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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Continuité et discontinuité en histoire et en sociologie


Georges Gurvitch

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Gurvitch Georges. Continuité et discontinuité en histoire et en sociologie. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 12ᵉ
année, N. 1, 1957. pp. 73-84;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1957.2602

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1957_num_12_1_2602

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DÉBATS ET COMBATS

CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ

EN HISTOIRE ET EN SOCIOLOGIE*

Cette rubrique a marqué depuis longtemps le cœur, le centre même de notre


Revue, — son Forum. Chacun y discute en pleine liberté, du haut d'une tribune
que nous voulons ouverte à tous les orateurs valables. Georges Gurvitch y
prend un instant la parole pour essayer, une fois de plus, de marquer Vindécise
frontière entre les travaux, les pensées et les tendances de ces deux amis en
querelle constante : le sociologue et Vhistorien.
Est-il besoin de le dire : ni Lucien Febvre, ni moi ne sommes tout à fait
d'accord avec notre sympathique collègue. Les historiens partageront sans doute
notre point de vue. Où Georges Gurvitch cherche des différences, des désaccords,
nous avons toujours vu des analogies, des rencontres et un travail en commun.
Histoire et sociologie ne sont pas, pour nous, l'envers et le revers d'une même
étoffe, mais bien cette étoffe dans toute son épaisseur et tous ses dessins... Nous
ne voulons pas dire : sociologie ou histoire, mais sociologie et histoire. En tout
cas, le lecteur aura là une bonne occasion de prendre la mesure de la pensée
combative de Georges Gurvitch et c'est, je crois, l'essentiel.
F. B.

Des solutions très variées ont été proposées depuis un siècle pour élucider
le problème du rapport entre histoire et sociologie. Ces dernières années,
en France, ce sujet a fait couler beaucoup d'encre. Un préjugé fort répandu
veut que l'histoire soit discontinuiste, par opposition à la sociologie qui
serait continuiste, la première recherchant les événements et la seconde les
institutions. Or ces deux vocables néfastes, — qui ont fait énormément de
tort, le premier à l'histoire et le second à la sociologie, — n'ont de sens qu'en
tant que termes d'une alternative. Cette dernière est cependant fausse,
car elle sépare artificiellement ce qui est dramatique, tendu, explosif,
dynamique de ce qui est considéré comme point de repère, préétabli, en repos
statique. En réalité la sociologie et l'histoire ne font qu'explorer des actes
collectifs et individuels et de préférence les deux à la fois, à différents degrés
d'intensité, des phénomènes sociaux totaux qui sont toujours volcaniques,
en les envisageant à tous leurs paliers en profondeur et sous tous leurs
aspects et échelles, et auxquels participent des hommes totaux dont la divi-

*Ce texte est le résumé d'une conférence prononcée au Collège de Philosophie. L'auteur
remercie la direction des Annales de l'avoir accueilli et de lui avoir permis de rendre ainsi
hommage à Lucien Febvre.

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ANNALES

flion en hommes économiques, politiques, moraux, religieux, etc., n'a pas de


sens. Histoire et sociologie ont le même domaine, celui des phénomènes
sociaux totaux et des hommes totaux ; elles étudient toutes les deux les
structurations et déstructurations des phénomènes sociaux totaux, ces
hiérarchies multiples et complexes ď œuvres, dont les équilibres précaires
demandent sans cesse l'intervention des actes collectifs et individuels qui
peuvent seuls maintenir la cohésion des œuvres, tout en les traitant comme
des obstacles à dépasser. Dans cette dialectique de Pacte et de l'œuvre,
il n'y a pas de différence notable entre la sociologie et l'histoire.
La différence entre ces deux disciplines réside en premier lieu non pas
dans leur domaine, — les phénomènes totaux en marche, — mais dans leurs
méthodes, et ces méthodes se taillent, dans le même domaine, des objets
différents, placés dans des temporalités différentes. La méthode de la sociologie
est typologique, celle de l'histoire est individualisante : Г objet de la sociologie est
la typologie des phénomènes sociaux totaux, appuyée, lorsqu'il s'agit des
phénomènes sociaux globaux, sur les types de structures globales ; ces types de
structures, de même que les éléments astructurels, sont placés par la sociologie
dans les temps reconstitués selon leur rupture entre présent, passé et avenir,
c'est-à-dire sont envisagés par elle comme « en train de se faire et de se
refaire ». L'objet de l'histoire, ce sont les phénomènes sociaux totaux, dans ce
qu'ils ont d'irrêpêtable et d'irremplaçable, quant à leurs structures aussi bien
qu'en deçà de celle-ci, tout en les plaçant dans un temps reconstruit ой le passé
est rendu présent et le présent rendu passé. Au point de vue de la méthode,
la sociologie est poussée à accentuer la discontinuité des types, des échelles
et finalement des rapports entre les phénomènes sociaux totaux et
leurs structures, sans parler de la discontinuité des temporalités et des
échelles de temps. L'histoire, au contraire, sous l'angle de la méthode, est
conduite à combler les ruptures, à jeter des ponts entre les types sociaux
qu'elle singularise et individualise à la limite, à passer sans solution de
continuité des structures globales aux phénomènes sociaux globaux eux-
mêmes, en reconstruisant la continuité du temps. Au point de vue de la
méthode, on peut donc l'affirmer, l'histoire est bien plus continuiste que la
sociologie, et la thèse plus ou moins généralement admise doit être
renversée : c'est la sociologie comme science qui accentue la discontinuité et
c'est l'histoire qui accentue la continuité à la limite.
Si les deux sciences ne retombent pas dans un réalisme naïf et
distinguent la méthode, la réalité et l'objet qui est le résultat du mariage des deux
premiers éléments, elles se complètent parfaitement, la sociologie faisant
ressortir la discontinuité et l'histoire accentuant la continuité des
temporalités où se meuvent les phénomènes sociaux totaux et leurs structures.
Avant de révéler les paradoxes et les difficultés que cette manière de voir,
qui est la nôtre, paraît rencontrer sur son chemin et qui ne nous semblent
nullement insurmontables, complétons par des définitions les premières
indications que nous avons tenu à donner.

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HISTOIRE ET SOCIOLOGIE

La sociologie est une science qui étudie les phénomènes sociaux totaux
dans un mouvement perpétuel des éléments astructurels et des procédés de
structuration et de déstructuration ; dans ce but, elle fait jouer les types
microsociologiques pour les éléments astructurels, les types groupaux et
globaux pour les structurations macrosociologiques partielles et globales,
en accentuant toujours les discontinuités qui se présentent sur son chemin.
Elle multiplie à l'excès les ruptures entre les éléments astructurels et
structurels, entre les structures et les phénomènes sociaux totaux
macrosociologiques, entre les différentes temporalités et échelles des temps reconstitués,
enfin entre les différents types microsociologiques, groupaux et globaux.
L'histoire est une science qui étudie les phénomènes sociaux totaux,
de préférence globaux, en plaçant leur mouvement singularisé, irrépétable
et irremplaçable, — qui prend parfois le caractère de conjonctures, mais qui
déborde avec infiniment plus d'efficace que celles-ci les structures, — dans un
passé rendu présent et dans ce présent rendu passé. Elle reconstruit les deux
en partant toujours d'une société présente donnée, sous l'angle d'un groupe
ou d'une classe particulière, afin d'arriver à la continuité de temporalités,
de structures, du rapport de celles-ci avec les phénomènes sociaux totaux
globaux dans leur pleine singularité, dont l'histoire révèle cependant elle-
même la multiplicité inextricable.
Dès ces premières caractéristiques et définitions, que nous mettons en
tête de notre exposé, au risque d'être accusé de dogmatisme, et auxquelles
nous recourrons en réalité surtout pour démontrer la complexité des
problèmes et l'insuffisance de toutes les solutions données jusqu'à présent, nous
tombons sur un paradoxe et sur des difficultés que nous allons aborder
maintenant afin d'essayer de les résoudre.
Le paradoxe est le suivant : si la méthode et l'objet de l'histoire selon
notre caractéristique paraissent plus continuistes que ceux de la sociologie,
la réalité historique au contraire semble se révéler plus discontinue que la
réalité sociale. Nous avons présupposé que la réalité étudiée par la sociologie
et l'histoire était la même : les phénomènes sociaux totaux et les hommes
totaux. Mais cette présupposition ne demande-t-elle pas quelques réserves
et quelques limitations ? Et celles-ci ne sont-elles pas entrées dans nos
propres indications et définitions premières ?
Bien entendu, il s'agit de mettre fin à cette confusion abusive entre'
historiographie (ou science de l'histoire) et réalité historique, confusion dont
se sont rendus responsables tant d'historiens, qu'ils viennent directement
ou indirectement de Comte ou de Hegel. Comte a identifié la réalité
historique avec le développement, avec l'évolution, avec le progrès unilinéaire à
la fois spirituel et matériel ; étudiant cette réalité historique, la sociologie

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ANNALES

elle-même fut identifiée avec la philosophie positive qui met en relief ce


processus et lui donne un sens conscient et une méthode. De son côté, Hegel
a identifié la réalité historique avec l'Etat, le Destin, l'avènement de l'Esprit
absolu, par l'intermédiaire de l'esprit objectif et subjectif, en donnant à la
réalité historique un sens à la fois plus mystique et plus dramatique que
Comte, mais, tout comme celui-ci, en faisant surgir la méthode de l'histoire
en tant que science de la réalité historique dont l'aboutissement est la
philosophie de Hegel qui rend conscient le sens de l'histoire. Dans les deux cas,
nous sommes en présence de l'identification de l'histoire comme réalité et
de l'histoire comme historiographie à la base d'une philosophie dogmatique
de l'histoire qui connaît d'avance son propre sens. Mais la philosophie de
l'histoire se montre le pire ennemi aussi bien de la réalité historique que de
la science de l'histoire et des deux combinées, en détruisant leur fondement
même et en retirant toute signification tant à l'étude historique qu'à la
réalité historique elle-même. Sous un autre aspect, on peut dire aussi que
cette même philosophie dogmatique de l'histoire est le pire ennemi de la
sociologie...

La difficulté n'est levée qu'à la surface et nullement au fond des choses


si l'on passe de la philosophie dogmatique de l'histoire à la soi-disant «
philosophie critique de l'histoire » ou à la méthodologie de la connaissance
historique à base spiritualiste, telle qu'elle a été développée par H. Rickert,
M. Weber, R. Aron et plus récemment M. Marrou. Pour tous ces auteurs,
l'interpénétration, ou plutôt l'identification de la réalité historique et de
l'historiographie ou de la connaissance historique est l'évidence même.
M. Marrou, dans le chapitre n de son livre De la Connaissance historique,
1954, chapitre intitulé « L'histoire est inséparable de l'historien », ne fait
que répéter avec enthousiasme les formules tranchantes de M. Aron, qu'il
se contente d'essayer de rendre acceptables aux historiens. Il réaffirme,
avec sa principale source de sagesse, M. Aron : « Mais non ! il n'existe pas
une réalité historique... L'histoire est le résultat de l'effort en un sens
créateur, par lequel l'historien, le sujet connaissant, établit un rapport entre le
passé qu'il évoque et le présent qui est le sien » (p. 55). Selon lui, c'est la
compréhension, — interprétant des significations et des signes à travers la
réalité immédiate, — qui fait à la fois la réalité historique et l'historiographie
que nous étudions (p. 84). Logiquement parlant, « il n'y aurait rien de
spécifique dans la compréhension du passé ; c'est la même compréhension qui
est nécessaire pour saisir dans le présent l'Autrui », et c'est la même
compréhension qui nous fait saisir le sens d'un langage (p. 88). « L'historien
nous est apparu comme l'homme qui, par définition, sait sortir de soi pour

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HISTOIRE ET SOCIOLOGIE

s'avancer à la rencontre d'autrui. On peut donner un nom à cette vertu :


elle s'appelle la sympathie » (p. 97). Pris de remords d'avoir d'abord reconnu
le contenu total de la vérité historique, « vérité qui ne serait valable que
pour ceux qui veulent cette vérité », M. Marrou cherche à travers la «
compréhension d'Autrui », notion prise chez Scheler, et « l'historicité de
l'historien », empruntée à Heidegger (p. 245), à montrer finalement que la « vérité
historique est partielle » (p. 243), pour arriver à cette conclusion qui va de
soi : nous pouvons savoir des choses sur le passé humain, « mais nous ne
pouvons pas savoir le tout de ce passé » (p. 243). Qui l'a jamais nié ? N'est-ce
pas une haute montagne accouchant d'une souris ?
Des esprits bien plus philosophiques que M. Marrou, tels que Rickert et
Weber, ont subi le même échec pour la même raison. Ils étaient des nomi-
nalistes, des idéalistes et des spiritualistes qui voulaient faire surgir l'objet
de l'histoire non pas du mariage d'un domaine réel étudié avec une méthode
spécifique, mais seulement de la méthode procédant à une sorte d'opération
magique par laquelle l'objet et la réalité naissaient de la méthode. Ainsi,
Rickert fait naître la culture, qu'il oppose à la nature, par le fait de rapporter
certaines données à des valeurs dont on ne voit ni l'origine ni le fondement
de validité, et il affirme ensuite que, à la culture ainsi construite par sa
méthode (N 1), on ne peut appliquer que la méthode individualisante (N 2),
ce qui donne comme résultat à la fois et conjointement la réalité historique
et la science de l'histoire. Comme si toute l'histoire se réduisait à l'histoire
de la culture (culturalisme abstrait) et comme si on pouvait faire naître cette
histoire à partir de la culture en bâtissant une méthode sur une autre méthode
sans aucun contact avec le réel et le concret.
De la même façon, Weber, en voulant défendre la sociologie contre Rickert
qui la renvoyait aux sciences de la nature, tout en doutant de sa possibilité,
se livre à une double démarche : d'une part il cherche à améliorer le concept
de culture ou de civilisation de Rickert en y incluant non seulement le rapport
des faits aux valeurs, mais les conduites humaines ayant un sens social ;
d'autre part, il applique à cette culture construite par une méthodologie
quelque peu différente (méthode N 1) : la méthode typologique (méthode
N 2a) qui donnerait la sociologie, et la méthode individualisante (méthode
N 2b) qui donnerait l'histoire proprement dite. Le progrès qu'il réalise
consiste seulement dans l'introduction des conduites individuelles effectives
ayant une signification sociale, mais qui ne sont que des chances, et dans
l'affirmation que ni la sociologie ni l'histoire ne doivent renoncer à
l'explication, en particulier à l'explication causale, après avoir eu recours à la
compréhension des sens internes des conduites. Weber n'a aucun moyen de
saisir des collectivités, des groupes, des conduites collectives, étant donné
qu'il est un partisan de la conscience close repliée sur elle-même et un nomi-
naliste exaspéré. Il élabore de belles méthodes dans le vide, car il perd tout
contact avec la réalité sociale, et c'est la réalité sociale que ces méthodes
doivent étudier. Par ailleurs, il n'a aucunement le droit de parler de com-

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ANNALES

préhension, car ce terme, qu'il emprunte à Dilthey, ne peut signifier chez lui
qu'introspection et conclusion par analogie et non pas saisie directe comme
chez Dilthey.
Pour Dilthey, le Verstehen, la compréhension, était la saisie des totalités
concrètes réelles et des significations qui s'y rattachaient. Chez Rickert
d'abord, chez Weber ensuite, sous l'influence de leur kantisme et de leur
calvinisme, ces totalités concrètes ont disparu, et avec elles e'est évanouie
la réalité qu'étudiaient la sociologie et l'histoire. Pauvre compréhension,
— sujet de discussion qui, en première supérieure, a la préférence des
professeurs qui ne lisent pas l'allemand et ne connaissent exactement ni
l'origine, ni le sens, ni les limites de ce terme, terme qui apparaît à M. Marrou
(p. 124) comme une clef qui ouvre toutes les portes et permet les applications
les plus arbitraires. M. Marrou ne paraît même pas se douter des difficultés
de Weber et du fait que, pour Dilthey, la compréhension est liée à la saisie
des totalités réelles. Il ne soupçonne pas non plus que la saisie d'autrui n'est
pas la même chose que la saisie d'une totalité sociale et que la première
présuppose la seconde comme base. L'erreur de Dilthey lui-même fut double :
a) il n'a pas vu la dialectique qui s'établit entre compréhension et
explication, ni le fait que, selon le contenu et l'importance des significations greffées
sur les ensembles, les degrés des rapports entre comprendre et expliquer sont
variables ; b) il n'a pas vu que la sociologie et l'histoire, ayant toutes les
deux affaire à des totalités réelles remplies d'une grande richesse de
significations humaines, restent distinctes par leurs méthodes et par leurs objets,
peut-être même par le caractère de la totalité réelle en question.

C'est là que nous arrivons à la solution du paradoxe. La réalité historique


existe, elle est liée aux phénomènes sociaux totaux, mais elle n'est pas toute
la réalité sociale : c'est une réalité sociale spécialement qualifiée. Ou, si l'on
veut, c'est un phénomène social total inscrit dans un secteur du phénomène
social total plus large. Je ne considère pas comme vaine l'opposition
entre les sociétés dites archaïques et les sociétés dites historiques. On a proposé
d'appeler les premières : sauvages, simples, élémentaires, primitives, fondées
sur la présence de segments identiques, sans écriture, sans machinisme,
mythologiques. Aucun de ces critères n'est dépourvu de jugements de valeur,
de présuppositions gratuites, ni d'ambiguïté. Il ne reste que deux critères,
qui, je le crois, sont liés : a) le premier est l'opposition entre la technique
du dépaysement (fondée sur le témoignage direct de l'observateur et des
intéressés) et la reconstruction du passé rendu présent (fondée sur une
tradition transmise ou sur des traces, dont, pour le premier cas, nous pourrions
être tributaires). Ici joue plutôt la continuité. Ce sont ces traditions, ces traces
qu'on reconstruit et que M. Piganiol, à tort me semble-t-il, identifie avec la

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HISTOIRE ET SOCIOLOGIE

mémoire collective, car le grand créateur de ce concept, Maurice Halbwachs,


a nettement et avec raison opposé mémoire collective et mémoire historique.
b) Cette tradition, cette mémoire ne devient saisissable que grâce à
l'intervention, dans la réalité des phénomènes sociaux totaux même, de cette
discontinuité spécifique qu'apporte avec elle la conscience de l'intervention
active et efficace de la liberté humaine. La réalité historique est la réalité
sociale qui prend conscience d'elle-même et de la capacité de l'homme,
collectivement ou individuellement, de transformer la réalité sociale, les
phénomènes sociaux totaux, voire les structures sociales. Le déchirement
historique est proche du déchirement de la conscience de la liberté agissant
dans la réalité. Le mot de Marx : « Les hommes font leur propre histoire,
mais ne savent pas qu'ils la font », appelle une distinction : s'ils en sont
plus ou moins conscients dans les sociétés historiques, ils ne le sont pas dans
les sociétés dites archaïques. Les réalités historiques sont des phénomènes
sociaux totaux où la conscience de la possibilité du choix, de l'invention,
de la décision et de la création, c'est-à-dire des manifestations les plus intenses
de la liberté humaine, intervient dans l'engrenage même du déterminisme
sociologique. La réalité historique est la réalité sociale où les hommes, pris
collectivement et individuellement, entrevoient la possibilité de la
transformation ou de l'éclatement des structures sociales par suite de l'action humaine
concentrée. La réalité historique est prométhêenne. En particulier, en
poussant jusqu'au cas-limite, tout phénomène social total de caractère global
où surgit la conscience d'une révolution ou d'une contre-révolution possible
provoquée par la volonté des participants est une société historique.
Dans nos Déterminismes Sociaux, en insistant sur les degrés du passage
entre l'inconscient et la conscience et sur les degrés de la conscience de
l'efficacité de l'intervention humaine dans les structures et dans les
déterminismes sociaux, nous avons eu tort d'accentuer trop ces deux aspects et
d'exagérer la relativité de ce critère. Depuis, en réfléchissant davantage,
nous nous sommes persuadé que, à elle seule, la prise de conscience de cette
possibilité d'intervention efficace dans le cours des choses, dans la
structuration et la déstructuration d'une société, est suffisante pour rendre un
phénomène social total historique. En bref, nous sommes arrivé à la conclusion
qu'il fallait distinguer carrément les sociétés qui sont prométhéennes de
celles qui ne le sont pas 1.
C'est grâce à cette conscience collective et individuelle des modifications
ou des éclatements voulus et possibles, que la tradition, les traces, la mémoire
historique, par opposition à ce qu'on se propose de faire, peut fonctionner
effectivement. En d'autres termes, le continuisme même de la réalité
historique est lié à la possibilité de sa discontinuité voulue par la conscience de
pouvoir intervenir librement. Et c'est exactement le seul sens non
dogmatique qu'on puisse attribuer au terme d'historicité, caractérisant un phé-
1. Cf. à ce sujet la seconde édition du premier volume de ma Vocation actuelle de la
Sociologie, 1947.
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ANNALES

nomène social total. Celui-ci devient une réalité historique lorsqu'il acquiert
l'historicité grâce au prométhéisme qui lui est inhérent. C'est lorsque surgit
la conscience collective et individuelle du fait que la tradition peut être
renversée par une action concentrée et efficace de la liberté humaine, qu'on
se rend également compte que la mémoire collective admet une
reconstruction en mémoire historique. L'historicité et la réalité historique existent donc
en dehors de toute méthode historique et de toute historiographie. Et cette
réalité historique est, virtuellement au moins, plus discontinue que la réalité
sociale dans laquelle elle est inscrite, malgré toutes les discontinuités qu'on
peut et doit découvrir et décrire dans la réalité sociale.

Nous sommes donc en présence d'un curieux conflit entre la discontinuité


accrue de la réalité historique et le continuisme accentué de la méthode
historique, qui conduit finalement — en ce qui concerne leur enfant commun :
l'objet de l'histoire — à la victoire de la continuité sur la discontinuité,
tandis que la situation est exactement inverse en sociologie. D'où vient ce
paradoxe que nous avons formulé et à la solution duquel nous essayons de
procéder ?
Ce paradoxe découle d'une triple source : l'ambiguïté du temps
historique, la dialectique entre structures globales et phénomènes sociaux totaux
globaux, enfin le caractère à la fois singulier et serré de la causalité en histoire.
a) L'ambiguïté du temps historique consiste dans le fait que celui-ci
est déjà écoulé, le plus souvent depuis longtemps ; parfois, comme dans
l'histoire contemporaine, on l'a arrêté artificiellement et on le considère
fictivement comme déjà écoulé. On rend ce temps écoulé présent, ce qui n'est
possible, sauf pour les témoins directs, que par une reconstruction. Le temps
de l'histoire est reconstruit, il n'est pas vécu directement, il n'est pas en train
de se faire, il ne peut pas être « reconstitué » (Halbwachs) grâce à la mémoire
collective vivante d'une génération. C'est un temps accompli dans le plein
sens du terme. Bien entendu, entre le vécu, le revécu (reconstitué) et le
reconstruit, il n'y a pas totale discontinuité : il y a des degrés de passage. C'est de
cette situation que profitent Max Weber et, à sa suite, R. Aron, pour affirmer
que « comprendre n'est pas essentiellement revivre, mais reconstruire ».
Mais leur affirmation ne paraît acceptable que précisément pour la
compréhension du temps historique. La reconstruction de celui-ci se fait selon des
critères qui viennent de préférence d'une société présente donnée, sous
l'angle d'une classe sociale particulière; c'est pourquoi toute société est sans
cesse en train de réécrire son histoire et toute vérité historique est entachée
d'idéologie (cf. ci-dessous). Cependant, le fait que le temps historique est
construit de préférence avec des critères vécus (ne fût-ce que, pour la
plupart des cas, dans le présent) vivifie sa reconstruction et empêche son isole-

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HISTOIRE ET SOCIOLOGIE

ment complet par rapport à la reconstitution. Ces deux termes n'apparaissent


que comme les deux pôles d'un mouvement dans les deux directions opposées :
celle du temps vécu et celle du temps reconstruit. L'ambiguïté du temps
historique se présente à la fois sous la forme de la direction renforcée vers
le temps reconstruit et sous la forme de la possibilité de contact entre le
temps historique et le temps sociologique.
Il reste cependant, que le temps historique est avant tout le temps
accompli et reconstruit Comme tel, il ne peut être qu'un temps où la
continuité prédomine sur la discontinuité. N'est-on pas toujours tenté, lorsque
les jeux sont faits, de dire : « II ne pouvait pas en être autrement » ? Par
l'ambiguïté du temps historique poussant à « prédire le passé » et à projeter
cette prédiction dans l'avenir, le déterminisme historique se prête plus que
le déterminisme sociologique à la mystification quasi fataliste, tentation dont
ni Févolutionnisme à la manière de Comte et de Spencer, ni le «sort
historique », le destin ou la mission hégélo- marxiste n'ont jamais pu se préserver
efficacement.
b) La seconde raison du continuisme plus grand de l'histoire comme
science par rapport à la sociologie réside dans le fait que, en singularisant
jusqu'à la limite les types de structures sans lesquels les sociologues ne
réussissent pas à toucher les phénomènes sociaux totaux macrosociologiques,
l'histoire réussit mieux à saisir les phénomènes sociaux totaux débordant
les structures. Ce contact plus direct avec les forces volcaniques, avec la
matière ignée des phénomènes sociaux totaux, permet à l'historien mieux
qu'au sociologue de suivre les transitions et de découvrir des continuités
sous des structures de types différents. C'est là que l'histoire l'emporte sur
la sociologie, tout en empruntant à cette dernière son appareil conceptuel
(types et structures, types de groupements, paliers en profondeur) afin de
le dépasser. Nous prenons un malin plaisir à le constater, nous qui avons
tant de fois été accusé, à la faveur d'un malentendu, de bâtir une sociologie
anti-historique.
c) La troisième et dernière raison pour laquelle le continuisme est plus
accentué en histoire qu'en sociologie réside dans le caractère particulier que
prend en histoire la causalité singulière, c'est-à-dire des enchaînements qui
ne se répéteront jamais.
Dans le domaine de la sociologie, la causalité singulière comporte des
degrés variés, en fonction des différents paliers en profondeur de la réalité
sociale, des différentes échelles, des différentes temporalités et de leurs
hiérarchies. Ainsi, la causalité singulière, au moins en principe, paraît
devenir plus intense et plus importante : a) en allant du déterminisme de la
surface morphologique aux déterminismes des modèles, des règles, des rôles
sociaux ; de ceux-ci au déterminisme des symboles, idées valeurs et de la
mentalité collective ; b) en allant des microdéterminismes aux
déterminismes des groupements particuliers et des classes sociales ; c) enfin en allant
des déterminismes unidimensionnels et des microdéterminismes ainsi que

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Annales (1* année, janvier-mare 1957, n° 1) 6


ANNALES

de leur unification dans les déterminismes des groupes particuliers et des


classes sociales vers le déterminisme des structures globales. En effet, ces
derniers donnent lieu, en sociologie, à la construction des types sociaux les
plus particularisés, les plus qualitatifs, les plus riches en signification et en
œuvres culturelles, les plus discontinus enfin. Si l'on réussit effectivement à
les lier en tant que causes à des effets précis, l'enchaînement causal paraît
alors très singularisé. Cependant cette liaison reste souvent fort incertaine,
tant est large dans ce domaine l'abîme entre cause et effet, et tant il
intervient ici de perturbations multiples entre les deux. A ce point de vue, la
causalité singulière comme procédé de constatation des microdéterminismes
et de certains déterminismes unidimensionnels arrive à une certitude parfois
plus grande, c'est-à-dire à un lien plus intense entre conséquent et
antécédent, tout en sacrifiant quelquefois le degré de singularité.
La situation n'est pas la même dans la perspective de l'histoire en tant
que science. La « causalité historique » intensifie bien davantage la singularité
du lien causal que ne le fait la causalité sociologique, tout en rendant ce
lien plus continu et par là même plus certain. En effet, dans le temps déjà
écoulé, mais reconstruit et rendu présent (ou dans le temps présent construit
comme passé) de l'historiographie, l'enchaînement causal s'affirme comme
rigoureusement irrépétable et irremplaçable, et cependant resserré à tel
point que l'historien, comme nous l'avons déjà fait remarquer, est tenté
de juger rétrospectivement toute autre succession comme impossible et
irréalisable. La continuité construite par l'histoire est précisément celle du
passage entre des causes et des effets qui ne se reproduiront plus jamais.
L'équilibre spécifique entre singularité stricte et resserrement du lien de
cause à effet, qui caractérise la causalité historique, devrait l'empêcher de
se transformer en évolutionnisme dogmatique. Car ce danger est écarté pour
autant que les historiens se rendent de plus en plus compte que la
reconstruction du passé de la société et le rétablissement de la continuité entre les
types s'opèrent à partir des points de vue propres aux groupements
particuliers, aux classes et aux structures des sociétés globales où ils sont intégrés,
ainsi qu'aux conjonctures dans lesquelles se trouvent placées les unes et
les autres.

Ces dernières remarques, en essayant de résoudre le paradoxe du conti-


nuisme de la connaissance historique et de son objet, malgré l'accentuation
particulièrement forte de la discontinuité dans la réalité historique, conduisent
en même temps à deux constatations importantes qui doivent être mises en
relief avant notre conclusion :
a) L'histoire comme science est le produit de l'accentuation parallèle
de la compréhension et de l'explication. Toutes les deux sont bien plus
intenses en histoire qu'en sociologie, ce qui montre le caractère dialectique

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HISTOIRE ET SOCIOLOGIE

de ces deux moments, dialectique qui prend ici la forme de la réciprocité


de perspective et non de la complémentarité ou de la polarité.
b) La vérité historique n'est pas simplement partielle. Toute vérité est
partielle, car sa validité dépend du cadre de référence auquel elle se rapporte.
La vérité historique est la plus idéologique de toutes les vérités scientifiques.
Comme le terme idéologie a des sens multiples allant de la mystification
consciente au caractère symbolique ou inadéquat de la connaissance, disons
pour plus de clarté que nous prenons ici ce terme dans le sens de connaissance
partisane partiellement imperméable aux arguments des adversaires, ce que
nous appelons aussi connaissance politique. De toutes les sciences existantes,
l'histoire est la plus proche de cette connaissance qui n'est plus scientifique.
M. Piganiol, en citant le mot très profond du regretté Focillon : « Toute
histoire est une perspective », a bien rappelé ici l'essentiel. Il ne s'agit pas
de fausser consciemment ou inconsciemment la réalité des faits. Il ne s'agit
pas non plus de la « mauvaise », ni de la « bonne subjectivité » dont parle
M. Ricœur, à propos d'Histoire et Vérité, dans l'ouvrage qui porte ce titre
(p. 52), et où il entend sous la bonne subjectivité la recherche du sens caché
de l'histoire.
Les termes de subjectif et d'objectif ne signifient plus rien de précis
depuis le triomphe de la conscience ouverte. On arrive à l'objectivité en
passant par la crise de la subjectivité et on parvient à la subjectivité en
commençant par les œuvres dites objectives. La vérité historique n'est pas
une vérité subjective mais une vérité idéologique, relevant d'une
connaissance partisane. C'est la faiblesse de l'histoire comme science, malgré sa
grande force dans le domaine de l'explication et de la continuité, faiblesse
liée à la compréhension dont l'accentuation s'accroît en même temps que
l'explication.
C'est là que la sociologie prend sa revanche sur l'histoire ; ses
explications sont bien plus incertaines, mais sa vérité est moins idéologique. Aussi
elle accentue bien moins la compréhension que ne le fait l'histoire.

Pour terminer, il nous reste à confronter une dernière fois l'histoire et


la sociologie. Ces deux sciences sont en rapport dialectique très net. Selon
leurs phases, elles peuvent se trouver en rapports de complémentarité,
d'implication mutuelle, d'ambiguïté, de polarisation, de réciprocité de
perspective. Mais elles ne peuvent être ni identifiées ni entièrement séparées.
Ce sont des soeurs jumelles, pouvant devenir des ennemies aussi bien que des
camarades7 de combat. Elles peuvent se critiquer, s'inquiéter, se heurter.
Mais elles ne peuvent pas s'isoler l'une de l'autre. Plus elles collaboreront,
étant conscientes de l'aide réciproque qu'elles peuvent s'apporter, et plue
elles en bénéficieront. L'analyse du rapport complexe entre continuité et

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ANNALES

discontinuité en sociologie et en histoire a voulu en fournir la preuve et en


donner l'exemple.
C'est la sociologie qui fournit à l'histoire les cadres conceptuels des
totalités sociales en marche (les types de structures, les structurations et
déstructurations, les phénomènes sociaux totaux et leur volcanisme). C'est la
sociologie encore qui peut aider l'histoire à réduire au minimum le caractère
idéologique de sa vérité, lié aux critères de la reconstruction du temps
historique.
Mais c'est l'histoire qui, à son tour, non seulement fournit à la sociologie
les matériaux les plus indispensables, mais lui livre les schémas explicatifs
les plus fermes. Que les deux s'allient donc en renonçant à leur superbe
réciproque. C'est dans une critique mutuelle et une collaboration efficace de
l'explication sociologique et de l'explication historique, se soutenant l'une
l'autre, que réside, nous le croyons, la politique de la main tendue entre
sociologie et histoire. L'ennemi commun des deux est la philosophie de
l'histoire, qu'elle soit métaphysico-dogmatique, ou fondée sur l'idéalisme
critique. Seuls, l'hyper-empirisme dialectique et le réalisme absolu peuvent
leur servir de base commune.
Georges Gurvitch.

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