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Economies, sociétés,
civilisations
Gurvitch Georges. Continuité et discontinuité en histoire et en sociologie. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 12ᵉ
année, N. 1, 1957. pp. 73-84;
doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1957.2602
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1957_num_12_1_2602
CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ
EN HISTOIRE ET EN SOCIOLOGIE*
Des solutions très variées ont été proposées depuis un siècle pour élucider
le problème du rapport entre histoire et sociologie. Ces dernières années,
en France, ce sujet a fait couler beaucoup d'encre. Un préjugé fort répandu
veut que l'histoire soit discontinuiste, par opposition à la sociologie qui
serait continuiste, la première recherchant les événements et la seconde les
institutions. Or ces deux vocables néfastes, — qui ont fait énormément de
tort, le premier à l'histoire et le second à la sociologie, — n'ont de sens qu'en
tant que termes d'une alternative. Cette dernière est cependant fausse,
car elle sépare artificiellement ce qui est dramatique, tendu, explosif,
dynamique de ce qui est considéré comme point de repère, préétabli, en repos
statique. En réalité la sociologie et l'histoire ne font qu'explorer des actes
collectifs et individuels et de préférence les deux à la fois, à différents degrés
d'intensité, des phénomènes sociaux totaux qui sont toujours volcaniques,
en les envisageant à tous leurs paliers en profondeur et sous tous leurs
aspects et échelles, et auxquels participent des hommes totaux dont la divi-
*Ce texte est le résumé d'une conférence prononcée au Collège de Philosophie. L'auteur
remercie la direction des Annales de l'avoir accueilli et de lui avoir permis de rendre ainsi
hommage à Lucien Febvre.
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La sociologie est une science qui étudie les phénomènes sociaux totaux
dans un mouvement perpétuel des éléments astructurels et des procédés de
structuration et de déstructuration ; dans ce but, elle fait jouer les types
microsociologiques pour les éléments astructurels, les types groupaux et
globaux pour les structurations macrosociologiques partielles et globales,
en accentuant toujours les discontinuités qui se présentent sur son chemin.
Elle multiplie à l'excès les ruptures entre les éléments astructurels et
structurels, entre les structures et les phénomènes sociaux totaux
macrosociologiques, entre les différentes temporalités et échelles des temps reconstitués,
enfin entre les différents types microsociologiques, groupaux et globaux.
L'histoire est une science qui étudie les phénomènes sociaux totaux,
de préférence globaux, en plaçant leur mouvement singularisé, irrépétable
et irremplaçable, — qui prend parfois le caractère de conjonctures, mais qui
déborde avec infiniment plus d'efficace que celles-ci les structures, — dans un
passé rendu présent et dans ce présent rendu passé. Elle reconstruit les deux
en partant toujours d'une société présente donnée, sous l'angle d'un groupe
ou d'une classe particulière, afin d'arriver à la continuité de temporalités,
de structures, du rapport de celles-ci avec les phénomènes sociaux totaux
globaux dans leur pleine singularité, dont l'histoire révèle cependant elle-
même la multiplicité inextricable.
Dès ces premières caractéristiques et définitions, que nous mettons en
tête de notre exposé, au risque d'être accusé de dogmatisme, et auxquelles
nous recourrons en réalité surtout pour démontrer la complexité des
problèmes et l'insuffisance de toutes les solutions données jusqu'à présent, nous
tombons sur un paradoxe et sur des difficultés que nous allons aborder
maintenant afin d'essayer de les résoudre.
Le paradoxe est le suivant : si la méthode et l'objet de l'histoire selon
notre caractéristique paraissent plus continuistes que ceux de la sociologie,
la réalité historique au contraire semble se révéler plus discontinue que la
réalité sociale. Nous avons présupposé que la réalité étudiée par la sociologie
et l'histoire était la même : les phénomènes sociaux totaux et les hommes
totaux. Mais cette présupposition ne demande-t-elle pas quelques réserves
et quelques limitations ? Et celles-ci ne sont-elles pas entrées dans nos
propres indications et définitions premières ?
Bien entendu, il s'agit de mettre fin à cette confusion abusive entre'
historiographie (ou science de l'histoire) et réalité historique, confusion dont
se sont rendus responsables tant d'historiens, qu'ils viennent directement
ou indirectement de Comte ou de Hegel. Comte a identifié la réalité
historique avec le développement, avec l'évolution, avec le progrès unilinéaire à
la fois spirituel et matériel ; étudiant cette réalité historique, la sociologie
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préhension, car ce terme, qu'il emprunte à Dilthey, ne peut signifier chez lui
qu'introspection et conclusion par analogie et non pas saisie directe comme
chez Dilthey.
Pour Dilthey, le Verstehen, la compréhension, était la saisie des totalités
concrètes réelles et des significations qui s'y rattachaient. Chez Rickert
d'abord, chez Weber ensuite, sous l'influence de leur kantisme et de leur
calvinisme, ces totalités concrètes ont disparu, et avec elles e'est évanouie
la réalité qu'étudiaient la sociologie et l'histoire. Pauvre compréhension,
— sujet de discussion qui, en première supérieure, a la préférence des
professeurs qui ne lisent pas l'allemand et ne connaissent exactement ni
l'origine, ni le sens, ni les limites de ce terme, terme qui apparaît à M. Marrou
(p. 124) comme une clef qui ouvre toutes les portes et permet les applications
les plus arbitraires. M. Marrou ne paraît même pas se douter des difficultés
de Weber et du fait que, pour Dilthey, la compréhension est liée à la saisie
des totalités réelles. Il ne soupçonne pas non plus que la saisie d'autrui n'est
pas la même chose que la saisie d'une totalité sociale et que la première
présuppose la seconde comme base. L'erreur de Dilthey lui-même fut double :
a) il n'a pas vu la dialectique qui s'établit entre compréhension et
explication, ni le fait que, selon le contenu et l'importance des significations greffées
sur les ensembles, les degrés des rapports entre comprendre et expliquer sont
variables ; b) il n'a pas vu que la sociologie et l'histoire, ayant toutes les
deux affaire à des totalités réelles remplies d'une grande richesse de
significations humaines, restent distinctes par leurs méthodes et par leurs objets,
peut-être même par le caractère de la totalité réelle en question.
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nomène social total. Celui-ci devient une réalité historique lorsqu'il acquiert
l'historicité grâce au prométhéisme qui lui est inhérent. C'est lorsque surgit
la conscience collective et individuelle du fait que la tradition peut être
renversée par une action concentrée et efficace de la liberté humaine, qu'on
se rend également compte que la mémoire collective admet une
reconstruction en mémoire historique. L'historicité et la réalité historique existent donc
en dehors de toute méthode historique et de toute historiographie. Et cette
réalité historique est, virtuellement au moins, plus discontinue que la réalité
sociale dans laquelle elle est inscrite, malgré toutes les discontinuités qu'on
peut et doit découvrir et décrire dans la réalité sociale.
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