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Marc Augé, défenseur de

l’anthropologie
Emmanuel Terray

MARC AUGÉ, DÉFENSEUR DE L'ANTHROPOLOGIE D


oc
u
m
Emmanuel Terray en
t
tél
Editions de l'E.H.E.S.S. | L'Homme
D ANS LE MÉTIER D’ANTHROPOLOGUE, Marc Augé nous propose
2008/1 - n° 185-186
éc
ha
rg
une pages défnition
65 à 82
à la fois ouverte et conservatrice de é
de
l’anthropologie, qui me paraît répondre aux exigences de pu
l’heure. L’anthropologie, ditil, se caractérise d’abord par is
ISSN 0439-4216 w
son souci « de repérer et de comprendre les différences » w
(Augé 2006 : 9) ; elle a par ailleurs pour objet « les w.
ca
relations entre les uns et les autres […] en tant qu’elles irn
sont représentées et instituées » à l’intérieur d’un lieu .in
fo
social donné (Ibid. : 33). Dans toute société, ces relations -
Article disponible en ligne à l'adresse: bi
sont marquées « par une tension entre le sens, entendu bli
comme l’ensemble des relations pensables, et la liberté o_
http://www.cairn.info/revue-l-homme-2008-1-page-65.htm sh
défnie comme l’espace laissé à l’initiative individuelle » s
(Ibid. : 3940). L’examen de cette tension, de ses fgures, --
19
des
On voit lignes biende en partage
quoi une qu’elletelle trace, des territoires
conception peut être qu’elle
dite 3.
délimite,
ouverte. et cet
D’une
Pour citer l’analyse
part,
article des transformations
: l’anthropologie n’est quiplusl’affectent,
liée à un 54
.1
tout
certain cela typeconstitue
de société la tâche spécifque
– les sociétés de l’anthropologie
exotiques, primitives 10
dans
ou non le champ
– Emmanuel,
ni même des sciences
à certaines sociales.modalités de l’existence .3
Terray « Marc Augé, défenseur de l'anthropologie », 5
sociale – les communautés
L'Homme, 2008/1 n° 185-186, p.à65-82.la fois restreintes et stables, -
28
sous quelque latitude qu’on les rencontre. Sitôt que surgit /0
une collectivité instituant entre ses membres une 2/
20
interaction et une coexistence réglées par des normes, et 12
fondant du même coup un territoire différencié à 17
h3
l’intérieur de l’espace social, l’anthropologue peut se 5.
mettre au travail, quelles que soient la nature, les ©
E
dimensions, les fonctions de cette collectivité. On conçoit dit
l’immensité du champ qui s’ouvre ainsi à son activité. Par io
ns
ailleurs,
L aucune hypothèse
’HOMME, L’anthropologue et le contemporaina priori
: autour n’est
de Marcénoncée
Augé , 185186 sur
/ 2008,les
pp.65
de
à 82
rapports qui se nouent, dans de telles collectivités, entre l'E
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tous pays. .
positions extr
ê
mes, l

une, qui admettrait l

existence d

un individu achev
é
et autonome en face d

une soci
é
t
é
tout enti
è
re d
é
fnie en ext
é
riorit
é
,l

autre qui r
é
duirait l

individu
à
n

ê
tre qu

un simple support ou instrument de la structure

Entre ces deux p
ô
les, toutes les situations interm
é
diaires sont possibles, et, en la mati
è
re, l

anthropologue peut et doit s

attendre
à
tout.
Ouverte, la conception proposée me paraît également
conservatrice, et dans mon esprit, il y a là, non pas un
reproche, mais un éloge. Elle est conservatrice parce
qu’elle maintient l’un des héritages les plus précieux de
notre discipline : la notion de culture. Par culture, Marc
Augé entend, me sembletil, l’ensemble des catégories,
schèmes, normes et valeurs qui organisent la pensée et
l’action
La cultureà l’intérieur
est de l’ordred’une de collectivité
la contrainte,donnée,
puisque,et nous
dont
l’inventaire
rappelle Marc permet
Augé,du« même coupn’éprouve
l’individu de différencier celleci
son identité
de ses voisines. Ce qui fait le prix de cette
propre que dans et par la relation avec autrui », et quenotion, c’est
«
justement qu’elle
les règles de nous permet,
construction à l’aide
de cette d’unlui
relation seul et même
préexistent
instrument, d’accomplir
toujours » (Augé 2006 : 37).lesToutefois
deux tâches
– nousmajeures
retrouvonsqueici
l’anthropologie
aussitôt l’ouverture s’est– la
assignées
contrainte depuis
exercéesesn’est
origines
jamais:
penser
totale ; laelle
différence et comprendre
laisse toujours la dialectique
aux individus une marge de
l’individuel et du et
d’interprétation social.
d’initiative. En outre, rien ne nous
autorise à préjuger que la culture forme système ; sa
cohérence peut varier grandement, aussi bien d’une
société à une autre que d’une époque à l’autre dans la vie
d’une même société. C’est que la culture n’échappe pas à
l’histoire ; elle est d’abord soumise à l’action transforma-
trice des individus que par ailleurs elle régit ; elle est
également susceptible d’être influencée ou modifée par
ses voisines ; aucune
L’anthropologie telle queculture
défnien’est une Augé
par Marc monade
me fermée
sur ellemême
semble ; entre les
conservatrice pourcultures, les traductions,
une seconde les pas-
raison, aussi
sages,
louable que la précédente : elle maintient l’ambition droit
les emprunts, les échanges sont toujours en
possibles, même
d’accroître si qui
le savoir leurétait
ampleur
celle et
de leur intensité varient
ses fondateurs, et du
selon les
même coup,circonstances
elle continuehistoriques. Entreà autres
de se soumettre effets,
une exigence
c’est
de précisément
vérité. Ambitioncette perméabilité
de savoir qui rend ne
: l’anthropologue possible
prétendle
travail
pas seulement
de l’anthropologue.
nous aider à comprendre
des cultures qui ne nous sont pas famili
è
res ; m
ê
me lorsqu

il croit s

en tenir
à
une recherche de caract
è
re monographique, les cat
é
gories qu

il utilise dans
67
sa description donnent inévitablement à son travail une
dimension comparative, en sorte qu’à le lire, nous
apprenons quelque chose sur le social en général. Cette
volonté de savoir est indissociable d’une conception
réaliste de l’objet : les cultures sont des faits, des
données, que nous pouvons appréhender par des
méthodes appropriées, et le fruit de nos efforts, les
modèles que nous construisons pour rendre compte de
ces faits, sont justiciables d’une évaluation en termes
d’exactitude, d’adéquation, de pertinence. Autrement dit,
l’enquête anthropologique n’est pas une expérience indivi-
duelle ineffable dont le résultat ne relèverait que d’une
appréciation esthétique ou affective ; elle produit des
connaissances et doit être jugée en tant que telle. Cela ne
signife pas, Marc Augé le souligne justement, que
l’anthropologue
La réaffirmation doivedes’interdire
ces principes
tout recoursmeauxsemble
effets
de l’écriture et du
particulièrement bien
style,
venue
maisà ceuxci
une époque
demeurent
où nouspour
voyons
lui –
comme ilsdes
prospérer leentreprises
sont danscritiques
bon nombre
dont le d’œuvres
succès, je ledites
dis
littéraires
comme je –leune
pense,
voie d’approche
compromettraitvers l’existence
la vérité. même de
notre discipline. J’aimerais m’attarder un instant sur deux
d’entre elles, à coup sûr séduisantes et stimulantes au
premier abord, mais dont les conséquences seraient
ruineuses
Dans La Fin
si nous
de l’exotisme,
suivions jusqu’au
Alban Bensa
bout leur
(2006)
logique.
prononce
contre l’anthropologie classique un réquisitoire qui laisse
peu
Dénideduplaceréelaux circonstances atténuantes.
: l’anthropologue effacerait L’accusée
les données se
serait rendue coupable d’un triple déni : déni
collectées au cours de l’enquête, cellesci reléguées à du réel, déni
de l’histoire,
l’état déni des
de simples acteurs, etpour
matériaux, c’estleur
la notion de culture
substituer ses
qui serait l’instrument de ce triple déni.
interprétations et ses modèles, autrement dit un savoir
abstrait érigé en vérité pardelà les apparences ; ce savoir
abstrait
Déni de l’histoire
desaurait pour
acteurs : opérant
enfnobjet laà culture
: dans l’insu des
: ainsi,
individus,
ces procédures, cette ladernière
toutes culture
les
serait construite
échapperait
personnes à leur
comme
singulières emprise
un deus
; elle
exdeviendrait
disparaîtraient, machina installé
aussi bien ainsi des
celle der-
une
rière d’essence
sorte la –scène
observés intemporelle
pour
niés dans leurexpliquersoustraite
autonomie, les discours
au tempset
homogénéisés et les
bon au
comportements
changement.
gré mal gré et transformés
des agents.en simples représentants de
leur culture

que celle de l

observateur, m
é
tamorphos
é
en d
é
tenteur imper
sonnel d

un savoir objectif, dont il est fnalement seul juge. Bien
entendu, dans son arrogance m
ê
me, l

anthropologie classique ne serait pas sans liens avec les
rapports de domination coloniale en vigueur
à
l

é
poque de sa gen
è
se et de son essor.
Un premier trait me gêne dans ce réquisitoire :
l’anthropologie classique y est évoquée « en bloc » ;
aucun auteur, aucun livre n’est cité. Je me retourne vers
mes souvenirs – vers les Nuer d’EvansPritchard, vers la «
Byzance noire » de Nadel, vers les Tallensi de Fortes, vers
les Kachin de Leach, c’estàdire vers des œuvres à coup
sûr distinctes et souvent antagonistes – et je n’en retrouve
rien dans le tableau qui m’est ici proposé. D’une certaine
façon, Alban Bensa inflige à l’anthropologie classique le
traitement
Comme il se mêmedoit,qu’il lui reproche
la critique d’Alban d’avoir
Bensainfligé aux
se place
sociétés
résolumentqu’elle
sousétudiait
le signe: dudéni du réel,
« retour aude l’histoire
réel et des
» ; ce qu’elle
acteurs. Qui veut noyer son chien l’accuse de
rejette, c’est l’idée « d’un ailleurs plus signifant que la rage,
les
soit ; encore
relations fautil qu’il
sociales s’agisse» d’un
observées vrai chien,
(Bensa 2006 et non
: 10).
d’un automate fabriqué
L’anthropologue, ditelle,denepièces et de« morceaux
doit pas s’extraire pour les
du flux
besoins de la
des actions cause.
pour asseoir le sens des pratiques sur un socle
supposé global ou universel » (Ibid. : 9). Or, il est clair que
le réel ici invoqué se confond avec l’apparence ou encore
avec l’immédiat ; par exemple, Alban Bensa nous invite à
ne pas « faire parler les choses et les gens audelà de ce
Bref, le réel et l’apparence ne font qu’un. Nous voici donc
qui se montre
confrontés à uneetsortese dit » sous peine
d’empirisme de au
radical « nom
rabattre
duquelles
réponses sur les questions sans
tout ce qui ne serait pas donné dans l’expérience faire œuvre de
connaissance » (Ibid.ipso
immédiate se verrait : 11). C’est
facto d’ailleurs
refuser toute de « déni
réalité. Il y du
a
réel historique immédiat » que l’anthropologie
là ce qu’il faut bien appeler un coup de force classique
est accusée (Ibid.dont
épistémologique, : 9les
; souligné par moi).
conséquences Plus loin,
ne doivent pas le
recours de l’anthropologue à l’écriture
rester dans l’ombre. Bien entendu, explications, et aux repré-
sentations graphiques
hypothèses et modèlesse voitdes
sont reprocher de « conduire
constructions de à la
quête d’un “sens
l’anthropologue profond”
: cela distinct
ne signife pasdunécessairement
sens apparent que pour
les qu’ils
ce acteurs et dont
désignent seuloubien
soit irréel fctif ;sûr
cela l’ethnologue
dépend a
connaissancede
précisément » (Ibid.
la justesse
: 106).de l’analyse. Ou encore
l

apparence et l

immanence ne se confondent pas, et l

on peut distinguer le ph
é
nom
è
ne et l

essence sans pour autant installer celle
ci dans une
69
« transcendance » certes métaphysiquement suspecte. En
d’autres termes, l’existence comporte plusieurs degrés ou
modes, et l’apparence n’est que l’un d’entre eux ;
l’invisible n’existe pas moins que le visible, même s’il
existe autrement. Ainsi, quand Alban Bensa (2006 : 21)
nous annonce que « le passage du particulier au général
gagne en intelligibilité ce qu’il perd en réalité », il a l’air
de tenir un propos qui va de soi, mais en fait il prend parti
dans la très ancienne querelle des universaux ; c’est
assurément son droit, mais il est abusif de nous présenter
cette
Ce queoption
nous voyons
philosophique
ici opérer,
particulière
c’est une épistémologie
comme une
évidence du sens
d’inspiration nietzschéenne
commun. fondée sur le refus de tout «
arrièremonde » ; une seule citation me suffira pour
justifer
« En mon diagnostic
sciences : l’observateur échappe souvent à
sociales,
l’obscure clarté de ce qui se déroule sous ses yeux en rapportant
l’événement à un ailleurs. Tout se préparerait donc sur une autre
scène, la structure, la règle, qui, transcendantes et cachées,
commanderaient le jeu social effectif. Mais à détemporaliser
ainsi le présent, on en confe le sens à des divinités improbables
(la société, les représentations, la culture, etc.) et on le
Soit, mais encore
dépossède de toutesune
ses fois, il s’agit
singularités là d’un
» (Bensa choix
2006 dont il
: 199200).
faut déployer les conséquences ; si l’anthropologie dans
son ensemble s’y ralliait, elle consommerait sa rupture
avec la défnition généralement acceptée de la science,
qui a pour fondement même la distinction entre le
phénomène et l’essence. « Toute science serait superflue
», disait déjà Marx, « si l’apparence des choses coïncidait
L’empirisme absolu d’Alban Bensa produit des effets dont
directement avec leur essence »1, et la première leçon de
certains sont perceptibles dans son propre texte. En
Bachelard est que la science commence lorsque le
premier
dont ils sont
lieu, l’anthropologue
pourtant indissociables qui adhère» ; à
nous
cette
voici
doctrine
donc
chercheur parvient à se délivrer de l’apparence.
se trouve
tenus de aussitôt
restituer confronté
ces contingences.
à la tentation
« Rien
ou aune péril
saurait
de
l’exhaustivité
donc nous autoriser
: « Le passage
», poursuitil
du singulier
(Ibid.: 12,
auceci
global,
souligné
nous
dit Alban
par moi), Bensa
« à distinguer
(2006 : 9), à l’intérieur
ne peut […] de être
ce qui
menése dit,
à bien
se
qu’au
fait
1. etterme
Marx, se pense
d’un
LeCapital, une
travail
livre sorte
de décontextualisation
III, chapitre de
XXV,noyau dur Économie,Paris,
in Œuvres, de l’existence
qui extrait
Gallimard,
arbitrairement
sociale.
1968 Parcequetoutyest
: II, 1439. les faits sociaux des contingences
solidaire de tout
, les rapports sociaux [

] doivent
ê
tre saisis en tant que pro
cessus
»
. Plus loin (p. 66), il nous sera interdit de s
é
parer
«
le bon grain struc
turel de l

ivraie conjoncturelle
»
, et nous serons invit
é
s
à
prendre
«
pour objet d

investigation,
sans en privil
é
gier aucun
, les discours qui s

interpellent et se r
é
pondent
à
l

int
é
rieur d

un champ d

interlocution bien d
é
fni dans l

espace et dans le temps
»
(p. 83, soulign
é
par moi). Puisque chaque personne sin
guli
è
re est porteuse de sa propre strat
é
gie,
«
la r
é
f
é
rence
à
un collectif agis
sant comme un seul homme (les Maoris, les Fran
ç
ais, les Arabes) reste au fond, m
ê
me si elle est difficilement
é
vitable, de l

ordre de la simplifcation rh
é
torique
»
(p. 136) : nous reconnaissons ici le bon vieux
nominalisme d

autrefois, dont la ran
ç
on in
é
luctable est l

obligation d

un inventaire complet ; celle
ci est fnalement accept
é
e par Alban Bensa :
«
La structure ne se r
é
alise pas dans les pratiques comme un plan pr
é
é
tabli dont les hommes ne seraient que les ex
é
cutants ; elle est fonction du processus, de ses tempo
ralit
é
s, de ses contextes.
Seul le rep
é
rage de tous ces attendus
peut rendre jus
tice
à
la complexit
é
du r
é
el
»
(p. 280, soulign
é
par moi).
(p. 17). Mais comment le chercheur éviteraitil ce
deuxième écueil, alors qu’il lui a été ordonné de placer
toutes les données recueillies sur le même plan, et qu’il
s’est entendu interdire de distinguer l’essentiel de
Il est vrai qu’Alban
l’accessoire, Bensade
le durable semble parfois le
l’éphémère, prisstructurel
d’hésitation
du
ou de scrupule
conjoncturel, le devant les conséquences
nécessaire du contingentde? ses propres
Et de fait,
prescriptions
comment : « il est clair
opéreraitil de que sur cette
telles voie, il faut
distinctions se
sans
garder de tomber
réintroduire de Charybde
subrepticement cet en Scylla, des qu’Alban
arrièremonde formules
synthétiques qui occultent le cours
Bensa s’est donné pour mission d’exclure une fois pour effectif des
interactions à l’interminable
toutes ? Si « tout est solidaire de notation sans autre
tout », sans reculforme
des
circonvolutions de tout ce qui se passe »
de procès, on ne voit pas à l’aide de quels critères on
pourrait tracer des lignes de démarcation dans la réalité, y
dessiner des hiérarchies, bref se donner à son propos les
conditions minimales d’un discours organisé. Nous voici
donc condamnés à la chronique intarissable des mille et
une péripéties récurrentes de la vie quotidienne, à la
façon de ces correspondants villageois de la presse de
province, qui partagent
Les propositions d’Alban leur
Bensa temps et leurune
entraînent encre entre le
seconde
concours de boules
conséquence, et la remise de
le dépérissement deslamédailles
règle. Si aux anciens
combattants ; ilclassique
l’anthropologie est malheureusement à craindre
consent effectivement qu’à de
à une
tels travaux,
certaine nous de
hypostase soyons bientôt
la notion les seuls
de culture, à trouver
c’est parce queun
quelconque intérêt.
cette
d
é
marche lui permet de penser le caract
è
re contraignant de la norme : si la culture est investie d

un minimum d

efficacit
é
prescriptive, si elle r
é
git au
71
moins dans une certaine mesure la pensée et l’action des
individus, c’est parce qu’elle se trouve visàvis d’eux en
position surplombante ; extérieure et supérieure aux
pratiques, la culture est en état d’agir sur elles. On peut
ne pas se satisfaire de telles métaphores, mais on ne
saurait y renoncer sans les remplacer, sous peine de voir
s’évanouir l’idée même de règle. Que la culture tienne son
autorité de l’oubli de ses origines humaines, et de l’œuvre
de légitimation insensiblement accomplie par le temps, on
peut l’admettre : cette autorité n’en est pas moins
effective, et il faut en rendre compte. Or, à s’enfermer
dans l’univers synchronique des pratiques individuelles
telles qu’elles s’offrent à l’observateur, à regarder ces
pratiques comme la matrice de toute réalité sociale, on
s’interdit de comprendre comment elles peuvent être
soumises à des règles ; dans une telle perspective, en
effet, la règle ne peut être que le produit des pratiques :
ou« bien elle sociales,
Les règles résulte àd’un contratdes
la différence toujours
lois de larévocable,
gravitation ou
ou
bien
des elle est un
formules compromis
sanguines, ont lainstable, toujours
particularité exposédes
de dépendre à
l’éventualité d’une remise
hommes auxquels en cause :par
elles s’appliquent l’un
leur ou est
effet l’autre des
toujours
susceptible d’être dévoyé par
partenaires l’intervention humaine ». fragilité
Se référant actuellement
à Jean Bazin, associés.
Alban Bensa Il y a(p.donc
344)uneva encore
congénitale de la règle
plus loin dans son épilogue : qu’Alban Bensa (p. 82) reconnaît
sans ambages :
« Elle [la règle] stabilise momentanément un état des rapports
sociaux ; il est toutefois toujours possible de la changer, de la
contourner ou de l’abandonner pour une autre règle.
L’application des règles n’est pas obéissance inconsciente à un
semble fondée sur une équivoque entre le droit et le fait
ordre causal qui aurait force de loi, mais jeu historique sur un
Ladispositif
qu’il structure
importe auest
social plusaffligée
haut
toujours de de».
point
temporaire lalever.
même Une première
précarité
chose est :d’affirmer qu’en l’absence d’une
« La structure ne peut dès lors être pensée comme volontél’armature
divine
toutepuissante,
enfouie et stablelade règle est nécessairement
la nature humaine puisqu’ellele produit de
émane d’une
la conjoncture
pratique sociale et decontexte
et d’un l’histoire,interactifs
et qu’en cette
qui la qualité
rendent
Auchangeante,
elle terme de aléatoire
est toujours cesusceptible
cheminement, d’être
» (p. 276). voici donc modifée
infléchie, la règle et
ou la
structure dépouillées
transgressée ; il s’agitde
là,l’essentiel
on le voit,de leurthèse
d’une pouvoir. Or une
telle conclusionsur
philosophique me l’origine et la nature de la règle. Une
seconde chose est de pr
é
tendre que toute r
è
gle est vuln
é
rable et mall
é
able, que son application d
é
pend du bon vouloir de chacun, et qu

elle peut
ê
tre transform
é
e
à
volont
é
d
è
s lors que l

opinion majoritaire en d
é
cide ainsi ; nous avons maintenant affaire
à
une th
è
se sociologique, portant sur le poids de la r
è
gle dans la vie sociale. Or, de ces deux th
è
ses, si la premi
è
re est indiscutablement vraie, la seconde est en revanche
non moins indiscu
tablement fausse : m
ê
me
à
nous en tenir aux seules r
è
gles institu
é
es

les autres sont en fait encore mieux prot
é
g
é
es

nous savons bien qu

elles s

accompagnent de toute une s
é
rie de dispositifs (p
é
dagogiques, dissuasifs, r
é
pressifs) qui leur permettent de se faire ob
é
ir. Il n

est tout simplement pas vrai que chacun puisse se
dispenser de respecter la r
è
gle selon son humeur ou son int
é
r
ê
t du moment ; il ne peut l

entreprendre qu

à
ses risques et p
é
rils. Des exemptions existent, certes, mais elles
constituent des privil
è
ges et sont reconnues comme telles. De m
ê
me, il n

est pas vrai qu

il soit facile de changer la r
è
gle : dans l

histoire, les entreprises qui se fxent cet objectif portent
un nom, celui de r
é
forme ou de r
é
volution, et chacun sait bien
à
quelles r
é
sistances elles se heurtent et de quel prix elles se paient,
en termes d

é
nergies d
é
pens
é
es et de souffrances consenties ou subies.
Ainsi, Alban Bensa me semble sousestimer gravement ce que Robert
Castel, dans le beau texte qu’il a consacré à la mémoire de Pierre
Bourdieu, appelle « la dureté du monde social ». « Une sociologie forte »,
rappelle Robert Castel2, « est celle qui a compris qu’au commencement
était la contrainte, que la contrainte s’est faite société, et que la société est
d’abord faite de contraintes ». Que se déploie ensuite un jeu avec ou entre
les contraintes qui vient donner aux pratiques leur sens, Robert Castel en
convient aussitôt ; mais pour qu’il y ait réellement jeu – c’estàdire ruse,
manœuvre, contournement – encore fautil que les contraintes soient
solides et puissantes ; si elle n’étaient que fantomatiques, un souffle suffi-
rait pour les dissoudre. De cette sousestimation des contraintes, un indice
peut être produit : nulle part n’est évoqué le fait, pourtant universel,
qu’avant d’accéder à l’âge adulte, les hommes et les femmes
commencent par être des enfants, et qu’en cette qualité ils se voient du
dehors imposer ou inculquer des règles sans qu’ils puissent à aucun
moment s’en croire ou s’en imaginer les auteurs. Pour le philosophe, la
règle naît sans doute de la pratique, mais pour l’individu, elle est toujours
déjà
2. Voirlà, déjàCastel
Robert donnée, comme
: « Pierre unet mur
Bourdieu contre
la dureté lequel
du monde », inilPierre
se cogne
Encrevédès ses-
& Rose
premiers
Marie pas.eds,Travailler avec Bourdieu, Paris, Flammarion, 2003 : 349.
Lagrave,
Ici encore, je lui en donne acte, Alban Bensa est attentif
aux effets
é
ven
tuels de ses propositions :
à
r
é
duire le pouvoir de la r
è
gle, le risque est
73
grand de transformer l’agent en un sujet à la fois vierge et
indépendant, et d’aboutir « à un psychologisme pratique
qui ferait de l’acteur le maître absolu de son jeu » (Bensa
2006 : 220). Alban Bensa tente donc de parer la menace :
« Non seulement tout n’est pas possible », écritil (p. 13,
voir aussi pp. 71 et 343), « mais le champ d’action n’est
pas sans bornes, et chacun au moment d’intervenir est
aussi limité par son équation personnelle et ses propres
héritages ». Soit ! Mais de telles considérations
concernent exclusivement l’équipement initial de l’agent ;
ellesfait,
De ne l’image
disent rien
qu’Alban
des barrières
Bensa nousauxquelles
proposeil se
de heurte
la vie
dans le est
sociale cours
profondément
même de sonmarquée
activité. par ce dépérissement
de la règle, et par le caractère évanescent de la
contrainte. En l’absence de cellesci, le seul obstacle
sérieux que je puisse rencontrer sur mon chemin est
l’autre, armé de sa propre volonté et animé par ses
propres projets. La vie sociale apparaît donc comme «
tissée de multiples stratégies qui s’entrecroisent, s’affron-
tent
Il fautous’interroger
s’équilibrent temporairement
ici sur » (Ibid.des
la vertu explicative : 59). Le
notions
concert
de stratégiedes etstratégies
d’intérêt,parachève
et sur leurlacapacité
disparition de la
à éclairer
règle : « Toujours hypothétique, la norme s’efface
pour nous le sens des pratiques individuelles. À mon avis, devant
les singularités
de deux choses quand
l’une : l’enquête
ou bien ellesmet sont
en relief la façon
utilisées sans
dont chacun crée l’événement, prend en charge
autre spécifcation et en pareil cas leur intervention la durée
est
et tente d’infléchir le cours des choses à son
largement tautologique ; en effet, toute action organise avantage »
(pp. 5354).
des moyens en vue d’une fn ; elle est donc par défnition
stratégique, et la déclarer telle est tout à fait redondant ;
de même, si un individu s’engage dans une action, c’est
parce qu’il
cherche à maximiser
y trouve sond’une
avantage
manièreenou
termes
d’unedeautre
richesse,
son
compte
de pouvoir; dire
ou qu’il
de prestige
est guidé
– etpar
le contenu
son intérêt,
de l’intérêt
sans autreest
qualifcation,
précisé : il désignera
c’est direla que
poursuite
son action
égoïste
a unde motif,
la promotion
ce qui
ne nous apprend
personnelle. Les pas
notions
grandchose.
de stratégie
Ou bien leset fnsd’intérêt
visées
par la stratégie
retrouvent alors toute
sont leur
déterminées
valeur explicative
– on soutiendra
; encore faut-
par
exemple
il qu’ellesque
s’appliquent
l’acteur effectivement au cas observé.
Or Alban Bensa, me semble
t
il, passe constamment d

un usage
à
l

autre sans toujours donner l

alerte. D
é
clarer que la vie sociale est tiss
é
e de strat
é
gies entrecrois
é
es est un propos
à
premi
è
re vue innocent ; autre chose est de la d
é
fnir dans sa substance m
ê
me comme le d
é
ploiement de la comp
é
tition entre les acteurs en vue de la supr
é
matie ; pourtant telle est bien l

image qui nous est propos
é
e:
« Chacun tente de faire coïncider à son proft les intérêts
dominants (que l’ethnologue prend parfois pour “l’intérêt
collectif”) avec ses propres desiderata, de reconstruire à son
avantage la conjoncture, de modifer les normes en raison des
projets du moment » (Bensa 2006 : 59).
Poursuivant sa dénonciation de la notion de culture, Alban
Bensa écrit dans la même veine (p. 137, souligné par moi)
: « En assignant les comportements à une seule vignette
collective (les Océaniens, les universitaires, les syndicalistes,
etc.), on construit une entité abstraite qu’on affuble d’un
costume appelé culture, en manquant du même coup les
Cepratiques
qui me concrètes
gêne ici, d’individus
c’est qu’une modalité
concrets, particulière
les luttes de
d’influence,
initiatives, diversions, coups bas et autres tactiques;
l’existence collective, dont on peut situer les occurrences bref on
Unmanque
peu auparavant,
la vie sociale la production
ellemême dans desson
toute récits mythiques
épaisseur…»
dans l’espace et dans le temps, est transformée en
nous a été présentée comme un moment de cette
défnition générale de la vie sociale, valide sous toutes les
compétition : « Le récit est une arme, défensive ou
latitudes et à toutes les époques. Qu’en l’absence de
conquérante […] C’est un acte, une intervention dans le
règles, chacun n’ait plus pour but que d’affirmer sa
monde social où se nouent des espoirs, des ambitions,
supériorité sur autrui, ne seraitce que pour s’en protéger,
des règlements de comptes » (p. 131) ; il conviendrait
cela est vrai de certaines sociétés – on pense par exemple
donc fnalement de « repenser les pratiques dans les
à Hobbes et à la guerre de tous contre tous, ou bien à La
termes d’une anthropologie politique historisée et
Rochefoucauld et au triomphe universel de l’amourpropre
généralisée » (p. 136).
– mais cela ne peut être dit de la société en tant que telle.
Que, pour reprendre un texte que je viens de citer, « les
luttes d’influence, initiatives, diversions, coups bas et
autres tactiques » constituent « la vie sociale ellemême
dans toute son épaisseur », je ne saurais l’admettre ; il n’y
a là qu’un aspect, dont l’importance varie selon les cas et
les circonstances ; la vie sociale comprend aussi des
enthousiasmes partagés, des générosités collectives, des
passions communes, des temps d’échange et de partage.
C

est qu

en r
é
alit
é
, la description d

Alban Bensa ne s

applique pleine
ment qu

à
une cat
é
gorie particuli
è
re de soci
é
t
é
s : la n
ô
tre, et celles qu

elle
75
influence. Assurément nous vivons en un temps et un lieu
où la loi s’efface au proft du contrat, où la revendication
des droits relègue à l’arrièreplan la prise en compte des
devoirs, et où la concurrence se déchaîne entre des
individus sommés de prendre pour seul guide leur intérêt
personnel. Mais encore une fois, ce tableau ne désigne
qu’un état social et historique singulier, si considérable
soitil. En d’autres termes, je reproche à Alban Bensa
d’étendre
Encore un mot.à toutes
Alban les formes
Bensa porte concevables de la une
à plusieurs reprises vie
sociale un modèle qui ne reflète adéquatement que
dernière accusation contre l’anthropologie classique : elle l’une
d’entre elles. Alban
aurait consacré le Bensa
« GrandmetPartage
en cause l’affinité
» entre suspecte
primitifs et
qui relie l’anthropologie classique à la domination
civilisés, et substitué l’altérité aux différences, creusant
coloniale.
des abîmesSoit ! Mais pour ma
infranchissables là oùpart je verrais
n’existent volontiers
en réalité que
dans son anthropologie critique la fgure
des frontières poreuses, largement ouvertes aux échangesque prend
l’anthropologie
et aux influences à l’époque de la
réciproques mondialisation
(Bensa 2006 : 15,capitaliste
17, 341).
accélérée.
Cette critique est sans doute la moins injuste de toutes
celles qu’il a énoncées. Cependant, en sens contraire, la
généralisation du modèle de la concurrence exacerbée ne
risquetelle pas de précipiter les différences ellesmêmes
dans l’insignifance ? Évoquant sa familiarité grandissante
avec son terrain, Alban Bensa écrit : « il est vrai qu’au
sens propre, clans et chefferies ne s’observent pas en
région parisienne, mais querelles de pouvoir, conflits
d’autorité, stratégies foncières, etc., sont aussi présents
dans les tribus kanak que dans la région IledeFrance » (p.
127).
Johannes Fautil voir dont
Fabian, dans cette assertion
l’ouvrage majeur, Leune Tempsrésurgence
et les
inattendue
autres, publié en 1983, n’a été traduit en français qu’en et
de la distinction entre l’essentiel
l’accessoire
2006. À bien?des
Quoi qu’il en
égards, le soit, elle
travail deme laisse
Fabian perplexe, et
préfgure
au risque de passer pour un indécrottable
celui de Bensa, et les convergences entre les deux traditionaliste,
j’avoue sont
parcours m’intéresser
nombreuses davantage
: je pourraiaux
doncclans et vite.
aller plus aux
chefferies
À l’encontre qu’à l’observation somme
de l’anthropologie toute
classique, trivialeFabian
Johannes selon
laquelle,
J’en viens
nourrit untoujours
maintenant
grief et partout,
capital, leà«une les
déni seconde
hommes
de entreprise
ont tendance
cotemporalité ».critique,
Que à celle
sede
fautil
battre
entendre
entre par
eux.là ? Le débat porte, me
semble
t
il, sur la place faite
à
l

enqu
ê
te de terrain dans la recherche et dans la production
anthropologiques. Pour l

anthropologie classique, l

enqu
ê
te de terrain est l

instrument privil
é
gi
é
de la recherche : c

est sur le terrain que l

anthropologue va chercher les donn
é
es qui lui permettront en un second temps de construire
une image de la soci
é
t
é
ou de la commu
naut
é
é
tudi
é
e, et
à
ces deux phases correspond la distinction traditionnelle
entre ethnographie et ethnologie. Beaucoup de nos
«
p
è
res fondateurs
»
ont situ
é
dans l

enqu
ê
te de terrain la diff
é
rence sp
é
cifque de l

anthropo
logie, le trait qui la s
é
pare des disciplines voisines. Cependant, et dans le m
ê
me mouvement, l

enqu
ê
te de terrain reste une m
é
thode, c

est
à
dire un moyen. La fn du travail anthropologique, au
double sens de but et d

ach
è
vement, demeure la production de l

œ
uvre, je veux dire du livre dans lequel le chercheur,
rassemblant et confrontant les observations recueillies,
propose ses hypoth
è
ses quant au fonctionnement de la soci
é
t
é
analys
é
e, et offre un mod
è
le cens
é
rendre compte de ce fonctionnement. Ce que l

his
toire de l

anthropologie retient comme
é
tapes marquantes de son d
é
ve
loppement, ce sont les dates de publication de ces grands
ouvrages synth
é
tiques, et non pas la date des enqu
ê
tes qui les ont pr
é
par
é
es ; le sta
tut subalterne de celles
ci se trouve ainsi clairement affirm
é
.
C’est précisément à cette position de subordination que
s’en prend Johannes Fabian. Que se passetil selon lui
durant l’enquête ? Pendant une certaine période, le
Or tout le travail
chercheur partage ultérieur
la vie de l’anthropologue
d’une communauté(classique)
; il observe
consiste selon Johannes Fabian à effacer cette
les comportements, et d’ordinaire il est luimême observé co-
temporalité,
en retour. Unet à remodeler
dialogue le savoir
se noue intersubjectif
; le chercheur qu’elle
s’informe ; il
a produit jusqu’à le rendre méconnaissable. Sitôt
élabore des interprétations qu’il soumet à la critique de
l’anthropologue rentré chez
ses hôtes. Ces échanges lui, en par
fnissent effet, ce savoirun
engendrer se savoir
métamorphose en simple
intersubjectif, dont matériau,
l’enquêteur et lesdestiné à être
enquêtés sont à part
remanié, reformulé, réinterprété par le
égale les auteurs ; plus précisément, les apports chercheur. Deux de
traits caractérisent cette seconde étape. L’enquêteur et
chacun sont indiscernables. Mais ce qui a rendu possible
les enquêtés vivent de nouveau dans des temporalités
la naissance de ce savoir, c’est que tout au long d’une
séparées ; par ailleurs, le travail s’accomplit à présent par
certaine durée, le chercheur et ses interlocuteurs ont été
écrit : le chercheur rédige, dessine des cartes et des
contemporains, ils ont des
diagrammes ; l’oralité vécuéchanges
dans le mêmeinitiauxtemps, il y a eu
disparaît.
entre
Enfn, eux
le « cotemporalité ».
chercheur est d
é
sormais seul ma
î
tre de ses descriptions et de ses analyses ; porteur du
regard
é
clair
é
de la science, il n

a plus de comptes
à
rendre qu

à
77
ses pairs. Bref, là où il y avait auparavant
intersubjectivité, il y a maintenant un sujet (le chercheur)
et des objets (les membres de la communauté étudiée) ;
là où il y avait auparavant partage et réciprocité, il y a
maintenant activité unilatérale d’un côté, et passivité
forcéeentre
Ainsi de l’autre.
l’enquête et la publication de ses résultats
intervient une mutation décisive, et c’est afn de la
légitimer que l’anthropologie classique recourt aux
théories du « Grand Partage » : fondamentalement, le
chercheur et la population dont il parle appartiennent à
des temporalités distinctes, et leur rencontre durant
l’enquête constitue un moment d’exception, marqué
d’une certaine façon au sceau du miracle. Dans le produit
fni – le livre écrit par l’anthropologue – cette rencontre
n’apparaît plus que de manière très discrète, en général
sous trois formes : dans l’introduction, une évocation
émue de l’hospitalité dont le chercheur a bénéfcié ; dans
le chapitre méthodologique, un rappel à la fois des
conditions dans lesquelles le travail a été effectué et des
principales
Qui ne seraitétapestenté dedu souscrire
chemin parcouru
à de telles ; enfn, dans
critiques des
? Elles
notes en bas
rappellent de page
utilement le égrenées
chercheur au à fl
la du texte,
réalité de des
sa
références rapportant telle ou telle information
démarche et à une humilité toujours indispensable et trop aux lieux,
dates
souventet circonstances
dédaignée ; de sa collecte.
mais On le voit,
les difficultés il s’agit là
commencent
d’une présence minimale, à partir de
lorsqu’on tente de préciser les conclusions pratiques et les laquelle la
souveraineté
leçons positives de qu’il
l’anthropologue
convient d’enpeut tirer. s’exercer
Nous sommes sans
entraves ; la
invités à remettre
pertinence porte se trouve
de leurl’enquête ainsi
approche.deMais grande
terrain
le souci ouverte
au cœur à cette
de Johannes
de notre
arrogance
activité.n’est
Fabian que pasJohannes
Qu’estce dire ?Fabian
deà simple De dénonce
transparence
toute avecil la
évidence, ne même
épistémologique.
s’agit
énergie qu’Alban
pas seulement,
Beaucoup Bensa.
plus profondément,
ni même principalement,
nous sommes d’énoncer
sommésplus de
respecter l’essence
clairement les conditions
mêmedansde l’enquête
lesquelles: l’enquête
elle est orale,
s’est
poursuivie
elle est tout; entière
la plupart
faite de
des
dialogue
chercheurs,
; la communication
on l’a vu,
fournissent
est donc sadéjà
substance
sur ce point
propre,
d’abondantes
et son résultat
précisions,
est de part
afn
de permettre
en part intersubjectif.
à leurs lecteurs
C’est d’apprécier
à ces caractères
« piècesqueen main
nous
» la
devons rester fdèles.
Or la fa
ç
on la plus simple et la plus s
û
re de rester fd
è
le
à
l

enqu
ê
te, c

est de n

en pas sortir.
À
la place de ces synth
è
ses ambitieuses qui masquent derri
è
re une th
é
orisation abstraite la v
é
rit
é
des op
é
rations de recherche, l

anthropologue devra, dans son r
é
cit, suivre au plus pr
è
s les p
é
rip
é
ties au jour le jour de son travail et de ses rencontres,
reproduire minutieusement les paroles
é
chang
é
es, restituer aussi pr
é
cis
é
ment que possible les circons
tances et contextes qui seuls donnent sens aux discours
et aux pratiques, enfn s

en tenir aux interpr
é
tations qui ont
é
t
é
discut
é
es avec ses interlo
cuteurs et contr
ô
l
é
es par eux. En cons
é
quence se trouvent disqualif
é
es toutes les interventions sp
é
cifques de l

anthropologue d
è
s lors qu

elles s

accomplissent
à
l

ext
é
rieur du cadre intersubjectif de l

enqu
ê
te. Entendons
nous bien : le chercheur n

est pas condamn
é
au silence ; il ne lui est pas demand
é
d

ê
tre un miroir muet de la communaut
é
qui l

accueille ; en revanche, il doit demeurer
à
l

int
é
rieur du dialogue qu

il a nou
é
avec elle. De m
ê
me qu

Alban Bensa, Johannes Fabian place ces pres
criptions sous le signe d

un retour au r
é
el, au r
é
el de ce qui s

est effective
ment pass
é
durant l

enqu
ê
te.
Encore une fois, il y a dans de telles exigences une
invitation à la loyauté et à la modestie qui ne sauraient
nous laisser indifférents, mais il faut bien mesurer ce
qu’elles impliquent dans la pratique et les dérives
auxquelles elles nous exposent. Dès lors que la fdélité à
ce qui se passe au cours de l’enquête devient l’impératif
majeur, le risque est grand de voir fnalement l’enquête se
prendre ellemême pour objet ; le but de l’enquête devient
alors le récit même qui la raconte. Il y a là une mutation
d’autant plus considérable qu’elle tend à passer
inaperçue. Dans l’anthropologie classique, l’enquête
Une telle métamorphose entraîne des conséquences de
restait
grande un moyen,Pour
ampleur. et l’activité du chercheur
l’anthropologie devait
classique, aboutir
sociétés
à la production d’une œuvre ; mais
et cultures étaient des données de fait, qui préexistaient dans cetteà
perspective, il est clair que l’écart qui sépare
l’activité du chercheur, et la tâche de celuici était d’en l’enquête de
l’œuvre
offrir uneest constitué – ou
représentation au comblé – par les interventions
moins approximative ; une
unilatérales
telle du chercheur
conception : appels à la le
s’attirait naturellement théorie,
reproche recours
de à
l’histoire, essais de comparaison, etc. Or,
positivisme. Pour Johannes Fabian, la substance même de pour Johannes
Fabian, ces
l’enquête interventions après
est communication coup sont illicites
et intersubjectivité (Fabian et
doivent
2006 être295).
: 266, proscrites.
Du coup, Dul’objectivité
même coup, n’estl’enquête
plus que n’est
le
plus regardée
produit comme
des efforts un moyen ; du
d’objectivation ellechercheur
devient à;ellemême
c’est lui
sa propre
qui éprouvefn.à un
moment donn
é
le besoin de
«
cristalliser
»
les contenus du dialogue en une image dont il suppose ou
esp
è
re qu

elle pourrait repr
é
senter un objet. Mais
79
dans la perspective de Johannes Fabian, une telle
opération est toujours suspecte, parce qu’elle revient à
fger, donc à trahir, une réalité par défnition fluide et
mouvante ; que le chercheur le veuille ou non, elle inter-
rompt au moins pour un temps le cours des entretiens et
discussions ; elle apparaît donc nécessairement comme
une première
En second infdélité. devient
lieu, l’enquête Peutêtreuneseratelle imposée à
activité proprement
l’anthropologue
interminable. Pour l’anthropologie classique, la durée par
par des contraintes extérieures, de
exemple
l’enquêtepar lesdéterminée
était exigences de parses
lescommanditaires, mais il:
exigences de l’œuvre
ne s’y résoudra
venait un momentque dansoù la le
mauvaise conscience.
chercheur estimait avoir
rassemblé suffisamment de données pour bâtir une
synthèse acceptable ; il pouvait alors arrêter sa collecte.
En revanche, lorsque la référence à l’œuvre disparaît,
lorsque l’enquête devient à ellemême sa propre fn, il
n’existe plus aucune raison « interne » de lui fxer des
limites, et cellesci ne peuvent naître que de circonstances
accidentelles étrangères à l’activité propre du chercheur :
épuisement des crédits, nécessités de la vie académique,
etc. Je viens de l’indiquer, toute pause, toute interruption
éloigne l’anthropologue des sources vives qui donnent
sens à sa pratique ; l’enquête a donc pour vocation
essentielle d’être continue ; comme les choses singulières
de Spinoza, elle tend par nature à persévérer dans son
être3. De fait – l’anthropologie classique le savait déjà –
elle est inépuisable dans l’espace comme dans le temps :
il reste toujours des sites à visiter, des interlocuteurs à
rencontrer
En troisième; lieu,par l’anthropologie
ailleurs, la vieestcontinue, tout naturellement
les gens
changent,àetrenoncer
conduite ce qui a àété sonfaitambition
peut ou doit initiale,
êtrequi
refait.
étaitBref,
de
l’enquête est
contribuer à appelée
la production à se poursuivre
d’un savoir. indéfniment,
Ce n’estsapas fn
ne peut
seulement
gulier être
parce
qu’un
et incomparable. que accident,
Dans– on vient
et de
la mesure l’inachèvement
où le
ellevoir – toute
est la appartient
synthèse
rencontre entre un
à son
est suspecte
individu essence
déterminé et;– ne
du peut
coup,que
le chercheur elle susciter
risque
– situé à un fort
la méfance
de donné
moment devenir et son
de unle
mode de
doute.
existence, C’est
etvie,surtout
à laindividus
d’autres manière
parce– que,
des
les cures
prise –en
enquêtés interminables
euxellemême,
aussi placés de
toutela
à une
psychanalyse.
enquête
certaine est unlivre
3. Spinoza, Éthique, épisode sin
III, proposition VI.
é
tape de leur trajectoire, on ne voit pas comment elle
pourrait
ê
tre r
é
p
é
t
é
e ou reproduite ; et on ne voit pas quelle le
ç
on pourrait
ê
tre tir
é
ed

une confrontation entre plusieurs entreprises de ce genre,
sinon le constat
é
vi
dent que les contenus sont diff
é
rents parce que les personnes et les temps sont autres.
Dans l

anthropologie classique, c

é
tait le r
é
sultat de l

enqu
ê
te, ou plut
ô
t le livre o
ù
celui
ci
é
tait consign
é
, qui
é
tait soumis
à
la compa
raison, et la t
â
che sp
é
cifque du chercheur revenu du terrain consistait
notamment
à
remodeler ses mat
é
riaux de telle sorte qu

ils puissent se pr
ê
ter
à
cette comparaison. Mais dans la perspective de Johannes
Fabian, cette proc
é
dure ne peut entra
î
ner que d
é
formations et mutilations. R
é
duite
à
elle
m
ê
me, l

enqu
ê
te devient donc une exp
é
rience unique ; plus pr
é
cis
é
ment, elle prend le caract
è
re d

un
é
v
é
nement historique ; or nous savons au moins depuis Max
Weber que de tels
é
v
é
nements doivent
ê
tre compris en eux
m
ê
mes et pour eux
m
ê
mes, dans leur particularit
é
;
à
tenter de les introduire dans le moule d

un savoir global, on ne peut que les appauvrir, les d
é
pouiller de leur teneur et de leur saveur propres. Dans les
travaux des anthropologues, le lecteur profane sera donc
pri
é
de ne plus chercher des connaissances g
é
n
é
rales d
é
nonc
é
es
à
l

avance comme illusoires ; il lui sera propos
é
des impressions locales, dont il appr
é
ciera l

authenticit
é
, la charge
é
motionnelle, l

intensit
é
. La litt
é
rature anthropologique se rapprochera ainsi de ce qu

est aujourd

hui devenue la litt
é
rature des voyages et des exp
é
ditions montagnardes ou maritimes : une succession de r
é
cits qui nous renseignent avant tout sur la personnalit
é
et le talent de leurs auteurs.
En ce qui regarde l’avenir de notre discipline, Alban Bensa
et Johannes Fabian commettent à mon avis la même
erreur stratégique : ils pensent que, pour se moderniser et
simplement survivre, elle doit commencer par renoncer à
son héritage et rompre avec ses fondateurs ; ainsi
justifentils le procès qu’ils intentent à l’anthropologie
classique. Or s’il est vrai que pour s’épanouir un individu
humain doit d’abord tuer son père, l’anthropologie n’est
pas un individu humain, et toute analogie serait ici trom-
peuse. En réalité, les origines et le passé d’une discipline
lui servent de racines : à les couper, elle court grand
danger de se dessécher sur sa tige. Autrement dit, elle
tient son identité, ses problématiques, ses catégories de
son histoire ; ces dernières se sont assurément
transformées au cours du temps, mais leur évolution a été
continue ; même lorsque des tournants ont été pris ou des
seuils franchis, l’après n’a trouvé son sens que par réfé-
rence à l’avant. On pourrait dire de la recherche
anthropologique – et pas seulement d’elle – ce que André
Malraux affirme de la peinture : un artiste se défnit
davantage par sa relation avec ses prédécesseurs que par
son attitude devant le « spectacle du monde » ; on
pourrait en dire autant du
chercheur : il r
é
agit
à
ses devanciers au moins autant qu

à
son objet. Dans cette perspective, une seule ambition est
insoutenable : celle de faire
81
table rase de l’acquis et de reconstruire l’édifce sur des
bases soidisant nouvelles ; elle implique en effet la mise
en œuvre d’une chirurgie qui s’avère bientôt mortelle pour
le patient.

Je retrouve ici mon point de départ : le mérite de Marc Augé, c’est jus-
tement d’avoir su allier à chaque étape de son itinéraire le souci du
présent et la fidélité à la tradition. Le souci du présent : ne seraitce que
parce qu’elle continue de se fonder sur l’enquête de terrain,
l’anthropologie ne peut se maintenir qu’en se liant aux hommes et aux
femmes d’aujourd’hui ; même lorsqu’il lui arrive d’interroger le passé,
ses témoins sont vivants ; elle ne saurait se transformer en une
archéologie des sociétés disparues. L’intérêt pour l’actuel est donc un
caractère essentiel de notre discipline, et ce n’est pas l’auteur de Pour
une anthropologie des mondes contemporains qui a
besoin d’être convaincu sur ce point ; l’objet même qu’il
assigne à notre réflexion – la tension entre sens social et
liberté individuelle – ne peut être étudié qu’in vivo. Mais
nous savons bien en même temps que sur cet objet
actuel, nous devons porter un regard instruit par
l’expérience : l’œil qui se croit neuf n’est le plus souvent
qu’un œil naïf. Or en la matière, l’expérience, ce sont les
–travaux
me permettraije
de ceux qui d’ajouter
nous ont précédés.
– celui que Marcnous
Augé a lelégué
sait
mieux queCroiser
Durkheim. personne,la tradition
nous avons
et la modernité
donc tout : àle gagner
précepte à
revendiquer
peut sembler et àaussi
utiliser
simple
nos héritages,
que trivial et ;aumais,
premiercomme
rang
d’entre eux
Napoléon le disait de l’art de la guerre, toute la difficulté
est dans l’exécution.
École des hautes études en sciences
sociales, Paris

MOTS CLÉS/KEYWORDS : enquête de terrain/fieldwork survey – culture –


contrainte/constraint – règle/rule – empirisme/empiricism – co-
temporalité/cotempolarity.
R
É
F
É
RENCES BIBLIOGRAPHIQUES
8 Augé, Marc Fabian, Johannes
2
2006 Le Métier d’anthropologue. 2006 Le Temps et les autres.
Sens et Toulouse,
liberté. Paris, Galilée. Anacharsis. [Trad. d’Estelle
HenryBossoney
& Bernard Müller.]
Bensa,Alban
2006 La Fin de l’exotisme. Essais

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