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ENTRE LA HONTE ET LE
MÉPRIS
Bernard Stiegler
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L’époque du psychopouvoir…
entre la honte et le mépris
C’est cette honte que Primo Levi rencontre devant les plus inima-
ginables effets de l’absence de vergogne – de la perte de toute aidôs,
bien au-delà de la perte de la dikè – devenue l’organisation crimi-
nelle, nationale et industrielle du mépris.
(2) Axel Honneth, La Société du mépris, vers une nouvelle théorie critique, La Découverte,
2006.
(3) Cf. Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2006.
(4) Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Le Cerf, 2000.
(5) Le mépris, c’est ce qui rompt le circuit de la reconnaissance dont le nom ordinaire
est l’attention, et qui suppose la vergogne (aidôs). Autrement dit, le mépris est ce qui
détruit le désir, et la possibilité du désir du désir – en passant par la dialectique du maître
et de l’esclave. Ce désir qui se mire dans un autre désir dont il fait son objet, et comme
objet de son attention qui est donc aussi son phantasme, son phénomène en ce sens, ce
mirage qui fonde l’aidôs, et qui est la condition de toute dignité, c’est ce qui est à l’ori-
gine de la conscience de soi telle qu’elle se forme à même cet objet de l’attention qu’est
la conscience, dans un processus que Hegel appelle sa phénoménologie et dont il décrit
ainsi le premier moment : “La conscience de soi est désir [Begierde, inclination, pen-
chant, envie] en général. Désormais, la conscience, comme conscience de soi, a un
double objet, l’un, l’immédiat, l’objet de la certitude sensible et de la perception, mais
qui pour elle est marqué du caractère du négatif, et le second, elle-même précisément,
objet qui est l’essence vraie et qui, initialement, est présent seulement dans son opposi-
tion au premier objet.” Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit,
p. 147, trad. Jean Hypolitte, Aubier-Montaigne, 1991.
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est ce qui surgit avec les technologies d’un psychopouvoir qui capte,
détourne et exploite l’attention (constituant en cela une mutation
dans l’histoire de la lutte pour la reconnaissance), et qui conduit à la
destruction de cette attention (de cette reconnaissance) : à la non-
attention, à la Missachtung qu’est le mépris(7).
(6) Et ici, je ne peux pas m’accorder avec Axel Honneth lorsqu’il écrit par exemple que
“le critère qui doit être considéré comme « perturbation » ou comme développement
pathologique de la vie sociale” doit être constitué “par les présuppositions
intersubjectives du développement de l’identité personnelle” (La Société du mépris,
p. 196). J’ai tenté de montrer dans Prendre soin 1 : de la jeunesse et des générations,
Flammarion, 2008, p. 114, que la question qui doit être posée n’est pas celle de
l’identité, mais celle d’un processus d’identification qui permet précisément de ne pas
s’enfermer dans le fantasme d’une identité – générateur de tant de Missachtung.
(7) Peut-être ce devenir est-il inscrit dans ce qui apparaît après coup comme ce
sinistre présage annonçant le temps du désamour : “La vraie figure dans laquelle la
vérité existe ne peut être que le système scientifique de cette vérité. Collaborer à
cette tâche, rapprocher la philosophie de la forme de la science – ce but atteint elle
pourra déposer son nom d’amour du savoir pour être savoir effectivement réel – c’est
là ce que je me suis proposé.” Hegel, Phénoménologie de l’esprit, p. 8, Aubier.
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La captation de l’attention par des voies technologiques est un
phénomène mondial (il affecte tous les continents), massif (il affecte
toutes les générations et toutes les couches sociales) et totalement nou-
veau : il atteint en moyenne plus de six heures par jour aux Etats-
Unis, sans parler des situations dites d’hyper attention (selon une
formule de Katherine Hayles(8)) qui induisent un éclatement de l’at-
tention entre plusieurs médias simultanément – la Kaiser Family
Foundation considérant pour cette raison que l’attention juvénile
américaine est en fin de compte canalisée huit heures et demie par
jour par les technologies de ce psychopouvoir.
(8) Katherine Hayles, Hyper and Deep Attention : the Generational Divide in Cognitives
Modes, 2007, www.mlajournals.org.
(9) Op. cit.
(10) Mécréance et discrédit. Tome 3 : L’Esprit perdu du capitalisme, Galilée, 2006.
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de l’énergie libidinale (c’est-à-dire du désir, Wunsch et Begierde) avait
précisément pour but de contrecarrer. Car l’objet de l’attention est
toujours un objet du désir, tandis qu’il n’y a pas de désir sans objet.
Détruire l’attention, c’est détruire l’objet de l’attention, c’est-à-dire
l’objet du désir et le désir lui-même.
Il en va ainsi pour des raisons qui sont déjà examinées par Platon
dans Phèdre : nous avons ici affaire à des questions de pharmacologie.
La question du mépris, de la non-attention, de la Missachtung, est
essentiellement pharmacologique. Plus précisément, elle procède
d’une pharmacologie et d’une thérapeutique de l’attention – et de la
différence qu’il faut faire, précisément, entre pharmacologie et thé-
rapeutique.
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indépendance de son opposition, c’est-à-dire des consciences de soi
diverses étant pour soi, constitue leur unité : un Moi qui est un Nous,
et un Nous qui est un Moi(16).”
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réaffirmant comme noopolitique à travers des technologies de l’esprit est
le grand enjeu de la réorganisation du capitalisme – au moment où
celui-ci est confronté aux limites de son modèle de développement,
qui reposait sur une production massive de dioxyde de carbone
devenue insupportable, et face à quoi la modification des modèles
comportementaux requiert une relance des capacités individuelles et
collectives de sublimation.