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psychanalyse (Paris)
6
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
publiée avec le concours du CNL
DIRECTEUR
Claude Le Guen
DIRECTEURS ADJOINTS
Gérard Bayle Jean Cournut
RÉDACTEURS
Jacqueline Adamov Monique Gibeault
Cléopâtre Athanassiou Claude Janin
Jean-José Baranes Ruth Menahem
Jean Bégoin Jean-François Rabain
Thierry Bokanowski Jacqueline Schaeffer
Paul Denis Hélène Troisier
SECRÉTAIRE DE RÉDACTION
Catherine Alicot
ADMINISTRATION
Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain, 75279 Paris
cedex 06.
ABONNEMENTS
Presses Universitaires de France, Département des Revues, 14, avenue du Bois-de-
l'Epine, BP 90, 91003 Evry cedex. Tél. (1) 60 77 82 05, télécopie (1) 60 79 20 45,
CCP 1302 69 C Paris.
Abonnements annuels (1989) : six numéros dont un numéro spécial contenant des rapports du Congrès
des Psychanalystes de langue française :
France : 650 F — Etranger : 890 F
Traumatismes
VI
NOVEMBRE-DÉCEMBRE 1988
TOME LII
TRAUMATISMES
LE « MAGAZINE »
Dans le monde
Judith S. Kestenberg / Ira Brenner — Le narcissisme comme moyen de survie, 1393
David Gelmann — L'héritage de Freud, 1409
Tilo Held — La psychanalyse allemande et la question du traumatisme réel, 1419
Michel Granek — Malaise dans la civilisation après Auschwitz, 1425
Notes de lecture
Jacqueline Cosnier — Entre blessure et cicatrice. Le destin du négatif dans la psychana-
lyse, de Jean Guillaumin, 1479
Jean-François Rabain — Naître coupable, naître victime, de Peter Sichrovsky, 1493
Thérèse Neyraut-Sutterman— Le suicide de Victor Tausk, de Kurt R. Eissler, 1495
Janine Chasseguet-Smirgel — La lumière de l'origine, d'Alain Suied, 1499
In memoriam
Evelyne Kestemberg : son oeuvre, 1503
Françoise BRETTE
1. Terme utilisé par Freud qui n'emploie pas le mot Traumatisme,inexistant en langue allemande.
Rev. franç. Psychanal., 6/1988
1260 — Françoise Brette
confie à Fliess que son père n'a joué aucun rôle et que « sa première génératrice »
de névrose est sa vieille nourrice, son « professeur de sexualité »... Il associe
alors sur un souvenir de sa petite enfance, où, au cours d'un voyage, ayant partagé
la chambre de sa mère, il l'aurait aperçu nue : « Ma libido s'était éveillée et
tournée vers matrem nudam "...1. Ainsi la première et la seconde séduction se
trouvent évoquées dans cette même lettre du 3 octobre 1897.
Il est certain qu'avec la découverte de la sexualité infantile, Freud ne pouvait
manquer d'en déceler les premières sollicitations dans les soins corporels, à la
fois innocents mais incontestablement excitants, donnés aux nourrissons. Si, dans
sa conférence sur La féminité (S. Freud, 1932), il désigne nommément la mère
comme la séductrice originaire et dans L'Abrégé (S. Freud, 1938), le sein comme
« premier objet erotique », il ne fait que préciser ce qu'il a maintes fois signalé.
Dès les Trois Essais déjà, il écrivait que « la mère qui fait don à l'enfant de
sentiments issus de sa propre vie sexuelle, le caresse, l'embrasse et le berce et le
prend tout à fait clairement comme substitut d'un objet sexuel à part entière »8.
Au père, acteur de la séduction infantile, fait place la mère de la séduction précoce
qui devient alors le prototype des fantasmes ultérieurs de ce type. Ainsi, au-delà
des événements aléatoires, Freud en vient à l'universel, à l'inévitable, puisque cette
séduction à laquelle il se réfère est inscrite dans la relation primaire... Mais il ne
prend en compte ni l'inconscient parental ni l'activité de l'enfant dans ses propres
désirs, comme le fait remarquer J. Laplanche, qui, en reprenant cette théorie de
la séduction en propose la généralisation (J. Laplanche, 1987).
Pour illustrer cette « théorie de la séduction généralisée », j'indiquerai briè-
vement les trois niveaux de séduction que cet auteur dégage de la lecture du
« Léonard... » (S. Freud, 1910) :
Si, pour Freud, la séduction en tant que théorie perd de son intérêt, il ne
cesse pour autant de soutenir la réalité de scènes de séduction et leur valeur
pathogène2. Même si la théorie fantasmatique prend le pas sur la théorie trauma-
tique des névroses, il semble qu'il ne se résout jamais à voir dans le fantasme la
simple expression de la vie sexuelle de l'enfant; il cherchera ce qui a pu le fonder dans
sa réalité. L'analyse de « L'homme aux loups » (S. Freud, 1918) le montre en
quête d'indices de scènes primitives réelles; il invoque, comme on vient de le voir,
la séduction du nourrisson par les soins maternels et en dernier recours, il fait
appel à la philogenèse pour expliquer la donnée structurale qu'est le fantasme
originaire.
pas, constate-t-il, dans les cas où il y a une blessure réelle. Il est possible d'en déduire
que la réaction douloureuse — par la limite ainsi circonscrite — ferait fonction
de pare-excitation par rapport à une effraction plus étendue qui serait alors encore
plus gravement traumatique.
La réalité de la névrose traumatique qui se rapporte à un événement précis,
datable (guerre, accident, catastrophe), se manifeste, nous dit Freud, par un tableau
proche de celui que l'on rencontre dans l'hystérie, mais en plus bruyant et avec
une souffrance subjective importante. Les préoccupations hypocondriaques sont
massivement présentes dans la clinique psychiatrique des névroses post-trauma-
tiques. Dans celle qui nous concerne davantage, des éléments dépressifs plus ou
moins intenses existent mais ne sont pas toujours reconnus; c'est surtout l'activité
déployée pour les nier qui en témoigne; la pathologie du caractère domine le plus
souvent et vise à éviter un effondrement que ces patients ne peuvent assumer. Les
stratégies défensives névrotiques ne suffisent plus à contenir l'afflux d'excitation
qui a fait irruption et menace l'intégrité du Moi; cet excès quantitatif doit être
impérativement déchargé dans des agirs répétitifs plus ou moins préjudiciables où
nous reconnaissons « la diathèse traumatophile », décrite par Abraham (K. Abraham,
1907); le comportement de ces patients prend alors une allure caricaturalement
hystérique, voire maniaque.
Il y a deux sortes de répétition comme nous le savons : celle qui vise à l'extinction
et obéit compulsionnellement à Thanatos et celle qui, associée à Eros, s'efforce
d'atteindre la maîtrise par le processus de symbolisation.
Les rêves traumatiques, tout comme les activités ludiques de l'enfant ou certaines
répétitions dans le transfert, révèlent la fixation au trauma. Le besoin de raconter
l'événement dans les moindres détails et d'y revenir sans cesse, avec une souffrance
évidente qu'expriment les traumatisés en analyse, a la même fonction qu'un rêve
répétitif : c'est une tentative pour lier — sur un mode fractionné — des tensions
excessives afin de les abréagir. Dans la névrose traumatique, la fonction du rêve,
gardien du sommeil et combleur de voeux, a échoué : il s'agit de faire réapparaître
l'angoisse qui a fait défaut lors de l'accident. De même, c'est du traumatique
comme tel que le jeu de l'enfant est à la fois réminiscence et répétition : c'est la
reprise active d'une situation subie. Ainsi, le scénario de la bobine, observé par
Freud chez son petit-fils de dix-huit mois, met en représentation le rapport passif
au traumatisme causé par l'absence de la mère.
La problématique de l'absence
Dans le cadre de sa nouvelle théorie de l'angoisse (S. Freud, 1926), le trauma-
tisme est envisagé hors de toute référence à la névrose traumatique. Freud insiste
moins sur ses répercussions économiques que sur ce qui en est la condition
1264 — Françoise Brette
L'une tout autant que l'autre ne facilitent pas l'unification narcissique de leur
enfant. C'est toute la problématique du narcissisme et de l'identification primaires
dont il est question : ce qui va promouvoir ou au contraire entraver l'organisation
de l'image spéculaire et par conséquent l'avènement de His majesty the baby
(S. Freud, 1914).
Les yeux de la mère, dit-on, sont le premier miroir de l'enfant (D. W. Winnicott,
1967). Si le regard qui lui est renvoyé est terne ou distant, il n'aura pas plus
d'effet qu'une glace sans tain : « la confirmation narcissique » de cet enfant en
sera menacée. Plus tard, toujours en quête d'un autre pour consolider sa propre
image, peut-être sera-t-il de ces patients qui se plaignent de l'impression pénible
d'être transparents, jamais vus ni reconnus par les autres, ou, au contraire, de
ceux qui, de peur qu'on les oublie, ont toujours besoin d'attirer l'attention par un
exhibitionnisme provocant. A l'inverse, si les yeux de la mère ne reflètent que
l'enfant merveilleux — phallus imaginaire nécessaire à sa complétude
—, son regard
l'enfermera dans un mirage narcissique où le manque est nié et le tiers le plus
souvent exclu. Cet univers clos ainsi créé compromet l'évolution de l'enfant dans sa
différenciation et le risque psychotique n'est pas écarté.
Mais, le plus souvent, nous serons dans « la maladie de l'idéalité » (J. Chasseguet-
Smirgel, 1973) avec ses diverses manifestations : pathologie du caractère, névroses de
comportement, conduites addictives ou perverses, désorganisations psychosoma-
tiques plus ou moins graves ou autres... qui sont autant de solutions trouvées par
ces patients pour les protéger d'un effondrement dépressif : il leur faut « tenir
debout » et, parfois, au mépris de l'autoconservation s'ils se trouvent dans des
situations qui, d'après eux, l'exigent. Il y a des moments effectivement où il est
quasiment vital, pour la cohésion interne, de méconnaître une souffrance psychique :
« actes-symptômes », somatisations ou encore réactions caractérielles de type para-
noïaque en seront l'expression tout en la maintenant clivée. C'est ce qui m'a fait
dire que la dépression est un luxe qui n'est pas à la portée de tous les Moi(s) ; je ne
veux parler bien évidemment ni de psychose dépressive ni de dépression masquée
ou niée, mais de celle qui s'éprouve et se pleure, s'avoue à soi-même et se parle
à autrui et à partir de laquelle un travail peut s'effectuer permettant d'accéder
à un deuil jusque-là impossible.
Les patients expriment un sentiment d'incapacité en relation avec celui d'être
factice1, pris pour un autre, ou encore d'être surestimé et par là toujours décevant.
Sans doute ont-ils été dans la relation primaire un élément essentiel de l'économie
maternelle : enfant fétiche ou antidépresseur, ou encore enfant « tenant lieu d'objet
incestueux dont la mère a dérobé le narcissisme... » (M. Fain, 1986); leur relation
objectale sera marquée par une sensibilité exacerbée à toute modification de la
distance. Ils peuvent l'aménager sur un mode plus ou moins pervers pour dénier
la dépendance à l'autre : ils reproduisent alors indéfiniment le jeu de la bobine en
éloignant et rapprochant à leur gré des partenaires interchangeables, pour se donner
l'illusion qu'ils en ont la maîtrise. D'autres établissent avec leurs objets une relation
de type toxicomaniaque. L'analyste n'échappera pas, dans la répétition transféren-
tielle, à ces modalités relationnelles où l'angoisse d'abandon et l'érotisation défensive
sont prévalentes. La quête harassante de sa présence, la mise à l'épreuve parfois
très violente de la qualité du « holding » donnent la mesure de la peur vécue par
ces patients d'être laissés tombés, en relation probable avec des ruptures d'étayages
lors du premier développement. Le contre-transfert extrêmement sollicité permettra
à l'analyste de comprendre, à partir des mécanismes d'identification projective,
ce qu'a pu éprouver son patient et il faudra « laisser du temps au temps » avant
que celui-ci puisse admettre un sentiment de manque sans immédiatement le
sexualiser, et reconnaître, comme l'un d'eux a pu me le dire à sa dernière séance :
« J'ai découvert ici quelque chose de fondamental, c'est la pensée de l'absence... »
Ce n'est pas seulement le regard de la mère mais l'ensemble des interactions
précoces, comme la parole, le toucher ou autres, qui vont jouer un rôle déterminant
dans la constitution du narcissismede l'enfant. Il est évident que la réactivité trauma-
tique ultérieure dépendra de l'assise narcissique et de sa solidité. Si celle-ci se
fonde essentiellement sur l'échange primaire avec la mère, la structure oedipienne
des parents et la qualité relationnelle de leur couple, la présence du père — et
pour son enfant, et dans le désir maternel — auront assurément des incidences
qui peuvent aggraver ou à l'inverse atténuer les effets des éventuelles et inévitables
défaillances de l'investissement maternel.
L'immunité du Moi, face aux traumatismes, se trouvera, me semble-t-il, d'autant
plus renforcée que les fantasmes originaires auront pu s'organiser. Ceux-ci permettent,
en effet, la reprise dans un registre symbolique de ce qui a été énigmatique et
traumatique dans la relation primaire.
Le retrait de l'investissement de la mère au profit d'un tiers dont elle est
amoureuse— ce que Michel Fain a théorisé sous le nom de « la censure de l'amante »
(1970) — constitue un premier traumatisme nécessaire, pour arracher l'enfant à la
fusion maternelle et l'autonomiser. La question se pose de savoir si l'intense
excitation alors éprouvée par le bébé va pouvoir prendre la forme d'une identification
hystérique précoce au désir de la mère qui désigne ainsi à son enfant le père,
comme autre séducteur. Pour Denise Braunschweig et Michel Fain (1975), c'est
la condition indispensable pour garantir l'équilibre des trois fantasmes originaires.
Le fantasme de scène primitive, s'il peut ainsi se structurer, témoigne d'une véri-
table introjection de l'érotisme adulte : il sera porteur de l'auto-érotisme secondaire
objectai et non plus facteur d'excitations plus ou moins persécutoires, qui ne
peuvent s'évacuer que dans des auto-érotismes primaires narcissiques, de pure
décharge. Pour Jean Laplanche, la scène primitive — elle-même séduction au sens
où il l'entend — devient une structure inhérente aux deux autres fantasmes origi-
naires; mais, pour que « la séduction s'organise comme fantasme et non comme
trauma », Jacqueline Cosnier (1987) fait remarquer que « les adultes doivent
disposer pour l'enfant d'une tendresse postoedipienne" " 1; sinon c'est « la confusion
des langues » et ses effets perturbateurs décrits par Ferenczi (1933).
Ce temps premier peut compromettre la constitution des fantasmes originaires
qui, structures symbolisantes, offriraient une butée représentative aux excitations
traumatiques et à leur variation quantitative; le Moi sera de ce fait moins protégé
de mouvements régressifs trop intenses et d'un effondrement éventuel que provo-
queraient les blessures ultérieures. Il me semble fondé de considérer ce vécu précoce,
dont la valeur traumatisante dépend des expériences interactionnelles et intra-
psychiques de l'étayage, comme un avant-coup, en quelque sorte potentiel, de
traumatismes futurs.
Nous n'avons pas voulu envisager l'état traumatique — massif et prolongé —
qui d'emblée entraîne, comme le dit très justement Roger Perron (1987), « un
traumatisme permanent » : dans ce cas en effet, il n'y a ni avant, ni après-coup;
mais nous avons insisté sur la qualité de l'environnement primaire qui, soit par
insuffisance, soit par excès ou, plus toxique encore, par distorsion de l'investissement
narcissique et objectai porté au jeune enfant, risque d'en fragiliser le Moi, sans
pour autant l'anéantir. Cet environnement traumatique représente un continuum
de perceptions plus ou moins douloureuses et excitantes; quelle qu'en ait été la durée
objective, l'enfant n'ayant pas encore la capacité de l'évaluer. Par conséquent, il
Le temps de l'infantile
La mort d'un proche — frère, soeur, mais plus encore l'un des deux parents —
est incontestablement une réalité des plus préjudiciables et fracassantes pour le
narcissisme du jeune enfant1. On sait effectivement qu'il n'a pas la capacité de faire
un deuil. Bien entendu, son âge et la structuration de son Moi, la qualité de la
relation antérieure avec l'objet perdu, les réactions familiales, l'environnement et
les substituts éventuels auront un effet déterminant sur le caractère traumatique
de cette perte; celle-ci entraînera un remaniement des traces mnésiques et laissera
de toute façon une fragilité particulière.
1. Cf. mon intervention au Congrès de Lisbonne, Plaidoyer pour une certaine hystérie, in Revue
française de Psychanalyse, 1985, n° 1.
2. Cf. le travail d'H. Vermorel, To be or not to be..., in RFP, 1987, n° 3.
1274 — Françoise Brette
Mais parfois c'est le récit d'un traumatisme sexuel qui est utilisé comme défense
dramatisée, occultant toute autre problématique. Ce traumatisme, au sens où
l'entendait Freud dans les débuts de la Psychanalyse, pose la question de son lien
avec le narcissisme. Pour l'enfant qui a vécu une séduction active de la part d'un
adulte, la disqualification de ses besoins, le non-respect de sa latence et le déni de
la différence des générations que cela suppose constituent incontestablement une
expérience traumatique pour le Moi : Claude Janin (1985) la considère comme le
noyau froid du traumatisme dont elle serait le premier temps. Néanmoins, l'impact
de cette scène sera fonction du moment où elle intervient par rapport au niveau de
maturation du moi de l'enfant et de l'écho qu'elle aura dans son organisation fantas-
matique. Plusieurs auteurs1 ont remarqué combien les séductions subies à la période
de latence étaient parfois étonnamment bien tolérées, alors que des situations
ordinaires de la vie pouvaient se révéler désorganisatrices. C'est dire encore que le
traumatique n'est pas lié à une situation extérieure, mais à la capacité du Moi
infantile à métaboliser l'excitation ainsi déclenchée. Pour Ph. Greenacre (1971),
« les traumatismes de la puberté répètent les troubles les plus importants des
phases préoedipiennes du développement ». Il s'agirait «... d'une forme condensée
d'acting out, l'enfant devenant victime du traumatisme qu'elle a elle-même pro-
voqué... »8 : traumatisme qui, comme nous l'avons vu, est d'abord une atteinte
narcissique.
Il y a aussi toutes les situations imprévisibles qui font vivre un sentiment
d'effroi et de menace vitale : accident, opération, maladie dont on est le témoin
ou pire la victime. La survenue de tels traumatismes dans l'enfance provoque
un sentiment d'imminente dissolution, une perturbation de l'intégrité corporelle,
donc une expérience qui ne pourra manquer d'avoir des conséquences sur le
développement de l'image du corps. Dans ces conditions, il est probable que le
temps de la menace de castration viendra, dans l'après-coup, raviver ces angoisses
précoces. Si le fait traumatisant intervient à la période de latence, la violence
de ce « trop-perçu » peut désorganiser la structure, déjà mise en place, du fantasme
originaire qui perdra ainsi son efficacité protectrice; la problématique de la castration
est alors réactualisée dans une excitation dont l'aspect traumatique est évident.
Lorsqu'un événement brutal et douloureux fait se télescoper ainsi fantasme et réalité,
ne peut-on dire que L'horreur de la castration tombe sur le Moi ? La clinique
nous donne à observer diverses réactions qui se réfèrent à cette expérience trauma-
tique, vécue sans écart dans l'abrasement de tout fantasme.
— Soit le patient se vit comme châtré : la castration est advenue, elle n'est
plus à craindre; mais elle continue fantasmatiquement à produire ses effets; il en
pour le Moi, souvent même davantage, que celui de la réalité et du fantasme tel
que nous en avons vu les avatars. Effectivement, des patients aux prises avec
un sentiment de vide, d'inanité ou une dépression sans fin nous donnent parfois
à penser qu'ils sont porteurs d'un deuil qui n'est pas le leur1. Nous nous trouvons
en présence d'un traumatisme en quête d'élaboration ou d'un deuil en exigence de
travail, tâche qui incombe à l'analyse si toutefois la relation transféro-contre-
transférentielle en favorise l'émergence.
Théoriser le traumatisme est bien un moyen pour l'analyste de se soigner
de la violence traumatique, du sentiment parfois de non-existence ou encore de la
perte de sens que lui fait éprouver son patient. Les théorisations que nous avons
abordées reprennent sous des angles différents la question du trauma, en mettant
l'accent sur les blessures narcissiques qui en sont la marque : environnement
primaire qui aurait affecté un Moi en train de se construire ou cicatrice infantile
venant modifier l'organisation de ce Moi encore fragile? C'est seulement, en tous
les cas, à partir de la reconstruction dans la situation analytique qu'il est possible
d'entrevoir ce qui a été expérimenté et vécu par le patient lorsqu'il était enfant.
— celui sur lequel se projettent les expériences traumatiques précoces qui sont
ainsi reprises et rassemblées;
— celui qui fait qu'un traumatisme en cache toujours un autre... En l'occurrence,
la scène sexuelle de ses cinq ans était plus « anodine » et « innocente » que
celle avec le psychothérapeute, surtout lorsqu'il lui a fallu en parler sur une
autre scène transférentielle : celle de son analyse avec moi; plus difficile aussi
était de reconnaître l'absence d'une mère présente aux prises avec sa dépression.
C'est la relation transfert/contre-transfert qui a permis de reconstruire — et à
ma patiente de s'approprier — le temps de l'originaire, celui de l'avant-coup...
En dépit (ou à cause) des vicissitudes de son histoire, cette patiente — tout
comme l'Emma de Freud — représente un modèle métapsychologique de la théorie
de la séduction, plus précisément de son aspect temporel, l'après-coup. De plus,
l'évolution de son analyse semble donner raison aux propos de Freud (1937) :
« L'étiologie traumatique offre à l'analyse l'occasion de loin la plus favorable... »1
N'est-ce pas la valeur des après-coup et ainsi des remaniements possibles qui a
été facteur de changement? Ceci expliquerait ce point de vue paradoxal mais
optimiste de Freud concernant le traumatisme et son « effet positif »... (S. Freud,
1939). Ainsi de traumatisme en traumatisme, dont le travail analytique a permis
la reprise élaborative, la fonction de liaison a finalement triomphé de la répétition.
« Remettre sur le divan » les traumatismes infantiles permettrait, grâce à
l'après-coup hystérisant qu'est la situation analytique, « de s'en remettre »...
(F. Brette, 1980). Donner sens à des événements qui, sans cela, seraient restés en
suspens favorise la remise en circulation de la force et de l'efficacité des représen-
tations figées dans les impressions traumatiques; parfois il sera nécessaire que le
traumatisme soit reconnu et nommé par l'analyste, afin que ne se répète la situation
initiale de déni. Mais la prise en compte de la réalité d'un fait traumatique ne
dispense pas pour autant d'élaborer longuement l'activité fantasmatiquequ'il suscite.
Se pose à nouveau le problème, tant de fois débattu, entre réalité interne et
réalité externe, fantasme et réalité. La question du traumatisme narcissique ne
1. In L'analyse avec fin et l'analyse sans fin, p. 235, in Résultats, idées, problèmes, II, PUF.
Le traumatisme et ses théories — 1279
risque-t-elle pas de nous orienter vers une mise àjour hypothétique de vestiges enfouis
dans l'histoire précoce ? Et pourtant, nous dit Freud, « il est insensé de prétendre
comme certains le font que l'on peut exercer la psychanalyse sans rechercher les
événements de la période infantile et sans tenir compte de celle-ci »1. Ceux qui refusent
le recours à l'historicité situent l'origine de la causalité psychique dans une structure
conflictuelle, n'ayant aucun ancrage dans l'environnement. Mais la réalité psychique
ne saurait naître d'un vide, à moins de tomber dans un psychologisme idéaliste.
Si on ne peut échapper à l'impact du réel, au « roc » du biologique et à l'histoire
événementielle, il n'est pas question pour autant de réduire la théorie traumatique
à une vérité qui serait objectivable. « Réalisme mécaniciste ou idéalisme forma-
liste »2 sont des positions qui, à se radicaliser, risqueraient d'enfermer la psycha-
nalyse dans une impasse idéologique.
Françoise Brette
11, quai du Général-Sarrail
69006 Lyon
BIBLIOGRAPHIE
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1. Note de bas de page dans le chapitre sur l'analogie, in L'homme Moïse..., Freud (1939).
2. Cf. Claude Le Guen qui fait une excellente critique de ces potisions dans son livre : Pratique de la
méthode psychanalytique, « Le Fil rouge » (PUF), 1982.
1280 — Françoise Brette
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par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1986, 256 p.
Green André (1975), Le temps mort, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1975, n° 11,
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RÉSUMÉS
La question du traumatisme est présente tout au long des travaux de Freud ; de leur lecture,
il ressort qu'il a organisé ses théories sur le trauma, à partir de trois axes de réflexions : la séduc-
tion (de la séduction sexuelle à la séduction maternelle précoce) qui en serait la cause ; le point
de vue économique qui le définit par ses effets ; enfin, l'absence de la mère et, de ce fait, l'état
de détresse qui en est le prototype.
A la suite de l'importance donnée par Freud en 1926 aux situations traumatiques associées
à l'angoisse de perte, un certain nombre d'auteurs ont centré leur conception du traumatisme
autour de la problématique du narcissisme. L'évolution de la pathologie des patients, en relation
avec des deuils ou des blessures, a conduit à la notion de trauma narcissique et à une interroga-
tion sur les premiers temps ainsi réactivés : est-ce le temps de l'originaire, celui de la constitution
du Moi et des vicissitudes de l'environnement primaire ? (d'où la notion d'avant-coup du trau-
Le traumatisme et ses théories — 1283
matisme) ; est-ce le temps de l'infantile lié à l'effet désorganisateur de certains vécus ? Questions
auxquelles l'analyste ne peut pas toujours répondre, mais qui l'amènent à penser le traumatisme
et à en proposer des théories.
The concept of traumatism is présent throughout Freud's work. It is clear, from his writings
that he organised his théories of traumatism along three lines of thought : First Séduction (from
the sexual séduction to the early maternal one) which would be its cause ; Second, the économie
dimension which results from its own définition ; and then, the mother's absence with the state
of distress which caracterizes it.
The importance that Freud, in 1926, attributed to traumatic situations associated with the
anguish of loss, led a certain number of authors to focus their conception of traumatism on the
problematics of narcissism. The évolution of patients' pathology in connection with mourning
and pain, produced the notion of narcissistictraumatism and questions regarding the first stages
of life, thus, reactivated : is it the primai stage, the one of the formation of the Ego, and of the
contingencies of the primary environment ? (from which derives the concept of the traumatism
foreaction) ; is it the stage of infancy linked to destabilizing effects of certain life expériences ?
These are questions to which analysts do not always have an answer, but that, nonetheless make
them reflect upon the concept of traumatism and propose theories about it.
Die Frage nach dem Trauma zieht sich durch aile Arbeiten Freuds. Bei der Lekture là&t
sich zeigen, daB er die Trauma-Theorieauf drei Reflektionsebenenentwickelt : — Die Verführung
(von der sexuellen zur frühkindlichen mütterlichen Verführung) definiert die Ursache des Traumes ;
— der ökonomische Gesichtspunkt definiert das Trauma über seine
Wirkungen ; schlieBlich die
Abwesenheit der Mutter und der daraus resultierendeZustandvon Versagungen dient als Prototyp.
Weil Freud 1926 der traumatischen Situation, die mit Verlustangst verbunden ist, so viel
Wichtigkeit einräumte, haben einige Autoren ihre Trauma-Theorie dem Problemkreis des Nar-
ziBmus zugeordnet. Die Entwicklung der Pathologie von Patienten, die in Verbindung mit Trauer
und Kränkung steht, führte zum Begriff des narziBtischen Traumas und zur Frage nach der frühen
Kindheit, die dadurch reaktiviert wird : Handelt es sich um die allerfrüheste Zeit, die Zeitspanne der
Bildung des Ichs und der Umstände der primären Umgebung ? Davon leitet sich der Begriff
der Vorherigkeit (avant-coup) des Traumas ab. Oder handelt es sich um das Infantile, das mit
einer desorganisierenden Wirkung von gewissen Erfahrungen verbunden ist ? Fragen, die der
Analytiker nicht immer beantworten kann, aber die ihn dazu führen, über das Trauma nachzu-
denken und Theorien darüber zu entwerfen.
La cuestiòn del traumatismo està présente a lo largo de toda la obra de Freud. De su lectura
surge que ha organizado sus teorlas sobre el trauma a partir de très ejes de réflexiòn : la seducciôn,
desde la seducciôn sexual hasta la seducciôn materna precoz, considerada esta ùltima como la
causa de la primera ; el punto de vista econômico que lo define por sus efectos ; por fin, la
ausencia de la madre y, como consecuencia, el estado de desamparo que constituye el prototipo.
Tras la importancia que Freud da en 1926 a las situaciones traumâticas asociadas a la
angustia producida por la pérdida, un cierto numéro de autores han centrado su concepciôn
del traumatismo alrededor del problema del narcisismo. La evoluciôn de la patologia de los
pacientes, en relaciôn con los duelos y las heridas, ha conducido a la nociôn de trauma narci-
sistico y a una interrogaciôn sobre los primeras tiempos de la vida asi reactivados. Es ése el
tiempo de lo originario, el de la constituciôn del Yo y de las vicisitudes del entorno primario ?
De donde la nociôn de anterioridad (avant-coup) del traumatismo. Es ése el tiempo de lo infantil
ligado al efecto desorganizador de ciertas vivencias ? Son cuestiones a las cuales el analista
no siempre puede responder, pero que lo llevan a reflexionar sobre el traumatismo y a proponer
teorlas sobre ello.
Thierry BOKANOWSKI
a / Une première scène, dite de séduction, scène sexuelle que « subit » un enfant
de la part d'un adulte. Celle-ci ne réveille apparemment pas d'excitation chez
cet enfant qui se trouve en état de « passivité »;
b / Une deuxième scène, souvent anodine et survenant après la puberté, vient
raviver par quelques traits associatifs les traces mnésiques de la première, dont
le refoulement avait effacé le souvenir. Ce souvenir déclenche un afflux d'exci-
tations sexuelles qui débordent les défenses du moi.
Si l'on peut nommer traumatique la première scène, l'on voit que du strict
point de vue économique ce n'est qu'après coup que cette valeur lui est conférée. En
d'autres termes, c'est seulement comme souvenir que la première scène devient après
coup pathogène, dans la mesure où elle provoque un afflux d'excitation interne.
Dans cette perspective, le cas Emma reste la référence métapsychologique
pour les théories de la séduction, de l''après-coup et du traumatisme en deux temps.
C'est néanmoins, plus de vingt ans après, dans les Extraits de l'histoire d'une
névrose infantile (L'Homme aux loups) (1918), que nous retrouvons, sous la plume
de Freud, leur modèle théorique le plus achevé.
L'abandon de la théorie de la séduction (lettre à Fliess du 21 septembre 1897 :
« Je ne crois plus à ma neurotica ») permet à Freud — avec la mise au premier
plan de notions telles que celles de fantasme inconscient, de réalité psychique, de
sexualité infantile spontanée, etc. — un pas décisif dans l'avènement de la théorie
psychanalytique. A partir de ce moment la portée étiologique du traumatisme
externe s'estompe au bénéfice de la vie fantasmatique et des fixations aux différents
stades libidinaux.
Par la suite, si ce point de vue événementiel n'est pas abandonné, Freud
l'intègre néanmoins à une conception qui fait intervenir d'autres facteurs comme
la constitution et l'histoire infantile. Dans les Leçons d'introduction à la psychanalyse
(1915-1917) le terme de traumatisme vient désigner non plus les expériences infan-
tiles que l'on trouve — ou retrouve — à l'origine des fixations, mais bien un
événement qui survient dans un second temps et qui peut être assimilé, dans le
cadre du déclenchement d'une névrose, à ce que Freud, en d'autres occasions, a
nommé frustration.
Mais, comme nous le rappelions plus haut, ce sont les « névroses de guerre »
qui remettent au premier plan le problème du traumatisme sous la forme clinique
des névroses traumatiques.
Une lettre de Freud à Ferenczi, du 27 octobre 1918, en témoigne : « Il
...
s'agit d'un conflit entre deux idéaux du moi, l'idéal habituel et celui que la guerre
a suscité chez le sujet. Le dernier idéal se rapporte aux relations avec de nouveaux
1288 — Thierry Bokanowski
Pour Freud, Thalassa pouvait se lire comme un essai qui venait prolonger
ses propres conceptions sur la compulsion de répétition et la névrose traumatique,
telles qu'il les a formulées à partir de 1920.
Pour saisir les enjeux théorico-pratiques qui se dessinent, il nous faut revenir
un instant en arrière et examiner la chronologie des événements qui se sont imper-
ceptiblement tissés entre Freud et Ferenczi à partir de 1923, date de la parution
du Traumatisme de la naissance de Rank et d'un livre de Ferenczi, écrit en commun
avec Rank, Perspectives de la psychanalyse.
1923 est l'année du cinquantenaire de Ferenczi. Freud commémore cet anni-
versaire en publiant un article fort élogieux sur son ami dans l'International Zeit-
schrift. Pour Freud, à ce moment, Ferenczi est tout à la fois son authentique disciple
et un maître incontesté de la psychanalyse.
La controverse qui tourne, pendant les années qui suivent, autour du livre de
Rank et de la dissidence de ce dernier, permet une occultation de l'effet partiel-
lement scandaleux que provoque, sur la communauté analytique, la publication
du livre de Ferenczi.
D'une part ce livre paraît sans l'assentiment, hormis celui de Freud, des
membres du Comité. Cela était contraire à la décision prise lors de la création
du Comité. Cette entorse à la règle établie fut accueillie et considérée « comme
de mauvais augure tant elle s'éloignait des habitudes et promesses mutuelles faites »
(E. Jones, 1969).
D'autre part le contenu même du livre laissait, d'après Jones, « deviner les
idées bien camouflées de Rank concernant le traumatisme de la naissance et celles
de Ferenczi relatives à la méthode technique d'"activité", toutes destinées à abréger
l'analyse ».
C'est ici qu'apparaît le premier différend entre Ferenczi et Freud. Différend
qui s'accroît au fil des années et qui peu à peu se noue, en deux temps, sur deux
thèmes :
— la technique active;
— la notion de traumatisme.
1292 — Thierry Bokanowski
Dès 1924 Ferenczi, dans un court article intitulé « Les fantasmes provoqués »
(Activité dans la technique de l'association) (S. Ferenczi, 19246), tente de rendre
compte des interactions — et des liens — qu'il entrevoit entre les fantasmes infan-
tiles précoces, les expériences sexuelles et le traumatisme. Son attention se porte,
pour l'essentiel, sur les fantasmes infantiles de l' « enfant trop bien élevé ».
Dans cet article Ferenczi met l'accent sur la répression fantasmatique et trau-
matique — dans le sens d'un empêchement à disposer librement de son activité
fantasmatique inconsciente — qu'entraîne une certaine forme d'éducation idéali-
sante, rigide et antisexuelle. Ce type de traumatisme — lié au « refoulementprimaire »
(Urverdrängung) des fantasmes infantiles — vient s'opposer aux « traumatismes
sexuels » nécessaires et liés aux expériences sexuelles infantiles, qui, loin « de
nuire à la normalité », en seraient, au contraire, les garants ultérieurs.
Deux conceptions du traumatisme, deux niveaux différents du traumatique
sont ici comparés dans leurs effets. Les enfants écrasés dans leur liberté fantas-
matique par une éducation trop rigide, ces « enfants trop bien élevés », repré-
sentent ce qui permet de relativiser les éventuelles conséquences du traumatisme
sexuel. Ce dernier, à condition qu'il n'ait été ni trop « excessif », ni « trop précoce
ou trop intense », peut prendre une valeur positive, utile, pour la qualité de
l'organisation et du développement psychique. « Nous constatons maintenant, écrit
Ferenczi, qu'une certaine quantité d'expériences infantiles réellement vécues offre
une sorte de protection contre les voies anormales que le développement est suscep-
tible de prendre. »
Traumatisme anti-trauma, telle peut être la valeur du « traumatisme sexuel »
— nécessaire pour la constitution d'une « normalité psychosexuelle » — qui vient
s'opposer au traumatisme invalidant, seul « vrai traumatisme », établi sous le coup
du refoulement primaire, précoce, conséquence d'une certaine éducation et de
certaines injonctions fantasmatiques parentales.
Cette conception va être le prélude des formulations essentielles de Ferenczi
concernant le traumatisme dans les années qui suivent (1928-1932).
Les textes essentiels témoignant de ses réflexions, recherches et avancées théo-
riques de cette période sont au nombre de quatre. Deux sont publiés de son
vivant : Analyses d'enfants avec des adultes (1931) (S. Ferenczi, 1931), Confusion
de langue entre les adultes et l'enfant. Le langage de la tendresse et de la passion
(1933) (S. Ferenczi, 1933); les deux autres sont posthumes : Réflexions sur le
traumatisme (1934) (S. Ferenczi, 1934), le Journal clinique (1932) (S. Ferenczi, 1932).
Initialement la technique de relaxation — néocatharsis — devait permettre
d'approcher le refoulement originaire, voire de le lever. Or la « permissivité »
absolue qu'induisait cette technique, le fait qu'elle contrevenait aux règles les plus
1296 — Thierry Bokanowski
l'écrire, ce que l'adulte impose à l'enfant n'est pas seulement en écart avec la
tendresse enfantine, mais représente aussi la nécessité même de cet écart (F. Gan-
theret, 1979).
Ces critiques ne doivent en rien minimiser l'apport considérable de Ferenczi
sur le plan de certaines ouvertures théoriques liées à ses innovations techniques. On
peut citer : le rôle de l'identification à l'agresseur et à la culpabilité de ce dernier,
l'importance des processus de clivage et de fragmentation psychique qui président
à la formation de personnalités « comme si » (« faux self »), le rôle de la haine
dans l'événement traumatisant, l'importance de l'analyse du contre-transfert, le
transfert négatif, l'analyse interminable, etc.
A ce jour, nombreux sont ceux qui ont puisé dans le ferment ferenczien,
notamment ceux qui parmi les analystes ont élargi leur champ d'investigation
auprès de patients qui ne relèvent pas de cures dites « classiques ». On reconnaît
généralement que Ferenczi a posé les jalons des travaux théoriques et techniques
de M. Klein, Balint, Winnicott, Bouvet, Lacan, Spitz, Manier, M. Khan, Searles,
Bion et bien d'autres à leur suite (J. Cremerius, 1983) (P. Sabourin, 1985).
Sans doute Freud supportait-il mal que Ferenczi, dans s&furor sanandi, cherche à
entraîner les patients sur le terrain de la régression. Le souvenir pénible de ses propres
expériences de l'époque breuérienne Anna O. lui faisait probablement craindre
— —
que les excès liés à la régression, et les débordements par la psychose, ne viennent
ternir l'image scientifique qu'il souhaitait pour la psychanalyse (A. Haynal, 1987).
Néanmoins, quatre ans après la disparition de Ferenczi, Freud poursuit son
dialogue avec ce dernier. De ce point de vue L'analyse avec fin et l'analyse sans
fin (1937) (S. Freud, 1937) peut se lire comme un texte qui interroge l'évolution,
sur plus de vingt-cinq ans, de la relation authentiquement analytique entre ces
deux hommes (T. Bokanowski, 1979). Freud, qui cherche à définir les obstacles
à la guérison par la psychanalyse, est amené à évoquer la question du transfert
négatif et les reproches que lui avait formulés Ferenczi de l'avoir, en son temps,
insuffisamment analysé : « L'analysé entre en opposition avec l'analyste, il
...
lui reproche d'avoir négligé de lui donner une analyse complète... Il aurait dû se
soucier des possibilités d'un transfert négatif. L'analyste se justifie de ce qu'au
temps de l'analyse on ne pouvait rien percevoir d'un transfert négatif. »
De fait que s'était-il vraisemblablement passé?
Il semble que l'on puisse à présent mieux percevoir certaines des difficultés
rencontrées par Ferenczi pendant son analyse, et ceci grâce à leur Correspondance1.
1.Je tiens à remercier tout particulièrementJudith Dupont de m'avoir donné accès à la Correspondance
Freud-Ferenczi, actuellementen voie de traduction et qui sera éditée, à partir de 1990, aux EditionsCalmann-
Lévy. Les citations ici faites sont extraites des « Minutes » de chaque lettre de cette Correspondance établies
par Judith Dupont. Elles ne sont donc ni une transcription littérale, ni une traduction définitive.
Entre Freud et Ferenczi : le traumatisme — 1299
En 1916, après une première analyse de trois semaines en octobre 1914 avec
Freud à Vienne, Ferenczi souhaite reprendre à nouveau celle-ci. Ce que Freud
accepte, mais à contrecoeur. La réserve de ce dernier tient au fait que trop d'événe-
ments, et d'intérêts communs, les lient. L'analyse de Ferenczi se poursuit néan-
moins cette année-là en deux fois. A l'issue de la dernière « tranche », Ferenczi
souhaite poursuivre car il ne peut toujours pas se résoudre à épouser sa compagne
Gizella Palos. Freud lui fait alors savoir que l' « analyse est close » et que
l' « hésitation » concernant Gizella est la preuve que « rien ne sortira de tout
cela » lettre du 16 septembre 1916].
Afin de ponctuer cette définitive fin de non-recevoir, Ferenczi écrit à Freud,
par retour du courrier [lettre du 18 septembre 1916] que sa « relation à sa mère
a empiré ces dernières années. Qu'il pense ainsi laisser sortir sur sa mère des
choses qu'il épargne à Gizella. Ce qui le ramène à la source première de sa
mysogynie. Lui faudra-t-il, comme le Hollandais du Vaisseau fantôme, fuir toutes
les femmes et les entraîner dans la mort? Il n'a jamais pu aborder cela en analyse,
alors que c'est quasi conscient ».
Cet échange épistolaire nous permet d'imaginer que quand Ferenczi se plaint
à son analyste d'avoir évité l'analyse du transfert négatif, ce grief concerne aussi
le moment où Freud donne à son patient le sentiment d'éluder le transfert maternel.
Eviteraient qui, par la suite, ne cesse d'interroger Ferenczi et dont les effets se
retrouvent, bien des années plus tard, dans la période des « expérimentations
techniques » et la théorie du traumatisme.
L'analyse avec fin et l'analyse sansfin est un texte qui contient aussi la poursuite
des interrogations de Freud concernant l'incidence, voire l'impact, du quantitatif,
du traumatique et du traumatisme sur l'organisation psychique et les possibilités
de changement au cours d'une cure psychanalytique. En ceci ce texte peut aussi
se lire comme une réponse aux thèses de Ferenczi. Car pour Freud ce sont le poids,
l'excès du quantitatif, l'effraction quantitative, la force constitutionnelle de la
pulsion et la « puissance invincible du facteur quantitatif » qui créent les conditions
du traumatisme en s'opposant à la qualification de la pulsion. Aussi est-ce une des
raisons pour lesquelles Freud écrit que l'on peut comprendre « les efforts malheu-
reusement infructueux auxquels un maître de l'analyse comme Ferenczi a consacré
les dernières années de sa vie » (S. Freud, 1937).
C'est dans L'homme Moïse et la religion monothéiste (1939) (S. Freud, 1939),
texte quasi testamentaire, que Freud appose un point final à sa théorie du trauma-
tisme. Dans cet écrit Freud rappelle les caractéristiques qui, à ses yeux, définissent le
traumatisme.
Ce sont des « impressions éprouvées dans la petite enfance, puis oubliées »,
qui n'acquièrent de caractère traumatique qu'à la suite d'un « facteur quantitatif »
se « situant dans la période de l'amnésie infantile » et pouvant se rattacher aussi
1300 — Thierry Bokanowski
Dr Thierry Bokanowski
22, rue des Francs-Bourgeois
75003 Paris
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Entre Freud et Ferettczi : le traumatisme — 1303
RÉSUMÉS
A comparative study of the evolution of the concept of trauma in Freud's works as well
as in Ferenczi's is a way of highlighting certain stages in their thinking.
This study shows the influence of the evolution and variation of the concept of trauma on
both Freud's and Ferenczi's theories and practice. It also shows how it has affected the course
of their common history, which is of great signifiance to the psycho-analytical movement.
Eine vergleichende Studie zur Entwicklung des Trauma-Konzeptes in Freuds und Ferenczis
Werken ermöglicht eine Ubersicht gewisser Stufen in ihrer beiderseitigen Gedankenbildung.
Die vorliegende Arbeit will den Einfluss aufzeigen, den die Wandlungen und Veränderungen
1304 — Thierry Bokanowski
des Trauma-Konzeptesauf Freuds und Ferenczis Theorien und Praxis ausgeübt haben, sowie
auch auf den Verlauf ihrer gemeinsamen Geschichte, die in so besonderem Ausmass die psy-
choanalytische Bewegung geprägt hat.
Dans le courant de l'année 1892, Philip Bauer dut rester dans l'obscurité pendant
plusieurs semaines à la suite d'un décollement de la rétine; deux personnes le
veillaient particulièrement, sa fille Ida qui avait dix ans à l'époque et Mme K...
une jeune femme charmante et malade des nerfs dont il avait fait la connaissance
peu après son arrivée à B... (probablement Merano) où il s'était installé en 1888
avec toute sa famille pour des raisons de santé. Freud écrit que Philip Bauer,
le père de Dora, conserva de cet épisode une diminution durable de la vision. Son
fils, Otto, qui est devenu un homme politique de tout premier plan dans l'Autriche
de l'entre-deux-guerres, écrit, en 1922, que ce souvenir est peut-être l'impression
la plus forte de son enfance. Son père n'avait qu'un oeil valide et c'était celui-là
qui était frappé d'un décollement de la rétine. L'autre oeil souffrait d'un déficit
congénital et avait été considéré jusque-là comme aveugle. Et voilà que, en quelques
semaines, cet oeil déficient est devenu fonctionnel et a pu suppléer l'autre, lui
redonnant une vision à peu près valable jusqu'à sa mort en 1913. C'est de ce
formidable processus d'adaptation qu'Otto Bauer conserva un si vif et si merveilleux
souvenir. Cette expérience pénible mais positive pour le père a été moralement
bénéfique à son fils. Mais pour Ida, il en va autrement. Il semble bien que ces
semaines de tendres soins donnés à son père aient précipité la survenue de sa
maladie névrotique. Voilà un événement qui n'a pas le même sens pour ces trois
personnes. Quel sens également a-t-il pour Mme K... qui allait devenir la maîtresse
de Philip Bauer dans les semaines suivantes? et pour Käthe Bauer qui brille par
son absence au chevet de son mari malade?
Le 1er avril 1902, Ida Bauer qui est devenue Dora revient voir Freud pour
lui demander de l'aide à nouveau. Elle était partie brusquement dans les circonstances
Rev. franç. Psychanal., 6/1988
1306 — Michel Hanus / Marianne Strauss
de la séance bien connue du 31 décembre 1900. Aujourd'hui, c'est elle qui revient,
reconnaissant que Freud l'avait aidée et recourant de nouveau à son aide. Elle
donne d'abord des nouvelles de sa santé qui est, dans l'ensemble, meilleure. Sans
doute le fait qu'elle ait pu régler ses comptes avec les K... a aussi contribué à
son amélioration. A l'occasion du décès d'un des deux enfants des K... dont jadis
Dora s'était occupée comme une mère1, au cours d'une visite de condolérances,
elle amène Mme K... à reconnaître sa liaison avec son père et M. K... la réalité
de sa proposition au bord du lac. Puis elle a rompu avec cette famille et elle a tout
raconté à son père pour se justifier. Mais elle n'est pas encore quitte avec les K...
Aux alentours de la mi-octobre 1901, un an après le début de son traitement, elle
rencontre M. K... dans des circonstances étranges. Ils s'aperçoivent dans la rue,
M. K... va à sa rencontre, traverse une rue fréquentée sans prendre garde et
perd le contrôle de lui-même : stupéfait, il s'arrête devant elle et se fait renverser,
sans grand dommage. Freud interprète dans le sens d'une tentative de suicide indi-
recte. Mais n'était-ce pas aussi désir inconscient de montrer à Dora la persistance
de son attachement et le besoin de se faire faire mal devant elle, pour se punir
et/ou pour la séduire2.
Elle affirme ensuite qu'elle n'a pas l'intention de se marier, c'est dire son refus
de toute vie sexuelle, vu l'époque. Freud pense qu'elle sera reprise par les réalités de
la vie et, de fait, elle va se marier l'année suivante et elle aura un fils en 1904.
Elle est venue demander l'aide de Freud pour un symptôme précisément trans-
férentiel, une névralgie faciale droite, permanente, survenue deux semaines avant
(les deux semaines du congé de la gouvernante) à l'occasion de la lecture dans le
journal d'une nouvelle qui concernait Freud (sa nomination au titre de professeur).
Il lui montre le lien transférentiel; elle l'accepte. Il interprète comme auto-punition
de son agressivité.
Et alors il se passe quelque chose d'étonnant. Freud ne sait pas quel genre
d'aide elle voulait lui demander!! On ne peut comprendre une pareille étrangeté
que dans le champ du transfert. Certes le transfert a été souvent signifié dans le
texte et il a été évoqué en séances au moins deux fois. Mais Freud se rend bien
compte qu'il ne l'a ni vraiment compris ni véritablement analysé. Ce texte sur
Dora semble bien avoir été écrit pour se justifier de cet échec à ses propres yeux
mais ne manque pas de montrer également son importance capitale dans la cure.
Il est évident que le transfert était une donnée encore bien fraîche de la jeune
science, une notion encore théorique qui allait prendre toute son importance sous
la pression de la pratique; et sans aucun doute, le travail de Freud avec Dora y a
1. Freud ne nous dit rien des réactions de Dora, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne lui en ait pas parlé.
2. Inutile d'insister sur l'extrême importance de la maladie et des maux dans les amours de toutes les
personnes en action dans ce « Fragment d'une analyse d'hystérie ».
Dora. Traumatismes sexuels et traumatismes narcissiques — 1307
beaucoup contribué. A vrai dire, Freud est passé à côté du transfert de Dora en
raison de la méconnaissance de son propre contre-transfert.
La dernière phrase sur laquelle Freud se sépare de Dora (mais je lui promis
de lui pardonner de niavoir privé de la satisfaction de la libérer de sa souffrance
bien plus profondément) est assez explicite. Déjà nous savons que ce n'est pas
tout à fait vrai et qu'il ne pardonnera jamais à Dora la blessure narcissique
qu'elle lui a infligée. Et quelle subtile façon de dire à Dora que l'essentiel pour
lui n'est pas qu'elle aille mieux mais qu'il ait la satisfaction de l'aider en ce sens.
Si, du moins, il avait accepté de reprendre le traitement dans la voie de l'analyse
du transfert! Il est déjà tellement surprenant que le mémorable 31 décembre 1900,
il n'ait rien tenté pour la retenir au moment où elle met en actions son besoin
d'être aimée/reconnue et sa peur de l'abandon qu'elle provoque. Il s'en justifie
mollement. Quinze mois se sont passés; Freud a beaucoup réfléchi; il a écrit et
réécrit Dora mais, à cet égard, il n'a pas changé. Il refuse de la reprendre en se
justifiant d'un mot, mais l'expression de son visage me faisait deviner que sa demande
n'était pas sérieuse. Pas sérieuse, quel genre d'aide sont des expressions un peu
ambiguës pouvant laisser supposer que Freud suspectait Dora de tentative de
séduction. U est vraiment dommage qu'il n'en ait pas dit davantage sur ce qu'il
pensait et ce qu'il éprouvait. De ce point de vue, il est assez frappant qu'il ne
parle guère des sentiments positifs de Dora à son égard alors qu'il revient plusieurs
fois sur son hostilité et son besoin de vengeance.
Nous connaissons la suite et la fin de l'histoire de Dora par Félix Deutsch.
Il est vrai qu'elle a été malheureuse et malade toute sa vie mais nous sentons bien
combien elle l'aurait été davantage si elle n'avait rencontré Freud à l'orée de sa
vie adulte. Dans les premières pages, nous avons le sentiment que Freud n'est pas
loin de considérer, comme son père et M. K..., la scène du lac comme fantasmatique
ou inventée mais, peu à peu, au fil du travail, un changement s'effectue; il se
rend compte de la véracité de Dora. Elle a trouvé là, nous semble-t-il, une aide
essentielle. Si elle est revenue chez Freud à l'automne de 1900 c'était bien sûr pour
obéir à son père mais surtout dans l'espoir que Freud lui donnerait raison contre
les mensonges de son père, de M. et de Mme K... et c'est bien ce qu'il a fait
avec discrétion. L'adolescente qu'est encore Dora à cette époque serait peut-être
devenue psychotique si elle n'avait rencontré personne pour la croire; ses tendances
paranoïaques ultérieures (F. Deutsch) et l'épisode convulsif avec fièvre et délire
sur lequel Freud est si peu explicite peuvent le faire penser. Elle aurait aussi bien
pu mourir de désespoir par suicide ou maladie grave. Le fait qu'elle ait pu se décharger
en partie de son intense agressivité en mettant les choses au point avec les K...,
et également d'avoir pu se venger transférentiellementsur Freud l'a sans doute sauvée
aussi de cela.
Ce que Freud nous apprend, entre autres choses, dans l'histoire de Dora,
1308 — Michel Hanus / Marianne Strauss
C'est à partir de la scène au bord du lac à L..., le 30 juin 1898, que tout
commence à aller vraiment mal pour Dora. Elle parle de suicide par écrit, perd
connaissance en se disputant avec son père, devient infernale avec sa famille et très
malheureuse. Cette scène est étroitement intriquée avec les deux rêves qui tentent,
entre autres fonctions, de l'élaborer, d'en décharger la charge traumatique. La
déclaration de M. K... n'a pas été particulièrement traumatique en elle-même;
Dora y a coupé court par une gifle, à notre avis, parce qu'il avait osé employer
l'expression ma femme ne me donne rien; double maladresse : c'est donc une
demande surtout sexuelle et, d'autre part, Dora sait qu'il a employé la même
expression lorsqu'il a séduit sa bonne quelque temps auparavant et qu'il l'a aussitôt
abandonnée dès lors qu'il avait obtenu ses faveurs. Qu'elle pense tous les hommes
légers et irresponsables, qu'ils aient une maladie vénérienne qu'ils nous transmettent,
est une raison suffisante pour repousser toute relation sexuelle avec eux. Ce qui
est vraiment traumatique dans cet épisode est 1 / que son père ne l'ait pas crue;
2 / que Mme K... l'ait trahie en cette occasion.
Il est à noter que dans sa recherche/remontéevers les traumatismes antérieurs,
Freud s'intéresse essentiellement aux traumatismes sexuels, n'insistant guère sur
les traumatismes narcissiques qui sont au coeur de cette histoire. Ici prend place
la scène du baiser dans la boutique de M. K... lorsqu'elle avait quatorze ans (1896).
Elle n'en a jamais parlé à personne jusque-là. Ce qui est traumatique c'est que
ce fut un traquenard d'un adulte contre une adolescente, un geste brutal sans un
mot et dont elle ne reparlera pas avant quatre ans. Dora ne l'avait pas oublié;
d'ailleurs, elle a évité quelque temps M. K...; mais elle l'a laissé de côté comme
s'il ne s'était rien passé. Les idées de Freud sur la sexualité féminine ne tiennent plus
à quatre-vingts ans de distance : même une femme adulte surprise désagréablement
par un baiser volé n'éprouvera guère de plaisir sans être pour autant hystérique.
Dora. Traumatismes sexuels et traumatisâtes narcissiques — 1309
C'est d'ailleurs aussi à l'occasion du dégoût de Dora qui s'enfuit1 que Freud nous
dit qu'il connaît M. K... (Il se trouve que je connais M. K... par hasard). Il est bien
difficile de croire que M. K... se trouve par hasard aux côtés du père de Dora
lorsqu'il vient se faire soigner par Freud en 1894. Bref sans M. K..., Freud n'aurait
sans doute jamais connu Dora. Mais dans quelles circonstances Freud a-t-il connu
M. K... nous n'en savons rien.
En remontant le fil du temps, Freud en vient maintenant à la masturbation
qu'il déduit de l'énurésie avec une réelle virtuosité à partir de l'incendie du premier
rêve. Le rôle pathogène de la masturbation a souffert d'une inflation manifeste au
début de ce siècle. Rien ne permet de penser que les pratiques onaniques de Dora
aient été particulièrement traumatisantes. Freud pense qu'elle n'a pas été surprise,
qu'elle s'est arrêtée toute seule d'un seul coup environ un an avant le moment où
elle a commencé à souffrir de symptômes nerveux (asthme, dyspnée, tussis nervosa).
Il s'agit bien, comme le montre Freud, d'une identification à son père malade au
cours d'une scène de coït dont elle a surpris les bruits. Il est bien probable que si
Freud avait écrit ce texte quelques années plus tard, il aurait particulièrement
insisté sur le rôle pathologique éventuel de cette scène primitive. Nous constatons
que, à cette époque 1890, les parents de Dora ne sont pas encore totalement
brouillés. La fin de son énurésie a coïncidé avec des changements importants :
elle était un garçon manqué, toujours en rivalité avec son frère; voilà qu'en renonçant
à l'énurésie, à la masturbation et en devenant malade, elle est devenue calme et
bien élevée comme doit être une vraie fille. Enfin il n'est pas indifférent que Freud
ait pensé que le frère a dû jouer un rôle dans l'habitude de la masturbation. Mais
sur ce point nous en sommes réduits à des suppositions.
Que nous apprend ce rapide survol du cheminement traumatique? D'une
part, qu'il est bien conforme aux idées historiques de Freud du moment sur ce
chapitre; d'autre part, que le traumatique ne se situe pas tellement au niveau des
expériences vécues de Dora mais plutôt dans la nature de ses relations avec ses
proches, puis son analyste.
Quelques mots seulement sur les positions théoriques de Freud, en 1900, pour
ce qui concerne le traumatisme2, car l'essentiel en est bien connu, savoir qu'il
n'a jamais varié sur la nature économique du traumatisme, excès d'énergie non
déchargeable ni maîtrisable par des liaisons internes, que le traumatisme n'est qu'un
des éléments du trépied pathogénique', qu'il y a toujours rencontre de l'agent
extérieur et de la personne qui en reçoit l'action. Dans une première période (1888-
1. Comme elle s'enfuit au bord du lac, comme elle s'enfuit de la maison en feu du premier rêve, qu'elle a
quitté la maison dans le second rêve et qu'elle quittera Freud en s'enfuyant.
2. Cet aspect est richementdocumenté, dans ce numéro, par l'article de Françoise Brette.
3. Les deux autres étant évidemment l'hérédité et la constitution.
1310 — Michel Hanus / Marianne Strauss
1897), l'accent est surtout mis sur l'agent provocateur extérieur, qui peu à peu se
précise sous la forme d'une scène de séduction sexuelle réellement vécue passi-
vement par l'enfant1. Au début (1888, SE, I, p. 37-59 : Hystérie) les excitations
excessives ne sont pas encore toutes sexuelles. Le traumatisme doit être sévère dans
le sens qu'il comporte l'idée d'un danger mortel, une menace pour la vie. Mais il ne
doit pas être sévère au point de supprimer toute activité mentale2. Ce n'est que
progressivement, surtout à partir des Etudes sur l'hystérie que la sexualité fait son
entrée en force dans le traumatisme; il faut dire qu'elle est particulièrement bien
placée à l'articulation du vécu, du réel et du fantasmatique. En 1897, Freud aban-
donne sa neurotica doutant de la réalité de ces expériences sexuelles vécues qui,
il y a peu, lui paraissaient si importantes. La période suivante, à partir de 1898,
marque la prévalence de la vie fantasmatique dans le traumatisme. Les caractères
essentiels demeurent cependant : surcharge économique, importance de la sexualité.
C'est en 1905 dans mes vues sur le rôle de la sexualité dans l'étiologie des névroses
que Freud insiste particulièrement sur le fantasme. Mais c'est aussi dans cet article
qu'il revient très précisément vers l'organique. En voici la conclusion : Chercher
l'étiologie des névroses exclusivement dans l'hérédité ou dans la constitution ne
serait pas moins unilatéral que de vouloir élever au rang d'étiologie unique les influences
accidentelles subies par la sexualité au cours de la vie, même si s'impose l'expli-
cation que la nature de ces effets réside seulement dans un trouble des processus
sexuels dans l'organisme. Cette ambiguïté est bien exposée dans la lettre à Abraham
du 5 juillet 1907 : Il vous a été évidemment épargné de commettre l'erreur par
laquelle j'ai dû passer qui est de tenir les traumatismes sexuels pour Vétiologie
propre de la névrose. A cette époque, je ne savais pas encore que ces événements sont
très courants et, lorsque je l'ai appris, j'ai pu heureusement encore me tourner vers la
constitution psychosexuelle. Une partie des traumatismes sexuels dont les malades
font le récit sont des fantasmes ou peuvent l'être; la différence d'avec les traumatismes
authentiques, qui sont si fréquents, n'est pas facile à établir. On peut se demander
ce qu'il en est des traumatismes authentiques, fréquents, les traumatismes narcis-
siques, par exemple.
Nous pouvons maintenant reposer plus directement la question : qu'est-ce
qui fut le plus traumatisant pour Dora : d'avoir été initiée à la masturbation par
son frère, d'avoir subi un baiser brutal de M. K.„, puis, deux ans plus tard, une
déclaration malhabile du même ou d'avoir été la victime des hypocrisies et des
mensonges des adultes qui la mettaient encore plus en conflit avec ses propres
aspirations.
éloignée de sa mère pour lui poser les questions qui l'embarrassent, elle en arrive à
penser que son père est malade du fait de sa conduite sexuelle désordonnée et qu'il
a contaminé la mère et la fille 1. Plus tard, à la suite de conversations avec sa
gouvernante âgée, elle imaginera de plus que tous les hommes sont sexuellement
malades, contagieux et donc dangereux. Le vrai traumatisme sexuel de Dora se
trouve là : la sexualité pour elle n'est que cachotteries et maladies honteuses. Un
autre aspect des relations traumatiques de Dora avec son père, sa relation avec
Mme K..., ne fera que renforcer la désidéalisation de celui-ci. Ce n'est pas telle-
ment cette relation en elle-même, bien que le fait qu'elle lui ait été préférée lui
fut sûrement douloureux narcissiquement. C'est surtout la fausseté de son père qui
la traumatise. Elle se sent sacrifiée et il pousse la fausseté jusqu'à la traiter de
mythomane à propos de la scène du lac. A partir de là, elle n'a plus qu'un souci,
qu'une préoccupation majeure qui est aussi, de son côté à elle, le moteur essentiel de
son travail avec Freud : faire reconnaître la réalité et la vérité. Nous savons qu'elle
y est arrivée et, en partie, grâce à Freud. Il est tout à fait possible que, devant les
mensonges répétés des adultes, Dora ait pu, à certains moments, douter, elle-même,
de la réalité de ses propres perceptions et penser, elle aussi, qu'elle avait pu imaginer
cette histoire. C'est encore une adolescente; il lui faut, à toutes forces, faire recon-
naître la réalité par les adultes concernés afin de pouvoir conserver une confiance
suffisante en son monde intérieur. Le fait que Freud lui ait montré, au bout d'un
certain temps, qu'il la croyait fut déterminant.
Avant d'aborder les liens de Dora avec Freud tournons-nous auparavant vers
ses relations féminines.
Mme K... cette femme jeune et belle, malade aussi (cette femme qui, jusque-là,
avait toujours été de santé délicate, qui avait même dû séjourner durant des mois
dans une clinique psychiatrique parce qu'elle ne pouvait pas marcher devint alors
une femme bien portante et pleine de vitalité), Dora Va vraiment adorée. Au début
et pendant un certain temps, elles ont été extrêmement proches, c'est-à-dire avant
la liaison déclarée avec son père; elles partageaient la même chambre et M. K...
devait alors aller coucher ailleurs. Mme K... lui faisait des confidences et fut
sûrement son initiatrice sexuelle. On se rappelle que Dora disait à Freud la blan-
cheur ravissante de son corps sur le ton d'une amoureuse, ce qui est à rapprocher
de l'admiration rêveuse et silencieuse avec laquelle elle contemple pendant deux
heures la madone Sixtine de la galerie de Dresde, dans le second rêve, après avoir
refusé la compagnie d'un homme. Puisqu'elle en parle comme une amante, c'est
1. Pour sa mère, il n'est pas difficile d'imaginer comment, mais pour elle ? Il serait intéressant de savoir
comment elle a fantasmé cette contamination.
Dora. Traumatismes sexuels et traumatismes narcissiques — 1313
que là aussi Dora s'identifie à son père et tente de prendre sa place. Nous man-
quons de données chronologiques suffisamment précises pour situer exactement
le début de la liaison du père de Dora avec Mme K... par rapport à la période
de grande intimité entre celle-ci et Dora. N'importe : Dora idéalise Mme K...
du fait qu'elle est l'objet d'amour de son père. Dans les notes que Freud a ajoutées
aux rééditions de son texte, il fait remarquer qu'il n'a pas maîtrisé le transfert
de Dora, ne dit rien de son contre-transfert1 mais insiste tout particulièrement
sur le fait qu'il n'ait pas assez prêté attention ni donné assez d'importance aux désirs
de Dora pour Mme K... Il est quand même frappant qu'elle manifeste une telle
envie de vengeance vis-à-vis de tous les hommes et qu'elle soit si magnanime
avec Mme K... C'est elle qui l'avait initiée et c'est elle qui la dénonce pour la faire
passer pour une menteuse ou une illuminée. Si on donne une attention suffisante
aux nombreux indices qui témoignent, chez Dora, d'un grand besoin de souffrir,
on pourra penser que cette terrible blessure infligée par Mme K... n'a fait peut-être
que renforcer l'amour de Dora pour elle et l'a mise dans une situation de deuil
quasiment impossible.
Cette grande passion pour Mme K... ne va pas exclure l'attirance pour son
père ni pour M. K... mais elle la relativise. Ce ne sont pas les hommes qui l'inté-
ressent le plus, dont elle a surtout envie d'être aimée, mais de cette femme jeune,
belle, ravissante, adorée... Elle pense y être arrivée; mais Mme K... va lui préférer
son père (elle ne l'a aimée que pour lui, croit-elle) et, un jour, va la diffamer.
Ce grand amour homosexuel de Dora a encore une autre source qu'il ne nous
est guère difficile de deviner maintenant à distance, ne serait-ce que à partir d'une
des causes de la cécité contre-transférentielle de Freud : derrière la passion de
Dora pour Mme K... se profile l'amour déçu mais toujours vivant de Dora pour sa
mère. A l'interprétation essentiellement paternelle du premier rêve, Lewin propose
d'en associer une autre davantage centrée sur la mère : la maison qui brûle
représente aussi bien la famille que Dora elle-même qui se consume et surtout sa
mère et le corps de sa mère. Dora veut sauver sa mère, « la boîte à bijoux de celle-ci.
Le désir est si intense qu'elle s'en défend, dans le rêve, par projection : ce n'est pas
elle qui met en danger la famille par le feu de ses passions homosexuelles mais sa
mère. Etre séparée de la maison c'est être séparée de sa mère; elle est réveillée par
l'angoisse d'être abandonnée; c'est sa punition ». L'abandon est ce que sa conscience
morale cruelle la force à s'infliger à elle-même, et il faut malheureusement reconnaître
qu'elle a bien réussi à se faire abandonner, y compris par Freud. A cette seconde
interprétation du premier rêve, il n'est pas possible de n'en pas ajouter aujourd'hui
une troisième, essentiellement transférentielle que Freud n'avait fait que pressentir.
L'homme qui est au pied du lit, c'est bien sûr son père et M. K... mais c'est
aussi celui qui est à la tête du divan. Dora brûle aussi pour lui mais elle attend qu'il la
sauve de cette attirance et de ce qui la consume pour sa mère. Elle lui demande
une relation sûre, à l'abri de la sexualité, elle veut surtout qu'il ne l'abandonne
pas comme elle s'est sentie abandonnée de sa mère. Pour un tel attachement
désexualisé, fiable, durable, elle mettrait tout le prix.
Il est clair que l'attachement de Dora va de pair avec son sentiment d'abandon;
c'est un amour malheureux qu'elle a réussi à répéter toute sa vie, lui restant
ainsi fidèle. Quant au Surmoi de Dora, il s'est surtout formé par des identifications
avec sa mère. De cette femme froide, méticuleuse et agressive, mais qu'elle aimait
secrètement et qu'elle respectait sans doute plus que son père, elle a tiré un Surmoi
sévère et cruel dont elle s'est bien servi pour se faire souffrir toute sa vie.
Dans les relations de Dora avec Freud, nous n'insisterons jamais assez sur
un point : la chose la plus dure que Freud ait faite à Dora fut de ne pas la retenir
puis de ne pas vouloir la reprendre en traitement. Il est aussi assez étonnant que,
dans les notes et ajouts des différentes rééditions, il n'ait jamais fait allusion aux
difficultés de son contre-transfert. Essayons d'éclairer cet élément si important dans
l'analyse, et dans les traumatismes, de Dora par deux voies : les erreurs de dates
et le nom de Dora.
On se souvient du passage de « la psychopathologie de la vie quotidienne »
où Freud parle du choix de ce nom; il indique que le nom de Dora s'est imposé
immédiatement à son esprit et il nous dit que Dora est le nom qui a été donné
à la bonne de sa soeur Rosa parce que cette jeune fille s'appelait aussi Rosa, et
qu'il n'était pas possible d'appeler la maîtresse et la bonne par le même nom. Au
premier abord, il paraît clair que Freud a changé le prénom de Ida Bauer pour des
raisons de discrétion mais ce n'est peut-être pas tout. Dans la lettre à Fliess du
14 octobre 1900, Freud parle de ses relations conflictuelles avec Breuer, qui ont aussi
été un sujet de conflit avec Fliess, il est aussi question d'une autre Ida; c'est la
femme de Fliess (Ida Fliess née Bondy). Puisque Dora lui a donné ses quinze jours
comme une bonne, Freud lui choisit un nom de bonne, mais en lui retirant le
prénom qu'elle a en commun avec la femme de Fliess, il veut l'éloigner de celle-ci.
Nous connaissons les démêlés et les identifications de Dora avec les bonnes mais
nous ne pouvons pas oublier que toute personne de service renvoie Freud à sa
première bonne, Monika Zajic, dont il parle comme de la première instigatrice
(Urheberin) de sa névrose et de ses connaissances sexuelles. Trop âgée pour être
sa nourrice, elle s'est cependant beaucoup occupée de lui jusqu'à ce qu'elle soit mise
en prison pour vol. Elle a fait son éducation sexuelle, elle l'a séduit (il ne dit
pas comment), elle l'a traité de bon à rien mais lui a donné aussi une haute
opinion de ses capacités. Comme elle était catholique et qu'elle l'a emmené à
Dora. Traumatismes sexuels et traumatismes narcissiques — 1315
1. Dora est aussi le prénom de la mère de Joseph Breuer, qu'il a perdue à l'âge de trois ou
quatre ans.
1316 — Michel Hanus / Marianne Strauss
1900 est une année difficile pour Freud. L'interprétation des rêves vient de
sortir et la reconnaissance sociale qu'il en attendait tarde à venir; il en est fort
dépité. Dans une lettre de mars 1900, il écrit à Fliess qu'il traverse une crise profonde
et qu'il se sent âgé. Plusieurs patients vont le quitter avant les grandes vacances; il
n'en a plus que quatre ou cinq à la rentrée. Le départ de Dora, à la fin de l'année,
est un souci financier de plus.
Que ce soit avec les hommes, que ce soit avec les femmes, Dora n'a fait
que répéter l'échec de sa relation avec sa mère; il serait plus exact de dire qu'elle
n'a fait que revivre dans la répétition la relation qu'elle avait pu instaurer avec
celle-ci. Toutes ces relations traumatiques qui se succèdent et s'enchaînent dérivent
de cette relation première qu'elles actualisent et réactualisent. Elles ne sont juste-
ment traumatiques que dans la mesure où elles en reprennent toutes les difficultés
et toutes les douleurs antérieures. Nous savons bien peu de choses de la mère de
Dora car Freud ne semble pas l'avoir incitée à lui en parler davantage; il nous
faut donc tenter une construction. Mais déjà ce silence de Freud et le fait que Dora
n'ait que peu parlé spontanément de sa mère, sauf dans les deux rêves, révèlent
peut-être l'essentiel... le silence maternel, comme son absence, c'est-à-dire son
absence de contacts. Qu'est cette maladie, psychose de la ménagère! ce semble une
défense pathologique par son caractère rigdie, draconien, excessif contre toute saleté
physique et/ou morale. Ainsi Dora souffre de ne pas se sentir aimée de sa mère.
C'est un traumatisme du manque, un traumatisme en négatif, par défaut. Pouvons-
nous tenter de reporter en arrière cette froideur, cette distance, cette inexistence de
contacts véritables entre Dora et sa mère jusqu'au tout début de leurs relations.
Nous n'en savons rien. S'il est exagéré d'imaginer les relations premières de Dora
comme excessivement perturbées — elle aurait alors été beaucoup plus malade —
nous pouvons nous représenter leur nature traumatique par une défaillance de la
mère à pourvoir aux besoins du Moi de Dora petite parce qu'elle était trop occupée
intérieurement par la lutte défensive contre ses angoisses de maladie et de salissure.
Dora va toujours rechercher auprès de tout un chacun autour d'elle, homme
ou femme, à être aimée pour elle-même. Pour ce faire, elle va jouer de la
séduction, comme elle essaiera de se servir de la maladie, mais dans un but
essentiellement narcissique. En même temps, elle a une si grande peur d'être
abandonnée qu'elle provoque la rupture. Faut-il en inférer qu'il y a eu une rupture
avec sa mère? Il s'agit sans doute d'une déception qu'elle n'est pas arrivé à
surmonter. Mais à quoi la rattacher? Quoi qu'il en soit, elle traite ces trauma-
tismes de deux manières : d'une part, en renforçant son auto-érotisme (mais on
ne sait rien de ses fantasmes masturbatoires) et, d'autre part, en se tournant vers
son père dont elle sera déçue.
Dora. Traumatismes sexuels et traumatismes narcissiques — 1317
expose aux demandes sexuelles de ceux qu'ils tentent de séduire dans un but
narcissique; ils ont alors bien des chances de se faire rejeter, abandonner; leur
narcissisme en souffrira encore plus. L'ouverture peut s'en trouver du côté d'un
transfert maternel pris en charge par l'écoute d'un contre-transfert maternel lui
aussi mais maîtrisé, assumé et désexualisé.
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Dora. Traumatismes sexuels et traumatismes narcissiques — 1319
RÉSUMÉS
A côté des traumatismes sexuels mis en avant par Freud en raison de ses préoccupations
théoriques du moment, l'histoire de Dora est surtout marquée par des traumatismes qui ont
affecté son narcissisme dans le cadre de ses relations avec ses proches et son analyste.
Beside the sexual traumatisms brought up by Freud by reason of his theoretical préoccu-
pation of that moment the story of Dora is overall marked by traumatisms who have affected
her narcissism in the frame of her relationship with her close relations and her analyst.
Neben den sexuellen Traumen, die fur Freud auf Grund seiner damaligen theoretischen
Interessen im Vordergrund standen, ist Doras Geschichte besonders von Traumen, die ihren
Narzissmus im Rahmen ihrer Beziehungen mit ihren Verwandten und ihrem Analytiker betroffen
haben, geprägt.
Al lado de los traumatismos sexuales acentuados por Freud en razon de sus preocupaciones
teoricas del momento, la historia de Dora esta sobretodo marcado por los traumatismos que
afectaron su narcisismo en el marco de sus relaciones con sus projimos y su analista.
Jean COURNUT
pourtant est évoqué au même titre comme susceptible d'assaillir le moi : un événe-
ment ou une sensation. Un autre schéma apparaît ici possible, décalé par rapport au
précédent : un événement de la réalité extérieure ou, plus secrètement, une sensation
interne déclenche une perturbation intrapsychique insupportable. Le mot alle-
mand est : unerträglich, alors que : unverträglich désigne l'inconciliable; peut-être
ne s'agit-il pas d'une simple erreur typographique comme le suppose trop faci-
lement le traducteur. L'orage énergétique dérange le système qui, par définition,
tend à l'inertie ou, à défaut, à un niveau de charge le plus bas et le plus constant
possible. Si cette perturbation peut être mise en représentation, fût-elle inconci-
liable, si le moi s'avère capable de se la représenter, de se la dire, de construire
des scénarios imaginaires et des pensées, on se trouve alors ramené au schéma
précédent centré sur le conflit. Si en revanche le moi est sidéré ou débordé au
point d'en perdre ses capacités représentatives, on se situe dans les registres de
l'irreprésentable, de l'indicible, de l'impensable. Dans ce deuxième schéma en
somme, avant le conflit il y a le traumatisme, avant l'inconciliableil y a l'insupportable.
Si la psychopathologie névrotique est en principe concernée par le premier
schéma — celui du conflit —, c'est le deuxième montage qui devra tenter d'éclairer
la psychopathologie du « trop », du trop d'excitation qui s'accumule dans le moi
ou qui le déborde. En ce cas, le problème — et la difficulté — de la pratique
analytique consiste à tenter d'embrayer le deuxième schéma sur le premier. Du
reste, toute la démarche freudienne vise à théoriser et à pratiquer cette tentative;
comment transformer de l'insupportable en inconciliable, comment organiser un
trauma pour qu'il devienne un conflit?
La réponse sera essentiellement donnée par la mise en place conceptuelle du
complexe de castration. Elle ne sera cependant effective et opérationnelle, en 1925,
qu'au prix d'un renoncement drastique, qui, après tout, illustre peut-être le sacrifice
qu'elle suppose. Décrivant en effet, en 1923, dans le dernier chapitre de « Le moi
et le ça " 1, les trois dangers qui menacent le moi, celui de la réalité extérieure,
celui qui émane du ça et celui que le surmoi fait peser, Freud écrit que dans
le cas des deux premiers c'est le débordement, l'anéantissement, mais ceci « on
ne peut le concevoir analytiquement ». En revanche, ce qui procède du surmoi
est conceptualisable et analysable; c'est ce qui, mis en représentations et en mots,
s'inscrit dans la temporalité d'un drame avec, dans la topique d'une scène et la
dynamique d'un conflit, des personnages, des... accessoires et une intrigue dont
le ressort est appelé « complexe de castration ». La continuité de la pensée freu-
dienne est imparable : les propos de 1923 écartant les dangers de la réalité et du
ça au bénéfice du drame surmoïque précisent ceux de 1894 dans lesquels la repré-
sentation était valorisée au détriment de l'événement et de la sensation.
Il est beau, jeune, intelligent, tout lui réussit; il a une femme adorable, de
beaux enfants, de bons amis, une excellente situation. Son enfance fut, somme
toute, heureuse, avec des incidents certes, mais qu'il a surmontés et dont il estime
qu'ils ne l'ont pas gravement marqué. Sa mère, par exemple, a été opérée en
urgence puis est partie en maison de repos pendant plusieurs semaines quand il
avait quinze à dix-huit mois. Pierre ne possède aucun souvenir de cet épisode, il
le connaît seulement par la saga familiale et semble l'avoir à peu près bien supporté.
Ses parents ont divorcé quand il était âgé de dix ans, et, là encore, ce ne fut pas
une tragédie. Adolescent, ses premières aventures amoureuses furent timides, tendres,
passionnées, puis bientôt libres d'entraves comme de remords. Il a mené à plus
que bien de solides études et le voilà compétent et apprécié; ambitieux sans carrié-
1324 — Jean Cournut
Zu Hilfe! zu Hilfe!
L'épisode fou que Pierre a vécu, Freud, en 1894, aurait pu le désigner par le
terme « psychose par débordement », c'est-à-dire — ce sont les mots de Freud :
psychose par simple accroissement quantitatif, ce que le traducteur précise ainsi en
note : « Accablement ou débordement du moi par le phénomène purement écono-
mique d'une trop grande augmentation de l'excitation. »
En 1895, Freud publie Les Etudes sur l'hystérie1 et adresse à Fliess des lettres,
des manuscrits et « L'Esquisse »2. Il montre comment les patientes dont il relate
les cas, toutes effectivement traumatisées et autrefois séduites, souffrent de rémi-
niscences, c'est-à-dire des effets en après coup de traumatismes anciens. En plus,
cet ensemble théorico-clinique expose la première vision globale de l'appareil
psychique : un système clos, excitable, parcouru par une énergie; il aspire au degré
zéro de l'inertie ou, à défaut, à la constance la plus basse possible. Toute augmen-
tation d'énergie, toute excitation dérange ce système et l'oblige — par définition —
à traiter cette excitation qui — toujours par définition et en fonction du principe
d'inertie — est toujours en trop, sous la forme soit de stase, soit d'irruption.
Traiter cette énergie, c'est la décharger (analogie avec l'arc réflexe : tension,
décharge), ou, à défaut, mettre en oeuvre des moyens de défense (au premier chef :
le refoulement). En 1895 donc, on sait que la névrose se joue dans le conflictuel
(la représentation inconciliable de 1894), dans le sexuel, sur le coup et en après coup,
et dans le risque d'un débordement traumatique par excès d'excitation et/ou par
le travail trop intensif des moyens de défense. On sait aussi que l'on peut traiter la
névrose dans ses diverses formes dans et par un nouveau rapport de forces (les
1. PUF, 1967.
2. In La naissance de la psychanalyse, PUF, 1956.
1326 — Jean Cournut
« Hilflosigkeit »
A la question précédente Freud répond, en 1896, par trois textes qui instituent
le schéma de la séduction précoce de l'enfant par l'adulte comme creuset étiologique
de la névrose et des éventuels débordements du moi et des moyens de défense,
schéma de référence qui connaîtra des avatars mais persistera, explicite ou implicite,
jusqu'en 1925 : « L'hérédité et l'étiologie des névroses »1, « Nouvelles remarques sur
les psychonévroses de défense »2, où Freud approfondit ses premières remarques
de 1894, et « L'étiologie de l'hystérie »3 (ces trois textes sont traduits dans
Névroses, psychose et perversion, PUF, 1985). Le troisième est important par son
volume, la minutie de l'écriture et la passion dont il témoigne. Freud montre sa
passion de convaincre en faisant partager sa passion de chercher dans le passé
des patients, de trouver et de faire revivre le trauma ancien, c'est-à-dire la scène
de séduction traumatique. On y lit aussi la passion d'assurer le lecteur que l'analyste
n'invente rien, n'influence pas, et, bien sûr, n'abuse pas de la situation.
La séduction de l'enfant par l'adulte est tout particulièrement décrite dans un
passage où Freud (p. 106) évoque « toutes les conditions étranges dans lesquelles
se déroulent les relations amoureuses du couple inégalement assorti ». Que le
couple soit ainsi, cela paraît une évidence. Parler de relations amoureuses est déjà
plus osé. Quant aux conditions étranges, une parenthèse de plusieurs lignes les
explicite avec une grande finesse mais aussi avec le sous-entendu d'une option
théorique en fait fondamentale. « D'un côté l'adulte qui ne peut se soustraire à la
part de dépendance mutuelle résultant nécessairement de toute relation sexuelle
[c'est plus fort que lui, il est actif, mais aussi passif, dépendant, subissant, lui aussi
dans un rapport de réciprocité], mais qui, lui, est armé de l'autorité absolue et
du droit de punir [passif, il possède cependant la force physique et l'autorité
morale] et qui peut échanger un rôle contre un autre afin de satisfaire librement
ses humeurs [il ne s'agit pas seulement de goûts erotiques mais bien davantage
de la préfiguration des vertus élaboratives et défensives des identifications]; de
l'autre côté, l'enfant, sans recours, à la merci de cet arbitraire P'enfant subit un
coup de force alors qu'il est in seiner Hilflosigkeit, littéralement dans un état
d'être sans aide], généralement éveillé à toutes les sensations [prépubère, il est
néanmoins excitable], exposé à toutes les déceptions, souvent interrompu, dans la
pratique des actes sexuels qui lui sont assignés, par sa maîtrise imparfaite des
besoins naturels. » Ce dernier fragment de phrase pose l'option théorique : du fait
qu'il est prépubère, l'enfant ne possède pas la maîtrise de ses besoins naturels,
c'est-à-dire qu'il est incapable de liquider ou d'élaborer l'excitation déclenchée par
les manoeuvres de l'adulte. Ce dernier possède la capacité de traiter son excitation
alors que l'enfant, lui, ne peut aller au bout de celle-ci et se trouve interrompu
(et déçu...) dans ce qui devrait être le cours normal (naturel?) de besoins arrivant
à la satisfaction sexuelle.
En somme, dans la pensée freudienne de 1896 ce qui est traumatique pour
l'enfant, ce n'est pas qu'il soit éveillé sexuellement mais qu'il le soit alors qu'il n'a
ni les capacités physiologiques de la décharge ni les capacités psychologiques de
l'élaboration interne. Si on veut bien considérer que Freud n'écrit pas en moraliste,
ces propos définissent une vision énergétique du fonctionnement sexuel général
de l'humain, normal ou pathologique, enfant ou adulte.
Séduction et traumatisme
Les enfants traumatisés par des manoeuvres de séduction n'en parlent pas.
Ils « n'avouent » que bien des années plus tard, lorsque éventuellement ils entre-
prennent une analyse. Ils utilisent alors les mêmes mots que Pierre essayant de
décrire son aventure : « Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait; c'était indicible;
j'étais débordé, anéanti. » Les textes de Freud et le cas de Pierre permettent de bien
distinguer séduction et traumatisme. La séduction est une tentative faite pour
éveiller une excitation chez l'autre. Il y a traumatisme quand la quantité d'exci-
tation interne ainsi éveillée est trop forte, fait irruption dans le fonctionnement
psychique du séduit, et déborde ses capacités de décharge ou d'élaboration, soit
parce qu'elles ne sont pas encore matures — par exemple chez l'enfant séduit —,
soit parce que le séduit est pris à l'improviste, non préparé et, de ce fait, démuni,
en détresse. L'impact du traumatisme se mesurera non pas aux modalités réalistes
des manoeuvres de séduction, mais essentiellement à la quantité d'excitation déclen-
chée et au prix des moyens de défense mis en oeuvre pour tenter de rétablir sinon
l'inertie foncière du système, du moins sa constance. Pour plus de précision,
il convient d'ajouter que le prix à payer n'est pas seulement comptable sur le
moment, mais aussi et surtout ultérieurement — en après coup postpubertaire en
1328 — Jean Cournut
La réalité et le fantasme
En 1897, Freud, en fébrile auto-analyse... avec Fliess, écrit à ce dernier le
récit de quelques rêves luxuriants, et lui révèle aussi qu'il a renoncé à sa « neuro-
tica ». Ce n'est plus dans la réalité que la séduction s'est produite mais dans
les fantasmes. On observera cependant que, fantasme ou réalité, le schéma éner-
gétique reste le même. La scène de séduction effective disparaît en tant que facteur
étiologique mais tout se joue encore, dans la pensée freudienne, en termes de
séduction qui, à n'être que fantasmée, garde tout autant sa valeur éventuellement
traumatique quand elle déclenche un trop d'excitation et un trop de travail pour
le liquider.
A partir de l'écriture de L'interprétation des rêves, le trajet freudien va
— pourrait-on dire — s'intérioriser toujours davantage. L'événementiel extérieur,
les circonstances relatives, les contingences de la réalité mondaine sont très systé-
matiquement dévalorisés, tandis que l'intrapsychique est de plus en plus entendu,
exploré et théorisé. On se souvient, par exemple, avec quelle rigueur Freud écarte
les conditions physiologiques et les considérations concernant aussi bien le confort
du rêveur que le symbolisme prétendument universel d'une « clé des songes »,
alors qu'il insiste sur la nature essentiellement solipsiste du rêve et de l'appareil
Séduction, castration, conviction — 1329
psychique qui le fomente. On retrouve le même souci dans les textes métapsycholo-
giques de 1915 : l'appareil est alors conçu comme, en quelque sorte, autopulsionnel;
c'est la motion pulsionnelle qui le dérange, l'empêche de retrouver l'inertie à laquelle
il aspire, et l'oblige à travailler pour se défendre sans trop risquer de se trouver
anéanti. Certes, Freud a donné en 1911 une place conceptuelle à la réalité et à
l'objet dont il retrouve la prégnance en 1917, quand il aborde les questions du
deuil et de la mélancolie; c'est cependant toujours l'intrapsychique qui reste au
premier plan. Il faudra, en fait, attendre la deuxième topique pour qu'apparaisse
une nouvelle répartition, celle qui pose que les dangers émanant de la réalité
et du ça sont analytiquement inconcevables alors que seule est traitable, dans la
culpabilité et via la castration, la relation du moi et du surmoi.
En septembre, il est là, ponctuel; moi aussi. Allongé, Pierre me dit qu'il
est d'autant plus content de commencer son analyse que, si son tournoiement
intérieur a pratiquement disparu depuis nos précédents entretiens, en revanche
il se sent angoissé et vient de subir, lors d'une tentative amoureuse récente, un
lamentable et durable fiasco. Très freudien, Pierre en somme a esquivé l'anéantis-
sement et s'est polarisé sur la castration! L'angoisse-signal d'alarme a bien fonc-
tionné, les moyens de défense aussi; Pierre a, si j'ose dire, sacrifié la partie pour
sauver le tout... Salvateur mais pénible, le sacrifice fut aisément associé à la culpa-
bilité dans la mesure où l'aventure était extra-conjugale. Pierre, quand l'essentiel
rentra dans l'ordre, tira la conclusion qui s'imposait, à savoir que si ce que l'on
appelle le surmoi existe, il l'avait rencontré et que, de surcroît, j'en étais le prophète.
L'analyse continua donc, de bon aloi et à belle allure. Un jour vint cependant
où surgit une catastrophe : pour des raisons évidemment indépendantes de ma
volonté, je suis obligé de téléphoner à Pierre afin de décommander la séance du
lendemain. A la séance d'après, Pierre chavire bouleversé, débordé, en pleine
détresse. La défaillance du surmoi incarné dans le cadre semble bien avoir réactivé
la perturbation interne affolante qui, sans doute, ne s'était que passagèrementassagie.
« Que s'est-il passé, que vous est-il arrivé?, ça tournait fou dans ma tête, depuis
que vous m'avez téléphoné je ne peux plus penser à autre chose; la seule idée sur
laquelle je me suis fixé, c'est que vous étiez tombé malade! »
A peine fini son exclamation, je prolonge sa phrase en disant : « tombé
...
malade, opéré en urgence et parti en maison de repos ». C'étaient, on s'en souvient,
les mots qu'il avait dits lorsqu'il avait évoqué, épisode de sa petite enfance, la
brusque absence de sa mère quand il avait quinze à dix-huit mois environ; épisode
dont il n'a aucun souvenir et qui lui fut seulement raconté par son entourage
1330 — Jean Courrait
quelque temps plus tard. Il en parla longtemps, essayant au fil des séances de
reconstruire une histoire qui n'en finissait pas de lui échapper. « Je l'ai toujours
su, mais ça ne me disait rien, et, ajoutait-il, ça ne me faisait rien non plus d'y
penser. »
Il eut un rêve. Un rêve terrifiant de fièvre et de fureur : il cassait tout, il
saccageait, il tuait; puis il passait en jugement et, reconnu coupable, il était
condamné. Equivalent d'un souvenir — comme le dit Freud —, ce rêve fit supposer
à Pierre qu'il venait ainsi de revivre ce qu'il avait sans doute vécu lors de l'absence
de sa mère. « J'ai certainement dû me sentir responsable de sa disparition; coupable
même, comme si c'était de ma faute, ou à cause de moi. Il fallait bien que je m'invente
une explication, sinon je serais devenu fou! » Après ces quelques mots, il reste
silencieux un moment, puis bientôt lui reviennent en mémoire une foule d'anecdotes
datant de cette époque et dont il ne sait au juste si on les lui a racontées ou s'il
s'en souvient « vraiment ». Alors qu'il me raconte sa folie, sa rage, sa détresse
d'autrefois, je lui dis subitement : « Aussi fou qu'avec Mme X...! » (il s'agit, bien
sûr, de la « psy » au divan séducteur). Quittant le registre de la culpabilité pour
évoquer les préformes de l'angoisse de castration, cette interprétation contient
aussi autre chose; elle associe l'insupportable vécu dans la séduction à l'insuppor-
table vécu dans l'absence, faisant le pari freudien qu'il s'agissait du même débor-
dement par le même trop-plein d'excitation.
Quelque temps après, Pierre eut un nouveau rêve. Rêve, cette fois-ci, apaisant,
bienfaisant, qui le soulageait comme un plaisir : il déchargeait, expulsait, exsudait,
pleurait, transpirait par tous les trous de son corps, par tous les pores de sa
peau, dans un émerveillement de toutes ses zones érogènes, des flots de liquides,
larmes, urine, matières, sueur, sperme et vomissure, comme un abcès sous tension
qui se vide enfin. Et c'était bon...
Séduction-castration
La rechute
Alors que, jusqu'à ce jour, j'ai tout lieu de penser que l'analyse de Pierre
s'est correctement terminée, imaginons une autre suite, manière de se livrer à un
exercice de psychanalyse-fiction. Quelques années plus tard donc, mon ancien
patient me téléphone, j'ai plaisir à l'entendre, nous convenons d'un rendez-vous;
je me réjouis à l'avance de cette rencontre, curieux d'avoir des nouvelles qu'évi-
demment j'espère bonnes. Surprise : elles sont très mauvaises! Pierre est en pleine
détresse; c'est la débandade totale et tenace; il a rechuté. Amer, douloureusement
désespéré, il me reproche le ratage de son analyse : je n'aurais pas dû le laisser partir,
il a été trop confiant, trop crédule, soumis et passif comme une « gonzesse » ; je
l'ai empêché d'exprimer un énorme potentiel d'agressivité dirigé tout particuliè-
rement contre moi, et le voilà, en somme, tout aussi débordé et démuni qu'autrefois...
Je suis tellement étonné qu'au lieu de me taire je réponds et me lance dans
un incroyable salmigondis d'explications et de fort mauvaises interprétations. Du
temps de son analyse aucun indice d'agressivité à mon égard n'était repérable;
peut-être aurais-je dû la provoquer par quelque geste inamical mais je ne m'en
étais senti ni le droit ni le goût. D'ailleurs, en me parlant du « mauvais transfert »
qu'il aurait fait sur moi et que j'aurais méconnu, il a tort car, il fallait bien qu'il
le sache, les relations amicales entre patient et analyste, pendant et après l'analyse
ne sont pas toutes des transferts. D'autre part, il n'a nul besoin de se châtrer
ainsi lui-même, mieux vaudrait qu'il accepte cet état de soumission par rapport à
moi; ce qu'il appelle « passivité de gonzesse » n'a pas toujours la signification
d'une castration, elle est indispensable dans de nombreuses relations de l'existence.
Mais il ne veut rien entendre ni rien admettre; j'ai la pénible impression de buter
sur un roc.
Le règlement de comptes
La passion de convaincre
Etrange retournement de situation : face aux reproches et à l'amertume de
Ferenczi, Freud connaîtrait-il à son tour la détresse? Son texte de 1937, à vrai dire,
n'en donne pas l'impression. En effet, reprenant l'ensemble du litige et des enjeux,
il répond point par point, examinant tout, depuis les problèmes techniques jusqu'aux
considérations théoriques générales, sans omettre non plus de scruter la personnalité
même du psychanalyste. Non, ce n'est pas possible de raccourcir la durée d'une
analyse, ni d'en fixer à l'avance le terme, ni d'utiliser l'analyse dans les états
pathologiques aigus. Oui, « nous avons négligé la plupart du temps de tenir
compte du point de vue économique dans la même mesure que des points de vue
dynamique et topique ». Oui, le processus bute sur une résistance qui s'oppose à la
levée des résistances et qui dérive de la pulsion de mort. Non, l'analyste n'est pas
infaillible et on a envie de penser que la psychanalyse est un métier « impossible ».
Freud aligne les constats, les réserves, la mise en perspective des limites; il borne
aussi son champ et procède tout au long du texte à une subtile et précise distinction
entre la psychanalyse que l'on devrait écrire en majuscules et « notre thérapie
analytique » qui connaît tant de vicissitudes.
Puis, vers le dernier tiers du texte, changement de ton : l'argumentation devient
péremptoire; elle revêt la modestie de l'évidence et accentue la force que lui donne
la conviction. L'analyste devrait être parfait, évidemment il ne l'est pas. « Mais
où et comment le malheureux pourra-t-il acquérir cette qualité qu'exige la pro-
fession? Nous répondrons : dans sa propre analyse. » Le retournement est specta-
culaire : psychanalyser est un métier impossible qui connaît des échecs, des
rechutes et une exigence « impossible » de normalité. Un seul remède : la psycha-
nalyse! Sur le plan théorique, le saut en avant est tout aussi admirable. Le dos
au mur, Freud sort une notion encore plus originaire que la pulsionde mort. Présentée
comme le fruit de cinquante ans d'une réflexion menée déjà du temps de Fliess, voilà
que se trouve désigné l'écueil majeur de la psychanalyse : le refus de la féminité
dans les deux sexes, sous la forme de l'envie du pénis chez la femme et celle, chez
l'homme, du rejet de la passivité.
On remarquera que la démarche freudienne, comme à l'accoutumée, s'effectue
en plusieurs temps1. D'abord l'affirmation présentée d'ailleurs plus comme une
évidence que comme une révélation; puis, à toutes fins utiles, quelques précisions en
fait fondamentales : ce refus de la féminité ressortit au biologique mais le problème
qui nous occupe est et reste psychanalytique, c'est-à-dire se jouant dans le seul
registre de l'intrapsychique. Le biologique constitue certes le « roc d'origine sous-
jacent » sur lequel on se heurte, mais ce que la psychanalyse travaille ce sont les
<( stratifications » au-dessus du roc. Il en va de même pour le refoulement qui « n'est
pas fondé sur des bases biologiques ». L'ensemble enfin est et reste théoriquement
abordable, si ce n'est, dans la pratique, interprétable, puisqu'il appartient à la
thématique de l'angoisse et du complexe de castration. Troisième temps de la
démonstration : et pourtant, que de vains efforts! on « prêche aux poissons »...
Alors, serait-ce vraiment l'échec de l'analyste démuni, in seiner Hilflosigkeit ?
Conviction, construction
Les trois maîtres mots de la fin du texte de 1937 vont déterminer l'allure
et le sens général de « Constructions dans l'analyse »2 écrit peu de temps après le
précédent. De l'argumentation freudienne on ne retiendra ici que les questions
qu'elle laisse ouvertes. Ainsi, quand Freud écrit : « Une analyse correctement
menée le (il s'agit du patient) convainc fermement de la vérité de la construction,
ce qui, du point de vue thérapeutique, a le même effet qu'un souvenir retrouvé »,
on s'interroge. On savait déjà depuis « L'homme aux loups » que le rêve est l'équi-
valent d'un souvenir. En 1937, c'est la conviction qui a le même effet de vérité,
mais, plus précisément, c'est la conviction de l'analyste qui, par une « analyse
correctement menée » a réussi à convaincre le patient. La validité de cette conviction
de l'analyste avançant ainsi une construction pose un problème que tout praticien
connaît pour le rencontrer au quotidien de son divan... Freud la jauge aux résultats :
« Si la construction est fausse, rien n'est changé chez le patient. » J'avoue que
cette affirmation ne cesse de m'intriguer et même de m'inquiéter. Malgré la... convic-
tion que j'ai que Freud a très souvent raison, je pense que là, sur ce point précis,
si j'ose dire, il en fait trop! Et, après tant d'autres, je m'interroge sur le poids et le
risque d'aliénation à la conviction de l'analyste que fait peser sur le patient l'énoncé
d'une construction proférée « l'autorité du transfert aidant ». Par ailleurs, si la
construction est juste, « ou si elle représente un pas vers la vérité », le patient,
selon Freud, « réagit par une aggravation évidente de ses symptômes et de son
état général ». Même perplexité : je me demande si, d'aventure, cette construction
qui n'est pas vraiment la sienne et qui lui est dite avec une conviction en quête
de vérité ne risque pas, s'adressant à lui, le patient, qui se trouve peut-être démuni,
non préparé, désemparé, de le plonger dans un état de détresse qu'il n'a pas
toujours les moyens d'élaborer. Un trop d'excitation subitement l'assaille, et le
voilà débordé, in seiner Hilflosigkeit, et, pour tout dire : traumatisé.
Freud a prévu l'objection mais en a minimisé la réponse : « Il est certain
qu'on a exagéré sans mesure le danger d'égarer le patient par la suggestion, en lui
"mettant dans la tête" des choses auxquelles on croit soi-même mais qu'il ne
devrait pas accepter... Sans me vanter, je puis affirmer que jamais un tel abus
de la "suggestion" ne s'est produit dans ma pratique analytique. » On ne saurait
mieux dire combien nul n'est à l'abri d'une dénégation!... La question persiste
donc de la conviction enthousiaste de l'analyste et de ses effets éventuellement
traumatiques sur le patient. Toujours actuel, présent, j'oserais dire, à chaque instant
de chaque analyse, ce trop, du côté de l'analyste, a le sel du paradoxe : l'analyse
réduit l'insupportable, déterre les racines de la passion, calme les orages énergé-
tiques et tente de limiter les dégâts, puis voilà qu'un trop d'excitation transférentielle,
déchaîné par un trop de conviction de l'analyste, risque de reproduire, très fort
si ce n'est trop fort, les détresses traumatiques de l'enfance. En principe, le risque
est limité : le transfert est une situation de répétition induite, cadrée et analysable
dans un climat contre-transférentiel vigilant. Cependant, à négliger parfois les
forces... démoniaques, les analystes en perdraient leur casquette : douaniers de la
passion ou trafiquants du traumatisme?
Jean Cournut
4, rue du Vert-Bois
75003 Paris
1338 — Jean Cournut
RÉSUMÉS
Mit dem Konzept des Kastrationskomplexes im Jahr 1925 hat Freud versucht, in der Theorie
wie in der Praxis, die unerträglichenAuswirkungen der Hilflosigkeit, die er sert 1894 beschrieben,
zu vermindern. Der « vernachlässigte » quantitative Faktor gewinnt immer mehr an Bedeutung
in der Ûberzeugung des Analytikers, wie dies 1937 dargestellt wird. Ein klinischer Fall erläutert
diese Entwicklung.
Gérard BAYLE
INTRODUCTION
Dans ce qui suit, il sera souvent question de variations dans l'écoute analy-
tique. Je comparerai deux processus de communication. L'un est habituel dans
les structures névrotiques, il fait appel à l'identification évoluée, hystérique en
son essence, et s'appuie sur les productions fantasmatiques gérées par les processus
de refoulement. L'autre mode de communication, plus sensiblement perceptible
avec les psychotiques, relève de l'identification projective, du déni et du clivage.
Si j'oppose ces deux modes, c'est en partie pour des raisons cliniques, mais aussi et
plus artificiellement pour des raisons d'exposition, car l'identification hystérique
et l'identification projective ont partie liée comme le rappelle Florence Bégoin-
Guignard (1984) :
« Tout ce que nous pouvons en dire, c'est que l'identification projective fonc-
tionne en deçà du refoulement, mais cela n'implique pas que l'identification hysté-
rique, apparemment nouée tout entière autour de la problématique du refou-
lement, ne doive pas ses caractéristiques pathologiques à un enfermement régressif
dans un mode de fonctionnement en identification projective » (p. 518).
J'illustrerai les effets, les relations et les oppositions de ces deux processus
à partir de deux exemples cliniques, puis j'essaierai de proposer une hypothèse
métapsychologique qui pourrait permettre de les articuler entre eux sur la base
d'un clivage fonctionnel temporaire plus ou moins traumatique du moi de l'analyste.
C'est ainsi que je serai conduit à reconsidérer le statut économique et dynamique du
clivage du Moi ainsi que les émergences traumatiques liées à ces remaniements.
Je suis redevable aux collègues avec lesquels je fais du psychodrame d'un certain
nombre de constatations qui ont orienté mon intérêt vers cette étude et je vais en
donner un exemple. Dans une scène de psychodrame, une actrice dit de façon
claire et nette à une patiente qui exige d'être reconnue comme analyste :
Dans le contexte, cette remarque eut des effets positifs. Mais la phrase prononcée
par notre collègue, quoique bien isolée, bien construite et dite avec conviction
ne lui avait laissé aucun souvenir cinq minutes après qu'elle l'eut prononcée. Que
s'était-il passé en elle? Avait-elle refoulé l'ensemble de cette phrase à partir d'un
détail personnel? Etait-elle dans un état particulier quand elle la prononça?
Pouvait-elle être là et en même temps tout à fait ailleurs?
Ces deux manières d'être de l'analyste, là et pas là, parfois radicalement
absent de ce qui l'anime, me semblent relever d'un clivage temporaire induit par
le type de relation qu'il a avec certains patients. Il arrive que leur mode de pensée
et leur statut de sujet soient tels que l'analyste soit empêché de penser. Mais il se
peut qu'il devienne beaucoup plus réceptif à d'éventuels mouvements d'identification
projective qui s'adressent à lui. Comme il est rare que ce soit absolu, il semble
que les deux attitudes de l'analyste coexistent, celle qui permet encore de penser
se séparant, se clivant de l'autre qui empêche la pensée. Comme il peut être tentant
de lutter pour se retrouver pleinement pensant, les protections contre ce clivage
peuvent entraîner des troubles, des confusions et des réactions contre-transférentielles
parfois préoccupantes, voire traumatiques pour qui n'y prend pas garde. Avant
d'exposer certaines de ces réactions, je ferai un détour par des exemples tirés de la
clinique de Freud.
Grâce à son intérêt pour l'occultisme, nous disposons de documents dans
lesquels il rapporte certains troubles qui ont pu l'affecter quand il était engagé
dans des relations qui ne faisaient pas seulement appel au refoulement, mais aussi
au déni, au clivage, et à l'identification projective (dont les conceptualisations
n'existaient certes pas encore mais que nous pouvons nommer ainsi après coup).
Ces troubles portaient surtout sur sa mémoire. Troubles de mémoire et non pas
trous de mémoire car ces derniers relèvent des processus de refoulement.
Il va être maintenant question de télépathie. Un tel sujet peut être vivement
séduisant, voire séducteur par son évocation de sentiments d'omnipotence. Pourtant,
derrière le chatoiement du manifeste et à partir de lui, il y a une dimension narcissique
du contre-transfert dont nous devons tenir compte.
Traumatismes et clivages fonctionnels — 1341
Ce texte révèle donc des troubles qui peuvent affecter aussi bien celui qui
émet que celui qui reçoit la transmission de pensée. Freud est successivement dans
les deux situations et cette position n'est pas facile à tenir sans ambivalence. Elle
pose un problème d'éthique du psychanalyste.
La reprise de ce sujet dans le chapitre des Nouvelles conférences sur la
psychanalyse (1933) intitulé Rêve et occultisme (p. 43) est beaucoup plus favorable
à la prise en considération de la transmission de pensée que les textes de 1921
et 1922 ne l'étaient.
Il n'est plus question de troubles de la mémoire ou de la pensée, l'écart entre
le flou et le trop net s'estompe, et le cas oublié à Gastein est rapporté. Je vous le
rappelle brièvement. Freud attendait impatiemment la visite d'un certain Dr Forsyth
qui était le premier étranger à venir le consulter pour se former après la guerre
en des temps difficiles. Un patient avait inconsciemment deviné cette venue qui
devait marquer la fin de sa propre analyse. Il savait que Freud disposerait alors
de ses séances. Pendant que le Dr Forsyth attendait la fin de la séance de ce
1342 — Gérard Bayle
patient pour être reçu par Freud à qui il venait de faire parvenir sa carte de visite,
le futur évincé tenait des propos qui n'étaient pas sans étonner profondément
Freud. Il lui montrait comment il s'était fait surnommer Herr von Vorsicht par
une jeune fille qui le trouvait trop réservé. Ce même patient avait fait découvrir à
Freud l'auteur anglais Galsworthy et sa saga des Forsyte. Or foresight en anglais
et vorsicht en allemand se traduisent tous deux par prévision ou précaution. Freud
écrit :
Dans cet exemple, comme dans d'autres donnés par Freud, des messages
circulent de façon troublante entre deux personnes, le sommeil en favorise parfois la
figuration. Par contre, il est difficile de s'en souvenir. Un élément émerge vivement,
accrochant l'attention, mystérieux et lumineux tout à la fois comme on vient de le
voir pour le rapprochement quasiment magique et tout-puissant de Vorsicht et
Forsyth. L'intrication entre le refoulement, le déni et le clivage semble se dessiner,
car tout n'est pas géré par le refoulement. Cette articulation est ébauchée dans
l'Abrégé de Psychanalyse (1938) :
Avec les dernières élaborations de Freud s'ouvrait tout un champ d'où émergent
des concepts de déni et le clivage. La reprise qu'en fit Mélanie Klein, en particulier
dans son article Notes sur quelques mécanismes schizoïdes (1946), confirma l'orien-
tation d'une recherche sur la réciprocité entre le moi et l'objet à propos du déni
et du clivage, vus à sa façon, et lui permit d'introduire le concept d'identification
projective. Le déni de l'existence de l'objet entraîne le déni d'une partie du Moi.
« Je te dénie et je te clive comme je me dénie et me clive moi-même », pourrait-on
dire. Le processus est-il solipsiste, comme le montre initialement Mélanie Klein?
Je la cite :
Traumatismes et clivages fonctionnels — 1343
ILLUSTRATION CLINIQUE
Les débuts
comme un fantôme, même si son aspect était celui d'une femme panthère. Ses
vêtements, sa chevelure, les peaux dont elle doublait la sienne, son déplacement
souple et sûr, tout impressionnait ou inquiétait.
Au début, son langage était haché, découpé, et longtemps elle m'a noyé sous
les mots, les bribes de phrases, les silences imprévisibles.
Une collègue me l'avait adressée au décours d'une hospitalisation psychiatrique
liée à l'interruption d'une analyse de douze ans. C'était une analyse à temps variable.
L'analyste cessait toute activité en raison d'une maladie qui lui avait imposé de
nombreuses et brusques interruptions. La patiente avait compris l'essentiel de ce
qui se passait, et le peu qui restait à comprendre lui fut finalement dit par son
analyste. Elle entra alors dans des accès de rage et de désespoir qui rendirent sa
situation intenable. Elle fit un accès délirant particulièrement aigu au cours duquel
elle agressa physiquement son ancien analyste. Un tel contexte compliqua nos
premières relations. Les recours délirants me semblaient fréquents et péjoratifs.
Cependant, ses propos s'organisèrent peu à peu et elle vint avec régularité en me
demandant de la recevoir plus fréquemment que je ne pouvais le faire au début.
Mais c'est alors qu'apparurent en moi de petites perturbations, en particulier à
propos du décompte des séances et de mes honoraires.
Uinanisation rapprochante
Le mode de communication
Ce qui se communiquait
Mais je fus surpris par un courant inverse : quelque chose passait de moi vers
elle à mon insu. Ce n'était pas de l'ordre de ce qu'un psychotique peut aisément
redécouvrir après l'avoir mis en dépôt par projection chez quelqu'un. Elle était
non seulement au courant de mon humeur du moment, mais aussi de certains
détails concrets concernant ma vie, en particulier mes sorties dominicales au cours
desquelles il m'arrivait de la rencontrer, ce qui ne se passe presque jamais avec
d'autres patients.
Il est plus habituel de tenir compte du courant d'identification projective qui
va du patient à l'analyste, que de l'inverse. Pourtant, comme on l'a vu dans
Psychanalyse et télépathie et dans Les nouvelles conférences sur la Psychanalyse.
c'est bien à partir d'un courant qui serait allé de Freud vers l'un de ses patients,
qu'il ressentit le plus vivement les doutes et les troubles dont j'ai déjà parlé.
Or cette patiente me montra assez vite combien elle était porteuse de ce que
son précédent analyste avait pu déposer en elle ou de ce qu'elle avait été chercher
en lui. Des fantasmes étranges, fort éloignés de ce qui se déroulait manifestement,
des distorsions entre ce qu'elle me disait et ce que je ressentais me firent peu à
peu comprendre combien elle avait pu aspirer à être dépositaire de représentations
étrangères, ce qui pourrait être rapproché des perversions narcissiques décrites par
Paul-Claude Racamier (1986). Cette aspiration me fait aussi penser au mode de
relation vampirique décrit par Paulette Wilgowicz (1979).
C'est de la rencontre d'un de mes rêves et de certaines de ses associations
d'alors, que j'en vins à penser qu'elle était avide d'identification projective venant
1346
— Gérard Bayle
Tout récemment, elle m'a dit s'être sentie capable d'intervenir dans une
situation qu'elle aurait autrefois vécue passivement. Pendant deux ou trois secondes,
elle s'était sentie sujet de sa vie.
La place d'une prothèse est celle de la mort, d'une partie de soi disparue
ou non advenue. Que peut donc être une prothèse psychique, sinon le tissu des
rêves, des fantasmes, des pensées vivantes d'un autre, d'un donneur de « penser ».
Avant de penser par elle-même, cette patiente utilisait des actions psychiques
traumatisantes pour autrui afin de le contraindre à penser, à rêver, à fournir de
la prothèse psychique.
On retrouve là une des fonctions du traumatisme, fonction dérivée en quelque
sorte, par laquelle se fait un ébranlement topique générateur de rejetons de l'incons-
cient, donc de vie psychique. Souffrir et faire souffrir, c'est ici penser et faire penser.
1348 — Gérard Bayle
THEORISATIONS
Le clivage du Moi
Le pôle négatif
Dans la perspective économique que je propose, le pôle négatif peut être
retrouvé dans la part de réalité qui a été déniée dans la communauté du déni
décrite par Denise Braunschweig et Michel Fain, et dans la réalité non advenue
selon diverses modalités. Je pense à La mère morte d'André Green (1981), à la
Névrose du vide de Jean Cournut (1975) ou à la non-satisfaction des besoins de
l'enfant décrite par Claude Janin dans Le chaud et le froid (1986). Ce pôle est
constitué de représentations dont l'investissement est marqué par le déni.
Sans pôle positif attractif, les limites du Moi seraient absentes, il y aurait
des rien de soi autour de soi par où tout s'envole ou pénètre, dans une extrême
porosité bien connue de certains psychotiques. Pour créer un pôle positif attractif,
il faut des contre-investissements narcissiques qui sont constitués par des groupes
de représentations fortement investis par la libido narcissique.
Tenus de jouer le rôle d'aimants, de garde-fous, de masques et de leurres tout
Traumatismes et clivages fonctionnels — 1351
Si les pensées de l'autre ne sont pas pensables par nous, et a fortiori s'il est
empêché de penser, ce qui vient de lui peut entraîner en nous, d'un côté un vif
intérêt clinique et théorique qui constituera un pôle attractif, mais, d'un autre
côté, le non-pensable créera en même temps une incapacité à investir qui jouera
le rôle d'un pôle négatif. Le gradient d'investissemententre les deux pôles engendrera
alors une stituation de clivage fonctionnel.
Toute la pensée se resserre du côté du figurable positif et déserte de vastes
1352 — Gérard Bayle
zones du Moi, celles dont le patient n'aurait justement rien à faire. Deux « appa-
reils à penser » trop différents engendrent le vécu si particulier de ce type de clivage.
Jean-Luc Donnet et André Green (1973) en ont rendu compte avec précision dans
L'Enfant de Ça. Ils y comparent la situation d'un analyste et d'un patient psycho-
tique assez spécial, car sans délire, à celle d'un voyageur qui n'aurait que la moitié
de la carte d'un pays pour s'y déplacer.
Une régression formelle et temporelle atteint la zone des représentationsde mot
désaffectées et fait le lit de l'identification projective qui pourra ici être reçue
(encore faut-il qu'elle soit émise). Quant à la zone surinvestie, elle risque d'être
elle aussi l'objet d'une régression narcissique phallique avec fétichisation de la
pensée. Elle est alors trop chargée pour être réceptive au courant d'identification
projective. Le sentiment d'identité de l'analyste peut s'en trouver altéré par renfor-
cement ou par dilution. C'est pourtant de la rencontre d'un relatif désinvestissement
de la pensée et d'un investissement de la partie non pensante que peut naître une
bonne sensibilité au courant d'identification projective.
Il me semble que le mode de communication par identification projective peut
alors prendre temporairement le relais de l'identification évoluée, hystérique en
son essence, qui ne peut plus se déployer pleinement. Tout cela entraîne inévita-
blement une remise en cause du sentiment d'identité par déplacement du gradient
d'investissement.
mais cela se fera au détriment d'autres investissements ainsi que nous l'indique
Freud (1920) dans « Au-delà du principe de plaisir ».
Soulignons cette idée d'un appauvrissement de tous les autres systèmes psy-
chiques. Les charges des autres contre-investissements risquent d'être diminuées.
Ainsi, aux frontières du Moi et du Ça, il y aura moins de censure, moins d'énergie
pour créer le signal d'angoisse et moins d'énergie pour engager les rejetons de
l'inconscient dans des formations qui les contre-investissent. La garde renforcée
auxfrontières de l'identité s'accompagne d'un relâchement auxfrontières du refoulement.
Alors sont rendus possibles de nombreux retours du refoulé qui autrement
n'auraient pas lieu. Le traumatisme narcissique d'origine qualitative prend son
essor quantitatif. La dépersonnalisation s'accompagne maintenant d'un nouveau
trouble, celui qui vient de cette irruption libidinale.
Il est plus habituel de prendre en considération le processus inverse : une
irruption libidinale, par poussée pulsionnelle ou relâchement des contre-investis-
sements gardiens des refoulements, entraîne une situation traumatique qui démo-
bilise les frontières de l'identité pour mieux regarnir celles du Moi et du Ça.
Il semble que les deux processus soient intriqués. Je vais en donner ici un bref
exemple clinique qui concerne une jeune femme :
Inconsciemment coupable de la paranoïa de son père, Claude cherche à s'en
décharger sur son frère aîné. Elle pense que c'est le mariage de ce frère qui a
provoqué la décompensation paternelle. Mais on lui a donné un prénom qu'un
garçon aurait pu porter. Son père aurait-il voulu qu'elle soit un fils ? Elle y réfléchit
un peu puis déclare :
« Non, ce ne doit pas être ça, d'ailleurs, si j'étais née fille, on m'aurait appelée
Isabelle. »
Gérard Bayle
20, rue du Cdt-Mouchotte
75014 Paris
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉS
Dans le traitement des états limites et des psychotiques,l'analystesubit des effets éventuel-
lement traumatiques des clivages fonctionnels que ces patients induisent en lui. La remise en
cause de ces contre-investissements narcissiques, gardiens de son identité, est au centre du pro-
cessus étudié.
In the treatement of borderline cases or psychotic patients,the analyst is under the influence
of the eventually traumatic effects of functional splittings. To question this narcissistic anti-
cathexis, guardian of his identity, is the point of the studied process.
In der Behandlung von Borderline — und psychotischen Patienten erleidet der Analytiker
die unter Umständen traumatischen Auswirkungen funktioneller Spaltungen, welche diese
Patienten in ihm hervorrufen. Die Diskussion der narzisstischen Gegenbesetzungen, Hûter
seiner Identitât, steht im Mittelpunkt des untersuchten Prozesses.
,
Palabras claves : Escisiones functionales. Contra-investimentos narcisistas. Identification
twoyectiva. Traumatismo.
L'obsessionnel et sa mère
Julia KRISTEVA
selon Anderson (du « Si A faire B » plutôt que « A signifie B »)3 serait propre à
1. Cf. notre article L'impossibilité de se perdre, in Cahiers de l'IPPC, Université Paris VII, n° 8,
nov. 1988, p. 29-40.
2. Séminaire de psychopathologie et de sémiologie (Université de Paris VI et Paris VII) sur la névrose
obsessionnelle, dirigé par D. Widlöcher, P. Fédida et J. Kristeva (1987-1988). Les travaux mentionnés
furent exposés à ce séminaire.
3. John R. Anderson, Langage, thought andmemory, New York, 1976.
Rev. franç. Psychanal., 6/1988
1358 — Julia Kristeva
A partir de ces deux points, je reviendrai sur une constatation de Freud qui me
paraît devoir être mise en question : « Au lieu de faire oublier le traumatisme, le
refoulement l'a dépouillé de sa charge affective, de sorte qu'il ne reste, dans le
souvenir conscient, qu'un contenu représentatif indifférent et apparemment sans
importance » (HR, p. 226). Ce propos peut laisser entendre que le traumatisme chez
l'obsessionnel est dépouillé de sa charge affective. Alors que, plus exactement,
Freud pense que c'est le « souvenir conscient qui est dépouillé de la charge affective »,
l'idée prédomine souvent d'une certaine « congélation » de la charge affective
traumatique chez l'obsessionnel. Or, la prépondérance du faire paradoxal (un faire
moins 7) et de Vonirisme, entre autres particularités obsessionnelles, laisse entendre
qu'il n'en est rien. La charge affective est là, présente, active, intense : elle attire
le contenu de pensée vers l'acting de l'affect et leur imprime à la fois la logique com-
1. Le sigle HR renvoie à l'édition suivante : S. Freud, L'homme aux rats, in Cinq psychanalyses, PUF,
1966, p. 258.
L'obsessionnel et sa mère — 1359
1. Le sigle J renvoie à : S. Freud, L'homme aux rats, Journal d'une analyse, PUF, 1974.
L'obsessionnel et sa mère — 1361
1. A. Green, La mère morte, in Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Ed. de Minuit, 1983, p. 222.
L'obsessionnel et sa mère — 1363
Je voudrais évoquer deux fragments de cures qui rendront plus concret mon
propos. Pas du tout spectaculaires comme certaines obsessions peuvent l'être appelant
alors avec force l'évocation d'un trauma, ces patients figurent à mon sens une
obsessionnalité bien répandue — que caractérisentla course à l'échec, l'impossibilité
de choix, l'inversion des désirs, les relations amoureuses décevantes, multiples et
impossibles. Obsessionnalité qui ne serait que banale si quelques événements
tragiques ne venaient dévoiler de quelle mort camouflée en satisfaction elle s'était
construite elle-même.
1 / Pierre, 30 ans, est le fils d'un acteur de music-hall qui a eu ses heures de
gloire dans les années d'après-guerre, et d'une modeste employée de bureau que
le père méprisait semble-t-il ouvertement, allant jusqu'à appeler ses trois enfants,
Pierre et ses frères cadets, « les enfants de la bonne ». Il est venu consulter pour ce
qu'il appelle « des états d'indécision » — incapacité de choisir entre deux pensées
ou deux actions, qui lui rendait impossible toute activité professionnelle; pour
des échecs sentimentaux répétés
— impressionné par des « femmes à carrière »,
il se sentait en revanche sexuellement attiré par des jeunes filles « sexies insigni-
fiantes... des traînées quand ce n'étaient pas des droguées » qui lui devenaient
rapidement indifférentes dès les premières satisfactions sexuelles et pour lesquelles
il éprouvait une hostilité violente dès qu'elles manifestaient le moindre état d'âme,
désir, intérêt, caractère... La première partie de l'analyse se passa autour de ses
rapports avec son père. La parole discrète, pudique, policée de Pierre s'accom-
pagnait d'irruption de rougeur sur son visage jusqu'à son crâne dégarni, comme si
une congestionmanifestait l'excitation sexuelle dont les paroles ne laissaient entendre
qu'un froid commentaire. Il m'a appris que de douze à vingt ans il avait de fréquentes
crises d'évanouissement qu'on a diagnostiquées comme épileptiques mais sans
les traiter. Celles dont il se souvient étaient précédées par la représentation d'une
agression dont il était objet, par-derrière, de la part d'un homme âgé. Des rêves
sont intervenus au cours de l'analyse représentant son père faisant effraction dans
son appartement comme un voleur, accompagné d'une bande de malfaiteurs, sortant
saouls des boîtes de nuit, et essayant de le violer. Ce pan de l'analyse a trouvé
sinon un achèvement du moins une certaine élaboration lorsque Pierre a eu le
courage de prendre la décision d'interviewer son père — avec micro, magnétophone,
transcription — sur ses années « folles » de « joueur » : désormais, par la possession
de cette bande, il le possédait; le discours du père était son objet, un bien, ou
un déchet précieux, capté, capitalisé.
Les relations féminines ne se modifiaient pas pour autant. Frénésie de
consommer telle jeune fille pulpeuse, qui s'en trouvait calcinée, réduite à néant,
emmerdeuse, déchet elle aussi, mais abhorré
— comme mise à mort par l'acte
sexuel, qui entraînait une série de vengeances, de cruautés mentales contre la
malheureuse avant qu'une autre n'en prenne la place.
Pierre n'aimait pas parler de sa mère
— le propos « les enfants de la bonne »
l'avait définitivement détourné d'elle, pensait-il. « Pas intéressante, ne cause jamais,
n'a rien à dire. » Il m'apprend cependant, comme si cela n'avait pas de valeur,
qu'ils habitaient toujours la même maison, « de l'autre côté du couloir », qu'ils
vivaient « presque » ensemble, mais qu'il ne « s'en apercevait pas ». Symbiose
dans une complicité archaïque, un peu honteuse, connivence dans une fusion de
déchets (la bonne et son fils) inavouable. Souvenir : Pierre montre à sa mère un
superbe bateau qu'il a construit en pensant à un des voyages de son père. Elle le
regarde les yeux vides, tristes, il croit « admiratifs », mais elle ne parle pas; il
insiste — « Qu'en pense-t-elle ? »
— « C'est rien du tout », dit-elle, et se renferme
dans son chagrin. Qui est rien? Elle, le bateau ou Pierre ? Pas de communication
avec elle, mais le sentiment d'être absorbé, elle l'absorbait, ce qui n'est pas vraiment
L'obsessionnel et sa mère — 1365
fera une fugue, etc. Ces idées obsédantes se fixent sur l'autobus, mais aussi sur
différents éléments de son rituel erotique : s'il tarde à se mettre en érection, s'il
n'éjacule pas, si son amie se met dans telle position plutôt que dans telle autre —
de nouveau, des accidents menaceront ses protégés. On peut interpréter : désir
homosexuel pour les enfants — opposition consciente à ce désir — apparition
d'une pensée magique qui se fixe sur un élément indifférent ou lié à la puissance
sexuelle pour freiner ascétiquement le désir homosexuel dont l'analyse a révélé
l'enracinement dans le lien d'Yves à son père. Yves parle lentement à voix basse
quasi inaudible, comme s'il était en train de s'endormir ou tout juste de s'éveiller,
en tout cas entre sommeil et veille. Il donne l'impression d'être terrifié, et évoque
souvent des souvenirs de fessées qu'il aurait subies de la part de maîtresses d'écoles
sadiques, quand il ne commente pas inlassablement mais de manière encore onirique,
comme endormi, « On bat un enfant » de Freud. On le bat ou bien on le séduit ?
Qui est « on »? Qui est l'enfant ? Il ne cesse de s'interroger. Yves me parle rarement
de sa mère qui habite en province et avec laquelle il ne maintient qu'une relation
distante : il se demande si ces maîtresses ne cachent pas une « mère-fouettarde »,
et évoque le malaise qu'il a eu, enfant, lorsqu'il a eu l'impression de surprendre une
relation erotique entre sa mère et un ami de la famille. Mais tout cela reste assez
vague, blanchi, endormi et indifférent. Yves s'anime un peu autour des récentes
difficultés professionnelles de son père, et s'interroge sur ses désirs homosexuels
pour des « copains » car ses « copines » ont toujours un amant attitré, de sorte
qu'il se trouve constamment en position de tiers, fantasmant le plaisir de l'autre
homme et ayant l'impression d'être « frigide », dit-il, quant à lui, s'il n'y a pas
un autre homme dans le circuit.
Jusqu'au jour où il m'envoie un télégramme ému — le fait de l'émotion
comme du télégramme est notable — pour m'annoncer qu'il ne viendra pas à
sa séance car sa mère s'est suicidée.
Yves revient deux séances après — l'enterrement est en province —, et je note
tout de suite le changement de sa parole : claire, distincte, plus rapide, pas vraiment
volubile mais plus abondante que jamais. Yves s'efforce de retrouver des souvenirs
qui laisseraient supposer une dépression chez sa mère. — Rien de notable. Elle
était là, active, taciturne, rêveuse — quand on y pense après coup, c'était peut-être
une déprimée. Il a peut-être sollicité inconsciemment l'excitation sadique des
maîtresses-fouettardes, pour sortir de son indifférence à elle; à moins que ce ne
soit pour retrouver une relation passionnelle mais ensevelie, non retrouvable pour
l'instant, entre mère déprimée et fils unique (le patient se considère non pas comme
l'objet mais comme le substitut du sentiment et du ressentiment maternel réprimé).
Je voudrais insister sur cet enterrement de la mère dans le discours de
bsessionnel : elle était déjà morte, une partie de la personnalité d'Yves l'avait
lée — par sa parole cadavérique, par son impuissance sexuelle, par ses
L'obsessionnel et sa mère — 1367
exemple, sur des femmes-objets déchus de ses désirs; ou par une érotisation du
narcissisme maternel blessé et dépressif, lorsqu'il se constitue lui-même comme
objet plus que passif, victimaire, des agressions anales de ses pairs.
Il me semble qu'on ne peut aborder les défenses intrinsèques au discours
obsessionnel et l'érotisation anale qui les soutient et les pérennise, qu'après avoir
élucidé la relation traumatique orale avec la dépression maternelle. Car c'est elle
qui infléchit le langage vers une activité psychique hallucinatoire (« actes
— 1 »)
essayant d'égaler la satisfaction immédiate de la demande. La bascule du discours
obsessionnel dans un acte paradoxal peut être pensée comme une conjuration du
trauma infligé par la passion de et pour la mère dépressive.
Julia Kristeva
11, rue Michelet
75006 Paris
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉS
L'article considère que le traumatisme réside dans la structure formée par le sujet et son objet.
Ainsi, l'isolation ou la dissociation typique de l'obsessionnel est analysée du point de vue de sa
relation avec sa mère. La satisfaction précoce, essentiellement orale, du désir du futur obsessionnel
par une mère déprimée ou dépressive, semble enclaver dans l'inconscient le représentant de
l'affect et lui barrer la route vers sa liaison éventuelle avec le langage. Il en résulte un discours
obsessionnel défensif, sous-tendu cependant par une valorisation magique de l'agir (un « faire
paradoxal ») mais aussi par l'onirisme et par l'importance accordée à l'image, à la motricité, etc.
Une relecture de « L'Homme aux rats » et du Journal d'une analyse, ainsi que deux cas cliniques
rapportés par l'auteur de l'article illustrent cette hypothèse. Une technique spécifique de l'inter-
prétation analytique s'impose dès lors, attentive aux expressions sémiotiques translinguistiques
chez l'obsessionnel.
Mots clés : Agir. Dépression. Interprétation analytique. Objet maternel. Onirisme. Repré-
sentant d'affect. Représentation de mots. Satisfaction précoce. Sémiotique. Sexualité orale.
Signifiant. Trauma. Transverbal.
1370 — Julia Kristeva
The article considers that the trauma is the structure formed by the speaking subject (the
patient) and his object. In this sense, the isolation or the dissociation specific to the dissociation
inherent to the obsessional person, is analysed from the point of view of his relationship with
his mother.
The precocious,essentially oral, satisfaction of the future obsessional's desire by a depressed
or depressive mother, seems to lock in the unconscious the affect representative, and to block
its eventual cathexis with the language. The resuit is the defensif obsessional discourse, which
is nevertheless sustained by a magic valorisation of the act (by a « paradoxicaldoing ») but also
by the onirism, the importance given to the image, to the motricity, etc.
A new reading of the Rat man and of the Journal of this Freudian analysis is proposed,
as well as two clinical cases reported by the article's author to illustrate her hypothesis. A specific
technique of the analytic interpretation is henceforth necessary, attentive to the semiotic trans-
linguistic expressions in the case of the obsessional.
In diesem Artikel wird erwogen, dass das Trauma der vom Subjekt und seinem Objekt
gebildeten Struktur innewohnt. Daher wird die Isolierung und die typische Dissoziation des
Zwangskranken vom Gesichtspunkt seiner Beziehung zu seiner Mutter analysiert. Die vorzeitige,
hauptsächlich orale, Befriedigung des zukünftigen Zwangskranken durch eine deprimierte oder
depressive Mutter scheint im Unbewussten den Repräsentanten des Affektes zu umschlissen
und ihm den Weg zu seiner möglichen Verbindung mit der Sprache zu versperren. Daraus ergibt
sich der sich verteidigende zwangshafte Diskurs, dem dabei eine magische Aufwertung durch
das Handeln unterstellt wird (ein « paradoxales Machen »), aber ebenso durch die Träumerei
und durch die dem Bilde beigemessene Wichtigkeit, bis zur Beweglichkeit, etc. Die Lektüre
des Rattenmannes und seines Tagebuches einer Analyse, sowie zwei von dem Autor dieses
Artikels vorgetragene klinische Fälle veranschaulichen diese Hypothese- Eine spezifische ana-
lytische Deutungstechnik müsstesich folglich anbieten, die auf die semiotisch trans-linguistischen
Ausdrücke beim Zwangskranken aufmerksam ist.
Este articulo considera que el traumatismo reside dans la estructura formada por el sujeto
y son objeto. De este modo, la isolacion o la disociacion tipica del obsesivo es estudiada del
punto de vista de la relacion con su madre. La satisfaccion precoce del deseo — esencialmente
oral — del fututo obsesivo, satisfaccion procurada por una madre depresiva, parece instalar en
el inconsciente el representante del afecto e impedir su eventual ligazon con el languaje. Resulta
un discurso obsesivo defensivo, sostenido sin embargo por una valorisac on magica del
L'obsessionnel et sa mère — 1371
actuar (un « hacer paradojal »), pero tambien por el onirismo y por la importancia de la imagen,
de la motricidad, etc. Una reeluctura del Hombre de las ratas y del Diario de un analisis, ast
como dos casos clinicos presentados por el autor de este articulo, ilustran esta hipotesis. Una
técnica especificade la interpretacion analitica se impone enfonces, atenta a las manifestaciones
semioticas trans-linguisticas del obsesivo.
Jean-François RABAIN
Cependant si la scène apparaît comme un fantôme, elle est loin d'en présenter
toujours le même visage. La « fixation au traumatisme » à l'origine du rêve répé-
titif, ou de la netteté perceptive, en apparence immuable, des impressions reçues lors
de l'événement causal, s'oppose au travail de la mémoire, au travail de la mise en
latence et à la notion même « d'après-coup ».
L'après-coup, l'action différée, implique le retour, le temps circulaire, comme
aussi le réfléchissement et la spéculanté. Modélisé à partir du développementbiphasé
de la sexualité humaine, il fait resurgir la scène mais aussi les transformations orga-
nisées par le travail de la latence qui sépare les deux événements. Comme l'a
écrit R. Roussillon : « Le deuxième temps est celui d'un psychisme qui se réfléchit,
qui se voit lui-même et prend conscience de son propre travail. »2
Avec le modèle de l'après-coup, et d'un mode spécifique de temporalité qui
permet à Freud de rendre compte du traumatisme, dès l'aventure d'Emma avec
ses marchands de bonbons, la théorie freudienne contient en germe l'abandon
de la neurotica de 1897. Avec ce concept, en effet, la question ne peut plus être
réduite à la simple inscription d'une réalité matérielle, d'un trauma venu du dehors,
elle se déplace vers la représentation psychique et le travail mental.
« Je reste au niveau de la douleur! » soupire une patiente que son père n'a
jamais reconnue et qui évoque Le grand bleu. Elle s'en veut, parce que dans ce
film, elle n'avait pas fait le lien entre le traumatisme qu'a représenté pour le
héros, enfant, la mort de son père noyé, et la recherche éperdue de celui-ci, au
fond des mers, entreprise par lui à l'âge adulte. « J'avais tous les éléments, dit-elle,
il me manquait l'idée essentielle. »
Il est vrai qu'élevée seule par sa mère, elle n'a retenu du film qu'un seul énoncé :
« On est toujours seule quand on a un enfant », ce qu'elle a d'ailleurs mis en
pratique dans sa vie. Comme le héros du film, elle a plongé dans l'existence à la
recherche éperdue de ce père englouti par la mer(e), fascinée par l'illimité, à la
recherche d'un impossible deuil.
1. « Ainsi on a donc en main la clefdu tableau clinique, en reconnaissant que les autoreproches sont des
hes contre un objet d'amour, qui sont bascules de celui-ci sur le moi propre », « ihre Klagen sind
» (Freud, « Deuil et mélancolie »). (nouv. trad. PUF, 1988).
R. Roussillon, Le traumatismeperdu, Bulletin de la Société psychanalytique de Paris, n° 12.
La mise en scène du trauma — 1375
Parmi les patients qui viennent demander une analyse un certain nombre
expliquent donc leur demande en évoquant, soit directement, soit implicitement,
un traumatisme ou des violences sexuelles subies pendant leur enfance ou leur
adolescence. « L'Homme aux loups » n'a-t-il pas fait le voyage jusqu'à Vienne,
parce qu'il avait entendu dire qu'on y avait inventé une nouvelle thérapie consistant
à retrouver les traumatismes infantiles, à les abréagir, dans l'espoir de guérir
de ses symptômes ? 5
Ces patients viennent en analyse pour en parler, pour évacuer une culpabilité
qui les tourmente. Une souffrance qui porte la trace de scénarios déjà constitués,
au contraire de ceux qui, victimes d'un traumatisme perdu, inconnu, inconnaissable,
se débattent dans le vide et l'absence, la sidération, ou la frénésie, de toute une
clinique du vide, de la désobjectalisation et du désinvestissement qui a été l'objet de
travaux récents de nombreux auteurs 1.
Selon un terme de R. Roussillon, ces patients viennent au fond proposer
leur propre neurotica à leur analyste, leur propre théorie étiologique, leur propre
théorie sexuelle infantile du traumatisme, neurotica « hystérique » ou neurotica
« paranoïaque », comme l'écrit Freud, mettant l'accent sur la culpabilité ou sur
l'effraction externe et le dommage subi.
Cette neurotica permet d'énoncer les rapports privilégiés que le sujet entretient
avec ses objets, de les mettre en scène, avant que le travail de la cure, en un nouvel
après-coup, ne réorganise à son tour les fantasmes de séduction ou de persécution
représentés dans la « scène ».
Je rejoins ici les travaux de R. Roussillon qui écrit que « la cure propose
un engendrement progressif du psychisme, à partir d'un traumatisme originaire. Elle
est une logique de l'engendrement, organisée par le trauma et son dépassement »2.
Je voudrais évoquer ici une jeune femme qui était venue en analyse parce
qu'elle se sentait persécutée par un rêve répétitif qu'elle avait fait à l'adolescence
à la suite des tentatives de séduction sexuelle d'un de ses proches. La mise en
accusation qu'elle faisait de celui-ci cachait certes sa honte et sa culpabilité, mais
l'accent était surtout mis sur le préjudice qu'elle pensait avoir subi. Cet homme
ne l'avait-il pas rejointe dans sa chambre le soir au moment où elle s'endormait
pour lui caresser la poitrine, alors qu'elle venait à peine d'être réglée à l'âge de
douze ans ? Et l'épouse de ce proche, n'était-elle pas d'ailleurs complice en la laissant
seule avec lui, sans intervenir ?
Quelques mois après cet épisode au début de la puberté, elle fit un rêve qui
se répéta, tout au long de son adolescence, jusqu'à sa vingtième année environ.
Voici l'énoncé du rêve :
« Elle est poursuivie dans un escalier par une sorcière, alors qu'elle tient
un enfant nouveau-né dans les bras. Elle s'enfuit le long des marches de cet escalier
qui la conduisent jusqu'à une porte fermée. La sorcière rattrape alors la rêveuse
et lui arrache l'enfant pour le dévorer. »
A chaque fois, ce cauchemar réveillait la patiente très angoissée. Curieusement,
au départ de l'analyse, cette jeune femme n'établissait que peu de liens entre
l'événement réel, l'épisode de séduction, et le cauchemar qui avait suivi, malgré
leur proximité temporelle, comme si ce réel restait isolé, voire clivé de ses possibilités
associatives.
De la même façon, l'événement traumatique, lui-même survenu donc peu
avant le rêve de la sorcière, était resté longtemps peu investi de significations
et d'affects, suspendu en quelque sorte dans les « limbes », quoique présent dans
les souvenirs de la jeune fille, jusqu'au jour où la mort du « séducteur » réveilla
en elle une haine intense, en même temps qu'une prise de conscience de toute la
pleine signification sexuelle des gestes qui avaient eu lieu.
Cette réaction au moment de cette disparition ne mettait-elle pas l'accent sur
l'essence narcissique du trauma, réactualisant la perte qu'avait représenté pour
l'enfant qu'elle était, le passage brutal d'une tendresse toute parentale à des agirs
directement sexuels. Il s'agissait là pour elle d'un premier deuil, de la mort symbo-
lique, réalisé par le passage à l'acte incestueux, d'un parent transformé soudain
en homme quelconque désirant son corps.
La scène des douze ans avait donc été isolée de son contenu affectif plutôt
que refoulée, un peu comme pour cette patiente de Freud, de 1917, qui n'avait
pas établi de lien direct entre un rituel contraignant — exhiber/cacher une tache
rouge — et l'expérience malheureuse qu'avait été pour elle sa nuit de noces, dont
elle n'avait pas oublié la déception1.
Ce fut donc la mort de son séducteur, dix années plus tard, qui permit à la
patiente de donner à la scène sexuelle tout son plein sens, « après coup », et qui la
détermina à entreprendre une analyse.
Le rêve répétitif de la sorcière semblait donc avoir pris le relais de la scène
de séduction, comme si le lieu du traumatisme s'était déplacé dans l'espace onirique,
dans une mise en scène beaucoup plus angoissante liée à des contenus fantasmatiques
beaucoup plus archaïques. Le séducteur ne s'était-il pas transformé en une séduc-
trice, en une persécutrice, en monstre hybride, en sphinge réputée pour provoquer
le cauchemar? Et ce rêve ne témoignait-il pas d'une nouvelle « neurotica » rejoi-
gnant celle que Freud développe dans son texte célèbre de 1932, mettant en scène
la première séductrice?
Le rêve, comme plus tard l'analyse de la relation maternelle, évoquait cette
haine immortelle attachée à l'imago maternelle, cette « haine inextinguible », selon
les termes de C. Stein qui assure le lien indestructible avec la mère.
1. Freud, Introduction à la psychanalyse (chap. 17 : « Le sens des symptômes »). Et aussi : « Au lieu
de faire oublier le traumatisme, le refoulement l'a dépouillé de sa charge affective, de sorte qu'il ne reste
dans le souvenir conscient qu'un contenu représentatif indifférent et apparemment sans importance »,
Freud, « L'Homme aux rats. »
La mise en scène du trauma — 1379
On peut l'imaginer, la cure de cette patiente fut à l'image du rêve, une grossesse
interminable avec de longues périodes de rétention, des rêves comme des pensées,
le désir de maîtriser la totalité des contenus psychiques venant révéler les craintes
de perdre l'enfant contenu dans le sein maternel.
L'angoisse d'une séparation traumatique est en effet figurée dans le rêve par
un jeu de réversibilité où la sorcière vient arracher et dévorer l'enfant que la patiente
a, semble-t-il, déjà dérobé. Dans ce jeu de miroir et de poupées russes, la patiente
semble jouer tous les rôles : à la fois contenante et contenue, à la fois voleuse
d'enfant et protégeant cet enfant de voeux infanticides. Pour elle il est clair que
les trois personnages du rêve, elle-même, l'enfant qu'elle tient dans les bras et la sor-
cière qui les poursuit, expriment sous trois figures différentes, l'ensemble de sa
personne psychique, représentée par le jeu ambivalentet réversible de sa bienveillance/
malveillance pour l'enfant, comme par la succession emboîtée de trois générations.
La mise en scène du rêve semble être cette conscience qui se réfléchit elle-même,
qui apparaît à travers ses métamorphoses et ses réversibilités, figurée également
par l'ensemble des permutations et des ruptures organisées par la cure.
A ces représentations oniriques violentes d'enfant dévoré, dérobé ou arraché
aux bras de sa mère répond dans la réalité de la patiente une grave maladie
dermatologique. Des représentations de peau écorchée, d'écorce arrachée et d'une
surface douloureuse d'échange d'excitation, non organisée en enveloppe investie
narcissiquement, témoignent des fantasmes de fusion cutanée avec la mère. Cette
dernière lui colle à la peau, comme elle ne décolle pas de ses pensées. « Au fond
je suis une écorchée vive », déclare-t-elle un jour pour traduire les aléas d'un
caractère plutôt sensitif.
à la naissance d'OEdipe et qui contient le double sens d'un voeu à la fois infanticide
et parricide1.
En même temps le thème de l'infanticide rejoint celui de la mise à mort
de l'enfant idéal, de l'infans mirabilis idéalisé par le désir de ses géniteurs. En
protégeant l'enfant des bras de la sorcière, la patiente refuse d'abandonner les
idéalisations de sa mère, elle protège l'enfant merveilleux qu'elle est encore dans
l'idéal maternel, elle est elle-même cet enfant idéal qui ne peut imaginer que sa
mère puisse y renoncer.
L'emboîtement des figures du rêve de la sorcière, en poupées russes, marque
la réciprocité de cette idéalisation, où s'inscrivent l'idéal du moi contraignant et le
surmoi rigide de la jeune femme. Sa mère exige cet enfant merveilleux, qu'elle-
même entend rester.
Ainsi si le rêve de la sorcière est désormais pour la patiente un rêve infanticide,
n'est-ce pas parce qu'il traduit par elle ce désir mortifère de la mère qui, idéalisant
l'enfant, refuse de s'en séparer pour le laisser advenir comme sujet de sa propre
parole?
« Le travail psychanalytique porte sur le meurtre nécessaire de cette repré-
sentation narcissique primaire, et ce n'est qu'au prix du meurtre de cette image que
s'inscrit la naissance de chacun », écrit S. Leclaire 2.
L'enfant à tuer c'est donc l'enfant en nous-même, la représentation narcis-
sique primaire. Cet enfant immortel du désir de la mère qui apparaît dans le rêve
de la sorcière et qui porte la trace d'une force de mort.
En revanche, le traumatisme de la douzième année, en organisant le meurtre
de l'enfant prépubertaire en le livrant aux violences de la sexualité adulte, aurait
pu avoir une valeur organisatrice s'il n'avait eu cette force effractante rompant
partiellement les capacités de liaison et d'intégration de la jeune fille.
1. Cf. Jean Bergeret, La violence fondamentale, et notamment son interprétation du 1 176e vers de
l'OEdipe-Roi de Sophocle, comme dilemme violentfondamental : « Avoirl'intention de tuer, lui, les parents,
telle était la sentence. »
2. S. Leclaire, On tue un enfant.
1384 — Jean-François Rabain
1. Cf. J. Allouch, Paranoisation : simple indication sur la direction de la cure, Etudes freudiennes,
n° 30.
2. « Les delires des malades m'apparaissent comme des équivalents des constructions que nous bâtis-
tons dans le traitementpsychanalytique », Freud (1937) « Construction dans l'analyse ». Voir aussi Schreber,
« avenir dira si ma théorie contient plus de folie, ou la folie (de Schreber) plus de vérité... »
La mise en scène du trauma — 1385
lui, en cheminant vers la reconstruction des souvenirs perdus. Ainsi « les buts de la
cure restent inchangés », et face à la sidération traumatique, la cure, comme le
rêve, est réminiscence; elle est aussi une construction, elle tisse des liens comme elle
est créatrice de sens.
Le rêve a écrit D. Anzieu, est une pellicule qui enveloppe le psychisme pendant
le sommeil, il fonctionne comme une deuxième peau, une surface sensible sur
laquelle peut s'inscrire un récit.
L'effraction traumatique de la douzième année avait altéré cette fonction d'enve-
loppe du rêve, le transformant en cauchemar répétitif, réitérant toujours le même récit.
A cette place, on trouvait une enveloppe d'excitation, masochiquement investie,
marquant la douleur de l'effraction traumatique, sous la forme d'une expérience
sensorielle infiltrée par des fantasmes violents de destruction que l'on retrouve
aux limites du rêve, aux limites de l'hallucination, à la périphérie du soi, culminant
peut-être dans le fantasme central d'infanticide. Avec le rêve de nudité, qui apparaît
au moment où se négocie la fin de l'analyse — au plus fort du vécu de séparation —
la rêveuse retrouve son séducteur masculin et peut lui dévoiler son désir comme
accepter de se montrer châtrée.
Avec ce rêve l'analyste est pris à témoin du transfert, en jouant ici le rôle
de pare-excitation qui avait fait défaut lors de la scène du trauma. Si la fuite
renvoie au rêve de terreur, interrompant le sommeil et à l'arrachement des bras de
la sorcière, elle apparaît ici dans un contexte nouveau organisé pour le désir
oedipien de la rêveuse. La nudité de la patiente a peut-être alors valeur d'offrande.
Elle s'offre au regard du père, à un regard qui peut jouer ici son rôle d'enveloppe,
permettant à la jeune femme d'intégrer de nouvelles émergences pulsionnelles et
d'abandonner ses positions phobiques face à ce qui était auparavant vécu comme
pénétrant et intrusif. L'écran du rêve est une pellicule, une nouvelle peau, surface
ou écran pour des échanges investis à la fois narcissiquement et érotiquement,
permettant la continuité du sommeil. Il retisse la nuit ce qui s'était défait le jour sous
l'action du trauma.
N'est-ce pas ce qui donne à la figure du père sa nouvelle efficacité, en lui
assurant un nouveau statut : celui du père qu'elle a jadis aimé, celui du langage
de la tendresse et non celui de la passion et du viol, qui l'avait aboli?
Ainsi ce rêve est aussi une offrande parce qu'il est message pour quelqu'un.
Avec lui la jeune femme possède la certitude que son désir sera reconnu, dans le
rêve, par son séducteur, comme il sera entendu dans le transfert.
Avec ce rêve l'analysante s'est faite l'ordonnatrice de son désir. Elle a éloigné
l'enfant du rêve des voeux proférés par la malveillance de la sorcière, pour lui
restituer son statut d'enfant merveilleux, d'enfant tout-puissant, maître et créateur
RFP — 46
1386 Jean-François Rabain
1. Conrad Stein, Effet d'offrande, situation de danger, Editions Etudes freudiennes, 1987.
2. J Laplanche et J Pontalis (1967)
La mise en scène du trauma — 1387
J.-F. Rabain
5, av. Franco-Russe
75007 Paris
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉS
Pour le patient en analyse, l'évocation d'un traumatisme est une mise en scène originaire.
La scène du trauma évoquée est une « neurotica », c'est-à-dire une théorie étiologique, véritable
théorie sexuelle infantile de la névrose.
De môme façon, le souvenir du traumatisme devient dans la cure souvenir-écran, scène
matricielle dans laquelle le sujet se représente lui-même et représente son propre travail psychique.
Un exemple clinique voulant rendre compte de l'élaboration d'un rêve traumatique au cours
d'une cure, veut illustrer ces perspectives.
Mots clés : Traumatisme. Rêve répétitif. Mise en scène. Neurotica. Sorcière. Infanticide.
Die Wiederbelebung eines Traumas in der Erinnerung ist für den Patienten in Analyse eine
Ur-lnszenierung. Die Szene des erinnerten Traumas ist eine « Neurotica », das heisst eine ätio-
logische Theorie, tatsächliche infantile sexuelle Theorie der Neurose.
Auf die gleiche Weise wird, in der Analyse, die Erinnerung an das Trauma zu einer Deck-
Erinnerung, Ausganspunkteiner Szene in der das Subjekt sich selbst und seine psychische Arbeit
vorstellt.
Ein klinisches Beispiel, welches über die Durcharbeitung eines traumatischen Traumes im
Verlauf der analytischen Kur berichtet, möchte diese Gesichtspunkte erhellen.
* Une première version de cette communication a été présentée au cours d'un débat sur « L'enfant
vulnérable », dirigé par le Dr Theodore Cohen à Chicago, en mai 1987, dans le cadre du meeting annuel de
l'AssociationPsychanalytiqueAméricaine.
La présentecommunicationest basée sur des entrevues de survivantsde l'Holocauste qui étaient enfants
encore à l'époque nazie. Ces entrevues ont été établies par les participants au Grouped'Etude international
Jerome Riker qui travaille sur la persécution organisée des enfants.
** Nous sommes reconnaissants aux survivants qui ont généreusementpartagé avec nous leurs expé-
riences, et aux participants américains, européens et israéliens, qui ont bien voulu donner de leur temps
pour réaliser les entrevues nécessaires à cette étude.
Rev. franç. Psychanal., 6/1988
1394 Judith S. Kestenberg et Ira Brenner
1 / Le flux bipolaire des formes est un schéma de base qui sert à survivre et qui
est utilisé pour ingurgiter la nourriture et expulser les déchets. Le corps s'élargit
1. En allemand antrieb, en anglais effort.
1396 Judith S. Kestenberg et Ira Brenner
(croît) pour assimiler la vie externe et les substances qui assurent le bien-être, telles
que l'oxygène, la chaleur et la nourriture (les objets primaires de Balint, 1946). Le
corps rétrécit pour expulser les substances nocives accumulées en lui. Ainsi la
libido entre dans le corps par assimilation, tandis que l'agression est rejetée vers
l'extérieur. Les deux schémas : d'expansion pour assimiler et de rétrécissement pour
expulser, sont respectivement associés à des affects de bien-être et de malaise. Ils
font partie de l'appareil moteur et sous-tendent le narcissisme primaire qui diminue
avec l'âge, mais ne disparaît cependant jamais tant que dure la vie. Pour nous,
le narcissisme primaire est le reflet psychique de la croissance et du maintien de
la vie. Ses manifestations affectives précoces sont évidentes dans le sourire béat
du bébé et la joie qu'il montre à attraper les objets, tourner, ramper, se tenir
debout, marcher et parler. A ce funktionslust ou plaisir des fonctions s'ajoute une
autre source de plaisirs narcissiques : l'amour de soi et l'admiration de soi, qui
s'intensifient quand l'enfant se sent aimé, approuvé et admiré. Grunberger (1979)
appelle ce processus la « confirmation narcissique ». La capacité de s'épanouir sous
le regard adorateur de l'autre persiste la vie durant. L'enfant se sent grandir et sent
croître son importance quand sa mère bat des mains pour lui. Freud (1917-1919)
déclarait : «... si un homme a été le favori incontesté de sa mère, il retiendra sa vie
durant le sentiment de triomphe, la confiance en son propre succès, qui bien
souvent apportent le succès réel » (p. 156).
Si l'expansion du corps sert à assimiler, le rétrécissement sert à rejeter. L'expul-
sion des déchets par rétrécissement aide à extérioriserl'agression. Le narcissisme et la
capacité d'éloigner de soi l'agression sont des attributs de base de tout tissu vivant,
et comme tels, sont les bases psychophysiologiques du maintien d'un équilibre
psychique qui favorise le contentement et le soulagement.
une étrange correspondance spatiale avec le corps martyrisé » (p. 118). Ainsi, le
sentiment délicieux qui accompagne la maîtrise de l'espace et de la pesanteur se
trouvait ravivé, non seulement du fond de l'expérience prénatale de transport
narcissique (Grunberger, 1979), mais encore à partir de l'expérience du bébé,
naguère limité dans l'espace et borné au sol, dont la conquête de l'espace et de la
pesanteur avait été le premier triomphe narcissique.
Drexel était enfermé dans une cellule solitaire et sombre. Il avait peur de
l'oppressante obscurité qu'il assimilait dans son esprit à la perte de l'espace. Il
ne réussit à surmonter sa frayeur et recouvrer sa force d'âme que lorsqu'il réussit
à investir les ténèbres d'un fantasme narcissique dans lequel la nuit lui rappelait
l'ampleur de l'espace infini, grand comme « le Tout ». Son oppression cessa et
sa pensée devint fluide, comme transportée sur les vagues de rêves éveillés. Ce
fantasme était renforcé par le sentiment d'être protégé et dorloté. Il se sentait
«... soutenu par des esprits invisibles et suspendu aux ailes des souvenirs »... (p. 11).
La sensation d'être transporté et par conséquent à l'abri est un souvenir non verbal
que l'homme menacé d'extinction évoque pour se sentir né à nouveau, dans un
environnement sûr et protecteur. Peu de gens survécurent au genre de torture
auquel fut livré Drexel qui tint bon et ne trahit pas ses camarades dissidents.
Comme il était dépourvu de résistance physique, ce furent sa résistance spirituelle
et sa capacité d'étouffer la douleur qui sauvèrent son corps et son âme. Conservant
sa dignité et son estime pour lui-même et confiant dans sa capacité à résister à
l'attraction de la mort, il trouva non seulement sa volonté mais aussi les moyens
de survivre et de triompher de ses tortionnaires. Comme nous le verrons plus loin,
bien des enfants eurent recours à des fantasmes et des illusions narcissiques pour
rendre tolérables des situations de tension insupportable, mais ils ne purent pas
les employer pour résister à leurs persécuteurs. D'autres sujets, dans d'autres
circonstances, parvinrent à conserver leur dignité et leur estime pour eux-mêmes,
mais ne purent éviter la mort. Des jeunes filles, et même des petits enfants,
allèrent à la mort dans les chambres à gaz en chantant fièrement leur hymne
national.
De courts répits dans la privation ou la torture permettaient aux persécutés de
retrouver une satisfaction narcissique dans la jouissance de brefs moments de bien-
être physique. Quand Drexel put se laver, il éprouva un bien-être qui lui rappela
la sensation d'être fraîchement sorti du bain et « une puissante volonté de vivre
coula dans (ses) veines » (p. 105). Janka Herszeles (1946), petite fille de onze ans
emprisonnée dans le camp Lemberg Janowski, connut une expérience semblable.
Gelée, affamée, seule et privée d'air dans la salle d'attente bondée qui menait aux
douches, elle demanda la permission de passer la première. Elle venait de voir des
SS frapper sauvagement des prisonniers et se sentait découragée, prête à abandonner
la lutte. La douche, qui la réchauffa et la réconforta un moment, lui rendit son goût
Le narcissisme comme moyen de survie 1399
pour la vie, de même que la bonté du garde qui l'avait laissée passer la première.
Sa capacité à tirer un grand bénéfice d'un petit geste de bonté témoigne de sa
détermination à affirmer sa propre valeur.
On a remarqué qu'une personne torturée prend conscience de ses organes
internes de manière plus aiguë. Drexel raconte qu'il s'adressait à son coeur comme
s'il s'agissait d'un enfant adoré : « Je retins mon souffle et écoutai ses battements
malaisés, et un amour étrange, presque tendre, m'attira vers ce petit organe
courageux, ce petit paquet d'organe avec sa force secrète, merveilleuse, douce et
infaillible. Petit être merveilleux dans ma poitrine!... Je puis te faire confiance main-
tenant... tu ne me décevras pas » (p. 102).
Cet investissement sur un organe intérieur vital est étroitement lié au retrait
de la libido d'un objet aimé et son déplacement vers l'intérieur du corps, comme
si le foetus, plutôt que la mère aimante, se voyait attribuer confiance et amour.
A un certain moment, Drexel crut que ses membres étaient perdus ou gravement
atteints. Quand il découvrit que son corps n'était pas en grave danger, il se sentit
rempli « d'une satisfaction violente » (p. 102).
Janka raconte dans ses mémoires comment elle faillit perdre tout désir de
vivre et puis découvrit en elle une volonté qui ressemblait à la « satisfaction
violente » de Drexel. Elle avait été témoin de l'exécution d'un homme qui humble-
ment avait lui-même passé la corde autour de son cou et était monté sur l'échafaud.
Janka s'était bouché les oreilles, avait retenu son souffle pour ne pas entendre,
pour ne rien saisir... pour échapper. Elle intervenait ainsi activement dans le
déroulement de ses fonctions vitales et donc s'empêchait de se sentir vivante.
Plus tard, elle indiqua qu'elle n'avait peur ni de la mort des autres ni de la sienne
propre, tant qu'elle ne serait pas enterrée vivante comme certains autres enfants
l'avaient été. Elle avait très peur de la sensation de suffoquer. Peu de temps après
avoir retenu son souffle, l'idée lui vint soudainement qu'elle « désirait intensément
vivre... » Elle poursuit : « Il me sembla que quelque chose criait en moi
...
"vis, vis!" Je n'avais pas la force d'inhiber cet appel et je ne pouvais pas me
calmer » (p. 54). Elle prit la résolution de ne pas coopérer avec humilité et résignation
à sa propre mort comme l'avait fait le condamné. Elle se demanda si le fait de
s'en remettre à la mort pouvait être considéré comme une sorte d'héroïsme mais
ce n'était pas son option. En même temps, elle avait conscience d'être seule, de
n'avoir aucun être au monde ni rien qui lui donnât envie de vivre. L'ici et le
maintenant ne promettaient que souffrances. Et pourtant : « Je préfère souffrir, vivre
affamée mais vivre parce que j'aime la vie » (p. 55). Alors elle résolut de ne
pas coopérer à sa propre exécution. Cette décision tardive de résister à la mort
n'était pas due uniquement à un accroissement du narcissisme primaire et secon-
daire devant la mort, mais aussi à une confirmation narcissique de son droit à la vie
que sa mère lui avait léguée lors de ses adieux. Sa mère s'était suicidée mais avait
1400 Judith S. Kestenberg et Ira Brenner
conjuré son enfant de vivre, malgré les terribles souffrances qu'elle aurait à endurer.
Il est fréquent que le souvenir des paroles d'adieux d'un parent fasse revenir le
désir de vivre chez un enfant déjà presque résigné et prêt à succomber à la paix
de la mort. C'est comme si l'amour du parent, parvenant d'au-delà de la tombe,
contribuât à renforcer la volonté de vivre. Non seulement les parents réels ou
le souvenir des parents, mais parfois aussi des substituts parentaux, aidèrent les
enfants à conserver le sens de leur propre valeur et de leur droit à la vie. L'appro-
bation reçue de personnes âgées, qu'elles fussent réellement présentes ou simplement
présentes dans la mémoire, élevait l'idéal du moi de l'enfant et stimulait son
potentiel créateur, qui est une autre manière de créer ou de recréer la vie. Ce
n'est pas par accident ou simple chance que Janka a eu la vie sauve. Elle entra
dans le cercle littéraire du camp, où des poètes et des écrivains se réunissaient pour
réciter leurs oeuvres (Borwicz, 1946). Janka composait des poèmes en vers libres
(M. Hochberg Marjanska, 1946). Les dirigeants du mouvement clandestin déci-
dèrent donc que Janka serait choisie pour une opération de sauvetage parce qu'ils
comprenaient la valeur de sa créativité. Elle fut escortée de Lemberg à Cracovie
où, à douze ans, elle écrivit son histoire dans la clandestinité.
Les nazis eux-mêmes appréciaient la créativité. Sender (1987), une adolescente,
écrivait des poèmes en yiddish dans un camp de concentration. Elle les lisait à
haute voix et, de cette manière, soutenait le courage de tout un groupe de jeunes
travailleurs esclaves. Le chef du camp ne fut pas indifférent à ce mérite et décida
donc de lui laisser la vie sauve, bien qu'elle fût atteinte d'une sévère infection.
Ainsi, le pouvoir créateur eut aussi des côtés pratiques qui renforcèrent les chances
de survie physique. Par ailleurs, une bonne partie du pouvoir de soulager qui
caractérise la créativité (M. Kestenberg, 1988) provient d'un réinvestissement de
l'énergie corporelle ou spirituelle sur l'art, comme expression de survie spirituelle.
La confrontation avec la mort (de Wind, 1968) a un effet profond sur la psyché.
Une redistribution de la libido narcissique se produit naturellement durant le cours
normal du processus de vieillissement, la conscience de l'inévitabilité de la mort
s'installant par degrés. L'estime de soi, le sentiment qu'un individu a de sa valeur
propre et de son droit à la vie doivent éventuellement le réconcilier avec l'injure
narcissique suprême, qui est l'acceptation du vieillissement et de la mort. Quand
on se trouve confronté prématurément à cette situation naturelle il faut faire appel
à une formidable réorganisation des forces psychiques. Dans un sens, c'est l'anti-
thèse d'une fixation. Face à une menace de mort permanente et à une détérioration
du corps à la fois graduelle, constante et prématurée, les défenses narcissiques
doivent se renforcer et organiser une redistribution de la libido, tant en ce qui
concerne les investissements non essentiels du soi dans le corps que les fonctions
corporelles essentielles et l'idéal du moi, qui tous s'intensifient pour rendre efficace
la volonté de vivre. Nous appelons ce narcissisme, narcissisme tertiaire, pour indi-
Le narcissisme comme moyen de survie 1401
amis se trouvèrent séparés et les familles exigèrent le retour des enfants maintenus
dans la clandestinité. L'investissement suprême dans le corps qui avait été nécessaire
pour survivre n'avait plus de raison d'être et l'espoir de retrouver les parents perdus
exigeait un réinvestissement dans les objets. Le moratoire sur les relations aux objets
primaires pouvait prendre fin, mais en même temps, il fallait confronter pour la
première fois la réalité des deuils. Il devenait nécessaire de réinvestir une bonne
partie de la libido narcissique dans les relations anaclitiques qui retrouvaient leur
importance primordiale. Bien des enfants et des adolescents qui avaient survécu
dans des conditions inhumaines succombèrent à la maladie et à la malnutrition qui
dévastaient leurs corps, et moururent. D'autres furent la proie de dépressions sévères
quand leurs recherches de parents ou de frères et soeurs échouèrent. Le sentiment de
culpabilité provoqué par la conscience d'avoir survécu alors que tant d'autres
étaient morts, s'intensifia. Nombreux furent les cas où un enfant était le seul
survivant de toutes les branches d'une grande famille. Sortis de leurs cachettes,
certains enfants pensèrent qu'ils étaient les seuls juifs à avoir survécu dans leur
pays, et cherchèrent à se protéger contre les hostilités. Le narcissisme au service
de la survie, auquel A. Green (1986) se réfère en parlant de narcissisme positif,
(narcissisme de vie) était épuisé, donnant lieu à un état qu'il appelle narcissisme
négatif (ou de mort).
Quand les sources externes des provisions narcissiques n'étaient plus dispo-
nibles et les objets primaires perdus, il y avait un vide, un « trou laissé par le
désinvestissement » du self et des objets (A. Green, p. 155), et dans de nombreux
cas une identification à la mère morte (A. Green, 1986).
Plus l'enfant traumatisé était jeune, plus il y avait à craindre des interférences
dans le développement du narcissisme et de l'agression. Une enfant de deux ans,
par exemple, placée chez une aryenne, refusa de manger ou de parler. Elle devint
complètement dépendante des religieuses qui la trouvèrent abandonnée dans la rue.
Quand sa mère la retrouva après la Libération, elle ne l'accepta pas et mit en
morceaux la poupée qu'elle reçut en cadeau. Adulte, elle est encore en forte relation
de dépendance envers sa mère, nourrit encore du ressentiment envers elle et souffre
encore de dépressions.
Pour les parents et les éducateurs, il fut très difficile de répondre aux besoins des
enfants traumatisés, en particulier quand les adultes étaient eux-mêmes des survi-
vants qui avaient grand besoin de réconfort et de temps pour se récupérer. Cependant,
la majorité des enfants survivants que nous avons interviewés tira grand profit
de l'éducation qui leur était offerte. Nombreux furent ceux qui devinrent des parents
dévoués, bien que peut-être un peu trop anxieux de protéger leurs enfants contre
de possibles dangers. Face à l'adversité, surtout au moment de la mort de membres
de la famille, un certain nombre d'enfants survivants plongèrent dans des épisodes
dépressifs, mais la plupart fit cependant preuve d'une grande endurance et d'une
Le narcissisme comme moyen de survie 1403
était invisible et que ses mouvements passaient inaperçus de ses geôliers nazis.
Par conséquent elle se sentait invulnérable et sauve. Lors d'une sélection elle se
cacha dans les jupes de sa tante. Après la guerre, Anna poursuivit brillamment
ses études. Quand on lui posa des questions sur son fantasme d'invisibilité
d'Auschwitz, elle parut étonnée et déconcertée. Elle ne se souvenait pas du
tout d'avoir été tatouée, bien qu'elle n'eût ôté son chiffre que durant ses années
d'études. Et cependant, dans son esprit, elle avait survécu, jeune fille mala-
dive, terrorisée et mal nourrie, simplement parce qu' « ils » ne savaient pas
qu'elle était là. Avant la guerre, elle avait été l'objet de l'attention d'une famille
prospère et indulgente, qui lui passait toutes ses fantaisies. Intelligente, saine et
admirée, elle s'était sentie fière et unique. La dégradation de ses parents par les
nazis fut insupportable pour elle. Elle lui laissa une cicatrice indélébile, dont le
souvenir la remplissait d'une anxiété et d'une tristesse profondes, de sentiments de
désespoir et de culpabilité. Ne pouvant plus compter sur leur aide, il lui sembla qu'elle
n'était « rien » sans ses parents. Quand, dans le wagon à bestiaux, son père avait
échangé un étui à cigarettes en or contre un verre d'eau pour elle, elle avait ressenti
toute son importance. Maintenant que ses parents n'étaient plus là pour « affirmer »
sa valeur, elle n'était plus « rien », jusqu'au point de disparaître dans l'invisibilité.
Dans une certaine mesure, la transformation de ce fantasme en acte lui permit de
survivre. Ainsi, elle évita la mort en se cachant sous un lit, un jour que les nazis
évacuèrent des prisonniers d'Auschwitz pour les conduire à la mort. Les nazis
ne s'aperçurent pas de sa présence. Si elle s'était limitée à fantasmer sur son invi-
sibilité, elle se serait peut-être « sentie » sauve mais cette illusion ne l'aurait pas
aidée à survivre.
Un exemple de fantasmes employés pour éviter le désespoir, tandis que,
d'autre part, la fonction motrice est perdue, nous vient de Gertrude, envoyée à
Terezin à l'âge de deux ans, qui restait au lit toute la journée pendant que sa mère
travaillait. Elle ne marcha jamais durant toute cette période et même après la Libé-
ration. L'homme qui partageait sa chambre à Terezin l'effrayait, elle avait faim et sa
mère lui manquait. Elle se prit alors à imaginer que le lieu où elle habitait était très
beau : elle s'imaginait assise dans un verger, où l'herbe poussait et où se trouvait un
pommier, mais la seule note de couleur dans le tableau était une pomme rouge qui
se balançait de l'arbre.
Béatrice eut plusieurs objets transitionnels. A l'âge de cinq ans, elle vit ses
parents rassemblés par les nazis avec d'autres personnes et emmenés au loin. Elle
garda le souvenir du dernier regard de sa mère. Placée dans une ferme où elle passait
pour chrétienne mais recevait peu d'attention, elle s'attacha à la vache dont elle
s'occupait. Elle aimait sentir la langue rugueuse de la vache sur sa joue et elle se
nichait contre l'animal, se plaisant à la chaleur de son corps. Consciemment, elle
regardait la vache comme si elle eût pris la place de sa mère absente. Quand elle fut
Le narcissisme comme moyen de survie 1405
séparée de la vache et emmenée dans un camp de travail forcé elle s'attacha à deux
plantes qu'elle devait arroser tous les jours, qu'elle appelait « père » et « mère »
et leur demandait de vivre pour elle. Elle dut sa survie au fait qu'elle passait
pour chrétienne, dans le village comme dans le camp. Sa tendance à s'attacher à
des objets transitionnels inanimés continua néanmoins. Elle éprouva un sentiment
de réconfort et de protection quand on lui donna une couverture rugueuse et un
petit peigne d'acier — objets normalement utilisés pour le soin des enfants. La
couverture rugueuse et poilue lui rappelait le cuir de la vache et le peigne aux dents
pointues semblait une réplique de la langue rêche de la vache (Brenner, 1988).
Le petit peigne d'acier se transforma en un objet de prix pour elle, qui survécut à
la guerre avec elle. Elle le tint caché dans un lieu secret jusqu'au jour où elle alla
à la réunion des survivants juifs américains, à Washington, en 1983. Ce n'est
qu'alors qu'elle le sortit de sa cachette, et fut bouleversée d'émotion, revivant la
douleur, la tristesse, la nostalgie et le chagrin de la perte de ses parents, sentiments
qui étaient demeurés assoupis jusque-là. Quand elle commença à fréquenter un
groupe d'enfants survivants, elle ne trouva aucun réconfort à rencontrer d'autres
survivants comme elle, au contraire; elle quittait brusquement les réunions, car elle
ne pouvait supporter sa douleur. Son besoin narcissique ne trouvait pas de soula-
gement et l'envie de fuir la prenait.
CONCLUSION
Dans des conditions de tension extrême, les enfants et certains adultes sont
souvent capables d'accroître substantiellement leur narcissisme primaire, lequel agit
comme un baume et sert à la revitalisation du corps épuisé et douloureux et à la
survie physique aussi bien que spirituelle. L'accroissement du narcissisme primaire
doit s'accompagnerd'une reconnaissance offerte par des personnes proches, soit dans
la réalité soit dans la mémoire. Nous avons vu comment le souvenir de telles
reconnaissances provenant de parents pouvait être utile. En l'absence des parents, des
mères substitutives où des amis peuvent jouer le rôle d'affirmateurs de vie. Se
sentant abandonnés de leurs parents, les enfants retirèrent leur libido des objets
primaires et la réinvestirent dans leur corps, dans ses fonctions vitales, dans des
aptitudes ou des comportements créateurs. Ils apprirent également à tirer des
ressources narcissiques d'adultes ou d'amis de leur âge. Le besoin narcissique
provoqua une réaction sympathique de la part d'autrui et donc indirectement aida
les enfants à survivre. L'accroissement du narcissisme même, sans redistribution
concomitante d'investissement narcissique dans les fonctions psychiques et phy-
siques appropriées, eut peu de valeur de survie. La combinaison de narcissismes
primaire et secondaire accrus, et d'une redistribution adaptative de l'investissement
1406 Judith S. Kestenberg et Ira Brenner
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉS
Children who survived the Holocaust must be distinguished from adult survivors and
their children, born after the war. Their survival depended in part on a heightened investment of
primary, secondary and affirmation narcissism in the body. Under life-threatening conditions
there occurs a redistribution of narcissistic libido, which we call tertiary narcissism.
Die Kinder, die die Totalvernichtung (Holocauste) überlebt haben, gehören einer spe-
ziellen Gruppe an.
Man muss sie von den erwachsenen überlebenden und deren, nach dem Krieggeborenen,
kindern unterscheiden.
1408 Judith S. Kestenberg et Ira Brenner
Ihr überleben danken sie telweise einer erhöhten Besetzung des primaren und sekundären
Narzissums der Wichtigsten Funktionen zur Erhaltung ihres Lebens. In extremen Gepahr situa-
tionen findet eine Neuverteilung der Libidostatt, die eine erhöhte physische und psychische
Widerstandskraft zur Falge hat. Wir nennen « tertiären Narzissums » diese Verschmelzung von
verstärktem primären und sekundären Narzissums.
David GELMANN
De toute évidence, l'âge des miracles était révolu. Dans les années 80, le fait
est que la psychanalyse aux Etats-Unis « meurt d'inanition » faute de patients, selon
l'aveu même d'un de ses praticiens. Dans le dernier numéro du Psychoanalytic
Quarterly, le Dr R. Michels, directeur du service de psychiatrie du centre médical
Comell du New York Hospital, affirme que si la profession est « bien vivante et
vigoureuse », il estime que « seul un Américain sur dix mille » poursuit une analyse.
Il ajoute que « dans de nombreuses communautés géographiques, groupes ethniques
et sociaux, le pourcentage en question est nul ».
Freud les plus influents et les plus controversés. En Grande-Bretagne, les psy-
chanalystes ont apporté quelques modifications techniques à leur pratique, en
réduisant, notamment, le nombre de séances à moins de cinq par semaine.
D'après T. S. Hayley, rédacteur du prestigieux International Journal of Psycho-
analysis, la plupart des analystes souhaiteraient pratiquer l'analyse quotidienne,
« ce qui financièrement n'est pas viable ». Aussi la tendance est-elle de rece-
voir les patients moins de cinq fois par semaine, bien que cela ne corresponde
pas à la formation des analystes. Ceci étant, la durée d'une cure analytique
classique en Grande-Bretagne se maintient sensiblement autour de trois à cinq ans.
Qui plus est, les analystes tiennent énormément au divan. « Cela fait partie des
meubles », dit le psychanalyste londonien A. H. Brafman. Toutefois, l'obédience
la plus stricte au dogme se trouverait encore en Italie où environ 360 analystes
orthodoxes suivent une clientèle principalement aisée, et où la durée moyenne du
traitement a en fait augmenté.
Il est un point sur lequel la psychanalyse aux Etats-Unis commence à ressem-
bler à celle pratiquée ailleurs : même si elle est contestée dans les milieux de la
santé mentale, l'intérêt qu'elle suscite dans les facultés de sciences humaines est
florissant. Les éditeurs ne viennent pas à bout du nombre d'ouvrages traitant de
la psychanalyse, et le domaine de l'érudition freudienne demeure en soi une
industrie inépuisable. (Le dernier produit en date : encore une autre biographie
définitive de Freud, dont l'auteur, P. Gay, est un historien et analyste de l'Université
de Yale.) Tout ceci, en dépit des difficultés que connaît la profession eu égard au
nombre insuffisant de patients, témoigne de la vitalité des idées dans le domaine
de la psychanalyse; d'ailleurs, ces idées ont toujours pesé de leur force malgré
leur nombre très restreint. Il semblerait presque, comme l'avait un jour prédit le
professeur d'humanitésNorman O. Brown, que la thérapie pourrait éventuellement
mourir alors que les idées, elles, survivraient.
Quel est donc le pouvoir si particulier des idées en psychanalyse? Freud, au
départ, inventa l'inconscient, ou du moins l'idée d'un inconscient dynamique. Il
disait que la plupart de nos processus psychiques se déroulent en dehors de la
sphère de notre conscience. Les événements ne sont jamais fortuits; nos sentiments
et notre comportement, qu'il s'agisse de lapsus ou des événements majeurs de la vie,
tels que le choix d'un conjoint ou d'une profession, sont pour une large part déter-
minés par l'influence de processus psychiques dont nous ne sommes pas conscients.
Au sein du système inconscient, Freud découvrit « une rivalité de sentiments » qui,
disait-il, était reflété métaphoriquement dans le mythe d'OEdipe ; OEdipe, qui incons-
ciemment assassina son père et épousa sa propre mère. Aux alentours de l'âge de
quatre ans, dit Freud, chacun de nous devient OEdipe ou son homologue féminin :
notre seul désir est d'être l'objet d'amour du parent du sexe opposé, le parent
du même sexe devenant alors notre rival autant haï que redouté. Cette pensée,
1412 David Gelmann
sous-tendue par nos pulsions sexuelles, est si inacceptable que nous l'enterrons.
Toute névrose, disait Freud, a pour origine ce conflit psychique fondamental
— la lutte que mène le Moi afin de modérer les pulsions lascives et agressives du Ça
primitif. Dans la pratique psychanalytique, l'accent est mis aujourd'hui sur les
mécanismes particuliers que le Moi met en oeuvre pour y parvenir, c'est-à-dire,
en d'autres termes, les défenses caractéristiques qu'il utilise contre les pressions
du Ça. Le but est d'amener le patient à prendre conscience de la manière dont il
est pris au piège de ses propres ruses. Le concept freudien général de motivations et
de conflits inconscients devint le paradigme de tout comportement humain.
La théorie freudienne s'est modifiée et enrichie de nouveaux éléments. « L'école
anglaise » de Mélanie Klein et D. W. Winnicott contribua à établir l'importance
des influences préoedipiennes — la période de l'allaitement et celle de l'éducation
sphinctérienne — dans le développement de l'enfant. Plus tard, Heinz Kohut
s'écarta sensiblement de la théorie de Freud en disant que la constitution du
self dans la prime enfance jouait un rôle plus décisif dans le développement
que la période oedipienne. La « psychologie du self » de Kohut fit de nombreux
adeptes tout en suscitant ce qu'on appela une « âpre querelle » qui, aujourd'hui
encore, ne s'est pas totalement apaisée.
Le résultat de cette effervescence est qu'aujourd'hui les analystes disposent
d'un matériel plus riche et varié, non seulement dans le domaine de la théorie
mais aussi dans celui de la psychiatrie biologique. « Il est important pour nous
d'avoir une connaissance des antidépresseurs, de nous tenir au courant et d'utiliser
tout ce qui est à notre disposition », dit le Dr Arlene Heyman, psychanalyste, qui
exprime ainsi l'opinion qui prévaut chez les jeunes praticiens.
avec un époux ou une épouse ce que nous éprouvions envers l'un de nos parents.
Les manifestations de transfert constituent dans certains cas, nous dit Freud, la
reproduction exacte d'expériences du passé, dans d'autres, « des éditions revues et
corrigées ». L'important réside dans leur répétition. Dans le climat de serre de
l'analyse, le patient revit les blessures, ressentiments, sentiments de plaisir, de
jalousie, qu'il a éprouvés jadis. En fait, c'est l'ensemble de sa vie affective qui est
passé en revue, ceci lui permettant d'acquérir un certain insight à l'endroit de
ses patterns autodestructeurs. La « perlaboration » de ce nouveau savoir entraîne
la répétition implacable d'insights sous différents angles jusqu'au déclic final de
mise en place chez le patient.
Ainsi donc, la psychanalyse constitue un processus infiniment lent et éprouvant
qui se déroule dans une atmosphère d'isolement quasi inquiétant. « C'est une
relation humaine différente de toute autre, en ce qu'elle allie la frustration à
l'intimité », dit le Dr Leo Stone, qui, à l'âge de 83 ans, est sans doute le doyen des
psychanalystes en exercice aux Etats-Unis. Les psychanalystes soutiennent que
c'est la seule méthode d'investigation qui puisse atteindre la personnalité dans
ses profondeurs, même si elle ne s'avère pas toujours fructueuse. Il y a en elle une
ampleur qui est ressentie à la fois par l'analyste et le patient. Heyman, qui partage
sa pratique entre l'exercice de la psychanalyse classique et la psychothérapie, dit
que, personnellement, elle trouve la psychanalyse plus satisfaisante « parce que
l'on a vraiment l'impression de lire l'ensemble de la carte — il n'y a rien de tout
à fait équivalent ».
Et pourtant, disent les critiques, la psychanalyse n'a pas pu apporter la preuve
de sa supériorité par rapport aux autres formes de thérapie. L'obtention de résultats
a toujours été pour les analystes une question épineuse, et d'aucuns affirment
que toute garantie est impossible, vu la nature insaisissable de l'entreprise — on a
affaire à tant d'impondérables dès lors qu'on cherche à changer le caractère. (Aux
Etats-Unis, les compagnies d'assurance maladie font preuve de scepticisme face
à la thérapie en règle générale. La plupart des contrats d'assurance ne garantissent
qu'un nombre limité de séances chaque année, sans prendre en considération le
nombre de séances requises pour une cure analytique. Dans les pays européens, la
Sécurité sociale se montre bien plus généreuse quant aux prestations).
Dans son article, Michels exprime une certaine impatience envers « l'intérêt
minimal » que les psychanalystes accordent à la recherche. « Ce qui intéresse les
psychanalystes est dans une large mesure non scientifique, et ce qui est scientifique
n'est pas encore intéressant », note-t-il. Pourtant, les analystes de la vieille géné-
ration demeurent sceptiques. « Ils traitent la psychanalyse comme s'il s'agissait
de la physique et qu'on pût l'étudier de la même manière », dit-il. « Je la considère
plutôt, quant à moi, comme une méthode d'histoire naturelle. A mon sens, l'accu-
mulation de preuves sur une longue période de temps est plus importante... que
1414 David Gelmann
La science d'un seul homme : En attendant, l'APA se débat dans son propre
conflit oedipien avec la figure paternelle de Freud. Dans un récent article du
Psychoanalytic Quarterly qui s'intitule « L'avenir de la psychanalyse », les Drs Jacob
A. Arlow et Charles Brenner, deux des figures les plus respectées de la profession,
reprochent aux analystes de passer trop de temps à étudier les cas cliniques de
Freud plutôt que d'écrire les leurs, et expriment leur désaccord envers le fait que
dans les instituts de formation on continue à se servir de textes freudiens démodés.
Dans d'autres articles ou exposés, on ne cesse de répéter aux analystes qu'il est
grand temps pour eux de sortir de l'ombre de Freud et de profiter de la nouvelle
diversité théorique de leur discipline. Et pourtant, cette ombre apparaît comme
inéluctable. L'évangile freudien constitue toujours un point de référence majeur
dans un grand nombre d'articles et d'ouvrages. L'intérêt académique florissant
suscité par la psychanalyse est largement centré autour de Freud. Dans les facultés
de sciences humaines, dit le Dr Theodore Shapiro, rédacteur de la revue de l'APA,
« la psychanalyse continue à être la science d'un seul homme, comme si l'on
pouvait prétendre que la physique se limitât simplement aux idées de Newton ou
d'Einstein ».
Sur ce point, du moins, Freud s'était trompé. « Tout disparaît, les pensées
comme les êtres humains! Nos pensées peuvent nous survivre, vingt, trente ans ou
plus, et puis elles finissent par disparaître elles aussi », écrivait-il à la fin de sa vie
dans une lettre à Marie Bonaparte, sa patiente et protectrice (lettre citée par le
Dr Frank Hartman dans un livre à paraître au sujet de la psychanalyse de Marie
Bonaparte).
Près d'un demi-siècle s'est écoulé depuis la mort de Freud en 1939, ses idées
n'ont certainement pas disparu, et Freud lui-même demeure, telle une présence
quasi palpable au sein de ce qu'Arlow et Brenner décrivent à juste titre comme
« une entreprise irrésistible et audacieuse », entreprise qu'il avait créée.
David Gelmann
(Newsweek, 4 juillet 1988)
L'héritage de Freud 1417
RÉSUMÉS
Cet article, paru dans Newsweek en 1988, fait état de la modification de l'image de la psy-
chanalyse ces trente dernières années aux Etats-Unis. Mettant l'accent sur ce que le mouvement
psychanalytique américain considère comme étant son « renouveau », l'auteur de cet article
passe en revue les différents changements théoriques et pratiques que connaît aujourd'hui la
psychanalyse américaine.
Dieser Artikel, der in Newsweek' 1988 erschienen ist, berichtet über die Veränderungen
des Bildes der Psychoanalyse in den USA, in den letzten dreissig Jahren.
Der Autor hebt hervor, was für ihn in der amerikanischen psychoanalystischen Bewegung
als für ihr « renouveau » gilt, und macht eine Rundschau der verschiedenen theoretischen und
praktischen Veränderungen, die die heutige amerikaniche Psychoanalyse kennt.
RFP — 47
Le Dr S. D. Kipman, rédacteur en chef de Psychiatriefrançaise, nous signale
que Psychiatriefrançaise a fait paraître un numéro consacré aux Névroses trauma-
tiques et séquelles de guerre (n° 5/86, octobre-novembre1986). On trouvera également
des allusions au traumatisme, et à la notion du traumatique, dans deux numéros
de Psychiatrie française à paraître : l'un consacré à la Psychiatrie en temps de
crise, où la situation critique est présentée comme un traumatisme pour le théra-
peute; l'autre numéro est prévu pour 1989 et porte sur les Principaux concepts uti-
lisés en psychiatrie.
La psychanalyse allemande
et la question du traumatisme réel
moi-même succombé à cette erreur. Mais l'évolution ultérieure m'a montré sans
méprise possible que la psychanalyse est un dédale dont il est difficile de trouver
l'issue. Sans l'influence de la psychanalyse, qui vous détourne de la reconnaissance
de ce qui est réellement arrivé, j'aurais sans doute trouvé plus vite mon chemin
vers la vérité.
« Je dois mon premier réveil aux tableaux spontanés que je commençais à
peindre en 1973. Mais bien des années plus tard, en 1981, je n'étais toujours
pas prête à admettre que c'était la psychanalyse qui m'avait tenue éloignée des
sentiments bloqués en moi depuis l'enfance, et donc de la vérité. De cela je me
suis rendue compte depuis que, grâce à la méthode de Konrad Stettbacher (psycho-
thérapeute suisse contemporain, N.d.R.), j'ai pu m'approcher de mon enfance pas
à pas. Ce qui m'a le plus convaincue dans cette méthode, c'est son ouverture
sur la créativité, sa précision, son efficacité, sa fiabilité, son respect de la singularité
de toute vie et de l'histoire personnelle. Il en est de même pour sa sincérité,
c'est-à-dire son absence de pédagogie, de dogme et d'idéologie. Elle ouvre le
chemin de la réalité et elle ne la craint pas, elle est exempte de mensonges, libre
de clichés, de normes moralisatrices, de mystifications spirituelles et de tout
amalgame idéologique.
« Ces éléments sont par contre repérables dans la psychanalyse et j'en ai
livré des repères dans mes précédents livres. Aujourd'hui je reconnais que c'était
une illusion de penser que ce serait possible d'extirper les reliquats pédagogiques
de la psychanalyse et qu'ensuite elle serait apte à la libération de ceux qui cherchent
de l'aide. Ce n'est pas un hasard si jusqu'à maintenant la psychanalyse n'a pas
effectué une révision de cette pédagogie immanente. Elle ne le peut pas, car dès
qu'on lui enlève sa charpente pédagogique, tout l'édifice s'écroule comme un
château de cartes. Cet édifice n'avait servi jadis qu'à occulter les traumatismes
infantiles réels. Comment pourrait-on aujourd'hui venir au secours des enfants
autrefois maltraités avec son aide? Cette impuissance ne se manifeste pas seulement
dans la théorie mais aussi dans les détails de la technique tout entière inapte à la
découverte de la vérité... »
Et voilà. A part ces « quatre vérités » qui en fait n'en font qu'une : « la
psychanalyse est complice du mensonge », Alice Miller excelle dans l'art de repérer
avec une acuité extrême toutes les variantes d'humiliation infligées aux enfants,
en les assortissant bien sûr de justifications qui les rendront méconnaissables. Le
récit de l'enfance de Buster Keaton est à cet égard édifiant. Au chapitre « Que faire ? »,
Alice Miller préconise de ne reculer devant aucune réticence à culpabiliser les
parents : « Ils savent de quoi ils se sentent coupables, et ils ont raison. » Maniant
sans distinction tous les registres, elle attend une meilleure définition de la notion
de « mauvais traitements » infligés aux enfants par les parents en tant que « crime
passible de prison ». Sur le plan psychodynamique, si l'on ose ici utiliser ce terme
1422 Tilo Held
le traumatisme infligé par les adultes prend donc valeur de facteur causal et
explicatif unique.
Les deux positions citées jusqu'ici se situent en dehors de la psychanalyse;
elles la critiquent avec des arguments diamétralement opposés. Elle serait en
fait incapable d'abandonner le modèle explicatif traumatique et également inca-
pable de donner aux traumatismes réels leur vraie et juste place.
Heureusement, à l'intérieur de la psychanalyse allemande, il existe des travaux
qui prouvent son aptitude à se saisir d'une question d'un intérêt actuel certain,
sans démagogie, et sans sacrifier l'acquis des discussions psychanalytiques des
quatre-vingt-dix dernières années. J'en veux pour exemple la publication toute
récente (Psyché, juin 1988) du travail de deux psychologues de Francfort, Martin
Ehlert et Beate Lorke : « La psychodynamique de la réaction traumatique. » Ils
analysent les conséquences lointaines d'un certain type de situation traumatique :
celle qui comporte une confrontation proche et physique entre l'auteur et la
victime des actes commis (viols, prises d'otages, tortures et dans une moindre
mesure persécution raciale, religieuse et politique). Leurs réflexions se fondent sur
des entretiens psychanalytiques avec les victimes à des moments plus ou moins
éloignés de l'événement traumatique. La thèse des auteurs est bâtie autour de
la notion d'introjection de la haine de l'agresseur survenant au moment même des
violences. Ce mécanisme, relativement banal et non spécifique, développe dura-
blement son pouvoir autodestructeur du fait de l'impossibilité fondamentale d'une
réconciliation ultérieure avec son objet. La réaction traumatique pourrait d'une
certaine façon être caractérisée comme une espèce de mélancolie négative; l'objet
traumatique doit être gardé comme introject, car il n'est pas seulement haï mais
également aimé, inconsciemment. Ou, plus précisément, parce que son amour
est inconsciemment, et ardemment, recherché. Pour garder l'espoir, objectivement
absurde, de finir un jour par être aimé par l'auteur des violences, la victime doit
à tout prix être telle que les violences l'ont faite. C'est avec juste raison qu'elle
aurait été traitée ainsi. Elle recherche désespérément les raisons pour lesquelles
elle aurait mérité ce traitement. Elle opère activement sa propre dévalorisation
dans l'espoir de contenter son bourreau. Telle semble bien être « la contradiction
insurmontable qui fonde le traumatisme et qui détruit la vie de la victime ».
L'exploration des fantasmes, auxquels la citation précédente fait référence, est
complétée par des considérations métapsychologiquesqui insistent notamment sur
la « subversion de l'Idéal du Moi », rendant celui-ci proprement intolérable au Moi
et au Surmoi.
Il serait bon que la pertinence des vues très stimulantes de ces auteurs puisse
être mise à l'épreuve. Sous peine de tourner en rond, la psychanalyse, en Allemagne
et ailleurs, ne peut pas se désintéresser du devenir psychique de ceux et celles
qui sont victimes de traumatismes réels. Il s'agit de les accompagner, surtout dans
La psychanalyse allemande et la question du traumatisme réel 1423
les premiers temps qui suivent « les événements », là où peut-être les jeux ne sont
pas encore faits. Mais il faut pour ce faire quitter son fauteuil, car passé un
certain degré de traumatisme, la victime n'est plus, en l'état actuel des choses,
ni analysable ni capable de demander une analyse. La psychanalyse n'a-t-elle pour
autant rien à voir là-dedans ? Pourquoi ne trouverait-elle pas, sur la question du
traumatisme réel, des mots à dire et des mots pour le dire?
Septembre 1988.
Dr Tilo Held
Wilhelm-Levison-Strasse23
D 5300 Bonn 1
RFA
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉS
The trauma nazism represented for the German psychoanalytic movement is central among
present day studies about actual trauma on its consequences.
Here are examined the denial of the etiological role of that trauma, the unidimentional
pattern of tormentor-parents, the psychoanalytical approach to patients subject to rapes or
tortures.
Michel GRANEK
cation qui suivit fut radicale. Mais en clivant et rejetant le nazisme dans la sphère
des aberrations psychologiques et des perversions d'une minorité criminelle, on
a imposé une méconnaissance des formes d'identification mineures ou passives avec
l'idéologie nazie, souvent le fait de la majorité. Le blocage de l'insight a entravé
le travail du deuil, celui-ci ne pouvant avoir lieu que dans l'ambivalence entre
l'amour et la haine, l'idéalisation et la dévaluation.
Depuis l'holocauste nazi, l'humanité a perdu sa confiance envers la fonction
protective du Décalogue, du Surmoi oedipien; si les pères et les mères ont été corrup-
tibles, s'ils ont collaboré avec un leader destructeur et narcissique, les vieilles lois
ne sont plus fiables.
Pour l'analyste, la situation est difficile; il peut respecter l'avertissement de
l'holocauste, ne pas transgresser les frontières du processus primaire, laisser la
destructivité au dehors, et Auschwitz se pétrifie en un souvenir historique auquel
on paie rituellement tribut pour en prévenir la réapparition; l'analyste sauvegarde
ainsi son omnipotence. Ou bien il reconnaît la présence désastreuse d'Auschwitz
dans le psychisme de ses patients et dans le sien, et il doit alors s'aventurer dans
des régions psychotiques et ténébreuses, au risque de rencontrer l'impotence.
Sheldon Roth, psychanalyste juif américain « non directement affecté » (s'il
est possible d'être juif et « non affecté »), dans sa communication « L'ombre de
l'holocauste » a insisté sur l'atavisme du peuple juif qui, sans cesse menacé
d'annihilation, après des siècles de persécution et de pogromes, est par avance
hypersensibilisé à l'affliction, au deuil et en particulier aux formes de « deuil
contagieux pathologique ». Le juif de l'holocauste — en suivant le modèle freudien
de « Psychanalyse collective et analyse du moi » — émerge comme le nouveau
Meneur du peuple juif.
Inversement même chez des sujets « non affectés », non juifs, l'holocauste peut
induire l'accès à un deuil en latence : c'est après une visite à Dachau puis à Yad
Vachem 1 qu'une patiente dont la grand-mère était indienne a pu retrouver ses
racines ethniques, s'identifier à ses ancêtres indiens, faire face aux massacres par
eux subis et aller se recueillir sur les lieux de leur inhumation.
En général, les sujets « non affectés » les plus enclins à s'identifier à l'holocauste
et son imagerie sont les personnalités masochistes et obsessionnelles. Mais l'holo-
causte, parce qu'il ressemble par trop à la réalisation de fantasmes pervers, peut
entraîner une « capture du Moi » par le Ça ou un Surmoi primitifet sadique, et rester
paradoxalement non reconnu (Roth décrit là le phénomène inverse de l'usage de
la métaphore morte décrit par Appy). La culpabilité du survivant n'est pas l'apanage
du survivant, et chez les « non-affectés » elle peut se manifester par le besoin de
des disparus. Ces monuments scellent et recèlent en eux les affects que le groupe
n'a pu perlaborer dans son deuil impossible. En Israël — et ailleurs — des patients,
« monuments vivants », accroissent la difficulté du collectif à accéder au deuil.
Peut-être faut-il chercher dans l'holocauste et son deuil bloqué les raisons de
l'intolérance israélienne pour l'ambiguïté envers le danger extérieur, provoquant
une action immédiate, avant même de chercher à apprécier la nature réelle ou non
du danger.
La quatrième communication par Yechezkel Cohen et Rafael Moses, « Une
vue israélienne par deux psychanalystes israéliens », a présenté trois points de vue.
Le premier fut celui du thérapeute, d'adultes et d'enfants. Les adultes « non
affectés » se rapportent à l'holocauste pour exprimer leur sentiment de non-
appartenance pour avoir été exclu de la souffrance, les enfants utilisent l'imagerie
de l'holocauste pour décrire des événements ressentis comme particulièrementcruels.
Le deuxième point de vue fut la description d'un certain nombre de thèmes
fréquemment rencontrés au niveau des individus, des groupes et de la société
israélienne : la culpabilité d'avoir échappé à l'holocauste, les fantasmes sur l'attitude
en position de victime, en position de bourreau. L'Etat d'Israël se pose en héritier
de l'holocauste et réclame en tant que tel un certain nombre de prérogatives;
témoigne de cette attitude le fait que tout visiteur officiel est conduit d'abord à
Yad Vachem : la compréhensiond'Israël aujourd'hui doit passer par la connaissance
et la reconnaissance de l'holocauste nazi. Un autre thème souvent rencontré est
celui de la honte, qui a amené la génération contemporaine de l'holocauste à nier
le phénomène et à s'en distancier, et la plus jeune, s'identifiant aux disparus,
à critiquer les aînés. Le récent procès Demianiuk a attiré des masses de jeunes
israéliens (souvent d'origine sepharade) et non seulement des survivants lors des
témoignages et plaidoyers et a souligné l'intérêt intense et général pour le sujet.
Enfin les auteurs soulignent aussi la vulnérabilité psychologique d'Israël au danger
extérieur, dénommée parfois « le complexe de Massada ».
Le troisième point de Cohen et Moses a été de mesurer la distance qui
sépare un sujet de l'holocauste : celui-ci continue à imposer des réactions de recul
et de déni; au lieu de reconnaître son propre déni, au lieu de repérer en soi les
mécanismes d'identification avec l'agresseur, on se réfugie dans des rôles, on cherche
à dénoncer la négation de l'holocauste chez l'historien, le journaliste, le politicien.
L'une des raisons d'être majeures de ce congrès a été, par son existence même,
de chercher à abolir ou amoindrir cette distanciation.
Ce Congrès a été une réussite par la qualité de ses présentations et des discus-
sions. Mais surtout, si l'un des buts a été d'atténuer la distance envers l'holocauste,
le succès a été total. Beaucoup étaient venus comme l'on va souvent à des congrès,
pour enrichir connaissances et compréhension sur un sujet. Or, par sa structure
et son sujet, ce congrès a progressivement mais inexorablement plongé chacun
Malaise dans la civilisation après Auschwitz 1429
dans ce qui est devenu une expérience émotionnelle intense. Cette expérience a
été croissante au fil des réunions, et la dernière table ronde a été l'occasion de
communications extrêmement passionnées. La présence des participants allemands
a accentué cette dimension émotionnelle, ravivant certaines plaies mal cicatrisées.
Le travail en petits groupes a été fondamental en permettant une réflexion com-
mune et une expérience commune. Beaucoup d'Israéliens ont été surpris de constater
que la rencontre avec des Allemands constituait pour eux, plus de quarante ans
après la guerre, un certain choc, surtout lorsqu'il s'agissait de mettre en commun
expériences, souvenirs, fantasmes. Beaucoup ont pu — voire dû
— repérer leurs
propres distanciations, leur propre déni. On aurait pu s'attendre à ce que dans ces
circonstances il y ait un net clivage des identifications, les Juifs avec le rôle de la
victime, les Allemands avec celui du bourreau. Certes cette polarisation est apparue,
mais les rôles ont souvent été interchangeables. Il est probable que la situation poli-
tique en Israël qui servait de toile de fonds à ce congrès — je veux parler de plu-
sieurs mois de soulèvement dans les territoires occupés (le Mont Scopus se situe à
quelques centaines de mètres de quartiers arabes) — a facilité ce brouillage des
rôles traditionnels, d'autant que certains ont insisté sur le rapport des deux
phénomènes.
Un point théorique est revenu souvent : la différence des rythmes individuel
et collectif pour ce qui est du travail du deuil, et la contrainte que le groupe
peut imposer à l'individu, l'empêchant d'accéder au processus du deuil, alors que
son économie individuelle le lui permettrait et l'exigerait même. On retrouve ici
au niveau du deuil le principe énoncé par Freud dans Malaise dans la civilisation.
Enfin le qualificatif même « non affecté » me semble extrêmement problé-
matique. De toute évidence, aucun des participants n'a pu quitter ce congrès avec
l'étiquette de « non directement affecté », même si nombreux étaient ceux qui
l'arboraient au départ. Et en ce sens encore ce congrès a atteint son but. Mais
on peut se demander — et la question fut soulevée à plusieurs reprises — si un
tel concept, « non affecté » par la Shoah, peut exister. Certes de nombreux théra-
peutes ont fait état de patients qui n'abordent jamais l'holocauste. Certes il existe
des individus, des groupes ou peut-être même des peuples qui n'ont jamais entendu
parler de l'holocauste nazi. Même pour ceux-là, le monde d'après Auschwitz n'est
pas le même qu'avant. Je me souviens du choc et de la stupeur qu'avait évoqués
en France il y a quelque vingt ans un écolier parisien qui, interrogé sur Hitler,
avait répondu laconiquement : « Hitler? Connais pas. » Je crois que ce congrès
lui répond : « Les "non-affectés"? Connais pas. »
Dr Michel Granek
14, Rehov Oppenheimer
Ramat-Aviv 69395
Israël
1430 Michel Granek
RÉSUMÉS
Une réflexion sur la signification de l'holocauste nazi pour ceux qui ne « furent pas direc-
tement affectés » s'est tenue lors de la IVe Conférence du Centre Sigmund Freud à Jérusalem
en 1988.
Sont examinées ici les différentes formes d'élaboration du deuil ou de la culpabilité, deuils
« impossibles » ou bloqués, deuils en latence chez des sujets « non directement affectés ». La
question d'une « non-affectation » par la Shoah est ici abordée.
A study about the meaning of the nazi Holocaust to those « not directly affected » took
place during the 4th Conference of the Sigmund Freud Center in Jerusalem in 1988.
Here are examined the different forms of working-through on mourning and guilt, impos-
sible or blocked mournings,latent mournings for subjects « not directely affected ». The issue
of « not being affected » by the Shoah is studied here.
Eine Untersuchung über die Bedeutung des Nazi Holokausts für die, die « nicht direkt
betroffen waren », fand auf der vierten Konferenz im Zentrum Sigmund Freud in Jerusalem
1988 statt.
Hier werden die verschiedenen Formen der Verarbeitung der Trauer oder des Schuldgefühls,
die « unmögliche » oder blockierte Trauer, die latente Trauer bei « nicht direkt betroffenen »
Personen, untersucht. Die Frage einer « Unbetroffenheit» durch Shoah wird hier studiert.
Un estudio sobre la signification del Holocausto nazi para aquellos que no fueron « direc-
tamente afectados » se desarrollo durante la 4ta Conferencia del Centro Sigmund Freud en Jeru-
salém en 1988.
Fueron examinadas las diferentes formas de elaboracion del duelo o de la culpabilidad,
duelos « imposibles » o bloqueados, duelos latentes en personas no « directamente afectadas ».
La cuestion de una « no afectacion » por la Shoah fue abordada.
Catherine COUVREUR
1. « Je n'attends plus que le Moïse, qui doit paraître en mars encore, et après je n'aurai plus besoin
de m'intéresser à aucun livre de moi jusqu'à ma prochaine renaissance » (1939, Londres).
Rev. franç. Psychanal., 6/1988
1432 Catherine Couvreur
I / MOÏSE
C'est d'ailleurs par là, quoique dans un tout autre style, que Freud va com-
mencer la section C du dernier essai consacré à Moïse [12].
« Nous appelons traumatismes les impressions éprouvées dans la petite enfance,
puis oubliées, ces impressions auxquelles nous attribuons une grande importance
dans Pétiologie des névroses. »
Séduction par le père, séduction par la mère, reconnue par Freud relativement
tôt', nous en parlerons plus longuement par la suite.
Quant aux névroses traumatiques, c'est surtout au décours de la première
guerre mondiale que Freud s'y est intéressé. Il n'ajoute donc qu'à la fin de sa
vie cette notation importante, qu'il existe certainement aussi des atteintes trauma-
tiques précoces, narcissiques. J'ajouterai qu'elles font vraisemblablement le lit des
deux autres étiologies. Elles laissent le moi fragilisé et dépendant, mal organisé pour
endiguer « la puissance excessive du facteur quantitatif ».
« Les traumatismes sont, soit des expériences touchant le corps même du
sujet, soit des perceptions sensorielles affectant le plus souvent la vue et l'ouïe; il
s'agit donc d'expériences ou d'impressions. »
1. Rappelons ici ce que Freud a écrit dans l'Introduction : « Même le terme traumatique n'a pas d'autre
sens qu'un sens économique. »
2. Citons par exemple en 1905, dans les Trois essais sur la sexualité : « La mère considère l'enfant
avec des sentiments dérivant de sa propre vie sexuelle... et le prend tout à fait évidemmentcomme substitut
d'un objet sexuel de plein droit. »
Le trauma : les trois temps d'une valse 1433
partiel du refoulé ». Le « cas » choisi par Freud pour illustrer cette formule
rappelle combien, chez ce petit garçon, la menace de castration fut traumatique, mais
également la scène primitive : a voir beaucoup de choses » et en « entendre plus
encore, à un âge où il atteignait à peine la capacité de parler ». Ces expériences
vont entraîner secondairement, après un temps de latence, l'apparition de troubles
qui seront des « séquelles du coït parental ».
Reprenant les hypothèses de Totem et Tabou, Freud va, dans la section D,
étendre cette formule à l'enfance de l'espèce humaine. Il va montrer comment
l'événement traumatique qu'a été le meurtre du père originaire va se manifester,
après une latence, dans ces rejetons divers que sont les créations culturelles, religieuses,
et de civilisation.
Surtout, dans ce texte, et me semble-t-il pour la première fois aussi nettement,
Freud va différencier deux destins du traumatique :
Le trauma constituera alors une « sorte d'Etat dans l'Etat », capable dans
certains cas d'imposer sa loi, une enclave qui n'est régie, ni par les « exigences
du monde réel », ni par les « lois de la pensée logique ». Même l'analyse ne peut
parfois éviter « une dévastation et un éclatement du moi, ou... la suprématie sur
celui-ci de la partie précocement retranchée, que le traumatisme domine ».
J'essaierai de développer cette idée que le traumatisme va être capable, et
c'est là son aspect positif, d'accomplir un certain travail, lorsqu'il « met en oeuvre »,
en après-coup successifs, « remémoration, répétition et élaboration ». Il ne peut
développer sa force potentielle qu'en parcourant ce trajet en boucle, ce « mouvement
de valse » qui passe nécessairement par l'objet.
Freud souligne en effet avec insistance que c'est grâce à la relation à l'autre
que l'expérience traumatique va pouvoir devenir réelle, va pouvoir être vécue,
« représentée ». Seulement alors, la partie où le traumatisme domine cesse d'être
vécue, à l'intérieur même de la topique intrapsychique, dans une insupportable
extra-territorialité. Seulement alors, parce qu'il se « représente » à tous les sens
du terme dans la relation à un autre, le traumatisme passé pourra s'inscrire dans
le temps d'une histoire.
1434 Catherine Couvreur
a / A l'origine de la vie :
d / Ces trois temps du traumatisme ne sont pas bien sûr une succession de
stades, ils ne décrivent pas, répétons-le, une chronologie. Ils réalisent plutôt comme
un mouvement de valse, en boucle, avec ses effets essentiels d'après-coup et
d'étayage [15] : les traumatismes tardifs et représentables vont conférer rétro-
activement du sens à ceux qui étaient survenus dans la détresse de l'impréparation
du moi, débordé et/ou anéanti 1, et bien incapable alors de lier l'excitation trauma-
tique, et de lui donner un sens.
A l'inverse la survenue d'un trauma récent peut rentrer en résonance avec
des traumas anciens, et réveiller alors les dragons des temps originaires. Cette
boucle peut donc être aussi parcourue sur un mode rétrograde : la survenue actuelle
d'événements traumatiques entraîne la résurgence de traumas anciens apparemment
non actifs. Ceci peut se faire sur un mode transitoire et labile, et peut être l'occasion
d'une remise en circulation de ce que le traumatisme ancien avait enclavé jusque-là.
Mais cela n'est pas toujours le cas, et c'est parfois sur un mode compulsif, toxico-
maniaque, que va être recherchée l'excitation traumatique.
Enfin précisons que les traumas les plus suceptibles de donner lieu à un
travail de représentation, de mise en sens et en liens, le sont, parce que le moi
s'est renforcé, qu'il est devenu capable d'intégrer la quantité, et de la transformer
en qualité. L'objet, tout un temps, a offert son étayage indispensable. Dans les
meilleurs cas, il a su moduler son absence, et a permis à l'enfant de l'habiter sans
détresse. Il a donné également au tout-petit la certitude de sa toute-puissance,
1. Comme l'écrivait Freud dans « Le Moi et le Ça », en 1923 : « Ce que le moi redoute du danger
extérieur et du danger libidinal dans le ça, on ne saurait le préciser ; nous savons que c'est le débordement
ou l'anéantissement, mais on ne peut pas le concevoir analytiquement. »
Le trauma : les trois temps d'une valse 1437
« Cette nuit j'ai fait un rêve qui m'a littéralement dévastée. Je coupais mon
pied comme un jambon, longitudinalement. Je commençais par le talon; je devais
couper des tranches; puis je m'attaquais à mon autre pied, j'étais très angoissée
parce que je pensais que je n'aurais plus que deux moignons. J'enlevais mes chaus-
sures et je m'apercevais que j'avais tout creusé, tout enlevé, il ne me restait que
les orteils, c'était quand même rassurant. Mais ça, ce n'était pas le pire. Mon bébé
devenait tout petit, vraiment tout petit, comme dans un film qui s'appelle L'homme
qui rétrécit. Il était vraiment si petit, il avait dû tomber dans un verre d'eau; il
m'appelait avec désespoir, et j'entendais ses cris angoissés, mais je l'avais perdu. Je
vidais le verre d'eau pour le retrouver, en faisant très attention, mais je ne
l'entendais plus, il avait dû se noyer. C'était tellement horrible que ça m'a réveillée,
j'étais irréelle, je n'avais plus de repères, je ne savais plus où j'étais. Il m'a fallu
un long moment pour me dire que j'existais encore, et que lui aussi existait toujours,
qu'il avait sa taille normale, et qu'il dormait tranquillement là à côté.
« De la même voix blanche, Alice poursuit : Raphaël est tout petit, c'est un
bébé encore, et je crains certaines choses : une fois je l'ai laissé glisser, le bébé a
été immergé, et depuis il a peur dans l'eau; il se cramponne au rebord de la petite
baignoire que je mets maintenant dans la grande. C'est difficile de le décrocher
pour l'allonger et lui laver les cheveux, il se fait même mal. Il se rassure quand
même, parce que depuis, je l'ai toujours rattrapé, il ne hurle plus, mais il reste
crispé. J'ai fait des choses pour le mettre en confiance, j'ai pris mon bain avec
lui, ça lui a plu, alors il est moins terrorisé!
1438 Catherine Couvreur
« Quand j'étais petite, au bord de la mer, mon frère s'amusait à me faire peur.
Il m'avait dit que si je m'écartais un peu du bord, il y avait des poissons qui allaient
me manger les pieds; j'avais 4 ou 5 ans, et longtemps je l'ai cru. Après j'ai
constaté que ça n'était pas possible, mais pourtant encore maintenant j'ai peur,
bien que je sache que ce n'était pas vrai. J'avais si peur, que je ne voulais pas
apprendre à nager. Mon père a eu une attitude stupide, qui m'a profondément
traumatisée; il devait être vexé parce que lui nageait comme un poisson; je me
sauvais et il me pourchassait et avec mon frère ils me prenaient par les pieds
et me jetaient dans l'eau au loin. Ça ne m'arrangeait pas vraiment ! La peur m'est
restée, et me prive de choses agréables. L'été je voudrais me baigner, je ne peux pas
malgré la chaleur. J'ai une peur disons, j'ai peur de tout ce qui vit dans l'eau ! »
Je lui demande alors si elle a une peur de tout ce qui vit dans l'eau, plus
que de l'eau en elle-même ?
Elle me répond : « J'ai peur qu'on me prenne, et qu'on m'attire au fond. »
« Peur qu'on vous attrape par les pieds, comme votre père? »
« Je ne sais pas ! C'est bête ! Ma peur, ça a seulement changé d'échelle, mais
c'est resté la même chose! Quand j'étais petite j'avais même peur du siphon de
la baignoire! Ça, c'était bien étendu comme peur. J'avais peur que quelque chose
sorte du siphon, quoi, je ne sais pas, un poisson, parce que je savais bien. Quelque
chose. Mais au fond la peur terrible, c'était d'être engloutie, aspirée par le trou, de
disparaître, de n'être plus rien. Tout ça m'était sorti de la tête, si je n'avais pas
fait ce rêve! »
« S'est-il passé quelque chose, qui ait ainsi ravivé vos terreurs d'enfant ? »
« Mon mari m'a encore fait une scène de jalousie, il ne supporte pas que je
ne sois pas disponible immédiatement. En général il n'a pas faim le soir, aussi
il refuse l'ordre établi d'un repas. Mais hier il avait faim, et il ne pouvait pas
attendre cinq minutes, ça l'a mis dans une rage folle, imprévisible. C'est maintenant,
c'est tout de suite ! Il voudrait que je sois une magicienne toute-puissante. C'est
absurde, ça me donne l'impression d'être complètement impuissante. C'était la
même chose avec ma mère lorsqu'elle était malade! Je me souviens de mon père
entrant dans ma chambre, et me demandant de faire mon lit au carré pour satis-
faire ma mère. "Tu devrais t'estimer heureuse, ta mère te supporte beaucoup mieux
que lorsque tu étais petite!" C'est vrai qu'alors elle était très dure. Même battue, je
revenais à elle. Dans ma petite enfance je ne pleurais jamais. Je n'ai pas gardé mes
pensées de ce temps-là, et pourtant je suis sûre que je ne cessais de penser. »
« Garder vos pensées ! Ça ne devait pas être facile pour une petite fille dont
la mère buvait comme un trou ! »
Cette expression, qu'a utilisée Alice « lorsque ma mère était malade », recouvre
en effet l'alcoolisme de sa mère, dont elle a beaucoup de mal à parler. C'est
presque la fin de la séance, et elle garde le silence.
Le trauma : les trois temps d'une valse 1439
— Cette blessure, elle se l'inflige elle-même, morceau par morceau et tente ainsi
de ne pas avoir à subir le trauma, dans l'impuissance et la passivité, sans
recours.
— Elle a tout creusé, tout enlevé, en commençant par l'arrière, et sans enlever
ses chaussures; lorsqu'elle les enlève, elle constate qu'à l'avant il lui reste les
« attributs » de ses orteils, ce qui est rassurant.
1. « S'il (le professeur) demande pourtant ce qu'est une girafe chiffonnée, il peut alors nous écrire
et nous lui répondrons... » (« Le petit Hans »).
2. Je dois cette expression à J. Laplanche.
Le trauma : les trois temps d'une valse 1441
1. Par exemple : dans « Vues d'ensemble des névrosesde transfert », Freud donne la priorité à l'angoisse
de nostalgie, sur la Realangst, et dans « L'Introduction », lors de l'angoisse devant l'étranger, à ce qu'il
nomme l'angoisse de pulsion. Le débordement d'angoisse par perte de la mère ne se fixe que secondairement
sur l'étranger, et ne prend qu'alors, l'apparence d'une angoisse liée au réel.
Le trauma : les trois temps d'une valse 1443
place très tôt, dès l'Esquisse avec « Emma », « fait litière de tous les dosages qu'on
cherchera, par la suite, à décrire entre facteurs exogènes et facteurs endogènes : ici
tout est exogène et tout est endogène » [14]. Mais, poursuit J. Laplanche, « cette
proposition ne peut être fondée que par un développement de la théorie topique »,
du moi et de ses périphéries.
-
B Ebauche de la topique, expulser au-dehors, refouler au-dedans :
Comme l'indique Freud dans l' Au-delà [7] Un événement
« » : « comme le
traumatisme externe provoquera à coup sûr une perturbation de grande envergure
dans le fonctionnement énergétique de l'organisme et mettra en mouvement tous
les moyens de défense » (p. 71). Quels sont-ils ?
— Tout d'abord rappelons qu'entre le dedans et le dehors, les traumatismes
vont constituer une « écorce qui, à force d'avoir été perforée par l'action, par la
brûlure » (p. 68), va servir de couche protectrice cicatricielle : mais l'ébauche du
moi primitif ainsi constitué est plus que cela, puisque très précocement il fonc-
tionne aussi comme un interface de liaison, qui non seulement sépare et protège,
mais permet les échanges!
— Ce moi primitif prend en lui, incorpore, ce qui est source de plaisir, et
rejette dans le monde extérieur, hors de lui, ce qui est source de déplaisir. La
décharge visant l'inexcitation est, pour lui, la défense la plus simple contre ce qui
le traumatise. Il y a recours, mais ne peut faire trop appel à cette solution « radicale ».
— D'autres moyens de défense présentent l'avantage de mettre à l'écart les
motions traumatisantes, sans compromettre l'homéostase. Ce seront le double
retournement, puis le refoulement dans ses modalités premières. Le moi met alors
en place des contre-investissements, et rejette à l'intérieur, le haï, l'intolérable ou
l'étranger.
Ainsi les perturbations traumatiques incessantes, en provenance du dedans
comme du dehors, vont entraîner la mise en place de notre topique psychique, avec
ses contreforts externes et internes, avec ses brèches ou ses voies de passage entre
les différents territoires.
1. Pendant le week-end qui suit sa lettre du 21 septembre 1897, Freud rencontre Fliess à Berlin et, à
son retour, après quatre jours d'intense auto-analyse, il lui écrit à nouveau, et lui révèle la double figure
qu'a prise pour lui cette séduction :
— Nannie : sa « première génératrice » (de névrose), qui l'a baigné dans son eau rougie, et à propos
de qui il note « je garderai à la vieille femme un souvenir reconnaissant pour m'avoir donné à une époque
aussi précoce de ma vie les moyens de vivre et de continuer à vivre ».
— Amalia : c'est « plus tard entre 2 ans et 2 ans et demi, écrit-il, que sa libido s'est éveillée et tournée
vers matrem ». Pendant ce voyage d'exil, comme Rébecca, elle a dû ôter sa robe !
1446 Catherine Couvreur
1. Nous retrouvons dans le terme allemand d'après-coup, Nachträglich, la même racine tragen, que
dans l'unverträglichdes représentationsinconciliables de 1894 (Les psychonévroses de défense), et que dans
l'Übertragung, le transfert. Certains traumatismes seront capables de se « transporter » (tragen) en après-
coup, et pourront être transférés ; d'autres pas !
Le trauma : les trois temps d'une valse 1447
Certes, le trauma peut ne laisser sur son passage, que des zones dévastées,
inhabitables. Il n'est alors, et c'est son sens étymologique, qu'une blessure par
effraction. Mais il peut, et c'est ce que j'ai tenté de montrer, agir aussi en tant
que blessure symbolique. Il contribue alors à ouvrir un espace interne, qui, s'il
est celui de la réminiscence névrotique, est aussi celui de la création.
Catherine Couvreur
1, rue Daru
75008 Paris
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉS
The quantitative Ego breaking traumatism, loss and seduction traumatism caused by the
object, castration anxiety generating traumatism, are like three moments of a waltz. The narra-
tion of a treatment session follows this curled movement of the traumatism, wich necessarygoes
through the object and illustrates the hypothesis, formulated by Freud in Moses and the Mono-
theism : three essais, of a double, negative and positive, destiny of the trauma.
Trauma des quantitativen « Einbruchs » im Ich, Trauma des Verlustes und der Verführung
vom Objekt auferlegt, das die Kastrationsangst erzeugende Trauma sind wie drei Takte eines
Walzers.
Der Bericht einer analytischen Sitzung folgt dieser ringförmigen Bewegung des Traumas,
welche zwangsläufig über das Objekt führt und die im Der Mann Moses und die monotheistische
Religion dargestellte Freud'sche Hypothese eines doppelten, negativen und positiven, Schicksals
des Traumas illustriert.
RFP — 48
Les séductions de la réalité :
éléments pour une topique du traumatisme*
Claude JANIN
LE GÉNÉRAL ET LE RESTREINT
* Ce texte a pour origine un travail présenté en mai 1988 à la journée « Trauma réel, Trauma psy-
chique », organisée par l'Institut de Psychopathologieclinique de l'Université de Paris VII.
Rev. franç. Psychanal., 6/1988
1452 Claude Janin
à cet égard significatives : « C'était une erreur de vouloir faire entrer de force 1,
dans un rapport au Congrès, le thème trop vaste de l'origine extérieure 1 de la
formation du caractère et de la névrose. » L'enjeu de l'exposé est donc clair :
l'affirmation du rôle prééminent de la réalité matérielle — la séduction par l'adulte —
dans la genèse de la pathologie du Moi. On suppose que c'est de lui-même que
Ferenczi théorise ainsi; on peut penser qu'il en est de même lorsqu'il écrit un
peu plus loin que « l'objection, à savoir qu'il s'agissait de fantasmes de l'enfant
lui-même, c'est-à-dire de mensonges hystériques, perd malheureusement de sa
force, par suite du nombre considérable de patients en analyse qui avouent eux-
mêmes des voies de faits sur des enfants ». Quelques mois plus tard, dans un texte
que j'ai cité dans un travail antérieur (C. Janin, 1985), Ferenczi précise la position
qu'il entend défendre (S. Ferenczi, 1932 [2]) : « La traumatogenèse est connue 2,
le doute à savoir s'il s'agit de réalité ou de fantasme demeure ou peut revenir
(même si tout désigne la réalité)... Ils préfèrent accepter que leur (et celui des êtres
humains) esprit (mémoire) n'est pas digne de confiance plutôt que de croire que de
telles² choses avec cette sorte² de personnes peuvent réellement2 s'être passées. »
(Autosacrifice de l'intégrité² de son propre esprit pour sauver les parents!)
Ce que souligne ici Ferenczi, c'est un aspect particulier de l'articulation entre
la réalité psychique et la réalité extérieure, et des situations particulières dans
lesquelles l'une de ces réalités est mise en position de déni. Si j'insiste sur le caractère
particulier de ces situations c'est pour indiquer, d'une part, qu'à mon sens la
généralisation de la théorie de la séduction n'en rend pas compte, et c'est donc dans
ce cas une résistancede la théorie, et que, d'autre part, cette restriction au particulier
faite par Ferenczi est une résistance à la théorie. Force est donc de réexaminer le
problème en des termes différents.
ments et le maintien à l'écart d'une causalité psychique entre ceux-ci (la dispa-
rition de la soeur/l'interruption de la psychothérapie) se situait un espace de
non-représentation qui est à mon sens l'espace même du traumatisme. Je me dis
encore — et ce fut ma dernière pensée claire lors de cet entretien—que la souffrance
psychique devait être particulièrement grande pour que cette causalité psychique
n'ait pu advenir chez quelqu'un qui par ailleurs montrait un fonctionnement mental
suffisamment bon en apparence. Hélène poursuivait un récit biographique qui parais-
sait aussi banalement névrotique, toujours souriante, ordonnée dans son récit,
un peu trop peut-être; en tout cas, moi, je ne l'entendais plus : j'étais pris
soudain par un affect d'angoisse, avec une pensée absurde dont je ne pouvais
me déprendre : « Tu ne pourras pas, en la raccompagnant, lui serrer la main. »
Pensée et affect surprenants qui résistèrent à un brin d'auto-analyse et à une
rapide analyse du contre-transfert menées toutes deux en urgence : bien au
contraire l'angoisse augmentait, la pensée insistait et je me dis, remettant à plus tard
la compréhension de ce qui m'arrivait : « Tu es complètement fou, ce matin... »
L'entretien, pendant ce temps, s'était poursuivi au point d'en être presque à son
terme. Je dis à Hélène, ce qui à ce moment-là m'apparut clairement : « Vous
ne m'avez rien dit de votre père? » — « Oh, me dit-elle : en un mot, c'est un
mélancolique qui n'a jamais supporté d'épouser une femme endeuillée d'un premier
mari. Il y a bien longtemps, il s'est coupé volontairement une main en travaillant
à son atelier de menuiserie. »
L'entretien était terminé, nous étions convenus de nous revoir. Je raccompagnai
Hélène et lui serrai la main.
Même s'il ne s'agit pas ici d'une clinique banale et quotidienne, il serait tentant
d'expliquer cette vignette d'emblée — c'est-à-dire : pas du tout
— par un concept
sur mesure : ici par exemple on pourrait parler d'une réaction contre-transférentielle
à un fantasme d'identification projective d'Hélène dans lequel ce qui était dénié
et clivé par elle autour de ces événements traumatiques était par elle aussi
fantasmatiquement mis en moi qui me trouvais ainsi mis sous influence. Je
tiens cela pour exact, mais il me semble qu'à traiter seulement ainsi cette séquence
clinique on laisserait de côté quelque chose qui est à mon sens essentiel : si Hélène,
avec ce que j'ai appelé sa netteté froide, présente dans un récit biographique des
événements qui paraissent purement extérieurs à elle-même (sans indice apparent
de « psychisation » : lapsus, hésitation, affects ou autre), je suis, quant à moi,
habité par une réalité psychique (angoisse, pensée « folle ») qui est comme l'autre
face, dans le contenu même du fantasme qui est le mien, de la réalité matérielle
convoquée par ma patiente. On pourrait dire, en quelque sorte, qu'il y a eu entre
Hélène et moi une partition de la pensée de la réalité : pensée de la réalité matérielle
pour elle, pensée de la réalité psychique pour moi, l'une et l'autre étant tout à fait
1454 Claude Janin
séparées; ce n'est qu'à la fin de l'entretien que j'ai pu avoir l'idée d'une relation
entre mes pensées et les événements racontés par Hélène.
Dans un article de 1982, Louise de Urtubey [7] a présenté une très intéressante
histoire clinique qui, à bien des égards, peut être comparée à celle que je viens de
rapporter : elle a trait à une analyse se déroulant dans un pays au contexte politi-
quement troublé et plein de dangers réels. Le patient, un homme de 35 ans, raconte
à son analyste que son oncle, mari d'une tante à peine plus âgée que lui-même
et dont il est l'amant, vient d'être arrêté : cet homme — l'oncle — est probablement
un agent double. La veille de son arrestation, il a apporté au patient un chou,
qu'il met dans le réfrigérateur. C'est dans ce contexte que le patient apporte un
rêve — je cite : « Il faisait nuit, il se trouvait avec sa jeune tante dans le jardin
de leur enfance, ils jouaient à quelque chose, à cache-cache peut-être. Puis la scène
change. Il se trouve dans un marché et quelqu'un lui donne un légume. » Les
associations concernant le rêve sont nombreuses et le patient analyse abondamment
tous les contenus infantiles qui lui sont liés. Pourtant, l'analyste est mal à l'aise avec
une pensée insistante : « Un chou dans un réfrigérateur est quelque chose de très
dangereux. Ce chou ne cachait pas un enfant fantasmé, mais quelque chose de
"réel", pas symbolique, quelque chose de compromettant face à la police qui
servirait à faire emprisonner le patient. » Pensée inquiétante et absurde, mais que
le patient n'a pas, pour sa part, présente à l'esprit. L'analyste est donc amenée à
intervenirde la façon suivante : «... et ce chou que votre oncle a entreposé chez vous...
Vous semblez utiliser l'analyse pour ignorer la peur que la réalité pourrait vous
inspirer. » Après cette intervention — et après la séance — « le patient courut
chez lui, chercha le chou et constata qu'il contenait des microfilms, qu'il brûla
sans les lire. A la tombée de la nuit, la police vint faire une perquisition chez lui qui
commença par le réfrigérateur. N'ayant rien trouvé, elle repartit ».
Il est assez frappant de constater que, dans cette séance, le patient de Louise
de Urtubey a dénié la réalité de la réalité matérielle — le chou dans le réfrigérateur —
et fait de ce chou réel un pur objet psychique qui est alors pour lui un sein, un bébé,
ou une théorie sexuelle infantile, tout sauf un objet réel. On peut penser que le déni
de la réalité matérielle, ici spectaculairement présent, est un déni maniaque dans
lequel ce qui est à la fois rappelé et nié est la dépendance vis-à-vis de la réalité
matérielle, dans ce qu'elle a de nécessaire, au sens de l'Ananké souvent évoquée
par Freud.
Cette histoire clinique me parait être comme le négatif de la précédente :
ici, c'est le patient qui est tourné entièrement vers le fonctionnement mental, vers
la pensée de sa réalité psychique, tandis que l'analyste est préoccupé par la pensée
de la réalité matérielle dans ce qu'elle peut avoir de dangereux pour le patient.
Là encore, se produit entre le patient et l'analyste une partition de la réalité : pensée
de la réalité psychique pour le patient, pensée de la réalité matérielle pour l'analyste.
Les séductions de la réalité 1455
Dans chacune de ces deux histoires cliniques l'analyste est amené, dans son
travail de pensée, à se poser la question de l'articulation et des rapports entre la
réalité psychique et la réalité matérielle; plus précisément, il est conduit à se
demander ce qui vient séparer, dans le psychisme du patient, la réalité psychique
et la réalité matérielle. On voit là, je pense, à quel point nous sommes ici hors des
conceptions développées par Winnicott : « On peut dire, à propos de l'objet
transitionnel, qu'il y a un accord entre nous et le bébé comme quoi nous ne
poserons jamais la question : "Cette chose, l'as-tu conçue ou t'a-t-elle été présentée
du dehors?" L'important est qu'aucune prise de décision n'est attendue sur ce
point. La question elle-même n'a pas à être formulée » (Winnicott, 1971 [8]). C'est
pourquoi il me semble que l'on peut caractériser ces deux moments cliniques que je
rapporte, comme des moments de rupture d'une transitionnalité le plus souvent
implicite dans la pratique : habituellement la question de la topique de la réalité
évoquée par le patient ne se pose pas : il va de soi que cette réalité est d'emblée en
position d'indécidabilité : nous ne sommes pas amenés à nous demander si c'est
à la réalité matérielle ou à la réalité psychique que nous avons affaire; nous ne
sommes habituellement pas, en d'autres termes, en position d'éprouver ce que je
nomme Partition de la réalité. Cette partition de la réalité se fait, pour chacun
des patients évoqués, selon des modalités bien précises :
en la puissance de l'esprit humain qui compte avec les lois de la réalité, on retrouve
encore les traces de l'ancienne croyance à la toute-puissance. "1
Ainsi donc, ce qu'affirme ici Freud, c'est l'unité et la filiation de la toute-
puissance de la pensée de la phase animiste et de la toute-puissance de la réalité
de la phase scientifique : la seconde est marquée du sceau de l'animisme qui
règne en maître dans la première : c'est pourquoi j'avancerai que le temps de la
partition de la réalité dans laquelle l'un est pris par la pensée de la réalité maté-
rielle toute-puissante, tandis que l'autre est pris par la toute-puissance de la pensée
est un temps d'animisme à deux, qui surgit dans les moments de détransitionnalisation
de la pensée. C'est peut-être autour de cette notion d'animisme à deux qu'il y
aurait lieu de repenser des phénomènes tels que l'identification projective, ces
vécus d'indifférenciation moi/non-moi qui peuvent agir au décours d'une relation
ou ces moments de télépathie — comme avec Hélène —, et que Freud a largement
abordés à plusieurs reprises, notamment dans Le rêve et l'occultisme (S. Freud,
1933 [3e]).
en passant par les repentirs de Freud dans « Dora », « L'Homme aux loups »
ou « Construction en analyse » ou bien encore les discussions autour du rôle de la
réalité matérielle dans l'éducation du président Schreber, seraient à réévaluer par
rapport à l'idée que c'est la mise en tension de la réalité matérielle et de la réalité
psychique qui est organisatrice du développement de la topique interne. Cette idée
se retrouve d'ailleurs in fine chez Freud : dans l'exemple de construction qu'il
donne dans « construction en analyse » (S. Freud, 1937 [3f]) « jusqu'à votre
n-ième année, vous vous êtes considéré comme le possesseur unique et absolu
de votre mère; à ce moment-là un deuxième enfant est arrivé et avec lui une forte
déception. Votre mère vous a quitté pendant quelque temps et, même après, elle
ne s'est plus consacrée à vous exclusivement. Vos sentiments envers elle sont
devenus ambivalents, votre père a acquis une nouvelle signification pour vous ».
On comprend aisément, à la lecture de cet exemple, que la construction mobilise
ensemble, des éléments ayant trait à la réalité matérielle, de l'événement de l'Ananké
(la naissance du frère) et de la réalité psychique (« votre père a acquis une nouvelle
signification pour vous »). De sorte que toute construction proposée à un patient
vise à remettre la réalité en position d'indécidabilité, à la retransitionnaliser. C'est
dire là aussi que dès que la nécessité d'un recours à une reconstruction plutôt qu'à
une interprétation se pose à l'analyste, c'est qu'il est en présence d'un fonctionnement
mental où il y a du traumatique, du collapsus topique.
Je voudrais en conclusion revenir sur la fin de l'épisode de la médaille offerte
à Freud, elle mérite d'être racontée : « J'ai plus tard, écrit Jones, exaucé ce désir
de jeunesse de Freud en remettant à l'Université de Vienne, pour qu'elle l'érigé,
un buste du maître sculpté par Königsberger en 1921 et au bas duquel on a depuis
gravé les vers de Sophocle » — Jones, face au retour de l'animisme chez Freud,
avait voulu que le dernier mot restât à la réalité, eût-elle, à ce moment, figure
de totem : une statue, au fond, n'est pas une construction.
Claude Janin
147, chemin de Crépieux
69300 Caluire
BIBLIOGRAPHIE
[1] Ferenczi Sandor (1932), La répétition en analyse pire que le traumatisme original,
trad. de l'anglais, in Sandor Ferenczi, Psychanalyse 4, Paris, Payot, 1982, p. 307.
[2) Ferenczi Sandor (1932), Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, trad. de
l'allemand, in Sandor Ferenczi, Psychanalyse 4, Paris, Payot, 1982, p. 125-135.
[3a] Freud Sigmund (1897), La naissance de la psychanalyse, trad. de l'allemand, A. Berman,
Paris, PUF, 1973, 424 p.
Les séductions de la réalité 1459
[3b] Freud Sigmund (1912), Totem et tabou, trad. de l'allemand par S. Jankélévitch,
Paris, Payot, 1965, 186 p.
[3c] Freud Sigmund (1919), L'inquiétante étrangeté, in Sigmund Freud, L'inquiétante
étrangeté et autres essais, trad. de l'allemand par B. Féron, Paris, Gallimard, 1985,
342 p.
[3d] Freud Sigmund (1932), La féminité, trad. de l'allemand par R. M. Zeitlin, in Sigmund
Freud, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984,
p. 150-181.
[3e] Freud Sigmund (1932), Le rêve et l'occultisme, trad. de l'allemand par R. M. Zeitlin,
in Sigmund Freud, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris,
Gallimard (1984), p. 45-79.
[3f] Freud Sigmund (1937), Construction dans l'analyse, trad. de l'allemand par J. Laplanche
et coll., in Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes, t. H, Paris, PUF, p. 269-286.
[4] Janin Claude (1985), Le chaud et le froid : les logiques du traumatisme et leur gestion
dans la cure psychanalytique, in Revue française de Psychanalyse, 1985, 49, n° 2,
p. 667-677.
[5] Jones Ernest (1953), La vie et l'oeuvre de S. Freud, t. 2, trad. de l'anglais par A. Berman,
Paris, PUF, 1982, 512 p.
[6] Laplanche Jean (1987), Nouveaux fondements pour la Psychanalyse, Paris, PUF, 1987,
163 p.
[7] De Urtubey Louise (1982), Quand une inquiétante étrangeté envahit le travail du
psychanalyste, in Revue française de Psychanalyse, 1982, 46, n° 2, p. 390-394.
[8] Winnicott D. W. (1971), Objets transitionnels et phénomènes transitionnels, trad.
de l'anglais par C. Monod et J.-B. Pontalis, in D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris,
Gallimard (1983), p. 7-39.
RÉSUMÉS
L'auteur examine, à partir d'exemples cliniques, les circonstances psychiques dans lesquelles
survient ce qu'il nomme : « partition de la réalité » ; la réalité, nécessairement composite, n'est
plus appréhendée que dans une seule de ses composantes (psychique ou matérielle) par le
patient, tandis que la pensée de l'autre composante s'impose à l'analyste.
Cette situation est un mode d'organisation défensive contre un collapsus de la topique
interne, dans lequel s'abolit la distinction même de l'intérieur et de l'extérieur. Ce collapsus est
une des formes des traumatismes qualitatifs.
On the basic of clinical examples, the author looks into the psychic and material circums-
tances where appears what he calls : « partition of reality » ; a necessary heterogeneous reality,
which is only seen in one of its (psychic or material) component is perceived by the analyst.
1460 Claude Janin
The situation is a defensive organisation modus against a collaps of the inner topics, in
which distinction between interior and exterior is abolished. This collapse is one of the forms
of the qualitative traumatism.
Der Autor untersucht an Hand klinischer Beispiele die psychischen Bedingungen, welche
die von ihm so bezeichnete « Partition der Realität » hervorrufen : die zwangsläufig mehrdimen-
sionale Realität wird vom Patienten nur noch in einer ihrer (psychischen oder materiellen) Kom-
ponenten erfasst, wohingegen die andere Komponente sich dem Analytiker aufdrängt.
Diese Situation ist die Organisation eines Abwehrmodus zur Verhütung eines Zusammen-
bruchs der internen Topik, der zu einer Aufhebung der Unterscheidung von Innen und Aussen
führen würde. Dieser Zusammenbruch ist eine der Formen des qualitativen Traumas.
A / PRÉALABLE
constituants psychiques qui rend toute tentative de passage entre elles obligatoirement
incomplète et déformatrice? Pour mieux cerner la difficulté, il faut tenir compte
que notre pensée préconsciente s'organise par le moyen des repères temporo-
spatiaux et se montre absolument inapte à en sortir; elle peut avoir l'intuition de
ses propres limites mais ne peut y faire quoi que ce soit. Alors, nous pourrons
toujours découvrir et de mieux en mieux expliquer des zones de plus en plus éten-
dues de la séance, mais n'oublions pas, emportés par la joie des nouvelles décou-
vertes, que ces explications, pour éclairantes et indispensables qu'elles soient, ne
deviennent pas moins des écrans qui nous voilent tout ce qui dans le psychisme n'est
pas temporo-spatialité, c'est-à-dire ce qui organise sa propre temporo-spatialité, ce
qui a si besoin de ce cadre pour s'exprimer, que tant pis si le cadre le déforme et
l'occulte. Cette conclusion pour le moins étonnante et qui nous plonge dans une
certaine perplexité devient plus acceptable en pensant que d'autres disciplines se
confrontent actuellement à des problèmes du même ordre (Ch. Magnan, 1988).
Nos modèles théoriques et techniques ne localisent donc pas les changements
de la séance, ils créent la localisation psychique; ils forment un ensemble de
moyens coordonnés que l'on emploie pour parvenir à des liens de cause à effet
permettant des explications topiques, dynamiques, économiques. L'on pourrait dire
que c'est par des questionnements qui figurent d'avance les réponses que nous
arrivons à communiquer avec les données de la séance et non à les révéler. La
séance ne se laisse pas saisir, on l'explique seulement par l'application des modèles
théoriques et techniques. On comprendra alors que la technique ne peut jamais
naître directement de la séance, elle est toujours une conséquence, une retombée
de l'intelligibilité théorique de celle-ci.
B / RÉFLEXION THÉORIQUE
1. La névrose traumatique
Trauma et névrose traumatique sont des notions claires et simples dans leur
définition et particulièrement évocatrices par leur pouvoir de figuration; ce qu'elles
veulent dire et expliquer semble tellement aller de soi que leur mise en question
n'est pas une démarche qui se présenterait facilement à l'esprit. Habituellement,
on se contente de remarquer que la théorie de la séduction est abandonnée par
Freud en 1897 (S. Freud, 1897), de penser la théorie traumatique de la psycho-
névrose sous sa forme relativisée à partir de l'Introduction à la Psychanalyse
(S. Freud, 1916-1917), et d'insister sur l'importance de la notion d'après-coup
traumatique indispensable pour comprendre le fonctionnement psychique. Pourtant,
en ce qui concerne la névrose traumatique, il n'est pas si évident pour un analyste
de concevoir l'existence d'une névrose traumatique pure sans participation de
1464 César Botella / Sara Botella
2. La notion de quantitatif
Dès lors, nous voyons le point de vue quantitatif de la théorie analytique
se compliquer singulièrement, rendant problématique le rapprochement que l'on
veut trop facilement établir entre quantitatif et mesure, ainsi qu'entre la notion de
quantum chez Freud et l'idée d'un simple passage d'une charge d'énergie d'une
représentation à une autre. La mesure est une réalité clinique incontestable, et la
situation analytique en témoigne chaque jour; certainement, à la conscience appa-
raissent des affects d'intensité variable, parfois si forts que le Moi se sent débordé,
incapable de les contenir et soulagé lors de leur disparition, mais, devons-nous
pour autant transposer directement cette expérience clinique sur la notion hautement
métapsychologique de quantitatif? Quand Freud parle de quantité, de quantum
d'affect, ou d'investissement, il se garde bien tout au long de son oeuvre d'enfermer
ces notions économiques dans des définitions trop rigoureuses, y compris même
celle d'investissement, probablement la plus utilisée de toutes. Alors, pourquoi
nous précipiter pour considérer le facteur quantitatif psychique sur le modèle de
la mesure? En fait, dans toute discussion sur la notion de quantitatif, la question
de la nature de la pulsion est en jeu : « être biologique », supposé cliniquement
1466 César Botella / Sara Botella
3. Le trauma infantile
A partir de là, une réflexion s'impose sur le rapport de la notion de trauma
infantile, de cette négativité, et leur articulation avec la notion d'après-coup. Même si
nous ne décrivons plus le trauma infantile uniquement en termes d'intensité de l'évé-
nement et d'excès d'excitation, et que nous le définissons avant tout en fonction
du contexte libidinal de l'enfant en accordant à ce contexte le pouvoir de qualifier
Trauma et topique 1467
passé et une situation traumatique actuelle, il est une façon de donner sens à l'une
en entraînant l'autre dans les systèmes topiques et dans les liaisons de processus
primaires et secondaires.
Vu de cette manière, ce que nous appelons habituellement le trauma infantile
de l'après-coup a le statut de représentation et l'on voit mal son caractère désorga-
nisates; ledit trauma infantile dans l'après-coup a plutôt la qualité d'organisateur
psychique majeur, ne serait-ce que par sa fonction activatrice du mécanisme de
refoulement. C'est bien ainsi que Freud comprend celui de la scène primitive
dans le rêve de l'Homme aux loups.
Convaincus de l'existence de traumas infantiles ayant un véritable pouvoir
désorganisateur, nous réservons la notion de trauma infantile à une conception
qui se dégage de la description de fonction pare-excitante dans l'Au-delà du principe
de plaisir (S. Freud, 1920) dont nous avons parlé plus haut : le caractère trauma-
tique ne peut venir en aucun cas du contenu d'une représentation; toute repré-
sentation, aussi effrayante qu'elle soit, aussi incomprise qu'elle soit, désagréable,
voire insupportable pour le Moi qui cherchera à l'éviter, ne pourra jamais, du
fait même d'être une représentation,avoir un réel caractère traumatique, c'est-à-dire
celui d'empêcher le psychisme de lier, de fonctionner selon les principes des topiques
et des processus primaires et secondaires. Sûrement, une telle représentation peut
provoquer un ébranlement psychique mais celui-ci pourra se résoudre dans des
processus de contre-investissement, de refoulement ou à l'extrême dans un mouve-
ment de déni, créateur d'une liaison d'exclusion. Ce seront les traces mnésiques qui
en dérivent, rencontrées ensuite dans la cure analytique, qui auront une forte
allure traumatique au point que, sans pour autant posséder le caractère désorga-
nisateur qui définit d'après nous le vrai trauma, nous les qualifierons trompeusement
de traumatiques. Ce qui se répète hallucinatoirement dans la névrose traumatique
est bel et bien une perception et non une représentation, plus exactement une
perception qui n'est pas apte à recevoir des investissements, qui ne peut atteindre la
qualité de représentation. Il faut bien comprendre que le caractère traumatique
réside, et là nous suivons encore de près l'esprit de Au-delà du principe de plaisir,
non pas dans une représentation mais — nous citons Freud — dans « l'échec de la
liaison entre les processus », et nous ajouterons dans l'échec de toute possibilité de
liaison et de représentation. Ainsi, notre conclusion sera ici que le traumatisme
infantile ne livre sa vraie nature que si nous le concevons en tant que rupture dans
le tissu des investissements.
Le trauma infantile considéré donc en termes de non-liaison, de fracture dans
les systèmes de représentations, de creux dans la trame des investissements de la
névrose infantile, ne pourrait être conceptualisé que dans une théorie analytique
qui tiendrait compte de ce qu'André Green qualifie dans ses travaux de travail
du négatif (A. Green, 1982, 1984, 1986). En dehors de la dynamique du refou-
Trauma et topique 1469
C / RETOMBÉES TECHNIQUES
organisée et stable (C. et S. Botella, 1988), mais aussi présent dans les cures
d'adulte quand celles-ci abordent des zones traumatiques et des dénis de réalité.
Pour l'analyste, il s'agit des situations extrêmes, aux limites de sa technique, où
le seul moyen de saisir le trauma est sa capacité d'effectuer dans le hic et nunc
de la séance un travail de figurabilité : à l'orée des traces perceptives du patient, le
travail de figurabilité chez l'analyste ouvre l'accès à des représentations à partir
desquelles ses interventions auront la faculté de déclencher chez le patient, dans
l'immédiateté de l'identité de perception et selon le modèle du rêve de la névrose
traumatique, des successifs accès à la conscience quasi hallucinatoires, de plus en
plus proches des zones de ruptures dans les systèmes de représentations. Les traces
traumatiques « travaillées » de cette façon s'organisent progressivement en contenu
psychique de l'ordre du manifeste dépourvu de contenu latent au sens de L'inter-
prétation des rêves. Le contenu latent n'advient que dans un deuxième temps,
le manifeste en question se prêtant admirablement à être capté par le refoulé
toujours avide de délégation préconsciente.
Ce processus nous évoque un terme utilisé parfois par Freud et la distinction
indiquée par Laplanche et Pontalis (J. Laplanche et J.-B. Pontalis, 1967) : « devenir-
conscient » (Das Bewusstwerden) dans le sens d'accès à la conscience établissant
une différence avec le rendre-conscientde la prise de conscience (Das Bewusstmachen).
Employé sous une forme substantivée, le devenir-conscient est en effet associé par
Freud dans « Le Moi et le Ça » aux restes visuels peu aptes à rendre conscient
l'Inconscient. Il s'agit dans ce cas d'accès à la conscience sans possibilité de prise
de conscience de contenus inconscients, d'un travail concernant des éléments de
qualité perceptive et non des représentations.
Au fond, nous ne faisons peut-être que parler du même problème, mais en
d'autres termes, que Freud en « Constructions dans l'analyse » (S. Freud, 1937),
à savoir comment certains événements d'un passé très lointain, « à une époque
où l'enfant savait à peine parler », peuvent accéder à la conscience. Ce rappro-
chement est d'autant plus intéressant pour nous que ces événements sont effecti-
vement « lointains »; mais, en vérité, moins dans le temps que dans leur impossi-
bilité d'opérer un retour par la voie habituelle du souvenir remémoré. Le retour
se produit, nous dit Freud, suite à une construction venant de l'analyste, dans un
état régressif de la pensée, « aussi bien dans les rêves survenant immédiatement
après la communication que dans des états de rêverie diurne », et il ajoutera
une remarque fondamentale qui établit le statut de ces souvenirs-là : ils « auraient
pu être qualifiés d'hallucination ». Ici, le terme d'hallucination n'est pas employé
comme simple qualificatif, car aussitôt Freud confirme que son « attention fut
attirée par la présence occasionnelle de véritables hallucinations dans d'autres cas
qui n'étaient certainement pas psychotiques ». Alors, pourrions-nous penser aujour-
d'hui que ces « hallucinations occasionnelles », surgissant dans la régression analy-
1472 César Botella / Sara Botella
tique, non accompagnées de conviction délirante, ne sont rien d'autre que des
manifestations, des indices de l'existence d'un trauma non représentable aboutissant
à la conscience par un processus de devenir-conscient ?
Nous terminons nos propos théorico-techniquespar la description de l'analyse
d'un rêve d'enfant dans la perspective de montrer comment l'analyste peut-il
déceler une trace traumatique non représentable, comment advient chez lui le
travail de figurabilité indispensable au devenir-conscient de cette trace. Nous aurions
pu aussi bien choisir l'exemple dans une cure d'adulte, et dans ce sens les cas de
Florian et d'Olga déjà publiés se seraient prêtés aisément à servir d'illustration
(C. et S. Botella, 1982, 1985).
Une petite fille de cinq ans, Aline, qui est en analyse avec l'un de nous à trois
séances hebdomadaires depuis un an, raconte le rêve suivant : Elle n'a plus son
papa et sa maman, elle se trouve seule, perdue dans la forêt. Surgissent de gros
animaux méchants qui lui font les gros yeux et lui crient : « espèce de... espèce de... »
A ce moment-là, elle ne peut plus bouger. Elle se réveille angoissée et appelle ses
parents.
Aline nous apprend que la veille elle a passé une mauvaisejournée. Ses parents
lui ont interdit plusieurs de ses activités. A cause de la pluie, elle n'a pas eu le
droit d'aller jouer avec sa copine; puis à table, déçue, un peu avachie, elle se fait
réprimander pour sa tenue; enfin, elle ne pourra pas mettre ses disques « conso-
lateurs » à cause d'un défaut de l'appareil dont son père n'a pas le temps de
s'occuper. Le soir, Aline n'arrive pas à s'endormir. Elle va chercher dans son
armoire un mouchoir qu'elle n'utilisait plus depuis longtemps et en le suçotant
s'endort enfin.
Nous nous expliquons le rôle du reste diurne, le sentiment de frustration, de
malheur, dans le processus du rêve, de la façon suivante : la nuit, dans son
sommeil, « la mort dans l'âme », Aline se raconte un conte : « Il était une fois...
une petite fille sans parents, perdue dans la forêt... » Mais, chez Aline cette nuit-là,
la fonction pare-excitante et censurante du conte ne résiste pas contre la force des
impulsions hostiles à l'égard de ses parents et de son analyste. La figuration des gros
animaux qui la réprimandent en lui faisant les gros yeux et qui l'injurient « espèce
de... », est déjà l'effet d'un double retournement pulsionnel, à la fois du désir
préconscient d'Aline d'agresser ses parents, son analyste, qui n'ont pas su empêcher
ses malheurs de la veille, de leur crier des « gros mots », et du désir inconscient
du rêve, un violent fantasme d'exhibition, une « grosse bêtise », pour attirer leur
attention.
Trauma et topique 1473
A partir des jeux et des associations d'Aline, l'analyse complète du rêve s'est
étendue sur plusieurs séances que nous n'allons pas détailler ici. Elle a pu dégager
dans la dynamique transfert - contre-transfert plusieurs voies interprétatives où
s'enchaînent malheur-colère-vengeanceou désir d'exhibition-autopunition, ou encore
scène primitive-abandon-séduction. Elle a suivi les voies renvoyant aux figures
des théories sexuelles orales et anales, ainsi qu'au complexe de castration-envie de
pénis concernant le « petit tuyau » du petit frère. Bref, c'était une analyse classique
d'un rêve correspondant à une organisation pour ainsi dire « banale » d'une petite
fille de cinq ans. Et pourtant, l'analyste avait un sentiment à peine perceptible que
quelque chose n'allait pas dans le manifestement bon travail que sa petite patiente
et lui-même étaient en train d'accomplir. C'est dans ce climat que lors d'une
intervention survient dans sa pensée un « accident », un trouble de mémoire; il
oublie subitement le prénom de l'enfant. Ce qui nous intéresse particulièrement
aujourd'hui est que c'est un « accident », une faille dans la pensée du jour, qui
allait permettre à l'analyste de saisir la nature traumatique du reste diurne de
l'enfant qui jusque-là semblait relever de l'ordre d'une simple frustration.
Lors de l'oubli, l'analyste reste un instant mal à l'aise, avec un sentiment
d'étrangeté qui disparaît aussi brusquement qu'il est venu. A sa place, il figure
un conte d'Andersen, plus exactement il lui vient une image auditive qui s'impose
à lui avec une netteté particulière : « Mais, Sa Majesté est toute nue! » Et il
saisit sur-le-champ que la situation de l'empereur à qui ses sujets vantent la beauté
de ses parures, alors qu'il se promène entièrement nu, et celle de la relation analy-
tique du moment, ont toutes deux le même sens. Grâce à son oubli et à la figura-
bilité du conte qui en surgit et s'impose en Identité de Perception, s'accompagnant
des sentiments de conviction et de justesse, il comprend que le rêve et son inter-
prétation avaient, au-delà de son contexte lié à la conflictualité psychonévrotique
habituelle, la fonction de brillante parure. L'analyste et l'enfant aveuglés par leurs
éclats ne pouvaient percevoir la vérité nue, la détresse de Sa Majesté le Bébé Aline.
Il a fallu un ratage, un « accident », pour qu'un autre sens surgisse, à savoir que
le désir d'exhibition qui gouvernait le rêve était déjà, au-delà du plaisir érotique
et agressif conflictuel renvoyant à l'ensemble de la névrose infantile, une mesure
anti-traumatique, une tentative de « mise-en-sens » d'un reste diurne non repré-
sentable. Par ailleurs, il est important de noter que l'analyse complète de l'oubli
du prénom de l'enfant renvoyait à des aspects traumatiques de la névrose infantile
de l'analyste lui-même.
Aline ne prend pas conscience du trouble fugitif de la pensée de son analyste, ce
qui ne veut pas dire qu'elle ne l'a pas perçu inconsciemment. En tout cas, il lui a
dit : « Je t'ai oublié un instant, Aline », sans soupçonner, à ce moment-là, la
portée de cette intervention qu'il a considéré uniquement comme un produit
de son contre-transfert. Au fait, elle se révélera bien plus complexe, débordant
1474 César Botella / Sara Botella
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RÉSUMÉS
Cet article tente de montrer que la nature du trauma infantile n'appartient ni au registre
de la représentation ni à celui de la trace mnésique ; sa nature serait ce que les auteurs qualifient
de non-représentation ou de trace perceptive. Son intégration dans les systèmes de représenta-
tions se ferait par son étayage sur un travail de figurabilité de l'analyste suscitant chez le patient
des successifs devenirs-conscient sur le modèle de la répétition hallucinatoire de l'événement
traumatique.
This article is an attempt to show that the nature of infantile trauma neither belong to the
range of representation nor to the mnesic marks one. Its nature would be related with what
writers call non-representationor perceptive trace. Its integration into the representation Systems
would be propped up by the analyst's figurability-work creating successive « becoming-cons-
cious » for the patient on the pattern of hallucinatory repetitions of the traumatic event.
Dieser Artikel versucht zu zeigen, dass das infantile Trauma, in seiner Eigenart, weder dem
Vorstellungsregisternoch dem der Gedächlnisspurangehört ; sein Wesen entspräche eher dem,
was die Autoren als Nicht-Vorstellung oder Wahrnehmungsspurbezeichnen. Seine Integrierung
in die Systeme der Vorstellungen erfolge, nach Art der Anlehnung, durch die Arbeit des Ana-
lytikers an der bildlichen Darstellbarkeit und würde auf diese Weise bei den Patienten, nach
dem Modell der hailuzinatorischen Wiederholung, das allmähliche Bewusstwerden des trau-
matischen Ereignisses erwecken.
Este articulo intenta demostrar que la naturaleza del trauma infantil no pertenece ni al
registro de la representacion ni al de la huella mnémica ; su naturaleza seria lo que los autores
califican de no-representaciono de huella perceptiva. Su integracion en el sistema de represen-
taciones se haria gracias a su apoyo en el trabajo de figurabilidad del analista creando en el
paciente sucesivos « accesos-a-la-conciencia » segun el modelo de la repeticion alucinatoria
del traumatismo
Jacqueline COSNIER
RFP — 49
1482 Jacqueline Cosnier
présente dans cette différenciation. Il lui manque bien sûr à ce moment les points
de vue dynamique, économique de la métapsychologie de 1915, mais peut-on parler
de « supériorité de la perversion »? A moins de faire dériver les termes de positif
et négatif vers des considérations éthiques...
La métaphore photographique du négatif est en effet insuffisante mais Freud
me semble avoir utilisé implicitement l'idée du négatif selon un autre modèle : le
modèle traductif. Le « défaut de traduction » est omniprésent dans la lettre du
6 décembre 1896, modèle de la mémoire « admirable » comme dit Laplanche.
Et c'est celui-là qui me parait homologue au travail de la névrose de transfert,
donc à la pratique.
Découvrir le latent derrière le manifeste suppose un « opérateur négatif »
comme le refoulement est nécessaire à l'organisation des traces mnésiques. Ce
qui devait se travailler dans la théorie concernait le négatif au sein du moi,
modifiant le concept même de moi, comme l'écrit Jean Guillaumin. « Le clivage
du moi » intériorise le négatif. Et l'auteur se demande pourquoi la problématique
de la perversion, conjuguée à celle de la névrose, a-t-elle constitué un élément
privilégié de la connaissance analytique. Il propose l'hypothèse d'une nécessité
d'élaboration analytique, par Freud, de ses propres fantasmes. La pensée du négatif
apparaît organisatrice à travers ses jalons linguistiques eux-mêmes : négatif, négation,
dénégation, déni.
Il existerait trois grandes solutions humaines pour l'expérience de la négativité :
1) le vécu du gouffre, du manque absolu (angoisse de mort..., mélancolie);
2) le vécu contraire; toute-puissance, complétude sans faille, idéalisation;
3) dialectique d'un perpétuel travail de la négativité.
pas ici tous les faits historiques personnels, cliniques, théoriques, sur lesquels
s'appuie J. Guillaumin, privilégiant la dimension orale-phallique.
Il semble rattacher la perversion au contenu prégénital du fantasme qui serait
alors défensif contre l'OEdipe (Freud aurait pu craindre d'être plus pervers qu'hysté-
rique...). Or il me semble que dans son auto-analyse, ses fantasmes prégénitaux
se sont déployés (avec une abondance de rêves) après la découverte de l'OEdipe...
comme dans toute analyse, les fantasmes prégénitaux ne peuvent se représenter
préconsciemment et donc s'intégrer qu'après la mise en place de l'organisation oedi-
pienne. Bien sûr, l'identification de Freud à la petite fille, soulignée par Anzieu
notamment, est présente dans les lettres à Fliess, avec les désirs oraux par rapport
à son ami, transformé à certains moments en imago maternelle toute-puissante...
image que Fliess ne peut que favoriser par ses propres fantasmes... et les désirs
d'appropriationincorporatrice se manifesterontjustement à propos de la bisexualité...
Les années 97-98 sont riches de représentations prégénitales et bisexuées.
En fait, l'analyse de Jean Guillaumin concernant l'activité permanente de ce
fantasme chez Freud, ouvre une perspective heuristique sur l'économie de la création.
Le degré d'excitation, d'investissement de certains fantasmes, et pour Freud, comme
pour tout analyste, leur réinvestissement provoqué par l'analyse elle-même, fait
ressentir le manque d'un ancrage conceptuel suffisant pour maintenir l'écart entre
la perversion et le fantasme névrotique. L'angoisse pousse alors à la création
théorique.
Il y aurait donc pour l'auteur une certaine fascination de Freud, en même
temps que des sentiments de culpabilité, pour la tentation perverse. « Le clivage
du moi » de 1938 apparaît comme l'aboutissement théorique de ces débats internes :
le Moi, en tant qu'il est individué est conflit; le Je est tendu et divisé, ce que le
pervers dénie, déni « de la présence du manque et de la négativité dans la consti-
tution même du sujet ». Le texte de Moïse « démontre que l'existence et l'avenir
d'Israël sont fondés sur une déchirure consciemment reconnue mais sans cesse au
travail entre l'homme et son idéal ».
Le dernier chapitre reprend le problème de la pulsion de mort : la pulsion
de mort et la négativité dans la pensée de Freud, dans les années vingt. Freud tente
de théoriser les limites du « pouvoir organisateur et curatif de la méthode » :
« Butée conceptuelle » correspondant à la « butée clinique ».
En ce qui concerne le fondement clinique, on sait que la notion de traumatisme
a été actualisée par les violences de la guerre, donc le retour de la réalité, avec la
prévalence de l'économie des quantités d'excitations. D'autre part, la « réaction
thérapeutique négative » comme chez l'Homme aux loups, la répétition transférentielle
(preuve clinique la moins convaincante, puisque Freud en avait montré, en 1914,
la valeur comme forme de souvenir) ne justifient pas en eux-mêmes, le recours à
une pulsion de mort, selon J. Guillaumin. Quant au jeu de la bobine, il relève
davantage de l'élaboration de la perte comme défense vitale que d'une pulsion
de mort.
J. Guillaumin étudie alors le contexte personnel de cette période de la vie de
1490 Jacqueline Cosnier
Freud : l'éloignement de ses fils, l'isolement scientifique, la perte d'un ami, d'une
fille, puis d'un petit-fils... Il pense à la mort... Il y aurait alors « déplacement
dans l'espace de la théorie » de cette problématique dépressive : « confrontation
avec le négatif qui atteint ses limites internes ». Il n'a d'ailleurs pas caché le
caractère spéculatif de sa réflexion : métaphysique plus que métapsychologique.
Mais cette pensée a favorisé « le développement d'une topique plus proche du
sujet ». Et Freud parle des « modestes connaissances psychanalytiques ». La
notion de « Ça » s'oppose à celle d'un Moi-sujet susceptible de maîtriser l'inconnu
en lui-même, surtout celui qui n'a pas été organisé par le refoulement, héritier
des identifications inconscientes agissantes à son insu. La compréhension clinique
revient au premier plan. Si l'Abrégé reprend la question de l'instinct de mort,
Moïse, en revanche, ne l'utilise plus. Il me semble cependant que la pulsion de
mort peut être considérée comme les autres concepts limites, travaillée par le négatif
au sens de J. Guillaumin, c'est-à-dire une figuration du négatif inhérent à la
condition humaine : le savoir sur la mort, ombre négative sur la vie qui, en
même temps, la rend plus précieuse...
J. Guillaumin montre justement comment Freud parvient à transformer les
obstacles à la compréhensionclinique en instruments de travail, l'impuissance devant
un obstacle étant récupérée pour une élaboration nouvelle. Ce renversement pouvait
devenir une arme redoutable contre l'analyse elle-même s'il consistait à expulser
le manque à comprendre chez le patient (transformation paranoïaque...). Ce n'est
pas le cas si l'attention se centre, à l'inverse, sur le contre-transfert... Il n'aurait pu
créer la psychanalyse s'il n'avait fait que projeter sur le patient les limites de sa
toute-puissance à savoir. En ce sens J. Guillaumin considère que l'invention du
Principe de répétition et de la Pulsion de mort seraient nés de la difficulté de
Freud à tenir une fonction clinicienne plus proche de l'attention flottante... mais
en même temps, cet excès de sens « objectivant jusqu'à l'arbitraire » (plus axée
sur les rapports dedans-dehors) lui permet de revenir à l'intérieur de l'expérience
analytique et de créer de nouveaux concepts. Le « réalistique » du concept ne
vient-il pas aussi de l'utilisation qui en est faite? Ce que nous constatons en clinique,
comme A. Green l'a décrit, c'est le danger du désinvestissement, de la déliaison,
avec la mortification des affects en réponse à la douleur psychique. L'économie
psychosomatique nous a apporté à ce sujet bien des éléments de réflexion; l'excès
de désinvestissement atteint en effet les fonctions vitales.
Théoriser la pulsion de mort conserve l'investissement de la pensée. N'est-ce
pas ce qui pousse Freud à théoriser la mort comme pulsion (désir de « mettre en
pièces "l'être cellulaire", fantasme de violence sadique retrouvant Eros... contre
soi lorsqu'elle n'est pas dérivée vers l'extérieur à l'aide de la musculature » et
peut être appelée alors « pulsion de destruction, pulsion d'emprise, volonté de
puissance »). Benno Rosenberg note que ce détournement de la pulsion de mort
est la « première forme d'intrication pulsionnelle, et de mise de la pulsion de
mort au service des buts de la libido ». Il en tire la conclusion que le travail du
négatif a pour objet « la défense par rapport à la pulsion de mort, ou plutôt la
Le destin du négatif dans la psychanalyse 1491
défense - élaboration de ses effets destructeurs. La libido doit réussir à lier une
partie de la pulsion de mort et à la transformer... en négation primaire, c'est-à-dire
en expulsion-projection " 1. N'est-ce pas là que la fonction de l'objet primaire est
fondamentale? Il me semble que le jeu de la bobine est le témoin de la réussite du
travail du négatif ainsi conçu — négatif à deux, comme dit l'auteur, aussi bien
aux origines que dans la cure. C'est le retour à ce négatif à deux qui rend féconde
la spéculation un moment sortie de ces limites, pour affronter un au-delà de
l'inconscient refoulé, cet autre en soi incontrôlable qu'est le Ça. Les rapports
intérieur-extérieur sont alors repensés, avec l'étude précise des défenses du Moi
contre « les vertiges et les défauts de son identité ». Moïse ne parle plus de
l'instinct de mort, remarque J. Guillaumin, mais le langage du renoncement à
une terre promise au-delà du « flux et reflux de comprendre » : renoncement à
la toute-puissance par la centration de l'attention sur le contre-transfert, sans se
laisser détourner par les séductions théoriques.
On peut penser aussi que les butées de l'analyse, d'abord rattachées à des
forces mystérieuses « au-delà du principe de plaisir », ont induit Freud à repenser
les « dépendances du Moi », parmi lesquelles les contraintes identificatoires sont
apparues dans toute leur ampleur, et leur fécondité pour la pratique... Ainsi, dit
J. Guillaumin, la théorie psychanalytique ne peut échapper à l'inachèvement,
l'incertitude... mais comment un créateur de génie comme Freud peut-il éviter,
au-delà de son domaine spécifique, de penser le monde... la civilisation, et l'avenir
des illusions?
Un tel compte rendu ne rend que très faiblement compte de la richesse de
pensée du livre de J. Guillaumin, sans parler des risques de méconnaissance. Ce
qui frappe en effet le lecteur de ce livre est l'homologie du style, de la forme,
avec le contenu, mettant le lecteur « en condition » pour l'empêcher de s'arrêter
à toute croyance de tenir une quelconque certitude2, comme si l'auteur avait
réussi à mettre son écriture — dans l'expérience relationnelle avec le lecteur —
au diapason de son propos, le laissant toujours dans l'incertitude d'avoir saisi
enfin un « positif » où se reposer...
Jacqueline Cosnier
39, Montée du Gourguillon
69205 Lyon
1. Benno Rosenberg, Pulsion de mort, négation et travail psychique : ou la pulsion de mort mise
au service de la défense contre la pulsion de mort, in Pouvoirs du négatif, Seyssel, Champ Vallon, coll. « L'or
d'Atalante », 1988.
2. Dans son article du livrecollectifPouvoirs du négatifdans la psychanalyse et la culture, J. Guillaumin,
à propos des relations Freud-Ferenczi, montre que « le destin du reste à comprendre » se transmet de
génération en génération...
« Naître coupable, naître victime »1
de Peter Sichrovsky
Jean-François RABAIN
Il s'agit d'un livre écrit par des témoins. Les témoins d'un traumatisme origi-
naire qui les a vus naître, enfants des déportés ou enfants des bourreaux, déjà
coupables ou bien victimes. Gilles Perrault l'écrit dans sa préface : « Ce que
les bourreaux cèlent depuis bientôt cinquante ans aux juges d'instruction, aux
journalistes, à leurs voisins, ils l'ont avoué, fût-ce par leur silence, à leur progéniture.
Ces enfants sont nos agents secrets au coeur de la forteresse opaque. »
Ce que renvoient ces enfants, l'écrivain l'éprouve lui-même le jour où ses
fils l'accusent d'avoir été une sorte de ss pour avoir servi, pendant la guerre
d'Algérie, dans un régiment de parachutistes. Le coup est rude pour l'admirateur
de Jean Moulin et de Marcel Rayman face au peloton d'exécution, vivant dans
la dévotion de la résistance.
On oublie les fils des fusillés et des moudjahidines, mais le regard de ces enfants
dénonce notre indulgence face à la guerre coloniale. Ils sont témoins de nos clivages,
de nos oublis, de notre désir de non-savoir.
Les interviews réalisés par Paul Sichrovsky témoignent de ce que nous savions
déjà après le procès Barbie, après le film de Claude Lanzman. Bourreaux à la
retraite, habités par l'inébranlable certitude nazie, fidèles à leur idéologie, aucun
d'eux ne renie son passé. Après Auschwitz, Heidegger se tait ou, pour reprendre
A. Glucksmann, Heidegger denkt nicht.
Mais pour ces enfants, « la présence des morts détermine leur façon de penser
et d'agir ». Ces morts sans sépultures gisent dans leur mémoire, déterminant une
blessure toujours ouverte, un traumatisme toujours actif.
Le trauma c'est ici cette mémoire, ce dépôt d'une génération d'assassins qui
persécute sa descendance et qui fait naître ses enfants à la fois coupables et à la
fois victimes.
« La faute me poursuit », écrit Rudolf, qui choisit l'homosexualité et l'étoile
rose pour atteindre son père nazi, « elle finira bien par me rattraper! »
Thérèse NEYRAUT-SUTTERMAN
Voici près de vingt ans que K. R. Eissler, pourtant bien connu parmi nous
pour des travaux éminents, dévoue une partie d'un temps certainement précieux
à un combat contre une ombre.
On se souvient peut-être du livre de P. Roazen1 sur L'histoire de Freud et
Tausk, ouvrage de « pop-histoire » selon le mot acéré de J. Malcolm², qui nous
livrait le cheminement d'une enquête de Série noire à la recherche du « secret »
paraissant entourer le suicide de ce brillant disciple viennois le 3 juillet 1919.
Pour P. Roazen, « historien » et non psychanalyste, maniant sans complexe l'inter-
prétation de l'inconscient à l'instar de faits de réalités, Freud n'avait pas été sans
intentions homicides envers V. Tausk et cela aurait plus ou moins inconsciemment
acheminé celui-ci vers son suicide. Une telle remise à l'ordre du jour de cette
personnalité riche et conflictuelle méritait réflexion : « Pourquoi n'était-elle pas
partie du milieu psychanalytique? » Il y avait là, certes, du reportage à sensations;
mais P. Roazen apparaît comme un enfant de choeur auprès de détracteurs de
Freud tels que Jeffrey Moussaïeff Masson, ou encore Peter Swales qui frayèrent
dans ces années-là et peuvent nous apparaître comme plus franchement délétères.
Or, voici que Kurt R. Eissler partit en guerre avec le projet affiché de dénoncer
les supercheries de P. Roazen, mais par le moyen beaucoup moins clair d'une
véritable instruction judiciaire concernant la psychopathologie de V. Tausk, et
ceci pour défendre nommément la mémoire de Freud, offensée à ses yeux par
P. Roazen. Ceci nous valut d'abord la somme volumineuse de Talent and Genius²,
1. P. Roazen (1969), Brother Animal : the story of Freud and Tausk, New York, Knopf, trad. franç.
de Th. Neyraut-Sutterman, Animal mon frère, Toi, Paris, Payot, 1971.
2. Malcolm Janet, In the Freud Archives, New York, Alfred A. Knopf, 1984, trad. franç. par
P.-E. Dauzat, Tempête aux Archives de Freud, Paris, PUF, 1986.
3. K. R. Eissler, Talent and Genius : the Ficticious case of Tausk contra Freud, New York, Quadrangle,
1971.
puis plus récemment Le suicide de V. Tausk1, moitié moins épais. Si, dans ce
second ouvrage, K. R. Eissler semble avoir renoncé à régler un compte au talent
(V. Tausk) au profit du génie (S. Freud), il n'a pour autant rien abandonné de
sa position de juge sur le terrain.
Deux chapitres vont cerner le moment de la révélation du crime et du criminel :
1. K. R. Eissler (1983), Victor Tausk's Suicide, with commente by Prof. Dr MariusTausk, New York,
International Universities Press Inc., trad. franç. par Monique Chéné-Verrecchia, Le suicide de Victor
Tausk, avec les commentaires du Pr Marius Tausk.
2. Selon les termes de K. R. Eissler.
La passion de Kurt R. Eissler 1497
Tausk avec son fils aîné » (rappelons que Marius Tausk, bien en vie, semble
avoir été poursuivi pendant toutes ces années par la compulsion de K. R. Eissler),
après le décorticage des quatre derniers messages et du testament de Tausk,
K. R. Eissler en arrive, reprenant « la relation de Tausk à Hilde Lewi », à nous
proposer l'argument de la goutte qui fait déborder le vase : cette nuit-là, de façon
tout à fait inhabituelle pour lui, V. Tausk fut impuissant physiquement, d'où le
raptus suicidaire proprement égocentrique. Freud, dans sa lettre à Ferenczi, s'en
tenait à une « étiologie obscure — probablement impuissance psy(chique) »...
Le cinquième chapitre, « La notice nécrologique », est le dernier qui soit direc-
tement consacré à V. Tausk et K. R. Eissler y reprend sa thèse de Talent and
Genius : Freud ne fit qu'une « critique voilée » de V. Tausk dans son éloge funèbre
car, selon K. R. Eissler, « Tausk n'était pas un homme d'une telle envergure que
son éloge funèbre pût supporter une aussi large critique que celle que l'on trouve
chez Graf (à propos de la mort de Thomas Mann) ».
Propos inutile qui nous introduit au dernier tiers de ce livre : « Comparaisons
et discussions historiques », consacré d'une part à une autre personnalité brillante
et prometteuse du milieu psychanalytique de l'époque, Otto Gross, à la psycho-
pathologie sévère et franchement déclarée, et d'autre part à Wedekind, leur
contemporain, créateur dont la relation perturbée aux femmes pourrait se comparer.
Mais, conclut K. R. Eissler, « on inclinerait volontiers à établir une loi générale :
plus grande est la valeur de l'oeuvre culturelle accomplie, plus le tort causé aux
autres est réduit ».
Au terme de cet exténuant parcours, il nous faut encore lire une lettre d'Erich
Mühsam à Freud, vantant le succès de sa psychanalyse... avec Otto Gross pour en
arriver aux quelques pages remarquables de Marius Tausk, ce « fils aimant », à
qui K. R. Eissler opposait dans son introduction son objectivité d' « historien ».
En quelques lignes mesurées, clairvoyantes et sensibles, Marius Tausk souligne
l'abus d'interprétations de K. R. Eissler, nous aménageant ainsi la distance indis-
pensable pour aborder les faits dans leurs diverses profondeurs psychiques.
Reste à nous interroger sur ce qui fonde cette étrange passion de K. R. Eissler
et sur l'expression qu'elle a prise à cette occasion, l'exposant, voire nous exposant.
RFP — 50
« La lumière de l'origine »1
par Alain Suied
Janine CHASSEGUET-SMIRGEL
Il est rare que l'on signale à l'attention des lecteurs de la Revue française de
Psychanalyse un recueil de poèmes. Pourtant, tout ici nous y invite. En effet, Alain
Suied non seulement connaît la psychanalyse mais bien de ses poèmes portent
la trace de ses lectures et de ses amitiés. Dans le recueil Harmonie et violence (1986,
Dominique Bedou) qui précédait La lumière de l'origine, ces traces étaient volon-
tairement visibles dans certains poèmes (La scène imaginaire, par exemple). Mais
la source à laquelle l'inspiration d'Alain Suied s'abreuve est beaucoup plus profonde
et, comme à tout créateur, lui est probablement à lui-même en partie inconnue.
Alain Suied est également journaliste à Radio J. Résolument engagé dans
le combat contre l'antisémitisme et pour la culture juive, il lutte comme journa-
liste, comme essayiste et comme poète en faveur des écrivains, des poètes et des
penseurs juifs opprimés ou méconnus. Cette lutte, c'est souvent contre l'oubli,
pour la mémoire, qu'elle s'exerce, celle des poètes et celle de la Shoah. Alain Suied
a écrit un court essai sur Paul Célan : La poésie et le réel (Encre des Nuits).
Mais au-delà de ce combat en faveur des victimes juives, c'est le sentiment de
fraternité envers les poètes opprimés par tous les systèmes politiques totalitaires
de notre siècle qui l'anime.
« Poètes
poètes dont on étouffe la voix
avant de l'entendre
sur toutes les rives
de la mémoire »
écrit-il dans Les poètes et le siècle (in Harmonie et violence) où les sept premiers
versets sont consacrés successivement à Armand Robin, Benjamin Fondane, Jean-
Janine Chassaguet-Smirgel
82, rue de l'Université
75007 Paris
Photo Raymond Cahn
In memoriam
Evelyne Kestemberg :
son oeuvre
L'oeuvre d'un psychanalyste se reflète dans ses écrits, mais aussi dans le travail
quotidien avec les patients et dans ses contacts avec ses jeunes collègues : dans
ses activités de psychodrame, Evelyne répondait bien à cette définition; elle y
déployait ses qualités personnelles auprès de malades souvent très gravement
atteints; de ses étudiants, elle se fit alors des amis qui lui sont encore reconnaissants
de l'enseignement vivant qu'elle leur offrait en ces occasions, qui se poursuivirent
jusqu'au soir de sa vie.
Evelyne Kestemberg commença avec René Diatkine au Centre psycho-pédago-
gique Claude-Bernard puis à l'hôpital Henri-Rousselle à pratiquer cette forme de
psychothérapie, qu'avec eux je développai aux Enfants-Malades, puis au Centre
Alfred-Binet : nous n'avions alors aucune idée de ce qu'était la technique de
Moreno dont on va célébrer cette année le centenaire de la naissance, mais nous
avions comme projet d'utiliser l'expression dramatique des conflits et de rester
fidèles aux principes de la clinique psychanalytique et aux fondements de sa
technique. Nous pratiquâmes d'abord quelques traitements de groupe chez les
enfants, mais nous nous attachâmes surtout aux cures individuelles, pour lesquelles
nous proposâmes le nom de psychodrame analytique : dans notre travail « Bilan
de dix ans de psychodrame analytique »1, nous montrons en particulier comment
on peut essayer de mobiliser les organisations défensives par la mise en jeu des
conflits et les contre-identifications qu'elle impose aux thérapeutes auxiliaires qui
sont ainsi bien plus que des soutiens du moi : ils sont l'objet de déplacements
transférentiels qui permettent parfois la latéralisation du transfert par résistance
au transfert sur le meneur de jeu. Mais nous ne voulons pas aller plus loin dans
cette évocation de la référence aux concepts de la technique analytique. Rappelons
seulement notre ferme prise de position dans une querelle plutôt virulente qui
opposait Moreno et Slavson : ce dernier avait proposé d'intéressantes applications
de la psychanalyse dans le traitement en groupe des enfants, mais il accusait
Moreno de ne faire que favoriser les passages à l'acte; il est vrai que nous eûmes
plus tard l'occasion de voir Moreno proposer ses techniques : ce qu'il appelait le
« théâtre de la spontanéité » pouvait apparaître comme une immense mise en actes.
Nous affirmions alors notre conviction qu'on pouvait jouer et mettre en réalisation
dramatique, sans jouer le jeu des patients. Ce principe valorisait aussi le rôle du
« meneur de jeu », dont les interprétations apparaissaient comme essentielles.
Mais c'est ici qu'on ne peut éviter d'évoquer la personne même de celle qui
contribua tant à l'essor de cette technique d'application de la psychanalyse, telle
qu'elle s'est développée essentiellement en France, en particulier la qualité de son
empathie et de ses intuitions, sans oublier la surprise qu'elle savait provoquer
chez les patients par le naturel de son jeu et son talent à mettre en scène leurs
conflits. Evelyne Kestemberg a été fidèle jusqu'au bout à son intérêt pour le psycho-
drame analytique, comme en témoigne la parution récente d'un « Que sais-je? »,
publié avec Ph. Jeammet sur ce thème1. L'important chapitre 3 de cet ouvrage
examine longuement comment cette technique est mise au service des élaborations.
Plus loin, les auteurs se demandent : « Pourquoi le psychodrame? » C'est Evelyne
qui répond en mettant en scène sous nos yeux qui lisent, mais qui voient aussi,
quelques séances d'un patient longtemps analysé avant que d'être topectomisé;
on y voit, et l'utilisation des différents thérapeutes, et la capacité du meneur de
jeu à réactiver la perte d'un père conduit sous les yeux du patient à l'hôpital
psychiatrique; on comprend aussi qu'Evelyne a su permettre à ce patient, qui
paye les conséquences d'une psychose infantile et celles de la psycho-chirurgie,
de poursuivre sa cure psychique. Ce document est précieux parce qu'il restitue
les paroles du meneur de jeu.
Le psychodrame, même individuel, ne peut être pratiqué que si l'on maîtrise
les phénomènes de groupe qui s'y déroulent. Evelyne Kestemberg s'y est intéressée :
elle a d'ailleurs longtemps poursuivi à l'Institut de Psychanalyse une formation
d'opérateur en santé mentale au cours d'un patient travail de groupe, repris par
Denise Braunschweig : on en trouvera les traces dans leur travail publié en 1968².
Il apparut vite que le psychodrame était une technique de choix pour travailler
avec les adolescents : Evelyne laisse une oeuvre importante à ce sujet. Son article
de 1962² reste une référence toujours citée dans les bibliographies. On y lit comment
1. E. Kestemberg, Intervention sur le rapport de H. Rosenfeld : note sur le traitement des états
limites, in Colette Chiland et Paul Béquart, éd., Traitementau long cours des états psychotiques, Toulouse,
Privât, 1974.
2. E. Kestemberg et J. Kestemberg, Contribution à la perspective génétique en psychanalyse, Rev.
franc. Psychanal., 1966, 30, 5-6, 580-713.
3. E. Kestemberg, Le devenir de la prématurité, Paris, PUF, 1977.
4. E. Kestemberg, Autrement vu, Paris, PUF, 1981.
5. E. Kestemberg, J. Kestemberg, S. Decobert, La faim et le corps, Paris, PUF, 1972.
Evelyne Kestemberg : son oeuvre 1507
Enfin, puisqu'il faut marquer les limites d'une oeuvre scientifique, Evelyne
Kestemberg a souvent fait part de ses préoccupations concernant la formation
des psychanalystes. Mais
— et c'est une leçon essentielle —, quand on réfléchit
à ce que la psychanalyse française et internationale doit à Evelyne, on ne peut
s'empêcher de penser que son oeuvre écrite, dont nous avons tenté d'illustrer la
richesse, est largement transcendée par le rôle qu'elle a joué dans la transmission
de la psychanalyse : non seulement elle a été une analyste de formation recherchée,
la première didacticienne non médecin après Marie Bonaparte au sein de la Société
Psychanalytique de Paris, mais elle transmit le meilleur de ses qualités au cours de
ses supervisions, des séminaires qu'elle animait, de ses présentations cliniques aux-
quelles elle faisait participer quelques-uns de ses amis et des entretiens amicaux
riches de son expérience et de sa capacité à la transmettre. Ceux qui ont eu le
privilège de la fréquenter, d'être ses élèves ou ses amis, attesteront de ce rayonne-
ment qui va bien au-delà de l'importante oeuvre écrite qu'elle laisse.
Serge Lebovici
BIBLIOGRAPHIE
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1510 Revue française de Psychanalyse
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S. Lebovici, Devenir adulte, à paraître aux PUF.
Questions pour demain
Ces journées ont été marquées par un véritable succès. Dans la salle de confé-
rences de I'UNESCO un auditoire de plus de 1 300 personnes a suivi, avec une
attention soutenue, les exposés et les discussions des orateurs autour de l'interro-
gation de la pensée freudienne et de la clinique psychanalytique face aux problèmes
que pose la cure de patients dont l'organisation psychique rend difficile l'élabo-
ration des processus inconscient-conscience, ceux que l'on appelle « les nouveaux
patients »1.
Le public a été sensible à ces échanges d'un haut niveau qui, tout en observant
une convergence dans le développement et l'enrichissement du thème central de
chaque table ronde, témoignaient de la diversité des points de vue, de l'originalité
des élaborations, et de l'absence de dogmatisme.
L'assistance, venue de Paris et de province, était composée des membres et
étudiants de la SPP, d'analystes d'autres Sociétés et de Groupes divers, de médecins,
de psychiatres, d'universitaires, de représentants du monde scientifique et des
sciences humaines.
Le Directeur de la Santé, bien que présent à titre officieux, tint à dire, en quelques
mots, son intérêt pour une initiative qui rencontrait les préoccupations et le souci
du Comité d'éthique du ministère de la Santé.
Le Président de la SPP, André Green, instigateur de ces Journées, ouvrit les
travaux, en indiqua la portée et le sens. Après la dernière Table ronde, il tira les
conclusions et dégagea les perspectives de ces Journées de réflexion.
Les échanges avec le public eurent lieu autour des ateliers de travail animés,
le samedi 14, de 18 heures à 20 heures, par des collègues de la SPP.
1. Voir Programme des journées et Composition des Tables rondes, RFP, t. LU, 3,1988, Paris, PUF.
Rev. franç. Psychanal., 6/1988
1514 Revue française de Psychanalyse
Les groupes s'ordonnaient soit autour de thèmes qui s'articulaient sur les
débats des Journées, soit autour de sujets appartenant à la clinique et la pensée
freudienne, telles la psychanalyse des enfants, l'écriture de l'expérience analytique,
l'éthique du psychanalyste, etc.
Ces ateliers ont été vite remplis; les discussions vivantes, détendues, ont montré
que ces rencontres correspondaient au besoin de confrontations d'idées et d'expé-
riences et aussi que les positions théoriques de la SPP relançaient les interrogations de
la pratique analytique d'aujourd'hui.
L'intérêt manifesté aussi spontanément par le public aux divers temps du
déroulement de ces Journées nous semble, aussi, être le fruit d'une organisation
efficace et d'une information préalable donnée avec le souci de la clarté.
Notre projet correspondait en effet à plusieurs objectifs : faire mieux connaître
la spécificité de la SPP, défendre la rigueur de l'exercice de la psychanalyse, témoi-
gner des directions de nos recherches.
Dans cet esprit, les organisateurs ont constitué un fichier très complet des
personnes intéressées par la psychanalyse.
Par ailleurs, une série de textes, documentation, dossiers, a été élaborée d'une
façon très circonstanciée.
— Une plaquette, « La pratique analytique » a été rédigée par les responsables
de la Commission socio-professionnelle1.
Y sont exposés la méthode analytique, des explications sur la cure, ses indi-
cations, ses champs d'application. Les orientations institutionnelles de la Société
sont développées, ainsi que la fonction formatrice de l'Institut de Psychanalyse.
L'activité des publications de la Revue française de Psychanalyse, le fonctionnement
du Centre de Consultations et de Traitements, etc., sont exposés. Les relations de la
SPP avec l'API et la FEP y sont décrites.
Cette plaquette était distribuée aux participants des Journées, accompagnée
d'une fiche d'information sur la Revue, sur les Conférences ouvertes au public. Une
liste des membres de la SPP y était jointe.
— Un texte, « La psychanalyse et la Société Psychanalytiquede
Paris en 1988 »,
paru dans la RFP, a fait l'objet d'un tiré à part*. Cette « Présentation à l'usage du
profane » développe et explique les raisons d'une formation approfondie du psycha-
nalyste, telle que la conçoivent la SPP et la responsabilité de l'Institution dans son
habilitation.
Enfin, la SPP a organiséle mardi 10 janvier une Conférence de Presse pour les jour-
nalistes de la presse et de l'audio-visuel. A cette invitation, qu'accompagnaient une
JUILLET-AOUT 1989
OCTOBRE 1989
Budapest
Société hongroise de Psychanalyse
Conférence pour le Centenaire de la naissance d'Imre Hermann
Inscriptions : Dr Ferenc Blümel, H-1121, Budapest, Szilassy u. 6. Hongrie
IPPC-(UniversitéParis VII)
L'affect au sein des processus de pensée
Julia Kristeva, Annie Anzieu, Roger Perron
Organisatrice : O. Avron
Renseignements : 45.87.41.10
1990
Décade de Cerisy
Freud et la psychanalyse, de Goethe à la modernité viennoise
Anne Clancier, Henri et Madeleine Vermorel
20-21-22juillet 1990
MAGAZINE
Reading notes
Evelyne KESTEMBERG.
TRAUMATISMES
Rédacteurs : Thierry BOKANOWSKI et Jean-François RABAIN
TRAUMATISMES
Françoise BRETTE — Le traumatisme et ses théories, 1259.
Thierry BOKANOWSKI — Entre Freud et Ferenczi : le traumatisme, 1283.
Michel HANUS / Marianne STRAUSS — Dora. Traumatisme» sexuels et traumatismes
narcissiques, 1305.
Jean COURNUT — Séduction, castration, conviction, 1321.
Gérard BAYLE — Traumatismes et clivages fonctionnels, 1339.
Julia KRISTEVA — L'obsessionnel et sa mère, 1357.
Jean-François RABAIN — La mise en scène du trauma, 1373.
MAGAZINE
Dans le monde
Judith S. KESTENBERG / Ira BRENNER — Le narcissisme comme moyen de survie, 1393.
David GELMANN — L'héritage de Freud, 1409.
Tilo HELD — La psychanalyse allemande et la question du traumatisme réel, 1419.
Michel GRANEK — Malaise dans la civilisation après Auschwitz, 1425.
Notes de lecture
Jacqueline COSNIER — Entre blessure et cicatrice. Le destin du négatif dans la psycha-
nalyse, de Jean GUILLAUMIN, 1479.
Jean-François RABAIN — Naître coupable, naître victime, de Peter SICHROVSKY, 1493.
Thérèse NEYRAUT-SUTTERMAN — Le suicide de Victor Tausk, de Kurt R. EISSLER, 1495.
Janine CHASSEGUET-SMIRGEL— La lumière de l'origine, d'Alain SUIED, 1499.
Imprimait
du Presses Universitaires de France
Vendôme (France)
imprimé EN FRANCE
22072342/8/1989