Sunteți pe pagina 1din 12

L'ÉPOQUE DU PSYCHOPOUVOIR...

ENTRE LA HONTE ET LE
MÉPRIS
Bernard Stiegler

Actes sud | « La pensée de midi »

2008/2 N° 24-25 | pages 59 à 69


ISSN 1621-5338
ISBN 9782742776283
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2008-2-page-59.htm

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud

Bernard Stiegler, « L'époque du psychopouvoir... entre la honte et le mépris », La pensée de midi


2008/2 (N° 24-25), p. 59-69.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Actes sud.


© Actes sud. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


BERNARD STIEGLER*

L’époque du psychopouvoir…
entre la honte et le mépris

La captation actuelle de l’attention par des voies technologiques,


dans des sociétés où règne l’empire de la télévision, s’organise
en psychopouvoir qui détourne et finalement détruit
toute attention.

Le mépris manifeste l’absence de vergogne. Vergogne se dit en grec

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud


aidôs. L’aidôs, dont le nom fait résonner celui d’Hadès, est un senti-
ment dont Protagoras fait avec la justice, dikè, la condition d’une
existence mortelle digne d’être vécue. L’idée de la vergogne, dont le
mot n’est plus usité en français(1), se dit de nos jours par une locution
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud

au fond assez étrange dans sa facture : avoir honte (comme on dit


avoir froid ou faim – tandis que l’on est heureux, triste, intelligent,
amoureux, méchant, riche, etc.). La vergogne est la capacité à avoir
honte, à être affecté par ce sentiment que l’on a, et que l’on n’est pas,
qui vous tombe dessus en quelque sorte, et qui est la honte : être sans
vergogne, c’est être devenu incapable d’avoir honte.

C’est cette honte que Primo Levi rencontre devant les plus inima-
ginables effets de l’absence de vergogne – de la perte de toute aidôs,
bien au-delà de la perte de la dikè – devenue l’organisation crimi-
nelle, nationale et industrielle du mépris.

* Philosophe, il a publié de nombreux ouvrages dans le sillage de ses premières


recherches théoriques sur La Technique et le Temps (1994, 1996, 2001) : en
particulier De la misère symbolique et Mécréance et discrédit (2004), ou Constituer
l’Europe (2005). Ces livres sont édités aux Editions Galilée. Dernier ouvrage paru :
Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir (Mille et Une Nuits, 2008).
(1) Verguenza est en revanche encore très présent dans l’idiome espagnol. (Toutes les
notes sont de l’auteur.)

L’ É P O Q U E DU PSYCHOPOUVOIR… ENTRE L A HONTE ET LE MÉPRIS | 59


Beaucoup de formes de mépris très ordinaires, trop ordinaires, se
rencontrent cependant – et de nos jours sans doute plus que jamais,
et dans la vie la plus quotidienne qui soit. C’est tellement vrai que
l’on en est venu à penser que notre ordinaire était désormais fondé
sur ce mépris : sur cette absence de vergogne. C’est de cette quotidien-
neté et de cette banalité du mépris que parle Axel Honneth – sous le
nom de Missachtung, mot qui signifie littéralement non-attention.
Honneth parle en ce sens d’une société du mépris(2). L’étymologie nous
dit que l’attention serait aussi le noyau sémantique de la vergogne,
dont le nom, qui vient du latin verecundia, dérive de vereri, qui vien-
drait lui-même de l’indo-européen °swer- : faire attention(3).

L’attention est par excellence la faculté de désirer (en un sens qui


n’est évidemment pas celui de Kant), tandis que le mépris, comme
non-attention, Missachtung, résulte de l’anéantissement du désir.
Axel Honneth analyse les causes et les effets de ce manque d’atten-
tion qu’est le mépris, Missachtung, depuis une reprise des questions

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud


du jeune Hegel : depuis cette fameuse lutte pour la reconnaissance(4),
c’est-à-dire pour l’existence, telle qu’elle est irréductible à la subsis-
tance. Et l’on sait depuis Alexandre Kojève que la lutte pour la
reconnaissance est un désir du désir(5).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud

(2) Axel Honneth, La Société du mépris, vers une nouvelle théorie critique, La Découverte,
2006.
(3) Cf. Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2006.
(4) Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Le Cerf, 2000.
(5) Le mépris, c’est ce qui rompt le circuit de la reconnaissance dont le nom ordinaire
est l’attention, et qui suppose la vergogne (aidôs). Autrement dit, le mépris est ce qui
détruit le désir, et la possibilité du désir du désir – en passant par la dialectique du maître
et de l’esclave. Ce désir qui se mire dans un autre désir dont il fait son objet, et comme
objet de son attention qui est donc aussi son phantasme, son phénomène en ce sens, ce
mirage qui fonde l’aidôs, et qui est la condition de toute dignité, c’est ce qui est à l’ori-
gine de la conscience de soi telle qu’elle se forme à même cet objet de l’attention qu’est
la conscience, dans un processus que Hegel appelle sa phénoménologie et dont il décrit
ainsi le premier moment : “La conscience de soi est désir [Begierde, inclination, pen-
chant, envie] en général. Désormais, la conscience, comme conscience de soi, a un
double objet, l’un, l’immédiat, l’objet de la certitude sensible et de la perception, mais
qui pour elle est marqué du caractère du négatif, et le second, elle-même précisément,
objet qui est l’essence vraie et qui, initialement, est présent seulement dans son opposi-
tion au premier objet.” Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit,
p. 147, trad. Jean Hypolitte, Aubier-Montaigne, 1991.

60 | LE MÉPRIS
*

Ressentir de la honte, c’est vivre le contraire du mépris devant ce qui


peut être méprisable. Le méprisable est ce qui peut susciter le mépris,
qui est lui-même méprisable : le méprisable et le mépris sont conta-
gieux, et c’est en cela d’abord qu’ils peuvent et doivent susciter la honte
– la honte de se sentir concerné par cette possibilité de devenir soi-
même méprisable, susceptible d’être méprisable au moment même où le
méprisable nous apparaît comme tel : nous tombe dessus, et nous fait
avoir honte. La honte est précisément le sentiment de celui qui, devant
le méprisable, ne tombe pas lui-même dans le mépris – tout en sentant
combien il est finalement toujours proche d’y sombrer : tout en sen-
tant combien il est concerné par le mépris, et par le méprisable.

Les exemples que donne Gilles Deleuze, en se référant à Primo


Levi, de ce qui peut lui inspirer la honte, sont des plus ordinaires

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud


– et des plus dérisoires, écrit Deleuze : ils sont notre ordinaire. Ce
sont des comportements de “bons vivants”, des programmes de télé-
vision, des propos de ministre, qui peuvent faire avoir “honte d’être
un homme”. Or, au lieu de la honte, ces comportements peuvent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud

susciter le mépris. Le mépris est alors ce qui neutralise la possibilité


même de la honte. Le mépris mime alors ce qu’il méprise : le mépri-
sable engendre le méprisable.

De même que l’attention, le mépris, comme absolue non-attention,


comme absence totale de vergogne – comme ce qui inspire la honte
parce que c’est sans honte, ainsi qu’en témoigna Patrick Le Lay,
attestant par son propre manque de vergogne que la destruction de
toute vergogne était devenue le principe même de fonctionnement
des sociétés télécratiques, et avec elle, l’indignité – est un trait de
l’être non-inhumain : de cet être que nous tendons à être (élevé par-
dessus l’inhumain), mais qui tend toujours vers l’inhumain ; qui n’est
humain que pour autant qu’il lutte contre l’inhumanité, entre ces deux
tendances, et pour la reconnaissance de sa non-inhumanité, contre
cette inhumanité qu’il porte en lui comme une face de son secret – mais
comme une face seulement. L’autre face, et l’autre secret, c’est ce qui
l’élève contre et depuis cette inhumanité, en en faisant une dynamique
inverse, et par ce pouvoir d’inversion qui est aussi le caractère primaire de

L’ É P O Q U E DU PSYCHOPOUVOIR… ENTRE L A HONTE ET LE MÉPRIS | 61


la libido comme perversion (celle-ci étant la condition de la mobilité des
pulsions et de leur trans-formation en désir).

Vergogne et absence de vergogne, honte et mépris, et tout ce qui s’y


joue de la reconnaissance, de l’attention, de l’estime et de la haine, de
la philia et de l’inimitié, du narcissisme et de l’identification (plutôt
que de l’identité, dont le fantasme est producteur de tant de mépris(6)),
tout cela se forme socialement, s’y trans-forme, et s’y trans-met. Or,
tout cela est aujourd’hui devenu le cœur de l’activité économique, mais
en un sens an-économique, et même anti-économique – s’il est vrai
qu’une économie digne de ce nom, une économie comme réserve, ce
qui se dit aussi vergogne, est ce qui met en réserve ce que l’absence de
vergogne précisément anéantit hors de toute réserve.

Car si le mépris est une non-attention, l’actuelle captation de l’at-


tention, telle qu’elle conduit à une psychopathologie qui est origi-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud


nellement une sociopathologie, dont ce que la nosologie américaine
appelle attention deficit disorder est l’effet massivement observé dans
la jeunesse, est une organisation de la Missachtung et du mépris pour
ceux qui souffrent de ce haut mal du XXIe siècle. Cette organisation
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud

est ce qui surgit avec les technologies d’un psychopouvoir qui capte,
détourne et exploite l’attention (constituant en cela une mutation
dans l’histoire de la lutte pour la reconnaissance), et qui conduit à la
destruction de cette attention (de cette reconnaissance) : à la non-
attention, à la Missachtung qu’est le mépris(7).

(6) Et ici, je ne peux pas m’accorder avec Axel Honneth lorsqu’il écrit par exemple que
“le critère qui doit être considéré comme « perturbation » ou comme développement
pathologique de la vie sociale” doit être constitué “par les présuppositions
intersubjectives du développement de l’identité personnelle” (La Société du mépris,
p. 196). J’ai tenté de montrer dans Prendre soin 1 : de la jeunesse et des générations,
Flammarion, 2008, p. 114, que la question qui doit être posée n’est pas celle de
l’identité, mais celle d’un processus d’identification qui permet précisément de ne pas
s’enfermer dans le fantasme d’une identité – générateur de tant de Missachtung.
(7) Peut-être ce devenir est-il inscrit dans ce qui apparaît après coup comme ce
sinistre présage annonçant le temps du désamour : “La vraie figure dans laquelle la
vérité existe ne peut être que le système scientifique de cette vérité. Collaborer à
cette tâche, rapprocher la philosophie de la forme de la science – ce but atteint elle
pourra déposer son nom d’amour du savoir pour être savoir effectivement réel – c’est
là ce que je me suis proposé.” Hegel, Phénoménologie de l’esprit, p. 8, Aubier.

62 | LE MÉPRIS
La captation de l’attention par des voies technologiques est un
phénomène mondial (il affecte tous les continents), massif (il affecte
toutes les générations et toutes les couches sociales) et totalement nou-
veau : il atteint en moyenne plus de six heures par jour aux Etats-
Unis, sans parler des situations dites d’hyper attention (selon une
formule de Katherine Hayles(8)) qui induisent un éclatement de l’at-
tention entre plusieurs médias simultanément – la Kaiser Family
Foundation considérant pour cette raison que l’attention juvénile
américaine est en fin de compte canalisée huit heures et demie par
jour par les technologies de ce psychopouvoir.

Jamais l’humanité n’a connu un tel phénomène d’hallucination


collective, hyperréaliste et industriellement synchronisée, et les
conséquences de ces faits sur l’individuation psychosociale sont
encore très peu théorisées, même si elles commencent à faire l’objet
d’études de psychopathologie, ou d’enquêtes dans les sciences de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud


l’homme. La plupart du temps, les facteurs pathogènes induits par
cet état de fait restent analysés en termes neurocentriques – ainsi des
questions liées au déficit attentionnel – là où la causalité est massive-
ment sociotechnique et donc économico-politique, même si elle se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud

combine évidemment avec des “terrains” neuropsychiques.

Cette neurobiologisation de sinistre mémoire est une rationalisa-


tion scientifique du mépris.

Je tente de constituer dans Prendre soin 1 : de la jeunesse et des géné-


rations(9) une théorie de l’attention (et de la Missachtung) qui pour-
suit les pistes ouvertes dans Mécréance et discrédit, en rapportant
cette question de facture psychologique et phénoménologique, mais
que j’ai analysée en termes sociothérapeutiques dans L’Esprit perdu
du capitalisme(10), à une question du soin : à une question de théra-
peutique au sens que ce mot peut avoir en grec ancien. L’individuation

(8) Katherine Hayles, Hyper and Deep Attention : the Generational Divide in Cognitives
Modes, 2007, www.mlajournals.org.
(9) Op. cit.
(10) Mécréance et discrédit. Tome 3 : L’Esprit perdu du capitalisme, Galilée, 2006.

L’ É P O Q U E DU PSYCHOPOUVOIR… ENTRE L A HONTE ET LE MÉPRIS | 63


psychique et collective ne peut se produire que par la formation et
l’entretien d’un système général de soin, dont la condition première
est l’éducation entendue au sens le plus large, c’est-à-dire comme
rapport intergénérationnel dont la transmission des savoirs est un
cas, et comme la formation de l’attention en tant que faculté d’em-
blée à la fois psychique et sociale – la Missachtung étant le dysfonc-
tionnement du processus d’individuation.

La captation destructrice – technologique, industrielle, systéma-


tique et constante – de l’attention, que l’on a appelée le “capitalisme
culturel”, et qui engendre un tel dysfonctionnement, est ce qui est
rendu possible par l’apparition des psychotechnologies, et c’est ce
qui correspond à la naissance de ce qu’il faut donc analyser comme
un psychopouvoir.

Les techniques de management ou de marketing reposant sur le

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud


storytelling, la redécouverte, toute récente, d’Edward Bernays, avec la
parution en français de Propaganda (11) au mois d’octobre 2007,
la place du soft power dans la géopolitique américaine, le caractère
“psychologique”, à la fois affectif et pulsionnel, de la dernière cam-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud

pagne électorale française – la “peopolisation” étant en réalité une psy-


chopolitique de la misère symbolique –, le dynamisme inouï des
nouveaux médias, les effets immenses de leur intégration techno-
industrielle par la numérisation, Google tentant désormais de prendre
le contrôle de la téléphonie mobile, c’est-à-dire de la motricité,
Microsoft tentant d’acheter Yahoo pour former un système mondial de
contrôle de l’attention qui est aussi et plus profondément un système
de contrôle de la transindividuation à travers ce que l’on appelle désor-
mais les réseaux sociaux (et le social engineering), tout cela et tant
d’autres phénomènes sont des concrétisations du psychopouvoir.

Le psychopouvoir menace ainsi radicalement le dispositif de


construction de l’attention : l’exploitation industrielle de l’attention
conduit à la destruction de l’attention, à la non-attention, à la
Missachtung, dont le zapping est une forme d’apparence bénigne.
C’est là une limite du capitalisme – induite par une baisse tendan-
cielle de l’énergie libidinale, qui vient en quelque sorte surinfecter la
baisse tendancielle du taux de profit que l’exploitation industrielle

(11) Propaganda : comment manipuler l’opinion en démocratie, La Découverte, 2007.

64 | LE MÉPRIS
de l’énergie libidinale (c’est-à-dire du désir, Wunsch et Begierde) avait
précisément pour but de contrecarrer. Car l’objet de l’attention est
toujours un objet du désir, tandis qu’il n’y a pas de désir sans objet.
Détruire l’attention, c’est détruire l’objet de l’attention, c’est-à-dire
l’objet du désir et le désir lui-même.

Il en va ainsi pour des raisons qui sont déjà examinées par Platon
dans Phèdre : nous avons ici affaire à des questions de pharmacologie.
La question du mépris, de la non-attention, de la Missachtung, est
essentiellement pharmacologique. Plus précisément, elle procède
d’une pharmacologie et d’une thérapeutique de l’attention – et de la
différence qu’il faut faire, précisément, entre pharmacologie et thé-
rapeutique.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud


Car l’attention est ce qui est toujours formé par des artifices de
captation de l’attention qui sont autant de pharmaka au sens de
Platon. Cela signifie que les supports de formation de l’attention
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud

sont aussi les instruments de sa dé-formation – lorsqu’ils passent


entre les mains de pharmaciens sans contrôle médical, lesquels phar-
maciens deviennent ainsi des dealers. La captation destructrice de
l’attention, telle qu’elle engendre la non-attention comme “société”
de la Missachtung et du mépris, une société qui n’est plus instituée,
mais au contraire destituée – et par ce que j’ai appelé un milieu dis-
socié(12) –, a des conséquences sanitaires, économiques, politiques et
noétiques dont l’analyse de la psychologie néonazie par Ingo
Hasselbach et Winfried Bonengel, citée dans La Société du mépris(13),
est un cas extrême (j’en ai moi-même analysé d’autres(14)).

La combinaison de ces conséquences crée un passage aux limites


où elles se trouvent brutalement aggravées, et subitement portées à
leurs extrémités, la Missachtung étant précisément l’extrémité comme

(12) In (collectif ) Réenchanter le monde : la valeur esprit contre le populisme industriel,


Flammarion, 2006, et in La Télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006.
(13) P. 201.
(14) En particulier le cas de Richard Durn, celui de Patricia et Emmanuel Cartier,
celui des formes terroristes de l’intégrisme.

L’ É P O Q U E DU PSYCHOPOUVOIR… ENTRE L A HONTE ET LE MÉPRIS | 65


telle (et comme rencontre de la limite) : l’extrémité qui se concrétise
socialement comme extrémisme. La combinaison de ces conséquences
constitue le cercle vicieux d’une économie libidinale industrialisée
devenue autodestructrice. Et ce cercle vicieux est un vortex qui pose la
question de ce que l’on pourrait appeler une énergie libidinale renou-
velable – c’est-à-dire, aussi, d’un nouvel âge du marketing.

Par cette dernière remarque, je tiens à signifier que je ne me situe


pas sur le registre d’un rejet (et d’un mépris) de la société industrielle.
Une telle attitude est totalement vaine, irresponsable et proprement
désespérante. C’est celle qu’ont adoptée nombre de personnalités du
monde des lettres, et je le regrette infiniment. A l’inverse, je ne me
situe pas non plus sur le registre du consensus et du renoncement à la
critique, ou de cette forme de mécréance (et de mépris) qui consiste à
croire que le monde ne peut pas être changé, ce que l’on appelle aux
Etats-Unis la logique TINA : there is no alternative. Autrement dit, je

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud


me bats – de façon explicite depuis Le Temps du cinéma(15) – pour l’avè-
nement de ce que j’appelle une nouvelle critique, ce que j’entends
cependant en un sens assez différent d’Axel Honneth.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud

Le psychopouvoir appelle une psychopolitique revendiquant le


statut de noopolitique : elle seule (cette psychopolitique se pensant
comme noopolitique) peut reconstituer de l’attention – car tel est
bien l’enjeu, et sur tous les plans : économie, sécurité, bien-être et
épanouissement des individus et des groupes, etc. L’élévation de la
psychopolitique à ce statut de noopolitique ne peut pas consister en
autre chose qu’un processus de sublimation. L’attention étant phar-
macologique, ce qui la forme et l’entretient étant aussi ce qui permet
de la déformer, de la détruire et de produire son contraire, qui est le
mépris comme Missachtung, la politique ne peut être que ce qui
prend en charge cette pharmacologie pour en faire une thérapie.
Non seulement une psycho-thérapie (un soin des âmes), mais une
sociothérapie : un soin de l’esprit, du nous – qui est le fruit de la lutte
pour la reconnaissance :

“Ce qui viendra plus tard pour la conscience, c’est l’expérience de ce


qu’est l’esprit, cette substance absolue, qui, dans la parfaite liberté et

(15) La Technique et le temps. Tome 3 : Le Temps du cinéma et la question du mal-être,


Galilée, 2001.

66 | LE MÉPRIS
indépendance de son opposition, c’est-à-dire des consciences de soi
diverses étant pour soi, constitue leur unité : un Moi qui est un Nous,
et un Nous qui est un Moi(16).”

Mais ce qu’ignore cette dialectique hégélienne de la reconnais-


sance, c’est précisément que l’attention, en tant qu’elle est tramée de
rétentions et de protentions, est conditionnée par les psychotech-
niques de ce que Platon appelait l’hypomnésis, qui constituent des
rétentions tertiaires, et qui, devenues des psychotechnologies, c’est-
à-dire des dispositifs rétentionnels industriels, sont les organes du
psychopouvoir comme destitution de la société – et appelant la
constitution d’une noopolitique : d’un pouvoir retrouvé de l’esprit.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud


L’attention est ce qui est formé par le jeu des rétentions et des pro-
tentions, et c’est ce qui, à travers les dispositifs rétentionnels que
constituent les institutions et les organisations sociales publiques ou
privées, en agençant des rétentions tertiaires, permet de mettre en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud

place des politiques de l’attention.

La formation de l’at-tention consiste toujours dans des agence-


ments, par l’intermédiaire de psychotechniques, de ré-tentions et de
pro-tentions. L’attention est le flux de la conscience. Ce flux est tem-
porel, et comme tel, il est constitué tout d’abord par ce que Husserl
a analysé comme rétentions primaires. Sont dites “primaires” les
rétentions par lesquelles se constitue un objet apparaissant, c’est-
à-dire présent, dont je retiens les contours comme sa présence
même. Cette rétention, qui est primaire précisément en ceci qu’elle
relève de la perception, est conditionnée par les rétentions secon-
daires, c’est-à-dire par le passé de la conscience attentive, et qui for-
ment son expérience. En sélectionnant dans les rétentions primaires
depuis ses rétentions secondaires, la conscience projette des proten-
tions, c’est-à-dire des attentes. C’est cet agencement de rétentions
(primaires et secondaires) projetant des protentions, c’est-à-dire des
attentes, qui constitue l’attention.

(16) Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., p. 154.

L’ É P O Q U E DU PSYCHOPOUVOIR… ENTRE L A HONTE ET LE MÉPRIS | 67


Or, la formation de l’attention est toujours déjà à la fois celle
d’une faculté psychique et d’une faculté sociale dans la mesure où sa
captation canalise des rétentions primaires en fonction des rétentions
secondaires psychiques de l’individu, mais en les inscrivant dans
les rétentions secondaires collectives que symbolisent et qui supportent
des rétentions tertiaires. L’individuation collective est constituée de réten-
tions collectives, communes à ceux qui ne s’y co-individuent psychi-
quement qu’en partageant un fonds rétentionnel commun. Ce fonds
rétentionnel, qui forme ce que Simondon appelle un milieu préindivi-
duel, où s’opère une transindividuation, est formé par des objets qui
sont aussi les souvenirs objectivés d’une mémoire épiphylogénétique,
c’est-à-dire technique. C’est dans ce milieu épiphylogénétique qu’ap-
paraissent les objets proprement mnémotechniques, c’est-à-dire hypo-
mnésiques, qui forment, comme rétentions tertiaires, les bases
matérielles des psychotechniques.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud


“Tertiarisées”, c’est-à-dire matériellement et spatialement projetées
sur des supports psychotechniques, les rétentions secondaires collectives
peuvent être intériorisées par ceux qui ne les ont pas vécues, et qui pro-
jettent sur elles leurs propres rétentions secondaires vécues, ce qui est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud

un cas spécifique de ce que Freud appelle lui-même la projection. Ce


mécanisme projectif, qui est la base du processus d’adoption, est
aussi celui qui permet la constitution du transindividuel : la forma-
tion de l’attention par sa captation sociale, ce qui s’appelle l’éducation,
est la voie par laquelle les individus psychiques non seulement se co-
individuent, mais se transindividuent – y compris au niveau de l’in-
conscient, dont on peut dire aussi à cet égard qu’il est “structuré
comme un langage”.

L’attention suppose toujours des techniques attentionnelles. Mais


aujourd’hui, ces psychotechniques, dont relève ce que Platon appe-
lait l’hypomnésis, sont devenues des psychotechnologies totalement
et hégémoniquement contrôlées par une organisation industrielle de
dispositifs rétentionnels mis au service exclusif d’un marketing sans
vergogne – qui engendre une Missachtung généralisée : ce psychopou-
voir, pensé depuis longtemps aux Etats-Unis comme soft power, est
devenu ravageur, ne prend soin de rien et impose le règne de la non-
attention. C’est pourquoi la constitution d’une psychopolitique se

68 | LE MÉPRIS
réaffirmant comme noopolitique à travers des technologies de l’esprit est
le grand enjeu de la réorganisation du capitalisme – au moment où
celui-ci est confronté aux limites de son modèle de développement,
qui reposait sur une production massive de dioxyde de carbone
devenue insupportable, et face à quoi la modification des modèles
comportementaux requiert une relance des capacités individuelles et
collectives de sublimation.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.16.43.147 - 26/05/2016 13h35. © Actes sud

L’ É P O Q U E DU PSYCHOPOUVOIR… ENTRE L A HONTE ET LE MÉPRIS | 69

S-ar putea să vă placă și