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ENJEUX

MICHEL DE CERTEAU ET L’ÉCRITURE


DE L’HISTOIRE
François Dosse

« Aucune existence du présent sans pré- présent. Elle modifie radicalement notre
sence du passé, et donc aucune ludicité du conception traditionnelle de l’événement.
présent sans conscience du passé. Dans la Ainsi, lorsque Michel de Certeau écrit à
vie du temps, le passé est à coup sûr la pré- chaud, à propos de mai 1968, qu’« un évé-
sence la plus lourde, donc possiblement la nement n’est pas ce qu’on peut voir ou
plus riche, celle en tout cas dont il faut à la savoir de lui, mais ce qu’il devient (et
fois se nourrir et se distinguer. » La ré- d’abord pour nous) » 2. Cette approche
flexion de Michel de Certeau sur l’histoire change tout car elle déplace la focale de
est parente de celle à laquelle invitait, en l’historien, qui jusque-là avait tendance à
ces termes, Alphonse Dupront, le 22 février limiter son investigation à l’attestation de la
1964. Et la fécondité qu’elle conserve, en véridicité des faits relatés et à leur mise en
notre temps si préoccupé des rapports perspective dans une quête causale.
entre histoire et mémoire, explique une ac-
Michel de Certeau invite à rechercher les
tualité éditoriale dont François Dosse nous
traces laissées par l’événement depuis sa
aide à apprécier l’importance.
manifestation en considérant celles-ci

D ans ce pays prompt à la commé- comme constitutives d’un sens toujours


moration, on attendait que 2002 ouvert.
soit l’année Fernand Braudel, cé- Spécialiste du 17e siècle, parti en quête
lébrant celui qui fut considéré de son du même en exhumant les sources origi-
vivant comme le « Pape de l’histoire » à nelles de la Compagnie de Jésus, avec la
l’occasion du centième anniversaire de sa réalisation du Mémorial de Pierre Favre et
naissance (le 24 août 1902). La vraie sur- la publication en 1966 de la Correspon-
prise, et qui produit un saisissant effet de
1. Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Galli-
contraste, est que la rentrée de l’automne mard, coll. « Folio », 2002 ; id., Dominique Julia, Jacques
2002 a fait une large place à la redécou- Revel, La politique de la langue, Paris, Gallimard, coll.
verte par les historiens d’une figure « Folio », 2002, avec une postface inédite de Dominique Julia
et Jacques Revel ; id., Histoire et psychanalyse entre science
oubliée, celle d’un Michel de Certeau pré- et fiction, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002, avec une pré-
maturément disparue en 1986 et réactua- face inédite de Luce Giard, « Un chemin non tracé » ; Fran-
çois Dosse, Michel de Certeau, le marcheur blessé, Paris, La
lisée grâce à une série de publications 1. Découverte, 2002 ; Christian Delacroix, François Dosse, Pa-
Michel de Certeau a situé l’opération his- trick Garcia, Michel Trebitsch (dir.), Michel de Certeau. Les
chemins d’histoire, Paris, Éd. Complexe, 2002 ; « Michel de
toriographique dans un entre-deux, entre Certeau, histoire/psychanalyse. Mises à l’épreuve », Espaces
le langage d’hier et celui, contemporain, Temps, n° 80-81, 2002.
2. Michel de Certeau, « Prendre la parole », in Études, juin-
de l’historien. C’était à l’évidence une juillet 1968, repris dans La prise de parole et autres écrits
leçon majeure pour les historiens du temps politiques, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1994, p. 51.

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Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 78,
avril-juin 2003, p. 145-156.
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dance de Jean-Joseph Surin, Michel de sent auquel il appartient. C’est cette ten-
Certeau se confronte à l’impossible ré- sion elle-même qui est propre à engendrer
surrection du passé. Malgré un premier le manque ; c’est elle qui met en mouve-
mouvement d’identification et de restitu- ment la connaissance historique elle-
tion du passé, il ne partage pas l’illusoire même. C’est en effet dans la mesure où ces
espérance de Jules Michelet de restituer chrétiens du 17 e siècle lui deviennent
une histoire totale au point de la faire re- étrangers que Certeau se métamorphose,
vivre dans le présent. Au contraire, sa d’érudit qu’il était, en historien de métier. Il
quête érudite et minutieuse le conduit sur s’en explique lorsqu’il évoque la trajectoire
des rivages qui lui font mesurer l’éloi- qui l’a conduit du compagnon d’Ignace de
gnement et d’où il sent toujours plus pré- Loyola, Pierre Favre, à Jean-Joseph Surin.
sentes l’absence et l’altérité du passé : « Il L’intervention de l’historien présuppose de
m’échappait ou plutôt je commençais à faire place à l’autre, tout en maintenant la
m’apercevoir qu’il m’échappait. C’est de ce relation avec le sujet qui fabrique le dis-
moment, toujours réparti dans le temps, cours historique. Par rapport au passé, à ce
que date la naissance de l’historien. C’est qui a disparu, l’histoire « suppose un écart,
cette absence qui constitue le discours qui est l’acte même de se constituer
historique 1. » comme existant et pensant aujourd’hui. Ma
Michel de Certeau saisit la découverte de recherche m’a appris qu’en étudiant Surin,
l’altérité comme constitutive du genre his- je me distingue de lui 3 ». L’histoire renvoie
torique et donc de l’identité de l’historien, donc à une opération, à une inter-relation
de son métier. Il insiste donc sur cette dis- dans la mesure où elle s’inscrit dans un
tance temporelle qui est source de projec- ensemble de pratiques présentes. Elle n’est
tion, d’implication de la subjectivité histo- pas réductible à un simple jeu de miroir
rienne. Elle invite à ne pas se contenter de entre un auteur et sa masse documentaire,
restituer le passé tel qu’il fut, mais à le re- mais s’appuie sur toute une série d’opéra-
construire, à le reconfigurer à sa manière teurs propres à cet espace de l’entre-deux,
dans une dialogique articulée à partir de jamais vraiment stabilisé.
l’écart irrémédiable entre le présent et le
passé : « Non que ce monde ancien et
 L’HISTOIRE : UN FAIRE
passé bougeât ! Ce monde ne se remue
plus. On le remue 2. » Michel de Certeau, À un pôle de la recherche, il y a donc
qui a consacré tant d’années à des travaux celui qui fabrique l’histoire dans un rap-
d’érudition, fait bien le partage entre cette port d’urgence à son temps, répondant à
phase préliminaire, préalable, du relevé ses sollicitations, et consacrant son cou-
des traces documentaires du passé et ce rage d’être à éclairer les chemins non
que fut vraiment la réalité du passé. L’opé- tracés du présent. On retrouve dans une
ration historiographique ne consiste donc telle conception un rapport similaire à
ni à projeter sur le passé nos visions et celui qu’a entretenu Paul Ricœur avec les
notre langage présents ni à nous contenter défis relevés de sa contemporanéité, se
d’une simple accumulation érudite. C’est à laissant sans cesse interpeller par l’événe-
cette double aporie que l’historien se ment. Mais le sujet historien ne se recon-
trouve confronté, en situation instable, pris naît comme tel que par l’altération que lui
dans un mouvement incessant entre ce qui procure la rencontre avec les diverses
lui échappe, ce qui est à jamais absent et formes de l’altérité. À la manière dont Surin
son objectif de donner à voir dans le pré- découvre, émerveillé, la parole du pauvre
1. Id., « Histoire et structure », in Recherches et Débats,
d’esprit, « il se découvre sur la scène de
1970, p. 168.
2. Ibid., p. 168. 3. Id., L’absent de l’histoire, Tours, Mame, 1973, p. 158.

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l’autre. Il parle dans cette parole venue comme le produit d’un lieu institutionnel
d’ailleurs et dont il n’est plus question de qui le surdétermine en tant que relation au
savoir si elle est à l’un ou à l’autre 1 ». corps social, tout en restant le plus souvent
Cette position, rigoureuse par le renon- purement implicite, le non-dit du dire
cement aux facilités de ce que procure un historien : « Est abstraite, en histoire, toute
surplomb donnant l’illusion de refermer les “doctrine” qui refoule son rapport à la so-
dossiers en les suturant de réponses, se ciété… Le discours “scientifique” qui ne
soumet avec humilité au principe selon parle pas de sa relation au “corps” social
lequel « l’histoire n’est jamais sûre 2 ». ne saurait articuler une pratique. Il cesse
Michel de Certeau rejoint ainsi la concep- d’être scientifique. Question centrale pour
tion toujours interrogative de Paul Ricœur. l’historien. Cette relation au corps social est
La résistance de l’autre face au déploie- précisément l’objet de l’histoire 5. » C’est
ment des modes d’interprétation fait sur- sans doute cette dimension privilégiant
vivre une part énigmatique du passé jamais l’inscription matérielle, institutionnelle et
refermée. Les objets d’études qu’il a sociologique de l’histoire comme disci-
choisis, la mystique comme la possession, pline qui diverge le plus clairement des
illustrent particulièrement bien la déprise analyses de Paul Ricœur. Le philosophe se
nécessaire de la prétendue maîtrise histo- montre moins disposé à accorder une telle
rienne. Ainsi, à propos du cas de posses- prévalence à une consubstantialité sup-
sion de Loudun, Michel de Certeau conclut posée entre l’énonciation historienne et
sa vaste enquête sur l’idée que « la posses- son milieu social d’origine, afin d’éviter
sion ne comporte pas d’explication histo- toute forme de sociologisme ou d’explica-
rique “véritable” puisque jamais il n’est tion en termes de reflet, ce qui ne signifie
possible de savoir qui est possédé et par pas que Michel de Certeau ait buté sur cet
qui 3 ». Il met donc en garde contre les li- écueil réductionniste. C’est sur ce plan
mites de toute lecture grillagée, taxino- qu’il est au plus près de l’inspiration
mique, procurant surtout l’illusion de ré- marxiste, comme il le disait à Jacques
duire la singularité d’un phénomène à son Revel en 1975 : « Je suis parti de Marx :
système de codification : « L’historien lui- “L’industrie est le lieu réel et historique
même se ferait illusion s’il croyait s’être dé- entre la nature et l’homme” ; elle constitue
barrassé de cette étrangeté interne à l’his- “le fondement de la science humaine”. Le
toire en la casant quelque part, hors de lui, “faire de l’histoire” est en effet une
loin de nous, dans un passé clos 4. » “industrie” 6. » La notion même de « faire de
l’histoire » connaît d’ailleurs un succès tel
Définissant l’opération historiographique,
que, de titre d’un article de Michel de Cer-
Michel de Certeau l’articule selon trois di-
teau publié en 1970, elle se transforme en
mensions inséparables dont la combina-
emblème de la trilogie publiée chez Galli-
toire assure la pertinence d’un genre spéci-
mard en 1974 sous la direction de Pierre
fique. En premier lieu, elle est le produit Nora et de Jacques Le Goff.
d’un lieu social dont elle émane, à la ma- En second lieu, l’histoire est une pra-
nière dont les biens de consommation sont tique. Elle n’est pas simple parole noble
produits dans des entreprises. À cet égard, d’une interprétation désincarnée et dé-
il insiste sur le terme même de fabrication sintéressée. Elle est toujours médiatisée par
et ses connotations les plus instrumentales. la technique et sa frontière se déplace
L’œuvre historienne est alors conçue constamment entre le donné et le créé,
1. Id., La Fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, p. 320.
entre le document et sa construction, entre
2. Id., La Possession de Loudun, Paris, Gallimard, coll.
« Archives », 1970, rééd. 1990, p. 7. 5. Id., L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 70.
3. Ibid., p. 327. 6. Id., Entretien avec Jacques Revel, in Politique –
4. Loc. cit. Aujourd’hui, novembre-décembre 1975, p. 66.

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le supposé réel et les mille et une manières que Michel de Certeau porte au mode
de le dire. L’historien est celui qui maîtrise d’écriture de l’histoire ne signifie nulle-
des techniques, depuis l’établissement des ment qu’il limiterait cette discipline à sa
sources, leur classement, jusqu’à leur redis- seule dimension discursive. « En fait, l’écri-
tribution en fonction d’un autre espace et ture historienne – ou historiographie –
en utilisant un certain nombre d’opéra- reste contrôlée par les pratiques dont elle
teurs. On retrouve ici l’approche de Ricœur résulte ; bien plus, elle est elle-même une
du métier d’historien conçu comme celui pratique sociale 3. » Lieu même de réali-
d’une « analyse ». À ce niveau se déploie sation de l’histoire, l’écriture historienne
toute une dialectique singularisante du est prise dans une relation fondamentale-
sujet historien, placé devant la double ment ambivalente. Car sa nature même est
contrainte de la masse documentaire à la- double : écriture en miroir, qui renvoie au
quelle il est confronté et des choix qu’il lui présent comme fiction fabricatrice de se-
faut opérer : « En histoire, tout commence cret, de mensonge en même temps que de
avec le geste de mettre à part, de rassem- vérité ; écriture performative aussi, dont le
bler, de muer ainsi en “documents” cer- rôle majeur est de construire un « tom-
tains objets répartis autrement 1. » beau » pour le mort et qui, par là, tient du
L’historien est alors tributaire de l’archi- rite d’enterrement. La fonction symbolique
vistique de son époque autant que du de l’écriture historienne permet à une so-
degré de technicité des moyens mis en ciété de se situer en se donnant un passé
œuvre pour la prospecter. La révolution in- dans le langage. L’histoire « ouvre ainsi au
formatique modifie substantiellement les présent un espace propre : “marquer” un
procédures et démultiplie les potentialités passé, c’est faire une place au mort, mais
d’analyse. S’il doit utiliser les nouvelles aussi redistribuer l’espace des possibles 4 ».
possibilités que lui procurent les progrès « Tombeau » pour le mort, l’écriture histo-
réalisés dans le domaine de la quantifica- rienne l’est donc doublement ; elle l’ho-
tion des données, il lui faut éviter d’y sacri- nore et l’élimine, aidant ainsi au travail de
fier les singularités résistantes du passé. deuil.
C’est pourquoi Michel de Certeau privi- À partir de cette conception, certains ont
légie la notion d’écart et situe l’historien cru pouvoir fonder une pratique dé-
dans les entours des rationalisations ac- constructiviste, notamment dans le monde
quises : « Il travaille dans les marges. À cet anglo-saxon. Mais une telle perspective
égard, il devient un rôdeur 2. » Grâce à n’est manifestement pas celle de Michel de
cette mise à distance, il peut se fixer pour Certeau, qui achève sa définition de ce
objet ce qui est refoulé par la Raison afin qu’est l’opération historiographique en l’at-
d’en examiner l’envers, à la manière de tachant fermement, à la manière de Paul
Michel Foucault. C’est ainsi que l’historien Ricœur, à une théorie du sujet clivé, du
des années 1970 s’adonne volontiers à cogito blessé. « Dans la mesure où notre
l’étude de la sorcellerie, de la folie, de la rapport au langage est toujours un rapport
littérature populaire, de l’Occitanie, des à la mort, le discours historique est la re-
paysans – autant de silences interrogés, présentation privilégiée d’une “science du
d’histoires brisées, blessées et refoulées de sujet” et du sujet “pris dans une division
la mémoire collective. constituante” – mais avec une mise en
En troisième lieu, conformément au titre scène des relations qu’un corps social en-
de son ouvrage d’épistémologie historique tretient avec son langage 5. »
de 1975, l’histoire est écriture. L’attention
3. Ibid., p. 103.
1. Id., L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 84. 4. Ibid., p. 118.
2. Ibid., p. 91. 5. Ibid., p. 120.

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L’espace épistémologique défini par par l’opération historiographique elle-


l’écriture historienne se situe, selon Michel même : « Le mort resurgit, intérieur au tra-
de Certeau, en tension entre science et fic- vail qui postulait sa disparition et la possi-
tion. Comme Paul Ricœur, il récuse la bilité de l’analyser comme un objet. Le
fausse alternative selon laquelle l’histoire statut de cette limite, nécessaire et déniée,
aurait à choisir et aurait définitivement caractérise l’histoire comme science hu-
rompu avec le récit pour accéder au statut maine 4. » Ce rapport internalisé entre passé
de science, ou au contraire aurait renoncé et présent conduit Michel de Certeau à
à sa vocation scientifique pour s’installer définir la lecture de la tradition passée,
dans le régime de la pure fiction. Il émet confrontée au désir de vivre dans l’au-
ainsi quelques réserves devant ce qu’il jourd’hui comme une nécessaire « hérésie
qualifie d’« Île Fortunée 1 », qui permettrait du présent 5 ».
à l’historien de penser qu’il peut arracher
l’historiographie à ses relations ancestrales  HISTORICISER LES TRACES MÉMORIELLES
avec la rhétorique pour accéder enfin,
grâce à l’« ivresse statisticienne 2 », à une L’histoire impliquant, selon Michel de
scientificité enfin incontestable et dé- Certeau, une relation à l’autre en tant qu’il
finitive. Même si elle est née d’une rupture est absent, l’écriture de l’historien s’inscrit
initiale avec le monde de l’épopée et du dans un bougé du passé qui participe
mythe, l’histoire reste un mixte. L’érudition d’une pratique de l’écart, au cours de la-
a pour fonction de réduire la part d’erreur quelle le sujet historien comprend qu’il
de la fable, de diagnostiquer du faux, de opère un travail sur un objet « qui fait
traquer du falsifiable, mais dans une inca- retour dans l’historiographie 6 ». C’est dans
pacité structurelle à accéder à une vérité la pluralité des sédimentations de sens dé-
définitivement établie du vécu passé. posés dans l’épaisseur du passé que se
Cette position médiane tient au fait que trouve l’énigme toujours présente d’un
l’histoire se situe entre un discours fermé accès au réel, et celui-ci a bien, chez Cer-
qui est son mode d’intelligibilité et une teau, la dimension limite de la restitution
pratique qui renvoie à une réalité. Cette d’une figure perdue, comme chez Lacan
dernière est elle-même dédoublée en deux qui assignait au Réel la place de l’impos-
niveaux : le réel comme connu, ce que sible. Le réel est irrémédiablement dans la
l’historien comprend du passé, et le réel position de l’absent « partout supposé et
comme impliqué par l’opération historio- partout manquant 7 ».
graphique elle-même, c’est-à-dire ce qui Cependant cet absent est bien là, lové à
renvoie à une « pratique du sens 3 ». Point l’intérieur même du présent, non pas
de départ, d’impulsion d’une démarche comme ce qui perdure dans une sorte de
scientifique, ce réel est donc aussi résultat, conservatoire attendant d’être objet d’at-
produit fini. La discipline historique se tention périodique, mais accessible à la li-
situe dans la mise en relation de ces deux sibilité, grâce aux métamorphoses succes-
niveaux et maintient donc l’historien dans sives dont il est l’objet dans une invention,
un équilibre inéluctablement instable. C’est perpétuée au fil du temps, d’événements
cet entre-deux qui rend nécessaire un anciens chaque fois reconfigurés. « Le ca-
constant travail de différenciation, de part ractère historique de l’événement n’a pas
et d’autre d’une ligne frontière entre passé pour indice sa conservation hors du temps,
et présent le plus souvent invisible car niée grâce à un savoir maintenu intact, mais au
1. Id., Histoire et psychanalyse entre science et fiction, 4. Ibid., p. 48.
Paris, Gallimard, 1987, p. 77. 5. Id., La faiblesse de croire, Paris, Le Seuil, 1987, p. 71.
2. Ibid., p. 78. 6. Id., L’absent de l’histoire, op. cit., p. 173.
3. Id., L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 47. 7. Id., La faiblesse de croire, op. cit., p. 198.

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contraire son introduction dans le temps temps a durci ». Nulle hiérarchisation dans
des inventions diverses auxquelles il “fait ce temps feuilleté, car chacun des mo-
place” 1. » En établissant une corrélation ments de réactualisation est en soi une
entre la découverte des commencements rupture instauratrice qui rend ses suites
du passé comme autant de possibles et les incommensurables avec ce qui le précède.
constructions élaborées après-coup par les L’histoire naît de cette rencontre avec
historiens, Certeau met en évidence la ri- l’autre qui déplace les lignes du présent
chesse potentielle immanente du passé, dans un entrelacement de l’histoire et de la
qui ne peut se révéler que par l’ouverture mémoire : « Le parallèle “mémoire”/“his-
d’un nouvel espace grâce à l’opération his- toire” fait entendre le duo “moi”/“toi” qu’il
toriographique. Un vaste continent, d’im- ne donne pas à voir. Il suggère à l’oreille
menses ressources s’offrent ainsi, non une intimité sous-jacente à l’opposition
comme leviers de reproduction, mais visible (lisible) qui sépare de la durée inté-
comme autant de sources d’inspiration à rieure (la mémoire) le temps de l’Autre
de vraies créations dans les phases de crise (l’histoire) 3. »
et d’ébranlement de l’institué, comme pos- Michel de Certeau n’aura pas connu la
sible recours à une autre grammaire de centralité actuelle de la mémoire, dont
notre rapport au monde. l’envahissement a même tendance à re-
Aussi, Certeau incite à penser différem- fouler l’histoire, à en court-circuiter les
ment le moment mémoriel actuel en ré- opérateurs critiques. Pourtant il a réfléchi
cusant toute approche qui relèverait d’une aux instruments qui permettent de
compulsion de répétition de l’objet perdu. conserver une juste distance, grâce à sa tra-
Il définit une histoire sociale de la mémoire versée de l’œuvre freudienne et à sa prise
qui resterait attentive à toute altération en compte de « ce que Freud a fait à
comme source de mouvement dont il faut l’histoire ». À la suite de Freud, il assigne au
suivre les effets. Elle a pour objet un absent passé la place du refoulé qui revient su-
qui agit, un acte qui ne peut s’attester que brepticement à l’intérieur d’un présent
s’il fait naître l’interrogation de son autre. d’où il a été exclu, à la manière du père de
« Bien loin d’être le reliquaire ou la pou- Hamlet qui fait retour, mais comme fan-
belle du passé, elle vit (la mémoire) de tôme. Face au continent mémoriel dans
croire en des possibles et de les attendre, lequel le mort hante le vif, la démarche de
vigilante, à l’affût 2. » La répétition du même, l’historiographe se distingue néanmoins de
le ressassement n’est qu’apparence qui celle du psychanalyste par sa manière de
semble insérer la figure du passé dans les distribuer l’espace de la mémoire qui
commémorations présentes, mais en fait, induit une stratégie spécifique de manie-
derrière cette identité formelle, l’historien ment du temps : « Elles pensent autrement
attentif aux pratiques dans leur signifiance le rapport du passé et du présent 4. » Alors
pour les acteurs peut lire une différence de que la psychanalyse vise à reconnaître les
nature dans le contenu de l’événement in- traces mnésiques dans le présent, l’histo-
voqué et réitéré. L’histoire n’est plus alors riographe pose le passé « à côté » du pré-
conçue comme legs ou fardeau à sup- sent. Face au legs mémoriel, l’historio-
porter – conception que Nietzsche avait graphe n’est pas dans une attitude passive
déjà dénoncée –, mais comme déchirure de simple reproduction, exhumation du
temporelle incessante, pli dans la tempora- récit des origines. Ses déplacements et re-
lité. Elle a pour fonction, comme le disait configurations renvoient à un faire, à un
Alphonse Dupront, « de déplier ce que le métier : « Son travail est donc aussi un évé-
1. Ibid., p. 212. 3. Id., La Fable mystique, op. cit., p. 409.
2. Id., L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, 4. Id., L’histoire et la psychanalyse entre science et fiction,
Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 131. op. cit., p. 99.

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Michel de Certeau et l’écriture de l’histoire

nement. Parce qu’il ne répète pas, il a pour partir de lieux étudiés dans leur singularité,
effet de changer l’histoire-légende en his- que le passé n’est pas clos, n’est pas chose
toire-travail 1. » morte à muséographier, mais reste tou-
Les deux stratégies déployées afin de jours ouvert à des donations nouvelles de
rendre compte de la perte, de dire l’ab- sens. Le régime de temporalités feuilletées
sence et de signifier la dette se déploient apparaît ainsi à Bernard Lepetit, spécialiste
entre présent et passé selon des procé- d’histoire urbaine, comme exemplaire
dures distinctes. D’un côté, l’historiogra- dans l’observation qu’il fait de la place des
phie a pour ambition de sauver de l’oubli Trois cultures de Mexico 3. Il rappelle que
des positivités perdues ; elle vise à rap- le projet, remontant au début de l’année
porter des contenus au texte en masquant 1960, est explicite et juxtapose les ruines
l’absence de figures auxquelles elle tente d’une pyramide aztèque, un couvent du
de restituer le maximum de présence, 16e siècle et un gratte-ciel moderne de di-
trompant ainsi la mort, « elle fait comme si mension modeste. L’habitant de Mexico est
elle y était, acharnée à construire du vrai- donc appelé à pénétrer dans trois tempora-
semblable et à combler les lacunes 2 ». lités différentes – celle de ses racines
L’historiographe rature donc son rapport indigènes, celle de la période coloniale et
au temps lors même qu’il déploie son celle de la modernité contemporaine –,
propre discours au présent. À l’inverse, le rassemblées en un même espace et desti-
roman freudien se situe du côté de l’écri- nées à accueillir une nouvelle classe
ture, plaçant au cœur de sa préoccupation moyenne montante, en quête de légitimité
explicite une relation de visibilité de son et forte de son pouvoir. La place des Trois
rapport au temps comme lieu même d’ins- cultures donne à lire une page d’histoire
cription des modalités de l’appartenance et officielle. Or ce lieu de légitimité, installé
de la dépossession. Cette distinction faite, au cœur de la cité, est ébranlé à deux
les deux démarches n’en gardent pas reprises : en 1968, quand l’armée tire sur la
moins une analogie fondamentale. Le foule étudiante rassemblée sur la place, fai-
regard psychanalytique et le regard histo- sant des centaines de victimes, puis en
riographique ont en commun de procéder 1985, lors du tremblement de terre qui af-
à des déplacements et non à des vérifica- fecte tout le quartier et y cause la mort de
plus d’un millier de personnes. Ces deux
tions. À cet égard, on peut opposer le
événements ont donné à la place un sens
moment du recouvrement d’une histoire-
nouveau. Symbole de la pérennité du pou-
mémoire qui se pensait dans la linéarité
voir, elle évoque à présent des tragédies
d’une filiation généalogique à l’émergence
collectives.
d’un nouveau régime d’historicité tel qu’on
De cet exemple, Bernard Lepetit tire l’en-
peut le concevoir aujourd’hui, à partir de la
seignement que l’espace urbain échappe à
problématique freudienne grâce à laquelle
l’intentionnalité fonctionnelle de ses concep-
Michel de Certeau a cru possible de penser
teurs et rassemble des dimensions, tant
l’étrangeté marquée par les jeux et rejeux matérielles qu’immatérielles, d’hier et d’au-
des survivances et des stratifications de jourd’hui, en concordance/discordance. En
sens dans un même lieu. même temps, le lieu urbain est tout entier
C’est ainsi que le double tournant her- présent, recomposant, réinvestissant les
méneutique et pragmatique initié par Ber- lieux anciens selon de nouvelles normes :
nard Lepetit au sein des Annales, dé- des fortifications deviennent des boule-
plaçant la totalité temporelle du côté du vards de ceinture, d’anciennes gares sont
présent de l’action, met en évidence, à
3. Bernard Lepetit, communication au Colloque de Saint-
1. Id., L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 292. Pétersbourg consacré à « Politique et société en Russie
2. Ibid., p. 331. contemporaine », 29 septembre 1995.

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changées en musées, des couvents sont historienne, dont la finalité revient à resti-
utilisés comme casernes ou hôpitaux et, tuer la pluralité des regards possibles.
sur l’emplacement du noviciat de Laval où Michel de Certeau reste vigilant, à une
Michel de Certeau a fait ses études, s’est heure qui n’est pas encore de fièvre com-
construit un supermarché. Le sens social mémorative, devant toutes les formes d’en-
assigné à tel ou tel élément de l’urbanis- gluement dans le ressassement du passé et
tique ne s’opère jamais à l’identique et se c’est pourquoi il substitue, dans son dia-
réfère toujours à une pratique présente. La logue avec le médiéviste Georges Duby, la
ville ne doit donc pas être regardée comme notion de dette à celle d’héritage : « De ces
une chose inerte, réifiée à jamais pour la ancêtres, il n’est pas l’héritier mais
science, mais comme une catégorie de la l’endetté 2. » Dès cette date, 1978, il définit
pratique sociale. Cette approche, ancrée donc le chantier historiographique comme
dans des espaces situés dans le temps, at- celui de la combinaison d’une mise à dis-
tentive à la signification de l’acteur, privi- tance et d’une dette, et voit dans le travail
légie aussi le jeu des échelles spatiales, de Georges Duby sur l’imaginaire au
donc s’incorpore la géographie et ses Moyen Âge la possible restitution d’une di-
avancées théoriques en matière de repré- mension jusque-là sous-estimée et dé-
sentation. pendante, celle de la formalité des pra-
De la même manière que Paul Ricœur, tiques, des diverses formes de symbo-
Michel de Certeau établit ce lien nécessaire lisation : « Votre recherche ouvre la possi-
entre histoire et mémoire qui doit éviter bilité d’une formalité de l’histoire 3. » Ce qui
tout autant l’écueil du recouvrement que l’intéresse particulièrement dans l’analyse
celui de la séparation radicale : « L’étude de Duby est cet ancrage des jeux com-
historique met en scène le travail de la mé- plexes entre pratiques sociales et pratiques
moire. Elle en représente, mais technique- signifiantes à l’intérieur même d’une conflic-
ment, l’œuvre contradictoire. En effet, tualité sociale située. Le passage d’une
tantôt la mémoire sélectionne et trans- vision binaire à une vision ternaire de la
forme des expériences antérieures pour les société ne fonctionne pas chez Duby
ajuster à de nouveaux usages, ou bien pra- comme simple reflet des mécanismes éco-
tique de l’oubli qui seul fait place à un nomiques. Il désigne plutôt « ce qu’une so-
ciété perçoit comme manquant relative-
présent ; tantôt elle laisse revenir, sous
ment à une organisation de ses pra-
forme d’imprévus, des choses qu’on croyait
tiques 4 ». Et l’on retrouve les positions de
rangées et passées (mais qui n’ont peut-
Ricœur dans la conception d’un jeu inter-
être pas d’âge) et elle ouvre dans l’actualité
disciplinaire qui ne se donne pas comme
la brèche d’un insu. L’analyse scientifique
le moyen d’une totalisation systématique
refait en laboratoire ces opérations ambi-
ni comme construction d’un système en-
guës de la mémoire 1. » Cette conception globant, mais comme travail sur les limites
ouvre une possible histoire sociale de la impliquant une pluralité principielle de
mémoire dont les effets sur l’historiogra- perspectives. « Pour l’historien, le sacrifice
phie sont de postuler le renoncement à consisterait aussi dans la reconnaissance
toute position de surplomb. Au contraire, de sa limite, c’est-à-dire de ce qui lui est
une telle interaction s’appuie sur l’hété- enlevé. Et l’interdisciplinarité ne consiste-
rogénéité de perspectives toujours en rait pas à élaborer un bricolage totalisant,
mouvement comme autant de postes d’ob- mais au contraire à pratiquer effectivement
servation qui créent un bougé de l’écriture
2. Id., in L’Arc, « Georges Duby », 1978, p. 81.
1. Michel de Certeau, « Historicités mystiques », in Recher- 3. Ibid., p. 82.
ches de science religieuse, tome 73, 1985, p. 326. 4. Ibid., p. 83.

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Michel de Certeau et l’écriture de l’histoire

le deuil, à reconnaître la nécessité de de l’opération historiographique est consi-


champs différents 1. » dérée avec faveur, Certeau ne cache pas
ses réserves devant l’orientation de Veyne
 L’OUVERTURE DU DIRE SUR UN FAIRE
lorsque ce dernier laisse en suspens la
question du rapport entre le traitement du
Certaines lectures de Michel de Certeau discours historique et les pratiques d’une
ont eu tendance à privilégier en lui l’un des discipline, invitant à ne pas délaisser un
représentants en France du Linguistic Turn des pôles constitutifs de l’écriture histo-
et à l’enfermer dans une approche pure- rienne.
ment rhétorique du discours historique. En Michel de Certeau accorde à la notion de
fait, pour lui comme pour Paul Ricœur, pratique une importance majeure qui court
l’histoire n’est pas une pure tropologie qui tout au long de son œuvre, que ce soit
en ferait une variante de la fiction. L’objet lorsqu’il scrute la quotidienneté, les arts de
de l’histoire comme l’opération même de faire au 20e siècle ou lorsqu’il conceptua-
l’historien renvoient à une pratique, à un lise l’opération historiographique. Un de
faire qui déborde les codes discursifs. ses textes majeurs, publié dans L’écriture
L’écriture de l’histoire se situe donc dans de l’histoire, s’intitule : « La formalité des
un entre-deux, toujours en déplacement, pratiques : du système religieux à l’éthique
dans une tension entre un dire et un faire. des Lumières (16e-18e siècle). » Objets du
« Ce rapport du discours à un faire est in- regard de l’historien, les pratiques sont
terne à son objet 2. » Le texte de l’historien, aussi constitutives de son travail. Certeau
sans se substituer à une praxis sociale ni en définit la pratique à l’intérieur d’une dicho-
constituer le reflet, occupe la position du tomie entre stratégie et tactique : « J’ap-
témoin et celle du critique. Il est animé par pelle “stratégie” le calcul des rapports de
un désir inscrit dans le présent et c’est forces qui devient possible à partir du
d’ailleurs ce qui retient l’attention de moment où un sujet de vouloir et de pou-
Michel de Certeau dans l’essai d’épisté- voir est isolable d’un “environnement”.
mologie historique écrit en 1971 par Paul Elle postule un lieu susceptible d’être cir-
Veyne, Comment on écrit l’histoire. Certes, conscrit comme un propre et donc de
les énoncés péremptoires selon lesquels servir de base à une gestion de ses rela-
rien n’existe du réel si ce n’est par le dis- tions avec une extériorité distincte. La ra-
cours provoquent en lui quelque agace- tionalité politique, économique ou scienti-
ment, et il prend ses distances vis-à-vis du fique s’est construite sur ce modèle stra-
nominalisme principiel des propositions tégique. J’appelle au contraire “tactique”
de Veyne. Il lui reconnaît néanmoins le un calcul qui ne peut pas compter sur un
mérite d’assumer le désir de l’historien propre, ni donc sur une frontière qui dis-
dans son rapport à la fabrication de tingue l’autre comme une totalité visible.
l’histoire : « C’est une révolution que d’ins- La tactique n’a pour lieu que celui de
taller le plaisir comme critère et comme l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement,
règle, là où ont régné tour à tour la “mis- sans le saisir en son entier, sans pouvoir le
sion” et le fonctionnariat politiques de tenir à distance. Elle ne dispose pas de
l’historien, puis la “vocation” mise au ser- base où capitaliser ses avantages 4… »
vice d’une “vérité” sociale, enfin la loi tech- Lorsque Certeau définit la notion de stra-
nocratique des institutions du savoir 3. » Si tégie, il en désigne l’extériorité, établissant
l’introduction du « je » comme fondatrice une frontière entre un lieu de savoir, de ca-
1. Ibid., p. 84.
pitalisation du pouvoir et un lieu à s’appro-
2. Id., L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 61.
3. Id., in Annales ESC, n° 6, novembre-décembre 1972, 4. Id., L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, op. cit.,
p. 1325. p. 46.

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prier, à conquérir. Il considère donc bien unique et totalisante. Elle se trouve alors
l’existence d’un niveau extra-discursif dans réduite à une expression purement contin-
lequel s’inscrivent et se déploient les ambi- gente et s’exprime dans sa pluralité. Le
tions stratégiques. Par ailleurs, si la tac- relais est pris par le pouvoir politique qui
tique ne définit pas d’extériorité, dans la se voit confier la charge d’enrôler les
mesure où elle reste interne au lieu de croyances. L’État instrumentalise le reli-
l’autre, elle s’inscrit, selon Certeau, non du gieux et ce qui se modifie n’est pas tant le
côté du discours par lequel se repère la contenu religieux que « la pratique qui dé-
stratégie, mais du côté de la pratique, du sormais fait fonctionner la religion au ser-
faire. vice d’une politique d’ordre 2 ».
Ces distinctions sont au centre de son L’enseignement méthodologique qu’en
analyse de la distorsion croissante entre le tire Michel de Certeau se caractérise par
dire et le faire dans la crise que ressentent l’insistance sur la formalité des pratiques. Il
certains esprits du début du 17 e siècle à signifie que le lieu du changement n’est
l’intérieur de la Compagnie de Jésus. L’as- pas tant le contenu discursif lui-même que
piration mystique de ceux qu’il désigne cet entre-deux, dont la distorsion est res-
sous le nom de « petits saints d’Aquitaine » sentie vivement comme l’expression d’une
et surtout d’un Jean-Joseph Surin, cristal- crise indépassable, et qui est le produit
lise une crise de conscience devant une d’une distance croissante entre la formalité
institution qui tend à se refermer sur elle- des pratiques et celle des représentations :
même et à transformer son message spiri- « Il y a dissociation entre l’exigence de dire
tuel en scolastique. Ces mystiques vivent le sens et la logique sociale du faire 3. »
une division intérieure, un véritable cli- C’est entre ces deux pôles que l’expérience
vage interne entre les formes de la moder- mystique exprime les nouvelles formes de
nité sociale et un dire qui ne correspond subjectivation de la foi, cherchant à tenir
plus à un faire. C’est à partir de cette scis- ensemble les deux exigences dissociées
sion que la déchirure mystique se donne à par l’évolution historique.
voir et s’exprime comme exigence nou- C’est donc à une traversée expérientielle
velle, insatisfaite devant les institutions en que nous invite Michel de Certeau dans sa
place et les débordant de toutes parts. Ce construction d’une anthropologie du
qui est en jeu dans le basculement de la croire. Le fait d’exhumer le passé ne cor-
modernité qui s’opère selon Certeau entre respond ni au mythe de Michelet de le
le 17e et le 18e siècle, mais qui s’accentue faire revivre ni au goût antiquaire des éru-
encore davantage avec la sécularisation gé- dits, mais il est toujours éclairé par le de-
néralisée de la société au 20e siècle, c’est le venir et doit nourrir l’invention du quoti-
recul de l’institution ecclésiale comme lieu dien. Le paradoxe de l’exception ordinaire
d’énonciation du vrai : « La vie sociale et qu’est Jean-Joseph Surin permet de mieux
l’investissement scientifique s’exilent peu à comprendre le mouvement qui anime les
peu des inféodations religieuses 1. » L’unité multiples formes de l’intelligence rusée, la
du cadre théologico-politique se brise suc- profusion des tactiques, la Metis grecque à
cessivement sur les progrès de la sé- l’œuvre dans la quotidienneté du 20e siècle.
cularisation, l’affirmation de l’État moderne Là encore, comme chez Ricœur, c’est l’évé-
et la découverte de l’altérité au contact des nement qui est maître par sa capacité d’al-
nouveaux mondes. De ces fractures mul- térer et de mettre en mouvement :
tiples résulte un mouvement d’extériorisa- « L’essentiel est de se rendre “poreuse” à
tion de la catégorie du religieux qui se l’événement (le mot revient souvent), de se
donnait jusque-là dans une cohérence
2. Ibid., p. 166.
1. Id., L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 155. 3. Ibid., p. 171.

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Michel de Certeau et l’écriture de l’histoire

laisser “atteindre”, “changer” par l’autre, placement que tente l’opération historio-
d’en être “altéré”, “blessé” 1. » Tout ce tra- graphique dans son ambition de retrouver
vail d’érudition historique est donc animé la multiplicité des pratiques en leur don-
par le souci d’éclairer son siècle, le nant une existence narrative.
20e siècle, en élucidant ce qu’il nomme en La manière dont Certeau réussit à rendre
1971 une « rupture instauratrice ». Le travail compte des pratiques par l’écriture
sur le passé est à ce titre analogue au tra- consiste à s’appuyer sur les acquis d’une
vail analytique comme opération présente pragmatique du langage inspirée par les
qui s’applique aux équations personnelles travaux de la linguistique de l’énonciation
et collectives. Négliger le passé revient à le de Benveniste et des travaux sur les actes
laisser intact à notre insu et donc vivre de langage d’Austin et de Searle. C’est par
sous sa tutelle, alors que l’opération histo- la pragmatique que Certeau parvient à res-
riographique rend possible de penser le tituer la singularité de ces modi loquendi
futur du passé. « Paradoxalement, la tradi- des mystiques, de ce parler marqué par
tion s’offre donc un champ de possibles 2. » l’altération, la traduction et l’excès des
L’opération historiographique trouve cadres établis. Cette traversée expérien-
donc son prolongement dans les analyses tielle naît de la désontologisation du lan-
des manières de faire dans la vie quoti- gage et du clivage grandissant entre la
dienne. Michel de Certeau y repère les ma- langue déictique et l’expérience réfé-
nifestations polymorphes de l’intelligence rentielle propre à la modernité : « Les ma-
immédiate, rusée et faite d’astuces, de tac- nières de parler spirituelles participent à
tiques mises en œuvre par les consomma- cette nouvelle pragmatique. La science
teurs qui ne se laissent pas réduire à la pas- mystique a d’ailleurs favorisé un excep-
sivité mais produisent par leur manière tionnel développement de méthodes 3. »
singulière de s’approprier les biens cultu- C’est dans le dialogue, la dialogique que se
rels. Ces techniques ou tactiques de noue ce langage mystique. La communica-
réappropriation subvertissent les partages tion désigne un acte qui focalise récits,
dichotomiques entre dominants et do- traités et poèmes. « Le nom même qui sym-
minés, producteurs et consommateurs. bolise toute cette littérature mystique ren-
Elles représentent autant de potentialités voie à l’“acte de parole” (le speech act de J.
créatives. Certeau reprend, pour les quali- R. Searle) et à une fonction “illocution-
fier, ce que Deligny appelait les « lignes naire” (J. L. Austin) : l’Esprit, c’est “celui
d’erre », soit les parcours tracés hors des qui parle” – el que habla, dit Jean de la
chemins battus par les enfants autistes, des Croix ; c’est le locuteur, ou “ce qui
itinéraires solitaires, des vagabondages ef- parle” 4 ».
ficaces qui coupent le chemin des adultes. De cette traversée de l’expérience inté-
Tant dans le passé que dans le présent, rieure résulte un déplacement de la fron-
les pratiques sont donc toujours irréduc- tière entre le vrai et le faux. De même que
tibles aux discours qui les décrivent ou les la vérité est toujours tensive chez Ricœur,
proscrivent. Toute la recherche de Michel la science expérimentale que prône Cer-
de Certeau est habitée par cette tension teau, après Surin, tient à une indétermina-
entre la nécessité de penser la pratique et tion présupposée du partage entre le vrai
l’impossible écriture de celle-ci, dans la et le faux. C’est ainsi que Surin ne se pré-
mesure où l’écriture se situe du côté de la sente pas dans une posture de maîtrise de
stratégie. C’est ce passage difficile, ce dé- la vérité face à Jeanne des Anges. Si la mo-
1. Luce Giard, Le Voyage mystique, Paris, Cerf, 1988,
niale est possédée par les diables, Surin
p. 166.
2. Michel de Certeau, Le christianisme éclaté, Paris, Le 3. Id., La Fable mystique, op. cit., p. 178.
Seuil, 1974, p. 46. 4. Ibid., p. 217.

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considère que « savoir quand ils disent la Le braconnage de Certeau traverse


vérité et quand ils ne la disent pas, il est toutes ces temporalités entrelacées, comme
malaisé de donner une règle assurée et un cheminement à travers des récits, des
indubitable 1 ». contraintes qui sont autant de chicanes
Ces pratiques et ruses sans lieux ne sont entre lesquelles la liberté ouvre des voies
pas assurées ; elles restent sans capitalisa- non tracées permettant la constitution d’un
tion possible, exposées aux aléas du soi par l’autre. Paul Ricœur et Michel de
temps, ce qui leur confère une fragilité de Certeau se rejoignent ici pleinement,
principe. Certeau différencie deux usages jusque dans l’horizon poétique toujours
du temps : une pratique, devenue aujour- inscrit comme devenir, toujours inachevé,
d’hui envahissante, qui consiste à tempora- qui relance les questions posées au passé
liser un lieu et à magnifier sa valeur dans afin d’instaurer une relation créatrice avec
une perspective hagiographique pour y as- lui. Cette langue poétique d’expérience
seoir une légitimité, une identité. Cette naît à la fois de la dichotomie instituée par
stratégie revient à tuer le temps pour y dé- la modernité entre les croyances et le
fendre le lieu dans sa pérennité supposée croyable. Elle est la relance incessante de
face à l’érosion temporelle. Certeau lui questions désormais sans réponses et
oppose divers autres usages du temps, dé- décrit bien la position nouvelle de l’histo-
finis par leur caractère combinatoire. Il dis- rien assumant l’humilité, moins sûr d’ap-
tingue en premier lieu celui du chasseur, porter des réponses définitives à des ques-
forme de tricotage entre temps continu et tions, mais davantage enclin à poser des
surprises événementielles. Une autre questions à des réponses passées.
forme de combinaison serait celle d’un
temps tissé, à la manière du temps enche- 
vêtré des conversations. En troisième lieu,
il repère ce qu’il qualifie de temps troué ou
temps reprisé, non maîtrisé, au cours Historien, professeur des Universités à l’IUFM de
duquel l’accident fait sens. Enfin, il y aurait Créteil, maître de conférences à l’Institut d’études
le temps sans trace, simple temps de la politiques de Paris, chercheur associé à l’Institut
perte, largement présent dans la mémoire d’histoire du temps présent et au Centre d’histoire
orale à jamais perdue. culturelle des sociétés contemporaines, co-anima-
teur de la revue Espaces Temps, François Dosse
1. Surin, cité par Michel de Certeau, La possession de vient de publier Michel de Certeau. Le marcheur
Loudun, op. cit., p. 218. blessé (La Découverte, 2002).

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