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RICŒUR
Alexandre Escudier
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ALEXANDRE ESCUDIER
CEVIPOF – FNSP, Paris
1. Les abréviations utilisées ci-après sont les suivantes: TR III pour Temps et récit vol. 3,
Paris, Seuil, 1985, rééd. poche 1991; DTA pour Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II,
Paris, Seuil, 1986, rééd. 1998; SMCA pour Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990; CC
pour La critique et la conviction: entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris,
Calmann-Lévy, 1995, rééd. Hachette (Pluriel), 2005; MHO pour La mémoire, l’histoire, l’oubli,
Paris, Seuil, 2000 et PR pour Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004.
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4. Johann Gustav DROYSEN, Historik, texte établi par Peter Leyh, Stuttgart-Bad Cannstatt,
Frommann-Holzboog, 1977. Voir en français ma traduction du Grundriß de 1882 in J. G.
DROYSEN, Précis de théorie de l’histoire, Paris, Le Cerf (Humanités), 2002 ainsi que ma mise
en perspective générale de cette tradition en « De Chladenius à Droysen. Théorie et méthodo-
logie de l’histoire de langue allemande (1750-1860) », Annales H.S.S., 58e année, 4, juillet-août
2003, p. 743-777.
5. Sur ce point précis, voir ma critique in « ‘Représentation-objet’ – ‘représentation-opéra-
tion’ – ‘représentance’. La mémoire, l’histoire, l’oubli entre épistémologie et ontologie de l’his-
toire », in Andris BREITLING et Stefan ORTH éds, Erinnerungsarbeit. Zu Paul Ricœurs
Philosophie von Gedächtnis, Geschichte und Vergessen, Berlin, Berlin Verlag, 2004, p. 173-204;
version très abrégée in Le Débat, n° 122, novembre-décembre 2002, p. 12-23 (dans sa réponse
p. 45-51, P. Ricœur élude à mon sens le débat en disqualifiant frontalement, sans autre, ma criti-
que au motif d’une confusion naïve entre méthodologie et épistémologie).
6. Alors qu’il traduit encore le concept heideggérien de « Geschichtlichkeit » par « histo-
rialité » dans TR III, Ricœur le traduit et s’en explique (MHO 481) par « historicité » en 2000.
7. Cf. Sein und Zeit, 17e édition, Tübingen, Niemeyer, 1993, § 65, p. 327 : « Die
Seinsganzheit des Daseins als Sorge besagt : Sich-vorweg-schon-sein-in (einer Welt) als Sein-bei
(innverweltlich begegnendem Seienden) ».
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Heidegger n’a jamais semblé aussi grande que quand Ricœur critique l’idée
de « la résolution, terme singulièrement associé au ‘devancement’ et qui ne
comporte aucune détermination, aucune marque préférentielle concernant
un projet quelconque d’accomplissement; la conscience comme appel de soi
à soi sans indication relative au bien ou au mal, au permis ou au défendu, à
l’obligation ou à l’interdiction. De bout en bout, l’acte philosophique, transi
d’angoisse, procède du néant et se disperse dans les ténèbres » (MHO 456).
2.– À cette série d’indéterminations, Ricœur oppose le parcours de sa
« petite éthique » (les études 7, 8 et 9 de Soi-même comme un autre 9) de la
visée éthique d’une vie « bonne » avec et pour l’autre dans des institutions
justes (téléologie), au jugement pratique en situation (tragique de
l’action/sagesse pratique) en passant par la contrainte de l’obligation morale
et des normes (déontologie). La « conviction » qui se dégage du « jugement
moral en situation » apparaît alors non plus comme le fruit, non médiatisé,
de l’appel de soi à soi du Gewissen heideggérien, mais bien comme le pro-
duit de la médiatisation de la phronèsis aristotélicienne par la Sittlichkeit
hégélienne sédimentant et manifestant – dans des puissances éthiques (reli-
gions, institutions politiques et sociales, cultures) – un espace critique d’in-
tersubjectivité arrachant l’individu au décisionnisme axiologique. A ce stade,
10. SMCA 403-406 et CC p. 141-142. On comparera ces liens tissés par Ricœur entre her-
méneutique et éthique, sous la tutelle d’Aristote, à la relecture de ce dernier par Hans Georg
Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen, Mohr, 1960, IIe partie, chap. II, § 2b, p. 295 sq.
et ID., « Le problème herméneutique et l’éthique d’Aristote », in ID., Le problème de la
conscience historique [conférences de Louvain en 1958], Paris, Seuil, 1996, p. 59-71, ici p. 68.
11. Cf. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, § 133-139 (en particulier le § 139 sur
la question du mal en écho à la critique de la Terreur révolutionnaire dans la Phénoménologie
de l’Esprit, trad. Hyppolite, Paris, Aubier, rééd. 1983, vol. 2, p. 133 sq.) et la discussion par
Ricœur des thèses hégéliennes, en marge d’Heidegger, en SMCA 396 sq.
12. Les prises de position les plus nettes de Ricœur par rapport à la Sittlichkeit hégélienne
se trouvent en SMCA 290, 295-298 et 337.
13. PR 187 sq.
14. H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, trad. fr., rééd. Paris, Presses Pocket, 1992,
p. 314, avec le commentaire de Ricœur, ibidem, p. 31 sq. Koselleck introduira quant à lui, de
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persion temporelle même (MHO 472 sq.). Le Dasein apparaît donc toujours
d’emblée dans sa dimension d’« être-affecté-par-le-passé » ; le rapport d’af-
fection préalable et anté-volitif des individus comme des groupes à l’avoir-
été décentre radicalement toute idée de subjectivité transparente à soi et sou-
veraine. Un tel décentrement récuse la coupure positiviste (Gadamer dira
« méthodologiste ») entre le sujet et l’objet :
a) au niveau de l’histoire-science, d’une part, où Ricœur retrouve la déri-
vation heideggérienne (Sein und Zeit, § 76) des intérêts de connaissance
à partir non pas du présent (ce qui équivaudrait à l’illusion de la rétros-
pection pure partagée par la mémoire et l’histoire) mais bien du futur
dans le médium duquel le Dasein s’ouvre à ses possibilités d’être ;
b) au niveau anthropologique, d’autre part, au sens où la refiguration de
l’avoir été (toujours affectant) dans des textes culturellement transmis-
sibles (textes historiographiques comme de fiction 17) rend possible la
22. Les principaux textes de Koselleck disponibles en français sont réunis dans Le futur
passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, MSH, 1990 et L’expérience
de l’histoire, Paris, Seuil/Gallimard, 1997.
23. Reinhart KOSELLECK, « Historik und Hermeneutik » [16 février 1985], in ID.,
Zeitschichten. Studien zur Historik, Francfort/Main, Suhrkamp, 2000, p. 97-118 [Réplique de
Gadamer : ibid., p. 119-127]. Traduction française: « Théorie de l’histoire et herméneutique »
in ID., L’expérience de l’histoire, op. cit., p. 181-199.
24. KOSELLECK, Zeitschichten, p. 101 (trad. fr., p. 185).
25. KOSELLECK, Zeitschichten, p. 102 (trad. fr., p. 186).
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point de vue des catégories, il s’agit là d’une opposition formelle qui demeure
ouverte à tous les contenus possibles, il s’agit donc d’une sorte de catégorie
transcendantale pour toute histoire possible 26 ». « Ami et ennemi contien-
nent des déterminations temporelles à venir dans lesquelles das Sein zum
Tode peut à tout moment être dépassé par das Sein zum Totschlagen 27 ».
L’état de nature hobbesien est ici le modèle anthropologique sous-jacent
au sens où la potentialité originaire de la guerre de tous contre tous consti-
tuerait la temporalité fondamentale de l’homme. Le chapitre XIII du
Léviathan l’indique en 1651 :
« Par cela, il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans
qu’une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d’effroi,
leur condition est ce qu’on appelle la guerre: et celle-ci est telle qu’elle est une
guerre de chacun contre chacun. En effet, la Guerre ne consiste pas seulement
ou deux averses, mais en une tendance au mauvais temps, qui s’étale sur plu-
sieurs jours, de même, en ce qui concerne la nature de la guerre, celle-ci ne
consiste pas en une bataille effective, mais en la disposition reconnue au com-
bat, pendant tout le temps qu’il n’y a pas d’assurance du contraire. Tout autre
temps est la Paix 28 ».
La critique porte à certains égards, mais elle ne doit cependant pas mas-
quer le fait que Ricœur procède à un tel détour pour des motifs systémati-
ques et en raison de son souci ultime de réancrer l’ontologie dans une éthi-
que de type aristotélicien. C’est là ce que l’on pourrait appeler sa visée
normative ultime ; elle se décline à mon sens sur deux registres différents,
qui sont en fait « les deux faces d’une même tâche 31 ».
Au niveau politique tout d’abord, dès Temps et récit III, il s’agit pour
Ricœur d’éviter toute disjonction radicale entre champ d’expérience et hori-
zon d’attente ; on peut lire là sa critique des utopies politiques à laquelle fait
écho la recherche prudentielle du juste et du bien, en situation critique, que
Ricœur thématise dans la « petite éthique » de Soi-même comme un autre :
Il faut résister à la séduction d’attentes purement utopiques; elles ne peuvent
que désespérer l’action; car, faute d’ancrage dans l’expérience en cours, elles
premier impératif nous reconduit en fait de Hegel à Kant, selon le style kan-
tien post-hégélien que je préconise. Comme Kant, je tiens que toute attente
doit être un espoir pour l’humanité entière; que l’humanité n’est une espèce
que dans la mesure où elle est une histoire; réciproquement que, pour qu’il
y ait histoire, l’humanité entière doit en être le sujet au titre de singulier col-
lectif 32.
34. TR III 410 ; voir également p. 397 sq. Comparer à SMCA 333 note 2.
35. TR III 414 sq.
36. TR III 423.
37. Gadamer a lui-même proposé, en français, l’expression de « conscience de la producti-
vité historique », en ID., Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 91.
38. Cette réconciliation-dépassement est discutée en TR III 402-411 et DTA 367 sq. Les
textes du débat allemand en question sont rassemblés en Karl-Otto APEL et alii, Hermeneutik
und Ideologiekritik, Francfort/Main, Suhrkamp, 1971.
39. R. KOSELLECK, Le futur passé, op. cit., p. 328 note 4.
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avant des agents capables d’initiative, d’orientation, dans des situations d’in-
certitude, en réplique à des contraintes, des normes, des institutions 44 » –
l’analyse des « jeux d’échelle 45 » permettant ensuite de redéployer l’argu-
ment au plan individuel (comportements) et collectif (représentations-
objets).
On peut certes critiquer – il m’est arrivé de le faire ailleurs du strict point
de vue épistémologique 46 – une telle prise de position au motif que le
domaine d’objets de l’histoire ne serait nullement restrictible en droit à une
classe d’événements particulière; il nous faut néanmoins comprendre que –
au niveau où Ricœur décide de se placer avec son « herméneutique de la
condition historique » – c’est la capacité d’initiative historiquement condi-
tionnée des sujets qui demeure l’enjeu cognitif et pratique ultime : à ce
stade, l’anthropologie ricœurienne de l’homme capable (déplaçant radicale-
5) Conclusion
44. MHO 501, avec d’autres occurrences similaires p. 232, 278, 284, 289, 450-451, 462 et 494.
45. Cf. la référence répétée aux livres respectivement dirigés par Bernard L EPETIT (dir.),
Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel (Évolution de l’hu-
manité), 1995 et Jacques REVEL dir., Jeux d’échelles. La microanalyse à l’expérience, Paris,
Seuil/Gallimard (Hautes Études), 1996.
46. A. ESCUDIER, « Épistémologie et ontologie de l’histoire », in Le Débat, 122, novembre-
décembre 2002, ici p. 19-20.
47. Le contre-modèle est ici implicitement Paul VEYNE, Le quotidien et l’intéressant, entre-
tiens avec Catherine Darbo-Peschanski, Paris, Belles-Lettres, 1995.
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existential.
4.– Enfin, tentant de tenir ensemble tous les fils (au risque de perdre le
lecteur et en multipliant les introductions et résumés pédagogiques afin de
réactiver son attention), La mémoire, l’histoire, l’oubli s’emploie à sauver
ce qui peut être sauvé de l’ontologie heideggérienne au titre d’une hermé-
neutique de la condition historique, mais en l’encadrant triplement :
a) en amont, au niveau antéprédicatif, par une phénoménologie de la
mémoire ;
b) au centre, par un rapport cognitif réglé, véritatif, au passé (tout le dia-
logue avec l’histoire-science contemporaine et l’histoire de son épistémo-
logie) ;
c) en aval enfin, par une éthique (opposée au solipsisme héroïque de la
« résolution devançante » heideggérienne, soit tout le détour par la « petite
éthique » de Soi-même comme un autre), une esthétique (le monde de la
refiguration ou Mimesis III – historiographique ou fictionnelle – refluant
dans le monde pratique) et une philosophie politique (capable de pen-
ser le « mal » politique, la justice comme équité, les capacités comme les
conditions d’une politique de la reconnaissance, l’oubli et finalement la
juste mémoire).
dans l’article consiste à indiquer combien cet amendement du cadre heideggérien de départ
aurait pu être encore plus massif, si Ricœur avait reçu un texte capital de Reinhart
Koselleck intitulé « Théorie de l’histoire et herméneutique », dirigé à la fois contre l’on-
tologie fondamentale de Heidegger et l’herméneutique universelle de Gadamer.
Mots-clés : Condition historique. Herméneutique critique. Historicité. Théorie de l’histoire.
50. Ricœur est explicite sur ce point en SMCA 31 ainsi que dans le texte récapitulatif inti-
tulé « De l’interprétation », in DTA 13-39.