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Entre nature et histoire. Mœurs et coutumes dans la philosophie moderne

Book · November 2017

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Francesco Toto
Università Degli Studi Roma Tre
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Constitution de la modernité
sous la direction de Jean-Claude Zancarini
9

Entre nature et histoire


Ce travail a été réalisé au sein du LabEx COMOD (ANR-11-LABX-0041)
de ­l ’université de Lyon, dans le cadre du programme « Investissements ­d’avenir »
(ANR-11-IDEX-0007) de ­l ’État français,
géré par ­l ’Agence nationale de la recherche (ANR)
Entre nature
et histoire
Mœurs et coutumes
dans la philosophie moderne

Sous la direction de Francesco Toto,


Laetitia Simonetta et Giorgio Bottini

PARIS
CLASSIQUES GARNIER
2017
Francesco Toto est chercheur en histoire de la philosophie à l’université
­­ de Rome
III. Il est vice-directeur de la revue Consecutio Rerum, rédacteur en chef de Paradigmi
et membre du ­­comité scientifique ­­d’Etica&Politica. Ses travaux portent notamment
sur ­­l’histoire de la philosophie moderne aux xviie et xviiie siècles. Il a publié
­­L’Individualità dei corpi. Percorsi ­­nell’Etica di Spinoza (Rome, 2015).

Laetitia Simonetta est une ancienne élève de ­­l’École normale supérieure de Lyon,
agrégée et docteur en philosophie. Elle est l’auteur­­ d’une
­­ thèse intitulée « La
­­connaissance par sentiment au xviiie siècle ». Elle enseigne actuellement en terminale
dans ­­l ’Essonne.

Giorgio Bottini a fait ses études de philosophie à l’université


­­ de Pise. Il est actuellement
doctorant en cotutelle entre ­­l ’université de Naples – Frédéric II (sciences juridiques)
et ­­l’École normale supérieure de Lyon (philosophie). Il prépare une thèse sur la
relation entretenue entre la pensée politique de Niccolò Machiavel et la tradition
juridique médiévale.

© 2017. Classiques Garnier, Paris.


Reproduction et traduction, même partielles, interdites.
Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 978-2-406-07162-4 (livre broché)


ISBN 978-2-406-07163-1 (livre relié)
ISSN 2493-8947
AVANT-PROPOS

Cet ouvrage fait suite à un colloque ayant eu lieu à ­l’École normale


supérieure de Lyon les 10 et 11 juin 2012. Notre réflexion a été enrichie,
pour la publication, de c­ ontributions inédites. Le corpus porte sur
des philosophes britanniques, italiens, allemands et français du xvie
au xviiie siècle. La période choisie, de Machiavel à Kant, est celle où
apparaît la forme moderne de l­’État, parallèlement à l­’ouverture des
horizons géographiques. Ces deux phénomènes, c­ onsidérés ­conjointement,
remettent en cause la naturalité des formes de civilisation européenne
et ­contribuent à faire naître l­’intérêt des philosophes pour les mœurs,
leur variété et leur valeur.
Nombreux sont les articles qui approchent la notion de mœurs dans une
perspective politique, sous plusieurs angles cependant. Un angle juridique,
­d’abord, dans les travaux de Giogio Bottini et de Valentin ­d’Agagno. Le
premier montre en quoi les mœurs, chez Machiavel, c­ onstituent une force
­d’ordre matériel qui peut être formée par les lois ­lorsqu’elle est bonne,
mais qui requiert une force également matérielle pour les ­conformer
­lorsqu’elles sont corrompues, celle de la violence du prince. Le second
présente, à travers la critique de Burke, les deux c­ onceptions du rapport
entre le droit et les mœurs qui transparaissent dans la ­common law anglaise
et la Déclaration des droits de ­l’homme et du citoyen française. Les articles
­d’Arnaud Milanèse et de Jacques-Louis Lantoine adoptent davantage un
angle anthropologique qui examine le rapport des mœurs aux passions
et à la raison : le premier met au jour ­l’idée selon laquelle les mœurs
chez Hobbes ­s’enracinent dans des tendances universelles de la nature
humaine et sont les produits des désirs humains, incarnant des rapports
historiques de pouvoir et de domination. Dès lors disqualifiées c­ omme
fondement de la vertu, elles doivent être rectifiées par le gouvernement qui
veut appliquer la paix sociale dictée par la loi naturelle. Le second montre
que chez Spinoza, les mœurs, c­ onstituées par l­ ’imagination des peuples,
rassemblent autant q­ u’elles divisent. L­ ’art politique c­ onsiste alors en un
8 GIOGIO BOTTINI, LAETITIA SIMONETTA ET FRANCESCO TOTO

délicat équilibre qui ne peut viser le gouvernement de la raison q­ u’en


jouant avec ce principe affectif essentiel à l­’humanité. Enfin, Francesco
Toto et Mariannina Falla abordent la question sous un angle moral. Chez
Dom Deschamps ­qu’étudie Toto, si nos mœurs marquent de fait le règne
de l­’inégalité morale et de la violence juridique, elles peuvent et doivent
être le moyen d­ ’une c­ ommunion spontanée des individus, ­d’un avènement
de la morale, permis par le dépassement de la propriété, des besoins arti-
ficieux et des particularismes individuels. Falla réfléchit aussi au rapport
des mœurs à la cohésion de la société chez Kant, en examinant quelles
sont celles des habitudes sociales qui favorisent ­l’unité des individus, et
celles qui au c­ ontraire œuvrent à leur division.
La question de ­l’unité et de la discorde induites par celle des mœurs
se joue ensuite sur un plan plus vaste : celui des civilisations et non plus
simplement des États. Ainsi, l­’article ­d’Antonella Del Prete décrit les
analyses du premier jésuite missionnaire en Chine, Matteo Ricci. La
perspective du Jésuite est originale dans la mesure où, si elle n­ ’est pas
dénuée de valeur axiologique, elle cherche néanmoins les points de ren-
contre entre les deux civilisations, qui permettraient leur c­ ompréhension
réciproque. La dialectique qui se joue entre ­l’universalité de la raison
et la diversité des mœurs apparaît aussi centrale dans ­l’approche male-
branchiste que présente Raffaele Carbone : ­l’Oratorien dénonce le fait
que les lois de la coutume qui régissent les ­communautés humaines
occultent la loi véritable qui est celle de l­’ordre immuable.
Une autre série d ­ ’articles met en lumière la façon dont les mœurs
­s’ancrent dans les dispositions individuelles, q­ u’elles relèvent de l­ ’usage du
langage, du jugement, ou de la perception ; les mœurs sont bien au croise-
ment de l­ ’individuel et du collectif. Allant à l­ ’encontre de l­ ’interprétation
selon laquelle le Descartes ­n’aurait envisagé ­l’homme que sous la forme
­d’une subjectivité abstraite, Élodie Cassan montre au c­ ontraire que l­ ’homme
est pour lui toujours intégré à une c­ ommunauté c­ ulturelle et linguistique,
ce dont on doit tirer les c­ onséquences pour la recherche de la vérité. En
effet, les mœurs forment avant tout les habitudes intellectuelles et langa-
gières, qui, si elles sont mal réglées, ­constituent autant ­d’obstacles dans
cette recherche et dans l­ ’obtention de la sagesse. Cet « impensé qui pense
en nous », ­s’il peut nous dérouter, peut tout aussi bien nous mettre sur la
voie du salut selon Pascal. ­C’est ce ­qu’Alberto Frigo décèle dans les Pensées,
où les mœurs recèlent un rôle déterminant dans la vie spirituelle. La force
AVANT-PROPOS 9

qui peut manquer à la volonté pour ­s’engager dans la foi est donnée par
la coutume. Ici, la servitude de l­’individu aux pratiques rituelles est au
service de la vérité. Enfin, les articles de Laetitia Simonetta et ­d’Andrea
Lamberti montrent le lien ­qu’entretiennent les notions de mœurs et de
goût chez deux auteurs du xviiie siècle. À ­l’occasion ­d’une analyse du
texte rousseauiste, la première rappelle le passage ­d’une ­compréhension
rationaliste des mœurs que portait le projet jusnaturaliste de science des
mœurs à une ­compréhension esthétique de cette question. La formation
des mœurs suppose pour Rousseau une formation de la perception des
individus, qui les rende apte à apprécier les valeurs. L­ ’article de Lamberti
montre q­ u’une évolution semblable se manifeste dans la pensée de Genovesi
pour qui la morale ne doit pas être fondée sur un système normatif de
préceptes mais sur un sens moral, qui peut être c­ ompris dans une théorie
des goûts publics et qui se manifeste dans les mœurs.
­L’article de Céline Spector se distingue par son approche critique car
il interroge ­l’analyse q­ u’Althusser fait de Montesquieu. Indépendamment
de ses limites, que ­l’auteur met au jour, la lecture ­d’Althusser révèle en
creux que, chez Montesquieu, la pluralité des facteurs qui c­ onstituent
les mœurs est la c­ ondition du respect de l­ ’esprit de liberté et la barrière
à toute normativité unique et à tout déterminisme.
Enfin, l­ ’article de Jean-Claude Bourdin semble entrecroiser ces approches,
en ce q­ u’il montre, à travers la lecture de plusieurs auteurs des Lumières,
la circularité entre les notions de mœurs, de lois et d­ ’opinion – q­ u’elle
soit publique ou pas. Les mœurs apparaissent ­comme le levier central de
toute société humaine, au croisement de l­ ’action politique, de la moralité,
de la sensibilité, recouvrant le vaste champ des actions et des perceptions.
Espérons que cet ouvrage, par la variété des auteurs qui sont abordés
et des approches suivies, saura donner à la question des mœurs tout
­l’intérêt ­qu’elle mérite. ­D’autres avant nous ont abordé cette question,
et nous espérons pouvoir ­contribuer à notre tour à la ­compréhension
de son histoire.

Giogio Bottini,
Laetitia Simonetta,
Francesco Toto
MŒURS ET COUTUMES,
RAISON ET HISTOIRE
Remarques introductives

Avant de perdre progressivement leur importance à partir du xixe siècle,


les notions de mœurs et de coutumes ont ­connu une fortune ­considérable
dans la ­culture européenne. Malgré ­l’ampleur de cette diffusion et leurs
nombreuses occurrences, elles n­ ’occupent que très rarement le centre de
la scène philosophique. Il y a, bien sûr, des exceptions. Que ­l’on pense
au premier Discours de Rousseau, où la formulation même du problème
proposé par ­l’Académie de Dijon impose la répétition en quelque sorte
obsessionnelle du c­ oncept de « mœurs1 ». Que ­l’on pense aussi à ce petit
1 ­L’Académie avait demandé « si le rétablissement des sciences et des arts a ­contribué à épurer
les mœurs » (Jean-Jacquues Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, texte établi et annoté
par F. Bouchardy, in Œuvres ­complètes, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard,
5 vol., 1959-1995, vol. III, 1964, p. 2). Rousseau répond en montrant que « ­l’élévation et
­l’abaissement journalier des eaux de l­ ’océan ­n’ont pas été plus régulièrement assujettis au
cours de l­’astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au
progrès des sciences et des arts », et que les mœurs ­s’enfuissent à mesure que la lumière
des sciences et des arts « ­s’élevait sur notre horizon » (ibid., p. 10). ­L’opposition principale,
celle entre les mœurs des peuples « rustiques » et des peuples « policés », s­ ’articule en une
pluralité ­d’oppositions subordonnées. Ces oppositions esquissent ­d’abord une sorte de dia-
gnostic critique de la modernité. Tandis que les nations « rustiques » sont caractérisées par
des mœurs « naturelles », ­conformément auxquelles chacun semble ce ­qu’il est, les mœurs
« dissolues », « dépravées », « décadentes » des nations policées paraissent « exactement
[…] le ­contraire de ce q ­ u’elles sont » : « on n­ ’ose plus paraître ce q­ u’on est », parce que la
politesse et ­l’élégance sont les simulacres de vertu nécessaires pour dissimuler la réalité de
la corruption (ibid., p. 8-9). Ainsi, la simplicité des mœurs rustiques respecte ­l’expression
spontanée de la singularité des individus, alors que ­l’affectation des mœurs raffinées tend
plutôt à éliminer les différences : « il règne dans nos mœurs une vile et trompeuse uniformité,
et tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule », de sorte ­qu’on suit « sans
cesse […] des usages, jamais son propre génie » (ibid., p. 8). ­D’un côté, une société ­composée
­d’individus libres, unis par des « amitiés sincères », une « estime réelle », une « ­confiance
fondée » ; de ­l’autre, ce « troupeau ­qu’on appelle société », ­composé ­d’« heureux esclaves »
unis seulement par ce « voile uniforme et perfide de politesse », qui engendre et dissimule
« les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison ». Ce
diagnostic des pathologies propres à la modernité ne manque pas ­d’interroger le rapport
12 FRANCESCO TOTO

texte extraordinaire, les Pensieri sopra le usanze ed i costumi de Beccaria, où


on assiste à un véritable travail théorique de clarification c­ onceptuelle et
de synthèse2. La plupart du temps cependant, les mœurs et les coutumes
entre la sphère sociale et la sphère politique. Or, « les anciens politiques parlaient sans cesse
de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de ­commerce et ­d’argent », mais « on a de
tout avec de ­l’argent, hormis des mœurs et des citoyens » (ibid., p. 19-20). ­D’un côté, on a le
« petit nombre des peuples […] préservés de cette ­contagion des vaines ­connaissances », qui
grâce à ­l’intégrité de leurs mœurs peuvent faire « par leurs vertus […] leur propre bonheur
et l­ ’exemple des autres nations » (ibid., p. 11) ; de ­l’autre, ce luxe « diamétralement opposé
aux bonnes mœurs » « essentielles à la durée des empires », et des nations destinées à la ruine
par l­ ’oisiveté, la vanité, l­ ’inégalité, l­ ’extinction de tout « amour de la patrie » (ibid., p. 19).
2 Cesare Beccaria, Pensieri sopra le usanze ed i costumi, in Edizione nazionale delle opere di Cesare
Beccaria, vol. II, « Scritti filosofici e letterari », éd. L. Firpo, G. Francioni e G. Gaspari,
Milan, Mediobanca, 1984, p. 293-304. Il est difficile de résumer ce texte si dense. Avec
beaucoup ­d’approximation, on peut cependant souligner quelques éléments. Il est vrai
que les coutumes et les usages ne font jamais ­l’objet d­ ’une définition directe et que ce
manque de définition permet quelquefois la superposition des deux ­concepts, mais il est
également vrai q­ u’une bonne partie du discours de Beccaria est c­ onsacrée à préciser leurs
différences. D ­ ’abord, le changement des coutumes est surtout déterminé par la nécessité,
parce que les coutumes dépendent du c­ ommandement du besoin ou de l­’utilité, tandis
que le changement des usages l­’est plutôt par l­’ennui, parce que les usages dépendent
du c­ onseil, des opinions auxquelles la paresse et l­’habitude attachent les esprits. Ces
différentes formes du changement déterminent des possibilités ­d’intervention politique
également différenciées : le législateur peut modifier plus aisément les coutumes privées
que les usages privés, et plus facilement les usages publics que les coutumes publiques.
Cette différenciation du rapport à la politique ­s’inscrit ainsi dans une méditation plus
ample sur les formes de la c­ ontinuité et de la discontinuité historiques, ainsi que sur le
caractère spontané ou délibéré des mutations sociales ou institutionnelles. Dans le domaine
des usages, Beccaria admet par exemple la possibilité de « révolutions instantanées » ou
« révolutions […] qui se font graduellement », les unes étant le résultat de passions vio-
lentes et les autres de sentiments plus modérés, les premières destructrices et les seconds
­constructifs (ibid., p. 299). Le plus souvent, les changements impliquent un véritable
enchevêtrement des temps historiques, où les nouveautés apparaissent sous le masque
protecteur de la tradition : les nouvelles coutumes s­ ’adaptent aux usages anciens même
quand ces derniers ont perdu toute utilité, et les nouveaux usages imitent les anciens, en
se présentant plutôt c­ omme des nouvelles interprétations des mêmes usages que c­ omme
des usages nouveaux. Cette réflexion sur l­’opposition entre les coutumes et les usages,
sur les possibilités d­ ’intervention politique, et sur l­’articulation des c­ ontinuités et des
discontinuités dans les transformations historiques se ­combine enfin avec le diagnostic
des pathologies sociales en formant ensemble les prémisses d­ ’un discours q­ u’on pourrait
dire thérapeutique. Les usages peuvent être maintenus artificiellement en vie, même
quand ils ont déjà perdu leur utilité générale, et peuvent être mis au service des intérêts
particuliers : le respect à ­l’égard des usages anciens peut donner une apparence ­d’unité
et d­ ’accord aux nations divisées par une multitude ­d’intérêts hétérogènes et faire passer
la réalité d­ ’une usurpation c­ omme une expression de la volonté générale. Si les usages
gais peuvent c­ ontribuer au bonheur et aux vertus, ­d’autres usages peuvent également
­contribuer à la vénération, qui entrave le jugement et la raison, ainsi q­ u’à la crainte et à
la vileté qui nous privent de tout ce qui nous donne ­confiance en nous et en notre liberté ;
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 13

n­ ’apparaissent dans les textes philosophiques de la modernité que de façon


marginale et oblique, sans aucun usage technique et en absence de toute
définition explicite ou rigide. Cette modalité d­ ’apparition n­ ’est peut-être
pas sans rapport avec ­l’indétermination de ces ­concepts, qui recouvrent
souvent des champs sémantiques différents et qui peuvent être c­ onfondus
avec une pluralité de ­concepts apparentés (les habitudes, les manières, les
usages, les traditions, etc.). Même si leur démarcation est parfois l­ ’un des
enjeux explicites du discours, c­ omme quand dans L ­ ’Esprit des lois, il s­ ’agit
­d’opposer les mœurs aux lois et aux manières, leur emploi est tendanciel-
lement flottant : la rigidité définitoire exigée par une problématisation
directe ferait violence à la flexibilité de l­’usage c­ ommun.
Cette ambiguïté se manifeste clairement dans les textes s­ ’efforçant de
rendre ­compte de la signification et des usages des termes. « Avant que
de parler des mœurs », affirme Duclos au tout début de ses Considérations
sur les mœurs de ce siècle, il faut « déterminer les différentes idées ­qu’on
attache à ce terme ; car, loin ­d’avoir des synonymes, il admet plusieurs
acceptions3 ». « Dans la plus générale », ­continue-t-il, « il signifie les
habitudes naturelles ou acquises pour le bien et pour le mal4 ». Après
avoir identifié « les mœurs sans épithète » aux « bonnes mœurs » (au sens
où « ­l’on dit ­d’un homme adonné au vin ou aux femmes, ­qu’il ­n’a pas
de mœurs5 »), il distingue deux acceptions. En parlant de la vie privée
­d’un particulier, les mœurs « ne signifient autre chose que la pratique
des vertus, ou le dérèglement de la ­conduite », mais relativement à la
vie publique d­ ’une nation « on entend par les mœurs, ses coutumes, ses
ou encore à la tristesse et à la douleur, qui nous poussent à douter de nous-mêmes, à
nous mépriser. La thérapie des pathologies sociales et politiques auxquelles les usages
peuvent être asservis passe alors ­d’abord par la critique et la transformation des esprits,
qui réorientent l­’estime et le mépris envers les objets qui les méritent en dévoilant les
impostures du fanatisme et les rapports de pouvoir dissimulés sous le masque des usages.
Cette thérapie peut passer aussi, mais seulement de façon médiatisée, par l­ ’intervention
politique : la loi ne peut pas réformer les usages et les coutumes à travers ­l’emploi de la
force, mais à travers ­l’inspiration ­d’opinions aptes à promouvoir ­l’adoption spontanée
­d’une justice inséparable du bonheur. ­J’ai parlé du discours de Beccaria ­comme ­d’un
travail de synthèse parce ­qu’on entrevoit aisément la pluralité des influences refondues
dans ­l’originalité de son approche : Condillac, Montesquieu, Helvétius, Rousseau, pour
ne citer que les plus c­ onnus.
3 Charles Duclos, Considérations sur les mœurs de ce siècle, éd par. C. Dornier, Paris, Champion,
2005, p. 96.
4 Ibid.
5 Joseph-Romain Joly, Dictionnaire de morale philosophique, à Paris, chez Didôt l­ ’aîné, 1771,
s.v. « Mœurs », vol. II, p. 77.
14 FRANCESCO TOTO

usages, […] qui influent sur la manière de penser, de sentir et ­d’agir,


ou qui en dépendent6 ». Une plurivocité analogue se retrouve dans les
définitions de la coutume, qui ne peuvent mettre en lumière la spécificité
de ce terme sans dénoncer en même temps les risques d­ ’équivoque aux-
quels il est exposé7. Le Dictionnaire universel des sciences morale, économique,
6 Duclos, Considérations sur les mœurs, ouvr. cité, p. 97. On peut ­constater partout cette
polysémie. Le Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique
distingue une pluralité de sens : les mœurs peuvent indiquer toute disposition à agir
bonne ou mauvaise, mais elles peuvent aussi indiquer l­’observance attentive de toutes
les règles de la morale, dont l­ ’habitude forme la vertu, ou encore l­ ’observance des règles
particulières de la modération et de la tempérance. En outre, le dictionnaire distingue
deux usages les rapportant respectivement à la vie privée et à la ­conduite générale
­d’une nation (Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique,
ou Bibliotheque de ­l’homme-­d’état et du citoyen, éd. J.-B.-R. Robinet, à Londres, chez Les
Libraires associés, 30 t., 1777-1783, t. XXV, s.v. « Mœurs », p. 47).
7 Curieusement, le Dictionnaire philosophique de Neuville définit la coutume à partir de
­l’habitude, mais il donne ensuite de ­l’habitude une définition très semblable à celle
­qu’il avait donnée de la première : « la coutume est une manière d ­ ’agir c­ onstante et
uniforme ; c­ ’est l­’habitude de faire les mêmes choses. C ­ ’est la répétition des mêmes
actions qui fait la coutume » ; « ­l’habitude est un penchant qui se forme en nous par la
répétition fréquente des mêmes actes ; penchant qui nous porte à agir de façon uniforme
et c­ onstante » (Didier-Pierre Chicaneau de Neuville, Dictionnaire philosophique, ou intro-
duction a la c­ onnoissance de l­ ’homme, séconde édition, à Paris, chez Durand et Guyllin, 1766
(1re éd. 1751) s.v. « Coutume », p. 60, s.v. « Habitude » p. 130). ­L’acception juridique du
­concept mériterait un discours à part, en raison de son influence dans les domaines les
plus différents. Même si je ne peux pas ­m’attarder ici sur cet aspect du discours, il ne
me semble pas inutile de rappeler quelques définitions qui pourraient aider le lecteur
à ­s’orienter dans les discours philosophiques. « Consuetudo », nous rappelle le Lexicon
philosophicum de Chauvin, « est jus, quod usu diuturno, et maiorum moribus sine lege
scripta ­constitutum est licet deinde in scripturam redigatur » (Étienne Chauvin, Lexicon
philosophicum, Leovardiæ, excudit F. Halma, 1713, s.v. « ­consuetudo », p. 137b). De même,
­l’Encyclopédie ­confirme que la coutume, « en latin ­consuetudo, est un droit non écrit dans
son origine, et introduit seulement par ­l’usage, du ­consentement tacite de ceux qui ­s’y
sont soumis volontairement ; lequel usage après avoir été ainsi observé pendant un long
espace de temps, acquiert force de loi. […] La coutume est donc une sorte de loi ; cepen-
dant elle diffère de la loi proprement dite, en ce que celle-ci est ordinairement émanée
de ­l’autorité publique, et rédigée par écrit dans le temps q­ u’on la publie ; au lieu que la
plupart des coutumes ­n’ont été formées que par le ­consentement des peuples et par ­l’usage,
et n­ ’ont été rédigées par écrit que longtemps après » (Encyclopédie ou dictionnaire raisonné
des sciences, des arts et des métiers, éd. Denis Diderot, Jean Le Rond ­D’Alembert, À Paris,
chez Briasson et al. 1751-1778, s.v. « Coutume », t. IV, p. 411b). ­D’après le Dictionnaire
de droit et de pratique, la coutume est dans le droit français « une loi écrite », dérivant du
« ­concours de l­ ’autorité du roi et du c­ onsentement du peuple » (Claude-Joseph de Ferrière,
Dictionnaire de droit et de pratique, nouvelle édition, à Paris, chez la veuve Brunet, 1769,
s.v. « Coutume », t. I, p. 393a). Le Dictionnaire de cas de ­conscience affirme que « ce q­ u’on
appelle coutume est un droit établi par un long ­consentement du peuple […] autorisé
par le souverain soit expressément, ou seulement par son tacite ­consentement […]. La
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 15

politique et diplomatique, par exemple, ­constate ­d’abord la ressemblance


entre ­l’idée de coutume et celles d­ ’usage et ­d’habitude (« coutume, usage
et habitude sont trois mots qui se ressemblent, quant à leur signification,
par le rapport ­qu’ils ont à ­l’uniformité de la ­conduite »), et interprète leur
différence c­ omme étant en quelque sorte secondaire (« mais à côté de cette
idée essentielle, chacun en réveille d­ ’autres qui lui sont particulières »). En
outre, il montre les différentes acceptions que tous ces termes acquièrent
quand ils sont rapportés à des individus ou à des nations8.
On pourrait feuilleter une quantité de dictionnaires en mettant en
évidence les affinités, les répétitions, les reformulations, les divergences,
aussi bien que la pluralité de ­concepts mobilisés (habitudes naturelles ou
acquises, manières ­d’agir, façons de vivre, de sentir, de penser, disposi-
tions, inclinations, qualités, etc.). Pourtant, il me semble plus important
de rappeler ici que ­l’absence de thématisation directe ­n’implique pas la
carence d­ ’usages théoriquement pertinents : des c­ oncepts qui ne figurent
pas ­comme ­l’objet du discours peuvent néanmoins ­constituer des instru-
ments discursifs puissants. S­ ’il ne faut donc pas s­’étonner de leur emploi
évasif et fuyant, il ne faut pas pour cela supposer que l­ ’indétermination et
­l’obliquité voueraient les ­concepts à ­l’insignifiance, à la simple répétition
de lieux c­ ommuns issus du langage ordinaire ou de langages techniques
spécifiques. Sans doute, la langue philosophique ­n’est jamais une langue
« première » : ses c­ oncepts ne naissent pas adultes et bien armés de la tête
du philosophe. Dans ­l’appel de la philosophie moderne aux mœurs et aux
coutumes résonne une pluralité de voix. On entend ­l’écho des philosophies
principale différence entre une coutume et une loi, est, ­qu’une loi ordonne expressément
une chose qui n­ ’a pas encore été observée ; et que la coutume, au ­contraire, ne prescrit sinon
ce qui est déjà publiquement en usage depuis longtemps » (Jean Pontas, Dictionnaire de
cas de c­onscience ou décision des plus c­onsidérable difficultez touchant la Morale et la discipline
ecclésiastique, Nouvelle édition, à Paris, chez Le Mercier et Boudet, 1741, s.v. « coutume »,
t. I, p. 1023-1024). Sur ces bases, le même dictionnaire peut poser la question de savoir si
un homme pèche ou non quand il « fait une chose qui est expressément défendue par la
loi du Prince, mais qui est néanmoins autorisée par une coutume c­ ontraire », à laquelle
il ne pourra répondre que de façon très articulée (ibid., p. 1027-1028). Comme le montre
très clairement la dialectique entre spontanéité informelle et formalisation écrite, entre
­consentement du peuple et transcription autorisée par le souverain, la définition juridique
de la coutume est tout sauf politiquement neutre, étant liée aux processus ­conflictuels
à travers lesquels la modernité politique parvient lentement et non univoquement à
éroder le polycentrisme juridique propre au système médiéval en affirmant l­’idée d­ ’un
monopole étatique du droit.
8 Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique, ouvr. cité, s.v.
« coutume », t. XIV, p. 425.
16 FRANCESCO TOTO

du passé (et d­ ’abord ­d’Aristote9), de l­’historiographie, de la littérature,


des récits de voyage, du droit. Mais on discerne aussi les transformations
profondes induites par la redéfinition des ­confins du monde ­connu, des
rapports entre la cité et la campagne, des relations de classe, de la hiérarchie
des sources juridiques accompagnant la naissance des États-nation. Loin
de se dissoudre dans cette pluralité ­d’échos, le discours philosophique sur
les mœurs et les coutumes n­ ’est pas dépourvu d­ ’une relative spécificité
ou autonomie. En son sein, mœurs et coutumes deviennent des outils
fondamentaux dans la ­conceptualisation ­d’un large spectre de questions
philosophiques classiques. Elles interviennent par exemple dans ­l’analyse
des rapports du sujet avec autrui, avec ­l’altérité dont il peut faire expé-
rience à ­l’extérieur (les autres individus, les autres ­cultures ou religions)
ou à ­l’intérieur de lui-même (la sensibilité ­comme ­l’autre de la raison).
De même, elles sont c­ onvoquées sur la scène à chaque fois q­ u’on en arrive
à discuter de la vexata quæstio du rapport entre nature et c­ ulture, entre
­l’universalité des devoirs moraux et la multiplicité des morales en vigueur,
entre société et institutions. Elles c­ ontribuent également à thématiser les
temporalités plurielles qui ­s’entrelacent dans l­’expérience humaine, les
modalités à travers lesquelles le passé des hommes et des ­communautés
agit dans le présent. S­ ’interroger sur elles, c­ ’est se demander du même
coup dans quelle mesure leur influence ­constitue la prémisse indispensable
de notre orientation pratique ou bien un ­conditionnement dont il faut,
individuellement ou collectivement, se libérer.
Le but de cet ouvrage est justement de mettre en évidence la ­consistance
du discours philosophique moderne sur les mœurs et les coutumes en inter-
rogeant la pluralité d­ ’usages et de fonctions dont ces c­ oncepts ont été char-
gés, au carrefour ­d’une pluralité de discours et de traditions intellectuelles,
et de mettre en lumière la façon dont cette interrogation questionne les
présupposés tacites de ces philosophies et de leur réception ­contemporaine.
Il s­’agit de questions qui ont déjà attiré ­l’attention des spécialistes des
auteurs particuliers et qui n­ ’ont pas manqué de produire des tentatives
de synthèse remarquables10, mais le travail est loin ­d’être accompli. Sans
9 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. fr. de R. Bodéüs, Paris, GF Flammarion, 2004, VII,
1152a30-34. On retrouvera la question aristotélicienne du rapport entre éthos et nature,
ainsi que la ­conception des éthoi ­comme une sorte de seconde nature, chez la plupart des
philosophes modernes, de Montaigne et Pascal ­jusqu’à Hegel.
10 Cf. par exemple Franck Salaün, L ­ ’affreuse doctrine. Matérialisme et crise des mœurs au temps de
Diderot, Éditions Kimé, 2014 (I édition : ­L’ordre des mœurs. Essai sur la place du matérialisme
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 17

prétendre éliminer ou épuiser la c­ omplexité de la matière, ni évidemment


réduire ­l’histoire du ou des ­concepts de mœurs et de coutumes à une
histoire linéaire et univoque, il me paraît important de mettre ici en évi-
dence quelques tendances générales. À travers l­’exposition préalable des
différentes options théoriques qui s­ ’interrogent sur le rapport entre, ­d’une
part, les mœurs et les coutumes, et, d­ ’autre part, la nature, la raison et
­l’histoire, le lecteur pourra peut-être plus aisément suivre le fil qui unit
les travaux présentés dans ce volume. Quelles sont alors les différentes
traditions qui se ­confrontent et ­s’affrontent autour des ­concepts de mœurs
et de coutumes ? Quel est le rôle joué par ces ­concepts dans la réflexion
moderne sur l­ ’anthropologie, l­ ’éthique, la politique, et sur l­ ’articulation de
ces domaines distincts mais inséparables de la théorie et de l­’expérience ?

­L’HISTOIRE C
­ ONTRE LA RAISON

Une première position sur la question des mœurs est sans doute la
position sceptique11, dans laquelle on assiste au divorce entre rationalité
et histoire. Les traits principaux du paradigme sceptique sont clairs :
dans la société française du xviiie siècle (1734-1784), Éditions Kimé, 1996) ; Les Cahiers
philosophiques de Strasbourg no 11, 2001 (« Les Lois et le les mœurs », éd. par F. Brahami).
Sur la question assez proche des habitudes cf. Marco Piazza, L ­ ’antagonista necessario. La
filosofia francese d­ ell’abitudine da Montaigne a Deleuze, Milan, Mimesis, 2015.
11 Dans le Chap. xiv des Esquisses pyrrhoniennes, Sextus Empiricus rappelle que la coutume est
­l’un des dix moyens de ­l’« épokhê » (ou suspension du jugement sceptique) : ­l’exposition
méthodique de la diversité et de ­l’opposition des coutumes nous c­ onduit à dépasser notre
prétention à saisir la nature intrinsèque des choses morales, ­c’est-à-dire du bien et du
mal (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. fr. de P. Pellegrin, Paris, Seuil, 1997,
I, 14, p. 133). Comme l­’auteur ­l’avait déjà dit, cela ­n’empêche pas au scepticisme de se
définir ­comme secte enseignant à vivre « ­conformément aux coutumes de la patrie »,
grâce auxquelles nous « nous c­ onsidérons la piété, dans la vie quotidienne, c­ omme bonne
et l­’impiété c­ omme mauvaise » (ibid., I, 8, p. 63). Voir notamment ibid., I, 11, p. 69.
Pierre Bayle avait en ce sens raison ­d’affirmer que « la vie civile ­n’a rien à craindre » des
pyrrhoniens : à la différence des cyniques, qui tendent à « violer les coutumes établies » et
à ne manifester donc « ni pudeur ni honnêteté », à « ­n’avoir ni parent, ni hôte, ni ami »,
à « japper ou mordre toujours », les sceptiques ­considèrent la nature c­ omme un « abîme
impénétrable » et l­’esprit humain ­comme incapable de découvrir les vérités naturelles,
mais « ils ne niaient pas q­ u’il ne se fallût c­ onformer aux coutumes de son païs » (Pierre
Bayle, Dictionnaire historique et critique, cinquième édition, à Amsterdam, chez P. Brunel,
1740, s. v. « Pyrrhon » remarque B, t. III, p. 731 et « Dyogène », t. II, p. 295).
18 FRANCESCO TOTO

c­ onstat de ­l’extrême diversité des mœurs et des coutumes, ainsi que de leur
efficacité profonde sur les manières de penser, les affects et les c­ onduites ;
affirmation de leur autonomie et de leur inclination à prendre la place
de la nature et de la raison ; assertion de ­l’incapacité de la ­connaissance
à saisir des critères moraux transcendants par rapport à la coutume. Ce
modèle trouve sa première et plus influente réalisation dans les Essais
de Montaigne, dont il est nécessaire de rappeler la dette et la distance
à l­’égard du Discours sur la servitude volontaire de La Boétie. D ­ ’après La
Boétie « les hommes sont tels que la nourriture », c­ ’est-à-dire ­l’éducation,
« les a faits » : « ­l’habitude nous forme toujours à sa manière, en dépit de
la nature », et « toutes choses deviennent naturelles à l­ ’homme l­orsqu’il
­s’y habitue12 ». Pourtant, cette affirmation du rôle de ­l’éducation et de
­l’habitude ­n’implique aucune prétention réductionniste à réabsorber le
naturel dans le ­culturel. Au c­ ontraire, elle présuppose l­’immuabilité
de la nature humaine : une nature qui met en nous un « germe […] de
raison » et des « semences de bien » ; qui nous fait libres et égaux ; qui
nous donne les « droits naturels » liés à cette égale liberté ; qui, enfin,
nous dispose à « obéir à la seule raison » en défendant ses droits c­ ontre
les injustices13. Sans la c­ onservation de cette nature et de sa distinction, il
serait impossible de mesurer ou bien d­ ’évaluer la puissance de l­ ’habitude
et de la ­culture. La mesure est opérée par la ­comparaison avec la puis-
sance distincte et opposée de la nature : « la nature nous dirige là où
elle veut », mais « il faut avouer q­ u’elle a moins de pouvoir sur nous que
­l’habitude14 ». Seule la permanence de la nature face à ­l’habitude permet
ici de penser leur rapport ­comme un rapport entre deux forces distinctes.
Quant à ­l’évaluation, elle est ­conduite au nom de la cohérence des habi-
tudes et des c­ ultures avec la nature : une c­ ulture correcte des germes
naturels permet à Lycurgue de créer un peuple qui « préférait souffrir
mille morts plutôt que de se soumettre à un autre maître que la loi et la
raison », mais le plus souvent ­l’habitude rend les hommes « accoutumés
à la sujétion » et les « dénature » en naturalisant leur servitude15.
Le rapport de Montaigne avec la position de La Boétie est ambiva-
lent : il c­ onstate la même « force de la coutume », mais en même temps
12 Étienne de la Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, Texte établi par A. Touron,
Paris, Vrin, 2014, p. 57, 56, 63.
13 Ibid., p. 45, 56, 40, 53.
14 Ibid., p. 55.
15 Ibid., p. 58, 52.
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 19

il révoque en doute, ou du moins marginalise, la capacité du Moi à se


distinguer et à ­s’émanciper des coutumes qui était le présupposé caché
du discours de ­l’ami16. « La coutume » donne « forme à notre vie, telle
­qu’il lui plaît », et « peut tout en cela17 ». Elle « plante aisément et
soudain le pied de son autorité » : les corps se plient « à toutes façons
et coutumes », auxquelles ils s­’accommodent et laissant guider « leurs
actions ­communes18 ». De même, les esprits « sont portés […] à telle ou
telle opinion » par la coutume, et cela « ­comme par une tempête19 ». Cette
subordination des pensées et des ­conduites à ­l’empire des coutumes, qui
se déroule « sans aucune opination », « sans jugement et sans choix », est
le symptôme d­ ’une dialectique analogue, mais non pas identique, à celle
qui était présente chez La Boétie20. ­S’il est vrai que « ­l’accoutumance
est une seconde nature […] non moins puissante » que la première, ce
ne peut pas être entièrement à tort que « nous appelons c­ ontre nature
ce qui advient c­ ontre la coutume21 ». Tandis que, chez La Boétie, la
dialectique de dénaturation et naturalisation tendait à mettre ­l’accent
sur ­l’opposition entre nature et coutume, chez Montaigne elle ­conserve
en principe la possibilité d­ ’une c­ ontradiction entre les deux pôles tout
en tendant à l­’effacer. D­ ’un côté, elle reconnaît l­’existence ­d’une nature
humaine et ­d’une « raison universelle et naturelle », et cette reconnais-
sance lui permet de mettre en lumière les aspects illusoires et violents
de la coutume22. « Violente et traîtresse maîtresse d­ ’école », la coutume
« établit en nous, peu à peu, à la dérobée, le pied de son autorité : mais par
ce doux et humble ­commencement ­l’ayant rassis et planté avec ­l’aide du
temps, elle nous découvre tantôt un furieux et tyrannique visage, c­ ontre
lequel nous ­n’avons plus la liberté de hausser seulement les yeux23 ».
­D’­un’autre côté, si cette impossibilité de lever les yeux tend à masquer
la violence sous le voile de l­’illusion, elle porte atteinte à la capacité de
la nature et de la raison à s­ ’opposer à la tyrannie de la coutume. La cou-
tume rend « impossible ce qui ne ­l’est pas » en faisant « devenir autre »
16 Michel de Montaigne, Les Essais, édition ­conforme au texte de ­l’exemplaire de Bordeaux,
par P. Villey, sous la direction de V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 2004, I, XXIII, p. 108.
17 Ibid., III, XIII, p. 1080.
18 Ibid., I, XLIII, p. 269 ; ibid., I, XXVI, p. 167 ; ibid., III, XIII, p. 1080.
19 Ibid., II, XII, p. 503.
20 Ibid., II, XII, p. 503, 505.
21 Ibid., III, X, p. 1010, et II, XXX, p. 713.
22 Ibid., II, XXX, p. 713.
23 Ibid., II, XXX, p. 713 et I, XXIII, p. 109.
20 FRANCESCO TOTO

le sujet qui la c­ ontraint : la nature « première » tend à être substituée


par la « seconde » et les possibilités ­qu’elle laissait ouvertes tendent à être
bloquées par cette altération, et cela parce que « le principal effet » de
la puissance de la coutume est « de nous saisir et empiéter de telle sorte
­qu’à peine soit-il en nous de nous ­r’avoir de sa prise, et de rentrer en nous,
pour discourir et raisonner de ses ordonnances24 ». Les difficultés de ce
retour à soi ou de cette distanciation réflexive sont évidentes sur le plan
épistémologique, moral et politique. Premièrement, « ce qui est hors des
gonds de la coutume on le croit hors des gonds de la raison », et « Dieu [pas
­l’homme  !] sait ­combien, déraisonnablement25 ». Deuxièmement, il est
vrai qu’un homme en mesure de ­connaître la « véritable essence » de la
justice « ne l­ ’attacherait pas à la c­ ondition des coutumes de cette c­ ontrée
ou de celle-là », mais cette ­connaissance est purement hypothétique26.
Cette « essence » étant insaisissable, l­’homme ne dispose donc, dans le
domaine moral, d ­ ’aucun principe naturel ou rationnel en mesure de
­contenir « la naturelle instabilité de nos mœurs et opinions » : « les lois
de la ­conscience, que nous disons naître de nature, naissent de la cou-
tume27 ». Troisièmement, dans le domaine politique, la coutume domine
également « les peuples nourris à la liberté » et « ceux qui sont duits à
la monarchie » : les uns « estiment toute autre forme de police mons-
trueuse et c­ ontre nature », mais ce jugement est partagé par les autres,
qui semblent incapables de « prendre en haine la maîtrise28 ». Sa pensée
que la raison est impuissante à c­ onstruire des formes de vie alternatives
à celles qui sont reçues empêche donc Montaigne, à la différence de La
Boétie, d­ ’assimiler la coutume à un poison dont il faudrait se débarrasser :
­l’idée même d­ ’une émancipation de la tyrannie des coutumes s­’impose
ainsi ­comme une « folie », parce ­qu’au dehors de leur autorité il ­n’y a que
troubles, « volubilité », « licence effrénée », « dissolution29 ».
Le paradigme sceptique mis au jour par Montaigne ­connaîtra une
diffusion ­considérable, parce que les partisans et les détracteurs seront
également obligés de s­ ’y ­confronter. La médiation principale, du moins
dans la c­ ulture française, est sans doute représentée par Pascal, qui pousse

24 Ibid., I, XXXVI, p. 225 ; ibid., III, X, p. 1010 ; ibid., I, XXIII, p. 115.


25 Ibid., I, XXIII, p. 116.
26 Ibid., II, XII, p. 579.
27 Ibid., II, I, p. 332 ; ibid., I, XXIII, p. 115.
28 Ibid., I, XXIII, p. 116.
29 Ibid., II, XII, p. 559.
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 21

le discours de Montaigne à ses ­conséquences extrêmes. Montaigne voit


encore la nature et la raison c­ omme des ressources que le sujet pourrait
dans une certaine mesure faire jouer ­contre la tyrannie des coutumes.
Au ­contraire, l­ ’« inconstante et bizarre variété de mœurs et de créances »
et leur dissémination par la seule « témérité du hasard » sont mobilisées
par Pascal afin de révoquer en doute la possibilité même ­d’une nature
humaine et de principes rationnels de la moralité et de la politique30.
­D’après Montaigne, la coutume est « une seconde nature […] non moins
puissante31 » que la première, et ce rapport de puissance ­n’implique
pas q­ u’elles ­s’excluent l­’une ­l’autre. Au c­ ontraire, Pascal soutient non
seulement, de façon explicite, que la « seconde nature  […] détruit la
première », mais insinue en outre que la nature elle-même ­n’est rien
­d’autre q­ u’une « première coutume32 ». Sur ces bases, il ne ­s’agit plus de
dévoiler la façon dont un donné historique se fait passer pour naturel,
mais la tromperie implicite dans l­’idée même d­ ’une nature étrangère
à l­’histoire : « nos principes naturels » ne sont rien d­ ’autre que « nos
principes accoutumés », de sorte q­ u’« une différente coutume donnera
­d’autres principes naturels33 ». C­ ’est la coutume qui, avant toute réflexion
ou décision, dispose de nos émotions, de nos jugements et de nos choix,
fixant ainsi les automatismes qui déterminent ce qui apparaîtra c­ omme
vrai, ­comme bon, ­comme juste. Privée de tout rapport avec une « loi
naturelle » insaisissable pour la raison corrompue de ­l’homme, ­l’« essence
de la justice » est réduite, sans résidus, à la règle qui oblige à « suivre les
mœurs de son pays34 » : la coutume trouve ainsi le « fondement mystique
de son autorité » dans le fait même d­ ’être reçue, et se ­confond avec la
tyrannie d­ ’une opinion qui, sans rapport à la vérité, « dispose de tout35 ».
30 Blaise Pascal, Œuvres ­complètes, présentation et notes de L. Lafuma, Paris, Seuil 1963, fr.
454-619 et fr. 60-294.
31 Montaigne, Les Essais, ouvr. cité III, X, p. 1010.
32 Pascal, Œuvres ­complètes, ouvr. cité, fr. 126-93. Il vaut la peine de rappeler ici la reformu-
lation de la thèse pascalienne présente dans F. F. Fregoni, Del cane di Diogene. I secondi
latrati, Venezia, per Antonio Bosio, 1687, p. 48-49.
33 Pascal, Œuvres ­complètes, ouvr. cité, fr. 125-92.
34 Ibid., fr. 60-294 et fr. 86-297.
35 Ibid., fr. 60-294 et fr. 44-82. ­C’est à Pascal que se référera Diderot dans ­l’article de
­l’Encyclopedie dédié à la coutume : « Les hommes s­ ’entretiennent volontiers de la force de
la coutume, des effets de la nature ou de ­l’opinion ; peu en parlent exactement. Les dis-
positions fondamentales et originelles de chaque être, forment ce q­ u’on appelle sa nature.
Une longue habitude peut modifier ces dispositions primitives ; et telle est quelquefois sa
force, q­ u’elle leur en substitue de nouvelles, plus c­ onstantes, q­ uoiqu’absolument opposées ;
22 FRANCESCO TOTO

Un dernier exemple significatif de la c­ onception sceptique de la cou-


tume peut être, dans une tradition très différente, trouvé chez Hume.
À la différence de Montaigne et Pascal, Hume aborde la question de la
coutume dans une perspective d­ ’abord épistémologique, et on pourrait
même douter que son idée de coutume (custom) soit réellement ­comparable
à ­l’idée présente chez ses prédécesseurs. Chez lui, la tâche cognitive rem-
plie par la coutume est telle que « ­l’éternité ne suffirait pas à la raison
pour ­l’accomplir36 » : rendre possible la « transition de […] la cause à
­l’effet » et la supposition « ­d’un futur c­ onforme au passé37 ». ­L’expérience
de l­ ’uniformité des rapports entre les événements nous permet de sup-
poser des liens causaux, mais ce ­n’est que la coutume dérivée de cette
uniformité qui « nous fait attendre pour le futur une suite d­ ’événements
semblables à ceux que nous avons c­ onnus dans le passé38 ». Ainsi, « sans

de sorte ­qu’elle agit ensuite ­comme cause première, et fait le fondement ­d’un nouvel être :
­d’où est venue cette c­ onclusion très-littérale, que la coutume est une seconde nature ;
et cette autre pensée plus hardie de Pascal, que ce que nous prenons pour la nature
­n’est souvent q­ u’une première coutume : deux maximes très-véritables. Toutefois, avant
­qu’il y eût aucune coutume, notre âme existait, et avait ses inclinations qui fondaient
sa nature ; et ceux qui réduisent tout à ­l’opinion et à ­l’habitude, ne ­comprennent pas
ce q­ u’ils disent. Toute coutume suppose antérieurement une nature, toute erreur une
vérité : il est vrai q­ u’il est difficile de distinguer les principes de cette première nature de
ceux de l­ ’éducation ; ces principes sont en si grand nombre et si c­ ompliqués, que l­ ’esprit
se perd à les suivre, et il n­ ’est pas moins difficile de démêler ce que ­l’éducation a épuré
ou gâté dans le naturel » (Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, ouvr. cité, t. IV,
p. 410). Il vaut la peine de remarquer que les termes de cette critique rappellent ceux
des passages du second Discours rousseauiste sur la statue de Glaucus et sur la nécessité
de démêler ce que dans la « nature actuelle » il y a d­ ’originaire et d­ ’artificiel.
36 David Hume, Abrégé de la nature humaine, trad. fr. par G. Coqui, Paris, Allia, 2016,
p. 34. « Reason would never, to all eternity, be able to make it » (D. Hume, An abstract
of a Book Lately Published : Entituled ‘A Treatise of Human N ­ ature’, in A Treatise of Human
Nature, ed. by D. F. Norton, M. Norton, Oxford, Clarendon press, 2007, p. 411).
37 Hume, Enquête sur ­l’entendement humain, trad. fr. par. M. Malherbe, Paris, Vrin, 2008,
p. 159, 139. « This transition of thought from the cause to the effect proceeds not from
reason. It derives its origin altogether from custom and experience » (Hume, An Enquiry
­concerning Human Understanding, ouvr. cité, p. 45).
38 Hume, Enquête sur l­’entendement humain, ouvr. cité, p. 139 ; « Custom, then, is the great
guide of human life. It is that principle alone which renders our experience useful to
us, and makes us expect, for the future, a similar train of events with those which
have appeared in the past » (Hume, An Enquiry ­concerning Human Understanding, ed. by
T. Beauchamp, Oxford, Clarendon press, 2007, p. 38). « Nothing can be known to be the
cause of another but by experience. We can give no reason for extending to the future
our experience in the past ; but are entirely determined by custom, when we c­ onceive an
effect to follow from its usual cause. Belief, therefore, in all matters of fact arises only
from custom » (Hume, An Abstract of a Book, ouvr. cité, p. 412).
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 23

l­ ’influence de la coutume nous serions totalement ignorants des choses


de fait qui ne sont pas immédiatement présentes à notre mémoire et à
nos sens39 ». Cette question épistémologique qui ­constitue le point de
départ de Hume apparente plutôt la notion humienne de coutume à
celle ­d’habitude, telle ­qu’elle est exploitée par ­l’empirisme et le sensua-
lisme, ­qu’à celle de coutume que nous avons déjà rencontrée. Cependant,
­l’affinité avec la problématique anthropologique, éthique et politique
propre à Montaigne et Pascal se manifeste dans la façon par laquelle le
rapport avec le lien cause-effet (et passé-futur) fait de la coutume un
principe « nécessaire à la subsistance de notre espèce et à la régulation
de notre c­ onduite » et le « grande guide de la vie humaine40 ». En fait,
« toute la force de la coutume et de ­l’éducation » ­consiste justement en
cela : à travers un « changement graduel de nos sentiments et de nos
inclinations », elles « façonnent ­l’esprit humain dès sa plus tendre enfance
et lui donnent le tour ­d’un caractère fixe et établi41 ». Sans dépendre
« ­d’aucune délibération » et sans nous accorder « aucun temps pour la
réflexion », la coutume nous donne ainsi « une facilitation à ­l’action,
[…] une inclination ou tendance vers elle », car « la répétition ­d’un acte
ou ­d’une opération particuliers produit une propension à les renouveler,

39 Hume, Enquête sur l­ ’entendement humain, ouvr. cité, p. 139 ; « Without the influence of cus-
tom, we should be entirely ignorant of every matter of fact, beyond what is immediately
present to the memory and senses ; Here, then, is a kind of pre-established harmony
between the course of nature and the succession of our ideas ; and though the powers
and forces, by which the former is governed, be wholly unknown to us ; yet our thoughts
and c­ onceptions have still, we find, gone on in the same train with the other works of
nature. Custom is that principle, by which this correspondence has been effected » (Hume,
An Enquiry concerning Human Understanding, ouvr. cité, p. 38).
40 Hume, Enquête sur l­’entendement humain, ouvr. cité, p. 161 ; Hume, Abrégé de la nature
humaine, ouvr. cité, p. 34 ; « Custom is that principle, by which this correspondence
has been effected ; so necessary to the subsistence of our species, and the regulation of
our c­ onduct, in every circumstance and occurrence of human life » (Hume, An Enquiry
­concerning Human Understanding, ouvr. cité, p. 44) ; « Tis not, therefore, reason, which
is the guide of life, but Custom, then, is the great guide of human life » (Hume, An
Abstract of a Book, ouvr. cité, p. 412).
41 Hume, Enquête sur l­’entendement humain, ouvr. cité, p. 229 ; « Are the manners of men
different in different ages and countries ? We learn thence the great force of custom and
education, which mould the human mind from its infancy, and form it into a fixed and
established character. […] Are the actions of the same person much diversified in the
different periods of his life, from infancy to old age ? This affords room for many general
observations ­concerning the gradual change of our sentiments and inclinations, and the
different maxims, which prevail in the different ages of human creatures » (Hume, An
Enquiry ­concerning Human Understanding, ouvr. cité, p. 66).
24 FRANCESCO TOTO

sans besoin ­d’y être poussé par un raisonnement ou un processus de


­compréhension  [understanding]42 ». Les implications morales de cette
fixation du caractère, ainsi que des sentiments, des inclinations et des
facilitations qui le définissent sont ici assez claires. ­D’abord, la coutume
peut coopérer avec la nature au renforcement des passions moralement
pertinentes, c­ omme par exemple le sens de l­’honneur. « Un homme
est ­d’autant plus utile, aussi bien pour lui-même que pour les autres,
que le degré […] ­d’honneur dont il est doué est majeur » ; ce principe
a pourtant « une plus grande force, quand la coutume et l­’éducation
assistent ­l’intérêt et la réflexion », et l­ ’homme agit automatiquement « en
observance de ces règles par lesquelles la société est maintenue » et d­ ’une
façon socialement valable ou apte à susciter la « louange publique43 ». En
outre, la coutume ne se borne pas à donner fermeté et solidité à des traits
de caractères qui ne dépendent pas ­d’elle, mais elle se voit directement
attribuée la paternité de règles dont la violation « rendrait la société
tout à fait intolérable44 ». De plus, Hume affirme parfois que ce sont « la
coutume et la pratique [qui] ont réglé la juste valeur de chaque chose »
42 Hume, ­L’entendement, traité de la nature humaine, trad. fr. par P. Baranger et P. Saltel,
Paris, Flammarion, 1995, vol. I, p. 204 (Hume, A Treatise of Human Nature, ouvr. cité,
p. 91 : « the custom depends not upon any deliberation, it operates immediately, without
allowing any time for reflection ») ; Hume, Enquête sur l­’entendement humain, ouvr. cité,
p. 139 (Hume, An Enquiry ­concerning Human Understanding, ouvr. cité, p. 38 : « We
should never know how to adjust means to ends, or to employ our natural powers in the
production of any effect ») ; Hume, Traité de la nature humaine, ouvr. cité, vol. II, p. 280-
281 (Hume, A Treatise of Human Nature, ouvr. cité, p. 271-272 : « But custom not only
gives a facility to perform any action, but likewise an inclination and tendency towards
it, where it is not entirely disagreeable, and can never be the object of inclination. And
this is the reason why custom increases all active habits »).
43 Hume, ­L’entendement, traité de la nature humaine, ouvr. cité, vol. III, p. 102. « As public
praise and blame increase our esteem for justice ; so private education and instruction
­contribute to the same effect. For as parents easily observe, that a man is the more useful,
both to himself and others, the greater degree of probity and honour he is ­endow’d with ;
and that those principles have greater force, when custom and education assist interest
and reflection : For these reasons they are ­induc’d to inculcate on their ­children, from
their earliest infancy, the principles of probity, and teach them to regard the observance
of those rules, by which society is m ­ aintain’d, as worthy and honourable, and their
violation as base and infamous » (Hume, A Treatise of Human Nature, ouvr. cité, p. 321).
44 Hume, Essais et traités sur plusieurs sujets, trad. fr. par M. Malherbe, Paris, Vrin, 2002,
p. 123. « Were the doors opened to self-praise, […] such a flood of impertinence would
break in upon us, as would render society wholly intolerable. For this reason custom has
established it as a rule, in c­ ommon societies, that men should not indulge themselves in
self-praise » (Hume, An Enquiry Concerning the Principles of Morals, ed. by T. Beauchamp,
Oxford, Clarendon press, 1998, p. 69).
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 25

en donnant la lumière aux maximes ou principes généraux qui orientent


en même temps nos passions, nos jugements et nos c­ onduites45. Enfin,
il va ­jusqu’à soutenir que la coutume, avec la mode, la vogue et la loi,
est « le principal fondement de toutes les déterminations morales46 ».
Ainsi, Hume établit sans doute une forme de coopération nature-cou-
tume inconnue de ses prédécesseurs : il ­n’oppose pas les deux termes,
ni ­n’élimine le premier en faveur du second, en ­considérant au ­contraire
la coutume et ses effets ­comme étant intérieurs à la nature humaine
elle-même. Chez Hume c­ omme chez Montaigne et Pascal, néanmoins,
­l’emprise de la coutume sur les affections, les ­conduites et les critères du
jugement entrave la possibilité d­ ’une distanciation critique sur le plan
moral et politique. « Ce ­n’est pas sans un effort très violent ­qu’on change
son jugement sur les mœurs et ­qu’on fait naître en soi des sentiments
­d’approbation ou de blâme, ­d’amour ou de haine, qui diffèrent de ceux
dont ­l’esprit a une longue pratique (long custom)47 ». De même, « le temps
et la coutume donnent autorité à toutes les formes de gouvernement
[…] ; et ce pouvoir, qui ­d’abord ne fut fondé que sur ­l’injustice et la
violence, devient dans le temps légal et obligatoire48 ».

45 Hume, Traité de la nature humaine, ouvr. cité, vol. II, p. 128. « Custom and practice have
brought to light all these principles, and have settled the just value of every thing »
(Hume, A Treatise of Human Nature, ouvr. cité, p. 192).
46 Hume, Essais et traités sur plusieurs sujets, ouvr. cité, p. 180 (Hume, An Enquiry Concerning
the Principles of Morals, ouvr. cité, p. 105 : « Fashion, vogue, custom, and law, were the
­chief foundation of all moral determinations »). Il semble donc difficile de donner une
valeur trop critique à la référence au « système de certains philosophes », selon lequel
la justice serait une vertu « artificielle », parce que « ­l’honneur, la coutume et les lois
civiles tiennent le lieu de la c­ onscience naturelle et produisent en une certaine mesure
les mêmes effets » (Hume, Traité de la nature humain, ouvr. cité, vol. II, p. 148 ; Hume,
A Treatise of Human Nature, ouvr. cité, p. 202 : « ‘Tis the same case, if justice, according
to the system of certain philosophers, ­shou’d be e­ steem’d an artificial and not a natural
virtue. For then honour, and custom, and civil laws supply the place of natural c­ onscience,
and produce, in some degree, the same effects »).
47 Hume, Essais sur ­l’art et le goût, trad. fr. par M. Malherbe, Paris, Vrin, p. 123 (D. Hume,
Standard of taste in Essays, Moral, Political, and Literary, ed. Eugene F. Miller. Indianapolis,
Liberty Classics, 1985, p. 247, « But a very violent effort is requisite to change our judg-
ment of manners, and excite sentiments of approbation or blame, love or hatred, different
from those to which the mind from long custom has been familiarized »).
48 Hume, Traité de la nature humain, ouvr. cité, vol. III, p. 182 (Hume, A Treatise of Human
Nature, ouvr. cité, p. 362 : « Time and custom give authority to all forms of government,
and all successions of princes ; and that power, which at first was founded only on injustice
and violence, becomes in time legal and obligatory »).
26 FRANCESCO TOTO

LA RAISON C
­ ONTRE ­L’HISTOIRE

Selon la position sceptique, aucune société n­ ’est possible sans une


distinction morale entre le juste et l­ ’injuste, distinction qui naît pour-
tant non pas de la raison, mais de l­’historicité, de la spontanéité, du
caractère accidentel des coutumes. On pourrait suivre la diffusion de ce
modèle autant chez ses sympathisants49 que chez ses critiques50, mais il
est temps, désormais, de passer à la c­ onception rationaliste des mœurs
et des coutumes. Cette c­ onception s­ ’oppose à la c­ onception sceptique en
interprétant le divorce entre ­l’historicité des mœurs ou des coutumes
et ­l’universalité de la raison, non plus ­comme une nécessité dont il fau-
drait simplement prendre acte et q­ u’on pourrait se limiter à ­constater,
49 Je pense par exemple à Voltaire, dont on pourrait citer beaucoup de passages. Je me
limiterai à rappeler un épisode de L ­ ’histoire de Jenni, ou le sage et l­’athée, qui prend place en
Amérique : « Je profitai de la liberté du repas pour demander par quelle raison les guerriers
des montagnes bleues avaient tué et mangé madame Clive-Hart, et n­ ’avaient rien fait à la
fille de Parouba. ‘­C’est parce que nous sommes j­ ustes’, répondit le c­ ommandant, […] ‘il faut
rendre à chacun selon ses ­œuvres’. Freind fut touché par cette maxime, mais il représenta
que la coutume de manger des femmes était indigne de si braves gens, et ­qu’avec tant de
vertu on ne devait pas être anthropophage. Le chef des montagnes nous demanda alors ce
que nous faisions avec nos ennemis une fois que nous les avions tués. ‘Nous les ­enterrons’,
lui répondis je. ‘­J’entends, dit-il : vous les faites manger par les vers. Nous voulons avoir la
préférence ; nos estomacs sont une sépulture plus h­ onorable’. Briton pris plaisir à soutenir
­l’opinion des montagnes bleues. Il dit que la coutume de mettre son prochain au pot ou à
la broche était la plus ancienne et la plus naturelle, puisque on l­ ’avait trouvée établie dans
les deux hémisphères ; ­qu’il était par ­conséquent démontré que ­c’était une idée innée »
(Voltaire, Histoire de Jenni, ou le sage et l­’athée, éd. R. Démoris, in Œuvres ­complètes, éd. par
T. Besterman, Oxford, Voltaire Foundation, 2013, LXXVI, p. 89).
50 Comme on le verra dans la suite, Helvétius peut sans doute être c­ onsidéré c­ omme un
critique de la position sceptique. En fait, il affirme que la raison est « indépendante
des modes et des coutumes ­d’un pays » et « nulle part étrangère et ridicule », et que
cette raison permet de « ­composer un catéchisme de probité, dont les maximes simples,
vraies », aptes à apprendre aux peuples que « la vertu [est] invariable dans ­l’objet q­ u’elle
se propose » (Claude-Adrien Helvétius, De ­l’Esprit, texte revu par J. Moutaux, Paris,
Fayard, 1988, p. 106, 158). Cependant, sa théorie morale inclut évidemment un moment
sceptique. Un homme curieux ne pourrait ­s’instruire dans la science de la morale ­qu’à
­condition de « briser tous les liens des préjugés » et d ­ ’« examiner ­d’un œil tranquille
la ­contrariété des opinions des hommes » (ibid., p. 108). À cette fin, il serait obligé de
venir « au secours de ­l’histoire » et de « ­considérer le spectacle des mœurs, des lois, des
coutumes, des religions » (ibid., p. 142). Helvétius lui-même a souvent et volontiers
recours à l­ ’exemplification de ses thèses par le biais des coutumes apparemment bizarres
ou ridicules des peuples du monde entier.
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 27

mais ­comme une situation ­contingente ­qu’il faut dépasser. En fait, le


paradigme rationaliste définit la coutume ­comme une instance possi-
blement étrangère à la nature de la subjectivité libre et rationnelle : une
instance que le sujet individuel ou collectif doit non seulement pouvoir
­contempler et évaluer pour ainsi dire de ­l’extérieur, mais ­qu’il doit en
outre réformer dès q­ u’elle parvient à entraver son autonomie. On peut
lier les origines de ce paradigme aux noms de Descartes et Hobbes.
Comme les sceptiques, Descartes reconnaît ­l’efficacité des mœurs
et des coutumes. « ­C’est bien plus la coutume et l­’exemple qui nous
persuade, q­ u’aucune c­ onnaissance certaine » : « un même homme, avec
son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des Français ou des
Allemands, devient différent de ce ­qu’il serait, ­s’il avait toujours vécu
entre des Chinois ou des Cannibales » ; « la coutume invétérée » ­qu’il
a « de juger autrement » arrive j­usqu’à lui empêcher de reconnaître la
certitude ­d’une ­connaissance51. Cette ­constatation est pourtant investie
chez Descartes d­ ’une fonction différente de celle qui lui est attribuée par
Montaigne et Pascal. Comme chez Montaigne, « savoir quelque chose
des mœurs de divers peuples » nous permet « de juger des nôtres plus
sainement », et de nous émanciper de ­l’illusion que « tout ce qui est
­contre nos modes [serait] ridicule et ­contre raison, ainsi ­qu’ont coutume
de [croire] ceux qui n­ ’ont rien vu52 ». Même si l­ ’expérience de la diversité
est aussi pour Descartes, ­comme pour Montaigne, un facteur de doute,
la fonction de ce doute n­ ’est pas celle de nier les capacités de la raison,
ni de nous inviter à nous plier aux mœurs et aux coutumes reçues, mais
de nous émanciper des croyances et des pratiques irréfléchies53. Tout

51 René Descartes, Discours de la méthode, in Œuvres, éd. par C. Adam et P. Tannery, Paris,
Vrin – C.N.R.S., 1964-1974, vol. VI, p. 16 ; Descartes, Sixièmes réponses, in Œuvres,
ouvr. cité, vol. XI-1, p. 243.
52 Descartes, Discours de la méthode, ouvr. cité, p. 6.
53 Cf. aussi ibid., p. 10 : « Il est vrai que, pendant que je ne faisais que c­ onsidérer les
mœurs des autres hommes, je ­n’y trouvais guère de quoi m ­ ’assurer, et que ­j’y remarquais
quasi autant de diversité que ­j’avais fait auparavant entre les opinions des philosophes.
En sorte que le plus grand profit que ­j’en retirais, était que, voyant plusieurs choses
qui, bien ­qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas ­d’être
­communément reçues et approuvées par ­d’autres grands peuples, ­j’apprenais à ne
rien croire trop fermement de ce qui ne m ­ ’avait été persuadé que par l­ ’exemple et par
la coutume ; et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup ­d’erreurs, qui peuvent
offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables ­d’entendre raison.
Mais après que ­j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde,
et à tâcher ­d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution ­d’étudier aussi en
28 FRANCESCO TOTO

le monde le sait, la première règle de la morale dite « par provision »


nous ­conseille de nous adapter aux lois et aux coutumes de notre pays.
Malgré cela, le caractère « par provision » de cette morale n­ ’exclut pas,
mais au ­contraire implique, ­qu’une morale pleinement rationnelle soit
possible et souhaitable54. En outre, ­l’exercice de la rationalité ­n’est pas
renvoyé à un futur indéterminé, mais il est au ­contraire supposé dans
le discernement qui doit s­’appliquer aux mœurs reçues : il ne faut pas
accepter passivement ­n’importe quelle opinion ­concernant la pratique de
la vie, mais sélectionner « les plus modérées » et celles « ­communément
reçues en pratique par les mieux sensés55 ». Cette discrimination est la
­condition à partir de laquelle Descartes peut affirmer ailleurs « ­qu’il
faut aussi examiner en particulier toutes les mœurs des lieux où nous
vivons, pour savoir ­jusqu’où elles doivent être suivies56 ». La même
prise de distance est implicite dans la formulation des motifs qui nous
poussent à nous imposer cette première règle : Descartes aurait peut-
être été ­d’accord avec Elisabeth ­qu’« en observant les mœurs des pays
où nous sommes nous en trouvons quelques fois de fort déraisonnables,
­qu’il est nécessaire de suivre pour éviter de plus grands inconvénients »
et ­n’« acquérir point ­d’ennemis57 ». Non seulement il faut regarder les
mœurs de ­l’extérieur pour pouvoir les trouver déraisonnables, mais leur
adoption est entendue c­ omme un c­ ompromis de l­’ordre de la « pru-
dence », déterminé par la ­considération de ce qui est « le plus utile58 ».
Enfin, Descartes ne peut affirmer q­ u’il faut tâcher « en tout de régler
plutôt ­­[­s]­ ­es sentiments par la raison que par la coutume59 » sans avouer,
moi-même, et ­d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je
devais suivre ».
54 « ­C’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre
sans philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre ­n’est
point c­ omparable à la satisfaction que donne la ­connaissance de celles ­qu’on trouve par
la philosophie ; et enfin cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs, et nous
­conduire en cette vie, que ­n’est ­l’usage de nos yeux pour guider nos pas » (Descartes,
Principes de la philosophie, in Œuvres, ouvr. cité, vol. IX-2, p. 3).
55 Descartes, Discours de la méthode, ouvr. cité, p. 23. Il faut aussi remarquer que Descartes
met ici « entre les excès toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose
de sa liberté » : la morale « par provision » laisse donc intacte la liberté, et, avec elle, la
possibilité du détachement (ibid., p. 24).
56 Descartes à Elisabeth, 15 septembre 1645, in Œuvres, cit. vol. IV, p. 295.
57 Elisabeth à Descartes 30 septembre 1645, in Œuvres, cit. vol. IV, p. 303.
58 Descartes, Discours de la méthode, ouvr. cité, p, 23.
59 Descartes à Huygens, 31 mars 1636, in Œuvres, cit. vol. I, p. 605. Cf. aussi Descartes à
Pollot, 1645, in Œuvres, cit. vol. V, p. 557 : « bien que la coutume et ­l’exemple fassent
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 29

implicitement, que la règle ­d’adaptation aux coutumes de son pays est


destinée plutôt à éviter les incommodités q­ u’à garantir la bonté intrin-
sèque des c­ onduites. Ces remarques c­ ontribuent à éclairer le sens de la
première règle de la morale par provision, ­qu’il est prudent de suivre
­jusqu’à ce q­ u’une morale pleinement rationnelle n­ ’ait été démontrée et
soustraite ainsi à la c­ ontroverse. Cette règle laisse en suspens la ques-
tion de la rationalité des coutumes q­ u’elle nous engage à respecter. Ces
coutumes pourront s­’avérer (plus ou moins) cohérentes avec la raison,
ainsi que (plus ou moins) utiles à la vie civile : elles pourront donc être
accueillies ou rejetées par la raison parvenue à la certitude ­d’elle-même
selon leur ­conformité à ses exigences ou leur utilité. En tout cas, la morale
par provision attribue à la raison le rôle de juger en dernière instance
des mœurs et des coutumes. Les mœurs et les coutumes restent, en
elles-mêmes et dans leur historicité, encore en-deçà et au-dessous de
la rationalité et de la certitude ou de l­’autonomie que cette rationalité
­comporte : leur puissance étant encore liée à la force des préjugés et des
habitudes irréfléchies, l­ ’efficacité q­ u’ont le cogito et son évidence dans la
reconstruction de ­l’édifice des savoirs doit aussi passer par la libération
du sujet des préjugés qui, dès son enfance, ont pris racine en son esprit
grâce à la force des habitudes. Cette libération ­consiste peut-être moins
dans un abandon des mœurs et des opinions ou des dispositions qui les
accompagnent que dans une suspension du jugement qui laisse le sujet
libre, aussi bien de les accueillir sur des fondements plus solides, que
de les abandonner. Cependant, la raison s­ ’affirme désormais c­ omme une
instance supérieure aux mœurs et aux coutumes, la sphère morale étant
élevée, en principe, à la hauteur de la science. ­C’est alors sur ­l’arrière-fond
de cette primauté de la raison et dans la perspective d­ ’une ­complicité
entre cette raison et le pouvoir politique que Descartes peut affirmer
« ­qu’il ­n’appartient ­qu’aux souverains, ou à ceux qui sont autorisés par
eux, de se mêler de régler les mœurs des autres » : cette centralisation
est nécessaire, parce que « pour ce qui touche les mœurs, chacun abonde
si fort en son sens, q­ u’il se pourrait trouver autant de réformateurs que
de têtes, ­s’il était permis à d­ ’autres q­ u’à ceux que Dieu a établis pour
souverains sur ses peuples […] ­d’entreprendre d­ ’y rien changer60 » ; mais

estimer le métier de la guerre c­ omme le plus noble de tous, pour moi qui le c­ onsidère
en philosophe, je ne l­ ’estime ­qu’autant q­ u’il vaut ».
60 Descartes à Chanut, 20 novembre 1647, in Œuvres, ouvr. cité, vol. V, p. 87.
30 FRANCESCO TOTO

faute d­ ’une alliance entre le pouvoir et la raison, cette centralisation ne


serait que « très tyrannique », selon les mots utilisés par Descartes dans
son échange avec Elisabeth à propos de Machiavel61.
Hobbes suit, sur le plan de la collectivité politique représentée par
le souverain, un parcours sous plusieurs aspects analogue à celui que
Descartes mène surtout sur le plan des orientations éthiques indivi-
duelles : un parcours qui part des présupposés sceptiques, mais qui
finit par les dépasser en quelque sorte de l­ ’intérieur. Comme Descartes,
Hobbes intègre plusieurs thèses sceptiques, en reconnaissant par exemple
­l’influence de la coutume sur les passions et les jugements moraux.
« Car divers hommes louent diverses coutumes, et ce qui est une vertu
pour ­l’un est blâmé par les autres, et à l­’opposé ce que ­l’un appelle
vice, un autre ­l’appelle vertu, selon ­qu’ils sont guidés par ­l’affection du
moment62 » ou par leurs diverses inclinations. À leur tour, ces affections
et ces inclinations différent en raison « de la diversité des ­constitutions
corporelles, […] de la diversité des coutumes et de l­’éducation63 ». La
coutume s­’affirme ainsi, à côté des différences physiques, c­ omme ­l’un
des facteurs déterminant autant la pluralité des perspectives morales
que ­l’impuissance de la raison naturelle ou privée face aux ­conflits
qui en dérivent64. Malgré cela, cette pluralité de perspectives et cette
61 Descartes à Elisabeth, septembre 1646, in Œuvres, ouvr. cité, vol. IV, p. 487.
62 Thomas Hobbes, Béhémoth, éd. L. Borot, Paris, Vrin, 1990, p. 84 (Hobbes, Behemoth,
in The English Works of Thomas Hobbes of Malmesbury, éd. by T. Molesworth, London,
Jonn Bohn and Longman, Brown, Green, and Longmans, 11 vol., 1839-1845, vol. VI,
p. 203 : « In sum, all actions and habits are to be esteemed good or evil by their causes
and usefulness in reference to the ­commonwealth, and not by their mediocrity, nor by
their being ­commended. For several men praise several customs, and that which is virtue
with one, is blamed by others ; and, ­contrarily, what one calls vice, another calls virtue,
as their present affections lead them »).
63 Hobbes, Léviathan, éd. F. Tricaud et M. Pécharman, Paris, Vrin, 2004, p. 67 (Hobbes,
Leviathan, in The English Works, ouvr. cité, vol. III, p. 61 : « The causes of this difference
of wits, are in the passions ; and the difference of passions proceedeth, partly from the
different ­constitution of the body, and partly from different education. For if the diffe-
rence proceeded from the temper of the brain, and the organs of sense, either exterior or
interior, there would be no less difference of men in their sight, hearing, or other senses,
than in their fancies and discretions. It proceeds therefore from the passions ; which are
different, not only from the difference of m
­ ens’ ­complexions ; but also from their difference
of customs, and education »).
64 Il ne faut pas s­’étonner que, dans le matérialisme hobbesien, les coutumes aient leur
base matérielle dans la « ­constitution » des corps. Un matérialiste c­ omme La Mettrie
se rapportera à une lettre de Descartes pour établir cette même corrélation : « Autant
de tempéraments, autant d­ ’esprits, de caractères, de mœurs différentes. Galien même a
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 31

impuissance de la raison individuelle ne ­constituent pas le dernier mot


de Hobbes sur les problèmes moraux, mais le point de départ d ­ ’une
déduction qui parviendra à définir, ­d’abord, les lois de la nature ­comme
des principes moraux rationnels, « immuables et éternels », définissant
des c­ onditions de paix « qui ne peuvent être abrogées par aucune cou-
tume », et, ensuite, la « raison publique », ­c’est-à-dire les lois établies
par le souverain dans lequel tous les citoyens se sont par pacte obligés à
se reconnaître, c­ omme la seule gardienne de ces lois naturelles65. Ainsi,
Hobbes n­ ’incorpore la thèse sceptique d­ ’après laquelle « le bien et le mal
[…] diffèrent selon les tempéraments, les coutumes et les opinions des
hommes66 » que pour mieux la dépasser à travers sa théorie de la sou-
veraineté et la critique de la coutume ­qu’elle implique. La stratégie de
Hobbes, qui semble suivre largement Bodin sur ce point67, est ici celle
c­ onnu cette vérité, que Descartes a poussée plus loin, j­ usqu’à dire que la Médecine seule
pouvait changer les Esprits et les Mœurs avec les corps » (Julien Offray de la Mettrie,
­L’Homme machine, in Œuvres philosophiques, Nouvelle édition, à Berlin [s.e.] 1774, vol. I,
p. 290). Dans le Discours sur la méthode, Descartes avait effectivement affirmé que ­l’esprit
dépend de la « disposition des organes » et que la médecine était donc un art capable
de procurer aux hommes, non seulement le bien-être physique, mais aussi la sagesse
(Descartes, Discours de la méthode, ouvr. cité, p. 50).
65 Hobbes, Le citoyen ou les fondements de la politique, éd. S. Goyard-Fabre, Paris, Flammarion,
1982, III, 29, p. 126, XIV, 17, p. 252, XV, 17, p. 275 (Hobbes, Philosophical Rudiments
Concerning Government and Society, in The English Works, ouvr. cité, vol. II, p. 46 : « The
laws of nature are immutable and eternal : what they forbid, can never be lawful ; what
they ­command, can never be unlawful » ; ibid., p. 196 : « So as a fault, that is to say,
a SIN, is that which a man does, omits, says, or wills, against the reason of the city, that
is, c­ ontrary to the laws » ; ibid., p. 220 : « But every man can subject his private reason to
the reason of the whole city »).
66 Hobbes, Le citoyen ou les fondements de la politique, ouvr. cité, III, 31, p. 126 (Hobbes,
Philosophical Rudiments, of Liberty, ouvr. cité, p. 31 : « We must know, therefore, that
good and evil are names given to things to signify the inclination or aversion of them,
by whom they were given. But the inclinations of men are diverse, according to their
diverse ­constitutions, customs, opinions »).
67 Bodin reconnaît sans doute l­’importance politique des coutumes. Afin d ­ ’avoir une
République « il faut ­qu’il y ait quelque chose de ­commun, et de public : ­comme […] les
usages, les lois, les coutumes, la justice » (Jean Bodin, Les six livres de la république, texte
revu par C. Frémont, M.-D. Couzinet, H. Rochas, Paris, Fayard, 198, I. 1, p. 27), et ­c’est
pourquoi « en matière de séditions et tumultes il n­ ’y a rien plus dangereux que les sujets
soient divisés en deux opinions, soit pour ­l’état, soit pour la religion, soit pour les lois et
coutumes » (ibid., IV, 7, p. 208). Ainsi, afin de maintenir la République « en son état »,
il « ne faut essayer les remèdes violents, si la maladie n­ ’est extrême, et q­ u’il n­ ’y ait plus
­d’espérance », et ceux qui ­n’ont pas pris garde de suivre cette maxime dans le changement
des mœurs et des coutumes « ont ruiné de belles et grandes Républiques » (ibid., IV, 3,
p. 100). Cependant, l­ ’importance des coutumes ­n’arrive pas ­jusqu’au point ­d’en faire un
32 FRANCESCO TOTO

de réduire directement ou indirectement la coutume – ou du moins sa


validité juridique et morale – à la loi positive. Notamment, il ne faut
pas supposer q­ u’« une coutume longtemps observée, […] tient sa force
de loi de la longueur du temps écoulé », car celles ­qu’­aujourd’hui nous
appelons « coutumes » étaient autrefois « des lois écrites », dont on a
simplement oublié ­l’origine. En tout cas, elles tiennent leur force de loi
« de la volonté du détenteur du pouvoir suprême » ou de son « silence,
car le silence aussi est parfois un signe de la volonté68 ». En ce sens, ce
­n’est que « ­l’ignorance des causes et de la c­ onstitution originelle du
droit, de ­l’équité et de la justice » qui « fait que les hommes suivent,
­comme règle de leurs actions, la coutume et les exemples du temps
facteur proprement essentiel. Plusieurs citoyens font une République « quand ils sont
gouvernés par la puissance souveraine ­d’un ou plusieurs seigneurs, encore ­qu’ils soient
diversifiés en lois, en langues, en coutumes, en religions, en nations » (ibid., I, 6, p. 105).
Ainsi, on peut dire ­qu’un « changement de République » ou « changement ­d’état » ­s’est
vérifié « quand la souveraineté ­d’un peuple vient en la puissance ­d’un Prince ; ou la sei-
gneurie des plus grands au menu peuple » (ibid., IV, 1, p. 10) un « changement de lois,
de coutumes, de religion, de place, n­ ’est autre chose q­ u’une altération, si la souveraineté
demeure ; et au ­contraire, il se peut faire que la République changera ­d’état demeurant
les lois et coutumes, hormis ce qui touche à la souveraineté » (ibid., IV, 1, p. 8). Cette
subordination des coutumes à la souveraineté implique une précise hiérarchie des sources
du droit. « La coutume prend sa force peu à peu, et par longues années d­ ’un ­commun
­consentement de tous, ou de la plupart ; mais la loi sort en un moment, et prend sa
vigueur de celui qui a puissance de ­commander à tous : la coutume se coule doucement,
et sans force, la loi est c­ ommandée et publiée par puissance, et bien souvent c­ ontre le gré
des sujets. Et pour cette cause […] la loi peut casser les coutumes, et la coutume ne peut
déroger à la loi […]. Et, pour le faire court, la coutume ­n’a force que […] tant ­qu’il plaît
au prince souverain […]. Et par ainsi toute la force des lois civiles et coutumes gît au
pouvoir du prince souverain » (ibid., I, 10, p. 308). Ce ­n’est donc pas par hasard que « le
serment de nos Rois, qui est le plus beau […] qui se peut faire, ne porte rien de garder
les lois et coutumes du pays, ni des prédécesseurs » (ibid., IV, 8, p. 198) : les Princes sont
bien sujets aux « lois de Dieu et de nature », ­qu’ils « ne peuvent altérer, ni changer »,
mais peuvent « bien la dispenser des lois et coutumes » (ibid., I, 8, p. 215).
68 Hobbes, Léviathan, ouvr. cité, p. 206 (Leviathan, ouvr. cité, p. 254-255 et 252 : « When
long use obtaineth the authority of a law, it is not the length of time that maketh the
authority, but the will of the sovereign signified by his silence – for silence is sometimes
an argument of c­ onsent ; and it is no longer law, than the sovereign shall be silent the-
rein » ; « For the legislator is he, not by whose authority the laws were first made, but
by whose authority they now c­ ontinue to be laws. And therefore where there be divers
provinces, within the dominion of a ­commonwealth, and in those provinces diversity
of laws, which ­commonly are called the customs of each several province, we are not
to understand that such customs have their force, only from length of time ; but that
they were anciently laws written, or otherwise made known, for the c­ onstitutions, and
statutes of their sovereigns ; and are now laws, not by virtue of the prescription of time,
but by the ­constitutions of their present sovereigns »).
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 33

passé » et ­qu’ils lui attribuent une autorité et une force ­d’obligation


autonomes69. « Je nie ­qu’aucune coutume puisse par elle-même avoir
­l’autorité ­d’une loi ; car si la coutume est déraisonnable, il vous faut […]
reconnaître que ce n­ ’est pas une loi, et q­ u’elle devrait être abrogée ; et si
cette coutume est raisonnable, ce n­ ’est pas la coutume mais l­ ’équité qui
lui donne force de loi », là où « ­c’est au détenteur du pouvoir suprême
de juger de ce qui est c­ onforme à la raison et de ce qui ne l­’est pas70 ».
Hobbes peut ainsi être opposé à Montaigne et Pascal dans la mesure
où il interprète les customs ­comme les dépositaires d­ ’une normativité à
laquelle l­’État doit soustraire toute autonomie pour pouvoir s­’affirmer
­comme le seul arbitre et gardien de la rationalité des lois naturelles. Il
se rapproche au c­ ontraire de Descartes dans la mesure où il reconnaît
la possibilité d­ ’un écart entre les relations sociales ou les c­ onceptions de
la justice historiquement véhiculées par les coutumes et la rationalité
des lois naturelles, en soumettant les coutumes à la raison publique
­comme à la seule instance capable de ­combler cet écart. Il est vrai que
les décisions du souverain sont arbitraires, mais cet arbitre n­ ’est pas à
son tour arbitraire : personne ne peut donc en appeler aux coutumes
ou aux lois naturelles ­contre les décisions souveraines, car la raison
elle-même reconnaît que les coutumes n­ ’acquièrent leur validité que du
­consentement explicite ou tacite de l­ ’autorité à travers laquelle le peuple
lui-même se donne ses lois, ou de la « raison publique », et que les lois
naturelles ­n’ont pas de validité en dehors de la détermination et de la
protection q­ u’elles reçoivent par le pouvoir souverain.
Dans la théorie des mœurs et des coutumes esquissée par Descartes
et par Hobbes, ­l’historicité des coutumes se présente ­d’abord sous la
69 Hobbes, Léviathan, ouvr. cité, p. 91 (Hobbes, Leviathan, ouvr. cité, p. 91 : « Ignorance of
the causes, and original ­constitution of right, equity, law, and justice, disposeth a man to
make custom and example the rule of his actions ; in such manner, as to think that unjust
which it hath been the custom to punish ; and that just, of the impunity and approbation
whereof they can produce an example, or (as the lawyers which only use this false measure
of justice barbarously call it) a precedent ; like little c­ hildren, that have no other rule of
good and evil manners, but the correction they receive from their parents and masters »).
70 Hobbes, Dialogue des Common Laws, éd. L. et P. Carrive, Paris, Vrin, 1990, p. 88 (Hobbes,
Dialogue between a Philosopher and a Student of the Common Laws of England, in The English
Works, ouvr. cité, vol. VI, p. 62 : « Now as to the authority you ascribe to custom, I deny
that any custom of its own nature can amount to the authority of a law. For if the custom
be unreasonable, you must, with all other lawyers, ­confess that it is no law, but ought
to abolished ; and if the custom be reasonable, it is not the custom, but the equity that
makes it law »).
34 FRANCESCO TOTO

forme d­ ’un risque d­ ’irrationalité, d­ ’une opposition entre l­ ’histoire et la


raison. En même temps, ce risque ouvre la voie à une problématique
nouvelle, celle de la réconciliation entre la raison et l­ ’histoire au moyen
de la discrimination éthico-politique des mauvaises et des bonnes cou-
tumes et de la suppression des premières en faveur des secondes. Cette
problématique deviendra largement hégémonique dans la France des
Lumières, qui en établira les traits canoniques et en un certain sens stan-
dardisés71 à travers une réinterprétation globale de la nature humaine,
71 Ces traits restent évidents même dans les formulations apparemment excentriques et para-
doxales q­ u’on peut trouver, c­ omme par exemple chez Sade. En fait, Sade invite souvent à
­considérer les actions « par ­l’étude réfléchie des mœurs et coutumes de toutes les nations de
la terre » (Donatien-Alphonse-François de Sade, Justine ou les malheurs de la vertu, in Justine et
autres romans, éd. par M. Delon et J. Deprun, Paris, Gallimard, 2014, p. 598). « La lecture
de ­l’histoire des mœurs de tous les peuples de la terre » montre clairement que ce qui « en
France [est un crime […] ­n’est q­ u’une vertu à la Chine », et vice versa (Sade, La Philosophie
dans le boudoir, in Justine et autres romans, ouvr. cité, p. 705 ; Sade, Justine, in ibid., p. 599).
Feuilleter et c­ ompulser « les mœurs de l­’univers » et remarquer que l­’inceste, le meurtre,
­l’infanticide ­constituent un « usage […] universel » nous permet ­d’apprendre les actions
­comme indifférentes et de c­ onsidérer « toutes les c­ onvenances humaines […] ridicules », et
nous ouvre ainsi à un parcours joyeux de libération de nos impulsions et de rééducation de
notre sensibilité (Sade, La Philosophie dans le boudoir, ouvr. cité, p. 692 ; Sade, Histoire de Juliette,
in Œuvres, éd. M. Delon, J. Deprun, 3 vol., 1990-1998, Paris, Gallimard, vol. III, p. 193).
Ce qui est fort curieux, ici, c­ ’est la façon dont Sade, ­d’un côté, mobilise le topos sceptique
de la variété des mœurs afin de critiquer toute morale du repentir, mais, de l­ ’autre côté, ne
peut le faire ­qu’en se référant à une « morale » fondée sur la nature et la raison, voire sur la
maximisation du bonheur individuel et collectif. On trouve d­ ’abord chez lui une dénonciation
­d’inspiration rationaliste des intérêts cachés par la sacralisation de la coutume : pratiqué
par ­d’autres nations ­comme une « loi sage et faite pour cimenter les liens de la famille »,
­l’inceste ne peut être interdit que par une « politique mal entendue, produite par la crainte
de rendre certaines familles trop puissantes », et il ne faut donc pas « prendre pour loi de
la nature ce qui ­n’est dicté que par ­l’intérêt ou par ­l’ambition » (Sade, La Philosophie dans le
boudoir, cit. p. 693). Ainsi, cette critique de la coutume ne manque pas d­ ’être prononcée au
nom de la nature et du bonheur et de la liberté de ­l’individu et du genre humain. ­D’après
Sade, il faut que les filles se placent « ­d’elles-mêmes au-dessus de ­l’usage et du préjugé »
qui veulent leur imposer la virginité avant le mariage, en triomphant « de la coutume et
de ­l’opinion » et foulant « aux pieds les fers honteux dont on prétend les asservir », et cela
pour quatre raisons. Premièrement, « la destinée de la femme est d­ ’être ­comme la c­ hienne,
­comme la louve : elle doit appartenir à tous ceux qui veulent d­ ’elle », et c­ ’est donc « visible-
ment outrager la destination que la nature impose aux femmes, que de les enchaîner par le
lien absurde d­ ’un hymen solitaire ». Deuxièmement, il faut espérer que « liberté de tous les
individus » – y ­compris les femmes – soit assurée. Troisièmement, ­l’impossibilité de suivre
leur destination naturelle rend les filles elles-mêmes « malheureuses ». Quatrièmement,
cette fidélité à sa destination naturelle n­ ’est pas sans rapport avec l­’intérêt général, car
« les services que rend une jeune fille, en c­ onsentant à faire le bonheur de tous ceux qui
­s’adressent à elle », ne se limitent pas à faire son bonheur, mais « sont […] infiniment plus
important que ceux ­qu’en ­s’isolant elle offre à son époux » (Sade, La Philosophie dans le boudoir,
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 35

de la morale et de la politique. « Les faux intérêts, les impressions de


­l’exemple et des coutumes, le torrent de la mode et des opinions reçues,
les préjugés de l­ ’enfance, les passions surtout », c­ omme le rappelle Jacourt
dans ­l’Éncyclopédie, ont j­usqu’à maintenant entravé le développement
de la morale en tant que « science des mœurs72 ». « Tout ce q­ u’on peut
alléguer de la variété des peuples sauvages ou policés ne prouve point
que la nature varie ; cela montre, tout au plus, que par des accidents
qui lui sont étrangers, quelques nations sont sorties de ses règles » :
les leçons de la nature sont « courtes, précises, énergiques, uniformes
et ­constantes ; le cœur humain en suivra toujours avec plaisir les sages
directions73 ». L­ ’éducation et la coutume peuvent peut-être « dépraver le
sens naturel de la rectitude et de la justice », mais « rien [ne] peut altérer
les lois éternelles de la justice74 ». Étant appelée à remonter ­jusqu’aux

cit. p. 676). Ainsi, quand il ­conclut que « ­l’honneur est une c­ himère née des coutumes et
des ­conventions humaines, lesquelles ­n’eurent jamais que ­l’absurdité pour base » (Sade,
Histoire de Juliette, ouvr. cité, p. 1038) on reconnaît aisément un jeu avec les lieux c­ ommuns
du rationalisme des Lumières, implicite dans la dénonciation de cette c­ himère et de cette
absurdité. Au fond, les prétendus vices – ­comme la cruauté – ne sont que des impulsions
naturelles, et il n­ ’y a « vice » que « nous n­ ’ayons tort de ne pas c­ ommettre, puisque c­ ’est la
nature qui nous ­l’inspire ; car nos usages, nos religions, nos coutumes, peuvent facilement,
et doivent même nécessairement nous tromper, et la voix de la nature ne nous trompera
certainement jamais » (ibid., p. 331). Sans multiplier les citations, c­ ’est donc à la lumière de
cette critique des coutumes traditionnelles et de leur aspect répressif ­qu’il faut lire le projet
de réformation des coutumes esquissé par Sade. « Ô Juliette, si tu veux, c­ omme moi, vivre
heureuse dans le crime… et ­j’en c­ ommets beaucoup, ma chère… si tu veux, dis-je, y trouver
le même bonheur que moi, tâche de ­t’en faire, avec le temps, une si douce habitude, q­ u’il te
devienne ­comme impossible de pouvoir exister sans le ­commettre » (ibid., p. 193). Afin de
se libérer de la mauvaise influence des usages reçus il faut en ­conquérir des nouveaux, plus
­convenables à la nature et au bonheur : « Adoptez pour base de votre c­ onduite et pour règle
de vos mœurs ce qui vous paraîtra de plus analogue à vos goûts, sans vous inquiéter si cela
­s’accorde ou non à nos coutumes, parce ­qu’il serait injuste que vous vous punissiez, par la
privation de cette chose, de n­ ’être pas nées dans le pays où elle se permet » (ibid., ouvr. cité,
p. 259). On entrevoit ainsi le côté obscur des Lumières. Sade mobilise, c­ ontre les matéria-
listes (qui parlent tout le temps de vertu…), les prémisses et la structure de raisonnement
des matérialistes eux-mêmes (une morale fondée sur la nature, finalisée au bonheur public,
amenant au dépassement des préjugés entre autres sur la sexualité). Sade rend donc visible
le « côté obscur » des Lumières car sa pensée est dans une certaine mesure une virtualité
« interne » à la pensée de philosophes tels que Helvétius et d­ ’Holbach.
72 Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, ouvr. cité, s.v. « Morale », t. X, p. 700.
73 Étienne-Gabriel Morelly, Code de la nature, in Œuvres philosophiques, Paris, Coda, 2004,
p. 395, note 63, et Id., Naufrage des isles flottantes, ou Basiliade du célébre Pilpai, à Messine,
par une société de libraires, 1753, t. 1, p. 47.
74 Denis Diderot, Essai sur le mérite et la vertu, in Œuvres ­complètes, éd. critique et annotée, sous
la dir. de H. Dieckmann, J. Fabre, J. Proust, J. Varloot [et al.], 25 vol., Paris, Hermann,
36 FRANCESCO TOTO

premiers principes qui donnent dans toute son étendue la véritable idée
de la justice et de la vertu et à repérer les « fondements de toute morale »
dans une nature humaine fixe et invariable, cette science des mœurs
ne peut être q ­ u’une c­ onnaissance rationnelle75. « Indépendante des
modes et des coutumes » de tout pays, seule la raison peut c­ omposer ce
« catéchisme de probité, dont les maximes simples, vraies, et à la portée
de tous les esprits, apprendraient aux peuples […] la vertu, invariable
dans l­’objet q ­ u’elle se propose76 ». Cette raison qui s­’affirme c­ omme
la seule gardienne de la nature, de ses intérêts, de sa morale et de ses
droits, ne peut q­ u’entretenir un rapport critique avec la coutume77. En
apprenant aux hommes « à trouver en quelque sorte tolérable ce qui leur
avait ­d’abord paru monstrueux78 », le temps donne aux coutumes une
« autorité […] trop étendue, toujours équivoque, […] et par c­ onséquent
toujours tyrannique79 ». Contre une tradition accueillie déjà par le code
de Justinien, qui donnait à la coutume la valeur d­ ’un c­ ontre-pouvoir
en quelque sorte démocratique en l­ ’interprétant ­comme « un droit […]
introduit seulement par l­ ’usage, du ­consentement tacite de ceux qui s­ ’y
sont soumis volontairement80 », le rationalisme des Lumières tend alors
à lire les coutumes c­ omme des règles auxquelles seule « la superstition
attache le nom de sacrées81 », c­ omme la forme dans laquelle les pouvoirs
­constitués se reproduisent ­comme habitude et préjugé et se cachent sous
le masque de la tradition : « sous le nom de coutumes, toutes les passions
et les caprices de la noblesse, des évêques et des moines furent respec-
tés », se trouvant ­consacré ­comme « droit public et civil » quelque chose
­qu’en réalité seule « la violence établissait82 ». Chaque fois ­qu’on prétend
1975-2004, vol. I, p. 330.
75 Paul Henri Thiry ­d’Holbach, Système de la nature, éd. par J.-P. Jackson, Paris, Coda, 2008,
p. 424.
76 Helvétius, De ­l’Esprit, ouvr. cité, p. 106 et 158.
77 ­D’Holbach, Système de la nature, ouvr. cité, p. 95 : « Les mœurs sont les habitudes des
peuples : ces mœurs sont bonnes dès q­ u’il en résulte un bonheur solide et véritable pour
la société ; et malgré la sanction […] de ­l’usage, de la religion, de ­l’opinion publique et
de l­ ’exemple, ces mœurs peuvent être détestables aux yeux de la raison, quand elles n­ ’ont
pour elles que le suffrage de l­ ’habitude et du préjugé ».
78 Gabriel Bonnot de Mably, Observations sur ­l’histoire de France, in Collection ­complète des
œuvres de ­l’Abbé de Mably, à Paris, Desbrières, 15 vol., 1794-1795, vol. I, p. 211.
79 Ibid., p. 240.
80 Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, ouvr. cité, s.v. « Coutume », t. IV, p. 411.
81 Helvétius, De ­L’Esprit, ouvr. cité, p. 136.
82 Mably, Observations sur ­l’histoire de France, ouvr. cité, vol. I, p. 142, 195, 206.
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 37

les déterminer en ­consultant « les recueils des coutumes » au lieu du


« livre de la nature », on finit par « méconnaître et […] outrager » les
droits des hommes83. Cette trahison de la nature et de la raison assigne
à la science morale et à la politique une tache univoque : empêcher
que « les vains applaudissements de la coutume […] ­n’étouffent le cri
de la nature et les ­conseils de la vertu84 ». On peut bien admettre, avec
Helvétius, que « les coutumes, même les plus cruelles et les plus folles,
ont toujours pris leur source dans ­l’utilité réelle, ou du moins apparente,
du public85 ». À chaque fois que ces coutumes deviennent « nuisibles
au […] peuple » et « funestes à ­l’univers », à chaque fois que leur uti-
lité ­s’avère seulement apparente, le sage législateur doit ­s’en remettre
aux principes naturels et rationnels de la morale afin de supprimer les
abus, ­d’éteindre « les torches du fanatisme et de la superstition » en
vainquant les résistances et les séditions des « peuples toujours accoutu-
més à prendre la pratique de certaines actions pour la vertu même86 ».

83 Nicolas de Condorcet, Tableau historique des progrès de ­l’esprit humain, éd. par J. P. Schandler,
P. Crépel, Paris, INED, 2004, p. 337.
84 Diderot, Essai sur le mérite et la vertu, ouvr. cité, p. 329.
85 Helvétius, De ­L’Esprit, ouvr. cité, p. 132.
86 Ibid., p. 133, 158 et 132. Il est intéressant de remarquer que la critique des mœurs et
des coutumes apparaît souvent, sous le masque ­d’une critique c­ ontre les superstitions,
­comme un moment de la polémique antireligieuse. On ­connaît l­’apologie helvétienne
du libertinage et de la « corruption religieuse des mœurs » : « On ne peut nier que des
citoyens tachés de cette espèce de corruption de mœurs ­n’aient souvent rendu à la patrie
des services plus importants que les plus sévères anachorètes. Que ne doit-on pas à la
galante Circassienne, qui, pour assurer sa beauté, ou celle de ses filles, a, la première, osé
les inoculer ? Que d­ ’enfants l­ ’inoculation n­ ’a-t-elle pas arrachés à la mort ? Peut-être n­ ’est-il
point de fondatrice ­d’ordre de religieuses qui se soit rendue recommandable à ­l’univers
par un aussi grand bienfait » (Helvétius, De ­L’Esprit, ouvr. cité, p. 145). ­D’Holbach affirme
que grâce à la théologie, la science des mœurs « fut soumise aux caprices des dieux, ou
plutôt de ceux qui les firent parler » : « la Religion fut ­l’unique objet de ­l’attention des
hommes ; ils crurent avoir des mœurs, posséder des vertus, remplir tous leurs devoirs
en accomplissant fidèlement les ordonnances inutiles et souvent criminelles ­qu’on faisait
descendre du ciel » (­D’Holbach, La Contagion sacrée, ou Histoire naturelle de la superstition,
Paris, Coda, 206, p. 195). Déjà chez Hobbes la critique des coutumes avait une fonction
anticléricale : « Que les clercs et les réguliers, en matière criminelle, ne sont pas justiciables
des tribunaux de la cite ? À quoi tendent les indulgences, les messes privées, et beaucoup
­d’autres pratiques nullement nécessaires au peuple en vue de son salut, et quelle force
auraient ces choses pour éteindre la foi, même la plus vive, si elle n­ ’était pas soutenue
par le pouvoir civil et par la coutume, il ­n’est personne qui ne le ­comprenne. Aussi me
semble-t-il ­qu’une cause unique peut être attribuée aux changements de religions : le
discrédit frappant des prêtres » (Hobbes, Léviathan, Paris, Vrin, 2004, p. 104 ; Hobbes,
Leviathan, ouvr. cité, p. 109).
38 FRANCESCO TOTO

« Loin de regretter les coutumes barbares et c­ ontraires aux premières


notions de l­ ’ordre87 », ou de regarder ­comme juste ce qui ­n’est c­ onsacré
que « par des ­conventions, par un usage ­constant, par des coutumes
anciennes88 », le législateur doit « chercher les moyens de rapprocher et
faire revivre les premières c­ onstitutions de la nature89 » : détruire les
« fausses maximes » et les « coutumes folles ou pernicieuses90 », « établir
à leur place des lois certaines et invariables91 », aptes à promouvoir des
coutumes vraiment vertueuses et par là même vraiment adaptées aux
intérêts bien entendus de la population. Le rapport entre ce traitement
de ­l’historicité des mœurs et des coutumes et la philosophie de ­l’histoire
des Lumières s­ ’éclaircit ainsi : celle-ci identifie fort souvent le passé et la
tradition ­comme le lieu de la barbarie, de ­l’ignorance, de la servitude,
et pense ainsi le progrès moins ­comme une destinée inéluctable ­qu’à
­l’aune du devoir moral et politique de se libérer des c­ onditionnements
qui entravent le libre développement de la nature, de la raison, et des
institutions c­ onformes à leurs exigences. « Il faut » en somme, c­ omme
­l’a dit Montesquieu, « rendre […] hommage à nos temps modernes, à
la raison présente, à la religion ­d’­aujourd’hui, à notre philosophie, à nos
mœurs92 ». Robespierre le dira de façon synthétique et puissante : « les
préjugés invincibles ne sont faits que pour les temps d­ ’ignorance, où
­l’homme, courbé sous le joug de l­ ’habitude, regarde toutes les coutumes
anciennes c­ omme sacrées, parce q­ u’il n­ ’a ni la faculté de les apprécier,
ni même ­l’idée de les examiner ; mais dans un siècle éclairé, où tout
est pesé, jugé, discuté ; où la voix de la raison et de l­ ’humanité retentit
avec tant de force ; […] un usage atroce ne peut pas longtemps retarder
sa ruine93 ».

87 Mably, Observations sur ­l’histoire de France, ouvr. cité, p. 125.


88 Condorcet, Tableau historique des progrès de l­’esprit humain, ouvr. cité, p. 337.
89 Morelly, Code de la nature, ouvr. cité, p. 306.
90 Morelly, Naufrae des îles flottantes, ouvr. cité p. 195.
91 Mably, Observations sur ­l’histoire de France, in Collection ­complète des œuvres de l­ ’Abbé de Mably,
cit. vol. II, p. 92.
92 Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu, ­L’Esprit des lois, in Œuvres ­complètes,
éd. par R. Caillois, 2 vol., Paris, Gallimard Pléiade, 1949-1951, vol. II, X, 3, p. 379.
93 Maximilien de Robespierre, Discours sur les peines infamantes, éd. E. Deprez, in Œuvres
­complètes, 10 t., 1910-1967, vol. I, Paris, Leroux, 1910, p. 41.
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 39

HISTORICITÉ DE LA RAISON
ET RATIONALITÉ DE ­L’HISTOIRE

Chez les représentants les plus radicaux des Lumières, qui ont le mérite
d­ ’exposer avec clarté des thèses q­ u’on retrouve aussi chez les philosophes
plus modérés, l­ ’intérêt est le seul moteur des actions humaines. La seule
morale admissible par la nature humaine et les seules vertus qui doivent
être pratiquées par les individus et encouragées par les institutions sont
­conçues c­ omme des instruments pour la maximisation de l­’utilité et
du bonheur généraux. Toutes les pathologies morales et politiques se
réduisant à la mécompréhension idéologique de la nature humaine et
de la morale, la tâche de la science des droits et des devoirs, ainsi que
des institutions destinées à donner corps à cette science dans la réalité
des rapports humains, est de dissiper les ténèbres qui rendent possibles
que des c­ onduites soient, de façon irrationnelle, asservies à des intérêts
particuliers. Tout en développant la problématique d­ ’une réalisation de
la rationalité dans l­ ’histoire, les Lumières ne se limitent pas à expliciter
ces lignes de force déjà implicites dans le rationalisme du xviie siècle,
mais donnent naissance à un paradigme nouveau qui mobilise plusieurs
éléments déjà présents chez Machiavel, mais dont Spinoza peut être
­considéré c­ omme le premier représentant94. Ce paradigme diffère du
94 ­D’après Machiavel, « ­comme les bonnes mœurs pour se maintenir ont besoin des lois, les
lois à leur tour, pour être observées, ont besoin des bonnes mœurs » (Nicolas Machiavel,
Discours sur la première Décade de Tite-Live, éd. C. Lefort, Paris, Flammarion, 1984, I, 18,
p. 79). L ­ ’influence des bonnes lois sur les bonnes mœurs est visible par exemple dans
­l’institution romaine de la censure : « on découvrait, pour ainsi dire, au maniement de
cette machine politique, de nouveaux besoins, qui nécessitaient de nouvelles lois. De
ce nombre fut l­’établissement des censeurs qui furent un des plus solides appuis de la
liberté, tant que la liberté exista à Rome ; et cela parce que, juges souverains des mœurs,
ils retardèrent plus que personne les progrès de la corruption » (ibid., I, 42, p. 128).
­L’influence, au ­contraire, des bonnes mœurs sur les lois est visible de façon directe dans
un passage qui parle auparavant de la variété des mœurs, et ensuite de la puissance
de Rome. Selon Machiavel, les différences entre les mœurs expliquent celles entre les
royaumes, et la durée de l­’empire romain dépend de la vertu q­ u’il a été en mesure de
susciter : « En réfléchissant sur la marche des choses humaines, ­j’estime que le monde se
soutient dans le même état où il a été de tout temps ; ­qu’il y a toujours même quantité
de bien, même quantité de mal ; mais que ce mal et ce bien ne font que parcourir les
divers lieux, les diverses c­ ontrées. ­D’après ce que nous ­connaissons des anciens empires,
on les voit tous ­s’altérer tour à tour par le changement ­qu’ils éprouvent dans les mœurs.
40 FRANCESCO TOTO

paradigme sceptique non moins que du paradigme rationaliste classique,


dans la mesure où il ne regarde pas les mœurs et les coutumes c­ omme
quelque chose auquel le silence de la raison obligerait à se ­conformer, ou
dont la raison pourrait c­ ommander de l­ ’extérieur la transformation, mais
­comme une forme d­ ’organisation sociale douée d­ ’une rationalité et d­ ’une
intelligibilité spécifiques, liée à un réseau causal enchevêtré, q­ u’aucun
sujet éclairé ne peut dominer de l­ ’extérieur. Il diffère, en ­d’autres mots,
parce q­ u’il ­considère les mœurs et les coutumes historiquement données
non pas c­ omme une instance à laquelle les individus et les peuples sont
simplement subordonnés ou dont ils peuvent et doivent se libérer, mais
­comme ­l’expression ­d’une rationalité interne aux rapports sociaux,
­s’articulant de façon ­complexe avec une pluralité ­d’autres facteurs, et
notamment avec la rationalité distincte des institutions.
[…] Et si après la chute de l­ ’empire romain il n
­ ’y a eu aucun autre empire qui ait subsisté
et où le monde ait rassemblé toute la masse de bien existante, on la voit cependant se
disperser vers plusieurs nations » (ibid., II, Avant-propos, p. 154). Cette même influence
des mœurs sur les institutions peut être saisie de façon indirecte dans le lien entre cor-
ruption des mœurs et crise politique. La ruine ­d’une république pourrait être évitée en
posant des limites à ses ambitions de ­conquête : « en établissant des bonnes lois et des
bonnes mœurs, en interdisant les ­conquêts, en se bornant à se défendre et à y être toujours
prêts » (ibid., II, 19, p. 206). La décadence de l­ ’empire romain, au c­ ontraire, n­ ’est pas sans
rapport avec la corruption de ses mœurs déterminée par ­l’expansion territoriale : les cités
et les provinces subjuguées « sans livrer bataille, sans répandre de sang, se vengent de
leurs vainqueurs en leur donnant leurs mœurs corrompues et les disposant à se laisser
vaincre par quiconque les attaquera ; et Juvénal l­ ’avait très bien senti, quand il dit dans
une de ses satires ­qu’au lieu de ­l’amour, de la pauvreté, de la frugalité, de ses antiques
vertus, Rome avait pris les mœurs des étrangers ­qu’elle avait vaincus » (ibid., II, 19,
p. 208). Machiavel donne en outre un rôle majeur à la corruption des mœurs des princes
ou de celle ­qu’on appellerait ­aujourd’hui la classe dirigeante dans la détermination de
désordres et révoltes. Les empereurs « qui, réspecant les lois, vécurent en bons princes »
méritèrent les louanges de la multitude, et trouvèrent leur défense dans la « bienveillance
du Peuple » et ­l’« attachement du Sénat » suscités par « la purété de leurs mœurs »,
tandis que « ­l’infamie (rei costumi) » des empereurs scellés engendre les ennemis destinés
à les ruiner (ibid., I, 10, p. 61). Et « il faudrait être assez puissant pour envoyer la cour
de Rome au milieu de la Suisse, habiter avec le peuple de l­ ’Europe qui, pour la religion
et la discipline militaire, a le plus c­ onservé les anciennes mœurs. On verrait bientôt la
politique et les intrigues de cette cour y faire naître plus de désordres, y introduire plus
de vices que dans aucun temps aucune autre cause eût pu en produire » (ibid., I, 12,
p. 68). J­ ’affirme que Machiavel peut être vu ­comme un point de repère fondamental pour
les auteurs qui participent à la détermination du troisième paradigme, mais pas encore
­comme un représentant de ce paradigme, parce que chez lui le problème de l­ ’interaction
entre le niveau coutumier et le niveau institutionnel de ­l’organisation sociale est sans
doute présent, mais cette interaction ­n’est pas encore interprétée dans les termes du
rapport entre deux formes spécifiques de rationalité.
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 41

Comme Descartes et Hobbes, Spinoza reconnaît la variété des mœurs


et des coutumes, ainsi que leur influence sur l­’identité, les passions et
les jugements des individus. « La nature », affirme Spinoza, « ne crée
pas des nations, elle crée des individus, qui ne se distinguent en diffé-
rentes nations que par la différence des langues, des lois et des coutumes
reçues ; seules ces dernières, les lois et les coutumes, peuvent faire que
chaque nation ait une c­ omplexion particulière, une situation particu-
lière, et enfin des préjugés particuliers95 » : ­l’identité des individus est
façonnée par les coutumes de leur ­communauté d ­ ’appartenance, qui
déterminent leurs formes d­ ’existence et de pensée. « La haine provient
aussi du seul ouï-dire, ­comme nous le voyons chez les Turcs ­contre les
Juifs et les Chrétiens, chez les Juifs c­ ontre les Turcs et les Chrétiens, chez
les Chrétiens ­contre les Juifs et les Turcs, etc. », et cela non seulement
à cause de leur ignorance « de la religion et des coutumes » des autres,
mais aussi parce que, ­d’un côté, « les hommes supportent difficilement
[…] que ­l’on méprise les coutumes reçues dans ­l’État », et, de ­l’autre
côté, « la coutume et la religion ne sont pas les mêmes pour tous ; bien
au ­contraire, ce qui chez les uns est sacré est profane chez ­d’autres, et ce
qui est chez les uns honnête est malhonnête chez les autres96  ». ­L’intérêt
de ce discours spinozien est lié ici à la façon dont il élabore ­l’articulation
entre ­l’organisation coutumière et ­l’organisation légale de la vie sociale
dans les termes du rapport entre deux formes spécifiques de rationa-
lité. Spinoza semble suivre Hobbes ­lorsqu’il ­considère que la puissance
souveraine est la seule qui puisse fixer de façon efficace et obligatoire la
rationalité des lois naturelles, mais la différence entre leurs ­conceptions
­concernant les coutumes est frappante. Spinoza définit ­l’honestas et la
pietas ­comme des vertus c­ ommandées par la rationalité universelle des
« lois naturelles », mais il subordonne en même temps l­’honestum et le
pium aux critères déposés dans la ­contingence des coutumes97. La nouvelle
95 Baruch Spinoza, Traité Théologico-politique, texte établi par F. Akkerman, trad. fr. et notes
par J. Lagrée et P-F. Moreau, in Œuvres, édition publiée sous la direction de P.-F. Moreau,
5 vol., Paris, PUF, 1999-…, en cours de publication, vol. III, 1999, p. 575.
96 Spinoza, Court traité de Dieu, de ­l’homme et de son bien-être, texte établi par F. Mignini et
traduit par J. Ganault, in Œuvres, ouvr. cité, vol. I, 2009, II, 3, 8, p. 275 et Spinoza,
Éthique, trad. fr. par B. Pautrat, Paris, PUF, 1990, p. 214 (Spinoza, Ethica more geometrico
demonstrata, in Opera, ouvr. cité, vol. II, pars III, affectuum definitiones, 27, expl., p. 197).
97 Sur l­’idée de loi naturelle voir Spinoza, Traité théologico-politique, ouvr. cité, p. 189, 201,
203, 207, 217, 687. Sur l­ ’honestas et la pietas voir Spinoza, Éthique, partie IV, proposition
37, scolie 1, où la première ­consiste à désirer rationnellement la gloire née de la louange
42 FRANCESCO TOTO

c­ onception de la raison et de son immanence à ­l’imagination, introduite


dans ­l’Éthique à travers la rédéfinition des « notions ­communes98 », per-
met à Spinoza de prendre ses distances des sceptiques : les coutumes
doivent être respectées non pas par elles-mêmes, mais parce ­qu’elles
représentent les formes imaginatives et passionnelles dans lesquelles
­l’universalité nécessaire des lois naturelles et les vertus prescrites par
la raison deviennent praticables. À l­’inverse de Hobbes, il ne destitue
pas les coutumes de toute valeur autonome au nom de la rationalité des
lois naturelles et de la réalisation que l­’autorité souveraine est censée
leur garantir par le biais de la loi civile : la violation des coutumes de
la part des particuliers ou des autorités s­’accompagne de haines et de
­conflits ­contraires à la raison, à la paix, à ­l’utilité ­commune. ­L’historicité
des coutumes incarne donc une rationalité hétérogène et possiblement
­conflictuelle par rapport à celle exprimée par la loi civile. Le problème
de l­’articulation entre deux formes de rationalité et ­d’organisation
sociales différentes – l­’une spontanée et par le bas, l­’autre coercitive et
par le haut – fait ainsi son apparition, cette articulation pouvant autant
se réaliser dans la forme de la ­convergence que dans celle du ­conflit99.
Toutefois, les rapports de force entre l’une et l’autre ne sont pas pré-
determinés100. Spinoza accepte l­’idée hobbesienne d ­ ’après laquelle la
des hommes rationnels, la seconde en un désir de faire le bien dérivant de la ­connaissance
rationnelle de Dieu (Spinoza, Ethica, ouvr. cité, p. 236).
98 Spinoza, Éthique, ouvr. cité, p. 167-171 (Spinoza, Ethica, ouvr. cité, pars III, propositiones
37-39, p. 118-119)
99 La « particularité des coutumes et des rites » ­n’est, chez le peuple juif, q­ u’un produit de la
loi mosaïque (Spinoza, Traité théologico-politique, ouvr. cité, XVII, 24, p. 571). L­ ’« intégrité
des mœurs » et la rationalité des lois de ­l’optima republica se soutiennent réciproquement
(ibid., XX, 11, p. 645). En même temps, les bonnes mœurs peuvent amener à la sédition
dans les états despotiques, et la corruption des mœurs, déterminée par exemple par
­l’expansion territoriale ou économique, peut c­ onduire à la crise des bonnes institutions
(ibid., XVII, 26, p. 575, XX, 11, p. 645, et Spinoza, Traité Politique, texte établi par
O. Proietti, trad. fr., introduction, notes, glossaires, index et bibliographie par Ch. Ramond
avec une notice de P.-F. Moreau et des notes ­d’A. Matheron, in Œuvres, ouvr. cité, vol. V,
X, 4, 261).
100 ­C’est la corruption des mœurs et des coutumes – par la diffusion du luxe ou par ­l’adoption
­d’usages étrangers – qui rend esclaves les nations et destine leurs institutions à la mort.
Cf. TP, X, 4 : « Les hommes, en effet, en temps de paix, leurs craintes remisées, de
barbares et féroces deviennent peu à peu civils ou humains, puis ­d’humains deviennent
mous et veules ; et chacun ­s’appliquant à surpasser autrui non par la vertu mais par le
faste et le luxe, ils ­commencent alors à se lasser des us et coutumes de leur patrie et à en
adopter d­ ’autres : autrement dit, ils entrent dans la servitude » (Spinoza, Traité Politique,
ouvr. cité, X, 4, p. 261).
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 43

puissance souveraine est la seule qui puisse discerner le juste de ­l’injuste,


­l’honnête du malhonnête, mais en même temps il utilise Hobbes ­contre
lui-même, en étendant à l­’état civil l­’identité de droit et de puissance,
ce qui pour le philosophe anglais était le propre de l­ ’état de nature. Les
coutumes influencent les passions et les jugements des hommes, et la
violation des règles coutumières par les autorités publiques risque de
rencontrer le blâme, ­l’indignation, la haine des citoyens, en soulevant
des résistances douées d­ ’une puissance supérieure à celle mobilisée par
­l’autorité, capables de ­s’imposer à elle et de la renverser. La rationalité
des lois naturelles s­ ’incarne de façon différente dans la coutume et dans
la loi, et la puissance sociale de la première peut prévaloir sur la puis-
sance étatique de la seconde.
Encore marginale chez Spinoza, la réflexion sur le rapport entre,
­d’une part, ­l’organisation sociale relativement spontanée véhiculée par
les mœurs et les coutumes et, d­ ’autre part, la réglementation juridique
ou institutionnelle, devient centrale chez Montesquieu. Pour ce der-
nier, ­l’historicité des mœurs et des coutumes ­n’est pas étrangère à la
rationalité. L­ ’auteur revient sur l­ ’idée sceptique d­ ’une « infinie diversité
de lois et de mœurs », mais il le fait afin de montrer que, dans leur
adoption, les hommes « ­n’étaient pas uniquement c­ onduits par leurs
fantaisies101 ». Non seulement les lois et les mœurs représentent des
expressions particulières ­d’une raison qui, dans sa forme la plus générale,
gouverne tous les peuples de la terre, mais cette rationalité est visible
dans le type de rapport qui unit « les histoires de toutes les nations »
aux « principes » dont elles sont dites c­ onstituer les simples « suites »,
ou ­conséquences102. Malgré l­’importance reconnue à la raison chez
Montesquieu, on ne trouve pas chez lui cette forme d­ ’ontologie sociale
uniformisée q­ u’on retrouvera dans le rationalisme naturaliste et utilitaire
des lumières. En fait, le point de départ du discours de Montesquieu
­n’est pas ­l’unification linéaire de la nature, de la raison, de la morale
et de la politique, mais la distinction ­d’au moins deux logiques. « Les
lois sont établies, les mœurs sont inspirées » ; les premières sont « des
institutions particulières et précises du législateur », les secondes « des
institutions de la nation en général » : les lois sont des règles de c­ onduite
imposées de ­l’extérieur de façon précisément codifiée, mais « tout ce qui

101 Montesquieu, ­L’Esprit des lois, ouvr. cité, Préface, p. 229.


102 Ibid.
44 FRANCESCO TOTO

regarde les mœurs […] ne peut guère être ­compris sous un code de lois »,
parce ­qu’il touche ­d’abord ­l’intimité des cœurs et, de façon seulement
indirecte, ­l’extériorité des ­conduites103. Comme chez les sceptiques et
les rationalistes, l­ ’hétérogénéité et l­ ’autonomie des différentes sources de
normativité sociale posent encore une fois le problème de leur interaction
et de leur hiérarchie. Malgré son refus de toute solution univoque et
simplificatrice (« les manières gouvernent les Chinois ; les lois tyrannisent
le Japon ; les mœurs donnaient autrefois le ton dans Lacédémone104 »),
Montesquieu accorde une relative priorité aux mœurs, que les lois
« suivent105 » et auxquelles elles doivent « être relatives106 ». En fait, les
mœurs semblent caractérisées par une certaine ubiquité. D ­ ’un côté, elles
semblent n­ ’être q­ u’un des « principes » (climatiques, démographiques,
économiques, religieux…) c­ oncourant à déterminer l­’« esprit général »
­d’une nation, qui imprègne tous les aspects de sa vie civile et permet
de les penser dans leur unité107. De ­l’autre côté, elles finissent presque
par se ­confondre avec ­l’esprit général : à la différence des lois, les mœurs
« tiennent plus à ­l’esprit général », et les renverser signifie « renverser
­l’esprit général » lui-même108. Évidemment, Montesquieu ne manque pas
de rechercher les modalités par lesquelles « les lois peuvent ­contribuer à
former les mœurs » : un « bon législateur » se reconnaît aussi à sa capacité
« à donner des mœurs109 ». ­L’idée ­d’une priorité des mœurs est pourtant
le présupposé de plusieurs de ses thèses. Premièrement, Montesquieu
postule une dépendance des lois par rapport aux mœurs : « quand un
peuple a de bonnes mœurs, les lois deviennent simples », mais quand
il parvient à n­ ’avoir « point de mœurs » il a « besoin de lois110  ». ­C’est
la variation des mœurs qui ­commande la variation des lois, non pas
­l’inverse. « Dans le temps que les mœurs des Romains étaient pures » il
103 Ibid., XIX, 12, p. 563-564, XIX, 14, p. 564, VII, 10, p. 343.
104 Ibid., XIX, 4, p. 558.
105 Ibid., XIX, 23, p. 572.
106 Ibid., XIX, 21, p. 571.
107 Ibid., XIX, 4.
108 Ibid., XIX, 12, p. 563.
109 Ibid., XIX, 27, p. 574, VI, 9, p. 318.
110 Ibid., XIX, 22, p. 571 et XV, 16, p. 502. Voir aussi ces passages : « Dans le temps que
les mœurs des Romains étaient pures, il n ­ ’y avait point de loi particulière c­ ontre le
péculat » (ibid. XIX, 23, p. 572) ; « Mais, lorsque les mœurs changèrent à Rome, on vit
les législateurs changer aussi de façon de penser » (ibid. XIX, 24, p. 572) ; « ­L’affreux
débordement des mœurs obligeait bien les empereurs de faire des lois pour arrêter à un
certain point l­ ’impudicité » (ibid. VII, 13, p. 345).
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 45

y avait une législation assez simple, « mais, lorsque les mœurs changèrent
à Rome, on vit les législateurs changer aussi de façon de penser111 ».
Deuxièmement, cette subordination explique la relative impuissance
des « corps » chargés de l­ ’inspiration ou de la c­ onservation des mœurs,
inévitablement submergés par une corruption q­ u’ils peuvent retarder,
mais non pas éviter112. Troisièmement, ­l’inertie des mœurs113, leur lien
avec une pluralité de facteurs q­ u’aucun sujet ne pourrait maîtriser ni
manipuler de l­’extérieur, ainsi que celui ­qu’elles entretiennent avec
­l’identité des c­ ommunautés, rendent les interventions législatives en la
matière délicates. « Chacun a appelé liberté le gouvernement qui était
­conforme à ses coutumes ou à ses inclinations114 ». « Un peuple ­connaît,
aime et défend toujours plus ses mœurs que ses lois », « les peuples
sont très attachés » à leurs mœurs et à leurs coutumes : « les leur ôter
violemment, ­c’est les rendre malheureux » et « paraîtrait trop tyran-
nique115 ». Quand on ne veut pas laisser aux peuples leurs mœurs, « il
ne faut pas les changer par les lois », mais inspirer « ­d’autres mœurs » en
engageant les peuples « à les changer eux-mêmes », car la prétention de
renverser les mœurs risque de susciter la révolte de la population ­contre
la violence des pouvoirs étatiques116. À la différence des rationalistes,
111 Ibid., XIX, 22, p. 572 et XIX, 24, p. 572.
112 « La corruption des mœurs détruisit la censure, établie elle-même pour détruire la corruption
des mœurs ; mais lorsque cette corruption devient générale, la censure n­ ’a plus de force »
(ibid., XXIII, 21, p. 697). Cette impuissance est la même dans laquelle semble tomber la
législation en général. « Les princes qui, au lieu de gouverner par les rites gouvernèrent par
la force des supplices, voulurent faire faire aux supplices ce qui ­n’est pas dans leur pouvoir,
qui est de donner des mœurs. Les supplices retrancheront bien de la société un citoyen
qui, ayant perdu ses mœurs, viole les lois ; mais si tout le monde a perdu ses mœurs, les
rétabliront-ils ? Les supplices arrêteront bien plusieurs ­conséquences du mal général, mais
ils ne corrigeront pas ce mal » (ibid., XIX, 17, p. 568). Il est vrai que Montesquieu parle
ici du cas particulier des supplices, mais il attribue évidemment une valeur métonymique
à ce cas : la corruption des mœurs est la source de la violation des lois en général, et les
supplices sont la forme typique à travers laquelle la loi impose son respect.
113 On c­ onstate ­d’abord une opposition entre la temporalité des mœurs et celle de la législation,
les mutations des premières étant caractérisées par la lenteur et la gradualité, celles de la
seconde par ­l’instantanéité et la discontinuité propres des décisions : « la révolution vient
de ce ­qu’un État ne change pas de religion, de mœurs et de manières dans un instant, et
aussi vite que le prince publie l­’ordonnance qui établit » des nouveautés en ces domaines.
En outre, ce caractère inertiel des mœurs dérive aussi de leur solidarité avec les autres
facteurs qui c­ oncourent avec elles à la détermination de ­l’« esprit général » ­d’une nation :
si le climat, la religion, ­l’économie ne changent pas, les mœurs tendent à demeurer stables.
114 Ibid., XI, 2, p. 394.
115 Ibid., X, 11, p. 385, XIX, 14, p. 565, 564.
116 Ibid., XX, 14, p. 564.
46 FRANCESCO TOTO

Montesquieu tend à ­conférer la primauté aux mœurs plutôt ­qu’aux lois.


Les mœurs et les lois sont douées toutes les deux d­ ’une logique interne
susceptible de reconstruction rationnelle. Cependant, cela ne signifie pas
­qu’elles découlent de la raison des individus ou des Princes. Au c­ ontraire,
elles trouvent leur raison dans une pluralité de rapports qui se réfracte
­d’abord dans la forme spontanée et irréfléchie des mœurs, dans laquelle
les lois trouvent leur base et avec laquelle elles doivent se ­confronter.
Même ­s’il reconnaît que les mœurs priment, Montesquieu ne retombe
pas dans la ­conception sceptique. En effet, les mœurs sont désormais
entendues, non plus ­comme un donné, mais ­comme le résultat ­d’une
genèse c­ omplexe et ouverte aux transformations, qui devient le lieu de
rencontre et de ­composition des différentes formes de la vie civile. Si
elles ­continuent à donner leurs bases aux institutions, ce n­ ’est plus à la
façon d­ ’un « fondement mystique », mais selon un processus intelligible
et scientifiquement saisissable.
Rousseau poursuit cette œuvre de ­compénétration entre historicité et
rationalité, qui est en même temps une œuvre de transformation de l­ ’idée
même de rationalité, en poussant plus loin le discours de Montesquieu
sur la subordination de la sphère politique à la sphère des mœurs. Sans
doute, il suit de près Montesquieu sur une série de points particuliers.
On le voit ainsi présupposer que les mœurs touchent les individus en
tant ­qu’hommes plutôt q­ u’en tant que citoyens117 ; établir une propor-
tionnalité inverse entre les mœurs et les lois118 ; reconnaître que les lois
doivent être relatives aux mœurs119 ; admettre l­ ’impuissance ou le danger

117 Dans un passage Rousseau affirme : « Formez donc des hommes si vous voulez c­ ommander
à des hommes » (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur ­l’économie politique, texte établi et
annoté par R. Derathé, in Œuvres ­complètes, ouvr. cité, vol III, p. 251). Après quelques
lignes on lit que le grand art des gouvernements et des magistrats anciens était d­ ’imposer
des « règlements sur les mœurs », de « corriger [les mœurs] de leurs ­concitoyens » (ibid.).
118 « Moins les volontés particulières se rapportent à la volonté générale, ­c’est-à-dire les mœurs
aux lois, plus la force réprimante doit augmenter » (Rousseau, Émile, ou de ­l’éducation,
texte établi par Ch. Wirz et annoté par P. Burgelin, in Œuvres ­complètes, ouvr. cité, vol. IV,
p. 844).
119 « ­C’en sera même assez pour que ­l’État ne soit pas mal gouverné, si le législateur a
pourvu c­ omme il le devait à tout ce ­qu’exigeaient les lieux, le climat, le sol, les mœurs,
le voisinage, et tous les rapports particuliers du peuple ­qu’il avait à instituer » (Rousseau,
Discours sur ­l’économie politique, ouvr. cité, p. 250). « Les mêmes lois ne peuvent ­convenir
à tant de provinces diverses qui ont des mœurs différentes » ; « Des lois différentes
­n’engendrent que trouble et ­confusion parmi des peuples qui […] sont soumis à ­d’autres
coutumes » (Rousseau, Le Contrat social, texte établi et annoté par R. Derathé, in Œuvres
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 47

des interventions législatives en matière de mœurs120 ; indiquer les voies


par lesquelles un peuple peut être « inspiré » à changer de lui-même
ses mœurs121 ; valoriser les institutions ­consacrées à la ­conservation des
mœurs en avouant en même temps leur échec probable122. Malgré cette
série de dettes, Rousseau inscrit la question des mœurs dans la nouvelle
problématique ouverte par le c­ oncept de volonté générale, qui, dans sa
réflexion politique, prend la place classiquement accordée à la raison123 :
­complètes, ouvr. cité, vol. III, II, 9, p. 387) ; « Si ­l’on ne ­connaît à fond la Nation pour
laquelle on travaille », alors ­l’ouvrage législatif « ­qu’on fera pour elle, quelque excellent
­qu’elle puisse être en lui-même, péchera toujours par ­l’application, et bien plus encore
­lorsqu’il ­s’agira ­d’une nation déjà toute instituée, dont les goûts, les mœurs, les préjugés
[…] sont trop enracinés pour pouvoir être aisément étouffés par des semences nouvelles »
(Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée, texte
établi et annoté par J. Fabre, in Œuvres ­complètes, ouvr. cité, vol. III, p. 953).
120 « La loi ne règle pas les mœurs » (Rousseau, Le Contrat social, ouvr. cité, IV, 9, p. 459) ; « La
simplicité dans les mœurs […] est moins le fruit de la loi que celui de l­ ’éducation » (Rousseau,
Considérations sur le gouvernement de Pologne, ouvr. cité, p. 966) ; « Quel peuple est donc
propre à la législation ? Celui qui […] ­n’a ni coutumes, ni superstitions bien enracinées »
(Rousseau, Le Contrat social, ouvr. cité, II, 10, p. 390) ; « Quand une fois les coutumes sont
établies et les préjugés enracinés, ­c’est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir les
réformer ; le peuple ne peut pas même souffrir q­ u’on touche à ses maux pour les détruire »
(ibid., II, 8, p. 385).
121 « Il est inutile de distinguer les mœurs d­ ’une nation des objets de son estime ; car tout
cela tient au même principe et se ­confond nécessairement. Chez tous les peuples du
monde, ce ­n’est point la nature, mais ­l’opinion, qui décide du choix de leurs plaisirs.
Redressez les opinions des hommes, et leurs mœurs s­’épureront ­d’elles-mêmes » (ibid.,
IV, 7, p. 458) ; « ­c’est à ­l’estime publique à mettre de la différence entre les méchants et
les gens de bien ; le magistrat ­n’est juge que du droit rigoureux ; mais le peuple est le
véritable juge des mœurs » (Rousseau, Discours sur ­l’origine et les fondements de ­l’inégalité
parmi les hommes, texte établi et annoté par J. Starobinski, in Œuvres ­complètes, ouvr. cité,
vol. III, p. 222-223).
122 « Établissez des censeurs durant la vigueur des lois ; sitôt q­ u’elles ­l’ont perdue, tout est
désespéré […]. La censure maintient les mœurs en empêchant les opinions de se corrompre,
en c­ onservant leur droiture par de sages applications, quelquefois même en les fixant
­lorsqu’elles sont encore incertaines » (Rousseau, Le Contrat social, ouvr. cité, p. 459) ; « Il
faut même bien remarquer que les mœurs et la censure, plus fortes que cette institution,
en corrigèrent le vice à Rome » (ibid., p. 448). « Il suit de là que la censure peut être utile
pour c­ onserver les mœurs, jamais pour les rétablir » (ibid., p. 459).
123 Tout en restant toujours implicite, le rapport substitutif entre volonté générale et raison
est assez évident. À travers le c­ ontrat, l­ ’homme perd sa « liberté naturelle, qui n­ ’a pour
bornes que les forces de l­ ’individu » et acquiert « la liberté civile, qui est limitée par la
volonté générale » mais cette transition est identifiée à celle grâce à laquelle « la voix du
devoir succédant à ­l’impulsion physique et le droit à ­l’appétit, ­l’homme, qui jusque-là
­n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d­ ’agir sur d­ ’autres principes, et de c­ onsulter
sa raison avant ­d’écouter ses penchants » (ibid., p. 365). Les lois dans lesquelles la volonté
générale se réalise sont nécessaires « pour unir les droits aux devoirs et ramener la justice à
48 FRANCESCO TOTO

la problématique du rapport entre la volonté générale et les volontés


particulières, de l­ ’expression de la volonté générale dans une législation
historiquement déterminée, de l­’application de cette législation par le
gouvernement. Outre que ­l’on exige du législateur la c­ onnaissance des
mœurs propres à une nation, un passage justement fameux témoigne du
fait que les mœurs c­ onstituent bien les seuls médiateurs possibles entre
des volontés particulières réfractaires à toute c­ omposition politique et
la volonté générale incarnée par la souveraineté, entre l­ ’éternité de cette
volonté et l­ ’historicité des législations. À côté des lois politiques, civiles
et pénales, les mœurs représentent une quatrième espèce de lois, « la
plus importante de toutes », la « clef de voûte » de l­ ’édifice politique tout
entier. Une loi « qui ne se grave ni sur le marbre, ni sur ­l’airain, mais
dans les cœurs des citoyens » ; qui « substitue insensiblement la force
de ­l’habitude à celle de ­l’autorité » ; qui « fait la véritable ­constitution
de ­l’État » ; qui, « lorsque les autres lois vieillissent ou ­s’éteignent, les
ranime ou les supplée » et « ­conserve un peuple dans l­’esprit de son
institution » : une « partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle
dépend le succès de toutes les autres124 ». Il est donc vrai que « moins les
volontés particulières se rapportent à la volonté générale, ­c’est-à-dire les
mœurs aux lois, plus la force réprimante doit augmenter125 », mais il est
également vrai que les mœurs peuvent garantir, sans aucune répression,
cette ­conformation des volontés particulières à la générale qui seule
rend possible une bonne législation et la fidélité des gouvernés et des
gouvernants à cette législation. C ­ ’est en ce sens que les mœurs propres
à une nation126 ­constituent la « clef de voûte » de ­l’édifice politique,

son objet », mais cette justice, qui est la même que dans les lignes qui précèdent, apparaît
­comme « émanée de la raison seule » (ibid., p. 378). La « raison sublime » du législateur
est celle capable d­ ’imaginer des institutions aptes à obliger les particuliers « à ­conformer
leurs volontés à leur raison », ­c’est-à-dire à les rendre cohérentes avec la volonté de ce
« public » qui ­n’est q­ u’un autre nom du souverain, voire du sujet de la volonté générale
(ibid. p. 380).
124 Ibid. p. 394.
125 Ibid., III, 1, 397 ; cf. aussi Rousseau, Émile, ou de l­ ’éducation, in Œuvres ­complètes, ouvr. cité,
vol. IV, p. 844.
126 « Les hommes errants ­jusqu’ici dans les bois, ayant pris une assiette plus fixe, se rap-
prochent lentement, se réunissent en diverses troupes, et forment enfin dans chaque
­contrée une nation particulière, unie de mœurs et de caractères, non par des règlements
et des lois, mais par le même genre de vie […] et par ­l’influence ­commune du climat »
(J.-J. Rousseau, Discours sur l­’origine de ­l’inégalité, ouvr. cité, p. 168).
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 49

c­ ’est-à-dire le principe unificateur qui empêche le corps politique de se


désagréger. On voit très bien, ici, ­l’interdépendance de la logique des
mœurs et de celle des institutions. Si on veut que les particuliers – les
citoyens ­comme les magistrats – obéissent aux lois, il faut faire en sorte
« ­qu’on les aime127 ». Afin de maintenir « le respect pour les lois, ­l’amour
de la patrie, et la vigueur de la volonté générale » il faut pourtant « diri-
ger […] ­l’éducation, les usages, les coutumes, les mœurs » de la nation
« à cette vigueur d­ ’âme, à ce zèle patriotique » que seules les « bonnes
mœurs » peuvent susciter128. Ce n­ ’est q­ u’en se préoccupant des « bonnes
mœurs » ­qu’on peut prévenir « de loin les maux qui résultent tôt ou tard
de ­l’indifférence des citoyens pour le sort de la république », et ­contenir
« dans d­ ’étroites bornes cet intérêt personnel, qui isole […] les particu-
liers129 ». Rousseau est bien c­ onscient de la circularité du discours : les
bonnes mœurs sont à la base de la santé du corps politique dans son
ensemble, de la fidélité des gouvernants et des gouvernés aux institutions
républicaines130 ; cependant, il faut de bonnes institutions pour avoir
de bonnes mœurs, qui ne peuvent être établies que par des personnes
déjà douées des mœurs ­qu’ils doivent produire. Ce cercle impose ­d’en
appeler aux figures de législateurs mythiques tels Lycurgue ou Moïse,
mais moins pour sortir de ce cercle que pour garantir la possibilité de
­convertir un cercle vicieux en un cercle vertueux, et pour permettre
à la volonté générale incarnée par les mœurs d­ ’être réalisable, même
dans les temps de corruption131. Plus résolument que chez Montesquieu,

127 Cf. Rousseau, Discours sur l­’économie politique, ouvr. cité, p. 251 : « Formez donc des
hommes si vous voulez ­commander à des hommes : si vous voulez ­qu’on obéisse aux
lois, faites ­qu’on les aime, et que pour faire ce ­qu’on doit, il suffise de songer ­qu’on le
doit faire. C
­ ’était là le grand art des gouvernements anciens, dans ces temps reculés où
les philosophes donnaient des lois aux peuples, et ­n’employaient leur autorité q­ u’à les
rendre sages et heureux ».
128 Rousseau, Considérations sur le Gouvernement de Pologne, ouvr. cité, p. 969.
129 Rousseau, Discours sur l­’économie politique, ouvr. cité, p. 262.
130 « Ils sentiraient que le plus grand ressort de ­l’autorité publique est dans le cœur des
citoyens, et que rien ne peut suppléer aux mœurs pour le maintien du gouvernement.
Non seulement il n­ ’y a que des gens de bien qui sachent administrer les lois, mais il n­ ’y
a dans le fond que d­ ’honnêtes gens qui sachent leur obéir » (ibid., p. 341).
131 « Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un corps politique, un peuple libre,
et tandis ­qu’elle errait dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui
donnait cette institution durable, à l­ ’épreuve du temps, de la fortune et des c­ onquérants,
que cinq mille ans n­ ’ont pu détruire ni même altérer, et qui subsiste encore a­ ujourd’hui
dans toute sa force, lors même que le corps de la nation ne subsiste plus. Pour empêcher
50 FRANCESCO TOTO

l­ ’historicité des mœurs se substitue ainsi à la raison pour unifier la vie


sociale et institutionnelle des nations. Comme pour Montesquieu, les
mœurs touchent, chez Rousseau, le cœur des hommes, parce ­qu’elles
influencent leurs sentiments et leurs critères de jugement. À la diffé-
rence de Montesquieu, elles sont explicitement chargées de la mission
­d’unifier non seulement les volontés et les intérêts particuliers, mais,
par cela même, aussi les différents niveaux de ­l’organisation sociale et
politique, en donnant à la rationalité des lois sa base dans la spontanéité
des désirs et des c­ onduites.
Cette logique d ­ ’unification et de ­compénétration de la rationalité
et de ­l’histoire sera poussée ­jusqu’au bout par Hegel. Bien sûr, Hegel
loue Rousseau c­ omme celui qui « a eu le mérite d ­ ’avoir établi c­ omme
principe de l­ ’État un principe qui, non seulement quant à sa forme
[…], mais aussi quant à son ­contenu, est de la pensée, en ­l’occurrence
le penser même, à savoir la volonté132 ». En ne reconnaissant pas la
fonction médiatrice et unificatrice attribuée aux mœurs par la pensée
rousseauiste, Hegel sera amené à critiquer durement ­l’idée de ­contrat
et le caractère terroriste de la volonté générale, qui lui semble ne
pouvoir s­ ’affirmer dans son universalité q ­ u’au détriment du particulier.
que son peuple ne se fondît parmi les peuples étrangers, il lui donna des mœurs et des
usages inalliables avec ceux des autres nations ; il le surchargea de rites, de cérémonies
particulières ; il le gêna de mille façons pour le tenir sans cesse en haleine et le rendre
toujours étranger parmi les autres hommes, et tous les liens de fraternité q­ u’il mit entre
les membres de sa république étaient autant de barrières qui le tenaient séparé de ses
voisins et l­’empêchaient de se mêler avec eux. ­C’est par là que cette singulière nation,
si souvent subjuguée, si souvent dispersée, et détruite en apparence, mais toujours ido-
lâtre de sa règle, s­ ’est pourtant ­conservée j­usqu’à nos jours éparse parmi les autres sans
­s’y c­ onfondre, et que ses mœurs, ses lois, ses rites, subsistent et dureront autant que le
monde, malgré la haine et la persécution du reste du genre humain. Lycurgue entreprit
­d’instituer un peuple déjà dégradé par la servitude et par les vices qui en sont ­l’effet. Il
lui imposa un joug de fer, tel q­ u’aucun autre peuple n­ ’en porta jamais un semblable ;
mais il l­’attacha, l­’identifia pour ainsi dire à ce joug, en l­’occupant toujours. Il lui
montra sans cesse la patrie dans ses lois, dans ses jeux, dans sa maison, dans ses amours,
dans ses ­festins. Il ne lui laissa pas un instant de relâche pour être à lui seul ; et de cette
­continuelle c­ ontrainte, anoblie par son objet, naquit en lui cet ardent amour de la patrie
qui fut toujours la plus forte ou plutôt l­ ’unique passion des Spartiates, et qui en fit des
êtres au-dessus de l­’humanité. Sparte ­n’était ­qu’une ville, il est vrai ; mais par la seule
force de son institution cette ville donna des lois à toute la Grèce, en devint la capitale,
et fit trembler l­’Empire persan » (Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne,
ouvr. cité, p. 956-957).
132 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, éd. par J.-F. Kervégan,
Paris, PUF, 2013, § 258, p. 418.
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 51

En se référant à Montesquieu c­ omme à celui qui, le premier, a


introduit dans ­l’étude du droit ce « point de vue authentiquement
philosophique » qui est apte à saisir la législation positive ­comme le
« moment d ­ ’une totalité133 », l­ ’expression de la « substance éthique »
qui pénètre toutes les sphères de la vie sociale, il semble pourtant
en quelque mesure reprendre la fonction unificatrice attribuée aux
mœurs par Rousseau. Dans cette reprise, pourtant, quelque chose
se perd. Les Sitten présentent chez Hegel une ubiquité analogue à
celle présente chez Montesquieu. Dans La Raison dans ­l’histoire, les
Sitten apparaissent à côté de la religion ou de ­l’industrie c­ omme une
des « sphères de la vie du peuple » parmi ­d’autres134, mais, dans
les Principes de la philosophie du droit, leur rapport privilégié avec la
« substance éthique » semble leur c­ onférer un rôle plus général qui
réduit la pluralité des facteurs en jeu aux expressions ­d’un principe
en quelque sorte simple, unitaire135. Dans l­ ’Encyclopédie ­comme dans
les Principes, elles indiquent, dans leur opposition au « bien abstrait »,
la « réalité universelle immédiate » de la liberté136 : une liberté dont
on peut dire, reprenant le ­concept de Montaigne et Pascal, ­qu’elle est
« devenue nature », ou « deuxième nature », c­ ’est-à-dire qui se réalise
­comme « habitude, sentiment, caractère137 ». La Sittlichkeit ­s’affirme
ainsi c­ omme le lieu de l­ ’esprit objectif, c­ ’est-à-dire de la ­conciliation
entre l­ ’être et le devoir-être, entre la « volonté universelle, essentielle,
et la volonté subjective138 » : entre, ­d’un côté, la vertu et la moralité,
et de ­l’autre côté, la naturalité des besoins, des passions, des intérêts.
De cette façon, Hegel parvient à une unification sans ruptures de
­l’individu et de la ­communauté, du particulier et de ­l’universel, de
la nature et de la ­culture, de la nécessité et de la liberté, de la société
et des institutions. Il ­s’avère être le dernier grand penseur des mœurs
et des coutumes parce ­qu’il ne veut rien perdre des traditions de la
modernité, mais il ne parvient à les synthétiser q ­ u’en neutralisant les
133 Ibid., par. 3, p. 142.
134 Hegel, La raison dans l­’histoire, traduction, introduction et notes par K. Papaioannou,
Paris, 10/18, 1965, p. 161.
135 Hegel, Principes de la philosophie du droit, ouvr. cité, § 151, p. 322.
136 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, éd. M. De Gandillac, Paris, Gallimard, 1970,
§ 513, p. 442.
137 Hegel, Encyclopédie, ouvr. cité, § 485, p. 429.
138 Hegel, La raison dans l­’histoire, traduction, introduction et notes par K. Papaioannou,
Paris, 10/18, 1965, p. 136.
52 FRANCESCO TOTO

tensions qui c­ onstituaient la source principale de l­ ’intérêt moderne


à ­l’égard de nos ­concepts.

Dans les pages précédentes ­j’ai dû me borner à une exposition assez


schématique de la variété des usages à travers lesquels la modernité a
­convoqué les mœurs et les coutumes sur la scène théorique, ainsi que
des chemins à travers lesquels ces ­concepts se sont ­d’abord affirmés
­comme des outils indispensables à la réflexion anthropologique, morale
et politique, pour ensuite devenir obsolètes et disparaître du lexique
philosophique. Tracer l­ ’histoire de ces c­ oncepts signifierait refaire de fond
en c­ omble l­’histoire de la pensée moderne, au-delà des frontières qui
séparent artificiellement le discours philosophique non seulement des
autres formes du discours savant, mais aussi des transformations scienti-
fiques et techniques, sociales et politiques : ce ­n’est pas une tâche ­qu’un
essai introductif ni même un livre peuvent raisonnablement se proposer
­d’accomplir. Cependant, le parcours q­ u’on a suivi j­usqu’à maintenant
nous permet de terminer cet excursus en mettant en évidence certaines
des interrogations plus générales qui ont orienté la réflexion moderne sur
les mœurs et les coutumes aussi bien que les études recueillies dans ce
volume. Nous avons vu que les références aux mœurs et aux coutumes
dévoilent leur signification plus profonde à la lumière de la problématique
générale du rapport entre nature et histoire. Avant tout, à travers ces
références, les auteurs de la première modernité nous invitent à revenir
sur ­l’idée d­ ’une nature humaine universelle, en se demandant si les
coutumes, mais encore les automatismes impersonnels et les préjugés
socialement partagés dont elles sont porteuses, représentent, dans leurs
historicité, le lieu que la subjectivité humaine doit abandonner pour
­s’affirmer dans la liberté et la rationalité qui lui sont propres, ou bien le
territoire dans lequel quelque chose ­comme l­ ’humanité doit émerger, et
avec quoi on peut en quelque mesure prendre ses distances, mais ­qu’on
ne peut jamais rejeter. Y-a-t-il quelque chose ­comme l­ ’homme en géné-
ral, et des lois universelles de la nature humaine, ou bien ­l’humanité
se disperse-t-elle dans la pluralité de dispositions affectives, cognitives
et pratiques qui sont déterminées par les mœurs ? La question du
rapport entre nature humaine et histoire se réfracte dans les domaines
moral et religieux. On parle volontiers des mœurs ­comme « bonnes »
ou « mauvaises », « intègres » ou « corrompues », mais le statut éthique
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 53

ou religieux de leur c­ ontingence et de leur variabilité spatio-temporelle


est tout sauf évident. S­ ’agit-il d­ ’un obstacle à la vraie moralité dont les
lois dériveraient directement ­d’une nature ou ­d’une raison ­communes à
tous les hommes ; ­d’un ensemble de c­ ontraintes auxquelles il peut être
provisoirement c­ onvenable de se ­conformer dans ­l’attente que ­l’éthique
atteigne le degré de certitude des mathématiques, ou encore de ­l’instance
dans laquelle ­l’universalité et la nécessité de la rationalité éthique est
toujours encore appelée à ­s’incarner ? Et les rites, les cérémonies, les fêtes
qui dans leur caractère coutumier et leur dimension publique c­ onstituent
le moment extérieur du c­ ulte de Dieu, sont-ils un aspect essentiel ou
accessoire de la vraie religion qui devrait être innée dans les cœurs et
les esprits des hommes ? Sont-ils un moyen ­d’élever les esprits ou de les
détacher de leur rapport amoureux naturel avec Dieu ? Les coutumes
viennent ainsi inquiéter la dichotomie apparente entre l­’éternité du
droit ou de la loi naturels et ­l’historicité du droit ou de la loi civils. En
effet, elles incarnent un système de droits et de devoirs qui ne sont ni
implicites dans la seule identité de ­l’homme ni arbitrairement établis
par le souverain : factices et c­ ontraignantes si elles sont c­ onfrontées à
une nature originaire et à ses inclinations, elles sont en même temps
caractérisées par une certaine naturalité et spontanéité quand elles sont
­comparées à ­l’artifice des institutions et des règles ­qu’elles imposent. Mais
représentent-elles une menace ou un soutien pour le pouvoir souverain ?
Une instance à laquelle le pouvoir doit toujours faire face, et à laquelle
il doit donc en quelque mesure s­ ’adapter, ou bien q­ u’il doit produire ou
modifier à son avantage et à ­l’avantage d­ ’une humanité opprimée par
le poids du passé ? Enfin, on a souvent identifié la ­conception moderne
de ­l’histoire avec une c­ onception événementielle, s­’intéressant plutôt
à la surface lumineuse des actions individuelles des ministres et des
­condottières ­qu’à la profondeur et à ­l’obscurité de la longue durée. Dès
lors, quels nouveaux aspects émergent de la réflexion sur les mœurs et les
coutumes, si on c­ onsidère ­qu’elles se situent au carrefour des différentes
sphères de la praxis humaine, reposant sur les temporalités propres de la
­culture matérielle et spirituelle des masses anonymes et des institutions
politiques et religieuses, des pratiques rituelles et des imaginaires à
­l’intérieur desquels se forment les subjectivités individuelles et collec-
tives ? Sans doute, la réflexion sur les mœurs se révèle être un moment
fondamental du sentier le long duquel la modernité a lentement, et d­ ’une
54 FRANCESCO TOTO

façon qui est loin d­ ’être univoque, ­construit et en même temps essaye
de dépasser la dualité entre individu et société, société et institutions,
nature et ­culture, désir et normativité, autonomie et relation. La socialité
­qu’on arrive à penser à travers le ­concept de coutume est une socialité
basée sur des règles implicites, capables en même temps ­d’offrir une
base aux lois et de les priver de leur valeur coercitive : une socialité basée
sur des règles qui ne ­s’imposent pas aux sujets de ­l’extérieur, mais qui
se sédimentent dans leur affectivité irréfléchie, et qui gardent ouverte
la possibilité, aléatoire et toujours exposée au risque de ­l’échec, ­d’un
dépassement du malaise dans la civilisation.
Avec cette liste de questions ouvertes, le temps est cependant venu
de laisser la parole aux auteurs et aux textes recueillis dans ce volume.

Francesco Toto
Université de Rome III –
IHRIM (UMR 5317)
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION
Machiavel, la langue du droit
et la politique de la force

Au début du chapitre xviii du premier livre des Discours, Machiavel


essaie d ­ ’esquisser pour son lecteur la physionomie du rapport
­qu’entretiennent les mœurs avec les lois. En effet, la question majeure
qui occupe l­ ’auteur dans ce chapitre c­ onsiste à déterminer quelle est la
meilleure façon de ­conserver un ordre politique dans le temps, malgré
sa tendance quasi-naturelle à tomber progressivement dans un état de
corruption. ­L’intérêt de Machiavel pour la relation entre lois et mœurs
va, alors, de c­ oncert avec le thème général du chapitre. Elle est décrite
en termes de réciprocité d­ ’actions :
così c­ome gli buoni costumi, per mantenersi, hanno bisogno delle leggi ; così le leggi,
per osservarsi, hanno bisogno ­de’ buoni costumi.
« Comme les bonnes mœurs pour se maintenir ont besoin des lois, les lois à
leur tour, pour être observées, ont besoin des bonnes mœurs1. »

­ ’après cette première citation, il me semble évident que le rapport


D
entre lois et mœurs occupe, chez Machiavel, une place ­d’une certaine
importante. Leur relation est présentée sous forme de nécessité mutuelle.
En effet, en paraphrasant le texte, on pourrait dire que si les bonnes
mœurs, pour être c­ onservées, ont besoin d­ ’être soutenues par l­’action
des lois, les lois, pour leur part, pour être observées (­c’est-à-dire, pour
­qu’elles soient effectivement respectées), doivent s­’adapter aux bonnes
mœurs. Cette dialectique, loin de limiter son domaine ­d’application à
­l’éclairage du processus historique de la corruption auquel sont soumises
1 Niccolò Machiavelli, Discorsi sopra la prima Deca di Tito Livio, éd. G. Inglese, Milan,
Rizzoli, 1984. Pour la traduction française, j­’ai largement profité de celle établie par
A. Fontana et X. Tabet (Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live,
Paris, Gallimard, 2004, dorénavant : Disc.) que ­j’ai modifié lorsque je voulais garder une
plus grande proximité avec le texte italien.
56 GIORGIO BOTTINI

les mœurs, joue un rôle de premier rang dans ­l’architecture globale


des Discours en tant que présupposé de la relation qui se met en place
entre gouvernants et gouvernés. Les modèles utilisés par les spécialistes
pour éclairer la dynamique propre à cette relation ont été ceux de
­l’historiographie latine (Tacite, en tête) ; ou encore le fonctionnement des
corps mixtes décrit par la médecine hippocratico-galénique ; ou, enfin,
la théorie aristotélicienne de la substance. Ce sont là des hypothèses qui
me semblent tout à fait fondées, largement appuyées sur les sources,
mais qui ont, pourtant, le désavantage ­d’accorder une place tellement
privilégiée à la question de la corruption q ­ u’elles en arrivent à faire
oublier (ou, plutôt, à laisser de coté) ce qui en ­constitue le présupposé
structurel : le rapport qui relie la bipartition machiavélienne entre lois
et mœurs à la tradition juridique romaine et médiévale2.
­J’essaierai, donc, ici de réactiver un lien (qui reste, parfois, quelque
peu caché aux yeux des c­ ontemporains) entre un langage technique qui
­s’est ­confronté sans cesse avec le thème du rapport entre lois et mœurs
et les traces q ­ u’il a pu laisser au cœur du discours machiavélien. Je
tenterai, par ailleurs, de c­ omprendre c­ omment, sur la base de catégories
juridiques qui étaient très ­communes à ­l’époque de Machiavel (au moins,
parmi les officiers ­d’État), ­l’auteur arrive néanmoins à élaborer une
position tout à fait distincte de la tradition qui le précède, en pénétrant
dans un nouveau territoire de la relation politique : celui de ­l’analyse
technique des rapports de force. En premier lieu, je me c­ oncentrerai sur
les lignes fondamentales de la théorie juridique des mœurs à ­l’époque
de Machiavel. Cet éclairage se révèle, en effet, indispensable pour
­comprendre ce qui parvient de cette tradition ­jusqu’à ­l’auteur. Dans
2 Face à certaines limites typiques de ­l’historiographie machiavélienne la plus tradition-
nelle, fait exception (pour les mœurs c­ omme pour nombre d­ ’autres cas) Diego Quaglioni
qui indiquait, il y a désormais presque vingt ans, une piste de recherche sur laquelle les
spécialistes n­ ’ont pas encore porté, à mon avis, suffisamment d­ ’attention : « i costumi in
Machiavelli non sono, né possono essere ancora quelli che Montaigne avrebbe indicato ai lettori
delle generazioni successive, ma i mores del vocabolario curiale, cioè il ­complesso ­consuetudinario,
la ­consuetudine che per il giurista tiene il luogo di una costituzione, base e fondamento di ogni
ordine ». Cf. Diego Quaglioni, « Machiavelli e la lingua della giurisprudenza », Il pensiero
politico, vol. 32, no 2, 1999, p. 171-185. Plus récemment, ce texte a été réédité par ­l’auteur
dans un recueil où il aborde, sous plusieurs angles, la question c­ omplexe du rapport entre
langue juridique et discours politique dans la première modernité : Id., Machiavelli e
la lingua della giurisprudenza. Una letteratura della crisi, Bologne, Il Mulino, 2011. Cette
citation, c­ omme celles à suivre dans les prochaines pages, sont tirées par cette version.
Ici, p. 64-65.
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 57

un second temps, ­j’aborderai la différence ­qu’il y a entre la notion de


« coutume » (­consuetudo) et celle de « mœurs » (mores) pour vérifier si elle
se maintient dans l­’œuvre machiavélienne, selon la partition vulgaire
« ­consuetudine/costumi », et quelles sont les ­conséquences produites par son
usage. Enfin, dans la troisième partie, ­j’essaierai de mettre en évidence
les spécificités de la position machiavélienne et les écarts q­ u’elle présente
par rapport à la tradition.

1. Le fait d­ ’accorder aux mœurs une position centrale par rapport aux
lois dans la hiérarchie normative d­ ’un ordre juridique, quel ­qu’il soit,
­n’est pas une invention faite par notre auteur. Le rôle de premier rang
réservé aux mœurs était, dans le droit médiéval et encore à ­l’époque
de Machiavel, l­’un des points en ­commun les plus importants entre la
tradition des civilistes et celle des canonistes3. Pour le droit civil, il y
avait un texte présent aussi bien dans les Institutions (I. 1.2.1) que dans le
Digeste (Dig. 1.1.9) de l­ ’Empereur Justinien, qui avait été c­ ontinuellement
repris par Glossateurs et Commentateurs tout au long du Moyen-âge
et qui attribuait aux lois et aux mœurs le même degré de légitimité
formelle et de force ­contraignante :

3 Parmi une vaste littérature sur ce thème, je me limiterai à rappeler ici certaines parmi les
c­ ontributions les plus récentes, à travers lesquelles le lecteur pourra aisément reconstruire
­l’état des recherches j­usqu’à présent, ainsi que celles qui ont été les plus importantes
pour la c­ onstruction de ma propre approche méthodologique. Parmi les études générales
­consacrées aux « mœurs-coutume » dans le droit savant médiéval : John Gilissen, La
coutume. Typologie des sources du moyen âge occidental, fasc. 41, Turnhout, Brepols, 1982 ;
Bruno Paradisi, « Il pensiero politico dei giuristi medievali », in Id., Studi sul Medioevo
giuridico, I, Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, Città di Castello, Tiferno Grafica,
1987, p. 263-433 ; AA. VV., La coutume – Custom, (Deuxième partie : Europe occidentale
médiévale et moderne), “Recueils de la Société Jean Bodin pour l­’histoire c­ omparative
des institutions”, Bruxelles, De Boeck-Weasmael, 1990, p. 11-61 ; 121-150 ; 511-545 ;
Laurent Mayali, « Law and Time in Medieval Jurisprudence », in Grundlagen des Rechts.
Festschrift für Peter Landau zum 65 Geburtstag, éd. R. H. Helmolz, Paderborn, Schöning,
2000 ; Paolo Grossi, L ­ ’ordine giuridico medievale, Bari, Laterza, 2006, p. 87-108 ; 182-190.
Parmi les études monographiques c­ onsacrées à la place des mœurs et des coutumes dans le
corpus ­d’un docteur spécifique du ius ­commune médiéval voir Walter Ullmann, « Bartolus
on the Customary Law », in Id., Jurisprudence in the Middle Ages, Londres, Variorum
Reprints, 1980 ; Laurent Leo Jozef Maria Waelkens, La théorie de la coutume chez Jacques
de Révigny, Leyde, Brill, 1984 ; Timothy Graham Sistrunk, Law, Custom and Language :
Ideas in Practice in the Legal Writings of Cino da Pistoia (thèse soutenue à la University
of Kansas en 1995) ; Julius Kirshner, « Custom, Customary Law & Ius Commune in
Francesco Guicciardini », in Bologna ­nell’età di Carlo V e Guicciardini, éd. E. Pasquini et
P. Prodi, Bologne, Il Mulino, 2002, p. 151-179.
58 GIORGIO BOTTINI

Omnes populi, qui legibus et moribus reguntur, partim suo proprio, partim c­ommuni
omnium hominum iure utuntur.
« Tous les peuples qui se gouvernent par les lois et les mœurs observent un droit
qui, en partie, leur est propre et, en partie, est ­commun à tous les hommes. »

Le droit canon, de son coté, allait plus loin, ­puisqu’il réduisait toute
sorte de loi à la valeur fondatrice des mœurs, au lieu de ­s’arrêter à un
simple principe ­d’équivalence entre les lois et les mœurs. Grâce au
parallèle établi avec l­ ’ordre naturel institué par Dieu, le premier canon
du Decretum Gratiani (D. 1.1.1.) pouvait affirmer que toutes les lois
humaines se ramènent aux mœurs :
Omnes leges aut divinae sunt, aut humanae. Divinae natura, humanae moribus
­constant, ideoque hae discrepant, quoniam aliae aliis gentibus placent.
« Toute loi est soit divine, soit humaine. Les lois divines ­constant (sont formées
par et se fondent sur) la nature ; les lois humaines par et sur les mœurs. ­C’est
pourquoi les lois humaines diffèrent entre elles, puisque chaque peuple aime
les siennes4. »

Cela signifie, du fait de la polysémie exprimée par le verbe latin


« ­consto », ­qu’elles sont fondées dès leur origine par les mœurs et, en
même temps, que leur existence ne cesse pas de dépendre de ­l’existence
­concrète des mœurs au sein de la ­communauté chrétienne. La principale
différence entre les deux traditions apparaît, pourtant, lorsque les juristes
­s’engagent dans la description de la relation qui lie les mœurs aux lois. La
réflexion des civilistes est marquée par une double c­ onsidération qui me
semble jouer une fonction importante dans la c­ onstruction du discours
machiavélien en raison de sa valeur foncièrement politique. ­D’abord,
on trouve chez eux ­l’importante idée que ­c’est la volonté populaire qui
se manifeste à travers les mœurs. C ­ ’est pourquoi les mœurs auraient,
par ­conséquent, une véritable capacité de révéler, à travers les pratiques
collectives q­ u’elles expriment, le ­consensus qui existe chez les gens
autour d­ ’un certain ordre politique ou d­ ’une certaine loi. C
­ ’est pour cette
raison que les civilistes ont tendance à accorder aux mœurs un pouvoir

4 En ­commentant ce même passage, tiré par Gratien du cinquième livre des Étymologies
d­ ’Isidore de Séville, B. Paradisi, « Il pensiero politico dei giuristi medievali », art. cité,
p. 349-350, écrivait que : « la legge non era se non la fomulazione scritta di un costume che non
aveva bisogno della legge scritta per divenire norma giuridica ».
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 59

légitime ­d’agir sur la modification des droits de toute c­ ommunauté


politique (dans les mots q ­ ’une certaine civitas5) avec
­ u’ils utilisent, d
la même force et la même autorité qui sont ­d’habitude reconnues aux
lois. Là aussi le travail interprétatif des civilistes se c­ oncentre sur un
texte issu des Institutions (I. 1.2.11), auquel ils font suivre une série de
gloses ou de ­commentaires, selon l­’époque.
Sed naturalia quidem iura, quae apud omnes gentes peraeque observantur, divina
quadam providentia c­ onstituta, semper firma atque immutabilia permanent : ea vero
iura quae ipsa sibi quaequae civitas c­ onstituit, saepe mutari solent, vel tacito c­ onsensu
populi, vel alia postea lege lata.
« Mais les droits naturels, qui sont observés de la même façon auprès de tous
les peuples et qui ont été ­constitués, en bonne partie, par la providence divine,
sont toujours stables et immuables ; alors que ces droits dont se dote une civitas
par elle-même ont tendance à changer souvent, soit par le ­consentement tacite
du peuple, soit par une loi qui a été établie plus récemment. »

Et c­ ’est justement à travers ces c­ ommentaires ­qu’ils expriment leur


avis à propos de la question ­concernée. Ici, ce sont deux éléments tirés du
texte romain ­qu’ils mettent en évidence pour développer leurs propres
analyses : ­d’une part, la mutation fréquente à laquelle sont soumis les
droits positifs dont se dotent toutes les ­communautés humaines pour
se gouverner (en opposition manifeste aux trois droits invariables, à
savoir le droit divin, le droit naturel et le droit des gens) ; de ­l’autre,
les facteurs qui peuvent légitimement produire ce changement. Parmi
ces facteurs, à la loi (et notamment à celle qui a été établie en dernier)
et aux mœurs (qui véhiculent le « ­consentement tacite du peuple »)
est accordée la même valeur. Le droit propre à toute c­ ommunauté (le
jus proprium) se transforme et se modifie au fil du temps et, dans cette
grande variation des choses humaines, le mouvement qui est stimulé par
le bas (à travers la mutation des usages populaires) n­ ’a pas une autorité
inférieure à celui qui provient du sommet (à travers ­l’imposition des
lois). On est ­confronté ici à un couple d­ ’éléments d­ ’ordre fort politique
qui sont pourtant exprimés à travers un langage et des catégories tout
5 Parmi les ouvrages q­ u’on pourrait c­ onvoquer sur le thème de la civitas au Moyen-Age
et à l­ ’Age Moderne, une référence presque obligée ici est à la vaste reconstruction q­ u’en
fait Pietro Costa dans le premier tome de son étude sur la notion de citoyenneté : Pietro
Costa, Civitas. Storia della cittadinanza in Europa, 4 vol., 1999-2002, t. I, 1999, Dalla
civiltà ­comunale al Settecento, Bari, Laterza, 1999.
60 GIORGIO BOTTINI

à fait juridiques6. Ce qui ­contribue à expliquer, à mon avis, pourquoi


Machiavel portera autant ­d’attention à la question des mœurs dans la
­construction de son propre modèle politique.
Cependant, ce sont encore une fois les canonistes qui se chargent
­d’aller plus loin. Ils affirment, ­conformément au principe ­qu’on vient
de voir – toutes les lois sont « ­constituées » par les mœurs – q­ u’une loi,
pour être ­considérée ­comme légitime (et, donc, pour pouvoir prétendre
à être observée), doit être c­ onfirmée par les mœurs ; ­c’est-à-dire, q­ u’elle
doit être validée par des pratiques collectives qui témoigneraient ­d’une
certaine correspondance entre ce que la loi demande et ce que les gens
font effectivement. Le texte qui établissait le premier cette règle était
­contenu dans le ­commentaire rédigé par Gratien ­d’un passage ­d’Augustin,
tiré du « De vera religione » (D. 1.4.3) :
Leges istituntur, cum promulgantur, firmantur, cum moribus utentium approbantur.
Sicut enim moribus utentium in c­ ontrarium nonnullae leges hodie abrogatae sunt, ita
moribus utentium ipsae leges c­onfirmantur.
« Les lois sont instituées à travers ­l’émanation et sont ­confirmées à travers
­l’approbation qui résulte des usages des gens. En effet, ­comme ­aujourd’hui
aucune loi peut être abrogée par des usages c­ ontraires des gens, de la même
façon ces mêmes lois doivent être c­ onfirmées par les usages des gens. »

Faute de cette c­ onfirmation par ­l’usage collectif, la loi ­n’aurait pas


été abrogée, mais elle aurait tout simplement perdu son efficacité, à
cause ­d’un refus populaire implicite7.

6 Cf. Gianfranco Garancini, La coutume dans les droits italiens du Bas Moyen Age, in La
Coutume – Custom, ouvr. cité, p. 143 : « Le tacitus ­consensus populi ne sera donc que ­l’élément
formel utile pour couvrir la vérité que ­l’usus en soi […] ­c’est le vrai, politique, moment génétique
de la norme et – encore avant – de la potestas normative ».
7 Pour une analyse éloquente de la question du ­consensus ­communautaire accordé aux lois
dans la perspective du droit canon : Juan Arias Gómez, El ­consensus ­communitatis en
la eficacia normativa de la costumbre, Pampelune, Colección canónica de la Universidad de
Navarra, 1966. Au passage, il faut noter que ­c’est justement la place accordée par Gratien
aux mœurs ­communautaires dans ­l’architecture globale de son Decretum qui posera un
problème incontournable aux canonistes des siècles suivants ­lorsqu’ils ­s’engageront, dans
leurs ­commentaires des décrétales pontificales, à établir une supériorité absolue de la
législation papale par rapport aux autres sources traditionnelles du droit canon. Le texte
­qu’on vient de présenter sera, pourtant, soumis à un perpétuel travail interprétatif, visant
de plus en plus à éloigner de la lettre du canon l­’exégèse accueillie c­ omme orthodoxe
par l­’Église. Ce passage augustinien, repris par Gratien dans le début de son Decretum,
posait aux décrétalistes une question politique fortement aporétique : ils ne pouvaient
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 61

2. On retrouve là la base du précepte machiavélien par lequel on a


c­ ommencé : « Les lois, pour être observées, ont besoin des bonnes mœurs ». On peut
mieux ­comprendre, dès lors, sur quelles bases doctrinales Machiavel pouvait
établir dans ses textes une relation quasi-nécessaire entre ­l’observation
des lois et la c­ onservation des bonnes mœurs. Mais de quel genre de
mœurs parle-t-il quand il traite des « bonnes » mœurs ? La distinction
entre « bonnes mœurs » et mœurs « tout court » est la plus importante
opérée par les juristes ­lorsqu’ils ­s’occupent de la coutume. En effet, ­c’est
cette même différence qualitative qui leur permet de discriminer entre
les mœurs qui doivent être ­considérées par les gouvernants ­comme de
vrais droits (­consuetudines, ­consuetudini ou coutume) et les mœurs qui
restent, sans pourtant perdre leur efficacité politique, des simples usages
(mores, costumi ou mœurs). Canonistes et civilistes, là-dessus, sont presque
unanimes. Ils fixent deux ­conditions à observer pour que des mœurs
vaillent, sous le point de vue du droit, c­ omme de véritables coutumes.
­D’un côté, il faut q ­ u’elles soient universellement observées par la
­communauté d ­ ’appartenance et, de l­’autre, q ­ u’elles soient respectées
depuis longtemps. La diffusion et la durée sont, donc, précisément les
deux critères pour évaluer si un usage, à travers toutes les pratiques
populaires q ­ u’il rassemble, exprime ou non la volonté populaire. On
­comprend désormais les raisons pour lesquelles il est si important de
définir ­comment prouver l­’existence de cette volonté : non seulement
la force ­qu’elle exprime est la même que celle des lois, mais elle doit
être suivie rigoureusement par les gouvernants, ­s’ils ne veulent pas
risquer de mettre en danger leur position et la stabilité qui en dérive.
Parmi les dizaines de définitions formulées tout au long du Moyen-âge
qui visaient à figer une fois pour toutes la nature du rapport entretenu
entre « ­consentement populaire tacite » et « force de loi » accordée aux
mœurs, je me limiterai, pour le coup, à citer celle de Bartole, en raison
de son extrême clarté et du tournant ­qu’elle opère entre la tradition de
la glose qui la précédait et celle des siècles qui la suivront8 :
pas se passer de son autorité et, en même temps, ils devaient instituer une hiérarchie
normative qui était, dans ses présupposés absolutistes, à ­l’opposé de ­l’esprit de ce canon.
Pour toutes ces questions et pour les différentes solutions que les docteurs ont élaborées
pour résoudre cette c­ ontradiction voir Pio Fedele, Il problema d­ ell’animus ­communitatis
nella dottrina canonistica della c­onsuetudine, Milan, Giuffré, 1937.
8 Comme l­ ’a expliqué J. Kirshner, « Custom, Customary Law & Ius Commune in Francesco
Guicciardini », art. cité, p. 153-154 : « Likewise, Bartolo dismissed the idea that the facto usage
62 GIORGIO BOTTINI

Consuetudo est ius non scriptum moribus et usibus populi vel a maiori partis ipsius
ratione initiatum et introductum, habens vim legis. […] Per mores populi c­ omprahenditur
tacitus c­onsensus et dixi habens vim legis quia est paris potentiae cum lege.
« La coutume est un droit non écrit qui a été ­commencé et introduit, selon
raison, par les mœurs et les usages du peuple (ou bien de sa majorité) et qui
a force de loi. […] Le ­consentement tacite est ­compris à travers les mœurs
du peuple et, je l­’ai dit, la coutume a force de loi parce q­ u’elle a la même
puissance que la loi9. »

Selon Bartole, lorsque les mœurs – ou bien les usages populaires –


cessent d ­ ’être de purs faits sociaux en raison du c­ onsentement tacite
­qu’elles expriment, elles gagnent le statut de coutumes qui oblige les
gouvernants à les observer c­ omme de vrais droits, avec toutes les préro-
gatives qui sont propres aux lois. Autrement dit, leurs degrés de puis-
sance deviennent les mêmes. On peut tout de suite noter que, malgré la
nécessaire technicité propre à son discours, le langage dont se sert Bartole
pour décrire l­ ’encadrement juridique des mœurs présente des traits qui
nous paraissent fortement ­concrets et qui laissent entendre, de la part
du juriste pérousin, un véritable effort de plier les mots traditionnels
de la langue du droit aux exigences des nouvelles choses politiques qui
marquent le c­ ontexte de son époque. Dans ce registre, lorsque les juristes
du xive siècle mettent en exergue la dimension de la « puissance » afin
de ­concevoir la nature dynamique des mœurs populaires, ils ont sous
les yeux la vie brûlante des ­communautés italiennes qui ­s’écartent de
plus en plus du ­contrôle du pouvoir impérial et ils ont à ­l’esprit un
vocabulaire qui leur fournit des paroles efficaces pour essayer de dire
et de c­ oncevoir cette même réalité au moyen d­ ’un outillage ancien et
expérimenté depuis longtemps. Parmi les termes employés dans cet
effort de rapprochement du discours aux choses, ceux qui tiennent au
domaine de la coutume s­’imposent alors en premiers à l­’esprit de nos
juristes ­puisqu’ils relèvent de la dimension la plus factuelle du droit
alone c­ onstitued the defining feature of customary law. Usus et mores, he asserted, c­ onstituted the
causa remota of customary law ; the causa proxima – that which made customary law binding
and valid – was usage firmly rooted in the tacit c­ onsent of the people of an individual c­ ommunity
(tacitus ­consensus populi). ­Bartolo’s teaching that customary law c­ omprised two fundamental
elements, one external (usus), the other internal (tacitus c­ onsensus populi), became the paradigm
for all future discussions of ­consuetudo  ».
9 Bartolus de Saxoferrato, In primam Digesti Veteri partem Commentaria, Augusta Taurinorum,
Bevilaqua, 1577 (repetitio in l. De quibus, ff. De leg. et Senatusc., ad rubricam sextam, Consuetudo
quid sit, fo 17vo).
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 63

médiéval, où usages collectifs, c­ onsentement tacite et puissance populaire


vont de ­conserve et doivent être pensés à la fois10. De la sorte, il me
semble que ce sont ces mêmes éléments factuels (usages, ­consentement,
puissance), longtemps travaillés par le droit médiéval en référence à la
doctrine de la coutume, qui fournissent aux penseurs politiques de la
toute première modernité un lexique et des modèles ­d’argumentation qui
les obligent à orienter leur discours au plus près de la réalité ­concrète du
rapport de force, ­lorsqu’ils abordent la question de la relation ­concrète
entre mœurs et lois.
­C’est le même glissement q ­ u’on peut c­ onstater chez Machiavel là
où il s­’occupe des risques auxquels s­’exposent les princes l­orsqu’ils
agissent ­contre la coutume. Dans le chapitre v du troisième livre des
Discours, après avoir raconté et analysé l­’épisode de l­’expulsion de
Tarquin le Superbe de la ville de Rome, il avance ­l’hypothèse que la
chute du roi, loin ­d’être causée par le viol de Lucrèce, remonterait plu-
tôt à sa façon tyrannique de gouverner. À partir de ce cas particulier,
Machiavel énonce une sorte de règle générale qui résonne c­ omme une
admonition adressée à tous les gouvernants qui choisiraient de vivre
en perpétuel danger, en agissant sans tenir ­compte du ­consentement
populaire qui est exprimé par une coutume observée et respectée
depuis longtemps.
Sappino adunque i principi, ­come a quella ora ei ­cominciano a perdere lo stato che
­cominciano a rompere le leggi, e quelli modi e quelle ­consuetudini che sono antiche, e
sotto le quali lungo tempo gli uomini sono vivuti.

10 Comme cela a été souligné par tous les spécialistes qui se sont occupés de la place
réservée à la coutume dans le droit (et dans la réflexion sur le droit) au Moyen-âge, le
discours sur les mœurs chez les docteurs savants est celui qui se tient au plus proche
de la réalité sociale, dans un effort perpétuel ­d’exprimer, à travers la parole technique
du savoir juridique, la nature c­ oncrète des choses humaines et la dynamique de leurs
relations. Comme le dit ­d’une façon tout à fait remarquable P. Grossi, ­L’ordine giuridico
medievale, ouvr. cité, p. 96 : « Il diritto non può non avere una dimensione ­consuetudinaria
perché la c­onsuetudine è per sua natura una normativa della cosa, proveniente cioè dalla cosa :
fatto naturale tra i fatti naturali, è nel reale che alligna ; può dal reale proiettarsi in alto e
diventare norma d­ ’una c­ omunità umana, ma la sua origine resta fattuale, particolare, attiene alle
strutture, nasce dal basso ». Parmi les auteurs qui ont c­ onsacré leurs propres recherches à la
théorie de la coutume et à ses implications politiques, je me limiterai à rappeler ici deux
ouvrages qui ont profondément marqué ­l’historiographie sur le thème : Luigi Prosdocimi,
Observantia. Ricerche sulle radici fattuali del diritto ­consuetudinario nella dottrina dei giuristi
dei secoli XII-XV, Milan, Giuffré, 2001 (Ire éd. 1956) ; N. Bobbio, La ­consuetudine ­come
fatto normativo, Turin, Giappichelli, 2010 (Ire éd. 1942).
64 GIORGIO BOTTINI

« Que les princes sachent donc ­qu’ils ­commencent à perdre leur état à ­l’instant
même où ils rompent avec les lois, les façons de vivre et les coutumes qui sont
anciennes et sous lesquelles les hommes ont longtemps vécu11. »

Les traces de la doctrine juridique de la coutume sont, dans cette phrase,


particulièrement remarquables. ­D’abord, le choix du mot « ­consuetudini »
­n’est pas le fait du hasard. Ici Machiavel ne parle pas de simples usages
populaires, mais de mœurs qui, parce ­qu’elles sont universellement
répandues dans une ­communauté et parce ­qu’elles ont été longtemps
observées, sont devenues de vrais droits acquis par la population et doivent,
en c­ onséquence, être respectées en tant que tels (­c’est-à-dire, c­ omme de
véritables lois)12. Si on reconstruisait le mode ­d’emploi alternatif que
­l’auteur fait dans son corpus (notamment, dans les Discours et dans les
Istorie) des mots « costumi » et « ­consuetudini », on découvrirait que ses pré-
férences témoignent au cas par cas ­d’une ­connaissance non négligeable de
­l’acception technique dans laquelle est employé le couple de termes par
les juristes de son époque – ­comme cela est, par ailleurs, tout à fait nor-
mal, si on ­considère ­qu’il a passé quinze ans au service de la République
Florentine en tant q­ u’officier de premier rang dans l­’administration de
­l’État toscan. Il faut noter ­qu’en général, dans ­l’italien du Cinquecento, le
mot « costume/i » présente un spectre sémantique beaucoup plus large et une
­connotation, à l­ ’occurrence, plus populaire que celui de « ­consuetudine/i »,
dont l­ ’usage est normalement plus technique et recourt dans des c­ ontextes
moins variés (­d’habitude, il ­s’agit de textes officiels, à savoir théologiques,
philosophiques ou bien juridiques). Cette différence qualitative remonte
à ­l’origine du couple de mots, « costume » étant dans le vulgaire italien

11 Disc., III, 5.
12 Si ­l’équivalence établie entre anciennes lois et anciennes coutumes ne doit donc pas nous
étonner, la présence du mot modi (manières) à leur coté a de quoi nous faire réfléchir.
En effet, elle montre très bien ­comment Machiavel assume les ­concepts hérités de la
tradition juridique médiévale pour les intégrer dans un horizon beaucoup plus riche,
issu du langage populaire et administratif typique du milieu florentin de son époque. Le
largueur et la flexibilité sémantiques exprimées par les modi permettent à Machiavel de
se servir ­d’un mot très élémentaire et fort répandu dans la langue florentine du premier
Cinquecento pour le plier aux exigences ­communicatives de son propre discours, parmi
lesquelles la plus importante est sans doute la préoccupation d­ ’une c­ onstante proximité
entre mot et chose. Pour se faire une idée de la fortune politique de cette dialectique
triangulaire entre lois, coutumes et modi, fixée pour la première fois par Machiavel d­ ’une
façon aussi claire que synthétique, voir son écho dans le XIXe livre de ­l’Esprit des lois de
Montesquieu et la c­ ontribution que Céline Spector ­consacre à ce thème dans cet ouvrage.
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 65

médiéval la dérivation du latin « costumen », à son tour une ­contraction


populaire produite par le latin oral de la « ­consuetudo » du bon latin écrit.
Cette généalogie bipolaire du couple se poursuit dans ­l’usage médiéval :
tandis que « ­consuetudine », calque exacte de son homologue classique,
occupe la sphère officielle détenue autrefois par son ancêtre latin, « cos-
tume » passe à indiquer ce qui était signifié auparavant par le mot « mos »,
disparu au fil du temps avec la formation des langues vulgaires13. Et
dans le système ­d’écriture machiavélien ­c’est, en effet, le ­contexte ­d’usage
(fort des préoccupations ­communicatives et politiques du discours) qui
semble orienter la décision de ­l’auteur vers ­l’un ou ­l’autre de deux mots,
en fonction du sujet de l­ ’argumentation développée. Là où il s­ ’agit ­d’une
question de fait, il a tendance à utiliser « costumi » ; là où il s­’agit ­d’une
question de droit, il préfère « ­consuetudini14 ».
13 À propos de cette superposition du significat de « costume » sur celui de « mos », laquelle
joue un rôle foncier à ­l’intérieur ­d’une étude située au carrefour du latin des docteurs et
de ­l’italien de Machiavel, un exemple ­d’une certaine importance nous est donné par le
soi-disant Ottimo Commento à la Divine Comédie de Dante (­L’Ottimo Commento della Divina
Commedia. Testo inedito ­d’un c­ontemporaneo di Dante citato dagli Accademici della Crusca, III,
Il Paradiso, Pise, N. Capurro, 1829). Ce « ­commento » est ­considéré ­l’un des premiers à la
Comédie et il a été rédigé à Florence, pendant la première moitié du xive siècle, par un auteur
anonyme dont l­’identité reste, encore a­ ujourd’hui, inconnue aux spécialistes. Le passage
­qu’on va citer est pour nous une attestation très précoce de cette équivalence « mores/costumi »
dans l­’histoire de la langue italienne et elle apparaît dans les dernières lignes du proème
au ­commentaire du chant VI du Paradis. Ce chant de la Comédie est entièrement ­consacré
au dialogue que Dante entretient avec l­’Empereur Justinien. Dès lors q­ u’il se présente au
poète, l­’Empereur met l­’accent sur la plus importante parmi ses entreprises historiques :
« Cesare fui e son Iustinïano, / che, per voler del primo amor ­ch’­i’ sento, / ­d’entro le leggi trassi il
troppo e ‘l vano » (Par. VI, 10-12). D ­ ’après cette terzina dantesque, nous ne serons pas étonnés
de c­ onstater que l­ ’auteur de l­ ’Ottimo Commento, ouvr. cité, p. 114-115, profite du sujet donné
par ce chant pour définir dans son c­ ommentaire ce q­ u’est le droit. Au c­ ontraire, c­ ’est plutôt
sa propre façon de répondre à cette question qui nous surprend, vu ­qu’il reprend, dans une
très belle prose, toutes les principales définitions canoniques à propos des mœurs et de la
coutume que nous avons analysées j­usqu’ici – et que nous analyserons dans la suite. Pour
­l’ottimo ­commentatore : « Tutte le leggi o sono divine, o sono umane : le divine sono secondo natura,
­l’umane c­omposte di costumi » (D. 1.1.1, n. 5). Et il poursuit : « Consuetudine è ragione ordinata
di costumi, la quale per legge si prende quando la legge manca » (D. 1.1.5, n. 20).
14 Pourtant, je suis très loin d­ ’affirmer que cet usage c­ onsciencieux de mots empruntés au
langage juridique fait la plupart du temps par Machiavel représenterait un indice pour en
­conjecturer une sorte de familiarité avec les textes du jus ­commune, car la transmission orale
est un vecteur ­d’apprentissage bien suffisant pour ces officiers qui avaient la possibilité de
fréquenter de très près les élites juridiques de leur époque, aussi bien pendant de longues
missions diplomatiques que lors ­d’un engagement presque quotidien dans ­l’administration
étatique. Tout au c­ ontraire, le but de mon argumentation est de montrer, à travers l­ ’étude
de ­l’auteur le plus distant de la ­culture des docteurs savants, ­jusqu’à quel point le discours
66 GIORGIO BOTTINI

Comme on essaie de le montrer tout au long de cette étude, dans la


prose machiavélienne les « costumi » demeurent à un niveau plus factuel
que les « ­consuetudini » – ce qui n­ ’est pas forcément un indice de faiblesse.
Ils relèvent directement de la vie ­d’un peuple, dont ils sont la manifes-
tation la plus visible et qui est perpétuée, pendant un certain temps,
sur la base d­ ’un ensemble d­ ’habitudes (­comportements, gestes, actions).
En raison de cet enracinement au cœur de la vie ­communautaire, les
« costumi » sont c­ ontinuellement ­confrontés, dans le texte machiavélien,
à toutes les variables qui normalement influencent l­ ’existence politique
­d’une quelque c­ ommunauté : c­ ’est-à-dire, q­ u’ils tiennent de la dimen-
sion du temps (variation, mutation, ­conservation), du domaine de de
la morale (« buoni costumi », « rei costumi », corruption d­ ’un « ordine ») et
de la dialectique des rapports de force (« costumi » e « leggi », lesquels
vont parfois de c­ oncert et sont parfois irrémédiablement opposés)15.
politique de la toute première modernité est traversé par un vocabulaire et une grammaire
qui relèvent de la langue technique du droit médiéval. Sans parler de Guichardin, dont la
formation juridique et ­l’influence ­qu’elle a exercée sur sa pensée politique ne sont pas en
question (­comme, par ailleurs, l­ ’a suffisamment montré Paolo Carta dans son : Paolo Carta,
Francesco Guicciardini tra diritto e politica, Padoue, Cedam, 2008), on pourrait c­ onvoquer
­l’exemple de Jérôme Savonarole. À ­l’occasion de son sermon du 8 décembre 1494 en soutien
de la réforme des institutions florentines, qui aboutira à la ­constitution du Consiglio Maggiore,
il ­s’adresse à la foule qui ­l’écoute en ­commençant par : « Quanta forza abbia la ­consuetudine,
dilettissimi in Cristo Giesù, si vede e cognosce, massime perché spesse volte supera e vince la verità ;
però, a volere mettere una nuova c­onsuetudine ­contra l­’usanza vecchia, non si può così in uno tratto
intromettere : ma bisogna andare pian piano. Pertanto, volendo noi col nostro predicare introdurre
nuova ­consuetudine e demostrare la renovazione che si debba fare per ­contraria ­consuetudine, ci bisogna
andare piano piano e poco a poco » (Girolamo Savonarola, Prediche sopra Aggeo, éd. L. Firpo,
Rome, A. Belardetti, 1965, p. 143).
15 Dans ­l’acception la plus large et riche de significations, les « costumi » servent à ­l’auteur à
indiquer ­l’ensemble d­ ’usages qui définissent la nature d­ ’un peuple. C ­ ’est le mode d­ ’emploi
le plus proche de ­l’acception classique du latin « mores », ­comme on peut le ­constater dans
le troisième chapitre du Prince. Ici, il est question pour Machiavel de définir quels sont les
problèmes posés à un État par la c­ onquête de nouveaux territoires et, dans cette c­ onjoncture,
les « costumi » du peuple annexé jouent le rôle le plus important en vue de ­l’intégration entre
vainqueurs et vaincus : « e a possederli sicuramente basta avere spenta la linea del principe che gli
dominava, perché, nelle altre cose mantenendosi loro le ­condizioni vecchie e non vi essendo disformità
di costumi, gli uomini si vivono quietamente ; ­come si è visto che ha fatto la Borgogna, la Guascogna e
la Normandia, che tanto tempo sono state c­on Francia : e benché vi sia qualche disformità di lingua,
nondimeno ­e’ costumi sono simili e possonsi in fra loro facilmente c­ omportare. […] Ma quando si acquista
stati in una provincia disforme di lingua, di costumi e di ordini, qui sono le difficultà e qui bisogna
avere gran fortuna e grande industria a tenerli » (Niccolò Machiavelli, Il Principe, éd. G. Inglese,
Turin, Einaudi, 1995, p. 13). Ces mêmes « costumi », qui incarnent la nature des peuples,
changent en fonction de la variation du temps et des lieux, mais il est toujours possible
de les classer selon un critère moral : soit ils sont bons, soit ils sont mauvais. Dans ce cas,
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 67

Si les « costumi » tiennent de fait la même position que les lois, les
« ­consuetudini » ­l’occupent de droit, étant la « ­consuetudine » un « costume »
bon, universellement répandu et observé depuis longtemps. Si tout l­ ’enjeu
politique des « costumi » relève de la possibilité que leur nature puisse
chez Machiavel, « tertium non datur » : « E pensando io c­ome queste cose procedino, giudico il mondo
sempre essere stato a uno medesimo modo, e in quello essere stato tanto di buono quanto di cattivo, ma
variare questo cattivo e questo buono di provincia in provincia ; ­come si vede per quello si ha notizia
di quegli regni antichi, che variavano ­dall’uno ­all’altro per la variazione ­de’ costumi, ma il mondo
restava quel medesimo » (Disc., II, avant-propos). ­C’est pourquoi la qualité des « costumi  » ­d’un
peuple détermine sa propre fortune face à la qualité des « temps ». De bons « costumi » on
a déjà suffisamment parlé, étant ­l’objet privilégié de cette étude (voir la note à la première
citation de Disc., I, 18) ; mais la force ­contraignante des mauvais n­ ’est pas inférieure, c­ omme
le montre très clairement la citation suivante. Pour Machiavel, à son époque, il ­n’y a rien
de plus purs que les « costumi » des Suisses, ni rien de plus corrompu que ceux de la courte
pontificale. Et, pourtant, la force des « costumi » corrompus est tellement ­contagieuse q­ u’il
suffirait de déplacer la courte papale chez les suisses pour c­ onstater à quel genre d­ ’effets cela
donnerait lieu : « E ­chi ne volesse per esperienza certa vedere più pronta verità, bisognerebbe che fusse di
tanta potenza che mandasse ad abitare la corte romana, ­con ­l’autorità che ­l’ha in Italia, in le terre ­de’
Svizzeri, i quali oggi sono solo popoli che vivono, e quanto alla religione e quanto agli ordini militari,
secondo gli antichi ; e vedrebbe che in poco tempo farebbono più disordine in quella provincia i rei costumi
di quella corte che qualunque altro accidente in qualunque tempo vi potesse surgere » (Disc., I, 12). La
raison est, pour Machiavel, très simple et nous ­l’aborderons dans la troisième partie de cette
étude : si les « costumi » et les « leggi » ont le même degré de puissance effective, cela veut bien
dire ­qu’il ­n’y a pas de lois qui peuvent ­contraster de mauvaises mœurs. Même si, dans une
situation soi-disant « ordinaire », Machiavel accorde aux lois et aux mœurs la même place dans
la hiérarchie normative [parmi d­ ’autres exemples possibles : « e porrebbe freno a ogni ambizione
regolando bene la sua città dentro ­con leggi e ­co’ costumi » (Disc., II, 19) ou « Hanno pertanto a questi
esercizi tutte le republiche antiche provvisto in modo, per costume e per legge, che non se ne lasciava
indietro alcuna parte » (Niccolò Machiavelli, L ­ ’arte della guerra, in Opere politiche, III, ­L’arte della
guerra. Scritti politici minori, éd. J.-J. Marchand, D. Fachard, G. Masi, Rome, Salerno, 2001)],
face à la corruption des mœurs, ­l’action des lois se révèle être inefficace. Loin de limiter son
influence aux Discours et aux autres ouvrages proprement « politiques », cette thèse traverse,
sans variations et ­comme un fil rouge, ­l’ensemble de ­l’œuvre machiavélienne, des textes
poétiques ­jusqu’à ceux historiographiques, ce qui témoigne, par ailleurs, de ­l’importance
­constante que l­’auteur lui accorde. De la même manière que pour le binôme latin « usus et
mores », Machiavel utilise « usanze » et « costumi » ­d’une façon interchangeable (au moins pour
ce qui c­ oncerne leur rapport aux lois). Dans les « Istorie Fiorentine », il ­s’agit ­d’«  usanze » : « E
veramente in nelle città di Italia tutto quello che può essere corrotto e che può corrompere altri si raccozza ;
i giovani sono oziosi, i vecchi lascivi, e ogni sesso e ogni età è piena di brutti costumi ; a che le leggi buone,
per essere dalle cattive usanze guaste, non rimediano » (Niccolò Machiavelli, Istorie Fiorentine e altre
opere storiche e politiche, éd. A. Montevecchi, Turin, Utet, 2007, III, 5, p. 419), alors que, dans
« ­L’Asino », il s­ ’agit de « costumi » : « Quel regno che sospinto è da virtù / ad operare, o da necessitate, /
si vedrà sempre mai gire ­all’insù ; / e per ­contrario fia quella cittate / piena di sterpi silvestri e di dumi, /
cangiando seggio dal verno a la state, / tanto ­ch’al fin ­convien che si ­consumi / e ponga sempre la sua
mira in fallo, / che ha buone leggi e cattivi costumi » (Niccolò Machiavelli, Tutte le opere storiche,
politiche e letterarie, éd. N. Borsellino et A. Capata, Rome, Newton & Compton, 2011, c. V, v.
79-87, p. 844), mais la substance de leur relation aux lois ne change pas.
68 GIORGIO BOTTINI

basculer entre bonne et mauvaise, les « ­consuetudini » sont, pourtant,


forcément bonnes – autrement, elles ne seraient pas c­ onsidérées en tant
que telles. Leur relation aux lois ne repose pas sur un simple rapport
de force, c­ omme c­ ’est le cas pour les « costumi » ; la « diuturnitas  » ­d’une
« ­consuetudine » longue et ancienne témoigne de sa nature de droit, qui
a été désormais acquis par le peuple et qui doit être respecté en tant
que tel par les gouvernants16.
Ce phénomène est encore plus évident dans le chapitre iii du premier
livre, alors que Machiavel évoque les ­conflits qui éclatèrent à Rome
entre les nobles et la plèbe peu de temps après l­ ’expulsion des Tarquins.
Dans ce passage, il développe l­’un des aspects les plus célèbres de son
anthropologie. Tant que les hommes sont obligés de se ­confronter à une
nécessité quelle ­qu’elle soit (­qu’il ­s’agisse du mauvais gouvernement ­d’un
tyran ou de ­l’insuffisance structurelle de biens), ils sont forcés de bien
se c­ omporter entre eux, mais dès q­ u’ils ­commencent à exercer leur libre
arbitre, en ­l’absence d­ ’une ­contrainte extérieure, tout devient, selon les
mots de Machiavel, « ­confusion et désordre ». Voilà la thèse majeure du
chapitre. Néanmoins, si on poursuit encore de quelques lignes la lec-
ture, on va tomber, ­comme ­d’habitude, sur un principe général énoncé
sous forme de règle. Ici, Machiavel exprime en termes dichotomiques
– mais fort interdépendants – la nature de la relation qui passe entre
les coutumes et les lois :
E dove una cosa per sé medesima sanza la legge opera bene, non è necessaria la legge ;
ma quando quella buona ­consuetudine manca, è subito la legge necessaria.

16 ­Lorsqu’il aborde la question de la « ­consuetudine », Machiavel cesse de ­s’interroger sur les


­conditions de possibilité ­d’une action politique (par exemple, est-ce que les bonnes lois
peuvent s­ ’opposer aux mauvaises mœurs ?) pour en privilégier les ­conditions ­d’opportunité.
Le chapitre xxxvii du premier livre des Discours est, par exemple, entièrement ­consacré
à ce problème. Ici, Machiavel ne se demande pas s­’il est possible, mais plutôt s­’il est
bien de faire une loi qui ait pour but de ­contraster une « ­consuetudine » ancienne. Sans
rentrer dans le détail du chapitre et me limitant à en rappeler juste le titre : « Quali
scandoli partorì a Roma la legge agraria ; e ­come fare una legge in una repubblica, che riguardi
assai indietro e sia ­contro a una c­ onsuetudine antica della città, è scandalosissimo » (Disc., I, 37).
­L’opposition à une « ­consuetudine  » qui est longue et ancienne est, donc, toujours porteuse
de troubles et de discordes. Cela vaut pour la vie des « ordres » politiques ainsi que pour
celle des « sectes » religieuses, qui sont soumises à une temporalité de tout autre niveau.
Et, pourtant, le processus qui se déclenche est le même – et il est exposé aux mêmes
risques : « Ma intra tante variazione non fu di minore momento il variare della religione : perché,
­combattendo la c­ onsuetudine della antica fede c­ on i miracoli della nuova, si generavono tumulti e
discordie gravissime intra gli uomini » (Istorie Fiorentine, ouvr. cité, p. 292).
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 69

« Et là où une chose fonctionne bien par soi-même, la loi ­n’est pas nécessaire.
Mais quand cette bonne coutume vient à manquer, la loi tout de suite est
nécessaire17. »

On c­ ommence à ­s’approcher, de plus en plus, du cœur de la question.


Machiavel reconnaît aux bonnes coutumes une valeur indépendante, et
même antécédente, par rapport aux lois. Quand elles fonctionnent bien
toutes seules, on n­ ’a pas besoin des lois. On pourrait dire q­ u’on ne peut
pas tout discipliner – ou, mieux, q­ u’il ne serait pas bon de vouloir tout
discipliner. Tandis que la « chose » agit bien par elle-même, le recours à
des règles imposées de ­l’extérieur serait, au mieux, accessoire ou, au pire,
tout à fait mauvais ; mais la stabilité des choses humaines est tellement
fragile que, une fois q­ u’elles ­commencent à se désordonner, la loi doit
être là, vigilante et puissante, pour les rétablir dans leur tout premier
état. Afin d­ ’expliciter la citation, il faut noter que, d­ ’après toute la tradi-
tion juridique, ­c’est précisément là où il ­n’y a pas de lois précédemment
ou spécialement établies que les coutumes expriment au mieux leurs
puissance et autorité. À ce propos, les deux droits médiévaux vont de
­concert. Pour les civilistes, c­ ’est une petite rubrique du Digeste qui fait
jurisprudence au Moyen-Age (Dig. 1.3.33) :
Diuturna c­ onsuetudo pro iure et lege, in his quae non ex scripto descendunt, observari solet.
« Dans ce qui ­n’est pas réglé par le droit écrit, on a ­l’habitude ­d’observer une
longue coutume en tant que loi et droit. »

Alors que, pour les canonistes, c­ ’est le canon où on définit ce q­ u’est


la coutume qui fait jurisprudence. Il apparaît au tout début du Decretum
de Gratien (D. 1.1.5) :
Consuetudo autem est ius quoddam moribus institutum, quod pro lege suscipitur,
cum deficit lex.
« La coutume est un droit institué par les mœurs qui est adopté ­comme loi
quand la loi fait défaut. »

Que la coutume fasse loi là où il ­n’y a pas de lois, ­c’est une règle de
jurisprudence (mais, encore plus important, de juridiction) que Machiavel
devait surement avoir apprise lors de ses quinze ans de service pour l­ ’office
17 Disc., I, 3.
70 GIORGIO BOTTINI

des « Dix de Liberté », institution florentine députée à toute question


de juridiction, administratives autant que criminelles18. Si on se limite
à jeter juste un coup ­d’œil sur les sept tomes de « Légations, ­commissions
et écrits de gouvernement », on découvrira des dizaines et des dizaines de
passages où la notion de « ­consuetudine » est employée, dans un sens
tout à fait propre au langage juridique, pour résoudre les situations de
­conflit les plus différentes, qui vont du droit maritime à ­l’hébergement
des milices mercenaires, des corvées auxquelles sont astreints les peuples
soumis à Florence j­usqu’au paiement des salaires que la République
accordait à ses officiers19.
­C’est donc un mélange de questions typiques de la politique au quo-
tidien. Parmi un nombre très varié de cas ce qui est le plus intéressant
pour cette recherche est ce que Machiavel répète sans cesse aux officiers
du territoire ­lorsqu’il leur envoie des lettres ­contenant des instructions
officielles sur la meilleure façon de gérer les causes de ­conflit entre
­communautés locales et pouvoir central. Alors ­qu’une situation de c­ onflit
se produit entre Florence et les ­communautés soumises du « dominio », il
leur ­conseille vivement de suivre la procédure suivante (qui rappelle, au
passage, celle qui était employée à la même époque dans les tribunaux
en référence à la coutume20) : ­d’abord, mettre en place tous les moyens
­d’enquête dont les officiers disposent pour arriver à éclairer quelle est
la coutume qui était observée auparavant par la ­communauté dont il
­s’agit et à propos de ­l’affaire dont il est question. Ensuite, une fois ­qu’elle
a été repérée et étudiée dans le détail, Machiavel leur demande avec
toute la solennité que lui impose son rôle de ­s’engager, voire se forcer,
à la respecter, sans quoi le pouvoir central court le risque de générer
des troubles dangereux pour sa propre stabilité. Une question de droit,
donc ? Bien sûr, mais pas seulement.
18 Pour ­l’ensemble de questions politiques qui se regroupent autour de la figure juridique
de iurisdictio au Moyen-Age : Pietro Costa, Iurisdictio. Semantica del potere politico nella
pubblicistica medievale, Milan, Giuffré, 2002.
19 Niccolò Machiavelli, Legazioni. Commissarie. Scritti di governo, in Edizione Nazionale
delle Opere di Niccolò Machiavelli, éd. J.-J. Marchand, D. Fachard, E. Cutinelli-Rèndina,
M. Melera-Morettini, A. Guidi, Rome, Salerno, 1998-…, en cours de publication, vol. V,
t. I-VII, 2002-2012.
20 Jean-François Poudret, Connaissance et preuve de la coutume en Europe occidentale au Moyen-
âge et à ­l’époque moderne, in La Coutume – Custom, ouvr. cité, p. 511-545. Pour la coutume
en tant que source dans le procès, voir aussi les nombreuses indications c­ ontenues dans :
Auguste Lebrun, La coutume, ses sources, son autorité en droit privé. Contribution à l­ ’étude des
sources du droit positif à l­’époque moderne, Paris, Éditions Pichon et Durand-Auzias, 1932.
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 71

Il faut plutôt la voir, en adoptant le regard machiavélien, ­comme


une véritable pratique de savoir qui, en définissant et en défendant la
coutume, élargit la base ­consensuelle ­d’un ordre, sur laquelle repose sa
stabilité. Reconnaître la coutume se présente, alors, c­ omme un acte de
­connaissance empirique, qui impose ­d’analyser dans le détail traditions
et précédents, et, en même temps, ­comme un effort de médiation poli-
tique, où la prudence représente la technique la plus importante parmi
celles c­ ontenues dans la boite à outils du bon officier. Comme le dit très
clairement Machiavel dans la lettre officielle q­ u’il adresse au Vicaire de
la ville de Pescia le 17 mai 1505 :
E perché noi non voliamo che alcuno sia gravato più che il ­conveniente, ­t’imponiamo
esamini molto bene li statuti e ordini loro ; e secondo la ­consuetudine e il ragionevole
distribuirai le genti.
« Et parce que nous voulons que cela (­l’hébergement chez les ­communautés locales
soumises à la République des troupes mercenaires au service de Florence, lors de la
guerre c­ ontre Pise) ne pèse pas plus q­ u’il ne c­ onvient sur aucune c­ ommunauté,
nous t­ ’ordonnons d­ ’examiner, avec la plus grande attention, leurs statuts et
leurs ordres ; et, selon la coutume et le raisonnable, tu répartiras les gens21. »

3. Il y a deux lieux, à ma c­ onnaissance, dans les Discours de


Machiavel où ­l’auteur cherche à décrire, de la façon la plus claire, la
relation ­qu’entretiennent le développement progressif de la corruption,
­l’impossibilité pour les lois de ­s’y opposer et le recours que les gouvernants
sont, pourtant, obligés de faire à une violence de nature « extraordinaire ».
Même si la visée argumentative de ­l’auteur change légèrement en fonction
de deux ­contextes, la thèse centrale reste la même et elle se ­compose, en
outre, de trois blocs principaux. D ­ ’abord, la supériorité des mœurs par
rapport aux lois est assumée en tant que présupposé de toute son analyse,
­comme j­ ’ai essayé de le montrer j­ usqu’ici. De ce fait, Machiavel est presque
forcé de ­constater que jamais les lois ­n’arriveraient, sans le soutien ­d’une
force majeure, à ­s’imposer face à de mauvaises mœurs22. ­Puisqu’il accorde

21 Niccolò Machiavelli, Legazioni. Commissarie. Scritti di governo, t. IV, 1504-1505, éd.


D. Fachard et E. Cutinelli-Rèndina, Rome, Salerno, 2006, p. 462.
22 Que l­’action des lois, pour être efficace, doive être c­ ontinuellement soutenue par les
armes et la force ­c’est une ­constatation de fait qui ­compte des précédents remarquables
depuis le début de la réflexion occidentale autour de la relation entre lois, mœurs et
­contrainte. Je me limiterai à c­ onvoquer ici deux exemples, de tout premier rang, que
Machiavel avait peut-être à ­l’esprit. Dans la dernière partie du troisième livre de la
72 GIORGIO BOTTINI

une puissance équivalente aux lois et aux mœurs, Machiavel assume que,
pour sauver un ordre corrompu de la décomposition, il faut que ­l’action
des normes soit soutenue et vivifiée par l­’intervention d­ ’une puissance
extraordinaire, qui casse les ordres pour les rétablir à nouveau. Et en
effet, ­d’après son discours, la bonté de quelque forme de gouvernement
que ce soit ­n’est pas évaluée en soi-même, mais en fonction du niveau de
corruption qui affecte la matière sociale que le gouvernement en question
est censé diriger en vue du bien ­commun.
­C’est pourquoi pour des niveaux de corruption différents il faut
se doter de formes de gouvernement différentes. En c­ onséquence, là
Politique, Aristote cherche à définir un critère général qui permettrait de distinguer
entre monarchie légitime et monarchie tyrannique. Cette catégorie ­consisterait dans la
distinction entre gouvernement des lois (le princeps legibus alligatus) et gouvernement de
la volonté (le princeps legibus solutus). Une fois établie cette division majeure, se pose un
problème ultérieur, en apparence aporétique, à propos du souverain civil : même là où
il gouverne à l­’intérieur des limites fixées par la loi et sans jamais les dépasser, il sera
pourtant obligé de recourir à la violence pour forcer ceux qui veulent ­s’en passer à les
respecter. On ne sort pas de cette ­contradiction. Même celui qui se veut tout à fait légal
dans sa façon de gouverner doit se doter de la force nécessaire à imposer ces mêmes lois
aux autres. Faute de ­contrainte, les lois resteraient en effet de simples dispositions, vidées
de toute leur puissance. Comme il est fort probable, Machiavel lisait ce texte aristotélicien
dans ­l’excellente traduction latine de Donato Acciaiuoli (Aristoteles, Donati Acciaioli
in Aristotelis libros octo Politicorum ­commentarii, Venetijs, apud Vincentium Valgrisium,
1566, fo 113v, 1286b) : « Quaestio est etiam utrum habere debeat qui regnaturus est, circa se
potentiam quandam, qua possit c­ompellere non parentes, alioqui quomodo gubernationem exerce-
bit ? Si enim habeat potestatem a legibus c­ oncessam, et nihil ex voluntate sua faciat praeter leges,
tamen necessaria sibi erit potentia, per quam leges tueri queat » (« En effet, même ­s’il reçoit
son pouvoir par les lois et ­qu’il ne fait rien de sa propre volonté ­contre ces mêmes lois,
il est nécessaire q­ u’il se dote d­ ’une puissance au moyen de laquelle il puisse les soutenir
et les ­conserver »). L­ ’autre lieu recourt dans la c­ onstitution Imperatoriam maiestatem qui
figure dans les Institutions de ­l’Empereur Justinien (à la fois, introduction et synthèse de
­l’ensemble du Corpus Iuris Civilis). La relation de nécessité réciproque qui relie armes et
lois est ­considérée à ­l’aune du ­concept de maiestas (­c’est-à-dire, de la souveraineté) qui
fonde tout pouvoir juridiquement légitime (imperium, dans le vocabulaire du droit romain
et médiéval) : « Imperatoriam maiestatem non solum armis decoratam, sed etiam legibus oportet
esse armatam, ut utrumque tempus, et bellorum et pacis, recte possit gubernari » (Il est nécessaire
que la souveraineté de l­ ’Empereur soit non seulement ornée d­ ’armes, mais aussi armée de
lois, afin ­qu’en tout temps, de guerre ou de paix, elle puisse être exercée correctement).
­C’est à Diego Quaglioni ­qu’il faut reconnaître le mérite ­d’avoir porté à ­l’attention des
spécialistes d­ ’­aujourd’hui le lien qui passe entre ce texte fondateur du droit romain (qui
a été retravaillé maintes fois tout au long du Moyen-Age) et le binôme machiavélien
justice-armes : « quel nesso, più che indicare il rapporto fra politica e forza, mi pare mostri
­l’identità ­dell’imperium (il potere giuridicamente ­conformato) ­con ­l’endiadi iustitia et armi. ­E’
la maiestas, la sovranità, secondo il paradigma giustinianeo armis decorata e legibus armata »
(Diego Quaglioni, « Machiavelli e la lingua della giurisprudenza », art. cité, p. 63).
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 73

où la matière reste pure et le processus de corruption est loin ­d’avoir


­contaminé ­l’ensemble du corps social, la meilleure institution à fonder
est une république. Et, pourtant, c­ ’est cette même forme républicaine
de gouvernement qui devient à son tour nocive et source ­d’ultérieure
corruption une fois que la mauvaise coutume ­s’est répandue ­jusqu’à la
base du corps politique et tant ­qu’aucune loi ­n’a plus la force de lui faire
barrage. Pour que cette opposition faite par la loi à la mauvaise coutume
soit efficace et pour ­qu’elle se tienne à l­’intérieur ­d’un périmètre juri-
dique bien établi, il faudrait changer, d­ ’un seul coup, les « ordres » et
les lois. En effet, c­ omme on l­ ’a rappelé dans la première partie de cette
étude, dans le sillage du droit romain, si les lois et les mœurs changent
souvent, il se trouve que la forme gouvernementale ­d’un « ordre » est
obligée elle-même de changer avec. Vu q­ u’il n­ ’y a rien de plus puissant
que la coutume populaire parmi les sources juridiques d ­ ’un ordre
politique, il faudra bien faire appel à une force majeure pour supporter
­l’action des lois lorsque les mœurs ­s’en sont désormais éloignées. Cette
puissance extraordinaire est, pour Machiavel, celle de la monarchie (ou
bien ­d’une « quasi » monarchie), la seule en mesure de faire face aux
temps dangereux de la corruption23.
23 Il est difficile de trouver des précédents anciens ou médiévaux qui établissent, ­d’une
façon aussi claire et aussi nécessaire, la relation entre niveau de corruption et forme
de gouvernement. Les penseurs politiques qui ­s’occupent de la corruption préfèrent,
­d’habitude, en classer les vices, plutôt q­ u’en définir les remèdes et, à leur tour, les juristes
­considèrent ce moment ­comme ­l’espace où, suite à la faillite du rôle préventif de la loi, est
la force de la peine qui se met en place et dont il faut ­s’occuper. Pourtant, une exception
intéressante est le traité De regimine principum, ­commencé par Thomas d­ ’Aquin et ter-
miné par son élève, Ptolémée de Lucques. Dans le chapitre ix du deuxième livre, rédigé
par Ptolémée, il est question de définir ce ­qu’est un régime despotique (tyrannique) par
rapport au politique (républicain) et pour quelles raisons, quelquefois, il faut préférer
une monarchie au régime politique. Ici, Ptolémée ­s’engage, sur la base du ­commentaire
­d’un texte tiré par ­l’Ancien Testament (1Sam 8, 6-18, où le peuple ­d’Israël demande à
Dieu de lui donner un roi, ­comme les autres peuples voisins, au lieu du gouvernement
des juges par lequel il ­s’était gouverné jusque-là), à montrer que ­c’est justement la cor-
ruption des mœurs c­ ommunautaires qui obligé à recourir à la monarchie p­ uisqu’elle est
la seule forme de gouvernement qui permet de soutenir, d­ ’une façon efficace, l­ ’action des
lois. Selon Ptolémée : « Sed quia perversi difficile corriguntur, et stoltorum infinitus est
numeros, ut dicitur Eccli. c. I v. 15, in natura corrupta regimen regale est fructuosius : quia
oportet ipsam naturam humanam sic dispositam, quasi ad sui fluxum limitibus refraenare. Hoc
autem facit regale fastigium. Unde scriptum est in Prov. c. 20. v. 8 : Rex qui sedet in solio
iudicii, dissipat omne malum intuitu suo. Virga ergo disciplinae, quam quilibet timet, et rigor
iustitiae sunt necessaria in gubernatione mundi ; quia per ea populus et indocta moltitudo melius
regitur ». En ajoutant, sous l­’autorité d­ ’Aristote : « Et Arist. dicit in Ethi. quod poenae
74 GIORGIO BOTTINI

Le système ­qu’il esquisse autour de ce rapport triangulaire entre


« mœurs, loi, force » est profondément marqué, à mon avis, par quelque
chose ­qu’on ne retrouve pas chez les autres penseurs qui se sont occu-
pés avant lui de la corruption des « ordres » et des remèdes à prendre.
Ce qui est inédit chez Machiavel c­ ’est sa façon d ­ ’aborder le décalage
­qu’il y a entre le moment de la loi et le moment de la force. Il le fait
par les armes du discours et sans renoncer à en faire un territoire de
­connaissance c­ omme les autres. C ­ ’est pourquoi il s­’engage à élaborer
une sorte de première cartographie pour ce domaine qui restait, ­jusqu’à
son œuvre, hors de toute approche rationnelle. Cette violence, à laquelle
on est forcé de revenir lorsque le ­conflit entre mœurs et lois éclate, ne
demeure plus chez lui au niveau du secret, du mystère, ­d’une pratique
­qu’il faut mettre en place sans le dire et apprendre sans le ­confier24. Tout
au ­contraire, le ­conflit entre mœurs et lois (notamment en temps de
corruption) est c­ onsidéré par Machiavel ­comme le moment privilégié de
toute analyse qui se veut politique, se ­configurant en tant que dialectique
de pouvoir entre gouvernés et gouvernants. Et c­ ’est justement au cœur
de cette dialectique ­qu’il fixe le territoire privilégié de son exploration
politique, en en dressant une grammaire élémentaire. Au chapitre xvii
du premier livre des Discours il fait le parallèle entre, d­ ’une part, le rôle
salutaire que jouent tumultes et luttes civiles là où les mœurs ne sont
pas encore corrompues et, d­ ’autre part, la situation inverse, celle où les
bonnes lois ne suffisent plus à maintenir l­ ’ordre social, de sorte q­ u’elles
in legibus institutae sunt medicinae quaedam, ergo quantum ad hoc excellit regale dominium »
(« Dans une nature corrompue, le régime monarchique est plus fructueux : p­ uisqu’il est
nécessaire que cette même nature humaine soit ainsi mise en ordre q­ u’elle soit c­ omme
renfermée, dans son fluxe, à ­l’intérieur de quelque limite. ­C’est ce que fait la dignité
royale. […] La verge de la discipline, que chacun craint, et la rigueur de la justice sont
donc nécessaires dans le gouvernement (des choses) du monde ; parce que grâce à elles
le peuple (et la multitude ­qu’il ramène) est mieux gouverné. […] Les peines, instituées
dans les lois, sont des médicaments ; ­c’est pourquoi, dans ce cas, le domaine royal est le
meilleur »). Voir Thomas d­ ’Aquin, Ptolémée de Lucques, Opusculum de regimine principum,
Avignon, F. Seguin, 1853, p. 77-78.
24 Comme le fait dire Giacomo Leopardi à Machiavel, dans sa novella inaccomplie Senofonte
e Niccolò Machiavello : « A me parve che fosse naturale il non vergognarsi e il non fare difficoltà
veruna di dire, quello che niuno si vergogna di fare, anzi che niuno c­onfessa di non saper fare, e
tutti si dolgono se realmente non lo sanno fare o non lo fanno. E mi parve che fosse tempo di dir
le cose del tempo c­o’ nomi loro : e d­ ’esser c­hiaro nello scrivere c­ome tutti oramai erano e molto più
sono ­chiari nel fare : e ­­com’era finalmente ­chiarissimo e perfettamente scoperto dagli uomini quel
­ch’è necessario di fare » (Giacomo Leopardi, Operette morali, éd. P. Ruffilli, Milan, Garzanti,
1984, p. 392-393).
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 75

doivent être mises en œuvre par q­ uelqu’un qui les fasse observer à travers
­l’aide ­d’une force exceptionnelle.
Dove la [materia] è corrotta, le leggi bene ordinate non giovano, se già le non sono
mosse da uno che c­on una estrema forza le faccia osservare, tanto che la materia
diventi buona.
« Lorsque la matière est corrompue, les lois bien ordonnées ne sauraient être
utiles, à moins q­ u’elles ne soient mosse [soutenues, mises en mouvement, mues,
poussées] par ­quelqu’un qui les fasse respecter par une force extrême, ­jusqu’à
ce que la matière redevienne bonne25. »

Si, dans la citation par laquelle nous avons ­commencé cette brève étude,
Machiavel nous rappelait que ­l’observation des lois est due aux bonnes
mœurs, c­ ’est une force en quelque sorte « extrême » qui est requise pour
que ces mêmes lois soient observées dès lors que les mœurs sont devenues
mauvaises. P ­ uisqu’elles disposent d­ ’une force c­ ontraignante toujours supé-
rieure à celle des lois, elles sont assumées dans le système machiavélien en
tant que matière, laquelle se c­ ompose, en même temps, de l­ ’ensemble des
pratiques effectives du peuple et de son c­ onsentement aux dispositions des
gouvernants26. De ce fait, une bonne matière ne posera aucun problème à
celui qui est censé la mettre en forme ; mais, face à la corruption, le dispositif
formel des lois ­n’a aucun pouvoir d­ ’influencer le niveau matériel. Pour que
cela fonctionne, il faudrait ­qu’à la puissance de la matière soit opposée la
force extrême donnée aux lois par ­quelqu’un (un sujet lui-même, ­comme
25 Disc., I, 17.
26 Cette distinction entre matière (sociale) et forme (gouvernementale) est souvent employée
par Machiavel c­ omme modèle épistémique pour se représenter la nature des ordres. Celle
qui passe entre la matière humaine et sa propre forme politique c­ ’est une relation fort
soumise à mutation (la matière change ­continuellement dans le temps et elle évolue
de pire en pire), très peu équilibrée (les formes, par c­ ontre, ont du mal à s­’adapter à la
variation des mœurs et à ­s’innover avec) et toujours potentiellement ­conflictuelle (ne
changeant pas avec sa matière, la forme de gouvernement vient à manquer des moyens
pour ­l’encadrer et la diriger). Si on se met à la chercher, on retrouvera souvent dans les
discours des élites florentines de ­l’époque cette façon de lire la ­composition des ordres
à travers ­l’hendiadys aristotélicienne de forme et matière, ainsi que le fait ­d’accorder une
attention majeure au moment où un régime choisit sa propre forme : celui du principio.
Comme on le voit très bien à l­ ’œuvre, parmi les autres exemples possibles, chez Savonarole :
« Così tu, Firenze, volendoti innovare fuori della tua vecchia usanza, ti è necessario pensare bene
ei modi della tua innovazione e del tuo nuovo reggimento ; e però ti dissi nel nostro precedente c­ h’el
ti ­conviene fare c­ome fanno le cose naturali, le quali prima c­onsiderano la forma, poi la materia
e poi gli accidenti ; così procedono tutti gli agenti naturali a volere ­condurre le loro operazioni al
debito fine » (G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo, ouvr. cité, p. 143-144).
76 GIORGIO BOTTINI

le peuple, qui c­ onstitue cette matière) qui travaille la matière. Encore une
fois, c­ ’est la qualité des temps qui c­ ompte chez Machiavel. La crainte de
ces temps dangereux où se joue le tout pour le tout définit l­’existence
(toujours potentielle et parfois actuelle) ­d’un troisième espace, celui de la
violence en dehors des limites légales, qui sert à Machiavel pour penser
­l’ensemble des relations politiques ordinaires. En effet, cette puissance
extrême qui apparaît dans toute sa force lors des temps corrompus ne
cesse jamais ­d’être présente, bien que sous forme aléatoire, durant la vie
de tout « ordre ». Il faut, donc, s­’engager à la dire et à la penser à travers
les outils que le discours et la parole mettent à disposition pour ­qu’elle
ne soit pas incontrôlée au moment de son éclatement.
Au chapitre lv du premier livre, Machiavel se demande si on peut
arriver à introduire des institutions républicaines dans un ­contexte où
existe parmi les gens une telle inégalité ­qu’une petite élite vit oisivement
dans l­ ’abondance, et hors du c­ ontrôle de la justice. C­ ’est la c­ ondition la
plus extrême de la vie ­d’un ordre politique ­qu’il choisit ­d’aborder ici
puisque, à son avis, la corruption des mœurs est générée précisément par
une inégalité excessive des biens et par les différentes passions q­ u’elle
produit soit chez ceux qui ont trop de moyens, soit chez ceux qui ­n’en
ont pas du tout. Nous ne serons pas du tout surpris de c­ onstater que,
tandis q­ u’il nie la possibilité d­ ’y instaurer une forme de gouvernement
républicaine, il suggère à ceux qui ont la chance de se faire chefs ­d’un
tel ordre d­ ’y instaurer tout de suite une monarchie. Dans ce cas, ce n­ ’est
même pas une simple « main royale » qui suffit à soutenir ­l’action des
lois, mais, pour être efficace, elle doit disposer ­d’une puissance absolue
et excessive, la seule susceptible d­ ’intervenir sur les coutumes.
Dove è tanto la materia corrotta che le leggi non bastano a frenarla, vi bisogna ordi-
nare insieme ­con quelle maggior forza ; la quale è una mano regia, che c­ on la potenza
assoluta ed eccessiva ponga freno alla eccessiva ambizione e corruttela ­de’ potenti.
« Lorsque la matière est si corrompue que les lois ne peuvent la corriger, il
faut q­ u’elles soient soutenues par une force majeure ; ­c’est-à-dire une main
royale, qui déploie une puissance absolue et excessive pour mettre frein à
­l’ambition et à la corruption excessives des puissants27. »

En ­conclusion, il me semble que la position machiavélienne est


suffisamment parlante pour que l­’on puisse c­ onstater une certaine
27 Disc., I, 55.
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 77

c­ ontinuité avec les lieux ­communs de la doctrine juridique des mœurs.


Si les questions politiques abordées par ­l’ancienne langue du droit et
la nouvelle parole machiavélienne restent quasiment les mêmes, ce qui
change, à mon avis, chez Machiavel c­ ’est la perspective selon laquelle il
embrasse et ordonne ces mêmes problèmes. Là où les juristes s­ ’arrêtaient,
en se limitant à définir c­ omme extraordinaire tout ce qui échappait au
fonctionnement ordinaire de la vie politique, Machiavel ­construit le
point central et distinctif de sa théorie politique. En fixant sa demeure
au milieu d­ ’un territoire qui n­ ’avait jamais été abordé par les armes du
discours, il étend les frontières de son épistémologie ­jusqu’au cœur de
la violence factuelle, qui, pourtant, cesse ­d’être un noir mystère, caché
au-dessous de la réalité, pour devenir un vrai territoire de ­connaissance,
où le recours occasionnel à une force illégale se présente c­ omme ce qui
fait vivre la légalité des ordres.

Giorgio Bottini
Université de Naples – Frédéric II
ENS de Lyon
TRADUIRE LA CULTURE EUROPÉENNE
POUR LES CHINOIS ET VICE VERSA
Universalité et diversité chez Matteo Ricci

Malgré la présence des Portugais à Macao, la Chine restait un uni-


vers inconnu à la fin du xvie siècle. Même son identification avec le
Cathay décrit par Marco Polo était en question : ce sera Matteo Ricci
qui l­ ’établira sur des bases solides, en 1596. Lorsque Michele Ruggieri
et Matteo Ricci ­s’établissent à Zhaoqing, en 1583, ils entament un tra-
vail énorme de déchiffrage ­d’une langue, ­d’une ­culture et ­d’une société
largement inconnues. Les expériences ­qu’à la même époque les jésuites
sont en train de faire en Inde et au Japon peuvent les aider dans cette
entreprise. ­L’action de Ricci est largement empruntée aux directives
novatrices q­ u’Alessandro Valignano imprima aux missions d­ ’Asie1 : le
premier et plus grand effort des missionnaires jésuites vise à maîtriser la
langue et la ­culture ­chinoises ; les missionnaires essayent de ­s’intégrer à
la société c­ hinoise ; ils développent une littérature chrétienne en c­ hinois,
soumise à la double c­ ontrainte de sauvegarder la spécificité des doctrines
chrétiennes et de les exprimer, autant que possible, dans des catégories
linguistiques et mentales appartenant à la c­ ulture c­ hinoise ; dans leur
vie quotidienne, et dans celle des nouveaux c­ onvertis, ils adoptent les
coutumes locales dans tout ce qui ­n’est pas ­contraire à la foi2. Depuis son
1 Pour une interprétation de ­l’action de Ricci ­comme au moins partiellement dictée par les
suggestions, directes et indirectes de ses interlocuteurs ­chinois, voir : Nicolas Standaert,
« Jesuit Corporate Culture as Shaped by the Chinese », The Jesuits : Cultures, Sciences,
and the Arts, 1540-1773, éd. J. W. ­O’Malley, Toronto, Toronto University Press, 1999,
p. 352-363.
2 Pour cette stratégie élaborée par Ricci, voir Johannes Bettray, Die Akkomodationsmethode
des P. Matteo Ricci S.J. in China, Roma, Universitas Gregoriana, 1955 ; David E. Mungello,
Curious Land : Jesuit Accomodation and the Origins of Sinology, Stuttgart, Franz Steiner Verlag
Wiesbaden GMBH, 1985 ; Mario Florio, « ­L’esperienza iniziale di P. Matteo Ricci a
Zhaoqing (1583-1589) », Scienza Ragione Fede. Il genio di P. Matteo Ricci, éd. C. Giuliodori
et R. Sani, Macerata, EUM, 2012, p. 335-363, affirme que pendant les phases initiales
de l­’évangélisation de la Chine les missionnaires adaptent leur stratégie à la situation
80 ANTONELLA DEL PRETE

séjour dans les collèges de Goa et Macao, Ricci est ­convaincu ­qu’il faut
abattre les séparations coloniales entre les étudiants ­d’origine indienne
ou ­chinoise et ceux ­d’origine européenne : il explique dans ses lettres au
Général Claudio Acquaviva que la tentative de sauvegarder une supériorité
européenne, en interdisant aux étudiants indiens ou c­ hinois de suivre
les cours avancés, nuit gravement à ­l’action missionnaire3. Pendant son
séjour ­chinois il exprimera encore une fois sa c­ onviction que la forma
mentis et les méthodes pastorales des recteurs des collèges ne sont pas
du tout efficaces pour l­’évangélisation des infidèles : il obtiendra en
effet de ne pas dépendre de Macao, mais de se rapporter directement
au Visiteur Alessandro Valignano4.
La description de la Chine que Ricci nous offre se déploie selon les
catégories de la ressemblance et de la différence et celles de la supériorité
et de l­’infériorité. Il utilise un ton lyrique dans la lettre à Giambattista
Romano du 13 septembre 1584 : le pays est loué pour son antiquité, pour
­l’ordre parfait qui règne dans la distribution des villes dans son territoire
et, dans les villes elles-mêmes, pour ce qui c­ oncerne les bâtiments publics
et privés ; pour sa fertilité et pour ­l’industrie de ses habitants, qui en ont
fait un immense jardin ; pour la grande abondance de canaux artificiels ;
pour la richesse en pierres et métaux précieux ; pour sa salubrité ; pour
ses arts ; pour son gouvernement5. Douze ans plus tard, en écrivant à
Girolamo Costa, Ricci résume les traits singuliers de la Chine : elle est,
en premier lieu, immense et riche en toute sorte de choses, ce qui la
rend autonome au point de ne pas désirer admettre des ambassadeurs
­d’autres pays, même pas pour recevoir des présents. En deuxième lieu,
­concrète, ­qu’ils sont capables de changer leurs stratégies, et ­qu’il ­n’y a pas ­d’unanimité
sur les voies à suivre (ibid., p. 340, 347).
3 Matteo Ricci, Lettere (1580-1609), éd. P. Corradini, F. D ­ ’Arelli, F. Mignini et S. Bozzola,
Macerata, Quodlibet, 2001, p. 31 (dorénavant Lettere, suivi par le numéro de la page).
4 Cf. Lettere, p. 53 : « Il (scil. Alessandro Valignano) ne fit pas de changement dans le gou-
vernement de la mission. Ainsi, elle ne resta dépendante en aucune manière du collège
de Macao, mais du vice-provincial du Japon, chose que je lui avais demandée et qui ­­s’est
révélée déjà très utile pour bien promouvoir cette entreprise, étant gouvernée par ceux
qui y sont impliqués, et non par des recteurs et des conseillers
­­ des collèges, qui parfois
ne ­­connaissent pratiquement rien aux choses de la chrétienté ». Cf. aussi Lettere, p. 424 ;
trad. fr. par Vito Avarello, ­L’Œuvre italienne de Matteo Ricci. Anatomie ­d’une rencontre ­chinoise,
Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 248 (lorsque nous utiliserons les traductions mises à
disposition par ce livre nous l­’indiquerons par trad. fr. Avarello, suivi du numéro de la
page).
5 Lettere, p. 57-87.
TRADUIRE LA CULTURE EUROPÉENNE POUR LES CHINOIS […] 81

elle ne ­s’intéresse ­qu’au bon gouvernement de l­’état, sans se soucier du


salut éternel, ce qui rend difficile ­l’évangélisation ; les trois sectes qui y
sont admises sont ­considérées ­comme équivalentes par les Chinois, et
cet indifférentisme religieux c­ ontribue à diminuer davantage leur désir
du salut. Les Chinois estiment en outre très peu ­l’art militaire, ce qui
les rend suspicieux, car ils sont ­conscients de leur faiblesse. La peur ­n’est
pas la seule raison qui fait que les Chinois détestent les étrangers, car les
autres peuples leurs semblent aussi barbares : ­s’ils les admettent dans
leur territoire, toute progression sociale leur est interdite, même ­lorsqu’ils
­constatent, ­comme ­c’est le cas des jésuites, que leurs arts et leurs sciences
sont supérieures. Leur roi, enfin, n­ ’a pas de c­ ontact avec le reste de la
population et le gouvernement ne repose que sur les mandarins qui à
leur tour se tiennent bien à l­’écart de la foule, ce qui rend difficile pour
les missionnaires de se faire admettre dans une société très hiérarchisée6.
Au fur et à mesure que Ricci parvient à ­s’acclimater dans la société
­chinoise et à se faire accepter par les mandarins, son jugement évolue
et devient plus positif : trois ans après, il écrit au même Costa que
la diversité de la Chine par rapport à d ­ ’autres pays c­ onsiste dans le
fait que son peuple est sage, q­ u’il se ­consacre aux lettres et non pas à
la guerre, q ­ u’il est doté d
­ ’un esprit très vif, et que le seul obstacle à
­l’évangélisation est la méfiance envers les étrangers7. Une fois à Pékin,
au sommet de son succès social, il affirme même que le peu de respect
que les mandarins ont pour leurs prêtres, à savoir les bonzes, dérive du
fait que leur excellent esprit leur montre que leur doctrine est fausse,
ce qui laisse espérer ­qu’ils respecteront au ­contraire les missionnaires
jésuites une fois ­qu’ils auront c­ onnu la véritable religion8.
Même lorsque Ricci se prononce en faveur de la supériorité européenne,
son jugement est toujours ponctuel et ne c­ oncerne pas la civilisation
­chinoise dans sa globalité : « par sa renommée aussi bien que par une
­connaissance claire nous savons que cette nation possède un esprit et une
adresse très grands […] nous pouvons facilement arriver à la c­ onclusion
que dans ce règne tous les arts ont atteint une grande perfection9 ».
6 Ibid., p. 342-343.
7 Ricci, Della entrata della Compagnia di Giesù e Christianità nella Cina, éd. P. Corradini,
F. Mignini et M. Del Gatto, Macerata, Quodlibet, 2000, p. 362 (dorénavant Entrata,
suivi par le numéro de la page).
8 Lettere, p. 497, 518.
9 Entrata, p. 41.
82 ANTONELLA DEL PRETE

Mais surtout, le préjugé ethnocentrique est à son avis un trait ­commun


aux deux civilisations :
Dans les livres de la Chine, outre le nom du siècle courant, on ­l’appelle
Ciumquo, qui signifie royaume du milieu, et ciumhoa, qui veut dire Jardin
du milieu, et le roi auquel revient la Chine est appelé seigneur du monde
entier, pensant q­ u’elle occupe majoritairement tout l­ ’univers. Si cela pouvait
sembler étrange à certains d­ ’entre nous, imaginez c­ ombien pourrait paraître
étrange à la Chine le fait pour nos empereurs antiques de s­ ’attribuer ce titre,
sans être les seigneurs de la Chine10.

Toutefois, Ricci n­ ’est pas tout à fait exempt d­ ’ethnocentrisme : en


décrivant les superbes instruments astronomiques de Nankin et de
Pékin, il suppose ­qu’ils ont été ­construits par un étranger ­connaissant
les mathématiques européennes, puisque les Chinois ne savent pas les
utiliser et que leur astronomie est manifestement peu développée11.
Visant un public européen, L ­ ’entrée en Chine a tendance à s­’attarder
sur les différences plus que sur les ressemblances mais, lorsque Ricci
émet un jugement d­ ’ensemble, ­c’est ce dernier aspect qui prévaut :
En ces quelques choses, les Chinois nous sont dissemblables, mais dans de nom-
breuses autres semblables, en particulier ce sur quoi tout le monde est différent
­d’eux et de nous ­comme manger sur des tables hautes, ­s’asseoir sur des chaises
et dormir dans des lits, car toutes les autres nations mangent, ­s’assoient et dor-
ment par terre ; une chose digne d­ ’être remarquée pour deux nations si distantes
­l’une de l­ ’autre, où l­ ’on ­constate aussi l­ ’habileté q­ u’ils ont dans les autres arts12.

Il essaie à plusieurs reprises de trouver une habitude sociale euro-


péenne ayant la même fonction que ­l’habitude c­ hinoise q ­ u’il est en
train de décrire : après avoir parlé du grand usage que les Chinois font
des éventails, il remarque par exemple que les gants ont chez nous une
10 Ibid., p. 9 (trad. fr. Avarello, p. 315). Par exemple, dans ­l’Entrata Ricci raconte que
­l’empereur trouve inconfortables les maisons et les palais européens, excessivement hauts,
et il ­commente ­qu’il ­s’agit ­d’un exemple du fait que chaque peuple est ­content des mœurs
dans lesquels il a été élevé (trad. fr. Avarello, p. 352). ­D’une part et ­d’autre, en outre, le
­compliment le plus remarquable est d­ ’affirmer que l­ ’étranger est en tout semblable à son
propre peuple : un hôte ­chinois affirme que désormais seul le visage de Ricci dénonce en
lui ­l’étranger ; quant à lui, Ricci écrit à un correspondant que les Chinois sont tellement
polis ­qu’ils semblent des hommes de son pays (et que les autres peuples en ­comparaison
sont tous des barbares), voir Lettere, p. 283.
11 Entrata, p. 305.
12 Ibid., L. I, chap. 4, p. 25 (trad. fr. Avarello, p. 138).
TRADUIRE LA CULTURE EUROPÉENNE POUR LES CHINOIS […] 83

fonction ­comparable, par le fait ­qu’ils sont tenus dans les mains et ­qu’ils
sont utilisés c­ omme présent.
La description de la Chine que Ricci nous offre, tout en soulignant
les singularités de la c­ ulture et de la société c­ hinoise, se distingue à deux
égards des récits de voyages précédents et c­ ontemporains : elle évite de
faire recours au merveilleux et elle ­n’utilise pas non plus la catégorie
du monde renversé. Elle est à cet égard distante du modèle offert par Il
milione de Marco Polo, mais aussi de la description ­contemporaine des
mœurs des Japonais par Luís Fróis, entièrement bâtie sur ­l’opposition
entre les habitudes européennes et japonaises.
La maîtrise parfaite que Ricci possède des ­conventions sociales ­chinoises
se manifeste dans les chapitres de ­L’entrée en Chine ­consacrés aux rites,
aux politesses et aux coutumes c­ hinoises. Il est tout à fait remarquable
que ces pages sont presque dépourvues d­ ’évaluations, Ricci se limitant
à ­constater si les coutumes des Chinois s­ ’approchent ou s­ ’éloignent des
coutumes européennes. De manière semblable, les chapitres ­concernant le
gouvernement et la religion des Chinois témoignent bien plus souvent de
­l’admiration de Ricci que de sa c­ ondamnation. Le jugement q­ u’il porte
sur la ­culture et sur la société ­chinoises ­n’est cependant pas totalement
positif, mais Ricci a ­concentré les aspects négatifs dans un chapitre
­consacré aux superstitions et aux abus de la Chine. Le résultat est que
le lecteur est davantage frappé par les éloges qui se répètent à plusieurs
reprises dans le texte que par la liste des turpitudes ­chinoises. Ce choix
rhétorique a en outre ­comme ­conséquence de mettre au premier plan les
aspects positifs du gouvernement et de la religion c­ hinoise, puisque les
superstitions et les abus ne sont directement ramenés ni à la structure
politique ni aux ­convictions religieuses ­chinoises.
Les catégories que Ricci utilise pour c­ omprendre la civilisation ­chinoise
et pour l­’expliquer à ses interlocuteurs sont empruntées à l­’aristotélisme
chrétien de la Renaissance et à sa manière de ­concevoir les rapports entre le
paganisme et le christianisme. Son catéchisme affirme que, malgré la chute,
­l’homme garde une raison naturelle capable ­d’atteindre une ­connaissance
de Dieu et de l­ ’âme humaine. Nous sommes donc capables de ­comprendre
que notre âme est immortelle et q­ u’elle est destinée au paradis ou à l­ ’enfer.
De même, la notion de Dieu que nous possédons naturellement, si elle ne
suffit pas à mener au salut sans ­l’intervention de la grâce, est capable de
nous restituer une ­connaissance vraie de Dieu en tant que créateur et en
84 ANTONELLA DEL PRETE

tant que distributeur de châtiments et de récompenses ultra-mondaines13.


Ricci essaie en outre de repérer une présence et une tradition chrétiennes
en Chine, mais ses tentatives échouent, puisque les Chrétiens dont il trouve
trace ont, de son aveu, perdu le peu ­qu’ils avaient de chrétien14 : la sagesse
­chinoise, à savoir le ­confucianisme des origines, semble bien indépendante
de tout ­contact avec la révélation judéo-chrétienne.
Le ­confucianisme des origines mérite les éloges les plus grands : les
anciens philosophes ­chinois étaient « remplis ­d’une grande piété et de
bons c­ onseils c­ oncernant la vie des hommes et la manière d­ ’acquérir la
vertu, ne cédant en rien à nos philosophes anciens les plus célèbres15 ».
Venant ­d’un homme qui a été élevé dans le plus grand respect de la
­culture latine et grecque, ce jugement est significatif. Les lettres de Ricci
témoignent de la c­ omparaison c­ onstante entre la philosophie antique et
le c­ onfucianisme : en racontant ­qu’il est en train de traduire en latin les
classiques de cette religion, il écrit par exemple à Claudio Aquaviva ­qu’à
son avis ils seront appréciés en Europe, parce q­ u’ils sont ­comparables aux
œuvres de Sénèque ou ­d’autres philosophes païens16. Le cas du bouddhisme
et totalement différent : Ricci estime ­qu’il ­s’agit ­d’une supercherie intégrant
des éléments tirés soit de la philosophie grecque (tels que la transmigration
pythagoricienne des âmes, la théorie aristotélicienne des quatre éléments,
la pluralité des mondes de Démocrite), soit de la religion chrétienne (la
Trinité) dans une métaphysique moniste ­qu’il faut absolument rejeter17.

13 Voir le début de Ricci, Vero significato del Signore del Cielo, Bologne, Edizioni San Clemente /
Edizioni Studio Domenicano, 2013, p. 109.
14 Lettere, p. 412-413, 463.
15 Entrata, p. 125.
16 Lettere, p. 185. La c­ ompréhension et l­’explication de la civilisation c­ hinoise par le biais
de la ­culture gréco-romaine est attestée depuis les premiers temps du séjour de Ricci en
Chine : en écrivant en 1585 à Claudio Acquaviva il affirme par exemple que les grands
sont à plus d­ ’un titre des épicuriens ; alors que les gens de c­ ondition sociale plus basse
admettent ­l’immortalité de ­l’âme, mais sous la forme de la transmigration pythagori-
cienne (Lettere, p. 100). Il relativisera ensuite ce jugement, affirmant que dans d­ ’autres
provinces de la Chine le nombre des personnes croyant à l­’immortalité est plus grand
(Lettere, p. 173). Pour toute la société ­chinoise, un mécanisme semblable de réduction de
­l’inconnu au ­connu se met en œuvre : les jésuites sont la plupart du temps assimilés au
bouddhisme, à cause de leurs vêtements, mais aussi à cause de leurs doctrines (Lettere,
p. 137-138 et 173) ; ­l’empereur, quant à lui, regardant les portraits ­qu’en ont fait les
peintres de la cour s­ ’exclame q­ u’ils sont des persans.
17 Entrata, p. 135. Pour une analyse des jugements que Ricci porte sur le ­confucianisme,
le bouddhisme et le taoïsme, voir Franco Di Giorgio, « Confucianesimo, buddismo e
taoismo nelle opere di P. Matteo Ricci », Scienza Ragione Fede, ouvr. cité, p. 199-240.
TRADUIRE LA CULTURE EUROPÉENNE POUR LES CHINOIS […] 85

En réalité, le jugement de Ricci sur la Chine est encore plus positif


que ces lignes ne le diraient : il affirme un peu plus haut que « parmi
tous les paganismes dont ­l’Europe a eu senteur, je ­n’en c­ onnais aucun
nourrissant moins d­ ’erreurs sur les choses qui c­ oncernent la religion que
celui que la Chine a pratiqué dans sa première antiquité18 ». Les lettres
et les autres ouvrages de Ricci nous renseignent sur le fait que dans le
­culte du Ciel et dans la morale c­ onfucéenne il croit reconnaître la foi
dans un Dieu créateur et ­l’espoir ­d’une vie éternelle. Ce qui frappe Ricci
par rapport au paganisme ancien est ­l’absence, dans le c­ onfucianisme des
origines, de toute mythologie et de tout c­ ulte idolâtrique adressé à des
divinités subordonnées. Le c­ onfucianisme des origines était tellement
­conforme à la loi naturelle, la morale des Chinois et leur ­conduite dans
les temps révolus étaient tellement pures, que Ricci formule le souhait
que Dieu puisse leur avoir donné une aide particulière pour les sauver19.
Loi naturelle, raison naturelle : les éléments nécessaires à la naissance du
mythe des Chinois ­comme peuple philosophique sont déjà là, avec cette
différence significative par rapport aux développements ultérieurs que,
malgré certaines hésitations, Ricci c­ onsacre toute sa c­ onnaissance de la
­culture ­chinoise et ses ressources rhétoriques à ­convaincre ses interlo-
cuteurs européens et ­chinois que le ­confucianisme des origines croyait
dans la transcendance, alors ­qu’à partir du Dictionnaire de Pierre Bayle
les Chinois deviennent un exemple d­ ’athéisme vertueux20.
Tout c­ omme le paganisme gréco-romain, le paganisme c­ hinois a
cependant c­ onnu une corruption : d­ ’une part le néo-­confucianisme nie
­l’immortalité de ­l’âme et développe une morale exclusivement mondaine ;
­d’autre part il a également abandonné la croyance dans la transcendance
divine et s­’est donc rapproché du monisme bouddhiste et taoïste21. Le

18 Entrata, p. 124.
19 Ibid., p. 124-125. Le même souhait est exprimé dans une longue lettre à Francesco Pasio :
« En examinant attentivement tous ces livres, nous y retrouverions très peu d­ ’éléments
­­contre les lumières de la raison et – ­d’autres, très nombreux, qui lui sont c­­ onformes, […] et
nous pouvons espérer dans la divine miséricorde que beaucoup de leurs ancêtres se soient
sauvés grâce au respect de la loi naturelle, avec l’aide ­­ que Dieu aura bien voulu leur
accorder » (Lettere, p. 518, trad. fr. Avarello, p. 81-82).
20 Dans sa lettre du 13 septembre 1584 à Giambattista Román, Ricci affirme par exemple
que la Chine ne ­connait pas de véritable religion et que les mandarins ne croient ni à
­l’immortalité de l­ ’âme ni aux idoles des autres sectes, se limitant à une morale purement
mondaine (Lettere, p. 84-85).
21 Ibid., p. 108, 139, 160, 207, 221, 253, 292-293, 305, 314-317 ; Entrata, p. 176, 350.
86 ANTONELLA DEL PRETE

syncrétisme ­chinois se manifeste dans la tendance des Chinois à montrer


du respect pour toutes les images sacrées22, un respect dissocié de la foi
religieuse et qui ­s’exerce aussi envers les images chrétiennes23 (le refus
de Ricci ­d’adorer les idoles fera scandale dans plusieurs occasions, un
scandale qui peut parfois passer pour un souci du bien-être de l­ ’étranger,
qui, par son c­ omportement peu respectueux risque de s­’attirer la colère
des divinités outragées24). Le syncrétisme ­comporte aussi ­l’articulation
du c­ onfucianisme, une doctrine morale visant la sagesse individuelle
et la ­consolidation des rapports sociaux, avec ­d’autres croyances dotées
­d’un c­ ontenu religieux proprement dit plus important25. La facilité des
Chinois de mélanger différentes traditions religieuses, à ­condition q­ u’elles
ne mettent pas en question la structure sociale et politique et ses rites,
a aussi un aspect positif, que Ricci cependant ignore. Les Chinois se
méfient des étrangers et les ­considèrent ­comme des barbares ; cependant,
non seulement ils admettent trois c­ ultes officiels sur leurs territoire (dont
un, le bouddhisme, ­d’origine étrangère), mais ils ne persécutent pas les
musulmans, les juifs et les chrétiens ­d’origine nestorienne présents dans
leur pays, pourvu ­qu’ils ne fassent pas de prosélytisme. Si ­l’activité des
jésuites est regardée avec suspicion c­ ’est parce ­qu’ils passent pour des
espions au solde des Portugais (risque dont Ricci est très c­ onscient26) et
que, à la différence des musulmans et des juifs, la présence jésuite sur le
territoire c­ hinois c­ onstitue une nouveauté q­ u’il faut encore régler. Bref,
­c’est la crainte que les nouveautés puissent engendrer des rebellions, et
non la volonté de ­condamner une religion fausse, qui rend les Chinois
méfiants envers les missionnaires chrétiens. Au fur et à mesure que Ricci
démontre, par ses livres, ­qu’il existe un accord de fond entre la morale
­confucéenne et la morale chrétienne, notamment pour ce qui ­concerne
le respect de ­l’autorité politique et sociale, et au fur et à mesure ­qu’il
­s’approprie des coutumes ­chinoises, cette méfiance cède le pas à la curiosité
voire à ­l’admiration. Les mandarins, et plus tard ­l’empereur, n­ ’ont aucune
difficulté à apprécier la science, la technologie et la peinture européennes.
22 Lettere, p. 134-135 ; Entrata, p. 197, 404-405.
23 Lettere, p. 495.
24 Ibid., p. 304-305 ; Entrata, p. 238.
25 Ricci porte un jugement très négatif sur le syncrétisme ­chinois : non seulement il aide
la corruption du ­confucianisme original, par ­l’introduction de doctrines idolâtriques,
mais il prédispose les Chinois à l­ ’incrédulité et à l­ ’athéisme (Lettere, p. 143).
26 Lettere, p. 515.
TRADUIRE LA CULTURE EUROPÉENNE POUR LES CHINOIS […] 87

La stratégie missionnaire de Ricci par rapport au syncrétisme ­chinois


se propose de dissocier le ­confucianisme du bouddhisme et du taoïsme,
­qu’il juge irrémédiablement idolâtres, le ramenant ainsi à sa pureté
originelle, pour ­l’articuler ensuite au christianisme, dont il expose les
aspects les plus c­ ompatibles avec la c­ ulture c­ hinoise. Cette ­compatibilité
avec le christianisme se fonde sur les éléments mêmes qui ont rendu
possible les syncrétisme ­chinois : le ­confucianisme ne serait pas une loi
formée, mais seulement une Académie, « instituée pour le bon gouver-
nement de la République, et ainsi les Chinois peuvent bien appartenir
à cette Académie et devenir chrétiens, puisque dans son essence elle ne
­contient rien ­­contre celle de la foi catholique », et la foi catholique, en
retour, ne la dérange en rien, mais au c­ ontraire c­ ontribue beaucoup à la
tranquillité et à la paix publique, que visent leurs livres27.
­L’apologétique de Ricci est ­conforme à cette interprétation des ­cultes
­chinois : elle essaie de montrer la c­ ompatibilité de la morale chrétienne
avec la morale c­ hinoise ; elle choisit souvent d­ ’accréditer la présence de
la ­culture occidentale chez les Chinois en présentant les doctrines des
philosophes antiques (­c’est le but de deux écrits de Ricci, ­Dell’amicizia,
Venticinque sentenze) ; elle ­s’appuie sur la raison naturelle et ­n’expose que
les dogmes de la doctrine chrétienne qui peuvent être démontrés par la
raison, souvent accompagnés par des références à des lieux ­communs
tirés de la c­ ulture c­ hinoise28. Ricci, enfin, donne un jugement positif du
­culte des anciens et de Confucius, qui ne sont pas interdits aux nouveaux
­convertis, et il ­n’interdit pas non plus ­d’exposer sur le pas de la porte
des résidences jésuites des tablettes avec des expressions appartenant à
la terminologie c­ onfucéenne, bouddhiste ou taoïste29.
Tout c­ omme la religion des Chinois est interprétée à ­l’aune de caté-
gories élaborées par le christianisme pour se rapporter au paganisme
et à la civilisation gréco-romaine, de même les institutions politiques
27 Ibid., p. 312 (trad. fr. Alvarello, p. 548) et p. 133. Voir Standaert, « Matteo Ricci Shaped
by the Chinese », Scienza Ragione Fede, ouvr. cité, p. 149-166 (p. 156-157).
28 Entrata, p. 455 ; voir à ce propos Antonio Olmi, « Ragione naturale e ragione sapien-
ziale nel pensiero di Matteo Ricci », Scienza Ragione Fede, ouvr. cité, p. 259-287 (voir
p. 278-281).
29 Entrata, p. 128-133 et 478 ; Gianni Criveller, « Il metodo missionario di Matteo Ricci »,
Scienza Ragione Fede, ouvr. cité, p. 167-187. Ces pratiques seront au centre de la querelle
des rites ­chinois, qui sévira en Europe pendant la deuxième moitié du xviie siècle et
la première moitié du siècle suivant, et seront enfin définitivement c­ ondamnées en
1742.
88 ANTONELLA DEL PRETE

c­ hinoises sont le plus souvent c­ omparées aux modèles antiques30. Ce


rapprochement se fait de deux manières : Ricci peut suggérer une ana-
logie entre une institution politique c­ hinoise et son équivalent ancien,
ou bien il peut montrer la c­ onformité des institutions c­ hinoises aux
gouvernements idéaux imaginés par les anciens. Il ­compare ainsi la
Chine à la République de Platon : il est vrai que le pouvoir politique
suprême est réservé à ­l’empereur (que Ricci désigne toujours avec le nom
de roi), mais ce pouvoir s­ ’exerce toujours en accord avec les mandarins,
voire sous leur sollicitation31. La Chine ne c­ onnait pas d­ ’aristocratie de
sang : certaines familles sont plus respectées, parce q­ u’elles descendent
­d’un ancêtre qui ­s’est illustré dans les temps reculés de ­l’empire, mais
­l’accès au pouvoir politique est strictement méritocratique et passe par
la réussite ­d’examens très difficiles qui règlent ­l’admission parmi les
différents rangs de mandarins32. Mêmes les princes de sang et leurs
héritiers ­n’ont que des rôles honorifiques : ils sont somptueusement
entretenus par le trésor public, mais ils ne peuvent résider à Pékin ni
accéder à des charges publiques33. ­L’empereur vit retiré dans la cité
interdite ; il est inaccessible, entouré par ses épouses, ses ­concubines
et ses eunuques, et ­n’a pas à craindre les ­conspirations organisées par
ses proches parents.
Tout c­ omme dans la République platonicienne, le pouvoir des man-
darins-philosophes prévaut sur les prérogatives de leurs équivalents
militaires. Les écrits de Ricci sont parcourus par de nombreuses obser-
vations c­ oncernant le mépris des Chinois pour les vertus militaires : il
affirme ­qu’ils en sont tellement dépourvus ­qu’ils passeraient pour des
efféminés chez les Européens ; ­qu’ils n­ ’ont aucune ambition impérialiste
envers leurs voisins ; que leur pouvoir ne repose pas sur l­’existence de
forteresses et de remparts, mais sur ­l’abondance de la population et des
villes et sur le bon gouvernement ; que seuls les soldats dans ­l’exercice
de leurs fonctions ont le droit de porter des armes dans les villes.

30 Sur l­’usage de l­’Antiquité gréco-romaine ­comme un prisme capable de nous offrir à la


fois les catégories nécessaires pour interpréter la c­ ulture c­ hinoise et les moyens de rendre
­compréhensible notre propre ­culture aux Chinois, voir Margherita Redaelli, Il mappamondo
­con la Cina al centro. Fonti antiche e mediazione c­ ulturale ­nell’opera di Matteo Ricci, S.J., Pise,
ETS, 2007.
31 Entrata, p. 68, 79.
32 Lettere, p. 45 et 113.
33 Entrata, p. 83, 118 ; Lettere, p. 77, 243-245.
TRADUIRE LA CULTURE EUROPÉENNE POUR LES CHINOIS […] 89

Même dans les habitations, les armes sont en général peu présentes, ce
qui empêche les vengeances et les violences entre particuliers ; si deux
personnes ­s’affrontent, celui qui s­’enfuit et qui refuse de blesser son
ennemi est le plus estimé34.
Les rapports entre la nature humaine et l­ ’histoire ne c­ onstituent pas
un sujet ­d’étude à part entière chez Ricci : de nombreux passages de
ses lettres et de ses écrits, c­ omme nous l­ ’avons déjà vu, nous autorisent
cependant à affirmer ­qu’il croit à l­ ’existence d­ ’une raison et d­ ’une morale
naturelles, sources chez tous les peuples de leurs ­connaissances vraies
de la divinité et de leurs vertus. Ce patrimoine ­commun ne rend pas
pour autant équivalentes toutes les civilisations : il y a non seulement
des différences mais aussi des hiérarchies. Les Chinois semblent se situer
au sommet de cette échelle, devançant même les Grecs et les Romains
pour ce qui ­concerne la religion. Ils excellent également par leurs capa-
cités intellectuelles, tandis que Ricci attribue souvent leur infériorité
par rapport aux Européens au fait ­qu’ils ­n’échangent pas avec ­d’autres
peuples et affirme ­qu’ils pourront les devancer une fois q ­ u’ils auront
appris nos sciences et nos arts.
Si la raison naturelle appartient à ­l’intemporel, ses égarements sont
les effets historiques de l­ ’absence de la grâce divine. Et là chaque peuple
a les siens, même si un large spectre de ­comparaisons est mis en œuvre
par Ricci pour ramener l­’inconnu au ­connu : doctrines, institutions,
coutumes peuvent trouver des équivalents exacts ou fonctionnels chez
les pays européens, mais le plus souvent le rapprochement est effectué
avec l­ ’Antiquité grecque et latine. L­ ’astronomie est par exemple c­ ultivée
afin ­d’établir le calendrier des jours fastes et néfastes ; toutes les formes
de divination sont pratiquées par les Chinois, y c­ ompris celles qui
demandent le recours aux esprits et aux démons. Ricci sait bien que
­l’Antiquité païenne est riche en exemples de superstitions semblables
et se limite à indiquer la singularité du recours à la géomancie chez
les Chinois pour établir la position des bâtiments et des sépultures35.
Les critiques les plus âpres de Ricci visent les mœurs sexuelles, la
cruauté des mandarins, le respect purement formel des rituels sociaux
qui a ­comme revers ­l’habitude de cacher ses véritables sentiments et
­comme c­ onséquence l­ ’impossibilité ­d’avoir c­ onfiance dans ses proches.
34 Lettere, p. 81-84 ; Entrata, p. 78, 82.
35 Entrata, p. 110-113.
90 ANTONELLA DEL PRETE

L­ ’immoralité sexuelle des Chinois est ramenée à une raison climatique


et économique : habitant un pays immense et fertile, ceux-ci abondent
en richesses alimentaires, q ­ u’ils apprécient énormément ; la facilité à
très bien se nourrir c­ omporte l­’incapacité de c­ ontrôler les impulsions
sexuelles. Telle est la cause de la polygamie, mais aussi de la tolérance
affichée par les Chinois envers la prostitution, la sodomie, la pédérastie36.
­D’autres coutumes fâcheuses ont cependant la même origine : ne sachant
pas rester sans une femme, de nombreux Chinois, trop pauvres pour en
acheter une, acceptent de devenir esclaves ­d’autres Chinois plus riches,
afin ­d’épouser leurs esclaves37. ­D’autres au ­contraire ont assez de revenus
pour acheter une femme, mais ne pouvant nourrir leurs enfants, ils les
vendent par la suite c­ omme esclaves. La pauvreté c­ oncourt évidemment
à causer ces dérèglements et elle est aussi la raison qui explique le grand
nombre de suicides et ­d’infanticides. Dans ce dernier cas, une cause
­d’ordre religieux s­’ajoute aux causes d­ ’ordre économique : la foi dans
la transmigration des âmes fait espérer aux parents que leurs enfants
pourront renaître dans des familles plus riches38.
La cruauté des mandarins trouve son origine dans leur pouvoir de
faire battre à leur gré les autres sujets : Ricci remarque que les peines
sont en général peu sévères, mais ce pouvoir arbitraire laissé aux man-
darins produit des injustices qui ne sont pas efficacement freinées par
les c­ ontrôles auxquels ils sont soumis tous les trois ans, parce que la
seule punition est ­d’être privé de sa propre charge39.
Ce qui cependant frappe le plus le lecteur est la nette c­ ondamnation
des rites sociaux dans lesquels se manifeste la politesse ­chinoise : Ricci,
qui les a décrits à plusieurs reprises dans ses lettres aussi bien que dans
­l’Entrata, affirme que dans tous leurs ­commerces il n­ ’y a q­ u’une poli-
tesse extérieure faite de beaux mots, sans ­qu’une amitié ou un amour
véritable soit dans leur cœur40. Il est vrai que les sages reconnaissent la
vanité de ces rites, mais ils ne savent pas ­s’en passer. Dans le chapitre
­consacré aux politesses et aux rites, Ricci passe davantage de temps à
décrire les formules de salutation et les rituels qui gouvernent les visites,
et les banquets, ­qu’à décrire d ­ ’autres événements traditionnellement
36 Ibid., p. 113-114 ; Lettere, p. 174.
37 Entrata, p. 114.
38 Ibid., p. 114-115.
39 Ibid., p. 116-117.
40 Ibid., p. 84 et 117.
TRADUIRE LA CULTURE EUROPÉENNE POUR LES CHINOIS […] 91

importants dans la vie sociale, ­comme les mariages ou les enterrements.


Nous en retenons ­l’impression ­d’une société où la moindre faute ­commise
­contre l­ ’étiquette peut c­ onduire à la mort physique si la distance sociale
entre les protagonistes est grande, ou à la mort sociale, ­l’exclusion, si
le rang des protagonistes est ­comparable. Ricci remarque par exemple
que le changement de vêtements que les missionnaires accomplissent
en 1595 entraîne une réaction immédiate de la part des interlocuteurs
­chinois : les mêmes personnes qui, le jour d­ ’avant, ne leur manifestaient
pas beaucoup de respect, les accueillent le jour suivant avec toutes les
délicatesses réservées aux lettrés, cette possibilité de faire correspondre
reconnaissance sociale et estime personnelle laissant même pointer un
certain soulagement41.
De même ­qu’il ne ­s’interroge pas systématiquement sur les rapports
entre la nature et ­l’histoire, Ricci ­n’essaie pas de distinguer ce qui relève
de la loi, ce qui relève de la coutume et ce qui relève de la religion. Sa
description de la civilisation ­chinoise semble au ­contraire montrer la
profonde solidarité existant entre ces différents éléments. Les lois des
souverains c­ hinois visent à rendre le règne solide et à lui assurer une
grande longévité ; elles s­’appuient sur le respect des traditions et de la
législation précédente. Il est souvent difficile de dire si telle institution
politique a engendré telle coutume ou si au ­contraire ­c’est la coutume
qui a engendré l­ ’institution. Nous pouvons légitimement nous poser la
question de savoir si ­c’est le respect et ­l’amour des lettres qui a donné
au gouvernement ­chinois la structure ­d’une république fondée sur le
pouvoir des lettrés, ou bien si ­c’est le choix de cette forme de gouver-
nement et ­d’administration qui est responsable de ­l’amour des Chinois
pour les lettres. De même, la subordination des militaires pourrait être
soit une c­ onséquence de la structure administrative de la Chine, fondée
sur le pouvoir des lettrés, soit le produit ­d’une heureuse situation géo-
politique, qui fait de la Chine un pays qui peut se permettre de vivre
un heureux isolationnisme. Le peu ­d’attention que les Chinois réservent
aux questions c­ oncernant le salut de leurs âmes pourrait dériver d­ ’un
eudémonisme ­d’autant plus facile à adopter que la Chine est un pays
riche et fertile, ou bien être engendré par le choix de privilégier une
­conduite morale mondaine, qui a c­ omme but principal la c­ onservation
du corps social et du pouvoir politique. Ricci nous indique parfois quels
41 Ibid., p. 231.
92 ANTONELLA DEL PRETE

rapports causaux existent selon lui entre ces différents éléments, mais
­c’est surtout une ­continuité et une porosité entre la politique, la société
et la religion qui semble caractériser ses pages.
Seule la référence aux doctrines chrétiennes permet de déterminer ce
qui est acceptable et ce qui est à rejeter, ce qui est originaire et ce qui
est factice, ce qui est indispensable parce que relevant de ­l’universalité
de la vérité et ce qui est au fond indifférent. Ainsi la polygamie et le
­culte des idoles des Chinois ne sont pas tolérables, alors que les rites
­consacrés à Confucius et aux ancêtres peuvent être gardés, ­puisqu’au
fond ils n­ ’expriment que le respect de la sagesse et le profond attache-
ment des Chinois pour leurs parents. Le c­ onfucianisme originaire est
la seule religion c­ hinoise c­ ompatible avec le christianisme, alors que le
bouddhisme et le taoïsme sont factices et sont à rejeter totalement. La
morale ­confucéenne manifeste la capacité des Chinois à reconnaître et
respecter les lois naturelles, tandis que la plupart de leurs coutumes, ne
­s’opposant pas aux vérités du christianisme, sont d­ ’autant plus impor-
tantes à maîtriser par les missionnaires pour être acceptés et respectés,
­qu’elles ne c­ ontribuent pas à former le jugement de fond que Ricci porte
sur la civilisation ­chinoise.
Il est difficile d­ ’établir si le mimétisme c­ ulturel de Ricci est dicté
par une authentique fascination pour la civilisation ­chinoise, ou ­s’il est
le résultat ­d’une stratégie apologétique. Sa ­conviction que la religion
et la morale ­confucéennes sont ­conformes aux principes de la raison
et de la loi naturelles non seulement rend possible une métamorphose
physique et ­culturelle, mais lui permet de reconnaître aux Chinois ces
vertus authentiques que d­ ’ici peu, en Europe, Pierre Nicole niera à tous
les païens.

Antonella Del Prete


Università della Tuscia (Viterbo)
DESCARTES, THÉORICIEN DES MŒURS ?
Éléments pour une compréhension renouvelée
de l­’homme cartésien

DESCARTES, ETHNOLOGUE ?

Descartes ­n’aurait-il rien à dire sur les mœurs en elles-mêmes et


pour elles-mêmes ? Il est bien ­connu que le ­concept de mœurs joue un
rôle opératoire dans ­l’élaboration de sa morale. On sait que Descartes,
après avoir énoncé les règles d ­ ’une « morale par provision » dans le
Discours de la méthode en 1637, retravaille les questions de morale à par-
tir de 1643, dans ses échanges épistolaires avec la princesse Élisabeth,
Pierre Chanut et la reine Christine de Suède, avant de rédiger un traité
des Passions de ­l’âme, paru en 16491. Il est bien établi que la réflexion
morale de Descartes se ­construit dans ce cadre à partir du ­constat que
les hommes ont des manières habituelles de se c­ omporter qui varient
suivant les endroits du monde. Comme Descartes le signale en effet
dans le Discours de la méthode, ­l’action n­ ’attend pas, à la différence de la
recherche de la vérité dans les sciences, inscrite dans la dimension du
temps long. Or, ­l’action ­s’effectue nécessairement en un lieu doté de
1 Pour une analyse de chacun de ces textes et de leur relation avec « la plus haute et la
plus parfaite morale, qui, présupposant une entière c­ onnaissance des autres sciences est
le dernier degré de la sagesse » (Lettre-préface aux Principes de la philosophie, AT, IX,
p. 14), voir notamment : Martial Gueroult, Descartes selon l­’ordre des raisons, 2 t., Paris,
Aubier, 1953 ; Geneviève Rodis-Lewis, La morale de Descartes, Paris, PUF, 1970 ; Denis
Kambouchner, ­L’homme des passions, 2 t., Paris, Albin Michel, 1995, et Id., Descartes et la
philosophie morale, Paris, Hermann, 2008 ; Laurence Renault, Descartes ou la félicité volon-
taire, Paris, PUF, 2000, et Id., « La ­constitution de la morale cartésienne », Lectures de
Descartes, sous la direction de F. de Buzon, É. Cassan et D. Kambouchner, Paris, Ellipses,
2015. Dans ce qui suit, les textes de Descartes et sa correspondance active sont cités dans
­l’édition de référence, René Descartes, Œuvres, éd. C. Adam et P. Tannery, 11 vol., Paris,
Vrin, CNRS, 1964-1974, sous la forme : AT, + tome en romain + page.
94 ÉLODIE CASSAN

c­ ontraintes géographiques propres, et déterminé par une organisation


politique ainsi que des traditions religieuses spécifiques. Le fait de la
vie des hommes en société c­ ommande ainsi d­ ’intégrer une analyse des
mœurs dans le cadre ­d’une enquête morale. Cette exigence logique
­conduit Descartes à poser ­comme première règle de la morale par provi-
sion celle « ­d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays2 », autrement
dit, ­d’indexer les habitudes de ­comportement ­d’un individu sur celles
du ­contexte ­culturel dans lequel il se trouve. Le problème est que cette
prise en ­compte des mœurs opère seulement ponctuellement dans la
morale de Descartes. De fait, dans une lettre à Élisabeth du 4 août 1645
où il procède à un rappel des règles de la morale du Discours3, le philo-
sophe ne mentionne plus la première règle préconisant de se c­ onformer
aux mœurs. Ce geste est intelligible : Descartes ­confère à sa doctrine
morale une portée dépassant le cadre sociétal dans lequel il a éprouvé
la nécessité de régler l­ ’action. Une question se pose cependant : n­ ’y a-t-
il pas de théorie des mœurs chez Descartes ? Il écrit pourtant dans la
Lettre-préface aux Principes de la Philosophie, que l­ ’étude de la philosophie
est « plus nécessaire pour régler nos mœurs, et nous c­ onduire en cette
vie, que ­n’est ­l’usage de nos yeux pour guider nos pas4 ». ­Qu’est-ce à
dire ? C­ ’est ce problème que le présent chapitre se propose ­d’examiner.
La prise en vue de la question du statut des mœurs dans la pensée
cartésienne ne va pas de soi tant il est évident que Descartes n­ ’a rien
­d’un ethnologue. Pour le dire vite, s­’il c­ onnaît Montaigne, lequel a lu
notamment Jean de Léry, sans le citer du reste5, et s­ ’il souscrit aux analyses
de Montaigne sur la relativité des mœurs6, il ne procède cependant pas,
­comme ce dernier, à des études vraiment circonstanciées de la diversité
des formes c­ ulturelles en fonction des époques et des lieux. Ce fait

2 Discours de la méthode, AT, VI, p. 22-23.


3 Lettre à Élisabeth du 4 août 1645, AT, IV, p. 265.
4 Lettre-préface aux Principes de la philosophie, ouvr. cité AT, IX, p. 3.
5 Jean de Léry, Histoire ­d’un voyage fait en la terre de Brésil, 1578, Ie édition. Dans Tristes
tropiques, Paris, Plon, 1957, p. 90, Claude Lévi-Strauss parle de cet ouvrage c­ omme d­ ’un
« chef d­ ’œuvre de la littérature ethnographique ». Sur Montaigne et Jean de Léry, voir
notamment ­l’entretien entre Lévi-Strauss et Dominique-Antoine Grisoni dans l­ ’édition
de ­l’Histoire de F. Lestringant, Paris, La Librairie Générale Française, 1994.
6 Voir par exemple le fameux « chacun appelle barbarie ce qui ­n’est pas de son usage ; ­comme
de vrai il semble que nous n­ ’avons ­d’autre mire de la vérité et de la raison que l­ ’exemple
et idée des opinions et usances du pays où nous sommes » (Michel de Montaigne, Essais,
I, 31, éd. P. Villey, revue par V. Saulnier, Paris, PUF, 2004, p. 205).
DESCARTES, THÉORICIEN DES MŒURS ? 95

textuel indiscutable ­conduit Lévi-Strauss à ne pas attribuer à Descartes,


mais à Rousseau, le titre de « fondateur des sciences de ­l’homme7 ». À
la différence de ­l’auteur de ­l’Essai sur ­l’origine des langues, Descartes ne
pourrait pas affirmer que « quand on veut étudier les hommes, il faut
regarder près de soi ; mais pour étudier ­l’homme, il faut apprendre
à porter sa vue au loin ; il faut ­d’abord observer les différences pour
découvrir les propriétés », parce ­qu’il ne serait que le théoricien d­ ’une
subjectivité pensante et que celle-ci se soucierait ­d’identifier les seules
lois de la nature, et non celles du fonctionnement des sociétés humaines.
Mais que les mœurs ne soient pas un objet philosophique premier chez
Descartes, q­ u’elles ne délimitent pas par elles-mêmes une partie de sa
philosophie proprement dit, n ­ ’empêche pas que les remarques q ­ u’il
produit à leur sujet sont essentielles à l­ ’intelligibilité de sa philosophie.
Que Descartes évoque le phénomène de la diversité des mœurs, et ­qu’il
se propose de régler les mœurs à ­l’aide de la philosophie, montre en effet
­qu’il analyse la nature de ­l’homme sans le réduire à un être pensant ne
devant sa substantialité ­qu’à son intériorité, ­contrairement justement
à la lecture de sa philosophie faite, entre autres, par Lévi-Strauss. De
fait, cette démarche signale ­qu’il ne croit pas « passer directement de
­l’intériorité d
­ ’un homme à l­’extériorité du monde, sans voir q­ u’entre
ces deux extrêmes se placent des sociétés, des civilisations, ­c’est-à-dire
des mondes d­ ’hommes8 ». Dans ce qui suit, on verra donc que l­’étude
des mœurs permet à Descartes, dans un c­ omplexe philosophique placé
en grande partie sur le terrain de la science, mais faisant de la morale
une visée ultime9, de développer un c­ oncept d­ ’homme qui ne soit pas
désincarné, p­ uisqu’il met en jeu ­l’idée que tout homme se ­construit en
se ­confrontant à sa ­culture et à celle des autres10. Afin ­d’établir cette

7 Voir par exemple : « Descartes, qui voulait fonder une physique, coupait l­ ’Homme de la
Société » (Levi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962 ; réed. Paris, Pocket/Agora,
1990, p. 297-298) et Id., Anthropologie structurale II, Chapitre 2 « Jean-Jacques Rousseau,
fondateur des sciences de l­ ’homme », Paris, Plon, 1973, p. 45-56.
8 Levi-Strauss, Anthropologie structurale II, ouvr. cité, p. 48.
9 Voir l­’image fameuse de la philosophie c­ omme « arbre, dont les racines sont la méta-
physique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les
autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique
et la morale » (Principes de la philosophie, ouvr. cité, p. 14).
10 « Bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par c­ onséquent,
les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois
penser ­qu’on ne saurait subsister seul, et ­qu’on est, en effet, ­l’une des parties de ­l’univers,
96 ÉLODIE CASSAN

thèse, on c­ ommencera par dégager les paramètres c­ onceptuels et problé-


matiques par le truchement desquels le philosophe envisage les mœurs
tout au long de son œuvre.

Y A-T-IL UNE PLACE POUR ­L’ALTÉRITÉ


DANS LA PENSÉE CARTÉSIENNE ?

Le ­concept de mœurs intervient chez Descartes dans un cadre épis-


témologique. Le thème de la ­connaissance des mœurs sert en effet
­d’exemple illustrant la thèse de ­l’importance de ­l’acquisition ­d’expérience
pour juger sans erreur, formulée dans la première partie du Discours,
après la mise en question de la tendance naturelle des hommes à croire
­qu’ils ont chacun le monopole de la vérité11, et la critique du caractère
abstrait de la formation dispensée par les Jésuites à La Flèche. Dans
ce ­complexe problématique, Descartes aborde les mœurs ­d’un point
de vue à la fois descriptif et normatif, ­c’est-à-dire en tant ­qu’elles ont
pour mode ­d’être la diversité et une égale dignité. Il signale en ce sens
« ­combien un même homme, avec son même esprit, étant nourri dès
son enfance entre des Français ou des Allemands, devient différent
de ce q ­ u’il serait, s­’il avait toujours vécu entre des Chinois ou des
Cannibales12 », pour préciser quelques pages plus loin q­ u’il y a parmi
les hommes « ­d’aussi bien sensés, parmi les Perses ou les Chinois, que
parmi nous13 ». Autrement dit, après avoir insisté sur la dimension de
­l’histoire, c­ ’est-à-dire sur le rôle joué par les usages en vigueur dans
une société dans l­ ’éducation et la formation intellectuelle et morale des
individus qui la c­ omposent, il prend position c­ ontre l­’ethnocentrisme
et plus particulièrement l­’une des parties de l­’univers, et plus particulièrement encore
­l’une des parties de cette terre, ­l’une des parties de cet État, de cette société, de cette
famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance » (Lettre
à Élisabeth du 15 septembre 1645, AT, IV, p. 293).
11 Nous pensons bien évidemment ici à l­’incipit du Discours : « le bon sens est la chose du
monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui
sont les plus difficiles à c­ ontenter en toute autre chose, n­ ’ont point coutume d­ ’en désirer
plus ­qu’ils en ont » (AT, VI, p. 1-2).
12 Ibid., p. 16.
13 Ibid., p. 23.
DESCARTES, THÉORICIEN DES MŒURS ? 97

à ­l’aide ­d’un argument métaphysique. Il affirme que la variabilité des


mœurs ne saurait être imputée à une inégale disposition des facultés
rationnelles chez les hommes, qui donnerait lieu à des c­ omportements
et à des c­ onstructions ­culturelles tantôt aberrantes, tantôt rationnelles,
en fonction du degré ­d’intelligence de leurs inventeurs. À la suite de
Montaigne notamment, il formule ainsi ­l’un des présupposés théoriques
sur lesquels repose l­ ’ethnologie et selon lequel il est interdit de prendre
« pour acquise c­ omme une donnée universelle de l­’existence notre
réalité à nous, nos façons ­d’établir des discontinuités dans le monde et
­d’y déceler des rapports ­constants, nos manières de distribuer entités
et phénomènes, processus et modes d ­ ’action, dans des catégories qui
seraient prédéterminées par la texture et la structure des choses14 ». Selon
Descartes en effet : « Il est bon de savoir quelque chose des mœurs de
divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne
pensions pas que tout ce qui est ­contre nos modes soit ridicule, et ­contre
raison, ainsi ­qu’ont coutume de faire ceux qui n­ ’ont rien vu15 ». Dans
cet énoncé très c­ onnu, est ainsi formulée la nécessité méthodologique
­d’une critique de l­ ’ethnocentrisme, c­ omme étant ce sans quoi n­ ’est pas
envisageable une ­connaissance objective des mœurs présentes dans les
­cultures étrangères à celle dans laquelle on se situe quand on parle.
Mais Descartes ne met pas ce réquisit au service de la ­constitution
­d’un savoir positif sur les différents peuples du monde. Sa démarche
­d’invalidation des jugements de valeur dans ce domaine, au motif ­qu’ils
traduiraient une c­ onfrontation insuffisante avec les faits, rend bien pos-
sible c­ onceptuellement une théorie des mœurs. Cependant, Descartes
­n’appréhende pas les mœurs ­comme objet de science. En effet, ­l’enjeu
pour lui n ­ ’est pas tant de ­comprendre les raisons de la diversité des
occupations des hommes sur Terre que de déterminer ­comment agir ici
et maintenant dans le pays qui est le sien. ­C’est pourquoi quand, dans la
troisième partie du Discours, il relie le ­concept de mœurs aux c­ oncepts de
religion et d­ ’organisation politique, ­comme pourrait le faire un ethno-
logue, il ne se place pas dans une perspective ethnologique pour autant.
Comme il est bien c­ onnu, Descartes pose, au titre de la première règle
à suivre pour la ­conduite de la vie, « ­d’obéir aux lois et aux coutumes
de mon pays, retenant ­constamment la religion en laquelle Dieu ­m’a
14 Philippe Descola, Par-delà nature et ­culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 153.
15 Descartes, Discours de la méthode, AT, VI, p. 6.
98 ÉLODIE CASSAN

fait la grâce ­d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute


autre chose, suivant les opinions les plus modérées, et les plus éloignées
de l­ ’excès, qui fussent c­ ommunément reçues en pratique par les mieux
sensés de ceux avec lesquels j­ ’aurais à vivre16 ». Mais dans cette première
règle de la « morale par provision », la référence à la religion ­n’ouvre
pas une enquête sur les raisons de la diversité des religions en fonction
des endroits du monde. De cette diversité, dont il est pris acte, on ne
peut déduire une équivalence entre toutes les formes de vie religieuse.
Selon Descartes en effet, « il est bien certain que ­l’état de la vraie reli-
gion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, doit être incomparablement
mieux réglé que tous les autres17 ». Semblablement, la référence aux lois
ne ­s’inscrit pas dans le cadre ­d’une étude de leurs différents modes de
­constitution et domaines d­ ’application ; elle est reliée à une injonction
pratique de c­ onformisme18. Descartes ne tient donc pas sur les mœurs de
discours théorique général qui serait indépendant de sa propre pratique
des mœurs, et de la réflexion que cette pratique lui inspire. Certes, il
peut faire des remarques ­d’ordre géographique et sociologique sur des
peuples étrangers. Mais ce n­ ’est pas dans une visée théorique systéma-
tique : quand il rend c­ ompte des éléments qui motivent son long séjour
en Hollande à tel ou tel de ses correspondants19, il écrit là encore sur les
mœurs en ayant ­comme horizon ­l’ici et le maintenant. Son inscription
dans cet horizon explique même ­qu’il évacue toute référence à ­l’histoire
pour mettre en perspective le ­comportement des hommes à travers le
16 Ibid., p. 22-23.
17 Ibid., p. 12.
18 « Je me persuadai q­ u’il n­ ’y aurait véritablement point d­ ’apparence q­ u’un particulier fît
dessein de réformer un État, en y changeant tout dès les fondements, et en le renversant
pour le redresser », ibid., p. 13. Sur le c­ oncept cartésien de justice, voir : « la justice
entre les souverains a ­d’autres limites ­qu’entre les particuliers, et il semble ­qu’en ces
rencontres Dieu donne le droit à ceux auxquels il donne la force. Mais les plus justes
actions deviennent injustes, quand ceux qui les font les pensent telles » (Lettre à Élisabeth
de septembre 1646, AT, IV, p. 487).
19 Voir par exemple Lettre à Balzac du 5 mai 1631, AT, I, p. 203 : « en cette grande ville
où je suis, n­ ’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n­ ’exerce la marchandise, chacun
y est tellement attentif à son profit, que ­j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être
jamais vu de personne ». Voir aussi Lettre à Dinet du 9 février 1645, AT, IV, p. 159-
160 : « ­J’étais allé, cet été, en France pour mes affaires domestiques ; mais, les ayant
promptement terminées, je suis revenu en ces pays de Hollande, où toutefois aucune
raison ne me retient, sinon que ­j’y puis vaquer plus ­commodément à mes divertissements
­d’étude, parce que la coutume de ce pays ne porte pas ­qu’on s­’entrevisite si librement
­qu’on fait en France ».
DESCARTES, THÉORICIEN DES MŒURS ? 99

temps. Outre q­ u’à ses yeux l­ ’histoire n­ ’est pas une science20, il c­ onsidère
que « ­lorsqu’on emploie trop de temps à voyager, on devient étranger
en son propre pays ; et ­lorsqu’on est trop curieux des choses qui se pra-
tiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant
de celles qui se pratiquent en celui-ci21 ». Une science des mœurs n­ ’est
donc pas possible : le fait de ­l’immense variété des ­comportements des
hommes interdit de les rapporter à des lois universelles permettant de
les expliquer tous et de les expliquer intégralement. Mais surtout, une
telle science ­n’est pas souhaitable car elle ­n’apporte rien aux hommes
sur le plan existentiel. Une fois que l­ ’on ­connaît la variabilité des mœurs
dans le monde et que ­l’on admet ­qu’il est pertinent ­d’un point de vue
technique de se plier aux coutumes de son pays, étant donné que ­l’on ne
vit pas en étant seul au monde22, ­l’essentiel reste encore à faire : régler
ses mœurs afin de parvenir au bonheur. Dans cette perspective, ­c’est
moins la c­ onnaissance de traditions et de cadres sociétaux qui c­ ompte,
­qu’une recherche, entreprise à l­’échelle individuelle, sur les habitudes
de ­comportement à acquérir afin de mener une vie dénuée de remords
et de regrets.
­L’orientation de la philosophie de Descartes le c­ onduit ainsi à se
­concentrer moins sur le détail des mœurs en vigueur dans une société
que sur celles que les individus doivent instituer s­’ils veulent être
heureux. On pourrait voir là une c­ ontradiction : ­comment à la fois se
plier aux traditions et envisager d ­ ’éventuellement prendre du champ
par rapport à elles ? En réalité, il n ­ ’y a pas de ­conflit : pour Descartes,
le tout (la société) et la partie (­l’individu), loin de s­ ’opposer, ont une

20 Voir sa Lettre à Hogelande du 8 février 1640, par exemple dans la traduction q ­ u’en
donne Alquié dans son édition des Œuvres philosophiques de Descartes, Paris, Garnier, t. 2,
p. 158-161.
21 Discours de la méthode, AT, VI, p. 6.
22 Sur ce point, voir la Lettre à Elisabeth du 15 septembre 1645, AT, IV, p. 293 : « il faut
toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en par-
ticulier ; toutefois avec mesure et discrétion, car on aurait tort de ­s’exposer à un grand
mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays ; et si un homme
vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n­ ’aurait pas raison de se vouloir perdre
pour la sauver ». Descartes retravaille ici la doctrine stoïcienne de ­l’oikeiosis sociale, selon
laquelle la société humaine se c­ onstruit par cercles c­ oncentriques allant de la parentèle à la
­communauté politique, par extension de la bienveillance de chacun ­d’un cercle à ­l’autre.
Sans nier l­ ’existence d­ ’intérêts propres à tout un chacun, Descartes pense la morale dans
une extériorité par rapport à la c­ onception de l­’homme intéressé, de laquelle procèdera
le libéralisme classique.
100 ÉLODIE CASSAN

relation dialectique. ­D’une part, dans la suite des Stoïciens, Descartes


pense que ­l’accès au bonheur ­n’est pas déterminé par les circons-
tances plus ou moins favorables dans lesquelles ­l’homme se trouve
dans le cadre social, et qui dépendent notamment de sa situation
économique et juridique23. ­D’autre part, Descartes ne dit pas que les
actions à même de rendre ­l’homme heureux impliquent de changer
les structures de la société. On a déjà parlé de son ­conservatisme
en matière politique et religieux. À cela ­s’ajoute le fait que dans
« les diverses occupations ­qu’ont les hommes en cette vie24 », celle
à même ­d’apporter le plus grand ­contentement serait la pratique
­d’une philosophie qui ­n’est pas définie en termes politiques25. Bien
sûr, « on doit croire que ­c’est [­l’étude de la philosophie] seule qui
nous distingue des plus sauvages et barbares, et que chaque nation
est d ­ ’autant plus polie et civilisée que les hommes y philosophent
mieux26 ». Mais la civilisation dont il est ici question n
­ ’est pas abordée
­comme un ­complexe c­ ulturel dépendant de traditions sédimentées
dans ­l’histoire27. Elle est à rechercher dans la capacité des hommes
à laisser place à des activités scientifiques et philosophiques. Elle
dépend du souci de ­cultiver leur âme ­qu’ont ou non les hommes.
­L’approche cartésienne des mœurs le c­ onduit donc à mettre en rapport
les ­concepts ­d’homme et de c­ ulture28 dans une perspective inédite.
Comment s­ ’y prend-il ? En quoi ce rapport ­consiste-t-il exactement ?
23 Cf. Lettre à Elisabeth du 4 août 1645, AT, IV, p. 264 : « […] il y a de la différence entre
­l’heur et la béatitude, en ce que l­ ’heur ne dépend que des choses qui sont hors de nous,
­d’où vient que ceux-là sont estimés plus heureux que sages, auxquels il est arrivé quelque
bien ­qu’ils ne se sont point procuré, au lieu que la béatitude ­consiste, ce me semble, en un
parfait ­contentement ­d’esprit et une satisfaction intérieure, que ­n’ont pas ordinairement
ceux qui sont le plus favorisés de la nature, et que les sages acquièrent sans elle ».
24 Discours de la méthode, AT, VI, p. 27.
25 Principes de la philosophie, AT, IX, p. 14 : « Toute la philosophie est ­comme un arbre, dont
les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de
ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la
médecine, la mécanique et la morale ».
26 Ibid., p. 3.
27 Le mot de civilisation ne désigne pas ici ­l’urbanité des manières et les usages policés
­comme chez Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973. Rappelons
­qu’il faut attendre Mirabeau et Ferguson pour que le mot « civilisation » naisse. Voir
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966, p. 336-345 ;
Descola, Par-delà nature et ­culture, ouvr. cité, p. 141.
28 On entend ici ce terme en trois sens : 1) en son sens ontologique, ­comme tout ce par quoi
­l’existence humaine ­s’élève au-dessus de la simple nature ; 2) en son sens anthropologique,
DESCARTES, THÉORICIEN DES MŒURS ? 101

­L’HOMME CARTÉSIEN, UN ÊTRE CRITIQUE


À ­L’ÉGARD DE LA ­CULTURE DE SON TEMPS

Dans la seconde partie de ce chapitre, on va examiner le rôle opéra-


toire joué par les remarques de Descartes sur les mœurs dans le cadre
de son étude de la nature humaine. La poursuite de cette visée ne peut
se faire sans, tout ­d’abord, répondre à une objection a priori dirimante.
Il est bien c­ onnu que Descartes ne c­ onstruit pas son anthropologie à
partir d­ ’une analyse du c­ omportement des hommes en société. Quand le
philosophe prend en vue la question de la nature de ­l’homme, il procède
en effet à une enquête à l­’échelle de l­’espèce, non de la c­ ommunauté ou
de ­l’individu. En outre, il ­n’adopte pas sur cette espèce un point de vue
interne : loin de chercher à mettre au point des techniques permettant
­d’éviter que l­ ’animalité présente en chaque homme ne rende pas impossible
la vie en société, il se propose de mettre au jour un critère de distinction
entre l­’homme et l­’animal en général. Son propos s­’inscrit donc dans
un cadre biologique, exposé dans ses grandes lignes dans le traité De
­l’homme, suite inachevée au traité du Monde, que Descartes a refusé de
publier suite à la ­condamnation par l­ ’Église du Dialogue sur les deux plus
grands systèmes du monde. Il s­ ’agit dans cet ouvrage de décrire le corps, puis
­l’âme à part, avant de montrer « ­comment ces deux natures doivent être
jointes et unies, pour ­composer des hommes qui nous ressemblent29 ».
Du premier de ces trois axes, le seul développé au bout du c­ ompte par
Descartes dans la version du texte éditée par Clerselier en 1664, il résulte
que les fonctions vitales peuvent être expliquées mécaniquement, car
elles suivent de la seule disposition des organes du corps, de même que
les mouvements ­d’une horloge dépendent de ses ­contrepoids et de ses
c­ omme « ce tout c­ omplexe ­comprenant les sciences, les croyances, les arts, la morale, les
lois, les coutumes et les autres facultés et habitudes acquises par l­’homme dans ­l’état
social » (Edward B. Tylor, Primitive Culture : Researches Into the Development of Mythology,
Philosophy, Art, and Customs, London, J. Murray, 1871, t. I, p. 1) ; 3) en son sens de
formation intellectuelle, illustré par Cicéron (« Un champ si fertile soit-il, ne peut être
productif sans c­ ulture, et c­ ’est la même chose pour l­ ’âme sans enseignement », Tusculanes,
II, 13). Nous empruntons cette classification et ces citations à D. Kambouchner, « La
­culture  », Notions de philosophie, sous la direction de D. Kambouchner, 3 t., Paris, Folio,
1995, t. III, p. 445-568.
29 AT, XI, p. 120.
102 ÉLODIE CASSAN

roues30. Cette c­ onclusion bien c­ onnue, qui revient à destituer l­’âme de


son rôle traditionnel de principe organisateur du corps, réduit également
­l’extension de celle-ci au domaine intellectuel, tout en lui imposant
une structuration immatérielle. Dire que la pensée est la marque de la
différence entre ­l’homme et la bête, ­c’est aborder ­l’homme ­d’un point
de vue métaphysique. L­ ’adoption de ce point de vue31 sur ­l’homme ne
revient-elle pas à ­considérer c­ omme secondaire la question de savoir dans
quelle mesure les mœurs imprègnent ­l’identité de ­l’homme ?
En réalité, le fait que Descartes parle de la pensée ­comme attribut
spécifique de ­l’homme, c­ onsidéré ­comme genre, ne veut pas dire ­qu’il
se dispense ­d’une enquête sur la créativité de cette faculté dans le
déploiement de l­’existence individuelle et collective. En effet pour lui,
ce qui distingue ­l’homme de ­l’animal, la pensée, est également ce grâce
à quoi un homme peut interagir avec un autre homme : la pensée dont
­l’homme dispose lui fait avoir des choses à dire et à écrire. La théorie
anthropologique de Descartes ­comporte donc une portée sociale, en
plus ­d’une portée métaphysique. En effet, elle revient à dire clairement
que l­ ’homme est un être de c­ ulture. Cette ­conclusion découle de l­ ’idée
énoncée dans la cinquième partie du Discours de la méthode, dans une
lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 et une lettre à
More du 5 février 164932, que ­c’est le fait de disposer du langage qui
manifeste la capacité de penser des hommes. ­L’argument est ­connu : à
supposer ­qu’une machine soit programmée pour parler, elle ne dira jamais
que ce q­ u’on lui demande de dire, sans pouvoir s­’adapter d­ ’elle-même
à la situation présente. Ce ­n’est pas le cas de ­l’homme qui, si stupide
soit-il, ne peut q­ u’exprimer sa pensée et ce, même s­ ’il est sourd et muet,
­c’est-à-dire même si l­’état de ses organes ne lui permet pas a priori de
­communiquer. Il y a donc un lien entre le langage et la pensée. Ce lien,
manifesté par ­l’expérience la plus quotidienne, assure que ­l’homme ne
se réduit pas à une machine corporelle, mais ­qu’on peut y reconduire
­l’animal. Comme on n­ ’a point « encore observé q­ u’aucun animal fût
parvenu à ce degré de perfection d­ ’user ­d’un véritable langage, ­c’est-à-dire
qui nous marquât par la voix, ou par d­ ’autres signes, quelque chose qui

30 Ibid., p. 202.
31 F. Alquié, La découverte métaphysique de l­’homme chez Descartes, Paris, PUF, 1950.
32 Discours de la méthode, AT, VI, p. 56-60 ; Lettre au marquis de Newcastle, AT, IV, 573-576 ;
À More, V, 275-279.
DESCARTES, THÉORICIEN DES MŒURS ? 103

pût se rapporter plutôt à la seule pensée q­ u’au mouvement naturel33 »,


on est en droit de c­ onclure que les sons émis par un animal ne sont pas
à propos et q­ u’ils ne se rapportent jamais q­ u’à des passions, à l­’instar
du perroquet, qui ne dit « bonjour » à sa maîtresse, quand il la voit
arriver, que parce q­ u’il a été habitué à recevoir une friandise quand il
le fait34. Par ­contraste, on peut définir ­l’humanité par son fonctionne-
ment symbolique, créateur en matière de c­ ulture. Descartes, anticipant
les remarques de Benveniste à propos du système de ­communication
des abeilles35 décrit par von Frisch, montre que tandis q­ u’un animal
ne perçoit jamais q ­ u’un signal, c­ ’est-à-dire « un fait physique relié à
un autre fait physique par un rapport naturel ou ­conventionnel : éclair
annonçant l­ ’orage ; cloche annonçant le repas ; cri annonçant le danger »,
­l’homme, qui peut, en tant q­ u’animal, réagir à un signal, « utilise en
outre le symbole qui est institué par ­l’homme36 ». Descartes articule ainsi
sa définition de ­l’homme à une mise en lumière de la fonction d­ ’outil
­d’expression de sa capacité de symboliser jouée par le langage.
­C’est dans ce cadre que la question des mœurs prend sens chez lui.
Quand Descartes analyse les habitudes des hommes, ­c’est en effet, sur le
plan des usages courants du langage ­qu’il se place. Tout en minimisant
les particularités de chaque langue37, il s­ ’interroge sur les coutumes des
hommes en matière de maniement de la parole. Il met en lumière ­l’écart
entre ­l’usage souvent fautif du langage, ­d’un point de vue épistémique,
et son rôle d­ ’expression ­d’une pensée qui peut être vraie. Il souligne à
de multiples reprises que l­’habitude des hommes de parler de manière
précipitée est cause ­d’erreur38. Par exemple, dans une expérience de
33 À More, trad. fr. de F. Alquié, in Œuvres philosophiques de Descartes, ouvr. cité, t. 3, p. 886,
AT V, 278.
34 Discours de la méthode, AT, VI, p. 58.
35 Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, ouvr. cité, p. 25-27.
36 Ibid., p. 27.
37 Cf. Lettre à Mersenne du 20 novembre 1619, AT, I, p. 76 : « […] il ­n’y a que deux choses
à apprendre en toutes les langues, à savoir la signification des mots et la grammaire ».
Voir aussi Discours, AT, VI, p. 7 : « Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui
digèrent le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours
le mieux persuader ce q ­ u’ils proposent, encore q
­ u’ils ne parlassent que bas Breton, et
­qu’ils n­ ’eussent jamais appris de rhétorique ».
38 Entretien avec Burman, éd. J.-M. Beyssade, Paris, PUF, 1981, p. 134 : « Pour ­l’aptitude à
prendre parti en portant un jugement, chacun pense en être assez excellemment pourvu
pour être sur ce point ­l’égal de tous les autres. Car chacun se plaît au parti ­qu’il fait, et
autant de têtes, autant d­ ’avis ».
104 ÉLODIE CASSAN

pensée restée fameuse, il indique que si je regarde par la fenêtre et que


je dis que je vois des hommes passer, je tiens des paroles trompeuses car,
en réalité, je vois « des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir
des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts »
et « je juge que ce sont de vrais hommes39 ». Autrement dit, je parle de
­l’activité de percevoir en ­l’ayant mal déterminée, ­c’est-à-dire en ­l’ayant
­conçue ­comme entièrement tributaire des sens, eux-mêmes ramenés à
ce grâce à quoi une chose extérieure serait immédiatement reproduite
dans ­l’esprit qui la perçoit, c­ onformément à la théorie scolastique des
espèces intentionnelles dont la fausseté est c­ onnue de Descartes40, et
selon laquelle nous ­connaissons les choses matérielles avec lesquelles
nous sommes en c­ ontact sensoriel, parce que quelque chose de matériel
passe ­d’elles ­jusqu’à nos yeux, ce qui fait que les propriétés des choses
­s’identifient à leurs propriétés sensibles. Ces paroles ne fournissent donc
pas une juste description du phénomène auquel elles se réfèrent. Or cette
manière de parler, qui se veut savante, rend impossible une c­ onnaissance
scientifique du fonctionnement de la nature car elle véhicule des notions
qui se sont formées dans une logique du préjugé. Pendant les premières
années de la vie, le lien entre l­’âme et le corps serait en effet tel que
­l’âme ­n’accorde de réalité ­qu’aux impressions produites en elle par le
corps à l­’occasion de la rencontre de telle ou telle chose sensible41. Des
énoncés tels que « je vois de la couleur dans ce corps » ou « je sens de la
douleur dans cette partie de mon corps » auraient alors un sens littéral.
­C’est d­ ’autant plus fâcheux que cette situation, au lieu d­ ’être provisoire,
tendrait à se prolonger ­d’elle-même et que la familiarité de ces manières
de parler inadéquates c­ onduirait les hommes à voir en elles à tort le
support ­d’idées claires et distinctes, et donc à articuler leurs pensées à
des paroles qui en empêchent le déploiement. « Parce que nous attachons
nos ­conceptions à certaines paroles, afin de les exprimer de bouche et
que nous nous souvenons plutôt des paroles que des choses, à peine
saurions-nous ­concevoir aucune chose si distinctement, que nous sépa-
rions entièrement ce que nous ­concevons ­d’avec les paroles qui avaient
été choisies pour l­ ’exprimer42 ». Les mœurs en matière linguistique en
39 Méditations Métaphysiques, AT, IX, p. 25.
40 Dioptrique, AT VI, p. 85, p. 112-113. Voir Ronan de Calan, Généalogie de la sensation.
Physique, physiologie et psychologie en Europe, de Fernel à Locke, Paris, Champion, 2012.
41 Principes de la philosophie, I, art. 71, AT VIII, p. 35-36 ; AT IX, p. 58-59.
42 Ibid., I, 74, AT, IX, p. 60-61.
DESCARTES, THÉORICIEN DES MŒURS ? 105

viennent ainsi à réduire le langage au rôle de réceptacle de notions mal


forgées, lui interdisant de dénommer adéquatement la série des phéno-
mènes particuliers c­ onstitutifs de la nature qui nous entoure.
­C’est par c­ ontraste avec cet état de fait c­ onstitutif de la vie des
hommes en société, que Descartes pense le déploiement de ­l’activité
philosophique. C ­ ’est en effet dans un changement de c­ omportement
linguistique, ­c’est-à-dire dans une prise de distance par rapport à ­l’usage
spontanément fait par les hommes de leur capacité de se déclarer leurs
pensées, que se joue la possibilité de mener à bien l­’occupation la plus
à même de c­ onduire au bonheur selon Descartes, à savoir la pratique de
la philosophie, définie ­comme recherche de la vérité43. Pour que ­l’étude
de la philosophie puisse aider effectivement les hommes à « régler [leurs]
mœurs et [à se] ­conduire en cette vie44 », il faut ­qu’ils ­commencent par
prendre un certain nombre ­d’habitudes intellectuelles, et, au premier
chef, celle de s­’assurer de ce que les idées signifiées par les mots ­qu’ils
utilisent renvoient effectivement aux choses représentées par ces idées.
­C’est dans cette perspective que Descartes élabore une théorie épistémo-
logique de la signification. Il écrit en ce sens dans les secondes réponses :
« Par le nom d­ ’idée, ­j’entends cette forme de chacune de nos pensées,
par la perception immédiate de laquelle nous avons ­connaissance de ces
mêmes pensées. En telle sorte que je ne puis rien exprimer par des paroles,
lorsque j­ ’entends ce que je dis, que de cela même il ne soit certain que j­ ’ai en moi
­l’idée de la chose qui est signifiée par mes paroles45 ». On sait ­qu’en faisant
de ­l’idée un élément de ­l’esprit, c­ ompris ­comme une substance non
corporelle, Descartes rompt avec la thèse ­d’Aristote ­d’une ­continuité
ontologique entre représentation mentale et chose représentée, p­ uisqu’à
ses yeux ­connaître ce n­ ’est pas former dans son esprit une forme identique
à celle des choses46, ­c’est la ­concevoir et non ­l’imaginer. Mais on relève
moins souvent que ce geste théorique le ­conduit à donner une orientation
nouvelle et décisive au problème de la relation entre mot, idée et chose.
Dans le cadre cartésien, pour que les mots puissent désigner les choses,
il ne suffit plus en effet de ­convoquer les ­conventions linguistiques qui
articulent l­ ’idée d­ ’une chose à sa dénomination. C ­ ’est la présence de cette

43 Voir en ce sens la ­conclusion de la morale par provision : Discours de la méthode, AT, VI,
p. 27.
44 Principes de la philosophie, AT, IX, p. 3.
45 Secondes réponses, exposé géométrique, seconde définition. Nous soulignons. AT, IX, p. 124.
46 Voir par exemple Sylvain Auroux, La philosophie du langage, Paris, PUF, 2004, p. 87.
106 ÉLODIE CASSAN

idée à ­l’esprit et ­l’attention qui lui est prêtée par ­l’esprit qui garantissent
que le discours qui est tenu dessus a un corrélat réel. Soit par exemple
­l’idée de Dieu évoquée dans une lettre à Mersenne de juillet 1641. Selon
Descartes, si un homme peut dire que Dieu est infini, incompréhensible
et q­ u’il ne peut être représenté dans l­’imagination, c­ ’est parce q ­ u’il
dispose de cette idée au moment où il en parle47. Au cœur de la théorie
cartésienne de la signification, on trouve donc ­l’affirmation de la néces-
sité de déconstruire ­l’usage du signe. Il ­s’agit de réfléchir pour restaurer
une c­ onception recouverte par l­ ’usage des mots. C ­ ’est pour autant que
les mots rendent ­compte de l­ ’expérience de la pensée méthodique ­d’un
objet q­ u’ils ont du sens48. Cette affirmation de la nécessité ­d’une prise
de distance par rapport aux habitudes des hommes dans le maniement
de la parole montre que Descartes rejette un c­ oncept ­d’homme réduit
à une subjectivité désincarnée au profit ­d’un ­concept d­ ’homme membre
­d’une ­communauté ­d’hommes ­d’un temps et ­d’un lieu donnés, définis
en termes ­culturels, par des usages linguistiques propres.

PROPOSITIONS POUR UNE APPROCHE ­« CULTURALISTE »


DE DESCARTES

Descartes, sans proposer de théorie des mœurs, prises dans l­ ’absolu,


analyse donc les us et coutumes des hommes en matière linguistique.
Le fait que le langage serve à ­l’expression ­d’une pensée dont ­l’exercice
méthodique est la ­condition de la recherche de la vérité dans les sciences,
elle-même c­ onstitutive de ­l’activité philosophique, rend en effet nécessaire
à ses yeux 1) de procéder à un examen des abus de langage et 2) de pro-
poser un changement de c­ omportement linguistique dans une perspective
gnoséologique. Les remarques de Descartes sur les mœurs donnent ainsi
une assise empirique à sa théorie du langage. Si pour Descartes ­l’homme,
tout en se différenciant spécifiquement de l­ ’animal par une pensée dont
le langage est le seul signe, a besoin de prendre position par rapport à
plusieurs des codes ­culturels de son temps pour exercer correctement cette
47 Lettre à Mersenne de juillet 1641, AT, III, p. 393-394.
48 Sur le rôle de modèle de ce schéma dans la ­constitution de la physique cartésienne voir
nos Chemins cartésiens du jugement, Paris, Champion, 2015.
DESCARTES, THÉORICIEN DES MŒURS ? 107

pensée, c­ ’est q­ u’il n­ ’est pas un être pensant ne devant sa substantialité


­qu’à son intériorité. ­C’est ­qu’il lui faut faire ­l’expérience du caractère
discordant du rapport établi par ses ­contemporains entre le langage et
la pensée, pour parvenir lui-même à se mettre véritablement à penser,
­c’est-à-dire à inventer du sens. Cette thèse ­n’est pas sans répercussion
sur la philosophie cartésienne prise dans son ensemble. Que Descartes
reconnaisse une dimension historique à l­’activité de penser montre
par ­contraste le caractère c­ omplètement mythologique de ­l’idée selon
laquelle il fonde la modernité philosophique en affirmant la possibilité
­d’un « ­commencement radical de la raison49 ».

Élodie Cassan
IHRIM (UMR 5317) –
ENS de Lyon

49 Hans Blumenberg, La Légitimité des temps modernes, trad. fr. par M. Sagnol, J.-L. Schlegel
et D. Trierweiler, Paris, Gallimard, 1999, p. 207. Nous développons ce point dans un
ouvrage à paraître chez Vrin, consacré au langage de la raison de Descartes à Chomsky.
LES MŒURS SELON HOBBES

Si le ­concept de mœurs, qui ­n’apparaît ­comme tel, chez Hobbes,


q­ u’à partir du Leviathan, désigne bien un ensemble de ­comportements
réguliers, permettant de décrire la vie collective humaine, il se présente
sous une forme assez inhabituelle. Non seulement la notion de mœurs
­n’a, chez lui, aucune dimension axiologique, en première lecture, mais en
outre les mœurs ne renvoient pas à des ­comportements dont la spécificité
distinguerait tels ou tels groupe humain, homme ou époque, et dont la
coutume, ­l’habitude, le temps long seraient les facteurs ­constitutifs. Bien
au ­contraire, les mœurs désignent, chez lui, un ensemble de tendances
à agir, présentes dans la nature humaine, et sont explicitement définies
par distinction d­ ’avec ­l’idée d­ ’usage qui serait historiquement relative :
Par mœurs, je ­n’entends pas ici les bonnes manières, par exemple la façon
dont les gens doivent se saluer, se laver la bouche ou se curer les dents en
­compagnies, et tous les autres articles du savoir-vivre1.

Plus encore, l­ ’attachement à la coutume, pour distinguer le juste et


l­ ’injuste, y est décrit ­comme une inclination, qui s­ ’explique par ­l’ignorance
des sources véritables de la justice2. ­D’une façon générale, les mœurs, au
sens où Hobbes entend en traiter, désignent « ces qualités des hommes
qui intéressent leur cohabitation pacifique et leur réunion3 », ce qui
implique aussi bien ce qui incline à la paix et à ­l’obéissance (­l’amour
de la c­ ommodité, la crainte de la mort, l­’amour des éloges inclinant à
ce qui est jugé vertueux), ce qui incline au c­ onflit (la c­ onscience de ne
pouvoir payer de retour des bienfaits ou de mériter la haine, la crainte

1 Thomas Hobbes, Leviathan : or the Matter, Form and Power of a Commonwealth, Ecclesiastical,
and Civil, in The English Works, 11 vol., ed. W. Molesworth, London, John Bohn and
Longman, Brown, Green, and Longmans, 1839-1845, vol. III, 1839, I, 11, trad. fr. de
F. Tricaud, Leviathan, Paris, Dalloz, 1999 (abrév. : Lev.), p. 95.
2 Ibid., p. 101.
3 Ibid., p. 95.
110 ARNAUD MILANESE

­ ’autrui, la méfiance à l­’égard de sa propre puissance), ou encore des


d
dispositions neutres, non pas au sens où elles ne regarderaient pas la vie
sociale, mais au sens où elles peuvent lui être favorables ou défavorables
selon les circonstances (la vanité et ­l’ambition, l­ ’irrésolution, la c­ onfiance
en autrui, l­ ’attachement à la coutume ou à tel ou tel particulier, la cré-
dulité et la curiosité – toutes deux impliquées dans la religiosité). Ces
diverses inclinations à agir, qui se rencontrent dans toutes les nations
et toutes les époques, Hobbes ­s’efforce de les caractériser en mobilisant
les diverses passions q­ u’il a détaillées au chapitre vi, dans des situations
sociales suffisamment typiques pour c­ oncerner toutes les dimensions de
toutes les sociétés.
Une telle caractérisation participe donc de la démarche même de
Hobbes, aux livres I des Elements of Law (1640) et du Leviathan (1651),
­comme dans le De Homine (1658) : décrire quelque chose c­ omme une
nature humaine, qui implique notamment de saisir les ­comportements
à partir de caractéristiques présentes chez tous les hommes, donc de
quelque chose ­comme une anthropologie anhistorique, mettant entre
parenthèses ce ­qu’on appellerait ­aujourd’hui les différences c­ ulturelles,
et mobilisant les propriétés physiologiques et psychologiques ­communes
à tous les hommes, ou, aussi bien, certaines différences assez générales
pour être typiques (les diverses puissances et défauts d­ ’esprit – la célérité
de ­l’imagination, ­l’idiotie, le jugement, la folie, etc4. – et la diversité
des passions – la crainte et le courage, ­l’assurance et la défiance, le bon
naturel et la ­convoitise, la panique et ­l’émerveillement, etc5.).
En même temps, ­l’exemple de l­’attachement à la coutume (la des-
cription de telle ou telle coutume n­ ’est pas ­l’objet du discours hobbe-
sien sur les mœurs, au ­contraire de ­l’idée même ­d’un attachement à la
coutume, quelle ­qu’elle soit) pourrait être le signe de ceci que la posture
­qu’il adopte et q­ u’il estime scientifique ne part pas ­d’une négation des
particularismes moraux et coutumiers, mais de l­’idée ­d’un discours

4 Hobbes, The Elements of Law Natural and Politics, éd. Ferdinand Tönnies, Londres, Simpkin,
Marshall & Co., 1889, trad. fr. de A. Milanese, Éléments de loi, naturelle et politique, Paris,
Allia, 2006 (abrév. Elements), I, 10 ; Lev., I, 8.
5 Elements, I, 9 ; Lev., I, 6 ; Hobbes, Elementorum philosophiae, sectio secunda, De Homine, in
Opera philosophica quae latine scripsit omnia, 5. vol., studio et labore Gulielmi Molesworth,
Londini, apud Joannem Bohn et Longman, Brown, Green et Longman, vol. II, 1839,
trad. fr. sous la direction de J. Terrel, De ­l’homme, Paris, Vrin, 2015 (abrév. De Homine),
XII.
LES MŒURS SELON HOBBES 111

qui s­ ’interrogerait sur leurs c­ onditions de possibilité. Il ne s­ ’agirait pas


seulement de prétendre saisir les traits c­ ommuns à toutes les coutumes,
encore moins de promouvoir une forme de mœurs ­contre les autres,
mais de s­’interroger sur les c­ onditions de possibilité naturelles des
diverses formes de c­ ulture, c­ onditions qui, elles, seraient c­ ommunes.
On a longtemps estimé q­ u’une telle posture se gagnait, chez Hobbes,
par une forme d­ ’écrasement des différences humaines face à la situation
extrême de l­’état de guerre de chacun c­ ontre chacun, ajoutant parfois,
dans les versions les plus aberrantes de cette lecture, que ­l’homme ­s’y
montrait, en deçà des diversités morales, au même titre homo homini
lupus, se réclamant corrélativement ­d’un même droit naturel à toutes
choses. ­C’est là prêter une fonction exorbitante à la fiction de ­l’état de
nature6, et oublier que le ­contenu de ­l’anthropologie hobbesienne est
acquis dans les chapitres qui la précèdent, et que, donc, ­l’anthropologie
­n’est pas le résultat de cette fiction, mais sa ­condition de possibilité.
Pour ce qui nous c­ oncerne ici, cela implique que ce que Hobbes va
entendre par mœurs se ­construit indépendamment de ­l’état de nature,
mais en lien étroit avec le discours sur les passions. De manière interne
à la pensée de Hobbes se pose dès lors la question du statut de ce lieu
théorique des mœurs qui semble apparaître en 1651 entre le traité
des passions de ­l’esprit et ­l’énoncé des principes moraux (les chapitres
­consacrés aux lois naturelles7) : pourquoi Hobbes estime-t-il en 1651
­qu’on ne peut pas articuler sans solution de ­continuité les passions aux
lois naturelles, via ­l’état de nature et le droit naturel, ­comme il semble
pourtant l­’avoir envisagé en 1640 ? Q ­ u’est-ce qui, dans le discours sur
les passions et le discours sur les lois naturelles ne suffit pas à ­constituer
une anthropologie morale et politique ? Une telle question, on va le voir,
­n’est pas sans rapport avec les deux problèmes plus externes que pose
spontanément le ­concept hobbesien de mœurs : 1) celui de son rapport
à la diversité ­culturelle des c­ omportements humains et des valeurs,
car, pour des raisons essentielles à ce ­qu’il vise au premier chef dans le
Leviathan – une théorie du bon gouvernement –, les mœurs ne sont pas
pensées ­comme une régulation historique spontanée des c­ ommunautés

6 Elements, I, 14 ; Hobbes, Elementorum philosophiæ sectio tertia, De Cive, in Opera Philosophica
quæ latine scripsit omnia, ouvr. cité, t. 2 (abrév. De Cive), I, 2 ; Lev., I, 13. Rappelons que
ce lieu c­ ommun latin ne désigne pas l­ ’homme à ­l’état de nature, chez Hobbes.
7 Lev., I, 14 et 15.
112 ARNAUD MILANESE

humaines ; 2) celui de ­l’articulation d­ ’un discours sur les mœurs, et


par extension sur les actes et dispositions les plus valorisés, donc sur
les vertus, dont l­’espace socio-politique serait le lieu ­d’évaluation et
­d’exercice, et ­d’un discours sur le droit individuel que ­l’institution
politique aurait pour seule charge de préserver en partie – de ce point
de vue, l­’opposition classique, depuis le travail de J. G. A. Pocock8,
entre un discours politique du droit et de la protection et un discours
politique des mœurs et des vertus serait sérieusement interrogée par la
présence, chez Hobbes, d­ ’une réflexion sur les mœurs.
On ­commencera donc par voir ­comment Hobbes pense le problème
de la diversité des mœurs dans son anthropologie, pour se donner les
moyens de penser les c­ onditions de possibilité de la diversité c­ ulturelle.
On verra ensuite quel discours sur la société ­constitue cette théorie
hobbesienne des mœurs, et quelle place, enfin, elle réserve aux rapports
de pouvoir au sein d­ ’une société.

LA NATURE HUMAINE EN DÉPIT DE LA DIVERSITÉ DES MŒURS


ET LA C
­ ONDITION DE POSSIBILITÉ DE CETTE DIVERSITÉ

En toute rigueur, on peut soutenir, pour ­commencer, que, de manière


c­ ontre-intuitive, le discours anthropologique hobbesien part précisément
de la diversité des mœurs. Sa théorie des passions, du bien, de la félicité,
des mœurs, mais aussi le sort ­qu’il réserve à la question du meilleur
régime, tout ceci vise à rendre raison de cette diversité. Le cœur du
dispositif, de ce point de vue, réside dans le discours sur les passions,
qui est au cœur de ­l’anthropologie hobbesienne dès 1640, et apparaît
dès l­’introduction du Leviathan. On estime souvent q­ u’au xviie siècle,
les passions c­ onstituent le socle d­ ’une anthropologie pragmatique sus-
ceptible de se saisir de la nature de l­ ’homme c­ omme telle et d­ ’ouvrir à
un discours, lui-même général, sur la morale et la politique, dispositif
dont Hobbes serait exemplaire parce ­qu’il y trouve la possibilité de

8 John G. A. Pocock, « Virtues, Manners and Rights (A Model for Historians of Political
Thought) », Id., Virtues, Commerce and History. Essays on Political Thought and History ­chiefly
in the 18th. Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
LES MŒURS SELON HOBBES 113

saisir une nature humaine par un ensemble de similitudes fortes. Cette


première partie de notre étude part de ce dispositif mais tend cependant
à le mettre en question.
­L’introduction du Leviathan donne bien à la formule « ­connais-toi
toi-même » le rôle de saisie, non de la singularité individuelle, mais
des similitudes entre les hommes. L­ ’intention de cette formule était en
effet, pour Hobbes,
de nous enseigner ­qu’à cause de la similitude qui existe entre les pensées et les
passions ­d’un homme et les pensées et les passions ­d’un autre homme, quiconque
regardant en soi-même observe ce ­qu’il fait et pour quels motifs, ­lorsqu’il pense,
opine, raisonne, espère, craint, etc., lira et ­connaîtra par là même les pensées et
les passions de tous les autres hommes en des occasions semblables9.

Une telle similitude, que ­l’on perçoit, non ­lorsqu’on observe directe-
ment autrui, mais ­qu’on lit en soi-même, est ­compatible avec la diversité
des caractères et des mœurs, pour Hobbes, parce que cette diversité ne
se joue pas au niveau des passions elles-mêmes, mais de leurs objets.
Du point de vue des objets des passions, en effet, « la ­constitution indi-
viduelle et l­’éducation de chacun les font tellement varier […], que le
texte du cœur humain, (est) barbouillé et rendu c­ onfus […] par la dis-
simulation10 ». Au sens où les mœurs visent les dispositions singulières
­d’un individu, elles ne font l­’objet que de la poésie :
Ce sont les mœurs des hommes, et non point les causes naturelles, qui forment
le sujet ­d’un poème : des mœurs données à voir, et non pas prescrites ; et des
mœurs fictives, ­c’est-à-dire, c­ omme le nom de poésie le signifie, que l­ ’on ne
trouve pas chez les hommes11.

Si la poésie se saisit des mœurs singulières ­d’un personnage, ­c’est


parce ­qu’elle ­n’ambitionne pas de les expliquer par leurs causes, qui
restent dissimulées, ni ne prétend dépeindre tel ou tel homme tel q­ u’il
existe. Là n­ ’est pas ­l’objet de l­’anthropologie.
Certes, Hobbes ­n’entend pas viser des similitudes attestant ­d’une nature
humaine uniquement au niveau des passions, mais aussi bien, ajoute-t-il,
9 Lev., Introduction, p. 6.
10 Ibid., p. 7.
11 Réponse à la préface de William Davenant à Gondibert, traduction F. Lessay, Vrin, 1993,
p. 174-175. L­ ’idée que le poète ­n’est pas un naturaliste, Hobbes a pu la trouver déjà dans
la Poétique d­ ’Aristote, en 1447b.
114 ARNAUD MILANESE

des pensées. Cependant, une ­comparaison rapide entre les Elements et le


Leviathan montre vite une évolution significative qui révèle ­l’esprit de
­l’analyse hobbesienne : car, si ­l’on peut distinguer les pouvoirs cognitifs et
affectifs de l­ ’homme par leurs manifestations – ­l’expression d­ ’une opinion,
­d’un doute ou ­d’une imagination se distingue de ­l’expression du courage,
de la crainte ou de la libéralité –, il ­n’empêche q­ u’elles sont le plus souvent
liées (la crainte est fondée sur une opinion, ou peut forger une opinion),
ce qui est le signe que, dans la vie mentale, le cognitif et l­’affectif sont
étroitement liés, ce qui ­s’accentue dans le Leviathan : les passions inter-
viennent plus tôt, dans ­l’analyse de la vie mentale, et ­l’ordre des matières
enchâsse davantage le cognitif et ­l’affectif. Les Elements semblent ainsi
traiter ­d’abord des propriétés cognitives de ­l’esprit12, avant d­ ’en venir aux
propriétés affectives13. Mais déjà en 1640, le Chapitre x sur les diverses
formes et degrés ­d’intelligence vient après les chapitres sur les passions
parce ­qu’elles sont décisives pour rendre raison de cette diversité. Dans
le Leviathan, ­l’enchâssement est accentué : les cinq premiers chapitres
sur les facultés cognitives précèdent bien le Chapitre 6 sur les passions,
mais les trois suivants reviennent aux capacités cognitives, avant que les
chapitres x à xii ­n’infèrent, de ­l’ensemble des dispositions mentales, des
­comportements sociaux et religieux. Plus encore, le désir et la curiosité
interviennent dès le Chapitre iii pour expliquer les enchaînements de
pensées, accentuant ainsi le lien étroit entre pensées et désirs (ou passions),
parce que, ­comme Hobbes ­l’écrit au moment de traiter des formes et degrés
­d’intelligence, en 1651, « les pensées sont c­ omme les éclaireurs des désirs,
rôdant de tous côtés pour trouver le chemin des choses désirées14 », ce qui
fait écho au Chapitre vi où ­c’est ­l’imagination, et non la passion, qui est
le « ­commencement interne de tout mouvement volontaire15 », là où le
Chapitre iii avait développé ­l’inverse – les désirs guident les enchainements
de pensées16. Exemplairement, cette évolution aboutit à ce que, là où le
Leviathan ­consacre encore deux chapitres différents aux formes et degrés
­d’intelligence (Chapitre 8) et aux mœurs (Chapitre xi), le De Homine (1658)
en traite ­conjointement, au Chapitre xiii, sous un seul et même ­concept,
12 Chap. ii à vi, du livre I : la sensation, l­’imagination, le discours mental, la parole, le
savoir.
13 Chap. vii à ix.
14 Lev., p. 69.
15 Lev., p. 48.
16 Lev., p. 22-23.
LES MŒURS SELON HOBBES 115

l­ ’ingenium. Corrélativement, la description hobbesienne de l­ ’esprit accorde


une place bien moindre, en 1651, au ­concept ­d’habitude qui peut pourtant
sembler essentiel à une pensée des mœurs. Ainsi, en 1640, l­’habitude
permet de ­comprendre, en plus du désir, la formation ­d’enchainements
réguliers de pensées : par multiplication d­ ’experiments identiques, ­j’apprends
à associer des c­ ontenus de pensées différents, acquérant ainsi une experience,
dans laquelle certains ­contenus deviennent signes les uns des autres17. En
revanche, en 1651, cette distinction entre experiment et experience disparaît et
la notion de signe n­ ’est plus définie pas l­ ’effectivité d­ ’une association d­ ’idées
­constituée par habitude, mais par la simple possibilité ­d’une association
­d’idées, par ceci que ­j’en ai, au moins une fois, fait ­l’expérience. Les désirs
et passions prennent seuls, dans le Leviathan, la fonction ­d’organisation
mentale. Les passions, ou, dans le vocabulaire que Hobbes va finalement
adopter en 1658, les affectus18, sont bien au cœur de ­l’anthropologie hobbe-
sienne, et ­d’une anthropologie qui accentue désormais ­considérablement
le chaos mental dont procède la cohérence apparente ­d’un homme : des
passions « procèdent toute stabilité et toute vivacité dans le mouvement
de ­l’esprit19 », alors que « les passions sont pour la plus grande part pure
folie », et que « la folie n­ ’est rien ­d’autre q­ u’une passion qui se manifeste
avec excès », ­comme ­l’effet du vin le montre20.
Le c­ oncept de passions, en tant ­qu’objet ­d’un traité de la nature
humaine, vise bien ce q­ u’il y a de similaire dans leur forme, et semble
bien ­constituer le cœur de ­l’anthropologie hobbesienne, mais leur statut
explique, plus encore, la diversité irréductible des objets et des motifs
­d’évaluation à l­ ’œuvre dans les mœurs. En tant que telle, toute passion
est, dès les Elements, un désir ou une crainte, ­c’est-à-dire, pour Hobbes,
­l’anticipation d­ ’un bien ou d­ ’un mal à venir. Or, l­ ’évaluation du bien et
du mal repose sur un plaisir ou une souffrance effectifs ou attendus, de
sorte q­ u’un bien est tel parce ­qu’il est désiré, et non désiré parce ­qu’il est
un bien21. Il en résulte deux c­ onséquences liées : 1) il n­ ’y a pas de bien
sans désir, donc aucun bien qui serait tel de manière absolue et finale ;
2) il est relatif à celui qui désire, qui diffère des autres et de lui-même au
17 Elements, I, 4. Sur ce point, voir, de Jean Terrel, « Hobbes : définition et rôles de ­l’expérience »,
Lectures de Hobbes, éd. J. Berthier et al., Paris, Ellipses, 2013.
18 De Homine, XII.
19 Lev., p. 69-70.
20 Ibid., p. 72.
21 Elements, I, 7, 3 ; Lev., p. 48, De Homine, XI, 4.
116 ARNAUD MILANESE

cours du temps, dans ses évaluations : « ces mots de bon, de mauvais et


de digne de dédain s­ ’entendent toujours par rapport à la personne qui les
emploie ; car il n­ ’existe rien qui soit tel, simplement et absolument ; ni
aucune règle c­ ommune du bon et du mauvais qui puisse être empruntée
à la nature des objets eux-mêmes, [car] la c­ onstitution du corps d­ ’un
homme étant dans un changement perpétuel, il est impossible que
toutes les mêmes choses lui causent toujours les mêmes appétits et les
mêmes aversions : il est encore bien moins possible à tous les hommes
de s­’accorder dans le désir ­d’un seul et même objet, quel q­ u’il soit (ou
peu ­s’en faut) ». Ce « peu ­s’en faut » va ­s’avérer crucial22. Cette diversité
a différents facteurs qui ­s’expriment à travers elle et particularisent les
affects, mais aussi ­l’exercice de la raison : « bon et mauvais sont des
appellations qui expriment nos appétits et nos aversions, lesquels dif-
fèrent avec les tempéraments, les coutumes et les doctrines des gens.
Et des hommes divers ne diffèrent pas seulement de jugement à propos
des sensations fournies par ce qui plaît et déplaît au goût, à ­l’odorat, à
­l’ouïe, au toucher et à la vue, mais aussi à propos de ce qui est ­conforme
à la raison ou incompatible avec elle dans les actions de la vie courante.
Plus, le même homme, pris en des moments divers, diffère de lui-même.
En même temps, il loue (­c’est-à-dire déclare bon) ce ­qu’en un autre il
blâme et déclare mauvais. De là surgissent des discussions, des disputes,
et finalement la guerre23 ». De la sorte, aucun discours, à ce stade, ne
peut viser un bien en général, au simple niveau des objets du désir. ­S’il
peut en surgir la guerre, éviter la guerre ­n’impliquera cependant pas
de réduire à néant cette diversité, c­ omme on va le voir. On ne peut non
plus définit la félicité ­comme ­l’accomplissement de la vie la meilleure :
non seulement les critères d­ ’évaluation sont relatifs aux individus, mais
­l’idée même d­ ’une existence accomplie qui ne laisserait rien à désirer
est un non sens. Et ­c’est précisément ce sur quoi ­s’ouvre le chapitre
du Leviathan sur les mœurs. La félicité n­ ’est pas « le repos d­ ’un esprit
satisfait », parce ­qu’il ­n’y a ni finis ultimus ni summum bonum, mais elle
est « une c­ ontinuelle marche en avant du désir, ­d’un objet à un autre, la
saisie du premier ­n’étant encore que la route qui mène au second24 ». De

22 Lev., p. 48. Voir aussi les références que nous venons de donner dans les Elements et le De
Homine.
23 Ibid., p. 159.
24 Ibid., p. 95.
LES MŒURS SELON HOBBES 117

là vient que ­l’« inclination générale de toute ­l’humanité », au principe


des mœurs, est « un désir perpétuel et sans trêve d­ ’acquérir pouvoir
après pouvoir, désir qui ne cesse ­qu’à la mort25 », parce que la jouissance,
donc le bien, présupposent le désir, la félicité ne peut ­consister que dans
la relance indéfinie du désir. Le pouvoir, défini c­ omme les « moyens
présents ­d’obtenir quelque bien apparent futur26 », est donc, dans le
Leviathan, ­l’objet fondamental du désir. Il ne s­ ’agit pas d­ ’une recherche
de la domination, mais de la ­conscience temporelle ­d’avoir toujours à
désirer, et donc à augmenter ses moyens de satisfaction à venir, parce
­qu’on veut « rendre à jamais sûre la route de son désir futur27 ». Dans
les Elements ­comme dans le Leviathan, ­l’insatisfaction des rois28 (Néron
jouant de la flûte ou Commode se faisant gladiateur29 – eux à qui un
précepteur et un père avaient pourtant enseigné la poursuite ­d’un sou-
verain bien) témoigne de cette inclination, non parce ­qu’ils seraient des
modèles ­d’accomplissement de l­ ’humanité, mais parce que, rencontrant
le moins ­d’entrave à leur satisfaction, les mœurs des rois, et des grands
en général, apportent le meilleur témoignage des mœurs des hommes.
On le voit donc : le discours hobbesien sur les passions, les biens,
la félicité, c­ omposant le discours sur les mœurs, tout à la fois, dégage
un lieu théorique où un discours anthropologique à portée universelle
et descriptive est possible, et une explication de ce qui rend possible la
diversité des évaluations et des modes de vie que ­l’on rencontre dans
­l’expérience, fermant ainsi la possibilité d­ ’un discours sur les vertus
articulé à une spéculation sur le meilleur accomplissement de la vie
humaine. Ce ­n’est pas parce que la diversité des modes de vie est igno-
rée ­qu’un c­ oncept universel de félicité ou une inclination générale de
­l’humanité sont définis et décrits, mais du fait de cette diversité que
la pensée de la félicité ne peut être une prescription de la vie heureuse
et des vertus, et que l­’inclination générale de ­l’humanité ­n’enveloppe
­qu’une ­conséquence nécessaire de la nature des passions. Voilà pourquoi,
par exemple, il ne reste de la coutume, dans le chapitre sur les mœurs,
que la raison de notre attachement à la coutume quelle ­qu’elle soit. On

25 Ibid., p. 96.
26 Ibid., p. 81.
27 Ibid., p. 95.
28 Lev., p. 96.
29 Elements, I, 7, 7.
118 ARNAUD MILANESE

peut ­comprendre, dans le même esprit, que le chapitre sur les mœurs se
termine sur ­l’un des textes qui affirment le plus nettement la relativité
du phénomène religieux, lorsque Hobbes soutient que ce ­qu’on appelle
superstition ­n’est rien d­ ’autre, dans toutes les nations, que la religion des
autres, en vertu de ce qui rend possible, en général, la religiosité elle-
même : quelle que soit la religion, elle n­ ’est que la fiction de pouvoirs
occultes stimulée par la curiosité (au moins sur les causes de sa bonne
et de sa mauvaise fortune) associée à la crainte de ­l’avenir, les diverses
religions ­n’étant que les diverses manières de « ­cultiver » ce même germe
« naturel » ­commun30, et au Chapitre vi31 la superstition ­n’est que la
religion qui n­ ’est pas autorisée. Hobbes définit cependant une « vraie
religion » : lorsque les fictions sont bien semblables à la puissance ­qu’on
cherche à feindre. Leo Strauss32 a entendu ce passage ­comme ­l’affirmation
biaisée de l­’impossibilité d ­ ’une vraie religion, puisque Dieu ne peut
être feint ­d’aucune manière, pour Hobbes. On peut cependant, plus
fidèlement au texte, l­ ’entendre c­ omme une préfiguration de ce q­ u’il va
développer au Chapitre xii : la distinction entre les c­ ultivateurs humains
du germe religieux – ceux qui en font un instrument du pouvoir poli-
tique humain – et la c­ ulture divine, via les prophètes, qui, elle, est la
politique divine. Abstraction faite de la foi de Hobbes lui-même, on
peut alors ­l’entendre c­ omme ­l’expression ­d’une limite que le penseur
atteint dans la possibilité d­ ’examiner un phénomène c­ ulturel : c­ ’est un
homme pris dans les mœurs d­ ’une certaine religion, qui examine les
mœurs religieuses en général, ce qui limite la relativisation des mœurs.
Les diverses références aux mœurs particulières des c­ ontemporains, des
Germains, des Amérindiens, des Grecs ou des Romains c­ onfirment
cette double orientation : révoquer, au nom de la diversité des mœurs,
les questions du meilleur régime, de la meilleure vie ou du fondement
coutumier du droit, et illustrer, par les traits c­ ommuns de ces divers
modes de vie, la possibilité ­d’un discours sur la nature humaine, en
pensant les c­ onditions de possibilité ­d’une diversité des mœurs.
30 Lev., p. 102-103, et p. 104-106.
31 Ibid., p. 53.
32 Leo Strauss, Die Religionskritik des Hobbes : ein Beitrag zum Verständnis der Aufklärung
(1933-1934), in Gesammelte Schriften, 6 Bände, hrsg. von J. B. Metzler, 1996-…, en cours
de publication, Bd. III, hrsg. von Heinrich Meier, Stuttgart, Metzler, 2008, p. 348-
369, trad. fr. de C. Pelluchon, La critique de la religion chez Hobbes : une c­ontribution à la
­compréhension des Lumières, 1933-1934, Paris, PUF, 2005.
LES MŒURS SELON HOBBES 119

­C’est ainsi que l­ ’on peut entendre une différence significative entre les
Elements et le Leviathan ­concernant la notion de pouvoir. En 1640, cette
notion est examinée au sein des trois chapitres c­ onsacrés aux passions.
Le Chapitre vii examine le plaisir, le bien et le désir, en général, et le
Chapitre viii distingue plaisir sensible et plaisir mental défini c­ omme le
plaisir pris à l­ ’attente de quelque chose de bon. ­C’est dans ce ­contexte que
la notion de pouvoir est introduite : le pouvoir est ce qui est désiré en tant
que moyen en vue ­d’obtenir autre chose, et cette analyse ­s’accompagne
­d’une c­ onsidération assez détaillée sur l­’honneur (le fait d­ ’exprimer la
reconnaissance du pouvoir ­d’un autre) et ses signes, ce qui fait entrer dans
la thématique de la sémantique sociale et de ses effets. Ensuite seulement
(Chapitre ix), Hobbes détaille les passions de l­’esprit en décrivant les
diverses manières dont le désir et la crainte ­s’articulent à une représen-
tation du pouvoir que l­’on acquiert, que l­’on perd, que l­’on montre ou
masque, dont on découvre q­ u’on ne l­ ’a pas alors que l­ ’on pensait l­ ’avoir,
dont on jouit que ­l’autre en soi dépourvu, dont on craint que ­l’autre
en fasse usage, etc. Dans le Leviathan, au ­contraire, le discours sur les
passions est synthétisé dans le même Chapitre vi, auquel Hobbes ajoute
également l­’analyse de la délibération et de la volonté qui occupait, en
1640, le Chapitre 12 qui, associé au Chapitre xi sur les noms des choses
surnaturelles et le Chapitre xiii sur les effets du savoir, de ­l’enseignement,
de la persuasion et de la rhétorique, occupaient le lieu q­ u’occupent, dans
le Leviathan, les chapitres x à xii ­consacrés au pouvoir, aux mœurs et à
­l’une ­d’entre elles, la religiosité. L­ ’analyse du pouvoir et de l­ ’honneur est
reportée au Chapitre x, qui amorce le traitement des mœurs.
En première lecture, Hobbes semble, de cette manière, accentuer
­l’anhistoricité et l­ ’asocialité de son analyse des passions, pensées en deçà
de l­’analyse de la socialité humaine, qui, via la logique de l­’honneur,
était, en 1640, au cœur même de la théorie des passions. En réalité,
­c’est tout l­ ’inverse qui se produit, car, au Chapitre vi, Hobbes fait déjà
largement usage du vocabulaire du pouvoir et de l­ ’honneur : l­ ’honneur,
la puissance (la sienne ou celle ­qu’on croit sienne, ou ­qu’on veut faire
croire sienne, ou celle ­qu’on impute aux autres), exprimée sous les
noms de moyens, d­ ’aptitudes, ou à travers des types de puissance que
le Chapitre x examine, c­ omme la richesse ou l­ ’hérédité, sont les divers
objets de la plupart des passions. Autrement dit, si Hobbes écourte
le discours des passions, par rapport à 1640, c­ ’est ­qu’il réserve pour
120 ARNAUD MILANESE

plus tard le détail qui relève de ­l’analyse des pouvoirs et des diverses
manières de ­l’évaluer, et notamment ­l’honneur (­l’opinion ­d’un pouvoir
et les signes qui ­l’expriment). Et au moment de le faire, au Chapitre x,
préparant le chapitre sur les mœurs, il fait une plus large place ­qu’en
1640 aux phénomènes socio-historiques : les armoiries et les titres
­comme signes d­ ’honneur, donc de puissance33. Les « écussons et cottes
­d’armes héréditaires » viennent des Germains et de leur coutume de
peindre leur bouclier aux couleurs de leur clan. Les Grecs peignaient
leur bouclier, pour témoigner de leur richesse ou de leur noblesse, mais
ne transmettaient pas leurs insignes à leurs descendants ; les Romains
transmettaient les représentations de leurs ancêtres, mais n­ ’en faisaient
pas des armoiries. Il fallait un peuple exclusivement organisé autour de
la guerre pour instituer des armoiries héréditaires, un peuple divisé en
familles, rendant les guerres incessantes et la possession du territoire
instable. Et lorsque ces familles se sont réunies pour former des royaumes
plus vastes et plus pacifiques, la mémoire de ces mœurs et coutumes
­s’est maintenue autour de la transmission des armoiries, dont toutes les
noblesses ­d’Europe ont hérité. De la même manière, les Romains, les
Germains et les Gaulois34 ont forgé des titres qui correspondaient à des
fonctions militaires, et les titres se sont transmis ­comme signes honori-
fiques et structure sociale, y ­compris ­lorsqu’ont décliné les coutumes et les
valeurs militaires qui les ont vu naître. Ainsi, écrit Hobbes, duc vient de
duces, le général, baron vient du Gaulois ber ou bar qui équivaut au latin
vir, ou marquis vient de marchiones, ces chefs militaires qui gouvernaient
les marches, ­c’est-à-dire les régions frontalières de l­ ’Empire Romain. En
somme, loin de naturaliser davantage les passions, Hobbes accroît au
­contraire ­l’artificialité et la socialité de leur mode ­d’expression et de ce
qui les suscite, mais sépare davantage, dans ­l’exposé, la description de
leur forme naturelle (dont la fonction est de penser la possibilité des
mœurs et c­ ultures particulières), et le détail des ressorts de leur ­contenu
­culturel et social, lui-même traité au moment ­d’étudier les mœurs (et
non en étudiant les passions en elles-mêmes).

33 Lev., p. 90-2.
34 Là, Hobbes s­’appuie sur les Titles of Honour de Selden, 1614. Pour les Gaulois et les
Germains, il renvoie simplement aux historiens antiques.
LES MŒURS SELON HOBBES 121

LA POSSIBILITÉ DE LA SOCIÉTÉ
­COMME RÉGULATION DES MŒURS

Le motif des mœurs c­ oncentre bien une double intention de


­l’anthropologie du Leviathan : décrire ce q ­ u’il y a de c­ ommun à la
nature humaine et décrire les ­conditions de possibilité ­d’une caracté-
ristique essentielle de ­l’expérience historique des sociétés, leur grande
diversité. Cette visée a un prix, en première lecture : se priver de tout
critère objectif d­ ’évaluation des actes et dispositions à agir, donc de la
possibilité de caractériser les vertus. Ce serait donc autour du motif des
mœurs, et non des seules passions, qui rendent possible la diversité des
mœurs, que se ­concentrent ainsi, en 1651, ­l’ensemble des thématiques
de ­l’anthropologie morale et politique de Hobbes, allant de la félicité à
la religiosité, qui pensent les ressorts et les effets de la socialité humaine,
sans la réduire, c­ omme c­ ’était, en apparence du moins, le cas en 1640, à
­l’effet social du savoir et de la rhétorique et à l­ ’état de guerre de chacun
­contre chacun. La dimension normative n­ ’est cependant pas évacuée de
­l’anthropologie descriptive, en 1651. Il en est de même, en toute rigueur,
pour les passions, car, si le désir de puissance est une inclination générale
de l­’humanité, tout mode de vie fondé sur la répression du désir est
disqualifié, et par extension toute organisation sociale promouvant une
économie des passions au détriment ­d’une autre ou d­ ’une caractérisation
de la félicité au détriment ­d’une autre35. ­C’est précisément ce ­qu’il
­condamne dans ­l’intégrisme presbytérien de son temps, par exemple,
ou dans tout fondement théologique répressif du pouvoir politique.
Mais surtout, si ­l’attachement à la coutume quelle q­ u’elle soit fait
bien partie des mœurs des hommes, par exemple, c­ ’est par ignorance
du vrai fondement de la justice, ce qui suppose q­ u’un tel fondement
existe, et ­c’est précisément ce que Hobbes pense avoir démontré dans
les chapitres q ­ u’il c­ onsacre, dès 1640, aux lois naturelles. Hobbes ne
disqualifie jamais ­l’évaluation individuelle des biens, mais il disqualifie
par avance le fondement coutumier de la justice. ­C’est même là-dessus
que s­’ouvre, en 1640, le Chapitre xv, le premier des trois que Hobbes
35 Voir Arnaud Milanese, « ­L’anthropologie hobbesienne des passions : le sens du désir de
puissance », ­L’enseignement philosophique, 63e année, no 2, 2013, p. 57-76.
122 ARNAUD MILANESE

c­ onsacre aux lois naturelles : personne ne ­s’accorde sur ce que sont les
lois naturelles. On appelle souvent loi naturelle, écrit Hobbes, ce sur
quoi ­s’accorde ­l’humanité, ou du moins les nations les plus sages et les
plus civilisées. Mais non seulement il ­n’est rien sur quoi ­l’humanité
entière ­s’accorde, en matière de morale, mais encore on ne ­s’accorde pas
non plus sur la manière d­ ’évaluer la sagesse et le degré de civilisation,
tant les hommes divergent du fait des passions et de la coutume. Les
lois naturelles (passer des c­ ontrats, tenir ses promesses, être équitable,
par exemple) restent cependant pensables. ­L’expérience effective des
affaires humaines est un produit des passions et des coutumes, et rien,
dans les passions et les coutumes, ne garantit une quelconque vérité,
précisément parce que passions et coutumes sont capables de générer
des pratiques partagées sans aucun fondement de vérité :
Dans la mesure où tous les hommes emportés par la violence de leurs passions,
et par des coutumes mauvaises, font ce qui est c­ ommunément jugé c­ ontraire
à la loi naturelle, ce ­n’est pas ­l’accord des passions, ou ­l’accord autour de
quelque erreur résultée de la coutume, qui fait la loi naturelle36.

Trouver les véritables lois naturelles implique donc une démarche


purement rationnelle de démonstration, et non la recollection des
mœurs particulières. ­C’est pourquoi Hobbes estime, dans le Leviathan,
être le premier à fonder la « seule philosophie morale », parce que « les
auteurs de philosophie morale, ­quoiqu’ils reconnaissent les mêmes
vertus et vices » ne voient pas « toutefois en quoi c­ onsiste la bonté de
ces vertus37 » : Hobbes ne prétend pas évacuer le discours sur la vertu,
mais le fonder. Ainsi, non seulement un discours sur la justice est
possible (« ­l’insensé dit dans son cœur : il n­ ’est point de justice38 »),
mais s­ ’applique à la fois aux actes et aux mœurs. Ainsi, à propos des
dénominations « juste » et « injuste » :
Appliquée à ­l’homme, elles désignent la ­conformité ou la non-­conformité des
mœurs à la raison. Mais, appliquée aux actions, elles désignent la c­ onformité
ou la non-­conformité à la raison, non des mœurs ou de la manière de vivre,
mais ­d’actions particulières39.

36 Elements, I, 15, 1.
37 Lev., p. 159-160.
38 Ibid., p. 144.
39 Ibid., p. 148. Voir encore ibid., p. 149 : « ­L’injustice des mœurs est la disposition,
­l’inclination à faire tort. Elle est injustice avant même de passer à ­l’acte ».
LES MŒURS SELON HOBBES 123

Cette ­conformité à la raison est précisément le critère de la légalité si


les lois naturelles sont des théorèmes démontrés rationnellement. Si la
science des lois naturelles est la seule philosophie morale, c’est parce que
la relativité du bien ne permet aucune autre science morale prescriptive,
et q­ u’il existe une science de ces lois.
Aussi, dans le Chapitre x du Leviathan ­consacré au pouvoir et à
­l’honneur, Hobbes peut-il distinguer précisément les différents modes
­d’évaluation à l­’œuvre dans une société : l­’honneur c­ ompris ­comme
évaluation et reconnaissance de la puissance d­ ’agir et de penser et de sa
supériorité (qui implique la dignité, ­c’est-à-dire cette même évaluation
attribuée à la république), la qualification, qui est ­l’estimation objective
de cette puissance, et enfin la justice qui estime le caractère licite de
­l’exercice d­ ’une puissance. Justice et honneur se distinguent, même
si les époques où les violences sont seules tenues en honneur peuvent
­conduire à ce que ­l’honneur, par ignorance, tienne lieu de loi naturelle,
ce qui, pour Hobbes, explique aussi bien les mœurs que les religions
des païens :
Cela ne change pas le cas, en ce qui c­ oncerne l­ ’honneur, q­ u’une action (pourvu
­qu’elle soit grande et difficile, et, par ­conséquent, signe ­d’un grand pouvoir)
soit juste ou injuste : car ­l’honneur repose seulement sur ­l’opinion selon
laquelle il y a pouvoir. ­C’est pourquoi les païens de l­ ’Antiquité ne pensaient
pas attenter à ­l’honneur des dieux, mais au ­contraire les honorer grandement,
en les introduisant dans leurs poèmes ­comme auteurs d ­ ’enlèvements, de
larcins, et d­ ’autres actions grandes, mais injustes et impures. […] De même
parmi les hommes, ­jusqu’à ce que de grandes Républiques fussent ­constituées,
il ­n’était pas tenu en déshonneur ­d’être pirate ou voleur de grand chemin.
­C’était plutôt un métier légitime, non seulement chez les Grecs, mais parmi
toutes les autres nations, ­comme le font apparaître les ouvrages historiques
de ­l’Antiquité40.

Hobbes reprend ce point, dans le chapitre sur le pacte social, pour


l­ ’articuler à un mode d­ ’organisation politique donné : « partout où les
hommes ont vécu en petites familles, se voler et se dépouiller les uns
les autres a été une profession q­ u’ils étaient si loin de regarder ­comme
­contraire à la loi de nature ­qu’on était ­d’autant plus honoré ­qu’on avait
acquis de plus grandes dépouilles. ­L’on observait alors pas ­d’autres lois
que celles de ­l’honneur : ­s’abstenir de cruauté, laisser aux hommes la
40 Ibid., p. 89.
124 ARNAUD MILANESE

vie sauve, ainsi que les instruments agricoles41 ». Cette forme ­d’honneur
est ce ­qu’on retrouve ­aujourd’hui, écrit Hobbes, dans la valorisation des
duels : « et de nos jours, dans nos pays, les duels privés sont honorables,
­quoiqu’illégaux, et le seront toujours, ­jusqu’à ce que quelque honneur
soit réservé à ceux qui refusent un cartel, et quelque ignominie à ceux
qui ­l’envoient42 ». Si honneur et justice peuvent se ­contredire, elles
roulent tout de même autour du même phénomène.
­L’objet des lois naturelles rejoint donc ce qui spécifie les mœurs
dans le Leviathan : la vie sociale, et non la seule nature individuelle, et
le c­ oncept de mœurs vient apporter ce que le seul c­ oncept de passion
ne peut produire, une normativité sociale. Toute évaluation est dou-
blement relative : relative à ce à quoi la chose estimée est c­ omparée ;
relative au jugement d­ ’autrui. « Un homme peut bien (et ­c’est le cas
de la plupart) s­’attribuer la plus haute valeur possible : sa vraie valeur,
cependant, n­ ’excède pas l­’estime que les autres en font43 ». De même,
lorsque Hobbes définit la vertu en général, avant de ­s’intéresser en
particulier aux vertus et défauts intellectuels, elle est « dans tous les
domaines, quelque chose qui est apprécié à cause de sa supériorité : la
vertu repose sur une ­comparaison44. »
La relativité des évaluations implique leur essentielle socialité. Ce qui
échappe dès lors à la relativité des évaluations effectives et à la diversité
des sociétés, ­c’est ce qui, dans toutes les sociétés, fonctionne ­comme
­condition de possibilité d­ ’une société pacifique diverse d­ ’un point de
vue axiologique. Ce que les moralistes ont manqué, pour Hobbes, c­ ’est
que les lois naturelles « deviennent objet de louange en tant que moyens
­d’une vie paisible, sociale et agréable45 », et non en tant que prescription
­d’une vie humaine heureuse ou ­d’un pur devoir. Les mœurs, a-t-on vu,
sont, pour Hobbes, ­lorsqu’elles sont objets de science, les inclinations à
agir inscrite dans la nature humaine et ­concernant la possibilité ­d’une
vie sociale pacifique, ce qui la favorise ou s­’y oppose : en ce sens, les
lois naturelles ­s’articulent aux mœurs en tant que règles ou limites. En
particulier, les « vertus morales » sont donc des vertus au sens général
défini pas Hobbes, à ceci près que leur critère d­ ’évaluation est ce qui est
41 Ibid., p. 173-174.
42 Ibid., p. 89.
43 Ibid., p. 83.
44 Ibid., p. 64.
45 Ibid.
LES MŒURS SELON HOBBES 125

rationnellement impliqué dans toute évaluation sociale : les c­ onditions


de possibilité d­ ’une société pacifique46. ­C’est pour cela q­ u’au moment
de traiter des lois naturelles, Hobbes peut définir une « injustice des
mœurs » c­ omme « la disposition, l­ ’inclination à faire du tort47 », autre-
ment dit à ­contrevenir à ce qui assure la paix dans une société. Les
lois naturelles sont bien, ­comme Hobbes l­’écrit aussi, les « théorèmes
­concernant ce qui favorise la ­conservation et la défense des hommes48 »,
donc une société pacifique. ­C’est en cela aussi ­qu’elles peuvent ­n’être
pas seulement des préceptes moraux, mais aussi des préceptes du bon
gouvernement, et faire partie des lois civiles définies ­comme ces « lois
que les hommes sont tenus ­d’observer en tant que membres, non de
telle ou telle République en particulier, mais d ­ ’une République49 ».
­C’est un aspect de la fameuse formule selon laquelle les lois civiles et les
lois naturelles se c­ ontiennent les unes les autres50, ­l’autre étant que les
lois naturelles ­commandent ­l’institution ­d’une république, donc ­d’un
pouvoir souverain, donc de lois civiles générales et particulières. Cette
régulation q ­ u’opèrent les lois naturelles ne va pas à l­’encontre ­d’une
liberté de ­conduite individuelle maximale, bien au ­contraire, ­puisqu’une
société pacifique est la c­ ondition sine qua non d­ ’une maximisation réelle
de la liberté, et que les lois naturelles sont la ­conditions ­d’une société
pacifique. Le chapitre du Leviathan sur la liberté peut dès lors la poser
­comme ce qui doit être restreint le moins possible, au point que ce q­ u’il
qualifie de « vraie liberté des sujets » ne se réduit pas à ce que permet le
silence de la loi, mais implique les situations où il est licite de désobéir
au souverain, alors même que l­ ’existence de lois est précisément ce qui
permet à une société ­d’assurer le développement le plus ­complet de la
liberté des individus51. Il ­n’en reste pas moins que ce moment néga-
tif de la liberté est ­conditionné par son moment positif : si la liberté
est « proprement ­l’absence ­d’opposition », « ­d’après le sens propre (et
généralement reçu) du mot, un homme libre est celui qui, s­’agissant
des choses que sa force et son intelligence lui permettent d­ ’accomplir,
46 Ibid., p. 159.
47 Ibid., p. 149.
48 Ibid., p. 160.
49 Ibid., p. 281. Voir Jauffrey Berthier, Gouverner par les lois. Hobbes et le droit anglais, thèse
de doctorat, dirigée par J. Terrel, Université de Bordeaux III, 2010.
50 Lev., p. 285-6.
51 Ibid., p. 224 sur le silence de la loi, et p. 229 pour la « vraie liberté des sujets ». Voir Jean
Terrel, Thomas Hobbes : philosopher par temps de crise, Paris, PUF, 2012.
126 ARNAUD MILANESE

n­ ’est pas empêché de faire celles q­ u’il a la volonté de faire52 » – ­l’absence


­d’opposition présuppose la possibilité d­ ’une opposition, qui elle-même
présuppose un acte engagé, donc le pouvoir ­d’agir.
En somme, ­c’est parce que la vie sociale pacifique a à voir avec la liberté
des individus et donc le développement indéfini de leur puissance que les
lois naturelles peuvent réguler les mœurs, dans le gouvernement de soi et
de ­l’État. Ce point, Hobbes ­l’acquiert de deux manières c­ omplémentaires :

1) La première, la plus ­connue, passe par la fiction de ­l’état de pure


nature (la situation fictive des hommes en société mais en l­ ’absence de
relation juridique) provoquant l­ ’état de guerre de chacun c­ ontre chacun.
Cette fiction aboutit à une vie « solitaire, besogneuse, pénible, animal
(brutish) et brève53 ». Par ce biais théorique, le British s­’imagine devenu
brutish et c­ omprend notamment que la paix sociale est c­ ondition des
mœurs, de la civilisation, et donc de son humanité :
Dans un tel état, il n­ ’y a pas de place pour une activité industrieuse, parce
que le fruit n­ ’en est pas assuré : et c­ onséquemment il ne s­’y trouve ni agri-
culture, ni navigation, ni usage des richesses qui peuvent être importées par
la mer ; pas de ­constructions ­commodes ; pas ­d’appareils capables de mouvoir
et ­d’enlever les choses qui pour ce faire exigent beaucoup de force ; pas de
­connaissance de la face de la terre ; pas de ­computation du temps ; pas ­d’arts ;
pas de lettres ; pas de société ; et ce qui est le pire de tout, la crainte et le
risque c­ ontinuels d­ ’une mort violente ; la vie de l­’homme est alors solitaire,
besogneuse, pénible, animale et brève54.

Il ­comprend aussi que, même dans la plus grande violence, subsiste


une différence entre une intention légitime de se défendre, et une inten-
tion de pure agression (même si, du point de vue des actes, « rien ne
peut être injuste55 »), et que c­ ’est la seule norme qui subsiste. Une telle
fiction, à laquelle tendent les ­comportements de méfiance des sociétés
­contemporaines (­s’armer, verrouiller ses portes et ses coffres), la vie bru-
tish des Amérindiens, l­’état d­ ’une population après une guerre civile ou
encore les relations internationales56, permet de cerner le ­concept de paix,
définie, non ­comme une tranquillité dépourvue de rivalité, mais ­comme
52 Lev., p. 220-221.
53 Ibid., p. 125.
54 Ibid., p. 124-5, nous modifions la traduction.
55 Ibid., p. 126.
56 Ibid., p. 125-6.
LES MŒURS SELON HOBBES 127

« tout autre temps » que la guerre, ou « disposition avérée » à se battre en


risquant la mort57. Ainsi définie, la paix ­n’est pas cette tranquillité qui
exclut la rivalité, les c­ onflits et les évaluations – ce serait priver les hommes
de raisons fondamentales de rechercher leurs semblables – mais éloigne
autant que possible le risque de la mort violente, au regard de laquelle,
au moins, les pouvoirs des individus, hors ­d’une société de droit, sont
égaux, tant les rapports d­ ’évaluation des inégalités impliquent de fiction
et tant les pouvoirs effectifs de chacun dépendent des relations sociales58.
Avec la paix et l­ ’irréductible légitimité de la défense de soi, qui, parce que
­c’est la seule norme qui subsiste, est le seul fondement du droit naturel59,
Hobbes peut déduire le ­contenu et le statut des lois naturelles60.

2) Le besoin ­d’une vie sociale pacifique est cependant déjà acquis,
dans le Leviathan, au moment du chapitre sur ­l’état de nature, ­lorsqu’au
Chapitre x sur le pouvoir, Hobbes distingue les « pouvoirs naturels » et
les « pouvoirs instrumentaux » : les pouvoirs naturels ­consistent, non
en des pouvoirs innés, mais en tout pouvoir, inné ou acquis, qui est
incorporé à ­l’individu ; les pouvoirs instrumentaux, quant à eux, sont
acquis par les pouvoirs naturels ou « par fortune », et ­consistent dans
­l’usage fait du pouvoir ­d’autrui, humain (richesse, réputation, relations)
et divin (« cette aide secrète de Dieu que les hommes appellent chance »
– autrement dit à nouveau la « fortune », mais, cette fois, interprétée de
manière religieuse)61. Or, ces pouvoirs instrumentaux démultiplient la
puissance dont un individu fait usage, inclinent donc à la société et, in
fine, à la c­ onstitution d­ ’une république pour que la société dure, ce que
Hobbes précise immédiatement dans le Chapitre x :
Le plus grand de tous les pouvoirs humains est celui qui est ­composé des pou-
voirs du plus grand nombre possible ­d’hommes, unis par le ­consentement en
une seule personne naturelle ou civile, laquelle a ­l’usage de tous leurs pouvoirs
sous la dépendance de sa volonté, c­ omme ­c’est le cas ­d’une République ; ou

57 Ibid., p. 124.
58 Voir l­’amorce des chapitres que les trois ouvrages de politique c­ onsacrent à l­’état de
nature. Elements, I, XIV4 ; De Cive, I, II ; Lev., I, XIII.
59 Lev., p. 128 : « Le droit naturel […] est la liberté ­qu’a chacun ­d’user ­comme il le veut de
son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre
vie, et en ­conséquence de faire tout ce ­qu’il ­considérera, selon son jugement et sa raison
propres, ­comme le moyen le mieux adapté à cette fin ».
60 Ibid., I, XIV-XV.
61 Ibid., p. 81.
128 ARNAUD MILANESE

celui qui dépend de la volonté de chaque individu, c­ omme le pouvoir d­ ’une


faction, ou de diverses factions alliées entre elles. Avoir des serviteurs est donc
un pouvoir ; avoir des amis est un pouvoir ; ce sont en effet des forces unies62.

Ces pouvoirs instrumentaux inclinent aussi à la formation des reli-


gions par la tendance à feindre les agents de la fortune et à les prier
collectivement (ce sur quoi Hobbes revient à la fin du Chapitre xi, et
dans le Chapitre xii). Lorsque le Chapitre xi pose, c­ omme principe des
mœurs, la recherche de l­ ’accroissement indéfini du pouvoir, il pose donc
de facto le double désir, bien problématique, ­d’une société pacifique et
de religion.
Au final, avec la promotion du c­ oncept de mœurs, Hobbes se donne,
dans le Leviathan, un instrument plus puissant que les seules passions
pour ­comprendre la socialité humaine, le problème politique ­qu’elle
­constitue et la diversité de ses formes. Là où la théorie des passions se
gagne en mettant entre parenthèses les divers objets q­ u’elles se donnent,
les mœurs articulent la tendance humaine à agir à un objet spécifique en
ceci ­qu’il est la c­ ondition de la démultiplication des intentions, des objets
de nos passions et de la ­conduite d­ ’une existence humaine : la société. La
description ­d’une vie mentale originairement chaotique parce q­ u’elle ne
­s’ordonne que par les désirs, transfère donc, de ­l’expérience individuelle
structurée par l­ ’expérience (1640), à la vie sociale des individus (1651) le
rôle de régulation de la vie mentale. Il ne lui reste plus, dans le De Homine
(1658), q ­ u’à remettre l­’habitude à sa juste place pour c­ omprendre les
mœurs : elle ­n’est plus ce qui, dans ­l’expérience individuelle et ­l’espace
singulier ­d’une vie mentale vient réguler ­l’enchaînement des pensées
(et par c­ onséquent des passions), mais ce qui, au sein des « inclinations
des hommes vers des choses déterminées », les ingenia63 (­conditionnés
par les corps, les coutumes, ­l’expérience, la fortune, les opinions et les
autorités) vient spécifier les mœurs, parce que ­l’expérience humaine
est ­d’emblée sociale : « quand, avec la coutume (­consuetudo), les formes
­d’esprit (ingenia) se sont affermis de sorte que les actions se font avec
aisance et sans que la raison ne s­ ’y oppose, on les appelle des mœurs64 ».

62 Ibid., p. 81-2. Pour la formation de personnes civiles, voir Lev., II, chapitres xvii-xx.
Pour les autres groupes sociaux, ou « systems », voir Lev., II, chapitre xxii.
63 De Homine, XIII, 1.
64 De Homine, XIII, 8.
LES MŒURS SELON HOBBES 129

LES MŒURS ­COMME EFFET DES RAPPORTS DE POUVOIR


ET OBJET DU GOUVERNEMENT POLITIQUE

Mais plus encore, parce ­qu’il est au cœur de ­l’analyse hobbesienne


de la socialité, c­ onditionnant le sens de la paix et du droit et des lois
naturels, le ­concept de mœurs devient également un ­concept clé pour
sa pensée historique et philosophique de la politique. C ­ ’est ce que je
voudrais ressaisir pour finir. On l­ ’a vu plus haut à propos des Germains,
notamment, Hobbes mobilise son analyse du pouvoir et des mœurs pour
expliquer les dispositifs moraux et politiques historiques. ­L’importance
de la coutume dans les symboles politiques, c­ omme les écussons ou les
titres honorifiques, fait partie des mœurs. ­L’attachement à la coutume
est expliqué par ­l’ignorance du fondement de la justice, mais pas seu-
lement, car, si ­l’honneur peut tenir lieu de loi naturelle, dans tous les
dispositifs politiques organisés autour de familles ou de petits groupes
en état de guerre perpétuelle, ce n­ ’est pas ­qu’une question ­d’ignorance,
mais aussi ce que prescrit la « loi naturelle fondamentale », ­c’est-à-dire
celle qui, pour Hobbes, c­ onditionne l­’application de l­’ensemble des
lois : « tout homme doit s­ ’efforcer à la paix, aussi longtemps q­ u’il a un
espoir de l­’obtenir ; et quand il ne peut pas l­’obtenir, il lui est loisible
de rechercher et d­ ’utiliser tous les secours et tous les avantages de la
guerre65 ». Cette loi fondamentale est en même temps une clause sus-
pensive, le plus souvent interprétée pour distinguer l­ ’état de guerre de
chacun c­ ontre chacun, où la loi naturelle est donc suspendue, et l­’état
civil, où la loi naturelle devient une partie de la loi civile. Mais cette
lecture est restrictive, car cette loi fondamentale permet de ­comprendre
que l­ ’arrière-plan historique précis du Chapitre xvii, qui se termine sur
le pacte social et la définition de la souveraineté, ­n’est pas tant ­l’état de
nature que l­ ’histoire des expériences politiques imparfaites des groupes
trop petits ou trop vastes pour être gouvernés, qui ont en c­ ommun de
­n’être pas un état de nature, mais de ­n’être cependant pas capables
­d’assurer durablement la paix. On ­comprend dès lors que Hobbes puisse
voir, dans les systèmes de familles ou de petits groupes, dont les cités
grecques et la féodalité sont des versions (qui, quoique plus élaborées,
65 Lev., p. 129.
130 ARNAUD MILANESE

en c­ onservent les faiblesses), un double processus c­ onduisant les vertus


originairement militaires à être à la fois principes ­d’honneur et tenant
lieu de loi naturelle : non seulement l­ ’emprise de la guerre sur le mode
de vie ­conduit les systèmes ­d’évaluation à se focaliser sur les valeurs
martiales et à laisser les guerriers dominer la société, mais la situation
­conduit la loi naturelle à une quasi suspension. Elle est suspendue au
sens où le respect des promesses, de la propriété et ­l’équité ­n’y sont pas
des exigences garanties, mais elle est maintenue au sens où l­’intention
de la loi naturelle, q ­ u’exprime sa définition générale centrée sur la
­conservation de soi66, prescrit tout de même, aux gouvernants ­comme
aux gouvernés, le respect de la hiérarchie et de l­’honneur militaires,
qui, dans cette situation, maintient la société. Ce ­n’est donc pas par
la seule ignorance de la justice que, chez les Germains, ­l’honneur vaut
loi naturelle ! En d­ ’autres termes, on a là l­ ’exemple, chez Hobbes, d­ ’un
mode ­d’institution politique qui explique des mœurs et prescrit faute de
mieux de les maintenir, générant une hiérarchie coutumière qui est la
généalogie des noblesses ­d’Europe. Ce « faute de mieux » vise ­l’ignorance
du fondement de la justice qui fait l­’attachement à la coutume, pour
Hobbes, c­ ’est-à-dire, on le voit, non pas l­ ’ignorance des préceptes de la
loi naturelle, mais ­l’absence de cette société pacifique et de son mode
­d’organisation juridique et politique dont le désir fait la valeur de ces lois.
Ce primat du point de vue institutionnel dans ­l’explication des mœurs,
la genèse des coutumes et ­l’attachement ­qu’elles suscitent, se retrouve dans
le seul cas précis où Hobbes critique un fondement coutumier : celui de
la Common Law chez Edward Coke67. Pour Coke, ­d’après Hobbes, seule
la coutume fonde le droit ­d’un État particulier, à la fois adapté à cet État
et objet ­d’un c­ onsensus tacite68, mais cette coutume se ­constitue par la
tradition des décisions particulières des juges dans des situations
66 Ibid., p. 128 : « Une loi de nature (lex naturalis) est un précepte, une règle générale,
découverte par la raison, par laquelle il est interdit aux gens de faire ce qui mène à la
destruction de leur vie ou leur enlève le moyen de la préserver, et ­d’omettre ce par quoi
ils pensent q­ u’ils peuvent être le mieux préservés ».
67 Ibid., p. 288-9. Voir aussi Hobbes, Dialogue between a Philosopher and a Student of the
Common Laws of England, in The English Works, ouvr. cité, t. 6, 1840. Sur ces points,
nous renvoyons à Jauffrey Berthier, « Hobbes et la “raison de la ­loi” : le dialogue de la
philosophie et du droit », Lumières, no 10, 2007, p. 169-186.
68 Pour ces points, voir John Fortescue, De laudibus legum Angliae, in The Works of Sir John
Fortescue, éd. Th. Fortesque, London, printed for private distribution, 1869, ­commenté
par Jauffrey Berthier, « Hobbes et la “raison de la l­oi” : le dialogue de la philosophie et
du droit », art. cité.
LES MŒURS SELON HOBBES 131

elles-mêmes particulières, et dont l­’effet de tradition est assuré par la


référence à un précédent ­comme motif du jugement. Cette forme précise
de juris prudentia ­conduit donc, en réalité, la défense du droit coutumier
à être une défense, par un juriste, de l­’institution juridique qui est la
sienne : ­l’autorité du passé est en fait autorité des juristes présents, sur
la base de leur expertise et de leur pratique, bref « ­d’une raison (telle
­qu’était la sienne) amenée par ­l’art à son point de perfection, à force
­d’étude, ­d’observation et ­d’expérience69 ». La défense d­ ’un droit coutumier,
se présentant ­comme le produit autorégulé des mœurs anglaises, dont
les juristes seraient les porte-voix c­ ompétents, s­ ’explique, en réalité, par
la recherche de pouvoir d­ ’une institution menacée par la centralisation
progressive du pouvoir royal, en Angleterre, donc par la recherche ­d’une
hégémonie dans les rapports de pouvoir c­ omplexe dont la société anglaise
est le produit70. Plus généralement, le point c­ ommun avec l­ ’analyse du
dispositif des familles dont ­l’Antiquité archaïque et les Germains sont
les exemples, et dont les noblesses ­d’Europe sont les héritières, est que
la ­constitution des mœurs, la production et la défense de la coutume, ne
sont pas causa sui, mais sont l­ ’effet de rapports de pouvoir et de modes
de gouvernement. Car, avant ­d’être la réaction ­d’une institution que le
pouvoir royal veut dominer, ­l’attachement à la Common Law est le fruit
­d’une domination historique, dont la c­ onfirmation du droit d­ ’Edward
le Confesseur par Guillaume au moment de la Conquête (1066) est la
seule origine historique présente encore dans les mémoires : elle explique
à la fois le lien du dispositif juridique à un rapport de domination,
et la production ­d’un discours idéologique renforçant le pouvoir des
institutions – si la mémoire historique ne remonte pas plus loin ­qu’un
acte de ­confirmation du droit, ­c’est que la source de la Common Law
est immémoriale et q­ u’elle porte en elle le poids de toute l­’histoire de
­l’Angleterre71.
­L’exemple de la Common Law c­ onduit à un dernier élément explici-
tant la fonction du ­concept de mœurs dans le discours historique que
Hobbes c­ onstitue à propos de la vie politique des hommes : l­ ’existence

69 Lev., p. 288. Pour Edward Coke, voir The First Part of the Institutes of the Lawes of England,
Or a Commentary upon Littleton (1628-1644), in The Selected Writings and Speeches of Sir
Edward Coke, éd. Steve Sheppard, Indianapolis, Ind., Liberty Fund edition, 2003.
70 Voir aussi Lev., p. 691, la critique de ­l’idée que la loi elle-même peut gouverner.
71 Voir notamment John G. A Pocock, The Ancient Constitution and the Feudal Law, Cambridge,
Cambridge University Press, 1987.
132 ARNAUD MILANESE

de discours et de tout un dispositif de gouvernement de l­ ’opinion produit


par une situation de pouvoir précise, visant à la renforcer. Les exemples
les plus développés par Hobbes sont, sans aucun doute, 1) le discours
sur la vertu civique des ­conseillers ­d’État, assurant la ­confusion entre
la c­ ompétence technique et ­l’autorité politique, 2) celui de la pensée
politique des Anciens et 3) celui du pouvoir spirituel de Rome :
1) ­L’examen critique du rôle politique des ­conseillers transpose
celui du rôle des juristes. De même que les juristes n­ ’ont, en tant que
juristes, ­qu’une autorité intellectuelle, et non politique, les c­ onseillers
­n’ont ­qu’une autorité intellectuelle, même ­s’ils sont poussés par leur
situation à la ­convertir en autorité politique. Sans entrer dans les détails
du Chapitre xxv du Leviathan, ­consacré au c­ onseil, nous pouvons en
retracer brièvement les enjeux. Hobbes part ­d’une distinction ­d’ordre
logique : là où le ­commandement formule un impératif catégorique
visant l­’intérêt de celui qui ­commande, le ­conseil formule un impé-
ratif hypothétique visant ­l’intérêt de celui qui est ­conseillé. La forme
­commune de ­l’impératif et l­’intérêt de celui qui ­conseille favorisent
la ­confusion, alors que les ­conseillers ne gouvernent pas, mais ne font
que délibérer, ce qui n­ ’est pas une fin en soi : de même que, dans la vie
mentale, la délibération est le jeu des passions et des pensées aboutis-
sant à une décision au sujet de l­’intérêt de l­’agent, la délibération des
­conseillers devrait ­n’être que la vie mentale de la souveraineté, soumise
à ses intérêts (que l­ ’intérêt propre des éléments de la délibération puisse
interférer est ce qui distingue la délibération publique de la délibéra-
tion intérieure, précise Hobbes). En même temps, ­l’articulation de la
souveraineté, des lois naturelles (via le motif du pacte social) et de la
paix pensée ­comme c­ ondition de possibilité de toute société désirable
fournit des critères ­d’évaluation du c­ onseil, et notamment : 1) que le
­conseil reste un c­ onseil et ne se mue pas en c­ ommandement, puisque
la souveraineté est nécessitée par la paix, ce qui implique que les fins
des c­ onseillers restent toujours c­ ompatibles avec celles de celui qui est
­conseillé ; 2) que le ­conseil soit sollicité par le pouvoir, donc que la
charge de ­conseiller relève de ce que Hobbes appelle au Chapitre x,
on ­l’a vu, la « dignité » ; 3) enfin, ­qu’il satisfasse, pour être efficace, à
­l’autre forme ­d’évaluation définie au Chapitre x, la « qualification ».
Le développement de ce troisième point permet à Hobbes de ménager
une ­compétence spécifique au ­conseil politique, qui ne se réduise pas
LES MŒURS SELON HOBBES 133

à celle du philosophe : ­l’expérience, puisque les ­conseillers « tiennent


lieu de mémoire et de discours mental72 », de sorte que « nul ­n’est
présumé être un bon ­conseiller, en dehors des affaires avec lesquelles il
est tout à fait familiarisé, et qui en outre, ont été longuement l­’objet
de sa méditation et de son examen73 ». Voilà pourquoi Hobbes peut,
­d’un côté, au sujet de la science politique, soutenir que « ­l’art d­ ’établir
et de maintenir les Républiques repose, c­ omme l­’arithmétique et la
géométrie, sur des règles déterminées ; et non, ­comme le tennis, sur la
seule pratique », et de ­l’autre que ­l’homme ­d’autorité qui choisit des
­conseillers spécialisés « agit au mieux, semblable au joueur de tennis
qui recourt aux services de bons partenaires, placés aux endroits ­qu’ils
doivent occuper74 ». ­L’exigence de spécialisation ­conduit dans le même
temps à refuser l­ ’idée de faire du c­ onseil en toutes affaires politiques une
vertu ­commune du citoyen, et voilà pourquoi le chapitre se termine en
articulant cette exigence ­d’expérience et de spécialisation à une critique
du régime démocratique : dans une foule de ­conseillers non spécialisés,
devenus gouvernants, non seulement les passions ­s’attisent, mais les
­conseils se muent en exhortations, les citoyens étant portés à « loucher
vers leur profit personnel75 », ce qui excite encore davantage les passions.

2) ­L’examen critique du ­conseil peut se penser à de nombreux égards


c­ omme un cas particulier de ce qui est globalement reproché aux Anciens.
Ceux-ci ont en effet ­confondu la liberté des gouvernants avec la liberté
des particuliers, et ont fait porter le point principal de la pensée politique
sur la question du meilleur régime, parce que ­l’essentiel, pour eux, était
la promotion de leur propre régime, ­l’articulation de ces deux points
­s’expliquant par le caractère démocratique des régimes en question :
La liberté qui est si souvent mentionnée et exaltée dans les ouvrages ­d’histoire
et de philosophie des anciens Grecs et Romains, de même que dans les écrits
et les propos de ceux qui tiennent toute leur ­culture des auteurs politiques, ce
­n’est pas la liberté des particuliers, mais celle de la République. […] Dans nos
pays occidentaux, nous sommes accoutumés à recevoir nos opinions touchant
­l’institution et les droits des Républiques ­d’Aristote, de Cicéron et ­d’autres
Grecs ou Romains, qui, vivant sous des États populaires, ne déduisirent

72 Lev., p. 275.
73 Ibid., p. 277.
74 Ibid., p. 219-220, puis ibid., p. 279. Nous modifions, dans les deux cas, la traduction.
75 Ibid., p. 280.
134 ARNAUD MILANESE

pas ces droits des principes de la nature, mais les transcrivirent dans leurs
ouvrages ­conformément à ce qui se faisait dans leurs propres Républiques,
qui étaient populaires76.

Cette critique a deux cibles : les Anciens et les Modernes. Les Anciens


n­ ’ont pas su penser la légitimité de la cité, mais ­n’ont fait que la promotion
idéologique de leurs coutumes et mœurs politiques, pour les renforcer77,
mais ce faisant ils ­n’ont pas su voir, non la faiblesse du régime démocratique
(au regard de la souveraineté et de la fin du gouvernement, seuls objets
de la science politique, pour Hobbes, le régime est indifférent et tous
ont leurs inconvénients), mais l­ ’insuffisance avec laquelle ils ont pensé le
double statut du citoyen, dans un régime populaire se ­conduisant ­comme
un gouvernant ­lorsqu’il est gouverné, et vice versa (­lorsqu’un particulier
­s’oppose au gouvernement, ou l­orsqu’un orateur gouvernant, inverse-
ment, se soumet aux désirs de la foule). Les Modernes, qui se réclament
de ces écrits, ne savent pas voir la relativité ­culturelle et morale de ces
discours, ou ne veulent pas la voir pour ­combattre leurs propres régimes
politiques. Il en est de même que pour les c­ onseils : la médiation des
livres fait oublier les circonstances particulières qui donnent valeur aux
­conseils, ce qui c­ ontribue à les muer en exigence inconditionnée78. Le
discours politique des Anciens est, dans tous les cas, à travers les mœurs
et coutumes particulières ­qu’ils promeuvent, ­l’effet de rapports de pou-
voir circonstanciés. Inversement, ­l’effort de Hobbes pour court-circuiter
la question du meilleur régime en paroles se veut, à la fois, une prise en
­compte de la diversité des mœurs et coutumes politiques qui relativisent
les régimes, et la ­constitution ­d’une science politique sur un fondement
qui, seul, peut être universel, la pensée de la fin du gouvernement :
­l’institution d­ ’une société pacifique où peuvent croître les puissances
individuelles, en situation de pluralité axiologique préservée.

3) ­C’est le même souci qui travaille ­l’analyse hobbesienne du pouvoir


spirituel de Rome (essentiellement dans les 3e et 4e parties du Leviathan),
qui visait à hypostasier les mœurs religieuses du Christianisme romain

76 Ibid., p. 227-8.
77 Pour ce point, voir aussi Lev., p. 690-1.
78 Lev., p. 270 : « Quand on rencontre ces expressions dans des textes écrits, et q­ u’on n­ ’a pas
la possibilité ou la volonté d­ ’entreprendre l­’examen des circonstances, on prend parfois
les préceptes des c­ onseillers pour les préceptes ­d’hommes qui c­ ommandent ».
LES MŒURS SELON HOBBES 135

pour mieux promouvoir ­l’autorité ­d’une institution sur les esprits. En


pensant la supériorité du pouvoir spirituel, ainsi défini, et de la c­ onscience
sur le pouvoir des gouvernants (par exemple, en produisant ­l’instrument
idéologique de l­’éternité pensée ­comme atemporalité, Rome a cherché
à faire dire aux Écritures que le Royaume de Dieu n­ ’est pas à venir,
mais toujours déjà là79), Rome a clairement cherché à promouvoir le
pouvoir des prêtres en tant que porte-paroles de Dieu, supérieurs, donc,
à ­l’autorité des gouvernants. C ­ ’est ainsi, pour Hobbes, que l­’Église de
Rome ­s’est assis sur le trône du défunt Empire Romain, et a codifié les
mœurs des prêtres (le célibat, les tenues vestimentaires, la langue, la
­confession auriculaire, etc.) pour mieux signifier symboliquement leur
appartenance à un Royaume de Dieu déjà là. Elle a aussi su traduire les
coutumes et les mythologies locales dans une production de coutumes
chrétiennes qui ­s’appuyaient ainsi sur un pouvoir moral déjà établi80, et
elle a su gouverner les savoirs par les Universités81, le tout c­ onstituant ce
que Hobbes appelle, opposant les symboles aux symboles, un « royaume
des ténèbres », ­puisqu’il tient sa puissance de ­l’obscurcissement des
esprits, ou un « royaume des sylphes82 », puisque ses codes ­culturels
proviennent, en fait, de coutumes païennes.
Les éléments du discours historiques de Hobbes sur la fonction poli-
tique des mœurs (les mœurs sont l­’effet ­d’institutions, qui peuvent être
propres à une époque, et expriment les rapports de pouvoir ­constituant
une société ; le discours des mœurs et de la coutume vise à masquer, à
défendre, à renforcer et à accroître un rapport de domination) se c­ oncentrent
dans ce dernier exemple, qui montre, en outre, la visée qui est la sienne :
une nouvelle manière de gouverner implique, ­comme ­l’Église romaine a
su le faire, de réformer les mœurs sur la base des mœurs existantes. En
pensant les c­ onditions de possibilité de la vie sociale et de la diversité des
mœurs, Hobbes ne se donne pas seulement un instrument de critique
historique, mais donne aussi une visée gouvernementale prescriptive à
sa pensée politique. Ce dernier point est tout à fait problématique, si les
mœurs du Leviathan sont liées à la nature humaine en tant que telle, et
79 Voir par exemple Lev., p. 687.
80 Sur ce point, voir Lev., IV, XLV : « De la démonologie et des autres vestiges de la religion
des païens ».
81 Lev., IV, 46.
82 Pour tout ceci, voir Lev., IV, XLVII, notamment p. 707-9 pour le Royaume des Sylphes,
sur lequel se clôt le corps du texte du Lev.
136 ARNAUD MILANESE

si les diverses mœurs historiques en sont des illustrations : c­ omment une


vérité morale anhistorique peut-elle ­constituer un événement moral et
politique espéré, notamment, pour Hobbes à l­’occasion de la modernité
et de la crise politique q­ u’elle a suscitée, laquelle crise vient, avec la guerre
civile et ­l’effondrement de l­ ’État anglais, de ­connaître une issue tragique ?
La réponse de Hobbes est la suivante : la nature humaine a c­ onnu jusque-
là des développements imparfaits, non en un sens téléologique, mais au
sens où les hommes, selon les situations q­ u’ils rencontrent et produisent,
étendent plus ou moins, plus ou moins également, et plus ou moins
durablement leurs pouvoirs, ce que corrobore le fait que, inversement,
­l’horizon de cette moindre vie qui est celle des hommes au terme de la
fiction de ­l’état de pure nature, dans le Leviathan, touche à la bestialité. Il
est aussi des modes de vie où, par bêtise ou par recherche exclusive ­d’une
forme particulière de puissance, un individu développe insuffisamment
sa puissance83. Il est des structures sociales où certains développent leur
puissance au détriment des autres. C ­ ’est exemplairement le cas du régime
des Germains, du régime féodal ou encore de la domination spirituelle de
Rome. ­C’est ainsi que l­ ’on peut interpréter ce que Jauffrey Berthier a pu
appeler la « privatisation du tacitisme » qui ­s’opère chez Bacon et Hobbes84.
Bacon, déjà, use de schèmes issus de la littérature tacitéenne pour penser
la manière dont les particuliers peuvent ­conduire leur existence de façon
à parvenir à leurs fins, et être les « architectes de leur fortune85 ». De la
sorte, il transfère à chacun, dans un esprit qui transpire, par exemple,
dans les ­comédies de Ben Jonson86, des réquisits d­ ’abord pensés pour la
83 Sur ce point, et la promotion de la vie curieuse, voir notre étude « ­L’anthropologie
hobbesienne des passions : le sens du désir de puissance », art. cité.
84 Pour cette expression, utilisée à propos de Bacon, voir Jauffrey Berthier « Bacon, Tacite et
­l’architecte de sa propre fortune. Gouvernement de l­ ’État et politique de soi », à paraître
dans les actes du colloque Tacite et le tacitisme en Europe à ­l’époque moderne (xvie-xviie siècle).
Écriture de l­’histoire et ­conception du pouvoir, Université de Caen, 2014.
85 Voir notamment la deuxième des trois parties de la « ­connaissance civile », celle ­consacrée
aux affaires. Cf. Francis Bacon, The Advancement of Learning [1605], ed. M. Kiernan, in The
Oxford Francis Bacon, ed. B. Vickers, 15 vol., 1996-…, en cours de parution, vol. IV, 2000
(http://www.cems.ox.ac.uk/ofb/edition.shtml). Pour la tripartition de la « ­connaissance
civile », ibid., p. 156-157 ; pour la théorie de la « negotiation or businesse », ibid., p. 158-179 ;
pour l­’expression « Faber Fortunae » ou « Architecture of fortune », ibid., p. 164-165 ; pour
les références explicites à Tacite, ibid., p. 166, 170 ou 174 (plus une paraphrase, ibid.,
p. 160 ou 169) ; pour des références précises à Machiavel, ibid., p. 162, 172 ou 175 (plus
une implicite, ibid., p. 177, par exemple).
86 Voir exemplairement Ben Jonson, Volpone [1606], éd. B. Parker et D. Bevington, Manchester,
Manchester University Press, 1999.
LES MŒURS SELON HOBBES 137

vie politique, ce qui se retrouve dans le détail des mœurs que Hobbes
prête à la nature humaine en général, là où une certaine littérature curiale
critique pouvait, au ­contraire, tendre à dénoncer, à travers ces mœurs, les
perversions de cour dont le brave peuple serait préservé. Ces mœurs et la
logique de la quête de puissance ne sont pas, pour Hobbes, ­l’effet ­d’une
position institutionnelle donnée, mais la logique même du désir humain,
qui ­s’exprime mieux dans les lieux de pouvoir, simplement parce ­qu’ailleurs
les rapports de domination intellectuelle et politique obligent à revoir ses
ambitions à la baisse, voire réduisent les modes de vie au seul souci de la
préservation, restreignant les bornes de ­l’individualité.

CONCLUSION

Cet ensemble de remarques ­conduit à une double ­conclusion. Loin


­d’être la ­condition extérieure limitant et prédisposant ­l’exercice du
pouvoir politique, les mœurs sont plutôt, pour Hobbes, le produit de
rapports historiques de pouvoir et des manières de gouverner. Plus
encore, penser les ­conditions de possibilité de la diversité des mœurs vise,
pour Hobbes, à penser la possibilité ­d’un meilleur développement des
mœurs, assurant et généralisant le libre développement des puissances
individuelles, ce qui est clairement la fin du gouvernement telle que
Hobbes veut la penser l­orsqu’il reprend la formule salus populi suprema
lex pour décrire l­’« office » des « représentants souverains87 ». Voilà en
quoi ­l’introduction du Leviathan fait de ­l’anthropologie morale et poli-
tique la science, notamment, des gouvernants : c­ onnaître les c­ onditions
de possibilité des diverses mœurs fournit le savoir pour en produire
de nouvelles et les critères pour en produire de meilleures ; « celui qui
doit gouverner toute une nation ne doit pas lire en lui-même tel ou tel
individu, mais l­ ’humanité88 ». ­C’est en ce sens que l­ ’on peut entendre la
restriction de Hobbes c­ oncernant la valeur des duels : ils seront toujours
valorisés, sauf si ­l’on trouve le moyen (notamment gouvernemental, est-
on tenté de supposer) de jeter ­l’opprobre sur ceux qui lancent de tels
87 Voir notamment Lev., II, XXX. Sur ce point, voir Berthier, « La théorie du gouvernement :
­l’institution c­ omme devoir du souverain », Lectures de Hobbes, ouvr. cité, p. 281-304.
88 Lev., Introduction, p. 7.
138 ARNAUD MILANESE

défis89. Que les mœurs soient saisies lorsque la société pacifiée se donne
­comme objet c­ ommun des passions humaines, que les lois naturelles
soient leur régulation rationnelle et que la loi civile vise à gouverner les
mœurs pour libérer de ­l’aliénation des mœurs historiques, tout ceci se
­concentre dans la thèse qui clôt le Chapitre xiii du De Homine ­consacré
à ­l’ingenium : « la loi (est) la règle des mœurs […]. On ne peut trouver
une règle ­commune de la vertu et du vice en dehors de la vie civile ; ­c’est
la raison pour laquelle cette règle ne peut être autre chose que les lois
de chaque cité, car les lois naturelles, une fois que la cité est c­ onstituée,
sont une partie des lois civiles90 ». Saisir ­l’articulation hobbesienne de
­l’anthropologie et de la politique à partir du c­ oncept de mœurs permet
bien de montrer que, loin ­d’imposer un discours du droit et de la pro-
tection des libertés individuelles, tournées vers la propriété des biens,
le propos de Hobbes articule le discours du droit à un discours sur les
mœurs qui repense ­l’ensemble de ses éléments à partir ­d’une analyse de
la socialité humaine ­comprise ­comme mode de développement des puis-
sances individuelles : socialité des aspirations de chacun, d­ ’une existence
satisfaite, donc pacifique, et de toutes les formes effectives ­d’évaluation.
Ce faisant, la pensée de Hobbes produit des motifs qui ne ­s’inscrivent
pas dans la dichotomie posée par Pocock entre un discours dominant
du droit et des libertés négativement définies, et un discours dominé
de la vertu et des mœurs caractérisant le républicanisme.

Arnaud Milanese
Triangle (UMR 5206) –
ENS de Lyon

89 Lev., I, X, p. 89 : « De nos jours, dans nos pays, les duels privés sont honorables,
­quoiqu’illégaux, et le seront toujours, ­jusqu’à ce que quelque honneur soit réservé à ceux qui
refusent un cartel, et quelque ignominie à ceux qui ­l’envoient », nous soulignons.
90 De Homine, XIII, 9.
VIOLENTIA CONSUETUDINIS
Pascal et la logique de la coutume

Nul ne saurait le nier : Pascal est un des grands penseurs de la


coutume. À ce titre, le dix-huitième siècle médita incessamment un
fragment célèbre des Pensées1 qui semble démystifier la nature en y
décelant une « première coutume » (L. 126 – S. 159). « Une longue
habitude » peut modifier nos « dispositions primitives », écrit par
exemple Vauvenargues, « et telle est quelquefois sa force ­qu’elle leur
en substitue de nouvelles plus ­constantes, quoique absolument oppo-
sées […] ­d’où est venue cette ­conclusion très-littérale, ­qu’elle était une
seconde nature, et cette autre pensée plus hardie de Pascal : que ce que
nous prenons pour la nature n­ ’est souvent q­ u’une première coutume ;
deux maximes très-véritables2 ». Helvétius lui fait écho, en rappelant
que « ­l’homme sensé ­convient que la nature, ­comme le dit Pascal, et
­comme le prouve l­ ’expérience, n­ ’est rien autre chose que notre première
habitude3 ». Et La Mettrie de risquer une généalogie des penseurs de la
tyrannie de la coutume qui aurait certainement laissé pantois ­l’auteur
des Provinciales :
Dans le système de Spinosa, qui a été autrefois celui de Xénophanes, de
Melissus, de Parmenide, et de tant d ­ ’autres, adieu la Loy naturelle, nos
principes naturels ne sont que nos principes accoutumés ! Le Traducteur
du Traité de la Vie heureuse de Seneque [id est : La Mettrie] a poussé fort loin
cette idée, qui ne paroit pas avoir déplu à ce grand Génie, Pascal, ­lorsqu’il

1 Nous citons les Pensées ­d’après l­’édition Sellier (B. Pascal, Les Provinciales, Pensées et
opuscules divers, textes édités par G. Ferreyrolles et Ph. Sellier, Paris, Le Livre de Poche /
Classiques Garnier, 2004, abrév : S.), tout en donnant aussi la numérotation de l­ ’édition
Lafuma (B. Pascal, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1963, abrév. : L.). Nous corrigeons le
texte lorsque nécessaire.
2 Œuvres ­complètes de Vauvenargues, éd. D.-L. Gilbert, 2 vol., Paris, Furne et cie, 1857, vol. I,
p. 65. Voir Laurent Bove, Vauvenargues ou le séditieux. Entre Spinoza et Pascal. Une philosophie
pour la seconde nature, Paris, Champion, 2015.
3 Claude-Adrien Helvétius, De ­l’esprit, éd. J. Moutaux, Paris, Fayard, 1988, p. 212.
140 ALBERTO FRIGO

dit : ­qu’il craint bien que la nature ne soit une première coutume, et que la coutume
ne soit une seconde nature4 .

Le texte est bien c­ onnu : « Les pères craignent que l­’amour naturel
des enfants ne s­ ’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ?
La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Pourquoi
la coutume n­ ’est-elle pas naturelle ? ­J’ai bien peur que cette nature, ne
soit elle-même q­ u’une première coutume, c­ omme la coutume est une
seconde nature », lisait-on dans ­l’édition des Pensées de 16705. Moins d­ ’un
siècle plus tard, cette « pensée hardie » est devenue ­l’axiome fondateur
­d’une anthropologie nouvelle. Et cela au prix de la transformation ­d’un
fragment visiblement marqué par une tournure hyperbolique et par
« une emphase de soupçon6 » très affichée (« ­j’ai grand-peur que… »)
dans une maxime qui exténue un trope sceptique ­jusqu’à nier toute
distinction ­d’essence entre le naturel et ­l’artificiel.

­L’IMPENSÉ QUI PENSE EN NOUS

Une telle postérité, en bonne partie impréméditée et fortuite, dont bénéficia


Pascal en tant que théoricien de la toute-puissance de la coutume, aurait
sans doute eu de quoi étonner l­ ’auteur des Pensées. Car finalement sur ce
point ­comme (voire : plus) que sur beaucoup d­ ’autres il se réclamait tout
simplement de Montaigne. C ­ ’est en effet l­’auteur des Essais, ­comme le
rappelle la pensée L. 577 – S. 480 qui a « vu […] que la coutume peut
tout ». ­D’où les innombrables citations et échos de Montaigne qui
émaillent les fragments pascaliens sur le « fondement mystique » (L. 60
– S. 94) de l­ ’autorité des lois. Mais à Montaigne Pascal emprunte aussi,
4 Julien Offray de La Mettrie, Abrégé des systèmes, § vii, in Œuvres philosophiques, texte révu
par F. Markovits, 2 vol., Paris, Fayard, 1987, vol. I, p. 269.
5 Pascal, Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, étude et édition c­ omparative de
­l’édition originale avec les copies et les versions modernes par J.-R. Armogathe et D. Blot,
Paris, Champion, 2011, p. 400.
6 Gérard Ferreyrolles, Les Reines du monde. L ­ ’imagination et la coutume chez Pascal, Paris,
Champion, 1995, p. 48. Nous renvoyons à cet excellent ouvrage pour une analyse détaillée
de maints éléments de la doctrine pascalienne de la coutume évoqués dans les pages qui
suivent.
VIOLENTIA CONSUETUDINIS 141

voire surtout, une analyse de la logique de la coutume, de son modus


operandi et de son domaine d­ ’action. Et cela premièrement en situant
la coutume, en tant q­ u’objet ­d’une enquête philosophique, à la croisée
de ­l’individuel et du collectif. La disposition acquise au fil des actions
maintes fois réitérées que nous nommerions a­ ujourd’hui « habitude »
mais que la langue du dix-septième siècle indique le plus souvent avec
le terme de « coutume », ne se distingue pas quant à sa structure essen-
tielle du train de vie que nous adoptons suite à la pression exercée par
la manière ­d’agir à laquelle la plupart des hommes ou le milieu auquel
nous appartenons se c­ onforment. Dans un cas c­ omme dans l­’autre, on
a affaire en effet à un impensé qui pense en nous. La coutume, c­ ’est
en moi la pensée de l­’autre, et cet autre peut être autant la parole de
la masse qui tire sa force du fait de pouvoir dire « on », que mon moi
du passé dont l­’autorité table sur l­’antiquité et sur la répétition et n­ ’a
­d’appui, c­ omme ­l’écrit Montaigne « ­qu’en la barbe chenue et [les] rides
de ­l’usage7 » qui l­’accompagnent. Pascal associe dès lors explicitement
les deux figures de la coutume : « ­L’homme est ainsi fait q­ u’à force de
lui dire q­ u’il est un sot il le croit. Et à force de se le dire à soi-même on
se le fait croire8 ». « On se le fait croire » : formule remarquable : q­ u’il
­s’agisse du ouï-dire ou de ce que nous nous sommes dit jadis et que
nous n­ ’arrêtons pas de nous répéter, « la coutume a déjà, sans y penser,
imprimé » en nous « son caractère9 », et sa force est dans cet écart entre
le jadis de l­’origine et le maintenant de la coutume en acte, un écart
que la pensée ne peut que c­ onstater sans jamais parvenir à le recouvrer.
Un impensé qui pense en nous, donc, et qui pense, précisons-le,
selon les deux modes de la res cogitans, ­l’entendement et la volonté. Il
­s’agit ­d’une part de vérités qui tout en étant en défaut de démonstration,
valent à nos yeux c­ omme des certitudes inébranlables, car la coutume
est parvenue à métamorphoser le retour du même en une loi générale :
« Qui a démontré ­qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et ­qu’y

7 Michel de Montaigne, Essais, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 2004, I, 23,
p. 117.
8 « ­L’homme est ainsi fait ­qu’à force de lui dire ­qu’il est un sot, il le croit. Et à force de
se le dire à soi-même, on se le fait croire. Car ­l’homme fait lui seul une ­conversation
intérieure, q­ u’il importe de bien régler. Corrumpunt bonos mores colloquia prava. Il faut se
tenir en silence autant ­qu’on peut, et ne ­s’entretenir que de Dieu, q­ u’on sait être la vérité.
Et ainsi on se la persuade à soi‑même » (L. 99 – S. 132).
9 Montaigne, Essais, ouvr. cité, III, 13, p. 1083.
142 ALBERTO FRIGO

atil de plus cru ? ­C’est donc la coutume qui nous en persuade » (L.
821 – S. 661 ; cf. L. 660 – S. 544). Avant ­qu’Heidegger n­ ’en fasse un
élément de son analytique existentielle, en distinguant la Gewißheit de
la mortalité du Gewißisein de ­l’ego sum moribundus, Spinoza pointait déjà,
dans cette certitude coutumière, ­l’effet d­ ’une experientia vaga :
­ ’est à partir du ouï-dire seulement que je sais mon jour de naissance et que j­ ’ai
C
eu tels parents, et choses semblables dont je n­ ’ai jamais douté. C ­ ’est par expé-
rience vague que je sais que je mourrai : en effet, je l­’affirme parce que j­’ai vu
­d’autres, semblables à moi, avoir trouvé la mort, bien que tous ­n’aient pas vécu le
même espace de temps, et ne ­l’aient pas trouvée à la suite de la même maladie10.

­ ’autre part, la volonté ­n’apparaît véritablement libre ­qu’en ce qui


D
­concerne ­l’inessentiel, car Pascal remarque que « tous les hommes ne
­délibère­[­nt­]­que des moyens et point de la fin » (L. 192 – S. 226). La
prudence humaine n­ ’est q­ u’une fausse image de la sagesse, car elle se
trouve à son insu gouvernée par la coutume et ne veut finalement que
ce que la coutume « a déjà, sans y penser » voulu ­qu’on veuille :
La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en
dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. ­C’est un excellent
couvreur, diton. Et en parlant des soldats : Ils sont bien fous, diton. Et les
autres au ­contraire : Il n­ ’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes
sont des coquins. À force d­ ’ouïr louer en ­l’enfance ces métiers et mépriser tous
les autres on choisit. Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie ;
ces mots mêmes émeuvent ; on ne pèche ­qu’en ­l’application (L. 634 – S. 527).

Maîtresse des principes de l­’entendement et de la volonté, « ­c’est


[donc] à la coutume de donner forme à notre vie, telle ­qu’il lui plaît ;
elle peut tout en cela » résume Montaigne11.
Mais si Pascal emprunte aux Essais ­l’analyse de la logique de la cou-
tume q­ u’on vient d­ ’évoquer, il lui est également redevable, pour ainsi
dire, du jugement q ­ u’il faut porter sur cette « puissance trompeuse »
(L. 44 – S. 78) : un jugement qui chez Montaigne c­ omme chez l­ ’auteur
des Pensées relève ­d’un discours à double face. Comme on l­’a remarqué,
la coutume doit sa force à un principe ­d’aliénation. Il faudra dès lors
décrier dans son empire une forme de tyrannie. Montaigne le rappelle
10 Baruch Spinoza, Traité de la réforme de l­’entendement, éd. B. Rousset, Paris, Vrin, 2002,
p. 49.
11 Montaigne, Essais, ouvr. cité, III, 13, p. 1080.
VIOLENTIA CONSUETUDINIS 143

dès les premières lignes du chapitre 23 du premier livre des Essais dont
le titre étrangement biparti, « De la coutume et de ne changer aisément
une loi reçue », fait signe à la double nature du phénomène ­qu’il aborde :
« Car ­c’est à la vérité une violente et traîtresse maîtresse d­ ’école, que la
coutume. Elle établit en nous, peu à peu, à la dérobée, le pied de son
autorité : mais par ce doux et humble ­commencement, ­l’ayant rassis
et planté avec l­’aide du temps, elle nous découvre tantôt un furieux et
tyrannique visage, ­contre lequel nous ­n’avons plus la liberté de hausser
seulement les yeux. Nous lui voyons forcer, tous les coups, les règles de
nature. Usus efficacissimus rerum omnium magister12 ». De cette violence de
la coutume, Pascal avait sans doute retenu le portrait saisissant ­qu’en
offre saint Augustin dans les pages des Confessions (VIII, 5, 12) « Lex enim
peccati est violentia c­ onsuetudinis, qua trahitur et tenetur etiam invitus animus eo
merito, quo in eam volens inlabitur », « la loi du péché – traduit Arnauld
­d’Andilly – est la violence de la coutume qui entraîne l­ ’esprit et le tient
captif malgré lui ; mais justement néanmoins, ­puisqu’il ­s’est assujetti
lui-même à la tyrannie de sa passion13 ». Montaigne prenait c­ omme point
de départ de son plaidoyer pour et ­contre la coutume ­l’exemple ­d’une
« femme de village, ayant appris de caresser et porter entre ses bras un
veau dès l­ ’heure de sa naissance, et c­ ontinuant toujours à ce faire, gagna
cela par l­ ’accoutumance, que tout grand bœuf q­ u’il était, elle le portait
encore14 ». Saint Augustin argumente plutôt à partir de ­l’histoire de son
âme dont « le démon » tenait en sa puissance la volonté et « il en avait
fait une chaîne » avec laquelle il l­ ’avait lié : « Car en se déréglant dans la
volonté, on s­ ’engage dans la passion ; en s­ ’abandonnant dans la passion, on
­s’engage dans l­ ’habitude ; et en ne résistant pas à ­l’habitude, on ­s’engage
à la nécessité de demeurer dans le vice15 ». Le diagnostic est pourtant le
même, et Pascal peut facilement ­combiner ses deux sources en associant

12 Montaigne, Essais, ouvr. cité, I, 23, p. 109.


13 Voir Les Confessions de Saint Augustin, trad. fr. de d­ ’Arnauld d­ ’Andilly, Paris, Gallimard,
1993. Voir Ph. Sellier, Pascal et saint Augustin, [1970], Paris, Albin Michel, 1995, p. 550-554
et Id., Port-Royal et la littérature : Pascal, Paris, Champion, [1999] IIe éd. augmentée, 2010,
p. 366-368. Pour l­ ’analyse augustinienne voir Hannah Arendt, Der Liebesbegriff bei Augustin.
Versuch einer philosophischen Interpretation, Berlin, Springer, 1929, trad. fr. de A.-S. Astrup,
Paris, Rivages poche, 1996, p. 79-84 et J.-L. Marion, Au lieu de soi. L ­ ’approche de saint
Augustin, Paris, PUF, 2008, p. 236-237.
14 Montaigne, Essais, ouvr. cité, I, 23, p. 108.
15 « Cui rei ego suspirabam ligatus non ferro alieno, sed mea ferrea voluntate. Velle meum tenebat
inimicus et inde mihi catenam fecerat et ­constrinxerat me. Quippe ex voluntate perversa facta est
144 ALBERTO FRIGO

à maintes reprises dans les Pensées ­concupiscence et coutume, ­l’une et


­l’autre étant l­’expression d ­ ’une seconde nature qui nous domine. De
surcroît, cette tyrannie est ­d’autant plus redoutable ­qu’elle passe presque
toujours inaperçue : « Le principal effet de sa puissance, c­ ’est de nous
saisir et empiéter de telle sorte, ­qu’à peine soit-il en nous de nous ravoir
de sa prise et de rentrer en nous, pour discourir et raisonner de ses ordon-
nances16 ». La coutume se pare le plus souvent du visage de ­l’idéologie,
­comme Pascal le rappelle à propos des fondements de la justice : « On
ne veut être assujetti ­qu’à la raison ou à la justice. La coutume sans cela
passerait pour tyrannie » (L. 524 – S. 454). Mais justement, « le principe
de la coutume est de se dérober ­comme principe17 ».
Or, ce ­n’est là ­qu’un aspect du discours pascalien et montanien sur
la coutume, car, tout en pointant les risques de sa tyrannie silencieuse,
on peut imaginer aussi un bon usage de la violentia ­consuetudinis. Chez
Montaigne, cela reviendra à exploiter la force de la coutume qui fixe et
fige nos pensées ­lorsqu’il est question de « donner à ­l’esprit humain les
barrières les plus ­contraintes ­qu’on peut18 ». Pour brider ­l’esprit naturel-
lement folâtre et déréglé dans ses productions, il ne nous reste q­ u’avoir
recours à la coutume qui est, à ce titre, « la règle des règles19 ». Chez
Pascal il s­ ’agira au c­ ontraire ­d’opérer un renversement du pour au c­ ontre
en exhibant la raison et donc le caractère raisonnable sinon rationnel des
effets coutumiers. La coutume fait plus uniforme que la nature, remarque
Pascal et dès lors elle assure l­’unité mieux que la raison : « Pourquoi
suit-on les anciennes lois et anciennes opinions ? Est-ce ­qu’elles sont les
plus saines ? Non, mais elles sont uniques, et nous ôtent la racine de la
diversité » (L. 771 – S. 589). Mais sur ce point, nous ne pouvons que
renvoyer aux analyses que Bernard Sève20 et Gérard Ferreyrolles21 ont
­consacrées à la coutume en tant que règle supplétive de l­ ’esprit dans les
Essais et à la réversibilité de la coutume dans les Pensées.
libido, et dum servitur libidini, facta est c­onsuetudo, et dum c­onsuetudini non resistitur, facta est
necessitas » (Confessions, VIII, 5, 12).
16 Montaigne, Essais, ouvr. cité, I, 23, p. 115.
17 Ferreyrolles, Les Reines du monde, ouvr. cité, p. 29.
18 Montaigne, Essais, ouvr. cité, II, 12, p. 559.
19 Montaigne, Essais, ouvr. cité, I, 23, p. 118.
20 Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour ­l’esprit, Paris, PUF, 2007, p. 176-199.
21 Ferreyrolles, Les Reines du monde, ouvr. cité, p. 65-119. Nous nous permettons de renvoyer
aussi à Alberto Frigo, ­L’évidence du Dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascal,
Mont-Saint-Agnan, PURH, 2015, p. 99-104.
VIOLENTIA CONSUETUDINIS 145

Impensé qui pense en nous sur le mode de ­l’« on » ou du « ­j’ai tou-


jours cru » et involonté – pour utiliser un néologisme cher à Madame de
Guyon et à Fénelon – qui veut en nous avant que nous ne délibérions,
la coutume c­ ondamne donc l­ ’homme à une aliénation – mais une alié-
nation qui peut tantôt être salutaire, car elle donne accès à des vérités
sûres quoique non démontrées et permet, par le détour de la volonté
coutumière, de vouloir plus fortement et mieux que nous ne voudrions
en voulant en propre et par une volonté propre.

COUTUME ET APOLOGÉTIQUE

Pour autant si le phénomène de la coutume est ainsi saisi par Pascal,


à partir ­d’un palimpseste montanien, dans ses traits essentiels et parfois
paradoxaux, il ­convient de rappeler que les analyses que les Pensées lui
­consacrent ne se limitent pas à ­constater ­l’empire de la coutume dans
notre vie intellectuelle ni à en proposer un bon usage, mais visent aussi,
voire surtout, à articuler cette donnée d­ ’ordre anthropologique avec le
projet ­d’une apologie de la religion chrétienne qui gouverne une bonne
partie des notes laissées par Pascal lors de sa mort. ­C’est sans doute à
propos de cette articulation que les thèses pascaliennes apparaissent les
plus originales et q­ u’il ­s’avère aussi plus difficile ­d’en mesurer la portée
exacte. Il faudra donc revenir sur le rôle que Pascal assigne à la coutume,
ou plus précisément, à sa logique, dans le dispositif apologétique. Pour
ce faire, nous analyserons de près un fragment assez long, visiblement
rédigé par Pascal dans ­l’intention de reprendre et de synthétiser une
démarche amorcée dans plusieurs notes préliminaires et portant essentiel-
lement sur la fonction de la coutume dans ­l’agencement des preuves de
la religion et au sein du dialogue de ­l’apologiste avec son interlocuteur :
Car il ne faut pas se méconnaître : nous sommes automate autant ­qu’esprit. Et
de là vient que l­ ’instrument par lequel la persuasion se fait n­ ’est pas la seule
démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ! Les preuves ne
­convainquent que ­l’esprit ; la coutume fait nos preuves les plus fortes et les
plus crues : elle incline ­l’automate, qui entraîne ­l’esprit sans ­qu’il y pense.
Qui a démontré ­qu’il sera demain jour, et que nous mourrons ? Et ­qu’y a-t-il
de plus cru ? C­ ’est donc la coutume qui nous en persuade, c­ ’est elle qui fait
146 ALBERTO FRIGO

tant de chrétiens, ­c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats,
etc. (Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens q­ u’aux païens.)
Enfin il faut avoir recours à elle, quand une fois ­l’esprit a vu où est la vérité,
afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance, qui nous échappe à
toute heure. Car ­d’en avoir toujours les preuves présentes, c­ ’est trop d­ ’affaire.
Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de ­l’habitude, qui sans
violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses et incline toutes
nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturelle-
ment. Quand on ne croit que par la force de la ­conviction, et que ­l’automate
est incliné à croire le ­contraire, ce ­n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos
deux pièces : l­’esprit, par les raisons, q­ u’il suffit d­ ’avoir vues une fois en sa
vie ; et ­l’automate, par la coutume, et en ne lui permettant pas de ­s’incliner
au ­contraire.
Inclina cor meum, Deus…
La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de principes,
lesquels il faut q­ u’ils soient toujours présents, q­ u’à toute heure elle s­ ’assoupit
ou s­ ’égare, manque d­ ’avoir tous ses principes présents. Le sentiment n­ ’agit pas
ainsi ; il agit en un instant, et toujours est prêt à agir. Il faut donc mettre notre
foi dans le sentiment, autrement elle sera toujours vacillante (L. 821 – S. 661).

­S’agissant ­d’une pensée bien c­ onnue, il serait inutile d­ ’en proposer ici
un c­ ommentaire détaillé. Cependant une lecture à la loupe de ce fragment
permettra, du moins nous l­ ’espérons, de pointer quelques éléments qui
font ­l’originalité du recours de Pascal à la logique de la coutume, sinon
à sa violence, dans un ­contexte apologétique qui semblerait impliquer
­l’opposition la plus nette entre la croyance irréfléchie du ouï-dire et
­l’exigence ­d’une vérité « assurée » qui prépare au don de la foi.
La coutume c­ onstitue l­ ’obstacle premier et sans doute le plus radical
­s’opposant à la réussite de l­ ’entreprise de l­ ’apologiste. Le point n­ ’est que
trop rarement remarqué : il se situe pourtant au cœur des réflexions
méthodologiques de Pascal. Le fragment L. 817 – S. 659 en donne la
preuve : « On a beau dire : il faut avouer que la religion chrétienne a
quelque chose ­d’étonnant. ­C’est parce que vous y êtes né, dira‑ton‑. Tant
­s’en faut : je me roidis ­contre par cette raisonlà‑ même, de peur que cette
prévention ne me suborne, mais quoique j­ ’y sois né, je ne laisse pas de le
trouver ainsi ». ­S’il y a bien pour un chrétien une raison de douter du bien
fondé de sa croyance, ­c’est avant et surtout le fait ­d’être né « dans » cette
religion, de l­ ’avoir apprise, suivie, et finalement crue par coutume. ­D’où la
tâche paradoxale de ­l’apologiste auquel il revient de retrouver le caractère
étonnant de la vérité à laquelle il s­ ’est désormais pleinement accoutumé,
en recouvrant un étonnement qui ouvre de nouveau à l­ ’admiration. Ainsi,
VIOLENTIA CONSUETUDINIS 147

aux yeux de Pascal, le vrai chrétien est un fidèle qui croit malgré la cou-
tume, qui croit c­ omme s­’il ne s­’était jamais accoutumé à croire, qui ne
cesse de ­s’étonner face à la vérité ­d’une religion qui est ­l’unique ­conforme
à ­l’homme et dont cependant la doctrine va « ­contre la nature, ­contre
le sens c­ ommun, c­ ontre nos plaisirs » (L. 284 – S. 316). C ­ ’est à ce titre
­qu’on peut affirmer ­qu’« il y a peu de vrais chrétiens […] même pour la
foi », ­c’est à dire au-delà de toute posture hypocrite. Car « il y en a bien
qui croient, mais par superstition » (L. 179 – S. 210), et la superstition,
dans le lexique pascalien, n­ ’est rien d­ ’autre que cet aveuglement coutu-
mier face à ­l’autorité de ­l’autorité qui ­s’oppose à ­l’exigence de « soumis-
sion et usage de la raison en quoi ­consiste le vrai christianisme22 ». Au
­contraire, Pascal et le lecteur ­qu’il souhaite pour son ouvrage ne cessent
de se « roidir » ­contre une telle foi aveugle, car ils sont de ces hommes
qui « ­n’ont pas le pouvoir de s­’empêcher ainsi de songer et qui songent
­d’autant plus ­qu’on leur défend » et « se défont des fausses religions et de
la vraie même ­s’ils ne trouvent des discours solides » (L. 815 – S. 659).
Dès que le christianisme devient un impensé, la possibilité même d­ ’en
défendre et illustrer la vérité ­s’estompe : la religion ­n’est plus ­qu’une des
« vacations » de ­l’homme, toutes également inessentielles et infondées,
­comme le remarque notre fragment L. 821 – S. 661 : « Qui a démontré
­qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et ­qu’y a‑til‑ de plus cru ?
­C’est donc la coutume qui nous en persuade. ­C’est elle qui fait tant de
chrétiens, c­ ’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats,
etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens q ­ u’aux
païens ». Les éditeurs de Port-Royal ne manquèrent pas de pointer la
formule hardie (« ­c’est elle qui fait tant de chrétiens ») et de l­ ’expurger23.
Mais Pascal songeait sans doute à une apologie qui, tout en ­s’adressant
principalement aux incroyants et aux honnêtes gens désabusés et som-
nolant dans ­l’indifférence (L. 427-428 – S. 681-682)24, ne bousculait pas
moins la foi coutumière, trop coutumière de ces chrétiens qui, c­ omme
le persiflait déjà Montaigne, sont « chrétiens à même titre q ­ u’ils sont
ou Périgourdins ou Alémans  ». 25

22 Voir Frigo, L­ ’évidence du Dieu caché, ouvr. cité, p. 136-141 et Laurent Thirouin, « La
profession de raison », Dix-septième Siècle, no 261, 2013/4, p. 695-707.
23 Voir Pascal, Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, ouvr. cité, p. 154.
24 Voir Vincent Carraud, Pascal : des ­connaissances naturelles à ­l’étude de l­ ’homme, Paris, Vrin,
2007, p. 253-258 et Frigo, L ­ ’évidence du Dieu caché, ouvr. cité, p. 164-172.
25 Essais, ouvr. cité, II, 12, p. 445.
148 ALBERTO FRIGO

Cependant, si l­’apologiste doit ­d’une certaine façon se désaccoutumer


du christianisme pour parvenir à mieux le prouver, cela n­ ’exclut pas
le recours à la coutume dans le cadre de sa démarche. Dès q­ u’on passe
du côté du destinataire de l­’apologie, la coutume devient au c­ ontraire
un élément essentiel, « car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes
automate autant ­qu’esprit. Et de là vient que ­l’instrument par lequel
la persuasion se fait n­ ’est pas la seule démonstration. Combien y a‑til‑
peu de choses démontrées ! Les preuves ne c­ onvainquent que l­’esprit,
la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline
­l’automate, qui entraîne l­’esprit sans q­ u’il y pense » (L. 821 – S. 661).
Être automate : on ­s’interdira de rabattre trop rapidement cet automate
sur « la machine », évoquée ailleurs par Pascal et aussi sur ce « discours
de la machine » (L. 7 ; 11 – S. 41 ; 45) que serait la c­ onclusion du « pari »,
où ­l’interlocuteur, entravé et incapable de vouloir vouloir, « les mains
liées et la bouche muette », est invité à « ­s’abêtir » (L. 418 – S. 680)26. Si
la machine dont il est question dans le pari est sans doute le corps, dont
­l’inertie peut être utilisée pour faire pièce à la tyrannie des passions et
ainsi « ôter les obstacles » (L. 11 – S. 45) pour ­s’ouvrir aux preuves de la
religion, en L. 821 – S. 661 il y va de toute évidence aussi des habitudes
spirituelles, des c­ onvictions dues à la répétition d ­ ’une expérience qui
prétend se figer après coup dans une vérité d­ ’ordre général.
Il ­s’agit ­d’un thème à ­l’ordre du jour dans la philosophie de la deu-
xième moitié du dix-septième siècle et qui est au centre d­ ’un vaste débat
chez les penseurs cartésiens : peut-on parler d­ ’habitudes en ­l’âme, ­comme
Descartes le fait tantôt, notamment à propos des vertus, ou c­ onviendrait-il
plutôt de se tenir à ­l’explication mécanique et purement corporelle des
habitus (la répétition fraye dans le corps des voies qui laissent passer plus
facilement les esprits animaux) ? Maresius, Vries, Geulincx, Wittich et
beaucoup ­d’autres reviennent longuement sur cette question27. Or, Pascal
choisit, sans doute à dessein, le terme vague d­ ’automate pour dire tout
ce qui en nous relève de l­ ’effet de la répétition et de l­ ’impensé. Bref, de
26 Voir Pierre Magnard, « Le discours de la machine », Revue de Métaphysique et de Morale,
vol. 79, no 1, 1974, p. 108-117 ; Sellier, Port-Royal et la littérature, ouvr. cité, p. 103-123
et le remarquable petit livre de David Rabourdin, Pascal. Foi et c­onversion, Paris, PUF,
2013.
27 Voir l­ ’étude classique de Geneviève Rodis-Lewis, Le problème de l­ ’inconscient et le cartésia-
nisme, Paris, PUF, 1950 et Sergio Landucci, La mente in Cartesio, Milan, Franco Angeli,
2002, chap. iv.
VIOLENTIA CONSUETUDINIS 149

l­’action et des effets de la coutume28. ­L’embarras des éditeurs de Port-


Royal, animés sans doute par le désir ­d’expliciter le propos pascalien
à partir d ­ ’une anthropologie cartésienne, vaut c­ onfirmation de cette
ambiguïté délibérée : le couple automate – esprit est en effet remplacé
par le couple corps – esprit (« nous sommes corps autant ­qu’esprit29 »).
Mais le choix ne tient que le temps de quelques lignes, avant de le
céder à ­l’opposition sens – esprit (« elle incline les sens qui entraînent
­l’esprit »), la passivité des sens leur semblant sans doute mieux c­ onvenir
pour incarner ­l’antonyme de ­l’âme dans ses opérations rationnelles.
Finalement, aux yeux de Pascal, ce qui ­compte dans le cadre ­d’un
projet d­ ’apologétique ­c’est moins ce qui fait la coutume (des dispositions
de ­l’esprit, les « ­ballet­[­s]­ ­des esprits animaux », L. 686 – S. 565) que ce
que la coutume fait. Or, on l­’a vu, le propre de la violentia ­consuetudinis est
de figer et fixer ­l’esprit. Des fragments célèbres des Pensées ­consacrés à
la ­connaissance des premiers principes le disent en toutes lettres : « Qui
doute donc que notre âme étant accoutumée à voir nombre, espace,
mouvement, croit cela et rien que cela ? » « Notre âme est jetée dans le
corps où elle trouve nombre, temps, dimensions, elle raisonne là-dessus
et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose » (L. 419 ;
418 – S. 680). Nulle incertitude ne subsiste aux yeux de Pascal sur le
caractère naturel et, pour ainsi dire, inné de vérités premières (« Le cœur
sent q ­ u’il y a trois dimensions dans l­’espace et que les nombres sont
infinis », L. 110 – S. 142), qui sont à ce titre indémontrables et à l­’abri
de toute attaque sceptique. Nul doute non plus c­ oncernant leur valeur
28 À ce titre on peut parler d­ ’une subversion de la notion cartésienne de « machine » au
profit d­ ’une pensée de ­l’automate qui trouve dans la machine arithmétique son modèle.
Voir en particulier l­ ’Avis nécessaire à ceux qui auront curiosité de voir la machine arithmé-
tique : « Cette machine facilite et retranche en ses opérations tout ce superflu ; et le
plus ignorant y trouve autant d­ ’avantage que le plus expérimenté ; ­l’instrument supplée
au défaut de ­l’ignorance ou du peu ­d’habitude, et, par des mouvements nécessaires,
il fait lui seul, sans même ­l’intention de celui qui s­’en sert, tous les abrégés possibles à la
nature […]. Cette machine délivre celui qui opère par elle de cette vexation ; il suffit
­qu’il ait le jugement, elle le relève du défaut de la mémoire ; et, sans rien retenir ni
emprunter, elle fait d­ ’elle-même ce q­ u’il désire, sans même q­ u’il y pense » (Œuvres ­complètes,
éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, t. II, 1970, p. 337). Pour l­ ’anti-cartésianisme
de Pascal sur ce point nous nous permettons de renvoyer à notre étude « Notre âme est
jetée dans le corps. Funzione e figure del corpo nelle Pensées di Pascal », Alvearium, no V,
2012, p. 47-64.
29 Pascal, Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, ouvr. cité, p. 154. Pour la définition
du corps vivant c­ omme automate chez Descartes, voir notamment les articles 5 et 6 des
Passions de ­l’âme.
150 ALBERTO FRIGO

objective, sinon même à propos de la « certitude » de leur vérité, ­comme


Pascal ­l’écrit ailleurs, en rappelant ­l’argument ultime des pyrrhoniens,
voire du Descartes des trois premières Méditations : « ­l’incertitude de notre
origine […] enferme celle de notre nature » (L. 131 – S. 163). Mais une fois
que nous avons reconnu que nous ne sommes pas la création du hasard
ou d­ ’un démon méchant (ce que la foi et la révélation assurent30), le fait
que nous nous sommes accoutumés à ces vérités premières depuis notre
naissance implique que nous les « sentons » et surtout que nous sommes
dans l­ ’impossibilité (presque) totale de les penser autrement ou d­ ’envisager
­d’autres principes qui les ­contredisent (« [on] croit cela et rien que cela »).
Rappeler, au début du « pari », que l­ ’« âme est jetée dans le corps où elle
trouve nombre, temps, dimensions » et « appelle cela nature, nécessité,
et ne peut croire autre chose » revient ainsi à enjoindre à l­ ’homme de ne
pas ­confondre notre nature et la nature, ce que nous ­concevons ­comme
possible et le possible absolute sumpto31. Dans un fragment proche de L.
418 – S. 680, Pascal montre dès lors ­qu’il y a bien des natures ­qu’on
pourrait croire impossibles à partir de notre « apprentissage », avant
­d’aborder l­’ignorance essentielle de la nature divine :
Croyez-vous ­qu’il soit impossible que Dieu soit infini, sans parties ? Oui. Je vous
veux donc faire voir une chose infinie et indivisible : ­c’est un point se mouvant
partout ­d’une vitesse infinie. Car il est un en tous lieux et est tout entier en
chaque endroit. Que cet effet de nature qui vous semblait impossible auparavant
vous fasse c­ onnaître ­qu’il peut y en avoir d­ ’autres que vous ne ­connaissez pas
encore. Ne tirez pas cette ­conséquence de votre apprentissage, ­qu’il ne vous
reste rien à savoir, mais ­qu’il vous reste infiniment à savoir (L. 420 – S. 680)32.

Bref, d­ ’une part, le caractère naturel des premiers principes interdit,


à juste titre, ­d’en exiger une démonstration – il serait inutile et ridicule
30 « Nous ­n’avons aucune certitude de la vérité de ces principes – hors la foi et la révélation –
sinon en [ce] que nous les sentons naturellement en nous. […] De plus, que personne ­n’a
­d’assurance – hors de la foi – s­ ’il veille ou ­s’il dort » (L. 131 – S. 164, nous soulignons).
31 Les incertitudes des éditeurs à propos de la formule « La coutume est la notre nature »
(L. 419 – S. 680) sont à ce titre très significatives. ­L’analyse du manuscrit pascalien ne
permet pas de trancher entre deux reconstitutions possibles : « La coutume est la notre
nature » et « La coutume est la Na Nature » (Pascal aurait omis de barrer le premier
« Na »). Sellier et les Copies lisent « La coutume est notre nature », mais « la » ­n’est pas
barré. L­ ’hésitation entre « la nature » et « notre nature » ­n’a donc rien ­d’anodin.
32 Voir la reconstitution très c­ onvaincante proposée par Emmanuel Martineau dans son
édition Pascal, Discours sur la religion et sur quelques autres sujets, Paris, Fayard / Armand
Colin, 1992, p. 43.
VIOLENTIA CONSUETUDINIS 151

pour la raison de demander au « cœur » des preuves de ses premiers


principes pour acquiescer à y c­ onsentir. De l­’autre, le fait que nous y
soyons accoutumés nous fait croire, injustement cette fois-ci, que toute
nature s­ ’accorde avec ces principes (« [on] croit cela et rien que cela ») en
mesurant ­l’amplitude du possible à partir de ce qui est possible pour nous.
­C’est précisément cette violence ­qu’opère la coutume en obligeant
­l’esprit à croire « cela et rien que cela », qui doit être mise à profit dans la
persuasion que cherche à susciter ­l’apologiste. La démonstration ne suffit
pas si les habitudes de ­l’esprit ont imposé à notre entendement ou à notre
volonté un pli c­ ontraire. Au rebours, la coutume incline ­l’automate et
ainsi, fait « tomber » naturellement ­l’esprit dans une croyance dont il a
déjà atteint la démonstration par la vue de ­l’entendement. Pour le dire avec
le lexique de Montaigne que Pascal reprend assez explicitement dans le
fragment L. 821 – S. 661, il s­ ’agit de « teindre et abreuver l­ ’âme » pour que
la démonstration devienne c­ onviction. On retrouve ainsi un souci partagé
également par Descartes qui explique à Élisabeth que « ­d’autant que nous
ne pouvons être c­ ontinuellement attentifs à une même chose, quelques
claires et évidentes q­ u’aient été les raisons qui nous ont persuadé ci-devant
quelque vérité, nous pouvons, par après, être détournés de la croire par de
fausses apparences, si ce n­ ’est que, par une longue et fréquente méditation,
nous ­l’ayons tellement imprimée en notre esprit, ­qu’elle soit tournée en
habitude33 ». Plus encore que ­l’éclat de ­l’idée claire et distincte vaut la capa-
cité de l­ ’homme à se tenir dans la lumière de l­ ’évidence : l­ ’esprit est moins
obscurci ­qu’assoupi. La coutume pense pour lui quand il lui fait défaut la
lucidité pour réfléchir ou, plus radicalement, la volonté même de penser.
La logique de la coutume permet ainsi de se tenir dans une vérité
­qu’on a découverte, de se tenir « où [elle] est » (« ­l’esprit a vu où est la
vérité », L. 821 – S. 661). Il y va donc non pas de la certitude des preuves
de la religion, mais de leur fermeté. Une pensée sans doute proche de
celle que nous sommes en train de c­ ommenter le ­confirme :
Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, ­l’inspiration. La religion
chrétienne qui seule a la raison ­n’admet point pour ses vrais enfants ceux qui
croient sans inspiration. Ce ­n’est pas q­ u’elle exclue la raison et la coutume,
au c­ ontraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s­’y c­ onfirmer par
la coutume, mais s­’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules
peuvent faire le vrai et salutaire effet, ne evacuetur crux Christi (L. 808 – S. 655).

33 AT, IV, p. 295.


152 ALBERTO FRIGO

Les humiliations disent le travail de la machine, les inspirations,


celui de la grâce auquel le destinataire de l­’apologie peut uniquement
« ­s’offrir ». On remarquera pour autant ­qu’une fois une place ouverte
à la vérité, en dépassant ­l’indifférence du « monde ordinaire [qui] a le
pouvoir de ne pas songer à ce ­qu’il ne veut pas songer » (L. 815 – S.
659), il faut ­s’y tenir – « ­s’y c­ onfirmer ». La formule, sans doute mala-
droite, dit pourtant excellemment le travail de la coutume : figer et
fixer, ­d’une manière telle que ­l’esprit « croit cela et rien que cela » sans
besoin de revenir sur les raisons et les preuves qui ­l’ont porté à croire.
La c­ onnaissance par sentiment ­qu’assure la coutume « agit en un instant
et toujours est p­ rêt­[­e]­ ­à agir » (L. 821 – S. 661). L­ ’attention moult fois
reconduite nous a libérés du travail de l­ ’attention, en nous installant en
quelque sorte dans le lieu ouvert par et pour la vérité.
Maîtresse d­ ’erreur et de fausseté, la coutume est donc pour Pascal
aussi l­ ’instrument qui permet au destinataire de l­ ’apologie de s­ ’approprier
une vérité si étonnante et souvent si déroutante q­ u’il pourrait souhaiter
­l’oublier ou la fuir aussitôt après l­ ’avoir découverte. La grande majorité
des réflexions que Pascal ­consacre au statut de son discours apologé-
tique portent, ­d’une part, sur les limites d ­ ’une preuve dont la force
démonstrative doit s­ ’adapter à la logique de l­ ’action d­ ’un Dieu qui « ne
se manifeste pas aux hommes avec toute ­l’évidence ­qu’il pourrait faire »
(L. 449 – S. 690), et, de ­l’autre, sur la nécessité ­d’agir sur la volonté plus
encore que sur ­l’intelligence de ses interlocuteurs. Mais une fois ­qu’on a
­convaincu l­ ’esprit et ébranlé la volonté de ­l’incroyant de manière telle ­qu’il
résout de ­s’ouvrir à la vérité, le travail de l­’apologiste ­n’est pas achevé.
Certes, se tenir dans la vérité, se l­ ’accoutumer, « ­s’y ­confirmer » ­jusqu’à
en faire un savoir immédiat, facile et toujours disponible, presque un
réflexe désormais c­ onditionné, cela revient à la persévérance du lecteur
des Pensées, ou plutôt, du livre que les Pensées auraient dû devenir, sinon
même au travail de la grâce qui seule octroie la véritable persévérance.
Mais Pascal y aurait sans doute c­ ontribué par son art. « La manière
­d’écrire ­d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie, est la plus
­d’usage, qui ­s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et
qui se fait le plus citer, parce ­qu’elle est toute ­composée de pensées
nées sur les entretiens ordinaires de la vie ; ­comme quand on parlera
de la c­ ommune erreur qui est parmi le monde que la lune est cause de
tout, on ne manquera jamais de dire que Salomon de Tultie dit que,
VIOLENTIA CONSUETUDINIS 153

l­ orsqu’on ne sait pas la vérité ­d’une chose, il est bon ­qu’il y ait une erreur
­commune, etc., qui est la pensée de ­l’autre côté » (L. 745 – S. 618, nous
soulignons). Au fil de la répétition, ­d’une citation qui les installe dans
la mémoire, les paroles de Salomon de Tultie, énième avatar de Pascal,
­s’insinuent dans l­’esprit de ses lecteurs. Et ainsi, en devenant, c­ omme
la coutume, une seconde nature, finissent, dans le meilleur des cas et la
grâce aidant, par faire croire « cela et rien que cela ». « Qui s­ ’accoutume
à la foi la croit, et ne peut plus ne pas craindre l­ ’enfer, et ne croit autre
chose » (L. 419 – S. 680).

Alberto Frigo
Laboratoire ­d’Études
sur les Monothéismes
(CNRS – UMR 8584)
SPINOZA ET LA RAISON DES MŒURS

Spinoza ne se fait pas ­d’illusion sur la rationalité des manières


­ ’être et de juger du vulgaire. Les coutumes et, dans ce q
d ­ u’elles ont
de normatif, les mœurs, trouvent leur principe de c­ onstitution dans
­l’imagination et ­l’ingenium (« tempérament » ou « ­complexion »), dont
la logique ­n’a rien de logique : pour ce qui ­concerne le plus grand
nombre, elles doivent être rapportées à un ­complexe de passions
dont l­ ’allure générale dépend des lois de la nature, et dont les tour-
nures particulières s­ ’expliquent par des frayages incorporés au fil de
­l’existence individuelle, sociale et historique. Ces « dispositions du
dehors1 », c­ ontractées selon un ordre fortuit, rendent c­ ompte de la
diversité des habitudes et des croyances.
Cette diversité peut être légitimement mobilisée ­contre une ­conception
idéaliste des valeurs. Cependant, les habitudes collectives assurent aussi
une forme de rationalité par défaut. Les hommes sont « par nature
ennemis », mais « dans la mesure [quatenus] » seulement où ils sont
tourmentés par des affects de haine2. Ils ont aussi « tous le mot à la
1 E II 29 sc. parle de « disposition du dedans » pour qualifier l­’état de l­’esprit (et cor-
rélativement du corps) en régime d ­ ’activité. Nous parlons donc de « disposition du
dehors » pour qualifier l­’esprit et le corps en tant q­ u’ils sont passifs. Les œuvres de
Baruch Spinoza seront citées dans les éditions suivantes : Traité théologico-politique,
texte établi par F. Akkerman, traduction et notes de J. Lagrée et P.-F. Moreau, Œuvres,
édition publiée sous la direction de P.-F. Moreau, 5 vol., Paris, PUF, 1999-…, en cours
de publication, vol. III, 1999 ; Traité politique, texte établi par O. Proietti, traduction
et notes de Ch. Ramond, Œuvres, ouvr. cité, vol. V, 2005 ; Premiers écrits, Court traité,
texte établi par F. Mignini, traduit par J. Ganault, Œuvres, ouvr. cité, vol. I, 2009 ;
Ethica, in B. Spinoza, Opera, 4 vol., hrsg. von C. Gebhardt, Heidelberg, Carl Winters
Universitätsbuchhandlung, Heidelberg, 1924, vol. II, trad. fr. de B. Pautrat, Éthique,
Paris, Seuil, 2010. Nous utiliserons les abréviations suivantes : TTP pour le Traité
théologico-politique, E pour l­’Éthique, TP pour le Traité politique, et L pour les lettres ;
dém. pour démonstration, cor. pour corollaire, chap. pour chapitre, sc. pour scolie,
déf. pour définition, expl. pour explication, ap. pour appendice. En ­chiffres romains,
la partie ou le chapitre ; en c­ hiffres arabes, la proposition pour l­ ’Éthique, le numéro de
la lettre pour la correspondance, le paragraphe pour les autres ouvrages.
2 TP II, 14.
156 JACQUES-LOUIS LANTOINE

bouche “­l’homme est un Dieu pour l­ ’homme”3 » et désirent tous l­ ’aide


­d’autrui. ­C’est la raison pour laquelle « tous les hommes, barbares ou
­cultivés, tissent partout des liens coutumiers [­consuetudines ubique jungunt]
et partout organisent quelque société civile4 ». Mieux vaut ­n’importe
quelles mœurs, même les plus barbares, plutôt que pas de mœurs du
tout, car il faut que des individus qui diffèrent puissent se lier ensemble.
La naturalité de ce qui passe pour arbitraire historique est double.
­D’une part, les hommes tissent nécessairement des liens entre eux à partir
des affects et de l­’imagination, selon une modalité irréductible à celle
de ­l’artifice du ­contrat ou de la loi, ­composant ainsi ­l’élément symbo-
lique du pouvoir davantage que son élément juridique. D ­ ’autre part, le
­contenu de cet ensemble de pratiques ­communes est directement corrélé
à ­l’ingenium : mœurs et coutumes ne sont que ­l’incorporation de ­l’histoire
sous la forme de dispositions, « ­connaissance par corps5 » qui produit la
naturalisation de l­’ordre ainsi établi c­ omme nécessité faite vertu.
Le cercle de la nécessité rend vaine l­’idée ­d’arbitraire pour qualifier
les mœurs : rien n­ ’est arbitraire, puisque tout s­’explique et est généra-
lement ­consenti, jusque dans les infractions aux mœurs qui engendrent
habituellement indignation et réprobation du plus grand nombre6.
Bien plus, ce ­n’est pas parce ­qu’une croyance repose sur ­l’imaginaire,
­qu’elle ne revêt pas une forme de rationalité pratique : étant donnée
la dimension c­ onstitutive des mœurs qui tiennent lieu de vertu, c­ ’est
être demi-habile que de critiquer l­ ’universel au nom de la diversité des
coutumes, c­ omme de déplorer cette diversité au nom de l­’universel.
Dans les mœurs se produit une certaine rationalisation des affects, par
et dans l­’ordre symbolique institué à partir de la logique irrationnelle
des affects passifs. Dans ­l’Éthique, ­l’affect de ­l’honnêteté peut qualifier
un homme qui se c­ onforme par habitude aux bonnes mœurs de la Cité,
autant que celui qui vit sous le ­commandement exprès de la raison.
Néanmoins, cette dimension c­ onstitutive des mœurs et des coutumes
repose sur un mécanisme qui n­ ’est pas rationnellement c­ onçu, ce qui
rend possible la haine interculturelle. Spinoza est attentif aux identités
des peuples (ou des individus), mais ne voit pas dans ces systèmes de
croyances et de pratiques le principe suprême de l­’identité humaine.
3 E IV 35 sc.
4 TP I, 7.
5 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003.
6 E IV chap. xiii.
SPINOZA ET LA RAISON DES MŒURS 157

Cette identité sociale, réalité souvent idéalisée et instrumentalisée


(« ­l’âme russe », « ­l’esprit français »), ne peut être l­’horizon ultime de
notre devenir c­ ommun. Les hommes c­ onviennent essentiellement entre
eux par la raison. Aussi faut-il ­s’efforcer de la propager.

GÉNÉALOGIE DES MŒURS

Les « mœurs » désignent un système coutumier de pratiques et de


croyances incorporées. Ces manières ­communes de faire et de juger ne
peuvent se ­comprendre a priori à partir de la raison, ils se ­constatent
empiriquement : il est impossible pour une raison finie ­d’en déduire
le c­ ontenu, tributaire ­d’un faisceau de causes diverses dont procède
­l’apparente c­ ontingence des coutumes. Il est possible cependant d­ ’assigner
­l’origine de cette diversité à ­l’action ­combinée de deux facteurs : la
logique des affects et ­l’éducation, dont ­l’action réciproque sur ­l’agent
produit des pratiques singulières.
Les hommes « jugent des choses selon la disposition de leur cerveau7 » :
croyant ­connaître des réalités, ils ne cessent ­d’imaginer la manière dont
elles les affectent8. Les valeurs ­qu’ils accordent aux choses informent
davantage sur leur ingenium que sur la nature des choses. Ainsi, les
­cultes et les rites religieux ne sont pas inventés en raison de la nature de
Dieu, mais en fonction de la représentation q­ u’une c­ ommunauté se fait
des divinités, représentation elle-même relative à la manière d­ ’être de la
­communauté. Ce ­qu’il y a de ­commun aux dispositions du vulgaire se
retrouve dans toutes les croyances : les hommes sont soumis naturellement
aux affects. L­ ’un des plus impérieux est celui de l­ ’ambition de gloire qui
­conduit à désirer les louanges et à fuir les blâmes. Ignorant la nature de
Dieu, les hommes ont donc dû en juger ­d’après leur nature propre : « ­c’est
ainsi ­qu’ils posèrent que les Dieux destinent tout à ­l’usage des hommes,
pour ­s’attacher les hommes et être tenus d­ ’eux dans le plus grand hon-
neur9 ». ­C’est en raison ­d’une telle universalité dans ­l’ignorance et dans

7 E I ap.
8 E II 16 et cor.2.
9 E I ap. Les citations qui suivent sont extraites de ce passage.
158 JACQUES-LOUIS LANTOINE

la servitude à l­’égard des passions q­ u’on trouve des traits c­ ommuns à


tous les c­ ultes et les rites. Cependant, ces derniers voient leur c­ ontenu
varier selon les individus et les peuples : « ils inventèrent, chacun à partir
de son propre tempérament [ingenium], différentes manières d ­ ’honorer
Dieu ». Chacun a forgé Dieu à son image. Peuple ou individu, celui
qui se trouve particulièrement disposé à ­l’avarice fait des offrandes en
argent ; s­’il accorde davantage d ­ ’importance aux signes de respect et
­d’obéissance, il affectionne les génuflexions. Quant au lubrique, peut-
être offrira-t-il de jeunes vierges en sacrifice. Cette variété des coutumes
­s’accompagne d­ ’une relativité des valeurs, déterminée en dernière instance
par ­l’économie singulière des affects : « tout ce qui ­contribue à la santé et
au ­culte de Dieu, ils l­ ’ont appelé Bien, et ce qui leur est c­ ontraire, Mal ».
­L’ordre ­d’intelligibilité des mœurs est donc inverse de celui dans lequel
elles sont habituellement c­ omprises par le vulgaire. Ce n­ ’est pas parce
­qu’une chose est bonne ­qu’il faut l­ ’offrir à Dieu, mais c­ ’est parce q­ u’elle
est désirée q­ u’elle est jugée bonne et lui est offerte. Plus généralement,
­concernant les mœurs, ce n­ ’est pas parce que cela est bien q­ u’il faut le
faire, mais c­ ’est parce q­ u’on le fait q­ u’on le juge bon10.
Le sens ­commun le dit à propos de lui-même, « Autant de têtes, autant
­d’avis ». Chacun juge ­d’après sa propre ­complexion. Cependant, ­l’exemple
des c­ ultes et des rites suggère que la détermination des valeurs à partir
des affects ne doit pas ­conduire à un relativisme individualiste. ­D’une
part, nous ­l’avons vu, les hommes partagent entre eux des propriétés
­communes, ne serait-ce ­qu’en tant ­qu’ils sont soumis aux passions et
sont pour la plupart ignorants. ­D’autre part, il est impossible de faire
abstraction de ­l’éducation et du ­contexte socio-­culturel dans une analyse
­d’un c­ omplexe affectif particulier. C ­ ’est selon « ­l’ordre que l­’habitude
[­consuetudo] a, pour chacun, mis dans son corps entre les images des
choses » que « chacun, ­d’une pensée, tombera dans une autre11 ». Cet
ordre ­consiste en une liaison d­ ’affections du corps qui a été affecté par
le passé par deux choses à la fois. Sitôt que le Romain entend le son
« pomum », il « tombe » dans la pensée d ­ ’un fruit, suivant en cela les
frayages corporels (dispositions du cerveau) tracés au fil de son expérience
personnelle. Mais cet exemple ne trompe pas, ni même les suivants que
donne Spinoza dans ce passage. Un Romain, un soldat, un paysan : autant
10 E III 9 sc.
11 E II 18 sc.
SPINOZA ET LA RAISON DES MŒURS 159

de types sociaux, dont le vécu est moins forgé par une expérience singulière
que par une forme de c­ onditionnement social. Les dispositions du corps
sont une « ­connaissance par corps » des manières ­d’être, de sentir et de
juger propres à une classe sociale (soldat, paysan) ou à une société toute
entière (Romain). Il faut donc c­ onsidérer que les affects qui se déduisent
de la nature humaine c­ omme on déduit de sa nature les propriétés du
cercle, doivent être c­ ompris à partir de la logique sociale de leurs tracés
singuliers. Contre une c­ onception morale intuitionniste qui voudrait que
naturellement soient liés à certains actes certains jugements eux-mêmes
fondés sur des émotions, on explique ­qu’il est possible – dans une certaine
mesure – de joindre des affects de joie et de tristesse (i.e. des jugements
de valeurs) à ­n’importe quoi, sous l­’effet de ­l’éducation :
Il n­ ’y a rien ­d’étonnant à ce que tous les actes, en général, ­qu’on a coutume
[­consuetudine] ­d’appeler vicieux soient suivis de Tristesse, et ceux ­qu’on dit corrects,
de Joie. Car […] cela dépend au plus haut point de l­’éducation […]. Ce sont les
parents, en réprouvant ceux-là, en en faisant souvent reproche à leurs enfants, et
au ­contraire en ­conseillant ceux-ci, en en faisant ­l’éloge, qui ont fait q­ u’à ceux-là
se sont trouvés joints des mouvements de Tristesse, et de Joie à ceux-ci. Ce que
­confirme également l­ ’expérience même. Car la coutume [­consuetudo] et la Religion
­n’est pas la même pour tous ; bien au ­contraire, ce qui chez les uns est sacré est
profane chez les autres, et ce qui chez les uns est honnête est déshonnête chez les
autres. Donc, selon que chacun a été éduqué, il se repent ­d’un acte ou ­s’en glorifie12.

Spinoza emprunte à la démarche sceptique ­l’argumentation ­contre


l­ ’universalisme des valeurs en se fondant sur les dispositions des agents
dont la diversité est empiriquement ­constatée. Il montre cependant que
les ­conditions de possibilité de la diversité des coutumes peuvent être
rationnellement déduites, ­l’expérience intervenant pour ­confirmer cette
­connaissance rationnelle. C ­ ’est dans la nature humaine q­ u’on trouve les
raisons ­d’une telle relativité : le corps humain, par nature plastique,
est apte à être affecté de nombreuses manières13 et à lier de nombreuses
affections, recevant une éducation par les parents, la société, ­l’expérience
individuelle14. Dans l­’évocation sempiternelle de coutumes étranges et
12 E III déf. des affects 27 explication.
13 E II 14.
14 Le refus de ­l’autorité parentale obéit lui-même à l­ ’intériorisation de modèles sociaux vécus
­comme expérience personnelle : l­ ’adolescent qui fuit les réprobations de ses parents pour
­s’engager dans l­’armée se c­ onforme à une norme sociale de rébellion, qui plus est pour
finir par obéir davantage. Voir E IV chap. 13.
160 JACQUES-LOUIS LANTOINE

étrangères censée servir ­d’argument définitif ­contre ­l’universel, ­s’exprime


le goût immodéré pour la nouveauté et une fascination pour ce ­qu’on
ne c­ omprend pas. Le meilleur argument c­ ontre le scepticisme, c­ ’est que
la raison est apte à expliquer ce ­qu’admire le sceptique, sans ­s’étonner
ni ­s’effrayer du c­ onstat.
Pour que l­ ’inculcation des mœurs puisse être suivie d­ ’efficience, il faut
­compter sur les dispositions naturelles des enfants. Naturellement enclins
à la gloire et sensibles aux louanges, selon le principe de ­l’imitation des
affects, ils peuvent apprendre à désirer, aimer ou haïr certains actes. Ces
dispositions naturelles fonctionnent c­ omme un relais qui fait passer la
pilule de la ­contrainte éducative, plus proche du dressage (qui ­n’implique
en rien la violence) que de l­’instruction15. Ici se joue l­’incorporation de
­l’ordre social selon une violence symbolique qui trouve dans l­ ’adhésion
du dressé les ­conditions de son dressage16. ­C’est un trait ­commun chez le
vulgaire ­d’éduquer les enfants en prenant appui sur la logique naturelle
des affects : « les hommes sont, de nature, enclins à la Haine et à l­ ’Envie,
à quoi ­s’ajoute l­’éducation même. Car les parents, ­d’ordinaire, incitent
[­concitare solent] les enfants à la vertu par le seul aiguillon de ­l’Honneur
et de ­l’Envie17 ». Difficile de déterminer si cette tendance ordinaire est
une habitude elle-même socialement produite, ou si cette attitude se
déduit de la nature humaine.

IDIOSYNCRASIE DU CORPS SOCIALISÉ

Se trouvent ainsi reproduites les mœurs, façons collectives ­d’évaluer


qui trouvent dans le corps de chaque agent une manière individuelle
de ­s’exercer. S­ ’il est impossible de parler d
­ ’une indétermination des
15 Alexandre Matheron, Le Christ et le salut des Ignorants chez Spinoza, Paris, Aubier-Montaigne,
1971, p. 16 et 19.
16 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 2002, p. 55-56.
17 E III 55 sc. Rappelons cependant ­qu’il vaut mieux une telle éducation que pas ­d’éducation
du tout : E V 39 sc. Voir aussi Francesco Toto, « Tra natura e storia : il caso degli usi e
dei costumi nel pensiero di B. Spinoza », Spinoza e la storia, éd. R. Colombo, N. Marcucci,
G. Mormino, Naple, Ponte Vecchio, 2018 (à paraître), qui écrit que « les coutumes peuvent
être ­conçues ­comme ­condition non seulement de la détermination de la nature humaine,
mais aussi de son émergence même ». Nous traduisons.
SPINOZA ET LA RAISON DES MŒURS 161

dispositions des agents sociaux, la multiplicité des causes qui participent


à leur façonnement singularise nécessairement l­’ingenium de chacun.
Selon ­qu’une société loue la possession d­ ’argent ou le pouvoir politique,
le courage face au danger ou la procréation, le champ des aspirations
légitimes de ­l’enfant se trouve d ­ ’emblée réduit. À cela s­’ajoutent les
dispositions des parents, le tempérament et le vécu de l­’agent, autant
de facteurs qui le c­ onduisent à privilégier tel ou tel objet particulier. Un
tableau c­ omplet des mœurs doit prendre en c­ ompte leur c­ omposante
collective, mais aussi les c­ onfigurations singulières que ces mœurs
prennent en chaque individu. Il n­ ’est pas question de réduire les mœurs
individuelles aux mœurs collectives, le social ne pouvant suffire à expli-
quer les manières de vivre propres à ­l’« avorton [homunculus] » Schuyl
ou à déduire celles de M. Leibniz, dont la c­ onnaissance suppose une
« fréquentation prolongée18 ».
­L’interprétation de l­ ’Écriture ne peut donc se c­ ontenter de la c­ onnaissance
de la langue, véhicule de la ­culture du peuple dont est issu le prophète et
qui ­s’exprime par ­l’intermédiaire du rédacteur. Il faut aussi c­ onnaître « la
vie, les mœurs et les préoccupations de ­l’auteur », ­c’est-à-dire de celui qui
a parlé et dont on relate, plus ou moins fidèlement, les paroles : « mieux
on c­ onnaît le génie et la c­ omplexion [genium et ingenium] de q­ uelqu’un,
plus il est facile d­ ’expliquer ses paroles19 ». Certains prophètes sont soldats,
­d’autres paysans, certains sont mélancoliques, ­d’autres miséricordieux, ce
qui influe sur ­l’expression des mœurs ­communes : « Ainsi la révélation
elle-même variait, […] pour chaque prophète, selon la disposition de son
tempérament et de son imagination et en fonction des opinions ­qu’il avait
embrassées auparavant20 ». Dans le même ordre d­ ’idées, Spinoza suggère
le caractère historique de la monnaie, qui a collectivement affecté les
mœurs des individus : « ­l’argent est venu [attulit] apporter un abrégé de
toutes choses, si bien que son image occupe ordinairement [occupare soleat]
plus que tout ­l’Esprit du vulgaire ». Mais il ajoute que « cela ­n’est vice
que chez ceux qui recherchent les monnaies non par besoin, ou à cause
des nécessités ; mais parce q­ u’ils savent les arts du gain, grâce auxquels
ils ­s’élèvent somptueusement ». Un tel travers modifie profondément les
mœurs de l­’individu : « ils donnent au Corps sa pâture c­ omme on fait
18 Spinoza évoque les « mœurs [mores] » de ces deux hommes, respectivement L15 et L72.
19 TTP VII, 5.
20 TTP II, 9.
162 JACQUES-LOUIS LANTOINE

d­ ’habitude [ex ­constitudine pascunt] ; mais parcimonieusement, parce ­qu’ils


croient perdre de leurs biens autant q­ u’ils en dépensent à la c­ onservation
de leur Corps21 ».
­S’il est vrai que les mœurs participent bien à la c­ onstitution d­ ’une
identité c­ ommune propre à un peuple (ou à une classe sociale), faisant de
celui-ci un individu c­ omposé ­d’individus22, ces derniers qui le c­ omposent
­n’en ­conservent pas moins leur essence actuelle propre23. Les « nations »
ont une certaine réalité individuelle, au travers de ­l’affect ­commun par
lequel les hommes de cette c­ ommunauté sont unis, mais elle dépend
des individus qui la c­ omposent et ­qu’elle ne définit pas absolument :
La nature ne crée pas de nations : elle crée des individus qui ne se distinguent
en nations que par la différence des langues, des lois et des mœurs reçues ;
seules ces deux dernières, les lois et les mœurs, peuvent faire que chaque
nation ait une c­ omplexion particulière, une situation particulière et enfin
des préjugés particuliers24.

De même que la nature ne crée pas de nations, la nation ne crée pas


d­ ’individus : seule la nature crée des individus, dont ­l’identité ne dérive
pas exclusivement de leur ­communauté ­d’appartenance. ­L’invocation
des mœurs a pu servir dans l­’histoire de sous-bassement théorique à
une c­ onception biologisante du social ; il faut au c­ ontraire sociologiser le
biologique, en montrant que le corps individuel est ­d’abord une affaire
de relations multiples entre les individus qui le ­constituent (organes,
os, etc.) et ­qu’il rencontre (autrui).
Il ­n’y a « rien ­d’étonnant » à ce que les mœurs ­comprises ­comme
manières ­d’évaluer les actions et les choses varient selon les individus,
classes sociales et nations, ­puisqu’elles dépendent des dispositions du
corps humain qui peut être disposé de diverses manières selon l­’ordre
que l­’habitude a mis en lui. Les mœurs étant relatives à une logique
de ­l’imagination qui ­n’a rien de rationnel, il est tout naturel q­ u’elles se
­constituent selon l­’ordre fortuit des rencontres. C ­ ’est le caractère à la
fois tout naturel et second des coutumes par rapport aux affects et à
­l’imagination qui c­ onduit Spinoza à donner à la relativité des mœurs
21 E IV chap. 28 et 29.
22 E IV 18 sc.
23 Voir TTP XVII, 1. Voir aussi L32 : les parties c­ omposent un tout mais restent des indi-
vidus distincts.
24 TTP XVII, 26.
SPINOZA ET LA RAISON DES MŒURS 163

une place seconde, si on la c­ ompare à l­’intérêt porté à la question de


­l’ingenium. Il faut avoir cru ou espéré en des valeurs idéales ou en une
nature humaine rationnelle pour être ou feindre d­ ’être étonné de la rela-
tivité des valeurs établies : si l­ ’on c­ onnaît la nature plastique de l­’homme,
son façonnement par et dans les affects et ­l’histoire, son ignorance et
son exposition aux causes extérieures, on ne s­ ’étonne pas de c­ onstater la
diversité des pratiques. Les mœurs sont une morale du vulgaire incor-
porée : ­comment des hommes ignorants auraient-ils pu rationnellement
produire des mœurs rationnelles ?

MORALITÉ DES MŒURS


Disposer les hommes à l­’obéissance et à la raison

Les mœurs trouvent leur principe génétique dans l­ ’ordre des passions,
mais cela ne ­conduit pas à dénigrer leur fonction ­constitutive en matière
de politique. Il est même possible de voir dans les mœurs et les coutumes
ce par quoi le jeu des passions produit un ordre rationnel extérieur aux
individus, qui deviennent ainsi rationnels malgré eux mais de bon gré.
Le problème politique ­s’énonce en effet dans les termes suivants : « les
hommes […] sont ­conduits par ­l’affect plus que par la raison25 ». Or,
« En tant que les hommes sont en proie aux affects qui sont des passions,
ils peuvent être c­ ontraires les uns aux autres26 ». Donc « la multitude
­s’accorde naturellement et veut être ­conduite ­comme par une seule âme
sous la c­ onduite non de la raison mais de quelque affect ­commun27 ».
Comment faire obéir des hommes qui n­ ’en font ­qu’à leur tête, selon la
disposition de leur cerveau ? Il faut faire que leur “tête” (la disposition
du cerveau) ­convienne avec celle des autres, car « rien ­n’est plus utile
à ­l’homme que l­’homme ». L­ ’art politique c­ onsiste à faire c­ onvenir les
hommes par ce q­ u’ils ont de c­ ommun. Hélas ! Ce par quoi les hommes
naturellement c­ onviennent (la raison) ­n’est pas donné par nature, mais
se c­ onquiert dans des c­ onditions apaisées du point de vue des passions.

25 TP VI, 1.
26 E IV 34.
27 TP VI, 1.
164 JACQUES-LOUIS LANTOINE

Ce qui suppose la question résolue. La production de mœurs ­communes


est un réquisit pour produire l­’accord entre des individus qui, sujets
aux passions, « discordent en nature28 » :
Il est avant tout utile aux hommes de nouer des relations, et de ­s’enchaîner
par des liens [­consuetudines jungere, seseque iis vinculis astringere] qui fassent ­d’eux
tous un seul, plus apte, et, absolument parlant, de faire ce qui c­ ontribue à
affermir les amitiés29.

Les liens sociaux coutumiers sont la ­condition de possibilité ­d’établir


des liens d­ ’amitié : on ne peut s­’accorder par la raison (­l’amitié est un
affect rationnel) ­qu’une fois ­qu’on ­n’est plus transi par la crainte, la haine,
la rancœur, le mépris, ­l’esprit de vengeance. Or, jamais la loi ne peut à
elle seule produire une telle c­ oncorde. Elle doit devenir habitude et être
incorporée dans les mœurs. Moïse ne ­s’est pas c­ ontenté de légiférer : ses
institutions ­s’adressent à l­’intérêt et aux affects. Elles impliquent un
régime de signes qui c­ ommandent des automatismes, le tout pour assu-
rer une cohésion sociale et une obéissance à la Loi qui soit la plus ferme
possible30. Quand on c­ onsidère le Léviathan de Hobbes, il est décevant
de voir à quel point le souverain hobbesien a du mal à se faire obéir si
on ne suppose pas un grand sens moral de l­ ’engagement chez ses sujets,
lié à une efficacité redoutable de ­l’instruction31. Spinoza au c­ ontraire ne
pense jamais la loi indépendamment des ­conditions de son effectivité
dans l­’adhésion non rationnelle des sujets aux institutions. Même dans
le TP, qui met moins ­l’accent que le TTP sur la fonction des coutumes
et des signes et davantage sur le rôle des c­ ontre-pouvoirs institutionnels,
Spinoza fait remarquer ­l’importance de tenir les hommes par les habitus,
et notamment par les habits : « si une loi établit que les patriciens et ceux
qui briguent les honneurs se distingueront par un vêtement ou costume
particulier, ils n­ ’auront ni désir des coutumes [habitus] étrangères ni mépris
des coutumes ancestrales32 ». Concrètement, il faut que le désir individuel

28 E IV 33.
29 E IV chap. xii.
30 Sur le rôle des ­cultes, rites, et signes, et plus généralement de ­l’habitude, dans la produc-
tion d­ ’un peuple juif patriote et fortement uni, voir TTP III, notamment la fin à propos
de la circoncision, ainsi que V, 8 à 10, et XVII, surtout 25.
31 Thomas Hobbes, Léviathan, traduit, annoté et c­ omparé au texte latin par F. Tricaud,
Paris, Sirey, 1971, p. 358 et 366.
32 TP X, 7. Voir aussi VIII, 25 et 47.
SPINOZA ET LA RAISON DES MŒURS 165

investisse ­l’habit reconnu par la société plutôt ­qu’il ­n’en fasse ­qu’à sa tête
et ne tyrannise autrui à partir de sa propre c­ omplexion. Désirer la gloire
dans un tel État, ­c’est aussitôt vouloir se ­conformer aux mœurs et aux lois
de cet État. Potentiellement explosif, le désir se voit réglé par la coutume,
elle-même réglée par la loi qui ­n’est obéie ­qu’une fois incorporée. Ainsi
se produit l­’obsequium, « volonté c­ onstante d ­ ’accomplir ce qui est bon
selon le droit et doit être fait selon le décret c­ ommun33 ».
Faire éprouver une passion pour la loi, voilà l­’enjeu des coutumes,
afin que « les sujets y fassent leur devoir spontanément plutôt que sous
la ­contrainte34 ». En temps de paix, les hommes ont tendance à devenir
« mous et veules », à s­ ’appliquer « à surpasser autrui non par la vertu mais
par le faste et le luxe », et à « se lasser des us et coutumes [mores] de leur
patrie et à en adopter d­ ’autres35 ». Spinoza affirme q­ u’« Ils entrent alors
dans la servitude », non seulement à l­’égard des passions, mais aussi les
uns à ­l’égard des autres. Que peut-on faire ? « Il ne faut jamais interdire
[le faste et le luxe] directement » par une loi, mais « le faire indirecte-
ment, ­c’est-à-dire en établissant les fondements de ­l’État de telle sorte
que la plupart des hommes, s­’ils ne ­s’appliquent sans doute pas à vivre
sagement (cela en effet est impossible), soient cependant ­conduits par les
affects les plus utiles à la République36 ». Établir des mœurs, ­c’est produire
une c­ oncorde involontaire de la part des sujets qui cependant obéissent
volontiers, selon leur propre disposition. La loi, sans les coutumes et sans
les affects, n­ ’a pas d­ ’empire sur les individus. Autrement dit, « ce ­n’est
pas la raison de ­l’obéissance, mais ­l’obéissance qui fait le sujet ». Pour
cela, « tous les moyens susceptibles de les faire obéir37 » sont bons, aux
premiers rangs desquels on trouve ­l’habitude, et au dernier rang ­l’appel à
la raison des citoyens. C ­ ’est la c­ ondition pour que les hommes, « habitués
à vivre dans un État [in imperio vivere ­consueverunt], appellent “péché” ce
qui advient ­contre le ­commandement de la raison38 », malgré eux mais
de bon gré, ayant incorporé sous forme de frayages corporels ce ­qu’un
État bien pensé a ­conçu plus ou moins rationnellement.
33 TP II-19. Voir aussi Pierre Bourdieu, Esquisse d­ ’une théorie de la pratique, Paris, Seuil,
2000, p. 298-299.
34 TP II, 19.
35 TP X, 4.
36 TP X, 6.
37 TTP XVII, 2.
38 TP II, 21.
166 JACQUES-LOUIS LANTOINE

­L’irréductibilité du champ politique au seul champ juridique ne


s­ ’aperçoit jamais aussi bien que dans ­l’inertie ­qu’offrent les dispositions
­d’un peuple à ­l’égard de changements ­constitutionnels. Un peuple tient à
la royauté par habitude, ce qui implique pour le pouvoir qui souhaiterait
­s’instituer de ne pas changer les mœurs, mais de prendre appui sur elles39.
­C’est là un signe de la puissance des dispositions incorporées. En soi, la
démocratie vaut mieux que la monarchie, mais un peuple habitué à la
royauté reste royaliste, à moins ­d’un grand changement de lui-même,
provoqué par exemple par ­l’indignation causée à ­l’occasion ­d’outrages
aux mœurs, réels ou imaginés, c­ ommis par le roi et sa cour40. On a
beau raisonner les hommes, il faut toujours “faire avec” leur ingenium.
Si les mœurs produisent une ­concorde et une obéissance que la raison
seule ne parvient pas à produire chez le vulgaire, elles sont une pièce
maîtresse dans la ­constitution ­d’une amitié, par le développement de
la raison ­qu’elles permettent : plus un corps a de choses en ­commun
avec ­d’autres, plus ­l’esprit, qui est ­l’idée de ce corps, est apte à perce-
voir adéquatement plus de choses41 et ressent davantage de joie. Tant
que les hommes se déchirent autour ­d’une propriété et ­qu’ils évaluent
les biens de chacun selon la disposition ­d’un cerveau non socialisé, ils
ne peuvent c­ oncevoir ce par quoi les hommes peuvent s­’accorder, et
ne c­ omprennent pas q ­ u’ils c­ onviennent surtout quand ils raisonnent
(amitié). Les mœurs peuvent ainsi participer aux ­conditions ­d’un pro-
grès éthique. Le sage ­comme ­l’homme du c­ ommun doivent ­composer
avec les travers des mœurs individuelles et les exotismes des cités ­qu’ils
visitent42. ­S’adapter à l­’ingenium des autres est un principe qui n ­ ’est
plus simplement politique (maintenir la ­concorde), mais aussi éthique.
Spinoza ne marque aucun mépris à l­ ’égard des mœurs, du moins pour
ce qui ­concerne les « bonnes mœurs43 ». Il ­convoque le même ­concept
39 Voir TTP XVIII, 6-9 notamment.
40 TP IV, 4 : le pouvoir de ­l’agent (royal ou autre) doit ­compter avec les aptitudes et donc
les mœurs des patients ; « courir les rues ivres, ou nus avec des prostituées, se ­comporter
en histrion » etc., ­c’est perdre sa « majesté » et « changer la crainte en indignation ».
41 E II 29 cor.
42 Sur la vertu qui ­consiste à ­s’adapter aux mœurs, voir TRE 17, TTP XX, 18, relatifs à
­l’effort de Spinoza pour ­s’adapter à ses lecteurs ; E IV 70 sur ce que doit faire le sage
des bienfaits ­qu’il reçoit du vulgaire ; et enfin TTP V, 13 et XVI, 22 sur la légitimité
politique et éthique ­d’abandonner les ­cultes et les rites de sa religion ­s’ils sont interdits
dans le pays où l­ ’on a émigré.
43 TTP II, 12.
SPINOZA ET LA RAISON DES MŒURS 167

pour qualifier « le Désir qui tient l­’homme vivant sous la c­ onduite de
la raison de ­s’attacher tous les autres par ­l’amitié44 », et pour qualifier
­l’effort que font les hommes pour maintenir « les mœurs reçues dans la
cité45 ». « ­L’honnêteté », ­qu’elle soit dictée par la raison ou déterminée
par les « dispositions du dehors », permet d­ ’entretenir la ­concorde, non
par la crainte mais par la c­ onfiance46.
­L’obéissance aux bonnes mœurs ­constitue ce ­qu’on pourrait appeler,
à la suite de Matheron à propos des enseignements du Christ, une sorte
de promesse de « salut des ignorants47 ». Ce salut des ignorants est incer-
tain : « avant q­ u’ils puissent c­ onnaître la vraie règle de vie et acquérir
la pratique habituelle de la vertu, une grande part de leur vie est déjà
passée, même s­ ’ils ont été bien éduqués48 ». Mais ce n­ ’est déjà pas si mal.
Encore faut-il que ces mœurs soient « bonnes » : reconnaître une valeur
­constitutive aux mœurs ne revient pas à ­s’ébahir devant la diversité des
­cultures ou à vénérer ses propres mœurs ­comme principe suprême de
cohésion sociale, mais doit se faire au nom de la raison elle-même, seule
juge de ce qui est vraiment bon ou mauvais, utile ou nuisible. Spinoza
­n’a rien du demi-habile ou du dévot qui dénoncerait ­l’irrationalité ou la
vanité des coutumes, mais il n­ ’est pas davantage habile ou chrétien parfait,
à ­l’instar de Pascal : si de la ­concupiscence naît un certain ordre, seul ce
­qu’il y a de rationnel dans les coutumes peut produire un bel ordre49.

PAR-DELÀ LA VARIÉTÉ DES MŒURS,


UN C
­ ONTENU UNIVERSEL ­COMMUN ?

Spinoza permet ­d’éviter deux écueils. Le premier ­consiste à juger


abstraitement le ­contenu des coutumes sans égard aux dispositions à
partir desquelles il est possible de les ­comprendre. Il faut ­comprendre

44 E IV 37 sc. 1.
45 E IV chap. x. Sur ce point, voir aussi Toto, « Tra natura e storia : il caso degli usi e dei
costumi nel pensiero di B. Spinoza », art. cité.
46 E IV chap. xvi.
47 Matheron, Le Christ et le salut des Ignorants chez Spinoza, ouvr. cité.
48 TTP XVI, 3.
49 Blaise Pascal, Pensées, Paris, éd. M. Le Guern, Gallimard, 2004, no 83 et 97.
168 JACQUES-LOUIS LANTOINE

que le vulgaire ne ­comprenne pas toujours la vérité et lui préfère ses


préjugés. Le second c­ onsiste à sombrer dans l­’adoration des mœurs
­comme unique moyen pour des individus de se lier entre eux, penchant
qui ­conduit forcément à réduire l­’identité d ­ ’un peuple à un ­contenu
particulier de croyances et de ­comportements à ­l’exclusion des autres.
Relativement à la question de la paix sociale, Spinoza sépare, dans
le TTP, ce qui dans les mœurs est inessentiel et proprement historique,
et ce ­qu’on y trouve ­d’essentiel et de ­conforme à la raison. Pour ce qui
est de la religion notamment, tout ce qui divise les hommes est indif-
férent au regard de la vertu civile, tandis que ce qui les unit ­constitue
­l’essentiel : une forme de morale populaire c­ onforme, ou plus précisément
qui n­ ’est pas ­contraire à la raison. Q
­ u’on ­s’abstienne de mentir au nom
de la raison, au nom du Christ, ou par pure habitude, cela ne revient
pas au même du point de vue éthique. Mais réjouissons-nous de nous
accorder au moins là-dessus : ­c’est cela qui fait c­ onvenir les hommes et
leur permet de tisser des liens, ce qui revient à vivre sous la ­conduite
de la raison50. Quand Spinoza distingue, dans les textes relatant les
paroles des prophètes, du Christ ou des apôtres, ce qui relève de leur
enseignement et ce qui relève de leur ingenium ou du ­contexte, il ne fait
que dégager ce q­ u’il y a d­ ’universel et de partageable dans leurs paroles.
Spinoza insiste sur la valeur des actes pour juger de la foi, déconnectant
politiquement la question de la piété de celle des croyances et pratiques
privées. Il réduit la foi aux bonnes mœurs, et les bonnes mœurs à la
civilité. La foi et les mœurs revêtent ­d’abord une valeur pragmatique :
peu importe que les croyances qui en forment le c­ ontenu soient vraies !
­L’important est de savoir si elles autorisent et favorisent des actions
justes et charitables. De même que « la foi ne requiert pas tant des
dogmes vrais que des dogmes pieux, ­c’est-à-dire susceptibles ­d’incliner
­l’âme à ­l’obéissance, même si la plupart ­d’entre eux ­n’ont pas ­l’ombre
­d’une vérité – pourvu toutefois que celui qui les embrasse en ignore la
fausseté51 », de même les bonnes mœurs requièrent moins des croyances
vraies que des opinions susceptibles de disposer les hommes à ­s’accorder.
Cependant, réduire ainsi la foi et les bonnes mœurs aux actes justes
et charitables ­n’est pas pleinement satisfaisant. Il restera toujours, dans
le domaine public, un reliquat irréductible de « ce qui fait ­d’un peuple

50 E IV 40.
51 TTP XIV, 8.
SPINOZA ET LA RAISON DES MŒURS 169

ce peuple52 », ou ce qui fait d ­ ’un individu cet individu : cela pose le


problème des relations interculturelles au sein ­d’une cité et entre les
cités. De plus, il est impossible de se satisfaire ­d’un accord strictement
juridique dans les actes (­concorde garantie par la liberté ­d’expression
et de pensée) sans faire effort pour c­ onstituer une amitié (accord). C ­ ’est
pourquoi Spinoza met en avant la nécessité de s­’adapter, autant que la
raison le permet, aux mœurs des autres53, mais aussi ­d’adapter, autant
que possible, le vulgaire à la vertu : ­l’homme vertueux montrera « ce
­qu’il vaut en fait d­ ’art et de tempérament [ingenium], […] en éduquant
les hommes de telle sorte q­ u’ils vivent enfin sous le propre empire de
la raison54 ».
La raison, impuissante à c­ ommander le vulgaire, et l­ ’État, qui garan-
tit la liberté, ne peuvent suffire à ­constituer une humanité rationnelle.
­C’est par les affects q­ u’il faut produire l­’adaptation aux mœurs ou à la
raison. Néanmoins, la crainte et la menace sont des aiguillons bien
moins efficaces que ­l’espoir et ­l’amour pour disposer les hommes à
intégrer et ­s’intégrer aux mœurs des autres et à devenir vertueux. Une
fois encore, les bonnes mœurs en tant ­qu’habitudes sociales seraient ­d’un
grand secours. Les théologiens et leurs avatars, par ambition de gloire, ne
cessent ­d’invoquer ce ­qu’il y a de plus insensé ou de plus daté pour divi-
ser, accuser et triompher. Ils mettent l­ ’accent sur l­ ’inessentiel qui divise
et créent de facto des identités, religieuses ou autres, à partir d­ ’opinions
­contraires à la raison et à la vie en ­commun. Bien loin de chercher à
faire participer toujours davantage ­d’individus à ­l’amour de la vertu et
de la Nature, seuls biens véritablement partageables55, ils ne cessent
de « relever les vices des autres », afin de « jeter dans ­l’Admiration » le
vulgaire avec lequel ils feignent de partager les mœurs « pour avoir
une discipline à leur nom56 » et c­ onquérir le pouvoir. La vénération
des mœurs singulières d­ ’un peuple et la haine des autres ne sont que
le fait des « orgueilleux, qui voudraient être les premiers, et ne le sont

52 Pierre-François Moreau, Spinoza. État et religion, Lyon, ENS éditions, 2005, p. 21.
53 TTP IV, 6. Voir aussi Spinoza, Court traité, Deuxième partie, chap. xii, § 3 : « celui qui
voit sa sagesse, par laquelle il pourrait être utile à son prochain, méprisée et piétinée parce
­qu’il est pauvrement habillé, fait bien (en vue de les aider) de se procurer des vêtements
qui ne les choqueront pas, ressemblant ainsi aux autres hommes pour les ­conquérir ».
54 E IV chap. ix.
55 E IV 36.
56 E IV chap. xxv.
170 JACQUES-LOUIS LANTOINE

pas57 ». Plutôt que ­d’invectiver, accuser, et emprunter le ton offusqué


du prêtre fanatique dans la ­condamnation des mœurs étrangères ou
hérétiques, peut-être faut-il avant tout apprendre à se rendre désirable
par de bonnes manières, à agir non « par impulsion », mais « avec humanité
et douceur58 ». Il vaut mieux ­s’efforcer avec honnêteté de « faire que les
hommes vivent sous la ­conduite de la raison » que de faire « effort pour
que tous les autres aiment ce que nous aimons nous-mêmes et vivent
­d’après notre propre tempérament [ingenium]59 ». Ainsi pourrait naître
un accord au-delà des seuls actes, dans une jouissance ­commune de la
recherche de la vérité.

Jacques-Louis Lantoine
CERPHI (UMR 5317)

57 E IV chap. xxi.
58 E IV 37 sc. 1.
59 E IV 37 dém. et sc. 1.
MORALE ET COUTUMES
CHEZ MALEBRANCHE

Nous nous proposons ­d’examiner, dans les lignes qui suivent, c­ omment
Malebranche c­ onçoit le rapport entre les principes fondamentaux de la
morale et la pluralité des coutumes.
De manière générale, notons ­d’abord que Malebranche utilise plutôt
le terme « coutume » que celui de « mœurs » ; il ­l’emploie moins au
pluriel ­qu’au singulier. Sous sa plume, « coutume » recouvre plusieurs
acceptions : exemple, c­ omportement, mœurs, manière de vivre. On peut
tout particulièrement signaler chez Malebranche la présence de cette
acception recensée dans le Dictionnaire d­ ’Antoine Furetière : « coutume se
dit aussi des mœurs, des cérémonies, des façons de vivre des peuples qui
sont tournées en habitude, et qui ont passé en usage et en force de loi1 ».
Parfois, nous semble-t-il, « coutume » présente aussi le sens de « droit
particulier ou municipal établi par l­’usage en certaines provinces2 ».
­L’emploi du mot « coutume » ­s’accompagne ­d’autres ­concepts : mode,
loi, morale particulière ; par exemple, c­ omme nous le verrons dans la
suite de notre texte, des modes peuvent au fil du temps se transformer
en coutumes et en lois.
Dans un premier temps, nous présenterons de manière succincte
les ­concepts mobilisés dans la philosophie morale malebranchienne et
aborderons des textes du Traité de morale où ­l’Oratorien fait allusion à
la variété des coutumes. Dans un deuxième temps, nous prendrons
en c­ onsidération d­ ’autres extraits de ses ouvrages où il montre que la
coutume est souvent opposée à l­’Ordre et à la Raison. Ensuite, nous
nous pencherons sur des pages de la Recherche de la vérité dans lesquelles
Malebranche relate et ­commente ­l’exemple ­d’une coutume ancienne ; à
1 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, ­contenant généralement tous les mots françois tant
vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts […], t. 1, La Haye-Rotterdam,
Arnout & Reinier Leers, 1690, ad vocem.
2 Ibid.
172 RAFFAELE CARBONE

la lumière de cet usage, il attire l­ ’attention sur l­ ’étrangeté ­d’une mode


répandue dans certaines couches de la société française de son époque.
Nous proposerons enfin des réflexions sur l­ ’approche malebranchiste de
la question des mœurs et sur l­’attitude q­ u’il adopte face aux c­ ultures
autres que la sienne.

LA FONDATION DE LA MORALE
ET LA VARIÉTÉ DES COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE

Au début du Traité de morale Malebranche insiste sur le fait que dans


la Raison universelle l­ ’esprit saisit non seulement les vérités spéculatives
(­c’est-à-dire les rapports de grandeur), telles que les vérités mathéma-
tiques, mais aussi les principes pratiques, les rapports de perfection qui
­constituent la base de ­l’éthique. Pour illustrer ce principe, il écrit ­qu’un
animal est plus estimable q­ u’une pierre et moins estimable q­ u’un homme ;
cela s­ ’explique « […] parce q­ u’il y a un plus grand rapport de perfection
de la bête à la pierre que de la pierre à la bête : et q­ u’il y a un moindre
rapport de perfection entre la bête ­comparée à ­l’homme, q­ u’entre ­l’homme
­comparé à la bête3 ». Selon Malebranche, les principes fondamentaux de
la morale sont vus en Dieu. Celle-ci s­’avère – au moins en partie – une
science spéculative qui ­s’appuie sur un horizon métaphysique. Autrement
dit, elle n­ ’est pas c­ onçue c­ omme une science empirique, c­ omme l­ ’étude des
passions et des coutumes humaines, mais se présente c­ omme une science
nécessaire, car elle porte prioritairement sur la ­considération ­d’essences
incréées et coéternelles à Dieu. Et pourtant elle doit orienter et régir les
choix moraux et les actions temporelles et ­contingentes des hommes,
qui ­s’inscrivent dans un univers créé et à la rigueur non ­connaissable au
même titre q­ u’on c­ onnaît les essences des corps4.

3 Nicolas Malebranche, Traité de morale, Ire partie, chap. i, § 12-13, in Œuvres ­complètes,
éd. A. Robinet, 23 vol., Paris, Vrin, 1958-1990, t. XI, p. 21 (dorénavant OC, suivi du
numéro du tome et de la page) ; Œuvres, éd. G. Rodis-Lewis, 2 vol., Paris, Gallimard
(Bibliothèque de la Pléiade), 1979-1992, t. II, p. 428-429 (dorénavant Œuvres, suivi du
numéro du tome et de la page).
4 Voir Jean-Christophe Bardout, La vertu de la philosophie. Essai sur la morale de Malebranche,
Hildesheim, Georg Olms, 2000, p. 17-19. Voir aussi Patrick Riley, « ­Malebranche’s Moral
MORALE ET COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE 173

Ainsi, celui qui « voit » les rapports de perfection saisit des vérités
qui doivent « régler son estime », orienter son appréciation des créatures,
du monde organique et de la sphère de ­l’inorganique. La morale ­consiste
en effet à c­ onnaître clairement et distinctement l­’Ordre, c­ ’est-à-dire
­l’ensemble des rapports de perfection entre les essences des êtres créables
(autrement dit, les archétypes représentatifs des créatures), puis à orienter
les actions ­conformément à cette hiérarchie des êtres. Cela est possible,
car selon Malebranche ­l’Ordre est intelligible : « Nous pouvons ­connaître
­l’Ordre par ­l’union avec le Verbe éternel, avec la Raison universelle. Il
peut donc être notre loi, il peut nous c­ onduire5 ».
­L’Ordre veut que les choses soient aimables et estimables à mesure de
leur perfection, c­ ’est-à-dire à proportion de ce q­ u’elles participent de l­ ’être
même de Dieu6. Ainsi, par exemple, dans le « Troisième Entretien » des
Conversations chrétiennes, Malebranche écrit que celui qui aime plus son cheval
que son cocher, son troupeau que son berger, les biens du corps que ceux
de l­ ’esprit, « celui-là blesse l­ ’Ordre immuable7 ». Dans ces c­ onditions, celui
qui estime plus son cheval que son cocher ou qui croit ­qu’une pierre a plus
de perfection ­qu’une mouche ou que le plus petit des corps organisés, ne
juge pas à l­ ’aune de la Raison et n­ ’aime pas selon l­ ’amour de l­ ’Ordre : « Ce
­n’est point la Raison universelle : mais sa raison particulière qui le porte à
juger ­comme il fait. Ce n­ ’est point l­ ’amour de l­ ’Ordre, mais l­ ’amour-propre,
qui le porte à aimer ­comme il aime. Ce ­qu’il pense voir, ­n’est ni visible
ni intelligible ; c­ ’est un faux rapport, un rapport imaginaire : et celui qui
règle sur ce rapport ou de semblables son estime ou son amour, tombe
nécessairement dans l­’erreur et dans le dérèglement8 ».
Précisons ­qu’au fur et à mesure ­qu’il approfondit sa réflexion,
Malebranche mobilise de manière significative d ­ ’autres éléments

Philosophy : Divine and Human Justice », The Cambridge Companion to Malebranche, éd.
S. M. Nadler, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 220-261.
5 Malebranche, Traité de morale, I, I, § 22, OC XI, p. 26 ; Œuvres, II, p. 433.
6 Cf. Malebranche, Conversations chrétiennes, Entretien III, OC IV, p. 82 ; Œuvres, I, p. 1196 :
« Certainement l­ ’Ordre immuable est la règle inviolable des volontés divines. Dieu estime,
Dieu aime nécessairement toutes choses à proportion q­ u’elles sont estimables et aimables.
Car c­ omme l­’Ordre immuable ne c­ onsiste que dans les rapports intelligibles des perfec-
tions divines, et que Dieu ­s’aime nécessairement, il se rend à lui-même cette justice, non
seulement de se préférer à tout, mais encore ­d’estimer et ­d’aimer ses créatures, à proportion
­qu’elles participent à son être, ­c’est-à-dire à proportion ­qu’elles sont plus parfaites ».
7 Ibid., OC IV, p. 82 ; Œuvres, I, p. 1196-1197.
8 Malebranche, Traité de morale, I, I, § 13, OC XI, p. 21-22 ; Œuvres, II, p. 429.
174 RAFFAELE CARBONE

c­ onceptuels, à savoir le désir ­d’être heureux et le plaisir. ­L’agir moral


ne peut reposer exclusivement sur la pure ­contemplation des perfections
­constitutives de ­l’Ordre : pour être toujours désirables et aimables, les
perfections divines et la beauté de ­l’Ordre doivent « toucher » ­l’esprit et
se faire sensibles9. ­D’ailleurs, au cours du développement de la pensée
de Malebranche, le mouvement indéterminé vers le bien, ­c’est-à-dire
la motion originaire qui définit la volonté, se caractérise de façon plus
saillante ­comme un désir radical de bonheur10. La volonté elle-même
est c­ onsidérée non plus simplement c­ omme un mouvement tendant au
bien indéterminé, mais aussi ­comme désir d­ ’être heureux, et le plaisir
finit par occuper une place de choix dans la sphère morale. Comme
­l’affirme le Traité de l­ ’amour de Dieu, « on ne peut aimer que ce qui plaît »,
ainsi « si l­ ’on aime l­ ’Ordre, c­ ’est que la beauté de l­ ’Ordre plaît11 ». Cela
entraîne une redéfinition, partielle du moins, de la notion de bien. La
bonté ne dépend pas exclusivement de la quantité de perfection vue
dans ­l’idée divine, elle se manifeste aussi en fonction du bonheur et de
la perfection que ­l’être bon est censé causer dans ­l’âme12. ­L’agir moral
requiert alors une harmonisation entre la perception des rapports de
perfection d ­ ’une part, et le désir du bien-être et le plaisir actuel qui
est source de bonheur ­d’autre part13. Dans cette optique, Malebranche
ne pourrait pas souscrire à une théorie, ­comme celle de Kant, selon
9 Ibid., I, VIII, § 15, OC XI, p. 102 ; Œuvres, II, p. 500.
10 Ibid., I, III, § 12, OC XI, p. 44 ; Œuvres, II, p. 449 ; ibid., II, XIII, § 2, OC XI, p. 261 ;
Œuvres, II, p. 637 ; ibid., II, XIV, § 4, OC XI, 270 ; Œuvres, II, p. 645.
11 Malebranche, Traité de ­l’amour de Dieu, OC XIV, p. 9 ; Œuvres, II, p. 1051. Voir aussi ibid.,
OC XIV, p. 25 ; Œuvres, II, p. 1065 : « Car ­l’amour de ­l’Ordre qui fait notre perfection
est ­l’amour de Dieu tel q­ u’il est, et de toutes choses selon le rapport q­ u’elles ont avec lui,
à proportion ­qu’elles sont aimables. Mais pour aimer ­l’Ordre, il faut ­qu’il nous plaise ».
12 Voir par exemple ce passage : « […] rien ­n’est bon à notre égard ­s’il ­n’est capable de nous rendre plus
heureux et plus parfaits […] on ne [peut] rien aimer que par rapport à soi ou que par amour de
soi-même […] (Car je ne parle point ici d­ ’une espèce de bonté qui c­onsiste dans la perfection de chaque
chose) » (Malebranche, Seconde Lettre au Père Lamy, OC XIV, p. 85). Cf. aussi Malebranche,
Conversations chrétiennes, VIII, OC IV, p. 171, Œuvres, II p. 1276. Sur cette question on se repor-
tera avec profit à Bardout, « Malebranche et la situation métaphysique de la morale. Note sur
le déclin de la prudence », xviie siècle, no 226, 57e année, no 1, 2005, p. 95-109, ici p. 106-107.
13 Sur le rapport entre le plaisir et le désir du bonheur voir Malebranche, Traité de ­l’amour de
Dieu, OC XIV, p. 9-10 ; Œuvres, II, p. 1051 : « Mais tout plaisir actuel en tant que plaisir,
nous rend en quelque manière heureux : ­quoiqu’il ­n’y ait que les plaisirs raisonnables, qui
rendent solidement heureux, et qui nous ­conduisent à la jouissance du souverain bien :
car les autres sont accompagnés de trouble, ­d’inquiétude, et de frayeurs de la véritable
misère dont ils seront éternellement suivis ». Voir aussi Malebranche, Réflexions sur la
prémotion physique, VI, OC XVI, p. 17 : « Pour aimer un objet, il est nécessaire q­ u’il plaise
MORALE ET COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE 175

laquelle la sphère morale se caractérise par ­l’indépendance de la raison


à l­ ’égard des penchants sensibles. ­L’impérativité de ­l’Ordre ne pourrait
pas s­’affirmer au détriment des sollicitations affectives, notamment
celles liées au bonheur.
Toutefois, au-delà des infléchissements de la pensée de l­ ’Oratorien, une
certaine tension demeure entre l­ ’universalité de la Raison et l­ ’impérativité
de l­ ’Ordre d­ ’une part, et les c­ omportements et les coutumes individuelles
­d’autre part. Même si la Raison est universelle et ­l’Ordre immuable,
Malebranche n­ ’ignore pas le fait que la morale change avec les lieux et
les époques et ­qu’il existe ainsi une multiplicité de morales particu-
lières et de coutumes. Cette pluralité d­ ’habitudes et ­d’usages ne peut
pas être expliquée seulement à la lueur du rôle joué par le plaisir dans
la vie morale, grâce auquel le sujet humain affecté semble ­contribuer
de manière décisive à ­l’évaluation des ­conduites à observer dans telle
ou telle situation. Car ici nous sommes obligés de prendre en c­ ompte
un entrelacement de facteurs : la subjectivité individuelle qui émerge
à ­l’épreuve du plaisir se voit également déterminée par l­’emprise de
­l’imagination et des passions et dans le cadre de rapports sociaux et
politiques hiérarchiques – nous le montrerons tout particulièrement
dans le troisième et le quatrième paragraphe de notre texte.
Il ne demeure pas moins vrai que Malebranche se ­confronte au cli-
vage c­ onceptuel universel-particulier : si les individus, insérés dans un
réseau géo-historique de liens14, ont tendance à suivre leur morale par-
ticulière, la coutume de leur pays ou de leur couche c­ ulturelle et sociale
­d’appartenance, la Raison est toutefois universelle et représente le véri-
table « bien c­ ommun », le « bien universel et inépuisable » des esprits15.
Considérons ces deux extraits tirés du Traité de morale :
Certainement la Raison universelle est toujours la même : l­ ’Ordre est immuable ;
et cependant la morale change selon les pays, et selon les temps. ­C’est vertu

actuellement, ou q­ u’on espère ­qu’il le sera un jour : il faut ­qu’il nous ­convienne, et ­qu’il
­s’accorde avec le désir naturel du bonheur ».
14 Cf. Malebranche, De la recherche de la vérité, livre V, chap. ii, OC II, p. 133 ; Œuvres, I,
p. 493 : « Nous sommes unis en quelque manière à tout l­’univers, et c­ ’est le péché du
premier homme qui nous a rendu dépendants de tous les êtres auxquels Dieu nous avait
seulement unis. Ainsi il ­n’y a personne présentement qui ne soit en quelque manière
uni et assujetti tout ensemble à son corps, et par son corps à ses parents, à ses amis, à
sa ville, à son prince, à sa patrie, à son habit, à sa maison, à sa terre, à son cheval, à son
­chien, à toute la terre, au soleil, aux étoiles, à tous les cieux ».
15 Malebranche, Traité de morale, II, XIII, § 9, OC XI, p. 266 ; Œuvres, II, p. 641.
176 RAFFAELE CARBONE

chez les Allemands que de savoir boire : on ne peut avoir ­commerce avec eux
si l­ ’on ne s­ ’enivre. Ce n­ ’est point la Raison, c­ ’est le vin qui lie les sociétés, qui
termine les accommodements, qui fait les c­ ontrats. C ­ ’est générosité parmi la
noblesse, que de répandre le sang de celui qui leur a fait quelque injure. Le
duel a été longtemps une action permise ; et c­ omme si la Raison n­ ’était pas
digne de régler nos différends, on les terminait par la force : on préférait à la
loi de Dieu même, la loi des brutes, ou le sort. Et il ne faut pas s­’imaginer
que cette coutume ne fût en usage que parmi des gens de guerre, elle était
presque générale ; et si les ecclésiastiques ne se battaient pas par respect pour
leur caractère, ils avaient des braves champions qui les représentaient, et qui
soutenaient leur bon droit en versant le sang des parties16.
Mais sans aller chercher des coutumes damnables dans les siècles passés, que
chacun juge à la lumière de la Raison des coutumes qui s­ ’observent mainte-
nant parmi nous, ou plutôt ­qu’on fasse seulement attention à la ­conduite de
ceux même qui sont établis pour c­ onduire les autres. Sans doute on trouvera
souvent que chacun a sa morale particulière, sa dévotion propre, sa vertu
favorite. […] Mais ­d’où peut venir cette diversité, si la Raison de l­’homme
est toujours la même ? ­C’est sans doute q ­ u’on cesse de la ­consulter, ­c’est
­qu’on se laisse ­conduire à ­l’imagination son ennemie. ­C’est ­qu’au lieu de
regarder l­ ’Ordre immuable c­ omme sa loi inviolable et naturelle, on se forme
des idées de vertu ­conformes du moins en quelque chose à ses inclinations.
Car il y a des vertus, ou plutôt des devoirs qui ont rapport à nos humeurs :
des vertus éclatantes, propres aux âmes fières et hautaines ; des vertus basses
et humiliantes, propres à des esprits timides et craintifs ; des vertus molles,
pour ainsi dire, et qui s­ ’accommodent bien avec la paresse et l­ ’inaction17.

Il faut distinguer ici l­’attachement à la coutume de son propre


pays et la morale particulière ­d’un individu, même si parfois ils sont
étroitement liés ­l’un à l­’autre, car, par exemple, la morale particulière
­d’un prince ou d­ ’un « grand » peut c­ onstituer la source d­ ’une coutume
qui va s­’imposer dans une certaine société ou couche sociale. Toujours
est-il q­ u’aux yeux de Malebranche la morale particulière et la coutume
­s’enracinent dans le sol de l­ ’imagination, qui éloigne l­ ’individu de l­ ’Ordre
véritable et ­l’amène à se ­concentrer arbitrairement sur soi-même, sur
sa particularité, de sorte q­ u’il va se saisir c­ omme le tout de l­’univers,
­c’est-à-dire q­ u’il estime toute chose par rapport à soi18. Si la réalité est

16 Ibid., I, II, § 7, OC XI, 31-32 ; Œuvres, II, p. 438.


17 Ibid., I, II, § 8, OC XI, 32-33 ; Œuvres, II, p. 438-439.
18 Cf. ibid., I, V, § 14, OC XI, p. 66 ; Œuvres, II, p. 468 : « Comment donnera-t-on à chaque
chose le rang qui lui c­ onvient, si ­l’on n­ ’estime rien que par rapport à soi ? Certainement
si on se regarde c­ omme le centre de l­ ’univers, sentiment que le corps inspire sans cesse,
MORALE ET COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE 177

filtrée par le prisme de ­l’imagination, au lieu ­d’une nature humaine


rationnellement ordonnée apparaît une individualité ­concentrée sur elle-
même qui ­n’est pas en mesure de ­contempler et aimer ­l’ordre véritable
des perfections. Il importe alors de restituer ­l’univers ordonné par la
Raison universelle qui permet de c­ omprendre la relativité de ses propres
intérêts finis et particuliers.
Même si les coutumes et les ­conduites sont nombreuses, pour
Malebranche, la morale véritable ne saurait varier au gré des méridiens :
elle est régie par ­l’Ordre immuable et inscrite dans la Raison univer-
selle. Autrement dit, il y a des normes morales qui sont fondamentales
et qui sont indissociables de la nature des êtres intelligents ; elles sont
partagées par tous les esprits en tant q ­ u’ils participent de la Raison
universelle et ­qu’ils c­ onservent à jamais des traces de l­ ’Ordre et quelque
forme d­ ’amour naturel pour lui. Ni le péché ni la damnation ne peuvent
effacer intégralement la ­connaissance minimale de ­l’Ordre dont tout
être intelligent est doté19. Ainsi, la variété des coutumes et la diversité
des morales particulières ne représentent pas un obstacle rédhibitoire
pour la c­ onnaissance des vérités morales, chaque esprit étant toujours
uni à la Raison universelle, même si cette union ­s’est affaiblie à cause
du pêché. Pour juger correctement de la valeur d­ ’un être et pour savoir,
par ­conséquent, ­comment agir, il faut ­consulter la Raison, mais cela
­n’est pas une tâche facile à accomplir. Malebranche ­considère ainsi ­qu’un
travail de réflexion doit remplacer la réaction immédiate et ­l’instinct :
ces derniers ne doivent ­conduire ­l’action de ­l’homme que ­lorsqu’il est
question du bien de son corps.

tout l­’ordre se renverse, toutes les vérités changent de nature. Un flambeau devient
plus grand q­ u’une étoile : un fruit plus estimable que le salut de l­’État. La Terre que
les astronomes regardent ­comme un point, par rapport à ­l’univers, est ­l’univers même.
Mais cet univers ­n’est encore ­qu’un point par rapport à notre être propre. Dans certains
moments que le corps parle, et que les passions sont émues, on est prêt si cela se pouvait,
à le sacrifier à sa gloire et à ses plaisirs ».
19 Voir ibid., I, III, § 16, OC XI, p. 47 ; Œuvres, II, p. 451. Voir aussi Malebranche, De la
recherche de la vérité, Éclaircissements, X, OC III, p. 139 ; Œuvres, I, p. 912. Les damnés
eux-mêmes ont sans doute encore « quelque légère idée de ­l’ordre » et « y trouvent encore
quelque beauté » (ibid.).
178 RAFFAELE CARBONE

« LA COUTUME, SOUVENT OPPOSÉE À ­L’ORDRE,


ET À LA RAISON »

En effet, Malebranche écrit dans un article du Traité de morale ­consacré


aux devoirs, q­ u’il faut « rentrer en soi-même autant q ­ u’on le peut »,
« écouter plus volontiers la Raison, que les hommes20 », et quelques
lignes plus bas :
Notre loi inviolable, ­c’est ­l’Ordre : ce ­n’est point la coutume, souvent opposée
à ­l’Ordre, et à la Raison. Suivre ­l’exemple sans le ­confronter avec ­l’Ordre, ­c’est
agir en bête, et uniquement par machine. Encore vaut-il mieux, ce qui ne vaut
rien du tout, faire sa loi de son plaisir, que ­d’obéir sottement à de méchantes
et fâcheuses coutumes. Il faut que notre vie, ou notre ­conduite rende honneur
à notre Raison, et soit digne des grandes qualités que nous portons21.

La force d­ ’inertie de la coutume nous empêche de penser que les choses


puissent être et se passer autrement, car la coutume transforme en loi ce
qui se répète. Comme le remarquait Gérard Ferreyrolles à propos de Pascal,
« Agir ou croire par coutume, ­c’est croire ou agir sans penser ou en pensant
mal : “Travaillons donc à bien penser” (fr. 200-232), voilà le remède22 ».
Ce mécanisme par lequel une croyance est produite par l­’automate23
­concerne en général le rapport de ­l’individu aux coutumes de son pays

20 Malebranche, Traité de morale, II, III, § 12, OC XI, p. 173 ; Œuvres, II, p. 561.
21 Ibid., II, III, § 12, OC XI, p. 174 ; Œuvres, II, p. 562.
22 Gérard Ferreyrolles, Les Reines du monde. L ­ ’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Honoré
Champion, 1995, p. 36. C ­ ’est ce que nous dit « un Pascal quasi rationaliste », même si
« ce rationalisme n ­ ’est pas le dernier mot de la sagesse pascalienne » (ibid., p. 36-37).
Pascal a analysé finement ­l’agir par machine dont parle Malebranche, par exemple dans
ce fragment de ses Pensées : « La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de
tambours, ­d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la
terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnements,
imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce q­ u’on ne sépare point dans la
pensée leur personne ­d’avec leur suite ­qu’on y voit ­d’ordinaire jointe. Et le monde qui
ne sait pas que cet effet vient de cette coutume croit ­qu’il vient ­d’une force naturelle.
Et de là viennent ces mots : Le caractère de la divinité est empreint en son visage, etc. »
(B. Pascal, Pensées, in Œuvres ­complètes, éd. L. Lafuma, Paris, Seuil, 1963, fr. 25, p. 503).
23 Cf. par exemple Pascal, Pensées, ouvr. cité, fr. 821, p. 604 : « Quand on ne croit que par la force
de la c­ onviction et que l­’automate est incliné à croire le c­ ontraire ce n­ ’est pas assez. Il faut
donc faire croire nos deux pièces, ­l’esprit par les raisons ­qu’il suffit ­d’avoir vues une fois en
sa vie et l­ ’automate par la coutume, et en ne lui permettant pas de ­s’incliner au ­contraire ».
MORALE ET COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE 179

ou à des cérémonials et à des usages qui ­s’inscrivent dans des ­contextes


relationnels spécifiques, organisés selon des structures hiérarchiques. ­C’est
ce que Malebranche souligne dans plusieurs textes, y ­compris le passage
du Traité de morale que nous avons cité au début de ce paragraphe.
Comme nous le montrerons mieux dans la suite de notre texte,
­l’Oratorien remarque aussi que dans un monde c­ onstellé de sociétés,
rituels, mœurs, lois et formes de gouvernement différentes, certaines
modes saugrenues acquièrent le statut de coutume et de loi. En réalité, il
­s’agit de mutations produites par des mécanismes de genre imaginatif et
par la propagation des productions de ­l’imagination. Dans les Remarques
sur ­l’In Quarto de la Recherche de la vérité (1680-1682), dans des pages où
il discute de la superstition et de ­l’impiété, Malebranche rend c­ ompte
de ces phénomènes où l­’imagination et la coutume imposent des lois
qui s­’opposent à ­l’ordre moral immuable :
Comme l­ ’esprit est plus étroitement uni au corps q­ u’à la raison universelle il /
ne faut pas ­s’étonner ­s’il est souvent / est aussi bien plus sensible aux inspirations
­confuses de l­’imagination q­ u’aux réponses claires et évidentes de la Vérité.
Et ­comme ses passions le répandent au dehors et le livrent à tout ce qui
­l’environne / on ne doit pas être surpris / il ne faut pas ­s’étonner ­s’il vit ­d’opinion,
si sa loi ­c’est la coutume, si ­l’air et les manières de ceux qui ­l’obsèdent sont
pour lui les raisons les plus fortes et les plus c­ onvaincantes24.

Dans ces lignes, Malebranche montre la corrélation de l­ ’imagination


avec la coutume par le moyen du corps et pose le problème du cas où
­l’individu suit l­’opinion au lieu de la Raison et c­ onsidère la coutume
­comme sa propre loi. Or, ­l’opinion et la coutume ne peuvent pas être
des sources authentiques des valeurs morales et de la distinction entre
le juste et l­’injuste.
Comme Malebranche le dit dans un passage des Entretiens sur la
métaphysique et sur la religion, où il vise sans doute Hobbes mais aussi
Pascal et Spinoza, « le juste et l­ ’injuste, aussi bien que le vrai et le faux,
ne sont point des inventions de ­l’esprit humain, ainsi que prétendent
certains esprits corrompus25 », aussi la morale véritable – ­comme on
24 Malebranche, Remarques sur l­ ’in quarto de la Recherche de la vérité, § 59, OC XVII-1, p. 546
(nous avons modernisé ­l’orthographe).
25 Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, VIII, § 14, OC XI-XIII, p. 192 ;
Œuvres, II, p. 819-820. Voir aussi Malebranche, De la recherche de la vérité, Éclaircissements,
X, OC III, p. 140 ; Œuvres, I, p. 912-913.
180 RAFFAELE CARBONE

l­’a déjà remarqué – ne saurait-t-elle varier en fonction des lieux et des


époques. Comme Malebranche le répète à maintes reprises dans ses
ouvrages, il existe un partage entre le juste et ­l’injuste et une hiérarchie
des perfections qui c­ onstitue la base de la morale. Cet ordre est pourtant
renversé dans les sociétés historiques : l­’on observe souvent un clivage
entre les normes fondamentales de la morale, fixées par ­l’Ordre immuable,
« cette loi que [Dieu] aime par la nécessité de son être26 », et les mœurs
et l­’ordre politico-juridique qui régissent les c­ ommunautés humaines.
­C’est bien un c­ onflit de lois qui s­’engendre dans cette tension entre la
morale et la coutume : la loi éternelle de ­l’Ordre immuable risque ­d’être
obscurcie par les coutumes et les lois c­ ontingentes et changeantes des
sociétés historiques. En pareil cas, les sujets se soumettent sans esprit
critique aux décisions et aux modes imposées par leurs princes ou par les
« grands » ou transmises par la tradition. Se profile ici une servitude qui
révèle un obscurcissement de ­l’esprit ourdi par le piège de ­l’imagination
et de la coutume ou bien un faux jugement de l­’esprit dans lequel se
trahit un mauvais usage de la liberté.
Pour déjouer le magnétisme de cette imagination qui influe dans
la sphère sociale et pour c­ ontrecarrer la puissance de la coutume,
Malebranche fait appel à la Raison universelle ­qu’il ­considère ­comme
notre véritable bien ­commun, c­ onvaincu que nous ne sommes pas
­complètement désarrimés de ­l’agencement rationnel de ­l’être et que nous
pouvons jouir d­ ’« une mutuelle possession » de ce « bien c­ ommun27 ».
­C’est donc seulement sur le terrain de la Raison universelle ­qu’il
est possible de ­contrebalancer la force de la coutume, la tendance des
hommes à se c­ onduire et à interagir entre eux selon les usages particu-
liers dominants dans le pays où ils vivent ou à ­l’intérieur de la couche
sociale à laquelle ils appartiennent. Car c­ ’est la Raison universelle, ce
bagage ­d’idées métaphysiques, scientifiques et morales, qui est à même
de rapprocher les hommes au-delà des différences qui les séparent.
Démêlant ainsi les liens qui se développent au fil du temps entre
productions de l­’imagination, coutumes, lois et relations de pouvoir,
Malebranche en déduit que si les lois, les préceptes, les mœurs et les
cérémonials ne s­ ’harmonisent pas avec les principes éternels de la Raison
universelle, il faut mettre au point des stratagèmes pour ne pas les suivre :
26 Malebranche, Conversations chrétiennes, III, OC IV, p. 83 ; Œuvres, I, p. 1197.
27 Malebranche, Traité de morale, II, XIII, § 9, OC XI 266 ; Œuvres, II, p. 641.
MORALE ET COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE 181

principalement, pour ne pas se soumettre à des pouvoirs déraisonnables28.


Autrement dit, il faut essayer d­ ’être fidèle au grand précepte de la logique
et de la morale, qui prescrit d­ ’user de sa liberté autant ­qu’on le peut :
Faire usage de sa liberté autant ­qu’on le peut, ­c’est le précepte essentiel et
indispensable de la logique et de la morale. Car il ne faut jamais croire avant
que l­’évidence y oblige : il ne faut jamais aimer ce q­ u’on peut sans remords
­s’empêcher ­d’aimer. Je parle de l­ ’homme raisonnable, ou de l­ ’homme qui se
­conduit uniquement par raison. Car le fidèle en tant que fidèle, a d­ ’autres
principes que la lumière, et l­ ’évidence. Le politique même, le citoyen, le reli-
gieux, le soldat a ses principes ; et il est raisonnable ­qu’il les suive, ­quoiqu’il
ne voie pas encore clairement et évidemment ­qu’ils soient c­ onformes à la
Raison. Mais quand la foi ne décide rien, il ne faut croire que ce q­ u’on voit.
Quand la coutume ne prescrit rien, il ne faut suivre que la foi et la Raison :
et quoique l­’autorité humaine décide, et que la coutume autorise, si l­’on
reconnaît clairement et évidemment q­ u’on se trompe, il vaut mieux renoncer
à tout ­qu’à la Raison29.

Malebranche sait que chaque individu est obligé de ­s’accommoder


avec la coutume particulière de sa ­condition, de sa fonction spéci-
fique dans l­’ensemble de la société. Mais il semble aussi suggérer que
­l’individu, ayant parfois des affiliations multiples, peut être amené à les
hiérarchiser et à faire des choix. Il est raisonnable que le soldat suive ses
principes, et cela est de grande importance pour la stabilité du corps
social et politique, mais il se peut ­qu’il ne perçoive pas avec évidence
­qu’ils épousent les principes mêmes de la Raison. Par ailleurs cela ne
semble pas aller de soi, et de toute façon le soldat pourrait parfois être
obligé ­d’exécuter des ordres arbitraires, cruels, qui entraînent des effets
nuisibles pour son armée et son pays. En effet, les décisions des pouvoirs
humains sont loin d­ ’être infaillibles, et cela vaut aussi pour les mœurs
et les usages ; aux yeux de Malebranche, lorsque l­’on se rend c­ ompte
clairement q­ u’ils ne sont pas raisonnables, il faut faire fi des unes ou des
28 Cf. ibid., II, IX, § 11, OC XI, p. 225 ; Œuvres, II, p. 606 : « Car ­comme ­l’obéissance ­qu’on
rend au souverain, ­n’est due et ne se rapporte ­qu’à Dieu seul, il est clair ­qu’on peut et
­qu’on doit lui désobéir, ­lorsqu’il ­commande ce que Dieu défend, ou par lui-même, par
la loi divine et immuable, ou par ­quelqu’une des puissances ­qu’il a établies ». Cf. aussi
ibid., II, IX, § 12, OC XI, p. 226 ; Œuvres, II, p. 606 : « Et enfin, ­lorsqu’on se voit obligé,
par l­ ’obéissance q­ u’on doit à Dieu, de désobéir à q­ uelqu’une des puissances qui le repré-
sentent, il faut le faire généreusement et sans crainte, mais avec tout le respect ­qu’on
doit aux personnes ­constituées en dignité ».
29 Ibid., I, VI, § 2, OC XI, p. 71 ; Œuvres, II, p. 472.
182 RAFFAELE CARBONE

autres, selon les circonstances. Cela dit, il faut reconnaître que l­ ’Oratorien
ne creuse guère le problème qui se pose lorsque un ­commandement ­d’un
supérieur, une règle établie par le législateur ou une ­conduite autorisée
par l­’usage c­ ontrastent avec les principes universaux de la morale : il
fournit certaines indications, il dit ­qu’« il vaut mieux renoncer à tout
­qu’à la Raison », mais ne thématise pas largement les difficultés et les
­conséquences que des choix qui vont à ­l’encontre de la coutume et de
la loi positive peuvent entraîner pour ­l’individu qui les fait et pour
­l’ensemble de la vie sociale et politique.

­L’EXEMPLE DE LA COUTUME ÉTHIOPIENNE


DANS LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

Dans le chapitre de la Recherche de la vérité c­ onsacré à l­’imagination,


Malebranche s­ ’attarde à décrire des coutumes bizarres propres à des peuples
lointains ou à certaines couches sociales de la société française de son époque.
Ses réflexions ­s’inscrivent dans le ­contexte ­d’un examen des pouvoirs et
des dérèglements de ­l’imagination et ­d’une analyse de ­l’état de sujétion
psychologique des inférieurs par rapport aux supérieurs. Dans ces pages, il
fait appel à des exemples mentionnés par deux auteurs anciens, Plutarque et
Diodore de Sicile, et met ­l’accent sur le pouvoir ­qu’ont les princes de dicter
les règles de la morale et de tracer une ligne entre les vices et les vertus30.
Malebranche formule entre autres cette remarque : vu que la seule
force de l­ ’imagination peut produire des effets étonnants sans l­ ’appui de
la raison, elle peut a fortiori pousser les hommes à accomplir les actions
les plus bizarres et les plus extravagantes l­orsqu’elle est soutenue par
quelques raisons apparentes31. Il fait alors référence à la tradition propre
30 Nous avons eu l­ ’occasion de développer plus précisément cette question dans deux articles
auxquels nous nous permettons de renvoyer : Raffaele Carbone, « Imagination, corps
et rapports de pouvoir selon Malebranche », Camenae, no 8, ­L’imagination / la fantaisie
de l­’Antiquité au xviie siècle, éd. N. Corréard, Ch. Pigné et A. Vintenon, décembre 2010
(http://www.paris-sorbonne.fr/IMG/pdf/17-_Carbone.pdf) ; « ­L’imagination, les coutumes
bizarres et les limites du pouvoir politique chez Malebranche », Imagination, coutume, pouvoir
(xvie-xviie siècles), éd. R. Carbone, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, p. 127-149.
31 Malebranche, De la recherche de la vérité, livre II, IIIe partie, chap. ii, OC I, p. 335 ; Œuvres,
I, p. 256.
MORALE ET COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE 183

à la cour d­ ’Éthiopie rapportée par Diodore de Sicile32 : chez ce peuple,


les courtisans se rendaient boiteux et difformes, se coupaient quelques
membres et se donnaient même la mort pour être semblables à leurs
princes et pour leur montrer leur affection et leur générosité. Cette
mode éthiopienne – c­ ommente Malebranche – était fort étrange et très
ennuyeuse. Et pourtant c­ ’était la mode ! Les gens de cour la suivaient
donc avec joie et réfléchissaient moins à la gêne et à la douleur ­qu’elle
entraînait ­qu’à l­ ’honneur q­ u’elle leur apportait33 ; au point que, sous le
fallacieux prétexte de ­l’amitié, cette mode singulière est devenue une
­conduite approuvée ­d’un point de vue aussi bien social que juridique :
« enfin cette fausse raison ­d’amitié soutenant ­l’extravagance de la mode,
­l’a fait passer en coutume et en loi qui a été observée fort longtemps34 ».
À la faveur de cet exemple, Malebranche retrace le mouvement par
lequel s­’opère la sacralisation ­d’un c­ omportement : ainsi, faisant appel
à certains sentiments qui relient les hommes entre eux, c­ omme l­ ’amitié,
telle coutume parvient à ­s’ancrer dans une société au point de mouler
la forme dans laquelle les individus perçoivent et pensent la relation
entre les supérieurs et les subalternes.
À la lumière du récit de Diodore de Sicile, l­’Oratorien présente des
individus dotés de caractéristiques physiologiques précises qui occupent le
sommet de la hiérarchie politique (ou de ­l’échelle sociale) et qui jouissent
de ­l’autorité que la tradition ­confère à leur fonction. Le texte révèle en
outre c­ omment la force de ­l’imagination qui émane de ce groupe humain
hégémonique engendre des phénomènes et des effets profonds au sein
32 Cf. Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, Livre III, traduit du grec ancien par
B. Bommelaer, Paris, Les Belles Lettres, 1989, VI.1-3, p. 8-9 : « 1 Cependant, la cou-
tume qui ­concerne les amis du roi, si déconcertante ­qu’elle soit, est restée en vigueur,
à ce ­qu’on a prétendu, ­jusqu’à nos jours. On dit, en effet, ­qu’il est ­d’usage chez les
Éthiopiens, quand le roi a été mutilé dans une partie de son corps pour une raison
ou pour une autre, que tous ses ­compagnons se privent aussi volontairement de cette
partie : à leur avis, si le roi a été mutilé à la jambe, ce serait une honte pour ses amis
de rester ingambes et de suivre le roi dans ses sorties sans boiter ­comme lui ; 2 car,
alors que ­l’amitié fidèle s­ ’associe aux deuils et aux douleurs et q­ u’elle partage égale-
ment tout le reste, bonheur ou malheur, il serait absurde ­qu’elle ne soit pas associée
aux douleurs du corps. C ­ ’est même, affirme-t-on, une habitude pour les c­ ompagnons
du roi de suivre la mort de leur plein gré : fin glorieuse et qui témoigne ­d’une amitié
véritable. 3 Aussi, à ce q ­ u’on dit, il est presque impossible pour les Éthiopiens de
­comploter c­ ontre le roi, dans la mesure où tous ses amis veillent avec autant de soin à
sa sécurité q­ u’à la leur propre ».
33 Malebranche, De la recherche de la vérité, II, III, II, OC I, p. 335-336 ; Œuvres, I, p. 256-257.
34 Ibid., OC I, p. 336 ; Œuvres, I, p. 257.
184 RAFFAELE CARBONE

du tissu social, ­comment en définitive cette force empreint toute une


époque et toute une société de sa tournure particulière. Mais si Diodore
de Sicile ­n’emploie pas les termes de « force » ni de « ­contagion » de
­l’« imagination » et se limite à décrire une forte bipolarisation peur
superstitieuse/faculté de raisonner, Malebranche montre que sous les
émotions et les sentiments par lesquels certaines coutumes bizarres
­s’imposent et se ­conservent, ce sont finalement la force et la ­contagion
de l­ ’imagination qui se manifestent et l­ ’emportent. Pour le philosophe
français, ­c’est une suggestion de nature imaginative qui permet à des
mœurs déraisonnables de ­s’implanter dans certaines couches ­d’une société
et de neutraliser l­ ’usage de la raison. Voici en somme le point de vue de
Malebranche sur ce cas historique : interprétant et expliquant la tradi-
tion de la cour ­d’Éthiopie à la lumière de ­l’imagination, il met au jour
les rapports entre imagination, autorité, sentiments et coutume ; et de
même ­qu’il dépiste les liens décisifs entre des c­ onditions physiologiques
précises qui déterminent une imagination forte et vive, il révèle l­’effet
­qu’une telle imagination exerce sur la structure habituellement affec-
tée par les relations de pouvoir que ­constituent les rapports humains.
­C’est que, pour Malebranche, le lien entre la force de ­l’imagination et
­l’instauration ­d’une coutume se justifie à ­l’aune ­d’une ­conception selon
laquelle des « traces » se produisent dans le cerveau. Certaines traces
sont naturelles, ­d’autres sont acquises. Les premières sont très profondes
et ne peuvent pas être c­ omplètement effacées ; les secondes peuvent se
perdre facilement parce que ­d’ordinaire elles ne sont pas aussi enraci-
nées. Toutefois, ­l’expérience du dressage chez les animaux ou celle de
­l’habitude chez les hommes prouve que des traces acquises peuvent
avoir une grande puissance au point de sembler abolir certaines liaisons
naturelles35. Au terme de sa démonstration, Malebranche affirme que les
traces acquises sont essentiellement produites par ­l’habitude, c­ ’est-à-dire
par la coutume du pays natal : on peut bien c­ omprendre alors q­ u’« […]
un homme qui n­ ’est jamais sorti de son pays s­’imagine ordinairement
que les mœurs et les coutumes des étrangers sont tout à fait c­ ontraires
à la raison, parce q­ u’elles sont c­ ontraires à la coutume de sa ville, au
torrent de laquelle il se laisse emporter […]36 ».

35 Ibid., II, I, VII, § 6, OC I, p. 249-250 ; Œuvres, I, p. 187.


36 Ibid., II, III, II, OC I, p. 332 ; Œuvres, I, p. 253.
MORALE ET COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE 185

MALEBRANCHE ENTRE MONTAIGNE


ET LÉVI-STRAUSS

Si ­l’on garde à ­l’esprit cet exemple ancien, on ­comprend ­comment,


dans les époques récentes, au sein de sociétés où la magnificence du
pouvoir politique et économique « étonne et prosterne les imagina-
tions faibles37 », des seigneurs brutaux puissent regarder leurs vassaux
­comme des hommes d ­ ’une espèce méprisable et que des serviteurs
puissent écouter leur maître ­comme ­s’il était la vertu et la Raison
en personne38.
­L’objectif de Malebranche est bien de critiquer âprement la société
de son temps, notamment certaines vogues ; ainsi celle des décolletés à
la mode des dames : « Un Éthiopien peut dire que ­c’est par générosité
­qu’il se crève un œil ; mais que peut dire une dame chrétienne, qui
fait parade de ce que la pudeur naturelle et la religion ­l’obligent de
cacher39 ? ». Si se couper un bras ou se crever un œil cause plus de dou-
leur que de tenir son sein découvert pendant l­ ’hiver ou de c­ ontraindre
son corps durant la canicule estivale, ces modes manifestent « pour le
moins une égale bizarrerie40 ». En réalité, à la différence de la mode
des anciens Éthiopiens, la mode française semble dénuée de raisons
apparentes :
En vérité je ne sais, si les Français ont tout à fait droit de se moquer des
Éthiopiens et des sauvages. Il est vrai, que si on voyait pour la première fois
un roi borgne et boiteux, ­n’avoir à sa suite que des boiteux et des borgnes,
on aurait peine à ­s’empêcher de rire. Mais avec le temps on ­n’en rirait plus ;
et ­l’on admirerait peut-être davantage la grandeur de leur courage et de leur
amitié, ­qu’on ne se raillerait de la faiblesse de leur esprit. Il ­n’en est pas de
même des modes de France. Leur bizarrerie n­ ’est point soutenue de quelque
raison apparente ; et si elles ont ­l’avantage de ­n’être pas si fâcheuses, elles
­n’ont pas toujours celui ­d’être aussi raisonnables. En un mot elles portent
le caractère ­d’un siècle encore plus corrompu, dans lequel rien ­n’est assez
puissant pour modérer le dérèglement de l­’imagination41.

37 Malebranche, Traité de morale, II, XI, § 2, OC XI, p. 241 ; Œuvres, II, p. 619.
38 Ibid., II, XI, § 3, OC XI, p. 242 ; Œuvres, II, p. 620.
39 Malebranche, De la recherche de la vérité, II, III, II, OC I, p. 337 ; Œuvres, I, p. 257.
40 Ibid.
41 Ibid., OC I, p. 338 ; Œuvres, I, p. 258.
186 RAFFAELE CARBONE

Ce passage est très intéressant : on y remarque un renversement de


perspective (du moins partiel) à l­ ’égard de la coutume des Éthiopiens et
une réflexion générale sur ­l’attitude que ­l’observateur occidental devrait
adopter à l­’égard des mœurs d­ ’autres c­ ultures. Prenant le c­ ontre-pied
de ses propres affirmations, Malebranche doute que ce spectateur puisse
à juste titre tourner en ridicule les coutumes ­d’autres peuples, même si
elles lui paraissent grotesques et incompréhensibles au premier abord.
Notons ­qu’ici le raisonnement de Malebranche ne ­s’appuie pas tant
sur un texte littéraire, mais plutôt sur des références ethnographiques
­contemporaines : il remarque que la coutume éthiopienne dont a fait état
Diodore de Sicile subsiste encore à son époque en plusieurs endroits42
et, dans le dernier passage que nous venons de citer, il mentionne éga-
lement les sauvages – il se peut ­qu’ici il fasse allusion aux peuplades
du Nouveau Monde. Cela dit, en évoquant des traditions qui choquent
­l’observateur français, Malebranche suggère que ­l’on doit apprendre à
modifier son premier jugement sur les us et coutumes d­ ’autres c­ ultures
et à porter plutôt un regard critique sur les usages et les modes de son
propre pays. Il demande un effort de réflexion pour inverser ce premier
jugement par lequel on a tendance à se moquer d­ ’une coutume c­ omme
celle des Éthiopiens (« Mais avec le temps on ­n’en rirait plus ; et ­l’on
admirerait peut-être davantage la grandeur de leur courage et de leur
amitié, q­ u’on ne se raillerait de la faiblesse de leur esprit ») : il ­s’agit
de c­ ontempler un usage d­ ’un autre point de vue, d­ ’éloigner son regard
des éléments et des détails excentriques et de le déplacer vers d­ ’autres
aspects de cette coutume au travers desquels émergent des valeurs et des
sentiments moraux plus partageables grâce à une mise en perspective
plus large.
En effet, de manière générale, Malebranche se montre prudent dans
ses jugements à l­ ’égard des coutumes non occidentales, à moins que la
religion chrétienne n­ ’y soit directement impliquée43. Dans la Défense ­contre
­l’accusation de M. de la Ville, publiée en 1682, il prouve que de certaines
opinions partagées par tout le monde on peut tirer des ­conséquences
42 Cf. ibid., OC I, p. 337 ; Œuvres, I, p. 257 « Les relations de ceux qui ont voyagé dans
le Levant, nous apprennent que cette coutume se garde dans plusieurs pays, et encore
quelques autres aussi ­contraires au bon sens et à la raison ».
43 Cf. ibid., II, III, IV, OC, I, p. 356 ; Œuvres, I, p. 273, où Malebranche remarque ­qu’on peut
trouver dans ­l’Alcoran « des vérités solides et ­conformes à ­l’Évangile » ; cependant, à son
avis, « ce q­ u’il y a de bon dans ­l’Alcoran, ne fait pas que l­ ’Alcoran soit un bon livre ».
MORALE ET COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE 187

opposées à ce que la foi enseigne. Or, ­contestant la thèse selon laquelle


les animaux seraient dotés ­d’une âme, il évoque des coutumes indiennes :
Serait-il [M. de la Ville] assez peu Philosophe, pour s­ ’excuser sur la coutume
des lieux où il vit ? Mais si son zèle l­’avait transporté dans les Indes, où les
Habitants fondent des Hôpitaux pour les bêtes, et où les Philosophes et les
plus gens de bien sont si charitables à ­l’égard des moucherons mêmes, que
de crainte d­ ’en faire mourir en respirant et en marchant, ils portent devant
leur bouche quelque toile déliée, et soufflent avec un éventail les chemins
par où ils passent ? Craindrait-il alors de faire souffrir des âmes innocentes,
ou de les anéantir, pour c­ onserver le corps d­ ’un pécheur ? N
­ ’aimerait-il pas
mieux entrer dans le sentiment de ceux qui ne donnent point à la bête ­d’âme
plus noble que son corps, ni distinguée de lui, et en publiant ce sentiment, se
disculper des crimes de cruauté et ­d’injustice, dont ces peuples ­l’accuseraient,
si ayant les mêmes principes, il ne suivait pas leur coutume44.

Malebranche ­n’exprime pas un véritable jugement de valeur sur la


légitimité des idées, des traditions et des mœurs de ce peuple et de ses
philosophes. Il se limite à imaginer que son interlocuteur se trouve
chez les Indiens qui traitent les animaux, même les petites bestioles,
avec un soin particulier : dans ce cas, ­s’il ne suivait pas les coutumes de
ce lieu, il ne pourrait se justifier aux yeux de ces gens ­qu’en soutenant
­qu’il ne partage pas leurs principes, q­ u’il n­ ’attribue pas une âme aux
bêtes. ­L’argument tourne autour de la cohérence entre les principes et
les ­comportements et suggère ­qu’il est possible de faire coexister des
coutumes différentes s­ ’il existe un espace discursif permettant à chacun
­d’expliquer les raisons de sa c­ onduite à la lumière de ses principes.
Nous croyons que les c­ onsidérations malebranchiennes dans les textes
ici évoqués ne sont pas loin de la réflexion à laquelle invite Montaigne
au début « Des Cannibales45 ». Lorsque nous sommes ­confrontés à

44 Malebranche, Défense ­contre l­’accusation de M. de la Ville, OC XVII-1, p. 517 (nous avons
modernisé ­l’orthographe).
45 M. de Montaigne, Les Essais, I, 31, éd. P. Villey, V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 2004, p. 202
A, C : « [A] Quand le Roy Pyrrhus passa en Italie, apres ­qu’il eut reconneu l­ ’ordonnance
de ­l’armée que les Romains luy envoyoient au devant : Je ne sçay, dit-il, quels barbares
sont ceux-ci (car les Grecs appelloyent ainsi toutes les nations estrangieres), mais la dis-
position de cette armée que je voy, ­n’est aucunement barbare. Autant en dirent les Grecs
de celle que Flaminius fit passer en leur païs, [C] et Philippus, voyant ­d’un tertre ­l’ordre
et la distribution du camp Romain en son royaume, sous Publius Sulpicius Galba. [A]
Voilà ­comment il se faut garder de s­ ’atacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par
la voye de la raison, non par la voix c­ ommune ».
188 RAFFAELE CARBONE

l­ ’autre c­ ulturel – nous dit Montaigne –, notre première réaction c­ onsiste


généralement à définir ­comme extravagant ou barbare ce qui est dif-
férent par rapport aux formes, aux ­conduites, aux habitudes dont nous
faisons ­l’expérience dans notre espace ambiant. Cependant, grâce à
­l’usage ­combiné du raisonnement et de ­l’expérience, il nous est possible
de reconsidérer notre première position face à ­l’étranger, à ­l’inconnu,
à une forte altérité. Montaigne indique ici le procédé à suivre lorsque
nous sommes placés face à l­’autre c­ ulturel et c­ omment nous devons
évaluer les opinions ­communes sur les coutumes et les peuples différents
des nôtres. Il ­s’agit ­d’ébranler les ­convictions ordinaires sur les autres
­cultures grâce à l­’exercice de la raison, en désamorçant la puissance
de la « voix c­ ommune », de la parole répétée. L­ ’appel à la « voye de la
raison » requiert un effort intellectuel : nous devons savoir renoncer aux
opinions ­communes, aux bruits répandus et essayer de nous libérer de
la force de la coutume et des jugements préconçus en vogue au sein de
notre propre horizon ­culturel. Dans cette optique, il faut recourir à un
procédé rationnel, argumentatif, pour bien évaluer à la fois les opinions
courantes sur les autres ­cultures et les usages des autres ­communautés
avec lesquelles nous entrons en c­ ontact. Dans ce c­ ontexte, la « voye de
la raison » représente une opération de c­ ompréhension de la genèse des
préjugés ­culturels ; elle exprime un travail intellectuel qui retrace aussi
bien la généalogie de ces préjugés (et des mécanismes qui opèrent en
eux) que celle des notions que nous utilisons pour tracer les frontières
entre « nous » et « les autres ».
Tout le monde sait que dans « Des Cannibales » Montaigne démonte
­l’accusation de barbarie imputée aux populations du Brésil pour mettre
­l’accent sur la barbarie qui déferle sur l’Europe au xvie siècle46. De la
même manière, grâce à la trajectoire sinueuse de son discours, Malebranche
déplace ­l’attention du lecteur de la prétendue bizarrerie des coutumes
étrangères vers le caractère déraisonnable de certains usages et modèles
normatifs ­contraignants de sa propre société, qui témoignent de la cor-
ruption de son époque. Il semble presque annoncer une approche de
­l’autre qui sera celle de Lévi-Strauss, selon lequel nous ­n’avons pas de
méthode pour prouver que les autres sociétés sont meilleures que la nôtre
46 Cf. ibid., p. 209-210 : « Nous les pouvons donq bien appeler barbares, eu esgard aux
regles de la raison, mais non pas eu esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de
barbarie ».
MORALE ET COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE 189

et la seule société que nous pouvons critiquer et essayer de transformer,


­c’est celle à laquelle nous appartenons47.
Somme toute, Malebranche prend lucidement en ­considération
le rôle joué par la coutume dans les sociétés humaines ainsi que la
­complexité des multiples liens qui rattachent l­’individu à son milieu.
À ses yeux, de manière générale, les coutumes, au même titre que les
gouvernements et les lois, sont nécessaires, dans une certaine mesure,
pour réglementer les sociétés humaines dans la ­condition post-lapsaire. Il
existe bien sûr des coutumes déraisonnables, qui ne sont pas forcément
celles qui sont pratiquées par les « sauvages » et qui se ­consolident dans
des c­ ontextes socio-­culturels où la force de l­’imagination au niveau
individuel et collectif a le dessus sur la raison. L­ ’Oratorien fait valoir
aussi la possibilité de regarder sous un nouvel angle la coutume ­d’un
peuple étranger qui à première vue peut paraître bizarre ; il admet que,
­considérée dans une autre perspective, elle peut aussi se révéler ­comme
fondée sur des motifs raisonnables (du moins en apparence). Il semble
toutefois osciller entre ­l’avertissement cartésien48, selon lequel il ne faut
pas ­considérer les mœurs et les coutumes étrangères c­ omme nécessai-
rement ­contraires à la raison, et ­l’idée ­qu’il existe encore à son époque
des coutumes qui ­s’opposent au bon sens et à la raison. Malebranche
est également ­conscient ­qu’il est fort difficile de ­convaincre les hommes
qui sont accoutumés à un certain usage de s­ ’en débarrasser, ne serait ce
47 Cf. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Œuvres, éd. V. Debaene, F. Keck, M. Mauzé et
M. Rueff, Paris, Gallimard, 2008, p. 420-421 : « Les autres sociétés ne sont peut-être
pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes enclins à le croire, nous ­n’avons à
notre disposition aucune méthode pour le prouver. À les mieux c­ onnaître, nous gagnons
pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument
ou seule mauvaise, mais parce que c­ ’est la seule dont nous devons nous affranchir : nous
le sommes par état des autres. Nous nous mettons ainsi en mesure d­ ’aborder la deuxième
étape qui ­consiste, sans rien retenir ­d’aucune société, à les utiliser toutes pour dégager
ces principes de la vie sociale q­ u’il nous sera possible d­ ’appliquer à la réforme de nos
propres mœurs, et non de celles des sociétés étrangères : en raison d­ ’un privilège inverse
du précédent, c­ ’est la société seule à laquelle nous appartenons que nous sommes en
position de transformer sans risquer de la détruire ; car ces changements viennent aussi
­d’elle, que nous y introduisons ».
48 Voir ce passage célèbre du Discours de la méthode : « Il est bon de savoir quelque chose
des mœurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne
pensions pas que tout ce qui est ­contre nos modes soit ridicule, et ­contre raison, ainsi
­qu’ont coutume de faire ceux qui n­ ’ont rien vu » (René Descartes, Œuvres, éd. Ch. Adam
et P. Tannery, 11 vol., Paris, Vrin, 1964-1974, t. VI, 1973, p. 6. Nous avons modernisé
­l’orthographe).
190 RAFFAELE CARBONE

que parce que celui-ci ­s’avère être un ciment des liens sociaux – ­c’est ce
qui ressort des exemples des Éthiopiens et des Allemands49. Aussi une
tension subsiste-t-elle incessamment entre les règles fondamentales de
la morale, qui pour Malebranche dépassent les différences ­culturelles,
et les usages particuliers qui dans tel ou tel endroit, à telle ou telle
époque, forgent le c­ omportement des individus. Enfin, seule la capacité
de faire taire ­l’accoutumance et ­l’imagination et de savoir ­consulter la
Raison pour y découvrir le système de ­l’Ordre, permet de porter un
regard critique sur ses propres us et coutumes, et ainsi de suspendre
­l’adhésion inconditionnelle à des usages aberrants.

Raffaele Carbone
IHRIM (UMR 5317) –
ENS de Lyon

49 Cf. Malebranche, Traité de morale, I, II, § 7, OC XI, p. 31 ; Œuvres, II, p. 438 « ­C’est vertu
chez les Allemands que de savoir boire : on ne peut avoir de ­commerce avec eux si ­l’on
ne ­s’enivre  ».
­L’ÉQUIVOQUE DU CONCEPT
DE « MŒURS »
La lecture althussérienne
de Montesquieu

La question des mœurs est au cœur de L ­ ’Esprit des lois. Montesquieu


entend non seulement rationaliser les lois, mais aussi rendre raison des
mœurs, expliquer leur « infinie diversité » (préface). Cependant, l­’une
des plus célèbres analyses de cette œuvre – celle de Louis Althusser –
­constitue les mœurs en problème que le philosophe ne serait pas parvenu
à penser ­jusqu’au bout. Althusser décèle chez Montesquieu une forme
­d’impensé des mœurs, révélateur de son positionnement historique (avant
la Révolution française, avant Hegel et surtout avant Marx1).
En revenant à ­L’Esprit des lois, Althusser propose en effet une généalogie
de la science non idéaliste de l­’histoire. Montesquieu est alors c­ ompris
­comme ­l’ancêtre méconnu de Marx. La thèse est audacieuse, et ­complète
la célèbre version stalinienne des « trois sources » du matérialisme dia-
lectique (le matérialisme mécaniste du xviiie siècle, l­ ’économie politique
classique et la dialectique hégélienne). Alors q­ u’Althusser écrit souvent
que Marx a découvert le Continent-Histoire, c­ ’est à Montesquieu que
revient ici ce statut de pionnier. Inventeur de la science politique et de
la science de l­’histoire, Montesquieu est campé en Christophe Colomb
de la politique, premier aventurier à s­ ’être audacieusement engagé dans
la découverte des lois de l­ ’histoire – entendues, à la suite d­ ’une véritable
« révolution dans la méthode », ­comme des lois-rapports (scientifiques)
plutôt que c­ omme des lois-­commandements (théologiques, morales ou
1 Louis Althusser, Montesquieu, la politique et ­l’histoire, Paris, PUF, 1959 (désormais MPH),
p. 9. Le livre ­d’Althusser sur Montesquieu est, en 1959, ­l’un des tous premiers textes
publiés de ­l’auteur et ­l’un des seuls ouvrages achevés ­qu’il ait fait paraître de son vivant.
La trame ­d’un cours ­d’agrégation de 1957 dispensé aux normaliens de la rue ­d’Ulm a été
ré-exploitée. Voir Céline Spector, « Couper le maître en deux ? La lecture althussérienne
de Montesquieu », La Pensée, « Althusser, 25 ans après », no 382, avril-juin 2015, p. 85-97.
192 CÉLINE SPECTOR

politico-juridiques). L­ ’auteur de ­L’Esprit des lois aurait pris ­comme objet


les mœurs ou les rapports sociaux, et se signalerait, dans sa volonté de
faire œuvre de science, par son audace révolutionnaire.
Pourtant, la lecture althussérienne demeure ambivalente : dans
Montesquieu. La politique et ­l’histoire, Althusser décèle un Montesquieu
réactionnaire qui est ­l’autre face du Montesquieu révolutionnaire ­qu’il
a célébré. L­ ’angle mort de L­ ’Esprit des lois résiderait dans l­’équivoque du
­concept de « principe » et du ­concept de « mœurs ». Comme nous le
verrons, Althusser assigne la cause de cette insuffisance à une ignorance
fondamentale : celle de ­l’économie politique.
Quelle est la pertinence d ­ ’une telle lecture, dont l­’influence fut
décisive sur toute une génération de lecteurs de Montesquieu dans les
années 1970 en particulier ? Après un bref rappel des différents lieux
théoriques où intervient la question des mœurs dans ­L’Esprit des lois (I),
cette c­ ontribution exposera la teneur de la lecture althussérienne (II),
avant ­d’en évaluer la pertinence (III). Il ­s’agira de déceler les limites de
­l’exégèse entreprise dans Montesquieu. La politique et ­l’histoire : soucieux
de dévoiler les c­ ontradictions, les illusions et les fixations persistantes
derrière la lucidité savante, Althusser brocarde le révolutionnaire au fond
réactionnaire, le scientiste idéologue, aristocrate bon teint, aveugle aux
véritables enjeux et clivages politiques de son temps. Ainsi n­ ’hésite-t-il
pas à négliger l­ ’approche normative qui c­ onduit Montesquieu à ordonner
la « science de l­ ’histoire » à une fin politique précise : préserver, c­ ontre
le despotisme, la liberté politique.

LES MŒURS DANS ­L’ESPRIT DES LOIS

Dans ­L’Esprit des lois, les mœurs sont définies c­ omme des opinions
et des passions collectives2. Ce sont les manières de penser, de sentir et
­d’agir ­d’un peuple, une forme de régulation infra-législative qui oriente
2 Dans ­l’attente de la parution de ­L’Esprit des lois dans les Œuvres ­complètes, sous la direction
de Catherine Volpilhac, l­’édition de référence reste De l­’esprit des lois, éd. R. Derathé (à
partir de ­l’édition de 1757), Paris, Garnier, 1973 (rééd. D. de Casabianca, Paris, Classiques
Garnier, 2011), 2 t. Nous citerons simplement L ­ ’Esprit des lois (désormais EL) en indi-
quant le livre et le chapitre. Voir aussi Céline Spector, « Coutumes, mœurs, manières »,
­L’ÉQUIVOQUe DU CONCEPT DE « MŒURS » 193

les ­comportements à ­l’insu des acteurs et ­conditionne largement


leurs ­conduites.
LES MŒURS DANS LE « PRINCIPE »

La réflexion sur les mœurs apparaît d­ ’abord au moment de l­ ’exposition


du rapport entre « nature » et « principe », ­c’est-à-dire entre institutions
et passions dominantes qui permettent à chaque gouvernement de se
­conserver (vertu pour la république, honneur pour la monarchie, crainte
pour le despotisme). Montesquieu rompt ici avec toute perspective uni-
versaliste : chaque ­constitution se ­conserve grâce à des mœurs qui lui
sont propres, et se corrompt lorsque ces mœurs ne sont plus adéquates
à la structure des institutions.
La force ­d’une telle analyse réside dans la différenciation des mœurs
requises par chaque forme ­d’État. Seule la démocratie exige des mœurs
pures : « ­L’amour de la patrie c­ onduit à la bonté des mœurs, et la bonté
des mœurs mène à ­l’amour de la patrie » (V, 2). Montesquieu emprunte
à Machiavel l­’idée ­d’une dialectique des bonnes lois et des bonnes
mœurs en république : « Quand un peuple a de bonnes mœurs, les lois
deviennent simples3 ». L­ ’amour de la patrie assure ainsi la c­ onservation
des institutions républicaines, ­constamment menacées de corruption
(VIII, 11).
Mais à ce premier mouvement qui va des mœurs aux lois, s­’en
ajoute un second, en sens inverse : dans les démocraties, les lois doivent
promouvoir la vertu en entretenant l­’amour de ­l’égalité et ­l’amour de
la frugalité. Ces dispositifs ­comprennent non seulement des lois (lois
agraires, lois somptuaires, lois de succession), mais également des instru-
ments de ­contrôle des mœurs. La vertu politique ne peut être obtenue
­qu’au prix d­ ’une censure des mœurs : il faut que les censeurs, chargés
du « dépôt des mœurs », « rétablissent dans la république tout ce qui
a été corrompu, ­qu’ils notent la tiédeur, ­qu’ils jugent les négligences
et corrigent les fautes, c­ omme les lois punissent les crimes » (V, 7).
Montesquieu rappelle l­’exemple célèbre de l­’Aréopage à Athènes, qui
­condamna à mort un enfant parce que celui-ci avait crevé les yeux à son
Dictionnaire Montesquieu, sous la direction de C. Volpilhac-Auger, http://dictionnaire-
montesquieu.ens-lyon.fr, 2008 rééd. 2012.
3 EL, XIX, 22 ; VI, 11 ; voir Nicolas Machiavel, Discours sur la première Décade de Tite-Live,
trad. fr. de A. Fontana et X. Tabet, Paris, Gallimard, 2004, I, 18.
194 CÉLINE SPECTOR

oiseau : « ­qu’on fasse attention ­qu’il ne ­s’agit pas là ­d’une ­condamnation


pour crime mais d­ ’un jugement de mœurs dans une république fondée
sur les mœurs » (V, 19). Montesquieu est parfaitement ­conscient du coût
exorbitant ­d’un tel c­ ontrôle social : le jugement porté sur les mœurs
est forcément arbitraire, réglé par l­’opinion plutôt que le droit4. Dans
les tribunaux domestiques de la république romaine, les sanctions ne
pouvaient être prévues par un code de lois : « Les peines de ce tribunal
devaient être arbitraires, et l­ ’étaient en effet : car, tout ce qui regarde les
mœurs, tout ce qui regarde les règles de modestie, ne peut guère être
­compris sous un code de lois. Il est aisé de régler par les lois ce ­qu’on
doit aux autres ; il est difficile ­d’y c­ omprendre tout ce ­qu’on se doit à
soi-même » (VII, 10).
Or cette prééminence des mœurs pures dans les démocraties (ou, à
un moindre degré, dans les aristocraties) demeure exceptionnelle aux
yeux de Montesquieu : les autres formes ­d’État, q­ u’elles soient despo-
tiques ou monarchiques, se ­conservent autrement. Dans les monarchies,
­l’honneur supplée aux bonnes mœurs : sur le théâtre du monde, les
mœurs sont franches et les manières polies pour mieux satisfaire le désir
de se distinguer. Le code de ­l’honneur permet ­l’adulation, la ruse et
la galanterie, ce pourquoi « les mœurs ne sont jamais si pures dans les
monarchies que dans les gouvernements républicains » (IV, 2). Comme
­l’ont vu Leo Strauss et ses disciples, la distinction entre Anciens et
Modernes est dès lors structurante : la corruption des mœurs semble
caractériser, en Occident, « nos temps modernes » (IV, 6). La modernité
se caractérise notamment par ­l’essor du c­ ommerce qui, s­’il adoucit les
mœurs barbares, « corrompt les mœurs pures5 » (XX, 1).
LES MŒURS DANS ­L’ESPRIT GÉNÉRAL

La question des mœurs resurgit dans ­L’Esprit des lois à partir du


livre XIV ­consacré aux effets du climat. Montesquieu n ­ ’y ­considère
pas seulement les mœurs c­ omme effets des causes physiques et morales,
mais aussi ­comme causes. Il y a là un véritable cercle des mœurs : les
opinions et les passions, une fois ­contractées, produisent une inertie
4 Voir Catherine Larrère, « Droit et mœurs chez Montesquieu », Droits, no 19, 1994, p. 11-22,
republié dans Lectures de L
­ ’Esprit des lois, éd. T. Hoquet et C. Spector, Bordeaux, Presses
Universitaires de Bordeaux, 2004, p. 233-246.
5 Voir Céline Spector, Montesquieu. Pouvoirs, richesses et sociétés, Paris, Hermann, 2010.
­L’ÉQUIVOQUe DU CONCEPT DE « MŒURS » 195

que les mœurs reproduisent sous la forme ­d’une seconde nature (XIV,
4). ­Qu’elles soient simples ou raffinées, vertueuses ou corrompues, les
mœurs ­constituent ­l’obstacle ou ­l’adjuvant que le législateur rencontre,
le régime de normativité primordial auquel les autres régimes de nor-
mativité doivent ­s’adapter6.
Au livre XIX de ­L’Esprit des lois, Montesquieu envisage donc la ques-
tion des mœurs de manière singulière : il l­ ’intègre non plus à la question
de la typologie politique et des formes sociales, mais à la question de
« ­l’esprit général » des nations. Montesquieu distingue les lois, « éta-
blies », et les mœurs, « inspirées » : les lois relèvent ­d’une « institution
particulière », alors que les mœurs « tiennent plus à ­l’esprit général » :
« or il est aussi dangereux, et plus, de renverser ­l’esprit général, que de
changer une institution particulière ». La ­conclusion est claire : ­l’art
de gouverner modéré doit adapter les lois aux pratiques singulières des
peuples, à leur esprit (XIX, 12).
Pourtant, une ambiguïté surgit : d­ ’un côté, ­l’esprit général se donne
sous forme de mœurs, mais de l­ ’autre, les mœurs sont un facteur parmi
­d’autres au sein de ­l’esprit général : « Plusieurs choses gouvernent les
hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement,
les exemples des choses passées, les mœurs, les manières ; d­ ’où il se forme
un esprit général qui en résulte. À mesure que, dans chaque nation,
une de ces causes agit avec plus de force, les autres lui cèdent d­ ’autant »
(XIX, 4). Par là même, Montesquieu ne fait pas précéder la formation
de l­ ’esprit général d­ ’un c­ ontrat fondateur, ni n­ ’invoque la transcendance
du législateur. L­ ’unification de l­ ’hétérogène apparaît simplement c­ omme
­l’effet de la prévalence c­ onjoncturelle de certaines c­ omposantes sur
­d’autres : telle société sera plutôt dominée par la religion, telle autre
plutôt par les lois, telle autre par les mœurs.
Dans ­L’Esprit des lois, la normativité des mœurs occupe ainsi deux
places distinctes : 1) les mœurs sont ce ­qu’un État doit créer et main-
tenir pour pouvoir se c­ onserver sans corruption ni révolution ; 2) les
mœurs sont ce qui résulte de différentes causes, physiques ou morales ;
en ce sens, les mœurs sont ce qui unifie le social, ce qui le c­ onstitue de
manière explicative et non normative.
6 Voir Denis de Casabianca, Montesquieu. De l­’étude des sciences à ­l’esprit des lois, Paris,
Champion, 2008 ; Céline Spector, Montesquieu. Liberté, droit et histoire, Paris, Michalon,
2010.
196 CÉLINE SPECTOR

LA LECTURE ALTHUSSÉRIENNE DE MONTESQUIEU

Cette ambiguïté du ­concept de mœurs peut être interprétée ­comme


une insuffisance théorique de Montesquieu, qui n­ ’aurait pas réellement
choisi entre la voie de la politique normative et la voie de la science (celle
de la sociologie que déploiera Durkheim en faisant de Montesquieu son
principal « précurseur7 »). Comment ­comprendre cette insuffisance ?
Dans Montesquieu. La politique et ­l’histoire, Althusser tente d­ ’identifier
des ancêtres du matérialisme historique. Le xviiie siècle est alors c­ onçu
­comme propédeutique à ­l’intelligence de la pensée de Marx. Dans les premiers
chapitres de son ouvrage, Althusser analyse ainsi l­ ’apport de ­L’Esprit des
lois à la science de l­’histoire. Montesquieu est lu c­ omme précurseur de
Hegel et précurseur de Marx, ou plus précisément c­ omme précurseur
de cette figure hybride que Althusser a créée durant les années 1950, de
« Hegel avec Marx », délivré de ses scories humanistes dites « révision-
nistes » (Kojève et, à un moindre degré, Hippolyte). Toute la relecture
althussérienne est fondée en ce sens sur la volonté d ­ ’arraisonner en
Montesquieu la ­conceptualité hégélienne et marxienne, et de lui impri-
mer la force ­d’une théorie de la détermination en dernière instance8.
­C’est ainsi q­ u’Althusser relit d­ ’abord la typologie des gouvernements
et ­l’importance nouvelle accordée au « ­concret », ­c’est-à-dire au ­concept
de mœurs. Althusser s­’appuie sur le sens premier des mœurs, c­ onçues
­comme manières de penser, de sentir et ­d’agir collectives, ­comme praxis
­commune, c­ omme « principe ». Comme l­’a vu Montesquieu à la suite
de Machiavel, le principe « détermine tout », et en particulier la forme
ou la superstructure des institutions. Althusser reprend ainsi ­l’idée du
primat des mœurs en la subsumant sous la catégorie marxienne de déter-
minant en dernière instance : le principe n­ ’est pas seulement un facteur
parmi d­ ’autres, mais le véritable moteur, ou le déterminant en dernière
7 Voir Émile Durkheim, « La ­contribution de Montesquieu à la c­ onstitution de la science
sociale », Montesquieu et Rousseau, précurseurs de la sociologie [1892], Paris, Marcel Rivière,
1966. Althusser ne mentionne jamais ce texte, q­ uoiqu’il fût ­connu à l­ ’époque.
8 Althusser, Pour Marx, Paris, La Découverte, 2005, p. 111-112. Le c­ oncept vient de Engels
et sera retravaillé, c­ ontre Hegel cette fois, dans « Contradiction et surdétermination »
(1962). Voir Sylvain Lazarus, « Althusser, la politique et l­ ’histoire », Politique et philosophie
dans l­’œuvre de Louis Althusser, éd. S. Lazarus, Paris, PUF, 1993, p. 9-27.
­L’ÉQUIVOQUe DU CONCEPT DE « MŒURS » 197

instance de l­ ’histoire. Avant Hegel, Montesquieu aurait pensé la « tota-


lité réelle » de l­ ’État, ­l’unité dialectique de la nature et du principe, des
lois et des mœurs9. Pour Althusser, la théorie de Montesquieu peut dès
lors à bon droit être rapprochée de celle de Marx, qui c­ onfère ce rôle à
­l’économie, tout en ménageant lui aussi une zone d­ ’efficace subordonnée
à la politique. Le Montesquieu révolutionnaire est donc sollicité pour
étayer une relecture de Marx qui insiste sur l­’idée d­ ’autonomie relative
des superstructures :
Aussi risquée que soit cette ­comparaison que ­j’énonce avec toutes les précau-
tions, le type de détermination en dernière instance par le principe, détermination
qui ménage pourtant une zone d­ ’efficace subordonnée à la nature du gouver-
nement, peut être rapprochée du type de détermination que Marx attribue
en dernière instance à l­ ’économie ; détermination qui ménage pourtant une zone
­d’efficace subordonnée à la politique10.

Mais après le plaidoyer vient le réquisitoire. Pour Althusser, l­ ’angle


mort de ­L’Esprit des lois réside en effet dans l­’équivoque du c­ oncept de
« principe » et du c­ oncept de « mœurs11 ». Les mœurs se situent dans
un lieu théorique incertain, à la croisée du principe (qui doit être pour
que le gouvernement se c­ onserve) et des causes (qui sont ce q­ u’elles sont).
De ce fait, les mœurs masquent la c­ ontradiction que Montesquieu ­n’a
pas pensé j­usqu’au bout : les mœurs ne peuvent à la fois être causées
et supposées, dans une démarche à la fois scientifique et téléologique
ou idéologique.
Althusser déplore donc le caractère « vague » du ­concept de mœurs
et ­l’inaboutissement de la dialectique de ­l’histoire dans ­L’Esprit des
lois. In fine, il assigne la cause de ces insuffisances à une ignorance fon-
damentale : celle de ­l’économie politique. Montesquieu a erré dans sa
­conception des facteurs du devenir historique, faute d­ ’avoir eu en mains
les ouvrages fondamentaux – plutôt que ceux de Quesnay, Forbonnais,
Smith ou les économistes « bourgeois », Le Capital. L ­ ’économie poli-
tique manque et par ­conséquent ­l’unité de ­l’histoire ; car ­l’histoire
ne peut se penser que dans ­l’unité des superstructures et de leurs
­conditions matérielles d ­ ’existence. Seule ­l’économie politique assure

9 MPH, p. 49.
10 MPH, p. 56.
11 MPH, p. 62-63.
198 CÉLINE SPECTOR

l­’unité de la totalité ­concrète, le lien entre ­conditions matérielles et


formes ­d’État12.
Or il est délicat de nier la c­ ontribution de Montesquieu à l­ ’émergence
de ­l’économie politique : Althusser fait ­l’impasse sur tous les livres de
­L’Esprit des lois c­ onsacrés à la propriété, à l­’impôt, au c­ ommerce, à la
monnaie ou à la démographie, dont Keynes avait su reconnaître la valeur
quelques années plus tôt13. Comme l­ ’a fort bien vu Francine Markovits,
si Althusser impute à Montesquieu une méconnaissance de ­l’économie
politique, cela tient avant tout « aux éléments hégéliens de sa méthode »
à ce moment-là14.
Ainsi ne peut-on cerner l­ ’usage de Montesquieu par Althusser dans la
­conjoncture des années 1950 q­ u’à ­condition de souligner que celui-ci était
alors résolument hégélien. À cette époque, Althusser avait ­composé avec
Bachelard son mémoire ­d’études supérieures (DES) sur Hegel au retour
de sa captivité d­ ’Allemagne. Il c­ onsidérait que le marxisme ne pouvait
se c­ omprendre q­ u’à partir de l­’hégélianisme – Marx étant « captif de
son temps » et donc « captif de Hegel », qui est la « rigueur silencieuse
de Marx », la « vérité vivante » de sa pensée15. La réception française de
Hegel était sur-politisée, ­comme en témoigne ­l’article ­d’Althusser intitulé
« Le retour à Hegel, dernier mot du révisionnisme universitaire » qui
parut en novembre 1950 dans la revue ­communiste La Nouvelle critique.
Entre 1947 et 1950, ­l’interprétation de Hegel était devenue, ­comme le
relève Isabelle Garo, une « question brûlante16 ». Après la Libération,
la France voit en effet ­l’émergence ­d’un courant néo-hégélien inauguré
par Jean Wahl, dont les travaux inspirent Jean Hippolyte et Alexandre
Kojève. Au même moment, des exégètes catholiques ­comme Gaston
Fressard et Marcel Régnier ­s’intéressent à l­’œuvre de Hegel. Le débat
entre néo-hégéliens et marxistes devient intense au moment où le Parti
12 Plus tard, Althusser c­ onsidèrera que Hegel lui-même a manqué ce rapport (« Sur la
dialectique matérialiste », Pour Marx, ouvr. cité, p. 209).
13 Voir Céline Spector, Montesquieu et ­l’émergence de ­l’économie politique, Paris, Honoré Champion,
2006.
14 Francine Markovits, « Althusser et Montesquieu : l­ ’histoire c­ omme philosophie expéri-
mentale », Althusser philosophe, éd. P. Raymond, Paris, PUF, 1987, p. 31-74, ici p. 55.
15 Althusser, « Du ­contenu dans la pensée de G.W.F. Hegel », Écrits philosophiques et politiques,
ouvr. cité, t. I, p. 191.
16 Isabelle Garo, « “Il pleut”. Matérialisme de la rencontre et politique du vide chez le
dernier Althusser », Autour ­d’Althusser, Paris, Le temps des cerises, 2012, p. 164-185, ici
p. 172.
­L’ÉQUIVOQUe DU CONCEPT DE « MŒURS » 199

c­ ommuniste français se replie sur des positions dogmatiques et ­s’en


prend de manière virulente aux néo-hégéliens (allant ­jusqu’à assimiler
hégélianisme et fascisme17). Althusser ­n’est pas loin, à cette époque,
­d’endosser cette orthodoxie. Les travaux sur Montesquieu, quelques
années plus tard, se font dans un ­contexte encore différent, celui des
débuts de la réflexion structuraliste et de la tentative de c­ onciliation
entre psychanalyse et marxisme18, mais demeure la volonté de penser
Montesquieu c­ omme ancêtre de Hegel et Marx (­d’un Hegel lui-même
rendu ­compatible avec la lecture marxiste). Il ­s’agit bien de « récupérer »
Hegel avec Montesquieu dans le camp du marxisme rénové, ce qui
surdétermine la lecture d­ ’Althusser.
Or ­l’hégélianisme militant d ­ ’Althusser provoque des effets
­d’occultation19. ­L’idée de hiérarchie ­d’instances, en particulier, occulte
la ­compréhension de ­l’esprit général ­comme mélange de facteurs. En un
mot, le philosophe marxiste ­s’oriente vers ­l’idée ­d’une détermination en
dernière instance, alors que Montesquieu critique précisément ­l’idée de
facteur décisif. Le problème des mœurs ou ­l’impensé est ainsi c­ onstitué :
Althusser réinterprète l­ ’esprit des lois c­ omme unité interne dont les lois
et mœurs sont ­l’expression, tout en regrettant que Montesquieu n­ ’ait pu
échapper au problème de la séparation entre l­ ’essence et son expression
phénoménale. Car les mœurs déterminent les principes, qui à leur tour
déterminent la nature des États. D ­ ’où ­l’ambiguïté fatale de ­L’Esprit
des lois : soit les principes sont séparés de leurs causes réelles, qui sont
irréductiblement plurielles (climat, terrain, religion, économie…), soit
­l’énumération de ce qui c­ onstitue les mœurs demeure sans ordre, ce
­qu’Althusser c­ onsidère ­comme une insuffisance théorique. À ses yeux, il
revient à Hegel ­d’avoir en partie résolu la ­contradiction dans laquelle se
trouvait alors Montesquieu, grâce à l­ ’introduction ­d’une c­ onception plus
rigoureuse de la totalité historique. Pour ­l’auteur de « Sur la dialectique
matérialiste » (avril-mai 1963), Hegel a surmonté les ambiguïtés de
Montesquieu et de sa dialectique de ­l’histoire en usant du ­concept de
17 Ce ­contexte a été évoqué lors du colloque « Althusser 1965 : la découverte du c­ ontinent
histoire », 5 et 6 juin 2015, ENS Paris, Organisation : A. Burlaud, J. Christ, G. Fondu et
F. Nicodème, notamment par Frédérique Matonti (« Althusser et le soupçon c­ hinois »).
18 Warren Montag, Althusser and its Contemporaries, Durhma, Duke University Press, 2013,
p. 27.
19 Markovits, « Althusser et Montesquieu : l­ ’histoire c­ omme philosophie expérimentale »,
art. cité, p. 54-56.
200 CÉLINE SPECTOR

négation et en réduisant les facteurs économiques, sociaux, politiques,


religieux à un principe ­d’unité interne20.
Éviter la lecture rétrospective de Montesquieu à partir de Hegel
importe donc pour ne pas saisir les mœurs à partir de ­l’idée ­d’unité
organique ­d’un peuple, ou à partir de la seule idée d­ ’État. Car l­ ’enjeu de
la réflexion sur les mœurs chez Montesquieu n­ ’est pas de proposer une
théorie de la détermination en dernière instance : il ­s’agit plutôt ­d’éviter
de ­confondre les ordres normatifs – ­confusion qui pourrait ­conduire au
despotisme. ­C’est cet enjeu relatif à la liberté politique ­qu’il ­convient
de restituer pour finir.

LOIS, MŒURS, MANIÈRES,


OU ­COMMENT ÉVITER LA « TYRANNIE D
­ ’OPINION »

Au livre XIX de ­L’Esprit des lois, Montesquieu défend ­l’idée selon


laquelle il ne faut pas tout corriger. Contre la morale politique, le législateur
ne doit pas corriger tous les vices des peuples. Il peut en outre changer
les mœurs par d­ ’autres mœurs et non par les lois, agir « ­d’une manière
sourde et insensible », réformer par ­l’incitation plutôt que par la ­contrainte
(VI, 13). Telle est la ­condition pour éviter un mal plus subtil que le
despotisme : la « tyrannie ­d’opinion », soit la violence morale, ­culturelle
ou symbolique qui intervient lorsque ­l’on « choque » les manières de
penser, de sentir et ­d’agir ­d’un peuple – lorsque ­l’on heurte ses mœurs,
­qu’un peuple c­ onnaît et aime toujours mieux que ses lois (XIX, 2-3).
Corrélativement, Montesquieu ne se c­ ontente pas d­ ’opposer les lois
aux mœurs ; il distingue lois, mœurs et manières, faisant surgir un troi-
sième terme qui permet de mieux cerner les enjeux de ­l’œuvre. Une
remarque préliminaire restituera ­l’importance de ce nouveau ­concept
de « manières » : Montesquieu avait d­ ’abord intitulé le livre XIX « des
manières », puis « des mœurs et des manières », avant de choisir « des
lois dans le rapport q­ u’elles ont avec les principes qui forment l­’esprit

20 Althusser, « Sur la dialectique matérialiste », Pour Marx, ouvr. cité, p. 220. Althusser


oppose alors dialectique hégélienne et dialectique marxiste, qui pense autrement la
­contradiction.
­L’ÉQUIVOQUe DU CONCEPT DE « MŒURS » 201

général, les mœurs et les manières ­d’une nation ». Désormais, la régu-


lation qui s­’opère en deçà de la sphère juridique c­ omprend donc deux
modalités distinctes, selon ­qu’elle ­concerne l­’intériorité ou l­’extériorité
des c­ onduites : « Les mœurs et les manières sont des usages que les lois
­n’ont point établis, ou ­n’ont pas pu, ou ­n’ont pas voulu établir. Il y a
cette différence entre les lois et les mœurs, que les lois règlent plus les
actions du citoyen, et que les mœurs règlent plus les actions de ­l’homme.
Il y a cette différence entre les mœurs et les manières, que les premières
regardent plus la c­ onduite intérieure, les autres l­ ’extérieure » (XIX, 16).
Pourquoi cette différenciation ? Selon sa méthode habituelle,
Montesquieu entend ­d’abord user de la raison pour distinguer les
régimes normatifs, pour ne pas c­onfondre : « Il ­n’y a que des institutions
singulières qui c­ onfondent ainsi des choses naturellement séparées,
les lois, les mœurs et les manières » (XIX, 21). Car cette c­ onfusion
porte préjudice à la liberté politique : ainsi dans la Russie de Pierre le
Grand, où les mœurs ont été brutalement réformées par le droit plu-
tôt que par l­’incitation et par l­’exemple. Cette erreur témoigne d­ ’une
mécompréhension de la nature du droit, qui ­n’est pas un pur « acte de
puissance » (XIX, 14).
En faisant de Montesquieu l­’inventeur de la science dialectique de
­l’histoire, Althusser a donc omis ce point essentiel : la réflexion sur la
dialectique des lois et des mœurs est orientée par le mot ­d’ordre de
­L’Esprit des lois qui est de préserver la liberté politique, redéfinie c­ omme
opinion que ­l’on a de sa sûreté. Les chapitres suivants du livre XIX (16-
20) visent la tyrannie qui c­ onsiste à ­confondre ce qui doit être distingué,
soit les principes qui gouvernent les hommes.
Il ­convient de ­s’arrêter un instant sur ­l’exemple ­chinois, privilégié
au livre XIX de L ­ ’Esprit des lois. Car la Chine ­confond ce qui ne doit
pas ­l’être, selon Montesquieu, en imposant un ­culte des ancêtres et un
ensemble de rites qui ordonnent la société ­d’un point de vue religieux,
moral et politique. La domination des rites traduit en Chine la c­ onfusion
des régimes normatifs, des lois, des manières et des mœurs, ­confusion
voulue et entretenue par le politique afin de discipliner le peuple au
travail et de le maintenir dans la soumission (XIX, 16-20). Le Jésuite
dont s­’inspire Montesquieu, le Père Du Halde, avait lui-même relevé
ce lien entre rites et soumission, mais en un sens positif, car selon lui
les Chinois gouvernent leur immense empire c­ omme on gouverne une
202 CÉLINE SPECTOR

famille, dans ­l’ordre et la vertu21. Or Montesquieu ne valorise pas ce


paradigme : la c­ onfusion des lois, des mœurs et des manières est porteuse
de despotisme. Loin de vouloir suivre le « modèle c­ hinois », la France
doit c­ onserver en s­’en éloignant ce qui lui reste de liberté politique.
Ce qui a échappé à Althusser est donc ­l’un des enjeux de ­L’Esprit
des lois, qui ­n’est pas seulement de ­constituer une nouvelle science de
la politique et de l­’histoire, mais aussi de renforcer les ­conditions de la
liberté politique. La ­constitution ­d’une nouvelle science de ­l’histoire ne
­s’opère que sous ­conditions normatives : faire que les facteurs identifiés
soient suffisamment distingués, ou astucieusement corrélés, pour éviter la
tendance naturelle du pouvoir à ­l’abus, et en particulier au ­contrôle social.
Au Chapitre 5, Montesquieu révèle ­l’enjeu de son livre en évoquant entre
les lignes la France, où il ne faut pas « tout corriger ». Dans cette nation
à « ­l’humeur sociable », mieux vaut éviter de réformer tous les vices qui,
­comme ­l’avait vu Mandeville, portent à la prospérité. ­L’apport du manus-
crit est ici patent puisque Montesquieu nomme explicitement la France
­jusqu’à la révision marquée de la plume du secrétaire O (1745-1747). De
surcroît, Montesquieu avait rédigé une première version plus corrosive
encore que celle de l­ ’édition princeps, qui visait la liberté d­ ’expression autant
que la régulation des ­conduites. Dans ce chapitre intitulé « Combien il
faut être attentif à ne point changer ­l’esprit général ­d’une nation », le
manuscrit final stipule : « on y pourrait ­contenir les femmes, faire des
lois pour corriger leurs mœurs et borner leur luxe : mais qui sait si l­ ’on
­n’y perdrait pas un certain goût qui serait la source des richesses de la
nation, et une politesse qui attire chez elle les étrangers ? ». Or le manuscrit
original proposait une version plus explicite : « On y pourrait empêcher
de parler sur les choses que ­l’on doit révérer, établir même un tribunal
réprimant c­ omme on a fait dans ­d’autres pays, mais quand cet esprit de
liberté serait gêné, ­l’ignorance et ­l’hypocrisie viendraient bientôt troubler
­l’État22 ». La version imprimée reste subversive, mais en douceur, là où le
manuscrit rend manifeste la défense de « ­l’esprit de liberté » ­contre tout
21 Jean-Baptiste du Halde, Description géographique, historique, chronologique, politique et physique
de l­’empire de la Chine et de la Tartarie c­hinoise, Paris, chez P. G. Le Mercier, 1735, t. II,
p. 146, voir t. III, p. 128-129. Voltaire insistera pour sa part sur la bonté du gouvernement
des Chinois (Essai sur les mœurs et ­l’esprit des nations, éd. R. Pomeau, Paris, Garnier, 1990,
t. I, chap. i, p. 216).
22 Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu, De l­ ’esprit des loix. Manuscrits, textes
établis, présentés et annotés par C. Volpilhac-Auger, in Œuvres c­omplètes de Montesquieu,
­L’ÉQUIVOQUe DU CONCEPT DE « MŒURS » 203

tribunal criminalisant le délit d­ ’opinion, c­ ontre la religion notamment.


Sous les méandres de ­l’art d­ ’écrire, Montesquieu donne ainsi la formule
par excellence de ­l’art de gouverner modéré, qui épouse les inclinations
des manières et des mœurs, fussent-elles vicieuses : « ­c’est au législateur
à suivre ­l’esprit de la nation, quand il ­n’est pas ­contraire aux principes
du gouvernement ; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous
fai­sons librement, et en suivant notre génie naturel » (XIX, 5).

En étudiant Montesquieu, Althusser a relevé ­l’ambiguïté ­constitutive


des mœurs qui sont à la fois ce qui est présupposé et ce qui est expliqué sans
que l­ ’articulation de la typologie normative et de la causalité historique
soit parfaitement « raccord ». Il a audacieusement fait de Montesquieu
­l’ancêtre du marxisme en faisant échapper la science de ­l’histoire aux
prises de l­ ’économisme. Comme le soulignera Pour Marx, la dialectique
économique ne joue jamais à ­l’état pur. Jamais dans ­l’Histoire on ne
voit les superstructures se dissiper c­ omme pur phénomène pour laisser
avancer sur la route royale de la dialectique sa Majesté Économie, parce
que les temps seraient venus : « Ni au premier, ni au dernier instant,
­l’heure solitaire de la dernière instance ne sonne jamais23 ».
Mais cette lecture positiviste, à ­l’évidence, occulte autant ­qu’elle
élucide : la lecture ­d’Althusser semble prisonnière ­d’une forme de cécité
historique, tributaire d­ ’une systématicité et d­ ’une téléologie qui semblent
désormais naïves. Raisonnant déjà en termes d­ ’« obstacle épistémolo-
gique », le philosophe marxiste néglige, au fond, la logique du singulier
qui fait l­’originalité de Montesquieu. Il infléchit la c­ onception de la
causalité historique qui, dans L ­ ’Esprit des lois, ménageait une théorie
multifactorielle de « ­l’esprit général ». Il omet, sans doute, ­l’aptitude de
­L’Esprit des lois à penser ensemble la science de l­ ’histoire et la politique
de la liberté – ce qui distingue l­’œuvre de ses futurs avatars.

Céline Spector
Université Paris-Sorbonne

éd. C. Volpilhac-Auger, 22 vol., 1998-…, en cours de parution, vol. IV, Oxford, Voltaire


Foundation, 2008, p. 464.
23 Althusser, Pour Marx, ouvr. cité, p. 113.
ROUSSEAU, DE LA SCIENCE
DES MŒURS À ­L’ÉVEIL DU GOÛT

Au xviie siècle, ­l’école du droit naturel moderne initiée par Grotius a


tenté d­ ’insuffler une rationalité dans les habitudes sociales ou coutumes
en les intégrant à une science. Le projet de « science des mœurs » très
répandu dans la littérature du xviie siècle entend repartir des principes
pratiques prescrits par la loi naturelle pour en déduire démonstrative-
ment les devoirs de l­’homme1. Dans cette lignée, nous pouvons citer
Barbeyrac que Rousseau a lu avec attention, et qui donne en 1706 la
traduction Du droit de la nature et des gens de Pufendorf. Comme il ­l’écrit
dans sa préface, la science des mœurs peut être acquise par tous ceux
qui veulent faire usage de leur raison. L­ ’expérience suffit certes à guider
les hommes dans leurs c­ onduites et à leur donner quelques principes
de morale ; toutefois :
Si l­ ’on ­s’attache ­comme il faut à suivre pié à pié les Principes naturels de cette
Science, et à les pousser dans toute leur étendue, on en déduira aisément, par
des ­conséquences liées les unes avec les autres ­d’une manière démonstrative,
tous les Devoirs de l­ ’Homme, dans quelque état ­qu’il se trouve2.

Contre les sceptiques et les relativistes qui ­continuent de penser que


la morale est une science seulement probable dont les éléments sont
relatifs aux peuples et aux régions, il faut tenter de réduire la science
des mœurs à un système aussi bien lié que ceux de la géométrie ou
de la mécanique. À ­l’époque de Rousseau, le projet de la science des
mœurs est revisité par Toussaint – dont Masson nous apprend q­ u’il est
un ami de Rousseau – dans son traité intitulé Les Mœurs et publié en
1 Citons Jean-Louis de Rouvray, La science des mœurs ou la seconde partie de la philosophie
française, à Lyon, par L. Gelbeure, 1648, ou F. Courtot, La Science des mœurs, à Paris, Chez
Edme Couterot, 1694.
2 Samuel Pufendorf, Du droit de la nature et des gens, Préface, § ii, trad. fr. de Jean Barbeyrac,
Amsterdam, Schelte, 1706, p. IV.
206 LAETITIA SIMONETTA

1748. Tout en écrivant, en style jusnaturaliste, que les lois du devoir


sont « gravées dans tous les cœurs en caractères ineffaçables », il signale
dans ­l’avertissement de son ouvrage :
J­ ’ai répandu dans cet Ouvrage plus de sentiment que ­d’esprit : premièrement,
parce que ­l’un ­m’était plus facile que ­l’autre ; et de plus, parce que la science
des Mœurs est, de sa nature, une science de sentiment. ­Lorsqu’il est question
de corriger des cœurs gâtés, il vaut mieux toucher, que plaire ; ­convaincre
même n­ ’est pas le point dont il ­s’agit3.

En somme, ­d’après Toussaint, point ­n’est besoin de démonstration


dans les questions de mœurs – « les vérités de sentiment n­ ’ont besoin
pour ­convaincre que ­d’être présentées4 ». Rousseau et lui trouvent un
même adversaire en ­l’académicien Formey : avant de publier en 1762
un Anti-Émile5, ce dernier écrit un essai critique ­contre le livre de
Toussaint en 1756, où il ­considère ­contre celui-ci que c­ ’est la raison qui
doit faire ­l’essence ­d’un tel ouvrage. Il raille ceux qui ­s’en remettent à
la particularité et à la fugacité des « preuves de sentiment » pour un
tel sujet qui doit, c­ ontrairement à ce ­qu’en dit Toussaint, produire la
­conviction : la morale est bien la science qui a les mœurs pour objet ;
étayée par la religion, elle doit c­ onduire à une réforme des c­ onduites.
Pourtant, loin que Toussaint se laisse aller à un ouvrage hétérodoxe et
romanesque, il reste dans l­’esprit de l­’école jusnaturaliste : les lois du
devoir étant de son avis évidentes quand on y prête attention, il peut
en fournir un traité qui procède méthodiquement à partir des attributs
divins pour en déduire ­l’amour ­qu’on doit à Dieu et ­l’amour ­qu’on doit
à autrui, en passant par l­’amour q­ u’on se doit à soi-même. Comment
situer Rousseau par rapport à cette double tradition ?

3 François-Vincent Toussaint, Les Mœurs, 3e édition, Amsterdam, Rey, 1748, p. x.


4 Ibid., chap. i, p. 57.
5 Formey a fait publier la Lettre à Voltaire de juin 1760 sur le tremblement de terre de
Lisbonne sans ­l’avis de Rousseau. Voir Henri Gouhier, Rousseau et Voltaire. Portraits dans
deux miroirs, Paris, Vrin, 1983, chap. vi, en particulier p. 107 et suivantes.
ROUSSEAU, DE LA SCIENCE DES MŒURS À ­L’ÉVEIL DU GOÛT 207

RENOUVELER LA SCIENCE DES MŒURS


­L’expérience des valeurs

Il est bien ­connu que Rousseau revisite le projet de ­l’école jusnatura-


liste classique : c­ omme le résume Bruno Bernardi6, sa principale rupture
avec cette école est de ­considérer que les principes du droit politique
sont tirés de la nature même du corps politique – et non de la nature
humaine. Pour autant, en accord avec cette école, Rousseau ­considère que
la morale elle-même n­ ’est pas déterminée par la loi positive, même si elle
ne devient nécessaire et possible que dans la société – le vicaire reprendra
­d’ailleurs une formule analogue à celle de Toussaint en énonçant que
les règles de la ­conduite « sont gravées dans tous les cœurs en caractères
ineffaçables7 ». Concernant le projet plus précis de « science des mœurs »
que nous avons présenté, Rousseau distingue bien, en opposition avec la
­conception du droit naturel moderne, la morale et la science : rappelons
­qu’il a entamé sa carrière philosophique par le Discours sur les sciences et
les arts de 1750 qui a fermement établi l­’inutilité et même la nocivité
de la science pour la pratique de la vertu, en ce q­ u’elle détournerait du
cœur pratique de la morale. Pour autant, Rousseau ne semble pas se
ranger entièrement du côté de Toussaint. Certes, il soutient lui aussi que
­l’ordre moral n­ ’est pas d­ ’abord ­connu par la raison mais renvoie à des
affections naturelles et à des lois gravées dans tous les cœurs8. Toutefois,
la position de Rousseau ­n’est pas fixe sur ce point : il semble de plus en
plus c­ onsidérer que, malgré l­ ’existence de ces affections naturelles pour la
vertu et le vice, il ne suffit pas de « présenter » les vérités de morale pour
toucher les hommes. Que la morale soit affaire de sentiment ne signifie
6 Bruno Bernardi, Le principe d­ ’obligation, chap. vi, Paris, Vrin, 2007.
7 Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou de ­l’éducation, texte établi par Charles Wirz et annoté
par Pierre Burgelin, in Œuvres ­complètes, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond,
Paris, Gallimard, 5 vol., 1959-1995, vol. IV, 1969 (dorénavant : Émile), p. 594.
8 Voir aussi le passage déjà cité de Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, texte
établi et annoté par François Bouchardy, in Œuvres Complètes, ouvr. cité, vol. 3, 1964,
p. 30 : « Ô vertu ! Science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et
­d’appareil pour te c­ onnaître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs
et ne suffit-il pas pour apprendre tes Lois de rentrer en soi-même et d­ ’écouter la voix
de sa c­ onscience dans le silence des passions ? Voilà la véritable philosophie, sachons
nous en c­ ontenter ».
208 LAETITIA SIMONETTA

pas pour lui q­ u’elle soit accessible immédiatement et nécessairement à


celui qui c­ onsidère ses objets – ne serait-ce que parce que, c­ omme on l­ ’a
vu plus haut, la c­ onnaissance des devoirs repose sur le développement
des lumières de la raison.
La position de Rousseau dessine en fait une voie moyenne entre une
approche jusnaturaliste rationaliste et démonstrative de la morale et une
approche sentimentaliste. Le présupposé ­commun de ces deux approches
est ­l’innéité des ­contenus moraux. Le signe en est ­qu’elles résorbent toutes
deux les mœurs dans la morale : ainsi, Pufendorf traduit par Barbeyrac
établit les maximes fondamentales de la loi naturelle pour en déduire
les principaux devoirs de l­’homme et du citoyen ; Toussaint détaille,
­comme on ­l’a vu, les différents devoirs innés de ­l’homme. Dans les
deux cas, les mœurs sont abordées de façon quasiment exclusivement
normative ou prescriptive9. En revanche, Rousseau, toujours soucieux
de respecter l­ ’ordre de l­ ’analyse, c­ onsidère la réalité des mœurs, c­ omme
cela apparaît dès le Discours sur les sciences et les arts qui part du ­constat
des mœurs dépravées : « ici ­l’effet est certain, la dépravation réelle, et
nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se
sont avancés à la perfection10 ». Cette voie le mène à reconnaître que le
développement des dispositions morales est déterminé par les circons-
tances historiques et géographiques plutôt que par un ordre prédéfini
et lui permet de rendre ­compte de la façon dont les affections morales
peuvent dégénérer en mœurs dépravées. Ainsi, le Genevois reprend à son
­compte la rupture initiée par Montesquieu entre la morale et les mœurs et
­confirme le déplacement de la science des mœurs à une « théorie de la
civilisation », mis en avant par ­l’analyse de Céline Spector11 : la morale
désigne l­’ensemble des devoirs des hommes vis-à-vis de l­’humanité en
général, et les mœurs les ­convenances sociales, les coutumes ou manières
de vivre propres à une société donnée, et qui peuvent être – et sont la
plupart du temps – tout à fait immorales12.

9 Précision cependant que Toussaint, dans le discours préliminaire de son traité, ­constate
­l’état des mœurs de son siècle, dans lequel ­l’honnête homme n­ ’est plus forcément l­ ’homme
vertueux.
10 Voir Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, ouvr. cité, p. 8.
11 Voir Céline Spector, « Science des mœurs et théorie de la civilisation », Les équivoques de
la civilisation, éd. Bernard Binoche, Paris, Champ Vallon, 2005, p. 136.
12 Discours sur les sciences et les arts, p. 8 : « ­Aujourd’hui […] il règne dans nos mœurs une
vile et trompeuse uniformité […] ».
ROUSSEAU, DE LA SCIENCE DES MŒURS À ­L’ÉVEIL DU GOÛT 209

La question des mœurs chez Rousseau a déjà été beaucoup étudiée


sous le rapport des lois : à partir des écrits politiques13, on s­ ’est intéressé
à la façon dont les mœurs peuvent faire durer la légitimité de la loi et
inversement, quelle influence les lois ont sur les mœurs. L­ ’enjeu de cette
question pour Rousseau a été identifié : il est que ­l’on place son intérêt
dans ce qui c­ ontribue au bien public et que ces représentations collec-
tives que sont les mœurs préparent ­l’élaboration de la volonté générale.
Les ­commentateurs ont bien souligné ­l’enjeu ­qu’il y a pour Rousseau
à éduquer les mœurs ­compris ­comme ensemble de goûts, de désirs et
­d’intérêts ­d’un groupe14. Pour notre sujet, le caractère historique de
cet objet que sont les mœurs pose problème : il n­ ’y a plus de sens à ce
que leur éducation repose sur un traité démonstratif. Cette distinction
entre morale et mœurs prise en ­compte, que devient « la science des
mœurs » chez Rousseau ?

­L’ÉDUCATION DES MŒURS


Théorie ou pratique ?

Dans son article « La loi, les lois, les mœurs chez Rousseau15 »,
Gabrielle Radica, qui reconnaît que la notion des « mœurs » est peu
définie chez Rousseau, en propose néanmoins trois caractéristiques :
les mœurs sont liées aux passions (elles renvoient à ce q
­ u’aime une

13 Voir notamment Rousseau, Du Contrat social ou principes du droit politique, texte établi et
annoté par Robert Derathé, in Œuvres ­complètes, ouvr. cité, vol. III, 1964, II, 12, p. 394
(dorénavant Contrat social) où Rousseau juxtapose les mœurs, les coutumes et ­l’opinion
­comme des équivalents, et identifie les mœurs à une quatrième sorte de lois. Sur ­l’enjeu
politique de ­l’éducation des mœurs, voir Florent Guénard, Rousseau et le travail de la
­convenance, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 179-180 ; Gabrielle Radica, ­L’Histoire de
la raison. Anthropologie, morale et politique chez Rousseau, Paris, Honoré Champion, p. 723-
724 ; Francesco Toto, « Il diritto, i costumi. Dal Discorso sulla disuguaglianza al Contratto
sociale », Il cannocchiale. Rivista di studi filosofici, no 2008/1, p. 69-90.
14 Ainsi, ­comme ­l’écrit Rousseau dans le Discours sur ­l’économie politique, texte établi et annoté
par R. Derathé, in Œuvres ­complètes, ouvr. cité, vol. III, p. 245-246, la c­ onnaissance des
différents intérêts particuliers et sociétés qui existent dans un État ­constitue « la véritable
­connaissance des mœurs ».
15 G. Radica, « La loi, les lois, les mœurs chez Rousseau », Cahiers philosophiques de Strasbourg,
« Les lois et les mœurs », éd. Frédéric Brahami, no 11, 2011, p. 153-184.
210 LAETITIA SIMONETTA

société) ; elles sont données, et sont des règles implicites de jugement


liées à l­’opinion.
Cette définition entraîne une première ­conséquence pour notre sujet.
Elle suggère que les mœurs ont une extension plus large que la morale :
elles renvoient aux manières ­d’apprécier des valeurs et les ­conditions de
vie qui les favorisent et pas seulement à des principes pratiques – qui
relèvent plus de la morale proprement dite, même si le lien entre les
deux est intime, les mœurs influant sur la c­ onduite. En ce sens, éduquer
les mœurs, ­c’est éduquer la façon dont les hommes valorisent certaines
manières de vivre, dispositions ou caractères, les mœurs réglant ce à quoi
on accorde une valeur, ­c’est à dire ce ­qu’on érige ­comme fin de notre
désir. Il ­convient ainsi de différencier, dans la ­conception de Rousseau, les
objets qui c­ onstituent le programme d­ ’apprentissage de la vie morale :
­d’une part, les devoirs qui c­ onstituent la morale proprement dite, sont
des propositions pratiques dont ­l’apprentissage est suspendu au dévelop-
pement des lumières ; d­ ’autre part, les valeurs, objets propres des mœurs,
sont des c­ ontenus simples révélés dans nos affections. Ces valeurs elles-
mêmes c­ oncernent le bien de l­’homme physique (leur norme est alors
­l’utilité) ou le bien de ­l’homme moral (leur norme est alors la vertu).
Dans le premier cas, elles sont relatives à la sensibilité physique ; dans
le second cas qui nous intéresse, elles touchent la sensibilité morale et
se manifestent dans les sentiments naturels de ­l’homme pour la vertu :
S­ ’il ­n’y a rien de moral dans le cœur de ­l’homme, d­ ’où lui viennent donc ces
transports d­ ’admiration pour les actions héroïques, ces ravissements d­ ’amour
pour les grandes âmes ? […] Celui dont les viles passions ont étouffé dans
son âme étroite ces sentiments délicieux […] ne sent plus, ne vit plus ; il est
déjà mort. Mais quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu
de ces âmes cadavéreuses, devenues insensibles, hors leur intérêt, à tout ce
qui est juste et bon16.

Ces lignes suggèrent que si, selon Rousseau, la morale ­comprise


c­ omme ensemble des devoirs doit être apprise, les valeurs, même celles
qui sont appréciées « hors notre intérêt », ­c’est-à-dire sans mettre en
jeu ­l’amour de soi, sont naturellement reconnues et aimées. Ces lignes
précédent justement, dans ­l’exposition du vicaire, la mention de la
­conscience : les sentiments naturels ­d’amour pour la vertu et de haine
16 Émile, IV, p. 596.
ROUSSEAU, DE LA SCIENCE DES MŒURS À ­L’ÉVEIL DU GOÛT 211

pour le vice ­constituent des signes avant-coureurs de la c­ onscience qui


­s’éveillera véritablement quand la raison lui fera c­ onnaître le bien pour
lui-même. En même temps, si ­l’homme était naturellement sensible
à ces valeurs, on ne c­ omprend pas pourquoi certaines mœurs seraient
favorables au vice et à l­ ’inégalité. Or, non seulement Rousseau reconnaît
­qu’il existe des méchants – ­comme dans le passage cité – mais même
plus : il y a des sociétés de méchants, des collectivités dépravées. Est-ce seu-
lement un problème pratique ­d’après lequel nos désirs et nos passions
nous empêcheraient ­d’aimer ce ­qu’on sait être bon ? ­C’était justement
la thèse de Toussaint :
Les caractères de la vertu sont écrits au fond des âmes. De fortes passions
nous les cachent à la vérité quelques instants, j­’en suis c­ onvenu : mais elles
ne les effacent jamais, parce ­qu’ils sont ineffaçables17.

Cela entre évidemment en ­compte pour Rousseau qui loue à plu-


sieurs reprises la force de celui qui sait agir ­contre ses penchants ; mais
le problème est aussi d­ ’un autre ordre : il met en jeu une incapacité
­d’appréciation ou de jugement. La perversion des hommes ne tient pas
tant pour lui au dérèglement de leurs affections q­ u’à leur ignorance de
la vertu. Or, si Rousseau répète à plusieurs reprises que ­c’est la raison
qui doit faire c­ onnaître à l­’homme l­’objet que sa c­ onscience le portera
à aimer18, il c­ onsacre plusieurs de ses textes à montrer ­comment on
devient sensible aux vertus ou aux valeurs, afin de porter nos affections
sur des objets appropriés. Ainsi, dans La Nouvelle Héloïse, ­c’est bien le
sentiment des valeurs, déterminant pour la dimension proprement morale
de ­l’éducation des mœurs, id est l­ ’appréciation du bien, de la vertu etc.,
qui doit ­d’abord être éduqué. Il faut apprendre à sentir et aimer non
pas seulement ce qui est bien et mal pour nous mais le « très bon » et
le « très beau », ­comme le rappelle avec force la douzième lettre de la
première partie de La Nouvelle Héloïse19. Suivant l­ ’ordre de la genèse, c­ ’est
17 Toussaint, Les Mœurs, ouvr. cité, discours préliminaire, p. 20. Voir aussi ibid. p. 29 :
« ­N’attribuons ­qu’à la violence des passions, ­l’ignorance actuelle de nos devoirs, et la
dépravation de nos mœurs ».
18 Émile, IV, p. 600 : « Connaître le bien, ce ­n’est pas ­l’aimer, ­l’homme ­n’en a pas la
­connaissance innée ; mais sitôt que la raison le lui fait c­ onnaître, sa c­ onscience le porte
à l­ ’aimer ; ­c’est ce sentiment qui est inné ».
19 Cf. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, texte établi par Henri Coulet et annoté par Bernard
Guyon, in Œuvres ­complètes, ouvr. cité, vol. II, 1961, I, XII, p. 58-59 : « Sitôt ­qu’on veut
212 LAETITIA SIMONETTA

au goût et non à la raison q­ u’il revient d­ ’abord d­ ’identifier et d­ ’apprécier


les normes morales ; ce goût lui-même s­ ’insère dans le dispositif général
de la perfectibilité et doit s­ ’exercer pour devenir apte à c­ onnaître le vrai
prix des choses20.
Dès lors, ­l’éducation « théorique » sur laquelle repose en partie le
développement ­d’une vie bonne est ­constituée ­d’une part proprement
rationnelle relative aux idées de ­l’ordre et de la justice, et, ­d’une part
affective qui précède l­’autre et la rend possible. On dit souvent q­ u’il
­s’agit « ­d’affiner ou de raffiner » les passions pour éduquer les mœurs21 ;
mais pour affiner les passions – ce q­ u’on désire ou pas, le mouvement de
la volonté –, il faut affiner le sentiment ­qu’on a des valeurs par lequel
on accorde leur prix aux choses. De même, dans le livre IV de ­l’Émile,
la sensibilité expansive de ­l’adolescent n­ ’a aucune valeur en elle-même
si elle ne se fixe sur les bons objets.

CONNAÎTRE LE PRIX DE LA VERTU


POUR ­L’AIMER

Comment c­ oncilier la nécessité de fait de ­l’éducation du goût pour


la vertu avec la déclaration du vicaire selon laquelle la ­conscience est
un principe inné de justice et de bonté ? Cette déclaration doit selon
nous tenir ­compte de la nature de l­ ’homme et non de sa c­ ondition ; elle
a la valeur ­d’un vœu sous la plume de Rousseau. Dans l­ ’état actuel de
rentrer en soi-même, chacun sent ce qui est bien, chacun discerne ce qui est beau ; nous
­n’avons pas besoin ­qu’on nous apprenne à ­connaître ni ­l’un ni ­l’autre, et ­l’on ne ­s’en
impose là-dessus ­qu’autant ­qu’on ­s’en veut imposer. Mais les exemples du très bon et du
très beau sont plus rares et moins c­ onnus, il les faut aller chercher loin de nous. La vanité,
mesurant les forces de la nature sur notre faiblesse, nous fait regarder c­ omme c­ himériques
les qualités que nous ne sentons pas en nous-mêmes ; la paresse et le vice s­ ’appuient sur
cette prétendue impossibilité, et ce q­ u’on ne voit pas tous les jours l­ ’homme faible prétend
­qu’on ne le voit jamais. C ­ ’est cette erreur q­ u’il faut détruire, ce sont ces grands objets
­qu’il faut ­s’accoutumer à sentir et à voir, afin de ­s’ôter tout prétexte de ne les pas imiter ».
20 Cf. Ibid., p. 59 : « Que faut-il donc pour le [le goût] ­cultiver ? ­S’exercer à voir ainsi q­ u’à
sentir, et à juger du beau par inspection ­comme du bon par sentiment. Non, je soutiens
­qu’il n­ ’appartient pas même à tous les cœurs d­ ’êtres émus au premier regard de Julie ».
21 Voir par exemple Radica, L ­ ’Histoire de la raison, p. 338, ou Spector, « Science des mœurs
et théorie de la civilisation », art. cité, p. 138.
ROUSSEAU, DE LA SCIENCE DES MŒURS À ­L’ÉVEIL DU GOÛT 213

l­ ’homme, la disposition naturelle à aimer le bien, ou ­conscience, suppose


elle aussi une éducation22. Il y a là une démarcation majeure de Rousseau
par rapport au naturalisme de ­l’école écossaise de Hutcheson dont il
­s’inspire par ailleurs : certes, ­contre un relativisme absolu, il existe des
valeurs antérieures à toute ­convention – les sentiments naturels des
hommes leur font aimer la vertu et haïr le vice ; mais Rousseau, plus
attentif que l­’Écossais à la c­ ondition réelle des hommes, ne peut que
­constater ­l’état actuel de leur cœur, devenu insensible à la vertu. Ses
lettres tardives témoignent à une lecture attentive de cette distance prise
avec ­l’école du sens moral23.
Plusieurs points semblent démarquer Rousseau de cette école.
Premièrement, le sens moral ­n’agit selon lui que chez les rares hommes
qui en sont doués – on est loin de l­’enthousiasme des Lettres morales.
En outre, il n ­ ’est pas nécessairement efficace chez ceux qui en sont
doués, à moins ­qu’ils ne travaillent à « ­cultiver et développer ce sens
moral24 ». Deuxièmement, l­ ’autre terme du rapport, l­ ’objet à sentir, n­ ’est
pas pour Rousseau immédiatement sensible. Cet aspect nous semble
primordial pour ­comprendre ­l’originalité de sa position. Si Hutcheson
insiste sur ­l’irréductibilité du plaisir de la vertu à un plaisir physique,
il les décrit cependant en des termes ­comparables, ceux de vivacité
22 Le vicaire lui-même termine son discours sur notre amour du bien moral par une restriction
de taille, cf. Émile, IV, p. 601 : « Combien de fois je me suis lassé dans mes recherches de
la froideur que je sentais en moi ! […] Ô quand on a une fois perdu le goût des plaisirs
de l­’âme, q­ u’il est difficile de le reprendre ! ­Qu’il est plus difficile encore de le prendre
quand on ne l­ ’a jamais eu ! »
23 Cf. Lettre à Madame B. [de Berthier], le 17 janvier 1770, Lettres philosophiques, éd. H. Gouhier,
Paris, Vrin, 1974, p. 188 : « Ce sens moral, si rare parmi les hommes, ce sentiment exquis
du beau, du vrai, du juste, qui réfléchit toujours sur nous-mêmes, tient ­l’âme de quiconque
en est doué dans un ravissement ­continuel qui est la plus délicieuse des jouissances ».
Voir aussi le c­ onstat de l­’insensibilité de certains hommes dès l­’Émile (V, p. 758) : « Il
­n’appartient pas à tout le monde de sentir quel ressort ­l’amour des choses honnêtes peut
donner à l­’âme, et quelle force on peut trouver en soi quand on veut sincèrement être
vertueux. » Ibid., p. 759 : « Jamais les cœurs sensibles ­n’aimèrent les plaisirs bruyants,
vain et stérile bonheur des gens qui ne sentent rien, et qui croient q­ u’étourdir sa vie c­ ’est
en jouir ».
24 Lettre à Madame B. [de Berthier], p. 189 : « Comment ­s’y prendre ? me direz-vous ; que
faire pour ­cultiver et développer ce sens moral ? Voilà, Madame, à quoi j­’en voulais
venir : le goût de la vertu ne se prend point par des préceptes, il est l­’effet d­ ’une vie
simple et saine : on parvient bientôt à aimer ce q­ u’on fait, quand on ne fait que ce
qui est bien. Mais pour prendre cette habitude, ­qu’on ne c­ ommence à goûter ­qu’après
­l’avoir prise, il faut un motif : je vous en offre un que votre état me suggère ; nourrissez
votre enfant. »
214 LAETITIA SIMONETTA

et ­d’immédiateté. Les affections bienveillantes observées chez autrui


sont pour lui immédiatement perçues et appréciables – de même que
pour Toussaint, les « vérités de sentiment n­ ’ont pas besoin de preuves
pour c­ onvaincre, mais supposent seulement d ­ ’être présentées25 ». En
revanche, selon Rousseau, les objets moraux ne plaisent pas ­comme les
plaisirs physiques. Même pour un cœur éduqué, il faut du temps pour
les goûter, celui ­qu’ils fassent une impression profonde. Ainsi en est-il
des lettres des deux amants Julie et Saint-Preux :
[Elles] ­n’intéressent pas tout d
­ ’un coup ; mais peu à peu elles attachent ; on
ne peut ni les prendre ni les quitter. La grâce et la facilité n­ ’y sont pas, ni la
raison, ni l­’esprit, ni ­l’éloquence ; le sentiment y est ; il se c­ ommunique au
cœur par degrés, et lui seul à la fin supplée à tout. ­C’est une longue romance,
dont les couplets pris à part n­ ’ont rien qui touche, mais dont la suite produit
à la fin son effet26.

­L’effet des lettres, le sentiment ­qu’elles produisent, ­n’est pas instan-


tané. Selon Rousseau, il doit y avoir, à côté du sentiment immédiat et
superficiel dont parlent ses c­ ontemporains, un sentiment profond qui
résulte d­ ’un travail progressif. Dans le cas du roman, l­ ’unité de sens qui
se dégage des lettres émerge ­lorsqu’on les lit les unes à la suite des autres.
Sentir le prix de la vertu ­n’est donc pas une ­connaissance que ­l’on reçoit
immédiatement mais qui émerge dans la durée, dans ­l’effet répété que
forment les parties. Ainsi en est-il aussi du charme de Sophie, que seul
un jeune homme c­ omme Émile est capable d ­ ’apprécier27. Le charme
de la vertu ne ­s’impose pas avec évidence : il ­n’agit ­qu’à la ­condition
que la sensation première s­’approfondisse.

25 Toussaint, Les Mœurs, ouvr. cité, I, p. 57.


26 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, ouvr. cité, Seconde Préface, p. 18.
27 Cf. Rousseau, Émile, ouvr. cité, V, p. 769 : « Elle ­n’enchante pas au premier coup ­d’œil,
mais elle plaît chaque jour davantage. Son plus grand charme n­ ’agit que par degrés ; il
ne se déploie que dans ­l’intimité du ­commerce ; et son mari le sentira plus que personne
au monde. »
ROUSSEAU, DE LA SCIENCE DES MŒURS À ­L’ÉVEIL DU GOÛT 215

NOUVEAUX LIEUX
DE LA SCIENCE DES MŒURS

La caractérisation des mœurs ­qu’on a établie plus haut à la suite de


Gabrielle Radica appelle une deuxième remarque c­ oncernant les difficultés
propres à l­’éducation des mœurs. Celle-ci rapporte en effet les mœurs à
des passions collectives qui sont en parties irréfléchies et mal fondées, dans
la mesure où elles dépendent en grande partie du préjugé et de l­ ’opinion.
Le grand problème de Rousseau est, ­comme on ­l’a vu, de rendre possible
une éducation des mœurs qui ne soit pas un polissage social, un processus
de « civilisation » qui développe seulement les manières valorisées par une
société corrompue, mais un processus de « naturalisation », développant les
qualités morales naturelles28. Il a déjà été établi que, pour Rousseau, les
ressorts politiques pour éduquer les mœurs et encourager à la vertu sont
les lois et le jeu sur ­l’opinion29 – au moyen ­d’honneurs réglant ­l’estime
publique et encourageant l­ ’amour pour la patrie par exemple. À côté de ces
moyens ­d’ordre politique et social, Rousseau présente dans ­l’Émile une voie
de réforme individuelle idéale, qui a pour but de permettre à Émile de se
former son propre jugement indépendamment des préjugés sociaux – ­c’est
ce qui est en jeu dans le choix du métier au livre III30 et dans ­l’éducation
du goût proprement dit, qui est la capacité de juger des choses d­ ’agrément,
et dont il est question à la fin du livre IV31. Dans La Nouvelle Héloïse, enfin,
28 Voir Spector, « Science des mœurs et théorie de la civilisation », art. cité.
29 Voir Rousseau, Fragments politiques, texte établi et annoté par R. Derathé, in Œuvres
­complètes, ouvr. cité, vol. III, 1964, III, p. 494-495 et le ­commentaire de Radica dans son
article déjà cité.
30 ­L’enjeu est alors q­ u’Émile, à l­ ’image de Robinson Crusoé, accorde plus de valeur aux arts
les plus utiles et non aux arts les plus estimés des hommes. ­L’enfant ­n’ayant à sa disposi-
tion que des idées qui frappent sa sensibilité physique et « ne sachant encore s­ ’approprier
les choses que par une jouissance matérielle » (Rousseau, Émile, ouvr. cité, p. 463-464),
­l’appréciation des valeurs, c­ ’est-à-dire de la c­ onvenance ou de la disconvenance des choses
avec lui, est réglée par l­’utilité, c­ ’est-à-dire par le rapport sensible des choses avec son
être physique et sa fin – la ­conservation.
31 Au livre IV, le goût qui apparaît après ­l’éveil ­d’Émile à la vie morale, doit remplir une
autre tâche dans l­’éducation des mœurs ou dans la manière ­d’établir des valeurs, plus
appropriée à cette étape de son développement. ­C’est que le goût qui est visé dans cette
éducation ­n’est plus une manière ­d’apprécier les choses selon leur ­convenance à son
être physique, mais selon celle q­ u’elles ont avec son être moral. Les valeurs que le goût
est en charge d­ ’apprécier sont désormais relatives au bonheur de ­l’homme moral et se
216 LAETITIA SIMONETTA

Rousseau tente de mettre en œuvre un instrument proprement esthétique


pour ­l’éducation des mœurs, à travers la forme du roman32. Manifestement,
Rousseau croit dans le pouvoir de certaines œuvres de sentiment – en
­l’occurrence de La Nouvelle Héloïse, prétendue n­ ’être pas soumise à la mode
et au goût dépravé de la société policée – à ­contourner ­l’opinion collective
et le goût en vigueur. Certes, les mœurs ­n’ont d­ ’existence que collective ;
mais en tant que manières ­d’apprécier, elles sont toujours dépendantes de
la sensibilité individuelle et débordent le domaine politique et social. Elles
ne reposent pas uniquement sur des opinions ou des manières de penser ;
en outre, c­ ontrairement aux principes moraux abstraits, les vérités établies
par les mœurs – « cela est bien, cela est beau » – peuvent s­’éprouver. Or,
le goût est un vecteur qui a ­l’intérêt de solliciter directement la sensibilité
individuelle ; à la frontière entre le physique et le moral, on peut espérer
­qu’il soit, au moins dans une certaine mesure, indépendant du préjugé et
même des ­conventions. Dans une société aux mœurs corrompues, le goût
demeure une voie ­d’accès au cœur individuel. La question des mœurs est
par là même reconduite à une question esthétique : ­c’est par le plaisir
éprouvé ­qu’on doit établir des valeurs33 ; bien c­ omprises, celles-ci sont des
vérités de sentiment, que par définition on ne peut reconnaître malgré soi,
par ­contraste avec le « préjugé », ou « ­l’opinion », ­qu’on peut adopter sans
en avoir expérimenté la vérité. Rousseau manifeste dans la seconde préface
de La Nouvelle Héloïse une véritable ­confiance dans le pouvoir spécifique
du plaisir esthétique, capable de c­ ontrer ­l’opinion :
Il est clair, selon votre raisonnement, que pour donner aux ouvrages
­d’imagination [les romans], la seule utilité q­ u’ils puissent avoir, il faudrait
les diriger vers un but opposé à celui que leurs Auteurs se proposent ; éloigner
toutes les choses ­d’institution ; ramener tout à la nature ; donner aux hommes
­l’amour d­ ’une vie égale et simple ; les guérir des fantaisies de l­ ’opinion, leur
rendre le goût des vrais plaisirs ; leur faire aimer la solitude et la paix […]. [Il
­s’agit de] montrer aux gens aisés que la vie rustique et l­’agriculture ont des
plaisirs q­ u’ils ne savent pas ­connaître ; que ces plaisirs sont moins insipides,

rapportent à la vertu : voilà pourquoi il mobilise proprement le sentiment, et non plus


la seule « jouissance matérielle ».
32 Voilà une forme de « modification douce des hommes qui puisse s­’accommoder à
leurs inclinations tout en les transformant », que Spector envisage à propos du doux
­commerce chez Montesquieu, « Science des mœurs et théorie de la civilisation », p. 138
et suivantes.
33 « Rien ­n’est plus aimable que la vertu, mais il en faut jouir pour la trouver telle »
(Rousseau, Émile, IV, ouvr. cité, p. 602).
ROUSSEAU, DE LA SCIENCE DES MŒURS À ­L’ÉVEIL DU GOÛT 217

moins grossiers ­qu’ils ne pensent ; ­qu’il y peut régner du goût, du choix, de


la délicatesse […]. Est-ce bien cela34 ?

Éduquer les mœurs ­c’est faire en sorte de donner – ou redonner –


le goût des plaisirs de la nature. Il est certain que, selon Rousseau, les
mœurs et les opinions se tiennent de près – ­comme ­l’ont montré le
Premier discours ou la Lettre à ­d’Alembert ; mais en même temps, cette
influence ne tient peut-être que parce ­qu’on n ­ ’a pas goûté soi-même
les objets du goût, dont peu ­d’hommes ont désormais la possibilité de
faire l­ ’expérience. Ainsi, il en est des objets du goût ­comme de « la vie
paisible et domestique » : pour ­l’aimer, « il faut la ­connaître ; il faut en
avoir senti les douceurs dès l­ ’enfance35 ». Rien d­ ’étonnant à ce que cette
éducation de la sensibilité par le sensible ait recours aux media que sont
les œuvres de sentiment36, qui touchent la sensibilité individuelle pour
transformer la sensibilité ­commune. ­C’est ici le Rousseau auteur du
plus grand succès de littérature du xviiie siècle ­qu’il faut ­considérer :
celui qui, en ­s’adressant directement à des milliers de lecteurs, espère
trouver un moyen de modifier les mœurs en vue de l­’unité du peuple,
dans une société où les principes politiques légitimes ne sont pas établis
– le présupposé étant ­l’existence ­d’une affectivité ­commune. Dans les
sociétés perverties, ce sont les mœurs, c­ omprises c­ omme habitudes et
pratiques sociales qui influent sur le goût37 ; il faut pour Rousseau que
le goût forme les mœurs, que l­’épreuve sensible personnelle permette
­d’établir les valeurs, c­ omme y invite le précepteur dans ­l’Émile :
Dans tous les temps, faites que chaque homme ait son propre sentiment ; et
ce qui est le plus agréable en soi aura toujours la pluralité des suffrages38.

34 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, ouvr. cité, Préface, p. 21.


35 Rousseau, Émile, ouvr. cité, V, p. 739.
36 Cf. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, ouvr. cité, I, XII, p. 59-60 : « Que faut-il donc pour le
­cultiver ? ­S’exercer à voir ainsi ­qu’à sentir, et à juger du beau par inspection ­comme du
bon par sentiment. Non, je soutiens q­ u’il n­ ’appartient pas même à tous les cœurs d­ ’être
émus au premier regard de Julie. Voilà, ma charmante Écolière, pourquoi je borne toutes
vos études à des livres de goût et de mœurs. Voilà pourquoi tournant toute ma méthode
en exemples, je ne vous donne point d­ ’autre définition des vertus q­ u’un tableau des gens
vertueux, ni ­d’autres règles pour bien écrire, que les livres qui sont bien écrits ».
37 Le goût est alors subordonné à la quête de distinction et se coupe de ce qui plaît au plus
grand nombre ; il renvoie alors à ce qui plaît à certains hommes d­ ’une société donnée,
initiés aux critères de cette société ; cf. Lettre à ­d’Alembert, texte établi par B. Gagnebin
et annoté par Jean Rousset, in Œuvres ­complètes, ouvr. cité, t. V, 1995, p. 17.
38 Rousseau, Émile, ouvr. cité, IV, p. 493.
218 LAETITIA SIMONETTA

La fin, répétons-le, est que leur goût ­conduise les hommes à désirer
les objets qui, en favorisant la liberté et l­ ’égalité, pourront garantir leur
bonheur – ainsi Rousseau, dans le Discours sur ­l’économie politique espère-
t-il que les citoyens puissent reconnaître le corps politique ­comme leur
véritable bien39. Dès lors, si l­ ’éducation des mœurs, pour c­ ontourner la
tyrannie de l­ ’opinion, doit toucher la sensibilité individuelle, la c­ ulture
du sentiment reçoit en retour une finalité qui dépasse de loin la sphère
individuelle. Il est donc clair que La Nouvelle Héloïse, en ce ­qu’elle veut
donner à son lecteur la ­connaissance et le goût des plaisirs cachés de la
vertu, poursuit, c­ omme en secret, un but politique40. Ces questions ne
peuvent être traitées dans le cadre ­d’une exposition juridique – Rousseau
déclare bien, dans le Contrat social, que les mœurs dépassent le pouvoir du
droit politique41 ; voilà pourquoi chez Rousseau, la science des mœurs
se dissémine dans le traité sur l­’homme et les œuvres esthétiques.

Laetitia Simonetta
IHRIM (UMR 5317)

39 Rousseau, Discours sur ­l’économie politique, ouvr. cité, p. 259-260 : « Or former les citoyens
­n’est pas ­l’affaire ­d’un jour ; et pour les avoir hommes, il faut les instruire enfants. […]
il faut c­ onvenir aussi que si l­’on n ­ ’apprend point aux hommes à n­ ’aimer rien, il n­ ’est
pas impossible de leur apprendre à aimer un objet plutôt q ­ u’un autre, et ce qui est
véritablement beau, plutôt que ce qui est difforme. Si, par exemple, on les exerce assez
tôt à ne jamais regarder leur individu que par ses relations avec le corps de ­l’État, et à
­n’apercevoir, pour ainsi dire, leur propre existence que ­comme une partie de la sienne,
ils pourront parvenir enfin à s­’identifier en quelque sorte avec ce plus grand tout, à se
sentir membres de la patrie, à ­l’aimer de ce sentiment exquis que tout homme isolé ­n’a
que pour soi-même, à élever perpétuellement leur âme à ce grand objet, et à transformer
ainsi en une vertu sublime, cette disposition dangereuse d­ ’où naissent tous nos vices ».
Sur ­l’évolution du républicanisme de Rousseau dans le Contrat social, voir ­l’article de
J. Swenson « La vertu républicaine dans le Contrat social », Philosophie de Rousseau, p. 379-
392 : dans le Contrat social, ­l’accès à la volonté générale doit être rendu possible par un
travail de réflexion plutôt que par la généralisation des affections.
40 Précisons que le Contrat social affirmera clairement que les mœurs et le sentiment
­n’interviennent pas ­comme principe de ­l’obligation politique mais seulement ­comme
soutien. Sur ce point voir Radica, « La loi, les lois, les mœurs », art. cité.
41 Contrat social, ouvr. cité, II, XII, p. 394 : « à ces trois sortes de lois, il s­’en joint une
quatrième, la plus importante de toutes ; qui ne se grave ni sur le marbre ni sur ­l’airain,
mais dans les cœurs des citoyens ».
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE
CIVILE ­D’ANTONIO GENOVESI

La coutume est un sujet largement débattu dans la ­culture littéraire


et philosophique du xviiie siècle en Italie. La définition de son origine
et de son développement, au cours de ­l’histoire des nations, devient une
question décisive à partir de la pensée de Giambattista Vico qui a défendu
­l’exigence ­d’un savoir ouvert à la c­ onnaissance historique et attentif à
la reconstitution des processus et des formes de la civilisation humaine.
Antonio Genovesi, qui suit les dernières leçons de rhétorique et de
philosophie de Vico1, fait partie de ces auteurs qui, à Naples, se sont
le plus interrogés sur les problèmes inhérents aux coutumes sociales
et aux relations entre la nature et ­l’histoire, avec une attention toute
particulière pour la question de la formation morale des individus au
sein du progrès civil. Élargissant ses domaines d­ ’intérêt – « da metafi-
sico a mercatante2 », ­comme il le dit lui-même –, il obtient, en 1754,
la chaire d­ ’économie politique à ­l’Université de Naples. Dès lors, il se
­consacre à une étude toujours plus ample et approfondie de la société
qui le ­conduira à formuler une interprétation différente de ­l’homme,
reposant sur une « anthropologie » moderne dont la réflexion sur la
coutume c­ onstitue l­’un des axes principaux.
Cet article a pour objet de montrer que la pensée civile de Genovesi
se structure à travers une explication ponctuelle des rapports entre
1 Cf. Antonio Genovesi, « La prima autobiografia », in P. Zambelli, La formazione filosofica
di Antonio Genovesi, Naples, Morano, § xviii, p. 816. Sur Genovesi et Vico, voir Paola
Zambelli, ouvr. cité, p. 239-293.
2 Genovesi c­ ommente avec ces mots son passage à la chaire universitaire de « Commerce
et mécanique » ­qu’il appellera peu après ­d’« Économie civile », après avoir précédemment
occupé celle de « Métaphysique » et, à partir de 1746, celle ­d’« Étique » (cf. Lettera a Romualdo
Sterlich, 23 février 1754, in Autobiografia e Lettere, éd. G. Savarese, Milan, Feltrinelli, p. 78-79).
Sur la portée de ce passage, voir notamment Richard Bellamy : « “Da metafisico a mer-
catante”. Antonio Genovesi and the Developpement of a New Language of Commerce in
Eighteenth-Century Naples », The Language of Political Theory in Early-Modern Europe, éd.
A. Pagden, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 277-299.
220 ANDREA LAMBERTI

nature et coutume, dans le cadre ­d’une méditation ­continuelle des


catégories posées par la philosophie moderne – de Descartes à Locke, de
Shaftesbury à Montesquieu. Alors que l­ ’homme lui apparaît c­ omme un
animal politique et sociable, modelé par les habitudes et par le langage,
la vie émotive et passionnelle est reconnue c­ omme la base réelle de la
machine sociale. Le caractère relatif des usages et des ­comportements est
défini, par ­conséquent, en fonction de ­l’affectivité humaine qui, dans le
sillage de la physiologie ­d’Albrecht von Haller, est ramenée au principe
physique de l­’irritabilité de la fibre sensible.
Il en découle une idée originale de « goût public » qui, lié au fond
­commun des plaisirs et des désagréments, est présenté c­ omme le « prin-
cipe moteur de ­l’histoire des nations ». Les habitudes ­communes, les
opinions reçues, mais aussi les normes morales rentrent dans cette notion
de « goût public ». Celui-ci c­ onstitue, en définitive, une sorte de « sens
­commun » capable de déclencher les dynamiques du développement
social, sur la base de la dialectique entre les poussées de la nature et les
besoins « artificiels » qui dépendent de la coutume.

­L’HOMME ­COMME « ­CONGERIES HABITUM  »

­L’opposition entre la nature et la civilité reste une question probléma-


tique de la pensée de Genovesi dès ses œuvres latines de métaphysique.
De ce point de vue, dans ses écrits de psychologie et ­d’anthropologie, il
reprend notamment la notion aristotélicienne ­d’habitus. En effet, ­l’Éthique
à Nicomaque, où le Stagirite offre la première réflexion systématique sur
les habitudes et les dispositions des hommes, fait partie des lectures
­qu’il ­considère ­comme nécessaires et ­qu’il ­conseille à ceux qui désirent se
former à « ­l’étude de la nature humaine », ­comprise dans le domaine de
­l’éthique, avec l­ ’économie politique, le droit naturel et la jurisprudence3.
3 Pour cette classification, voir Genovesi, Elementa artis logico-criticae, Naples, Gessari,
1753, II, VIII, p. 148-155 ; en particulier, sur « ­l’étude de la nature humaine », § 9,
p. 155. Outre ­l’Éthique à Nicomaque, les lectures ­conseillées pour ce domaine sont nom-
breuses : parmi les auteurs anciens rappelés, figurent Platon, Théophraste, Cicéron,
Sénèque, Plutarque, Épictète, Marc Aurèle ; parmi les modernes, René Descartes,
Scipione Chiaramonti, Marin Cureau De La Chambre, Jean de la Bruyère, François
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE CIVILE ­DE GENOVESI 221

Dans ce sens, Genovesi ­consacre une partie importante de sa « psy-


cheosophia ou science de ­l’âme » à ­l’examen des « propensions », des
habitudes et de la faculté de la mémoire qui les affine. Dans ses Elementa
Metaphysicae, il définit les habitus c­ omme « la facilité que la nature
humaine acquiert par une longue discipline, au moyen d­ ’actes intérieurs,
mentaux ou moraux, ou extérieurs, de la langue, des gestes, etc4. ». Le
processus ­d’acquisition de telles facilitates implique la participation de
­l’entendement, de la volonté et du corps et s­’accomplit dans la forma-
tion de ­comportements et de ­connaissances qui répondent au fonds des
passions et des désirs humains. En effet, les inclinations ou propensiones,
« ­confirmées par des actes répétés », deviennent les habitus qui c­ onstituent,
selon une c­ onclusion aristotélicienne fort courante dans la littérature
moraliste de Montaigne à Pascal, une « seconde nature » (altera natura5).
De ce point de vue, ­l’homme ne représente rien ­d’autre ­qu’une
­congeriem habitum, à savoir le résultat de coutumes acquises dans la vie
civile et par les rapports sociaux qui en définissent les manières. La
distinction entre « naturel » et « civil » est ramenée à ­l’écart qui fait la
différence entre la ­confectam statuam, la statue façonnée par les artifices
de la civilité, liée aux habitus spirituels ou corporels, et le rude metallum,
le métal brut de la machine animale, avec son patrimoine ­d’inclinations
et de dispositions6. La racine de ces « propensions » se retrouve dans la
force qui pousse ­l’individu à la ­conservation de soi et, pour cela, « au
Lamy, Pierre Nicole. Pour la reprise de l­’éthique aristotélicienne au xviiie siècle en
Italie, voir F. M. Crasta, L­ ’eloquenza dei fatti. Filosofia, erudizione e scienza della natura
nel Settecento veneto, Naples, Bibliopolis, 2007.
4 Genovesi, Disciplinarum metaphysicarum elementa mathematicum in morem adornata. Editio
novissima […], II, Bassani (Vénice), Remondini, 1779, III, « Definitiones », § xv, p. 49 :
« facilitates eae naturae humanae, longa disciplina c­ ontractae, quibus actus aliquos seu
internos cogitationum & voluntatum, seu etiam externos linguae, manuum etc. ». Nous
utilisons la réimpression de la dernière édition (1760-1763) de l­ ’œuvre, d­ ’abord intitulée
Elementa metaphysicae mathematicum in morem adornata et publiée en 4 volumes entre 1743
et 1752 (Naples, Simoniana), remaniée, avec quelques additions en 1752 et en 1756, avant
sa systématisation définitive en 5 volumes dans les années 1760.
5 Ibid. : « Natura certe nostra quum esse incipit, nulla insita vi ullibi flectitur, nisi ad
se ­conservandum, ut superius dictum est : propensiones ­commercio mundi acquirit. Si
quam in partem saepius aut ab objectis externis, aut ab internis animi cogitationibus
impellitur, in eam sit propensior ; ea pronpensio c­ ontinuatis actibus c­ onfirmata habitus
est, & quidem, ut inquiunt, altera natura ».
6 Ibid., « Scholium ». Plus tard aussi, dans la Diceosina (1766), Genovesi rappelle avec les
mêmes mots « que nous ne sommes q ­ u’un amas d ­ ’habitudes (ammasso ­d’abiti) », qui
« nous viennent de l­ ’éducation ou domestique ou civile, ou religieuse » (cf. Genovesi, Della
222 ANDREA LAMBERTI

c­ ommerce avec le monde ». Celle-ci suit le chemin tracé par les objets
intérieurs ou extérieurs qui le plus souvent nous « heurtent » (impellere)
et qui orientent, de cette façon, l­’établissement d ­ ’habitus durables,
­comportementaux ou cognitifs.
Pour cette raison, si Genovesi souligne le caractère inné des inclina-
tions naturelles, c­ onçues c­ omme des « lois mécaniques » imprimées dans
­l’esprit humain par la volonté de Dieu7, il remarque, de toute façon,
­qu’elles naissent ex usu vitae, pour satisfaire la recherche croissante du
plaisir et des choses utiles ou ­consentanae à la vie des individus8. Une
telle perspective « empirique » devient en effet dominante dans son
discours philosophique et se précise plus nettement à partir des années
1760, alors ­qu’il emploie l­ ’idée d­ ’irritabilité nerveuse, héritée des théories
­connues à travers les études physiologiques de Haller, pour interpréter,
de façon générale, tout le mécanisme de la ­connaissance sensible, y
­compris la faculté appétitive et celle de la mémoire9.
Le rappel à ­l’éthique ­d’Aristote est ­d’ailleurs utilisé ­contre les mêmes
catégories de la théologie scolastique. Sur la base du principe selon lequel
nullum habitum esse ingenitum, tiré du livre II de ­l’Éthique à Nicomaque,
Genovesi rejette la possibilité d­ ’habitus innés ou infusi selon l­ ’expression
utilisée par Thomas ­d’Aquin dans sa Summa Theologiae10 qui, toutefois,
­n’est pas mentionné directement dans ce c­ ontexte. En y regardant de plus
près, cette critique prend une double signification : ­d’une part, elle sert
à l­ ’auteur à manifester sa propre adhésion à l­ ’empirisme gnoséologique,
en rejoignant la plus ample polémique ­contre ­l’innéisme, de ­l’autre,

diceosina, o sia della filosofia del giusto e ­dell’onesto, éd. N. Guasti, avec une présentation de
V. Ferrone, Venise, Centro Stiffoni, 2008, t. I, l. I, chap. v, § xxx, p. 74-75).
7 Voir Genovesi, Disciplinarum metaphysicarum elementa, ouvr. cité, III, p. 41-42. Genovesi
fait ici référence à la définition d­ ’inclination naturelle que Nicolas Malebranche donne
dans le chapitre i du livre I de la Recherche de la vérité.
8 Ibid., p. 43. Il ­s’agit d­ ’une remarque qui apparaît à partir de l­ ’édition II du texte (1752).
9 Sur ces sujets, voir M. T. Marcialis, « Natura e sensibilità n ­ ell’opera manualistica di
Antonio Genovesi », Ricerche sul pensiero del secolo XVIII, éd. G. Solinas, Pubblicazioni
­dell’Istituto di Filosofia della Facoltà di Lettere ­dell’Università di Cagliari, Cagliari,
1987, p. 83-124.
10 Thomas ­d’Aquin, Opera omnia iussu Leonis XIII P. M. edita, tomus sextus, Prima Secundae
Summae Theologiae, a quaestione I ad quaestionem LXX, […], cum ­commentariis Thomae De
Vio Caietani, Romae, Typographia Polyglotta S. C. De Propaganda Fide, 1891, q. 51, a. 4 :
« Utrum aliqui habitus sint hominibus infusi a Deo », p. 329. Sur la notion d­ ’habitus
infusi voir Servais-Théodore Pinckaers, « Habitude et habitus », Dictionnaire de Spiritualité,
VII-1, Paris, Beauchesne, 1969, p. 2-11.
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE CIVILE ­DE GENOVESI 223

elle soustrait l­’éthique à une possible hypothèque théologique, pour


­l’enraciner dans une anthropologie pensée de façon moderne, c­ omme
anatomie des passions humaines.
Genovesi fait de ­l’habitus un critère d­ ’explication de tout le proces-
sus de formation morale et cognitive de ­l’homme. Il retrouve dans la
mémoire et le raisonnement les traits de deux facultés se perfectionnant
par exercice et par habitude. En particulier, la première est ramenée à
la facilité de réaction que les fibres irritables du cerveau acquièrent en
présence ou au souvenir de certaines idées11 ; la seconde est identifiée à
la facilité acquise par l­ ’association des ­connaissances et par la ­connexion
­d’antécédents et de c­ onséquents ; bien que, sur ce point, le philosophe
italien fasse très attention à distinguer la vis spécifique du raisonnement
qui, indépendamment de son ­contenu particulier, reste « innée », afin
­d’exclure toute possibilité de réduction matérialiste de ­l’intellect à la
sensibilité. Quoi ­qu’il en soit, mémoire, réminiscence et raisonnement
­concourent à former l­ ’entière eruditio humaine et, à partir d­ ’elle, cet amas
­d’habitudes qui forme ­l’histoire des peuples et des nations.
La notion d­ ’habitus est de cette façon replacée par le philosophe italien
dans le c­ ontexte de la philosophie moderne et se colore de nuances fort
éloignées de la pensée aristotélicienne et de son interprétation thomiste,
en se détachant plus nettement sur la toile de fond de la physiologie de la
fibre irritable. Les habitus intellectuels et moraux qui structurent l­ ’activité
de l­’homme c­ omprennent les c­ onnaissances et les c­ omportements qui
forment les usages et les coutumes des peuples et se modèlent à travers
la langue, la ­communication des opinions et des passions. Ils sont dans
ce sens ­l’espace social dans lequel prend forme le progrès c­ ulturel, mis
en mouvement par les affects et les désirs.

11 Dans la première édition des Elementa Metaphysicae, Genovesi, pour expliquer le fonc-
tionnement de la mémoire, accepte ­l’hypothèse cartésienne des « traces », selon la version
proposée par Malebranche dans le chapitre v du livre II de la Recherche de la vérité. Ensuite,
dans la dernière édition de son œuvre, il réélabore c­ omplètement les chapitres sur les
habitus et sur la mémoire avec des ajouts c­ oncernant la notion ­d’irritabilité.
224 ANDREA LAMBERTI

LES ORIGINES DU LANGAGE


ET DE LA CIVILITÉ

­L’accentuation systématique du rôle de la sphère passionnelle dans


la définition de la nature humaine pose le problème des origines de la
civilité à partir de la c­ onsidération de l­ ’état naturel de l­ ’homme. De ce
point de vue, Giambattista Vico reste l­’un des auteurs qui ont le plus
aidé Genovesi à définir les relations entre les passions et la coutume.
Dans son Discorso sopra il vero fine delle lettere (1754), il évoque en effet la
philosophie de l­’histoire élaborée par le philosophe napolitain dans le
De Uno (1720) et dans les éditions successives de la Scienza Nuova (1725 ;
1730 ; 1744)12. Il en reprend notamment la subdivision en trois âges
historiques, définis en fonction du développement des facultés cognitives,
selon une ­conception ­qu’il va ­comprendre, dans ses œuvres économiques
et politiques, à l­’intérieur d ­ ’une théorie des stades d ­ ’évolution de la
société plus ample et plus c­ omplexe.
Comme chez Vico, ­l’hypothèse ­d’un état de nature est présentée
par Genovesi suivant les modalités ­d’une description vraisemblable
des origines de ­l’humanité. S­ ’il rejette la possibilité ­d’un erramento
ferino (« errance bestiale ») avant la naissance des relations sociales13, la
première époque de ­l’histoire lui apparaît, en tout cas, ­constituée par
des groupes de familles, dominés par « ­l’imagination », « la poésie » et
« les mythes » avec lesquels les hommes divinisaient la nature. Il ­s’agit
­d’une c­ ondition précivile qui exprime ­l’enfance des peuples pendant
laquelle « la langue était pauvre, les coutumes simples, un mélange de
violences soudaines et de promptes réconciliations », ­comme le prouve
« ­l’histoire des Nations sauvages, aussi bien antiques que modernes14 ».
Dans le cadre de cette représentation, Vico joue un rôle important
quant à ­l’examen de l­ ’origine du développement des langues qui reste,
12 Genovesi avait lu la Scienza Nuova de 1730 avant ­d’arriver à Naples en 1737 (cf. Genovesi,
« La prima autobiografia », ouvr. cité, § xviii, p. 816) mais il est vraisemblable q­ u’il lit
même, quelques années plus tard, la dernière édition de 1744. Une fois arrivé à Naples,
il étudie également ­l’ouvrage De uno universi iuris principio et fine uno, ­comme il le rappelle
dans son Autobiographie, mais il en reste « insatisfait » et il décide ­d’élaborer « un système
­d’éthique nouveau  » (cf. ibid., p. 818).
13 Genovesi, Della diceosina, ouvr. cité, t. III, liv. II, chap. i, § iii-vi, p. 325.
14 Ibid., § vii.
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE CIVILE ­DE GENOVESI 225

à tous les effets, une partie intégrante de la science anthropologique


du xviiie siècle15. De ce point de vue, une intégration apportée à la
troisième édition de l­ ’Ars logico-critica (1753) n­ ’est pas sans importance.
Dans cette œuvre, ­jusqu’à la deuxième édition (1748), Genovesi explique
le langage (sermo) dans une perspective traditionnelle, c­ omme propriété
essentielle de ­l’homme, grâce auquel il est le seul de tous les animaux à
être parfaitement adapté à la société16. Par la suite, cette interprétation
sera beaucoup plus amplement enrichie. Dans un paragraphe ajouté en
1753, le développement humain des capacités ­communicatives semble
plutôt être la réponse à la pression ­continuelle des besoins et des pas-
sions qui poussent les individus vers ­l’union sociale dans le cadre de
laquelle ils sont amenés à exprimer grossièrement leurs propres états
intérieurs. De là, à travers le raffinement de la langue, ­s’ensuit la nais-
sance ­d’« associations et [de] ­compagnies afin que, les forces ­communes
étant unies, tous vivent plus heureux et aisément17 ».
Ainsi, ­l’on accepte et accrédite la thèse de ­l’origine sensible du lan-
gage qui, à partir de ­l’hypothèse épicurienne et lucrétienne reproposée
dans la Scienza Nuova, est rapportée au fort ébranlement des sens et de
­l’imagination qui agita « les premiers créateurs des langues », totalement
à la merci des « causes extérieures », en les poussant à émettre leurs
premiers sons signifiants18. ­D’ailleurs, selon une c­ onception c­ ommune
non seulement à Vico mais aussi à William Warburton, Condillac et
15 Sur ces thèmes voir L. Rosiello, La linguistica illuministica, Bologne, Il Mulino, 1969 ;
L. Formigari, ­L’esperienza e il segno, Rome, Editori Riuniti, 1990 ; Linguaggio, filosofia,
fisiologia ­nell’età moderna. Atti del Convegno (Roma 23-25 gennaio 2014), éd. C. Marras
et A. Schino, « ILIESI digitale. Ricerche filosofiche e lessicali », 1, ILIESI-CNR, 2015
(­consultable sur le site : http://www.iliesi.cnr.it/pubblicazioni/Ricerche-01-Marras_Schino.
pdf). En particulier, sur la philosophie linguistique de Genovesi voir Antonio Pennisi,
« Filosofia del linguaggio e filosofia civile nel pensiero di A. G. », in Le forme e la storia.
Rivista quadrimestrale di studi storici e letterari, 1, no 3, 1980, p. 321-380 ; Id., La linguistica
dei mercatanti : filosofia linguistica e filosofia civile da Vico a Cuoco, Naples, Guida, 1987.
16 Genovesi, Elementa artis logico-criticae, Venise, Bettinelli, 1752, II, VIII, § 2, p. 114. Cette
édition est une reproduction de ­l’édition II (Gessari, 1748).
17 Genovesi, Elementa artis logico-criticae, Naples, Gessari, 1753, II, VII, § 2, p. 183 : « cœtus
et societas, ut scilicet junctis c­ ommunibus viribus, c­ ommodius omnes ac beatius viverent ». Sur les
ajouts et les intégrations de la troisième édition de ­l’Ars logico-critica, voir Eluggero Pii,
« Per i criteri di trascrizione dei testi di Antonio Genovesi », in Annali della Fondazione
Luigi Einaudi, vol. XVI, 1982, p. 435-465.
18 Ibid., note b, p. 186. Il faut remarquer que Genovesi refuse ­l’idée selon laquelle la
­communication linguistique chez les premiers hommes naitrait de la seule nécessité et
de la seule utilité ­d’imiter les sons extérieurs pour signifier les choses, en dehors de tout
plan providentiel divin (ibid., § 6, p. 184-185).
226 ANDREA LAMBERTI

Jean-Jacques Rousseau, Genovesi, dans la IIIe édition de ­l’Ars logico-critica


et, plus largement, dans la Logica italienne (1766), défend ouvertement
­l’existence ­d’un langage émotif et corporel fait de « signes naturels »,
exprimés sous forme de « monosyllabes », entièrement liés aux besoins
et aux sensations immédiates de la douleur et du plaisir19.
Néanmoins, dans le reste de son traité, il reprend les points essen-
tiels du livre III de ­l’Essay de Locke et son explication de la structure
­conventionnelle de ­l’expression linguistique. Il soutient en fait que, à
côté des signes « naturels », des signes « arbitraires » ou « artificiels »,
qui représentent les choses « plus par c­ onvention que par nature »,
font leur apparition avec le développement des relations sociales. Les
hommes apprennent ainsi à articuler les sons en mots (vocabula) qui, sur
la base ­d’accords répétés, remplacent les idées « générales », détermi-
nées à travers un mécanisme ­d’association et de ­composition des idées
particulières et sensibles20. Cependant, selon le philosophe italien, les
pensées ou les affects ne se laissent jamais expliquer c­ omplètement et
­n’entretiennent avec les mots aucun rapport définitif ou absolu. Tous
les signes linguistiques, dans ce sens, sont « imparfaits », ambigus et
privés de références fixes, de sorte que leurs usages sont variables et se
modifient ­continuellement.
Une telle ambiguïté et une telle variabilité des significations per-
mettent, d­ ’ailleurs, l­ ’évolution linguistique qui accompagne le développe-
ment civil. En effet, si le langage est « relatif à la pensée et aux besoins »
et si « ­l’une et les autres croissent avec la ­culture », il est aussi le miroir
de la quantité ­d’idées et du degré de civilisation atteint par une nation.
Par ­conséquent, plus une langue est « abondante » plus une société est
« ­cultivée21 ». La pauvreté linguistique, au c­ ontraire, est la marque de
la ­condition ­d’ignorance et de barbarie de ­l’homme à ­l’état de nature,
19 Ibid. ; mais voir aussi Genovesi, La logica per i giovanetti, in Logica e Metafisica, ouvr. cité,
I, V, § i, p. 43.
20 Voir Genovesi, La logica, ouvr. cité, III, IV, § iv, p. 650 : « ­L’idee generali non sono che
certi astratti di particolari sensazioni, i quali ­come non sieno ristretti e legati in certi
segni vivi e distinti e sonori, scappan subito ­dall’animo, non altrimenti che gli spiriti
rettori d­ e’ corpi, dove i vasi non sieno ben suggellati » (« Les idées générales ne sont que
des abstractions de sensations particulières, lesquelles n ­ ’étant pas retenues et liées à
certains signes vivants et distincts, ­s’échappent rapidement de ­l’âme, ­comme les esprits
qui gouvernent les corps où les vaisseaux ne sont pas bien scellés »).
21 Ibid., II, V, § iii, p. 73 et § iv, p. 74 : « le lingue sono ­come i fiumi : quanto più lungo
tratto corrono per nazioni, dove si scrive, tanto diventano più copiose e piene » (« les
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE CIVILE ­DE GENOVESI 227

que ­l’on retrouve non seulement chez le sauvage ou chez ­l’enfant mais,
de la même façon, dans les masses pauvres qui peuplaient le Royaume
de Naples par rapport auxquelles, ­comme ­l’affirme Genovesi « même
les Samoyèdes pouvaient sembler ­cultivés22 ».
Le langage apparaît en définitive ­comme le facteur décisif de la
naissance de la civilité. Il naît c­ omme réponse instinctive de la nature
humaine à la pression sensible des passions qui, une fois mises en
­commun, se structurent dans les habitus sociaux. Ainsi, en vertu de la
­communication, née de causes aussi bien naturelles que c­ onventionnelles,
le monde affectif ­s’articule dans les manières civiles. ­L’ambiguïté qui
reste entre les états émotifs et leurs expressions linguistiques multiplie
les relations entre les idées et les affects mais elle rend aussi possible
la circulation, la transmission et le changement des opinions et des
­comportements. Dans ce sens, « les langues se façonnent sur la pensée
et la coutume », ainsi que « la pensée et la coutume ­d’un même âge et
­d’une même nation rendent le parler c­ ommun et intelligible à cet âge
et à cette nation23 ».
La versatilité indéfinie des langues explique la variété des habitudes
et des usages entre les diverses nations et pendant leurs différentes
phases historiques. Face au caractère relatif des coutumes, qui dépend
en partie de facteurs environnementaux et externes, la question se pose
de savoir s­ ’il est possible d­ ’avoir une cohésion sociale capable de c­ ontenir
les poussées c­ ontraires au maintien de ­l’équilibre et de ­l’union civile.

DIVERSITÉ DES COUTUMES


ET HARMONIE DE LA SOCIÉTÉ

Dans ses œuvres, Genovesi ramène les habitudes et le langage à la


sphère émotive et sensible de la nature humaine qui répond à la structure
physiologique de la machine corporelle. Celle-ci reproduit la polarité
fondamentale qui caractérise ­l’ordre des choses physiques. De ce point
langues sont ­comme les fleuves : plus ils courent à travers les nations, là où ­l’on écrit,
plus elles deviennent abondantes et pleines »).
22 Genovesi, Il vero fine delle lettere, in Scritti, éd. F. Venturi, Turin, Einaudi, 1977, p. 86.
23 Genovesi, La logica, ouvr. cité, II, V, p. 84.
228 ANDREA LAMBERTI

de vue, le modèle de la cosmologie newtonienne est étendu au domaine


de ­l’anthropologie. Dans ce sens, la « cupidité » et la « socialité » sont
interprétées c­ omme les expressions sur le plan individuel et social des
forces naturelles, centripète et centrifuge, qui règlent l­’univers24.
Sur ces bases, l­ ’auteur définit son anthropologie en tant q­ u’anatomie
des passions, en ­l’orientant vers l­ ’idée d­ ’une moralité civile qui coïncide,
en définitive, avec ­l’harmonisation des deux forces opposées. ­L’une enra-
cinée dans l­’amour propre et l­’intérêt personnel. L­ ’autre, fondée sur la
­compassion naturelle et la poussée altruiste. ­L’analyse de ­l’affectivité est
­comprise dans le cadre du problème moral et ­d’une tentative de recom-
position des tensions entre « amour propre » et « amour de l­’espèce ».
Dans ce ­contexte, la philosophie des origines de ­l’humanité tirée de la
Scienza Nuova de Vico est intégrée avec les catégories empruntées aux
lectures de Descartes et de Locke, ainsi q­ u’à la physiologie de Haller.
Les affects et les appétits sont présentés c­ omme « des irritations du
tissu nerveux » qui expriment un malaise ou une inquiétude entraînant
­l’activité et ­l’industrie des individus25. En effet, si la « douleur », en tant
que sentiment d­ ’un manque de quelque chose a un fondement réel sur le
plan psychologique, le plaisir n­ ’est ­qu’une satisfaction vide, un « calme
à se mettre au repos dans le grand magasin des riens », ­c’est pourquoi
24 La distinction entre « cupiditas » et « socialitas » apparaît pour la première fois dans
la dernière édition des Elementa metaphysicae (1760-1763), pour définir les deux « lois »
anthropologiques qui règlent de façon mécanique le corps politique, ­conformément au
modèle de la gravitation universelle (cf. Genovesi, Disciplinarum metaphysicarum elementa,
ouvr. cité, vol. IV, I, XII, § v, p. 91-92). Cette idée est toujours reprise par Genovesi
dans ses œuvres italiennes pour expliquer l­’opposition, sur le plan de ­l’individu, entre
une force psychologique « ­concentriva » et une force « diffusiva », dont la première est
­l’expression de l­’« amour propre » et la deuxième de ­l’« amour de l­’espèce ». Sur le rôle
de la science de Newton dans la pensée de Genovesi, voir V. Ferrone, Scienza, Natura,
Religione. Mondo newtoniano e ­cultura italiana nel primo Settecento, Naples, Jovene, 1982,
p. 609-641.
25 Au-delà des échos épicuriens et stoïciens, Genovesi subit évidemment l­ ’influence des
doctrines du livre XXI de ­l’Essay de Locke. Il est intéressant de noter que Lodovico
Antonio Muratori, qui est un auteur ­connu et apprécié par Genovesi, avait déjà
prêté une attention particulière à ces pages de ­l’Essay, dont il rapporte les passages
les plus significatifs dans son carnet de notes privé. Sur ces sujets, voir A. Vecchi,
« La critica del Muratori al Locke », in Divus Thomas, vol. LIV, 1951, p. 213-222 ;
M. Bragagnolo, Lodovico Antonio Muratori giurista e politico, thèse de doctorat année
académique 2007/2008, Université de Trente (­consultable sur le site : http://eprints-
phd.biblio.unitn.it/381), p. 375-391 et p. 457-488. Sur le rôle de la pensée de Muratori
dans la formation philosophique de Genovesi, cf. Zambelli, La formazione, ouvr. cité,
p. 112-163.
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE CIVILE ­DE GENOVESI 229

les passions sont définies ­comme des « douleurs », divisées entre celles
« de sensation naturelle, d­ ’énergie sympathique ou antipathique, de soin
ou de réflexion26 ». Les premières se réfèrent aux besoins primaires qui
représentent le « principe moteur de tous les animaux ». Les « douleurs
­d’énergie » sont au c­ ontraire suscitées par une répulsion ou une attraction
éprouvée instinctivement, devant les représentations des objets fournies
par ­l’imagination.
Ces mouvements de l­’âme, selon l­’auteur, ont le « ­contrôle le plus
durable sur l­ ’homme » parce q­ u’ils « tiennent beaucoup de l­ ’enthousiasme »
et coïncident avec une réponse irréfléchie de « ­consonance » ou de
« dissonance » subjective. Genovesi en retrouve un exemple dans « la
­compassion ressentie face à ceux qui souffrent de la misère, l­ ’amour pour
ce qui semble beau, la colère que déclenche une seule injure, la crainte
du mal qui peut nous frapper, l­’ennui et le dégoût qui découlent de
ce qui ­s’écarte de nos habitudes27 ». De telles passions, ou « douleurs »,
sont en effet définies « di primo rapporto » (« de premier ­contact »),
et mises en relation avec la barbarie, dominée par ­l’imagination et la
poésie. En revanche, les affects qui caractérisent les « nations c­ ultivées »,
­comme dans le cas du « luxe », de l­ ’« avidité » et de l­ ’« espérance », sont
« médiats » mais aussi « ­compliqués » par le développement de la socialité,
du langage et de la raison qui calcule les idées et ­compare les situations.
En raison de l­ ’étroite correspondance entre le progrès civil et le raffi-
nement passionnel, les premiers mouvements de ­l’âme, pour ainsi dire
non réfléchis ou « di primo rapporto », sont c­ onçus c­ omme le ressort
qui ­conduit à la naissance des structures sociales. En arrière-plan du
discours de Genovesi, il y a la leçon de Vico selon laquelle « la legislazione
­considera l­ ’uomo qual è, per farne buoni usi n­ ell’umana società28 », mais
celle-ci est maintenant c­ onsidérée à la lumière des théories de l­’Esprit
des lois de Montesquieu29 qui avait attiré ­l’attention sur les rapports
existant entre la diversité des climats et le caractère relatif des coutumes.
26 Delle lezioni di ­commercio, ouvr. cité, I, II, § ii, p. 297.
27 Ibid., § iv, p. 298.
28 G. Vico, Principi di scienza nuova ­d’intorno alla ­comune natura delle nazioni, Naples, Muziana,
1744, t. I, « Degli elementi », § vii, p. 75.
29 Genovesi fut ­l’un des premiers à lire Montesquieu en Italie. Dès 1749 il ­conseille à ses
étudiants la lecture de ­l’Esprit des lois (cf. Genovesi, Elementa artis logico-criticae, ouvr. cité,
II, VII, § iv, p. 151). Plus tard, il annote cette œuvre avec un ­commentaire publié posthume
(1777) à Naples, par l­’éditeur Domenico Terres, qui a­ ujourd’hui figure dans Dialoghi e
altri scritti intorno alle lezioni di ­commercio, éd. E. Pii, Naples, Istituto Italiano per gli Studi
230 ANDREA LAMBERTI

Ainsi, ­l’on remarque que tous les « arts de la ­commodité, les ordres
et les lois civiles, la milice, la navigation et ­d’autres métiers semblables »,
bien que, eux aussi, soient « adaptés au tempérament et au climat »,
naissent du désir de fuir tant ­l’inquiétude engendrée par les passions
et les besoins croissants, que le « tourmente de l­’âme » et « ­l’infamie »
provoqués par les excessives « injures » dans l­’un état de nature30. De
même, « les arts du luxe, et toutes les modes du plaisir », toujours
suivant « la raison de notre nature physique, du climat et du niveau
de nos c­ onnaissances », dépendent de la « ­concupiscence infinie » des
hommes pour les choses31. La cupidité humaine ­s’élève ­jusqu’au désir
de dominer les autres individus : « ou en raison des facultés et des forces
du corps, ou de la force de l­ ’esprit, ou de la splendeur de la vie civile32 ».
Sur une telle toile de fond passionnelle, alimentée par l­ ’imagination
et par la raison, la coutume sociale sculpte ­l’altera natura de ­l’homme
qui « de mille façons pétrit et modèle la première et revient ­d’autant de
manières que chacun peut en voir dans le monde ». Dans ce sens, même
les sociétés primitives où prévaut une éducation « fortuite », librement
­conforme aux caractéristiques de ­l’environnement et des tempéraments
des individus, ne répondent pas à des modèles de ­comportement fixes.
En fait, dans certains cas, la coutume « sauvage » peut former à la
« férocité », dans ­d’autres, elle pousse à la vie sociale et douce. Chez
les Iroquois, natifs du Canada, rapporte Genovesi, « les mères donnent
du sang à boire à leurs enfants et des membres crus des animaux et
parfois même des hommes à manger33 ». D ­ ’autres populations révèlent
en revanche des inclinations opposées : « ­l’éducation pacifique, molle,
efféminée forme à penser et à agir placidement, avec douceur, et à haïr
toute action cruelle ou fatigante », ­comme le montrent « nos anciens
Sybarites, de nombreux peuples de ­l’Asie méridionale et surtout les
Filosofici, 2008. Sur Genovesi et Montesquieu, voir E. De Mas, Montesquieu, Genovesi e le
edizioni italiane dello Spirito delle leggi, Florence, Le Monnier, 1971 ; E. Pii, Antonio Genovesi.
Dalla politica economica alla « politica civile », Florence, Olschki, 1984.
30 Genovesi, Delle lezioni di c­ommercio, ouvr. cité, II, « Ragionamento intorno ­all’uso delle
grandi ricchezze per risguardo ­all’umana felicità », § xv, p. 846.
31 Ibid., § xvi.
32 Ibid., § xvii, p. 847.
33 Ibid., § xviii, p. 848. Ces coutumes sauvages qui dégénèrent en cannibalisme, pour
Genovesi, étaient autrefois courantes en Europe, chez les « Gaulois, les Germains, les
Britanniques, les Danois, les Suisses, les Polonais, les Hongrois et aussi dans certaines
régions ­d’Italie  ».
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE CIVILE ­DE GENOVESI 231

Indiens34 ». Ces témoignages historiques non seulement démentent


un pessimisme anthropologique qui accentue les aspects égoïstes de
la nature humaine, mais ils renforcent surtout la ­conviction ­d’une
difformité originelle du caractère et des ­comportements humains ­d’où
naissent des coutumes et des usages différents.
En polémique avec Montesquieu, Genovesi souligne que la diversité
des habitudes sociales qui est présente dès ­l’enfance des nations ­n’est pas
uniquement due à des « raisons physiques », mais aussi à des facteurs
­culturels, « à la discipline et à ­l’accoutumance », ­comme le prouve le fait
­qu’à ­l’intérieur ­d’un même peuple et « sous les mêmes climats » il est
possible de rencontrer une très grande diversité de coutumes35. ­D’autre
part, plus que les causes naturelles, au cours du développement civil,
« rien ne modèle autant la nature humaine que la religion dominante ».
Les augures et les oracles des « Païens » ont alimenté la superstition
et la crédulité des gens. De la même façon, les sacrifices de sang des
« Massagètes » ont rendu les hommes « féroces et cruels », tandis que
la foi « Mahométane avec la doctrine de la prédestination absolue les
rend obstinés et entêtés ». Pour le philosophe italien, seule « la religion
chrétienne (mais pure) », ­comprise ­comme simple message moral, « rend
les hommes honnêtes, car elle ne c­ onsiste q­ u’en ­l’amour de Dieu et du
prochain, et la crainte ­d’offenser qui que ce soit36 ».
Dans ce c­ ontexte, la diversité des coutumes devient la base à partir de
laquelle repenser de façon nouvelle et moderne la question de la morale,
dont le christianisme reste, pour ­l’auteur, le perfectionnement accompli. Les
­conditions dans lesquelles émerge la moralité se retrouvent dans le même
entrelacement passionnel qui c­ ompose la trame de ­l’ordre social. Pour
cette raison, parmi les passions « de premier ­contact » qui caractérisent la
­condition féroce, en plus de la colère et de l­ ’injure, il y a la propension à la
­compassion en tant que première manifestation ­d’un sentiment altruiste
de bienveillance naturelle. Une telle impulsion au bien reste, toutefois,
cachée par les réactions instinctives dictées par les sympathies ou les
antipathies non réfléchies, c­ omme par la foule des passions produites
par ­l’ignorance des vraies causes de la nature et par les déformations de
­l’imagination qui tendent à accroître les égoïsmes antisociaux.
34 Ibid., § xix, p. 849.
35 Ibid., § xx.
36 Ibid., § xxi, p. 850.
232 ANDREA LAMBERTI

Ces « faux appétits » qui ­conduisent à la dissolution du lien civil,


d­ ’ailleurs, peuplent non seulement les époques barbares mais aussi les
plus ­cultivées. Dans tous les cas, si entre les premières prévalent les affects
nés de ­l’ignorance et des c­ himères de l­’imagination, dans les nations
civiles, c­ ’est le fond animal et irrationnel, c­ onstitué par les sympathies
et les antipathies naturelles, qui est la racine de c­ omportements souvent
en c­ ontradiction avec l­’intérêt c­ ommun dans lequel, pour Genovesi,
devrait c­ onverger ­l’utilité des individus. De ce point de vue, quoique
le progrès des ­connaissances élimine graduellement les croyances erro-
nées qui sont à ­l’origine des affects discordants et antisociaux, au-delà
­d’une certaine limite l­’homme n­ ’est plus réformable. Du reste, sous le
voile artificiel des « transformations » de la coutume on voit toujours
« transparaître » la « force du tempérament », ­c’est-à-dire les dispositions
du caractère et de ­l’organisation sensible de la machine corporelle. En
effet, « on ne peut pas arracher le naturel, ni non plus ­l’habiller, sans
­qu’il ne se manifeste ­d’une façon ou d­ ’une autre37 ».
Les faux appétits, provenant « de la tête ou du cœur », entraînent
­l’homme vers cette « infinie variété » ­d’opinions erronées qui corrompent
les coutumes civiles, en éloignant les individus de la volonté de réaliser
le bien public. Toutefois, Genovesi ­n’exclut pas la possibilité ­d’un critère
­d’harmonie sociale qui doit du moins régler « les actions essentielles
pour maintenir ­l’unité du corps civil ». Pour le reste, « il faut laisser à
chacun la liberté de savoir, ou de devenir fou à ses dépens. Tout autre
remède est pire que le mal38 ».
De fait, outre les vices et les folies privées qui ne sont plus élimi-
nables au-delà ­d’une certaine limite, une ­conscience morale capable
de promouvoir la cohésion civile et le bonheur public reste possible et
seule cette union pourra faire que « notre intellect devienne une flamme
­composée de mille et mille flammes ; que nous voyions avec les yeux
de tous ; que nous travaillions à repousser les maux tous ensemble ; que
tous, nous nous secourions tous39 ».

37 Ibid., § xxii.
38 Genovesi, La logica, ouvr. cité, § xviii, p. 42.
39 Genovesi, Delle scienze metafisiche, ouvr. cité, p. 720.
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE CIVILE ­DE GENOVESI 233

SENS MORAL ET GOÛTS PUBLICS

Pour la définition de ses c­ onceptions morales, Genovesi recourt


de manière significative à la pensée de Shaftesbury. Non seulement il
emploie un vocabulaire tiré en grande partie des Characteristics of Men,
Manners, Opinions, Times et fondé sur les notions de ­l’« enthousiasme »,
de la « sympathie-antipathie », de ­l’« amour de soi » et de ­l’« amour de
­l’espèce », mais il suit surtout le philosophe anglais dans la définition
de ­l’exercice de la moralité fondé sur un sens ou un tatto morale (« tact
moral ») c­ omme il l­’appelle dans sa Diceosina40. Ce principe permet
de sentir l­ ’ordre, la justice, l­ ’équilibre avec tout ce qui nous entoure et
marque en définitive la différence entre ­l’homme et ­l’animal41. Il ­s’agit
­d’un regolo (« règle de mesure ») ou d ­ ’un critère intérieur qui amène
­l’individu à régler ses passions de façon à réaliser ­l’harmonie entre privé
et public. Ce sentiment reflète effectivement la loi naturelle inscrite
dans le « tribunal de la ­conscience » de tous les hommes, qui impose le
respect des droits des autres42.
­D’autre part, si la vertu est « un accord harmonieux entre la passion
et la raison pour nous-mêmes ­comme pour ­l’affection du bien public43 »,
elle se réalise sur le plan social seulement dans la mesure où le bonheur
civil c­ onstitue la fin des individus. C ­ ’est pourquoi Genovesi défend la
position de Shaftesbury c­ ontre le système de l­ ’égoïsme proposé par Bernard

40 Genovesi, Della diceosina, ouvr. cité, t. I, liv. I, chap. iv, § xix, p. 67.


41 Dans sa Dissertatio de anima brutorum, Genovesi définit ­l’homme ­comme le seul animal
qui a c­ onnaissance de Dieu et du droit mais surtout, selon un principe q ­ u’il tire de
Cicéron (De officiis, liv. I, chap. iv), « qui sent (sentit) ce ­qu’est ­l’ordre (quid sit ordo), ce
qui est ­convenable (quid sit quod deceat), quelle est la mesure du dire et du faire (in factis
dictisve qui modus) » (cf. Genovesi, « Dissertatio de anima brutorum », in Disciplinarum
metaphhysicarum, ouvr. cité, III, « Appendix », § xviii, p. 336).
42 Ibid., chap. iii, § xi, p. 47-48 ; § xiv, p. 50 ; § xvii, p. 51-52.
43 Genovesi, Delle lezioni di c­ommercio, ouvr. cité, I, II, § xii, note i, p. 306. Pour cette défi-
nition l­’auteur renvoie à l­’Inquiry Concerning Virtue or Merit (1699) de Shaftesbury. Cet
ouvrage, à partir de 1711, faisait partie du recueil ­d’essais Characteristics of Men, Manners,
Opinions, Times que Genovesi a probablement lu après les années 1750 car il mentionne
seulement une édition de 1757 (cf. Genovesi, Disciplina metaphysicarum, ouvr. cité, t. III,
Dissertatio de anima brutorum, § i, n. 1) et il ne semble pas c­ onnaître la traduction française
de ­l’Inquiry, publiée en 1745 par Denis Diderot, sous le titre de Principes de la philosophie
morale.
234 ANDREA LAMBERTI

Mandeville. Contrairement à ce dernier, il soutient l­ ’idée selon laquelle


le recours à ­l’intelligence, aux ­connaissances humaines et à ­l’éducation
permet au germe de ­l’amour social de mûrir et de se développer en tant
que c­ onscience morale chez les hommes44.
La moralité est donc pour le philosophe italien une c­ onquête qui
se réalise sur le plan du progrès ­culturel, sous la forme ­d’habitudes
acquises par une sorte ­d’éducation de la sensibilité à la préservation de
­l’harmonie civile. Sur ces bases, elle n­ ’est plus pensée c­ omme l­ ’expression
­d’un système de préceptes normatifs, mais se révèle être plutôt un jeu
précaire d­ ’équilibres entre le « naturel » et l­ ’« artificiel » qui doit orienter
les ­comportements des individus vers le bien social. Pour cette raison,
Genovesi inclut et explique le sens moral dans le cadre ­d’une théorie
des « goûts publics » qui intègre la notion même d­ ’habitus.
Dans les Scienze metafisiche, les habitudes acquises par l­ ’homme dans
la vie en société sont présentées de façon physiologique ­comme des
« callosités » du tissu nerveux et irritable, formées par les « coups répé-
tés » que les « usages c­ ommuns » ­comportent « dans toute ou dans une
grande partie ­d’une nation45 ». Elles forment le « goût » ou le « dégoût
public » qui est lié à la ­consonance des plaisirs ou des douleurs privées et
reflète les ressemblances entre les ondeggiamenti (« flottements ») du tissu
nerveux des têtes des individus. Genovesi distingue plus précisément un
« goût naturel », identique pour tout le monde, d­ ’un « goût artificiel »
relatif aux usages civils ; de même ­qu’à un « goût universel », partagé
par tous les peuples au cours des différentes phases historiques, ­s’oppose
un « goût particulier » qui varie en fonction des lieux et des époques
dont dépend la diversité des nations et des coutumes46.
­L’auteur reconnaît également trois genres de goût public : « sensible,
moral et rationnel (ou scientifique) » dans chacun desquels la dichotomie
fondamentale entre le « naturel » et ­l’« artificiel » se reproduit. Dans
le cas de la morale, en particulier, les « goûts artificiels », à savoir « les
coutumes ou les manières », ­s’opposent à une façon de sentir « en har-
monie avec le cours de la nature qui tend au bien-être des parties et du
tout ». Sur la base des vibrations répétées ­qu’ils transmettent au tissu
nerveux des individus, ces goûts sociaux peuvent rendre les hommes
44 Genovesi, Delle scienze metafisiche, ouvr. cité, III, VII, § x-xiv, p. 715-720.
45 Ibid., V, § xvii, p. 674.
46 Ibid., § xv-xvi, p. 672-764.
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE CIVILE ­DE GENOVESI 235

« meilleurs » ou « pires », c­ ’est-à-dire prédisposer plus ou moins le sujet


à la moralité. De plus, ils peuvent « se dilater » au point d ­ ’opprimer
« ­l’amour naturel pour la vertu ». Dans ce sens, les opinions ont une
influence inévitable sur la coutume, de sorte ­qu’une personne vertueuse
ne pourrait jamais être « à ­l’unisson » avec ceux qui règlent leur vie sur
le vice. En fait, si celle-ci devait vivre dans un c­ ontexte de ce genre, elle
susciterait uniquement des pensées c­ ontrariées et provoquerait un tel
dégoût q­ u’elle bouleverserait sa c­ onscience47.
Le goût public représente alors « le grand principe moteur des
nations ». Il fait varier « les habitudes des flottements » humains, des
modes et de la coutume des peuples. Même le rêve de Platon ne peut pas
ignorer la force de la diffusion de nouvelles théories et des ­conventions
qui gouvernent les habitudes sociales. De fait, ce qui rend « platonique »
sa « République », ­comme Genovesi le remarque, ­c’est ­l’illusion de
pouvoir « empêcher la multiplication des informations, ­qu’elles soient
en c­ ontact les unes avec les autres, la formation de nouveaux systèmes,
les nouvelles découvertes et opinions » afin que les lois restent fortes et
immuables48. Le flux ininterrompu ­d’idées, au ­contraire, se révèle être
le fondement de la vie sociale. La législation civile elle-même suit la
variation historique des exigences et des habitudes qui sont mises en
mouvement par les nouvelles ­connaissances.
Dans ce sens, Genovesi reprend un thème cher à Shaftesbury qui
avait remarqué que la société civile avait besoin ­d’une ample liberté
­d’expression et de parole car « we polish one another », à travers une sorte
­d’«  amicable collision ». Restreindre cette ­confrontation non seulement
signifierait faire rouiller les intellects des hommes mais cela se révèlerait
« a destroying of civility, good breeding and even charity itself, under pretense
of maintaining it49. »
­L’importance de la circulation des idées et des opinions est une
question que le philosophe italien renouvelle dans la perspective de la
définition d­ ’une moralité civile. Un tel but suppose que le raffinement
­culturel, à travers les habitus artificiels, soit orienté vers la redécouverte
­d’un principe ­d’harmonie intérieure. Ce dernier se fonde sur le sentiment
47 Ibid., § xviii, p. 674-675.
48 Ibid., § xix.
49 Antony Ashley-Cooper, IIIe ­comte de Shaftesbury, Sensus Communis, an Essay on the Freedom
of Wit and Humor, in Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times, éd. L. E. Klein,
Cambridge, Cambridge University Press, 1999, I, Sect. 2, p. 31.
236 ANDREA LAMBERTI

moral primitif qui caractérise tous les hommes. Voilà ce que représente
le « goût moral » naturel qui, distinct du goût artificiel, permet, une
fois rétabli au sein du goût public, ­d’infléchir la coutume en direction
de la réalisation du bonheur social.
En ­conclusion, Genovesi, à partir de la notion aristotélicienne ­d’habitus,
développe une anthropologie moderne des passions et mène sa réflexion
sur la coutume à son plein épanouissement dans la notion de goût
public. Celui-ci est c­ onçu ­comme un véritable « sens ­commun » qui se
modèle sur la tension entre le « naturel » et ­l’« artificiel ». Les usages
et les habitudes sociales dialoguent c­ ontinuellement avec les données
de la nature et en revendiquent la place. Cette dialectique entraîne
enfin la possibilité de penser une éthique moderne, attentive à ce que
se forme c­ oncrètement une moralité capable de ­comprendre la diversité
des c­ omportements et le caractère relatif des coutumes.

Andrea Lamberti
Università di Cagliari
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS

Léger-Marie Deschamps fut en même temps un moine bénédictin


et un penseur matérialiste et athée parmi les plus radicaux et les moins
­connus de son époque1. Sous la protection du ­comte ­d’Argenson, ses
œuvres majeures circulèrent sous forme clandestine en suscitant autant
­l’appréciation d­ ’Helvétius et ­l’enthousiasme de Diderot que ­l’embarras
des philosophes ­qu’il essaya de ­convertir à son système (­D’Alembert,
Rousseau, Robinet…)2. Si la fortune de Deschamps a été liée premiè-
rement à sa c­ onception de la totalité, qui a permis à ses lecteurs de le
rapprocher de Spinoza non moins que de Hegel3, le fait demeure que la
réflexion métaphysique du bénédictin est strictement unie à sa réflexion
1 Restées longuement inédites, les œuvres de Deschamps ne furent soustraites à ­l’oubli
­qu’en plein xixe siècle, quand Émile Beaussire retrouva dans la bibliothèque de Poitiers
les copies rédigées par un élève de Deschamps et dédia au bénédictin un livre « divisé
entre l­’orgueil national d­ ’avoir découvert en France un précurseur de Hegel […] et la
répulsion que suscitait en lui un penseur ouvertement métaphysique et encore plus
résolument ­communiste et anarchique ». En dépit de cette découverte, ce ­n’est ­qu’au
fil du xxe siècle que la pensée deschampsienne ­commença à recevoir ­l’attention ­qu’elle
méritait, grâce au travail c­ ommencé par Jean Thomas et Franco Venturi avec leur édition
du Vrai système et achevé par Bernard Delhaume avec la parution des Œuvres philosophiques
et de la Correspondance générale. Cf. Émile Beaussire, Antécédents de l­’Hégélianisme dans
la philosophie française. Dom Deschamps, son système et son école ­d’après un manuscrit et des
correspondances inédites du xviiie siècle, Paris, Germain Baillère, 1865 et Franco Venturi,
« La fortuna di Dom Deschamps », Cahiers Vilfredo Pareto, vol. V, no 11, 1967, p. 47-55,
et notamment ibid. p. 47-48 (je traduis). Cf. Léger-Marie Deschamps, Le Vrai Système ou
le Mot de ­l’énigme métaphysique et morale, éd. J. Thomas et F. Venturi, Paris, Droz, 1939 ;
Léger-Marie Deschamps, Œuvres philosophiques, introduction, édition et annotation par
B. Delhaume, avant-propos de A. Robinet¸ Vrin, Paris, 1993 ; Léger-Marie Deschamps,
Correspondance générale établie à partir des Archives ­d’Argenson, avec les ‘Lettres sur ­l’esprit du
­siècle’, 1769, et ‘La Voix de la Raison ­contre la raison du ­temps’, 1770, introduction, édition
et annotation par B. Delhaume, préface de J. ­D’Hondt, Paris, Honoré Champion, 2006.
2 Sur la réception de Deschamps par ses c­ ontemporains voir André Robinet, Dom Deschamps.
Le maitre des maîtres du soupçon, Vrin, Paris, 1994, p. 21-87.
3 Le premier qui proposa ce rapprochement fut probablement Rousseau, dès la toute première
lettre ­qu’il adressa à Deschamps le 8 mai 1761 : « Le système que vous […] annoncez est
si inconcevable, et promet tant de choses, que je ne sais q­ u’en penser. Si j­’avais à rendre
238 FRANCESCO TOTO

morale. La notion de mœurs occupe une place de tout premier rang dans
cette réflexion. En passant en revue les occurrences du terme on remarque
­comment, dans La Vérité ou le vrai système et La Vérité tirée du fond des
puits, les mœurs entrent en scène à côté des habitudes, des usages, des
religions et des gouvernements. Différenciées en fonction non seulement
du lieu et du temps, mais aussi de la classe sociale (­l’« état ») et du sexe,
elles sont qualifiées selon les c­ ontextes c­ omme véritables ou fausses,
bonnes ou perverses, simples ou ­compliquées, raisonnables ou insensées,
reçues ou abjurées. Malgré la fréquence et la variété des références, la
signification attribuée aux mœurs par la philosophie de Deschamps est
loin ­d’être évidente. Le même ­concept est ­l’objet ­d’un double usage :
fréquemment employé en une acception non technique, empruntée au
langage ordinaire, la plupart de ses occurrences est néanmoins liée à l­ ’un
des c­ oncepts cardinaux du système, celui ­d’« état de mœurs ». Ce qui
est difficile à saisir, en cette dualité d­ ’usages, est la façon dont la notion
technique ­d’« état de mœurs » fait appel aux ressources sémantiques de
la notion ordinaire de « mœurs ». À première vue, ce problème admet
une solution très simple et linéaire. Par opposition à un « état de lois »
­conçu c­ omme la ­condition où ­l’inégalité et la propriété rendent néces-
saires des institutions répressives et des formations idéologiques qui en
soutiennent la violence, ­l’« état de mœurs » se définit c­ omme la c­ ondition
où ­l’égalité et la ­communauté des biens rendraient toute formation poli-
tique superflue. S­ ’il est vrai que les mœurs se réfèrent ordinairement à
des règles implicites qui orientent les c­ onduites de l­ ’intérieur et que les
lois se réfèrent à des règles explicitement codifiées qui s­’imposent aux
agents de l­’extérieur, la c­ onstruction des c­ oncepts techniques des états
« de mœurs » et « de lois » peut recourir aux c­ oncepts ordinaires de
mœurs et de lois selon la spontanéité ou la ­contrainte qui caractérisent
les ­conduites des hommes dans les deux états. Cette solution apparaît
pourtant trop simple à un regard plus attentif, car chez Deschamps
­l’état de mœurs est un état social « sans lois4 », mais ­l’état de lois n­ ’est
pas, apparemment, un état sans mœurs. Si ­l’« état de mœurs » exige la
disparition des lois, ­comment l­’état de lois ­n’impliquerait-il pas à son
tour l­’absence des mœurs ? Et c­ omment des mœurs c­ ompatibles avec
­l’idée c­ onfuse que ­j’en ­conçois, par quelque chose de ­connu, je le rapporterais à celui de
Spinoza » (cf. Deschamps, Correspondance générale¸ ouvr. cité, p. 65).
4 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité p. 111, 153, 167, 168, 324.
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 239

la coercition peuvent-elles donner leur nom à un état sans coercition ?


Dans les pages suivantes il ­s’agira ­d’éclairer les difficultés du discours
deschampsien sur les mœurs en analysant le rôle q­ u’elles jouent dans
la ­construction de ­l’état de lois et de ­l’état opposé, ainsi que le sens
dans lequel les mœurs peuvent être aussi bien adaptées à la domination
­qu’à ­l’émancipation. De cette façon on pourra ­constater la façon dont
la ­conception des mœurs tend à se soustraire, chez Deschamps, aux
alternatives qui lui ­conféraient sa valeur morale et politique chez ses
­contemporains. On verra que Deschamps réfléchit très peu aux mœurs
à l­ ’aune du rapport entre nature et ­culture ou en fonction des rapports
sociaux spontanés et de leur orientation politique. Au c­ ontraire, elles
ne sont rien ­d’autre, dans ses textes, que le nom ­d’une moralité des
­conduites, fondée sur la vérité finalement dévoilée et enracinée dans
la libération des inclinations naturelles de ­l’homme : le nom ­d’une
moralité à travers laquelle l­’humanité ­s’émancipe enfin non seulement
de ­l’histoire de ­l’oppression, mais de ­l’histoire tout court.

­L’ÉTAT DE LOIS

Afin de ­comprendre la fonction des mœurs dans l­ ’état de lois, il faut


préalablement saisir les fondements matériels de cet état, ­l’anthropologie
que ces fondements c­ ontribuent à modeler, les formations idéologiques
appelées à sanctionner cette anthropologie. La tonalité générale de la
description de ­l’état de lois est claire. Si ­l’état de mœurs nous « ouvre
la seule voie q­ u’il y ait pour nous déférer notre paradis dans l­’unique
endroit où nous puissions le faire », à savoir « dans ce monde », ­l’état de
lois nous ouvre la voie du seul enfer admissible dans un univers maté-
rialiste tel que celui de Deschamps5. Comme le Rousseau du second
Discours6, Deschamps applique l­’image hobbesienne du bellum omnium
­contra omnes à la description non plus de ­l’état de nature, mais de ­l’état

5 Ibid., p. 164.
6 Cf. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l­ ’origine et les fondements de l­ ’inégalité parmi les hommes,
texte établi et annoté par J. Starobinski, in Œuvres ­complètes, 5. vol., éd. B. Gagnebin et
M. Raymond, Gallimard, Paris, 1959-1995, vol. III, 1964, p. 176.
240 FRANCESCO TOTO

social7. Malgré son nom, ­l’état de lois trouve son principe, son « vice
fondamental », son « péché d­ ’origine », non pas directement dans les lois,
mais dans la propriété et ­l’inégalité dont les lois et leur « esclavage »,
leur « tyrannie » et leur « joug cruel » ne sont que des c­ onséquences8.
La raison pour laquelle un état social fondé sur la propriété et sur
­l’inégalité se présente sous la forme ­d’un « état de guerre ­continuelle »
et ­d’un véritable enfer sur terre réside dans le fait ­qu’il ­n’est ni un état
de désunion sans union, c­ omme ­l’état sauvage, ni un état d­ ’union sans
désunion, c­ omme l­ ’état de mœurs, mais seulement un état d­ ’« extrême
désunion dans l­ ’union9 ». Dans une telle situation nous sommes « divisés
en états non seulement différents, mais extrêmement disparates », « tous
séparés, tous rivaux et même ennemis les uns les autres par la différence
et ­l’inégalité de [nos] ­conditions10 ». Cette différenciation se répercute
profondément sur le plan subjectif et relationnel. En encourageant les
intérêts11, les rivalités, les ambitions et les jalousies, elle oblige chacun
à faire du mal aux autres « soit pour [se] venger de celui ­qu’ils [lui] ont
fait, soit pour parer à celui ­qu’ils pourraient [lui] faire », et forge ainsi
des sujets « ­continuellement en ­contradiction avec [eux-mêmes] et les
uns avec les autres », car personne ne peut trouver son « bonheur par-
ticulier » au détriment du « bonheur général » et dans un état violent
où la seule réciprocité possible est celle de la crainte et de la défiance12.
Dans un système sans doute athée c­ omme celui de Deschamps13, où il
7 Cf. Georges Barthel, « Dom Deschamps et la politique », Dom Deschamps et sa philosophie,
éd. J. D ­ ’Hondt, Paris, PUF, 1974, p. 147-168, où l­ ’auteur affirme que « ­l’état de loi […]
est essentiellement caractérisé par la lutte » (ibid., p. 161-2).
8 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 278, 202, 265, 266.
9 Ibid., p. 316, 111.
10 Ibid., p. 265, 266.
11 Dans le système de Deschamps la notion d ­ ’intérêt, qui avait chez d ­ ’autres auteurs
­contemporains la plus grande importance, est reléguée dans une position marginale et
elle fait ­l’objet d­ ’une dévaluation tendancielle.
12 Ibid., p. 113, 286, 289, 287-288, 298.
13 On nie parfois que ­l’on puisse parler ­d’athéisme à propos de Deschamps. Cf. Paolo
Quintili, « Dom Deschamps, Diderot et Spinoza. Deux versions parallèles du matérialisme
biologique au xviiie siècle », La ragione e le sue vie. Saperi e procedure di prova in età moderna,
éd. C. Borghero et C. Buccolini, Florence, Le lettere, 2015, p. 332-347, où l­ ’auteur parle
par exemple d­ ’un « matérialisme religieux » (ibid., p. 332). Une telle lecture est rendue
possible par le fait que dans le corps du texte Deschamps critique à plusieurs reprises un
athéisme ­comme celui de ­D’Holbach, qui se bat c­ ontre la religion mais non pas c­ ontre
la propriété et les lois. Pourtant, dans une note en bas de page il parle clairement de
« ­­[­s]­ ­on athéisme » ­comme un « athéisme éclairé », qui seul peut ­conduire les hommes
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 241

n­ ’y a plus de place ni pour Dieu ni pour le Diable, l­ ’aspect infernal de


cette situation est amplifié par ­l’identité du vice et de sa punition, de
la victime et du bourreau, du galérien et du geôlier. Les hommes sont
eux-mêmes les auteurs de leurs propres maux : « ils se nécessitent les
uns les autres à faire une route pénible », où malgré tous leurs « efforts
[…] pour sortir ­d’eux-mêmes » ils se retrouvent emprisonnés en eux-
mêmes, capturés dans un cercle apparemment sans issue qui les laisse
sans espoir14. Un tel état semble destiné à une disparition immédiate.
Comment une situation que « nous détestons tous » peut-elle survivre à
la négativité qui la signe de fond en ­comble, aux « inconvénients énormes
et sans nombre » qui ­l’affligent et qui « font de nous ­l’espèce animale
la plus […] éloignée du bonheur15 » ? Ne serait-il pas plus « naturel »,
plus « ­conséquent », plus « facile », à la limite, « de préférer la mort à
la vie16 » ?
Deschamps ­confie aux lois et aux formations idéologiques censées
garantir leur efficacité la fonction de ­contenir les tensions qui assiègent
un état fondé sur la propriété et ­l’inégalité. La fonction des lois demande
à être ­comprise à la lumière ­d’une oscillation significative. Le domaine
des rapports sociaux dans l­ ’état de lois est généralement décrit selon le
modèle de la guerre de tous ­contre tous. Cependant, il tend en même
temps à se structurer ­comme un champ polarisé et hiérarchisé, où
le ­conflit se déplace du plan des rapports interindividuels à celui des
rapports entre les groupes, et notamment entre les classes et entre les
gouvernants et les gouvernés. Ce déplacement ­constitue sans doute une
­complication, mais non pas l­ ’abandon, de la thèse d­ ’une généralisation
du ­conflit17 : la ­communauté des c­ onditions et des intérêts admet « des
amitiés [et] des liaisons particulières […] au défaut de l­ ’amitié [et] de la

à la philosophie (Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 241). Sur ­l’athéisme


de Deschamps cf. Éric Puisais, « Léger-Marie Deschamps. Comment un moine peut-il
être athée ? », Les Athéismes philosophiques : actes du colloque de Chauvigny, octobre 1999, éd.
E. Chubilleau et É. Puisais, Paris, Kimé, 2000, p. 105-118.
14 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 287, 291.
15 Ibid., p. 250, 113.
16 Ibid., p. 322, 395.
17 Il peut être intéressant de remarquer que chez Hobbes le bellum omnium c­ontra omnes, le
­conflit caractérisant l­’état de nature, tendait déjà à se structurer selon alliances et fac-
tions. Cf. Francesco Toto, « Concezione razionale e c­ oncezioni immaginarie della giustizia
in Thomas Hobbes », Isonomia, 2015, p. 1-34, et Francesco Toto, « Individuo, potere e
relazione in Thomas Hobbes », La società degli individui, vol. 29, no 1, 2016, p. 143-158.
242 FRANCESCO TOTO

liaison générale », mais ces amitiés et ces liaisons représentent moins le


dépassement de la séparation ­constitutive de ­l’état de lois que sa réaffir-
mation dans un clivage entre, ­d’un côté, les propriétaires, les maîtres et
les rois, et, de ­l’autre côté, les pauvres, les valets, les serviteurs, les sujets18.
­L’interrogation sur les raisons pour lesquelles nous n­ ’abandonnons pas un
état que « nous détestons tous » ­s’accompagne ainsi ­d’un questionnement
sur les motifs pour lesquels les pauvres ou les sujets n­ ’écrasent pas les
riches et les pouvoirs qui les oppriment19. On entrevoit le double rôle
des lois dans la stabilisation d­ ’un état de « désunion dans ­l’union », et
la façon dont cette dualité détache la théorie deschampsienne de l­ ’État
des théories c­ oncourrentes en la rapprochant de l­’idée du pacte inique
exposé par Rousseau dans le second Discours20. Dans la mesure où la
guerre de tous ­contre tous est immanente aux rapports fondés sur la
propriété et l­’inégalité, ce que « disent sans cesse nos moralistes » est
vrai : « il faut des lois à l­ ’homme, ­c’est-à-dire […] il lui faut des chaînes » ;
si les lois ne mettaient pas « un frein à nos penchants » les hommes
« ­s’arracheraient les objets de leur appétit et ­s’égorgeraient pour eux21 ».
Dans ce cadre caractérisé par la propriété et ­l’inégalité, seules les lois,
avec leur puissance, peuvent garantir la possibilité ­d’une socialisation :
­c’est grâce à elles que l­ ’état de lois n­ ’est pas un état sauvage de « désu-
nion sans union22 ». Le discours de « nos moralistes » se manifeste dans
toute sa partialité quand on ­considère que la guerre qui imprègne ­l’état
de lois n­ ’est pas seulement la guerre de tous ­contre tous, mais q­ u’elle
est aussi la guerre des dominateurs c­ ontre les dominés, et que les lois
ne sont pas les simples instruments par lesquels la société endigue les
antagonismes qui risquent de renverser son unité, mais en même temps
les armes à travers lesquelles un groupe social reproduit la désunion qui
est à la base de son hégémonie en vainquant les résistances de l­’autre.
La partialité du discours de « nos moralistes » se révèle dans la façon
dont il donne un caractère éternel aux lois en naturalisant les hiérarchies
sociales et politiques. ­D’un côté, il refoule les causes qui rendent les lois
18 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 249, 324, 197, 131. Sur le rapport entre
pouvoir et division cf. Bronislaw Baczko, Lumières de ­l’utopie, Paris, Payot, 1978, p. 115.
19 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 200.
20 Rousseau, Discours sur l­’origine et les fondements de l­’inégalité, ouvr. cité, p. 177.
21 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 281, 286, 168.
22 Cependant, la façon dont ­l’adjectif « sauvage » est parfois utilisé par rapport à ­l’état de
lois est remarquable (ibid., p. 213, 272).
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 243

nécessaires en envisageant les hommes c­ omme « vicieux par nature » au


lieu de voir leurs vices ­comme un effet de la propriété et de ­l’inégalité.
De ­l’autre côté, il cache la ­contradiction qui hante ­l’état de loi en tant
­qu’état de désunion dans ­l’union en élevant cette société « fausse » et
« imparfaite » au rang de seule société possible. Comme un « frein hon-
teux » qui perpétue le vice auquel il est censé ­s’opposer, les lois peuvent
garantir l­ ’union seulement dans la forme de la désunion, la société dans
la forme de la guerre, la coopération dans la forme de la domination et
de ­l’obéissance. Elles « peuvent si peu sur les hommes pour les rendre
meilleurs ou plus heureux », car elles ne peuvent jamais éliminer, mais
seulement reproduire, le clivage qui leur donne naissance23.
Dans ce cadre, ­l’efficacité des lois apparaît moins liée à la force
physique24 ­qu’elles sont en mesure de déployer pour « dominer […]
sur les corps » ­qu’aux structures idéologiques qui favorisent leur
domination « sur les esprits25 ». Si Deschamps met en évidence le
visage violent de la loi, sa critique ­s’appuie surtout sur les facteurs
23 Ibid. p. 533, 286 et p. 265, où on lit que « la division des hommes en différents états fait
la faiblesse des hommes et la force » du souverain : « trop ­d’intelligence […] entre ses
sujets formerait un pouvoir qui non seulement pourrait balancer le sien, mais même le
détruire ». Sur la fonction des lois cf. Leana Quilici, Dom Deschamps. La sfida del paradosso
alla ragione delle ‘­Lumières’, préface de J. ­D’Hondt, Milan, Guerini e Associati, 1998,
p. 312 et 315.
24 Deschamps ­n’ignore pas ­l’importance de la force : « ­l’état de lois n­ ’a point été un état de
­convention, c­ ’est la force qui l­ ’a formé, c­ ’est la force qui l­ ’entretient », et « nous pouvons
être ­comparés […] à des galériens enchaînés qui […] sont nécessités [à faire une route
pénible] par le bâton toujours levé sur eux ». En même temps, le philosophe est bien
attentif à souligner les limites de la force, qui peut être utile « à ­l’égard de quelques
hommes sous le bâton et dans les chaines, ­comme les forçats, et non pas à ­l’égard des
hommes c­ ultivés, civilisés et en liberté » tels ceux qui vivent, c­ omme nous, dans des
sociétés c­ omplexes. Si l­’efficacité de la loi se soutenait sur la seule force physique « ce
soutien odieux ferait sa destruction » : « la force physique peut bien asservir quelques
hommes, mais il faut une force ajoutée à celle-là pour asservir tous les hommes ; il faut
une sanction à la force physique pour captiver le cœur et l­ ’esprit ». Cette « force ajoutée »
qui offre sa « sanction » aux lois est justement celle de ­l’idéologie. Cf. Deschamps, Œuvres
philosophiques, ouvr. cité, p. 286, 287, 207, 208.
25 Ibid., p. 181. C ­ ’est à la lumière de cette dimension idéologique que s­’expliquent, à mes
yeux, les raisons pour lesquelles Deschamps ­compte l­’ignorance de la vérité métaphy-
sique et morale, à côté de la propriété et de ­l’inégalité, parmi les fondements de ­l’état
de lois. Deschamps parle volontiers de ­l’ignorance ­comme de la « cause première » ou
de la « mère » de ­l’état de lois (ibid., p. 83, p. 111). Elle représente en réalité plutôt une
­conséquence q­ u’une prémisse de cet état, un renforcement plutôt que son fondement.
Une théorie innéiste telle que celle de Deschamps doit c­ oncevoir l­ ’« imbécillité » (ibid.,
p. 149) non seulement ­comme le degré-zéro du procès ­d’accumulation des ­connaissances,
244 FRANCESCO TOTO

qui rendent le recours à la force superflu et l­’obéissance spontanée.


En suivant la déconstruction hobbesienne et spinoziste d ­ ’une idée
de justice transcendante par rapport aux lois positives émanant de
­l’État, la vis polemica du philosophe vise d­ ’abord la moralisation de la
sphère juridique proposée par les théories du droit naturel, d­ ’après
lesquelles il serait « juste d­ ’obéir à une loi qui émane de celui qui a le
droit de l­ ’imposer », l­ ’obéissance trouvant alors sa source directement
dans la « voix de la ­conscience26 ». En opposition au Rousseau de la
Profession de foi, et selon une orientation de pensée qui trouvera dans la
Généalogie de la morale nietzschéenne son exposition la plus cohérente,
Deschamps affirme que ­l’immédiateté de la voix de la ­conscience ­n’est
­qu’apparente, car cette voix ­n’est pas le présupposé, mais le produit
de la force et de la violence de la loi. « La raison du plus fort [a] été
le principe des lois positives », et ces lois peuvent seulement « nous
mettre dans le cas de savoir ce que ­c’est que loi, ­d’avoir ­l’idée ­d’un
législateur, de juger de son droit, de décider ­s’il [est] juste ou non
­d’obéir à la loi » : « ­c’est par la loi que nous sommes sous la loi27 ».
La moralisation de la loi positive et sa fausse évidence, dans lesquelles
résonnent les mots pascaliens ­d’après lesquels « ne pouvant faire que
ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste28 », sont
le fruit ­d’une opération ­complexe. Deschamps ne nie point ­l’existence
­d’une « vraie loi morale naturelle » découlant de la « vérité première »
ou « métaphysique29 ». Cependant, la morale qui assure aux lois le
mais aussi ­comme le résultat des rapports de force qui mettent des pseudo-­connaissances
à la place des ­connaissances véritables, dont ils entravent le développement naturel.
26 Ibid., p. 187-188.
27 Ibid., p. 188. Ces passages ont permis à Barthel, « Dom Deschamps et la politique »,
art. cité, p. 162, de parler de la morale ­comme ­d’une « superstructure » de la politique.
Cette interprétation est ­commandée chez le ­commentateur par ­l’idée ­d’après laquelle
Deschamps refuserait « de distinguer une bonne et une mauvaise politique ou une bonne
et une mauvaise morale ». Malgré les passages qui penchent vers une parfaite absorption
de la sphère morale dans celle, négative, de la politique, Deschamps ne pense jamais le
rapport entre les deux sphères dans les termes réductionnistes implicites dans la méta-
phore architectonique de la superstructure. Sur la ­complexité de ­l’idée de morale cf. Viola
Recchia, « Métaphysique et morale chez Dom Deschamps : une hypothèse de lecture
de la troisième thèse du Précis en quatre thèses du mot de ­l’énigme », Filosofia e storia
della filosofia. Dalle ‘­immagini’ della realtà nel Rinascimento ai più recenti studi di logica, éd.
D. Felice et C. De Pascale, Preprint, Bologne, 2004, p. 135-152.
28 Blaise Pascal, Pensées, opuscules et lettres, éd. P. Sellier, Paris, Classiques Garnier, 2010,
fragment 135.
29 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 110, 113.
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 245

supplément de force dont elles ont besoin ­n’est pas celle qui définit le
« vrai moral30 », mais une morale dans laquelle la « vérité morale » est
en même temps instrumentalisée et effacée. « La loi naturelle morale étant
de toute vérité morale dans ses principes et dans les ­conséquences, il
est impossible aux lois de la proscrire » ; au ­contraire, « il faut de toute
nécessité q­ u’elles nous fassent une loi de la pratiquer : car sans cela elles
iraient manifestement c­ ontre leur objet apparent, qui est l­ ’union et le
bien des hommes, et elles se feraient voir telles ­qu’elles sont en effet,
­c’est-à-dire causes toujours subsistantes de la désunion et du malheur
des hommes ; ce qui tournerait nécessairement à leur destruction31 ».
La loi naturelle morale dont les lois positives c­ ommandent le respect
est pourtant une loi mutilée, car ses principes sont substitués avec
leurs c­ onséquences. La loi positive ne peut pas prescrire la loi naturelle
morale dans ses principes, « qui sont le seul et unique moyen de ne
jamais nous écarter des ­conséquences », parce ­qu’en imposant le respect
de ces principes elle annulerait la propriété et l­ ’inégalité dont elle est
fonction et se détruirait elle-même32. Au ­contraire, rien ­n’empêche la
loi positive d­ ’exploiter la loi naturelle morale en prescrivant certaines
de ses ­conséquences isolées, certaines maximes morales dont tout le
monde reconnaît la validité (par exemple, « ne point faire à autrui ce
que nous ne voudrions pas q­ u’il nous fît »)33. Cependant, ces maximes
sont rendues impraticables car elles sont séparées de leurs prémisses
(­l’égalité et la ­communauté des biens) ; le pouvoir étatique doit son
apparente nécessité à leur violation c­ ontinuelle, c­ onfirmant le dogme
­d’une nature humaine inévitablement maligne. Sur ces bases Deschamps
peut ­conclure que « ­l’effet des lois est le mal sous ­l’apparence du bien,
­d’être le bien34 » : il « est le mal » car elles défendent la propriété et
­l’inégalité, qui rendent la vraie moralité impossible, mais il l­ ’est « sous
­l’apparence du bien » parce que cette défense est ­conduite au nom de
la moralité elle-même. C ­ ’est ce nom qui c­ onfère aux lois la « force
ajoutée » dont elles ont besoin « pour asservir tous les hommes » sans
recourir à la violence, qui ne pourrait que susciter des résistances35.

30 Cf. ibid., p. 151, 153.


31 Ibid., p. 198.
32 Ibid., p. 198.
33 Ibid., p. 131, 192, 198.
34 Ibid., p. 298.
35 Ibid., p. 208.
246 FRANCESCO TOTO

Comme chez Spinoza36, la critique de cette « morale des gouvernants »,


de cette morale asservie aux pouvoirs établis, est inséparable de la critique
de la religion, parce que ce n­ ’est que grâce à la religion que les lois et
le « faux moral » sur lequel elles ­s’appuient peuvent « captiver le cœur
et ­l’esprit » des hommes37 : politique et religion sont réciproquement
inséparables, n­ ’existant que dans leur c­ ombinaison théologico-politique.
Quant à elle, la religion ­consiste en un quid pro quo qui met un être moral
fait « à notre image », Dieu, à la place du « Tout, ou ­l’Univers38 ». Sur le
plan cognitif, ce malentendu se base sur une opération de déformation
et de dissimulation39. Dans la réalité, il y a ­d’abord ­l’inégalité, ensuite
les lois par lesquelles cette inégalité est protégée, la pseudo-morale par
laquelle le respect de ces lois est ­commandé, la religion dans laquelle
ce respect trouve ses motivations, tandis que dans le miroir renversé de
la religion il y ­d’abord un Dieu c­ onçu c­ omme souverain, « le Roi des
rois », ensuite la justice propre de ce Dieu en tant que « rémunérateur
et vengeur », enfin les lois et les inégalités qui trouvent dans la justice
36 Chez Spinoza les pouvoirs non démocratiques sont toujours liés à un imaginaire religieux et
moral capable de produire ­l’obéissance. Le pouvoir souverain appartient seulement à ceux
qui règnent sur les esprits, mais la religion représente la principale forme historique de
cette domination : c­ ’est elle qui fait reconnaitre la majesté c­ omme divine, la fidélité à son
vouloir ­comme un corollaire de la foi en Dieu, les lois humaines ­comme des lois révélées,
les devoirs juridiques produits par le droit positif c­ omme des obligations religieuses et
morales ; ­c’est toujours elle qui pousse le peuple à se battre pour sa servitude c­ omme si
elle était sa liberté. Cf. par exemple Baruch Spinoza, Tractatus theologico-politicus, in Opera,
hrsg. von C. Gebhardt, Heidelberg, 4 vol., Carl Winters Universitätsbuchhandlung,
1924, Heidelberg, vol. III, préface, § 7.
37 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 266, 208.
38 Ibid., p. 374, 101. Il faut ici remarquer que l­ ’athéisme de Deschamps est certain, mais sa
position envers la religion est plus articulée ­qu’elle ne ­l’a paru à plusieurs ­commentateurs.
Une lecture unilatérale de l­ ’approche deschampsienne au religieux est par exemple présente
dans ­l’article de Herman Schurmans, « ­L’espérance chez dom Deschamps entre Spinoza
et Hegel », Dom Deschamps et sa métaphysique, ouvr. cité, p. 176. La positivité partielle du
phénomène religieux a été remarquée par Jean Wahl, Cours sur l­’athéisme éclairé de dom
Deschamps, éd. Th. Bestermann, Institut et musée Voltaire, Genève, 1967, p. 150, 177.
Voir aussi Baczko, Lumières de ­l’utopie, ouvr. cité, p. 118, Walter Bernardi, Morelly e Dom
Deschamps. Utopia e ideologia nel secolo dei lumi, Florence, Olschki, 1978, p 93-97 et Quilici,
Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 309.
39 Cette capacité de dissimulation est particulièrement claire dans la façon dont est traité
le thème du péché. « Nous avons tous le sentiment ­d’un péché originel, mais sans savoir
quelle est sa nature, et c­ ’est par là que les religions […] ont été bien venues à nous en
donner un, tel ­qu’elles ­l’ont imaginé. Mais avaient-elles besoin ­d’en imaginer un ? Oui,
pour nous cacher le véritable, c­ omme il était de leur essence » (Deschamps, Œuvres
philosophiques, ouvr. cité, p. 202-203).
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 247

divine leur sanctification40. Ce renversement cognitif est associé à de


précises c­ onséquences affectives. Malgré l­ ’importance q­ u’elle donne à la
crainte (« ­c’est plutôt la crainte que ­l’amour qui devrait être le mobile de
la religion de ­l’homme41 »), le secret de la religion repose en réalité sur
­l’espoir et sa valeur palliative. « La religion, étant loi elle-même et établie
à ­l’appui des lois, n­ ’est pas faite pour les détruire ; tout ce q­ u’elle peut
faire, ­c’est ­d’aider les hommes à en supporter le fardeau et de les porter à
se les rendre les uns aux autres moins pesantes q­ u’il est possible42  » : ­l’idée
­d’un Dieu et l­ ’espoir d­ ’une justice « bien autre » que celle des hommes
peut être « bien c­ onsolante », mais cette ­consolation est un instrument
­contre « les murmures et le désespoir », ainsi que c­ ontre ce « dégoût de
la vie » ­complètement ­contraire aux intérêts des maîtres, qui « veulent
des sujets qui vivent et qui, quant à mourir, ne meurent que pour elles
ou de leur belle mort43 ». Comme le montre bien ­l’exemple de la charité
chrétienne, le remède est en réalité subordonné au mal ­qu’il est censé
soigner : si ­l’aumône ne se faisait pas « les pauvres écraseraient les riches
et on viendrait nécessairement au véritable état social44 ». ­L’idée de Dieu
« opère […] le mal dont elle sert à c­ onsoler » et « toutes les religions […]
pallient, autant ­qu’elles peuvent, le mal ­qu’elles ont fait à ­l’humanité45 ».
On ­comprend alors l­ ’implication réciproque de la dimension religieuse
et de la dimension juridico-politique46, rendue évidente par le dédou-
blement du ­concept de lois. Lois humaines et lois divines (ou mieux les
« lois prétendues divines ») « vont tellement ensemble », en se secondant
les unes les autres, q ­ u’il serait c­ himérique de vouloir garder les unes
sans les autres47. D­ ’un certain point de vue ce sont les lois humaines qui
« donnent l­’être » aux lois divines48. « Les religions […] ­n’existent que
par ­l’état de lois » : « il a fallu à ­l’homme l­ ’état de lois pour lui donner

40 Ibid., p. 124, 187.


41 Ibid., p. 193.
42 Ibid., p. 196.
43 Ibid., p. 124, 155, 149, 251, 322.
44 Ibid., p. 200.
45 Ibid., p. 155, 540.
46 Il faut remarquer que ce lien ­d’implication réciproque ­n’est pas absolu, mais historique-
ment situé. Contrairement à ce que croit par exemple Robinet, Dom Deschamps, ouvr. cité,
p. 153, la loi précède la religion, qui n­ ’est pas nécessaire dans la première phase de l­ ’état
de loi. Cf. Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 210.
47 Ibid., p. 114, 112.
48 Ibid., p. 113.
248 FRANCESCO TOTO

la ­connaissance du juste et de l­’injuste, pour lui donner celle d­ ’un être


universel rémunérateur et vengeur, pour en faire un être religieux49 ».
­D’un autre point de vue, la religion apparaît c­ omme la « base » ou le
« fondement » des lois humaines : « ­l’état de lois humaines […] entraîne
nécessairement après lui ­l’état de lois divines », il « veut nécessairement
­l’état des lois divines à son appui50 ». « ­L’état social […] de domination »
demande des lois divines « pour q­ u’elles c­ oncourussent, avec les lois qui
­l’ont nécessairement précédées, à ­consolider ses vices fondamentaux » :
« cet état ne pourrait pas subsister, ­s’il nous était démontré ­qu’il vient
de nous, ­qu’il ­n’y a rien que ­d’humain dans lui », et si la religion ­n’avait
pas « ­consacré une fois l­’inégalité des c­ onditions, le tien et le mien51 ».
Si « tout c­ oncourt dans la religion pour les véritables mœurs, en même
temps ­qu’elle leur fait obstacles », et « les religions […] ne sont autre chose
[…] que ­l’absurde toujours joint avec la vérité », ­c’est parce que « toutes
les religions ordonnent aux hommes la pratique des vrais principes de
la morale », mais elles « ne sont, dans le fond, que la sanction des vices
de notre état social » et de ses ­contradictions, un moment fondamental
de la politique en tant q­ u’art de production de l­’obéissance52.
­L’analyse de ­l’état de lois, de ses bases matérielles et de la protection
offerte à ces bases par la violence physique du droit et par la violence
symbolique de la morale et de la religion, qui donnent aux pouvoirs
leurs bases ­consensuelles53, nous permet maintenant de saisir le rôle des
mœurs à ­l’intérieur ­d’un état fondé sur la propriété et ­l’inégalité. À
première vue, le c­ oncept de mœurs est ici non seulement emprunté à la
langue ordinaire, mais utilisé en outre ­comme un véritable passepartout,
qui ouvre toutes les portes mais ne signifie rien de spécifique. Cette
indétermination semble prouvée, entre autres, par la position flottante
des mœurs dans le réseau des causes et des effets. Premièrement, les
mœurs semblent c­ onstituer l­’effet de n ­ ’importe quelle cause. Il y a,
bien sûr, des causes idéelles. Nos mœurs apparaissent en fait ­comme la
­conséquence de notre ignorance54. Elles « portent » sur un faux principe

49 Ibid., p. 194.
50 Ibid., p. 207, 167, 195.
51 Ibid., p. 111, 207, 539.
52 Ibid., p. 201, 202, 539, 540. Cf. Quilici, Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 318.
53 Sur la c­ ombinaison de la coercition physique et de la production c­ ulturelle du c­ onsensus
cf. Quilici, Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 321.
54 Deschamps, Ouvrages philosophiques, ouvr. cité, p. 83.
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 249

métaphysique (notre idée de Dieu) et trouvent aussi leur « source » dans


un faux principe moral (la propriété et l­’inégalité), de sorte que leurs
« révolutions » peuvent être provoquées par des mutations d­ ’ordre philo-
sophique55. À côté de cette première genèse il y en a pourtant une autre,
qui semble marginaliser ­l’importance des idées en faveur de facteurs
plus évidemment matériels. Nos mœurs sont le résultat de l­ ’éducation,
mais non pas de ­l’« éducation orale », qui incite verbalement les hommes
au bien, mais de ­l’« éducation d­ ’exemple », qui c­ ontredit les maximes
de l­’éducation orale et nous nécessite à « être pratiquement mauvais,
avec la théorie d­ ’être bons56 ». En même temps, elles sont le résultat de
la législation. Ce sont « les lois [qui] ont fait à la longue les plus mau-
vaises mœurs possibles en général, ­quoiqu’elles […] en fassent de moins
mauvaises en particulier les unes que les autres » : « ce n ­ ’est point la
morale, ­c’est la politique qui ­constitue le fond de nos mœurs, et cette
politique, nécessairement née de notre esprit de lois, va d­ ’elle-même,
sans que la théorie y ait aucune part57 ». Au-delà de l­’identité idéelle
ou matérielle de leur principe, les mœurs semblent c­ onsignées ainsi à
une fondamentale inertie : elles sont l­’argile sur laquelle s­’inscrivent
les effets de procès qui se déroulent ailleurs. Cette inertie apparente est
pourtant démentie quand on passe, deuxièmement, du plan des causes
au plan des effets : n­ ’est-il pas vrai que « les mœurs […] peuvent plus
que les dieux et les rois58 » ? En tout cas, même de ce nouveau point
de vue, l­’indétermination de la place des mœurs à l­’intérieur du sys-
tème deschampsien semble ­confirmée par leur capacité à être la cause
de n­ ’importe quel effet. Un premier aspect de la puissance des mœurs
­consiste dans leur rapport avec la matérialité, la corporéité : ­c’est de la
« prodigieuse diversité dans nos mœurs » que « résulte […] celle de nos
corps et de nos physionomies », et ­c’est parce q­ u’elles sont « très bigar-
rées et extrêmement ­composées » ­qu’elles occasionnent « la beauté et
la laideur, ­l’air noble et ­l’air c­ ommun, spirituel et sot », ainsi ­qu’« une
variété ­considérable dans les physionomies, dans les chairs, dans les
formes, dans les tempéraments59 ». Un deuxième aspect de ­l’efficacité des
mœurs se manifeste dans ­l’affectivité ­qu’elles ­contribuent à façonner :
55 Ibid., p. 105, 131, 83.
56 Ibid., p. 283, 293.
57 Ibid., p. 285, 270.
58 Ibid., p. 533.
59 Ibid., p. 288, 274.
250 FRANCESCO TOTO

elles favorisent la multiplication et ­l’excès de nos besoins, la recherche du


superflu, ­l’insolence et l­ ’affronterie, la défiance, l­ ’ennui60. Un troisième
aspect de leur productivité se cache dans les formes de ­connaissance
et de jugement qui leur sont corrélées. La « folie de nos mœurs » nous
a farci « de ­connaissances étrangères à notre bonheur véritable » et a
créé notre fausse « idée de moralité », de même que la simplicité ou la
­complexité des mœurs déterminent la nature simple ou « ­composée »
des religions61. Enfin, ­c’est seulement « dans nos mœurs insensées » que
les « états vraiment utiles, et qui seuls existeraient dans un état social
raisonnable, tels que ceux de berger, de laboureur, et ­d’artisan », doivent
être estimés ­comme « les derniers et les plus vils de tous62 ». Tous ces
aspects ­convergent dans la fécondité des mœurs sur le plan pratique.
« Le mien et le tien à l­’égard des biens de la terre et des femmes » et
tous les maux qui dérivent du « vice de propriété » trouvent leur origine
dans les mœurs63. Cette source est la même qui impose « les amitiés, les
liaisons, les unions particulières au défaut de ­l’amitié, de la liaison, et
de ­l’union générale64 ». ­C’est ­l’éloignement de la simplicité des mœurs
primitives qui impose aux lois humaines de chercher un appui dans
les lois divines65.
Face à cette pluralité ouverte de causes et ­d’effets le lecteur ne peut pas
ne pas se demander si, dans la description de l­ ’état de lois, la fréquence
des occurrences du ­concept de mœurs correspond à une fonction déter-
minée. À mon avis, ­l’indétermination ­n’est ici ­qu’apparente. ­C’est vrai
que le ­concept, emprunté au langage ordinaire, manifeste une relative
flexibilité, voire incertitude, quant à sa position dans la reconstruction
du réseau causal. Il est également vrai, pourtant, que cette flexibilité
­n’est pas forcément une limite, et peut, au ­contraire et dans une cer-
taine mesure, devenir une ressource. Je ne peux pas m ­ ’étendre ici sur
les présupposés de cette position, mais la pluralité de fonctions dont
les mœurs sont chargées me semble symptomatique ­d’une ­conception
en même temps ouverte et structurée du phénomène social. Je parle
­d’une ­conception ouverte parce que les mœurs représentent le point où

60 Ibid., p. 290, 291, 316, 248, 306, 292.


61 Ibid., p. 291, 103, 208.
62 Ibid., p. 270.
63 Ibid., p. 277, 272.
64 Ibid., p. 324, 249.
65 Ibid., p. 112.
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 251

tous les facteurs déterminant une société quelconque entrent en colli-


sion et ­s’articulent les uns les autres selon des rapports qui ne sont pas
préconstitués. Je parle néanmoins ­d’une ­conception structurée parce
que la capacité de synthèse des mœurs ne permet de penser la société
­comme une totalité, toute divisée q­ u’elle soit, q­ u’au moyen du facteur
en dernière instance déterminant de la propriété, qui ­conditionne tous
les niveaux de la vie privée et publique en produisant des individua-
lités intégrées à la structure sociale et politique donnée66. En ce sens,
il ne faut pas s­ ’étonner si la c­ ontradiction qui hante l­ ’état de lois et les
formations idéologiques ­consacrées à sa protection se répercute sur le
plan des mœurs, et si dans nos mœurs « tout est en question », « tout
est ­contradiction […], et tout doit ­l’être67 ». Différenciées selon ­l’état
ou la c­ ondition d­ ’appartenance, et donc selon la place occupée par les
individus dans le champ inégalitaire de la distribution des ressources,
les mœurs c­ onstituent la forme dans laquelle des produits historiques
telles que la propriété et, avec elle, la domination, les lois, les morales
ou les religions sont pour ainsi dire incorporées par les individus,
­s’emparent de leurs corps et de leurs esprits, ­conquièrent une appa-
rence de naturalité ou de spontanéité en modelant leurs attitudes,
leurs désirs, leurs c­ onsciences. « Il est naturel », affirme Deschamps en
rapportant la position lockéenne68, « que celui qui a c­ ultivé un terrain
en jouisse exclusivement » ; « si cela est naturel », ­continue-t-il, « ­c’est
dans nos mœurs, où la propriété existe, mais il serait ­contre nature, ou
plutôt ­contre toute raison, ­qu’un homme ­cultivât un terrain pour lui
et ­l’entourât de fossés, dans un état de mœurs, où la terre serait égale-
ment le propre de tous les hommes et où ils la ­cultiveraient de ­concert

66 Quilici, Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 322-324 souligne la capacité de c­ onditionnement


des mœurs et plus généralement des facteurs c­ ulturels. Elle voit ce c­ onditionnement
­comme une limitation de la « spécificité individuelle », un procès ­d’« embrigadement » des
individualités et de leur spontanéité. Je parle au c­ ontraire de c­ onditionnement en
un sens au moins partiellement métaphorique, parce que à mon avis Deschamps ne
reconnait à ­l’individu aucune autonomie sinon apparente : il existe dans son isolement
seulement c­ omme un produit social, qui ne transcende pas les c­ onditionnements par
lesquelles il est modelé. Sur ce point voir Yves Citton, ­L’envers de la liberté. ­L’invention
­d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, Paris, Éditions Amsterdam, 2006,
p. 319, où ­l’auteur se réfère aux individus et à leur isolement ­comme à un produit de
­l’état de lois.
67 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 300, 275.
68 John Locke, Second treatise, in Two treatise of government, éd. P. Lanslett, Cambridge UP,
Cambridge, 1988, Chap. 5.
252 FRANCESCO TOTO

pour en jouir en c­ ommun69 ». On entrevoit alors le rapport secret entre


­l’usage technique dont les mœurs sont ­l’objet dans ­l’expression « état
de mœurs » et l­’usage calqué sur le langage ordinaire. Comme on l­’a
déjà vu, et ­comme on va mieux le voir dans le prochain paragraphe,
les mœurs sont dans leurs sens technique exactement le ­contraire des
lois, car les unes promeuvent ­l’union réelle des hommes, tandis que les
autres ne promeuvent ­l’union, de façon dialectique, que sous la forme
de la séparation, que sous la forme ­d’une paix qui ­n’est en réalité ­qu’une
guerre. ­L’écriture de Deschamps me semble lisible à la lumière ­d’une
stratégie textuelle précise : tous les passages qui mobilisent le ­concept de
mœurs dans la description de l­ ’état de lois et de façon c­ onforme à l­ ’usage
­commun du ­concept doivent être lus de façon antiphrastique. Ceux que
dans la langue ordinaire nous appelons par le nom de « mœurs » sont
en réalité non seulement des mœurs, mais, en même temps, le contraire
des mœurs. Cette dualité est ­l’une des ­conséquences de la ­contradiction
immanente à ­l’état de lois en tant ­qu’état de désunion dans ­l’union : les
mœurs sont réellement des mœurs dans la mesure où elles ­contribuent
effectivement à la socialisation, mais elles sont en même temps le ­contraire
des mœurs dans la mesure où elles ­contribuent à la désunion déterminée
par la propriété et ­l’inégalité. Deschamps le dit très clairement. Nos
mœurs, telles q­ u’elles sont produites par la politique et les lois, sont
« fausses » non pas au sens où elles sont signées par ­l’hypocrisie, la ruse,
la sournoiserie, mais au sens, bien plus radical, où elles ne sont pas des
mœurs. Que sont-elles, alors ? Semblablement à ce qui se passait dans
De ­l’esprit ­d’Helvétius, où « les coutumes ­consacrées par leur antiquité
ou par la superstition » n­ ’étaient à l­’origine que des règles dictées par
le pouvoir souverain, pour Deschamps « nos mœurs […] ne sont que
des lois70 » : la forme immémoriale dans laquelle la loi se dépose dans
des c­ onduites socialement partagées et valorisées. Le vrai sens des mots
est bouleversé par la domination devenue nature, le « cri de la vérité »
étouffé71. Il faut maintenant ­comprendre avec plus de précision le sens
dans lequel ce cri parvient à se faire entendre.

69 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 273.


70 Ibid., p. 399 et Claude-Adrien Helvétius, De ­l’esprit, texte revu par J. Mouteaux, Paris,
Fayard, 1988, p. 158. Sur Helvétius cf. Francesco Toto, « Helvétius e i costumi. Natura
e storia, morale e politica », Historia philosophica, vol. 13, 2015, p. 89-107.
71 Sur ce « cri de la vérité », qui apparaît plusieurs dizaines de fois dans le texte, cf. Robinet,
Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 41-45, qui présente une dévaluation partiellement infondée
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 253

­L’ÉTAT DE MŒURS

La notion de mœurs, nous le savons, ne révèle son sens véritable ­qu’à


travers les usages de la notion d­ ’état de mœurs. La situation est para-
doxale, car Deschamps se réfère souvent aux mœurs dans la description
de ­l’état de lois, mais il ­n’utilise que très rarement ce même ­concept dans
la description de l­ ’état de mœurs. L­ ’explication de ce paradoxe me semble
pourtant assez simple : dans le discours sur ­l’état de mœurs, Deschamps
ne parle nulle part des mœurs, parce ­qu’il en parle partout. Ce carac-
tère inséparable des deux ­concepts nous invite maintenant à éclairer la
signification des mœurs à travers l­ ’analyse des traits essentiels de l­ ’état
de mœurs, ainsi que de la façon dont cet état mobilise les ressources
cognitives et affectives des hommes et de son rapport de rupture ou de
­continuité avec ­l’état de lois. ­L’image de ­l’état de mœurs fournie par
Deschamps a permis de parler de sa pensée c­ omme ­d’une philosophie
utopiste72. Dans ­l’état de mœurs, les mœurs « nous rendraient heureux
par elles-mêmes73 ». Selon ces mœurs, « la terre serait également le propre
de tous les hommes et […] ils la c­ ultiveraient de c­ oncert pour en jouir
en ­commun », de façon que « nous ferions par goût et intérêt » des tra-
vaux « proportionnés aux besoins d­ ’une vie frugale », dont le seul objet
serait le « besoin c­ ommun de la société » et « un bien-être raisonnable
et permanent74 ». Ainsi, « la folle et funeste division des hommes en
différents états se trouverait entièrement anéantie », car « chaque homme
[…] passerait ­d’un travail à ­l’autre » et « tous les genres ­d’occupation
iraient à peu près et également à chacun, parce que ils seraient simples
et nullement recherchés75 ». Une fois éliminée toute différence ­d’état, de
du langage ; cf. aussi Francesco Toto, « “Il Grido della verità”. Dom Deschamps e ­l’epurazione
del linguaggio », Archivio di Storia della Cultura, vol. 30, 2017, p. 79-96.
72 À ma c­ onnaissance, les seuls qui se sont opposés à cette interprétation discutable sont
Éric Puisais, « Dom Deschamps : Métaphysique de la ­communauté et réalisation de
­l’individu  », Dix-huitième siècle, no 41, 2009, p. 187-203 et Jean-Claude Bourdin, « Le
lieu de l­’utopie chez Dom Deschamps », Utopies noires, utopies roses, éd. A. Ibrahim,
Paris, ­L’Harmattan, 2016, p. 117-142. Pour l­ ’ensemble des traits qui c­ onvergent dans la
description de ­l’état de mœurs cf. Robinet, Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 124-131. Sur
cette question voir aussi Citton, ­L’envers de la liberté, ouvr. cité, p. 321-2.
73 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 310.
74 Ibid., p. 273, 310, 312.
75 Ibid., p. 301.
254 FRANCESCO TOTO

c­ ondition et ­d’intérêt, ­l’élimination de toute association partielle exigée


par le Contrat social rousseauiste pourrait effectivement se réaliser76 : « les
amitiés, les liaisons, les unions particulières » disparaîtraient en faveur
« de ­l’amitié, de la liaison, et de l­ ’union générale », et les hommes, n­ ’étant
plus « partagés en différentes familles », classes ou nations, « ne verraient
dans leurs semblables que leurs égaux, que des hommes à qui la société
­n’accorde ni plus ni moins ­qu’à eux77 ». La suppression de la propriété,
de ­l’inégalité et de la division du travail ­comporte ainsi une inévitable
« révolution » dans les habitudes et les usages, qui ne manque pas de
se répercuter sur le plan des identités, des façons de penser, des besoins,
des ­conduites78. Les premières de ces ­conséquences sont ­d’ordre matériel.
« Si l­’homme avait […] des mœurs raisonnables il serait encore mieux
organisé ­qu’il ne ­l’est », car la simplicité de ces mœurs rendrait ­l’accord
et l­’union entre les parties du corps plus étroits, les fibres du cerveau
plus fortes et plus résistantes aux préjugés, la vie plus longue, la mort,
un accident sans importance et dont personne n­ ’aurait peur79. Dans ces
mœurs raisonnables, libérées de toute tentation répressive, ­l’accès aux
jouissances « que notre estomac et nos parties génitales sont faits pour
nous procurer » ramèneraient notre existence à son « véritable siège », et
les hommes « se lèveraient et se coucheraient tranquilles, toujours c­ ontents
­d’eux-mêmes et de leurs semblables80 ». Ces c­ onséquences physiques
ne sont pas sans rapport avec des ­conséquences cognitives, affectives
et pratiques. Sous la juridiction des mœurs notre « physique et [notre]
moral, déjà bien disposés dans l­’utérus, se disposeraient c­ omme il faut
­d’eux-mêmes », de façon q­ u’« une bonne éducation d­ ’exemple [serait] la
seule qui devrait avoir lieu », et on ignorerait « tous les faux systèmes
et toutes les fables qui existent au défaut de la vérité81 ». Les hommes
« se nécessiteraient mutuellement les uns et les autres à ­convenir de la
76 Jean-Jacques Rousseau, Du ­contrat social ou principes du droit politique, texte établi et annoté
par R. Derathé, in Œuvres ­complètes, ouvr. cité, vol. III, Livre II, chap. 3.
77 Cf. ibid., livre II, § 3 et Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 323, 302.
78 Ibid., p. 83.
79 Ibid., p. 370, 300, 322-323. En ­connaissant la fonction jouée par la crainte de la mort
dans la fondation de la souveraineté hobbesienne, il n­ ’y a pas à s­’étonner de cette réac-
tivation de l­ ’image d­ ’un homme immunisé c­ ontre cette peur, qui était présente dans la
description rousseauiste du pur état de nature. Cf. Rousseau, Discours sur ­l’origine et les
fondements de l­’inégalité, ouvr. cité, p. 137.
80 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 373, 306.
81 Ibid., p. 293, 283 : dans le premier passage Deschamps semble affirmer que l­ ’éducation
­d’exemple est insuffisante, sans une bonne éducation métaphysique orale (pas écrite),
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 255

vérité, qui les nécessiterait tous, par son évidence, et ­c’est ainsi ­qu’ils
­concourraient ensemble82 ». Le bonheur permis par cet accord et cette
coopération suffirait pour « effacer de l­ ’humanité tous les vices moraux
qui y règnent, et pour faire des plus grands scélérats des hommes propres
à l­’état de mœurs83 ». ­L’homme ­n’étant « méchant que par l­’état de
lois qui le ­contredit sans cesse », qui ­contredit ses « penchants les plus
naturels », « il serait moralement impossible ­qu’il le fût dans ­l’état de
mœurs, […] où il ­n’aurait plus aucune raison de ­l’être », car les « les
mœurs seraient ce ­qu’elles devraient être » et nous « exempteraient de
toutes les peines ­d’esprit » en minimisant nos souffrances physiques84.
Les véritables mœurs sont élevées au rang de facteur de synthèse de
tous les aspects de la vie sociale. En c­ onjugant le bonheur particulier
et le bonheur général, elles garantissent le fonctionnement harmonieux
et spontané d­ ’une société indépendante de toute forme autoritaire de
coordination entre les forces des individus. Ainsi, elles permettent à tous
de jouir « de leur liberté, de leur sûreté […] et de leur égalité actuelle »,
dans ­l’« état ­d’amour, de paix, ­d’union qui nous a toujours été recom-
mandé », et dans lequel « il faut que les hommes vivent, ­s’ils veulent
être aussi heureux q­ u’ils ont été malheureux j­usqu’à présent85 ». Grâce
à elles, les hommes peuvent en somme bénéficier « sans inconvénients,
sans lois et sans rivalité quelconque, de toute ­l’abondance, de toute la
santé, de toute la force ­contre tout ce qui pourrait leur nuire, de toute la
tranquillité d­ ’âme, et de tout le bonheur86 ». Il faut maintenant prendre
en ­considération les prémisses de ce cadre idyllique et de la puissance
des mœurs qui le rend possible.
La première prémisse réside dans ­l’alliance entre la vérité métaphy-
sique et la vérité morale. Le lien entre vérité métaphysique et morale
est souligné avec force par Deschamps. « Il ­s’ensuit de ce que Le Tout
universel est la vérité première, ou le principe métaphysique, de ce ­qu’il
est le premier et le véritable objet de rapport, que tout ce qui existe de
sensible découle directement de lui, et, c­ onséquemment, que la vérité
tandis que dans le deuxième passage il parle de l­’éducation d­ ’exemple c­ omme la seule
demandée par l­ ’état de mœurs.
82 Ibid., p. 252.
83 Ibid., p. 254.
84 Ibid., p. 113, 286, 402, 294.
85 Ibid., p. 305, 287.
86 Ibid., p. 154.
256 FRANCESCO TOTO

morale, qui est le rapport social que les hommes ou toute autre espèce
en société doivent avoir entre eux, en découle directement87 ». Il faut
remarquer, ici, que la vérité dont il est question en ce ­contexte est moins
la vérité d­ ’une ­connaissance que la vérité ­d’une réalité : l­ ’identification de
la vérité métaphysique au Tout (et non pas à la simple ­connaissance de ce
Tout) ­constitue ­l’une des clefs de voûte de tout le Vrai système. « Si nous
pensions, malgré le moi apparent qui nous distingue des autres êtres, que
nous sommes des ­composés de tout ce qui existe de sensible, que nous
sommes liés à tout, que nous ne faisons ­qu’un avec tout, quoique séparés
de tout en apparence, nous cesserions de nous envisager c­ omme autant
­d’êtres entièrement distincts les uns des autres88 ». L­ ’identification de la
vérité morale à ­l’état de mœurs (et non pas à la ­connaissance des principes
normatifs de cet état) devient quant à elle explicite dans les passages où
Deschamps parle de « la vérité morale, ou ­l’état de mœurs » et affirme
que les « mœurs […] sont la vérité morale même89 ». Sur ces bases il est
clair que quand Deschamps affirme que la vérité morale découle ­d’un
principe métaphysique, et cela parce que « tout ce qui existe de sensible
découle directement de lui », il ne se réfère pas à un enchaînement des
­connaissances, mais à la façon dont une réalité physique (les mœurs)
découle ­d’une réalité métaphysique (Le Tout). Le « moral » est synonyme
du « social90 », les mœurs et les rapports moraux ou sociaux ne sont,
­d’après la leçon ­d’Helvétius91, q­ u’une espèce particulière de rapports
physiques, mais « tout physique a nécessairement sa base dans le méta-
physique, qui est le fond dont il est la nuance92 ». Cette précision était
indispensable afin ­d’éviter un possible malentendu. En fait, les raisons
pour lesquelles la vérité morale découle de la vérité métaphysique c­ omme
de sa « raison première » se cachent dans la valeur paradigmatique

87 Ibid., p. 131.
88 Ibid., p. 384.
89 Ibid., p. 164.
90 Cf. ibid., p. 226 et 130 : « ­l’homme est physique, métaphysique et moral, parce q ­ u’il
existe particulièrement, généralement et socialement tout à la fois » ; « ­j’appelle cet état
­l’état de mœurs, par opposition à ­l’état de lois, ou ­l’état ­d’égalité, de loi naturelle morale ;
mais par ce terme morale, il ne faut entendre que sociale ».
91 Cf. Helvétius, De ­l’esprit, ouvr. cité, p. 9.
92 Dans ­l’état de lois, « la folie de nos mœurs » fait apparaître notre « faux moral » ­comme
« distinct du physique », mais dans l­ ’état de mœurs, où il apparaîtrait dans sa vérité, le
moral « ne serait plus que du physique » (Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité,
p. 161, 125, 239).
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 257

assignée à ­l’intégration de ­l’homme au sein du « Tout universel » et à la


critique du Moi ou de sa prétendue séparation. « Le Tout universel […]
est le bien, l­ ’ordre, l­ ’harmonie, l­ ’égalité, l­ ’union, la perfection », et « lui
seul est le véritable archétype des mœurs », le « modèle » des « mœurs
les plus désirables93 ». ­L’union que les vraies mœurs ­confèrent à cette
totalité partielle ­qu’est la société ne peut être que « ­conséquente » de
­l’union ­constitutive du Tout, calquée sur elle : « Le Tout est ­l’être un »,
et « il est de la perfection de tout animal en société d­ ’avoir le plus de
rapport et d­ ’union possible avec ses semblables, pour être au moral ce
que Le Tout est au métaphysique », et « mettre dans cette société tout
ce qui peut faire pour eux de cette société une vive image du Tout, une
image sensible de ­l’union […] métaphysique94 ». De même que nous
ne sommes que des parties du « Tout universel », inséparables de toutes
les autres parties qui c­ omposent avec nous son unité inébranlable, de
même nous devons être – ou nous reconnaître – c­ omme les parties d­ ’une
totalité sociale qui s­ ’identifie en dernière instance avec le genre humain
lui-même95. Ces passages exposent le lecteur à la tentation ­d’une inter-
prétation univoquement intellectualiste de la théorie deschampsienne,
­d’après laquelle nous serions déterminés par la ­conscience du modèle
métaphysique des rapports sociaux à nous perfectionner nous-mêmes
en adaptant nos mœurs aux exigences ­d’une société parfaite. Malgré la
quantité de passages qui vont dans le sens ­d’une telle détermination
des vraies mœurs par les vraies ­connaissances96, on en trouve ­d’autres
93 Ibid., p. 131, 125, 549.
94 Ibid., p. 246-247.
95 On voit ici la dette critique de Deschamps envers Rousseau. Que ­l’on pense au pas-
sage de l­ ’article sur l­ ’économie politique où Rousseau affirme que les citoyens doivent
« ne jamais regarder leur individu que par ses relations avec le corps de l­’État, […]
­n’apercevoir, pour ainsi dire, leur propre existence que ­com­­me une partie de la sienne,
[…] ­s’identifier en quel­que sorte avec ce plus grand tout ». Ou que l­’on se souvienne
de la formulation du Contrat social, ­d’après laquelle « chacun de nous met en ­commun
sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et
nous recevons en corps chaque membre ­comme partie indivisible du tout ». Cf. Jean-
Jacques Rousseau, Discours sur ­l’économie politique, texte établi et annoté par R. Derathé,
in Œuvres ­complètes, ouvr. cité, vol. III, p. 259-260 et Rousseau, Contrat social, ouvr. cité,
livre I, § 6. Deschamps accepte la relation parties / tout mise au point par Rousseau,
mais il ­s’en détache dans la mesure où il est ­convaincu que ­l’unification à laquelle elle
aboutit n­ ’a pas besoin de la médiation de l­ ’État, et ne peut pas être d­ ’ordre moral sans
être ­d’ordre physique.
96 ­L’importance du facteur cognitif a justement été soulignée par Bourdin, « Le lieu de
­l’utopie chez Dom Deschamps », art. cité ; cf. aussi Wahl, Cours sur ­l’athéisme éclairé de
258 FRANCESCO TOTO

qui c­ ompliquent la situation et qui apparaissent plus cohérents avec un


système matérialiste ­comme celui de Deschamps97, où « La Matière » est
élevée au rang de seul être métaphysique ; où nous ne sommes que des
« modifications de la matière », un ensemble de « chair, sang, os, fibres,
nerfs » ; où la pensée est réduite au « jeu plus ou moins harmoniques des
fibres du cerveaux » ; où, en somme, il ­n’y a aucune « âme métaphysique »
séparée de l­ ’« âme physique », ni aucune liberté du vouloir98. ­L’homme
est « tout sensation », « moi et sensation sont la même chose99 », et la
sensibilité, dans sa nature matérielle, ­constitue le véritable trait ­d’union
entre la réalité métaphysique du Tout et la réalité physique des mœurs et
des rapports moraux. Si ­c’est en tant ­qu’êtres sensibles que « nous sommes
liés à tout, […] nous ne faisons ­qu’un avec tout », alors la sensibilité
­s’affirme ­comme le moyen par lequel Le Tout lui-même agit à travers
nous abstraction faite de notre ­compréhension intellectuelle de cette
action, et il nous dispose aux vraies mœurs dans lesquelles son union
Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 149, où l­ ’auteur dit « ­qu’il faut en somme faire de la méta-
physique pour changer ­l’état social ».
97 Le rapport entre Deschamps et le matérialisme a été largement débattu par la critique.
Baczko, Lumière de ­l’utopie, ouvr. cité, p. 106, parle ­d’un « matérialisme mystique » ; José
Augusto Nozes Pires, « Utopie et philosophie. Une perspective à propos de Deschamps »,
Léger-Marie Deschamps. Un philosophe entre lumières et oubli, éd. É. Puisais, L­ ’Harmattan,
Paris, 2001, p. 109-134 parle ­d’un « matérialisme insolite, paradoxal, absolument spécu-
latif » (ibid., p. 109). À ce propos voir surtout Bourdin, « Deschamps et le matérialisme »,
Léger-Marie Deschamps…, ouvr. cité, p. 59-76, qui souligne surtout la prise de distance
entre Deschamps et les matérialistes ­contemporains, et Quintili, « Dom Deschamps,
Diderot et Spinoza », art. cité, qui souligne surtout leurs affinités. Voir aussi Bernardi,
Morelly e Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 72-73.
98 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 165, 388, 384, 169, 344-345. Deschamps
reconnaît sans doute, à côté du « Moi physique », de l­’« âme physique », de la sensation,
un « Moi métaphysique », une « âme métaphysique », un entendement. Cependant, il est
extrêmement clair dans son propos que ­l’homme ­n’a, en tant que tel, rien de métaphy-
sique. Le Moi physique « est personnel, est nous en tant que hommes », mais ce n­ ’est que
« physiquement » que nous existons « en tant que hommes » (ibid., p. 130). Aux yeux du
corps, auquel se réduit notre Moi physique, nous existons « séparément de tout », « ­comme
des êtres à part » (ibid., 572). Notre Moi métaphysique est pourtant précisément le Moi
qui ­s’est libéré de cette apparence de séparation : celui avec lequel nous pouvons nous
réconcilier seulement en abandonnant tout ce qui nous rend des hommes, tout ce qui
en nous est « personnel », individuel. ­L’« âme métaphysique » non seulement ­n’est guère
séparée de ­l’âme physique (car ­l’entendement ­n’est que les sens « de c­ oncert et ­d’accord »),
mais il ­n’est surtout pas quelque chose qui distingue ­l’homme en tant que tel ou en tant
­qu’individu, en étant au ­contraire ce q­ u’il a de « rigoureusement » ou « absolument » en
­commun avec tous les êtres, par quoi il « ­n’est plus homme », mais Le Tout, La Matière
(ibid., p. 555, 571, 318, 227).
99 Ibid., p. 383.
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 259

métaphysique se reflète dans ­l’union morale des hommes. ­L’alliance de


la vérité métaphysique et morale ­constitue la prémisse fondamentale des
mœurs parce ­qu’elle montre que la réalisation du modèle métaphysique
dans une société parfaite et gouvernée par les seules mœurs ne dépend
pas ­d’une prétendue autonomie de la c­ onscience et de la volonté, mais
­d’une dynamique objective, matérielle. De cette façon, cette alliance
montre aussi que le modèle n­ ’est pas un modèle transcendant, que les
hommes doivent c­ onnaître pour le réaliser aux frais de leurs inclina-
tions, mais un modèle immanent, que les hommes sont naturellement
disposés à achever. Quelle est, alors, la racine physique ou pulsionnelle
des vraies mœurs, qui inscrit la loi naturelle morale dans la chair, le
sang, les os, les fibres, les désirs des hommes ?
La deuxième prémisse de l­’idylle de l­’état de mœurs, qui réalise le
modèle métaphysique du Tout dans la physique des rapports sociaux à
travers une parfaite ­conjugaison de bonheur et de moralité, repose sur
une notion apparemment marginale, mais destinée à jouer un rôle fon-
damental dans ­l’économie du Vrai système. Comme le ­conatus hobbesien
et spinoziste, la tendance deschampsienne enracine la ­complexité et la
spécificité de l­ ’affectivité humaine dans un principe unitaire et partagé
par tous les êtres singuliers en tant que parties du Tout. « Chaque homme,
ainsi que tout être physique », tend toujours « à son mieux », « à satisfaire
pleinement ses appétits », « à jouir parfaitement », « à jouir de tout le
possible », « à faire tout aboutir à lui », « à le c­ oncentrer dans [lui] », « à
être le centre, à être Le Tout100 ». Cette « tendance au centre101 » est « de
­l’essence de ­l’homme », ­comme de toute autre chose, dans la mesure où
elle « ­n’est que le rapport des parties au Tout », « ­n’est que les parties
elles-mêmes, […] ­n’est que nous-même102 ». La fonction médiatrice
dont cette tendance au centre est chargée et sa capacité ­d’offrir leur
base pulsionnelle aux vraies mœurs et au modèle ­qu’elles sont appelées
à incorporer sont clairement énoncées par Deschamps. La différence
entre la « loi naturelle métaphysique » et la « loi naturelle morale », qui
définit « le rapport moral que tout animal en société doit avoir avec ses
100 Ibid., p. 247, 192, 355, 246, 132.
101 Ce nom est introduit en rapport aux choses qui nous apparaissent inanimées mais étendu
ensuite à toutes les choses, en vertu de l­ ’idée selon laquelle toutes les choses sont animées
dans une différente mesure, et ­qu’il existe donc une parfaite homogénéité dans leurs
­conduites. Cf. ibid., p. 192-193 et 355.
102 Ibid., p. 192, 355.
260 FRANCESCO TOTO

semblables » en un « état parfait de société », est la même qui distingue


une loi « dont il est impossible que nous puissions nous écarter » ­d’une
loi dont nous pouvons nous écarter, et dont, dans certaines ­conditions
(­comme dans ­l’état de lois), nous ne pouvons pas ne pas nous écarter103.
Malgré cette différence, les deux lois ne sont pas sans rapport, car, pour
­l’homme social, « il est […] de loi naturelle métaphysique » non seulement
« ­d’aimer son principe, qui est Le Tout », et « ­d’y tendre sans cesse », mais
aussi « de tendre à la loi naturelle morale […], ­c’est-à-dire de tendre à ne
faire q­ u’un avec ses semblables104 ». La tendance au centre est la vérité
métaphysique elle-même, ­l’inclusion des parties au sein du Tout, mais,
en tant que telle, en tant que « loi naturelle métaphysique », elle est en
même temps le principe de « la vérité morale, ou ­l’état de mœurs105 » :
il est possible que ­l’homme ne suive pas la loi naturelle morale, mais il
serait « ­contre nature » q­ u’il ne s­’efforce pas de la suivre. La c­ onnexion
entre les deux lois est garantie par le fait que le bonheur est ce à quoi
­l’homme « tend par la loi naturelle métaphysique106 », mais ­qu’il est aussi
inséparable de la moralité nécessaire à la vie sociale et des mœurs qui
­l’incorporent. On pourrait avoir ­l’impression que la tendance au centre
représente, dans l­’homme, l­’expression ­d’une espèce d ­ ’égocentrisme
délirant et opposé à toute moralité ou sociabilité : en quel autre sens
­l’homme, simple partie du Tout, peut-il prétendre d­ ’être lui-même Le
Tout ? Au c­ ontraire, la tendance qui dans l­’état de lois est c­ ontrainte à
se présenter dans la forme de ­l’ambition et de la rivalité, de ­l’envie et de
la jalousie, est exactement celle grâce à laquelle, une fois q­ u’elle ne sera
plus « dirigée de travers » par la propriété et ­l’inégalité, « les principes
moraux […] iraient sans dire », seraient respectés de façon spontanée
« sans ­qu’il fût besoin ­d’en faire un précepte aux hommes » : une « ten-
dance des parties à […] la perfection de leur totalité », « à l­’ordre », à
­l’union107. Il ne s­’agit pas ­d’une réédition de la thèse mandevillienne
­d’une utilité sociale des pulsions égoïstes (Private Vices, Publick Benefits),
mais, exactement au c­ ontraire, de l­’idée selon laquelle la tendance « à
satisfaire pleinement ses appétits » et « à jouir parfaitement » ne peut
trouver sa réalisation adéquate que dans le dépassement de l­ ’opposition
103 Ibid., p. 246, 192.
104 Ibid., p. 193.
105 Ibid., p. 114, 399.
106 Ibid., p. 113.
107 Ibid., p. 146, 192, 355.
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 261

entre soi-même et autrui, entre le bonheur particulier et le bonheur


général108. Dans la forme exténuée et bouleversée q­ u’elle assume dans
notre malheureux état de lois, notre tendance fait « obstacle à celle de
nos semblables », est « traversée par la leur » et « sans cesse ­contrariée
et affaiblie par elle109 ». ­S’ils veulent « être ­conséquents de la vérité
première » et « avoir autant de force, chacun vis-à-vis des autres, et
tous c­ ontre les espèces et les éléments qui peuvent leur nuire ou dont
ils peuvent avoir besoin, ­qu’ils en ont peu ­aujourd’hui », les hommes
doivent non seulement, de façon négative, ne point faire à autrui ce
­qu’ils ne voudraient pas ­qu’il leur fît, mais aussi, positivement, « ne
faire ­qu’un en rigueur morale », ­s’unir entre eux en faisant de leurs
tendances particulières une seule « tendance ­commune110 ». Cette uni-
fication est impossible dans une c­ ondition où tous « rapportent le plus
directement à eux, […] se soucient le moins de leurs semblables, […]
les aiment ­d’autant moins ­qu’ils s­’aiment plus eux-mêmes », mais elle
devient possible dans la mesure où les hommes « ne rapportent à eux
­qu’en rapportant aux autres » : dans la mesure où nous tendons à notre
bonheur « par le bonheur des autres » et « les autres tendent au leur par
le nôtre111 ». ­C’est ainsi que ­l’« animal en société » que nous sommes
peut « avoir le plus de rapport et ­d’union possible avec ses semblables »
et « être au moral ce que Le Tout est au métaphysique », en faisant de
sa société « une vive image du Tout112 ». Le modèle métaphysique de
­l’union morale entre les hommes est un modèle immanent aux désirs
et aux rapports des hommes parce que les véritables mœurs permettent
une union, une généralisation des rapports d­ ’amitié et un perfectionne-
ment du lien social qui n­ ’exige aucun sacrifice des « penchants les plus
naturels113 » des hommes, mais représente au c­ ontraire la c­ ondition de
leur épanouissement. Dans un état social parfait, où les mœurs seraient
­conformes aux principes moraux de ­l’égalité et de la ­communauté des

108 En ce sens on ne peut non plus rapprocher Deschamps de Smith, c­ omme le fait Citton,
­L’envers de la liberté, ouvr. cité, p. 172 : « ici ­l’économie animale de ­l’individuation ­s’avère
homomorphe à ­l’économie politique : […] Deschamps définit sa tendance universelle ­d’une
manière qui fait écho à la main invisible q­ u’esquissent alors les premiers libéraux. Dans les
deux cas, on tend vers le bien ­commun en empruntant la voie de la jouissance singularisante ».
109 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 132, 247.
110 Ibid., p. 132, 247.
111 Ibid., p. 247, 248.
112 Ibid., p. 246-247.
113 Ibid., p. 286.
262 FRANCESCO TOTO

biens, « chacun suivrait ses penchants, mais les penchants, tous à peu
près les mêmes, y seraient toujours subordonnés à la droite raison et
­conformes à ­l’harmonie de la société » : la « loi ­d’égalité et ­d’union à
laquelle la saine métaphysique nous amène » est une loi que « notre
intérêt particulier et général demande que nous suivions, et dont nous
ne pouvons pas nous écarter sans nous éloigner du bonheur114 ». Le
décentrement exigé par les vraies mœurs trouve ainsi sa paradoxale base
affective dans la tendance au centre elle-même115.
La fondation des vraies mœurs dans la c­ onnexion de la sphère méta-
physique et de la sphère morale par le biais du c­ oncept de tendance pose
un dernier problème. Si on rappelle les traits distinctifs de ­l’état de lois
et de ­l’état de mœurs, leur opposition apparaît de façon assez nette :
la dure tyrannie de l­’absurde ­contre le doux despotisme du vrai, la
méchanceté c­ ontre l­ ’innocence, la domination c­ ontre l­ ’indépendance, la
guerre c­ ontre la paix. La profondeur de cette divergence semble creuser
un abîme entre les deux états. Le discours deschampsien sur la tendance
montre bien la partialité de cette ­compréhension du rapport entre les
deux états. La tendance au centre mise à l­’œuvre par l­’état de lois et
­l’état de mœurs dans des ­conditions et des manières opposées est en
elle-même une seule et la même : les tendances particulières qui dans
le premier état se font obstacle, ­s’entravent, se ­contrarient, ­s’affaiblissent
les unes les autres, sont les mêmes qui dans le second état se renforcent
réciproquement en ­s’intégrant dans une seule tendance ­commune. Cette
114 Ibid., p. 306.
115 La double façon dans laquelle Deschamps c­ onçoit l­’unification morale des hommes
à partir soit de la ­compréhension de leur unité dans Le Tout soit ­d’une tendance par
elle-même irréfléchie peut être saisie dans sa cohérence en remarquant la proximité de
la philosophie deschampsienne à celle de Spinoza. Chez Spinoza, l­’activité pratique et
cognitive des hommes, ainsi que de toutes les choses singulières, n­ ’est q­ u’une expression
de la nature ou puissance du Deus sive Natura. Le ­conatus ou désir est en ce sens le principe
de toute activité et de toute pensée des choses singulières. La vertu ne c­ onsiste pas dans
­l’opposition de ­l’homme à sa propre nature, mais dans sa plus haute adéquation à cette
nature. La ­connaissance adéquate est sans doute indispensable au bonheur et à la vertu,
mais elle n­ ’est que le corrélat d­ ’une adéquation de l­ ’activité du corps et des affects. Chez
Spinoza le dépassement des égoïsmes et la participation des individus à la ­composition
­d’une c­ ommunauté éthique, où la séparation entre Moi et autrui est dépassée, est une
question cognitive en même temps ­qu’affective, qui mobilise autant la ­compréhension
de la structure ontologique du réel que le lien entre le bonheur individuel et ­l’utilité
­commune. Cf. Baruch Spinoza, Ethica, in Spinoza, Opera, ouvr. cité, vol. II, et notamment
la Proposition 7 de la troisième partie et la Proposition 18 et 20 de la quatrième partie,
avec leurs scholies.
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 263

identité dans ­l’opposition nous invite à revenir sur le rapport entre


­l’état de mœurs et l­ ’état de lois, sur le passage d­ ’un état à l­ ’autre, sur la
­conception de ­l’histoire impliquée par ce passage. Un premier exemple
de la ­complication entre les deux états peut être tiré des passages sur la
religion. Deschamps affirme clairement que « les religions […] ne sont
autre chose dans ce ­qu’elles ont de fondamental que ­l’absurde toujours
joint avec la vérité », et que « tout ­concourt dans la religion pour les
véritables mœurs, en même temps ­qu’elle leur fait obstacle116 ». Il en
­conclut q­ u’« il est également impossible d­ ’aimer la morale de la religion
et de ne pas aimer celle que j­ ’établis, p­ uisqu’il est vrai que celle-ci n­ ’est
que l­ ’autre, épurée et mise ­d’accord avec elle-même117 ». ­L’idée ­d’un être
moral calqué sur ­l’homme (Dieu), qui dans ­l’état de lois prend la place
du principe métaphysique (Le Tout), est certainement une idée fausse
produite à l­ ’appui de la domination de l­ ’homme sur ­l’homme, et en ce
sens « il faut […] détruire cette idée118 ». En même temps, l­ ’immanence
du vrai au faux autorise Deschamps à introduire les ­concepts-clé de
sa métaphysique à travers le lexique de la tradition théologique, en
affranchissant ainsi le noyau de vérité ­contenu dans les religions de
­l’enveloppe idéologique qui le cache et ­l’instrumentalise. Le paradis sur
terre de l­ ’état de mœurs est en ce sens non seulement la suppression de
­l’idéologie religieuse dans la mesure où elle est absurde et subordonnée
à ­l’état de lois, mais en même temps son épuration, la plus pleine réali-
sation de son ­contenu de vérité, de ses promesses de béatitude, de ce qui
en elle « ­concourt […] pour les véritables mœurs ». Comme le montre
bien, entre autres119, ­l’exemple de ­l’ambition, le traitement de ­l’aspect
116 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 202, 201.
117 Ibid., p. 89.
118 Ibid., p. 155.
119 Je ne rappelle ici que trois textes particulièrement parlants. « Les nations telles que celles
des Hurons et des Cafres sont tout à la fois plus et moins éloignées de l­’état de mœurs
que nous, et ­c’est parce ­qu’elles le sont moins ­qu’elles le sont plus ; ­comme ­c’est parce que
nous le sommes plus q­ u’elles que nous le sommes moins, que nous y tendons davantage,
et avec mille fois plus de besoins et de moyens d­ ’y parvenir q­ u’elles ­n’en peuvent avoir,
dans la simplicité de leurs mœurs et la tranquillité de leur ignorance » (ibid., p. 282). « Les
mœurs des femmes et leurs occupations sont en général moins éloignées des véritables
que les nôtres, et il était tout simple que cela fût ainsi, […] par ­l’objet que nous avons eu,
en nous les asservissant, de nous les rendre agréables. Nous aimons toujours les véritables
mœurs, nous autres hommes, ­quoiqu’extrêmement éloignés ­d’elles par les rôles factices
que nous faisons follement dans les nôtres » (ibid., p. 275). À propos de notre éducation,
­c’est-à-dire l­’éducation à laquelle nous sommes exposés dans l­’état de lois, Deschamps
264 FRANCESCO TOTO

affectif de l­ ’état de lois est analogue à celui de l­ ’aspect cognitif. La pas-


sion de ­l’ambition, qui est ­l’une des passions fondamentales de ­l’état
de lois120, présente un caractère intimement dialectique. « ­L’ambitieux
[…] ­n’a pour premier objet ­d’avoir de la supériorité sur ses semblables,
mais de n­ ’avoir aucun de ses semblables qui ait de la supériorité et de
­l’avantage sur lui. Il tend à ­l’égalité, à l­ ’indépendance morale, car c­ ’est
y tendre que de travailler, autant ­qu’il est en lui, à secouer le joug de
toute domination ; et s­ ’il […] ne veut pas d­ ’égaux, c­ ’est uniquement par
la crainte ­qu’ils ne sortent de ­l’égalité, et ne deviennent ses maîtres121 ».
En cette perspective le désir de supériorité trouve dans le désir d­ ’égalité
(­c’est-à-dire l­ ’un des principes du vrai moral et des vraies mœurs) autant
son ­contraire que sa vérité refoulée. ­L’ambition ­n’est un désir de supé-
riorité et de domination que parce q­ u’elle est, en même temps, un désir
­d’égalité et ­d’indépendance : la forme c­ ontradictoire de ce désir lui est
imposée par le fait q­ u’en apparence « il est dans la nature de notre état
de lois de ne pouvoir pas être sans maître ­qu’on ne soit le maître122 ».
Malgré toutes les formes de satisfaction c­ ompensatoire engendrées par
la religion et la morale, ­l’ambition est un désir nécessairement frustré
dans l­ ’état de lois, où l­ ’indépendance du maître par rapport à l­ ’esclave
ne peut être ­qu’apparente123, et qui ne peut trouver son véritable assou-
vissement que dans ­l’égalité qui définit ­l’état de mœurs.
La ­considération des cas exemplaires de la religion et de ­l’ambition
permet de tirer plusieurs c­ onclusions, qui empêchent de réduire le
rapport entre ­l’état de lois et l­ ’état de mœurs à un rapport d­ ’opposition
et de rupture. La première c­ onclusion c­ oncerne la transition d­ ’un état
à ­l’autre. Le discours sur l­’état de lois semble nous laisser face à une
affirme q­ u’« en même temps q­ u’elle prouve des mœurs perverses, elle prouve l­ ’idée que
nous avons tous des véritables mœurs, car elle ­n’existe et ne peut exister que ­d’après cette
idée, qui réclame sans cesse ­contre nos mœurs » (ibid., p. 283).
120 Cf. ibid., p. 280 : « ­L’ambition de dominer est primitivement de ­l’état sauvage : c­ ’est
­d’elle que vient notre état social, où elle ne fait que ­s’accroitre de plus en plus ».
121 Ibid., p. 248.
122 Ibid., p. 248.
123 Cf. ibid., p. 278 : « ­C’est sous le bâton des rois que nous marchons, mais, à quantité
­d’égards, ils marchent aussi sous le nôtre, et quel sort, quelle dépendance pour eux de
nous faire marcher sous le leur ! L­ ’indépendance des rois de leurs sujets est ce qui paraît,
mais la dépendance mutuelle est ce qui est ». Cet exemple montre clairement que le
malentendu est à la base de l­ ’ambition : le maître, pour Deschamps ­comme déjà pour le
Rousseau du second Discours, ­n’est pas sans maître ; il ­n’est que l­’esclave de son esclave
(cf. Rousseau, Discours sur ­l’origine et les fondements de l­’inégalité, ouvr. cité, p. 175).
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 265

impasse. La pure négativité qui signe cet état semble devoir lui soustraire
toute c­ onsistance ou durée ; en même temps, la force des lois, l­ ’efficacité
mystificatrice des idéologies et la naturalisation des rapports de propriété
et de domination de la part des « fausses mœurs » semblent suggérer
­qu’il est impossible d­ ’y mettre fin. Le traitement des c­ oncepts de ten-
dance, de religion et d­ ’ambition nous a montré que cette alternative ­n’est
­qu’apparente, parce ­qu’aucun masque idéologique ne peut éliminer la
­contradiction interne à l­’état de lois, et que cette c­ ontradiction insère
dans ­l’état de lois un incoercible dynamisme : une irrésistible vocation
à ­l’anéantissement. Les tendances qui dans leur forme abâtardie et
­contradictoire structurent l­’état de lois non seulement sont les mêmes
que celles qui dans leur forme physiologique et cohérente informent
­l’état de mœurs, mais elles sont aussi celles dont la frustration sape les
fondements de notre abominable état social, le rendant instable et le
destinant à l­ ’effondrement. La puissance des mœurs ne reste pas assou-
pie et inactive dans ­l’état de lois, étant au ­contraire immanente aux
­contradictions mêmes de cet état. La destruction de ­l’état de lois ­n’est
peut-être pas, à proprement parler, une « nécessité inéluctable124 » ; sans
jamais rendre cette destruction nécessaire, les c­ ontradictions de cet état
la rendent néanmoins toujours possible, et tous les efforts de Deschamps
tendent à rendre visible la facilité et la façon presque automatique à
travers laquelle une pluralité de voies différentes peut mener à ce résultat.
De cette première ­conclusion en découle une deuxième, ­concernant
­l’impossibilité de réduire le rapport entre l­ ’état de lois et ­l’état de mœurs
à un rapport univoque de discontinuité et de rupture. Le registre de la
discontinuité et de la rupture est sans doute présent, mais, à côté des
passages liés à une logique binaire du genre « ou bien… ou bien… », il
­n’est pas difficile ­d’en rencontrer ­d’autres qui ­compliquent et articulent
cette opposition en la déplaçant sur un autre plan. « ­L’état social n­ ’a pu
­commencer que de la façon dont on le voit exister, que par des hommes
subordonnés à ­d’autres hommes, que par ­l’état de lois » : « il était
impossible à l­’homme de venir à la vérité et à l­’état de mœurs qui en
est c­ onséquent, autrement que par la méditation, à laquelle les fausses
doctrines et les inconvénients énormes et sans nombre de l­’état de lois
devaient le c­ onduire125 ». L­ ’enfer sur terre de l­ ’état de lois c­ onstitue une
124 Bernardi, Morelly e Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 90 ; voir aussi ibid., p. 129.
125 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 202, 113.
266 FRANCESCO TOTO

médiation nécessaire entre ­l’état sauvage, de désunion sans union, et


­l’état de mœurs, d­ ’union sans désunion, et en tant que tel il peut être
réinterprété c­ omme le purgatoire à travers lequel il fallait passer pour
rejoindre le salut laïque d ­ ’un état social parfait126. La thèse d ­ ’après
laquelle « ­l’état social ­n’a pu ­commencer […] que par ­l’état de lois »
amène ainsi à ­considérer l­ ’état de lois et ­l’état de mœurs, ­l’« état social
[…] imparfait » et l­ ’« état social parfait », ­comme les deux extrêmes du
développement ­d’un même état, de cet « état social » qui peut se réaliser
dans sa plénitude grâce au dynamisme implicite dans la c­ ontradiction
de ­l’état de lois, dans sa tendance autodestructrice127. La réhabilitation
de l­’état de lois et de ses c­ ontradictions en qualité de seuls moyens
de parvenir à ­l’état de mœurs montre que celui-ci ne peut pas être la
négation de celui-là sans être en même temps la réalisation de son rêve
secret, ou du moins de son « objet apparent ». Si à proprement parler
il ­n’y a pas de transition, parce ­qu’aucune action réformatrice ne peut
réaliser un rapprochement progressif de ­l’état de lois à ­l’état de mœurs,
cela ne veut pas dire que les deux états soient séparés par un abîme,
car à ­l’intérieur même du premier il y a des facteurs qui le poussent
vers le deuxième.
Il ­n’est alors pas étonnant que la troisième et dernière ­conclusion
­concerne la ­conception téléologique de ­l’histoire générée par les
­contradictions du dynamisme de ­l’état de lois, ainsi que le type de
nécessité ­conférée à cet état en fonction de la réalisation de l­’état de
mœurs. L­ ’état de lois tend par lui-même à se dissoudre dans ­l’état de
mœurs, qui « ­n’est autre chose, au fond », que l­ ’état de lois « rectifié128 » :
126 Cf. Wahl, Cour sur ­l’athéisme éclairé de Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 127.
127 Sur ­l’état social parfait ou imparfait voir Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité,
p. 192 et 210. Chez Deschamps on trouve ainsi autant une tripartition (état sauvage, état
de lois, état de mœurs) ­qu’une bipartition (état sauvage, état social) des états de ­l’humanité.
À son tour, cette bipartition c­ onnaît une double version. ­D’un côté, Deschamps parle de
­l’état de lois ­comme de la ­continuation de ­l’état sauvage, et de ­l’état de mœurs ­comme du
dépassement des deux ; dans cette perspective il reconnait un état présocial ­composé de
­l’état sauvage et de ­l’état de lois et un état social ­constitué par le seul état de mœurs. De
­l’autre côté, Deschamps oppose ­l’état de lois et de mœurs à ­l’état sauvage ; en ce sens l­ ’état
de mœurs c­ onstitue une c­ ontinuation, et non plus une rupture, avec un état de lois ­conçu
­comme étant déjà en partie social. L­ ’affinité de ­l’état de lois et de ­l’état de mœurs en tant
­qu’états sociaux a été remarquée par Baczko, Lumières et utopie, ouvr. cité, p. 120. Une analyse
du rapport entre perfection et imperfection est présente dans Bourdin, Le lieu de ­l’utopie chez
Dom Deschamps, art. cité ; voir aussi Bernardi, Morelly e Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 90.
128 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 594.
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 267

l­’« état social nécessairement imparfait » est poussé par ses mêmes


­contradictions à évoluer dans ­l’« état social parfait129 ». La perfection de
­l’état de mœurs est la véritable fin de l­ ’histoire, à la fois au sens où elle
est le télos dans lequel l­ ’histoire entière du genre humain est destinée à
trouver son achèvement ou sa plénitude, et au sens où elle est la c­ onclusion
à laquelle elle doit aboutir une fois que toutes les ­contradictions seront
résolues et que tout dynamisme aura trouvé son repos130. On peut bien
sûr trouver des exemples historiques de mœurs plus ou moins proches
des vraies mœurs (celles des nations sauvages, du peuple, des femmes,
des premiers chrétiens), mais il ­n’y a aucune histoire de ces dernières131.
Nous pouvons maintenant terminer notre parcours en revenant plus
directement à la notion de mœurs. Nous savons déjà que les vraies
mœurs, qui régissent l­ ’état appelé « de mœurs », sont en réalité les seules
mœurs possibles, car les fausses mœurs « ne sont que des lois ». La sphère
des mœurs se trouve ainsi séparée de la sphère juridico-politique, réduite
au domaine de la coercition, et assimilée à celle de la morale, réinter-
prétée en termes naturalistes et ­comme sphère de la liberté132. La relation
entre les mœurs et la morale apparaît ainsi ­comme une véritable iden-
tification. « Les mœurs […] sont la vérité morale même », la forme dans
laquelle cette vérité prend corps dans la spontanéité des ­conduites, et
­l’état de mœurs ­n’est rien d­ ’autre ­qu’un « état de vraie loi morale » ou
« état de loi naturelle morale133 ». Si la vérité morale « était nos mœurs,
il ­n’y aurait rien à dire d­ ’elle », car là où il y aurait des mœurs « chacun
suivrait ses penchants, mais les penchants […] y seraient toujours subor-
donnés à la droite raison et ­conformes à ­l’harmonie de la société134 ».
Cette identification des mœurs à la vérité morale issue de la vérité
129 Je préfère parler d­ ’une tendance plutôt que d­ ’un « mouvement irrésistible », c­ omme le
fait par exemple Wahl, Cours sur ­l’athéisme éclairé de Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 173,
parce que Deschamps ne parle jamais du dépassement de ­l’état de lois ­comme ­d’une
nécessité inéluctable.
130 Sur cette fin de ­l’histoire cf. Robinet, Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 184-185 ; Bernardi,
Morelly e Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 106 et 121 ; Baczko, Lumières de ­l’utopie, ouvr. cité,
p. 126. À Partir de cette fin Baczko parle de la c­ onception deschampsienne de ­l’histoire
­comme d­ ’une pseudo-théodicée (ibid., p. 121-122).
131 Cf. Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 314.
132 Il est intéressant de remarquer la façon dont, dans certains passages qui décrivent ­l’état
de mœurs, Deschamps réhabilite ce ­concept de liberté auquel dans ­d’autres passages il
semble nier toute signification légitime.
133 Ibid., p. 164, 113, 213.
134 Ibid., p. 97, 306.
268 FRANCESCO TOTO

métaphysique n­ ’est pas sans c­ onséquences. En premier lieu, elle implique


le dépassement de l­ ’horizon au sein duquel la question des mœurs prenait
sa signification, celui de ­l’interrogation du rapport entre nature et
­culture, entre dimension sociale et dimension politique. Comme le
témoigne bien son apologie du premier Discours de Rousseau135, les vraies
mœurs ne sont pas pour Deschamps le lieu dans lequel la ­culture pré-
vaut finalement sur la nature et devient elle-même nature, mais le lieu
où ­l’homme peut se réconcilier avec la vérité métaphysique et morale
en se réconciliant en même temps avec son « animalité » : en renonçant
à tout ce qui dans sa ­culture risquait de le séparer de sa nature, et
notamment aux arts superflus, tels que l­ ’éloquence, la poésie, la musique,
la peinture, la sculpture, la danse, mais aussi aux sciences inutiles,
vaines, folles, et aux besoins factices que ces arts et ces sciences ne
manquent jamais d­ ’engendrer. En même temps, Deschamps se démarque
du débat politique de son temps. Si Montesquieu et Rousseau voyaient
les lois c­ omme ­l’expression des mœurs, tandis que Helvétius voyait ces
dernières ­comme le résultat de la législation, Deschamps, quant à lui,
croit que les vraies mœurs ne sont ni une ­condition ni un résultat de la
bonne législation, mais la forme de « ­l’intériorisation du rapport entre
­l’individu et le Tout136 » et de ­l’auto-organisation spontanée ­d’une société
parfaite selon le seul principe de l­’utilité c­ ommune en dehors de toute
forme politique ou institutionnelle de médiation et de coordination
entre les forces et les intérêts. Cette c­ onnexion entre mœurs et pure
moralité attire l­ ’attention aussi pour une autre raison. D ­ ’un côté, nous
le savons, « les mœurs […] sont la vérité morale même », telle ­qu’elle
découle de la vérité métaphysique. D ­ ’un autre côté, la vérité métaphy-
sique est une et une seule. Il faut ­conclure que les mœurs ­n’admettent
aucune multiplicité ou différence interne : « hors de la vérité, point de
mœurs qui puissent être au goût de tous les hommes, qui leur ­conviennent
également à tous137 », mais dans la vérité point de mœurs qui ne soient
également adoptées par tous. L­ ’état de mœurs serait tel que « les hommes
[…] auraient tous la même façon simple de vivre, et les mêmes mœurs » :
« ils ne désireraient point ­d’être ailleurs ni ­d’avoir au-delà de ce ­qu’ils
auraient », car « ils sauraient que les mêmes mœurs existent partout »,
mais « les mœurs et les actions seraient si simples et tellement copiées
135 Ibid., p. 290.
136 Citton, ­L’envers de la liberté, ouvr. cité, 323.
137 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 547.
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 269

les unes sur les autres ­qu’elles ne fourniraient pas la moindre matière à
­l’histoire », car elles « ne différeraient point ­d’un siècle à l­ ’autre, et que
les hommes se reproduiraient toujours les mêmes dans leurs descen-
dants138 ». Les ­conséquences de cette homogénéisation sont profondes.
Deschamps semble inverser ­l’une des idées fondamentales ­d’Helvétius,
­d’après laquelle « les hommes sont semblables à ces arbres de la même
espèce, dont le germe [est] indestructible et absolument le même », en
­n’assumant « une infinité de formes différentes » seulement parce ­qu’il
­n’est jamais « semé exactement dans la même terre, ni précisément
exposé aux mêmes vents, au même soleil, aux mêmes pluies139 ». Au
­contraire, ­d’après Deschamps, il y a sans doute une différence originaire
entre les hommes, car l­’« ­l’inégalité physique […] est de l­’essence des
choses physiques », mais dans l­ ’état de mœurs « ­l’éducation d­ ’exemple »
effacerait cette différence : « plus les hommes auraient les mêmes mœurs
(ce qui demanderait que les états factices qui leur donnent des mœurs
si différents fussent anéantis), et plus ils se ressembleraient, plus ils
seraient ­conformés également et de même genre ­d’esprit et de caractère » ;
« les mêmes mœurs (et les mêmes mœurs ne peuvent être que les vraies
mœurs) ne feraient, pour ainsi dire, des hommes et des femmes ­qu’un
même homme et une même femme140 ». Cette homogénéité des mœurs,
qui s­’accompagne d ­ ’une « même façon […] de vivre », d ­ ’« une même
façon de penser sur le fond des choses » et de penchants « tous à peu
près les mêmes », ne se limite pas à nous rapprocher « bien autrement
les uns des autres que nous ne le sommes », mais apporte en outre un
nouvel éclairage sur le sens fort q­ u’il faut donner à l­ ’idée selon laquelle,
dans l­ ’état de mœurs, nous « ne [sommes] ­qu’un au moral, c­ omme nous
le sommes au métaphysique141 ». De même que ­l’inclusion des êtres
physiques dans Le Tout n ­ ’empêche pas de c­ oncevoir leurs différences
­comme autant de « nuances » de l­ ’être métaphysique qui c­ onstitue leur
« fond » ­commun, de même ­l’inclusion des hommes dans l­’état de
mœurs ­n’empêche pas, en principe, de ­concevoir leurs singularités
­comme des variations sur le thème ­d’une identité sociale et morale

138 Ibid., p. 595, 317, 396, 314.


139 Helvétius, De ­l’esprit, ouvr. cité, p. 233. Cf. Jean-Claude Bourdin, « Helvétius, ­l’idée d­ ’une
science de l­’homme et la politique », Matérialistes françaises du xviiie siècle. La Met­trie,
Helvétius, ­d’Holbach, éd. S. Audidière et alii Paris, PUF, 2006, p. 167-192.
140 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 318, 274.
141 Ibid., p. 595, 585, 306, 132.
270 FRANCESCO TOTO

partagée. Cependant, la tendance principale du discours deschampsien


sur les mœurs est autre : elle efface la référence aux différences en ne les
laissant apparaître en son intérieur que dans la forme marginale et
oblique d­ ’un retour du refoulé (« pour ainsi dire », « tout à peu près »).
­L’unité du Tout et ­l’unicité de Tout, ­c’est-à-dire la vérité métaphysique,
ne se réalisent pas dans la multiplicité différenciée des êtres physiques,
mais seulement ­contre elle et à travers son dépassement142. Le ­concept
de mœurs est mis au service de ­l’idée ­d’une socialisation ­comme procès
­d’universalisation et ­d’homogénéisation : la société organisée par les
mœurs est une totalité abstraite, une unité immédiate et sans parties,
qui (­comme le c­ ommunisme du jeune Marx encore feuerbachien143) met
entre parenthèses toute particularité et toute singularité, et qui fait
disparaître toute différence et toute séparation entre les parties et entre
chaque partie et le tout. Cette ­conception du social explique aussi la
raison pour laquelle dans l­’état de mœurs « ­l’amitié, […] la liaison, et
[…] ­l’union générale » ne peuvent exister q ­ u’au détriment des amitiés,
des liaisons et des unions particulières144. ­L’état de mœurs est bien sûr
un « état d­ ’amour », mais dans cet état personne ne peut aimer personne
en particulier : ­comment un amour pareil serait-il possible, dans une
­condition où « les visages […] auraient tous plus ou moins les mêmes
formes » et « une femme y ressemblerait extrêmement à une autre femme
aux yeux d­ ’un homme, et un homme extrêmement à un autre homme
142 Cette disparition des individus doit être lue à la lumière d­ ’un présupposé qui passe souvent
inaperçu chez les ­commentateurs. Nous avons déjà vu la façon dont Deschamps mobilise
la notion du Tout dans la ­construction de sa morale. À la différence de ­l’interprétation de
Robinet, Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 177, je pense que ­l’importance attribuée au Tout en
tant q­ u’unité de partie n­ ’implique pas l­ ’effacement de toute valeur morale du c­ oncept de
Tout, de ­l’unité simple, immédiate et sans parties : Deschamps pense la société parfaite non
seulement c­ omme l­ ’unification d­ ’une multiplicité d­ ’hommes différents, mais aussi c­ omme
un individu simple et dépourvu de toute pluralité et de toute différenciation internes.
Cette pertinence de la notion de Tout a été indirectement remarquée par J.-C. Bourdin,
Le lieu de ­l’utopie chez Dom Deschamps, art. cité.
143 Cf. Roberto Finelli, Un parricidio mancato. Il rapporto tra Hegel e il giovane Marx, Torino,
Bollati Boringhieri, 2004, trad. anglaise de P. D. Thomas et N. Iannelli, A Failed Parricide.
Hegel and the Young Marx, London, Brill, 2015.
144 ­L’abolition de tout particularisme est tellement radicale que même la mort et le deuil
­n’arrivent pas à lui échapper : « ce n­ ’est pas sur un homme mort que nous pleurons,
­c’est sur nous, ­c’est sur ce que nous perdons dans lui » ; mais puisque « les mêmes
mœurs […] ne feraient […] des hommes et des femmes ­qu’un même homme et une
même femme », il est évident que « ­l’homme, dans ­l’état de mœurs, ne perdrait rien
dans la mort ­d’un autre homme » (Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 324,
274).
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 271

aux yeux d­ ’une femme145 » ? ­L’idée de mœurs dévoile ainsi son sens le
plus profond. Les mœurs sont des normes implicites et enracinées dans
les penchants naturels des hommes, qui permettent à une société fondée
sur ­l’égalité morale et la ­communauté des biens de ­conjuguer bonheur
et moralité, sécurité et liberté, et ­d’éliminer une fois pour toutes la
guerre et les c­ onflits, la violence et sa dissimulation idéologique. En ce
sens, elles sont l­’idée dans laquelle les promesses de la philosophie
moderne (de la souveraineté de Hobbes à la c­ ommunauté éthique de
Kant) devraient trouver leur réalisation la plus adéquate. Elles ne le
sont, pourtant, q­ u’au détriment non seulement de tout particularisme,
mais aussi de toute particularité, de tout ce qui dans les hommes est
« personnel146 ».

Francesco Toto
Université de Rome III –
IHRIM (UMR 5317)

145 Ibid., p. 287, 301.


146 Ce ­n’est pas un hasard si cet adjectif présente chez Deschamps une ­constante signification
péjorative : « quels sont les hommes les moins aimés généralement, si ce n­ ’est ceux qui
rapportent le plus directement à eux, qui se soucient le moins de leurs semblables, qui
les aiment ­d’autant moins q­ u’ils s­ ’aiment plus eux-mêmes, ­qu’ils sont plus personnels »
(ibid., p. 247). ­L’exclusion deschampsienne de ­l’individualité de ­l’état de mœurs a été
rémarquée par plusieurs c­ ommentateurs : cf. Baczko, Lumières de l­ ’utopie, ouvr. cité, p. 122,
130, 134 ; Robinet, Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 186 ; Quilici, Dom Deschamps, ouvr. cité,
p. 333 ; Puisais, Dom Deschamps : Métaphysique de la ­communauté et réalisation de ­l’individu,
art. cité, p. 193.
DE ­L’ANGLETERRE À LA FRANCE
Métaphysiques des mœurs chez Burke

On aurait tort de réduire la critique de la Révolution française menée


par Burke à une rhapsodie ­d’arguments écrite dans le feu de ­l’action
­n’ayant pour seule idée directrice q ­ u’une tentative de c­ ondamnation
et de délégitimation d ­ ’une situation politique radicalement nouvelle.
La dimension polémique des Reflections offre également la défense et la
promotion d ­ ’un système anglais, marqué par la préséance d­ ’un droit
coutumier, qui donne une importance politique réelle aux mœurs.
­L’étymologie latine de mos offre à ce titre une piste de réflexion : ce terme
signifie tant la coutume c­ omprise c­ omme usage et c­ omme tradition que
le droit coutumier ­compris ­comme Lex non scripta, ­c’est-à-dire ­comme
légitimation non-statutaire de pratiques effectives.
Dans cette perspective, saisir la signification des mœurs au sein de
ce c­ ontexte polémique implique ­d’analyser les raisons de la critique
burkienne ainsi que leurs c­ onséquences sur un plan théorique. Si les
événements de 1789 semblent être ­l’expression ­d’une radicale nouveauté
sur la scène politique, ­l’insistance portée sur ce dont ils apparaissent être
la négation implique par c­ onséquent d­ ’étudier en priorité la c­ onception
juridique et politique qui est, selon Burke, mise en péril.
Toutefois, parler de métaphysiques des mœurs souligne une dimen-
sion supplémentaire à l­’antagonisme posé entre ces deux systèmes :
la découverte d­ ’un aspect spéculatif caractéristique permettant de les
identifier et de c­ onstater que l­ ’affrontement idéologique excède la sphère
politique. Les mœurs ne peuvent se laisser restreindre à un rôle seulement
juridique ; la nature de leur dimension normative signifie tout autant
une mentalité à ­l’œuvre, ­c’est-à-dire une organisation solidaire entre des
­comportements et des institutions.
Partir de l­’Angleterre pour aller vers la France, c­ ’est entreprendre un
parcours qui nous fasse c­ omprendre une réalité à partir d­ ’un point de vue
extérieur. Loin de ­constituer un obstacle nous empêchant de saisir ce que
274 VALENTIN ­D’AGNANO

la Révolution française offre de nouveau dans son élaboration d­ ’un système


de mœurs, une telle partialité du regard ­constitue bien plutôt ­l’occasion
de mieux ­comprendre les enjeux de ­l’antagonisme ainsi établi. La critique
de ­l’abstraction propre aux Droits de ­l’homme1 ne peut se ­comprendre
indépendamment de la défense du système coutumier de la Common Law ;
le discrédit porté sur la fausseté de ­l’universel doit ­s’articuler à une pro-
motion de la force prescriptive de ­l’histoire dans la légitimation du droit.

LE SYSTÈME MORAL ANGLAIS,


EXPRESSION DE LA COMMON LAW

Mœurs et droit coutumier partagent un trait fondamental : leur


caractère non-écrit. Dans le système juridique de la Common Law, les lois
se divisent en effet en deux espèces : la Lex Scripta et la Lex non-Scripta :
Les lois de l­ ’Angleterre peuvent facilement être divisées en deux espèces, c­ ’est-à-dire la
Lex Scripta, la loi écrite, et la Lex non Scripta, la loi non-écrite. Comme nous
le montrerons après, bien que toutes les lois du Royaume soient présentes
par écrit dans des monuments ou des mémoires, toutes ne trouvent pas leur
origine dans ­l’écriture ; certaines de ces lois ont obtenu leur force par une
coutume ou un usage immémoriaux, et ces lois sont proprement appelées
Leges non Scriptae, lois non-écrites ou coutumes2.

Les coutumes se voient ainsi c­ omprises dans la seconde catégorie, celle


des lois ayant obtenu leur force (­c’est-à-dire le principe normatif) par un
1 Edmund Burke, « Réflexions sur la Révolution de France », in Réflexions sur la Révolution
de France : Suivi d­ ’un choix de textes de Burke sur la Révolution, trad. fr. de P. Andler, avec
présentation de Ph. Raynaud et annotations ­d’A. Fierro et G. Liébert, Paris, Hachette
Littérature, 1989, p. 76 (dorénavant : Réflexions) : « Les “droits” dont nous parlent ces
théoriciens ont tous le même caractère absolu ; et autant ils sont vrais métaphysiquement,
autant ils sont faux moralement et politiquement ».
2 Matthew Hale, History of the Common Law, texte établi par Ch. M. Gray, Chicago,
University of Chicago Press, 1971, p. 3 : « The Laws of England may aptly enough be
divided into two Kinds, viz. Lex Scripta, the written Law : and Lex non Scripta, the
unwritten Law : For although (as shall be shewn hereafter) all the Laws of this Kingdom
have some Monuments or Memorials thereof in Writing, yet all of them have not their
Original in Writing ; for some of those Laws have o­ btain’d their Force by immemorial
Usage or Custom, and such Laws are properly ­call’d Leges non Scriptae, or unwritten
Laws or Customs » (traduction personnelle).
DE L­ ’ANGLETERRE À LA FRANCE 275

usage immémorial. Plusieurs traits du droit coutumier anglais peuvent


déjà être soulignés ; si les mœurs, au sens ­commun, se caractérisaient
par un usage hérité et reconduit de pratiques, cette ­continuité coutu-
mière, dans son acception juridique, se voit érigée au rang de principe
de légitimation : la coutume devient loi non-écrite parce ­qu’elle exprime
un ­comportement, une organisation locale ou nationale qui, par sa
longévité, était éligible ­d’une telle ratification. Mais, ­contrairement à ce
­qu’on pourrait croire, Leges Scriptae ­comme Leges non Scriptae étaient toutes
deux inscrites dans des registres ; ce qui les distingue ­concerne ­l’origine
de leur légitimation, la source dans laquelle elles puisent leur force de
loi. Cette distinction exprime ainsi deux régimes c­ omplémentaires de
normativité nous permettant de ­comprendre le rapport du droit aux
mœurs ; un régime historique d­ ’une part, caractérisé par la datation, par
­l’inscription écrite d­ ’une décision, et un régime anhistorique ­d’autre part,
dont le mouvement caractéristique ­consiste à repousser l­ ’origine des us
et coutumes, à la ­comprendre de jure ­comme antérieure aux registres et
à ­l’écriture : en bref, à assigner les mœurs, les ­comportements normatifs
à une temporalité sans repère chronologique délimité3.
­C’est sur cette base que nous pouvons ­comprendre ­l’immémorialité,
­concept au cœur de la pensée juridique anglaise au xviie et xviiie siècles.
Considérer ­l’origine des mœurs et, par extension, des Leges non Scriptae,
­comme immémoriales, ­c’est ipso facto leur prêter une force prescriptive
et une autorité supérieure aux décisions présentes, susceptibles d­ ’être
irréfléchies ou insuffisamment pesées par rapport au poids du passé. À
première vue, on aurait ici une caractérisation abstraite de la dimension
métaphysique des mœurs, où l­ ’argument de l­ ’immémorialité intervien-
drait pour légitimer toute coutume dont ­l’origine déborderait un cadre
historique précis. Elle renvoie toutefois dans ­l’esprit de Burke et des
Common-Lawyers dont il s­’inspire à une c­ onception plus c­ oncrète et
plus fondamentale pour penser le politique, l­’Ancienne Constitution :
Notre réforme la plus ancienne est celle de la Grande Charte. Vous verrez en
les lisant avec quelle diligence sir Edward Coke, cet oracle de notre droit, ainsi

3 Edward Coke, « Préface du viiie Report », in The Selected Writings and Speeches of Sir Edward
Coke, éd. Steve Sheppard, 3. vol. Indianapolis, Liberty Fund, 2003, vol. I (dorénavant :
Reports), p. 767 : « Les fondations de nos lois coutumières présentes sont au-delà d­ ’un registre
mémorable marquant quelconque ­commencement, et il en était déjà de même lorsque les
­conquérants Normands les trouvèrent dans le royaume ­d’Angleterre » (traduction personnelle).
276 VALENTIN ­D’AGNANO

que tous les grands légistes qui ­l’ont suivi j­usqu’à Blackstone, se sont appli-
qués à mettre en lumière ­l’ancienneté de nos libertés. Ils ont voulu démontrer
que notre Grande Charte, celle du roi Jean, se rattachait à une autre Charte
datant ­d’Henri Ier, et que l­’une et ­l’autre ne faisaient que réaffirmer les lois
en vigueur dans le royaume à une époque plus ancienne encore4.

Concept politique, l­ ’Ancienne Constitution apparaît à la frontière


entre le mythe anhistorique et le fait historique. En effet, elle est à la fois
apparentée à la Grande Charte ratifiée en 1215, mais lui est également
antérieure ; référent mobile, son assignation à un moment donné peut,
en droit, tomber dans un processus de régression à l­ ’infini. Cependant,
elle sert ­d’argument majeur pour penser la ­continuité de coutumes
immémoriales données au sein ­d’un corps, lui-même immémorial. Dans
cette perspective, la fonction normative des mœurs ­comprises dans le
droit pourra différer en fonction des lectures partisanes qui en seront
faites. La ratification de la Magna Carta incarne ce moment particulier
où le pouvoir royal ­concède des libertés suite à une pression exercée
par les barons. Deux grandes lectures de cet événement particulier
ont eu lieu dans ­l’histoire ­constitutionnelle anglaise : la première, tory,
percevrait ce geste royal ­comme ­l’affirmation d­ ’un pouvoir qui, parce
­qu’il était déjà en place, doit persister et primer dans ­l’organisation
politique ; la seconde, whig, c­ omprendrait cet événement c­ omme le
recul du roi devant une assemblée de barons ­considérée ­comme un
proto-Parlement – un recul signifiant c­ omme par avance la nécessité
de la prédominance des Chambres sur l­ ’instance royale. Ce q­ u’il nous
faut retenir de ces deux lectures, c­ ’est la dimension anachronique
du regard porté sur le passé et sur l­’immémorial, livrant ainsi une
certaine c­ ompréhension des mœurs, du droit coutumier et de leur
­continuité historique permettant la justification de revendications
partisanes présentes.
Ainsi, la métaphysique des mœurs anglaise suppose, c­ onformément
au caractère non-écrit de la coutume, une fondation immémoriale
sujette à des interprétations partisanes multiples. Ces c­ onsidérations
impliquent un autre présupposé : celui ­d’une ­continuité des mœurs,
­d’une persistance ­d’un ­contenu moral donné – présupposé nécessaire
pour penser la pertinence de l­’héritage du passé pour le présent. Cette
­conception peut s­’incarner théoriquement dans ce que Burke appelle
4 Burke, Réflexions, ouvr. cité, p. 40.
DE L­ ’ANGLETERRE À LA FRANCE 277

philosophie de l­ ’analogie, méthode ou doctrine q­ u’il s­ ’efforce de distinguer


­d’une superstition ­d’antiquaire :
Aussi, dans cet État où les choses se font suivant la marche de la nature, les
parties améliorées ne sont-elles jamais entièrement nouvelles, ni les parties
­conservées entièrement caduques. Manifestée de cette façon et pour ces raisons,
la fidélité que nous témoignons à nos aïeux ne s­ ’inspire d­ ’aucune superstition
­d’antiquaire, mais ­d’une philosophie de l­ ’analogie5.

Faire de l­’origine immémoriale des mœurs leur source prescrip-


tive c­ omporte le danger d­ ’une subordination des besoins présents aux
décisions passées ; dans cette perspective, la superstition ­d’antiquaire
transcrirait cette posture c­ onsistant à glorifier la sagesse du passé pour
elle-même. Toutefois, une telle lecture manquerait une autre dimension
essentielle des mœurs au regard du droit coutumier : son adaptation
­constante aux circonstances :
En ­considérant la nature des lois en général, qui se sont accommodées aux
­conditions, aux exigences et aux ­commodités du peuple, par qui et pour
qui elles sont faites, et c­ omme ces exigences et c­ ommodités se développent
insensiblement parmi le peuple, à de nombreuses reprises il se trouve une
variation insensible des lois6.

Constitutives d ­ ’une histoire par l­’articulation de ­l’immémorial,


du daté et du présent, les mœurs suivent en même temps un cours
naturel, une « marche de la nature » selon laquelle elles ne sont jamais
nouvelles, ni totalement caduques. Autrement dit, la philosophie de
­l’analogie c­ omprend une double signification ; analogie, d ­ ’une part,
entre les cas passés et les cas présents afin de prendre la bonne décision
(ce qui permet d­ ’expliquer ­l’éloge de la jurisprudence c­ omme « science
suprême7 » de la part de Burke) et d ­ ’autre part, entre le cours de la
5 Ibid., p. 40.
6 Hale, History, ouvr. cité, IV (traduction personnelle), p. 39 : « From the Nature of Laws
themselves in general, which being to be accommodated to the Conditions, Exigencies
and Conveniencies of the People, for or by whom they are appointed, as those Exigencies
and Conveniencies do insensibly grow upon the People, so many Times there grows
insensibly a Variation of Laws ».
7 Burke, Réflexions, ouvr. cité, p. 120-121 : « La jurisprudence […] avec tous ses défauts,
ses redondances et ses erreurs, n­ ’en ­constitue pas moins le recueil de la raison de tous
les siècles, où se ­conjuguent les principes originaires de la justice et la variété infinie des
intérêts humains ».
278 VALENTIN ­D’AGNANO

nature et le processus ­d’adaptation des mœurs. La persistance de mœurs


jugées immémoriales pour le présent ­s’explique ainsi par leur capacité
à varier insensiblement à travers le temps, leur permettant de répondre
à des besoins toujours nouveaux.
À partir de cette métaphysique des mœurs fondée sur ­l’analogie,
il est désormais possible de saisir plus en profondeur l­’antagonisme
institué par Burke entre la Révolution française et le système politique
et juridique anglais. La force adaptative des mœurs ouvre en effet sur
une pensée de la réforme :
Nous souhaitions à ­l’époque de la Révolution, ­comme nous souhaitons encore
­aujourd’hui, ne devoir tout ce que nous possédons q­ u’à l­ ’héritage de nos aïeux.
Nous avons eu grand soin de ne greffer sur le vieux tronc de notre patrimoine
aucun scion qui ne fût point de la nature de ­l’arbre originaire. Toutes les
réformes que nous avons faites j­usqu’à ce jour se sont inspirées de ce même
principe de la référence au passé ; et j­ ’espère et suis même persuadé que toutes
celles qui pourraient être entreprises à l­ ’avenir seront prudemment c­ onduites
par analogie avec les précédents, l­ ’autorité et l­ ’expérience du passé8.

Le principe de l­ ’analogie, permettant de saisir le mouvement naturel


des mœurs dans ­l’histoire, apparaît également opératoire pour corréler
décision politique et expérience du passé. La prudence et l­’excellence
de l­’homme d­ ’État c­ onsisteront dans son aptitude à mettre en balance
la pertinence de la sagesse ancestrale avec les nécessités du monde nou-
veau, ­c’est-à-dire dans sa capacité à réformer tout en ­conservant9. Rien
­d’étonnant à ce que la pensée ­d’une refonte intégrale du gouvernement,
excluant toute réforme au profit de « ­constructions expérimentales10 »,
fasse apparaître aux yeux de Burke la Révolution française ­comme un
« chaos étrange » ou une « monstrueuse tragi-­comédie11 ».
8 Burke, Réflexions, ouvr. cité, p. 220.
9 Burke, Réflexions, ouvr. cité, p. 215 : « Réformer tout en c­ onservant, ­c’est une autre affair.
Quand on veut garder ce q­ u’un établissement ancien présente d­ ’utile, et bien adapter aux
parties ­conservées ce ­qu’on y introduit de nouveau, il est besoin ­d’un esprit vigoureux,
­d’une attention soutenue, de ces divers talents qui permettent les ­comparaisons et les
­combinaisons, enfin de toutes les ressources d­ ’une intelligence fertile en expédients ».
10 Ibid., p. 161.
11 Ibid., p. 13 : « Tout bien ­considéré, la révolution française est la plus étonnante qui soit
jamais survenue dans le monde […] Tout paraît hors de nature dans ce chaos étrange
où la légèreté le dispute à la férocité et où tous les crimes se mêlent indistinctement à
toutes les folies. Comment cette monstrueuse tragi-­comédie ­n’inspirerait-elle pas tour à
tour, et parfois même tout ensemble, les sentiments les plus opposés ? ».
DE L­ ’ANGLETERRE À LA FRANCE 279

CRITIQUE DE LA DIMENSION SPÉCULATIVE


DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Afin de saisir le nerf de la critique burkienne, il est nécessaire de


repartir sur le terrain anglais des idées pour y puiser une ­compréhension
plus profonde du pouvoir des mœurs. Ce serait une erreur de croire en
­l’uniformité des thèses touchant le système moral promu par Burke et
les Common-Lawyers ; bien au c­ ontraire, les attaques de Hobbes c­ ontre
Coke au xviie siècle autour du ­concept de raison artificielle témoignent
de cette hétérogénéité des points de vue :
Le roi en tant que tel ne peut juger d­ ’aucune affaire […] elle doit être décidée
et jugée dans une cour de justice, selon la loi et la coutume ­d’Angleterre. […]
Il est bien vrai que Dieu avait doté Sa Majesté d­ ’une science excellente et de
grands dons naturels, mais Sa Majesté n­ ’est pas savante dans les lois de son
royaume d­ ’Angleterre, et des causes qui c­ oncernent la vie ou l­’héritage ou
les biens ou la fortune de ses sujets ne doivent pas être décidées par la raison
naturelle mais par la raison artificielle et le jugement du droit, lequel droit
est un art qui exige une longue étude et beaucoup d­ ’expérience avant q­ u’on
puisse arriver à la ­connaître12.

La raison artificielle incarne ainsi une ­construction collective et his-


torique, de nature jurisprudentielle, développée progressivement par la
sagesse des siècles et ­contenant virtuellement toutes les décisions passées.
Son importance est double : elle promeut, à nouveau, la force des mœurs
et de la coutume en les incarnant dans une élaboration théorique et
devient, au nom de cette autorité morale, une source d­ ’opposition c­ ontre
­l’instance royale. La c­ onnaissance du processus accumulatif et adapta-
tif des mœurs ne peut être atteinte que par des experts ; la prudence
du Roi, aussi grande soit-elle, est à ce titre non-éligible et incapable
­d’émettre une décision valide sur le cours ­complexe du droit coutumier.
­C’est précisément sur le rôle imparti au souverain que porte la défense
hobbesienne de la raison naturelle :
Quand un long usage acquiert ­l’autorité ­d’une loi, ce ­n’est pas la longueur
du temps écoulé qui fait son autorité mais la volonté du souverain signifiée

12 Coke, Reports, XII, p. 1373.


280 VALENTIN ­D’AGNANO

par son silence (le silence en effet est parfois ­l’indice d­ ’un c­ onsentement) ; et
cet usage ne reste loi q­ u’aussi longtemps que le souverain garde le silence à
son sujet. Par c­ onséquent, si le souverain impliqué dans un litige relatif à
un point de droit, fonde sa position, non sur sa volonté présente, mais sur les
lois antérieurement faites, la durée écoulée ne sera pas opposable à son droit,
et le litige devra être jugé selon ­l’équité13.

Hobbes désarticule longévité de la coutume et force prescriptive ; la


puissance des mœurs ne tient dès lors plus de sa nature propre, mais
du silence du souverain à son sujet – silence qui demeure un signe de
sa volonté. Dans cette perspective, la décision présente du souverain se
substitue au poids de l­’histoire. Au sens propre ­comme au sens figuré,
la raison naturelle relève de ­l’abstraction ; elle opère une abstraction du
passé, dans la mesure où elle ­s’en détache et peut potentiellement en
nier le c­ ontenu, et elle est elle-même de nature abstraite, opérant sur le
droit et la politique à partir de principes métaphysiques et spéculatifs.
Héritier de cette polémique14, partisan de la raison artificielle, Burke
semble ainsi reprendre les arguments des Common-Lawyers pour cri-
tiquer la Révolution française. Aussi vrais soient-ils, ­l’application de
droits abstraits à la sphère politique est dangereuse et dommageable15.
À ce titre, la Déclaration des droits de l­’homme et du citoyen de
1789 incarne le paradigme ­d’une décision politique datée promouvant
des droits abstraits – paradigme aux antipodes de l­ ’héritage des libertés
civiles anglaises, fruits d­ ’un long processus historique. C
­ ’est à l­ ’occasion
du succès de cette « révolution ­complète » que Burke en vient à ­s’interroger
à nouveau sur la puissance des mœurs et leur rapport à la loi :
Quant à ces institutions de jacobinisme, de régicide et ­d’athéisme, on ajoute
un système de mœurs coordonnées, un homme pensant ne peut plus se
refuser à croire que c­ ’est à l­ ’humanité entière q­ u’on en veut. Les mœurs sont
plus importantes que les lois. ­C’est d­ ’elles que les lois dépendent. La loi nous

13 Thomas Hobbes, Léviathan, Chap. xxvi, traduction et annotation par F. Tricaud, Paris,


Dalloz, 1999, p. 478.
14 Cf. John G. A Pocock, The Ancient Constitution and the Feudal Law : English historical
thought in the Seventeenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 36 :
« These propositions may all be found in the writings of Coke, Davies and Hale, as well
as in those of Burke. In the three former they depend unmistakably on the notion of
custom, and if Burke owed any debt at all to preceding generations, the foundations of
his thought were laid at the end of the sixteenth century, when the c­ ommon lawyers
learned to define their law as custom in opposition to written law ».
15 Burke, Réflexions, ouvr. cité, p. 76.
DE L­ ’ANGLETERRE À LA FRANCE 281

atteint, mais seulement dans quelques moments et par quelques points. Les
mœurs, semblables à l­ ’air que nous respirons, agissent sur nous d­ ’une manière
­constante, uniforme, insensible ; elles nous irritent, ou nous calment ; nous
corrompent, ou nous purifient ; nous exaltent, ou nous dépriment ; nous
polissent, ou nous rendent grossiers. Elles donnent à notre vie entière leur
forme et leur couleur, selon ­qu’elles sont bonnes ou mauvaises, elles aident
la morale, la remplacent ou la détruisent16.

Le succès ­d’un système politique, ­qu’il soit hérité ou radicalement


novateur, dépend de son adéquation, de sa coordination à un système
moral particulier. La nature abstraite de la loi, en partie liée à sa ratio-
nalité, implique une distance avec les individus q­ u’elle régit ; seules les
mœurs, parce ­qu’elles sont omniprésentes depuis notre naissance, nous
façonnant et nous dirigeant, peuvent exercer une puissance suffisante
pour maintenir et nous ­conformer à un gouvernement donné. La dimen-
sion métaphysique des mœurs prend ici une nouvelle signification : le
lexique ­convoqué ici relevant ­d’une théorie des climats prend sens au sein
­d’une analogie avec les mœurs. Autrement dit, le vocabulaire physique
est utilisé pour rendre aux causes morales leur force souveraine dans le
cours de notre existence et de la vie des États. Si le pari français a ainsi
pu réussir, ­c’est parce q­ u’il est parvenu, de ce point de vue, à intégrer
dans les cœurs l­’esprit de la loi plutôt que sa lettre.
Il serait toutefois imprudent de penser que cette adéquation entre
mœurs et système politique puisse aisément se réaliser. Aux yeux de
Burke, le caractère précieux du droit coutumier anglais en témoigne :
seul un travail patient de ­l’histoire semble permettre la ­conformité des
deux sphères. En découle la ­conception burkienne de ­l’État, pensé ­comme
association « non seulement entre les vivants, mais entre les vivants et
les morts et tous ceux qui vont naître » – association pensée « dans toute
perfection17 ». Si c­ ’est par ­l’intermédiaire ­d’une pensée de la réforme pru-
dente et progressive que le gouvernement britannique a pu rester en accord
avec la variation insensible et incessante des mœurs, c­ omment expliquer
une réussite similaire à partir d­ ’une révolution radicale des institutions ?
16 Burke, « Lettre sur une paix régicide », in Réflexions, ouvr. cité, p. 557.
17 Burke, Réflexions, ouvr. cité, p. 122-123 : « ­L’État est une association dans toute science,
une association dans tout art, une association dans toute vertu et dans toute perfection.
Et c­ omme il ne suffit même pas d­ ’un grand nombre de générations pour permettre à
une telle association d­ ’atteindre à ses fins, elle devient une association non seulement
entre les vivants, mais entre les vivants et les morts et tous ceux qui vont naître ».
282 VALENTIN ­D’AGNANO

Pour répondre à un tel problème, la démonstration prolifique de


Burke peut se résumer en trois arguments principaux : la promotion
­d’une nouvelle forme de merveilleux, ­l’instrumentalisation de ­l’éducation
et l­’espoir d ­ ’une coïncidence entre la forme de la loi et la forme de
­l’entendement. Dans la mesure où la révolution implique, dans le cas
français, le bouleversement de toute l­’économie sociale et politique de
­l’Ancien Régime, il est en effet nécessaire q­ u’un nouveau gouvernement
moral des individus vienne à jour pour ­s’adapter aux circonstances et leur
permettre de se déployer. ­C’est dans les écrits de Rousseau que Burke pense
trouver la diffusion ­d’une nouvelle mythologie adéquate à la situation
française ; le Genevois, ayant pris c­ onscience que « le merveilleux de la
mythologie païenne avait perdu depuis longtemps son efficace », s­ ’efforça
ainsi de produire un nouveau merveilleux, celui « de la vie, des mœurs,
des caractères et des situations extraordinaires, ­d’où peuvent naître, en
matière politique et morale, le nouveau et ­l’insolite18 ». Autrement dit, la
promotion ­d’un merveilleux issu du quotidien, tel ­qu’il a pu être véhiculé
dans Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), a pu préparer le cœur des hommes
au changement politique et susciter en eux de ­l’enthousiasme au moment
de la Révolution. Dans cette perspective, la mythologie rousseauiste a
­constitué pour Burke une propédeutique efficace pour préparer la popu-
lation à un changement radical ; elle a permis d­ ’insuffler dans les mœurs
­contemporaines un goût pour la nouveauté.
Si elle est nécessaire, l­ ’élaboration d­ ’une nouvelle forme de merveilleux
est toutefois insuffisante pour réaliser une solidarité ­complète entre les
mœurs et le gouvernement français naissant. ­L’instrumentalisation de
­l’éducation apparait dès lors ­comme le moyen permettant cette jonction.
Si ­l’auteur de ­l’Émile est de nouveau la cible principale des attaques de
Burke19, ­c’est parce q­ u’il exprime de manière paradigmatique l­ ’entreprise
de « régénération de la ­constitution morale du genre humain » menée
par les révolutionnaires. Cette régénération des mœurs, viciée bien plus
que bénéfique, se voit motivée par l­ ’insistance portée sur une tendance
humaine : celle qui nous dispose à être emporté par la vanité. En pro-
mouvant duperie, théâtralité et divertissement perpétuel – le mot d­ ’ordre

18 Ibid., p. 218-219.
19 Burke, Lettre à un membre de ­l’Assemblée nationale, trad. fr. de F.-L. Thibault de Ménonville,
révisée par P. Thierry, Paris, Fayard / Mille et une nuits, 2012, p. 218-219 (dorénavant :
Lettre à un membre de l­’Assemblée).
DE L­ ’ANGLETERRE À LA FRANCE 283

des nouveaux hommes d­ ’État étant pour Burke de faire en sorte que le
peuple soit ­constamment en action pour le détourner progressivement
de ses occupations ordinaires – la stratégie éducative était à même de
mener à bien son projet, celui d­ ’une mise en correspondance entre la
nature du gouvernement et la nature des individus :
Si vos maîtres ont recommandé un système ­d’éducation faux et théâtral,
­c’est parce que leur système de gouvernement est de la même nature. Les
deux systèmes se c­ onviennent parfaitement entre eux, et ne peuvent c­ onvenir
chacun à aucun autre20.

Une telle éducation du peuple, dont le terminus ad quem devait idéa-


lement c­ onsister dans l­ ’approbation du changement radical de l­ ’instance
étatique, nécessitait toutefois l­ ’intervention d­ ’un facteur supplémentaire :
celui ­d’une falsification de ­l’histoire. Afin que le patriotisme puisse rele-
ver du merveilleux, tout doute et toute ambiguïté touchant sa nature et
ses origines doivent être exclus. ­L’histoire falsifiée ­d’un nouveau système
moral a ainsi pour rôle d­ ’assurer l­ ’obéissance des sujets par l­ ’intermédiaire
­d’un récit auquel ces derniers peuvent ­s’identifier et ­l’idolâtrer ­comme
tel ; cette histoire c­ onstitue elle aussi une propédeutique à l­ ’assimilation
totale d­ ’un c­ ontenu coutumier inédit :
Tout ce que ­l’histoire présente de traits vrais ou ­controuvés, et qui paraissent
douteux sous le rapport du patriotisme ; embarrassants, sous celui de la morale ;
inexplicables aux yeux de la raison ; atroces à ceux de ­l’humanité ; tout cela
est soigneusement recueilli par les révolutionnaires, et pour former une suite
­d’exemples destinés à ­l’instruction de leurs enfants21.

Dans la mesure où « ­l’exemple est l­ ’école des hommes22 », il est iné-


vitable que les figures érigées en modèles, aussi sanglantes ou immorales
soient-elles, soient reconnues telles ­qu’elles sont présentées aux enfants.
­L’inversion délibérée des valeurs23 permet ainsi la destruction du système
moral précédent, et ce que Burke n­ ’hésite pas à présenter c­ omme une

20 Ibid., p. 49.
21 Burke, « Lettre sur une paix régicide », ouvr. cité, p. 557.
22 Cf. Ibid., p. 569 « ­L’exemple est ­l’école des hommes ; ils n­ ’apprennent rien que là ».
23 Cf. ibid., p. 557 : « Tout était calcul ; tout était institution. On n­ ’a négligé aucun des
moyens mécaniques propres à soutenir cet incroyable système de perversité et de vices.
Les plus grandes passions, l­ ’amour de la patrie, l­ ’amour de la gloire, ont été débauchées
et transformées ».
284 VALENTIN ­D’AGNANO

paix régicide est promu, a ­contrario, c­ omme la libération salutaire ­d’une


servitude. ­L’institution méthodique de ces différents éléments modifiant
progressivement la nature du système moral français est ainsi parvenue
à l­’objectif visé par les révolutionnaires, celui ­d’une coïncidence entre
la forme de la loi et la forme de l­’entendement :
Avant la révolution française, les annales de tous les siècles n­ ’offraient pas
un seul exemple ­d’une révolution ­complète : celle-ci semble avoir étendu son
influence jusque sur la ­constitution de ­l’entendement humain ; elle possède en
elle-même ce caractère particulier, et en cela elle ressemble absolument à ce
que dit lord Verulam des opérations de la nature : “­qu’elle était parfaite dès
son c­ ommencement, non seulement dans ses éléments et ses principes, mais
encore dans tous ses membres et dans tous ses organes”. Le système de la
morale française présente un modèle unique et inconnu j­usqu’à ce jour, tel
que quiconque l­’admirera lui deviendra semblable au même instant : mille
exemples prouvent uniformément cette vérité24.

Contrairement à la Glorious Revolution de 1688 qui a eu pour objet,


selon Burke, « de ­conserver nos anciennes et incontestables lois et liber-
tés, et cette ancienne ­constitution du gouvernement qui est leur seule
sauvegarde25 », ­c’est-à-dire de retrouver la signification originelle de
­l’esprit des lois et des mœurs anglaises, la Révolution française présente
­l’exemple ­d’une « révolution ­complète », où l­ ’emprunt d­ ’un vocabulaire
astronomique ne signifie plus le retour à un état donné mais le boule-
versement de ­l’ordre établi26. À sa manière, Burke lutte ­contre la thèse
­d’une création ex nihilo du nouveau gouvernement français ; celle-ci ne fut
permise ­qu’au prix de ­l’élaboration au préalable d­ ’un système de mœurs
qui puisse lui être adéquat. La promotion de ­l’artifice27, caractéristique
24 Burke, « Lettre à un noble lord », in Réflexions, ouvr. cité, p. 469.
25 Burke, Réflexions, ouvr. cité, p. 39.
26 Cf. Hannah Arendt, On revolution, New York, Viking Press, trad. fr. de M. Berrane,
De la révolution, Paris, Folio, 2013, p. 59-60 : « à ­l’origine, le mot “­révolution” était un
terme ­d’astronomie […]. Dans son usage scientifique, il gardait son sens latin précis
de mouvement régulier de rotation des astres, régi par des lois, et, ­puisqu’on le savait
hors de ­l’influence humaine et dès lors inéluctable, il ne se caractérisait certainement
ni par la nouveauté ni par la violence […]. Rien ne pouvait donc être plus éloigné de
­l’acception originelle du mot révolution que l­ ’idée qui habita et obséda tous les acteurs
révolutionnaires, à savoir : être les agents ­d’un processus qui signifie la fin certaine ­d’un
ordre ancien et donne naissance à un monde nouveau ».
27 « Il faut ­qu’ils fassent de ­l’homme une créature de ­l’artifice, fardée de sentiments théâtraux
et qui n­ ’est bon à être vu q­ u’à la lumière des chandelles, et dans la distance c­ onvenable »
(Burke, Lettre à un membre, p. 48).
DE L­ ’ANGLETERRE À LA FRANCE 285

de cette ­constitution morale, doit être toutefois différenciée de la raison


artificielle ; ­contrairement à cette dernière, ­l’artifice français ne ­s’élabore
pas sur ­l’histoire, mais sur sa négation. ­L’instauration ­d’un nouveau
calendrier en est symptôme, qui marque de manière chronologique la
rupture avec l­’ordre ancien.
­L’analyse burkienne semble aboutir à un paradoxe : celui d­ ’une élabo-
ration ­d’un nouveau système moral marqué non par la c­ ontinuité, mais
par la rupture. Comment penser des mœurs sans histoire ? Ce problème
est intimement lié à notre intitulé initial : c­ omment penser la spécificité
de cette métaphysique des mœurs – métaphysique ici en raison de son
fondement rationnel et spéculatif ? Quels critères nous permettraient
de dépasser ce ­constat ­d’une ­contradictio in adjecto afin de saisir ce qui
est réellement à l­’œuvre dans ce modèle inédit ?

FICTION ANTICIPATRICE
Révolution française et métaphysique laputienne
des mœurs

Le malaise de Burke face au spectacle de la Révolution française parti-


cipe ­d’un problème plus général, celui de la difficulté à penser un système
moral qui obéisse à un principe autre que ­l’analogie. Précédemment,
­l’origine des mœurs, jugée immémoriale, les présentait c­ omme toujours
déjà là ; or, dans le cas français, c­ ’est la rupture et non plus la c­ ontinuité
qui instaure un régime de normativité. Si c­ ’est par l­’élaboration de
nouvelles mœurs que les révolutionnaires ont pu établir une structure
politique inédite, c­ omment en saisir le fonctionnement opératoire ?
Saisir un habitus qui puisse exprimer une cohérence totale entre
les esprits, les institutions politiques et les nouvelles mœurs français
­c’est, si nous suivons la méthode déployée par Panofsky, trouver une
force formatrice d­ ’habitudes déployée entre plusieurs canaux de transmission28,
28 Voir à ce titre la postface de Pierre Bourdieu pour ­l’ouvrage de Panofsky, Architecture
gothique et pensée scolastique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967, p. 151-152 : « en employant
pour désigner la ­culture inculquée par ­l’école le ­concept scolastique ­d’habitus, M. Erwin
Panofsky fait voir que la ­culture ­n’est pas seulement un code ­commun, ni même un
répertoire c­ ommun de réponses à des problèmes c­ ommuns, ou un lot de schémas de
286 VALENTIN ­D’AGNANO

laquelle fonctionne à partir ­d’un modus operandi, ­c’est-à-dire à partir


­d’une manière particulière de procéder. L­ ’imaginaire invoqué par Burke
est à ce titre précieux ; il identifie en effet ­l’action des révolutionnaires
au caractère des Laputiens, habitants d­ ’une île fictive dans les Voyages
de Gulliver de Jonathan Swift :
De ce pays ­d’où a disparu tout numéraire, personne ne dirait que c­ ’est le
même dans lequel le ministre actuel des Finances a pu découvrir il y a peu
quatre-vingts millions sterling en espèces. À le voir tel ­qu’il se présente
­aujourd’hui, qui ne croirait pas q­ u’il se trouve depuis quelque temps sous la
tutelle des savants académiciens de Laputa et de Balnibarbi29 ?

Bien ­qu’elle soit la seule mise en correspondance explicite entre


Révolutionnaires français et Laputiens académiciens, cette proposition
­constitue un point de départ nous permettant de voir que les procé-
dés et représentations mentales français sont, tels que Burke les décrit,
essentiellement laputiens. Pour Swift, deux traits principaux leur sont
propres : l­ ’amour pour la spéculation et pour l­ ’arithmétique30. Affichant
un clair rejet pour les sens, le c­ omportement laputien expose en même
temps une pathologie aux accents familiers ; leur maladresse touchant
les choses réelles et quotidiennes apparaît proportionnelle à leur habileté
à maîtriser les raisonnements abstrus :
Leurs maisons sont très mal bâties, les murs de travers, sans aucun angle droit
dans un appartement ; la cause de ce défaut réside en leur mépris pour la
géométrie pratique ; ils rejettent celle-ci c­ omme vulgaire et artisanale, mais
ils donnent à leurs maçons des instructions bien trop c­ ompliquées pour leur

pensée particuliers et particularisés, mais plutôt un ensemble de schèmes fondamentaux,


préalablement assimilés, à partir desquels ­s’engendrent, selon un art de ­l’invention ana-
logue à celui de ­l’écriture musicale, une infinité de schèmes particuliers, directement
appliqués à des situations particulières ».
29 Burke, Réflexions, ouvr. cité, p. 168-169.
30 Jonathan Swift, ­Gulliver’s Travels, ed. D. Womersley, in The Cambridge Edition of the
Works of Jonathan Swift, ed. C. Rawson, I. Gadd, I. Higgins, J. McLaverty, V. Rumbold,
A. Williams, Cambridge, Cambridge University Press, 17 vol, 2008-…, en cours de
parution, vol. XVI, 2012, trad. fr. Les Voyages de Gulliver, in Œuvres, éd. É. Pons, avec
la collaboration de B. Lilamand, J. Pons et M. Pons, Paris, Gallimard, 1965, p. 168-
172 (dorénavant : Gulliver) : « Il paraît que ces êtres ont ­l’esprit tellement absorbé par
­d’intenses spéculations, q­ u’ils sont incapables de tenir ou d­ ’écouter une ­conversation, si
­l’on ne tient pas en éveil par quelque attouchement leur organe du parler ou de ­l’ouïe
Ma ­connaissance des mathématiques ­m’aida grandement à me familiariser avec leurs
idiotismes, qui sont très souvent tirés de cette science ».
DE L­ ’ANGLETERRE À LA FRANCE 287

entendement, ce qui est cause de mille erreurs. Et, s­ ’ils font preuve d­ ’intelligence
sur le papier, s­’ils manient bien la règle, le crayon et le ­compas à pointes,
je puis dire que, dans la vie de tous les jours, je n­ ’ai jamais vu des gens si
maladroits, gauches et incapables, ni ­d’esprits plus lents, et plus hésitants sur
toutes les questions qui ne sont pas de mathématiques ou de musique. […]
Ils sont absolument incapables ­d’imagination, de fantaisie ou ­d’invention,
et ­n’ont même pas dans leur langue de mots pour désigner ces réalités ; leur
pensée vit dans un monde réduit à deux sciences ; elle ne saurait en sortir31.

Ainsi, la différence flagrante entre une virtuosité dans ­l’ordre de


la géométrie théorique et spéculative et une incapacité à c­ oncrétiser
cette ­connaissance dans l­ ’ordre pratique, ­qu’il s­ ’agisse ­d’une hésitation
­concernant les mesures à entreprendre dans la ­construction ­d’un bâti-
ment ou des directives inutilement ­complexes données aux maçons,
permet le rapprochement avec une ­considération burkienne : la force
­d’une vérité métaphysique est inversement proportionnelle à son degré
­d’applicabilité à la sphère pratique. À la maladresse pratique inhérente à
la population laputienne, Swift y adjoint une curiosité, qui va c­ onstituer
la pierre de touche de ­l’analogie établie entre Révolutionnaires français
et Académiciens laputiens :
Mais ce que j­’admirais le plus, et qui, à vrai dire, me semblait inconcevable,
­c’était leur intérêt passionné pour les problèmes d­ ’actualité et pour la politique.
Ils voulaient tout savoir des affaires publiques et tranchaient les questions
administratives, s­ ’acharnant à défendre pied à pied les thèses de leur parti. ­J’ai
­d’ailleurs observé la même tendance chez les mathématiciens que j­ ’ai c­ onnus
en Europe, bien que je ­n’aie pu voir ce ­qu’avaient de ­commun la science du
gouvernement et celle des nombres. Ces gens-là se figurent-ils peut-être que,
de même ­qu’un grand cercle ne se divise pas en plus de degrés ­qu’un petit,
de même on peut régenter et administrer toute la Terre sans avoir besoin de
plus de qualités que pour manœuvrer et faire tourner une boule ? Je retrouve
plutôt sous cette manie un vice c­ ommun à tous les hommes ; ce qui éveille le
plus notre intérêt, ce qui nous passionne, ­c’est précisément le sujet qui nous
­convient le plus mal, tant à cause de notre nature que de notre formation32.

Décrivant cette curiosité paradoxale des Laputiens, ­consistant


à être passionné par ce qui leur c­ onvient le moins (à savoir la poli-
tique et l­’actualité), Swift se fait moraliste : le cas Laputa n ­ ’est que
­l’exemplarisation ­d’un vice ­commun à tous, celui ­d’être attiré précisément
31 Swift, Les Voyages de Gulliver, ouvr. cité, p. 172-173.
32 Ibid., p. 173.
288 VALENTIN ­D’AGNANO

par le sujet qui nous ­convient le moins, problème tributaire aussi bien de
notre nature propre que de ­l’éducation reçue. Dans cette perspective,
le système éducatif proposé par les Révolutionnaires, cherchant à faire
la publicité de la vanité et du vice, ne vient que redoubler et exacerber
cette partie spécifique de la nature humaine, marquée par ­l’écart et
­l’inadéquation entre ­compétences et intérêts. À partir de cet imaginaire
swiftien, nous sommes désormais en mesure de c­ omprendre en quoi les
révolutionnaires français sont proprement laputiens :
Les c­ onstructeurs français – mettant au rebut tout ce qui existait avant eux et
décidés, c­ omme les dessinateurs de leurs jardins, à tout mettre de niveau – se
proposent de donner à tous les corps législatifs, celui de la nation ­comme ceux
des subdivisions locales, trois bases distinctes : ­l’une géométrique, à savoir
la base territoriale ; ­l’autre arithmétique, à savoir la base de la population ;
la troisième financière, à savoir la base de la c­ ontribution […]. Les anciennes
divisions du pays étaient fixées par les accidents de ­l’histoire et par les mou-
vements de va-et-vient de la propriété et de la souveraineté. Ces limites ne
correspondaient, c­ ’est certain, à aucun système prédéterminé ; et elles présen-
taient des inconvénients. Mais c­ ’étaient des inconvénients auxquels ­l’usage
avait apporté des remèdes, et l­ ’habitude faisait q­ u’on les prenait en patience.
Mais ces quadrillages successifs, cette disposition en ordres et sous-ordres qui
relève des systèmes ­d’Empédocle et de Buffon et non de la pensée politique,
­comporteront nécessairement une multitude ­d’inconvénients nouveaux et
auxquels les habitants ne sont pas habitués33.

La ­controverse entre raison naturelle et raison artificielle développée


précédemment se retrouve ici dans une discussion touchant la source de
la légitimité : doit-elle résider dans un principe de prescription lié à un
système juridique coutumier, ou peut-elle résulter ­d’un calcul issu des
pouvoirs de la raison, où les principes du gouvernement relèveraient ­d’une
méthode déductive partant ­d’axiomes pour aboutir à des ­conclusions
pratiques ? Pour Burke, les révolutionnaires français ont pris le parti
de la démonstration euclidienne au détriment de l­’immémorialité des
institutions. En suivant nos hypothèses de départ, il doit y avoir une
étroite corrélation entre la nature du régime politique et celle du sys-
tème moral censé ; autrement dit, quadrillages successifs du territoire
et mathématisation de la politique doivent ­s’appuyer, pour être effectifs
à titre ­d’habitus, sur un modus operandi adéquat. Si, dans le cas anglais,
ce dernier pouvait s­’apparenter au principe d ­ ’analogie, il semble ici
33 Burke, Réflexions, ouvr. cité, p. 221.
DE L­ ’ANGLETERRE À LA FRANCE 289

s­’accorder à la raison au sens de calcul : un calcul qui est aussi bien


méthode opératoire permettant ­l’instrumentalisation de l­ ’éducation que
forme de représentation particulière du monde (le jardin ­d’entendement
français). Autrement dit, le calcul c­ ompris c­ omme modus operandi permet
­d’articuler le procédé ­d’élaboration ­d’un nouveau système moral à son
résultat : ­l’instauration de « ­l’âge des sophistes, des économistes et des
calculateurs34 ».
Inévitablement, cette présentation du système moral français c­ omme
laputien amorce un ­conflit entre deux représentations de la politique et
de ­l’histoire. La critique ­d’un apport prédominant de ­l’arithmétique et
de ­l’abstraction en politique se dédouble, chez Burke, ­d’une défense et
illustration du principe d­ ’analogie :
Et ce qui attache les citoyens à l­’ensemble de ce territoire, de même q­ u’aux
noms de ses anciennes provinces, ­c’est un corps de vieux préjugés et ­d’habitudes
­qu’on ne peut guère fonder en raison – et non les propriétés géométriques
de sa c­ onfiguration. Le pouvoir de Paris et sa prééminence maintiendront
certainement, tant ­qu’ils dureront, une sorte ­d’union entre ces diverses
républiques, toutes soumises à la même pression. Mais pour les raisons que
je vous ai exposées, je ne pense pas que cette prépondérance puisse durer
bien longtemps35.

­ ’architecture morale et politique française, c­ onstruite à partir


L
­d’une diffusion progressive et calculée de ­l’artifice, était vouée pour
Burke à disparaître. Semblable à cet édifice laputien imaginé par un
« génial architecte » dont la c­ onstruction irait du toit aux fondations36,
­l’entreprise révolutionnaire, bien que « ­complète et parfaite en son
genre », est essentiellement infondée : elle s­ ’aveugle sur la nature des liens
qui cimentent et font prospérer des mœurs données. Jamais la nouvelle
­configuration géométrique d­ ’un territoire ne pourra prétendre remplacer
­l’héritage des « anciennes provinces » ainsi que le corps doxologique de
préjugés et ­d’habitudes spécifiant un caractère local ou national donné.
Prudence politique et innovation radicale ­s’affrontent ainsi à nouveau en
duel à partir de 1789, où deux métaphysiques des mœurs se déploient
dans toute leur force tout en étant foncièrement irréconciliables. Le
« terrain solide de la ­constitution anglaise », sédimenté par la sagesse
34 Ibid., p. 96.
35 Ibid., p. 253.
36 Swift, Gulliver, ouvr. cité, p. 190.
290 VALENTIN ­D’AGNANO

des âges passés, donnant aux mœurs toute leur force prescriptive, doit
éviter selon Burke de trop c­ ontempler les entreprises révolutionnaires,
bondissant « à ­l’assaut du ciel » : ­l’insularité britannique doit pour-
suivre son ancrage dans ­l’histoire, sous peine de devenir, à son tour,
une nouvelle Laputa.

Valentin ­D’Agnano
ENS de Lyon
LA DYNAMIQUE DES MŒURS
CHEZ KANT

PRÉMISSE

À partir de l­ ’hypothèse que la pensée politique de Kant ne se forme


pas à l­’intérieur de la seule réflexion sur l­’histoire1, sur le cosmopoli-
tisme ou sur la figure de ­l’hôte2, ce travail essaie de mettre en lumière
la présence silencieuse de préoccupations socio-politiques autant dans
­l’anthropologie que dans la morale kantiennes. Notre intention est alors
­d’analyser les lieux où Kant affronte ­l’une des questions fondamentales
de la pensée politique : quelles sont les habitudes sociales et les ­conduites
morales aptes à favoriser l­’intégration c­ ommunautaire et quelles sont,
au ­contraire, les pratiques qui sapent la stabilité de cette intégration ?
En fin de ­compte, il ­s’agit de la question du pouvoir ­d’agrégation ou
de désagrégation sociales des mœurs3, des pratiques de vie ­concrètes.
Afin de montrer la façon dont ­l’ensemble de la réflexion pratique
kantienne – autant anthropologique que morale – parvient à ­comprendre
et régler les mécanismes ­d’intégration et de désagrégation sociaux, nous
nous ­concentrerons sur trois ­concepts : illusion, mensonge, bienveillance.
On verra ainsi que l­’illusion permet une sorte d­ ’auto-éducation de la
sensibilité à des c­ onduites vertueuses qui, si elles sont intériorisées,
favorisent le respect des coutumes sociales. Le mensonge est au ­contraire
1 Jean-François Lyotard, ­L’Enthousiasme. La critique kantienne de ­l’histoire, Paris, Galilée,
1986.
2 Seyla Benhabib, The Rights of Others. Aliens, Residents and Citizens, Cambridge, Press
Syndacate of the University of Cambridge, 2004.
3 ­L’auteure traduit ­l’allemand Sitte par le mot italien costumi. Dans la mesure où ­l’italien,
­comme ­l’allemand, ne ­connaît pas la distinction française entre « mœurs » et « coutumes »,
­j’ai arbitrairement traduit toute occurrence du mot « costumi » par le français « mœurs »
[N.d.T.].
292 MARIANNINA FAILLA

une pratique moralement inadmissible, parce q­ u’il c­ ontrevient au devoir


fondamental de la sincérité envers soi-même.
La réflexion sur le mensonge en tant que négation du devoir du sujet
envers lui-même fait appel au principe ­d’origine luthérienne de la « sin-
cérité du cœur », qui dans La religion dans les limites de la simple raison
différenciera le sentiment religieux du c­ ulte4 et sécularisera la c­ onception
luthérienne du rapport de justification entre Dieu et l­’homme5.
Quant à elle, la promesse mensongère découlant de l­ ’aberration égoïste
présente des ­conséquences c­ onsidérables sur le plan des rapports inter-
subjectifs6. La promesse mensongère sépare les hommes les uns des
autres en renforçant leur tendance à régler leurs rapports sociaux sur
leur propre c­ onvenance privée. Mentir en promettant lèse et épuise la
­confiance (glauben) réciproque qui est essentielle pour la tenue des mœurs
dans la ­communauté.
Ainsi, les arguments kantiens sur le mensonge naissent bien sûr dans
une intelligibilité sublime et dans la transparence intime du cœur, mais
ils ne manquent pas de se c­ onfronter avec les ­conséquences pratiques et
­l’incidence sociale du mensonge. Un exemple très c­ onnu est offert par la
fausse promesse prononcée par simple amour égoïste envers soi-même,
­c’est-à-dire pour un intérêt instrumental et privé.
Les c­ onséquences les plus importantes de cette fausse promesse sont
indiquées par Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs :
le mensonge entrave la naissance de la ­confiance morale en autrui en
rendant auto-­contradictoire et impossible toute véritable promesse. Une
­communauté dont les membres sont privés de la possibilité de se croire
les uns les autres est destinée à la désagrégation atomiste, dans laquelle
les rapports interpersonnels sont soumis aux maximes de la c­ onvenance
(prudence et caractère privé des intérêts) et ne présentent aucune cohésion
sociale. En ­l’absence ­d’une réglementation morale (fondée sur le ­concept
4 Immanuel Kant, Die Religion innerhalb der bloβen Vernunft, Bd. VI, B. G. Reimer, Berlin,
1908, trad. fr. de J. Gibelin, revue par M. Naar, La religion dans les limites de la simple
raison, Paris, Vrin, 1994.
5 Martin Luther, Der Brief an die Römer, in Kritischer Gesamtausgabe, Bd. 56, Weimar,
Hermann Böhlaus Nachfolder, 1938.
6 Immanuel Kant, Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, vol. 4, Berlin, G. Reimer, 1911,
p. 422, trad. fr. par V. Delbos, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Librairie
Delagrave, 1957, p. 139 : « Or il est fort possible que ce principe de l­’amour de soi ou
de ­l’utilité personnelle se ­concilie avec tout mon bien être à venir ; mais pour ­l’instant
la question est de savoir s­ ’il est juste ».
LA DYNAMIQUE DES MŒURS CHEZ KANT 293

d­ ’humanité et d­ ’autonomie) des c­ onflits entre les intérêts pratiques et


instrumentaux, il ­n’est pas possible ­d’agréger les individus dans une
­communauté solidaire, rendue possible par la vertu et la bienveillance.
Le mensonge, donc, entraîne des ­conséquences sociales qui empêchent
la naissance d ­ ’un tissu social solide, dans lequel exercer les pratiques
vertueuses (les mœurs sociales). Illusion, sincérité et bienveillance sont
des attitudes imaginatives (illusion) ou pratiques morales (sincérité et
bienveillance) qui ­d’une manière externe (la première) ou interne (les
autres) présentent une relation avec les mœurs vertueuses. Il est possible
de supposer que le terme moyen entre les ­conduites intersubjectives, la
sphère sociale des mœurs, et les réflexions anthropologiques et morales
sur l­’illusion, la sincérité et la bienveillance demeure dans le c­ oncept
kantien de vertu.
On peut en outre présumer que l­ ’attention kantienne à la vertu nous
permette de répondre de façon critique à la ­conviction de Georg Simmel,
­d’après laquelle la morale kantienne serait incapable d­ ’atteindre les objets
phénoménaux de ses maximes (les actions c­ oncrètes). Si ­conforme aux
mobiles pratiques purs de la raison ­qu’elle soit, ­l’action ne sera par elle-
même jamais en mesure de reconnaître son mobile véritable. L­ ’expérience
ne décidera jamais de façon absolument certaine sur le motif qui pousse
à ­l’action, qui ­l’oblige et la ­commande. La césure entre les maximes de
­l’action et l­’action même est telle – affirme Simmel dans ses Berliner
Vorlesungen7 – que ­l’action ­concrète ne pourra nous renseigner sur le
­commandement qui est à sa base, sur sa nature catégorique ou seule-
ment hypothétique, sur son caractère de loi du devoir ou de précepte
pragmatique. Et pourtant, ­c’est précisément le c­ oncept de vertu qui
semble offrir cette médiation entre subjectivité pure-pratique et action
qui d­ ’après Simmel ­n’était pas repérable dans la morale kantienne.
La vertu se ­constitue ainsi ­comme lien entre les pratiques sociales et
la moralité. Elle permet en outre d­ ’établir une sorte de phénoménologie
de ­l’agir qui va de la licéité des mœurs, des ­comportements pratiques et
des actions sociales (Anthropologie et première partie des Fondements de la
7 Georg Simmel, Kant : Sechzehn Vorlesungen gehalten an der Berliner Universität, Leipzig,
Duncker & Humblot, 1904, p. 68-72. En réalité, Simmel transforme en une critique
pratico-empiriste une réflexion kantienne présente dans les Fondements de la métaphysique
des mœurs, ouvr. cité, p. 112-113 (éd. or., p. 407-408) ; dans ces passages Kant souligne
­qu’aucun examen de soi n­ ’est capable ­d’indiquer avec certitude q­ u’« une secrète impulsion
de l­ ’amour-propre » ne s­ ’est pas insinuée dans l­ ’idée morale (ibid., p. 112 ; éd. or., p. 407).
294 MARIANNINA FAILLA

métaphysique des mœurs) à leur moralité intrinsèque (deuxième et troisième


partie des Fondements de la métaphysique des mœurs et Métaphysique des
mœurs). Ce ­n’est pas par hasard que le renvoi à la vertu est présent non
seulement dans les ouvrages moraux, mais aussi en certains passages
de ­l’Anthropologie de 1798 – apparemment éloignés des thématiques
éthiques, puisque dédiés au pouvoir de la faculté cognitive, analysée en
vue ­d’introduire les ­concepts ­d’habitude, facile et difficile8.
En dépit du fait q­ u’elle n­ ’est pas une véritable vertu, mais plutôt
une force du caractère sensible de l­’homme, l­’habilité (Fertigkeit) se
distingue de la facilité (Leichtigkeit), du pur agir mécanique et répétitif,
parce q­ u’elle maintient un rapport avec la nécessité subjective-pratique
et représente un certain degré du vouloir. L­ ’habitus semble ainsi jouer
un rôle et une signification semblables à ceux de la vertu phénoménale,
qui dans La religion dans les limites de la simple raison est distinguée de la
vertu intelligible9 et ­considérée ­comme la ­consolidation née de ­l’habitude
du respect de la vertu, ce que nous définirions ­comme la « légalité » des
­comportements pratiques, la licéité des mœurs.
La virtus phaenomenon favorise le lent procès de ­conformation et
­d’adéquation aux mœurs sociales réputées bonnes, elle est observance
de la loi (Beobachtung des Gesetzes), mais elle ­n’implique aucune auto-
détermination, elle ne renvoie pas à la loi pure-pratique du vouloir. À
côté de la vertu phénoménale il y a un autre type de vertu, qui a un
rapport direct avec la loi pratique pure de la volonté. Elle rend ­compte
8 Le thème de la facilité a des origines cartésiennes. Descartes reprend une idée bien diffusée
au xviie siècle, selon laquelle il est possible d­ ’associer le facile au beau et le difficile au
laid (René Descartes, Compendium musicae, in Œuvres, éd. Ch. Adam et P. Tannery, 11 vol.,
Paris, Vrin, 1964-1974, vol. X, 1966, p. 79-150). Descartes touche aussi la question du
facile et du difficile dans les Passions de l­’âme, où il expose les techniques mnémoniques
pour faciliter le souvenir et donne ainsi un essai de ce qui chez Kant deviendra la
promptitudo de ­l’entendement, de son pouvoir (Descartes, Passions de ­l’âme, in Œuvres,
ouvr. cité, vol. XI, 1974, p. 291-497). Pour les origines rationalistes de ce thème, qui vont
de Descartes à Sulzer, voir Reinhard Brandt, Kritischer Kommentar zu Kants Anthropologie
in pragmatischer Hinsicht (1798), Hamburg, Meiner, 1999, p. 194-195. Il faut en outre
rappeler que la question de la Leichtigkeit traverse autant ­l’épistémologie rationaliste que
le sensualisme. Une dispute exemplaire entre innéisme et sensualisme sur le rôle du facile
dans la ­connaissance est offerte par Gottfried Wilhelm von Leibniz, Nouveaux Essais
sur ­l’entendement par l­’auteur du système de l­’harmonie préétablie, in Philosophische Schriften
von Gottfried Wilhelm Leibniz, éd. G. F. Gerhardt, Bd. V., 2.te Abteilung, Hildesheim,
G. Olms, 1960, p. 78-80.
9 Brandt, Kritischer Kommentar zu Kants Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (1798), ouvr.
cité, p. 195-196.
LA DYNAMIQUE DES MŒURS CHEZ KANT 295

non plus de la licéité et de la c­ onformité de l­’individu aux mœurs,


mais de la nature morale des mœurs elles-mêmes. Le maillon entre
les ­comportements pratiques et sociaux et leur nature morale est donc
fourni par les vertus que Kant, dans les Fondements de la métaphysique des
mœurs, appelle fugacement « réelles », et auxquelles il se référera dans la
métaphysique à travers le ­concept de devoirs parfaits et imparfaits de
vertu. Ce sera justement à la bienveillance, en tant que devoir ­d’amour
envers les autres, q ­ u’il reviendra de fonder ces procès d ­ ’intégration,
basés sur la solidarité intersubjective, c­ ’est-à-dire sur le ciment moral
représenté par les mœurs d­ ’une ­communauté. En reformulant dans le
domaine ­communautaire les maximes catégoriques de ­l’humanité et
de la dignité de ­l’être humain, la bienveillance se pose ainsi ­comme le
facteur ou le présupposé moral ­d’une pleine intégration de ­l’individu
au sein de la ­communauté.
En partant de ­l’hypothèse que des mœurs sociales se donnent là où
des mécanismes et des dispositifs d­ ’intégration sont à l­ ’œuvre, c­ ’est-à-dire
là où il y a une suffisante solidité de certaines pratiques partagées, on
essayera dans ce travail de mettre en évidence la fonction dont l­ ’illusion
et la bienveillance sont chargées en tant que modalités ­d’intégration
sociale et de ­consolidation des mœurs, ­l’une pragmatique (licéité des
mœurs), l­ ’autre morale (bonté des mœurs). Elles sont aptes à c­ ompenser
le dispositif déstabilisant et socialement dangereux qui est véhiculé par
les ­conséquences sociales de la promesse mensongère.

INTÉGRER :
LES ARTS DE L­ ’IMAGINATION

Partons alors de ­l’illusion. Ce terme apparaît non seulement dans


le domaine théorétique, c­ ’est-à-dire dans la réflexion sur la dialectique
des idées transcendantales et sur leurs apparences, mais aussi dans
­l’Anthropologie du point de vue pragmatique, et notamment dans les § 13-14
de la Didactique anthropologique, dans lesquels Kant écrit :
Le leurre que les représentations des sens occasionnent à l­’entendement
(praestigiae) peut être soit naturel soit artificiel ; il est ou bien mirage (illusio)
296 MARIANNINA FAILLA

ou bien tromperie (fraus). Le leurre qui sur le témoignage des yeux ­contraint
de tenir pour réel ce dont l­’entendement démontre l­’impossibilité, c­ ’est
­l’apparition (praestigiae).
Est illusion le leurre qui subsiste, même quand on sait que l­ ’objet supposé
­n’existe pas. – Ce jeu de l­’esprit avec l­’apparence sensible est fort agréable
et distrayant […]10.

Kant ­continue ­comme suit : le dessin en perspective de ­l’intérieur


­d’un temple ou l­ ’effet du tableau de l­ ’école d­ ’Athènes de Raphaël, dans
lequel les Péripatéticiens semblent marcher tout en restant arrêtés, est
illusoire11. ­L’illusion se distingue de l­ ’erreur parce que son effet sur l­ ’esprit
est durable, il subsiste même quand la perception effective nous dit que
­l’objet était seulement supposé et non pas réel. Par c­ ontre, la tromperie
cesse dès ­qu’on ­connait ­l’objet tel ­qu’il est effectivement ; elle est fugace
et éphémère. La distinction entre tromperie et illusion semble être le
résultat de l­ ’apologie des sens annoncée dans un petit mais intéressant
écrit, Entwurf zu einer Opponenten-Rede, et reproposée dans les paragraphes
immédiatement précédents la c­ onsidération anthropologique de l­ ’illusio.
Dans ces paragraphes Kant souligne que la sensibilité a été beaucoup
trop vitupérée, en lui faisant endosser des fautes ­qu’en réalité elle n­ ’a
pas : elle perturberait ­l’entendement en le ­confondant, en le trompant, en
exerçant ainsi une souveraineté indue sur ses activités représentatives. La
sensibilité ne peut pas c­ onfondre l­’entendement, nous rappelle Kant,
puisque sa tâche est de saisir la multiplicité perceptive, et non pas de
lui apporter un ordre. Le seul responsable du désordre ­conceptuel qui
dérive ­d’une façon de juger hâtive est donc ­l’entendement12.
La sensibilité n­ ’est pas responsable ­d’un jugement hâtif et c­ onfus, parce
­qu’en étant privée de toute capacité de juger elle ne peut jamais trom-
per, ni, donc, engendrer des apparences. Ces dernières découlent plutôt
de ­l’activité intellectuelle qui, face au danger de l­’erreur, cherche dans
­l’apparence sensible, sinon une justification, au moins une excuse pour ses

10 Immanuel Kant, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, in ­K ant’s gesammelte Schriften,


vol. VII, Berlin, G. Reimer, 1917, p. 149-150, trad. fr. de M. Foucault, Anthropologie du
point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 1970, p. 34.
11 Ibid.
12 « ­C’est donc la faute de ­l’entendement si, négligeant sa tâche, il juge avec précipitation,
sans avoir auparavant ordonné les représentations des sens selon les ­concepts, et ­s’il se
plaint de leur perturbation en en rejetant la responsabilité sur la nature humaine douée
de sensibilité » (ibid., p. 30 ; éd. or., p. 144).
LA DYNAMIQUE DES MŒURS CHEZ KANT 297

inférences fallacieuses13. Dans ses jugements empiriques ­l’entendement


­confond souvent l­’objectif avec le subjectif en ordonnant et en jugeant
avec précipitation, donc de façon erronée, les perceptions immédiates
de ­l’objet. Il ­considère ­comme une véritable expérience ce qui ­n’est en
réalité ­qu’un phénomène perceptif simplement apparent, ­comme les
effets optiques14. Même dans le rapport entre entendement transcen-
dantal et raison pure se manifeste la prétention fallacieuse et erronée de
chercher et trouver un objet phénoménal pour ­l’idéation rationnelle, en
échangeant l­ ’objectif avec le subjectif (­comme nous ­l’avons vu faire à la
­conscience psychologique dans le domaine anthropologique)15.
Le troisième reproche adressé à la sensibilité c­ oncerne sa prétention de
souveraineté sur l­ ’entendement. La défense kantienne est nette et précise :
on ne peut absolument pas affirmer que les « sens […] ­commandent […]
à ­l’entendement16 » ; leur enracinement dans le sens c­ ommun n­ ’est pas
un signe de volonté de domination sur les jugements de ­l’entendement.
Les apophtegmes eux-mêmes (par exemple les sentences du génie socra-
tique) semblent provenir des sens et apparaissent ainsi c­ omme désireux
de dominer ­l’entendement, mais en réalité ils sont le fruit de réflexions
qui dérivent ­d’une activité intellectuelle. Toute forme ­d’erreur dépend
donc de ­l’incapacité de ­l’entendement à ordonner le matériel sensible
­d’une façon adéquate, et non pas de la sensibilité. Au ­contraire, la force

13 Ibid.
14 «  […] ­C’est pourquoi l­’erreur n ­ ’est jamais q­ u’à la charge de l­’entendement. Cependant,
­l’apparence sensible (species, apparentia) tourne pour ­l’entendement, sinon à la justification,
du moins à ­l’excuse ; ­c’est que ­l’homme en arrive souvent à tenir l­’élément subjectif de sa
représentation pour ­l’objectif (la tour éloignée dont on ne voit pas les angles est ­considérée
­comme ronde ; les lointains de la mer, qui atteignent le regard par des rayons lumineux plus
élevés, sont c­ onsidérés ­comme plus hauts que le rivage – altum mare ; […]) ; et ainsi il en vient
à prendre le phénomène pour l­ ’expérience, et à tomber par-là dans ­l’erreur, ­comme en une
faute de l­’entendement, non ­comme en une faute des sens » (ibid., p. 31 ; éd. or., p. 146).
15 « Objectif » et « subjectif » sont liés dans la dialectique transcendantale à des significations
non univoques. ­D’une part, « objectif » signifie « objet/chose en soi », mais, ­d’autre part, le
terme « objectif » renvoie à l­ ’« usage empirique de l­ ’entendement ». Quant à lui, le terme
« subjectif » renvoie soit à la seule « déduction subjective » soit à la seule c­ oncevabilité des
idées rationnelles. ­L’objectif, entendu ou bien ­comme chose en soi ou bien ­comme possible
objet d­ ’expérience, ne pourra pas être le corrélatif cognitif de l­ ’idéation subjective de la
raison. En ce sens ­l’erreur métaphysique ­consisterait dans ­l’attribution à ­l’Idée, douée
­d’une légitimité exclusivement subjective transcendantale (­concevabilité), ­d’un possible
objet ­d’expérience phénoménal ou transcendantal, intellectuel. Sur ce problème je me
permets de renvoyer à Mariannina Failla, Poter agire, Pisa, ETS, 2012, p. 79-96.
16 Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique ouvr. cité, p. 30 ; éd. or., p. 145.
298 MARIANNINA FAILLA

de ­l’esprit sensible ou imaginatif, la poésie et ­l’éloquence, peuvent sans


doute être pour ­l’entendement une occasion ­d’embarras, mais elles ont
en même temps le mérite de lui offrir un riche matériel. Et cela, c­ ontinue
Kant, est toujours préférable aux « scintillantes misères17 » des ­concepts
abstraits de l­’entendement.
Cette défense de ­l’art poétique et ­d’autres produits de ­l’esprit ­contre
les abstractions de ­l’entendement reprend et valorise les réflexions cri-
tiques adressées par Kant à la dissertation de Johann Kreutzfeld, qui
niait toute utilité et validité aux tromperies du langage poétique. Dans
la Opponenten-R­ede Kant établit une distinction entre tromperie et illusion
en différenciant les situations dans lesquelles ce qui nous apparaît nous
trompe réellement et celles dans lesquelles la tromperie est seulement
apparente. Il y a des apparences avec lesquelles ­l’esprit joue, mais par
lesquelles il ­n’est pas trompé. Leur but ­n’est pas de tromper, mais
­d’embellir la vérité pour la rendre plus attrayante18. « […] Adeo Rerum
apparentiae […] qvatenus fallunt, […] taedio, qvatenus nobis tantum illud
sunt, voluptate afficiunt. Et hoc fere discrimen fallacia sensuum vulgares
et illusiones pöetis familiares intercedit19 ». Dans cette distinction entre
tromperie et illusion, ici ­comme dans ­l’Anthropologie, ce qui frappe est
sans doute la capacité de l­ ’illusion de résister au démasquement perceptif.
La résistance de ­l’illusion à la désillusion et la façon dont elle vise le vrai
malgré sa superposition sensible au réel, ou grâce à cette superposition
même, sont liées au fait que ­l’illusion est une activité sensible qui fait
abstraction de ­l’objet extérieur ; elle regarde un jeu tout à fait intérieur,
que seule ­l’imagination peut offrir à l­’entendement ­commun.
­C’est précisément ce jeu intérieur qui présente une utilité pratique
remarquable, sur laquelle nous voulons attirer ­l’attention en utilisant les
passages anthropologiques dans lesquels ­l’illusion se retrouve unie aux
dynamiques sociales par une étroite relation. Les hommes sont d­ ’autant
plus civilisés ­qu’ils sont plus ­comédiens ; ­c’est grâce au jeu de la fiction
­qu’ils assument et ­s’emparent de « ­l’apparence de l­’attachement, de la
­considération mutuelle, de la réserve, du désintéressement, sans tromper
personne, parce que tout un chacun sait bien que cela ­n’est pas éprouvé

17 Ibid.
18 Immanuel Kant, Entwurf zu einer Opponenten-Rede, in Handschriftlicher Nachlaß, vol. XV/2,
Berlin, Georg Reimer, 1913, p. 906-907.
19 Ibid., p. 908.
LA DYNAMIQUE DES MŒURS CHEZ KANT 299

du fond du cœur20 ». Comme dans la fiction imaginative de la c­ omédie,


les hommes assument dans les relations sociales des rôles qui leur sont
­d’abord extérieurs, parce q­ u’ils ne proviennent pas « du fond » de leur
« cœur », mais qui deviennent progressivement réels, parce q­ u’ils sont
capables de les éduquer à des ­comportements socialement partagés (les
vraies vertus étiques). On peut alors dire ­qu’une inclination réelle et non
pas simplement illusoire au respect de la vertu naît grâce à ­l’intériorisation
de rôles et c­ onduites sociales par le biais de la fiction imaginative.
­L’apparence trompeuse ­s’acquitte alors de la tâche de préparer et
­d’éduquer l­’homme à la vie sociale en favorisant le développement
des vertus sociales et le sentiment d ­ ’appartenance de l­’individu à la
­communauté. ­L’homme est encouragé par la fiction non seulement à
­s’intégrer, mais à le faire à travers le gouvernement et la réglementation
de ses pulsions et de ses instincts. Cet aspect émerge clairement quand
Kant fait voir ­comment, dans son usage pratique, ­l’illusion représente une
sorte ­d’autocorrection, de maîtrise de la sensibilité sur elle-même. Elle
pose une limitation sensible aux dangers et aux pièges des inclinations
et des pulsions qui poussent à ­l’abus, à la domination et de quelque
manière à la folie, interprétée c­ omme excès ­d’orgueil et ­d’avarice.
Mais tromper ce qui nous trompe, ­c’est-à-dire les tendances (écrit Kant dans
­l’Anthropologie), ­c’est revenir à ­l’obéissance aux lois de la vertu ; ce ­n’est pas
une tromperie, ­c’est une manière innocente de nous prendre à notre propre
mirage21.

Se reconnaître leurré par le jeu imaginatif n ­ ’a rien à voir avec


l­’évanescence propre des effets de ­l’illusionnisme ; au c­ ontraire, il est
utile pour tromper les pulsions et de préparer l­ ’homme à l­ ’obéissance de
la loi éthique en promouvant leur observance dans les sociétés civiles. En
véhiculant une intégration qui amène à son tour à ­l’obéissance sociale, le
symbolique et ­l’imaginatif jouent un rôle important dans la ­consolidation
des mœurs et remplissent une importante mission pratique.
­L’apport esthétique à la ­culture pratique de la sensibilité, à son édu-
cation, était déjà évident dans ­l’Opponenten-Rede : la capacité illusoire
de la fiction poétique ­contribue à affaiblir la force rebelle des sens en
habituant l­ ’esprit à sa propre flatterie et en le libérant graduellement de
20 Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, ouvr. cité, p. 35 ; éd. or., p. 151.
21 Ibid.
300 MARIANNINA FAILLA

l­ ’étau du brut désir, « qui se ­conduit ­comme un maître grossier et sot22 ».


La ­conviction de Kant est donc que « […] par la violence, on n­ ’obtient
rien, dans le domaine des inclinations, ­contre la sensibilité23  ». ­C’est
pourquoi il faut recourir à des dispositifs illusoires, qui sont attrayants
précisément parce ­qu’ils ne sont jamais intentionnellement frauduleux.
Le développement des coutumes civiles se charge ainsi de la fonction
­d’offrir le jeu du tonneau (la civilité, les illusions de la civilisation) à
la baleine (les sens puissants et dévorateurs) afin de sauver le navire (la
bonne ­communauté bourgeoise et vertueuse24).
­L’étroite coopération entre sensibilité esthétique et pratiques sociales
se renforce quand Kant, dans ses leçons d­ ’anthropologie, approfondit le
caractère social du goût esthétique25. Le goût rend le sentiment de plaisir
partageable, implique la capacité d­ ’éprouver du plaisir et de la satisfaction
en ­commun. À travers ­l’aspiration de ­l’homme à plaire aux autres, à être
aimé ou admiré, le goût devient un puissant dispositif ­d’intégration, qui
prépare à la moralité de l­’extérieur et par le biais de ce q­ u’on pourrait
appeler une émulation et une sympathie sociales. De cette façon, Kant
reconnaît au goût esthétique la même fonction sociale ­qu’il attribue à
­l’illusion, entendue ­comme jeu imaginatif. Comme l­’illusion, il a la
capacité de favoriser le ­consensus social à travers ­l’intériorisation active
des ­comportements et des pratiques sociales (en un mot, des coutumes).
Le goût esthétique et ­l’illusion imaginative deviennent des dispositifs
actifs et puissants de réglementation et d­ ’intégration sociales, que Kant
ne c­ onsidère pas c­ omme frauduleux, mais c­ omme capables de gouverner
les passions, les instincts, en définitive les dynamiques corporelles.
Plusieurs passages de l­’écrit de 1786, Con­jectures sur le ­commencement
de ­l’histoire humaine, ­s’accordent bien avec ces réflexions. Dans ces pas-
sages ­l’imagination et le goût esthétique deviennent des dispositifs
22 Kant, Entwurf zu einer Opponenten-Rede, ouvr. cité, p. 910 : « Tanta enim est sensuum vis
indomita, rationis autem rectae illius qvidem, at in movendo debilis, i m p o t e n t i a,
ut, qvos aperta vi aggredi non licet, dolo subruere c­ onsultius sit. Hoc vero fit elegantiorum
tam literarum qvam artium delinimentis animum assvefacendo et hoc pacto sensim a b
r u t a cupidine tanqvam ab agresti et furioso domino liberando ».
23 Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, ouvr. cité, p. 35 ; éd. or., p. 152.
24 Ibid.
25 Kant reviendra sur ce caractère dans la Critique de la faculté de juger, notamment dans le § 60,
en affirmant que le sens c­ ommun est capable de favoriser la Sittsamkeit. Sur le rapport entre
sens ­commun et goût esthétique, voir le travail désormais classique de Hannah Arendt,
Lectures on ­Kant’s Political Philosophy, Chicago, The University of Chicago Press, 1982.
LA DYNAMIQUE DES MŒURS CHEZ KANT 301

d­ ’éducation et de c­ ontrôle des pulsions sexuelles. Dans ces pages, Kant


parle de l­ ’instinct sexuel à propos du texte bien ­connu de la Genèse qui
mentionne la « la feuille de figuier26 » (Gen. 7). La feuille ne symboliserait
ni ­l’état de honte et de c­ ulpabilité de l­’homme, ni la naissance de la
technique, mais ­l’acquisition de la capacité de différer le plaisir sexuel.
­L’homme qui a rompu avec la voix de l­’instinct édénique se reconnaît
capable de rendre plus durable son impulsion sexuelle par la sublima-
tion de la libido. À l­’impulsion passagère et périodique de ­l’animal,
­l’homme sait substituer un désir prolongé et augmenté grâce à la même
imagination qui produit des illusions. L­ ’imagination réalise son œuvre
de façon ­d’autant plus modérée, mais aussi ­d’autant plus durable et
uniforme, que l­’objet du désir sexuel est soustrait aux sens27. ­S’il veut
être capable de sentiments partagés et durables, ­l’homme doit renoncer
au plaisir immédiat grâce au décalage et à la sublimation imaginative
de ­l’impulsion sexuelle28. La soustraction, « le refus », est « ­l’artifice29 »
imaginatif qui permet à ­l’homme de passer de stimulations seulement
perçues aux stimulations idéelles, de l­’instinct animal à l­’amour, de
­l’agréable au goût pour la beauté naturelle et humaine, et de ce der-
nier à la civilisation de la vie sociale. On peut alors affirmer que Kant
saisit la sublimation de l­ ’instinct sexuel c­ omme un véritable dispositif
­d’intégration sociale, fondé sur cette même activité imaginative qui
26 Immanuel Kant, Muthmaßlicher Anfang der Menschengeschichte, in ­Kant’s gesammelte Schriften,
vol. VIII, Berlin, W. De Gruyter & Co., 1923, p. 113, trad. fr. de L. Ferry et H. Wismann,
Conjectures sur le c­ ommencement de l­ ’histoire humaine, in Œuvres philosophiques, édition publiée
sous la direction de F. Alquié, Paris, Gallimard, 1980-1986, vol. II, 1985, p. 508.
27 Ibid., p. 507-508 (éd. or., p. 112) : « Or la raison, une fois éveillée, ne tarda pas non plus à
manifester, ici aussi, son influence. L­ ’homme ne tarda pas à c­ omprendre que l­ ’excitation
sexuelle, qui chez les animaux repose seulement sur une impulsion passagère et le plus
souvent périodique, était susceptible chez lui d­ ’être prolongée et même augmentée sous
­l’effet de ­l’imagination qui exerce son action, avec ­d’autant plus de mesure sans doute,
mais aussi de façon ­d’autant plus durable et d ­ ’autant plus uniforme, que l­’objet est
davantage soustrait aux sens ».
28 ­L’allusion à ­l’amour en tant ­qu’idéalité qui garantit la durée de ­l’impulsion sexuelle
ne peut pas ne pas évoquer certains passages augustiniens sur l­’amour, interprétés par
Hannah Arendt c­ omme la source de l­ ’idée de durabilité du moi. Le moi durable au-delà
de ­l’agitation de la volonté est le moi qui aime. Rien ne peut calmer ­l’agitation de la
volonté, si ce n­ ’est une jouissance tranquille et durable. L­ ’idéalité de l­’amour à laquelle
Kant fait allusion renvoie à la formation des éléments durables du caractère humain, dont
le moteur est ­l’imagination en tant ­qu’elle est capable de retenir dans ­l’esprit ­l’objet qui
­n’est plus présent dans la réalité. Cf. Hannah Arendt, The Life of the Mind, New York-
London, Harcourt Brace Jovanovich, 1978, p. 419.
29 Kant, Conjectures sur le c­ ommencement de l­ ’Histoire humaine, ouvr. cité, p. 508 ; éd. or., p. 113.
302 MARIANNINA FAILLA

est essentielle aux illusions socialement utiles. Ce n­ ’est pas par hasard
­qu’ici, c­ omme déjà dans le jeu de l­’illusion, ­l’activité imaginative est
­consolidée dans les habitudes, dans les coutumes de la c­ ommunauté.
Kant pense par exemple à la décence30.
­L’analyse de la sensibilité, entendue ­comme illusion des sens, nous
a permis de voir c­ omment les bonnes manières, le bon goût social, le
raffinement, peuvent bien sûr leurrer, créer une simple apparence de
moralité, mais en même temps préparent, éduquent, habituent acti-
vement l­’homme à un c­ omportement social c­ onforme à la vertu, à un
­comportement civilisé et pratique31.

DÉSAGRÉGER :
PROMETTRE EN MENTANT

Sans oublier l­’analyse kantienne de la société, je voudrais mainte-


nant attirer l­’attention sur le mensonge ­compris ­comme dispositif de
désagrégation sociale. Afin de mettre en évidence la capacité du men-
songe de rétroagir négativement sur les c­ omportements sociaux (sur les
coutumes), il est ­d’abord nécessaire de rappeler que chez Kant il faut
distinguer deux façons de ­considérer ce vice moral : il est interprété
­comme négation ­d’un devoir de l­’homme envers les autres (Fondements
de la métaphysique des mœurs) et c­ omme la négation du premier devoir
de ­l’homme envers soi-même32 (Métaphysique des mœurs).
Parler de la négation ­d’un devoir envers soi-même signifie faire du
mensonge une question c­ omplétement intérieure au sujet. Peut-on
­consciemment croire dans la véracité de quelque chose qui est en même
temps réputé faux et de façon également c­ onsciente ? Quel est le prix
30 Ibid.
31 Il serait intéressant de développer la réflexion sur l­ ’illusion et sur le c­ ontrôle social chez
Kant à partir de Pierre Bourdieu, qui aborde la même question à travers des instruments
­conceptuels ­d’origine surtout pascalienne (notamment le ­concept ­d’habitus), et dont la dette
­s’étend pourtant aussi bien à Montaigne et à Leibniz. Voir Pierre Bourdieu, Meditations
pascaliennes, Paris, Seuil, 2003.
32 Stefano Bacin, « The Perfect Duty to Oneself Merely as a Moral Being », ­Kant’s “Tugendlehre”,
éd. A. Trompota, O. Senser et J. Timmermann, Berlin-Boston, De Gruyter, 2013,
p. 245-268.
LA DYNAMIQUE DES MŒURS CHEZ KANT 303

payé par l­ ’homme en cas de mensonge ? Si la dynamique du mensonge


à soi-même est celle d­ ’instituer un c­ onflit entre ce q­ u’on déclare et ses
propres croyances33, quand nous mentons n­ ’entamons-nous pas un par-
cours dissociatif de la ­conscience ? La réponse de Kant est non seulement
positive, mais tellement radicale ­qu’elle arrive presque à soutenir que
le mensonge engendre du mépris pour soi-même dans le cœur même
de ­l’homme. Voici les mots de Kant :
Le mensonge peut être extérieur (mendacium externum) ou intérieur. Par le
mensonge extérieur ­l’homme se rend méprisable aux yeux ­d’autrui, mais
par le mensonge intérieur, ce qui est encore bien pis, il se rend méprisable à ses
propres yeux et attente à la dignité de ­l’humanité en sa propre personne34.

Se mentir à soi-même est donc bien plus répréhensible que mentir


aux autres, parce que ­l’on attente à la dignité humaine à ­l’intérieur de
sa propre personne. Mentir, notamment à soi-même, c­ onstitue un procès
de totale réification du moi ; en mentant ­l’homme ­s’utilise soi-même
­comme une chose, il arrive même à avoir moins de valeur q­ u’une chose.
­L’homme qui se ment à soi-même est donc radicalement pathologique,
malade, réifié : il est au degré zéro de ­l’humanité.
Un homme qui ne croit pas ce ­qu’il dit à un autre (même ­s’il ­s’agit ­d’une
personne idéale) a encore moins de valeur que ­s’il ­n’était ­qu’une simple chose,
car la chose est quelque chose de réel et de donné, dont ­quelqu’un ­d’autre
peut se servir35.

À la suite de ces passages, Kant réfléchit sur une façon de mentir


particulière, qui se dessine ­comme un mensonge dit à autrui, mais repré-
sente en même temps une déclinaison du mensonge intérieur, voire du

33 Sur ce problème voir Jacques Derrida, Histoire du mensonge. Prolégomènes (­conférence


prononcée en avril 1997 au Collège International de Philosophie à partir du séminaire
donné à ­l’ÉHÉSS en 1994-1995 : Questions de responsabilité), Paris, Éditions Galilée,
2012, p. 21 et ­l’étude de Donald Davidson, « Deception and Division », The Multiple
Self, éd. J. Elster, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 77-92. À propos du
désaccord entre intention ­communicative et croyance, Davidson indique deux sortes de
paradoxes : le paradoxe statique et le paradoxe dynamique, ­c’est-à-dire ­l’impossible succès
­d’une intention auto-trompeuse et en tout cas destinée à être vaincue par elle-même.
34 Immanuel Kant, Metaphysik der Sitten, in ­K ant’s gesammelte Schriften, vol. VI, Berlin,
G. Reimer, p. 429, Métaphysique des mœurs, deuxiéme partie, Doctrine de la vertu, trad. fr.
de A. Philonenko, Paris, Vrin, 1968, p. 103.
35 Ibid., p. 103-104 ; éd. or., p. 429-430.
304 MARIANNINA FAILLA

manque de sincérité du cœur. Il s­ ’agit du langage mensonger. Quand on


utilise le langage mensonger on met à ­l’œuvre les mêmes dynamiques
dissociatives et déshumanisantes du mensonge dit à soi-même. Quand
le sujet ment aux autres en déclarant ce qui ne correspond pas à son
intention intérieure, ce qui est mensonger est l­ ’intention ­communicative
de ­l’individu, et non pas le langage pris en lui-même et c­ omme simple
medium intersubjectif. Dans la ­communication le menteur vit les mêmes
­conflits et dissociations q­ u’on vit dans le mensonge dit à soi-même. Il
est en même temps dépositaire d­ ’une vérité (homo noumenon) et émet-
teur de fausseté (homo phaenomenon). En abdiquant sa propre humanité
morale intérieure, ­l’homme met en danger la puissance ­communicative
et socialisatrice du langage j­usqu’au point de la rendre vaine :
[…] en faire usage, tandis que la c­ ommunication de ses pensées à autrui, au
moyen de mots, qui ­contiennent (intentionnellement) le c­ ontraire de ce que
pense le sujet qui parle, est une fin directement opposée à la finalité naturelle
de la faculté de c­ ommuniquer ses pensées, c­ ’est-à-dire un renoncement à la
personnalité et au lieu de l­ ’homme même, l­ ’apparence illusoire de l­ ’homme36.

Communiquer intentionnellement des pensées opposées aux siennes


transforme ­l’homme en une chose muette, isolée. Incapable ­d’un véritable
langage c­ ommunicatif, le menteur ­s’isole en persistant dans la scission
qui le réduit à un homme-chose. Si l­ ’homme veut devenir capable d­ ’agir
moralement dans la ­communauté, il doit ­d’abord restituer au langage
la capacité de déclarer (declaratio) ses pensées de façon véridique. À
cette fin, ­l’homme doit ­d’abord ­concilier sa nature nouménale avec sa
nature sensible.
Comme être moral (homo noumenon) ­l’homme ne peut se servir de soi en tant
­qu’être physique (homo phaenomenon) c­ omme simple moyen physique (machine
à paroles), non lié à la fin interne (la ­communication des pensées), mais il
est soumis au ­contraire à la ­condition de ­s’accorder avec lui-même dans la
déclaration (declaratio) de celle-ci et il est obligé envers lui-même à la véracité37.

En absence de toute aspiration à une c­ ommunication vérace l­ ’homme


serait une machine parlante et un simple instrument, il perdrait tout
rapport avec sa spiritualité, avec ce qui le qualifie ­comme un sujet moral.
36 Ibid., p. 104 ; éd. or., p. 429.
37 Ibid.
LA DYNAMIQUE DES MŒURS CHEZ KANT 305

Les critiques des modèles naturalistes du langage (les machines parlantes


équivalentes au c­ omportementalisme linguistique le plus extrémiste de
la ­contemporanéité) se fondent en réalité sur la négation de l­ ’usage ins-
trumental ou prudentiel de soi-même : dans ses assertions (dans ­l’usage
du langage) ­l’homme doit se sentir obligé à la véracité envers lui-même.
On peut en ­conclure que non seulement le menteur nie le langage
au moment même où il l­ ’utilise, mais que le langage même remplit sa
fonction c­ ommunicative seulement si son usage est c­ onforme aux finalités
morales de ­l’homme. Le langage acquiert une fonction ­communicative
seulement quand l­’intériorité de l­’homme est informée par la sincérité
du cœur, et il ­n’y a pas de désaccord entre son être phénoménal et son
être nouménal. Fondé ­comme il est sur la trahison de la dignité morale
de la part ­d’un sujet qui ne sait ni transcender sa propre naturalité ni se
­concilier avec elle, le langage mensonger isole l­’homme en le livrant à
une scission irréparable. Un homme étranger à soi-même, incapable de
trouver un accord entre sa spiritualité intelligible et sa nature sensible,
est sans doute incapable de tisser les relations sociales solides qui sont
fondamentales pour la naissance de coutumes et c­ omportements partagés.
­L’importance du mensonge par rapport aux coutumes ­communautaires
est plus facilement repérable dans les Fondements de la métaphysique des
mœurs, où elle est c­ onsidérée selon une double perspective : d­ ’un côté, elle
est le fruit de la prévalence des égoïsmes et des c­ onvenances privées ; de
­l’autre, elle est vue ­comme un exemple négatif du devoir fondamental
envers les autres, celui de voir en autrui une fin en soi. L­ ’exemple, bien
­connu, est celui de la promesse de restituer de ­l’argent pour avoir un
avantage futur, tout en sachant ne pouvoir pas tenir sa promesse. Kant
part du présupposé que la promotion morale de soi à travers la promesse,
­c’est-à-dire la réalisation morale de son bien-être, doit se baser sur la
validité universelle de la promesse. En élevant la promesse mensongère
au rang de loi universelle des actions singulières, on anéantit pourtant
la possibilité même de promettre. Si on se demande pourquoi la pro-
messe prononcée sans l­ ’intention de la tenir s­ ’auto-dissout, on voit que
­l’auto-­contradiction de la promesse est liée à la façon dont son hypocrisie
empêche ­d’instaurer des rapports sociaux basés sur la ­confiance : il ­n’est
plus possible de croire (glauben) autrui.
La loi universelle « chacun ment quand il promet quelque chose
pour sa c­ onvenance » ne permettrait plus de distinguer entre fausseté et
306 MARIANNINA FAILLA

véridicité. Prise c­ omme loi universelle, on ferait éclater non seulement la


démarcation entre le vrai et le faux, mais la possibilité même de croire
au vrai et au faux. L­ ’impossibilité de croire dans le vrai et dans le faux,
indissolublement ­confus l­’un avec l­’autre, présente une ­conséquence
pratique fatale : ­l’impossibilité ­d’avoir ­confiance en autrui. ­Quelqu’un
qui est victime ­d’une promesse mensongère est susceptible de rendre
la pareille, en c­ onférant ainsi au mensonge un pouvoir multiplicatif
socialement dangereux. Élevée au rang de loi universelle, la promesse
fausse ­s’autodétruirait et rendrait vaine la possibilité morale de croire
autrui. En absence de cette possibilité on ne pourrait engager aucun
­comportement (éthos) ou ­conduite éthique partagés38. ­L’admission de
la légitimité morale du mensonge rendrait impossible la naissance de
relations éthiques solides entre les hommes (les coutumes moralement
fondées) et la formation d ­ ’une c­ ommunauté solidaire, fondée sur la
possibilité de reconnaître ­comme siennes les fins rationnelles des autres :
croire dans la sincérité d­ ’autrui est le premier et indispensable pas pour
avancer vers cette fin.
En outre, si on pense que la promesse mensongère est mue par
­l’attente d ­ ’un bonheur futur, la rendre moralement possible rendrait
la recherche du bonheur en ­conflit avec elle-même. En absence de toute
crédibilité sociale, aucun bien-être ­n’est possible. Cet aspect est peut-être
plus évident quand Kant revient sur la promesse mensongère après la
discussion de deux principes moraux fondamentaux : ­l’humanité et le
fait que l­ ’homme est une fin en soi. Après la deuxième formulation de
­l’impératif catégorique, Kant regarde la promesse mensongère non plus
du point de vue des mobiles égoïstes, mais de celui du devoir nécessaire
envers les autres, et il déclare fermement q­ u’à travers le mensonge on
nie et méconnaît la finalité rationnelle d­ ’autrui en l­’utilisant c­ omme
un simple instrument39. Le mensonge ­concerne ainsi les rapports de
domination de l­’homme sur ­l’homme : il empêche la naissance ­d’un
tissu social moralement fondé en encourageant les pratiques sociales
fondées sur le particularisme et la ­conflictualité des intérêts, des besoins,
38 Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, ouvr. cité, p. 104-105 et p. 139-140 ; éd.
or., p. 403 et p. 422.
39 « En second lieu pour ce qui est du devoir nécessaire ou devoir strict envers les autres,
celui qui a ­l’intention de faire à autrui une fausse promesse apercevra aussitôt ­qu’il veut
se servir d­ ’un autre homme simplement ­comme d­ ’un moyen, sans que ce dernier ­contienne
en même temps la fin en lui-même » (ibid., p. 151 ; éd. or., p. 429-430).
LA DYNAMIQUE DES MŒURS CHEZ KANT 307

des désirs (les coutumes de la société bourgeoise liées exclusivement à


la prudence).
Contrairement à ­l’illusion poétique, la promesse mensongère repré-
sente alors un puissant dispositif de désagrégation morale de la société.
­C’est précisément cette puissance destructive qui pousse Kant à réfuter
les théories de Benjamin Constant. En développant certaines réflexions
de Jean-Jacques Rousseau – ­d’après lesquelles la lésion de la justice est
la seule véritable ligne de démarcation entre le mensonge et la fiction
moralement admissible40 – Constant ­considère que le principe de la morale
ne peut et ne doit pas ­s’appuyer sur le fait ­qu’il est isolé. Il ­s’oppose ainsi
au parcours kantien, finalisé par le dépassement du c­ oncept pragmatique
­d’opportunité politique et juridique du mensonge (la prudence) en faveur
du devoir absolu de la sincérité. Isolé et valorisé en lui-même, le principe
moral selon lequel il faut dire la vérité est pour Constant inapplicable
et non moins destructeur que son refus. Le principe de la sincérité doit
pouvoir se c­ onnecter, à travers des définitions, à d­ ’autres principes qui
le rendent applicable. En partant du présupposé que l­ ’idée de devoir est
inséparable de celle de droit, Constant parvient à affirmer ­qu’un devoir
est ce qui dans un individu correspond aux droits ­d’un autre individu.
Dire la vérité est donc un devoir, mais seulement par rapport à ceux à
qui on doit la vérité, qui ont droit à la vérité, et on ne peut y avoir droit
pour nuire à autrui41. La voie recherchée par Constant est donc celle
de la médiation entre le principe moral et ses ­conséquences possibles,
­c’est-à-dire précisément la voie niée par Kant.
Fonder le principe du devoir moral dans les raisons de la praxis sociale
du juste et de l­ ’injuste anéantirait le parcours kantien, qui trouve d­ ’abord
un critère universel dans la non-­contradiction de la loi, ensuite dans
le c­ oncept éthique d­ ’humanité et de dignité, enfin dans le principe de
­l’autonomie de la volonté pure-pratique. Les théories de Constant non
seulement restent dans le domaine pragmatique de la prudence, mais,
en situant les principes moraux dans la praxis sociale ­concrète, portent
atteinte à la tenue même de la société. Ce ­n’est pas par hasard si, en
40 Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du Promeneur solitaire, texte établi et annoté par
M. Raymond, in Œuvres ­complètes, 5. vol., éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris,
Gallimard, 1959-1995, vol. I, 1959, p. 1031.
41 Benjamin Constant, Des réactions politiques, in Cours de politique ­constitutionelle et collection
des ouvrages publiées sur le gouvernement représentatif, vol. II, Genéve, Slarkine Reprints,
1982, p. 119 et suiv.
308 MARIANNINA FAILLA

répondant à Constant, Kant affirme que le mensonge rend impraticable


la source même du droit, la désactive42.
Cette attaque morale faite au mensonge, exemplifiée par la promesse
mensongère, est donc aussi justifiée par la préoccupation de défendre la
cohésion de la c­ ommunauté, cette c­ onfiance réciproque sans laquelle on ne
peut pas c­ onsolider les usages et les mœurs c­ ommunautaires. La sincérité
envers soi-même et envers autrui réussirait par ­contre à fonder moralement
la ­confiance (glauben) nécessaire aux échanges économiques, politiques et
sociaux ­d’une ­communauté. Celle-ci deviendra non seulement cohésive,
mais aussi solidaire, dans la mesure où on ne peut pas reconnaître ­comme
siens les droits positifs de l­’autre, mais sa nature de fin en soi43.
Pourtant, l­ ’issue de la c­ ondition extrême de bannissement de l­ ’humain
(nous avons vu que le menteur devient une chose muette et asociale)
­n’est pas garantie par le seul interdit moral de mentir dans les échanges
sociaux, mais aussi par l­ ’exercice de la bienveillance, qui trouve justement
sa prémisse fondamentale dans la sincérité des relations intersubjectives.

­L’INTÉGRATION MORALE :
AIMER LES AUTRES

Le rapport entre sincérité et bienveillance est médiatisé par ­l’espoir,


dont la signification est éclairée par Kant dans les Fondements de la
métaphysique des mœurs.
En raisonnant sur le devoir d­ ’aimer les autres, Kant admet que dans la
réalité il y a des cas où ­l’homme peut utiliser ­l’amour envers autrui pour
son propre intérêt ou pour porter atteinte à son droit. En même temps,
il souligne ­l’impossibilité ­d’assumer cet amour utilitaire ­comme un
­commandement universel de la raison pratique. Si ­l’amour instrumental
42 Immanuel Kant, Über ein vermeintes Rechtr aus Menschenliebe zu lügen (1797), ­Kant’s gesam-
melte Schriften, vol. VIII, Berlin, W. De Gruyter & Co., p. 426, trad. fr. de L. Ferry, ­D’un
prétendu droit de mentir par Humanité, in Œuvres philosophiques, ouvr. cité, vol. II, 1986,
p. 437.
43 Kant s­’exprime en ces termes sur la c­ ommunauté solidaire moralement fondée : « Car
le sujet étant une fin en soi, il faut que ses fins, pour que cette représentation produise
chez moi tout son effet, soient aussi, autant que possible, mes fins » (Kant, Fondements de
la métaphysique des mœurs, ouvr. cité, p. 153 ; éd. or., p. 430).
LA DYNAMIQUE DES MŒURS CHEZ KANT 309

était un ­commandement nécessaire de la volonté, il saperait une dynamique


fondamentale de ­l’interaction sociale : ­l’espoir en autrui. Si chacun aidait
ou aimait de façon instrumentale, si donc ­l’amour motivé par la soif de
domination était une loi nécessaire de la volonté, il pourrait arriver que celui
qui a aimé et aidé q­ uelqu’un instrumentalement, ou bien celui qui est resté
indifférent face aux demandes d­ ’autrui, ait à son tour besoin de secours. En
ayant élevé l­ ’indifférence ou la soif de domination au rang de loi, sa requête
se rendrait vaine ­d’elle-même, parce q­ u’elle serait immédiatement vidée
et privée de tout espoir ­d’une véritable satisfaction morale44. La volonté de
puissance ne peut pas s­ ’affirmer ­comme principe universel de ­l’humanité,
­puisqu’elle sape à la base ­l’espoir d­ ’être reconnu moralement ­comme un
être qui a besoin de ­l’amour ­d’autrui, de sa prodigalité. ­L’exercice de la
sincérité et de l­ ’espoir sont donc les correctifs pratico-moraux au sabotage
du mensonge et de ­l’usage instrumental d­ ’autrui et de ses besoins.
Le potentiel social, agrégatif et inclusif, de la bienveillance peut
être déduit seulement de ­l’universalisation du ­commandement éthique
­d’aimer les autres. Comme pour l­ ’interdit de mentir, la c­ ommunication
intersubjective joue aussi un rôle important pour la bienveillance. On
fait allusion ici à la capacité humaine de c­ ompatir aux affections de ses
semblables. Dans les ­considérations sur la bienveillance, la ­communication
– ­c’est-à-dire la finalité naturelle reconnue au langage dans ­l’analyse du
mensonge – est qualifiée ­comme une forme de c­ ompassion. Elle devient
aussi, pour Kant, l­ ’occasion d­ ’indiquer une ligne de démarcation et en
même temps de corrélation entre la dimension esthétique et la dimen-
sion éthique de ­l’homme. Le sentiment de la sympathie est en général
­considéré c­ omme un devoir, mais la symphatia moralis est en réalité un
sentiment qui peut rentrer dans les réflexions dédiées au goût esthétique,
déjà dans l­ ’Anthropologie. Dans ce texte, c­ omme nous l­ ’avons vu dans le
premier paragraphe du présent travail, le goût ­s’enrichit des dynamiques
empathiques et émulatives d­ ’identification avec des modèles de vie qui
peuvent préparer et éduquer à la c­ onduite vertueuse.
Ce rôle du goût est repris dans la Métaphysique des mœurs, et interprété
­comme une prédisposition donnée à ­l’homme par la nature, dont il faut
se servir pour promouvoir la bienveillance active et rationnelle45. Grâce

44 Ibid., p. 141 ; éd. or., p. 423.


45 Kant, Métaphysique des mœurs, ouvr. cité, p. 134 (éd. or., p. 456) : « Or user de cette sym-
pathie c­ omme d­ ’un moyen pour mettre en œuvre la bienveillance active et rationnelle
310 MARIANNINA FAILLA

à sa capacité affective et relationnelle, le goût esthétique est en mesure


de véhiculer la finalité morale et rationnelle de ­l’amour envers ­l’autre,
et d­ ’en devenir l­’instrument c­ ommunicatif. Se servir de la sympathie
exprimée dans le sentiment esthétique pour promouvoir la bienveil-
lance est un devoir inconditionné, mais tout à fait spécial. Il est appelé
simplement « humanité » parce que ­l’homme est ­considéré ici dans son
animalité et en même temps dans sa nature raisonnable. Mise en rap-
port avec la maxime pratique de la bienveillance, ­l’humanité sensible,
capable de sympathie, peut devenir humanitas practica, ­c’est-à-dire une
humanité libre, et dépasser ainsi sa simple disposition au sens ­commun,
qui c­ onserve tous les caractères coactifs de ­l’animalité humaine.
Nous avons ainsi deux registres de la ­communication humaine,
­l’un esthétique et l­’autre moral, qui sont différents dans leur signi-
fication et dans leur statut, mais qui trouvent un point de rencontre
dans la bienveillance. Grâce au renvoi kantien à la volonté, voire à
­l’autodétermination pure-pratique de la raison, la bienveillance trans-
forme la capacité humaine de jouir de façon simplement esthétique des
sentiments des autres en participation morale, respectueuse et, on verra,
graduée au besoin d­ ’autrui. Bien que réceptive et liée à la nécessité de
la nature, la sympathie affective exprimée par le sens esthétique a la
fonction de promouvoir le sentiment moral de la bienveillance, dont
elle est la prémisse et le véhicule.
Il faut faire maintenant un nouveau pas dans l­’analyse de la bien-
veillance et chercher sa signification sociale dans ­l’effort kantien de
­s’éloigner du ­concept indifférencié et donc abstrait de ­l’amour envers
les autres. En ­d’autres mots : afin de ­constituer le ciment éthique de la
­communauté, les relations réciproques de bienveillance amoureuse ne
doivent et ne peuvent pas être ­confondues avec le sentiment générique
et indifférencié de l­’amitié.
Prendre parti au bien-être d­ ’un homme en vertu de la philanthropie
universelle, du sentiment humain ­commun de philia, est un signe de
la plus ample extension de la bienveillance (Wohlwollen), mais en même
temps de son manque ­d’intensité. On distribue de façon homogène
la disposition à ­l’amour, mais celle-ci reste une simple déclaration de
non indifférence, qui fait abstraction de la singularité du rapport avec
est encore un devoir, quoique simplement c­ onditionnel, que l­’on désigne sous le nom
­d’humanité ».
LA DYNAMIQUE DES MŒURS CHEZ KANT 311

autrui46 et risque de basculer dans son ­contraire. Quand on aime tous


les hommes de façon indifférenciée, on ­n’a pas de difficulté à endosser la
devise « chacun pour soi et Dieu pour tous », qui prépare l­ ’indifférence
cynique envers autrui. La bienveillance active et morale (das tätige und
ethische Wohlwollen), en revanche, a besoin de se distribuer de façon dif-
férenciée et graduelle.
Dans le sentiment universel de ­l’amitié, faute de tout degré intensif
­d’amour qui puisse ­l’individualiser, l­ ’autre est générique, indifférencié,
on peut même dire abstrait. Le désir ­d’amitié universelle devient un
simple sentiment de c­ omplaisance, dans lequel le degré de participa-
tion du bienfaiteur est égal à zéro : « En effet dans le vœu je puis être
également bienveillant envers tous47 ». Le désir ­n’est pas singularisé.
Pour sortir de l­’uniformité (Gleichheit) du désir, Kant introduit une
différenciation intensive et graduelle dans la participation au bonheur
­d’autrui. L ­ ’action pratique et active de la bienveillance implique un
degré intensif de participation au destin ­d’autrui qui peut même être
très différent selon la différence des personnes aimées.
Ici, un rapport entre uniformité indifférenciée du désir et spécificité
individuelle de ­l’amour moralement possible apparaît, qui peut trouver
une inspiration dans un pli particulier du c­ oncept leibnizien ­d’harmonie.
Dans un écrit de jeunesse, la Confessio philosophi, ­l’harmonie assume une
double dimension : extensive (en fonction de la numérosité du multiple
ramené à l­’unité) et intensive (enracinée dans le degré de désordre, de
différence, qui règne entre les éléments ramenés à une unité ordonnée).
Cette même c­ onception se retrouve dans un bref mais important écrit
sur la vraie pitié, sur lequel Leibniz a travaillé entre 1677 et 1678. Dans
cet écrit, ­l’harmonie, définie ­comme la perfection des ­concevables en
tant que ­concevables, renvoie à un rapport de proportionnalité entre la
variété et ­l’unité48 ; un rapport dans lequel est, au fond, ­contenue une
distinction, implicite mais intéressante, entre l­ ’homogénéité/uniformité
et ­l’harmonie. Un ensemble ­d’éléments qui sont uniformes et homo-
gènes entre eux peut être dit ordonné, mais pas encore harmonique ;
le plus haut niveau de ­l’harmonie ne sera atteint que par un ensemble

46 Ibid., p. 128 ; éd. or., p. 451.


47 Ibid., p. 129 ; éd. or., p. 452.
48 Gottfried Wilhelm Leibniz, Elementa verae pietatis, in Textes inéditis, d­ ’aprés le manuscrit
de la Bibliothéque provinciale de Hanovre, par G. Grua, Paris, PUF, 1948, p. 10-17.
312 MARIANNINA FAILLA

différencié et varié, puisque ­c’est seulement dans la diversité que des


degrés peuvent se distinguer. ­C’est seulement dans la différenciation
­qu’un principe ­d’ordre est repérable, à travers lequel la multiplicité,
apparemment chaotique et dissonante, est organisée et recomposée
harmoniquement. ­C’est précisément cette idée de gradualité différen-
ciée et différenciante qui ­d’après Kant doit qualifier la vertu morale
de la bienveillance en posant les germes d­ ’une théorie sociale du désir
amoureux rationnellement réglé.
Il ­s’agit là ­d’une théorie sociale, puisque le sentiment ­d’amour
éthiquement actif ne peut naître que dans le tissu toujours différencié
des interrelations entre les hommes, et que, sans un degré spécifique
­d’amour, la bienveillance active est impossible. Comme enseigné par la
vision leibnizienne de ­l’harmonie, le degré intensif est donc ­l’ingrédient
relationnel par excellence. Dans le paragraphe 5 de sa Préface à la Théodicée,
Leibniz esquisse une triangulation fondamentale entre le rapport d­ ’amour,
les besoins et la vertu des hommes, qui peut être schématisée ainsi :
moi-Dieu-­communauté. Une triangulation pareille c­ onduit à un c­ oncept
essentiellement relationnel du moi. Justifiés seulement par la glorieuse
miséricorde de Dieu, les hommes deviennent aimants non seulement de
Dieu en eux-mêmes, ­comme le voulait Augustin, mais aussi ­d’eux-mêmes
dans les autres et des autres en eux-mêmes. ­C’est seulement à travers
la relation verticale avec ­l’amour divin que ­l’homme s­’appartient har-
moniquement à lui-même et à la c­ ommunauté, ­qu’il reconnaît c­ omme
son intérêt la défense de l­’intérêt de la ­communauté entière. Dans la
vision kantienne de la bienveillance, la relation verticale avec Dieu
tombe, mais l­’idée d­ ’un amour qui ne peut être moralement actif que
­s’il est relationnel demeure : ­c’est une idée qui a beaucoup à offrir à la
fondation morale des pratiques et des mœurs sociales.

Mariannina Failla
Université de Rome III
Trad. Francesco Toto
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS

Une des thèses les plus fortes des Lumières pourrait bien être celle
qui affirme que les hommes ne sont ce ­qu’ils sont que par ­l’action de
leur gouvernement, que dans la mesure où ils sont gouvernés donc, ce
qui suppose q ­ u’ils sont gouvernables. C­ ’est rejeter une théologie du
péché, ­c’est ignorer les débats sur la grâce efficace et suffisante, ­c’est
fragiliser l­ ’idée ­d’une nature humaine immuablement déterminée. Cette
thèse n­ ’est possible que si l­’on donne à l­’idée de gouvernement et à la
gouvernabilité des hommes une très large extension : ­l’homme est un
être modifiable (Diderot), le gouvernement est la cause responsable des
vices et des vertus (Rousseau), l­’éducation peut tout (Helvétius), une
multitude de causes gouvernent les peuples (Montesquieu). Les mœurs
sont l­’une de ces causes qui les gouvernent.
De fait la lecture des textes littéraires, des écrits politiques des philo-
sophes ou des discours publics au xviiie siècle montre ­l’omniprésence de
la notion de mœurs. Elles sont ­l’objet de la morale (science des mœurs),
elles ­constituent le code moral et caractérisent le caractère moral des
individus (par leurs mœurs bonnes ou mauvaises, leurs vices ou leurs
vertus) et c­ ontribuent à définir le caractère des nations. Les grandes
querelles politiques et philosophiques mobilisent avec attention et inquié-
tude les mœurs : ­l’opposition du ­commerce et de la vertu, le luxe et ses
­conséquences sociales et morales, l­ ’opposition des mœurs des Grands et
des bourgeois vertueux, la corruption des mœurs, la force de l­ ’exemple
du théâtre et des ­comédiens, etc. Au-delà des grands principes éman-
cipateurs, la grande préoccupation théorique et pratique des Lumières
est sans doute les mœurs. Comme c­ oncept, elles interviennent dans les
descriptions et les analyses des nations ; ­comme objet de la dénonciation
ou de la déploration de leur corruption elles sont c­ onsidérées c­ omme le
lieu où peuvent se lire les inquiétudes du siècle : les inégalités de richesse
et la dissolution des liens sociaux, la durée des États et ­l’implication des
citoyens dans la vie de leur patrie. Chez certains enfin, et ­comme pour
314 JEAN-CLAUDE BOURDIN

les moralistes du siècle précédent, la c­ onnaissance de l­’état des mœurs


est la voie royale pour celle du cœur humain. P ­ uisqu’il est difficile
­d’éviter la posture de « censeur » des mœurs quand on écrit sur leur
corruption, celles des écrivains sont soumises à un examen sévère et
mobilisées dans les nombreuses polémiques pour discréditer la parole
des individus1. Ce procédé d­ ’attaque ad hominem croise une inquiétude
sur laquelle Franck Salaün insiste à juste titre : la c­ ontradiction entre
les discours et les opinions ­d’un côté, les c­ omportements et les actions
de ­l’autre2. Chez Rousseau la cohérence entre sa radicale critique de la
civilisation des Lumières3 et sa manière de vivre, ­l’amène à procéder à
sa « réforme morale », à la suite du prix pour le Discours sur les sciences et
les arts. Il est significatif que cette décision soit la lointaine origine de sa
future brouille avec ses amis « rendus jaloux » par sa réforme selon lui4.
Malgré son amour pour la vertu et son admiration pour le courage de
Socrate et sa fascination pour Diogène, par exemple, Diderot ­n’a cessé
­d’être tourmenté par ­l’impossibilité de vivre sans extravagance les vertus
­d’un philosophe dans ce monde-ci5. Les mœurs – celles q­ u’on a, celles
­qu’on c­ ondamne, ­qu’on loue, q­ u’on veut promouvoir – sont un facteur de
discrimination sans doute plus décisif que les opinions ou les croyances.
Ces grandes questions n­ ’ont cependant pas c­ onduit les Lumières, si
bavardes sur les mœurs, à produire un traité philosophique sur elles,
explicitement et uniquement ­consacré à elles6. Il faut croire que le besoin

1 On pense à la pièce de théâtre Les Philosophes de Palissot qui ­s’en prend à la moralité des
philosophes en vue, et Diderot en particulier.
2 Voir Franck Salaün, ­L’Affreuse doctrine. Matérialisme et crise des mœurs au temps de Diderot,
Éditions Kimé, 2014 (1re édition : ­L’Ordre des mœurs. Essai sur la place du matérialisme dans
la société française du xviiie siècle (1734-1784), Éditions Kimé, 1996), p. 108, 117 et 262-263.
3 Radicalité sensible dans la modification q­ u’il apporte à la question de ­l’Académie de Dijon,
laquelle demandait « Si le rétablissement des sciences et des arts a ­contribué à épurer les
mœurs ». Rousseau ajoute : « ou à les corrompre » (Discours, in Œuvres ­complètes, 5. vol.,
éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, 1959-1995, vol. I, 1964, p. 5). ­C’est
à cette édition que renvoient dorénavant nos références, abrégée en OC, suivi du tome et
de la page.
4 Voir Jean-Jacques Rousseau, Les ­confessions, OC, I, L. VIII, 356 et 362-364.
5 Voir Denis Diderot, Regrets de ma vieille robe de chambre, Salon de 1769, in Œuvres, éd.
L. Versini, t. IV, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 820 et suiv. Nos références à Diderot
renverront à cette édition, abrégée en LV, suivi du tome et de la page. Voir aussi Le neveu
de Rameau, LV, II, 623 et suiv., Essai sur les règles de Claude et de Néron, LV, I, 971 et suiv.,
ainsi que sa correspondance, LV, V, passim.
6 Rousseau a laissé le manuscrit d­ ’un projet d­ ’ouvrage sur les mœurs, Histoire des mœurs. Voir
« Fragments politiques », OC, III, 560. ­L’esprit des lois ­contient une théorie des mœurs à
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 315

ne ­s’en est pas fait sentir, que le ­concept était clair pour tout le monde.
Or la notion a perdu a­ ujourd’hui de sa clarté. Les sciences sociales ont
­contribué à disperser son sens dans les notions de « mentalité », « idéo-
logie », « représentation », celle de « ­culture » semblant l­’emporter.
­C’est peut-être ­l’une des raisons qui rend difficile la ­compréhension
de ­l’importance des mœurs pour la politique, dans leur relation avec
les lois, les opinions et ­l’opinion publique. Enfin, on est frappé par la
profondeur des problèmes que l­’examen des mœurs soulève, puisque,
chez Rousseau au moins, parmi les philosophes7, ­l’état des mœurs des
Lumières est le symptôme d ­ ’un mal qui affecte la nature même de
­l’homme. Le diagnostic de la « crise des mœurs8 », par quoi on peut
entendre la manifestation de la crise du gouvernement même des hommes,
est, avec lui, le symptôme ­d’un problème qui ­concerne la civilisation,
­jusqu’à la nature humaine devenue aussi méconnaissable que la statue
de Glaucus9 : les analyses critiques de la société de ­l’Ancien Régime ne
se réduisent pas à la dénonciation des préjugés et du fanatisme religieux.
Elles soulignent plutôt ce que Rousseau appelle « les c­ ontradictions du
système social » ou « les abus de nos institutions10 » et dénoncent tout ce
qui, mettant les hommes en c­ ontradiction avec eux-mêmes (Rousseau,
Diderot), les rend malheureux et méchants. Si ce dernier aspect est au
­l’état dispersé. De ­l’esprit ­d’Helvétius est de son côté un traité sur la réforme des mœurs.
7 Il faut signaler aussi Jean-François Toussaint, auteur des Mœurs qui lui valurent ­d’être
persécuté et Charles Pinot Duclos, auteur des Considérations sur les mœurs de ce siècle, et des
Mémoires pour servir à l­’histoire des mœurs du xviiie siècle. Sans se réduire à être des traités
de civilité, ils ­contribuent à creuser ­l’écart entre la civilité religieuse, celle des Jésuites
­comme celle de Pierre Nicole, et la civilité d­ ’un monde sécularisé. Pour les écrivains, le
nombre ­considérable d­ ’ouvrages prétendant dénoncer ­l’état des mœurs et faire le plaidoyer
de la vertu est significatif de la sensibilité à ­l’égard du thème et de sa prédisposition à
un traitement dramatique.
8 Expression employée par l­’avocat général Guiton de Morveau, dans un Discours sur les
mœurs prononcé en novembre 1769 au Parlement de Bourgogne. Le moment de « crise des
mœurs » ­s’identifie pour lui à « ­l’instant de la révolution de l­ ’esprit moral », Discours sur
les mœurs, 1770, p. 11, cité et ­commenté par Franck Salaün, ­L’affreuse doctrine, ouvr. cité,
p. 361.
9 Dans Rousseau juge de Jean-Jacques le premier raconte au Français : « En admirant les
progrès de l’esprit humain il s’étonnait de voir croître en même proportion les calamités
publiques. Il entrevoyait une secrète opposition entre la ­constitution de l’homme et celle
de nos sociétés » (OC, I, 828).
10 Rousseau, Lettre à Malesherbes, 12 janvier 1762, OC, I, p. 1135. Voir également la Lettre
à Christophe de Beaumont où Rousseau rappelle sa précoce ­conscience de la c­ ontradiction
de la nature et de l­’ordre social, manifestée par l­’écart entre les actions et les discours,
OC, IV, 967.
316 JEAN-CLAUDE BOURDIN

centre du Discours sur les arts et les sciences qui pose le problème de la
corruption dans sa radicalité, tous les auteurs des Lumières dénoncent
le clivage entre les fondements de la morale naturelle et la politique
ainsi que la morale sociale courante.
Dénoncer « les ­contradictions du système social » ou « les abus de nos
institutions » indique ce qui doit être réformé, mais ne dit pas encore
­comment opérer cette réforme. Mais si on soutient, à la suite de Rousseau,
et ­comme bien d ­ ’autres (Helvétius, ­d’Holbach, ­d’Alembert, Diderot,
Condorcet), que « les fausses opinions des hommes [sont] la source de
leurs misères et de leur méchanceté » (OC, I, 1136), et que le malheur et
la méchanceté des individus doivent être rapportés aux dites institutions,
nous possédons peut-être avec ­l’ensemble opinions, lois, mœurs, les
­concepts stratégiques de la pensée des Lumières pour penser les réponses
à la crise, autrement dit les leviers des changements du système social.
Notre c­ ontribution se limite à essayer de c­ omprendre c­ omment pour
les philosophes de la politique on peut dire que les mœurs gouvernent
et plus largement ­qu’elles ont une efficience. Devant les difficultés sou-
levées par cette idée, on interrogera le type de causalité mise en œuvre
pour ­l’exposer et nous découvrirons une ­conception originale de celle-ci.
Nous parlons des Lumières et nous posons une question que nous
présentons ­comme c­ oncernant les philosophes. Devant l­’extravagante
prétention de ce projet, mieux vaut préciser les limites de cet essai et
la méthode ­d’usage des textes qui sera suivie. Malgré ce que pourrait
laisser entendre son titre, cet article ne prétend pas exposer ce que « les
Lumières » ont pensé des mœurs. Les Lumières sont victimes de tant de
simplifications et de généralisations ­qu’il ­n’est pas utile ­d’en rajouter.
Son ambition est limitée, ­comme le montre le fait que la plupart des
références sont tirées de quelques pages de Montesquieu, de Rousseau
et d­ ’Helvétius. On s­ ’est borné à leur emprunter quelques formulations
de problèmes et quelques analyses qui permettent d­ ’éclairer un peu le
rôle des mœurs dans la question du gouvernement, les auteurs étant
sollicités en fonction de nos questions et nos hypothèses. On a procédé
selon la méthode des sondages en quinconce en archéologie et on est
passé ­d’un prélèvement à un autre pour tenter ­d’établir des rapports
et mesurer les désaccords. Puissent les spécialistes de Montesquieu,
Rousseau, Helvétius, Diderot excuser ce traitement. Cela étant dit en
guise de captatio benevolentiae bien sûr.
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 317

SI TOUT TIENT À LA POLITIQUE,


TOUT TIENT AU GOUVERNEMENT
(Montesquieu, Rousseau)

Partons de la déclaration suivante de Montesquieu et, abstraction étant


faite du c­ ontexte et des intentions de son auteur, faisons ­comme si elle
pourrait bien énoncer une opinion admise par c­ onsensus au xviiie siècle
éclairé : « Plusieurs choses gouvernent les hommes, le climat, la reli-
gion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses
passées, les mœurs, les manières, ­d’où il se forme un esprit général qui
en résulte. À mesure que, dans chaque nation, ­l’une de ces causes agit
avec plus de force, les autres lui cèdent d­ ’autant11 ».
Poursuivons avec quatre propositions de Rousseau : « Il est certain
que les peuples sont à la longue ce que le gouvernement les fait être :
guerriers, citoyens, hommes quand il le veut ; populace, canaille quand
il lui plaît » ; « Je fais voir surtout une chose très ­consolante et très utile
en montrant que tous ces vices ­n’appartiennent pas tant à ­l’homme ­qu’à
­l’homme mal gouverné » ; et « ­J’avais vu que tout tenait radicalement
à la politique et que de quelque façon ­qu’on ­s’y prît, aucun peuple ne
serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait être » ;
« Les vices et les vertus de chaque h[omme] ne sont pas relatifs à lui
seul. Leur plus grand rapport est avec la société et ­c’est ce ­qu’ils sont
à l­’égard de l­’ordre en général qui c­ onstitue leur essence et leur carac-
tère12 ». Elles expriment l­ ’idée que la nature des peuples – et de là, des
individus qui les ­composent – dépend de la politique. Arrêtons-nous
­d’abord sur le gouvernement.

11 Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu, De ­l’esprit des lois, Livre XIX, chap. iv,


Paris, GF Flammarion, 1979, p. 461. La référence au livre sera abrégée en EL, suivi de la
mention du livre et du chapitre en ­chiffres romains, de la page en ­chiffres arabes. Dans
ce sens, gouvernement est équivoque, il se dit en plusieurs sens, dont la ­compatibilité
doit être interrogée. Diderot dans ­l’article « Mœurs » de ­l’Encyclopédie reprend mot pour
mot : « Leur variété [des mœurs] chez les divers peuples du monde dépend du climat, de
la religion, des lois, du gouvernement, des besoins, de l­’éducation, des manières et des
exemples. À mesure que dans chaque nation une de ces causes agit avec plus de force,
les autres lui cèdent d­ ’autant. » (X, 611)
12 Respectivement, Rousseau, Discours sur ­l’économie politique, OC, III, p. 251 ; Narcisse,
« Préface », OC, II, p. 969 et Les Confessions, OC, I, L. IX, p. 404 ; « Fragments politiques »,
[Des mœurs], OC, III, p. 554.
318 JEAN-CLAUDE BOURDIN

Le ­concept de gouvernement ne se limite pas nécessairement à


l­ ’institution qui a la puissance exécutrice ou à la souveraine puissance.
Il faut lui restituer la signification du fait et de l­ ’acte de gouverner, ­qu’ils
soient assumés par l­ ’administration, ce q­ u’on appelle la « police13 », ou
les lois, ou les mœurs. Nous distinguons alors deux sens. Premièrement
le gouvernement au sens étroit qui désigne les magistrats, les maximes,
les lois et les institutions, la police, bref tout ce qui dirige les peuples,
oriente leurs actions en c­ ontraignant leurs volontés par la parole et la
force : c­ ’est là son sens juridico-politique, institutionnel. Deuxièmement,
le gouvernement au sens étendu, c­ ’est-à-dire l­’ensemble des forces, des
« causes » dit Montesquieu, qui s­ ’exercent sur les peuples, dont celles du
gouvernement au sens précédent, qui les font agir, leur assignent une
orientation en donnant aux nations et aux individus leur caractère. De là
au xviiie siècle, que pour un peuple et pour des individus, être c­ ’est être
gouverné de multiples façons par divers facteurs. Helvétius résumera,
avec sa volonté de « réduire » une question à son expression simple, ces
multiples facteurs sous le terme d­ ’éducation. L­ ’article « Modification,
modifier, modificatif, modifiable » de ­l’Encyclopédie pourrait passer pour
­l’axiome duquel découle cette emprise du gouvernement : « Moins un
être est libre, plus on est sûr de le modifier, et plus la modification lui est
nécessairement attachée. Les modifications qui nous ont été imprimées,
nous changent sans ressource, et pour le moment, et pour toute la suite
de la vie » (Encyclopédie, 10, 602).

13 « Police » est à son tour à entendre en deux sens ­complémentaires : l­ ’administration par
les lois et les institutions (voir par exemple Diderot, Mémoires pour Catherine II, LV, III,
p. 203-227) et les réglementations particulières sur des objets qui faute de mœurs chez
les sujets ne se tiennent pas ­d’eux-mêmes dans les limites de la moralité : les jeux, les
fêtes, les spectacles et la musique (Rousseau, Préface de Narcisse, OC, II, 973).
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 319

LES NŒUDS DE LA SOCIÉTÉ


Les sentiments ou l­’intérêt ?
(Helvétius et Rousseau)

Paraphrasons Leibniz : pour ­qu’un peuple soit il faut ­qu’il soit un14.
Cette ­condition est évidemment réalisée au moment de la fondation
­d’un État, mais elle doit être maintenue tout au long de son devenir,
­contre les forces qui tendent à sa désunion. Cette unité est assurée
par ce ­qu’on appelle les « liens de la société ». On se demande alors
­comment les différentes causes ­convergent pour ­constituer et ­conserver
cet esprit-là, un, et pour agir dans la même direction. Sur quoi donc le
gouvernement politique agit-il ? En simplifiant beaucoup, disons que
les Lumières ont à leur disposition trois théories ou paradigmes avec
lesquels il est possible de jouer en accordant un rôle dominant variable
à la raison, aux passions et à l­’intérêt, et aux opinions. Comment les
causes forment-elles un peuple, un, ­comment font-elles pour produire
des liens entre les individus qui ­conservent cette unité ?
On saisira peut-être ­l’importance du choix du paradigme en
­confrontant les positions de Rousseau et ­d’Helvétius. Cette ­confrontation
a été suscitée par Rousseau dans la préface de Narcisse. Polémiquant
­contre ceux, tels Helvétius, qui font reposer les « liens qui [resserrent]
entre les hommes les nœuds de la société » sur « ­l’intérêt », Rousseau
assure que « les sciences, les arts, le luxe, le ­commerce, les lois » censés
les assurer, ne fondent pas un ordre d­ ’égalité et de c­ onfiance entre les
hommes. Au ­contraire ils encouragent la tromperie et les violences dans
une ­concurrence d­ ’intérêts que voilent les théories qui prétendent que
les besoins mettent chacun dans une telle dépendance des autres ­qu’il
travaille à leur bonheur « pour pouvoir faire le sien » (OC, II, 968-969).
La fausse socialité des intérêts particuliers, outre ­qu’elles encouragent
les vices et divisent les hommes avec eux-mêmes, ne rendent certes pas
impossible un gouvernement de ceux-ci. Mais une chose est de gou-
verner des fripons, soit par la crainte, soit en tirant parti de leurs vices,
14 Pour paraphraser Leibniz posant la c­ onvertibilité de l­’être et de l­’un. Voir Gottfried
Wilhelm Leibniz, Lettre à Arnaud, 30 avril 1687, Discours de métaphysique et Correspondance
avec Arnauld, éd. G. Le Roy, Paris, Vrin, 1988, p. 165.
320 JEAN-CLAUDE BOURDIN

autre chose de gouverner des citoyens mus par « des liens ­d’estime et
de bienveillance qui attachent les hommes à la société » (ibid., 967).
Tentons une hypothèse : le rejet de la doctrine de ­l’intérêt se justifie
selon le point de vue rousseauiste, parce ­qu’elle ­concerne une relation
présupposée selon un schéma formalisé par Hobbes entre trois termes :
le sujet qui agit mû par son intérêt, ­l’objet de son action ainsi valorisée
et un autre sujet avec lequel se nouent des rapports de coopération, de
rivalité, ­d’hostilité, selon les variations de ­l’intérêt des deux sujets. Or
ce qui fait défaut avec un tel schéma ­c’est un fondement durable pour
les « nœuds », l­’intérêt pouvant renverser les rapports avec les autres
et la valeur de ses objets. ­D’autre part ­l’idée même de gouvernement
politique est dévalorisée, puisque cela revient à gouverner des relations,
­c’est-à-dire à calculer les bonnes c­ ombinaisons15. À ­l’inverse, ce que
Rousseau juge favorablement dans les sentiments moraux, opposés au
seul intérêt, c­ ’est q­ u’ils relient les hommes et les attachent à la société,
de sorte que, des rapports interindividuels au rapport à la société, il y a
­continuité et la société peut ­s’appeler à juste titre la « patrie ». Helvétius
a lui aussi recours avec une certaine emphase, à ce vocable républicain :
le salut public est la suprême loi, l­ ’amour de la patrie. Mais l­ ’opposition
avec Rousseau est profonde. Helvétius nous explique ­qu’il faut ne jamais
perdre de vue q­ u’en ­conséquence de la sensibilité et de l­’amour de soi,
les intérêts individuels, la recherche du plaisir et des relations utiles
avec ­d’autres sont les moteurs de toute activité. D ­ ’autre part il faut
­comprendre que l­ ’action ­d’un État sage et éclairé ­consiste à savoir tourner
ces mouvements et ces relations pour l­ ’utilité c­ ommune : « De bonnes
lois […] [dirigent] naturellement les citoyens au bien général en leur
laissant suivre la pente irrésistible qui les porte à leur bien particulier.
Ce ne sont point les vices, la méchanceté et ­l’improbité des hommes,
qui fait le malheur des peuples, mais ­l’imperfection de leurs lois et par
­conséquent de leur stupidité16 ». Malgré les apparences Helvétius ne

15 Notons ­contre l­ ’image ­d’un Helvétius utilitariste desséchant, que dans le chapitre xxv
du Discours III de De ­l’esprit, il affirme que les politiques même réputés ignorent ­l’art
­d’inspirer de fortes passions, préférant se livrer au calcul des intérêts (Claude-Adrien
Helvétius, De ­l’esprit, éd. J. Moutaux, Paris, Fayard, 1988, p. 381). Les citations seront
référencées entre parenthèses, DE, avec indication du Discours, du chapitre et de la page.
16 Claude-Adrien Helvétius, De ­l’homme, Section VIII, chap. 6, éd. G. et J. Moutaux, Paris,
Fayard, 1989, p. 774. Les citations seront indiquées DH avec la Section, le chapitre et la
page.
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 321

dit pas exactement la même chose que Rousseau. Car, si pour celui-ci
« tous ces vices ­n’appartiennent pas tant à ­l’homme q­ u’à ­l’homme mal
gouverné », le gouvernement repose sur des liens moraux, ­qu’il veille
à ­conserver, faisant des sentiments des citoyens sa base. Rousseau veut
supprimer ­l’hétéronomie dont se satisfait Helvétius et aux deux relations
hétérogènes ­qu’il pose (horizontale entre individus et verticale par rapport
à la loi) il substitue une seule relation morale, homogène aux individus
et au rapport de ceux-ci à la société : les mêmes sentiments agissent ici
et là. Le choix méthodologique et philosophique d­ ’Helvétius d­ ’analyser
les phénomènes de ­l’esprit dans leur extériorité, et de ­constituer une
physique des relations indépendantes de la ­conscience et de la volonté des
individus, a c­ omme ­conséquence de ramener la politique à une affaire
technique de choix des moyens judicieux et efficaces pour favoriser
­l’utilité ­commune sans demander aux citoyens de ­cultiver les vertus
morales, les vertus politiques induites suffisant amplement. À ­l’opposé
­c’est l­ ’originalité et ­l’intérêt de Rousseau d­ ’avoir désigné l­ ’instance que
la politique doit viser, dont elle a besoin et sur laquelle elle repose : il
la situe dans ce q­ u’il appelle le « cœur17 ».

À QUOI TIENT LA POLITIQUE ?


De l­’intériorité et du « cœur »
(Hegel, Rousseau, Montesquieu)

Deux textes très ­connus nous invitent à accorder une importance


particulière à ce ­qu’on appellerait la subjectivité des individus. Certes,
les intérêts, la raison et les opinions sont des facteurs implémentés
chez des sujets. Mais, à lire les textes du xviiie siècle, on c­ onstate
que le mot « sujet » est employé dans le sens ­d’être assujetti à un
17 Pour écarter toute ambiguïté : nous ne défendons évidemment pas ­l’idée ­d’un Rousseau
hostile aux intérêts. Le début du Contrat social le dit avant bien d­ ’autres déclarations : « Je
tâcherai ­d’allier toujours dans cette recherche ce que le droit permet avec ce que l­ ’intérêt
prescrit, afin que la justice et l­ ’utilité ne se trouvent point divisés » (OC, III, 351). Sur le
cœur, les mœurs distingués de la morale, on se reportera à ­l’étude de Laetitia Simonetta
sur Rousseau, ci-dessus p. ###. Notons ­qu’insister sur la distinction entre les mœurs et
la morale devient problématique quand on analyse le rôle du cœur du citoyen.
322 JEAN-CLAUDE BOURDIN

pouvoir. Ce que nous disons a­ ujourd’hui avec ce terme aurait c­ omme


correspondant chez certains écrivains des Lumières : ­l’intérieur,
­l’intériorité, ou mieux, la, c­ onscience, le cœur, objet des moralistes
(et des prédicateurs) depuis le siècle précédent au moins, voire ­l’âme.
Notre hypothèse est la suivante : en dehors des matérialistes, ­l’art
de gouverner les hommes repose, du moins pour les régimes non
despotiques, sur le cœur. C ­ ’est là une proposition empirique, fruit de
­constatations et de lectures, mais à laquelle est accordé le statut d ­ ’un
fondement. Elle se nourrit sans doute de la vertu républicaine dont
les Romains passent unanimement pour les modèles inégalables : le
cœur ­c’est ­l’image sensible du courage, de la fidélité à la parole donnée
et aux maximes, de ­l’endurance dans l­’adversité. Elle doit coexister
avec ­d’autres fondements rationnels et normatifs. Par exemple, la
théorie politique de Rousseau est en ce sens dualiste : ­d’un côté le
pacte, rationnel et volontaire, qui tient c­ ompte de l­ ’intérêt, de l­ ’autre
le cœur et les mœurs qui en dépendent. Ce ­qu’on pourrait appeler
le moment subjectif de la détermination du sujet ou du citoyen, cor-
respond à ­l’éthos moral aristotélicien ou à ce que Hegel va appeler la
Gesinnung éthique et politique dans les Principes de la philosophie du
droit, que le traducteur Jean-François Kervegan rend par « disposition
­d’esprit » subjective des individus18. Cette disposition ­d’esprit est
­constituée par les sentiments moraux propres à une c­ ommunauté.
Leur force ­d’obligation de la volonté émane des « valeurs » morales
qui traduisent un double mouvement : les individus reconnaissent
que les institutions de la société civile et de ­l’État sont ­l’objet vrai
de leur vouloir, et ceux-ci les reconnaissent ­comme des moments
nécessaires à leur effectivité.
Premier texte : la distinction que fait Montesquieu entre les lois et
les mœurs recoupe la différence entre le citoyen et ­l’homme ; et celle qui
est faite entre les mœurs et les manières recoupe celle entre la c­ onduite
intérieure et la c­ onduite extérieure : « Il y a cette différence entre les lois
et les mœurs, que les lois règlent plus les actions des citoyens, et que les
mœurs règlent plus les actions de ­l’homme. Il y a cette différence entre
18 Pour Hegel les structures institutionnelles de ­l’esprit objectif ­n’ont de valeur normative et
­d’efficacité morale que si elles sont prises en charge par des dispositions qui en résultent
sous forme ­d’habitudes, de sentiments, de coutumes-éthiques chez les individus. Voir Georg
Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. fr. de J.-F. Kervegan,
PUF, 1998, § 137, 267-268, en particulier la note 1, p. 212.
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 323

les mœurs et les manières, que les premières regardent plus la ­conduite
intérieure, les autres ­l’extérieure » (EL, XIX, 16, 468)19. La polarité
intérieur-extérieur marque la distinction mœurs/manières. Or les mœurs
qui sont les règles des actions de ­l’homme et pas celles du citoyen, sont
nécessairement intérieures à l­’homme, ou si l­’on veut intériorisées. Le
citoyen obéit à une règle, la loi, q­ u’il ne c­ onnaît que s­’il la rapporte à
une instance extérieure et dont la sanction est également extérieure à
son initiative. Quand ­l’homme obéit aux mœurs, il se rapporte à la
­conscience q­ u’il a du caractère obligeant et acceptable de la morale avec
laquelle il se trouve dans un rapport immédiat, substantiel, dirait Hegel.
Reprenant et gauchissant une distinction rousseauiste entre la c­ ontrainte
et ­l’obligation20, disons que le citoyen est ­contraint ­d’obéir à la loi et
que ­l’homme est obligé de suivre les mœurs ou que ­s’il les suit ­c’est
­qu’il se sent obligé de le faire. L­ ’obligation naît de l­ ’intériorisation et de
­l’appropriation par la ­conscience de normes et de règles que les individus
­confondent avec leur identité et leur appartenance à leur c­ ommunauté
morale ­d’abord, politique ensuite. En se pliant aux mœurs, ils expéri-
mentent le puissant ressort social de la c­ onformité, de la c­ onvenance.
Deuxième texte : dans un passage splendide bien ­connu du Contrat
social, Rousseau introduit les mœurs et leur importance fondamentale
pour la Législation en les inscrivant explicitement dans le « cœur » :
À ces trois sortes de lois [lois politiques, civiles, criminelles], il ­s’en joint une
quatrième, la plus importante de toutes ; qui ne se grave ni sur le marbre ni
sur ­l’airain, mais dans les cœurs des citoyens ; qui fait la véritable ­constitution
de l­’État ; qui prend tous les jours de nouvelles forces ; qui lorsque les lois
vieillissent ou ­s’éteignent, les ranime ou les supplée, ­conserve un peuple dans
­l’esprit de son institution, et substitue insensiblement la force de ­l’habitude à
celle de l­ ’autorité. Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de l­ ’opinion,
patrie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes
le autres : partie dont le grand législateur ­s’occupe en secret, tandis ­qu’il
paraît se borner à des règlements particuliers qui ne sont que le cintre de
la voûte, dont les mœurs, plus lentes à naître, forment enfin ­l’inébranlable
clef (OC, III, 394).

19 Pour le livre XIX, on lira Bertrand Binoche, Introduction à L­ ’esprit des lois de Montesquieu,
ouvr. cité, p. 162-196, qui met en évidence avec précision les raisons du grand intérêt de
Montesquieu pour les manières. Voir également de Céline Spector, « Coutumes, mœurs,
manières », Dictionnaire Montesquieu, sous la direction de C. Volpilhac-Auger, http://
dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr, 2008, rééd. 2012.
20 Voir Du c­ontrat social, I, 3, OC, III, 354.
324 JEAN-CLAUDE BOURDIN

Ce ­n’est que si on reconnaît ­l’existence de cette dimension subjective


et affective de la moralité à ­l’appui des lois, ­comme ­l’un des fondements
de la capacité politique, ­qu’on peut donner toute sa place à un thème
prépondérant au xviiie siècle : celui de la fidélité à la parole donnée, de
la garantie des engagements lors des pactes et des serments21. À côté de
la ­contrainte légale, physique on doit supposer une capacité subjective
à s­ ’obliger et à rester fidèle à ses engagements. Mais il faut faire un pas
de plus et chercher ce qui fonde et c­ onserve cette capacité qui nourrit
­l’amour de ses devoirs, vraie c­ ondition d­ ’une vie politique22.

LE CŒUR, LA RELIGION CIVILE ET LA CROYANCE


(Rousseau)

Rousseau va nous servir à saisir ­l’importance de ce sentiment. Le


premier Discours accorde une place essentielle à la « facilité de se pénétrer
réciproquement » et ­d’oser « paraître ce ­qu’on est », afin de savoir « à qui
on a affaire » (ibid., III, 8). Plus tard, dans la Lettre à C. de Beaumont,
il explique que si « dans la société chacun est en droit de ­s’informer si
un autre se croit obligé d­ ’être juste » ­c’est parce ­qu’« on suppose que la
croyance des hommes détermine leur morale » (OC, IV, 973), laquelle
détermine leur capacité politique. L­ ’assurance ­qu’il est possible d­ ’avoir
relativement aux croyances et aux dispositions morales d­ ’autrui dépend
certes de ses actes qui révèlent ses sentiments et ses intentions, ses vices
ou ses vertus. Mais la possibilité de tromper, de donner le change, et
21 Montesquieu établit un rapprochement significatif entre ­l’introduction de la « secte
­d’Épicure » sur la fin de la république romaine et la corruption des esprits. Il cite Polybe
qui soulignait ­qu’on ne pouvait faire ­confiance à un Grec : « les serments ne pouvaient
donner de la ­confiance pour un Grec » (Montesquieu, Considérations sur les causes de la
grandeur des Romains et de leur décadence, Paris, GF Flammarion, 1968, p. 84). Timeo Danaos
et dona ferentes…
22 On pourrait suggérer que le sentiment de la fidélité de ­l’engagement à la parole donnée,
est pour la vie politique moderne ce que la justice et le respect ou la retenue (dikê, aidôs)
sont pour la Cité grecque. Voir Platon, Protagoras, trad. de L. Robin, Paris, Gallimard,
1950, 322c, p. 90-91. Montesquieu mettrait plutôt l­’accent sur les manières, en tant
­qu’elles préservent la civilité qui « nous empêche de mettre [nos vices] au jour ; ­c’est une
barrière que les hommes se mettent entre eux pour s­’empêcher de se corrompre » (EL,
XIX, 16, 469).
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 325

l­ ’état des mœurs le montre assez avec la « politesse » des manières (voir
premier Discours, OC, III, 7-8), introduisent la nécessité d­ ’un garant plus
puissant. Telle est la fonction de « la religion civile » dans Contrat social
(ibid., livre IV, chap. 8, 460 et suiv.). Les « articles » de sa profession
de foi, ne c­ onsistent pas en dogmes religieux proprement dit, mais en
« sentiments de sociabilité » indispensables pour être bon citoyen, nous
dit Rousseau. Or le passage que nous venons d­ ’évoquer renferme une
étrangeté. En effet, si ses articles étaient des dogmes, ils relèveraient
de ­l’opinion et de la croyance : on s­’instruit, on reçoit, on croit, et on
affirme sa fidélité aux articles de sa croyance. Mais ­comme « sentiments
de sociabilité » ­c’est au cœur ­qu’ils ­s’adressent et c­ ’est la sincérité, non
la croyance, qui témoigne de l­ ’attachement à ces sentiments. Comment
vérifier la sincérité de celui qui a accepté ces articles ? Or Rousseau parle
bien dans ce cas de « croyance » : « Sans pouvoir obliger personne à les
croire […] » (ibid., 468). Rousseau veut peut-être dire que le fait que le
citoyen reconnaît les articles, et reconnaît ­qu’ils sont à ­l’appui de ces
sentiments indispensables à la sociabilité, et le reconnaît publiquement,
en prononçant la profession de foi civile, fait ­qu’il est à leur égard
­comme ­quelqu’un qui « les croit23 ». ­C’est avant tout la publicité de la
reconnaissance qui en fait une croyance. Ce que Rousseau établit de la
façon suivante : agir en ­contredisant les dogmes revient à se c­ onduire
« ­comme ne les croyant pas », et à avoir « menti devant les lois » (« le plus
grand des crimes », punissable de la mort) (idem)24. ­L’amour des lois
suppose celui de ses devoirs et un attachement inébranlable au devoir
­d’obligation. Seule une garantie supra-mondaine, même mondanisée
­comme ­l’est une religion civile, peut ­s’adresser à un cœur capable de
moralité civique, autrement dit capable d ­ ’accueillir durablement les
mœurs et être formé par elles25.
23 Rappelons que ces articles sont : « ­L’existence de la divinité puissante, intelligente, bien-
faisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment
des méchants, la sainteté du c­ ontrat social et des lois » (OC, III, 468).
24 Voir les notes très éclairantes de Bruno Bernardi dans son édition de Jean-Jacques Rousseau,
Du Contrat social, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 243-245, et son introduction, ibid.,
p. 28-34 (je souligne).
25 Rappelons que la querelle de l­ ’athée vertueux, soulevée par la question de savoir si l­ ’on
peut être vertueux sans croire en Dieu, ­c’est-à-dire en la Providence, ­comme le souligne
Bayle, porte principalement sur la valeur de l­ ’engagement de la parole des athées. Cette
question est loin ­d’être anecdotique : Locke dans la Lettre sur la tolérance justifie ­l’exclusion
des athées du bénéfice de la tolérance ainsi : « Les promesses, les ­contrats, les serments et
la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne seuraient engager un athée
326 JEAN-CLAUDE BOURDIN

Les mœurs sont ainsi le résultat en chaque individu de l­ ’ajustement


de ses ­conduites aux normes reçues grâce à un travail portant sur son
intériorité, ou transformant son intériorité en instance morale. Les analyses
de Foucault sur la nécessité pour ­l’individu « ­d’opérer non pas seulement
­comme agent, mais ­comme sujet moral » de ses actions, et pour cela de
déterminer sa « substance éthique » afin de se transformer en sujet des
mœurs26, nous semblent pertinentes pour rendre ­compte de la c­ onstitution
de cette intériorité morale. Essayons de déterminer plus précisément ce
que signifie le cœur ­comme instance des mœurs intériorisées : il ­s’agit
de la ­conscience morale dont le ­contenu est le devoir de maintenir et
­conserver les sentiments qui assurent des rapports de bienveillance
avec les autres citoyens27 ; la volonté de l­’accomplir est la c­ onséquence
des institutions sociales qui savent le « dénaturer » en substituant à
­l’unité absolue ­qu’est ­l’individu naturel, une existence relative qui, en
en faisant la partie de ­l’unité du tout, ne le rend « sensible que dans le
tout » (OC, IV, 248)28. ­S’il en est ainsi, le cœur c­ onserve les mœurs, et
changer les mœurs tyranniquement ne peut q­ u’être ressenti c­ omme une
violence exercée ­contre ­l’être même de ­l’homme dans le citoyen, dans ce
­qu’il est le plus intimement, ­c’est-à-dire le plus authentiquement, selon
Rousseau29. Cette autre dualité doit être relevée : les mœurs qui sont
de ­l’homme et dans ­l’homme sont pour le politique les ­conditions du
citoyen. Elles représentent le pré-politique q­ u’on le ­comprenne ­comme
à tenir sa parole » (John Locke, Lettre sur la tolérance et autres textes, éd. J.-F. Spitz, Paris,
GF Flammarion, 1992, p. 206, je souligne). Il est possible que cette insistance sur la
bonne foi, le respect des promesses et des ­contrats provienne du paradigme ­commercial
appliqué à la vie urbaine, et à une ­conception rationnelle de la richesse qui ­contribue au
salut des hommes. Je renvoie au livre de Giacomo Todeschini qui étudie ce processus
depuis le treizième siècle, Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de mar-
ché, trad. fr. de N. Gailius et R. Nigro, Paris, Éditions Verdier, 2008. Pour une analyse
de la promesse dans la philosophie du droit, voir Alain Boyer, Chose promise. Étude de la
promesse, à partir de Hobbes et quelques autres, Paris, PUF, 2014.
26 Voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité, II, L ­ ’usage des plaisirs, Paris, Gallimard,
1984, p. 32-38.
27 Les « citoyens » car, ­comme le précise Émile, « Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne
sont ­qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. […] ­L’essentiel est ­d’être bon aux gens avec
qui on vit » (OC, IV, 248-249).
28 Sur cet important thème, voir le développement de II, 7, du Contrat social, ouvr. cité,
p. 381.
29 Sur la critique de l­ ’identité de l­ ’authenticité et de la vertu chez Rousseau, voir Bernard
Williams, Vérité et véracité, trad. fr. de J. Lelaidier, Paris, Gallimard, 2006, p. 207 et
suiv. et Le Neveu de Rameau, ouvr. cité, qui est une réfutation de cette identité.
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 327

ce qui est supposé par la politique, ou c­ omme ce que la loi rencontre


devant elle, indépendante ­d’elle et avec quoi elle doit savoir jouer.

LA NATURALITÉ DES MŒURS


(Bodin)

En effet du point de vue des lois et pour les législateurs, les mœurs se
présentent ­comme un donné préalable qui leur est extérieur, qui a déjà
forme et figure de normativité et qui caractérise le peuple singulier ­qu’ils
doivent gouverner. Les lois gouvernent les peuples, mais elles le font en
passant par la médiation des mœurs, car elles agissent sur des individus
déjà formés par les mœurs. ­L’insistance avec laquelle on souligne que
­n’importe quel système de législation ne ­convient pas pour ­n’importe
quel peuple, que tout peuple est toujours un peuple qualifié, déterminé,
singulier, exprime la ­conscience ­qu’il faut tenir ­compte de ce qui ­d’abord
échappe à ­l’initiative politique mais sur quoi elle ­s’exerce. En ce sens
les mœurs sont pour les lois ­comme leur matière, leur présupposition
­concrète et déjà singularisée. Il ­n’y a pas de vraie tabula rasa morale.
Certes ce n­ ’est pas une matière indéterminée et passive, bien plutôt une
matière déjà formée : ­c’est pourquoi elles peuvent être dites « naturelles ».
Ce ­n’est pas par hasard si Bodin a recours au vocabulaire de la forme
et de la nature pour rendre ­compte de ­l’action de la république sur ce
­qu’elle trouve en face d­ ’elle et sur ce q­ u’elle doit opérer.
Au début du cinquième des Six livres de la République, il explique
­qu’après avoir traité de « ­l’état universel des Républiques » il va ­s’occuper
de ce qui est particulier, produit par la diversité des peuples « afin
­d’accommoder la forme de la chose publique à la nature des lieux, et
les ordonnances humaines aux lois naturelles30 ». La nature est présente
­comme ce que le législateur rencontre, qui limite ses « édits et ordon-
nances ». Font parties de la « nature » pays, climats, villes de montagne
et de vallées qui présentent une diversité et une variété ­d’« humeurs, et
30 Jean Bodin, Les six livres de la République, Paris, Fayard, 1986, livre V, chap. 1, p. 7. Je
modernise l­’orthographe et donne la référence des citations entre parenthèses (livre,
chapitre, pages). Je souligne.
328 JEAN-CLAUDE BOURDIN

de mœurs aussi », qui caractérisent ­l’esprit des habitants : par exemple,


sujets portés à la sédition, ou bien enclins par leur « naturel » au gouver-
nement populaire ou aristocratique, etc. Comprises ­comme « naturelles
inclinations des peuples » les mœurs ­constituent donc « la matière » sur
laquelle travaillent les lois et les coutumes des républiques (V, 1, 57 ;
je souligne). Pour savoir ­comment mieux les gouverner, par la force, la
religion, la persuasion, la ruse, etc., Bodin affirme, tranchant par avance la
« querelle des climats », que la nature n­ ’emporte pas de nécessité absolue
et ­qu’il est toujours possible de modifier des inclinations premières, car « la
nourriture, les lois, les coutumes ont de puissance à changer la nature »,
autrement dit la nature peut changer la nature, mais par une décision
morale (V, 1, 52 ; voir 52-56). Mais y ­compris dans les « caractères »
naturels, la dimension morale n­ ’est pas absente, car ils ont ipso facto une
valeur morale, évaluatrice, p­ uisqu’ils ­concernent les rapports avec autrui :
la colère, la miséricorde, la patience, la douceur, la sévérité, la férocité (V,
1 passim). Autrement dit, si les mœurs seront dites « naturelles » bien que
les caractères ­qu’elles jugent soient déjà moraux, porteurs ­d’évaluation
morale affectant autrui et la société31, ­c’est q­ u’elles sont produites par des
­conditions naturelles, ce qui ne veut pas dire seulement « physiques ».
Cette approche est intéressante car elle situe la nature et la c­ ulture, la
morale en ­l’occurrence, dans un rapport ­d’enveloppement réciproque,
le naturel possédant ­d’emblée une dimension morale, la morale venant
accorder les caractères et humeurs aux lois de la République. Il existe
cependant une donnée naturelle qui résiste à la morale et qui ­conduit les
mœurs à exiger une police qui peut la dénaturer : la sexualité32.
31 ­C’est ainsi que l­orsqu’il présente l­’institution du Cens à Rome, il rappelle q­ u’elle sert
également à « régler et morigéner les sujets » (ibid., VI, 1, 8). Ciblant ­d’abord le domaine
des biens et la levée des impôts et des taxes, et pour cela la probité des citoyens et des
Sénateurs, la censure en est venue à « censurer et noter la vie et les mœurs ­d’un chacun
[…]. En effet les plus détestables vices et qui plus gâtent la République » échappent à
la loi, ­comme « la perfidie », « le parjure », « ­l’ivrognerie, les jeux de hasard, les paillar-
dises et lubricités » et les « vagabonds », « fainéants » et « ruffians » qui corrompent les
bons sujets par leur mauvais exemple (ibid., VI, 1, 20-21, 22-23). Ce dernier point est
important parce ­qu’il signale ­l’existence de fautes qui sous le nom de vices échappent
aux tribunaux. Or ces vices ne sont pas moins pernicieux pour la République que les
délits du droit pénal.
32 Le rapport de la sexualité et des mœurs est un sujet ­considérable à l­ ’époque des Lumières,
dans la mesure où la sexualité est immédiatement investie par la politique. Pour Rousseau,
par exemple, l­ ’accès à la sexualité chez le jeune homme est c­ ontemporain de son passage
à la civilité, ­l’amour (et la jalousie) engendrant les premiers liens sociaux. La différence
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 329

LA NATURALITÉ DES MŒURS


La résistance du sexe
(Helvétius, Diderot, les Otaïtiens)

La naturalité des mœurs se trouve dans les objets dont elles règlent
l­ ’usage. À côté de ce qui ­concerne les besoins et les modes de leur satis-
faction, que définiraient plutôt les coutumes ou les manières, c­ omme le
manger et le boire, ou la façon de se vêtir, qui peut avoir une fonction
symbolique, à laquelle sous le nom de « manières » les hommes peuvent
être passionnément attachés33, le naturel que ciblent les mœurs ­c’est
essentiellement la sexualité. Il s­ ’agit d­ ’ordonner la différence des sexes et
les identités sexuelles, les rapports entre sexes et leur rôle respectif dans
la société. Si les Lumières ont été ce moment où les mœurs sexuelles
ont été intensément questionnées ­c’est parce que la ­conscience, appa-
remment indiscutée, que ­l’ordre social repose sur une différenciation
sexuelle fondée en nature et soumise à la reproduction de la famille34,
rencontre le problème que pose le plaisir du sexe, fondé lui aussi en
nature. Si le plaisir est naturel et si du fait de sa naturalité il acquiert
une positivité et une valeur morale, sous la plume de Diderot il accède
au statut ­d’opérateur ontologique : « Songe que ­c’est le plaisir qui ­t’a
tiré du néant35 ».
Le problème du plaisir – pour la morale du moins – est double. Son
indépendance par rapport à la fonction de reproduction de la sexua-
lité se heurte à l­’encadrement juridique et moral de l­’amour voué à la
sexuelle et la femme sont chargées de fonder une théorie où les c­ ontradictions sont au
cœur des rapports avec les hommes. Sur ces points, voir ­l’incisif travail ­d’Yves Vargas,
Rousseau, ­l’énigme du sexe, Paris, PUF, 1997 et Les promenades matérialistes de Jean-Jacques
Rousseau, Paris, Le temps des cerises, 2005, le chapitre i en particulier. Notre choix
de Diderot ­s’explique par le caractère frontal de ­l’opposition sexe-morale, et ­l’absence
­d’issue réconciliatrice chez lui : il n­ ’y a pas de rapport sexuel et l­’amour ­n’a rien à voir
avec la morale. ­D’où le privilège de ­l’amitié, y ­compris avec une amante, et le critère
populationniste en morale.
33 On pense irrésistiblement au mécontentement des Moscovites devant la « violence » de
Pierre Ier qui voulut les obliger à couper la barbe et les tuniques. Voir EL, XIX, XIV,
467.
34 Voir l­ ’étonnant article « Société » de ­l’Encyclopédie, ouvr. cité, vol. XV, p. 252-258.
35 Diderot, article « Jouissance ». Voir sur la sexualité F. Salaün, ­L’affreuse doctrine, ouvr. cité,
p. 241-244, où sont cités ces mots.
330 JEAN-CLAUDE BOURDIN

reproduction. La puissance du plaisir des femmes, c­ omme l­’enseigne


Helvétius, fait de lui la motivation principale des hommes et les femmes
sont investies du rôle de « ressorts » efficaces pour rendre les c­ onduites
vertueuses36. Avec moins de sauvagerie que Sade, Diderot, en soulignant
« ­l’inconvénient d­ ’attacher des idées morales à certaines actions physiques
qui n­ ’en c­ omportent pas37 », rend sensible l­ ’idée que le plaisir du sexe ne
peut que transgresser les normes morales, pire, ou mieux, q­ u’il leur est
étranger, ­qu’il ne peut même ­s’y soumettre. ­C’est ainsi que la (vertu de)
fidélité est incompatible avec les variations de ­l’amour, ce ­qu’Helvétius
appelle plaisamment « les désirs ambulatoires et variables de ­l’homme
et de la femme » (DH, note 3, 738). ­C’est ce qui se dégage, par exemple,
des réponses froides et cruelles de Gardeil à Mademoiselle de La Chaux
dans Ceci n­ ’est pas un ­conte, dialogue entre une femme qui ­s’est dévouée
entièrement au risque de sa santé pour son amant et ce dernier : « Je ne
vous aime plus ; ­l’amour est un sentiment éteint dans mon cœur pour
vous […]. – Mais apprenez-moi pourquoi vous ne ­m’aimez plus. – Je
­l’ignore. Tout ce que je sais, ­c’est que j­ ’ai ­commencé sans savoir pourquoi,
que j­’ai cessé sans savoir pourquoi, et que je sens q­ u’il est impossible
que cette passion revienne38 ». Mais Diderot ménage dans le Supplément
au voyage de Bougainville le retour d ­ ’une norme morale d ­ ’autant plus
puissante q­ u’elle s­ ’appuie sur le plaisir naturel inséparable de la fécondité
et du souci de la population et ­qu’il y est fait abstraction des exigences
subjectives du désir de chacun. Paradoxalement l­ ’utopie tahitienne n­ ’est
pas libertine mais populationniste et soumise à des ­contrôles sévères et
tatillons, où le plaisir est ­comme une ruse de la nature pour donner à
la société de beaux et sains enfants.
Comme on voit, la sexualité embarrasse : la morale sexuelle est
écartelée entre la valeur de la reproduction et de la population et le
plaisir du sexe, deux expériences différentes, voire antagonistes39. Il
serait grotesque de prétendre résumer en quelques phrases la morale

36 Voir Helvétius, De ­l’esprit, ouvr. cité, le Discours III, en particulier le chap. xv : les


femmes de Lacédémone, puissants ressorts de la législation de Lycurgue, p. 324 et suiv.
37 Cette question est présentée ­comme étant ­l’objet du « dialogue entre A et B » dont
le prétexte est le voyage de Bougainville à Otaïti. Il ­s’agit du Supplément au voyage de
Bougainville, Œuvres, II, ouvr. cité, p. 541 et suiv.
38 Diderot, Ceci ­n’est pas un c­onte, Œuvres, II, ouvr. cité, p. 513.
39 Il s­ ’agit là, soit dit en passant, d­ ’une c­ ontradiction vécue par Diderot et d­ ’autres. Diderot
peut aimer écrire et lire des « polissonneries » et rédiger un article splendide sur le plaisir
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 331

sexuelle des Lumières. Nous nous c­ ontentons d ­ ’indiquer que chez le


seul Diderot on rencontre une variété de c­ onceptions, évaluées selon les
critères horaciens de « ­l’habile jointure » de ­l’agréable et de ­l’utile40 :
depuis une ­conception libérale de la masturbation, de ­l’homosexualité,
de l­’inceste, de l­’adultère, j­usqu’aux Tahitiens voués à la reproduction
et dépourvus de préjugés, et à ­l’obligation déclinée à sa fille de se plier
à ses devoirs d ­ ’épouse41. Il est remarquable que le thème des trois
codes chez Diderot apparaisse l­orsqu’il est question de désir, de plaisir,
de sexe42. La sexualité est le cas où les mœurs ­n’arrivent à informer la
nature ­qu’au prix ­d’une violence ­contre elle et du malheur des indi-
vidus. Les mœurs en matière de sexualité sont le chef ­d’œuvre de la
morale civile et religieuse, qui va ­s’imposer au siècle suivant, en créant
­l’intimité ­comme foyer où se joue le grand ­combat entre le plaisir et
les « bonnes mœurs », et dont le Code civil et le Code pénal ont besoin
pour ­s’imposer sur la sexualité.
Ces caractères naturels des mœurs soulignent ce ­qu’on pourrait
appeler leur positivité.

pur sexuel dans l­ ’article « délicieux », ou se préoccuper de balancer le plaisir sexuel par
l­ ’obsession populationniste dans « jouissance ».
40 Voir l­’étude de Sophie Audidière, « Poétique de l­’utilité. Fictions évaluatrices et expé-
rimentations sexuelles chez Diderot », dans Lumières, matérialisme et morale, autour de
Diderot, éd. Colas Duflo, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, p. 97 et suiv.
41 Voir Diderot, « lettre à Madame Caroillon, née Diderot », 13 septembre 1773, LV, V,
1997, p. 1124-1126.
42 Voir Diderot, Supplément, LV, II, 57 (et en III, 537 et 634), Diderot distingue trois codes :
le naturel, le civil et le religieux. À chaque code correspondent des lois. Les lois désignent
pour lui tout ce qui a valeur ­d’obligation et enveloppe aussi bien les lois civiles que les
lois naturelles et religieuses que les mœurs. Les Otaïtiens ont des mœurs : « excepté
ce recoin écarté de notre globe, il ­n’y a point eu de mœurs, et il ­n’y en aura peut-être
jamais nulle part » (ibid., p. 570). Ce qui veut dire ­qu’ils offrent un cas-limite où avoir
des mœurs signifie que des besoins naturels, puissants, utiles et dont la satisfaction est
accompagnée de plaisir, sont codifiés, sans référence à des valeurs morales étrangères à
­l’utile et à l­ ’agréable.
332 JEAN-CLAUDE BOURDIN

POSITIVITÉ DES MŒURS


Les mœurs sans les opinions
(Bayle)

Par positivité on ­n’entend pas ce qui est posé par le droit humain,
par opposition au droit naturel, mais simplement la qualité de ce qui
existe par soi, qui a ses propres règles et à quoi la raison se ­confronte
­comme à ce qui lui est extérieur et indépendant de ses catégories. Est
positif ce qui relève de la nécessité immanente d­ ’un phénomène. Pour
illustrer cette idée, on tirera profit des implications du « paradoxe de
Bayle » : les mœurs ne dépendent pas des opinions, les c­ onduites ne sont
pas des applications de croyances ou des c­ onclusions de raisonnements
spéculatifs.
Le « paradoxe de Bayle43 » retient en général ­l’attention à cause de son
objet, des polémiques q­ u’il entraînées et de la viabilité de ce qui ­n’était
­qu’un argument rhétorique, une « ­conjecture » : une société qui ne serait
­composée que ­d’athées non seulement est possible, mais les personnes
ne ­s’y ­conduiraient pas plus mal que des chrétiens. Or cet argument
se développe en une théorie moins ­commentée sur les rapports entre
les actions et les opinions, théorie qui est le présupposé du paradoxe
et qui donne à l­’inconséquence humaine une valeur épistémologique
inaperçue. Selon Bayle les hommes n­ ’agissent pas en fonction de leurs
principes (religieux), autrement dit les opinions ne sont pas les « véritables
ressorts qui nous font agir ». L­ ’argumentation porte sur l­ ’idée exprimée
au titre du paragraphe « CXXXVI – Que l­’homme n ­ ’agit pas selon
ses principes » (cf. CXXXVIII, 17 suiv., CXLIII, 2 et 135-136). Il en
43 Voir Pierre Bayle, Pensées diverses sur la c­omète, t. II, éd. critique de A. Prat et P. Rétat,
Saint-Genouph, Librairie Nizet, 1984, § cxxxiii-CCI, p. 5-182. Le « paradoxe » propre-
ment dit est exposé aux § cxxxiii (ibid., p. 6-8, CLXI, c­ omme une « ­conjecture » (ibid.,
p. 77-78) et CLXXII, (ibid., p. 102-105). ­L’exposé de Bayle est remarquablement subtil,
il entrelace des raisons et des faits, ­l’histoire et la logique et fait un usage ­complexe de
la théologie, en particulier de celle d­ ’Augustin. Cela explique sans doute la masse de
­contre sens et de malentendus qui ont nourri la dite polémique sur le paradoxe. Ce qui
suit ne prétend nullement dire quoique ce soit d­ ’original sur cette question déjà bien
étudiée et ­commentée. Voir récemment Bertrand Binoche, Religion privée, opinion publique,
Paris, Vrin, 2012, p. 23-50. ­J’indique le numéro du § et la page entre parenthèses après
chaque citation.
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 333

donne des preuves empiriques mais la justification de cette théorie est


un principe anthropologique, qui prolonge un dogme religieux, mais
en modifie le sens et la portée : les hommes préfèrent le plaisir et la
joie à tout autre c­ onsidération : « On ne fait pas de difficulté d­ ’aller au
chagrin et à la douleur, pourvu q­ u’on passe par la joie, ni de passer par
la douleur et par le chagrin pourvu ­qu’on aille au plaisir » (CLXVII,
89). Mais si cette thèse ­s’accorde avec le dogme de la volonté faillible
révélée par la chute, Bayle l­ ’inscrit dans une anthropologie positive qui
essaye de rendre c­ ompte de l­’inconséquence des hommes, au lieu de la
­condamner. Elle est inséparable de la nature de ­l’homme, elle se déduit
­comme un phénomène naturel que ­l’on peut observer : « Le tempéra-
ment, l­’inclination naturelle pour le plaisir, le goût que ­l’on c­ ontracte
pour certains objets, le désir de plaire à q­ uelqu’un, et habitude gagnée
dans le ­commerce des amis, ou quelque autre disposition qui résulte
du fond de notre nature, en quelque pays que ­l’on naisse et de quelques
­connaissances que l­ ’on nous remplisse l­ ’esprit » (CXXXVI, 12). À cette
explication Bayle joint une autre ­d’ordre logique, qui récuse la thèse de
la détermination des actions pat les opinions, en soulignant la spécificité
du raisonnement moral. Pourquoi ne sont-ce pas « les opinions générales
de ­l’esprit qui nous déterminent à agir » (CXXXVIII, 17) ? À cause des
passions. Soit, mais il y a là une « incongruité », savoir que l­’homme
qui croit sincèrement « un Dieu, un paradis et un enfer », ne fasse rien
de ce ­qu’il sait lui être agréable (CXXXV, 9). ­N’y a-t-il que l­’état de
péché qui explique cette ­contradiction ? Voici « la cause de cette incon-
gruité […]. ­C’est que l­ ’homme ne se détermine pas à une certaine action
plutôt ­qu’à une autre, par les ­connaissances générales de ce ­qu’il doit
faire, mais par les jugements particuliers q­ u’il porte de chaque chose,
­lorsqu’il est sur le point d­ ’agir. […] Il ­s’accommode presque toujours à
la passion dominante du cœur, à la pente du tempérament, à la force
des habitudes ­contractées, et au goût ou à la sensibilité que ­l’on a pour
certains objets » (CXXXV, 9-10).
La logique correspondant aux actions est celle du particulier, lequel
dépend de facteurs naturels propres aux individus particuliers. Bayle
ne dit évidemment pas que lorsque nous agissons nous n­ ’avons pas
­d’opinion ; il dit que nous n­ ’agissons pas en fonction d­ ’opinions géné-
rales, c­ omme sont les croyances religieuses ou les thèses métaphy-
siques et morales. Le recours à ces croyances et ces thèses relève de
334 JEAN-CLAUDE BOURDIN

la rationalisation ou de la légitimation secondaires. Les ­conduites,


les raisons particulières et les c­ onditions psychologiques naturelles
­constituent les mœurs telles ­qu’elles sont effectivement actives. Elles
­s’opposent aux ­constructions artificielles qui visent à imposer un ordre
moral c­ ontraire à la nature humaine et qui est au profit d­ ’institutions :
­l’Église, ­l’État, la justice par exemple.
La leçon de Bayle est la suivante : il affirme ­d’abord que les mœurs
réclament un mode de ­connaissance spécifique : « Que ­l’homme soit
une créature raisonnable, tant ­qu’il vous plaira ; il n­ ’en est pas moins
vrai q ­ u’il n­ ’agit jamais c­ onséquemment à ses principes. Il a bien de
la force dans les choses de spéculation, de ne point tirer de mauvaises
­conséquences, car, dans ces sortes de matières, il pèche beaucoup plus
par la facilité q­ u’il a de recevoir de faux principes que par les fausses
­conclusions quel en tire. Mais c­ ’est tout autre chose quand il est question
de bonnes mœurs » (CXXXVI, 11). Comment expliquer dès lors que les
athées ont été et peuvent être des gens honnêtes ? Comme tout le monde
il ­n’existe chez eux aucune c­ onformité entre leurs sentiments sur Dieu
et leurs actions. Et si on suppose que leur doctrine est affreuse, soyons
rassurés, leurs mœurs ne le seront pas, en fonction de leurs opinions.
Comme tout le monde ils sont guidés la plupart du temps par leurs
passions et c­ ommettent les vices que l­ ’on c­ ommet couramment. Enfin
ils sont aussi vertueux que les païens et les croyants car ­comme eux ils
sont retenus par « la dure loi de l­ ’honneur, qui les expose à l­ ’infamie »
quand ils se laissent aller à l­’impudicité par exemple (CLXII, 79). De
façon plus générale l­’hypothèse ­d’une société ­d’athées est recevable
si on ­comprend que ­l’ignorance de Dieu, créateur du monde et de sa
Providence, « ­n’empêcherait pas les membres de cette société ­d’être
sensibles à la gloire et au mépris, à la récompense et à la peine, et à
toutes les passions qui se voient dans les autres hommes. » Ces mobiles
très mondains les disposeraient à faire le bien, assister les pauvres,
­s’opposer à ­l’injustice, être fidèles à ses amis, mépriser les injures et
renoncer aux voluptés du corps, soit parce que le besoin ­d’avoir des amis
les y pousserait, soit parce que « le désir d­ ’être loués les pousseraient à
toutes ces belles actions qui ne sauraient manquer ­d’avoir ­l’approbation
publique » (CLXXII, 103). La recherche de l­ ’« approbation publique »,
­qu’on l­ ’interprète c­ omme une dangereuse soumission au « monde », ou
­comme une suite du désir du « plaisir et de la joie », introduit dans la
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 335

vie passionnelle une règle du gouvernement des mœurs, à côté du droit


pénal qui poursuit les criminels.
Bien que la fonction de censure reconnue à l­’approbation publique
va jouer un rôle central dans la réflexion sur une correction immanente
des vices, il faut bien dire que la position de Bayle sur ­l’indépendance
des raisons des actions par rapport aux croyances et opinions ­n’a guère
fait d ­ ’émules, sinon chez Helvétius, c­ omme on va le voir. C ­ ’est q
­ u’à
­l’époque des Lumières tout le monde ­s’accorde à ­considérer que les
opinions ­conditionnent la morale, ­l’esprit des institutions et ­l’état de
bonheur ou de malheur des hommes. Les erreurs, les préjugés, l­ ’ignorance
sont c­ onstamment invoqués pour expliquer que les hommes aient pu
aller ­contre leur désir naturel de se ­conserver et d­ ’être heureux. Si est
idéaliste celui qui pose que les idées c­ onduisent le monde, il faut dire
que bien des matérialistes sont des idéalistes. À preuve cette affirmation
de d ­ ’Holbach qui se retrouve maintes fois répétées dans son œuvre :
« Toutes les erreurs des hommes sont des erreurs de physique. […] Toute
erreur est nuisible ; ­c’est pour ­s’être trompé que le genre humain ­s’est
rendu malheureux » ; « Il est donc évident que l­ ’ignorance est la source
­commune des erreurs du genre humain. Ses préjugés sont les vraies
causes des malheurs qui l­’assiègent de toutes parts44 ».
En affirmant que les mœurs sont des suites des opinions, est trouvé
le moyen terme qui permet de se représenter le mode de gouvernement
des mœurs sur les volontés. Là encore, il semble ­qu’on se trouve face à
une idée massivement acceptée. Mais Helvétius fait exception parmi
les grands théoriciens de la politique. Certes en homme des Lumières
il pense que ­l’ignorance et ­l’inculture, vices propres aux Grands et
encouragés par le clergé, sont responsables de la mauvaise administration
de la France. Cependant il expose une c­ onception des mœurs qui leur
reconnaît une rationalité et une plasticité immanentes qui expliquent
­qu’elles peuvent changer sans faire renoncer les hommes à leur plaisir.

44 Paul-Henry Thiry D ­ ’Holbach, respectivement Système de la nature, ouvr. cité, Ière Partie,


chap. 1, p. 169 et 170 et Essai sur les préjugés, chap. i, p. 11 et 12, in Œuvres philosophiques
­complètes, édit. de J.-P. Jackson, II, Paris, Éditions Alive, 1999.
336 JEAN-CLAUDE BOURDIN

LES MŒURS SANS ­L’OPINION


Helvétius

Parmi les philosophes des Lumières, Helvétius est incontestablement


celui qui emprunte la voie ­qu’ouvre Bayle. On a trop tendance à chercher
dans l­’auteur de De ­l’esprit45 ­l’ancêtre des grands utilitaristes anglais
et on ne remarque pas que la place centrale ­qu’il accorde à l­ ’amour de
soi, à la recherche du plaisir et au jugement ­d’intérêt est moins une
thèse spéculative q­ u’un principe politique46. Il pose ­l’universalité de
la sensibilité physique, de l­ ’amour de soi qui se développe en passions
et en désir d­ ’être heureux et puissant. Sa philosophie morale se pro-
pose de montrer que les c­ omportements moraux sont des résultats de
la manière avec laquelle un bon législateur sait tourner l­ ’intérêt et les
désirs des hommes en faveur du bonheur de la société. Les vices (ce que
« les moralistes hypocrites » appellent des vices) peuvent être mis au
service du bien de la nation. Comment s­ ’y prendre ? On peut présenter
le raisonnement ­d’Helvétius, ­qu’il ne cesse de reprendre et de vérifier
sur de nombreux cas, de la façon suivante. Soit un ­comportement que
la morale théologique et populaire réprouve. Il ­s’agit de faire changer
les acteurs. Le but est de transmuer ­l’attachement égoïste à ses plaisirs
en une action dont les résultats seront bénéfiques au public. Helvétius
ne se pose pas exactement la question de la c­ omposition des intérêts
particuliers par le législateur, ni ne suggère un arrangement positif
opéré spontanément. Par rapport à Bayle qui reste tributaire d ­ ’une
anthropologie du péché, Helvétius prend les vices non ­comme des effets
­d’une faute de la volonté mais ­comme le résultat de la législation : « Les
vices ­d’un peuple sont, si ­j’ose le dire, toujours cachés au fond de sa
législation ; c­ ’est là q­ u’il faut fouiller, pour arracher la racine produc-
trice de ces vices » (DE, II, XV, 147). Pour changer les mœurs il ne
faut pas changer les idées des citoyens, il faut changer la législation :
45 Helvétius, De ­l’esprit, ouvr. cité Les citations sont référencées entre parenthèses, avec
­l’indication de DE suivie du Discours, du chapitre et de la page.
46 Je me permets de renvoyer à Jean-Claude Bourdin, « Helvétius, ­l’idée ­d’une science de
­l’homme et la politique », in Matérialistes français du xviiie siècle, La Mettrie, Helvétius,
­d’Holbach, sous la direction de S. Audidière, J.-C. Bourdin, J.-M. Lardic, F. Markovits,
Y. C. Zarka, Paris, PUF, 2006.
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 337

« ­c’est par la réforme des lois q ­ u’il faut c­ ommencer la réforme des
mœurs » (ibid., II, XV, 150). Certes les hommes ont des opinions et
les lois sont des causes qui les modifient. On ne peut le ­comprendre
que si on admet d­ ’une part que les idées sont des modes de l­’intérêt
sensible, autrement dit une passion et d­ ’autre part que l­’action n­ ’est
possible ­qu’entre des choses de même nature. Ainsi, « ­c’est une passion
qui seule peut triompher ­d’une passion » et c­ ’est grâce à une passion
­qu’il est possible de faire changer ­d’opinion (idem). Si Helvétius affirme
la dépendance des mœurs par rapport aux lois, c­ ’est pour ­contourner
le rôle des opinions dans le changement des c­ omportements. Mais
bien q ­ u’il rabatte ­complètement les mœurs sur la législation (ibid.,
II, XVII, 163), il réserve une place pour ­l’estime publique. Celle-ci
est le juge qui qualifie les idées, de vraies, ­d’intéressantes, de fausses,
les passions et les actions de vertueuses, vicieuses ou permises au sein
­d’une nation en fonction de leur utilité, de leur caractère nuisible ou
indifférent. ­L’utilité réelle ou apparente est le fondement des mœurs,
le critère de l­ ’intérêt général (voir tout le deuxième Discours). L­ ’estime
règle les mœurs doublement : en indiquant aux citoyens quelles sont
les actions utiles qui sont attendues et pour cela louées, et en donnant
au législateur un guide pour orienter les sentiments et les faire servir
­l’utilité publique. La politique ou la législation, s­ ’occupe de mettre au
point des règlements qui ­contraignent les hommes à placer leur pro-
messe de plaisir sur un objet qui capte leurs passions pour produire
un résultat bénéfique pour le public.
En résumé : la position d­ ’Helvétius reconnaît bien à l­’opinion une
fonction mais elle est moins celle ­d’une censure que celle d­ ’une instance
où se ­constituent les valeurs et les normes morales qui sont celles que
le public reconnaît c­ omme favorables à son sens de l­’utilité publique
(et il est possible ­qu’il puisse se tromper). Il est vrai ­qu’un individu qui
verrait une c­ ontradiction entre ses opinions particulières morales et
­l’opinion du public, aura intérêt à en changer et il le fera de lui-même.
Deuxièmement, dans le cas où des actions, provoquées par des nouveautés
incontrôlables (dues au c­ ommerce par exemple), obéissent à des intérêts
qui restent particuliers et ­s’opposent à ­l’intérêt de la nation, il revient au
législateur de modifier les c­ omportements d­ ’abord par des c­ ontraintes
légales ou matérielles qui les c­ ontraignent à changer en même temps
­d’opinion sur ce qui est utile pour eux, découvrant alors que ­c’est utile
338 JEAN-CLAUDE BOURDIN

aussi pour le public. Comment devenir ou plutôt faire devenir vertueux


les gens malgré eux mais sans les ­contraindre directement ? Tel est
­l’objectif du législateur helvétien. En ce sens il ­n’agit jamais directement
sur les mœurs ni sur les opinions mais sur les ­conditions matérielles et
légales qui encadrent, stimulent, orientent et intensifient la puissance
des passions et les actions, ce qui a des effets sur les mœurs. Les livres
­d’Helvétius fourmillent d­ ’exemples. N ­ ’en retenons que deux pour illus-
trer l­ ’exposé précédent. Posons, c­ omme ­conséquence de ­l’anthropologie
helvétienne c­ oncernant la sensibilité, le plaisir, les passions et l­ ’intérêt,
que les hommes ­n’aiment les vertus, la richesse, la gloire, etc., que pour
« les plaisirs dont ils sont représentatifs » (DH, II, 10, 193).

1) La séduction des femmes est une affaire importante car elle vise
l­ ’obtention d­ ’un plaisir particulièrement recherché ; de même les femmes
éprouvent du plaisir à être l­’objet de la galanterie des hommes. Ce
plaisir encourage la coquetterie et la fausseté des femmes galantes.
Un législateur qui ne perdrait pas son temps à vitupérer les mœurs de
libertinage et la pernicieuse influence des femmes, mais qui jugerait que
la galanterie est nuisible à ­l’État en monopolisant des passions mieux
employées ailleurs, opposerait leur « vanité avec [leur] coquetterie », en
leur faisant « sentir que la pudeur est une invention de l­’amour et de
la volupté raffinée ; que c­ ’est à la gaze, dont cette même pudeur couvre
les beautés ­d’une femme, que le monde tout la plupart de ses plaisir »
(DE, II, 15, 150-151).

2) Supposons que l­ ’État ­considère que le luxe est une nécessité car il
enrichit un grand nombre d­ ’artisans et indirectement toute la société.
Or les femmes sont les instigatrices de ­l’importance du luxe : dans
leur désir de plaire, elles recherchent des vêtements et des parures qui
donnent du travail à un grand nombre d­ ’ouvriers qui autrement seraient
sans emploi. Il n­ ’y a aucun sens à faire voter des lois somptuaires et à
faire des sermons aux femmes pour ­qu’elles renoncent à la galanterie
car ­l’État en se privant ­d’une source de richesses se ­contredirait et les
femmes, mises en demeure de paraître « sages », ou bien deviendraient
hypocrites, ou bien croiraient bien faire en usant de leur argent pour
venir au secours de mendiants, ­c’est-à-dire de gens inutiles à ­l’État (voir
DE, II, 15).
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 339

Il en découle ce précepte de gouvernement : « On ne peut se flatter de


faire aucun changement dans les idées ­d’un peuple, ­qu’après en avoir fait
sans sa législation ; que ­c’est par la réforme des lois ­qu’il faut ­commencer
la réforme des mœurs, que des déclamations ­contre un vice utile dans
la forme actuelle ­d’un gouvernement seraient politiquement nuisibles si
elles ­n’étaient vaines ; mais ­qu’elles le seront toujours parce que la masse
­d’une nation n­ ’est jamais remuée que par la force des lois » (idem, 150).
On aura remarqué q­ u’Helvétius néglige la force propre des opinions
qui sont soit placées en position dernière, ­comme résultat de ­l’action
des lois et du changement des mœurs, soit c­ omme le reflet de ce q­ u’une
société pense ­comme exprimant ce qui lui est utile. On pourrait alléguer
son matérialisme qui donne ­l’initiative du mouvement aux mœurs et
aux lois p­ uisqu’elles remuent les passions. ­C’est-à-dire ­qu’il reconnaît le
primat de la pratique en tant ­qu’elle modifie les hommes. Cette position
est ambitieuse et correspond à la thèse qui dit que « ­l’éducation peut
tout » (DH, X, 10, 879) que l­’homme, « poupée humaine » (DH, I, 2,
45), ­n’est vraiment que « le produit de son éducation » (idem). En même
temps, cette position tranche les questions que nous nous sommes posé
dans le sens d­ ’une grande simplicité et d­ ’une économie de moyens. Le
réductionnisme et la simplification font partie de la méthode helvétienne
qui les revendique ­comme gage de ­connaissance vraie et ­d’efficacité. On
le voit, la relation lois-mœurs-opinions est à sens unique. On pourrait
alors suggérer ­qu’avec Helvétius les mœurs sont ­l’ensemble des pra-
tiques et des jugements c­ onstituant ­l’élément ou le milieu où vit, agit
et pense la masse, son idéologie dirait-on. Elles jouissent ­d’une relative
autonomie mais sont assez plastiques pour être changées par des lois.
En ­conséquence les opinions de la masse ne font que refléter les mœurs
existantes. Helvétius a refusé de donner au mœurs le pouvoir de gou-
verner, dans la mesure où elles sont, littéralement ­conservatrices, mais
il les a c­ onsidérées ­comme pouvant être la cible du gouvernement47.
De même il a ignoré la dimension subjective, ­l’intériorité à partir de
laquelle l­’efficace des mœurs est pensée chez Rousseau48. Philosophe
47 Sur ­l’autonomie des mœurs par rapport à la normativité juridique et la capacité du
pouvoir politique de les modifier en donnant un sens à leur acception normative, voir
de Francesco Toto, « Helvétius, i costumi : natura e storia, morale e politica », Historica
Philosophica. An International Journal, vol. XIII, 2015, p. 103-104.
48 On pourrait montrer ­qu’il en est de même chez Diderot qui va ­jusqu’à inscrire la justice,
la c­ ommisération, l­ ’humanité dans la nature même du genre humain.
340 JEAN-CLAUDE BOURDIN

de la mise en extériorité de ­l’esprit, il démoralise les mœurs ­qu’on ne


peut créditer du pouvoir de « gouverner ».

CHANGER LES MŒURS PAR ­L’OPINION


(Rousseau)

Par opinion on peut entendre trois choses qui ­concernent les mœurs :
les opinions générales sur des objets moraux, des opinions philosophiques
et le syntagme d­ ’« opinion publique », lui-même à c­ omprendre ­comme
­l’opinion du « public », l­ ’opinion que le « public » se forme et q­ u’il exprime
sous forme de jugements. Les opinions générales sur les ­conduites morales,
dont parle Bayle, sont des maximes qui peuvent trouver appui et fonde-
ment dans une religion. Les opinions philosophiques sont des doctrines
qui débouchent sur une éthique et autorisent certaines actions. C ­ ’est ainsi
que dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur
décadence, Montesquieu fait de l­’épicurisme un élément qui « ­contribua
beaucoup à gâter les mœurs et ­l’esprit des Romains49 ». ­L’épicurisme en
niant toute Providence, en éteignant la peur de la mort et des dieux et
en donnant à nos idées une genèse sensible, profane, aurait encouragé les
Romains à ne plus accorder de valeur aux serments et aurait ­contribué
à les détacher de leur patrie en ôtant tout sentiment religieux pour elle.
La portée de l­’opinion publique est ­considérable, rien ne semble pouvoir
limiter son aire50. Elle porte en effet sur les choses, les évènements, les
actions, les personnes, les plaisirs, les biens, les maux, etc. Son effet est
redoutable car on peut soutenir q­ u’elle a une fonction performative : elle
donne existence aux choses, personnes, actions, etc., à partir du moment
où elle les qualifie et les rend recevables dans les cadres intellectuels des
49 Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence,
ouvr. cité, chap. x, p. 84.
50 Les Lumières ont produit à ce sujet une riche réflexion sur l­’empire grandissant de
­l’opinion. Pour ne signaler que quelques récentes études, on lira Bernard Binoche,
Religion privée, opinion publique, ouvr. cité, et ­L’opinion publique dans ­l’Europe des Lumières,
éd. B. Binoche et A. J. Lemaître, Paris, Armand Colin, 2013. Rappelons que le livre de
Reinhart Koselleck, Le Règne de la critique, trad. fr. de H. Hildenbrand, Paris, Minuit,
1979, a ­construit le cadre historique et ­conceptuel du « for intérieur » où viennent se
loger ­l’opinion publique et l­ ’activité des Philosophes en elle.
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 341

différents milieux : l­ ’honnête, le civil, le c­ onvenable, le vertueux, le noble,


etc. et leur ­contraire. ­C’est ­l’accord ­constituant ­l’opinion du public qui
attire à elle les jugements particuliers et leur ­conformité produit ­l’inévitable
­conformisme. Comme politique on sait ­qu’une société se ­conserve et
dure non pas grâce aux opinions éclairées des jurisconsultes et des phi-
losophes mais grâce à la solidité du « nœud social » qui est c­ onstitué par
des sentiments réglés par les coutumes et les manières qui jouent le rôle
de base substantielle de la morale. Il est donc c­ ompréhensible que les
peuples soient attachés à leurs mœurs. Or quand elles ne correspondent
plus à la nature et aux maximes d­ ’un gouvernement, elles c­ ontaminent
le principe et le corrompent. On peut dire que Montesquieu, Rousseau,
Diderot partagent les grandes lignes de cette présentation. Mais se pose
la question, non plus du gouvernement des mœurs, mais de leur chan-
gement. On peut distinguer trois cas : celui des altérations insensibles,
des changements subis et dont les effets se manifestent quand elles sont
corrompues sans retour (Montesquieu) ; et celui des changements voulus,
pour arrêter la pente fatale de la corruption et tenter de résister à leur effet
nocif (Helvétius) ; celui enfin où on se propose d­ ’intervenir dans la « crise
des mœurs » pour se servir des causes de la corruption afin de « prévenir
une plus grande corruption » (Rousseau, OC, II, 972).
Parce ­qu’il s­’est proposé explicitement de changer des mœurs en
changeant les opinions, Rousseau va nous servir à illustrer ce lien. Dans
les quelques lignes du passage du dernier chapitre du livre II du Contrat
social déjà citées, Rousseau place ­l’opinion à la suite des mœurs et cou-
tumes, l­ ’ensemble formant le quatrième genre de lois : « À ces trois sortes
de lois [lois politiques, civiles, criminelles], il ­s’en joint une quatrième,
[…] je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de ­l’opinion » (OC, III,
394). On pourrait ­comprendre cependant que les opinions fassent partie
des mœurs, en ce sens banal ­d’abord où il n ­ ’y a pas de mœurs qui ne
­s’accompagnent de réflexion et de jugement sur elles-mêmes et sur les
objets sur lesquels elles exercent leur normativité d­ ’autre part. Mais on
doit envisager un autre rapport avec les mœurs et relever que Rousseau ne
parle pas des opinions mais « de ­l’opinion », ­c’est-à-dire très exactement de
­l’opinion publique. Comme les mœurs et les coutumes elle habite le cœur
des citoyens, mais elle représente un genre de « loi » non juridique51 qui
51 À ce sujet, voir ­l’analyse de Locke qui distingue trois sortes de lois par lesquelles les
hommes mesurent la ­convenance ou la disconvenance de leurs actions volontaires avec
342 JEAN-CLAUDE BOURDIN

c­ ontrôle, censure, juge en un mot les actions tant privées que publiques.
Cette instance relève autant du sentiment que de la raison. Bayle parlait de
« ­l’honneur », mais n­ ’importe quelle passion ou vertu fait office de norme
de l­ ’opinion. Deuxièmement, c­ omme sentiment, elle peut agir sur d­ ’autres
sentiments. Troisièmement, il est remarquable que son efficace soit liée à
une perversion propre à la corruption des mœurs ­contemporaines, le fait
­d’être dépendant de l­’opinion des autres, opérateur de la transformation
de ­l’amour de soi en amour propre : « Quand on ne vit pas en soi, mais
dans les autres, ce sont leurs jugements qui règlent tout, rien ne paraît bon
ni désirable aux particuliers que ce que le public a jugé tel » (OC, V, 62).
Il doit en être ainsi car ­c’est à cette seule ­condition ­qu’est intelligible
la solution avancée par Rousseau dans la Lettre à d­ ’Alembert52. On sait
­qu’après avoir mené une vigoureuse critique ­contre la ­comédie et la
tragédie, il en vient au mauvais exemple donné par les ­comédiens et
les c­ omédiennes, motif supplémentaire pour refuser la création ­d’un
théâtre à Genève. Pour changer leurs mœurs dissolues et en finir avec
le déplorable exemple q­ u’ils donnent, certains, dont ­d’Alembert, pré-
conisent ­qu’on les force à être honnêtes par « des lois sévères et bien
exécutées ». À cette solution par la force de la loi53, Rousseau objecte
­qu’il ne suffit pas de dresser un code de belles lois, il faut « approprier
[…] ce code au peuple pour lequel il est fait, et aux choses sur lesquelles
on y statue », précaution qui domine la pensée politique, afin que « son
exécution ­s’ensuive du seul c­ oncours de ces ­convenances », poursuit-il.
Du reste ­d’Alembert ne se demande pas ­comment on peut ­s’attendre

une règle, pour juger si elles sont bonnes ou mauvaise : la loi divine, la loi civile et la loi
­d’opinion ou de coutume. Elle ­consiste dans le fait ­d’être critique et censure des actions et
jugement de leur caractère vertueux ou vicieux. Elle est louange ou blâme et apporte une
marque ­d’estime ou de blâme. Ces lois de ­l’opinion sont les lois des particuliers, dit Locke,
réunis en sociétés, associations, etc. et ont, une fois formulées, la force des lois positives.
Certes, elles ne sont pas des actes de législature, et elles sont sans puissance exécutive,
mais elles sont la loi immanente au corps social. Voir John Locke, Essai philosophique sur
­l’entendement humain, trad. fr. de M. Coste, Paris, Vrin, 1983, II, chap. xxviii, § 4-13.
52 Rousseau, À M. ­d’Alembert … sur son article Genève dans le VIIe volume de ­l’Éncyclopédie,
et particulièrement sur le projet ­d’établir un théâtre de c­omédie en cette ville, OC, V, 3-125.
53 Comme Montesquieu, Rousseau est hostile à la réduction de la loi à sa fonction coercitive.
Dans la mesure où elle se ­consacre à « maintenir les coutumes », elle est moins destinée
« à punir ou récompenser ». En effet les lois doivent ­s’adresser à la volonté et ne pas se
limiter aux actions. Rousseau célèbre ceux qui ont su faire « aimer » les lois et les graver
dans le cœur des citoyens, tel Lycurgue. Cf. « Fragments politiques », [Des lois], OC, III,
p. 492, 556.
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 343

à ce que les lois influencent les mœurs. La position de Rousseau est


la suivante : « Par où le gouvernement peut-il donc avoir prise sur les
mœurs ? Je réponds que ­c’est par ­l’opinion publique. Si nos habitudes
naissent de nos propres sentiments dans la retraite, elles naissent de
­l’opinion ­d’autrui dans la société. » (OC, V, 61)54.
Bruno Bernardi souligne que selon Rousseau l­ ’opinion publique est
ce qui entretient le sentiment d­ ’obligation, autrement dit le sentiment
de sociabilité, qui est le ciment du lien social dans la société civile55.
Ainsi faut-il c­ omprendre le passage du Contrat social cité à ­l’instant de
la manière suivante : ­l’opinion, étant entendu ­qu’il ­s’agit de ­l’opinion
publique, ne s­’ajoute pas aux mœurs et coutumes, ni n­ ’est seulement
un élément des mœurs, il informe celles-ci, leur donne leur caractère
­d’évidence et de préjugé moraux partagés, c­ omme c­ ’est le cas, par
exemple, du sentiment de ­l’honneur que Rousseau examine dans sa
Lettre à propos des duels. Nous allons rencontrer une petite difficulté
qui en réalité ouvre sur une thèse originale de Rousseau et modifie le
sens du gouvernement des mœurs.
En effet quelle n­ ’est pas la surprise du lecteur qui, après avoir enregistré
la thèse rousseauiste selon laquelle on agit sur les mœurs en modifiant
­l’opinion publique, lit ces curieuses lignes adressées au destinataire de
la lettre : « Quant au choix des instruments propres à diriger l­ ’opinion
publique ; ­c’est une autre question q­ u’il serait superflu de résoudre pour
vous, et que ce ­n’est pas ici le lieu de résoudre pour la multitude » (ibid.,
62). Suit ­l’exemple des duels et sa proposition de ­confier à une Cour
­constituée ad hoc le soin de régler les querelles d­ ’honneur, en recourant
à « la note d­ ’infamie » ­contre les coupables, chose que déjà pratiquaient
les Censeurs romains. On laissera de côté la première partie adressée
à ­d’Alembert56, pour en venir à la deuxième partie, qui dit de cette
question « que ce ­n’est pas ici le lieu de résoudre pour la multitude ».
Il faut écarter l­ ’interprétation qui verrait dans cet énoncé la preuve que
Rousseau renouerait avec les arcana imperii ou les « maximes ­d’État »
54 Dans le même sens : « Redressez les opinions des hommes et leurs mœurs ­s’épureront
­d’elles-mêmes  » (Rousseau, Du c­ontrat social, IV, VII, p. 458).
55 Voir Bruno Bernardi, « Introduction » à son édition déjà citée de Du Contrat social,
ouvr. cité, p. 28-32.
56 Notons l­’ironie : je ne vous apprends pas ­comment changer l­’opinion publique, étant
donné que vous et vos amis les encyclopédistes et les « Philosophes » prétendez le savoir
et agissez là où il le faut (Académie, salons, souverains étrangers) pour y arriver.
344 JEAN-CLAUDE BOURDIN

q­ u’il c­ ondamne, c­ omme le rappelle Michel Senellart57. L­ ’énoncé reprend


­l’idée selon laquelle ­c’est « en secret » que « le grand législateur » paraît
­s’occuper de « règlements particuliers » d­ ’où sortiront les « mœurs, plus
lentes à naître » (OC, III, 94)58. Si les règlements particuliers qui ont
pour but de faire croître les mœurs correspondent à la tâche secrète
du législateur, au moment de ­l’institution du peuple, celle-ci sera par
la suite celle des gouvernements, avec la censure. Or il faut souligner
­qu’avec les mœurs des ­comédiens, on se trouve dans le cas de mœurs
déjà corrompues, situation face à laquelle nulle censure ne peut rien :
« La censure peut être utile pour ­conserver les mœurs, jamais pour les
rétablir » (OC, III, 459). En réalité les mœurs ont une double relation :
avec ­l’opinion et avec les lois, on vient de le voir. Si « la loi ne règle pas
les mœurs, c­ ’est la législation qui fait les naître » (idem) précise Rousseau
et « quand la législation ­s’affaiblit les mœurs dégénèrent ». Soit. Mais
il précise encore : « Redressez les opinions des hommes et leurs mœurs
­s’épureront ­d’elles-mêmes  » (idem). Ainsi les opinions qui déterminent
­l’état des mœurs naissent de la législation, laquelle est aussi à l­ ’origine
des mœurs. Nous pouvons donc écrire : la législation fait naître les
mœurs et l­’opinion les accompagne ou ­s’en dégage, laquelle en même
temps détermine les mœurs. Les mœurs relèvent donc ­d’une double
causalité : les lois et l­ ’opinion, l­ ’opinion se trouvant dans une situation

57 Voir Michel Senellart, « Censure et estime, publique chez Rousseau », in Les Cahiers
philosophiques de Strasbourg, « Jean-Jacques Rousseau », vol. 13, printemps 2002, p. 67-105
(et notamment ibid., 82-83, 94-95).
58 Sur la question difficile de ce que Michel Senellart appelle « le gouvernement indirect »
chez Rousseau et pour la critique très c­ onvaincante ­d’une prétendue politique de la
duplicité chez ­l’auteur du Contrat social, voir ouvr. cité ­L’interprétation q­ u’il propose du
pouvoir déguisé du gouvernement me semble juste ­lorsqu’il le rattache à ce ­qu’il appelle
la « détermination » des ­conditions institutionnelles de l­ ’espace et du temps, renvoyant
à ­l’effet plus ou moins ­constant des ­« conditions naturelles d­ ’existence », autrement dit
au « gouvernement des choses » (ibid., p. 99). Il est en tout cas troublant ­qu’on puisse
trouver chez Helvétius la même idée de « gouvernement indirect ». Cependant il fau-
drait discuter la stimulante ­conclusion ­qu’il en tire, ­d’où il ressort que Rousseau ­n’a pas
cherché à réaliser ­l’identité de l­ ’homme et du citoyen, ­qu’il a eu c­ onscience du caractère
fictif de ce dernier et que son mérite réside dans la mise en évidence ­d’une difficulté
essentielle de toute théorie de la démocratie à l­’ère de l­’individu : « ­l’impossibilité de
­concevoir l­ ’autonomie des citoyens sans l­ ’action d­ ’une c­ onstante et secrète hétéronomie »
(ibid., p. 104-105). Là encore on pourrait rapprocher cette position de celle d­ ’Helvétius
qui accorde « tout » à ­l’éducation, et donc aux éducateurs… Mais il est vrai que sa tâche
­n’est pas de fonder l­’autonomie du citoyen, mais les c­ onditions du bonheur public, par
­l’utilisation des passions particulières. Voir DE, III, XXX, 415 et DH, X, chap. 1.
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 345

intermédiaire entre la législation et les mœurs. À cette double causalité,


­s’ajoute deux déterminations selon le temps, selon q­ u’on analyse les mœurs
au moment instituant ­d’un peuple ou dans le temps de son devenir :
dans leur ­constitution ­c’est la loi qui domine, dans leur ­conservation
­c’est l­ ’opinion. Il faut ajouter une troisième détermination, celle des lois
par les mœurs pour les soutenir, les ranimer, ou y suppléer. Enfin, les
actions secrètes du législateur, mais qui peuvent être aussi bien celles ­d’un
Gouvernement avisé, ­d’un administrateur éclairé, modifient les mœurs
par des mesures qui ne sont pas législatives et qui touchent ­l’opinion.
Il en découle, nous semble-t-il, une question et une leçon politique.
La leçon d­ ’abord. Étant admis que les rapports entre lois, opinion et
mœurs ne sont pas mécaniques, ­qu’ils se modifient dans le temps et
dans ­l’histoire et agissent les uns sur les autres, à la question de savoir
­comment ­s’y prendre pour intervenir sur les mœurs, on dira que la
réponse dépend du moment, de la c­ onjoncture qui indique quelle est la
détermination principale parmi les trois ­qu’on vient de voir. Rousseau
a élaboré les éléments théoriques pour guider une pratique politique
qui tienne c­ ompte des circonstances à chaque fois singulières. Si cela
est exact, il ­n’y aurait aucun sens à dire quels sont les « instruments
propres à diriger l­ ’opinion publique », p­ uisqu’il revient à ­l’administrateur
avisé de les trouver « en secret ». Reste une question. Dans sa réponse à
­d’Alembert, Rousseau a très clairement désigné le cœur de l­ ’opération :
« ni la raison, ni la vertu, ni les lois ne vaincront ­l’opinion publique tant
­qu’on ne trouvera pas ­l’art de la changer » (ibid., 64). On rencontre là
­d’abord la formulation ­d’un cercle inévitable qui définit précisément le
cercle de ­l’action politique vis à vis des mœurs – et peut-être de toute
action politique qui n­ ’est pas ordonnée à l­’énoncé des lois. En effet il
­n’exclut pas que la raison, la vertu et les lois puissent renverser ­l’opinion
publique, mais cela implique que cette dernière ait été changée au
préalable. Raison, vertu et lois ne sont efficaces c­ ontre l­’opinion que si
celle-ci a été modifiée de sorte à pouvoir être affectée par ces trois ins-
truments, autrement dit l­ ’effet doit être c­ ontenu dans la c­ ondition et la
cible. Il est par là acquis que la politique ­n’a jamais affaire directement
à ses objets. Ou quand elle le croit, elle tombe dans une illusion due à la
méconnaissance de ce cercle. Il y a dans ­l’action politique une nécessaire
cécité des réels facteurs en jeu et de leur interaction.
346 JEAN-CLAUDE BOURDIN

Deuxièmement, « ­l’art de changer » ­l’opinion est précisément un


« art ». Autrement dit, il nécessite des qualités plus intellectuelles
que morales, telles que les « vertus intellectuelles » examinées par
Aristote après q ­ u’il ait analysé la prudence (phronésis)59, par exemple.
Pour Rousseau ce n­ ’est pas à la « multitude » de juger des qualités d­ ’un
prince ou ­d’un gouvernement avisé60. ­D’une certaine façon il retrouve
Helvétius en ce point précis : diriger l­’opinion publique pour changer
indirectement les mœurs relève ­d’actes qui placent les citoyens dans
une certaine hétéronomie.
Concernant le changement de ­l’opinion, nous sommes devant un
cercle : l­’opinion peut changer les mœurs et être changée si elle a été
changée au préalable. Concernant les mœurs leur détermination est
variable (les lois, ­l’opinion) et ­n’est jamais simple ­puisqu’à leur tour elles
peuvent sinon modifier les lois, du moins les relever en ravivant dans
le cœur des citoyens ­l’« esprit » qui fut celle de leur naissance (OC, III,
394). Quant au cœur des citoyens il faut le créditer ­d’une fonction de
« dernière instance », tant bien sûr ­qu’il n­ ’est pas atteint par une cor-
ruption telle des mœurs q­ u’elle ­n’admette plus le « simulacre public »
de la vertu (OC, II, 972). On veut dire par « dernière instance » que
si les mœurs tiennent lieu des lois (Rousseau), si même ­comme le dit
Montesquieu les manières représentent les mœurs (EL, XIX, 16, 469),
­c’est ­qu’il faut supposer dans le citoyen une disposition à la ­constance
qui rend possible le sentiment de ­l’obligation, lequel produit ­l’amour de
­l’ordre qui exprime à son tour le besoin de ­constance ou de stabilité des
valeurs morales. Il est remarquable q­ u’un grand pan de la politique des
Lumières repose sur un principe anthropologique qui trouve sa source
dans la « nature » : l­ ’amour de l­ ’ordre et la c­ onstance dans la moralité61.

59 Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. fr. de R. Bodéus, Paris, GF Flammarion, 2004,
1138 b 20-1145 a 10, p. 289-344.
60 Ce jugement est cohérent avec le danger politique des sectes et des brigues, encouragées
par la publicité des débats entre philosophes et juristes.
61 ­C’est pourquoi le personnage de Jean-François Rameau est un monstre eu égard à la
« nature. Car eu égard à la société ­qu’il fréquente, il est au c­ ontraire parfaitement adapté
à ses vices. ­C’est aussi pourquoi ­l’homme démocratique, depuis Platon, est destructif de
­l’ordre politique à cause de l­ ’instabilité de ces désirs. Diderot, ­comme Rousseau, soutient
que le sentiment de la justice ne ­s’efface pas du cœur des plus grands criminels. Les
Lumières, ne peuvent accepter que saute cet ultime verrou anthropologique représenté
par le sentiment inné (quelle que soit la façon de l­’entendre) de la justice. Il en est de
même avec le pacte de soumission : il faut être fou pour se lier par un pacte qui repose
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 347

On ­comprend pourquoi la causalité des mœurs est le point le plus


difficile à saisir et peut-être le point où le rationalisme des Lumières
­s’est avancé le plus dans sa propre ­complexification, du moins chez
Rousseau. ­L’interrogation sur le gouvernement des mœurs, pris dans
ses sens subjectif et objectif, peut être formulée en termes de causalité
de leur action sur les citoyens ou des actions exercées sur elles.

CAUSALITÉ OU ­CONNEXION ?
(Rousseau, Montesquieu, Macherey, Althusser, Helvétius)

La querelle provoquée par le Discours de 1750 sur les sciences et les


arts de Rousseau témoigne, entre autres, des précautions prises pour
penser le type de causalité spécifique aux mœurs. Bien des ­contradicteurs
de Rousseau, même ceux qui sont de bonne foi, qui demandent ­qu’on
désigne sans équivoque la cause de la corruption, pensent la trouver, sous
la plume de Rousseau, dans les arts et les sciences et, du coup, ­l’accusent
de vouloir les proscrire et de faire éloge de ­l’ignorance ­aujourd’hui. On
­comprend ­qu’ils soient amenés à suggérer ­d’autres causes possibles.
Ainsi l­’« objection c­ onsidérable » de d­ ’Alembert : « ­N’est-ce point au
climat, au tempérament, au manque ­d’occasion, au défaut ­d’objets, à
­l’économie du gouvernement, aux coutumes, aux lois, à toute autre cause
­qu’aux sciences q ­ u’on doit attribuer cette différence q ­ u’on remarque
quelquefois dans les mœurs en différents pays et en différents temps ? »
(OC, III, 45)62. Rousseau semble repousser l­ ’examen du problème, tout
en indiquant à quelles tâches il devra s­’atteler : « Cette question ren-
ferme de grandes vues et demande des éclaircissements trop étendus
pour c­ onvenir à cet écrit. D ­ ’ailleurs, il s­ ’agirait d­ ’examiner les relations
très cachées, mais très réelles qui se trouvent entre la nature du gouverne-
ment, et le génie, les mœurs et les ­connaissances de citoyens ; et ceci
me jetterait dans des discussions délicates, qui me pourraient mener

sur la négation de la volonté ; personne ne peut vouloir être esclave. Linguet est une
exception notable à ces deux évidences.
62 Jean Le Rond ­D’Alembert, Discours préliminaire de ­l’Éncyclopédie, éd. M. Malherbe, Paris,
Vrin, 2000, p. 143.
348 JEAN-CLAUDE BOURDIN

très loin » (idem ; je souligne). Parler de « relations » est banal pour une
explication, et il est probable que déjà dans le Discours Rousseau avait
produit une relation entre les mœurs (en situation de décadence, certes)
et les arts et les sciences, plus originale que celle qui serait seulement
transitivement causale.
Il a recours, en effet, à la modalité temporelle de la c­ oncomitance.
Voici quelques formulations : « Le progrès des arts, la dissolution des
mœurs et le joug du Macédonien se suivirent de près » (ibid., 10) ; « Les
Romains s­ ’étaient c­ ontentés de pratiquer le vertu ; tout fut perdu quand
ils ­commencèrent à ­l’étudier » (ibid., 14) ; « les Romains ont avoué que la
vertu militaire ­s’était éteinte chez eux, à mesure ­qu’ils avaient ­commencé
à se c­ onnaître en tableaux, en gravures » (ibid., 23) ; « ­L’élévation et
­l’abaissement journalier des eaux de ­l’Océan ­n’ont pas été plus réguliè-
rement assujettis au cours de l­ ’Astre qui nous éclaire durant la nuit, que
le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des Arts.
On a vu la vertu ­s’enfuir à mesure que leur lumière ­s’élevait sur notre
horizon, et le même phénomène ­s’est observé dans tous les temps et
tous les lieux » (ibid., 10)63. Il est probable que les lecteurs de Rousseau
­n’aient pas saisi l­’originalité de l­’explication causale qui est présentée
ici. Arrêtons-nous brièvement sur ces dernières lignes.
Rousseau affirme une loi historique universelle portant sur le lien
de la morale et de ­l’état des c­ onnaissances. Formellement, elle affirme
la rencontre de deux séries de phénomènes qui divergent de sens et de
valeur, leur « incompatibilité64 » illustrant un effet ciseaux : « Tandis que
les ­commodités de la vie se multiplient, que les arts se perfectionnent
et que le luxe ­s’étend, le vrai courage s­’énerve, les vertus militaires
­s’évanouissent  » (ibid., 22 ; je souligne). La lecture des textes ­consacrés
au thème de la corruption des mœurs mises en rapport avec le progrès
des sciences et des arts et celui de leur goût, utilise des formulations
remarquables car elles semblent vouloir c­ ontourner une présentation de ce
rapport ­comme celui ­d’une causalité simple. Le rapprochement des deux
63 Je souligne.
64 « Quoi ! la probité serait fille de ­l’ignorance ? La vertu et la science seraient incompatibles ? »
(ibid., p. 16). Notons que quand Rousseau parle de la probité ­comme « fille » de ­l’ignorance,
il dit plus ­qu’une « incompatibilité » et semble retrouver un schéma causal transitif. Mais
dans ­l’analyse de Rousseau, décidément dualiste même dans sa logique, l­ ’explication de la
morale avant sa corruption et de la morale une fois corrompue ­n’est pas la même. Mais il
va de soi q­ u’il faudrait établir précisément ce qui est seulement suggéré ici.
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 349

séries de phénomènes est ­d’abord justifié par les mêmes ­conséquences :


« Toutes ces choses se tiennent en bonne c­ ompagnie car produit ces
mêmes vices » (ibid., 74) ; ensuite par la coïncidence de leur naissance :
« Les livres parurent en foule, et les mœurs c­ ommencèrent à se relâcher »
(ibid., 47) ; puis par la simultanéité du développement de la dégénérescence
des mœurs et du goût de l­’étude qui « ont marché ensemble » (OC, II,
965)65. Une autre façon ­d’esquiver la causalité linéaire simple, est de
­considérer q ­ u’un phénomène ­d’une série est le symptôme de ­l’autre :
« Le goût des lettres annonce toujours chez un peuple un ­commencement
de corruption ­qu’il accélère très rapidement » (idem ; je souligne)66 ; ou
bien la dramatisation rhétorique c­ oncentre en un seul fait toute la suite :
« ­Jusqu’alors les Romains ­s’étaient ­contentés de pratiquer la vertu ; tout
fut perdu quand ils ­commencèrent à ­l’étudier » (OC, III, 14). Enfin, il
faut relever que le rapport causal est curieusement affirmé (­l’un a amené
­l’autre), après avoir posé une relation de ­concomitance : « je montrai
que les mœurs ont dégénéré chez tous les peuples du monde à mesure
que le goût de l­ ’étude et des lettres s­ ’est étendu […]. Sans pouvoir nier
que ces choses eussent toujours marché ensemble, on pouvait nier que
­l’un eût amené ­l’autre : je m
­ ’appliquai donc à montrer cette liaison néces-
saire » (OC, II, 965 ; je souligne). Ces lignes ­n’abolissent pas les autres
présentations des rapports impliqués dans la corruption ; elles affirment
une exigence d­ ’un ordre supérieur, moins descriptif si l­ ’on veut, et qui
trouvera dans les passions, le désir de se distinguer, la vanité, ­l’orgueil,
le goût de plaire, etc., bref dans une psychologie morale et politique le
lieu de cette liaison nécessaire.
Si nous revenons à la présentation du Discours (OC, III, 10), nous
relevons q­ u’elle repose sur une analogie, celle des mouvements de flux
et de reflux (des marées) correspondant de façon inexorable (« assujettis »)
au mouvement de la lune. Mais il s­ ’agit ­d’autre chose que de figure de
style. Pour ­comprendre ­qu’elle va plus loin reportons-nous à ­l’article
« Flux & Reflux » de ­l’Encyclopédie, où on retrouve cette présentation
en termes de correspondance ou de ­connexion, mais pour des raisons
épistémologiques. D ­ ’Alembert y écrit : « On voit déjà […] que le flux
65 Tous les soulignements qui précèdent sont de ma responsabilité.
66 Même présentation dans les « Fragments politiques », [Des mœurs], OC, III, 556. Suggérons
que ­c’est que ­l’accélération donnée par un phénomène à ­l’autre qui ­conduit à ­considérer
entre les deux une relation causale linéaire simple, car l­’accélération donne l­’illusion
­d’une indépendance entre les deux.
350 JEAN-CLAUDE BOURDIN

et reflux a une ­connexion marquée et principale avec les mouvements de la


lune, et q­ u’il en a même, j­usqu’à un certain point, avec le mouvement
du soleil, ou plutôt avec celui de la terre autour du soleil. […] ­D’où
­l’on peut déjà c­ onclure en général, que la lune et le soleil, et surtout
le premier de ces deux astres, sont la cause du flux et reflux, ­quoiqu’on
ne sache pas encore ­comment cette cause opère » (Encyclopédie, t. VI,
p. 902 ; je souligne). On ne sait pas donc, mais plus loin la « cause » est
rapportée à un principe physique, celui de l­ ’attraction newtonienne. Or
­d’Alembert s­’empresse de préciser à son sujet : « quelque explication
bonne ou mauvaise [­qu’on] entreprenne d­ ’ailleurs d­ ’en donner » (ibid.,
p. 903). Autrement dit on ­s’interdit de spéculer sur les fluides célestes
et leur action et il ne reste plus au « physicien sage » ­qu’à montrer par
des calculs portant sur des mouvements et positions des corps q­ u’on
peut expliquer les divers phénomènes observables des marées. Rousseau
a recours au même paradigme explicatif, à la même épistémologie que
celle de la nouvelle physique en mettant en évidence la même « ­connexion
marquée et principale » entre les phénomènes étudiés, c­ onnexion vérifiée
par les exemples et l­ ’expérience historique, ainsi que procède le Discours.
Il est remarquable que cette explication se fonde sur la physique méca-
nique alors ­qu’elle met en jeu une causalité non mécaniste, au sens où
non seulement il est nécessaire de faire intervenir ­d’autres causes dans
un entrelacement qui fait agir les causes les unes sur les autres, mais
où les effets engendrent à leur tour des effets causaux et créent de nou-
velles liaisons de sorte que la distinction causes-effets est provisoire et
réversible. On pourrait appeler cette causalité « structurale » où s­ ’affirme
ce que Pierre Macherey appelle la « thèse d­ ’immanence », qui pose que
le rapport causal n­ ’est pas un « rapport de succession liant des termes
séparés », selon le modèle du « déterministe mécaniste », mais « la
simultanéité, la coïncidence, la présence réciproque les uns aux autres
de tous les éléments q­ u’il réunit67 ».
Outre « la simultanéité, la coïncidence, la présence réciproque les
uns aux autres de tous les éléments ­qu’il réunit », qui est toujours un
rapport causal, avec sa fonction explicative, Rousseau use ­d’un modèle
causal plus linéaire ; il ­s’applique à montrer q­ u’un état de la morale (en
67 Voir Pierre Macherey exposant la c­ onception foucaldienne des normes à partir de la « thèse
­d’immanence », « Pour une histoire naturelle des normes », Michel Foucault philosophe,
Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 215.
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 351

l­ ’occurrence les vices tels l­ ’orgueil, l­ ’ambition, la vanité), coïncide avec


des situations sociales c­ omme l­ ’oisiveté, qui apparaissent à leur tour avec
des transformations économiques (déclin du travail agricole, progrès
du ­commerce de luxe). Mais même dans ce cas, la causalité n­ ’est pas à
­concevoir c­ omme la seule production d­ ’un effet, mais c­ omme l­ ’articulation
réglée de facteurs qui acquièrent leur détermination selon le jeu de leur
union avec d ­ ’autres68. Pour le dire autrement : l­’explication causale
entre éléments fait intervenir une totalité, un ensemble de « causes »
où la détermination (qui cause quoi ?) a lieu dans des rapports tempo-
rels non nécessairement linéaires entre ce qui est cause et ce qui effet :
­concomitance, coïncidence de ­l’origine, simple juxtaposition chronolo-
gique, identité des effets pour deux causes différentes, etc. La liaison
plus simple qui c­ onduit des transformations économiques (­comme du
luxe) aux vices des mœurs en passant par l­’oisiveté ­n’implique aucune
détermination « en dernière instance » pour Rousseau ; elle est le relevé
­d’un enchaînement qui s­’est manifesté empiriquement en Europe, en
France et qui est censé expliquer la genèse des vices. ­C’est ainsi que
les mœurs sont simultanément l­’explicandum et l­’explicans et les vices,
révélateurs de ­l’état de corruption, à leur tour sont ce dont il faut expli-
quer ­l’apparition et ce qui explique le tour pris par les mœurs. Elles ne
parviennent pas à produire une ­connaissance autre que tautologique : les
mœurs sont corrompues parce que des facteurs économiques et sociaux
corrompent les hommes qui ont des vices de mœurs corrompues. Nous
reprendrons volontiers de la ­conclusion à laquelle Althusser parvient
dans son analyse des rapports entre le principe ­d’un gouvernement et
les mœurs chez Montesquieu, ­l’idée que ces dernières ont été marquées
par une « équivoque » : « Le principe exprime, disais-je, la ­condition
­d’existence ­d’un gouvernement, et renvoie ­comme à son fond ­concret
à la vie réelle des hommes. Les causalités particulières de la seconde
partie de L ­ ’esprit des lois […] les résument bien dans les mœurs qui
affleurent dans le principe. Mais des mœurs au principe, des ­conditions
réelles aux exigences politiques de la forme ­d’un gouvernement, qui se
68 Par exemple Montesquieu avance c­ omme une (fausse ?) évidence : « Il n­ ’est pas néces-
saire de dire que les qualités morales ont des effets différents, selon ­qu’elles sont unies
à ­d’autres ». Il vient de parler de l­’orgueil, ressort dangereux pour un gouvernement,
illustré par la paresse des Espagnols et les règles astreignantes des femmes des Indes ;
or, « joint à une vaste ambition, à la grandeur des idées, etc., [­l’orgueil] produisit chez
les Romains les effets ­qu’on sait » (EL, XIX, 9, 463-464).
352 JEAN-CLAUDE BOURDIN

rencontrent dans le principe, on voit mal le passage69. » Nous pensons


que si cette remarque ­s’explique par l­’hégélianisme (et le marxisme)
de son auteur qui élaborera ce q­ u’il appellera « causalité structurale »,
sa valeur dépasse cette ­considération et ses limites70. Ce ­qu’Althusser a
vu, nous semble-t-il, c­ ’est la difficulté q­ u’éprouvent les Lumières pour
penser la logique spécifique des mœurs alors même q­ u’on leur reconnaît
une place et un poids c­ onsidérables dans les sociétés. Nous ne sommes
­aujourd’hui pas plus avancés que Rousseau et Montesquieu, avec cette
différence que sous le nom de « ­culture » les mœurs ont envahi tout
­l’espace de la sociabilité et de la politique qui se trouve bien démunie
pour les traiter. Les embarras pour rendre ­compte des difficultés des
gouvernements face à des phénomènes relevant des mœurs expliquent
le recours à des catégories psychologiques populaires (folk psychology) qui
retrouvent les anciens caractères des nations et des groupes71. En revanche
on peut regretter q­ u’Althusser n­ ’ait pas relevé la finesse avec laquelle
Montesquieu attire ­l’attention sur ­l’hétérogénéité des mœurs par rapport
au volontarisme politique, marquant par là ­qu’il avait découvert, à sa
façon, dans les mœurs, une c­ ondition et une finitude pour la politique.
­C’est ainsi q­ u’avec sa manière plus sobre, Montesquieu en posant en
principe ­qu’une cause peut avoir plus « de force » que les autres « qui lui
cèdent » et leur donner « le ton » (EL, XIX, 4), souligne deux choses :
la possibilité de déplacement au sein ­d’une totalité des facteurs causaux
et la « dominance » donnée par le « ton » ­d’une cause qui impose une
subsomption spécifique et donc réelle à la totalité – pour parler un autre
langage. N ­ ’oublions pas que Montesquieu écrit en politique autant q­ u’en
philosophe. En disant ­qu’une cause l­ ’emporte sur ­d’autres auxquelles elle
impose son « ton », ­c’est-à-dire un mode particulier de détermination (le
climat c­ omme cause ne domine pas c­ omme peuvent le faire les mœurs
ou les lois), il nous rend attentifs à une certaine opacité de la structure
de la totalité due au mode de c­ ombinaison des causes qui doit pousser à
une certaine prudence : « Lorsque le gouvernement a une forme depuis
69 Louis Althusser, Montesquieu, la politique et l­’histoire, Paris, PUF, 1959, p. 56-57.
70 Voir la ­contribution de Céline Spector dans ce même ouvrage qui semble ­contester ­qu’on
puisse parler du caractère équivoque des ­concepts de mœurs et de principe. Voir ci-dessus,
p. 118 ###.
71 Comme on le trouve chez Peter Sloterdijk sous le nom de psycho-politique. Voir par
exemple P. Sloterdijk, Colère et temps, trad. fr. par O. Mannoni, Paris, Libella / Maren
Sell, 2007.
DU GOUVERNEMENT DES MŒURS 353

longtemps établie » il est redoutable de ­s’engager à changer les choses


car elles « se sont mises dans une certaine situation ».
Formule remarquable, si ­l’on veut bien ­s’y arrêter. Il vaut mieux
« les y laisser, parce que les raisons, souvent c­ ompliquées et inconnues,
qui font q­ u’un pareil état a subsisté font q­ u’il se maintiendra encore.
Mais, quand on change le système total, on ne peut remédier ­qu’aux
inconvénients qui se présentent dans la théorie, et on en laisse d­ ’autres
que la pratique seule peut découvrir72 ». ­S’être mis « dans une certaine
situation » signifie ­qu’en politique et en morale les choses finissent
par parvenir à un état, par avoir une figure qui résulte du jeu non
intentionnel de « causes », sur un temps long et qui représente une
­configuration optimale, répondant à une pleine nécessité des choses.
Elles sont toujours tout ce ­qu’elles peuvent être. Cette insistance sur
le temps, qui souligne ce que les mœurs ont de « naturel », devrait
­conduire à penser ­qu’elles relèvent ­d’un ordre qui ­n’est pas intégralement
­l’œuvre de la raison philosophique et politique. S­ ’il est impossible au
xviiie siècle de proposer une ­connaissance de la politique sans évoquer
les mœurs, ­c’est parce ­qu’elle doit traiter avec une réalité qui lui est
étrangère, ou du moins qui a déjà ses règles et ses ­conditions de mise
« en situation ». Les mœurs représentent la forme pré-politique de
­l’existence des hommes et elles en c­ onservent les caractères essentiels
une fois mises en tension avec ­d’autre « causes » et intégrées à ­l’esprit
­d’une nation. Le coup de force des théories du ­contrat est de jeter un
voile ­d’ignorance sur le poids des mœurs. Elles deviennent insigni-
fiantes devant le geste juridique du pacte et la fidélité q­ u’il implique.
Le recours à une psychologie de ­l’agressivité, de ­l’égoïsme, ou à un
épisode mythique de la guerre de tous c­ ontre tous a pour résultat d­ ’en
disqualifier la pertinence politique. Domaine c­ onfus où règnent, aux yeux
­d’un rationaliste, préjugés, coutumes, habitudes passivement vécues et
transmises, les mœurs méritent d­ ’être « écartées », ­comme les « faits »
dont il est question dans le second Discours (OC, III, 132). Mais elles
doivent faire leur retour et Rousseau l­’a remarquablement enregistré
et pris en charge dans Du ­contrat social et ses écrits de Législateur. Les
théoriciens qui font l­ ’économie du pacte (Montesquieu, Helvétius) de
leur côté font des mœurs non seulement ­l’élément, au sens du milieu,

72 Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence,
ouvr. cité, p. 139.
354 JEAN-CLAUDE BOURDIN

de ­l’existence ­d’une nation ou ­d’un peuple, mais avant tout le présup-


posé incontournable de la politique.
Ce vers quoi tendent les analyses qui précèdent pourrait se dire alors
de la façon suivante : dans la mesure où la « naturalité » et la positivité
des mœurs supposent une structuration immanente et inscrite dans la
durée, elles représentent pour ­l’action politique une difficulté qui ne peut
jamais être totalement résolue. Et on ­comprend ­qu’a ­contrario on ait pu
nourrir le désir d­ ’un ordre social qui serait intégralement réglé par les
mœurs se substituant définitivement et heureusement au gouvernement
des lois. Encore faut-il distinguer entre retrouver des mœurs précédant
­l’âge des lois, penser la substitution de ­l’état de lois par ­l’état de mœurs
moyennant la disparition de ce qui rend les lois nécessaires (Dom
Deschamps73), et inventer les ­conditions matérielles ­d’un au-delà des lois
où la libre association des hommes fera naître des mœurs qui rendront
superflus lois et États. Une autre politique en somme, un gouvernement
immanent, invisible, que personne ne pourra ­s’approprier. Mais il va
de soi que cela engage une anthropologie nouvelle ­s’il est vrai que la
riche pensée des mœurs au xviiie siècle supposait les ressources ­d’une
vision morale de la « psychologie » dont il c­ onvient de se débarrasser.

Jean-Claude Bourdin
Université de Poitiers

73 Voir dans ce recueil la ­contribution de Francesco Toto, « Dom Deschamps et les mœurs »
qui montre bien que « ­l’état des mœurs » suppose la disparition de tout ce qui définit
­l’actuelle « nature » humaine et entraîne des ­conséquences physiques, cognitives, affec-
tives, pratiques. Voir ci-dessus p. 165 et suiv. ###.
INDEX DES NOMS

Acciaiuoli, Donato : 72 Bettray, Johannes : 79


Adam, Charles : 27, 93, 189, 294 Beyssade, Jean-Marie : 103
Akkerman, Fokke : 41, 155 Binoche, Bertrand : 323, 332, 340, 208
Alembert, Jean Le Rond ­d’ : 14, 237, Blumenberg, Hans : 107
316, 342, 343, 345, 347, 349, 350 Bobbio, Norberto : 63
Alquié, Ferdinand : 99, 102, 301 Bodin, Jean : 31, 327, 328
Althusser, Louis : 191, 192, 196-203, Borsellino, Nino : 67
351, 352 Bouchardy, François : 11, 207
Aquin, Thomas ­d’ : 73, 74, 222 Bourdieu, Pierre : 156, 160, 165, 285,
Arendt Hannah : 143, 284, 300, 301 302
Aristote : 16, 72, 73, 105, 113, 133, Bourdin, Jean-Claude : 253, 257, 258,
220, 222, 346 266, 269, 270, 336
Audidière, Sophie : 269, 331, 336 Bove, Laurent : 139
Augustin : 60, 143, 312, 332 Boyer Alain : 326
Auroux, Sylvain : 105 Bozzola, Sergio : 80
Bragagnolo, Manuela : 228
Bacin, Stefano : 302 Brahami, Frédric : 17, 209
Bachelard, Gaston : 198 Brandt, Reinhard : 294
Bacon, Francis : 131, 136 Burgelin, Pierre : 46, 207
Baczko, Bronislaw : 242, 246, 258, 266, Burke, Edmund : 273-286, 288-290
267, 271 Buzon, Frédéric de : 93
Barbeyrac, Jean : 205, 208
Bardout, Jean-Christophe : 172, 174 Calan, Ronan de : 104
Barthel, Georges : 240, 244 Capata, Alessandro : 67
Bayle, Pierre : 17, 85, 325, 332-335, 336, Carbone, Raffaele : 182
340, 342 Carraud, Vincent : 147
Beccaria, Cesare : 12-13 Carta, Paolo : 66
Bellamy, Richard : 219 Casabianca, Denis de : 192, 195
Benhabib, Seyla : 291 Cassan, Élodie : 93
Benvéniste, Émile : 100, 103 Chauvin, Étienne : 14
Bernardi, Bruno : 207, 325, 343 Chiaramonti, Scipione : 220
Bernardi, Walter : 246, 258, 265, 266, Chicaneau de Neuville, Didier-Pierre :
267 14
Berthier, Jauffrey : 115, 125, 130, 136, Cicéron : 101, 133, 220, 233
137 Citton, Yves : 251, 253, 261, 268
356 ENTRE NATURE ET HISTOIRE

Coke, Edward : 130, 275, 279, 280 Ferrière, Claude-Joseph de : 14


Colombo, Raffaela : 160 Ferrone, Vincenzo : 222, 228
Commode : 117 Finelli, Roberto : 270
Condillac, Étienne Bonnot de : 13, 225 Firpo, Luigi : 12, 66
Condorcet, Nicolas : 37, 38, 316 Florio, Mario : 79
Constant, Benjamin de Rebeque  : Forbonnais, François Véron Duverger
307-308 de : 197
Corradini, Piero : 80, 81 Formey, Johann Heinrich Samuel : 206
Costa, Girolamo : 80, 81 Formigari, Lia : 225
Costa, Pietro : 59, 70 Fortescue, John : 130
Coulet, Henri : 211 Foucault, Michel : 326, 350
Courtot, François : 205 Fressard, Gaston : 198
Crasta, Francesca Maria : 221 Frigo, Alberto : 144, 147
Criveller, Gianni : 87 Furetière, Antoine : 171
Cureau de La Chambre, Marin : 220
Cutinelli-Rèndina, Emanuele : 70, 71 Gagnebin, Bernard : 11, 207, 217, 239,
307, 314
Dante, Durante degli Alighieri : 65 Garancini, Gianfranco : 60
­D’Arelli, Francesco : 80 Garo, Isabelle : 198
Davenant, William : 113 Genovesi, Antonio : 219-236
Davidson, Donald : 303 Gilissen, John : 57
De Mas, Enrico : 230 Giuliodori, Claudio : 79
Del Gatto, Maddalena : 81 Gomez, Juan Arias : 60
Derathé, Robert : 46, 192, 209, 215, Gouhier, Henri : 206, 213
254, 257 Gratien : 58, 60, 69
Derrida, Jacques : 303 Grisoni, Dominique-Antoine : 94
Descartes, René : 27-31, 33, 41, 93-107, Grossi, Paolo : 57, 63
148, 149, 150, 151, 189, 220, 228, 294 Guasti, Niccolò : 222
Deschamps, Léger-Marie : 237-271, 354 Guénard, Florent : 209
Descola, Philippe : 97, 100 Gueroult, Martial : 93
Di Giorgio, Franco : 84 Guichardin, François : 66
Diderot, Denis : 14, 21, 35, 37, 233, 237, Guidi, Andrea : 70
313, 314, 315, 316, 317, 318, 329-331, Guiton, de Morveau : 315
339, 341, 346 Guyon, Bernard : 145, 211
Diodore de Sicile : 182-184, 186
Duclos, Charles Pinot : 13, 14, 315 Halde, père Jean-Baptiste du : 201, 202
Durkheim, Émile : 196 Haller, Albrecht von : 220, 222, 228
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich : 16,
Engels, Friedrich : 196 50-51, 191, 196, 197, 198, 199, 200,
Épictète : 152, 220 237, 321-323
Helmolz, Richard H. : 57
Fachard, Denis : 67, 70, 71 Helvétius, Claude-Adrien : 13, 26, 35,
Failla, Mariannina : 297 36, 37, 237, 252, 256, 268, 269, 313,
Ferreyrolles, Gérard : 139, 140, 144, 178 315, 316, 318-321, 329, 330, 335,
Index des noms 357

336, 337, 338, 339, 341, 344, 346, Locke, John : 104, 220, 226, 228, 251,
347, 353 325, 326, 341, 342
Hippolyte, Jean : 196, 198 Lucques, Ptolémée de : 73, 74
Hobbes, Thomas : 27, 30-33, 37, 41, 42, Luther, Martin : 292
43, 109-138, 241, 271, 279, 280, 320 Lyotard, Jean-François : 291
Holbach, Paul-Henri Thiry, baron ­d’ :
35, 36, 37, 240, 316, 335 Mably, Gabriel Bonnot de : 36, 38
Hoquet, Thierry : 194 Macherey, Pierre : 347, 350
Hume, David : 22-25 Machiavel, Nicolas : 30, 39-40, 50-77,
136, 193, 196
Inglese, Giorgio : 55, 66 Magnard, Pierre : 148
Malebranche, Nicolas : 171-190, 222,
Jonson, Ben : 136 223
Justinien : 36, 57, 65, 72 Mandeville, Bernard de : 202, 234
Marc Aurèle : 220
Kambouchner, Denis : 93, 101 Marchand, Jean-Jacques : 67, 70
Kant, Immanuel : 174, 271, 291-312 Marcialis, Maria Teresa : 222
Kervegan, Jean-François : 50, 322 Marcucci, Nicola : 160
Keynes, John Maynard : 198 Marion, Jean-Luc : 143
Kiernan, Michael : 136 Markovits, Francine : 140, 198, 199, 336
Kirshner, Julius : 57, 61 Marras, Cristina : 225
Klein, Lawrence Eliot : 235 Marx, Karl : 191, 196, 197, 199, 270
Kojève, Alexandre : 196, 198 Masi, Giorgio : 67
Koselleck, Reinhart : 340 Matheron, Alexandre : 42, 160, 167
Matonti, Frédérique : 199
La Boétie, Étienne de : 18-20 Mayali, Laurent : 57
La Bruyère, Jean de : 220 Melera-Morettini, Matteo : 70
La Mettrie, Julien Offray de : 30-31, Mignini, Filippo : 41, 80, 81, 155
139, 140 Milanèse, Arnaud : 121
La Ville, Louis de : 186 Milton, John : 138
Lafuma, Louis : 12, 139, 178 Molesworth, William : 30, 109, 110
Lamy, François : 220 Montag, Warren : 199
Landucci, Sergio : 148 Montaigne, Michel de : 16, 18, 19, 20,
Larrère, Catherine : 194 21, 22, 23, 25, 27, 33, 51, 56, 94, 97,
Lazarus, Sylvain : 196 140, 141, 142, 143, 144, 147, 151, 152,
Le Guern, Michel : 167 185, 187, 188, 221, 302
Lebrun, Auguste : 70 Montesquieu, Charles-Louis de
Leibniz, Gottfried Wilhelm von : 161, Secondat, baron de : 13, 38, 43, 44,
294, 302, 311, 312, 319 45, 46, 49, 50, 51, 64, 191-203, 208,
Lemaître, Alain J. : 340 216, 220, 229, 230, 231, 268, 313,
Leopardi, Giacomo : 74 316, 317, 318, 321, 322, 323, 324,
Lery, Jean de : 94 340, 341, 342, 346, 347, 351, 352, 353
Lestringant, Frank : 94 Montevecchi, Alessandro : 67
Lévi-Strauss, Claude : 94, 95, 185, Moreau, Pierre-François : 41, 42, 155,
188, 189 169
358 ENTRE NATURE ET HISTOIRE

Morelly, Étienne-Gabriel : 35, 38 Raymond, Marcel : 11, 207, 239, 307, 314
Mormino, Gianfranco : 160 Raymond, Pierre : 198
Mungello, David E. : 79 Recchia, Viola : 244
Muratori, Lodovico Antonio : 228 Redaelli, Margherita : 88
Régnier, Marcel : 198
Nadler, Steven M. : 173 Renault, Laurence : 93
Néron : 117 Riley, Patrick : 172
Newton, Isaac : 228 Robespierre, Maximilien de : 38
Nicole, Pierre : Robinet, Antoine : 172, 237, 247, 252,
Nozes Pires, José Augusto : 258 253, 267, 270, 271
Robinet, Jean-Baptiste-René : 14, 237
Olmi, Antonio : 87 Rodis-Lewis, Geneviève : 93, 148, 172
­O’Malley, John W. : 79 Rosiello, Luigi : 225
Rousseau, Jean-Jacques : 11, 13, 22,
Pagden, Anthony : 219 46-50, 51, 95, 205-218, 226, 237, 239,
Panovsky, Erwin : 285 242, 244, 254, 257, 264, 268, 282,
Paradisi, Bruno : 57, 58 307, 313, 314, 315, 316, 317, 318, 319,
Pascal, Blaise : 16, 20, 21, 22, 23, 25, 320, 321, 322, 323, 324, 325, 326,
27, 33, 51, 139-153, 167, 178, 179, 328, 339, 340, 341, 342, 343, 344,
221, 244 345, 346, 347, 348, 350, 351, 352, 353
Pasquini, Emilio : 57, Rousset, Bernard : 142
Pennisi, Antonino : 225 Rousset, Jean : 217
Piazza, Marco : 17 Rouvray, Jean-Louis de : 205
Pii, Eluggero : 225, 229, 230
Pinckaers, Servais-Théodore : 222 Sade, Donatien-Alphonse-François de :
Platon : 88, 220, 235, 324, 346 34, 35, 330
Plutarque : 182, 220 Sagnol, Marc : 107
Pontas, Jean : 15 Salaün, Franck : 16, 314, 315, 329
Pocock, John Greville Agard : 112, 131, Sani, Roberto : 79
138, 280 Saulnier, Verdun-Louis : 19, 94, 141,
Poudret, Jean-François : 70 187
Prodi, Paolo : 57 Savarese, Gennaro : 219
Proietti, Omero : 42, 155 Savonarole, Jérôme : 66, 75
Prosdocimi, Luigi : 63 Saxoferrato, Bartolus de : 62
Pufendorf, Samuel von : 205, 208 Schino, Annalisa : 225
Puisais, Éric : 241, 253, 258, 271 Schlegel, Jean-Louis : 107
Schurmans, Herman : 246
Quaglioni, Diego : 56, 72, Selden, john : 120
Quesnay, François : 197 Sellier, Philippe : 139, 143, 148, 150,
Quilici, Leana : 243, 246, 248, 251, 271 244
Quintili, Paolo : 240, 258 Sénellart, Michel : 344
Sénèque : 84, 139, 220
Rabourdin, David : 148 Sève, Bernard : 144
Radica, Gabrielle : 209, 212, 215, 218 Séville, Isidore de : 58,
Index des noms 359

Sextus Empiricus : 17 Toto, Francesco : 160, 167, 209, 241,


Shaftesbury, Anthony Ashley Cooper 252, 253, 312, 339, 354
(IIIe ­comte de) : 220, 233, 235 Toussaint, François-Vincent : 205, 206,
Sidney, Algernon : 138 207, 208, 211, 214, 315
Simmel, Georg : 293 Tylor, Edward Burnett : 101
Simnetta, Laetitia : 321
Sistrunk, Timothy Graham : 57 Ullmann, Walter : 57
Smith, Adam : 197, 261
Solinas, Giovanni : 222 Vargas, Yves : 329
Spector, Céline : 64, 191, 192, 194, 195, Vauvenargues, Luc de Clapier, marquis
198, 208, 212, 215, 216, 323, 352 de : 139
Spinoza, Baruch : 39, 41-43, 142, 155- Vecchi, Alberto : 228
170, 179, 237, 238, 246, 262 Venturi, Franco : 227, 237
Standaert, Nicolas : 79, 87 Vico, Giambattista : 219, 224, 225, 228,
Strauss, Leo : 118, 194 229
Sulzer, Johann Georg : 294 Villey, Pierre : 19, 94, 141, 187
Swenson, James : 218 Volpilhac-auger, Catherine : 323, 192,
Swift, Jonathan : 286, 287, 289 193, 202, 203
Voltaire : 26, 202
Tacite : 56, 136
Tannery, Paul : 27, 93, 189, 294 Waelkens, Laurent : 57
Terrel, Jean : 110, 115, 125 Wahl, Jean : 198, 246, 257, 266, 267
Terres, Domenico : 229 Warburton, William : 225
Théophraste : 220 Wirz, Charles : 46, 207
Tönnies, Ferdinand : 110 Zambelli, Paola : 219, 228
RÉSUMÉS

Giorgio Bottini, « Entre mœurs et corruption. Machiavel, la langue du droit


et la politique de la force »

Cet article met en relation l­’usage des termes de costumi et consuetudine


dans la réflexion machiavélienne avec les notions de mores et de consuetudo
développées dans la tradition juridique médiévale par les civilistes et les
canonistes. Sur ces bases, il indique la nouveauté de ­l’approche du Segretario
dans la découverte de la force en tant que moteur et principe de l­’action
politique.

Antonella Del Prete, « Traduire la c­ ulture européenne pour les Chinois et


vice versa. Universalité et diversité chez Matteo Ricci »

Cet article aborde la dialectique universalité de la raison humaine/diversité


des mœurs exposée dans les lettres de Matteo Ricci. ­D’une part, le jésuite
applique les catégories européennes pour c­ omprendre un pays immense et
riche d­ ’histoire ; ­d’autre part, il choisit les arguments susceptibles de présenter
la civilisation et la religion occidentales à des interlocuteurs ­convaincus de
leur supériorité ­culturelle.

Élodie Cassan, « Descartes, théoricien des mœurs ? Éléments pour une


­compréhension renouvelée de ­l’homme cartésien »

René Descartes aborde les mœurs ­d’un point de vue à la fois descriptif
et normatif, en tant ­qu’elles ont pour mode ­d’être la diversité et une égale
dignité. Une fois ­connue la variabilité des mœurs dans le monde, et admise
la pertinence d­ ’un point de vue technique de se plier aux coutumes de son
pays, il devient possible ­d’apprendre à régler ses mœurs afin de parvenir
au bonheur.
362 ENTRE NATURE ET HISTOIRE

Arnaud Milanese, « Les mœurs selon Hobbes »

Cet article montre que le traitement hobbesien des mœurs marque


l­’insuffisance ­d’un traité des passions pour c­ onstituer une anthropologie
politique. Ce traitement propose ­d’interroger les ­conditions de possibilité
des diverses mœurs et coutumes, et a pour fin de doter le gouvernement
­d’un outil pour penser ­l’amélioration des mœurs historiques des populations
gouvernées.

Alberto Frigo, « Violentia ­consuetudinis. Pascal et la logique de la coutume »

Impensé qui pense en nous sur le mode de ­l’« on » et involonté qui veut
en nous avant que nous ne délibérions, la coutume c­ ondamne l­ ’homme à une
aliénation qui peut tantôt être salutaire, car elle donne accès à des vérités sûres
quoique non démontrées et permet, par le détour de la volonté coutumière,
de vouloir plus fortement et mieux que nous ne voudrions en voulant en
propre. ­D’où, selon Blaise Pascal, la fonction essentielle de la coutume dans
­l’agencement des preuves de la religion chrétienne.

Jacques-Louis Lantoine, « Spinoza et la raison des mœurs »

Chez Baruch Spinoza, les mœurs trouvent leur point d­ ’ancrage dans les
dispositions du corps. Pourtant, Spinoza leur accorde une certaine forme de
rationalité pratique : à défaut de raisonner, les hommes s­ ’accoutument, ce qui
leur permet de tisser des liens. La référence aux mœurs fournit un principe de
­constitution infra-rationnelle et infra-juridique de la vie morale et politique.
Néanmoins, la coutume, par nature diverse et passionnelle, ne peut unir sans
diviser ou tyranniser, au ­contraire de la raison.

Raffaele Carbone, « Morale et coutumes chez Malebranche »

­L’article examine c­ omment Nicolas Malebranche c­ onçoit le rapport entre les


principes fondamentaux de la morale et la pluralité des coutumes. Il c­ onsidère
les ­concepts mobilisés dans la philosophie morale malebranchienne et analyse
des textes où cet auteur fait allusion à la variété des coutumes ou à certaines
coutumes particulières. Il élabore enfin quelques réflexions sur l­’approche
malebranchiste de la question des mœurs et sur l­’attitude q­ u’il adopte face
aux ­cultures autres que la sienne.
Résumés 363

Céline Spector, « ­L’équivoqué du ­concept de “mœurs”. La lecture althussérienne


de Montesquieu »

Dans Montesquieu. La politique et ­l’histoire, Louis Althusser identifie ­l’angle


mort de L­ ’Esprit des lois, qui résiderait dans ­l’équivoque du ­concept de principe
et du ­concept de mœurs. À la croisée du principe (qui doit être pour que les
régimes se ­conservent) et des causes physiques ou morales des institutions, les
mœurs masquent la ­contradiction que ­L’Esprit des lois ­n’a pas pensé ­jusqu’au
bout. Althusser assigne la cause de cette insuffisance à une ignorance de
­l’économie politique.

Laetitia Simonetta, « Rousseau, de la science des mœurs à ­l’éveil du goût »

­D’après Jean-Jacques Rousseau, l­ ’homme aime naturellement la vertu, mais


il est devenu incapable de ­l’apprécier dans les sociétés aux mœurs dépravées.
Son projet d­ ’une science des mœurs dessine alors une voie moyenne entre une
approche rationaliste et une approche sentimentaliste. Cette science prend la
forme ­d’une éducation du goût, qui précède ­l’éducation morale proprement
dite, et qui développe le sentiment des valeurs.

Andrea Lamberti, « Nature et coutume dans la pensée civile ­d’Antonio


Genovesi »

À partir de la notion aristotélicienne ­d’habitus, Antonio Genovesi développe


une anthropologie moderne des passions et élabore une idée originale de goût
public. Celui-ci, en définitive, c­ onstitue le véritable sens c­ ommun des nations
et se modèle en prenant appui sur la tension c­ ontinuelle entre les poussées de
la nature et les besoins artificiels qui dépendent de la coutume.

Francesco Toto, « Dom Deschamps et les mœurs »

Chez Dom Deschamps les fausses mœurs propres à ­l’état de lois ­constituent


la forme dans laquelle la domination de l­ ’homme sur l­ ’homme est natura-
lisée sous la protection ­conjointe du pouvoir politique et des religions. Au
­contraire, les vraies mœurs propres à ­l’état de mœurs, fondé sur ­l’égalité
et la c­ ommunauté des biens, rendent possible une coopération spontanée
et indépendante de toute coordination politique des désirs et des ­conduites
individuelles.
364 ENTRE NATURE ET HISTOIRE

Valentin ­D’Agnano, « De l­ ’Angleterre à la France. Métaphysiques des mœurs


chez Burke »

Dans ce texte, il est question du rapport c­ omplexe q­ u’entretient la pen-


sée ­d’Edmund Burke avec les mœurs. Elles c­ onstituent un c­ oncept clé pour
­comprendre c­ omment des questions juridiques et politiques s­ ’adjoignent à des
­considérations spéculatives pour défendre (la Constitution anglaise) et critiquer
un système moral (la Révolution française). Nature et histoire témoignent
ainsi de deux manières singulières de dépeindre un système moral ­comme
une métaphysique des mœurs.

Mariannina Failla, « La dynamique des mœurs chez Kant »

Ce texte analyse les lieux où Emmanuel Kant affronte ­l’une des questions
fondamentales de la pensée politique : il s­’agit de la question du pouvoir
­d’agrégation ou de désagrégation sociale des pratiques de vie ­concrètes. Afin
de montrer la façon dont la réflexion pratique kantienne parvient à ­comprendre
et régler les mécanismes d­ ’intégration et de désagrégation sociales, ­l’article
étudie trois ­concepts : illusion, mensonge, bienveillance.

Jean-Claude Bourdin, « Du Gouvernement des mœurs »

Relevant de la nature, de l­ ’histoire, de la c­ ulture et de la politique (ou du


religieux), les mœurs ­constituent un phénomène difficile à stabiliser. ­C’est
pourquoi elles sont toujours couplées avec un autre terme qui les explicite :
les opinions et ­l’opinion publique, la législation et ­l’action du gouvernement.
Et c­ ’est dans ce triangle que les philosophes ont eu recours aux mœurs, sans
éviter la circularité lois-mœurs-lois, mœurs-opinions-lois-mœurs.
TABLE DES MATIÈRES

Giogio Bottini, Laetitia Simonetta et Francesco Toto


Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .    7
Francesco Toto
Mœurs et coutumes, raison et histoire.
Remarques introductives  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   11
Giorgio Bottini
Entre mœurs et corruption.
Machiavel, la langue du droit et la politique de la force . . . . . . . .   55
Antonella Del Prete
Traduire la culture européenne pour les chinois et vice versa.
Universalité et diversité chez Matteo Ricci  . . . . . . . . . . . . . . . . .   79
Élodie Cassan
Descartes, théoricien des mœurs ?
Éléments pour une compréhension renouvelée
de ­l’homme cartésien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   93
Arnaud Milanese
Les mœurs selon Hobbes  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  109
Alberto Frigo
Violentia consuetudinis.
Pascal et la logique de la coutume . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  139
Jacques-Louis Lantoine
Spinoza et la raison des mœurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  155
366 ENTRE NATURE ET HISTOIRE

Raffaele Carbone
Morale et coutumes chez Malebranche  . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  171
Céline Spector
L­ ’équivoqué du concept de « mœurs ».
La lecture althussérienne de Montesquieu . . . . . . . . . . . . . . . . .  191
Laetitia Simonetta
Rousseau, de la science des mœurs à ­l’éveil du goût . . . . . . . . . .  205
Andrea Lamberti
Nature et coutume dans la pensée civile d­ ’Antonio Genovesi . . .  219
Francesco Toto
Dom Deschamps et les mœurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  237
Valentin ­D’Agnano
De ­l’Angleterre à la France.
Métaphysiques des mœurs chez Burke . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  273
Mariannina Failla
La dynamique des mœurs chez Kant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  291
Jean-Claude Bourdin
Du gouvernement des mœurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  313
Index des noms  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  355
Résumés  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  361

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