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Gideon Freudenthal
Rares sont les penseurs dont la réputation a essuyé pareil revers que celle
de Mendelssohn. Ce « Socrate allemand » n’est guère plus considéré aujourd’hui
que comme un obscur vulgarisateur. Jadis gratifié du surnom de « Rambaman »
et comparé à Maïmonide (« Rambam ») lui-même, il est désormais dédaigné
comme l’auteur d’un projet incohérent, qui participe au déclin du judaïsme. Même
Alexander Altmann, meilleur spécialiste actuel de sa pensée, et dont on aurait pu
supposer que le jugement eût été bienveillant, ne fait pas grand cas de l’apport
de Mendelssohn à la philosophie juive. À l’en croire, ses opinions étaient cimentées
par ses « allégeances et convictions personnelles » 2 plutôt que par une véritable
cohérence interne.
En quoi l’argumentaire de Mendelssohn en faveur du judaïsme est-il donc
si fragile ? D’après Mendelssohn, le judaïsme n’a pas de théologie propre et refuse
pourtant d’y renoncer. Le judaïsme partage tout simplement les vérités de la
religion naturelle – l’existence de Dieu, la vie après la mort et la providence.
Pourquoi alors se dire juif ? Autant se contenter de professer le déisme. S’il n’est
pas nécessaire de respecter les commandements pour gagner la vie éternelle, pour-
quoi s’en donner la peine ? Le nœud du problème tient à la croyance de Mendels-
sohn, typique des Lumières, en l’égalité de tous les hommes. Il estime inconcevable
que la vie éternelle dépende de la révélation. La révélation a eu lieu à un moment
déterminé, en un lieu déterminé. Comment Dieu pourrait-il gratifier les juifs de
la vie éternelle et condamner tous les autres à périr comme des bêtes pour la seule
raison qu’ils sont nés trop tôt, au mauvais endroit, ou n’ont jamais entendu parler
de la révélation sur le mont Sinaï ? Si Dieu agissait ainsi, il ferait preuve d’injustice.
La vie éternelle, en conclut Mendelssohn, ne saurait dépendre de la révélation.
Elle est le lot commun de tout homme qui croit en Dieu, en l’immortalité de
3. Dans son article ultérieur, « Mendelssohn’s Concept of Judaism reexamined » (in Von der
mittelalterlichen zur modernen Aufklärung, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1987, p. 245), ainsi que dans son
édition de Jerusalem (traduction par Allan Arkush, introduction et commentaire par Alexander
Altmann, Hanovre et Londres, University Press of New England, 1983, p. 223), Altmann note que
cette théorie n’est pas de Mendelssohn, mais qu’il l’aurait empruntée à Warburton (et Tindal). Il ne
cherche cependant pas à en comprendre les motifs. Arnold Eisen (« Divine Legislation as “Ceremonial
Script” : Mendelssohn on the Commandments », in Association for Jewish Studies Review 15, 1990,
pp. 239-267) estime que la discussion sur les hiéroglyphes est « terriblement faible ». Il la trouve
d’ailleurs hors de propos : « Canaan, la Grèce et Rome – les cultures idolâtres qui reviennent le plus
souvent dans la tradition juive – avaient toutes un alphabet », et non des hiéroglyphes (p. 255).
Arkush souscrit à cette remarque et juge cette théorie « purement conjecturale » (Allan Arkush,
Moses Mendelssohn and the Enlightenment, State University of New York Press, 1994, p. 211).
Lawrence Kaplan (« Maïmonides and Mendelssohn on the Origins of Idolatry, the Election of Israel,
and the Oral Law », in Perspectives on Jewish Thought and Mysticism, pp. 423-455) évoque « l’évi-
dente faiblesse de la théorie de Mendelssohn » (p. 425), il souscrit lui aussi au jugement d’Altmann,
et explique « les faiblesses de la thèse de Mendelssohn » par la « disparité entre des moyens limités
et des fins grandioses » (pp. 440-441), étant donné que Mendelssohn prétendait également expliquer
par cette même théorie la supériorité de la loi orale. Aucun de ces critiques n’a consulté Warburton
ni le commentaire de Mendelssohn sur le Pentateuque.
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4. Alexander Altmann, Moses Mendelssohn, 1973, p. 546 (cf. note 2). N. d. T. : Tout au long
du présent article, les références à Jérusalem renvoient à la traduction de Dominique Bourel, Paris,
Les Presses d’aujourd’hui, 1982. Les translittérations de l’hébreu à l’alphabet latin dans cet article
sont dues à Nicolas Weill.
5. Cf. son jugement sur Corneille de Pauw, Recherches sur les Américains, 2 vol., Berlin,
G. J. Decker, 1768-1769, in Lettre à Joh. David Michaelis datée du 10 avril 1771.
6. Mendelssohn s’inspire manifestement ici de la théorie de Lessing sur la fable.
7. Jérusalem, p. 147.
8. Ibid., p. 150.
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9. Jérusalem, p. 173.
10. Mendelssohn, Commentaire d’Exode, 32.4. Là aussi, Mendelssohn suit son maître Zamosc.
Cf. son commentaire sur Kuzari I, 98.
11. Sur l’opposition d’Hallévi, Abrabanel et Nachmanide aux formes idolâtres de la magie
astrale et leurs références à ces formes en accord avec leur compréhension du judaïsme, voir Dov
Schwartz, Astral Magic in Medieval Jewish Thought (hébr.), Ramat-Gan, Bar-Ilan University Press,
1999.
12. Kuzari, I,97.
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faite pour le culte des cieux » (Ozar Nechmad, ad locum) 13. Maïmonide lui aussi
établit un parallèle entre la vénération égyptienne pour les animaux, ou plutôt
leurs images, et la constellation astrale correspondante. Les anciens Égyptiens,
explique-t-il, « adoraient la constellation du Bélier ; c’est pourquoi il était interdit
chez eux d’immoler les brebis » 14. R. Abraham, le fils de Maïmonide, rapporte
l’interprétation de son père selon laquelle le peuple d’Israël partageait la croyance
des astrologues qui faisaient remonter l’Exode au signe du Taureau 15. D’après
Mendelssohn, et conformément à un large courant de la tradition hébraïque, le
péché du Veau d’or consiste donc en une pratique de magie impliquant la constel-
lation du Taureau. Entre « veau » et « taureau », la proximité est évidente :
« veau » et « bœuf » pouvaient faire emploi de synonymes, comme en témoignent
les Psaumes à propos du péché du Veau d’or, et le signe du Taureau a la forme
d’un veau ou d’un bœuf 16. À l’instar de nombreux commentateurs, Mendelssohn
estime que la tentation idolâtre des Israélites ne consistait pas tant à rendre un
culte aux étoiles au lieu de le rendre à Dieu. Au terme des quarante jours d’absence
de Moïse, ce n’est pas un autre dieu que le peuple appelle de ses vœux, mais « un
autre Moïse », « un nouveau guide », « qui soit là pour rester et ne disparaisse
pas comme lui ». Une fois adoptée cette image, le peuple voulut s’essayer à la
magie astrale en invoquant les forces du Taureau sous les traits du Veau d’or.
Comme bien d’autres commentateurs avant lui, Mendelssohn voit dans le signe
13. C’est aussi l’explication que donne Maïmonide dans son interprétation du mot tsèlèem
(image, forme, mais aussi idole). Il prétend que les idoles ne sont pas appelées tsèlèm en raison de
leur forme (bien que celle-ci puisse jouer un rôle dans leur fonction), mais en raison de leur « forme »
au sens aristotélicien, de leur essence, qui, comme le croient les idolâtres, attire l’« émanation » des
astres. Cf. Sarah Klein-Braslavy, Maïmonides’ Interpretation of the Adam Stories in Genesis (hébr.),
Jérusalem, Ruben Mass, 1986, chapitre 1, pp. 13-22.
On constate un certain nombre de similarités entre les positions de Maïmonide et celles de
Mendelssohn sur l’idolâtrie. Voir : Kaplan, « Maïmonides and Mendelssohn on the Origins of Idola-
try, the Election of Israel, and the Oral Law », in Perspectives on Jewish Thought and Mysticism,
pp. 424-455. Cependant, je doute que « le chapitre premier des Lois sur l’idolâtrie de Maïmonide
constitue la source sous-jacente du passage que Mendelssohn consacre dans Jérusalem à la législation
divine comme « écriture cérémoniale » (p. 439). Kaplan se réfère uniquement à Jérusalem de Mendels-
sohn, et non à ses développements sur le péché du Veau d’or ou aux opinions d’autres contemporains
tels que Warburton. Et quand bien même chacune de ses phrases proviendrait-elle de sources
antérieures, la synthèse d’une théorie globale et cohérente ne resterait pas moins le fait de
Mendelssohn.
14. Maïmonide, Guide des égarés, III, § 46, trad. S. Munk, Maisonneuve & Larose, 2003,
p. 362. D’après Maïmonide, l’image invoquée dans la magie astrale ne doit pas nécessairement être
semblable aux étoiles en question. Cf. son commentaire sur la Mishna, « Idolâtrie », chapitre 3,
mishna 3.
15. Commentaire sur Exode 32 :4. Cf. M. Kasher, Torah Shlema (reprint en 12 vol.), Jérusalem,
1992-1996, notes à Exode 32, vol. 6, p. 90. Cette interprétation était largement partagée. Cf. Kasher,
Supplementa, vol. 6, pp. 206-212. Cf. aussi Maïmonide, « Idolâtrie », chapitre 1.
Nachmanide tente une interprétation alternative. Se référant à Ezéchiel 1 :10 (ainsi qu’à Chemot
Rabba, 42), il suggère que les pouvoirs suprêmes censés être attirés vers la figure étaient ceux du
Charriot divin, également associé à un bœuf. Voir aussi Kimchi à propos d’Ezéchiel 1 :28.
16. Psaume 106 :19-20 : « Ils firent un veau en Horeb, ils se prosternèrent devant une image
de fonte, ils échangèrent leur gloire contre la figure d’un bœuf qui mange l’herbe ».
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17. Ernst Cassirer, Philosophie des formes symboliques, vol. 2 : La Pensée mythique, traduit
par Jean Lacoste, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 280 : « C’est la religion qui effectue cette
rupture, qui est étrangère au mythe en tant que tel : lorsqu’elle utilise des images sensibles et des
signes, elle les connaît comme tels, c’est-à-dire comme des moyens d’expression qui, en révélant tel
ou tel sens, restent nécessairement en recul par rapport à lui, “renvoient” à ce sens, sans jamais le
saisir intégralement et sans jamais l’épuiser ».
18. G. Van der Leeuw, Religion in Essence and Manifestation, New York, Harper Torchbooks,
1963, p. 448.
19. Jérusalem, p. 150.
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20. Luther : « Ihr sollt euch keinen Götzen machen noch Bild, und sollt euch keine Säule
aufrichten, noch keinen Malstein setzen in eurem Lande, daß ihr davor anbetet ; denn ich bin der
Herr, euer Gott ».
21. Voir l’ajout de Mendelssohn en marge du commentaire du passage en question.
22. Voir Genèse 41/8, Exode 7/11, 22.
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23. Dans son commentaire, Mendelssohn suggère pour traduction quelques mots allemands :
Ziesel, Meissel et Grabstichel.
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peuple élu et auxquels Il a donné la Torah et les Mitzwot pour les prémunir contre
ces choses révoltantes 24.
Torah et Mitzwot, piliers de la « loi cérémonielle », forment donc un rempart
contre l’idolâtrie.
33. Si Mendelssohn n’évoque jamais cette distinction dans Jérusalem, dans son commentaire
de la Bible en revanche il s’interroge sur la raison des commandements qui ne sont pas des « signes »,
comme par exemple l’interdiction de cuire un agneau dans le lait de sa mère (Exode 23 :19). Les
justifications de cette interdiction par des raisons rationnelles ne sont selon lui « que de très subtiles
présomptions sans fondements et inacceptables dans le cœur ». Dès lors que nous avons accepté le
joug de Sa royauté, dit Mendelssohn, nous sommes tenus de faire Sa volonté, et le bénéfice des
commandements réside dans leur application plutôt que dans la connaissance de leurs raisons.
34. Jérusalem, pp. 136-137.