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La mémoire collective chez les musiciens

Author(s): Maurice Halbwachs


Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 127, No. 3/4 (MARS-AVRIL.
1939), pp. 136-165
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41084481
Accessed: 06-05-2016 21:30 UTC

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La mémoire collective chez les musiciens

Le souvenir d'un mot se distingue du souvenir d'un son quel-


conque, naturel ou musical, en ce qu'au premier correspond toujours
un modèle ou un schéma extérieur, fixé soit dans les habitudes
phonétiques du groupe (c'est-à-dire sur un support organique),
soit sous forme imprimée (c'est-à-dire sur une surface matérielle),
alors que la plupart des hommes, lorsqu'ils entendent des sons qui
ne sont pas des mots, ne peuvent guère les comparer à des modèles
qui seraient purement auditifs, parce que ceux-ci leur manquent.
Certes, lorsque, dans mdh cabinet de travail, je lève la tête
pour écouter un moment les bruits du dehors et du dedans, je pui&
dire : ceci, c'est le bruit d'une pelle à charbon dans le corridor,
cela, c'est le pas (l'un cheval dans la rue, c'est le cri d'un enfant, etc.
Mais, on le voit, ce n'est pas autour d'une représentation typique
auditive que se groupent d'ordinaire les sons ou les bruits d'une
même catégorie : quand je veux reconnaître ces bruits, je songe
aux objets ou aux êtres qui, à ma connaissance, en produisent
d'analogues, c'est-à-dire que je me reporte à des notions qui ne sont
pas essentiellement d'ordre sonore. C'est le son qui fait penser à
l'objet, parce qu'on reconnaît l'objet à travers le son ; mais l'objet
lui-même (c'est-à-dire le modèle auquel on se reporte) évoquerait
rarement tout seul le son. Quand on entend un cliquetis de chaînes,
ou bien un bruit de brides froissées, de chevaux au galop, un cla-
quement de fouet, on pense à des prisonniers, à une course de chars.
Que ces spectacles nous apparaissent sur l'écran d'un cinéma-
tographe, sans qu'un orchestre invisible les accompagne en imitant
les sons, nous n'évoquerons pas nous-mêmes les sons, et les figures
qui s'agitent dans le silence nous feront beaucoup moins illusion.
Mais il n'en est pas autrement lorsqu'il s'agit de la voix humaine,
et que notre attention se porte non plus sur les mots eux-mêmes,
mais sur le timbre, sur l'intonation et l'accent. Supposons que
dans l'obscurité ou au téléphone nous entendions parler des per-

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sonnes que nous connaissons et que nous ne connaissons pas, cha-


cune à son tour. Nous entendons une personne sans la voir, si bien
que nous ne pouvons songer qu'à sa voix. Mais à quoi sa voix nous
fait-elle penser ? Rarement nous nous reporterons à des modèles
auditifs, comme si ce qui nous intéressait surtout était de distinguer
ces voix suivant leur qualité et l'action qu'elles peuvent exercer
sur les oreilles d'un public : point de vue qui passe peut-être au
premier plan aux concours du Conservatoire, point de vue de direc-
teur de théâtre. Nous songerons plutôt, quand nous entendrons des
voix connues, aux personnes que nous reconnaissons derrière elles,
et, quand nous entendrons des voix inconnues, au caractère et aux
sentiments qui s'y révèlent, ou qu'elles paraissent exprimer. Ainsi
nous nous reportons à un certain nombre d'idées qui nous sont
familières, idées et réflexions accompagnées d'images : figures de
nos parents, de nos amis, mais aussi figures qui représentent à nos
yeux la douceur, la tendresse, la sécheresse, la méchanceté, l'aigreur,
la dissimulation. C'est avec ces notions stables, aussi stables que
les notions d'objets, que nous confronterons les voix entendues, pour
les reconnaître ou pour nous mettre en mesure de les reconnaître.
De là notre étonnement quelquefois, lorsque nous rencontrons une
personne qui nous est étrangère et qui parle avec la même voix
qu'un de nos parents, qu'un de nos amis, étonnement et même
sentiment qu'il y a là quelque chose de comique, comme si notre
parent avait mis un masque, ou comme si l'étranger s'était trompé
en prenant une voix qui n'était pas à lui. De même lorsque l'in-
tensité de l'émission vocale est en désaccord avec l'apparence phy-
sique, qu'elle est forte chez un être fluet, etc.
Venons-en aux sons musicaux. Si, pour les fixer dans notre
mémoire et nous les rappeler, nous'en étions réduits à les entendre,
le plus grand nombre des notes ou des ensembles de sons musicaux
qui frappent nos oreilles nous échapperaient vite. Berlioz a raconté
dans ses mémoires qu'une nuit il composa mentalement une sym-
phonie qui lui paraissait admirable. Il allait la noter sur le papier,
lorsqu'il réfléchit que, pour la faire exécuter, il lui faudrait perdre
beaucoup trop de temps et d'argent en démarches, si bien qu'il
décida d'y renoncer et ne nota rien. Le lendemain matin, il ne lui
restait aucun souvenir de ce qu'il se représentait et de ce qu'il
entendait intérieurement, quelques heures plus tôt, avec une telle

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netteté. A plus forte raison en est-il ainsi de ceux qui n'ont appris
ni à déchiffrer, ni à exécuter. Qu'ils sortent d'un concert où ils ont
entendu une œuvre pour la première fois, il ne reste dans leur
mémoire presque rien. Les motifs mélodiques se séparent et leurs
notes s'éparpillent comme les perles d'un collier dont le fil est
rompu. Certes on peut, même quand on est ignorant de la trans-
cription musicale, reconnaître et se rappeler telle ou telle suite de
notes, airs, motifs, mélodies, et même accords, et parties d'une
symphonie. Mais alors ou bien il s'agit de ce qu'on a entendu plu-
sieurs fois, et qu'on a appris à reproduire vocalement. Les sons
musicaux ne se sont pas fixés dans la mémoire sous forme de sou-
venirs auditifs, mais nous avons appris à reproduire une suite de
mouvements vocaux. Quand nous retrouvons ainsi un air, nous nous
reportons à un de ces schemes actifs et moteurs dont parle M. Berg-
son qui, bien qu'ils soient fixés dans notre cerveau, restent en
dehors de notre conscience. Ou bien il s'agit de suites de sons que
nous serions incapables de reproduire nous-mêmes, mais que nous
reconnaissons quand les autres les exécutent et rien qu'à ce moment.
Supposons alors que le même air que nous avions entendu
précédemment jouer au piano soit exécuté maintenant sur un
violon. Où est le modèle auquel nous nous reportons, quand nous
le reconnaissons ? Il doit se trouver à la fois dans notre cerveau, et
dans l'espace sonore. Dans notre cerveau, sous forme de disposition
acquise antérieurement à reproduire ce que nous avons entendu,
mais disposition insuffisante et incomplète, parce que nous n'aurions
pas pu le reproduire. Mais les sons entendus à présent viennent à la
rencontre de ces mouvements de reproduction ébauchés, si bien que
ce que nous reconnaissons c'est ce qui, dans ces sons, s'accorde avec
les mouvements, c'est-à-dire non pas le timbre, mais essentiellement
la différence de hauteur des sons, les intervalles, le rythme, ou en
d'autres termes ce qui, de la musique, peut en effet se transcrire
et se figurer par des symboles visuels. Certes, nous entendons autre
chose. Nous entendons les sons eux-mêmes, les sons du violon, si
différents des sons du piano, l'air exécuté sur le violon, si différent
de l'air exécuté au piano. Si nous reconnaissons cependant cet air,
c*est que, sans lire les notes, les voir telles qu'elles sont inscrites sur
la partition, nous nous représentons cependant à notre manière
ces svmboles qui dictent les mouvements des musiciens et qui sont

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les mêmes, qu'ils jouent du piano ou du violon. Ainsi, il n'y aurait


pas de reconnaissance, et la mémoire ne retiendrait rien, s'il n'y
avait pas de mouvements dans le cerveau, et des notes sur la portée
des musiciens.

Nous avons distingué dans ce qui précède deux façons, pour


des personnes qui ne savent ni lire la musique, ni jouer d'un instru-
ment, de se rappeler un motif musical. Les uns se le rappellent
parce qu'ils peuvent' le reproduire en chantant. Les autres se le
rappellent parce qu'ils l'ont déjà entendu et en reconnaissent
certains passages. Considérons maintenant deux façons encore,
mais cette fois pour des musiciens ou pour des personnes qui savent
lire la musique, de se rappeler également un motif musical. Les uns
se le rappellent parce qu'ils peuvent l'exécuter, et les autres, parce
qu'ayant lu d'avance ou lisant maintenant la partition, ils le
reconnaîtront lorsqu'ils l'entendront exécuter. Entre ces deux caté-
gories de musiciens dont les uns exécutent, et les autres écoutent
tout en se représentant les symboles musicaux et leur suite, il y a
le même rapport qu'entre ceux qui chantent un air, et ceux qui le
reconnaissent à l'audition, alors que ni les uns ni les autres ne
savent lire la musique. La mémoire musicale, dans les groupes de
musiciens, est naturellement plus étendue et bien plus sûre que
dans les autres. Étudions d'un peu plus près quel en paraît être le
mécanisme à qui examine ces groupes du dehors.
Voici, dans une salle de concert, un ensemble d'exécutants qui
forment un orchestre. Lorsque chacun d'eux joue sa partie, il a
les yeux fixés sur une feuille de papier où sont reproduits des signes.
Ces signes représentent des notes, leur hauteur, leur durée, les
intervalles qui les séparent. Tout se passe comme si c'était là autant
de signaux, placés en cet endroit pour avertir le musicien et lui
indiquer ce qu'il doit faire. Ces signes ne sont pas des images de sons,
qui reproduiraient les sons eux-mêmes. Entre ces traits et ces points
qui frappent la vue, et des sons qui frappent l'oreille, il n'existe
aucun rapport naturel. Ces traits et ces points ne représentent pas
les sons, puisqu'il n'y a entre les uns et les autres aucune ressem-
blance, mais ils traduisent dans un langage conventionnel toute
une série de commandements auxquels le musicien doit obéir, s'il
veut reproduire les notes et leur suite avec les nuances et suivant
le rythme qui convient.

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Mais que voit en réalité le musicien, lorsqu'il regarde ces pages ?


Ici, comme dans le cas de n'importe quelle lecture, suivant que le
lecteur est plus ou moins exercé, le nombre des signes qui impres-
sionnent sa rétine diminue ou augmente. Distinguons les signes
eux-mêmes et les combinaisons où ils entrent. Ces signes sont en
nombre limité, et chacun d'eux est relativement simple. On peut
admettre qu'à force de les lire et d'exécuter les ordres qu'ils lui
transmettent, le musicien s'en est pleinement assimilé le sens,
c'est-à-dire, si l'on veut, qu'ils sont inscrits d'une manière ou de
l'autre dans son cerveau : il n'a pas besoin de les voir pour se les
rappeler. Les combinaisons qu'on peut former entre ces signes, au
contraire, sont en nombre illimité, et quelques-unes d'entre elles
sont très compliquées, en sorte qu'il est inconcevable que toutes
ces combinaisons se conservent telles quelles, dans Pecoree céré-
brale, sous forme de mécanismes qui prépareraient les mouvements
nécessaires pour les reproduire.
Aussi bien cela n'est-il pas nécessaire. En fait, ces combinaisons
de signes sont inscrites hors du cerveau, sur des feuilles de papier,
c'est-à-dire qu'elles se conservent matériellement au dehors. Certes
(sauf en des cas tout à fait exceptionnels), le cerveau d'un musicien
ne contient pas, ne conserve pas la notation, sous une forme quel-
conque mais suffisante pour qu'il puisse les reproduire, de tous les
morceaux de musique qu'il a déjà joués et qu'il est appelé à exé-
cuter de nouveau. Au moment même où il exécute un morceau
qu'il a répété le musicien ne le sait point tout à fait par cœur en
général, puisqu'il a. besoin de regarder au moins de temps en temps
la portée. Remarquons que, s'il ne s'était pas assimilé d'abord les
signes simples et élémentaires, et même les combinaisons les plus
fréquentes qui comprennent ces signes, il serait, lorsqu'il exécute
en lisant la partition, dans la même situation qu'une personne qui
lit tout haut et qui doit s'arrêter à chaque instant parce qu'il y a
des lettres qu'elle ne reconnaît pas. Alors il ne pourrait jouer dans
un orchestre et en public qu'à condition d'avoir appris par cœur ;
il n'aurait plus besoin de portée ; mais il lui faudrait bien plus de
travail avant chaque exécution, et cela limiterait le nombre des
morceaux qu'il serait en mesure d'exécuter. C'est parce que les
signes et combinaisons musicales simples subsistent dans le cer-
veau, qu'il est inutile que s'y conservent aussi les combinaisons

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complexes, et qu'il suffit qu'elles le soient sur des feuilles de papier.


La partition joue donc ici exactement le rôle de substitut matériel
du cerveau.
Qu'on observe l'attitude et les mouvements des musiciens, dans
un orchestre. Chacun d'eux n'est qu'une partie d'un ensemble qui
comprend les autres musiciens et le chef d'orchestre. En effet ils
jouent d'accord et en mesure ; souvent chacun connaît non pas
seulement sa partie mais aussi les autres, et la place de la sienne
au milieu des autres. Cet ensemble comprend aussi les partitions
écrites. Or, ici, comme dans tout organisme, le travail se divise,
les fonctions sont exécutées par des organes différents, et l'on peut
dire que si les centres moteurs qui conditionnent les mouvements
des musiciens sont dans leur cerveau ou dans leurs corps, leurs
centres visuels se trouvent en partie au dehors, puisque leurs mou-
vements sont reliés aux signes qu'ils lisent sur leurs partitions.
Cette description, reconnaissons-le, ne correspond qu'approxi-
mativement à la réalité. Quelques-uns des musiciens, en effet,
pourraient exécuter par cœur toute leur partie. D'autres, alors
même qu'ils suivent des yeux les notes sur la portée, savent par
cœur des fragments entiers de la partie qu'ils jouent. Suivant les
aptitudes personnelles du musicien, suivant qu'il s'est plus ou moins
exercé et qu'il a répété plus ou moins souvent, il pourra se passer
plus ou moins de l'appui extérieur que les signes écrits ou imprimés
offrent à sa mémoire. Mais, quelle que soit sa virtuosité, il ne retien-
dra tout de même pas toutes les œuvres qu'il a jouées, de façon
à être en mesure de reproduire à volonté, et à n'importe quel moment,
l'une quelconque d'entre elles. En tout cas : isolez le musicien,
privez-le de tous ces moyens de traduction et de fixation des sons
que représente l'écriture musicale : il lui sera bien difficile et presque
impossible de fixer dans sa mémoire un si grand nombre de souvenirs.

Les signes musicaux et les modifications cérébrales qui leur


répondent diffèrent des sons et des vestiges que les sons laissent
dans notre cerveau en ce qu'ils sont artificiels. Ils résultent de
conventions, et n'ont de sens que par rapport au groupe qui les a
inventés ou adoptés. Un physiologiste qui ignorerait tout de la

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musique, qui ne saurait pas qu'il y a des concerts, des orchestres et


des musiciens, s'il pouvait pénétrer dans leur cerveau, apercevoir
les mouvements qui s'y produisent et les rattacher à leurs causes
extérieures, saurait bien que certains d'entre eux résultent de ces
phénomènes physiques naturels qu'on appelle les sons. Mais obser-
vant le cerveau d'un musicien au moment où il exécute en lisant
une partition, à côté des vestiges cérébraux des sons, le physiolo-
giste en distinguerait d'autres qu'il rattacherait à des caractères
figuratifs, à des signes imprimés, dont tout ce qu'il pourrait dire
c'est qu'on ne les rencontre pas dans la nature.
Il éprouverait peut-être le même étonnement que Robinson
lorsqu'explorant son île, sur le sable, non loin de la mer, il aperçoit
des traces de pas. Supposons que ces traces aient été laissées par
des hommes vçnus le jour précédent sans qu'il les ait vus, et qui
sont repartis. Il y a bien d'autres vestiges encore : traces d'animaux,
plumes d'oiseaux, coquilles sur le rivage. Mais les traces de pas
humains diffèrent de toutes les autres en ce que celles-ci sont appa-
rues dans l'île par le seul jeu des forces naturelles. L'île, peut-on
dire, les a produites toute seule. Mais une île déserte ne produit
pas toute seule des traces de pas. Lorsqu'il se penche sur ces traces,
Robinson voit donc en réalité quelque chose qui n'est plus son
île. Bien qu'ils soient marqués sur le sable, ces pas le transportent
ailleurs. Par eux il reprend contact avec le monde des hommes, car
ils n'ont de sens que si on les replace dans l'ensemble des traces
que laissent, sur les différentes parties du sol, les allées et venues*
des membres du groupe. Il en est de même de ces marques laissées
par les signes dans la substance cérébrale. Elles révèlent l'action
qu'exerce sur un cerveau d'homme ce qu'un physiologiste pourrait
appeUer un système ou une colonie d'autres cerveaux humains.
Ce genre d'action offre ceci de particulier qu'il s'exerce par l'in-
termédiaire de signes, c'est-à-dire qu'il suppose un accord préalable
et un accord continu entre les hommes, sur la signification de ces
signes. Ces modifications, bien qu'elles se produisent dans divers
cerveaux, n'en constituent pas moins un tout, puisque l'une répond
exactement à l'autre. Bien plus, le symbole et en même temps
l'instrument de cette unité, de l'unité de ce tout, existe matérielle-
ment : ce sont les signes musicaux et les feuilles imprimées de la
partition. Tout ce qui se produit dans le cerveau en raison de

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cet accord ou de cette unité ne peut être considéré isolément.


Pour quelqu'un qui ignorerait l'existence du groupe dont fait
partie le musicien, l'action exercée sur son cerveau par les signes ne
saurait être qu'insignifiante, parce qu'il ne l'apprécierait que d'après
les propriétés purement sensibles du signe lui-même. Or ces pro-
priétés ne distinguent guère le signe de beaucoup d'autres objets
de la vue qui n'exercent sur nous aucune action. Pour rendre à la
perception de ce signe toute sa valeur, il faut la replacer dans l'en-
semble dont elle fait partie : c'est dire que le souvenir d'une page
couverte de notes n'est qu'une partie d'un souvenir plus large, ou
d'un ensemble de souvenirs : en même temps qu'on voit en pensée
la partition, on entrevoit aussi tout un milieu social, les musiciens,
leurs conventions, et l'obligation qui s'impose à nous, pour entrer
en rapports avec eux, de nous y plier.
Considérons maintenant, une fois encore, les musiciens qui jouent
dans un orchestre. Ils ont tous les yeux fixés sur leurs partitions,
et leurs pensées ainsi que leurs gestes s'accordent parce que celles-
ci sont autant de copies d'un même modèle. Supposons qu'ils
aient tous assez de mémoire pour qu'il leur soit possible de jouer
sans regarder ces pages couvertes de signes, ou pour n'y porter
qu'un coup d'œil de temps en temps. Les partitions sont là. Mais
elles pourraient aussi bien ne pas y être. Si elles n'y étaient pas,
rien ne serait changé, puisque leurs pensées s'accordent, et que les
partitions n'ont pas d'autre rôle que de symboliser l'accord de leurs
pensées. Ne pourra-t-on pas dire alors qu'il n'y a pas lieu d'expliquer
la conservation des souvenirs musicaux par les partitions, comme si
la mémoire avait besoin de s'appuyer sur un objet matériel qui
dure, puisque précisément les partitions cessent de jouer un rôle
à partir du moment où le souvenir est acquis ? Lorsque nous disions
que les musiciens et leurs partitions forment un ensemble, et qu'il
faut envisager tout cet ensemble pour expliquer la conservation
des souvenirs, ne nous placions-nous pas au moment où le souvenir
n'existe pas encore, mais où il se forme, et l'objet matériel extérieur,
la partition, ne va-rt-elle pas disparaître à partir du moment où le
souvenir existe, et où il dépend de nous et de nous seul de l'évo-
quer? Dès lors il faudrait en revenir à la théorie purement physiolo-
gique de la mémoire, c'est-à-dire admettre que le cerveau suffît pour
rendre compte du rappel et de là reconnaissance de ces souvenirs.
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Nous croyons cependant qu'entre un musicien qui joue par cœur


et un musicien qui suit les notes sur une portée il n'y a qu'une
différence de degré. Remarquons qu'avant qu'il joue par cœur, il
a bien fallu que le premier lise et relise sa partie. Que la dernière
lecture se place au moment de l'exécution, ou quelques heures
avant, ou quelques jours, ou même à un plus long intervalle, le
temps qui s'écoule entre ceci et cela ne change pas la nature de
l'action que le système de signes exerce sur celui qui le traduit. Il
n'y a pas de sensation qui ne demande un certain temps pour que
nous en prenions conscience, parce qu'il n'y a jamais contact immé-
diat entre la conscience et l'objet. Le plus souvent la sensation n'est
formée et n'existe qu'au moment où son objet n'est plus là : dira-t-on
cependant que l'objet n'est pas cause de la sensation ? Nous avons
dit ailleurs qu'il y a lieu de distinguer la mémoire active, qui consiste
à nous rappeler ou à reconnaître un objet dont nous avons cessé de
subir l'action, et la résonnance, ou l'action retardée et continuée
qu'un objet exerce encore sur notre esprit, bien qu'un intervalle de
temps plus ou moins long nous sépare du moment où nous l'avons
perçu. Ainsi, l'objet peut n'être plus là. Mais si l'action qu'il exerce
dure encore, le système que forment la représentation et l'objet n'en
est pas moins un circuit continu, fermé par l'objet, si éloigné dans
le temps qu'il puisse être. Ici, l'objet est un ensemble de signes.
L'action qu'il exerce, ce sont les commandements qu'il transmet
au sujet. Le musicien ne lit plus la partition. Il se comporte cepen-
dant comme s'il la lisait. Ce n'est pas que les signes aient passé de
la partition dans son esprit, en tant qu'images visuelles. Car il ne
les voit plus. Dira-t-on que les mouvements qu'il accomplit se
sont liés, qu'un mécanisme s'est monté dans son cerveau, si bien
que chacun d'eux détermine automatiquement celui qui le suit ?
Sans doute. Mais ce qu'il faut précisément expliquer, c'est que ce
mécanisme se soit monté. Il faut bien le rattacher à sa cause, qui
lui est extérieure, c'est-à-dire au système de signes fixé par le groupe
sur le papier.
Voici un tableau de cire sur lequel on a gravé une suite de
lettres et de mots. Il reproduit en creux ce que les caractères pré-
sentaient en relief. Écartons maintenant les caractères. L'empreinte
demeure, et l'on pourrait se figurer que les traces laissées par les
caractères sont liées l'une à l'autre, et que chaque mot s'explique

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HALBWACHS. - MÉMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES MUSICIENS 145

par celui qui le précède. Mais nous savons bien qu'il n'en est rien,
que l'empreinte en creux s'explique par la composition en relief,
et que l'action de celle-ci subsiste, et ne change pas de nature, alors
même que les caractères en relief ne sont plus appliqués sur leur
empreinte. De même lorsqu'un homme s'est trouvé au sein d'un
groupe, qu'il y a appris à prononcer certains mots dans un certain
ordre, il peut bien sortir du groupe et s'en éloigner. Tant qu'il use
encore de ce langage, on peut dire que l'action du groupe s'exerce
toujours sur lui. Le contact n'est pas plus interrompu entre lui et
cette société qu'entre un tableau et les mains ou la pensée du
peintre qui l'a composé autrefois. Il ne l'est pas davantage entre
un musicien et une page de musique qu'il a lue ou relue plusieurs
fois, alors même qu'il paraît s'en passer maintenant. En réalité, loin
de s'en passer, il ne peut jouer que parce que la page de musique
est là, invisible, mais d'autant plus active, de même qu'on n'est
jamais mieux obéi que quand on n'a pas besoin de répéter chaque
fois les mêmes ordres.

Nous pouvons dire maintenant où se trouve le modèle qui nous


permet de reconnaître les pièces musicales dont nous nous souvenons.
Nous avons insisté sur cet exemple parce que les souvenirs musi-
caux sont infiniment divers, et qu'on croit bien être ici, comme
disent les psychologues, dans le domaine de la qualité pure. Chaque
thème, chaque phrase, chaque partie d'une sonate ou d'une sym-
phonie est unique en son genre. En l'absence de tout système de
notation, une mémoire qui voudrait retenir tout ce qu'un musicien
doit jouer dans une série de concerts devrait, semble-t-il, aligner les
impressions de chaque instant les unes à la suite des autres. Quelle
complication infinie faudrait-il attribuer au cerveau pour qu'il
puisse enregistrer et conserver séparément tant de représentations
et tant d'images ?
Mais, nous dit M. Bergson, ce n'est pas nécessaire. Il suffît que
nous nous reportions à un modèle schématique, où chaque morceau
entendu se trouve remplacé par une série de signes. Nous ne sommes
plus obligés de retenir séparément tous les sons successifs dont
chacun, nous l'avons dit, est unique en son genre, mais un petit
nombre de notes, autant qu'il y a de signes musicaux. Évidemment,
il faut encore retenir les modes divers de combinaison de ces sons,
et il y en a beaucoup, tous différents, autant qu'il y a de morceaux
vom ODtvn. - maes-avbîl. - 1930 (m* 3 r 4) 10

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distincts. Mais ces combinaisons complexes se décomposent en


combinaisons plus simples, les combinaisons simples sont plus,
nombreuses sans doute que les notes, néanmoins, elles se repro-
duisent souvent dans un même morceau, ou d'un morceau à Tau tre»
Un musicien exercé, et qui a joué un grand nombre de pièces dif-
férentes, sera comme quelqu'un qui a beaucoup lu. Les mots aussi
sont plus nombreux que les lettres, et les combinaisons de mota
sont plus nombreuses que les mots eux-mêmes. Ce qui est nouveau,
à chaque page, ce ne sont pas les mots, ni même les membres de
phrase : tout cela, on le retiendrait assez vite. Ce qu'il faut retenir
maintenant ou comprendre, ce sur quoi l'attention doit se porter,
c'est la combinaison des motifs élémentaires, des assemblages de
notes ou de mots déjà connus. Ainsi se trouve réduite et simplifiée
la tâche de la mémoire. On comprend ainsi qu'on puisse apprendre
par cœur des morceaux entiers, un grand nombre de morceaux, et
reconnaître, en l'entendant, toute la suite de notes qu'ils déroulent :
il suffit qu'on ait présent à l'esprit, d'une manière ou de l'autre, un
modèle qui représente schématiquement comment des termes
connus entrent dans un nouveau mode de combinaison. Il ßuffit de
se représenter un assemblage de signes.
Mais ces signes, d'où viennent-ils ? Ce modèle schématique,
comment prend-il naissance ? Plaçons-nous au point de vue de
M. Bergson, qui considère un individu isolé. Cet homme entend
plusieurs fois un même morceau de musique. A chaque audition
correspond une suite d'impressions originales qui ne se confond
avec aucune autre. Mais à chaque audition il se produit dans son
système cérébro-spinal une suite de réactions motrices, toujours
de même sens, qui se renforcent d'une audition à l'autre. Ces réac-
tions finissent par dessiner un scheme moteur. C'est ce scheme qui
constitue le modèle fixe auquel nous comparons ensuite le morceau
entendu, et qui nous permet de le reconnaître, et même de le repro-
duire. Sur ce point, M. Bergson accepte la théorie physiologique de
la mémoire, qui explique par le cerveau individuel, et par lui seul,,
ce genre de rappel et de reconnaissance.
Certes des hommes qui ont l'oreille également juste ne réagiront
pas cependant de la même manière à l'audition, répétée aussi sou-
vent qu'on voudra, d'un même morceau, suivant qu'ils savent ou
ne savent pas déchiffrer les caractères musicaux. Mais il n'y a des

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uns aux autres qu'une différence de degré. Un musicien qui a


déchiffré un morceau avant de l'entendre l'a décomposé. Son atten-
tion s'est portée d'abord sur les éléments, représentés par les notes,
et il a isolé d'abord l'une de l'autre les réactions motrices qui cor-
respondent à chacune d'elles. La répétition plus fréquente des
mêmes mouvements leur a donné plus de reliei II s'est exercé ensuite
à combiner ces mouvements, suivant les combinaisons de notes
qu'il entendait et qu'il lisait. C'est pourquoi il en a une idée claire :
il sait tout ce qu'elles contiennent. Quoi d'étonnant qu'il puisse
maintenant figurer cet assemblage de mouvements à l'aide de signes?
Un homme qui n'a point porté d'abord son attention sur les réac-
tions élémentaires que déterminent en lui les sons isolés, ou les
combinaisons simples de sons, aura beaucoup plus de mal à dis-
tinguer les mouvements qu'il accomplit lorsqu'il entend un mor-
ceau de musique. Ces mouvements seront plus confus et moins précis.
Ils demeureront le plus souvent à l'état d'ébauches motrices. Mais
ils ne différeront pas essentiellement de ce qu'ils seraient chez un
musicien. Ce qui le prouve, c'est que des personnes qui n'ont pas
appris la musique réussissent cependant à se rappeler certains
motifs, soit qu'ils les aient entendus plus souvent, soit que, pour une
raison ou l'autre, ils les aient remarqués plus que les motifs voisins.
Les signes musicaux, d'après M. Bergson, ne joueraient donc
pas un rôle indispensable. Bien au contraire, les signes musicaux
ne pourraient exister que du jour où nous distinguerons les notes
élémentaires. Mais ce qui serait donné, ce serait des ensembles
de sons fondus l'un dans l'autre, c'est-à-dire un tout continu. Il
faudra donc que nous le décomposions d'abord, c'est-à-dire qu'à
chaque son ou assemblage élémentaire de sons notre système ner-
veux réponde par une réaction distincte. Alors nous pourrons repré-
senter ces mouvements séparés par autant de signes. Ce sont donc
les mouvements du cerveau qui se transformeraient en signes, et
non les signes qui donneraient naissance aux mouvements du
cerveau. Il est d'ailleurs naturel qu'on puisse remonter des notes
aux mouvements, puisque les notes ne sont que la traduction de
ces mouvements : mais les mouvements viendraient d'abord, comme
le texte avant la traduction.
Il y a cependant un fait dont cette explication ne tient pas
compte, sans doute parce qu'il n'apparaît pas en pleine lumière,
1 0 *

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148 REVUE PHILOSOPHIQUE

lorsqu'on suppose que Phomme est isolé. Ce fait, c'est que ces signes
résultent d'une convention entre plusieurs hommes. Le langage
musical est un langage comme les autres, c'est-à-dire qu'il suppose
un accord préalable entre ceux qui le parlent. Or, pour apprendre
un langage quelconque, il faut se soumettre à un dressage diffìcile,
qui substitue à nos réactions naturelles et instinctives une série de
mécanismes dont nous trouvons le modèle tout fait hors de nous,
dans la société.
Dans le cas du langage muscial, on pourrait croire qu'il en est
autrement. Il y a en effet une science des sons qui repose sur des
données naturelles, physiques et physiologiques. Admettons que
le système cérébral et nerveux de l'homme soit un appareil de
résonnance, capable naturellement d'enregistrer et de reproduire
les sons. Le langage musical se bornerait à fixer sous forme de signes
les mouvements de ces appareils placés dans un milieu sonore. La
convention que nous indiquons serait donc fondée dans la nature,
et elle existerait virtuellement tout entière dès qu'un seul de ces
appareils serait donné. Mais, lorsqu'on raisonne ainsi, l'on oublie
que les hommes, et même les enfants, avant d'apprendre la musique,
ont entendu déjà beaucoup d'airs, de chants, de mélodies, que leur
oreille et leur voix ont contracté déjà bien des habitudes. En
d'autres termes, ces appareils ont fonctionné déjà depuis longtemps,
et, entre leurs mouvements, il n'y a pas qu'une simple différence
de degré, comme si les uns étaient plus sonores que les autres, ou
comme si les mêmes notes y étaient plus distinctes. Mais les notes
sont différentes, ou plutôt elles sont combinées différemment. La
difficulté consiste précisément à faire en sorte qu'ils deviennent ou
redeviennent des appareils identiques, dont les pièces se meuvent
de la même manière, et il faut bien alors partir d'un modèle qui ne
se confond avec aucun d'entre eux.

II n'y a pas que la musique des musiciens. L'enfant est bercé


de bonne heure par les chansons de sa nourrice. Il répète plus tard
les refrains que ses parents fredonnent auprès de lui. Il y a des
chansons de jeu, comme il y a des chants de travail. Dans les rues
des grandes villes les chants populaires courent de lèvre en lèvre,

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HALBWACHS. - MÉMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES MUSICIENS 149

reproduits autrefois par l'orgue de Barbarie, aujourd'hui par les


gramophones. Les mélopées des marchands ambulants, les airs qui
accompagnent les danses remplissent l'air de sons et d'accords.
Il n'est pas nécessaire que les hommes aient appris la musique pour
qu'ils gardent le souvenir d'une quantité d'airs et de chants. En
sont-ils plus musiciens pour cela ? Pourtant, s'il n'y avait qu'une
différence de degré entre l'homme qui reconnaît un air parce qu'il
l'a souvent entendu et le musicien qui le reconnaît parce qu'il l'a
lu autrefois ou le lit actuellement sur une portée, on pourrait croire
qu'il suffit d'avoir la mémoire remplie d'airs et de chants pour
apprendre très facilement la musique, et, au prix d'un faible effort
supplémentaire, pour voir s'étaler en notes écrites les sons répétés
ou entendus. Pourtant il n'en est rien. Quelqu'un qui aura entendu
beaucoup d'airs devra faire toute son éducation musicale pour se
mettre en mesure de les déchiffrer. Il n'y consacrera pas moins de
temps et n'y dépensera pas moins de peine que toute autre personne
qui n'aurait entendu et çetenu qu'un très petit nombre d'airs. Bien
plus. Il est possible que celui-là ait plus de peine que celui-ci à
s'assimiler le langage musical, parce que ses habitudes vocales
anciennes n'ont pas encore disparu. En d'autres termes, il y a deux
façons d'apprendre à retenir les sons, l'une populaire, l'autre savante,
et il n'y a entre l'une et l'autre aucun rapport.
Gomment nous rappelons-nous un air quand nous ne sommes
pas musiciens ? Envisageons le cas le plus simple et sans doute le
plus fréquent. Lorsqu'on entend un chant qui accompagne des
paroles, on y distingue autant de parties qu'il y a de paroles ou de
membres de phrase. C'est que les sons paraissent attachés aux mots,
qui sont des objets discontinus. Les mots jouent ici le rôle actif.
En effet il arrive souvent qu'on peut reproduire un air sans songer
aux paroles qui l'accompagnaient. L'air n'évoque pas les paroles.
En revanche il est difficile de répéter les paroles d'un chant qu'on
connaît bien sans le chanter intérieurement. Il est probable d'ail-
leurs que, dans le premier cas, quand nous reproduisons un air que
nous avons autrefois chanté avec les paroles, les paroles sont là,
et leur action s'exerce, bien que nous ne les prononcions pas :
chaque groupe de sons correspondant à un mot forme un tout
distinct, et l'air est scandé comme une phrase. Mais les mots eux-
mêmes et les phrases résultent de conventions sociales qui en fixent

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150 REVUE FHILOSOPHrgUE

le sens et le rôle. Le modèle d'après lequel nous décomposons e«t


toujours hors de nous.
Nous nous rappelons d "autre part des airs qui ne sont pas des
chants, on des chants dont nous n'avons jamais entendu les paroles.
Cette fois, l'air et le chant ont été décomposés suivant des divisions
marquées par le rythme. Si quelqu'un frappe du doigt fa table de
façon à reproduire le rythme d'un air que nous connaissons, on peut
trouver étrange que cela suffise quelquefois pour nous le rappeler.
Ce ne Test pas plus, au fond, que le rappel d'un chant au moyen
des paroles qui l'ont accompagné. Les coups séparés par des inter-
valles plus ou moins longs, rapprochés et précipités, isolés ou
redoublés, produisent des sons identiques. Cependant ils évoquent
une suite de sons de hauteur et d'intensité différente. Mais il en est
de même des paroles, qui, elles non plus, n'ont aucune ressemblance
avec les airs qu'elles accompagnent. On cessera de s'étonner si
Ton observe que le rythme, de même que les paroles, nous rappelle
non les sons mais la manière dont nous avons décomposé leur
succession. Dans les mots eux-mêmes, c'est peut-être le rythme qui
joue à cet égard le principal rôle. Quand nous chantons de mémoire,
ne retrouvons-nous pas souvent les paroles parce que nous nous
rappelons le rythme ? Nous scandons les vers, nous groupons les
syllabes deux à deux, et, lorsque nous voulons précipiter le chant
ou le ralentir, nous changeons de rythme.
Si c'est le rythme en définitive qui joue ici le rôle principal,
toute la question revient à savoir ce qu'est le rythme. N'existe-t-il
pas dans la nature ? Ne conçoit-on pas qu'un homme isolé puisse
découvrir tout seul dans l'espace sonore ces divisions rythmiques ?
Si quelque phénomène naturel lui suggérait le rythme il n'aurait
pas besoin de le recevoir des autres hommes. Mais les bruits qui nous
parviennent de la nature et d'elle seule ne se succèdent pas suivant
une mesure ou une cadence quelconque. Le rythme est un produit
de la vie en société. L'individu tout seul ne saurait l'inventer. Les
chants de travail, par exemple, résultent bien du retour régulier
des mêmes gestes, mais chez des travailleurs associés : d'ailleurs ils
ne rendraient pas le service qu'on en attend si les gestes eux-mêmes
étaient rythmés sans eux. Le chant offre un modèle aux travailleurs
groupés, et le rythme descend du chant dans leurs gestes. Il suppose
donc un accord collectif préalable. Nos langues sont rythmées.

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HALBWACHS. - MÉMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES MUSICIENS l&l

C'est ce qui nous permet de distinguer les parties de la phrase et


les mots qui, sans cela, se fondraient Tun dans l'autre et ne nous
présenteraient qu'une surface continue et confuse sur laquelle
notre attention n'aurait aucune prise. Nous sommes de bonne heure
familiarisés avec la mesure. Mais c'est la société, et non la nature
matérielle qui nous y a plies.
Cette société, il est vrai, comprend surtout des hommes qui ne
savent pas la musique. Entre les chants ou les airs qu'ils entendent
et qu'ils répètent, et les sonates ou symphonies jouées par de bons
orchestres, il y a sans doute autant de différence qu'entre le rythme
des profanes et la mesure des musiciens. Supposons qu'une personne
sans éducation musicale assiste à l'exécution d'une œuvre difficile.
Elle n'en retiendra rien, ou bien elle s'en rappellera les airs qui
paraissent faits pour être chantés, c'est-à-dire qui se rapprochent
le plus de ceux qu'elle connaît. C'est ainsi que nous détachons
d'une symphonie, d'un drame lyrique, simplement une mélodie,
un air de marche, un air de danse, qui pourraient en effet en être
détachés, et qui entreraient tout naturellement dans le cadre des
chants que le public comprend, retient et adopte sans grande peine.
Pourquoi retenons-nous cette suite de sons seulement, et non
les autres ? C'est que nous en saisissons tout de suite le rythme.
Non point seulement parce qu'il est simple : mais notre oreille y
retrouve des mouvements, une allure, un balancement qu'elle
connaît déjà et qui lui est presque familier. Une œuvre prend
quelquefois les hommes par ce qu'il y a en elle de plus banal et de
plus gros, ou plutôt par ce qui n'était point tel au moment où
l'artiste l'a composée, et qui l'est devenu, parce que le public s'en
^st emparé. Du jour où la chevauchée des Walkyries a passé dans le
programme des musiques militaires, ou qu'on a chanté L'Éveil du
printemps avec les mêmes inflexions et dans le même esprit que
n'importe quelle chanson sentimentale, ce n'est pas la faute de
Wagner si les auditeurs cultivés n'ont plus été capables qu'au prix
d'un effort de n'envisager ces parties que du point de vue de
l'ensemble et de les y replacer. Wagner lui-même rappelait qu'au
temps de l'opéra italien on venait au concert surtout pour entendre
quelques morceaux de bravoure, faits pour mettre en valeur les
ressources vocales d'un ténor ou d'une prima donna. Le reste du
temps, la musique n'était qu'une sorte de fioriture. On causait,

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15t REVUE PHILOSOPHIQUE

on ne l'écoutait même pas. Wagner a voulu au contraire que le


chant fit corps avec le développement musical dans son ensemble,
et que la voix humaine ne fût qu'un instrument parmi les autres.
Il n'a pas pu empêcher le gros public de retenir surtout de son
œuvre les fragments qui paraissaient écrits pour être chantés.
Au début d'un concert, lorsque le silence s'est fait, dès les pre-
mières mesures se trouve délimité un espace dans lequel non seule-
ment aucun bruit, mais même aucun souvenir des bruits du dehors
ne pénètre plus. Musiciens et auditeurs oublient les chants et les
airs qui flottent d'ordinaire dans la mémoire des hommes. Pour
comprendre la musique que l'on entend, il n'est plus question de se
reporter à ces modèles conventionnels que la société au sens large
porte toujours avec elle et ne cesse pas de nous présenter. Mais la
société des musiciens déroule devant nous une sorte de ruban invi-
sible où sont marquées des divisions abstraites sans rapport avec les
rythmes traditionnels et familiers. Examinons ce rythme parti-
culier qui n'est plus celui du langage et qui n'en dérive pas.
Le rôle de ces divisions ne saurait être de faire reparaître dans
la mémoire du musicien, ou de la personne qui l'écoute et qui
connaît la musiq'ie, la suite des notes elles-mêmes. Comment cela
serait-il possible ? Les mesures représentent seulement des inter-
valles de temps identiques. Ce sont des cadres vides. Il faut que la
suite des sons soit donnée, et elle l'est, soit sur la portée où les notes
sont inscrites, soit dans l'air à travers lequel elles parviennent au
public des musiciens. Mais il faut aussi que nous sachions repro-
duire ces sons ou les entendre suivant la mesure. Il ne suffît point
pour cela de suivre des yeux le bâton du chef d'orchestre, ou d'im-
primer à quelque partie de son corps un mouvement rythmique.
Il faut s'être exercé au préalable à faire entrer dans une mesure les
combinaisons de notes les plus fréquentes, ou à décomposer chaque
suite de notes et à y retrouver les divisions de la mesure, suivant
qu'on exécute ou qu'on entend. Mais ni l'une, ni l'autre de ces
opérations n'est naturelle, parce que ce rythme lui-même et cette
mesure ne le sont pas. Le rythme des musiciens en effet n'a rien
de commun avec les autres rythmes. Ceux-ci correspondent à des
actes qui ne sont pas essentiellement musicaux : comme la marche,
la danse, et même la parole qui a pour objet principal de communi-
quer des pensées et non de reproduire des sons. Le rythme musical

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HALBWACHS. - MÉMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES MUSICIENS 153

suppose, au contraire, un espace qui n'est que sonore, et une société


d'hommes qui ne s'intéresse qu'aux sons.
Dans un espace purement sonore, des hommes chez qui le sens
de l'ouïe serait très affiné distingueraient dans les sons beaucoup
de nuances, entre les divers sons beaucoup de rapports qui nous
échappent. Comme une des qualités essentielles du son, du point
de vue musical, est sa durée, et aussi la durée de l'intervalle qui le
sépare d'un autre, ils seraient sensibles à des différences de temps
que nous ne remarquons pas. Supposons que des êtres ainsi doués,
et qui s'intéressent tous principalement aux sons, se rapprochent,
et s'associent en vue de composer, d'exécuter et d'entendre des
œuvres musicales. Pour être admis dans cette société, il faudra
être capable d'appliquer des instruments de mesure d'une sensibi-
lité extrême à toutes les combinaisons de sons qui peuvent se ren-
contrer, soit quant à leur hauteur, leur timbre, leur intensité, soit
quant à la vitesse de leur succession et à leur durée. Le rythme et la
mesure seront soumis, dans un tel milieu, à des règles beaucoup plus
strictes que dans toutes les sociétés où les sensations musicales
restent étroitement associées aux autres. Il n'y a pas lieu d'ailleurs
d'objecter que cette différence entre le rythme populaire et le
rythme des musiciens n'est donc que de degré, et non de nature,
puisque ici et là on mesure des temps et des intervalles. Là où la
mesure passe au premier plan, peut-il y avoir d'autre différence que
quant au degré de précision qu'elle comporte et qu'on lui impose ?
C'est pourquoi des rythmes dont on s'accommode, quand il s'agit
de la parole et des mouvements, ne suffisent pas au musicien. Lui
va chercher le rythme non pas hors des phénomènes sonores, mais
dans la matière musicale elle-même, c'est-à-dire dans les sons tels
qu'ils ne sont perçus que par les musiciens. Convention féconde et
légitime sans doute, qui ne tend qu'à serrer de plus près la nature,
puisque les lois des sons telles qu'ils les formulent ont un fondement
physique, mais convention originale, puisqu'elle ne se guide pas
seulement sur les données naturelles telles qu'elles sont perçues
par les hommes qui ne font point partie de la société des musiciens.
Bien que la musique soit ainsi toute pénétrée de conventions,
elle s'inspire souvent, il est vrai, de la nature. Le bruissement du
vent dans les feuilles, le murmure de l'eau, le grondement du ton-
nerre, le bruit que fait une armée en marche ou une foule en rumeur,

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Í54 REVUE PHILOSOPHIQUE

les accents que peut prendre la voix humaine, les chants populaires
et exotiques, tous les ébranlements sonores produits par les choses
et par les hommes ont passé dans les compositions musicales. Mais
ce que la musique emprunte ainsi aux milieux naturels et humains,
elle le transforme suivant ses lois. On pourrait croire que, si Tait
imite ainsi la nature, c'est pour lui emprunter une partie de ses
effets. N'est-il pas vrai que certaines œuvres se construisent sur des
thèmes qui ne sont pas eux-mêmes musicaux, comme si Ton voulait
renforcer l'intérêt de la musique par l'attrait du drame ? Les titres
de telles compositions laissent supposer que l'auteur a voulu éveiller
chez ses auditeurs des émotions d'ordre poétique, évoquer dans leur
imagination des figures et des spectacles. Mais cela tient peut-être
à ce que la société des musiciens ne réussit pas quelquefois à s'isoler
de la société en général, et à ce qu'elle n'y tient pas toujours. Quel-
ques musiciens sont plus exclusifs, et c'est chez eux qu'il faut cher-
cher le sentiment de ce qu'on pourrait appeler la musique pure.
Plaçons-nous donc dans l'hypothèse où le musicien ne sort pas
du cercle des musiciens. Que se passe-t-il, lorsqu'il introduit un motif
emprunté à la nature ou à la société dans une sonate ou une sym-
phonie ? D'abord, si ce motif l'a retenu là où il Ta rencontré, c'est
pour ses qualités proprement musicales. Tandis qu'un profane est
frappé par un passage, dans une sonate, parce qu'il pourrait être
chanté, un musicien fixera son attention sur un chant, dans une
fête villageoise, parce qu'il pourrait être noté, et figurer comme
thème dans une sonate ou dans une composition orchestrée. Le
profane détache la mélodie de la sonate. Inversement, le musicien
détache le chant des autres chants, ou dans le chant il détache l'air
des paroles, et même certaines mesures de l'air tout entier. Ainsi
détaché, dépouillé, appauvri d'une partie de sa substance, l'air va
être maintenant transporté dans la société des musiciens, et se
présentera bientôt sous un nouvel aspect. Associé à d'autres suites
de sons, fondu peut-être dans un ensemble, sa valeur, la valeur de
ses parties sera déterminée par ses rapports avec ces éléments
musicaux qui lui étaient jusqu'ici étrangers. S'il joue le rôle de
thème, on le développera, mais suivant des règles purement musi-
cales, c'est-à-dire qu'on tirera de lui-même ce qui y était sans doute
contenu, mais qu'un musicien seul y pouvait découvrir. S'il joue
le rôle de motif, il donnera une couleur originale à toutes les parties

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HALBWACHS. - MÉMOIBE COLLECTIVE CHEZ LES MUSICIENS 1&5

de la pièce où i! reparaîtra, et lui-même,. à chaque fois, sera trans-


formé, mais tout autrement que, par exemple, si c'était le refrain
d'une chanson qui prend un sens différent, suivant les paroles du
couplet qui vient d'être chanté. L'âme musicale ainsi extraite de
<?e corps, il n'est pas nécessaire qu'elle en garde l'empreinte, qu'elle
le rappelle et y fasse penser.

* *

Parce que la musique dégage ainsi les sons de toutes les autres
données sensibles, nous nous figurons quelquefois qu'elle nous
détache du monde extérieur. Certes, les sons ont bien une réalité
matérielle. Ce sont des phénomènes physiques. Mais tenons-nous en
aux sensations auditives, car le musicien ne va guère au delà. Si
la musique vient du dehors, rien ne nous oblige à en tenir compte.
Car elle offre ceci de particulier que tandis que les couleurs, les
formes et les autres qualités de la matière sont attachées à des
objets, les sons musicaux ne se trouvent en rapport qu'avec d'autres
sons. Comme rien de ce qui est donné dans la nature ne ressemble
aux œuvres des musiciens, nous imaginons volontiers qu'elles
échappent aux lois du monde extérieur, et qu'elles sont ce qu'elles
sont en vertu du pouvoir de l'esprit. Le monde où la musique nous
transporterait serait alors le monde intérieur.
Mais regardons-y d'un peu près. Une combinaison ou une suite
de sons musicaux ne nous paraît détachée de tout objet que parce
qu'elle est elle-même un objet. Cet objet n'existe, il est vrai, que
pour le groupe des musiciens. Mais qu'est-ce qui nous garantit
jamais l'existence d'un fait, d'un être, d'une qualité, si ce n'est
Taccord qui s'établit à son sujet entre les membres d'une société,
c'est-à-dire entre les hommes qui s'y intéressent ? Ce n'est pas un
individu qui tire de lui et de lui seul un thème nouveau, une combi-
naison de sons que son esprit a créée de rien. Mais il le découvre
dans le monde des sons, que la société des musiciens est seule à
même d'explorer ; c'est parce qu'il accepte ses conventions, c'est
même parce qu'il s'en est pénétré plus, que ses autres membres,
qu'il y parvient. Le langage musical n'est pas un instrument inventé
après coup en vue de fixer et de communiquer aux musiciens ce que
tel d'entre eux a imaginé spontanément. Au contraire, c'est ce
langage qui a créé la musique. Sans lui il n'y aurait pas de société

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156 REVUE PHILOSOPHIQUE

de musiciens, il n'y aurait pas même de musiciens, de même que


sans lois il n'y aurait pas de cité, il n'y aurait pas de citoyens. Loin
de nous isoler dans la contemplation de nos états internes la musique
nous fait sortir de nous. Elle nous replace dans une société bien plus
exclusive, exigeante et disciplinée que tous les autres groupes qui
nous comprennent. Mais cela est naturel, car il s'agit de données
précises, qui ne comportent aucun flottement, et qui doivent être
reproduites ou appréhendées avec la plus entière exactitude.
Schopenhauer, critiquant la définition que Leibniz a donnée de
la musique : « exerciiium arithmeticœ occulium nescientis se numerare
animi », littéralement : « une opération d'arithmétique occulte
faite par un esprit qui ignore qu'il compte », reconnaît qu'elle est
exacte ; mais il ajoute : ce n'est cependant que l'écorce, le vêtement,
l'extérieur de l'art des sons1. On pourrait de même nous objecter
que nous décrivons exactement la mémoire du musicien, quant à ce
qui est de la technique, mais qu'il y a lieu de distinguer entre le
souvenir des mouvements ou des signes, même entre le souvenir
des sons en tant qu'ils peuvent être produits par ces mouvements ou
représentés par ces signes, d'une part, et l'impression déterminée
en nous par les sbns, soit que nous les produisions, sóit que nous les
entendions, d'autre part. Tout ce que nous avons dit s'appliquerait
au premier de ces deux aspects seulement, et on peut admettre
qu'en tout ce qui suppose essentiellement la connaissance et la
pratique des règles de la musique, notre mémoire dépend en effet
de la société des musiciens. Mais le sentiment musical, et même les
sentiments qu'éveille en nous la musique, sont tout autre chose :
or, s'ils ne tiennent pas toute la place dans le souvenir d'une audition
ou d'une exécution, il arrive qu'ils passent au premier plan : en
tout cas, on ne peut les négliger, sous peine de réduire le musicien,
qu'il joue ou qu'il écoute, à une activité purement automatique.
Lorsqu'un musicien reprend sa place dans un orchestre, et
retrouve devant lui une partition qu'il a souvent déchiffrée, on peut
dire que rien n'est changé, et que les mêmes notes seront reproduites,
dans le même ordre et avec la même vitesse : ajoutons que son jeu
sera, à bien peu de chose près, le même, et que les plaques de pho-
nographe qui ont enregistré la première et la dernière exécution

1. Schopenhauer, Die Well als Wille und Vorstellung. Leipzig, Reclam, p. 338.

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HALBWACHS. - MÉMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES MUSICIENS 157

ne pourraient pas facilement se distinguer. Dira-t-on que nous avons


là le type même du souvenir musical ? Mais il comprend et ne com-
prend que ce qui, dans la mémoire, se ramène à un mécanisme
matériel, ce qui peut être fixé sur du papier ou dans la substance
nerveuse. Tout cela se conserve comme une empreinte ou un dessin,
comme tout ce qui est matériel et inerte. Mais la mémoire ne
retient-elle rien d'autre ?
Soit qu'on déchiffre, soit qu'on exécute, il ne suffît pas de com-
prendre les signes : un artiste les interprète à sa manière, en e'ins-
pirant de ses dispositions affectives du moment, ou de tout le temps.
Il a son tempérament propre, si bien que dans ses impressions, même
purement musicales, comme dans son jeu, il entre une part d'ori-
ginalité, et il s'en rend compte : comment n'évoquerait-il pas, à
l'occasion de telle œuvre ou de tel passage, les dispositions parti-
culières dans lesquelles il l'a entendue ou jouée, et la nuance qui
devait distinguer ses sensations musicales de celles de tous les
autres ? N'est-ce pas en s'isolant des musiciens, en oubliant qu'il
fait partie de leur groupe et qu'il obéit à leurs conventions, qu'il
retrouvera le souvenir des instants où il a pris contact, au plus pro-
fond de lui-même, avec un monde que la musique venait de lui
rendre accessible ?
Rien ne prouve cependant que la sensibilité musicale, dan» ses
nuances apparemment les plus personnelles, nous isole des autres
et nous enferme en nous. La société des musiciens, si elle repose sur
des règles, comprend des hommes. C'est une société d'artistes ; elle
s'intéresse aussi bien, peut-être davantage, aux dons musicaux de
ses membres qu'à la technique de son art. Elle sait bien que les
règles ne tiennent pas lieu de génie. .En même temps que les œuvres,
elles se rappelle ceux qui les ont enrichies d'accents et modalités
nouvelles, et en ont épaissi la substance musicale, soit qu'ils aient
retrouvé en eux l'inspiration de l'auteur, soit qu'ils soient entrés
plus avant dans sa signification. Les musiciens s'observent Tun
l'autre, se comparent, s'accordent sur certaines hiérarchies, sur des
admirations et des enthousiasmes : il y a des dieux de la musique,
des saints, des grands prêtres.
La mémoire des musiciens est donc remplie de données humaines,
mais de toutes celles qui sont en rapport avec les données musicales.
Ne nous figurons pas en effet que, pour s'élever ou s'approfondir,

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158 REVUE PHILOSOPHIQUE

le sentiment musical doive s'écarter de la technique, et s'isoler de


tout ce qui se passe dans la société des musiciens. Si Ton remarque
et reconnaît, si Ton apprécie et admire le tempérament ou le talent
d'un musicien, c'est que dans sa sensibilité et son jeu on retrouve
un des modèles toujours présents à la pensée de ceux qui s'intéressent
aux sons, et .qui réalise le mieux, incarne le plus sensiblement les
tendances du groupe. Il est soulevé plus haut que les autres par le
génie musical, mais c'est comme s'il s'était emparé d'un démon
invisible, dont l'esprit emplit tous les musiciens, mais qui ne se
laisse saisir et dompter que par un petit nombre. Où le trouver, si
ce n'est au cœur du groupe ? A présent, tous le peuvent voir, et le
reconnaître, et se reconnaître en lui.
Beethoven, atteint de surdité, produit cependant ses plus belles
œuvres. Suffit-il de dire que, vivant désormais sur ses souvenirs
musicaux, il était enfermé dans un univers intérieur ? Isolé, il ne
l'était cependant qu'en apparence. Les symboles de la musique lui
conservaient, dans leur pureté, les sons et les assemblages de sons.
Mais il ne les avait pas inventés. C'était le langage du groupe. Il
était, en réalité, plus engagé que jamais, et que tous les autres,
dans la société des musiciens. Il n'était jamais seul. Et c'est ce
monde plein d'objets, plus réel pour lui que le monde réel, qu'il a
exploré, c'est en lui qu'il a découvert, à ceux qui l'habitaient, des
régions nouvelles, mais qui n'en faisaient pas moins partie de leur
domaine, et où ils se sont installés tout de suite de plein droit.
Mais, peut-être, nous faisons-nous de la musique une conception
un peu étroite. Après tout, il n'est pas nécessaire d'être initié aux
règles de cet art, d'être capable de déchiffrer et de lire les notest
pour prendre plaisir à un concert. Demandons à un musicien ce
qu'il imagine, et à quoi il pense, quand il écoute se dérouler des
motifs symphoniques. Peut-être répondra-t-il qu'il n'imagine rien,
qu'il lui suffit d'entendre, qu'il est perpétuellement dans le présent,
et que tout effort de pensée le distrairait de ce qui seul importe,
c'est-à-dire de la musique. C'est ce que nous dira aussi tel auditeur
qui suit le morceau qu'il entend sur la partition. Mais il y a bien
d'autres personnes qui aiment entendre de la musique parce qu'il
leur semble qu'elles peuvent alors penser plus librement à quelque
sujet qui les occupe, qu'alors leur imagination est plus active,
qu'elles sont moins distraites de leur méditation ou de leur rêverie.

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Stendhal disait : « pour moi, la meilleure musique est celle que je


peux entendre en pensant à ce qui me rend le plus heureux ». Etr
encore : « mon thermomètre est ceci : quand une musique me jette
dans les hautes pensées sur le sujet qui m'occupe, quel qu'il soitr
cette musique est excellente pour moi. Toute musique qui me laisse
penser à la musique est médiocre pour moi1 ». Tristesse, joie, amourr
projets, espoirs, quelle que soit notre disposition intérieure, il semble
que toute musique, à certains moments, peut l'entretenir, l'appro-
fondir, en augmenter l'intensité« Tout se passe comme si la succes-
sion des sons nous présentait une sorte de matière plastique qui
n'a pas de signification définie, mais qui est prête à recevoir celle
que notre esprit sera conduit à lui donner.
Comment s'explique ce dédoublement singulier et que, tandis
que notre oreille perçoit les sons et le balancement de la mesure,
notre esprit puisse poursuivre une méditation ou une imagination
intérieure qui semble détachée de terre ? Est-ce parce que la musique,,
détournant notre attention de tous les objets du dehors, crée en
notre esprit une sorte de vide, si bien que toute pensée qui se pré-
sente à nous trouve le champ libre ? Est-ce encore parce que les
impressions musicales se succédant comme un courant continu
que rien n'arrête nous offrent le spectacle d'une création sans cesse
renouvelée, si bien que nos pensées sont entraînées dans ce courant,
que nous avons l'illusion que nous pourrions créer nous aussi et
que rien ne s'oppose à notre volonté ou à notre fantaisie ? Ce senti-
ment original de libre création imaginative s'expliquerait plutôt
par le contraste entre les milieux où s'exerce d'ordinaire l'activité
de notre esprit, et celui où nous nous trouvons maintenant.
La pensée et la sensibilité, disions-nous, chez un musicien qui
n'est que musicien, est obligée de passer par des chemins quelque-
fois étroits et doit demeurer dans une zone définie. Les sons obéis-
sent, en effet, à un ensemble de lois singulièrement précises. On ne
peut comprendre et sentir la musique en musicien qu'à la condition
de se plier exactement à ces lois. Qu'on aille au contraire au concert
pour goûter ce plaisir particulier de penser et d'imaginer librement ;
il suffira qu'on se plie aux lois de la musique juste assez pour qu'on
ait le sentiment d'avoir changé de milieu, c'est-à-dire qu'on se

1. Stendhal, Lettres à ses amis, p. 63.


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laisse bercer et entraîner par le rythme. Alors on échappe du moins


aux conventions qui pesaient sur vous dans d'autres groupes, qui
bridaient la pensée et l'imagination. On fait partie à la fois de deux
sociétés, mais il y a entre elles un tel contraste qu'on ne sent la
pression ni de Tune, ni de l'autre. Encore faut-il qu'on puisse se
maintenir en cette position d'équilibre. Qu'on se préoccupe trop
de la musique, qu'on fasse un effort, souvent mal récompensé, pour
la comprendre, ou bien que, tout en étant au concert, on n'oublie
pas assez les ennuis et soucis qu'on aurait voulu laisser dans le
groupe extérieur à la société des musiciens d'où l'on arrive, alors
on perd ce sentiment de liberté. C'est la même musique que vous
avez entendue autrefois, mais elle ne produit plus sur vous le même
effet, et, comparant votre souvenir à l'impression actuelle, vous dites :
« Ce n'était donc que cela ! »
II y aurait donc deux façons d'écouter la musique, que l'atten-
tion se porte sur les sons et leurs combinaisons c'est-à-dire sur des
aspects et objets proprement musicaux, ou que le rythme et la
succession de notes ne soit qu'un accompagnement de nos pensées
qu'elles entraînent dans leur mouvement.
Ce sentiment de liberté, d'élargissement, de puissance créatrice,
étroitement lié au mouvement musical et au rythme sonore, on peut
bien le décrire en termes généraux. Mais il ne naît que chez des
auditeurs sensibles à la musique elle-même. Certes ceux-ci, en
même temps que des musiciens au moins en puissance, sont des
hommes, et de même les musiciens qui composent et qui exécutent.
II est naturel que l'ébranlement qui leur est communiqué par les
suites et assemblages de sons se traduise parfois dans leur esprit en
sentiments et conceptions humaines communes aux artistes musi-
ciens, aux autres artistes, et même à l'ensemble des hommes, sen-
sibles ou non à tel art.
Relisons ce qu'écrivait à ce sujet Schumann, sur « la difficile
question (le savoir jusqu'où la musique instrumentale a le droit
d'aller dans la représentation de pensées et d'événements1 ». « On
se trompe certainement si Ton croit que les compositeurs prennent
leur plume et leur papier dans la misérable intention d'exprimer

1. Robert Schumann, Gesammelte Schriften über Musik und Musiker. Leipzig,


Rectam, t. I, p. 108 et 109.

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telle ou tell^ chose, de décrire, de peindre. Mais qu'on ne fasse pas


trop bon marché des influences contingentes et des impressions
extérieures. Souvent, à côté de la fantaisie musicale, agit inconsciem-
ment une idée, à côté de l'oreille, l'œil, et cet organe, à l'activité
constante, retient parmi les tons et les sons certains contours qui
peuvent, à mesure que se déploie la musique, se condenser et se
développer en des formes déterminées. Plus les pensées ou les formes,
évoquées en nous en même temps que les sons, contiennent d'élé-
ments apparentés à la musique, plus l'expression de la composition
sera poétique ou plastique... » Et, encore : « Pourquoi Beethoven
ne serait-il pas surpris, au milieu de ses fantaisies, par la pensée de
l'immortalité ? Pourquoi la mémoire d'un grand héros tombé ne
lui inspirerait-elle pas une œuvre ? L'Italie, les Alpes, la vision de
la mer, une aube de printemps, la musique n'aurait-elle vraiment
rien à nous en dire1 ? » Plus loin : « A l'origine, la musique ne
pouvait exprimer que les états simples de la joie et de la douleur
(majeur et mineur). Les gens peu cultivés ont peine à imaginer
qu'elle est capable de traduire des passions plus spéciales, et c'est
là ce qui leur rend si malaisée l'intelligence de tous les maîtres
individuels (Beethoven, Fr. Schubert). »
Mais il ajoute : « C'est en pénétrant plus profondément dans les
mystères de l'harmonie que la musique est devenue capable d'ex-
primer les nuances les plus délicates du sentiment. » Dirons-nous,
du sentiment, sans plus, ou du sentiment tel que ne peut le ressentir
et l'exprimer qu'un musicien ? Car, nous le répétons, les musiciens
so nt aussi des hommes : mais alors, qu'ils puissent passer du plan
technique sur le plan humain, l'essentiel est qu'ils restent dans le
monde musical. C'est ce que laisse bien entendre, encore, Schumann :
« Un musicien cultivé étudiera une Madone de Raphaël avec autant
de fruit qu'un peintre une symphonie de Mozart. Plus encore : pour
un sculpteur, tout acteur devient une statue immobile, pour un
peintre tout poème un tableau, et le musicien transmue tout tableau
en sons. » Nous dirons, de même, que les conceptions et les senti-
ments se transmuent en musique : comment les évoquerait-on plus

1. A cette conception romantique s'oppose le plus nettement celle de Edward


Hansuck, Vom Musikalisch-Schönen, 1857, pour qui la musique ne peut rien
exprimer ni traduire qu'elle-même.
TOME CXXVn. - MABS-AVRIL. - 1939 (n°* 3 ET 4) 11

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162 REVUE PHILOSOPHIQUE

tard, soit qu'on fasse partie du cercle des musiciens, soit qu'on se
souvienne d'y avoir pénétré et séjourné, sinon en reconstituant
autour de soi, au moins en pensée, cette société elle-même, avec sa
technique, ses conventions, et aussi ses façons de juger et de sentir ?

Revenons à la remarque qui a été notre point de départ. Elle


portait sur le rôle des signes dans la mémoire tel que nous avons pu
le mettre en lumière sur l'exemple de la musique. Pour apprendre à
exécuter, ou à déchiffrer, ou, même lorsqu'ils entendent seulement,
à reconnaître et distinguer les sons, leur valeur etieurs intervalles,
les musiciens ont besoin d'évoquer une quantité de souvenirs. Où
se trouvent ces souvenirs, et sous quelle forme se conservent-ils ?
Nous disions que, si on examinait leurs cerveaux, on y trouverait
une quantité de mécanismes, mais qui ne se sont pas montés spon-
tanément. Il ne suffirait pas en effet, pour qu'ils apparaissent, de
laisser le musicien isolé en face des choses, de laisser agir sur lui les
bruits et les sons naturels. En réalité, pour expliquer ces dispositifs
cérébraux, il faut les mettre en relations avec des mécanismes cor-
respondants, symétriques ou complémentaires, qui fonctionnent
dans d'autres cerveaux, chez d'autres hommes. Bien plus, une telle
correspondance n'a pu être réalisée que parce qu'il s'est établi un
accord entre ces hommes : mais un tel accord suppose la création
conventionnelle d'un système de symboles ou signes matériels, dont
la signification est bien définie.
Ces signes représentent autant d'ordres donnés par la société
des musiciens à ses membres. Ils sont très nombreux, puisqu'il y a
une quantité considérable de combinaisons de sons, que ces combi-
naisons forment elles-mêmes des ensembles dont chaque partie a
une place bien déterminée dans le temps. Or, les musiciens peuvent
bien se rappeler, après des exercices suffisants, les ordres élémen-
taires. Mais la plupart d'entre eux ne pourraient fixer dans leur
mémoire les ordres complexes, ceux qui portent sur une suite très
étendue de sons. C'est pourquoi ils ont besoin d'avoir sous les yeux
des feuilles de papier où tous les signes et leur succession se trouvent
matériellement fixés. Toute une partie de leurs souvenirs ne se
conservent que sous cette forme, c'est-à-dire hors d'eux, dans la

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société de ceux qui, comme eux, s'intéressent exclusivement à la


musique. Mais, même les souvenirs qui sont en eux, souvenirs des
notes, des signes, des règles, ne se trouvent dans leur cerveau et
dans leur esprit que parce qu'ils font partie de cette société, qui leur
a permis de les acquérir ; ils n'ont aucune raison d'être que par
rapport au groupe des musiciens, et ils ne se conservent donc en
eux que parce qu'ils en font ou en ont fait partie. C'est pourquoi
l'on peut dire que les souvenirs des musiciens se conservent dans
une mémoire collective qui s'étend, dans l'espace et le temps, aussi
loin que leur société.
Mais, insistant ainsi sur le rôle que jouent les signes dans la
mémoire musicale, nous n'oublions pas qu'on pourrait faire des
observations du même genre dans bien d'autres cas. Les livres
imprimés, en effet, conservent le souvenir de mots, des phrases,
des suites de phrases, comme les partitions fixent ceux des sons et
des suites de sons. Dans une église le prêtre et les fidèles, alors
même qu'ils ne chantent pas, lisent tout haut ou tout bas suivant
un certain ordre des versets, des phrases et des parties de phrases qui
sont comme des questions et des réponses. Dans un théâtre, les
acteurs tiennent leurs rôles comme les musiciens leurs parties : ils
ont dû les apprendre par cœur en s'aidant de notes imprimées ; si
les paroles écrites ne sont pas sous leurs yeux, ils les ont relues
récemment, peut-être au cours des répétitions précédentes : d'ail-
leurs le souffleur est là, c'est-à-dire un représentant de la société
des acteurs, qui lit à leur place et peut suppléer à chaque instant
leur mémoire défaillante. Dans les deux cas, pour des raisons dif-
férentes, le but de la société ne serait pas atteint si les paroles
n'étaient pas répétées littéralement, si les réponses ne suivaient
pas les questions, si les réparties n'intervenaient pas au moment
fixé.

Au reste, le langage de l'Église et du théâtre est plus conven-


tionnel que le langage ordinaire : il l'est, peut-on dire, à la seconde
puissance. Car il n'aurait pu être inventé ni par l'homme isolé,
ni par l'homme de la société en général. On ne parle pas dans la
rue, ni même dans le monde, comme les acteurs sur la scène, ou les
fidèles dans une assemblée de prières. Sans doute des expressions
prises dans divers milieux peuvent passer dans la langue dramatique
ou comique ; de même, il arrive qu'au milieu des textes tradition-
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neis on introduise des prières d'un autre caractère, prières à l'occa-


sion d'un événement nouveau, prières locales, prières pour une per-
sonne, et qu'on y parle un moment le langage de la nation, ou
de la province, ou de la famille. Mais il faut que tout cela prenne
forme littéraire ou édifiante, et tout se passe comme si, au lieu
d'emprunter à la société générale de nouveaux moyens d'expres-
sion, le Théâtre et l'Église y avaient simplement trouvé et repris
quelque chose des leurs, qui s'y était égaré. Par tous ces caractères
la société des acteurs, comme celle des fidèles, ressemble au groupe
des musiciens, et l'on décrirait de la même manière la mémoire col-
lective ici et là.
Cette ressemblance tient peut-être en partie à ce que, même
si Ton n'entend, au moment où nous nous plaçons, ni chants, ni
instruments dans l'église ni au théâtre, la musique a tenu cepen-
dant et tient encore une grande place dans ce genre d'assem-
blées. En réalité, et malgré ces analogies, si réelles et importantes
qu'elles soient, il y a une grande différence entre la société des
musiciens, et toutes les autres communautés qui usent aussi de
signes et qui exigent de leurs membres qu'ils répètent littérale-
ment les mêmes paroles. Quand on assiste à une pièce de théâtre,
pourquoi demande-t-on aux acteurs qu'ils reproduisent exactement
le texte imprimé ? C'est parce que c'est le texte de l'auteur, bien
adapté à sa pensée, c'est-à-dire aux personnages qu'il a voulu
mettre sur la scène, aux caractères et passions dans lesquels il a
voulu nous faire entrer. Les paroles, les mots, les sons, ici, n'ont
pas leur fin en eux-mêmes : ce sont les voies d'accès au sens, aux
sentiments et idées exprimées, au milieu historique ou aux figures
dessinées, c'est-à-dire à ce qui importe le plus. C'est à cela que notre
pensée s'attache, cela que nous évoquerons, quand nous nous rap-
pellerons avoir assisté à cette pièce. Mais alors il ne sera pas néces-
saire que nous retrouvions les paroles elles-mêmes que nous avons
entendues. Nous avons d'autres moyens de conserver par la mémoire
le souvenir de ce que nous éprouvions alors. En d'autres termes la
mémoire collective de ces assemblées où l'on représente des pièces
de théâtre retient sans doute le texte des œuvres, mais, surtout,
ce que ces paroles ont évoqué, et qui n'était plus du langage ou des
sons. Il en est de même des fidèles qui cherchent à se souvenir
moins des paroles de leurs prières que des sentiments religieux par

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lesquels ils ont passé : ici encore, les mots passent à l'arrière-plan,
et si Ton tient à ce qu'on les répète exactement, c'est qu'on pense
que l'esprit est inséparable de la lettre : mais c'est tout de même
l'esprit d'abord que la mémoire collective du groupe religieux cherche
à retenir.
Les musiciens au contraire s'arrêtent aux sons, et ne cherchent
point au delà. Satisfaits d'avoir créé une atmosphère musicale, d'y
avoir déroulé des motifs musicaux, ils se désintéressent de tout ce
qu'ils peuvent suggérer, et qui ne s'exprimerait pas dans leur
langue. Il sera toujours aisé et d'ailleurs loisible à un poète, à un
philosophe, à un romancier, et aussi à un amoureux, à un ambitieux,
dans une salle où l'on exécute des œuvres musicales, d'oublier à
demi la musique, et de s'isoler dans leurs méditations ou leurs
rêveries. Tout autre est l'attitude d'un musicien, soit qu'il exécute,
soit qu'il écoute : à ce moment, il est plongé dans le milieu des
hommes qui s'occupent simplement à créer ou écouter des combi-
naisons de sons : il est tout entier dans cette société. Ceux-là n'y
ont engagé qu'une très petite partie d'eux-mêmes, assez pour s'isoler
un peu dans leur milieu habituel, dans le groupe auquel ils tiennent
le plus étroitement, et dont, en réalité, ils ne sont pas sortis. Mais
alors, pour assurer la conservation et le souvenir des œuvres musi-
cales, on ne peut faire appel, comme dans le cas du théâtre, à des
images et à des idées, c'est-à-dire à la signification, puisqu'une
telle suite de sons n'a point d'autre signification qu'elle-même.
Force est donc de la retenir telle quelle, intégralement.
La musique est, à vrai dire, le seul art auquel s'impose cette
condition, parce qu'elle se développe tout entière dans le temps,
qu'elle ne se rattache à rien qui demeure, et que, pour la ressaisir,
il faut la recréer sans cesse. C'est pourquoi il n'y a point d'exemple
où l'on aperçoive plus clairement qu'il n'est possible de retenir
une masse de souvenirs avec toutes leurs nuances et dans leur
détail le plus précis, qu'à condition de mettre en œuvre toutes les
ressources de la mémoire collective.
Maurice Halbwachs.

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