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DOSTOÏEVSKI OU L’ENVERS DU DROIT
Peggy Larrieu
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Université Saint-Louis - Bruxelles | « Revue interdisciplinaire d'études juridiques »

2015/1 Volume 74 | pages 1 à 20


ISSN 0770-2310
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-interdisciplinaire-d-etudes-juridiques-2015-1-page-1.htm
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Pour citer cet article :


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Peggy Larrieu, « Dostoïevski ou l’envers du droit », Revue interdisciplinaire
d'études juridiques 2015/1 (Volume 74), p. 1-20.
DOI 10.3917/riej.074.0001
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R.I.E.J., 2015.74  

ÉTUDES

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Dostoïevski ou l’envers du droit
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Peggy LARRIEU
Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles
Aix-Marseille Université – Centre de droit économique d’Aix-Marseille

« Devenus criminels, c’est alors qu’ils


1
inventèrent la justice » .

Résumé

La lecture juridique de l’œuvre de Dostoïevski est susceptible


d’apporter un nouvel éclairage, par effet de contraste, sur le phénomène
juridique et sa rationalité. Car, pour découvrir l’horizon complet des valeurs
juridiques d’une société, il faut dresser la carte de ses transgressions, et
donc cheminer vers les confins. Précisément, l’écrivain russe peut intéresser
le juriste parce que son existence et son œuvre s’inscrivent en marge de la
norme. Il nous offre une contestation radicale de la rationalité juridique. Rien
ne lui est plus étranger que le scepticisme rationaliste. Mais, derrière sa
fascination pour la transgression, le crime, la « part maudite », se dissimule
une véritable passion pour le juste. Aussi, à l’heure où la rationalité juridique
montre ses limites face au problème du mal, la conception de Dostoïevski
mérite toute notre attention.

Il est difficile de sortir indemne de la lecture d’une œuvre de


Dostoïevski. D’aucuns le redoutent, s’en méfient, parce qu’il peut paraître
2
morbide, malsain, pervers, cruel et monstrueux . Auteur grandiose que le
lecteur craint d’aborder, de peur de se perdre au détour de tant de
dépravation, de s’enfoncer dans la boue ou encore de s’évaporer dans le
rêve. D’autres, en revanche, le considèrent comme un génie, un prophète et
un grand psychologue. Ainsi Nietzsche disait-il de lui : « il est le seul qui
3
m’ait appris quelque chose en psychologie » . Mais, que l’on s’en défie ou
4
pas, Dostoïevski est incontestablement un « écrivain prométhéen » au
1
F. DOSTOÏEVSKI, Le rêve d’un homme ridicule, Arles, Actes Sud, 1993, p. 52.
2
P. EVDOKIMOFF, Dostoïevsky et le problème du mal, Lyon, Ondes, 1958, p. 7.
3
F. NIETZSCHE, Le crépuscule des idoles, Paris, Gallimard, 1988, § 45.
4
C. DALIPAGIC-CZIMAZIA, Dostoïevski et l’Europe, Ed. Conseil de l’Europe, 1993, p. 11.

1
R.I.E.J., 2015.74 Dostoïevski ou l’envers du droit

5
même titre que Goethe et Shakespeare , dans la mesure où ils explorent

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l’être humain dans sa globalité, aussi bien dans ses méandres
psychologiques qu’à travers la société et l’histoire. Et Dostoïevski est de
ceux-là. En tant qu’écrivain prométhéen, il est capable de percevoir les
profondeurs de l’âme humaine, de penser l’être comme une totalité, un
paradoxe complexe et pétri de contradictions, capable de saisir le clair en
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même temps que l’obscur. Ses héros sont des victimes, des humiliés et des
offensés, susceptibles de devenir en un trait de temps des personnages
démoniaques, forts et orgueilleux, au-dessus de la morale commune. Ils
sont outrés jusqu’à la démesure, s’apparentent à des caricatures, des êtres
irréels, des figures de l’onirique. Leur drame n’est pas un drame possible
6
suivant les lois de la raison . Leur drame n’est concevable qu’en dehors de
ces lois, qu’en nous-mêmes. Leur drame est mythologique au sens où ces
7
personnages représentent des archétypes , des symboles des conflits
psychologiques les plus universels.
Dans ces conditions, comment Dostoïevski pourrait-il faire l’objet
d’une lecture juridique, sachant que le droit a pour vocation de réguler les
rapports sociaux entre les individus, et non leur for intérieur ? Pire, comment
Dostoïevski pourrait-il intéresser le juriste, épris de juste mesure et de
rationalité, alors que toute la vie et l’œuvre de l’écrivain russe sont hors
norme ? Car, comme il l’a lui-même indiqué, « je n’ai jamais fait que pousser
à l’extrême, dans ma vie, ce que vous n’osiez pousser vous-mêmes qu’à
8
moitié » . Il a parcouru toute la gamme du bien et du mal, en passant des
pires excès aux cimes sublimes du sacrifice. Qu’a-t-il donc de commun avec
l’homo rationalis juridique, lui qui n’a jamais vécu que dans l’amplitude,
l’excès, l’hybris ? Que peut-il nous apprendre sur le droit, et inversement, en
quoi une analyse juridique peut-elle apporter un nouvel éclairage sur son
œuvre ?
Cela étant, pour découvrir l’horizon complet des valeurs symboliques
d’une société, et notamment ses valeurs juridiques, il faut aussi dresser la
carte de ses transgressions, interroger les déviances, repérer les
9
phénomènes de rejet et de refus , et donc cheminer vers les confins. Bref, il
faut saisir l’envers pour comprendre l’en-droit. Dostoïevski, par son
excentricité, sa singularité, sa marginalité par rapport à l’univers ordonné et
stable du droit, peut justement nous éclairer sur le phénomène juridique et
sa rationalité. Il intéresse le juriste précisément parce que son existence et
5
F. OST, Shakespeare, La comédie de la loi, Paris, Michalon, 2012.
6
H. TROYAT, Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Paris, Fayard, 1990, p. 220.
7
C.G. JUNG, Les racines de la conscience, Paris, Buchet-Chastel, 1971, p. 21.
8
F. DOSTOÏEVSKI, Mémoires écrits dans un souterrain, Paris, éd. Bossard, 1926, p. 65.
9
M. DETIENNE, Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, 1998, p. 8.

2
Peggy Larrieu R.I.E.J., 2015.74  

son œuvre sont en marge de la norme. Du côté de l’existence d’abord, il y a


10

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le bagne, le jeu, les soupçons de pédophilie, etc ... Et puis, il y a l’œuvre.
L’œuvre de Dostoïevski est le témoin fidèle de son destin, centré autour des
11
grandes réalités de l’existence humaine : le bien et le mal . Inéluctablement
fasciné par le mal, l’écrivain a besoin de la révolte, de la négation, du doute.
Il a besoin de pousser l’idée du mal jusqu’à l’absurde, pour en révéler toute
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la dialectique. La dénonciation du mal, sa mise à nu, constituent l’objet d’une


quête qui trouve une échappatoire dans son œuvre. En cela, ses romans
célèbrent une étrange extériorité par rapport à l’ordre juridique et à l’ordre
tout court : certains de ses personnages sont menaçants, insaisissables, ils
heurtent l’ordre établi dans la société russe. Leur orgueil n’a pas de bornes.
Ils se proclament athées, se livrent à la débauche, blasphèment ou prennent
part à un crime.
Alors, pourquoi une telle fascination pour le crime, le monstrueux ? Et
quels sont les liens pouvant bien exister entre le crime et le droit ? Quelle
complicité l’attache à ses héros révoltés et lui fait si bien dépeindre les âmes
viles? Lui-même, de quel parti est-il ? « Du parti du diable, avec les
ivrognes, les sensuels, les pervers, les débauchés, si admirablement décrits
dans ses romans ? Ou du parti des chérubins, avec le prince Mychkine et
Aliocha Karamazov, qui jettent sur ces pages sombres l’illumination de leur
12
foi ? » . En réalité, pour Dostoïevski, le crime est originel. Mais, l’homme
est capable de rédemption. De fait, l’auteur a toute sa vie été obsédé par la
13
question du juste , à travers ses déambulations dans l’univers du mal et du
crime. Or, peut-être est-ce uniquement parce qu’il a parcouru toute la
gamme du mal qu’il a pu connaître une telle passion pour le juste. C’est
cette dialectique du crime et du juste qui innerve l’œuvre et l’existence de
l’écrivain, en révèle les paradoxes, et permet d’apporter un nouvel éclairage
au problème des relations entre le mal et le bien. Tout se passe chez lui
comme si le pire se mettait au service du meilleur, ainsi que le clamait
Méphistophélès à l’attention du Docteur Faust : je suis « une partie de cette
14
force qui, toujours veut le mal, et toujours fait le bien » . Dès lors, le mal
15
serait-il antérieur et donc autonome par rapport au bien ? Ceci nous
interpelle sur les origines de notre droit et de notre société…

10
H. TROYAT, Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, op. cit., supra n. 6.
11
P. EVDOKIMOFF, Dostoïevsky et le problème du mal, op. cit., supra n. 2, p. 20.
12
Encyclopédie Larousse, V. Dostoïevski.
13
J. VAN MEERBEECK, « Dostoïevski, entre loi du désir et désir de la loi », Rev. interdisciplinaire
d’études juridiques, 2004, n° 53, p. 29.
14
W. GOETHE, Faust I et II, Paris, Larousse, 2004, Cabinet d’étude, v. 110.
15
C. CRIGNON, Le mal, Paris, Flammarion, 2000 ; H.C. PUECH, En quête de la gnose, Paris,
Gallimard, 1978.

  3
R.I.E.J., 2015.74 Dostoïevski ou l’envers du droit

Dans ce mouvement d’oscillation entre le mal et le bien, Dostoïevski


16

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se trouve empêtré tout au long de son existence . Chaque instant de sa vie,
cette vie traversée de drames et d’aventures, chaque page de son œuvre,
expriment une lutte entre des passions ou des idées contradictoires. En lui,
cohabitent tous les contraires : la transgression et la servitude, l’orgueil et
l’obséquiosité, l’arrogance et l’humiliation, la colère et l’extrême douceur, la
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finesse d’esprit et la rudesse du moujik, etc. Cette ambivalence, il a essayé


de la formuler dans Le Double, qui pourtant n’a pas rencontré le succès
17
escompté . Mais le thème du double est présent, sous les formes les plus
18
diverses, dans toutes ses œuvres . Dostoïevski c’est tout à la fois la
recherche de la gloire et l’avilissement, la noblesse et l’abjection, l’extrême
délicatesse et la suprême barbarie, la quête de pureté et le crime infâme.
Comme l’a écrit Baudelaire, son contemporain, « il y a dans tout homme,
19
deux postulations simultanées : l’une vers Dieu, l’autre vers Satan » .
Poussées au paroxysme, dans la recherche d’un inaccessible absolu, ces
postulations finissent toutefois par se rejoindre, conformément à la loi de
20
« l’énantiodromie » , qui veut qu’à l’excès chaque chose se transforme en
son contraire. Car, dès lors que l’harmonie universelle repose sur
l’opposition, « par le changement ceci est cela, et par le changement cela
21
est à son tour ceci » .
Dans ces conditions, l’approche rationnelle et cartésienne ne sera pas
suffisante pour aborder la pensée de Dostoïevski. Dans un même esprit,
cohabitent les éléments les plus contraires : les éléments angéliques et
démoniaques. Il faut sortir du mouvement de valorisation – dévalorisation.
L’alternative simpliste entre le clair et l’obscur doit être abandonnée, car il
est impossible de décider entre l’un et l’autre. Les mêmes réalités, les
mêmes symptômes, les mêmes motivations peuvent en effet signifier le clair
ET l’obscur. Ce qu’il faut apprendre à penser, c’est la coexistence des
contraires et la tension des opposés. Autrement dit, la mise en évidence des
antagonismes et des contrastes appelle un art très hermésien de la
médiation et de la transition, seul à même de manier le clair-obscur. Du
même coup, c’est le principe de non-contradiction lui-même, sur lequel est
fondée toute la pensée rationaliste occidentale, qui s’effondre, ce qui nous
permet de contempler, perplexes et fascinés tout à la fois, un abîme de
profondeur. Ainsi donc, toute l’existence et l’œuvre de Dostoïevski sont

16
P. EVDOKIMOFF, Dostoïevsky et le problème du mal, Lyon, Ondes, 1958, p. 20.
17
H. TROYAT, Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski, op. cit., supra n. 6, p. 81.
18
R. GIRARD, Dostoïevski, du double à l’unité, Paris, Plon, 1963, p. 18.
19
C. BAUDELAIRE, Mon corps mis à nu, Journaux intimes, 1887, Paris, éd. Vox, 1945, I, 682.
20
C.G. JUNG, Psychologie et religion, Paris, Buchet-Chastel, 1996, p. 151.
21
HERACLITE, Fragments, Paris, Flammarion, 2004, n° 88.

4
Peggy Larrieu R.I.E.J., 2015.74  

marquées par la transgression comme moyen d’accéder au sentiment du

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juste (1). Mais, à travers cette mise en relation du besoin de transgression et
de l’aspiration au juste, c’est une critique de la rationalité juridique
occidentale dans son ensemble qu’il nous offre (2).

1. Dostoïevski et la transgression
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Le terme transgression provient du latin « transgressio », qui signifie «


passer de l’autre côté », « traverser », « dépasser une limite », d’où l’idée
22
d’enfreindre un ordre, un interdit, une règle, une loi . La transgression est
une infraction, elle passe outre la loi (l’interdit), la rend caduque, et récupère
la liberté d’action que la loi amputait. Elle exprime ainsi la liberté et la part
23
d’excès en l’homme . Cependant, en tant que telle, elle suppose et
24
reconnaît l’existence de l’interdit . Sans interdit, il n’est pas de
transgression. Or, il apparaît que la transgression (A.), telle que la conçoit
Dostoïevski, est inséparable d’une aspiration excessive au juste (B.).
A. De la fascination pour le crime…
Très tôt, Dostoïevski fit l’expérience de la transgression. En 1846, âgé
de vingt-cinq ans, il commence à fréquenter les cercles du socialisme
utopique, oscillant entre les occidentaux et les slavophiles. Trois ans plus
tard, sans pour autant s’être franchement positionné en faveur du
socialisme, il se retrouve face à l’échafaud. Cet homme, qui éprouva la
conviction qu’il allait mourir dans quelques instants, vécut alors un simulacre
d’exécution, le tsar Nicolas II ayant décidé de laisser la vie sauve aux
révolutionnaires, tout en les déportant au bagne pour quatre ans. Voici donc
ses premiers démêlés avec la justice, placés sous le signe de l’injustice et
de la méprise. Ce moment d’effroi donna naissance à sa réflexion sur la
peine de mort, que nous ne développerons pas ici, mais qui constitue sans
doute l’une de ses attaques les plus radicales envers la justice pénale : «
Car ce ne sont pas les blessures qui constituent le supplice le plus cruel,
c’est la certitude que dans une heure, dans dix minutes, dans une demi-
minute, à l’instant même, l’âme va se retirer du corps, la vie humaine cesser,
25
et cela irrémissiblement. La chose terrible, c’est cette certitude…» .
Par la suite, et tout au long de son existence, Dostoïevski fut fasciné
par le crime sous toutes ses formes. Depuis le bagne, où il côtoie des

22
Dictionnaire Larousse, V° Transgression.
23
M. FOUCAULT, Préface à la transgression, Paris, Lignes, 2012.
24
A. VIALA, Conditions et objet de la transgression : ce que l’étymologie nous enseigne, in La
transgression, (sous la dir. de J.-J. SUEUR), Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 347.
25
F. DOSTOÏEVSKI, L’idiot, Arles, Actes Sud, 1993, p. 85.

  5
R.I.E.J., 2015.74 Dostoïevski ou l’envers du droit

vagabonds, des bandits de toute sorte, des délinquants politiques, il est

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frappé par l’idée du crime en soi, passionnel ou crapuleux, et son attention
est entièrement accaparée par le comportement de ceux qui ont eu l’audace
26
de le commettre, de ceux qui sont allés jusqu’à transgresser la loi . En
27
réalité, son intérêt pour le crime est plus ancien . Alors que son père,
médecin, est en train de succomber, victime de la révolte de ses paysans,
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28
Dostoïevski, âgé de dix-huit ans, se révolte contre lui en le maudissant . Et
à l’idée de se sentir soulagé par cette mort dont il se croit le complice, il
éprouve une angoisse extrême et fait tout pour chasser de sa mémoire
l’ignoble souvenir. A partir de là, culpabilité et transgression resteront à
jamais unies dans l’esprit et l’œuvre de l’auteur.
Dans une perspective psychanalytique, Sigmund Freud s’est
intéressé à cette fascination pour le crime, considérant que celle-ci trahissait
la personnalité pathologique de son auteur : « Dostoïevski a d’abord traité
du criminel ordinaire, du criminel par intérêt personnel, puis du criminel
politique et religieux, avant de revenir à la fin de sa vie, au parricide et de
29
nous livrer ainsi, sa confession poétique » . Il est vrai que l’action, les idées
et la psychologie des personnages de ses grands romans, nés de l’immense
expérience que fut pour lui le bagne, s’organisent tous autour d’un crime. Le
premier de ces romans, Crime et châtiment, est tout entier consacré à
l’analyse d’un crime, commis pour s’éprouver, par un intellectuel
30
désœuvré . Ce roman-fleuve, écrit par Dostoïevski en 1866, dépeint le
meurtre prémédité d’une vieille prêteuse à gage par l’ancien étudiant
Raskolnikov et toutes les conséquences émotionnelles, physiques et
31
mentales sur le meurtrier paranoïaque. Dans L’Idiot , c’est la fatalité du
crime passionnel qui pèse comme une ombre dès les premières pages du
livre. Epris de compassion pour Nastassia Filippovna Barachkova, femme
déchue et repentie, le prince Mychkine ne pourra cependant pas empêcher
32 33
son assassinat par son amant, Rogojine . Dans Les Possédés , l’agitation
nihiliste aboutit au crime politique. Une petite ville de province se voit
confrontée au retour de Nicolas Stavroguine, homme fascinant à la beauté
glacée, personnage vide, sans but, ayant rejeté Dieu au profit de la liberté et
de l’inévitable chaos qui l’accompagne, chaos attisé par Piotr Stepanovitch

26
N. GOURFINKEL, Dostoïevski notre contemporain, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 63 suiv.
27
D. ARBAN, Dostoïevski par lui-même, Paris, éd. du Seuil, 1966, p. 32 ; H. TROYAT, op. cit.,
supra n. 6, p. 12.
28
H. TROYAT, Dostoïevski, op. cit., supra n. 6, p. 12.
29
S. FREUD, Préf. Les Frères Karamazov, Paris, Folio, 1991, p. 23.
30
F. DOSTOÏEVSKI, Crime et châtiment, Paris, Gallimard, 1956.
31
F. DOSTOÏEVSKI, L’idiot, op. cit., supra n. 25.
32
F. DOSTOÏEVSKI, L’idiot, op. cit., supra n. 25. t. II, p. 102.
33
F. DOSTOÏEVSKI, Les possédés, Paris, Les classiques de poche, 1977.

6
Peggy Larrieu R.I.E.J., 2015.74  

Verkhovenski qui souhaite développer l’action révolutionnaire… Tous les

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personnages de ce roman obéissent aux lois propres de l’idée qui s’incarne
en eux. Tous ces personnages sont des possédés.
34
Enfin, les Frères Karamazov seront hantés et perdus par la tentation
du parricide. Dans ce dernier roman, l’action est centrée autour du meurtre
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du père, Fiodor Pavlovitch Karamazov. Ses trois fils légitimes (Ivan, Dimitri
et Aliocha) portent tous d’une certaine manière la responsabilité morale d’un
crime qu’ils n’ont rien fait pour empêcher et qu’ils ont même suggéré à celui
qui n’a été que l’instrument du mal commis. Dans cette œuvre qui fut sa
dernière, Dostoïevski choisit de se faire l’avocat du diable et d’écrire une
35
« satanodicée » : le drame relate l’expérience et le scandale du mal. En se
rendant moralement coupables de parricide, les frères Karamazov atteignent
le point culminant de l’abjection. Le meurtre du père incarne évidemment le
36
crime impardonnable, fustigé par la loi et la morale . Ethiquement
indéchiffrable, il est au-delà du bien et du mal. Celui qui le commet est un
monstre, un être qui doit être expulsé de l’univers ordonné. Ce crime
épouvantable est humainement inintelligible. Il viole non seulement les lois
des hommes mais aussi les lois de la nature, c’est-à-dire les règles qui
fondent l’ordre du monde.
Ainsi, dans chacun de ses principaux romans, Dostoïevski pose la
question taraudante du mal. En s’abandonnant au crime, ses personnages
sèment le chaos, le trouble, le désordre, et s’opposent au droit, qui est le
garant de l’ordre, de la tempérance et de la mesure. Ils se placent tous en
marge du droit, du côté de la transgression. En raison de cette hybris,
Dostoïevski s’inscrit dans un univers qui apparaît comme radicalement
séparé de celui, stable et ordonné, du droit. Le criminel, tel que l’écrivain
russe nous le présente, est é-norme, à savoir en dehors de la norme. Il est
37
obscène au sens propre du terme , c’est-à-dire qu’il se place hors de la
38
scène juridique . Il est immonde, autrement dit en marge du monde. Il est
abject, jeté en dehors de l’ordre : un exclu, un « objet chu » qui, comme le
présente Julia Kristeva, tire l’être en direction d’un domaine dans lequel tout
39
sens s’effondre . L’abject, l’horrible, le monstrueux, entraînent un retour de
l’être vers le règne de l’indifférencié.

34
F. DOSTOÏEVSKI, Les frères Karamazov, Paris, Folio, 1944.
35
C. CRIGNON, Le mal, op. cit., supra n. 15. p. 115.
36
F. MILLAUD, Le passage à l’acte, Issy-Les-Moulineaux, Elsevier Masson, 2009, p. 123.
37 e
A. ERNOUT et A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, 4 éd., Paris,
Klincksieck, 1959, p. 456.
38
F. OST, Sade et la loi, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 41.
39
J. KRISTEVA, Pouvoirs de l’horreur, Paris, éd. du Seuil, 1980, p. 25.

  7
R.I.E.J., 2015.74 Dostoïevski ou l’envers du droit

Pourtant l’abjection n’est pas si extérieure à l’être humain, à l’animal

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social. Elle lui est même familière. Car lorsqu’il découvre l’abject en lui-
même, il atteint la forme culminante de l’expérience humaine, à savoir
l’abjection de soi. Et, selon Freud, c’est précisément ce sentiment
d’abjection qui est à l’origine de la culture. Freud a fondé la naissance de
l’humanité sur un meurtre, le meurtre du père : « Un jour, les frères chassés
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se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la
40
horde paternelle » . A partir du parricide, est née la loi, issue de la volonté
des fils de se prémunir contre la barbarie, le chaos, en posant une frontière,
une limite. Dès lors, si l’abject s’apparente au chaos, à la barbarie, à
l’indifférencié, le droit, en revanche, apparaît comme le fondateur et le
garant d’un ordre, le garant de la limite et donc de la différenciation. Aussi,
suivant en cela les apports de la psychanalyse, le droit et le sentiment du
juste pourraient bien être issus de l’effroi ressenti face à l’abjection de soi et
à l’expérience du mal, souvent commis, parfois subi.
B. …Vers l’aspiration au juste
Derrière cette fascination pour le crime, se dissimule, en effet, une
passion pour le juste. Comme l’affirmait Héraclite, « seul l’injuste peut savoir
41
ce qu’est l’injustice », et par conséquent le juste . Il existe une dualité
paradoxale, mais fondamentale, de la transgression. D’un côté, elle est
destructrice, animée d’une profonde violence, physique ou symbolique. D’un
autre côté, elle s’avère également créatrice de nouveaux systèmes de
valeurs. Précisément, tout le paradoxe de la transgression, c’est qu’elle est
42 43
hantée par la pureté . Dans sa Préface à la transgression , pour tenter de
qualifier les valeurs ou les bienfaits de la transgression, Michel Foucault use
de la métaphore de l’éclair dans la nuit, ce qui donne à son objet une
résonance profonde du côté du sublime. En d’autres termes, la
transgression s’inscrit dans registre du sublime. De fait, en même temps
qu’il s’intéresse aux prémisses de la transgression, qu’il analyse les
conditions et les étapes du passage à l’acte criminel, Dostoïevski est hanté
par un idéal de pureté, de justice et de sainteté. En cela, il est encore en
marge de l’univers juridique.
Dans chacune de ses œuvres, un renversement s’opère au terme
duquel le plus noir des forfaits est compensé par une juste rétribution et le
44
coupable lui-même tend à l’aveu libérateur . Le mal finit toujours par être

40
S. FREUD, Totem et tabou, Paris, Payot, 2001, p. 163.
41
HERACLITE, Fragments, op. cit., supra n. 21.
42
V. ESTELLON, « Eloge de la transgression », Champ psy, 2005/2, p. 149.
43
M. FOUCAULT, Préface à la transgression, op. cit., supra n. 23, p. 18.
44
B. BREEN, Dostoïevski, Dire la faute, Paris, Michalon, 2004.

8
Peggy Larrieu R.I.E.J., 2015.74  

sanctionné ou racheté par la culpabilité et l’amour. Dans son ouvrage de


45

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référence, Crime et châtiment , Dostoïevski met en scène un meurtrier qui,
en se rendant coupable d’un crime intellectualisé à outrance, en vient à se
perdre et se sacrifier lui-même pour renaître à nouveau, mais différemment,
racheté par le pardon et l’amour d’une âme simple. De nombreux
monologues intérieurs nous révèlent cette folie due à l’appréhension et la
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connaissance de son crime. Ce criminel compte échapper à la morale


commune. Mais, il ne sait pas que le sentiment de culpabilité va s’emparer
de lui. Et, c’est précisément ce sentiment de culpabilité qui va lui permettre
de s’amender. Sans doute, l’acte de rédemption est-il un peu trop sublime
46
pour être juridique . Qu’il passe par l’exacerbation du sentiment de
culpabilité, le pardon ou l’amour, il se situe dans le registre du surabondant
et de la grâce, dans l’au-delà du droit. Car, comme l’écrivit naguère le Doyen
Carbonnier, le droit résiste à la « tentation du sublime ». Il « n’est fait ni pour
les héros, ni pour les saints, mais pour les hommes médiocres que nous
47
sommes » …
Plus que tout, Dostoïevski était touché par les Pauvres gens, les
humbles paysans et les malades soignés dans l’hôpital où son père
48
officiait . Pour lui, l’idéal de justice s’incarne dans l’homme simple, malade
et même un peu idiot, conformément au message christique. Ainsi, le prince
Mychkine est-il un être fondamentalement bon, dont la bonté confine parfois
49
à la naïveté et à l’idiotie . Longtemps soigné en Suisse dans une clinique
psychiatrique pour ses crises d’épilepsie, il n’a pu trouver de réconfort
qu’auprès des enfants, symboles de pureté. De la même façon, Aliocha
Karamazov, qui se destine à la prêtrise, représente une figure de la pureté,
même si son ambivalence est parfois relevée par les commentateurs. Pour
sa part, le héros des Pauvres gens n’est nullement un grand homme ou un
50
personnage historique . C’est un modeste fonctionnaire, un souffre-douleur,
un peu nigaud même, dont l’uniforme de petite tenue manque de boutons.
Néanmoins, non seulement le ridicule ne le tue pas, mais il finit même par
exalter ses qualités. Sa médiocrité s’arrête aux frontières du cœur. Il souffre
et le voilà sauvé de la caricature. Quant au moujik, il est incapable de
maintenir jusqu’au bout la pose du beau et du sublime. Il montre toujours un
peu cette moitié de soi-même qu’il conviendrait de cacher. Il finit toujours en

45
F. DOSTOÏEVSKI, Crime et châtiment, op. cit., supra n. 30.
46
F. OST, Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 136.
47
Cité par G. DOLE, « La qualification juridique de l’activité religieuse », Dr. social 1987, n° 4, p.
381.
48
H. TROYAT, op. cit., supra n. 6., p. 36.
49
F. DOSTOÏEVSKI, L’idiot, op. cit., supra n. 25.
50
F. DOSTOÏEVSKI, Les pauvres gens, Paris, Folio, 2005.

  9
R.I.E.J., 2015.74 Dostoïevski ou l’envers du droit

vrai moujik par commettre quelque faute de goût, quelque énorme


51

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bouffonnerie, qui détruit la dignité et la solennité de son propre théâtre .
Mais, dans ces traits, on voit quelle tendresse, quelle compassion
Dostoïevski éprouve pour le paysan russe.
D’un bout à l’autre de son œuvre, transparaît l’amour qu’il éprouve
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pour le petit peuple russe, le moujik, et plus largement, pour l’homme faible,
accablé, qui a péché et en souffre jusqu’à la déchirure. Cette compassion
pour la souffrance du fragile et du faible, Dostoïevski l’éprouve pour
l’humanité tout entière. C’est la souffrance de Job, confronté au Dieu
52
menaçant de l’Ancien testament . Or, après Job, est-il encore possible
d’affirmer que la souffrance est la juste rétribution d’une faute commise ou le
53
résultat de notre ignorance ? Par rapport au scandale du mal, Dostoïevski
ne cherche ni justification métaphysique, ni rationalisation philosophique. Il
54
se positionne exclusivement dans l’ordre de la compassion . Et c’est
précisément la compassion pour la souffrance d’autrui qui rend caduque
toute réflexion rationnelle sur le mal, selon Ivan Karamazov, et qui permet
au narrateur du Songe d’un homme ridicule de ne pas sombrer dans
l’indifférence et le dégoût de l’existence.
Dans Les frères Karamazov, à travers les propos d’Ivan, ce sont les
idées de Dostoïevski qui s’expriment, ses doutes, sa propre expérience du
mal et de la souffrance, à la lumière desquels il sera capable d’exprimer une
foi dénuée de naïveté. Ivan pose le problème du mal à partir de la
55
souffrance des enfants . Il refuse toute justification métaphysique en termes
de faute précisément parce que la souffrance des enfants est l’obstacle qui
fait échouer toute tentative de justification rationnelle de l’existence du mal.
56
Elle est pour Dostoïevski le symbole même du scandale du mal . Dans Le
rêve d’un homme ridicule, il imagine un homme désabusé et devenu
57
indifférent à la vie, qui décide soudainement de se suicider . Sur le chemin
qui le mène à son appartement, il rencontre une petite fille en détresse qui le
supplie de venir aider sa mère mourante, mais il y renonce et chasse la
petite fille. De retour chez lui, tandis qu’il est prêt à mourir, il est rattrapé par
la culpabilité de ne pas avoir apporté son aide à la petite fille. En cela,
apparaît la fonction curative de la culpabilité, et son rôle dans le processus

51
R. GIRARD, Dostoïevski, du double à l’unité, op. cit., supra n. 18, p. 108.
52
C.G. JUNG, Réponse à Job, Paris, Buchet-Chastel, 1964, p. 23.
53
C. CRIGNON, Le mal, op. cit., supra n. 15, p. 16.
54
Ibidem, p. 113 suiv.
55
F. DOSTOÏEVSKI, Les frères Karamazov, op. cit., supra n. 34, Livre V, La rébellion.
56
C. CRIGNON, Le mal, op. cit., supra n. 15, p. 114.
57
F. DOSTOÏEVSKI, Le rêve d’un homme ridicule, Arles, Actes Sud, 1993.

10
Peggy Larrieu R.I.E.J., 2015.74  

58
de civilisation . Car, la pitié que cet homme ressent, après avoir croisé la

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petite fille dans la rue, en l’amenant à ressentir de la compassion, constitue
la première étape vers la guérison.
Sans doute, la compassion selon Dostoïevski a-t-elle quelque chose
d’excessif. Aussi, on peut se demander si les personnages les plus purs de
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ses romans, comme Aliocha Karamazov et le prince Mychkine, sont ceux


chez qui son besoin de justice est le plus exacerbé ou bien, ceux chez qui
sa fascination pour le crime est la plus puissante parce qu’elle est contenue,
refoulée. René Girard se prononce en faveur de cette dernière
interprétation, et considère qu’à travers ces personnages de « saints », c’est
59
tout simplement l’orgueil de l’auteur qui se manifeste . Le pur idéal d’un
homme bon est peut-être la forme de vertu la plus voilée et la plus
dangereuse que l’on trouve dans l’œuvre de Dostoïevski. Et cet orgueil n’est
peut-être pas sans lien avec la satisfaction masochiste qu’il tire des
60
situations avilissantes et humiliantes . En cela, il rejoint la perversion de
61
L’Eternel mari, qui se délecte de l’infidélité dont il est la victime .
Dostoïevski est fasciné par la bassesse, l’abjection, la vilénie et, en
explorant les cavités les plus profondes de l’être humain, ses vices les plus
enfouis, il se positionne en deçà de la dignité de l’homme. Pourquoi se
vautre-t-il ainsi dans l’humiliation ? Parce qu’il est immensément vaniteux et
62
orgueilleux, estime René Girard .
En réalité, davantage que de l’orgueil, Dostoïevski pourrait exprimer
son aspiration vers l’absolu, son désir de pureté, mais en cela, il est encore
en marge de l’univers juridique. Car la quête d’absolu, que dissimule la soif
de pureté, est difficilement conciliable avec l’institution de la justice. Celle-ci,
en application du principe du contradictoire, est une voie de dialogue
équilibrée entre deux positions antagonistes. Dostoïevski, par son hybris,
s’écarte de l’univers harmonieux, modéré et tempéré du droit. Ses
personnages les plus purs peuvent être tenus pour des « monstres
juridiques », car ils n’appartiennent pas à l’univers profane et tempéré du
droit. C’est la passion du juste, poussée jusqu’à l’extrême, jusqu’au
63
fanatisme, à l’utopie , qui s’exprime dans la plupart de ses œuvres. Chez

58
S. FREUD, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971 ; R. GORI, Faut-il renoncer à la liberté
pour être heureux ?, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013, p. 23 ; T. REIK, Le besoin d’avouer,
Paris, Payot, 1997.
59
R. GIRARD, Dostoïevski, du double à l’unité, op. cit., supra n. 18, p. 88 ; adde R. GIRARD,
Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Pluriel, 2010, p. 259 suiv.
60
A. GIDE, Dostoïevsky, Paris, Plon, 1923, p. 7.
61
F. DOSTOÏEVSKI, L’éternel mari, Arles, Actes sud, 1997.
62
R. GIRARD, Dostoïevski, du double à l’unité, op. cit., supra n. 18, p. 39.
63
F. DOSTOÏEVSKI, Le rêve d’un homme ridicule, Arles, Actes Sud, 1993.

  11
R.I.E.J., 2015.74 Dostoïevski ou l’envers du droit

lui, l’amour de la justice et la violence du crime semblent se rejoindre dans


64

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une même « logique de surabondance » . Cette logique de surabondance
est une logique du trop plein et de l’excès. Tous ses personnages sont
grotesques. Ils sont en marge de l’univers juridique dans lequel règne
l’homme prudent, avisé et mesuré. Par suite, au-delà de la transgression,
qui ne méconnaît nullement l’existence de la règle et de l’interdit,
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Dostoïevski s’attaque aussi à la rationalité juridique.

2. Dostoïevski et la rationalité juridique

Que peut bien nous apprendre la lecture de Dostoïevski sur la


rationalité juridique ? Autrement dit, en quoi peut-il intéresser le juriste
soucieux de réalisme, de rationalité et de vraisemblance? Car, si le droit est,
65
on le sait, l’art de la mesure , toute la vie et l’œuvre de l’écrivain
s’inscrivent, quant à elles, sous le signe de la démesure, de l’irrationnel, de
l’ambivalence et de la dualité. Dostoïevski nous offre une contestation
radicale de la rationalité occidentale. Rien ne lui est plus étranger que le
66
scepticisme rationaliste . Mais, revenons-en au droit. Les vertus de celui-ci
sont, entre autres, la juste mesure et la prudence. La postérité d’Aristote est
considérable en droit occidental, dans la mesure où la raison est censée
nous délivrer de ces mouvements de l’âme que sont les passions, issues du
monde chthonien, contingent et hasardeux, du monde dionysiaque. Aristote
définissait la vertu par la notion de juste mesure ou de « médiété » entre
67
l’excès et le défaut de vice . Quant au droit, il détermine les conduites
convenables et repose sur la raison. Il assure une équitable pesée des
intérêts de chacun, auxquels il pose une juste mesure. Il est donc équilibre
et modération. Or, tout l’attrait que peut présenter Dostoïevski pour le juriste
tient au fait que, précisément, il rejette et bannit toute idée de raison, de
mesure et de prudence. A l’heure où la doctrine insiste sur les vertus de
l’homo rationalis, du raisonnable, et autres règles de raison, la pensée de
Dostoïevski mérite toute notre attention. Car, force est d’admettre que l’être
humain est peut-être fondamentalement irrationnel et déraisonnable. En ce
sens, par sa critique de l’utilitarisme juridique, de la rationalité aseptisée (A.),
Dostoïevski réaffirme et soutient la possibilité du libre-arbitre (B.).

64
P. RICOEUR, « Le pardon peut-il guérir ? », Esprit, mars 1995, p. 82.
65
C. THIBIERGE, « Le droit souple, Réflexion sur les textures du droit », RTD civ. 2003, p. 599.
66
P. EVDOKIMOFF, Dostoïevsky et le problème du mal, op. cit., supra n. 2, p. 24.
67
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1990, p. 106.

12
Peggy Larrieu R.I.E.J., 2015.74  

A. De la critique de l’utilitarisme…

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Pour le rationalisme contemporain, le maître-mot est celui de calcul,
exprimant la pesée des intérêts qui sied à l’homo juridicus. A partir du
principe d’utilité, Jérémy Bentham a prôné la supériorité du positivisme sur
68
la loi naturelle . Rationnel et pragmatique, l’utilitarisme a transformé la
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raison en rationalisme, réduisant ainsi les sociétés et les sujets humains au


69
seul jeu des intérêts privés . Au nom de la théorie de l’individualisme
méthodologique, ou théorie des choix rationnels, la pensée n’est intelligible
que lorsqu’elle est rapportée à des calculs intéressés, autrement dit, que
lorsqu’elle est finalisée, ce qui exclut toute possibilité de gratuité. Le monde
positif de la raison, et conséquemment du droit, est basé sur le contrat,
l’échange, la réciprocité et, au fond, l’égalité, ou tout au moins, l’équilibre
des prestations. C’est ce monde-là que Dostoïevski rejette radicalement, au
nom de la gratuité et de la démesure, dimensions dans lesquelles les effets
excèdent les causes. L’équilibre fait place chez Dostoïevski au dérèglement
et à l’excès. L’idée même de contrat se trouve par lui récusée, au nom du
juste. Et la rationalité juridique est à proscrire. C’est en 1864 qu’il rédige, en
hâte, malade, accablé de soucis et d’efforts, son livre-clef : Mémoires écrits
70
dans un souterrain , avec son héros méchant, atrabilaire, lâche jusqu’à la
nausée, vil et se complaisant à l’être, et se dressant, armé de haine et de
mépris, contre l’ennemi suprême : la raison des hommes. La première partie
des Mémoires écrits dans un souterrain révèle de façon éclatante la vanité
du raisonnement utilitariste. Sans doute, le héros souterrain est-il
parfaitement capable de reconnaître son intérêt bien compris. Cependant, il
n’a aucun désir de s’y conformer. Il s’y refuse radicalement. Car cet intérêt
paraît extrêmement plat et ennuyeux à côté des chimères qui hantent sa
solitude et des haines dont son existence sociale est tout entière tissée.
A la froide raison et au calcul intéressé, le héros de Dostoïevski
préfère la déraison et l’excentricité, fussent-elles de nature à le conduire à la
ruine et à l’échec. Son désintéressement peut devenir paroxystique. Que
l’on songe, par exemple, à la fatidique soirée d’anniversaire de Nastassia
Filippovna qui, en guise de bravade, jette dans les flammes l’argent que
71
Rogojine est venu lui offrir . Négociée, marchandée, déshonorée, elle ne se
laisse pourtant pas acheter et ne permet à nul autre qu’elle-même de choisir
sa perte. Ni Totski, son protecteur, qui a décidé de se marier, et souhaite se

68
J. BENTHAM, Introduction aux principes de la morale et de la législation, 1789, chap. I.
69
A. CAILLE, Critique de la raison utilitaire, Manifeste du Mauss, Paris, éd. La Découverte, 2003,
p. 9 suiv.
70
F. DOSTOÏEVSKI, Mémoires écrits dans un souterrain, op. cit., supra n. 8.
71
F. DOSTOÏEVSKI, L’idiot, op. cit., supra n. 25, p. 253 suiv.

  13
R.I.E.J., 2015.74 Dostoïevski ou l’envers du droit

débarrasser d’elle ; ni Gania, le cupide et veule secrétaire du général

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Epantchine, auquel on voudrait la marier ; ni le sombre Rogojine, qui étale
d’un même élan colérique son désir et sa fortune ; ni même le candide
prince Mychkine, qui lui offre généreusement sa main, qu’elle refuse. Un tel
droit au caprice, à la fantaisie, s’écarte radicalement de la morale utilitariste
qui régit le droit occidental.
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Pour le rationalisme occidental, seule la pensée logique permet la


maximisation des profits par une exacte adéquation des fins et des moyens.
La logique serait à même de rendre compte des mécanismes de la pensée.
De là à affirmer que ceux qui ne pensent pas sur le mode des machines
logiques pensent mal … il n’y a qu’un pas. Or, comme le clame le héros de
Dostoïevski du fond de son souterrain, « que m’importent les lois de la
nature et de l’arithmétique, lorsque, pour une raison quelconque, ces lois et
72
‘deux et deux font quatre’ me déplaisent ? » . Dostoïevski préfère le hasard,
73
le caprice et le jeu à la pensée rationnelle. Dans Le joueur , roman
autobiographique s’il en est, l’écrivain décrit la sensation, le plaisir qui
s’empare du joueur compulsif. Il analyse implacablement sa dépendance et
la dénonce. Mais, son protagoniste n’en est pas moins l’occasion de vanter
le caractère russe, qui vit de passion, plutôt que de se livrer à de froids
74 75
calculs . L’homme, écrit-il, est un « être frivole et déréglé » . Car, si le jeu
est une passion humaine pensée par les philosophes comme le symbole du
76
monde , qui combine un élément de régularité (« game ») et un élément de
77
créativité (« play ») , chez Dostoïevski, ce sont incontestablement les
éléments de créativité et de désordre qui l’emportent. Et plus
particulièrement, pour lui, c’est le désir de perdre, de se perdre, qui prime.
En cela, il s’inscrit dans l’univers de la dépense et de la perte.
Si l’on se réfère à Georges Bataille, la notion de dépense, qui traverse
l’ensemble de son œuvre, est synonyme de perte, de consumation, de
78
gaspillage ou de dilapidation . Que l’homme ait besoin non seulement de se
conserver ou de s’enrichir mais aussi de se perdre et de se détruire, est une
79
conviction, un principe incontesté et incontestable pour Georges Bataille .
Que l’homme ne saurait jouir que de ce qu’il est prêt à perdre, et que
72
F. DOSTOÏEVSKI, Mémoires écrits dans un souterrain, op. cit., supra n. 8, p. 27.
73
F. DOSTOÏEVSKI, Le joueur, Paris, Gallimard, 1956.
74
G. NIVAT, Vivre en russe, Paris, Les éditions L’âge d’homme, 2007, p. 62.
75
F. DOSTOÏEVSKI, Mémoires écrits dans un souterrain, op. cit., supra n. 8, p. 67.
76
M. HEIDEGGER, « L’Etre, le fond et le jeu », in Le principe de raison, Paris, Gallimard, 1962, p.
243 ; J. HUIZINGA, Homo ludens, Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951 ;
PLATON, Les lois, Œuvres complètes, t. XII, Paris, Les Belles lettres, 1956, p. 34.
77
F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, PUF, 1992.
78
K. HAMANO, Georges Bataille, La perte, le don et l’écriture, Dijon, EUD, 2004, p. 27 suiv.
79
G. BATAILLE, La notion de dépense, O.C., Paris, Gallimard, 1970, I, p. 308.

14
Peggy Larrieu R.I.E.J., 2015.74  

80
l’humanité ne devient proprement humaine qu’au-delà de l’instrumentalité .

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La vie humaine est irréductible aux processus de production et de
81
conservation . Autrement dit pour Bataille, il existe en l’homme un besoin
non finalisé, non intéressé, qui le conduit au sacrifice, à la perte, à la
dépense, qu’elle passe par la destruction ou l’autodestruction. Et cette « part
82
maudite » est réfractaire au principe de réalité . De la même façon, comme
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l’a affirmé Dostoïevski, par la voix de son héros souterrain, « l’homme ne


renoncera jamais à la vraie souffrance, c’est-à-dire à la destruction, au
83
chaos. La souffrance ? Mais c’est l’unique cause de la conscience » . Pour
l’écrivain russe, la perte et le sacrifice sont les voies royales qui permettent à
l’homme de s’élever au-dessus de sa condition d’animal rationnel pour
devenir un homme « responsable devant tous et pour tout », pour devenir un
84
homme libre .
Au demeurant, le sacrifice fait référence à la dimension sacrée de
l’existence. Envisageant cette dimension sacrée qui gît en chacun de nous,
comme l’immanence ou l’immédiateté, Bataille analyse l’humanité comme
un processus d’objectivation, une séparation du sujet et de l’objet, par suite
de quoi l’objet est finalisé, c’est-à-dire réduit à ne plus exister pour sa propre
85
fin mais pour une fin qui lui est étrangère . Or, par le biais de la destruction,
de la perte, du sacrifice, l’homme parvient à revenir à l’immanence, à
l’intimité, et ce faisant à accéder au monde sacré des dieux et des mythes.
En détruisant l’objet, la chose, le sacrifice, qui n’est que l’un des cas
particuliers de la dépense, autrement dit de la perte, « détruit les liens de
subordination, arrache la chose au monde de l’utilité et la rend à celui du
86
caprice » . Par-là même, l’homme se libère de l’ordre des choses. De la
même façon, pour Dostoïevski, c’est par la destruction, la dépense, que
l’homme exprime son libre-arbitre. A la morale de l’intérêt bien compris, le
héros souterrain oppose une liberté abstraite, une espèce de « droit au
87
caprice » . Il est particulièrement attaché à sa liberté, à l’autonomie de sa
volonté, diraient les juristes. Sauf qu’il ne s’agit pas ici d’un concept
conforme à la rationalité juridique. Loin s’en faut !

80
A. CAILLE, Critique de la raison utilitaire, Manifeste du Mauss, Paris, éd. La Découverte, 2003,
p. 11.
81
S. FREUD, Au-delà du principe de plaisir, Paris, PUF, 2010.
82
G. BATAILLE, La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Van Gogh, Paris, Allia, 2006, p.
19.
83
F. DOSTOÏEVSKI, Mémoires écrits dans un souterrain, op. cit., supra n. 8, p. 69.
84
F. DOSTOÏEVSKI, Les frères Karamazov, op. cit., supra n. 34.
85
G. BATAILLE, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, 1973, p. 56.
86
Ibidem, p. 58.
87
R. GIRARD, Dostoïevski, du double à l’unité, op. cit., supra n. 18, p. 48.

  15
R.I.E.J., 2015.74 Dostoïevski ou l’envers du droit

B. … Au plaidoyer en faveur du libre-arbitre

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Dans son essai sur La souveraineté, Georges Bataille ambitionne de
libérer l’homme de ses servitudes, de l’asservissante attente des fins et de
la réalisation de leurs promesses. Et, on l’a vu, cette libération passe par la
perte, le sacrifice. Car, comme il l’a écrit, « Personne n’est un instant
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88
souverain qui ne (se) perde » . De la même façon, pour Nietzsche, « il est
des pertes qui confèrent à l’âme une sublimité où elle s’abstient de se
89
lamenter et s’en va en silence, comme sous de hauts cyprès noirs » .
Quant aux psychanalystes, ils estiment aussi que le sujet se constitue par la
90
perte de l’objet . Précisément, dans Crime et châtiment, Dostoïevski met en
scène un meurtrier qui, après avoir commis un crime gratuit, purement
intellectuel, finit par se rendre à la police, alors qu’elle n’a aucune preuve
contre lui…Un meurtrier qui, après avoir commis un acte gratuit, finit par se
91
sacrifier, ce qui va lui permettre de redevenir humain . Et il est vrai qu’à la
lecture de ses œuvres, et en revenant sur son existence, on s’aperçoit que
le sacrifice est un fil conducteur, une constante de sa pensée. Une telle
option est radicalement étrangère à la rationalité juridique qui repose sur le
modèle économique du choix rationnel.
En s’évadant du monde des causes et des finalités, du monde de
l’utilitarisme, du monde des déterminismes, l’être humain manifeste son
libre-arbitre. Si l’on se réfère à la classification brahmanique des buts de
92
l’homme, l’action humaine peut poursuivre quatre objectifs : le premier est
le plaisir (kama), notamment sexuel. Le second est l’intérêt (artha), lequel
est subdivisible en intérêts économiques, intérêts de pouvoir et intérêts de
prestige. Le troisième est l’observation du devoir (dharma), qui incombe à
chacun en fonction de la place qu’il occupe au sein de la société. Le
quatrième but est la libération (moksa), c’est-à-dire la libération de
l’obligation d’avoir des buts. Autrement dit, si la première série d’objectifs est
régie par le principe de plaisir, la seconde par le principe de réalité, la
troisième par la distinction du bien et du mal, la quatrième est régie par le
besoin de liberté. Dès lors, la liberté consiste à se libérer de tous les autres
buts et de toutes les finalités. En cela, on se rapproche de la conception de
Schopenhauer, pour lequel la liberté ne s’exerce qu’à l’encontre de la
93
volonté et donc de la nécessité de poursuivre des objectifs.

88
G. BATAILLE, La souveraineté, Paris, Lignes, 2012, p. 5.
89
F. NIETZSCHE, Aurore, Paris, Robert Laffont, 1993, n° 570.
90
J.-R. FREYMANN, Eloge de la perte, Perte d’objets, formation du sujet, Préf. R. GORI, Paris,
Erès, 2006, p. 26.
91
F. DOSTOÏEVSKI, Crime et châtiment, op. cit., supra n. 30.
92
A. CAILLE, Critique de la raison utilitaire, op. cit., supra n. 69, p. 93.
93
A. SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 2004.

16
Peggy Larrieu R.I.E.J., 2015.74  

Dans ces conditions, le sacrifice, au-delà de son appartenance au


94

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monde du sacré, permet de sauvegarder la possibilité du libre-arbitre . Et,
c’est précisément par cette irréductibilité au monde réel, profane, que la
perte, en tant que sacrifice, permet au sujet d’accéder à la liberté. La liberté
est liée à l’acte gratuit, comme en atteste la traduction du terme anglais :
« free », qui signifie liberté mais aussi gratuité. Aussi, pour Dostoïevski,
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seuls les actes gratuits, les vains sacrifices et les œuvres improductives
réservent une marge de satisfaction en ce monde. « Le caprice le plus
absurde est préférable à tout au monde …car il nous conserve l’essentiel et
le plus cher, c’est-à-dire notre personnalité, notre individualité …et notre
95
liberté » . Il est méritoire d’introduire ici-bas un reflet des splendeurs divines
en initiant un geste inutile, vain et absurde, mais qui tire sa force de ce qu’il
n’a d’autre justification que lui-même, que la nécessité d’obéir au besoin
créateur, indépendamment de toute finalité et uniquement pour la « grâce »
du mouvement. Car, « la chose importante de la vie c’est sa découverte
perpétuelle et continue et non pas un résultat acquis une fois pour
96
toutes » .
Tout particulièrement, dans la pensée de l’écrivain, c’est le mal qui est
97
le moyen pour l’homme d’accéder à la liberté . « Le criminologue se tait
devant ce mystère qu’éclaire Dostoïevski : le libre-arbitre tranchant le nœud
98
des fatalités » . En s’abandonnant au crime, les hommes souterrains se
placent en marge de l’univers juridique, dans lequel règnent l’ordre, la
tempérance et la mesure. Par la transgression de l’interdit, le rejet de la
limite juridique, la perpétration du crime abject, ils effectuent un retour vers
99
le monde de l’indifférencié, et donc vers le monde de l’indéterminé . Alors,
est-ce à dire que par la transgression de l’interdit juridique, ils cherchent à
échapper à l’emprise de leurs déterminismes ? Sans doute… Car, l’homme
100
est terriblement attaché à son libre-arbitre …Il est vrai que de nos jours, la
101
philosophie déterministe , selon laquelle la volonté libre est une illusion,

94
Cf. le discours de Kirilov, pour qui l’accomplissement ultime de la liberté est le suicide, F.
DOSTOÏEVSKI, Les possédés, Paris, Les classiques de poche, 1977, p. 514.
95
F. DOSTOÏEVSKI, Mémoires écrits dans un souterrain, op. cit., supra n. 8, p. 57-58.
96
F. DOSTOÏEVSKI, L’idiot, op. cit., supra n. 25.
97
S. GUTWIRTH, « Une petite réflexion sur l’importance de la flibusterie épistémologique des
littéraires, Dostoïevski, la criminologie, les sciences, le droit et la littérature », in Lettres et lois:
le droit au miroir de la littérature, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2001, p. 305.
98
J.-M. VARRAUT, « Dostoïevski et le crime », Les cahiers de la nuit surveillée, Dostoïevski,
Paris, Verdier, 1983, p. 82.
99
J. KRISTEVA, Pouvoirs de l’horreur, Paris, éd. du Seuil, 1980 ; F. OST, Sade et la loi, op. cit.,
supra n. 38, p. 41.
100
F. DOSTOÏEVSKI, Mémoires écrits dans un souterrain, op. cit., supra n. 8.
101
B. SPINOZA, Ethique, Paris, Gallimard, 1954, p. 418 : « Un homme ivre aussi croit dire
d’après un libre décret de l’esprit ce que, revenu à son état normal, il voudrait avoir tu ».

  17
R.I.E.J., 2015.74 Dostoïevski ou l’envers du droit

102
semble trouver une caution dans les avancées des neurosciences . La

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psychanalyse elle-même s’est initialement inscrite dans une perspective
déterministe. Un déterminisme strict est, par exemple, pleinement assumé
103
par Freud , avec l’importance accordée à l’instance psychique qu’est
104
l’inconscient, et son influence sur nos états mentaux conscients .
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En revanche, pour Dostoïevski, qui fait partie de ceux qui se sont le


plus intéressés à la psychologie des criminels, si « l’homme est responsable
de tout devant tous », cela signifie qu’il est libre de ses actes. En d’autres
termes, il refuse toute conception déterministe du crime. Pour lui, seule une
défense de la liberté reconnaissant l’existence du mal et la possibilité de
105
s’amender est à même de rendre justice . Seule la croyance dans le libre-
arbitre peut permettre de responsabiliser l’être humain. Dès lors, quand bien
même le libre-arbitre relèverait du mythe, de la fiction, l’optimisme que
recouvre une telle fiction est plus que jamais nécessaire, et peut seul donner
un sens à l’existence humaine. Comme l’a écrit René Char : « A tous les
repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure
106
vide, mais le couvert reste mis » …
Par suite, dans ses romans, Dostoïevski critique un système judiciaire
qui cherche à recouvrir la responsabilité morale par des théories
107
scientifiques déterministes et se prétend progressiste . Dans Le rêve d’un
homme ridicule, cet homme désabusé et devenu indifférent à la vie, qui avait
décidé de se suicider, va faire l’expérience de la culpabilité après sa
108
rencontre avec l’enfant . Cette culpabilité le trouble et, au lieu de se
suicider comme il le prévoyait, il s'endort et fait un rêve. Dans son rêve, il
rencontre un homme qui, après un voyage dans l’espace, se retrouve sur
une planète, peuplée d’hommes bons menant une vie harmonieuse. Mais,
notre homme va introduire la science dans leur société, ce qui va mener
cette société à sa perte. À son réveil, en effet, il s’aperçoit qu’il a corrompu
ce monde utopique par la haine, la discorde, le désespoir… et la science.

102
G.-M. EDELMAN, Biologie de la conscience, Paris, Odile Jacob, 2008 ; G. EDELMAN et G.
TONONI, Comment la matière devient conscience, Paris, Odile Jacob, 2000 ; J.-P. CHANGEUX,
L’Homme neuronal, Paris, Fayard, 1985 ; Du vrai, du beau, du bien, Une nouvelle approche
neuronale, Paris, Odile Jacob, 2010.
103
S. FREUD, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 2001, p. 301 suiv.
104
F. ANSERMET et P. MAGISTRETTI, « Quel inconscient ? », in Neurosciences et psychanalyse,
Paris, Odile Jacob, 2010, p. 195.
105
Comp. R. GIRARD, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Fayard Pluriel, 2011,
p. 280.
106
R. CHAR, Dans l’atelier du poète, Paris, Gallimard, 1996, p. 469.
107
M. ELTCHANINOFF, « Coupable devant tous et pour tout, Justice et culpabilité chez
Dostoïevski », Etudes, 2011, p. 77.
108
F. DOSTOÏEVSKI, Le rêve d’un homme ridicule, op. cit., supra n. 1.

18
Peggy Larrieu R.I.E.J., 2015.74  

De nos jours, alors que la technoscience est devenue l’idéologie dominante

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des sociétés occidentales, et qu’elle a progressivement évacué en les
ridiculisant toutes les valeurs spirituelles, la lecture de Dostoïevski mérite
toute notre attention. A une époque comme la nôtre, où les mythes, fictions,
et autres métarécits sont déconsidérés, assimilés à une pensée
préscientifique, il faut bien admettre que ce sont peut-être ces métarécits qui
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109 110
donnent du sens , et qui fondent la valeur instituante du droit .
Pour l’écrivain, seule la pensée tragique peut mener à la libération. De
la même façon, selon Emile Cioran, il n’existe que deux attitudes
111
fondamentales envers la vie : la naïve et l’héroïque . La première,
essentiellement optimiste, manifeste une adaptation au réel. Elle exprime le
point de vue occidental. La vie est dépouillée de tout sens tragique. Le seul
désespoir qui est reconnu est celui qui succède à un espoir excessif de
connaître la réussite. La seconde attitude est désespérée, tragique. Elle est
celle des Russes, orientaux en cela, qui sont résignés à l’idée que le monde
et la condition humaine ne sont pas parfaits par essence. L’homme est
prisonnier et victime de ses contradictions internes, de ses déchirements.
Déchirements qui, inévitablement, inéluctablement, le conduisent vers
l’échec. Dans ce combat avec lui-même, l’homme ne peut que se perdre.
Quelle que soit l’issue du conflit, il est fatalement destiné à s’autodétruire.
Cette lutte sans merci qu’il se livre est tragique. Ceci est lié à une attitude
envers la vie, propre aux russes, qui est la conséquence de leur
positionnement géographique écartelé entre l’Orient et l’Occident. Il existe
dans cette culture slave un profond courant de pessimisme naturel : la partie
est considérée comme perdue d’avance. Tôt ou tard, l’individu est voué à
l’échec car, même s’il parvient à franchir les nombreux obstacles semés sur
sa route, il sera finalement vaincu par la vieillesse, la maladie et la mort.
Qu’importe ! L’échec est esthétique parce qu’il est dramatique, tragique,
grandiose. Les Russes sont fascinés par les situations extrêmes. Leur
appréciation de la beauté est liée au malheur humain. Ils y découvrent une
qualité pathétique et par là même, esthétique. C’est cette posture tragique
qui prévaut dans tous les romans de Dostoïevski. Aucun de ses
personnages ne reculera devant son destin, devant l’inévitable. Ni
Raskolnikov, ni Rogojine ne se déroberont devant le crime. Dimitri
Karamazov ne cherchera à aucun moment à esquiver la condamnation pour
parricide. Quant à Kirilov, il accomplira son suicide métaphysique malgré sa
volonté inconsciente de vivre.
109
R. GORI, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ?, Démocratie et subjectivité, Paris,
Denoël, 2010.
110
F. OST, Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 180 suiv.
111
E.-M. CIORAN, Sur les cimes du désespoir, Paris, L’Herne, 1990, p. 53.

  19
R.I.E.J., 2015.74 Dostoïevski ou l’envers du droit

Au fond, dans tous les grands romans de Dostoïevski, des hommes

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souterrains ont affirmé leur indépendance et leur liberté totale en
transgressant l’ordre établi pour accéder à des régions supérieures. Certes,
aucun d’entre eux n’a atteint son but. Ils ont tous fini par se suicider, par être
assassinés, ou encore exilés en Sibérie pour expier et se repentir de leurs
112
forfaits . L’aventure du héros de Dostoïevski a toujours le même sens : elle
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nous fait passer des régions inférieures de l’enfer et de la démesure


jusqu’aux régions supérieures de la grâce et du sublime, mais son issue est
inexorablement tragique. Dans ce mouvement d’aller-retour, le héros
souterrain se trouve écartelé. En cela, Dostoïevski se positionne toujours en
marge de l’univers tiède et tempéré du droit et de la rationalité juridique
occidentale. Ainsi, il est susceptible de nous éclairer, par un effet de
contraste, sur l’envers du droit. D’un bout à l’autre de son existence et de
son œuvre, il reste en dehors de la norme. Mais au-delà de cet effet de
contraste, le message qu’il nous délivre est qu’il faut défendre le retour à
une pensée tragique, seule à même de pouvoir affronter sa propre indignité
et qui, en reconnaissant l’existence du mal en chaque homme, lui permet de
s’élever au-dessus de sa condition d’animal. Car, ce n’est qu’en
reconnaissant le problème du mal, sans chercher à en atténuer la noirceur,
à le banaliser, que l’on pourra l’affronter.

112
S. GUTWIRTH, « Une petite réflexion sur l’importance de la flibusterie épistémologique des
littéraires, Dostoïevski, la criminologie, les sciences, le droit et la littérature », op. cit., supra n.
97.

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