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de la Méditerranée
Belguedj M.S. Ben Badis et le Mu'tazilisme. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°13-14, 1973. Mélanges
Le Tourneau. I. pp. 75-86;
doi : 10.3406/remmm.1973.1193
http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1973_num_13_1_1193
par M. S. BELGUEDJ
(1) Au cours des années vingt et trente, il n'était pas rare d'entendre ses adversaires le
qualifier de "Franc-maçon athée".
(2) Cf. Merad, Réformisme, pp. 259-260 et 437-438.
(3) V. en particulier : M. Qasim, Al-Imâm 'Abd al-H'amîd ibn Bâdis. Le Caire, 1968.
A. Talbi, Ibn Bâdis. Sa vie et ses oeuvres. Alger, 1968, 4 voL
A. Rabah, Le Cheikh Ibn Bâdts. Sa philosophie : son action dans l'éducation. Alger, s.d.
A. Merad, Le Réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Paris-La Haye, 1967,
(sera cité : Réf.) A. Merad, Ibn Bâdis. Commentateur du Coran. Paris, 1971 (sera cité : Com.)
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établis auprès de ses concitoyens, des faits de notoriété publique datant de la période
située entre 1914 et 1925, et qui aideront croyons-nous à comprendre le
caractère, la pensée et les comportements du réformiste musulman qu'il a été.
*
* *
(7) Son maître, le Cheikh H'amdân Lounîssî avait émigré à Médine et vécu jusqu'à sa
mort dans cette même pauvreté et il est probable que la conduite du maître influença
également celle du disciple.
(8) Dans les premières années trente parurent deux feuilles, l'une maraboutique, l'autre
anti-maraboutique : Al-MiVâr (Le Critère) et Al-Jah*îm (L'Enfer) où le pamphlet ne reculait
même pas devant l'ordure. Jamais Ben Badis ne voulut tremper dans leurs polémiques.
O) Réf., pp. 260, 436, 437.
(10) Le fait a été relaté par le Dr Lefgoun, l'un des médecins qui le soignèrent durant ses
derniers jours.
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(11) Âl-Sunna, Ie année, n° 3, pp. 1 ss. ; cf. également : Talbi.Œuvrei, III, pp. 27 ss.
(12) Cf. Réf., p. 437.
(13) V. Chihâb, IV, 14, juin-juillet 1938 pp. 288-291 ; et Œuvres, II, p. 140.
(14) Ibid.
(15) Tafsîr Ibn Bâdîs. Alger-Le Caire, 1384/1946, p. 253.
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celui-là, car il est celui qui suit le Prophète dans sa prédication et sa lutte au
moyen du Coran".
L'expression "vraie Sunna" est à retenir, car elle suppose l'existence d'une
Sunna fausse, ou pour le moins douteuse. Comment distinguer l'une de l'autre, et
que dire alors de l'œuvre de tous les théologiens passés, de leurs débats et de leurs
conclusions qui reposent au moins partiellement sur la Sunna ? Ben Badis répond
en partie à la question dans un développement consacré aux rôles de la Raison et
de la Science (16). "Nous n'avons pas,dit-il,à croire à tout ce que nous voyons ou
entendons ; nous devons au contraire le soumettre à l'examen et à la réflexion. Si
notre connaissance du fait peut reposer sur une preuve évidente, nous y croirons ;
sinon, nous le rejetterons dans le domaine des faits douteux, chimériques ou
conjecturaux qui ne méritent pas considération". Et il ajoute plus loin (17) :
"Tout argument qui, considéré isolément est conjectural, devient certain s'il est
conforme à la Loi révélée et à ses buts . . . (Mais) on ne s'appuiera pas, pour
établir les jugements et les croyances, sur les h'adîths "faibles" attribués au
Prophète, car ce qui n'est pas établi par un argument intrinsèque certain ne peut
l'être par un h'adîth faible".
Donc, pour lui comme pour les Mu'tazilites, la science repose sur l'évidence
rationnelle. Cette science n'exclut pas le recours à la Tradition, mais celle-ci ne
peut être aveuglément acceptée pour étayer n'importe quelle croyance ; il faut
qu'elle soit solidement établie et conforme à la ligne générale de la Révélation. Elle
contribuera alors à former la connaissance décisive à laquelle la Raison ne pouvait
parvenir par ses seuls moyens. C'est dire que Ben Badis donne la primauté à la
Raison pour l'acquisition de la science car : "l'homme se distingue des animaux
par la Raison . . . qui est le pouvoir grâce auquel il y a réflexion « . . Celle-ci
consiste à examiner les connaissances dont on a saisi la réalité et compris les
relations ... et à ordonner ces connaissances en fonction de ces relations * ,. La
conduite de l'homme dans la vie est fortement liée à son activité mentale : la
rectitude et la non rectitude de la première dépendent de celles de la seconde, car
les actes sont issus des croyances ... et celles-ci sont le fruit de la réflexion et de
l'examen" (18).
Ainsi, pour lui comme pour le mu'tazilite Abu 1-Hudhayl, la Raison saisit les
rapports entre les connaissances, et il rejoint Jubbâî dans son identification de la
Raison et de la Science quand il dit : "La réflexion est la découverte de l'inconnu
à partir du connu ... Si le connu diminue, les découvertes diminuent (De
même) si les connaissances se multiplient, mais qu'on néglige de les soumettre à
l'examen, l'homme reste stationnaire, puis ces connaissances négligées ne tardent
pas à s'abolir de son esprit. Si c'est au contraire la saisie des réalités ou de leurs
rapports qui est défectueuse, ou s'il ne les ordonne pas correctement, il aboutira à
l'erreur totale et au désordre, et il ne peut en résulter que préjudice dans les
perceptions des sens et égarement dans celles de la Raison ( 1 9)".
wa-ktisâb)" (26).
Or, pour les Mu'tazilites également, la décision volontaire de l'homme est
libre ; il a la possibilité de faire ou de ne pas faire, et il agit selon son libre choix.
Toutefois, ils considèrent que, dans ce cas, il est "créateur" de ses actes alors que,
pour Ben Badis, il n'y a pas création mais seulement libre décision d'entreprendre.
Autrement dit, il y a "puissance" humaine — créée par Dieu dans l'homme —
grâce à laquelle celui-ci peut se comporter à sa guise (27). En somme Ben Badis,
dans l'examen de ce problème, adopte le point de vue des mu'tazilites sans
tomber dans leurs excès verbaux et, là où ils parlent de création humaine, lui
parle de libre entreprise et de kasb wa-ktisâb au sens coranique de ces termes.
Quant à l'insertion de cette puissance humaine dans le monde, il s'en
explique à propos du problème des causes : "Les causes universelles instituées par
Dieu dans la vie d'ici-bas sont, dit-il, des moyens par rapport à leurs
conséquences ; elles font parvenir à ce en vue de quoi elles ont été instituées,
conformément au commandement de Dieu, à Son décret et aux lois qu'il a
instituées. Il en résulte que celui qui néglige de se saisir de ces causes universelles
ne peut en obtenir les conséquences (28).
Et il insistera plus loin sur cette "loi naturelle" et sur la libre carrière ouverte
à l'activité de l'homme en disant : Les "causes" de vie, de civilisation et de
progrès . . . sont également dispensées à tous les hommes. Celui, vertueux ou
pervers, croyant ou incroyant, qui s'attache au "moyen" atteint la "fin" avec la
permission de Dieu (29) . . . ".
Il évite donc, comme on peut le voir, les exposés mu'tazilites sur le lieu de la
première cause, sur les causes efficientes et la cause ■ finale, et sur l'acte
"engendré". Pour lui, l'homme est placé au milieu d'un ordre naturel institué par
Dieu ; il devra réfléchir, comme l'y invite le Coran, sur la structure de l'univers,
sur l'enchaînement des causes et des conséquences tel que le Créateur l'a établi, et
agir par libre choix entre les différentes possibilités également offertes à chacun.
Or, à propos de ses rapports avec ces données, l'homme est amené à se poser
le problème de la nature du Bien et du Mal, et celui des raisons de l'existence de
ce dernier.
Pour Ben Badis, c'est d'abord la Raison qui distingue le Bien et le Mal car,
dit-il : "l'activité de l'esprit humain précède celles des membres ... les guide et les
prépare . . . Cette activité mentale manifeste sa puissance . . . principalement dans
la distinction entre le Bien et le Mal et, plus finement, entre le meilleur d'entre
deux biens et le pire d'entre deux maux" (30).
(26) Tafsîr, p. 58 ; cf. 'Abduh, Risala, pp. 59-65 ; tr. fr. pp. 42-46.
(27) Ah'mad Amîn fait remarquer toutefois que "c'est là en réalité, un retour, en
d'autres termes, au point de vue Mu'tazilite (Duh'â, III, pp. 55-57).
(28) Tafsîr, p. 66, cf. 'Abduh, Risala, p. 175 ; tr. fr. p. 118.
(29) Tafsîr pp. 78-79.
(30) Tafsîr, p. 475.
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On pourrait penser qu'il ne s'agit malgré tout que d'un bien et d'un mal
révélés et imposés comme tels. Mais ce qu'il en dit en commentant l'enseignement
coranique à propos du meurtre et de la débauche montre qu'il y a, pour lui
comme pour les mu'tazilites, un bien et un mal en soi : "Le mal peut être absolu
et inséparable (des actions) ; il peut être relatif à une situation accidentelle ou à
une orientation adoptée" (31). Mais il prend soin de relier ces principes à
l'ensemble de la création et de la révélation divines en disant : "l'une des
manifestations de la miséricorde de Dieu à l'égard de Ses créatures est qu'il a
implanté dans leur nature l'intelligence des bonnes et des mauvaises actions afin
de leur faciliter l'obéissance à la Loi révélée" (32). Et il ajoute plus loin "Les
hommes apprennent ainsi que les ordres et les défenses de la Loi révélée sont
conformes aux exigences de la Raison authentique et à celles d'une saine nature,
et que Dieu n'ordonne pas le Mal et n'interdit pas le Bien" (33).
Il y a donc bien, comme pour les Mu'tazilites, une valeur absolue des actes,
intrinsèque à eux, et Dieu n'intervient par la Loi révélée que pour nous avertir et
contirmer ce que nous découvrons par la Raison.
Il reste cependant la question de la définition générale du Bien et du Mal.
"Le Bien répond Ben Badis est ce qui est utile et le Mal ce qui est nuisible" (34).
Il ne s'agit pas bien sûr, d'un bas utilitarisme égoïste, mais d'une utilité supérieure
englobant la création et, là encore, nous retrouvons une idée des Mu'tazilites car,
dit-il pour montrer le caractère nuisible de l'infanticide : "il y a là meurtre de la
personne humaine, interruption de la descendance, destruction de l'espèce, ruine
de la civilisation, et manque de compassion envers les créatures de Dieu" (35).
Et il ajoute à propos de l'existence du Mal :
"Dieu n'agrée ni n'ordonne le Mal ... Le Mal est, dans la main de Dieu,
comme chose créée et (signe de) sagesse, et non comme chose agréée et imposée ;
le Bien est, dans la main de Dieu, comme chose créée et (signe de) sagesse, et aussi
comme bienfait et chose ordonnée (36)". Là aussi, sa position est celle des
Mu'tazilites qui professent que Dieu veut ce qu'il a ordonné, c'est-à-dire le Bien,
et ne veut pas ce qu'il a interdit, c'est-à-dire le Mal, admettant par là-même que
Sa volonté ne concerne pas la réalisation du Mal ou, en d'autres termes, que la
réalisation du Mal échappe à Sa volonté et relève de la liberté de l'homme.
Enfin, dans la manière d'envisager la condition du pécheur, on retrouve chez
Ben Badis le reflet de la doctrine mu'tazilite, sans qu'il soit cependant question de
la fameuse "position intermédiaire" de Jubbâ'f, ni de sa doctrine sur la peine
éternelle en cas de non repentir. Ben Badis, au contraire, serre de près le texte
coranique qui réserve le châtiment éternel à l'incroyant. "Mais, dit-il dans ses
(31) Ibid., p. 482 ; cf. 'Abduh, Risala, p. 66 ss. tr. fr., p. 46 ss.
(32) Tafsîr, p. 119.
(33) Ibid., p. 144.
(34) Tafsîr, p. 482.
(35) Ibid., p. 117.
(36) Ibid., p. 482.
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* Aqâ'id, celui qui néglige les "actes" ne sort pas du cercle des croyants (37). Celui
qui enfreint la Loi est seulement qualifié de pécheur jusqu'à ce qu'il se repente
(38). Mais ajoute-t-il en citant un h'adîth, celui qui professe qu'il n'y a d'autre
divinité que Dieu et dont le cœur contient du Bien pour un grain d'orge, celui-là
sortira de l'Enfer" (39).
Plus explicitement encore, dans son Tafsîr, il précise que même le meurtrier
et le débauché, s'ils sont croyants, sortiront de l'Enfer après un sévère châtiment
(40). Et il ajoute à propos du repentir : "Dieu incite Ses créatures pécheresses au
repentir et aux bonnes actions, afin que le désespoir ne se glisse pas dans leur
coeur, car le désespoir leur est interdit, et un péché, même grand, ne peut les
séparer (définitivement) de leur Créateur" (41).
Son Islam est donc un Islam d'optimisme, d'espoir et de confiance en la
miséricorde divine, non un Islam de pessimisme, de terreur et de désespoir.
On remarque cependant que l'on a beau fouiller son Tafsîr pour y chercher
l'exposé du grand problème qui passionna maint théologien : celui de la "création
du Coran", on ne trouve rien. La seule allusion que l'on découvre dans son œuvre
quant à cette question est la relation d'une controverse entre un çûfî et un
mu'tazilite en présence du Calife Al-Wâthiq (42). Ben Badis note, dans
l'introduction à cette relation, que le brassage des individus et des communautés dans
l'empire musulman avait donné naissance à des innovations, et chacun s'efforçait
de produire des arguments en faveur de la sienne. "Un seul argument dit-il, mettra
tout le monde d'accord : celui qui consiste à s'en tenir à ce que le Prophète et ses
compagnons ont adopté de façon certaine et manifeste . . . Nous pensons que
toute discorde surgie entre groupes de musulmans tire son origine de l'abandon de
ce principe, entre autres celle à propos de la création du Coran". Or explique-t-il,
il ressort de l'exposé de cette controverse que, du point de vue de la foi, elle
soulevait un faux problème puisque le Coran, jusqu'à l'ultime révélation, n'en dit
mot, et que le Prophète bien qu'il en fût certainement conscient, a jugé bon de ne
pas l'aborder. Il faut donc renvoyer dos à dos tous ceux qui en ont traité, aussi
bien H'anbalites partisans du Coran incréé, que Mu'tazilites partisans du Coran
créé, ou Ach'arites qui avaient adopté une voie moyenne. Seul vaut l'enseignement
du Coran même et de la conduite du Prophète et de ses compagnons.
On notera que c'est là une position qui rejoint celle de 'Abduh, telle que la
donne son disciple Rachîd Rida. En effet, après avoir opiné, dans la première
édition de sa Risâlat al-Tawh'îd, pour la position moyenne des Ach'arites, 'Abduh
donna l'ordre à son disciple de supprimer le passage en question dans les éditions
suivantes car, estimait-il, la question du Coran créé ou incréé était "ignorée" des
anciens. C'était une innovation qui avait semé parmi les musulmans une division
qu'il fallait éviter de perpétuer (43).
Le même point de vue est adopté par Ah'mad Amîn et de manière plus
précise ; il juge en effet que si les Mu'tazilites ont raison sur le plan scientifique,
ils ont tort sur les plans didactique et social car : "comment le peuple aurait-il
compris la science du Kalâm alors qu'il s'agit d'une matière délicate où les
meilleurs esprits s'égarent. Elle est le fait des philosophes ... et non celui du
peuple" (44).
C'est là comme un écho des propos de Ben Badis, qui fut essentiellement un
enseignant de l'Islam, et qui avait pour public des hommes et des femmes qui,
souvent, ne connaissaient de l'Islam que des rites devenus plus ou moins
mécaniques, des gens simples pour qui Dieu était dans le ciel et le Coran un livre
aux vertus magiques. Il fallait avant tout donner à chacun, hommes du commun
ou étudiants, une vue authentique de l'Islam, destinée à le faire vivre par chaque
individu et non à en faire débattre comme d'une doctrine philosophique.
Mais alors, que dire de toute l'œuvre des théologiens du passé, de leurs
controverses et de leurs conclusions ? "Nous avons délaissé le Coran répond-il, et
avons établi des institutions et des conventions de notre invention, en
abandonnant dans la plupart des cas le vrai monothéisme (h'anîfiyya) plein de tolérance,
en faveur de l'extrémisme et du verbalisme . . . Nous avons introduit dans la
Sunna des dévotions étrangères et des illusions philosophiques qui l'ont éloignée
de l'esprit de l'Islam, semant ainsi la division et la dispute (45).
Et il ajoute ailleurs en s'en prenant aux théologiens : "Tourner le dos au
Coran pour adopter les arguments conventionnels et ardus des théologiens, c'est
tourner le dos au Livre de Dieu et rendre difficile à Ses créatures l'accès du savoir
alors qu'elles en ont le plus grand besoin" (46).
Quant aux penseurs musulmans du passé, il marque bien l'indépendance
qu'on doit garder vis-à-vis d'eux, si grands soient-ils, et il écrit à propos de Rachîd
Rida : "II se débarrassa des erreurs — peu nombreuses — qui se trouvaient dans
l'Ih'yâ' de Ghazâlî, particulièrement du fatalisme, des interprétations ach'arites et
çufies ainsi que des excès dans l'ascétisme et de certaines innovations dans le culte
islamique" (47).
Sa position est donc bien claire en définitive. Nous l'avons vu professer la
primauté de la Raison, adopter bien des points de vue des Mu*tazilites, mais en se
gardant de certains excès dans lesquels ils sont tombés et en évitant certains
problèmes qu'ils ont abordés. Nous l'avons vu se défendre d'être "'abdawite",