'il s'en imprégnait calmement.
230 1 TIM J31'Rl ON
Burton confie à Billy Crudup le rôle de William, le f'Lis d'Edward Bloom. Considéré
comme un des meilleurs acteurs de sa génération, il a joué dans Presque célèbre de
Cameron Crowe et Without Limits de Robert Towne.
William est un homme direct en quête de réponses directes, mais la Yie n'est pas
aussi rectiligne que ça. Les choses ne sont pas soit noires, soit blanches; elles
peuvem se montrer réelles et irréelles dans un même mouvement. BillY a hérité
du rôle le plus difficile du film, et il en a saisi les nuances de façon absolument
magnifique. j'étais vraimem de son côté, peut-être parce que je reconnaissais dans
son personnage les relations que j'entretenais avec mon propre père. Il y avait en
lui une sorte de crispation, un conflit intérieur queje trouvais très émouvant,
très triste et très authentique. Tous ces personnages possédaient d'ailleurs cette
dimension poignante. Tout reposait sur la dynamique parent/enfant: quel que
soit son âge, on n'en sort jamais complètement. Et ça, Billy a su le traduire à la
perfection. Il constituait le cœur émotionnel du film, qui était à la fois la cible la
plus simple et la plus difficile à atteindre. Son rôle était d'une grande complexité.
Nous évoquions tm~ours sa dimension universelle. Je m'étais souvent demandé:
<< Mais pourquoije me comporte comme ça? Mon père est un type formidable,

tout le monde 1'adore, alors d'où vient l'énorme problème que j'ai aYec lui? ,, C'est
le yin et le yang de la vie.
Le tournage des scènes d'hôpital et de chevet a été très éprouvant. Je n'avais jamais
vécu ce genre de situation avec mon père, et ce n'était pas comme si je revivais
quoi que ce soit. Quand j'ai appris sa mort,_j'effecruais des repérages à Hawaii
pour La Planète des singes. Les dernières fois où je l'ai vu, il avait l'air malade, mais il
n'était pas cloué au lit. Mais ces scènes m'om tout de même fait revivre les émotions
que j'ai ressenties à sa mort.
Les deux acteurs ont été formidables. Ce sont des comédiens très intériorisés, très
émotifs, très réfléchis, et il fallait réduire au maximum l'agitation propre à tous
les tournages afin de ne pas empiéter sur leur espace. Les scènes les plus fortes du
film étaient aussi les plus intenses à tourner et les plus stupéfiantes à regarder. Je
sentais qu'Albert et Billy étaient un bon choix. Il n'est pas facile de traduire des
émotions rentrées, et c'est une chose que Billy et moi connaissions très bien. On
en a beaucoup discuté ensemble. Nous sommes parvenus à rester sur la bonne ligne
jusqu 'à la lin.
Bu; FJSH 1 231
Parmi les seconds rôles figurent des habitués de Burton, dont Danny DeVito dans
celui du Monsieur Loyal Amos Calloway, également loup-garou à ses heures. Dans
ce rôle, Burton lui donne des scènes de nu.
Ce qu'il y a de génial chez Danny, c'est qu'on n'a pas besoin de le convaincre: il
se donne à fond. À cause des moustiques, j'étais sans doute plus inquiet que lui ...
Mais il a foncé.

Nouvelle compagne de Burton, Helena Bonham Carter s'est vu attribuer trois


rôles: l'amie d'Edward Bloom,Jenny, dans ses versions jeune et âgée, ainsi que la
sorcière borgne dont l'unique œil de verre visualise la mort de ceux qui osent y
plonger le regard. Un triple emploi suggéré par Richard D. Zanuck.
En commençant le film, je ne voyais qu'un seul défi: trouver les bons acteurs
pour les tandems Albert/Ewan et .Jessica/ Alison. Mais une fois la question résolue,
je me suis trouvé confronté au personnage de .Jenny, qui posait lui aussi un problème
lié à l'âge. Plutôt que de confier le rôle à deux comédiens, Richard a proposé Helena,
et je suis heureux gu 'il ait eu cette idée car elle a éclairé ma vision du personnage.
Ça aurait été un peu bizarre si l'idée était venue de moi et que j'avais tenu à l'im-
poser, même si c'est une actrice géniale. Que ça vienne de Richard a donc beaucoup
aidé. Au début,je pense gu 'ilia voyait surtout dans le rôle de Jenny, mais il est apparu
que celui de la sorcière pouvait très bien lui convenir aussi. À quoi rime de travailler
avec moi sans une bonne couche de maquillage ?

Parmi les nouveaux venus dans la galaxie Burton se trouvent Steve Buscemi dans le rôle
du .. poète» Norther Winslow, qu'Edward rencontre dans la ville de Spectre avant
qu'il ne l'aide sans le vouloir à braquer une banque, ainsi que Matthew McGrory qui,
du haut de ses 2,34 mètres, incarne Karl le Géant, dont Edward fait la connaissance
tandis qu'il terrorise sa ville natale d'Ashton avant de devenir son compagnon de
route. McGrory est mort de causes naturelles en août 2005, après l'interview de Tim
Burton. Il avait 32 ans.
Matthew est dans le 1-ivrr dP.s records: il a les plus grands pieds du monde. C'est un
garçon adorable. Quoi qu'il fasse, tout le monde le regarde. On se sent un peu
bizarre à côté de lui, mais il prend tout au centième degré. Il est très intelligent, et
j'aimais beaucoup la gravité qui émanait de lui. Quant à Steve, il est carrément génial.
232 1 TIM BURTO"
Il suffit de le regarder pour sentir des frissons d'excitation. Il est comme le méchant
frère de Barney Fife'.

Big Fish marque un spectaculaire changement de registre pour Burton. C'est sans aucun
doute son film le plus romantique et sentimental à ce jour, mais sans la moindre gui-
mauve ni sensiblerie.
J'ai tmüours cherché à être émouvant sans verser pour autant dans la mièvrerie. Sur Big
Fish,j'ai essayé de garder l'œil sur le'' too-much-o-mètre ••, de rester honnête et de voir
comment ça se passait. Sinon, ça aurait ressemblé à un épisode de la série Desjours et
des vies. Voilà pourquoi j'ai tenu à injecter de l'humour. Mes acteurs y ont aussi été pour
beaucoup. J'aime engager des comédiens capables de tout faire à la fois: être drôles, vrais,
dramatiques et émouvants. Dans ce cas précis, l'aspect '' gadget , de la distribution des
rôles en tandem ne m'a pas facilité la tâche, mais j'ai eu la chance de tomber sur des
gens qui comprenaient oùje voulais aller.
.J'aimais aussi la nature romanesque du film, car si la relation père/fils en est le cœm~
il raconte aussi la double vie de son héros ainsi que la rencontre entre un homme et une
femme. Cette superposition de récit~ me plaisait bien, d'autant qu'elle ne brouillait pas la
structure générale. Quand on est enfant, surtout trèsjeune, on n'imagine pas que
nos parents puissent mener une existence indépendante, alors que c'est bien évidem-
ment le cas. J'étais donc très séduit par cette simplicité romanesque.
Pour ce qui est de savoir si c'est là le reflet de mon bonheur personnel,je n'en suis pas
persuadé. Je crois que je serai tol!jours un perpétuel insatisfait. Je pense que cette incom-
plétude est propre à tous les artistes: la minute où on se sent heureux est aussi celle où on
ne l'est plus. On éprouve en permanence une sorte d'aspiration, de désir, de fantasme roman-
tique sans doute très éloigné de ce qu'est le vrai bonheur, si vous voyez ce que je veux dire.
On se projette dans un moi idéal où les sentiments s' exp1imeraient ouvertement, dans toute
leur grandeur, leur lumière et leur simplicité.

Burton a également été attiré par les divers va-et-vient chronologiques du scénario.
J'avais tous les jours l'impression de tourner un film différent, comme si je goùtais à
tous les plats d'un gigantesque menu dégustation. Je n'avais pas ressenti ça depuis
Pee-Wee, où j'avais tenté de mixer des tas de petits genres dans un seul film. Et en plus
on ne s'éternisait pas: c'était comme unjob aujour le jour." Bon, atüourd'hui, on
1 - Sh(~rif récurrent de la série comiqta· Thf Andy (;rijjith Show, interprétf par 0(111 Kll(Hts t"Jltre 1960 et 1965.

234 1 TiM BëRTON


tourne le film de braquage., « A~jourd'hui? On s'occupe des loups., "Là, on va
en Corée.,, C'était fantastique.
Le fait d'avoir tourné la plupart des séquences réalistes avant d'aborder l'aspect
onirique nous a débarrassés d'un certain poids. Après la pression de l'émotion,
on a pu se lâcher avec beaucoup de plaisir. On ne s'est pas ennuyés une seconde
et même si je trouvais bizarre, voire foutrement tordu, de me voir coincé dans le Sud,
je me suis vraiment amusé. Réaliser des films consiste souvent à faire du surplace,
alors travailler à cette allure était un plaisir de tous les instant~. Ça dég-ageait une énergie
et une joie qu'on ne ressent pas forcément quand un type doit passer une heure et
demie pour revêtir un costume de caoutchouc, et encore si vous avez de la chance ...
Les scènes sur la guerre de Corée ont été ajoutées au dernier moment. Au départ,
Ewan McGregor se contentait d'atlerrir là-bas ct d'y rencontrer deux tilles, mais ça
tombait un peu comme un cheveu sur la soupe. Alors, pour plaisanter, on a pensé le
faire partir en mission, mais comme on n'avait ni l'argent ni le temps nécessaires, je
me suis contenté de lui assigner un pauvre combat de karaté dans l'obscurité. Ewan,
lui, voulait affronter plusieurs types à la fois. À ce qu'il m'en a dit, ça correspondait
<1 une vieille envie de jouer cc genre de scène dans un ti lm de guerre, avec option
essuyage du nez sur le dos de la main ..J'ignore à quel film il faisait allusion, mais bon ...
J'adore les maniaques de l'authenticité historique au cinéma, etj'ai rencontré
plusieurs journalistes de cette espèce pendant la promotion du film. Ils me demandaient
des trucs du genre : " Que viennent faire des idéogrammes chinois et des chansons
américaines pendant la guerre de Corée?, Etje me demandais:« Et c'est moi qu'ils
trouvent bizarre?» Il est évident que Big Fish n'était pas une approche réaliste de
la guerre de Corée, ni d'ailleurs une approche réaliste de quoi que ce soit.

C'est en vertu de cette liberté que le jeune Edward Bloom joue avec des enfants noirs
avant la fm de l'esclavage dans le sud des États-Unis, et que William est mis au monde
par un médecin noir à une époque où les membres de cette corporation n'avaient
pas le droit de s'occuper de patients blancs.
Je racontais tout du point de vue d'Edward et de la personnalité que je lui prêtais.
Pour moi, il n'est pas raciste. Ce genre de limitation morale lui est complètement
étrangère. Et comme tout est montré à travers sa propre perception des choses, peu
importe l'époque où se situe l'action: n'étant pas raciste, il ne voit pas les choses
Hu; F1sH 1 235
de cette façon. Pendant le tournage de la scène du cirque, des figurants sont venus
me voir, très flippés, et l'un d'eux m'a dit:<< Vous savez qu'aucun Noir ne serait admis
ici, pas vrai?'' Et je lui ai répondu:<< Eh bien, dans ce film, ils ont tous les droits! »

Big Fish oscille magnifiquement entre la profonde authenticité des séquences


d'hôpital au chevet d'un Edward Bloom très malade et un onirisme typique du
cinéaste, auquel il donne pourtant une dimension étonnamment réaliste.
Il y a plusieurs raisons à ça. Primo, compte tenu de la nature des histoires, nous ne
voulions pas trop nous reposer sur les images de synthèse. De nos jours, c'est un peu
la solution de facilité. Un jour que nous étions à la recherche d'un champ où se
trouverait l'arbre contre lequel la voiture d'Edward devait s'écraser, quelqu'un a
demandé:" On pourrait filmer le crash en images de synthèse?» Et j'ai répondu:
<<Non. Il faut qu'on suspende la voiture dans 1'arbre. »J'ai eu aussi droit à:<< Pourquoi
ne pas fabriquer des fleurs de synthèse? '' Réponse: << Non. On va planter des fleurs
dans le champ, et Ewan se promènera parmi elles, pas devant un putain d'écran bleu.»
Il était essentiel que le film dégage une qualité" fait main"· car ses principaux thèmes
abordent le rapport entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Même s'il y a des
scènes de tonalité plus réaliste, ce n'était pas une raison pour les faire sombrer dans
les clichés<< sudistes" :je préférais une approche plus poétique, façon <<Sud gothique».

Big Fish parle de fables, de contes féeriques, de mythes et d'histoires folkloriques


peuplés de nombreux archétypes (la sorcière, la sirène, le géant, le loup-garou, le
cirque, la petite ville idéalisée) détournés par l'approche à nulle autre pareille de
Burton. Ironiquement, les arbres << burtoniens » qui s'animent pour empêcher Edward
de quitter la cité de Spectre sont une des idées ajoutées par Steven Spielberg au
scénario d'origine.
Nous nous sommes reposés sur les images d'Épinal dans la mesure où, comme dans
.Jason et les Argonautes, elles véhiculent toutes sortes de symboles mythologiques. Mais
c'était amusant, car chaque culture, chaque génération, transmute et adapte ces
symboles à sa propre sensibilité. On peut décliner cent lois le thème de La Belle et
la Bête, et sa nature universelle donnera cent résultats diftërents. J'ai toujours été
fasciné par les mythes ct les contes populaires. En devenant adulte, on finit par
oublier que ces histoires, même à base de sorcières et de loups-garous, reposent
236 1 T"' BL'RTON
sur une psychologie et des sentiments non dénués de réalité. Elles sont pour moi
une porte d'entrée idéale pour explorer toutes sortes de sentiments, certes parfois
surdimensionnés, mais souvent bien réels.
Aussi mauvais qu'aient été mes rapports avec mon père,je ne peux m'empêcher,
en y repensant, de leur trouver dès le départ quelque chose de magique. Il avait
de fausses dents, dont deux très aiguisées, ce qui lui faisait dire que, les soirs de
pleine lune, il se transformait en loup-garou. Et comme elles étaient amovibles, il
ne se privait pas de les retirer. Ça nous rendait fous, et on adorait ça. C'était donc
un personnage assez fantastique, etj'aurais pu l'oublier alors qu'il était important
que je m'en souvienne. D'ailleurs,je l'ai oublié d'une certaine façon, oublié trop
longtemps. j'ai eu beau conquérir mon autonomie en quittant le domicile familial,
ces souvenirs, ces moments à la fois irréels, magiques et puissants ont contribué à
forger l'homme que je suis devenu.
j'ignore pourquoi, mais le thème qui m'intéressait le plus était celui du cirque,
car c'est un univers que j'ai tmuours détesté. Même atüourd'hui,je le déteste encore.
Mais dans le film, c'était rigolo, car c'était du cirque à l'ancienne, comme il se pratique
encore au nord de la Floride. Le tournage de ces scènes de cirque m'a aussi renvoyé
à l'image de la famille de cinéma, où chacun a vraiment quelque chose à faire. C'était
d'autant plus agréable qu'on était en Alabama, qu'on travaillait avec de vrais artistes
de cirque, que les gens du cinéma sont comme les gens du cirque, et que les gens
du cirque sont comme ... les gens du cirque.
Mon numéro préféré était celui du chat suicidaire- un vrai chat suicidaire, et
il a fait plusieurs prises. Je crois qu'on en a fait deux, etjamais la même. La première
fois que je l'ai \'U dans un cirque de Floride, j'ai dit:" Il nous faut absolument ce
type avec son chat. » Je crois qu'il était russe, il faisait sauter son chat depuis une
hauteur dingue, et ça lui rapportait des fortunes. Si je n'avais pas été réalisateur,
j'aurais sans doute tenté de faire le même métier: le mec ne travaillait que vingt
secondes par jour! J'étais très impressionné, car c'était tout sauf un acte naturel
pour un chat, et ça a été mon numéro préféré de tout le spectacle.

Plusieurs moments de Big Fish semblent renvoyer à d'autres filins de Burton, notamment
la séquence où Edward Bloom dirige son entreprise de jardinage à Ashton. Les pelouses
de banlieue y sont remarquablement similaires au paysage d'Edward aux mains d'argent.
BIG F"H 1 237
J'ai conscience de ces ressemblances, mais elles ne sontjamais préméditées. Pour
la scène dujardin, je pensais par exemple à certaines publicités de mon enhmce,
surtout une pour la<< Plomberie Mike Diamond ''• ainsi qu'à des images de gazons
parfaits des années 1950, comme on pouvait en trouver dans le magazine [,ook.
Mais ça tient surtout à ma façon de concevoir les cadres. Je vois donc très bien les
analogies, mais je ne les conçois pas aussi en amont.

Le film s'achève sur une chanson intitulée << Man of the Hour "• écrite par le chanteur
de Pearljam, Eddie Vedder. En dehors de la partition et des nwnéros de L'Étrange Noël
de MonsieurJack signés Danny Elfman, c'est la première fois, depuis les chansons de Prince
pour Batman, que Burton utilise un titre spécialement composé à son intention.
Eddie Vedder a vu le film, ill' a aimé, et il m'a proposé de tenter quelque chose. Il
l'a fait très simplement, sans la moindre pression. Il m'ajuste dit:<< Si tu n'en
veux pas, aucun problème.» Quand des musiciens queje respecte me soumettent
un travail qui me déplaît, c'est toujours délicat. Maisj'ai trouvé sa chanson superbe,
et je l'ai reçue comme un honneur. Elle colle parfaitement à l'esprit du film, et Eddie
possède une voix magnifique.

Peu avant la sortie de Big Fish, Burton est devenu père pour la première fois,
grâce à Helena Bonham Carter, avec la naissance d'un petit Billy le 4 octobre
2003. Ironiquement, un des moments les plus drôles du mm est la venue au monde
d'Edward Bloom, au cours d'un accouchement très << glissant » qui remplaça au
dernier moment, pour des raisons budgétaires, une séquence bien plus élaborée.
Burton a assisté à la naissance de son ms.
En termes de<< stupeur et tremblements »,je trouve l'accouchement de Big Fish
étrangement prophétique et, par certains côtés, pas si éloigné de la réalité médicale.
Mais, sur l'échelle de<< l'insolite-o-mètre ''• une vraie naissance est beaucoup plus
bizarre que ça ...

Big Fish sort en novembre 2003 aux États-Unis, sous une salve de critiques globa-
lement enthousiastes. Si la majorité des journalistes jugent le mm authentiquement
poignant, certains lui reprochent un excès de sentimentalisme. D'autres croient bon
de le considérer comme un changement de registre radical pour Burton, oubliant
238 1TIM ill'RTOI\"
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~r"~lr~~V\ !·
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S VI( ·~cl~~ Ca~ ~

contre toute évidence le pathos et l'émotion qui irriguaient ses précédents Ïllrns,
que ce soit la bouleversante performance de Martin Landau dans Ed Wood, ou
celle de johnny Depp dans Edward aux mains d'argent.
Ça me fait toujours un peu rigoler. << Personnalité sombre ... Virage à 1800 ... Film
beaucoup plus léger... Bla-bla-bla ... ,, Mais je n'y pense pas trop. C'est d'ailleurs le sujet
même de Big Fish : la perception des choses, ce qui est réel, ce qui ne 1' est pas.

ar 1
et la chocolaterie
ublié en 1964, Charlie et la chocolaterie, deuxième livre pour enfants du

P romancier gallois Roald Dahl, raconte l'histoire de Charlie Bucket, gamin


d'origine modeste qui décroche une occasion en or de visiter l'usine de
l'invisible maitre confiseur Willy Wonka. ll y est rejoint par son Grand-Papa J oe et
les autres heureux gagnants du concours, Mike Teavee, Veruca Salt, Violet Beauregarde
et Augustus Gloop. Mais une fois dans l'enceinte de l'usine, les enfants se voient
soumis à l'étrangeté de Wonka, sans parler de son sens moral très particulier. Grand
fan de ce livre depuis son enfance, Burton s'était déjà aventuré dans l'univers de
Dahl en produisant pour Henrr Selickjames et la pêche géante.
C'est un de ces livres qu'on nous lisait à l'école. J'ai découvert le Dr Seuss un peu avant,
mais Roald Dahl a été mon deuxième contact avec les inventeurs de fables modernes:
il mélangeait la lumière et les ténèbres, ne prenait jamais les enfants de haut, et
possédait le même humour politiquement incorrect qu'eux.Jai toujours aimé ce
genre d'histoires. J'ai l'impression qu'elles ont façonné tout ce que j'ai fait.

Le livre de Dahl a fait l'objet d'une première adaptation cinématographique en 1971.


Réalisé par Mel Stuart, produit par David L. Wolper et adapté par l'auteur en per-
sonne, le film avait été en partie f"mancé par la société Quaker Oats et tourné en
Allemagne, à Munich. Malgré son échec commercial, il a acquis au fil du temps
un véritable statut << culte "• peut-être redevable à la performance de Gene Wilder
CH:\HI.IE ET 1.:\ CHOCOLATERIE 1 241
dans le rôle de Willy Wonka, mais plus probablement à l'univers unique de Road Dahl.
Je n'étais pas spécialement fan du premier film. Contrairement à beaucoup de gens,
il ne m'a pas vraiment emporté. C'est un film étrange, d'une tonalité très curieuse.
Je le trouve même assez dérangeant, comme pendant ce flash-back sous acide
clans le bateau. Et puis il y a cette fin totalement abrupte, où Willy Wonka devient.
gentil comme tout. .Je sais que beaucoup de gens aiment ce film. C'est. le genre de
spectacle qui laisse des souvenirs très forts, maisje me demande si ceux qui l'ont élu
<<classique immortel, l'ont revu au moment de voter. .. Mon rapport avec le premier
Willy Wonka n'a rien à voir avec celui que j'entretiens avec le premier Planète des
singes. Avec lui,je savais que je m'aventurais en terrain miné. Mais avec Wonka,je
n'éprouvais aucune espèce de pression personnelle, car aucun lien affectif particulier
ne m'attachait à ce Jllm.

À la mort de Roald Dahl en 1990, les droits américains d'adaptation revinrent à


ses ayants droit, et le studio Warner Bros se mit alors en quête d'une nouvelle
transposition cinématographique. D'abord réticente, la veuve du romancier, Felicity
'' Licey, Dahl, se laissera fmalement convaincre par la promesse d'un droit de regard
sur le scénario, le metteur en scène et l'acteur principal. Le premier à s'atteler à
l'adaptation fut Scott Frank, le scénariste de Hars d'atteinte et de Get Shorty.
Warner Bros m'a demandé ce que j'en pensais. J'avais d~jà lu la plupart des tentatives
d'adaptation que le studio avait reçues au fil des ans, etje me sentais en terrain
connu. En fait, ça me rappelait un peu la gestation du premier Batman. C'était un
projet déjà ancien, je voyais tous les coups de poignard qu'il avait reçus, et c'est ce
qui arrive toujours quand on travaille trop longtemps sur un concept: les roues
finissent par patiner. À mon sens, la version de Scott Frank était la meilleure, la
plus limpide et la plus intéressante, mais elle avait été rejetée. Du coup, l'ensemble
du projet est tombé clans ce qu'on appelle<< l'enfer du développement''·
La simplicité est très trompeuse. Un livre est un média différent: ce qui possède
l'évidence d'une fable sur la page blanche ne peut faire l'objet d'une transposition
littérale à l'écran sans apparaître outrageusement simpliste. Il faut en faire davantage
au cinéma, sous peine d'aligner pesamment une galerie de personnages qui font ci,
qui font ça, et vous savez, ce sont de 'vilains garnements, mais qui est ce Willy Won ka?
Un confiseur excentrique?
24:!! li\1 Bt'RTO~
A travers les différentes versions,je percevais la ligne directrice, l'analyse moderne,
du style : ,, D'accord, ce sont tous des sales gosses mais, cinématographiquement
parlant, Charlie est terriblement ennuyeux, il ne fait jamais rien.,, En réalité, Charlie
est comme 90 %d'entre nous qui, à l'école, étaient couleur du mur. Alors les scénaristes
a1aient tenté de le faire agir à tout prix, de le transformer en petit prodige.,, Il faut que
Charlie prenne davantage d'initiatives et il faudrait effacer son père du scénario car,
1 ous voyez, Willy Wonka est son père de substitution. »Toutes les réunions de travail

transitaient autour d'une seule idée: Willy Wonka devait être considéré comme le
père idéal. Mais moi, j'ai dit: " Pas du tout ! Par certains côtés, il est encore plus
tordu que les gamins. » On s'est donc débarrassés de cette approche.
Dans mon esprit, il fallait revenir à la source. J'ai donc demandé : " Pourquoi
est-ce qu'on fait ce film? À cause du livre. Et pourquoi le livre est-il si bon? Pourquoi
est-il ancré dans nos souvenirs?" Je voulais retrouver l'essence du roman et la
transposer de la façon la plus pure possible, sans chercher à la complexifier sur le
mode '' la course contre la montre de Charlie " ou autre.
J'ai demandé à Pamela Pettler, qui avait rédigé une version des Noces funèbres, de
me proposer sa vision, ainsi qu'à mon scénariste de Big Hsh,John August. À l'arrivée,
c'est la sienne qui m'a convaincu :j'ai aimé la fraîcheur de son approche, sa façon
de revenir aux fondations du livre tout en lui apportant un peu de ciment psychologique
de manière à ce que Willy Wonka ne soit plus seulement« ce type ... >>,
C'est une question de texture. Prenez la famille de Charlie: comme on n'y mange
pas beaucoup, tout le monde devra avoir l'air sous-alimenté, et Charlie sera donc
tout mince, pas un de ces blondinets auxjoues roses et poupines qui semblent toujours
sortir d'un bon repas. Prenez ses grands-parents: comme ils sont vieux, il faut
montrer des vieux ; des vieux incapables de quitter leur lit. Dans le film original,
Jack Albertson, qui incarnait Grand-Papajoe, aurait aujourd'hui l'âge que son
personnage était censé avoir à l'époque !J'avais donc besoin d'être dans cet état
d'esprit pour restituer l'étrange réalité du livre.
J'avais l'obligation de me sentir à l'aise avec ce que je percevais comme la
sensibilité de Roald Dahl ; pour moi, c'est une sensibilité très proche de la mienne.
:\'ous avons ajouté des éléments qui ne figuraient pas dans le livre, mais à partir
du moment où ils en possédaient l'esprit, ça ne me posait pas de problème. Ça

CUARLIE ET LA CHOC.OLATERit, 1243


relevait de l'interprétation, et comme le roman était habité par une certaine forme
d'anarchie, ça nous a permis de l'orienter dans des directions différentes.

Dw-ant la période de préproduction, Burton se rend dans l'ancienne demew-e de


Roald Dahl, au cœw- du Buckinghamshire, dans le village de Great Missenden. Licey
Dahl se souvient qu'à peine le seuil franchi, le réalisatew- s'est écrié: '' Voici la maison
des Bucket ! » À ce moment-là, elle s'est immédiatement dit : << Dieu merci, enfin
quelqu'un qui a compris. »
C'est toujours agréable de revenir aux sources. Dans ces cas-là, je suis toujours un
peu soupçonneux, car il faut à la fois respecter la vie et la personne de l'artiste,
sans en être trop dépendant pour autant. C'était fascinant de pouvoir pénétrer
dans la tanière de l'écrivain, de comprendre un peu mieux sa manière d'écrire et
l'essence même de son excentricité.
Licey m'a montré ses manuscrits. Ils sont incroyables car ils sont rédigés d'un
seuljet. On y trouve des choses encore plus politiquement incorrectes que dans
les livres : ça regorge de trésors. Au départ, l'histoire comportait cinq enfants de
plus, dont un qui s'appelait Herpès!
Au milieu du tournage, le souvenir de cette visite rn' a aidé d'tm point de vue
émotionnel, car elle confirmait ce que je sav.J.is déjà : Dahl était un homme intéressant,
fantasque et créatif, soit toutes les qualités que j'appréciais dans ses histoires. Il était
ce qu'il écrivait, et c'est pourquoi ses livres sont ce qu'ils sont. On n'a pas idée du
pouvoir des mots lorsqu'ils viennent du cœur même de ce que sont leurs auteurs.

L'entrée de Tim Burton dans l'univers de Roald Dahl est un mariage célébré au
paradis de la créativité - la fusion de deux esprits jumeaux portant un même
regard, sombre et macabre, sur le monde de l'enfance. Helena Bonham Carter
se rappelle avoir vu un documentaire sur Dahl et avoir été stupéfiée par les simi-
larités entre les deux hommes : beaucoup de choses que disait Dahl auraient pu
venir de Tim, il me l'a même avoué. Il n'y a pas plus" dahliens »que son refus
du politiquement correct et son humour noir. Quand Dahl écrit que les enfants
sont des sauvages, c'est Tim que je crois entendre. Je pense d'ailleurs qu'il est bien
mieux compris par les enfants, ou du moins par les adultes qui hébergent encore
un grand enfant en eux.
244 1 TIM BURTOI'
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Il n'est pas tant question du'' politiquement incorrect, que de l'attrait naturel
des enfants pour la terreur et le danger. C'est l'étincelle qui allume le processus
de maturité, de créativité et de pensée individuelle. Certains enfants sont formidables,
mais nous avons tous été à l'école, et nous savons tous très bien que personne
ne peut être aussi cruel que les enfants entre eux. Voilà pourquoi Roald Dahl
nous touche. Peu m'importe de connaître ses sentiments à l'égard des enfants ou
de savoir s'illes appréciait ou non: ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il savait s'exprimer
comme eux. Loin de les prendre de haut, il était relié à eux. Ce n'est pas un
hasard si les gosses adorent ce livre et s'il est devenu un classique : il leur parle
directement.
CHARLIE ET LA CHOCOLATERIE 1 245
Et comme avec tous ses films, Burton se trouve de nombreux points communs
avec le roman de Dahl.
D'un point de vue thématique, ce n'est pas très différent de ce que j'ai trouvé
dans Batman, Edward aux mains d'atgent ou encore Ed Wood. Un héros presque
antisocial, qui a du mal à communiquer et à se lier, un peu hors du coup, qui
habite dans sa propre tête, enraciné dans de précoces problèmes familiaux ...
Tout ça, c'est aussi le personnage de Willy Wonka. Pas le moins du monde tactile,
il partage en outre avec Edward aux mains d'argent la peur du contact et de l'in-
teraction avec les autres.
Pour ce qui est de Charlie,j'ai retrouvé ce sentiment d'écolier toujours relégué à
l'arrière-plan, de garçon dont personne ne se souviendrait vraiment plus tard. J'ai
aussi reconnu sa façon de ne pas en être affecté, de conserver malgré tout une grande
ouverture aux autres, une vraie simplicité. À l'arrivée, Charlie représente le côté positif
des gens, et Willy leur aspect plus complexe, sans doute plus proche de la vérité ...

ll est tentant d'établir un lien entre le confaseur visionnaire Willy Wonka et le cinéaste
Tim Burton. Wonka met son imagination débridée au service des délirants w:tivers
sucrés qui parsèment son usine, tandis que Burton orchestre des mondes tout
aussi riches et détaillés sur pellicule.
Je suis d'accord avec cette analogie, qui se manifeste parfois de manière abstraite
et insensée. Et puis, on m'a souvent accusé de faire des choses sans raison apparente.

Il émane aussi de Willy Wonka une sorte d'enthousiasme enfantin propre à ceux qui
n'ont jamais grandi et qu'on retrouve aussi chez Ed Wood.
Pour moi, Willy est un peu le Citizen Kane ou le Howard Hughes de la confiserie, un
homme autrefois brillant qui, suite à un traumatisme, s'est retiré dans son propre monde.
Je crois d'ailleurs que c'est le lot de nombreux artistes. Ils ont leur propre notion de l'en-
thousiasme, et peu importe que les gens les suivent ou non sur ce terrain-là.

En adaptant le livre de Roald Dahl, le scénario de John August donne une motiva-
tion psychologique aux excentricités de Wonka. Assez classique, elle repose sur
ses relations difficiles avec son père qui, dans la version de Burton, est un dentiste
incarné par Christopher Lee.
246 1 TIM BLIRTO"
J ai effectivement ~jouté au livre une sous-histoire qui n'y figurait
pas. Les parents doivent rmuours figurer quelque pan, n'est-ce
pas? D'une certaine façon, que ce soit sur la forme ou sur le fond,
nous sommes tous les produits de nos parents et de notre envi-
ronnement social. Tout ça contribue à nous forrnet~ surtout quand
un traumatisme s'en mêle. C'est d'ailleurs notre grande angoisse
au moment de devenir parents : " Quel traumatisme allons-
nous infliger à notre enfant ? ''
Wonka est un personnage compliqué, c'est sa nature même,
et c'est pourquoi nous avons essayé de le replacer dans un contexte.
Il n'y a aucun indice dans le livre, puisque c'est une fable. Mais
à notre époque, un minimum de contexte est indispensable, sous
peine de reléguer Wonka au statut de " type bizarre "· On ne
peut pas se contenter d'un clown fantasque en nœud papillon.
En tant que réalisateur ou comédien, je ne vois pas comment
saisir un tel personnage sans un certain nombre d'informations
sur sa psychologie. Nous voulions donner un profil à Won ka,
et quand nous nous sommes mis à en discuter, je me rappelle
avoir parlé appareil dentaire et dentisterie.
j
j'ai moi-même porté tous les types d'appareils dentaires imagi-
nables. Je garde le souvenir d'une expérience terriblement
douloureuse et marginalisante. L'un d'eux, absolument gigantesque,
faisait même le tour complet de ma tête ! Quand on me l'a installé, j'ai eu l'im-
pression qu'on me le vissait dans le crâne. Et ça faisait atrocement mal, comme
une migraine dans la bouche. Cet apparei11age hideux sur ma tête était comme le
svmbole de mon sentiment d'exclusion. Je n'avais pas beaucoup d'amis, etje ne
pouvais pas vraiment communiquer. Cet appareil dentaire matérialisait mon incapacité
à établir le contact avec les autres, voire avec mon propre lit. Je me revois en train
d'essayer de m'allonger avec ce machin démesuré sans jamais pouvoir toucher le
matelas, la tête suspendue à quelques centimètres de lui pendant queje bavais de
douleur. Je me rappelle très bien ce traumatisme et celui que représentaient mes
ùsites chez le dentiste. Maintenant, si vous mélangez tout ça avec les parents, vous
obtenez une combinaison sacrément dangereuse ...
CH,~I 1> n 1 A CHOCOI.ATERI~ 1 247
Johnny Depp est le seul et unique choix de Burton pour incarner Willy Wonka, et
le fùm marque leur quatrième collaboration. Contrairement à Edward aux mains
d'argent et à Sleepy Hollow, où Burton avait dû se battre contre les Studios pour
l'imposer, la nomination à l'oscar pour sa performance dans Pirates des Caraïbes
fit soudain de lui le candidat idéal pour tout le monde.
Pour la première fois,je n'ai pas eu besoin de penser à quelqu'un d'autre. Jamais
un Studio ne m'avait permis d'engager Johnny aussi facilement. Je crois même
que c'est Alan Horn' en personne qui l'a mentionné en premier. D'habitude, le pro-
cessus est beaucoup plus accidenté, même si tout le monde s'accorde à reconnaître
que .Johnny est un grand acteur, et bla-bla-bla ... Mais là, ça a été un grand: "Génial ! >>
Pour une fois, la bataille n'avait aucune raison d'être .
.Je pense souvent à johnny car il cherche tm~ ours à tenter de nouvelles expériences,
et c'est tot~jours le genre d'acteur que recherche un cinéaste . .Je sais qu'il peut
tout faire. Ça comporte certes une part de risques, on ne sait jamais si ça va vraiment
fonctionner jusqu'au bout, mais j'aime ce genre de pari, ça me stimule. Dans ses
raisonnements de comédien,je ne crois pas qu'il se dise:" Bon,je vais faire ça, ou
alors ça. ,, À mes yeux, il est simplement un grand acteur de composition.
Au fil des années, notre relation est toujours restée la même, et c'est pour cette
raison qu'elle me fait autant de bien. Travailler avec johnny, c'est comme un pro~
cessus organique. On parle de tas de choses, de nos sources d'inspiration, mais on
n'essaie jamais de se fixer sur quoi que ce soit de spécifique. Qu'on ait ou pas recours
à des références, on ne se dit pas : " Oh, faisons ça. ,, Encore une fois, les idées
naissent de façon organique. Elles doivent beaucoup à la sensibilité de Johnny. C'est
d'autant plus excitant qu'on ne sait pas vraiment d'où ça vient. L'exploration des
choses fait partie intégrante du plaisir.
Mes souvenirs d'enfance liés à la lecture du livre étaient encore vivaces, mais
quand je m'y suis replongé,j'ai trouvé Wonka plutôt énigmatique, ce qui me laissait
une grande liberté dans l'interprétation du personnage.
Avec .Johnny, nous avons commencé par évoquer nos souvenirs des anciens
présentateurs d'émissions pour enfants. Chaque ville américaine, petite ou grande,
avait sa télé locale et ses animateurs bizarres : Mr Whisbone, L'Homme Pancake,
Capitaine Kangourou et son acolyte Mr Green .Jeans, ou encore cette étrange sorcière,
1 -.-\Jan Horn est le prfsident l'l rt'spollS<thlt' cks opérations rie \\"anwr Bros.

248 , Tl\1 Bun ON


Baby Daphne. Ils étaient tous tellement saugrenus qu'on avait au choix l'impression
d "être dans un rêve ou dans un cauchemar. J'avais l'habitude de regarder un type
avec un chapeau de shérif, un autre qui portait un drôle de costume débraillé, ou
encore Capitaine Kangourou avec sa coiffure, sa moustache et ses rouflaquettes
impossibles. En y repensant, on se dit:" Mais qu'est-ce que c'était gue ces trucs?>>
:\'"empêche qu'ils m'ont laissé une impression durable. À l'arrivée, Willy Wonka
est devenu une sorte d'amalgame de tous ces personnages bizarroïdes.

Aujourd'hui, il existe Wle véritable attente suscitée par tout nouveau film de Tim
Burton, surtout s'il est interprété par Johnny Depp.
Ce n'estjamais très bon ... C'est même un problème. Quand on débute dans Je
métier, on se bat pour faire aboutir les choses, mais en même temps, l'absence
d'attente particulière vous donne une incroyable liberté d'action. Il est to~jours
agréable de surprendre le public, mais ça devient très difficile quand ce même public
fait peser ses espoirs sur vos épaules. Et on réalise au fur et à mesure que chacun
est différent, et que les attentes varient elles aussi en fonction des personnes. D'où
une certaine forme de pression sur laquelle il est difficile de mettre le doigt.

Bien que Willy Wonka soit essentiellement Wl personnage enfantin, il dégage quelque
chose d'assez terrifiant.
Encore une fois, c'est aussi ce qui émane de certains enfants . .Je me souviens d'une
de mes fêtes d'anniversaire,je ne sais plus quel âge j'avais, mais en voyant Chucko
Le Clown,j'ai pensé:" Puuuuuuutain ... >>Ça s'est littéralement enraciné dans ma
conscience.

Comme toujours, Burton détermine le look de ses personnages au ftl de croquis


dessinés de sa main, mais Willy Wonka lui a pris davantage de temps que d'habitude.
C'est celui gui m'a posé le plus de ... Je dirais le plus de difficultés au départ. Bien
qu'il soit globalement décrit dans le livre, il s'est avéré très ardu à transposer sous
une forme vivante. C'est une description un peu abstraite, gui laisse beaucoup de
place à l'interprétation. C'est drôle, quand les gens pensent à Batman, il ressemble
généralement à Batman :même si on lui ajoute des tétons ou si on le revêt d'un
costume tout noir, il reste la même figure iconique. Du coup. je n'arrêtais pas de
(:11.-\H.I.I,. I·.T 1..\ C"JIOCOLATERII-.1249
m'interroger sur la réponse que j'obtiendrais si j'effectuais un sondage dans la rue:
" Willy Wonka ? Jamais entendu parler. '' Ou bien : " Ah oui, il porte un chapeau
claque, un manteau pourpre, un pantalon beige et un énorme nœud papillon »
comme dans le film avec Gene Wilder. ..
Mais le roman laisse deviner l'élégance du personnage, et je tenais à la préserver.
J'aime beaucoup les couleurs pourpres gui, avec des motifs cachemire, rappellent
un peu l'aspect psychédélique des années 1960. J'ai donc mélangé ces influences
sans altérer son image originelle. Il a quelque chose du Fantôme de l'Opéra, il se
cache, il se renferme, il vit dans son propre monde, il n'est pas spécialement de
son époque, il n'a rien d'une fashion virtim ... Nous lui avons aussi donné un certain
langage, le vocabulaire un peu désuet de celui qui tente sans y parvenir de paraître
" top cool » aux yeux des enfants.

Si le Willy Wonka de Johnny Depp conserve le manteau pourpre et le chapeau claque


de celui de Gene Wilder, Burton l'affuble en plus d'une perruque bizarre à la Beatles,
d'une dentition parfaite, de lunettes aux verres démesurés et de gants en latex.
Je me suis basé sur la réputation qu'ont en général les génies ou les maîtres dans
leur discipline d'être un peu fous. Par certains côtés, ils sont brillantissimes, et par
d'autres, ce sont d'authentiques abîmes d'obscurité. Ils peuvent se montrer aussi
créatifs dans leur domaine que totalement déficients par ailleurs. Alors, quand on
vit en permanence avec un troupeau de Oompa Loompas pour seule compagnie,
il y a de quoi devenir un peu plus bizarre que la moyenne.
On a choisi de voir Willy Wonka comme le Citizen Kane de la confiserie qui,
après avoir accédé au statut de mythe, s'est réfugié dans une espèce de retraite
souterraine. Caché, hors de portée. Ses cheveux proviennent sans doute de ces
vieilles émissions pour enfants, de photos de Capitaine Kangourou, du Garçon dans
la pochette surprise ou encore de l'Homme Pancake. Quant à ses lunettes et à ses
autres accessoires, ils ajoutent à son besoin de se camoufler. C'est pourquoi nous
lui avons donné cette paire de gants : pour exprimer cette difficulté à établir le
contact avec les autres, comme c'était d'ailleurs le cas avec son père.

Pour incarner Charlie Bucket, Burton choisit Freddie Highmore, déjà partenaire
de Johnny Depp dans Neverland.
250 1 TIM Bl:RTO~
_.\ ce moment-là, je n'avais pas vu Neverland . .J'ai peut-être demandé à Johnny de
me parler de lui,je ne sais plus. Mais il m'a suffi de rencontrer Freddie avec la
di rectrice de casting Susie Figgis pour le trouver formidable. J ai toujours su que j' a\~.:~is
tiré le bon numéro. La raison pour laquelleje tenais à l'engager était exactement celle
qui inquiétait la Warner au sujet du personnage. Il me fallait un jeune acteur capable
de traduire une vraie gravité. L'essence même de Charlie, c'est qu'il représente à
lui seul les 90 %d'écoliers dont personne ne se souvientjamais: l'enfant" non
mémorisable •• par excellence. Mais ce n'est pas le genre d'indication qu'on peut
donner à un comédien. L'aptitude à traduire ce genre de sensation, soit ils l'ont,
,;oit ils ne l'ont pas. Et le jeu de Freddie possède une intelligence et une simplicité
qui l'empêchent de commettre le moindre faux pas, tout simplement parce que
~a personnalité elle-même n'a rien de faux. C'est un des acteurs les plusjustes
;n·ec lesquelsj'aiejamais travaillé, toutes tranches d'âge confondues. C'est peut-être
ridicule à dire, mais ça doit venir du fait qu'il a d'autres centres d'intérêt que le
cinéma. Il n'a pas cette posture «.Je-suis-un-acteur-et-c'est-tout "• et ça fait un bien
fou à tout le monde. D'ailleurs, Charlie non plus n'est pas comme les autres enfants
du livre qui sont décrit~ de façon plus simple, assez typique des fables. Pour toutes
ces raisons, il a toujours été évident que Freddie serait l'interprète parfait.
Voir défiler beaucoup d'enfants a quelque chose de brutal. Ce genre de casting
est très différent des autres, ça vous fait vous sentir bizarre. C'est comme de se mettre
en quête d'une sorte d'idéai..Je voulais trouver des enfants qui possédaient en eux
certaines caractéristiques de leur personnage, de manière à ce qu'ils se contentent
d'être ces personnages et qu'ils n'aient pas besoin de les fabriquer. Ce type d'approche
est plus facile avec des enfants. Même dans le cadre d'un film fantaisiste comme le
mien, ça apporte une touche de réalisme supplémentaire. Et l'étincelle s'est produite
avec tous les gamins que nous avons engagés. La directrice de casting et moi avons
ressenti la même chose : c'étaient les bons. Bizarrement, je ne sais pas pourquoi, le
rôle de Mike Teavee a été le plus difficile à distribuer.

Pendant un bref moment, la question s'est posée de savoir si Charlie devait être
anglais ou américain.
Durant nos sessions de travail avec les enfants, nous leur avons demandé d'adopter
un accent plus américanisé. Même s'ils s'en sont tous très bien sortis, y compris
CIIARLn FT I.A CIIOCOLATERIF 1 25}
Freddie Highmore, il est appam que 1'accent américain manquait de simplicité. À cause
de la combinaison de divers éléments, j'ai senti que l'anglais conviendrait mieux,
qu'il apporterait davantage de pureté, de consistance, de réalisme et de vibrations
émotionnelles.

Burton confie le rôle de Grand-PapaJoe au vétéran David Kelly, grande figure du


théâtre irlandais, surtout connu du public anglais pour sa participation à la série
comique Rnbin 's Nest et au mm Vieilles canailles.
Je ne le connaissais pas, mais quand Susie Figgis m'a montré une photo de lui,j'ai
dit:" Il a l'air très bien., Puis je l'ai rencontré, etj'ai découvert un homme extra-
ordinaire. À mes yeux, il est le portrait craché de Grand-Papajoe: maigre comme
un rail, vieux, comme s'il n'était pas sorti de son lit depuis douze ans. En réalité, il
est moins âgé qu'il en a l'air. La première fois que je l'ai vu,j'ai même pensé:
<< Ouh là, il ferait mieux de s'asseoir tout de suite ... , Mais il a parfaitement supporté

les six mois de tournage.

Dans le rôle, bref mais crucial, de la mère de Charlie, Burton fait encore une
fois appel à Helena Bonham Carter, et il confie celui de son père à Noah Taylor,
l'acteur caméléon de Shine et de Presque célèbre.
Commeje l'ai déjà évoqué, les précédentes versions du scénario semblaient dire :
"Débarrassons-nous du père, c'est un personnage ennuyeux», ce qui faisait de Willy
le substitut paternel évident. Mais après les retouches apportées par john August, nous
avons compris que le père faisait partie intégrante du roman. j'ai eu la chance que
Noah accepte le rôle, car il apporte à son personnage, comme Helena au sien, quelque
chose de vraiment profond. À la lecture du livre, on se pose vraiment des questions
sur le père. Quand on regarde les parents, puis Charlie, puis les grands-parents, on
se retrouve devant une famille franchement bizarre. C'est pour ça que je me suis
senti aussi proche de cette tribu.

Le personnage du père avait été complètement éliminé de la version de 1971,


dont Roald Dahl avait écrit le scénario.
Peut-être qu'il ne l'aimait pas,je n'en sais rien ... Peut-être aussi qu'il a été coupé
à son insu. je serais curieux de le savoir.
252 1 TIM Bt:RTO"
Le tournage de Charlie et la chocolaterie débute en juin 2007 aux Studios anglais
de Pinewood où Burton avait déjà filmé Batman en 1988. L'extérieur de l'usine
de Willy Wonka est édifié sur le même plateau qu'avait utilisé le décorateur Anton
Furst pour Gotham.
f"~time travailler en Angleterre. J'y avais d~jà réalisé deux films, etje connaissais
clone beaucoup de monde. Comme je tenais à ce que les décors possèdent une vraie
dimension artistique, je savais que je pourrais compter sur les grands sculpteurs,
peintres et autres techniciens du pays. Il était donc logique à tous les niveaux que
1\ wurnc Charlie ella rlwmlatnie. En plus, Pinewood est le seul studio à m'inspirer
des sentiments romantiques, car il n 'ajamais changé. Il respire l'âme d'un studio
de cinéma. Les gens ont eu la belle idée d'en recounir les couloirs de posters,
donr ceux de la série comique Carry on. Chaque jour,je les regardais tous en arrivant.

'lalgré l'usage de plus en plus intensif à Hollywood de la technologie de l'écran


bleu/vert et des décors en images de synthèse comme dans les derniers volets de
la saga Star Wars, Capitaine Sky et le monde de demain ou encore Sin City, Burton
préfère une approche plus traditionnelle : construire de vrais décors et éviter au
maximum les effets numériques, quitte à employer des méthodes aussi désuètes
que la perspective forcée, les accessoires surdimensionnés et les maquettes. C'est
au décorateur Alex McDoweU, auquel on doit notamment Fight Club, Minority Report,
Le Terminal et Les Noces funèbres du même Tim Burton, qu'on doit la création de
!"univers imaginatif de Willy Wonka.
On m'avait dit du bien d'Alex, il avait fait d'excellentes choses, très diversifiées .
.'\H·c un décorateur, ça fonctionne souvent à l'instinct. Ça n'a rien à voir avec le fait
d'étudier la carrière de quelqu'un: on rencontre une personne. le contact passe,
t"! \ous l'aimez bien. Mais, surtout quand il s'agit d'une première fois, on ne saitjamais

Haiment si ça va coller avant de s'y mettre pour de bon. Alex, lui, a été formidable.
Cétait un défi intéressant à relever, car au lieu du sempiternel écran bleu, on avait
le luxe de pouvoir construire des décors en dur. Reste qu'on a tenté d'accomplir
des tas de trucs bizarres, car on n'avait aucun point de référence sur lequel nous baser.
En cas de besoin, on jetait tm coup d'œil aux illustrations du livre original, où
le bateau ressemblait davantage à une galère viking. Mais ça n'est pas arrivé souvent.
L'essentiel était ouvert à notre interprétation. Une des grandes idées d'Alex, une

(;11.\Kl.IF FT I.A CHOC:OL:\TERIE 1 253


première pour moi qui ne restera pas sans lendemain, a été de construire les décors
à quasiment360 degrés. La rengaine habituelle, c'est:« Ne construisez que la moitié.
La salle des noisettes est ronde: contentez-vous d'un demi-cercle." D'accord,
mais quel cauchemar. .. Si je me souviens bien,.Johl1 Boorman racontait que, sur
r:xwlibur (1981), on l'avait obligé à se contenter d'une demi Table Ronde ! Résultat:
la situation était tellement bizarre que ça leur a pris cinq fois plus de temps à
filmer que si le décor avait été complet. En ce qui nous concerne, la plupart de
nos décors étaient complètement clos, ce qui était fantastique: d'abord parce que
ça nous débarrassait des visiteurs sur le plateau, ensuite parce qu'on évoluait dans
un environnement total. Ça s'est avéré d'autant plus utile que, s'agissant d'un
environnement fantaisiste, ça contribuait à le rendre réel. Si 011 n'en avait construit
que la moitié, 011 tournerait encore ...

Le roman de Roald Dahl ne précise ni quand ni où l'histoire se situe. En Amérique


ou en Angleterre ? En transposant les mots en objets, Burton et Alex McDowell
reproduisent la même ambiguïté esthétique en adoptant une ambiance médiane :
l'Amérique industrielle combinée avec le nord de l'Angleterre, les repères visuels
années 1950 et 1970 mêlés à une sensibilité futuriste proche de la manière dont
on imaginait l'avenir dans les sixties.
Alex et moi avons consulté des photos du nord de l'Angleterre, et il est d'ailleurs
allé y effectuer quelques repérages. Mais il y avait aussi un parfum de Pittsburgh,
en Pennsylvanie. C'était donc tout un cocktail d'éléments qui tentaient d'imposer
leur propre identité, et qui ne cherchait pas plus à dire "C'est l'Amérique" que
,, C'est l'Angleterre>>. Pour l'usine de Willy Wonka, on voulait une bâtisse qui
dégageait à première vue la force et l'optimisme du barrage Hoover mais qui, une
fois plongée dans l'obscurité, dégage des ondes légèrement inquiétantes ...

Et fascistes.
Bon. On parle ici du Citizen Kane ou du Howard Hughes de la confiserie. Il y a
toujours quelque chose de triste et d'un peu sinistre chez les grands obsessionnels.
Mais ils ne sont pas méchants. On peut voir les choses de tant de façons différentes ...
On trouvait juste que l'usine avait belle allure sous cette apparence, surtout avec
les chaînes labyrinthiques de fabrication des bonbons et l'aflairement perpétuel qui
254 1 TIM llliRTO!'
les caractérisait. Mais, d'une certaine façon, je valide votre remarque, car un metteur
en scène tend à sa manière, très personnelle, vers le fascisme. Ou quelque chose
dans ce goût-là ...

Le plus grand décor intérieur du mm est la Rivière de Chocolat, qui occupe le


caverneux plateau 007 de Pinewood. Avec son gazon ondulant, ses réservoirs de
chocolat et ses feuillages aux couleurs brillantes, l'ensemble ressemblait beaucoup
à un parcours de golf déjanté. Un lieu qui ramène au climax de Frankenweenie.
Je suis un grand fan des terrains de golf. Il y en avait à Burbank, où j'ai grandi, et
CHARLIE ET LA CHOCOLATERIE 1255
j'avais un livre sur les golfs miniatures du monde entier. L'idée était d'en faire un
endroit organique, miné, usé, taillé, excavé, piincipalement constitué de chocolat et de
quelques ingrédient<; supplémentaires. Voilà en tout cas la forme qu'il a finalement
adoptée. Mais Alex et moi ne cherchions pas spécialement à en faire un golf miniature
en bonbons ...
C'était amusant de construire un décor pareil sur le plateau james Bond, car on
y trouve en général des sous-marins et des repaires de méchants. Des gens qui pas-
saient par là ont même cru qu'on tournait une scène de .fames Bond située chez
son ennemijuré. Ils ont dù penser:" Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Un
mégalo qui possède un terrain de golf? ,, On a bien rigolé ...
On n'avait aucun vrai point de référence, rien sur quoi nous baser, rien qui
aurait pu nous faire dire:<< Faisons la même chose., Contrairement à l'écran bleu,
travailler avec des éléments réels s'est avéré un atout formidable, surtout pour les
enfants, dont la plupart n'avaientjamais fait de cinéma.
Pour moi, il était indispensable de donner à la rivière de chocolat une apparence
réellement chocolatée, de lui conférer une masse, un mouvement et une texture
qui en feraient autre chose que de l'eau marron. C'est pourquoi nous avons tenté
d'employer le substitut le plus proche possible du vrai chocolat. Comme on tenait
aussi à ce que la cascade de chocolat soit réelle, et non issue d'images de synthèse,
Alex, le responsable des effets visuels, et moi avons consacré beaucoup de temps à
expérimenter toutes sortes de consistances et d'épaisseurs.
Ensuite, il a fallu choisir le spécimen adéquat de faux gazon, car il existe de la
fausse herbe, et de la fausse herbe qui a 1'air vraie. Et pour que les plantes aient
l'air organique, en tout cas pas complètement artificielles, nous avons alterné
végétaux authentiques ct peints. Comme ça, l'ensemble ne semblait ni trop vrai ni
trop toc. À la fois réel et irréel, cet étrange équilibre n'a pas été facile à trouver.

En guise de référence visuelle pour un grand nombre d'intérieurs de l'usine (la salle
de télévision, la salle des noisettes et la salle des inventions), Burton demande à
Alex McDowell de regarder l'adaptation du comics Danger: Diabolik ( 1968) signée
Mario Bava.
C'est surtout parce que j'aime beaucoup ce film. Quel que soit le contexte, il mérite
d'être vu. Chaque pièce de l'usine avait sa propre identité. Nous avons voulu préserver

256 1 Tl~l RI'I<TON


l'esprit du livre dans leurs fonctionnalités, mais en termes de look, elles pouvaient
prendre n'importe quelle apparence. La salle de télévision renvoie clairement à
un de ces films<< blancs,, comme 2001- L'Odyssée de l'espace (Stanley Kubrick,
1968) ou THX-1138 (George Lucas, 1971). Nous avons déterminé assez rapidement
le tracé de la salle des noisettes, même si nous avons tourné un certain temps autour
de sa mise en couleurs pour diverses raisons. Pour la salle des inventions, il s'agissait
surtout de trouver des formes et de la peupler d'objets soit que nous possédions,
soit qu'on avait récupérés: beaucoup d'éléments disparates, de morceaux de
machines ... On entendait donc souvent: << Oh, on a trouvé ce drôle de mixeur,
on pourrait en tirer quelque chose. >>
CHARLIE ET LA CHOCOLATERIE 1 257
Fidèle à son approche réaliste, plutôt que
de recourir aux images de synthèse,
Burton décide de soumettre pendant cinq
mois quarante écureuils à un dressage au
terme duquel ils seront capables aussi
bien de décortiquer des noisettes que
d'attaquer Veruca et son odieux père
dans la salle des noisettes. À l'arrivée,
si la scène est tout de même agrémentée
d'effets numériques et d'écureuils robo-
tisés, les gros plans et l'action principale
sont assurés par de vrais animaux.
À ce moment-là, je me suis senti dans
Le Seigneur des anneaux ou je ne sais quelle
superproduction high-tech ... Mais ce n'est
pas le style de mon film. Il coûte cher, mais
ce n'est pas un gros film d'action, son but
n'est pas d'en mettre plein la vue à ce
niveau. Il me semblait donc déplacé de
trop me reposer sur la technologie. Et
vis-à-vis des enfants,je tenais à les plonger
dans un environnement utile au processus
général, qui rende le travail plus rapide
et plus facile. La première fois qu'un écureuil m'a bondi dessus, je me rappelle
avoir été partagé entre la terreur et l'émerveillement. Pour Julia Winter, qui joue
Veruca, c'était le genre de chose qui lui permettait de mieux réagir à la situation.
Je crois que même des acteurs aussi expérimentés que James Fox (M. Salt), qui a à
peu près tout connu, ont aimé travailler dans cet environnement réel peuplé
d'éléments réels. Et si l'on calcule la différence entre le tarif des effets de synthèse
et l'argent qu'il faut débourser pour apprendre à un écureuil à donner un coup
de patte sur le cul d'un mec, je crois qu'on a fait quelques économies.
Même si je ne crois pas qu'il ait beaucoup travaillé avec des écureuils jusque-là,
le dresseur Mike Alexander jugeait la chose possible. Et il s'en est bien sorti. On
258 1 TIM BURTON
peut évidemment se demander s'il est bon ou non d'utiliser des animaux dans les films,
mais Mike a fait preuve de beaucoup de sensibilité et d'attention. Et il était toujours
rrès réaliste. Il ne disait jamais: <<Bien sûr qu'on peut faire ça! , Il commençait
rmuours par afficher un air de doute:'' Euh ... Peut-être., Et quand il parlait, c'était
sur le mode : <<Je crois qu'on peut les amener à faire ceci, mais je ne les crois pas
capables de faire ça. Alors on peut essayer de combiner les deux actions en une seule. ,,

Le tournage de Charlie et la chocolaterie durera six mois, de juin à décembre, à cause


des lois anglaises qui n'autorisent les enfants à travailler que quatre heures et demie
par jour.
Le planning était organisé de façon à ce qu'il y ait toujours quelque chose à faire,
CHARLIE ET I.A CHOCOlATERIE 1 259
mais on ne tournait pas dix-huit heures parjour. Notre rythme était généralement
celui de journées de travail habituelles. Par chance, aucun des enfants n'était usé
par le show-business. Certains d'entre eux n'avaient encore jamais rien fait, ce qui
s'est avéré, par certains côtés, un avantage.
Le tournage est allé plutôt vite, et nous avons même terminé un peu en avance
sur la date butoir. Nous n'avons pas passé nos six mois à poireauter, ce qui est le
pire qui puisse arriver sur un film. Il arrivait parfois que trois équipes tournent en
même temps, y compris une assignée aux Oompa-Loompas. Il v avait beaucoup de
mouvements, de choses à faire, de trucs à déplacer rapidemenl. Ce rythme nous a
aidés à ne pas senlir passer les six mois.

Dans le fdm avec Gene Wilder, les Oompa-Loompas, les petits habitants de l'usine de
Willy Wonka, étaient incarnés par des nains aux habits verts et au visage peinturhrré
en orange. Dans le livre comme dans les deux fùms, ils commentent en musique
(maxime morale à l'appui) le destin de chaque enfant. Burton, lui, a l'idée de confier
tous les rôles à l'acteur de 1,31 mètre, Deep Roy, qu'il avait déjà employé sur
La Planète des singes et Big Fish.
C'était un défi intéressant. Nous avons mis un certain temps à déterminer la taille
idéale des Oompas. Si je me souviens bien, ils avaient dans le livre la hauteur d'un
genou. Maisje ne voulais pas en faire des nains normaux, comme c'était le cas
dans l'autre film, ça me semblait inapproprié. En outre,je ne voulais pas d'images
de synthèse, mais de \Tais gens. Ils devaient absolument posséder une qualité humaine,
du moins selon mon interprétation. On a donc comparé plusieurs tailles possibles,
on a même rait quelques sculptures grossières, car je tenais vraiment à trouver les
bonnes dimensions, quelque chose d'inhabituel, pas minuscuk comme les Borrowers,
mais pas des nains non plus : quelque part entre les deux.
J'avais déjà travaillé avec Deep Roy, et je lui trouvais depuis toujours un physique
intéressanl. On ne peut pas vraiment dire d'où il vient ni quel âge il a, et il dégage
une sorte de noblesse étrange qui me semblait convenir aux Oompa-Loompas. Et
comme il était petit, on pouvait tourner ses plans avec des objectifs et des accessoires
normaux, sans systématiquement recourir aux effets spéciaux. Cette méthode
était à la fois intéressante et plus rigolote, car il était présent sur le plateau pour la
plupart de ses scènes.
À la Ïm du mm, Willy Wonka se réconcilie avec son père et se voit recueilli par la
famille Bucket. Aucun de ces éléments ne figure dans le livre de Roald Dahl, mais
il est cher à Burton, comme l'a bien sûr prouvé Big Fish.
Je ne peux pas parler à la place de john August mais, à un certain niveau, c'étaitaussi
très important pour lui. Comme je l'ai déjà dit, nous sommes tous très marqués par
nos parents. Je me rappelle avoir tenté de me réconcilier avec les miens, mais ça n'a
pas vraiment marché. Et quand je suis passé à l'étape suivante, il était trop tard. Mais
CHARLIE ET LA CHOCOLATERIE 1 261
je crois que toutes les entreprises artistiques sont une manière de résoudre des
problèmes, une espèce de thérapie, un fantasme de réconciliation. En tout cas, moi,
j'ai choisi de les résoudre par ce biais.
Je me souviens de cette réflexion du Studio: « On ne pourrait pas faire revenir
le père à la toute fin?>> Etje pensais:'' Non, ce n'est pas aussi mignon, ce n'est
pas aussi simpliste.>> John et moi étions d'accord sur ce point:" Non, Christopher
Lee ne viendra pas s'asseoir à la table. "Passe-moi la dinde" ... >> Mais nous avons
quand même trouvé une sorte de conclusion, dans le sens où rien n'estjamais
vraiment résolu et où chacun abrite ses propres strates de conflits apaisés. Voilà
pourquoi il était important de donner cette fin à l'histoire. Ça nous semblait naturel,
ça nous semblait approprié.
Je me rappelle en avoir parlé avec Helena, et elle a tout de suite mentionné ce
à quoi j'étais en train de penser à ce moment-là: une de nos visites à ma mère peu
avant sa mort. Mes relations avec elle n'avaientjamais été formidables, mais nous
nous étions rendus dans sa maison du lac Tahoe: ses murs étaient tapissés d'affiches
de mes films. Ça a été atrocement émouvant: on ne communiquait pas vraiment,
et en même temps elle suivait tout ce que je faisais. D'une certaine façon, l'irruption
de cette réalité a rendu ces derniers contacts plus faciles.

Bien que Burton ait souvent connu de sérieuses frictions avec les comités de cen-
sure et les Studios au sujet de ce qui était sombre ou pas, il dit qu'il n'y a pas eu le
moindre problème avec Warner Bros relatif soit à la tonalité générale de Charlie et
la chocolaterie, soit aujeu de johnny Depp qu'on aurait pujuger trop bizarre et
effrayant pour un mm tous publics.
Nous avons eu la plupart de ces discussions avant le tournage. Il n'y a pas vraiment
eu de polémique. Je me rappelle une phrase où Wonka dit: ''Le moins horrible des
enfants a gagné. >> Certains étaient inquiets de sa teneur politiquement incorrecte,
qui, d'ailleurs, est celle du roman lui-même. Il y a eu quelques petits achoppements
sur des détails, mais rien de paralysant. Le Studio rn 'a complètement soutenu. Ce que
les gens trouvent effrayant ou non reste encore à déterminer. Sur Batman, le défi,
les opinions étaient partagées: la moitié du public le jugeait plus léger que le premier
film, et l'autre moitié plus sombre. C'était un résultat très étrange. Il en dit davantage
sur la mentalité des gens que ne le fait mon travail.
262 1 TrM BLTRTOI'
Nous n'avons rien fait qui ne figure dans le livre; il est peut-être même plus
évocateur et noir que mon film. Certains peuvent trouver la scène des écureuils
trop violente. Mais vous savez quoi ? Elle est la réplique exacte de sa description
romanesque. Même dans les illustrations originales, on voit les écureuils jeter la
fillette dans le trou.
J'ai toujours eu des problèmes avec la classification de mes films ... On dirait
qu'il y a deux poids, deux mesures pour la Commission. Dans certains films, vous avez
le droit de décapiter des gens, et dans d'autres non. En général, j'appartiens plutôt
à la deuxième catégorie. Depuis Frankenweenie, il semble que, quoi que je fasse, on me
range dans la catégorie << préoccupant ,, : << Il ne fait rien de vraiment répréhensible,
mais il serait capable de le faire ... »
D
epuis L'Étrange Noël de Monsieur Jack, Tim Burton recherche activement un
autre projet qui lui permettrait d'employer la technique de l'animation image
par image. Mais entre-temps, l'extrême sophistication des images de !>'}'Il thèse
a redistribué toutes les cartes du genre. Porte-drapeau de cette technologie, les Studios
Pixar, co fondés en 1986 par 1ohn Lasseter, Steve 1obs et le Dr Ed Catmull, ont
ainsi donné naissance à six filins- Toy Story (1995), 1001 pattes (1998) et Toy Story 2
(1999), tous réalisés par Lasseter, Monstres &Cie (2001), Le Monde de Nemo (2003)
et l'oscarisé Les Indestructibles (2004) signé Brad Bird- qui, non contents de recueillir
plus de trois milliards de dollars de recettes mondiales, ont entériné le désintérêt
d'Hollywood pour l'animation traditionnelle sur celluloïd.
Les gens parlent de technologie et d'ordinateurs, mais en réalité tout vient de Pixar
-ce sont des génies. Si on en parle autant, c'est parce qu'ils font d'excellents
films. Ce que je veux dire, c'est qu'il ne s'agit pas seulement d'une question de
médium ou d'ordinateurs en soi: Pixar réalise des œuvres formidables que le public
a envie de voir. Je suis allé à l'école avec certains de ces gars, dont john Lasseter et
Brad Bird. Ce sont des artistes, ils n'ontjamais cessé de traquer l'innovation et la
différence, et ils le font mieux que les autres ..Je ne suis pas un grand fan de l'animation
par ordinateur, car je trouve son esthétique assez repoussante. Au moins, Pixar a un
\Tai sens de la séduction, ct ses personnages dégagent un charme que ne possèdent
pas ceux des autres compagnies. Mais ce n'est que mon goût personnel.
Je ne sais pas qui, de Katzenberg ou de Disney, a déclaré que l'animation sur cellu-
loïd était morte, mais je trouve ces propos épouvantables. Unjour, quelqu'un les
démentira avec un chef-d'œuvre d'animation traditionnelle. Prenez Le Géant de fer
(réalisé par Brad Bird en 1999) : malgré une campagne de lancement désastreuse,
voire inexistante, c'était une réussite superbe. S'il avait triomphé au box-office, on
n'aurait jamais entendu parler de la " mort ,, de l'animation sur celluloïd ...

L'Étrange Noël de MansieurJack était tiré d'un poème écrit par Tim Burton après qu'il
eut réalisé Vincent. A contrario, Les Noces funèbres provient d'une source exté-
rieure: il s'agit dejoe Ranft, talentueux développeur de scénarios et story-boarder
pour l'animation, dont l'étonnante diversité s'est également illustrée dans le domaine
du doublage puisqu'il a notamment prêté sa voix au chandelier de La Belle et la Bête,
à Igor dans L'Étrange Noël de MonsieurJack, ainsi qu'au pingouin Wheezy de Toy Story 2.
À la fin des années 1970, il étudia à l'Institut des arts de Californie (où il ren-
contra Tim Burton et john Lasseter), puis fut embauché par Disney. Crédité pour
les scénarios de La Belle et la Bête (1991) et Le Roi Lion (1994), il supervisa en
outre les story-boards de L'Étrange Noël de MonsieurJack et deJames et la pêche géante
avant de trouver son vrai port d'attache chez Pixar. Il est mort en 2005 dans un
tragique accident de voiture à l'âge de 45 ans.
À l'époque de L'Étrange Noël de Mollsieur Jack, Ranft était tombé sur un conte
populaire du XIX' siècle où un jeune homme retourne chez lui afin d'épouser sa
fiancée. L'alliance qu'il lui destine atterrit sur le doigt décomposé d'une jeune femme
assassinée qui ressuscite d'entre les morts pour affirmer qu'eUe est désormais son
épouse légitime. Afin de rétablir l'ordre des choses, il se rend alors dans le monde
des ténèbres, tandis que sa fiancée prie pour son retour dans celui des vivants.
Joe est un immense créateur d'histoires, et il est pour beaucoup dans le triomphe de
Pixar. Il avait entendu un petit conte, à peine plus long qu'un pamgraphe, extrait d'une
vieille fable dont je ne connais même pas la provenance géographique. D'ailleurs,je
crois me souvenir qu'elle n'avait aucune origine précise. Bref, il a pensé qu'elle pour-
rait me plaire, et il me l'a dit en ces termes: «.Je crois que ça peut vraiment te parler.»
C'était à l'époque de Li'tmnge Noël dl' Monsieurjack, et je cherchais un projet dans
la même veine, un concept destiné à l'animation image par image. Dès que Joe
rn 'a raconté son histoire, j'ai senti qu'elle était faite pour ça.

266 1 Tt" llu !<TON


Sur L't'trange Noël de MonsieurJar:k,j 'avais beaucoup aimé la dimension émotionnelle
du personnage de Sally. J'adore l'animation quand elle devient source d'émotion,
et j'avais parallèlement envie de développer mes personnages féminins. Avec Les
Nocesfunèbres,j'ai senti l'occasion d'explorer ces deux domaines.
Ce sont d'ailleurs les mêmes raisons qui m'ont fait pencher pour l'animation
image par image. J'ai bien tenté de visualiser les personnages en animation de
synthèse, mais je ne ressentais plus la même chose. J'ignore pourquoi, mais je ressens
l'animation image par image comme un médium émotionnel, peut-être parce qu'elle
est le produit d'un contact tactile entre les figurines et les techniciens qui les articulent
à la main. Pareil pour Ray Harryhausen : personne n'a oublié que, en dépit de
leur essence monstrueuse, ses créatures dégageaient une authentique qualité d'émo-
tion.Je ne dis pas qu'il est impossible d'atteindre ce niveau par l'animation traditionnelle
ou numérique mais, pour peu que le travail soit bien fait, J'image par image est
capable de dégager une émotion plus profonde, plus viscérale.
J'avais donc esquissé quelques croquis pour Les Noces funèbres, puis je les ai laissés
reposer un certain temps ...

Ce<< certain temps., englobe dix années, durant lesquelles, entre james et la pêche
géante et Mars Attacks !, le développement du projet sera activement poursuivi. Bien
que L'Étrange Noël de Monsieur Jack soit sorti sous la bannière Disney, c'est chez
Warner Bros qu'atterriront Les Noces funèbres.
Comme pour L'i:'trange Noël de Monsieurfar:k,j'ignore pourquoi les choses mettent
si longtemps pout· s'épanouir, mais il semble qu'elles doivent mijoter une dizaine
d'années avant de se concrétiser.
Le processus a été le même que pour L'Étrange Noël de Momieur Jack et Disney :
j'ai développé Les Noces funèbres dans le cadre de mon contrat chez Warner, etc' est
le genre d'accord qui explique pourquoi les projets font autant de surplace. Du
coup,j'ai décidé de ne plus signer ce type d'engagement. A l'époque, j'avais senti
que L'Étrange Noël de Monsieur]ack n'était pas fait pour Disney, etj'espérais très fort
que le Studio décide de retirer ses billes. Mais il suffit de vouloir retirer un projet
à une compagnie pour qu'elle s'y accroche de toutes ses forces. Pas parce qu'elle
y tient particulièrement, mais parce qu'elle pense: <<Peut-être que ... Au cas où ... ,
Mais ce n'estjamais une bonne raison pour donner le feu vert.
268 1 TIM Bt:RTO~
Il était impossible de réunir l'équipe de /"'Étmngp Noël de Monsieur Jack, car je ne
crois pas que le film ail été considéré comme un succès chez Disney. Pendant que
je tournais Mars Attacks! chez Warner Bros, tout en envisageant de réaliser un film
d'animation image par image,je pense qu'aucun de ces deux Studios ne croyait en
ce genre de projet. À leurs yeux, ce n'était pas une forme d'animation susceptible
de rapporter de l'argent.
Dans le monde actuel de l'animation, la tendance est à la dispersion et à
l'engloutissement général par les ordinateurs. À moins de battre le fer pendant
qu'il est chaud, le processus risque fort d'être irréversible.
Les Noces funèbres a reçu le feu vert peu avant Charlie et la clwcolatn"iP, et ce sans
même le support d'un scénario, ni de quoi que ce soit d'autre, d'ailleurs.Jai pris
L'Étrange Noi'l de Monsiewjack comme modèle pour commencer à travailler. Sauf que
ce n'était pas une très bonne idée ... Il a été développé selon les vieilles méthodes
Disney, c'est-à-dire en commençant la production sans scénario finalisé: à l'époque,
ils avaient entrepris Blanrhe-Neigl' sans script, et ils l'avaient travaillé au fur et à
mesure de l'écriture. Ce n'est sans doute pas la meilleure méthode qui soit, mais
parfois, il vaut mieux savoir saisir un "oui ''au bon moment et laisser les choses suivre
leur route.
Pour Les Nores funèbres, j'avais plusieurs scénarios sous le coude, sur lesquels
de nombreuses personnes avaient travaillé. Caroline Thompson en avait rédigé une
\'ersion, mais nous avons cu une grosse dispute, ct nos arguments respectifs
se sont avérés inconciliables. Ensuite, Pamela Pettler et john August sont arrivés.
En développant des perspectives qui manquaient cruellement depuis des années,
Pamela nous a apporté une aide extrêmement précieuse. Quant à.John,j 'avais adoré
ce qu'il avait fait pour Big Fish et j'avais adoré notre collaboration. Il est capable
de vous surprendre à chaque ligne, et je crois que c'est à lui qu'on doit la forme
définitive du script.
Reste que le plus difficile était de trouver le bon équilibre entre l'humour et
l'émotion. En plus, il s'agissait d'un triangle amoureux et, dans ce cas, il arrive
souvent qu'un personnage soit moins bien traité que les autres. Au fil des versions,
l'histoire devenait tour à tour celle de la mariée morte, celle de Victor, celle de
Victoria, mais la répartition n'étaitjamais vraiment équitable. L'important était
d'avoir les trois points de vue. Il ne fallait surtout pas que Victor apparaisse comme
LE., NocE' FLNÈBR>:S 1 269
un abruti ou que les filles deviennent des garces absolues. Nous avons travaillé
jusqu'au dernier moment pour obtenir la balance idéale, et je crois que nous
y sommes parvenus :on ressentait les sentiments de tous les personnages, et on
s'attachait aux trois membres qui composaient le triangle. On a mal pour Victoria,
on a mal pour Victor, on sent que chacun manipule l'autre, mais on ne condamne
personne.

Avant de réaliser son propre court-métrage The Devil Went Down to Georgia,
en 1996, et un épisode de la série télé doublé par Eddie Murphy The P.J. 's,
en 1999, Mike Johnson avait travaillé en tant qu'animateur sur L'Étrange Noël de
MonsieurJack et James et la pêche géante. Sur la foi de son talent, Tim Burton décide
de lui confier la coréalisation des Noces funèbres.
Seul un petit groupe de personnes aurait pu tenir ce poste. Pour ce faire, je crois
gu 'il est impératif de bien connaître cet univers: on ne peut pas venir de nulle part,
il faut de l'expérience . .Je ne connaissais pas vraiment Mike, mais on me l'avait
recommandé. J'avais vu quelques-uns de ses petits travaux, il en avait réalisé certains;
il avait fait de la télé, et il avait prouvé qu'il avait l'étoffe d'un vrai pro. Ce n'étaient
que des échantillons, mais il était vraiment dans le bain, et j'en avais assez vu pour
ne pas avoir besoin de le tester.

Pionniers de la technique d'animation sur argile appelée Claymation, très célèbres


dans le monde de la publicité, les Studios Vinton avaient produit la série The P.J. 's
pour laquelle ils avaient inauguré une technologie de leur invention : la Foamation.
La compagnie de Will Vin ton fut à un moment donné attachée aux Noces funèbres,
car le tournage était censé se dérouler dans son quartier général de Portland,
dans l'Oregon. Mais cette collaboration ne sera pas destinée à durer.
Ça n'a tout simplement pas collé. Beaucoup de choses sont conditionnées par
une certaine alchimie, et celle-ci ne s'est pas produite ..Je n'ai rien contre les Studios
Vin ton, ils font du très bon travail, ils ont des collaborateurs formidables ... Mais
voilà, il y a des gens que vous sentez, et d'autres que vous ne sentez pas.
J'ai donc mis un terme à cette collaboration, mais j'ai eu la chance de rencontrer
Allison Abbate, qui avait d'ailleurs u-availlé sur Litrange Noël de Monsieur.Jark et produit
Le Géant de jèr. Elle avait d~jà fait de 1'animation, ct elle avait déjà collaboré avec un Studio.
270 1 T"' lill RIO"
Après avoir dessiné ses propres croquis des personnages, Tim Burton les transmet
au designer de personnages espagnol Carlos Grange), associé privilégié de
DreamWorks, révélé par son travail sur Le Prince d'Égypte en 1995 et acclamé pour
sa participation à Gang de requins en 2004. Face au résultat final, les spectateurs
attentifs de l'œuvre de Burton peuvent percevoir une certaine ressemblance
physique entre le héros ma'iculin des Noces fimèln-es, Victor, ct l'adulte du court-métrage
éponyme, Vincent.
Jassume cette ressemblance. Après coup.jc me suis üüt exactement la même réflexion.
Ca sc produit chaque fois qucj' essaie de m'approprier un projet. C'était 1' essence
de ma démarche d'humaniser les personnages du film.Javais commencé par des-
sin er Victor, et je rn' étais attaqué juste après aux parents de Victmia, Finnis et Maudeline.
C'est ensuite que cela rn 'est apparu clairement. Carlos a pris mes croquis, il en a fait
des o~jets en trois dimensions, mais ce que j'ai trouvé fantastique, c'est qu'il a tou-
jours respecté l'espritdans lequelje les avais imaginés. Il a tout compris, il a été le pont
entre moi et les techniciens chargés de fabriquer les marionnettes à Manchester,
McKinnon ct Saunders.Javais déjà travaillé avec eux, car ils avaient conçu quelques
marionnettes de Mars Attacks! et d'autres, absolument superbes, pour L'i'trange Noël
de Monsieur Jack. Tout repose sur le fait de trouver les bonnes personnes, surtout
dans cette discipline, tout simplement parce qu'il n'en reste plus beaucoup.

Autre référence intime, un écho de Frankenweenie transparaît également dans


l'apparence de la mariée, morte elle-même, descendante lointaine d'Elsa Lanchester
dans La Fiancée de Frankenstein.
Frankenstein rn 'a inspiré de deux façons : un peu au niveau des personnages, mais
surtout en termes de médium. C'était donc encore plus profond gue ça. Un des
meilleurs côtés de l'animation image par image, c'est qu'elle est très liée à Frankenstein,
dans la mesure où elle consiste à donner la vie à quelque chose de très intime. C'est
quasiment une constante de cette technique. J'essaie souvent d'analyser pourquoi
j'aime telle ou telle chose, pourquoije suis attiré vers un moyen d'expression plutôt
qu'un autre. Dans ce cas, il suffit de prendre une petite figurine et d'en faire le pivot
d'un film d'animation image par image. Et je réalise maintenant que la mythologie
de Frankenstein, si fondatrice quand on la découvre enfant, a joué un rôle décisif
dans mon attirance pour 1'animation image par image. Quand on aime cette histoire,
on ne peut qu'aimer ce genre d'animation.

Par son exploration du monde des vivants et de celui des morts qui, contraire-
ment aux conventions habituelles, s'avère infiniment plus coloré que les paysages
austères et grisâtres de la« surface "• Les Noces funèbres s'impose comme du Tim
Burton pur jus.
L'idée de montrer un monde des vivants beaucoup plus« mort, que celui des morts
et de juxtaposer les sentiments que ça m'inspire m'est venue très tôt. Ça remonte
en fait à mon enfance :je me souviens d'avoir éprouvé dès cette époque le senti-
ment que ce que les gens considèrent<< normal, ne l'est pas, et que ce qu'on appelle
272 1 Ti\1 Bnuo~
anormal» ne l'est pas davantage. C'est pourquoi j'ai toujours été sensible aux
monstres et à certaines cultures comme la célébration du "Jour des morts ,, à Mexico :
]t' trouve qu'il y a là beaucoup plus de vie qu'ailleurs ... Je suis issu d'un environ-
nement banlieusard et puritain où la mort était regardée comme une chose noire
èt négative. Mais tout le monde finit par mourir un jour, et c'est la raison pour
laquellej'ai toujours été attiré par les cultures qui faisaient de la mort une partie
intégrante de la vie.

Tim Burton s'est arrangé pour réunir un somptueux casting vocal aïm d'amener Les
.'ioces funèbres à la vie :Johnny De pp en Victor Van Dort, Emily Watson dans le rôle
de sa fiancée Victoria, Helena Bonham Carter dans celui de la mariée morte, Albert
Finney et Joanna Lumley en parents de Victoria, sans oublier Christopher Lee,
RichardE. Grant, jane Horrocks et Paul Whitehouse, surtout connu en Angleterre
pour sa série comique The Fast Show, dont johnny Depp est un fan autoproclamé.
Jai eu beaucoup de chance, car ce n'était pas un film particulièrement attendu ni
une superproduction, et je suis reconnaissant à toutes ces personnes de l'avoir fait
par simple plaisir. Ça m'a ramené à l'époque bénie où on pouvait rejoindre une
,\\·enture cinématographique pour un autre mobile qu'un salaire mirobolant. Les
.Yaasfunèbres est donc devenu un projet en soi, pas une entreprise commerciale. et
j'en étais ravi. je n'ai pas uniquement choisi ces acteurs parce que je les connaissais
déjà, mais parce qu'ils correspondaient aux rôles. La voix d'Albert Finney collait
parfaitement avec son personnage, tout comme celles deJoanna Lumley ou d'Emily
\ratson. Quant à Paul vVhitehouse, son talent m'a sidéré. Il est presque trop bon.
C'était une fantastique réunion de talents vocaux. Personne ne cabotinait, chacun
donnait le meilleur de lui-même. Pendant qu'ils enregistraient leurs dialogues, je les
filmais en toute discrétion avec une petite caméra ; ça pouvait en aider certains à se
montrer plus démonstratifs. Et si l'animation a pu en tirer un quelconque bénéfice,
ainsi soit-il.

Alors que L'Étrange Noël de MonsieurJack était un conte typiquement américain, Les
Noces funèbres est davantage enraciné dans une sensibilité européenne, avec quelques
touches de tradition gothique et de mœurs victoriennes anglaises.
Je ne voulais surtout pas figer l'histoire dans un lieu spécifique, et les véritables
U.s ~oc>.S FU"i:BR>:S 1 273
origines ethniques du conte ne rn 'intéressaient pas vraiment : ce qui rn 'intéressait
surtout, c'était son appartenance au registre de la fable. Mais il dégage en effet quelque
chose de victorien, dans la mesure où l'ambiance répressive qui baigne le monde des
vivants renvoie d'une certaine façon à cette époque. Cette atmosphère ne m'était
d'ailleurs pas étrangère. Burbank n'avait rien de victorien, mais elle possédait une
rigidité sociale comparable par sa façon de cataloguer les gens et de les enfermer
dans des cadres. Les Noces funèbres dégage d'autant plus ce genre d'ambiance qu'il a
été tourné en Angleterre avec un casting majoritairement anglais. Maisj 'ai aussi tenu
à varier les accents pour obtenir un mélange qui interdise de localiser précisément
le lieu et l'époque de l'action. Johnny a adopté des tonalités légèrement anglaises
pour Victor, mais je les ai surtout réservées aux personnages secondaires.

Bien que Tim Burton chante les louanges de l'aspect relativement artisanal de
l'animation image par image pour ses qualités organiques, certaines innovations
technologiques apparues depuis L'Étrange Noël ch MansieurJack (caméras numériques
à la place de la traditionnelle pellicule, marionnettes plus sophistiquées) n'ont pas
manqué de stimuler son imagination.
La technologie a ses avantages et ses inconvénients, mais il faut la prendre comme elle
est. En tout cas, j'ai tenté de la réduire au minimum et d'élaborer l'animation image
par image la plus pure possible. La principale différence par rapport à L'Étrange Noël
de Monsieur jack, c'est que nous avions utilisé de très nombreuses têtes de substitution
dans ce premier film. L'animation était splendide, mais le seul vrai bonus des Noces funè-
bres réside dans la subtilité et la complexité des visages. Ce qui ne s'est d'ailleurs pas
déroulé sans anicroches. La subtilité peut créer davantage de problèmes, et c'est un
des principaux défis auxquels je me suis trouvé conh·onté. Ce qui avait rendu Litrange
Noël de MonsieurJack plus facile, c'était que les personnages y étaient tous biscornus. En
revanche, concevoir des humains en animation image par image, c'est une autre paire
de manches. Il est un peu plus facile d'intégrer des personnages de second plan dans
un univers animé image par image, mais dès qu'il s'agit de mettre des humains en vedette,
le regard les trouve immédiatement bizarres. La frontière entre ce qui fonctionne ou
pas est toujours très mince, mais je ne veux pas en arriver au point de me demander
pourquoi j'ai choisi l'animation image par image. Une fois que nous avons trouvé le
bon design pour les personnages humains, je ne me suis plus posé la question.
274 1 TIM BURTOK
Les personnages secondaires sont formidables, car il suffit de les regarder pour saisir
leurs principales caractéristiques. Maggot, par exemple, est le duplicata de Peter
Larre. J'ai tmuours aimé les quelques vieux cartoons Wamer Bras où il apparaissait
sous forme de caricature animée. Je ne savais pas qui il était, je n'avais vu aucun
de ses films, mais quand je voyais ce drôle de petit bonhomme,je pensais: «J'aime
bien ce personnage. '' Même avec les personnages limités à quelques apparitions,
c'est exactement le genre de réaction que je voulais provoquer. Ils dégagent une
identité si forte que, même si on n'a pas la possibilité de les connaître, on apprend
des choses sur eux au premier coup d'œil. Pour créer un personnage, un design
adéquat est donc une aide précieuse.

Parmi ces personnages figure Scraps, le chien mort de Victor, réduit à un squelette
déambulant dans le Territoire des morts. Comme d'autres, on peut le considérer
comme une référence à l'enfance de Burton.
J'ai eu plusieurs chiens au cours de mon enfance.j'entretenais toujours avec eux des
rapports très intenses. Pour beaucoup d'enfants, c'est même souvent la première
relation qui compte, généralement la plus importante et, d'une certaine façon, la
plus pure. Avec les chiens, c'est la quintessence de l'amour et de l'émotion. Il ne faut
jamais l'oublier dans le cadre des rapports humains. Je devais avoir deux ou trois
ans quand j'ai eu mon premier vrai chien, Pepe. C'était une sorte de bâtard, il était
atteint de ce qu'on appelle la maladie de Carré, et on ne lui donnait pas beaucoup
d'années à vivre. Au bout de quelque temps, il s'est mis à boiter, mais il a vécu
plutôt vieux. Il avait de grands yeux magnifiques, tout l'attirail émotionnel. Innocent. ..

Les familiers de Tim Burton peuvent trouver dans Les Noces funèbres d'autres éléments
thématiques et stylistiques qui portent la griffe de ses précédents travaux. là où L'Étrange
Noël de MonsieurJack se référait à Cab Calloway, le présent film adresse un hommage
discret à Sammy Davis Jr à travers le personnage de Bone Jangles. Pas plus Victor que
Victoria ne s'entend avec ses parents. Quant au décor, à l'ambiance et au triangle
amoureux, ils partagent quelques similitudes avec Sleepy HoUowet avec la version animée
qu'en avait tirée Disney en 1958, dont Burton était un fan de longue date.
Certaines choses vous abandonnent au fil du temps, et d'autres vous accompagnent
pour toujours. C'est pourquoi tout le monde s'intéresse au cinéma: pour découvrir
276 1 TIM BVRTUN
des films qui nous font rf'ssentir des choses, des films qui ne sortent jamais de nos
mémoires. Le cinéma nous arrache de telles réactions que, d'une certaine façon.
elles font partie intégrante de notre panoplie émotionnelle. Même si je n'en ai
pas eu conscience,j'ai mis toute cette énergie dans Sleepy Hollow: c'est un des premiers
dessins animés que j'aie vus où alternaient J'humour, la noirceur, J'énergie viscérale
et la musique.
Le clin d'œil à Sammy Davis ... eh bien, je trouvais que les squelettes et son
m·le de musique se mariaient plutôt bien. Il a été la source d'inspiration directe
de ce personnage.
Quant aux relations problématiques avec les parents, c'est un thème relativement
commun. je dirais même que 90% des enfants se reconnaissent en lui. J'ajouterai
à la liste un autre thème auquel je suis très attaché: la juxtaposition de ce qui est
perçu comme normal, joyeux ou sombre.

Une des particularités de Pixar réside dans son refus presque total du recours aux
chansons et aux munéros musicaux, contrairement à ce qui se pratique de façon
plus conventionnelle chez Disney. Dans ce sens, Les Noces funèbres, tout comme
L'Étrange Noël de Monsieur Jack avant lui, suggère une tendresse prolongée pour la
vieille école Disney.
Ce n'est pas tout à fait comme L'Étrangf Noël de Monsieur Jack, qui était plus une sorte
cl' opéra. Il y a certes de la musique dans Les Noces funèl!res, mais ce n'est pas un '' film
musical"· La musique en est plutôt une émanation organique. Compte tenu du scénalio
et du travail de Danny Elfman, elle fait partie de son identité. Sa présence semblait
clone appropriée. je ne suis pas un adepte des chansons gratuites: sije ressens
une gêne, c'est qu'elles n'ont rien à faire là. je suis donc très vigilant à ce sujet. Le
film comporte des chansons, mais elles n'ont pas été confiées à Céline Dion.

2005 représente une étape très intéressante dans la carrière de Tim Burton, puisqu'elle
voit la sortie de deux films qui reflètent ses préoccupations passées tout en étant
tournés vers le futur, même si c'est de façon opaque. Dans Je même temps, sa vie
privée a été chamboulée par la paternité, mais il se dérobe sitôt qu'on lui demande
logiquement si le fait d'élever un enfant aura une influence sur son travail.
_-\.u moment où je vous parle, je ne me sens absolument pas affecté par la paternité,
b:S No<:ES FVNÈ:BRk:S 1 277
si ce n'est physiquement. On me pose parfois cette question de manière plus simpliste :
<< C'est parce que vous êtes devenu père que vous avez tourné Charlie et la chocola-
terie? Allez-vous faire des films pour enfants? >> At~ourd'hui, ma réponse est:
<< Absolument pas. >>J'ai plutôt envie de me tourner vers l'horreur ou le porno ...
Bien sûr, devenir parent est une expérience émotionnelle sidérante qui affecte votre
vie dans ce sens, qui vous demande des efforts physiques et mentaux. Mais je ne la
vois absolument pas influer sur la forme ou le contenu de mes futurs films. En
fait, ils pourraient bien devenir encore plus rudes par certains côtés ...
C'est drôle,j'ai tourné tous mes films sous la coupe de Studios, et c'est toujours
le même genre de cauchemar. Et à chaque fois je me demande:<< Pourquoi?>> C'est
un monde que je connais, mais que je n'apprécie pas spécialement. je ne vois pas
en vertu de quoije devrais ou ne devrais pas réaliser un vrai film d'horreur. En
fait,j'adorerais ça. Comme il s'agirait d'une nouveauté, ce serait comme apprendre
un nouveau langage de manière amusante, même si ça a l'air plutôt facile.
J'ai appris au fil du temps qu'il valait mieux avancer sans rien dire à personne.
J'ai essayé d'appliquer cette tactique à deux reprises. Sur Ed Wood et Edward aux
mains d'argent, que j'avais tenté de réaliser avec des budgets plus modestes,j'ai presque
eu le sentiment de devoir cacher qui j'étais, voire de changer de nom avant de me
mettre au travail. La manière dont les gens vous perçoivent soulève énormément
d'obstacles. On croit que vous avez de l'argent, que vous êtes un gros réalisateur
hollywoodien ; alors, si vous ne payez pas les gens à la seconde, vous les dépouillez,
etc. Bizarrement, la célébrité rend les choses plus difficiles.
Mais je vais prendre mon temps et respirer un bon coup, parce que je ne veux pas
revivre ce genre de situation. je ne supporte plus l'aspect mécanique de ce métier. ..
Pour toutes sortes de raisons, cette période est terminée, définitivement, définitivement
terminée. je ne le referai plus, enfin, pas tout de suite. j'éprouve le besoin de faire
quelque chose. Je ne sais pas exactement quoi, ni comment, mais je sais que je
dois me lancer dans une nouvelle aventure. Et la manière dont ça se passera la
prochaine fois revêtira pour moi une importance capitale. je me sens un peu comme
unjunkie.j'ai besoin d'une pause et de réévaluer un peu tout ça.

278 1 TIM BuRTON


Sweeney
le diabolique barbier de Fleet Street

:u histoire de Sweeney Todd a longtemps inspiré la crainte et l'épouvante.


Barbier et tueur en série du XIX' siècle, il aurait égorgé les clients installés
dans son fauteuil de travail avant d'expédier leurs cadavres ensanglantés
dans une cave où sa complice, la boulangère Mrs Lovett, les découpait en morceaux
avant de les hacher menu pour en farcir des tourtes à la viande. Si certains affir-
ment qu'il a bel et bien existé dans le Londres victorien ct que son palmarès
affiche environ cent soixante meurtres, il est généralement admis qu'il n'est rien
d'autre qu'une créature de fiction apparue pour la première fois sous la plume de
Thomas Peckett Prest dans The String of Pearls :A Romance, publié en novembre
1946 par Tlu! People's PeriodicaL L'histoire fut adaptée l'année suivante sous la forme
d'une pièce sous-titrée Le Diabolique Barbier de Fleet Street. La notoriété de Sweency
Todd affronta peu après celle d'un autre seriai kil/er londonien- Jack l'Éventreur.
Au fil du temps, cette histoire a inspiré un certain nombre de productions
théâtrales et de films destinés aussi bien au grand qu'au petit écran. Parmi eux,
on peut citer, dès 1936, un Sweeney Todd, Demon ofFleet Street, réalisé en noir et blanc
par George King, avec dans le rôle-titre le bien nommé Tod Slaughter' qui continua
d'incarner le personnage sur scène jusqu'au milieu des années 1950 ; ou encore
un Tale of Sweeney Todd tourné pour la télévision en 1998 par John Schlesinger,
avec Ben Kingsley en Sweeney etjoanna Lurnley en Mrs Lovett. Mais c'est la pièce
1- Slaughtervcut dire,, carnag-e:>) ('rl français.

S\n.Lr-.:EY Toon. u: lHAHOI.H~l't.. UARBIER nE Fu.ET STK.t-..lT 1 281


du dramaturge anglais Christopher Bond, Sweeney Todd, qui, en 1973, fit le plus pour
sa légende, en introduisant une notion de vengeance désormais indissociable de
l'histoire.
En se basant sur la pièce de Bond, le mythique compositeur et parolier américain
Stephen Sondheim fit connaître la saga de Sweeney Todd à un public encore plus
vaste lorsque le spectacle musical qu'il écrivit avec Hugh Wheeler, Sweeney Todd, le
diabolique barbier de Fleet Street, débuta à New York le 1"' mars 1979, avec Len Cariou
dans le rôle principal et Angela Lansbury dans celui de Mrs Lovett. Bien qu'il n'ait
pas assisté au show original de Broadway, Tim Burton, alors encore étudiant à l'Institut
des arts de Californie, le découvrira lors d'une visite à Londres.
Je l'ai adoré. je n'étais pas encore dans le cinéma,je n'avaisjamais entendu parler
de Stephen Sondheim, mais l'affiche avait l'air cool, et elle m'a attiré. je ne suis pas
spécialement fan de comédies musicales, mais le spectacle rn 'a plu car il ressemblait
à un vieux film d'horreur sur lequel on avait plaqué une partition superbe. En
fait, j'ai tellement aimé la pièce que je l'ai vue deux fois.

Burton envisage de porter à l'écran le show musical de Sondheim peu après la sortie
de Batman, mais ce premier flirt n'aura pas de suite. Plus tard, dans la foulée de
Mars Attacks !, il rencontre Sondheim pour discuter d'un projet d'adaptation ciné-
matographique, mais la perspective de diriger une nouvelle version de Batman
l'en détourne une fois de plus. Les années passent, et DreamWorks finit par acquérir
les droits de la comédie musicale. Un temps confié au réalisateur d' American Beauty
Sam Mendes et au scénariste John Logan, le projet tombe à l'eau lorsque Mendes
se décide finalement pourJarhead. En 2006, Tim Burton est à deux doigts de tourner
Believe ft or Not !, biographie du collectionneur de curiosités Robert Ripley écrite
par les auteurs d' Ed Wood, Scott Alexander et Larry Karaszewski, dont Jim Carrey
doit tenir le rôle principal. Alors qu'il effectue des repérages en Chine, le mm est
brusquement reporté par Paramount. Peu après, il manifeste son intérêt pour Sweeney
Todd, et l'affaire est conclue en un clin d'œil.
Stephen Sondheim est un homme formidable, très intelligent, très passionné. C'est
un génie dans son domaine, mais ce que je respecte le plus chez lui, et dont je lui
suis infiniment reconnaissant, c'est sa manière de s'être complètement adapté au
projet. Ce n'était pas une pièce de théâtre, et il en a tout de suite compris la nature
282 1 TIM BURTON
cinématographique. Pour ça, je lui tire mon chapeau ~ Lors de notre première
rencontre,j'avais été impressionné par la façon dont il a\·air éYoqué l'écriture
musicale de Sweenry Todd. Il l'a conçue comme une partition de Bernhard Herrn1ann.
Et quand on enlève les chansons, ce que nous avons fait pour les besoins de
l'enregistrement, on réalise avec stupéfaction à quel point la musique ressemble
effectivement à du Bernhard Herrmann. Dès qu'il a évoqué cette référence, j'ai
su que je ferais le film.

Réduire un spectacle scénique de trois heures à un f"ilin de deux heures implique


des changements. Les précédentes versions du scénario ont ainsi éliminé cer·
taines chansons, raccourci d'autres ... Côté scénario, un rabotage supplémentaire
s'est aussi imposé af"m de concentrer l'intrigue sur le parcours de Sweeney Todd :
adieu donc les intrigues parallèles. Sitôt aux commandes du projet, Burton entreprend
de réinsérer davantage de chansons et de musique.
Nous sommes revenus aux sources du show musical. Dans le premierjet que j'avais
lu, il y avait beaucoup moins de musique. On était beaucoup plus proches d'une
certaine tradition, où les personnages parlaient énormément avant de beugler sans
prévenir leurs chansons. Or ce qu'il y a de bien avec Sweeney Todd, c'est justement
que la pièce repose entièrement sur la partition. On a donc décidé dès le départ de
lui rendre son identité et de lui rajouter de la musique. Il n'y en a pas autant que
dans le spectacle original, mais bien plus que dans le premier jet dont je parlais.

Bien que sa ligne mélodique ait été conservée et qu'elle ait figuré dans le scénario
jusqu'au moment du tournage, la célèbre chanson d'ouverture du show, The Ballad
ofSweeney Todd, sera f"malement coupée.
Sur scène, elle décrivait le personnage de Sweeney comme un chœur antique. Mais en
yregardantde près, on s'estaperçus qu'elle ne parlait pasvraimentdu personnage qu'on
allait montrer. En outre, les gens n'aiment pas qu'on leur explique ce qu'ils sont en train
de voir. Et là, je tenais à ce que les personnages gardent un certain mystère.

Sur scène, Sweeney Todd et Mrs Lovett sont généralement interprétés par des quin-
quagénaires. Mais Burton tient mordicus à ce que ses deux héros soient plus
jeunes d'au moins dix ans.
SwEENEY TonD. LE DIABOL!QlT BARBIER DE FLU:T STREET 1 283
La dynamique que je voulais donner à mon film devait passer par un certain dépous-
siérage: mes héros seraient un peu plus jeunes, dans la quarantaine, et les enfants
seraient de vrais enfants, pas des adolescents joués par des acteurs de trente ans.
Au théâtre, les incohérences liées à l'âge se remarquent moins; dans mon domaine,
je trouve que le respect de l'état-civil dégage une énergie beaucoup plus cinéma-
tographique. Et puis il plane sur Sweeney et Mrs Lovett une sorte de fatalité, un
frisson de Bonnie and Clyde. Quand Bette Davis est devenue, non pas vieille, mais
un peu plus âgée,j'ai senti chez elle une sorte de tristesse, de gravité émotionnelle,
et j'ai senti que le film gagnerait à traduire cette impression.
284 1 TIY! At•RTON
Johnny Depp, qui fut dans les années 1980 le bassiste et le choriste d'un groupe
de Floride baptisé The Kids, a été le premier choix du réalisateur pour le rôle de
Sweeney. Fin 2001, bien avant de se retrouver attaché au :film, Burton lui rend visite
dans sa maison du sud de la France pour lui donner un CD de la version scénique
de Sweeney Todd avec Angela Lansbury qu'il lui demande d'écouter. Mais ce n'est que
cinq ou six ans plus tard qu'il lui parlera du rôle et lui demandera s'il se sentirait
capable de le chanter.
Je savais qu'il possédait le sens de la musique et qu'il avait été dans un groupe.
j'ignore s'il y chantait, je ne l'avais jamais entendu, mais je savais qu'il jouait de
SWEENEY TODD, LE DIABOLIQUE BARBIER DE fLEET STREET 1 285
la guitare.J'ai donc eu le pressentiment lumineux qu'il serait l'homme de la situa-
tion. Je sais aussi que, si je m'étais trompé, il n'auraitjamais accepté ce rôle
pour le seul plaisir de travailler avec moi. Mais au fond de moi, j'étais certain de
mon intuition.

Pour créer leur propre Sweeney Todd, Depp et Burton s'inspirent de nombreuses
stars du cinéma muet, principalement des icônes de l'épouvante comme Lon Chaney
Senior, Boris Karloff et Peter Lorre, acteurs qu'ils idolâtrent depuis leur enfance.
Comme nous parlons tot~ours des anciennes stars de l'horreur, on a pensé qu'il serait
amusant de tomber un jour sur un projet qui nous permettrait de reproduire leur
style d'interprétation. Dans ce type de films, les acteurs de cette trempe avaient
une façon de jouer certes très datée, mais qui n'a rien perdu de sa pureté. Quand
vous regardez Peter Lorre dans Les Mains d 'Or/,ac, ou encore Boris Karl off, il y a chez
eux une sorte de qualité primitive qui me réjouit to~jours autant.

Comme dans Edward aux mains d'argent, la performance de Johnny Depp est vir-
tuellement silencieuse, puisqu'il traduit davantage les émotions de son personnage
par l'expression de ses yeux et de son visage qu'à travers les dialogues.
Nous n'avons pas arrêté de couper les dialogues. Un des avantages du cinéma par
rapport à la scène, c'est qu'il est plus proche des acteurs: un seul regard leur permet
de traduire des émotions. En plus, le cinéma permet de lire entre les lignes. On
n'a pas forcément besoin de savoir ce que pensent les personnages, mais on voit qu'ils
pensent. Qu'il suffise de regarder quelqu'un pour sentir l'agitation qui tourbillonne
en lui sans vraiment en connaître la nature exacte, moi, ça me communique
un formidable sentiment de plaisir et de libération.

Autre inspiration directe du personnage : le Docteur X, joué en 1932 dans le film


éponyme par Lionel Atwill et par Humphrey Bogart dans Le Retour du Docteur X,
sept ans plus tard.
Humphrey Bogart est incroyable dans la peau d'un monstre. C'est tellement cool
de le voir dans ce genre de rôle, d'habitude toujours interprétés par les mêmes
acteurs. Ça apporte quelque chose de fantastique, de bizarre, de stupéfiant, et pour
moi .Johnny arrive au même résultat dans Sweeney Todd.
286 1'l'lM Bl•RTON
Sweeney Todd remplit le cahier des charges du héros << burtonien '' type, c'est-à-dire
soit un outsider, soit un laissé-pour-compte. Mais bien que Burton prétende qu'il
lui faut en général plusieurs années après un film pour déterminer la place qu'il
occupera dans son cœur, il considère déjà Sweeney comme le personnage préféré
de toute sa carrière .
.Je suis proche de lui, voilà. Parfois, je me sens même comme lui. Il est très intéri01isé,
renfermé dans sa propre tête, dans son monde à lui, pour le meilleur et pour le
pire, le plus souvent pour le pire, d'ailleurs. Quand on héberge toutes ces émotions,
on peut presque passer pour fou. C'est en général ce que pensent les gens quand ils
s'en tiennent aux apparences. Mais pas moi. Si Sweeney abrite en effet une sorte de
folie, elle est fondée sur des raisons que je comprends parfaitement. C'est une âme
torturée, il est rongé par ses démons, rongé par le tragique de sa vie, et c'est pour ça que
je l'aime. Il ne parle pas, il regarde juste par la fenêtre, il broie du noir, impassible,jamais
un mot pour rien, son esprit volette autour de lui en charriant des tonnes de
tourments ... Tout passe par l'image. Les films au look extrême ont l'énorme avantage
de pouvoir représenter ce qu'on ressent, comme s'ils visualisaient ce qu'on a dans
les tripes, comme s'ils nous permettaient de contempler nos propres entrailles. Je
me rappelle avoir dit à johnny que si j'étais acteur, je jure devant Dieu que le rôle de
Sweeney serait celui que je rêverais d'interpréter: pas besoin de parler; regarder à
travers une fenêtre ... c'est idéal. Chanter, c'est une autre histoire.

Après avoir trouvé son Sweeney Todd, Burton se met en quête de sa Mrs Lovett. Helena
Bonham Carter, sa compagne à la ville, déjà vedette de La Planète des singes puis second
rôle dans Big Fish et Charlie et la chocolaterie, est fan de comédies musicales depuis
l'adolescence et se serait coupé une main pour décrocher le rôle. Mais pour Burton,
l'idée de l'engager est loin d'aller de soi, notamment parce que cela pourrait laisser
entendre que son statut de petite amie lui tient lieu de passe-droit.
j'étais d'autant plus nerveux qu'il s'agissait d'un rôle important. Mais il faut savoir que
je n'étais pas le seul décisionnaire: l'aval de Stephen Sondheim était indispensable.
Pour un rôle pareil, elle devait vraiment assurer.

Plusieurs années avant d'avoir fait la connaissance d'Helena Bonham Carter, Burton
a réalisé une peinture à l'eau de Sweeney Todd et de Mrs Lovett tels qu'il se les
SwFENEY lbDD. I.E DIABOLIQUE BAMBil.R m. FuTr SrRncr 1287
imaginait. Durant la période de préproduction, il retrouve son dessin et constate
avec stupéfaction leur ressemblance plus que frappante avec J olumy Depp et son
Helena.
Je savais qu'elle avait le bon physique et qu'elle irait parfaitement avec johnny. En
même temps, je me suis senti obligé de voir d'autres actrices. \'lais je n'en ai pas
auditionné beaucoup, car chanter représente une mise à nu très éprouvante.

Burton s'envole donc pour New York à la rencontre de quelques Mrs Lovett potentielles,
qui devaient toutes chanter « The Worst Pies in London 2 , en guise de test. De retour
en Angleterre, après avoir auditionné plusieurs comédiennes, Burton décide de
remettre sa décision à plus tard .
.J'étais à la torture, et j'ai mis ça de côté quelques semaines. Ensuite, j'ai visionné
toutes les auditions en gardant celle d'Helena pour la fin.Je rn 'attendais sans l'ombre
d'un doute à en choisir une autre mais, en voyant Helena, la surprise m'a pris de
court, etj'ai pensé:« Bordel, qu'est-ce qu'elle est bonne.,, Ensuite,je me suis
demandé commentj'allais m'en sortir. Pour.Johnny, mon choix n'avait rien de
politique. Mais dans ce cas particulier, si.

Au bout du compte, comme pour le rôle de Sweeney Todd, la décision ïmale revient
à Stephen Sondheim. Le compositeur visionne les cassettes de toutes les candidates
et, sans connaître le choix de Tim Burton, porte le sien sur Helena Bonham Carter.
Mrs Lovett est un personnage triste, hanté, émotif et sans illusions. Voilà pourquoi
elle forme un si beau couple avec Sweeeney. Mon film parle de rapports humains.
Mettez-les côte à côte, et c'est tm couple qu'on voit, certes étrange, mais un couple
quand même, et leurs relations fournissent une bonne partie de l'énergie du film.
C'est bizarre à dire, mais je les verrais très bien dans un musée de cire, exposés au
Donjon de Londres, par exemple. Ne serait-ce que d'un point de vue esthétique, il
était important qu'ils aient l"air faits l'un pour l'autre, qu'ils forment cette espèce
d'alliage perverti. Ils dégagent quelque chose de pâle, presque de décomposé.

Comme dans la plupart des Ïilms musicaux, partitions et chansons sont enregistrées
en amont, puis les acteurs les interprètent en play-back au moment de tourner. Pour
~- Lütérakment: ,. Les plu~ mauvaba:s LOllrtt·~ ci. la viande rle l.onclrf's. "

288 1 Tl" lll'RION


Burton, la présence de musique sur le plateau
ne donne pas seulement au Ïllm des allures de
cinéma muet, mais lui ouvre tout un monde
de perspectives en termes de mise en scène.
La présence de la musique préenregistrée don-
nait un vrai rythme au tournage, etje crois
que johnny a bien aimé ça. On avait l'impres-
sion d'être en con tact direct avec Lon Cha ney.
Le fait de bouger en musique semblait diriger
tout le monde vers la bonne place. Parfois,
la musique me suggérait même des mouve-
ments de caméra. Il ne fallait surtout pas que
le film ressemble à un clip de MTV : les mou-
vements de caméra faisaient partie intégrante
de l'histoire, mais ils ne devaient surtout pas
la dominer. Maintenant, je comprends pour-
quoi certains cinéastes aiment travailler en
musique, et je crois que je renouvellerai un
jour l'expérience, même si ce ne sera pas pour
un film musical. En tout cas, ça imprime un
tempo aux plans et aux cadrages avec lequel
il est amusant de composer. On a même le sen-
timent de travailler plus vite.

Sweeney Todd marque la première collaboration


de Tim Burton avec certains techniciens,
comme le chef opérateur né en Pologne
Dariusz Wolski, qui a éclairé Johnny Depp dans
les trois Pirates des Caraïbes, et le décorateur
italien oscarisé Dante Ferretti, dont la carrière
englobe notamment six films de Federico
Fellini, Le Temps de l'innocence et Gangs ofNew
Yom de Martin Scorsese, Les Aventures du Baron
SwEENEY Tonn. LE DIABOLIQUE BARBIER nE Fu:ET STREET 1 289
de Münchhausen ou encore Entretiens avec un vampire. Avant Sweeney Todd, ce dernier
avait travaillé avec Burton sur le projet Believe lt or Not ! Ïlnalement reporté.
Je suivais le travail de Dante depuis son passage chez Fellini, et j'ai constaté l'énergie
que dégageait sa collaboration avec le Maestro. Il vous rappelle que vous travaillez
sur un film, et pas pour une entreprise commerciale. C'est un artiste. Il dessine
ses propres croquis. J'étais emballé par le fait de côtoyer un homme qui charriait
une telle histoire et un tel palmarès.

Burton ne se soucie guère d'élaborer une reconstitution fidèle du Londres du


XIX' siècle. La preuve, il fait parvenir à Rome, où réside Dante Ferretti, un DVD
du Fils de Frankenstein réalisé en 1936 par Rowland V. Lee, troisième volet de la saga
horriÏlque de Universal dont il compte se servir comme référence. À l'arrivée, Burton
et Ferretti optent pour une approche légèrement fantasmée de Londres plutôt
que de situer l'action dans une époque précise.
Nous n'avons pas voulu jouer la carte du réalisme documentaire, car il s'agissait
d'une fable légèrement stylisée. Les films de Frankenstein n'affichaient pas le
panneau<< Les Montagnes roumaines: 1730 ''·Quand on tourne une fable, on n'a
pas besoin de ce genre de détail. Là, on voulait recréer sans vraiment le dire un Londres
imaginaire, à la fois pas trop moderne pour bien ancrer le début de l'histoire à 1'époque
de Jack l'Éventreur et légèrement antérieur à cette période pour souligner la cruauté
de la société.

Célèbre pour élaborer de stupéÏlants mondes imaginaires grâce aux outils ciné-
matographiques traditionnels en préférant notamment les décors en dur aux images
de synthèse, Burton a pourtant envisagé au départ de toUTiler Sweeney Todd à la façon
du Sin City de Frank Miller et Robert Rodriguez : soit en Hlmant ses acteurs sur fonds
verts avec des décors et des accessoires réduits au strict minimum, avant de com-
pléter numériquement le tout en postproduction.
C'était en partie pour des raisons de budget. Mais en y réfléchissant, travailler sur
un vrai plateau est beaucoup plus pratique pour moi, pour les acteurs, pour tout
le monde, en fait. En plus, chanter face à des écrans verts éloigne tellement de la
réalité que ça aurait été un véritable cauchemar. En fait, c'est pour les chansons qu'il
était encore plus important de tourner dans un environnement authentique.
200 1 TIM BeRTON
Dans le spectacle original de Sondheim, le sang était un ingrédient aussi essentiel
qu'abondant, et sa présence choqua les prenùers spectateurs de Broadway, habitués
à des shows plus gentils et inoffensifs. Burton, lui, est fermement déterminé à ce
que sa version ne ferme pas les yeux devant tout ce rouge, quitte à ce que la sur-
abondance d'hémoglobine lui vaille une interdiction aux mineurs.
La première chose que j'ai dite au Studio a été : " Les gars, ne soulevez surtout pas
la question du sang, car il y en aura des hectolitres. J'ai vu plusieurs représentations
de Sweeney Todd où on avait voulu mettre la pédale douce sur le sang, et ça ne collait
pas. Il est impossible d'être politiquement correct avec un sujet pareil :ici, on
parle d'un tueur en série qui transforme ses victimes en tourtes à la viande. N'essayez
surtout pas d'adoucir le ton. >> Reste que mon film n'est pas gratuitement gore. Il se
situe davantage dans l'esprit de la Hammer que dans la lignée d'Hoste!. Le sang y est
rouge vif. Il retourne aux sources du spectacle, où il occupait une fonction symbolique,
tout enjouant son rôle dans le concept colorimétrique de l'ensemble.
Les puristes auront peut-être été choqués de ne pas retrouver dans mon film le
show dont ils sont fans et de constater que certains numéros musicaux n'y figurent
plus. En tout cas, j'ai essayé d'être le plus pur possible. Mais combien y a-t-il de
puristes? Un film musical interdit aux mineurs, où le sang coule à flots, ce n'est
pas commun. Reste que ceux qui vont à Broadway ne sont généralement pas des
fans de slashen movies horrifiques et vice versa.
Filmographie
- 1982 : Vincent
- 1982 : Hanse[ and Crete[
- 1982 : Frankenweenie
- 1984 : Aladdin et la lampe magique
- 198 5 : Pee-Wee 's Big Adventure : The Story of a Rebel and his Bike
(Pee-Wee Big Advenlure)
- 1985 :Alfred Hitchcock Present's: The jar
- 1988 : Beetlcjuice
- 1989 : Batman
- 1990: Edward Scissorhands (Edward aux mains d'argl'lll)
- 1992 : Batman Returns ( Batman, le défi)
- 1993: The Nightmare Before Christmas (L'Éimnge Noël de J'vlonsieurJark)
- 1994: Ed Wood
- 1996 : Mars Attackç !
- 1996 :James and the Giant Peach (fames et la pêrhe géantr)
- 1999: Sleepy Hollow
- 2001 :Planet of the Apes (La Planflr des singrs)
- 2003 :Big Fish
- 2 oo 5 : Charlie and the Chocolate Factory ( Charlif el la rhorolaterie)
- 2005 : Corpse Bride (Vs Noces Jiau'lnes)
- 2008 : Sweeney Todd: The Demon Barber of Fleet Street
(Sulf!'IU')' Todd. U' diaboliqw' barbin de Fll'l'l Stn'ff)
- 2010 :Alice in Wonder/and (Alia uu jJays d!'s mnveillrs)
Index
A Batman et Robin : 173, 175
Abbate, AJiison: 270 Batman Forever: 159, 173-174
Ackerman, Thomas : 86 Batman, IR défi : 24, 50, 66, 86, 88, 103,
Adventures of lchahod 105, 1l7-ll8, 124-126, 128, 130, 137-138,
and Mr Toad (The): 184-185 144,149,159,170,262
Aladdin et la lampe magique : Bava, Mario : 256
55, 66-67 Beetlejuice: 6, 23, 29, 72, 81-82, 84, 86,
Alexander, Mike : 258 88, 90, 92, 95, 97, 99-100, 102-104, 108,
Alexander, Scott: 148, 164, 282 ll2, 119, 122, 126, 130, 140, 148,
Allen, Irwin : 166 153-154, 169-170, 197-198, 222
American Beauty : 221 Beetlejuice à Hawaii: 163
Appollo 1.3 : 203 Believe ft or Not!: 282, 290
Arkin, Allan : ll4 Bening, Annette : 170
ArmefataiR(L'): 150,159 Big Fish: 27-28, 221-225, 227, 234-239,
Armstrong, Andy: 201 243, 26~261,269,287
Arquette, Patricia : 157 Bird, Brad : 78, 265
August,John : 27, 221, 224, 243, 246, 252 Bogart, Humphrey : 286
Aventure du Poséidon (L'): 166 Bond,Chris~pher:282
Bonham Carter, Helena: 14, 209, 212,
B 219,232,238,244,252,262,273,287-288
Baker, Rick: 27, 154, 160, 212, 261, 269 Boogie Nights : 212
Baldwin, Alec: 81, 92 Boorman, John : 254
Basinger, Kim: 123 Boulle, Pierre : 202
Batrnan: 6, 21, 23-25, 81, 88, 95, 98-99, Brosnan, Pierce : 170
102-105, 107, ll6, 121-122, 126, 128, Brown, David : 208
130, 136,154,170, 175,188,194,197, Broyles, WilliamJr: 203-204, 206
199, 203-204, 206-207, 215, 219, 228, Burton, Billy : 14, 238
238, 242, 246, 253, 282 Burton, Bill: 221-223, 228, 231, 237
INDEX 1 295
Burton, jeff: 202 Davis, Bette : 198, 284
Buscemi, Steve : 232 Davis, Geena: 81, 84
Byt' Bye l"ovP : 228 Davis, Sammyjr: 10, 17,276-277
Deja, Andreas : 42
c Depp, .Johnny : 5, 10, 18, 24, 26, 28-29,
Cabin Roy: 147-148 83, 110-112,114, 118,157,186-187,
Cabinf'l du Dr Caligari (Le): 52 194-197, 229, 239, 248-251, 262,
Cage, Nicolas : 173 273-274, 285-289
Calloway, Cab : 141 DeVito, Danny: 123, 128, 170, 227, 232
Cameron, James : 203 Di Novi, Denise: 7, 118, 147-148, 163
Cariou, Len : 282 Diamant du Nil (Le): 206
Carrey,.Jim: 282 Disney, Wa1t : 46
Catwoman : 163 Docteur X (Le): 286
Chaney, Lon : 83, 286, 289 Dracula et les ji>mmes : 190
Chartif et la Chocolaterie : 15-16, 28, 241, Duvall, Shelley: 62, 66
253, 259, 262, 269, 278, 287
Chiodo, Steve : 48, 56, 66 E
Citiun Kant!: 246, 250, 254 Eastwood, Clint: 163
Close, Glenn : 170 Ed Wood: 9, 21, 25-27, 118, 148-149,
Cohen, Bruce: 221, 228 153-154, 156, 158-160, 163-164, 169,
Columbus, Chris : 203 172-173, 179, 196-197,199,212,224,
Conversations with Vincent: 116 239, 246, 278, 282
Coppola, Francis Ford : 199 Edward aux mains d'argent: 6, 21-22,
Corman, Roger : 170 24, 26, 31, 62, 64, 83, 86, 88, 107-110,
Crosby, Bing : 184 112-113, 116-118, 125, 136, 141, 148,
Crowe, Cameron : 1 19, 231 157,170,194,196,199,239,246,248,
Crudup, Billy: 222-223, 231 278, 286
Cruise, Tom : Ill Elfman, Danny: 23, 73, 78, 91, 103,
Cry-Baby: 8 140-141, 159, 173,202,238,277
Cushing, Peter: 186-187, 190, 195 Étrange Noël de Monsieur Jack (L') : 25,
28, 59, 64, 88, 90, 108, 118, 133-134,
D 136-138, 141-144, 147, 149, 154, 163,
Dahl, Felicity dite Licey : 242, 244 168, 173, 190, 238, 264-266, 268-270,
Dahl, Roald: 15, 28. 241-246, 252, 272-274, 277
254, 261 F.xcalibur: 254
Danger: Diabolik : 256

296 1 TIM 1\t:~TO"


F Gough, l\lichacl : 197
Grange!, Carlos : 271
fàmily Dog : 78
Grant, Richard E. : 273
Fellini, Federico: 76-77, 130, 196, 289
Greene, Lorne : 166
Fmêtre secrète : 14
Gre)'stokf : 212
Ferretti, Dante : 289-290
Crier, Pam : 170
Fiancé!- de Frankenstein (La): 59, 272
Griffith, Richard : 197
Fils de Frankenstein (Le) : 290
Guerre dfs mondes (La): 167
Figgis, Susie : 250
Gunner, Robert : 202
Finney, Albert : 222, 225, 228-230, 273
Fox,.James: 258
Fox, Michael J. : 170
H
Hamm, Sam: 81,95-96,99, 122,203
Frank, Scott : 242
HmlSfl and Crete!: 55-56, 58-59, 88, 152
Frankenstein: 22, 33, 35, 59, 61-62, 109,
Harrison, Linda: 203, 208, 215
117, 272
Harryhausen, Ray : 28, 34, 58, 88,
Frankmstfin s'est échappé: 190
136-137, 168, 268
Frankenweenie: 23, 46, 48, 56, 59-60, 62,
Hartman, Phil : 70, 72
64-66, 69, 71, 73, 86, 95, 117, 154, 255,
Hawkline Monster (1ïze): 163
263, 272
Hayes, Terry : 203
Frauenfclder, Katterli : 218
Heinricks, Rick : 48 56 66 70 78 88
Furst, Anton : 99 174,189-190 ,, ' , , , ,
Herrmann, Bernhard : 283
G Heston, Charlton : 27, 166, 202, 208,
Gambon, Michael: 197
212-215, 218
Gardner, Ava : 166
Hickson,.Julie: 47, 55, 59
Géant de .fer ( LP) : 266, 270
Highmore, Freddie: 250-252
Geffen, David : 81-83
Homme au masquf df rire (L') : 50
Gems,Jonathan: 163-164, 166, 168
Hooks,.Jan : 72
Giamatti, Paul : 207, 212
Horn, Alan : 248
Gieseke, Lena: 105
Horrocks,.Jane: 273
Gilroy, Dan : 175
Hostfl: 291
Go: 221
Hughes, Howard: 246
Go Baby Go: 163
Hunter, Kim : 203
Godzilla : 33, 56, 60, 73, 90
Goldblum,Jeff: 184
Gorilles dans la brume: 212

'""'·x 1 297
1 197, 212, 239
Lange, Jessica : 225, 228-230
lndependanre Day : 172
Lansbury, Angela : 194, 282, 285
Irving, Washington : 183-184
Lasse ter, John : 265-266
Lee, Bonnie: 69
Lee, Christopher : 190, 195, 198, 213,
!ck l'Éventreur: 281, 290
246, 262, 273
.fames et la pêche géante : 28, 163, 241
Lee, Rowland V. : 290
Jar (The) : 78
Lehman, Michael: 148
Jarhead : 282
Lisa Marie: 157, 177-180, 201-202, 219
Jason et les Argonautes: 33-34, 168,
Logan,John : 282
236, 270
Lohman, Alison : 225, 228-230
Jinks, Dan : 221, 228
Lorre, Peter : 198, 286
Johnson, Mike : 270
Lucas, George : 168
Jones,James Earl: 67
Lugosi, Bela: 149-150, 154, 157, 212
Jones,Jeffrey: 197
Lumley,Joanna: 273
Jones, 0-Lan : 170
Lunezki, Emmanuel: 192
Jones, Tom : 170
Jours et des vies (Des) : 234
M
K McDiarmid, lan : 197
McDowall, Roddy: 203, 212
Kamen, Dan: 180
McDowell, Alex : 253-254, 256
Kane, Bob : 95-96, 98
McDowell, Michael : 78, 81-82, 140
Karaszewski, Larry : 148, 164, 282
McGregor, Ewan : 222, 225, 228-230,
Karloff, Boris : 60, 83, 286
232, 235-236
Kean, Glenn : 39
McGrory, Matthew : 232
Keaton, Michael: 83, 90, 96-98, 100,
McKeown, Charles : 100, 102
122-123, 125
McQueen, Steve: 213
Kelly, David : 252
Mains d'Orlac (/,es): 286
King, George: 281
Mankiewicz, Tom : 95, 98
Kingsley, Ben : 281
Mars Attacks!: 163-164, 166-167,
Konner, Lawrence : 206
169-170, 172,179-180,198-199,208,

L 228, 268-269, 272, 282


Mary Reilly : 148
Lanchester, Elsa : 272
Masque du démon (LI'): 191
Landau, Martin: 154, 157, 160-161,
Meyer, Russ : 163
298 1 T"t Bl!KTON
Miller, Frank : 290 Plan 9from Outtn-Spnœ: 148-150,
Mission Impossible II : 201 152, 159
Mon amijoe: 206, 212 Planète des singes (La): 26-27, 202-204,
Munro, Alan : 85-86 206,208-209,214, 216,219,221,231,
Murray, Bill : 157 242, 260, 287
Poe, Edgard Allan : 34, 48-50, 163
N Polanski, Roman : 131
Nicholson,Jack: 96-98, 102, 163, 170, Presque célèbre: 231, 252
221, 228 Priee, Vincent : 34, 48-49, 52-53,
Neverland: 250-251 67, ll6, 133, 151, 186-187, 195-196,
Nightmare ofEcstasy: 149, 153,224 208, 213
Nimoy, Leonard : 67 Prince: 103-104, 238
Noces funèbres (Les): 16, 28-29, 243, 253,
266, 268-274, 276-277 R
Ranft, Joe : 266
0 Rashomon : 224
O'Brien, Willis: 136 Resnick, Adam: 147
O'Hara, Catherine: 72, 81, 84 Retour du Docteur X (Le) : 286
Oingo Boingo Band : 73 Reubens, Paul : 69-70, 72, 176
Olivet·, Barrett : 60, 62 Ricci, Christina : 198
Richardson, Miranda: 197
p Rip, Lenny : 59, 61
Park, Nick: 137 Ripley, Robert : 282
Parker, Sarahjessica: 157, 170, 180 Rodriguez, Robert : 290
Patton: 202 Rosenthal, Mark : 206
Pearl Jam : 238 Roth,Jo: 107
Peckett Prest, Thomas : 281 Roth, Tim: 207,210,212-214,218
Pee-Wee Big Adventure: 23, 69-74, Rothman, Tom : 204
76-78, 81-84, 88, 95-96, 103, ll1, Roy, Deep : 260
154, 158, 234 Rox et Rouky : 39
Peters, Jon : 173, 175, 196 Rudin, Scott : 183, 188, 196, 199
Petite Princesse (La) : 192 Ryder, Winona : 81, 84, 112, 117
Pfeiffer, Michelle: 123-124
Pinocchio: 60, 65 s
Pirates des Caraïbes: 248 Saunders, Peter: 168
Schaffner, Franklin].: 202, 210
INDEX 1 299
Schlesinger, John : 281 Superman Lives: 173-175, 177
Schroeder, Adam: 183, 188, 199 Sweeney 1(Jdd : lr diabolique barbier
Schumacher,Joel: 159 de Fleet Street: 281-283, 285-286, 289-291
Schwarzenegger, Arnold : 226 Sydney, Sylvia : 170
Seigneur des anneaux (l~e): 258
Selick, Henry: 137-138, 241 T
Serling, Rod : 202 Tamm et le chaudron magique: 42, 48
Seuss, Dr. : 47, 52, 133 ïàrget Earth!: 164, 168
Shadix, Glenn : 202 Thompson, Caroline: 108, 140-141,
Shore, Howard : 159 173,269
Sin City : 290 Tomfones : 230
Singlfs : 119 Tour infernale (La) : 166
Skaaren, Warren: 82, 91, 100 Towne, Robert: 231
Slaughter, Tod : 281 Toys: 46
Sleepy Hollow: 26, 28-29, 88, 169, 179, Travers, Peter : 228
183, 186-188, 190-192, 194, 196-199, Trick or Treal: 48
219, 248, 276-277 Tremblement de terre: 166
Smith, Kevin : 173-174 Tristr Fin du petit enfant huître (/~a): 176
Soleil vert : 213 Tron: 46
Sondheim, Stephen : 282, 287-288, 291
Soucoupes volantes attaquent (Les):
166, 168
u
Urgences : 227
Souriez ! : 96
Spacey, Kevin: 174
Spielberg, Steven: 81, 221, 236
v
Van Gogh, Vincent : 192
Stainboy: 177, 202 Vedder, Eddie : 238
Stanley, Dianne : 202 T'incent: 22-23, 29, 46-56, 64-65, 67,
Star Wars: 164, 169, 191, 253 71, 86, 105, 116, 133-134, 143, 154,
Steiger, Rod : 170 168, 266, 271
Stern, Daniel : 62
Stone, Oliver : 203
Stoppard, Tom : 184
w
Wahlberg, Mark: 209, 212-213, 215
Strick, Wesley : 175 Walken, Christopher : 197
String ofPearls: A Romance (Thr): 281 Walker, Andrew Kevin : 183-184, 186
Stuart, Mel : 241 Wallace, Daniel: 27, 221, 224
Superman : 95, 97-99, 173 Waters, Daniel: 122, 163
300 1 Tl~ BL'RTON
Waters,John : 8, 13
Watson, Emily : 273
Welch, Bo: 125
Wells, H. G. : 167
West, Adam : 97
\1\'hale,James: 59-60, 62, 117
Wheeler, Hugh: 282
\Vhitehouse, Paul : 273
\1\'hitman, Slim : 168
Wiest, Dianne: 109, 114
Wilder, Gene: 15, 241, 250, 260
Wilhite, Tom: 47, 60
Wilson, Larry : 82
Wilson, Michael : 202
Winston, Stan : 117, 128
Win ter, Julia : 258
Without Limits: 231
Wolper, David L. : 241
Wolski, Dariusz: 289
Wood, Ed: 148-150, 152-153, Ei7-159,
188, 246

y
Yagher, Kevin: 183
Young, Sean : 123

z
Zanuck, Darryl F. : 208-209
Zanuck, Richard D.: 208, 212-213,
218, 221, 232

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