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DYNAMIQUES D’APPROPRIATION
DES FRONTIÈRES LITTORALES
(DELTA DE L’IRRAWADDY, TENASSERIM,
SUD DE LA THAÏLANDE)
L’Irasec
L’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (USR 3142 – UMIFRE 22
CNRS MAEE) s’intéresse depuis 2001 aux évolutions politiques, sociales et
environnementales en cours dans les onze pays de la région. Basé à Bangkok, l’Institut
fait appel à des chercheurs de tous horizons disciplinaires et académiques qu’il
associe au gré des problématiques. Il privilégie autant que possible les démarches
transversales.
Irasec
179 Thanon Witthayu, Lumphini, Pathum Wan,
Bangkok 10330, Thaïlande
www.irasec.com
Hégémonies birmanes
Dynamiques d’appropriation des frontières littorales
(delta de l’irrawaddy, tenasserim, sud de la thaïlande)
Maxime Boutry
Maquette et couverture : Mikaël Brodu
© IRASEC, 2014
ISBN 978-2-84654-392-7
Introduction
du Myanmar depuis les élections de novembre 2010 qui marquent l’entrée du pays, officiellement
parlant, dans les démocraties de ce monde. Tout au long de cet ouvrage nous utiliserons le
terme de Birmanie pour désigner le pays, non pas par conviction politique, mais par simplicité,
hormis lorsque nous désignons spécifiquement le territoire national et sa construction.
2 Notons qu’il existe des populations de pêcheurs (Malais et Thaïs du Sud) ainsi que des
nomades marins dans le Sud de la Thaïlande. Cependant ils ne participent que peu ou pas à la
pêche industrielle de gros tonnage.
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Hégémonies birmanes
3L’archipel Mergui s’étend depuis les îles Similan en Thaïlande, jusqu’à l’île de Tavoy, au Nord
de Mergui en Birmanie.
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Introduction
4 Ici le territoire est un ensemble fait du littoral, des îles, des estrans, hauts-fonds et de la
haute-mer, qui sont exploités différemment et par des populations différentes, parfois pour les
mêmes ressources mais avec des stratégies diverses comme nous le verrons.
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Hégémonies birmanes
8
Introduction
6 Cela nous ramène également à la définition de front pionnier (cf. Première Partie, Chapitre 3.1 :
« Les fronts pionniers birmans »).
7 Et dans un second temps, la « colonisation » implique souvent une appropriation étatique
d’un territoire, ce qui s’applique également aux littoraux (Irrawaddy et Tenasserim) de l’actuel
Myanmar.
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Hégémonies birmanes
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Première partie
Un espace social littoral
d’Asie du Sud Est continentale
Migrations et naissance
d’un espace social littoral
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Hégémonies birmanes
8 Remarquons toutefois que cette population est elle-même très diversifiée et qu’on ne peut
d’emblée généraliser les relations de la population d’immigrés birmans (elle-même composite),
un aspect sur lequel je reviendrai.
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1 Migration et naissance d’un espace social littoral
BHUTAN
ÉTAT
INDE
KACHIN
CHINE
Myitkyina
BANGLADESH
SAGAING
(Région de)
Lashio
Hakha (Nord)
Monywa
Mandalay
ÉTAT SHAN
ÉTAT
Kengtung
CHIN MANDALAY
Maungdaw (Région de) (Sud)
Mrauk-U (Est)
Magway Taunggyi
Sittwe Nay Pyi Taw LAOS
MAGWAY
(Région de) Loikaw
ÉTAT
RAKHINE
Pyay (Est) ÉTAT KAYAH
(Ouest)
BAGO
(Région de) ÉTAT KAYIN
Bago
Pathein Hpa-an
Rangoun
AYEYARWADY
(Région de) Mawlamyaing
YANGON THAÏLANDE
(Région de)
Delta de ÉTAT
l'Irrawaddy MON
Dawei
TANINTHARYI
(Région de)
Myeik
Archipel
Mergui
Kawthaung
0 100 200 km
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Hégémonies birmanes
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1 Migration et naissance d’un espace social littoral
9Afin de marquer la politisation du processus, Houtman (1999 : 40) parle quant à lui de
myanmafication.
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Hégémonies birmanes
divisions) et sept « États » nommés d’après les « ethnies » censées être numériquement
majoritaires (État karen, État môn, etc.).
11 Nous pensons notamment au conflit d’apparence religieux qui débuta en juin 2012 dans
l’Arakan suite au viol d’une jeune bouddhiste par un musulman, fait divers très vite politisé
pour ramener sur le devant de la scène la légitimité sur le territoire birman des dits
« Rohingya », musulmans habitant cette partie occidentale du Myanmar et à qui la citoyenneté a
toujours été refusée. Très vite, notamment par le biais des réseaux « sociaux » sur internet, les
Birmans se sont rangés aux côtés des Arakanais – d’ordinaire considérés comme des ennemis
historiques – eux-mêmes bouddhistes, face à l’imaginaire d’un islam menaçant le bouddhisme
birman et par là-même l’unité nationale. Ce conflit d’aspect religieux nous apparaît avant tout
révélateur d’un malaise identitaire, celui de la « birmanité » qui depuis la démocratisation en
cours dans le pays depuis 2011 peine à trouver les fondements de son hégémonie sur un
territoire autrefois unifié par la force.
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1 Migration et naissance d’un espace social littoral
Le fait est que la différence ethnique entre Birmans et Môn reste difficile à
cerner. D’ailleurs, l’emploi de l’adjectif ethnique « ethnic Burmans » par South
pour qualifier les Birmans et les différencier des Môn (pour lesquels l’emploi
du même adjectif semble ne pas être pertinent) renvoie à ce problème et au
sens de la question : existe-t-il une ethnicité birmane ? Les traits identitaires
birmans ou môn les plus visibles étaient manipulés depuis plusieurs siècles
par les deux populations en fonction des évolutions politiques de la région.
Comme le suggère Lieberman (1978 : 457), l’appartenance à la catégorie môn
ou birmane était probablement manipulée par les habitants du bassin de
l’Irrawaddy en fonction qu’ils veuillent exprimer leur allégeance respective-
ment aux puissances côtières ou intérieures. De même, le roi Tabin Shwei
Hti s’habillait à la mode môn – et était ainsi considéré comme tel par ses
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Hégémonies birmanes
sujets – pour se plier à une prophétie disant que seuls les rois môn pouvaient
diriger Pegu.
Après la prise d’indépendance, la birmanisation s’est poursuivie notam-
ment à travers le système éducatif et la prohibition des marqueurs culturels
môn, notamment la langue et certains festivals (South 2003 : 36). Enfin, une
sous-estimation systématique des Môn et des minorités ethniques en
général, selon des recensements privilégiant le langage et la religion à la
reconnaissance des ethnonymes a contribué à la « disparition » des Môn
dans le delta de l’Irrawaddy12. Toujours est-il qu’il n’existe pour ainsi dire
plus de locuteurs môn dans cette région, à l’instar de la partie péninsulaire
du pays (État Môn et Tenasserim) (op. cit. : 21). Cependant, l’ethnicité môn,
tout comme l’ethnicité birmane, ne peut sûrement pas être réduite à ces
quelques marqueurs identitaires et culturels et a contrario, il faut remarquer
que parmi les champs plus « complexes » de la société môn, la religion par
exemple, ce sont les transferts interethniques avec la société birmane qui ont
avant tout retenu l’attention des chercheurs13. Le concept d’ethnicité pose
donc un problème d’échelle. Les soi-disant guerres ethniques opposant les
Môn et les Birmans étaient avant tout d’ordre politique et économique entre
diverses entités régnant sur le territoire. Comme le souligne Lieberman
(1978 : 458), les guerres entre Pegu et Ava, avant que d’êtres « raciales » ou
« nationales », étaient des conflits régionaux, de dynasties, au sein desquels
les identités môn et birmane servaient à exprimer une loyauté, en général à
la puissance la plus importante.
Ainsi que Poutignat et Streiff-Fenart l’ont remarqué, l’argument ethnique,
même imposé de l’extérieur, en l’occurrence par les historiens semble-t-il,
peut être réapproprié par les populations elles-mêmes comme un trait
identitaire ; un processus particulièrement exacerbé de nos jours avec la
résurgence des revendications « ethniques » pour caractériser les conflits un
peu partout dans le monde (Godelier 2007 ; Poutignat et Streiff-Fenart 2008).
Cependant, cette échelle de l’ethnicité, profondément liée au champ
politique il est vrai, continue de détourner les chercheurs de la fonction
transmis aux Birmans par les Môn ainsi que l’écriture. Concernant une probable origine môn du
culte des 37 seigneurs, ou 37 nat (culte de possession en vigueur parmi les Birmans), voir
notamment Shorto (1963 et 1967).
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1 Migration et naissance d’un espace social littoral
14 Leach tient le même discours à propos des populations de langue Tai et Jinghpaw :
« Historiquement, les groupes de langues Tai et Jinghpaw ont toujours eu tendance à assimiler
leurs voisins de langues Naga, Maru et Palaung. Cette assimilation n’est pas le résultat de
quelconque politique de conquête, mais plutôt due à ce que le pouvoir politique dans ces
régions de mixité linguistique a été pendant des siècles aux mains d’aristocrates parlant le Tai
ou le Jingphaw. En conséquence, « devenir Tai » ou « devenir Jingphaw » présentait des
avantages politiques et économiques. » (Leach 1960 : 47)
21
Hégémonies birmanes
15 Notons à ce sujet que le pouvoir colonial contrôlait de manière plus forte les régions de
Birmanie centrales afin de faciliter l’exportation des surplus rizicoles vers l’Inde, et déléguait le
pouvoir dans les régions montagneuses et économiquement secondaires (désignées comme
« Frontier areas » (zones frontalières) (Brown 1994 : 41). Or, on constate que les réseaux
interethniques, comme autour du lac Inle entre Shan, Birmans, Intha et Pa-O (pour ne citer
qu’elles) continuent d’exister en dépit de la birmanisation des pouvoirs locaux selon des
modalités relativement inchangées depuis la période précoloniale (cf. Robinne 2000 et 2011).
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1 Migration et naissance d’un espace social littoral
16 Et c’est d’ailleurs abonder dans le sens d’une conception évolutionniste des sociétés sans État
vers des sociétés à États achevés que de vouloir cantonner l’étude de l’ethnicité au domaine du
politique et de l’idéologique.
17 « Ce qui différencie le plus distinctement la culture môn des autres est le langage. Le culte
des esprits môn est également singulier parmi les populations des plaines Sud-est asiatiques. Il
semblerait que les Môn aient eu par le passé une tradition de lignée patrilinéaires relativement
rudimentaires mais reliée à un culte d’esprit domestique élaboré (Foster 1972 : 24-33), ayant
néanmoins disparu en Thaïlande » (Foster 1974 : 438).
23
Hégémonies birmanes
La péninsule malaise :
Sud du Myanmar, Sud de la Thaïlande, et Nord de la Malaisie
24
1 Migration et naissance d’un espace social littoral
18 Les termes birmans sont rendus ici selon la « transcription conventionnelle avec accentuation
levée » (Okell 1971). Les termes moken suivent une transcription phonétique francisée selon le
modèle proposé par Ivanoff (2004 : 37).
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Hégémonies birmanes
19 Selon le riche travail de Wang, la situation apparait bien plus complexe et dépendant
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1 Migration et naissance d’un espace social littoral
Puisque notre intérêt se porte sur la société birmane, produit d’une histoire
avant tout continentale, l’ethnologie des sociétés littorales devrait offrir un
angle d’étude des frontières de l’espace social birman, pour en questionner
les structures et les dynamiques de construction. Pour mieux saisir la
pertinence de cette démarche, il faut s’arrêter un instant sur ce que la culture
produite dans les replis de l’imaginaire collectif laisse entrevoir de la mer.
La terminologie birmane se rapportant à la mer permet de mieux
comprendre ces représentations dans l’imaginaire birman. Outre le terme
très littéraire de tha’mut-da’ya, provenant du sanskrit et utilisé dans les
légendes et les termes scientifiques, le terme plus couramment utilisé dans la
littérature et par les pêcheurs pour désigner la mer est pin-le, qui se rapporte
également aux étendues d’eau douce, comme les lacs ou les étangs (Bernot
1995 : 97). Le birman ne possède donc pas de terme vernaculaire pour la
mer, au contraire des langues chinoise, austronésiennes ou vietnamienne
(Robinne 1994a : 183). Dans la terminologie élaborée à partir de ce terme
pin-le, remarquons l’expression pin-le wei” (accabler ; écraser ; submerger,
inonder ; déborder… par la tristesse, les problèmes, etc.). Elle est composée
de deux termes : pin-le (la mer), et de wei” (loin). La force des ces sentiments
ne peut être exprimée qu’à travers la représentation de la mer dans
l’imaginaire birman. Être « submergé, inondé » par la tristesse, renvoie bien
sûr au déluge originel, présent dans toutes les mythologies d’Asie du
Sud-Est et en Birmanie, notamment dans un conte Lautu Chin (Bareigts
1981). Le reste de la mythologie birmane montre également combien la mer
est un espace infranchissable dans l’esprit des Birmans, à l’image du galon20,
roi des oiseaux, parti chercher la rive opposée de l’océan en quête de
nouveaux espaces à conquérir. Mais il ne trouvera comme refuge au cours
de son périple que la queue, le dos puis la tête d’un « petit » poisson, si petit
qu’il avoue être obligé de longer la côte pour ne pas être mangé par les gros
(Cardinaud-Stayaert 1983 : 209-212)... Le galon revient épuisé, abandonnant
ainsi l’idée de traverser l’immensité salée. Les quelques autres mythes qui se
rapportent au milieu marin ne mentionnent d’ailleurs que très rarement la
mer ou l’océan, dont la traversée s’effectue le plus souvent par les airs ou
sous terre (Bernot 1995 : 97). Cette représentation de la mer et des océans
comme une immensité infranchissable, mais également un monde inconnu
et peuplé de dangers résonne dans ce verbe de pin-le wei”. Le folklore
birman notamment, où les chansons relatant les infortunes de l’amour sont
nombreuses, utilise couramment ce terme pour exprimer la tristesse due à la
1983 : 209).
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Hégémonies birmanes
séparation. Car est-il possible d’être plus loin l’un de l’autre que séparés par
la mer ? Ce tour rapide de la littérature linguistique et ethnographique à
propos de la mer est fidèle à une vision « centripète » de la culture birmane,
produit d’une société qui s’imagine avant tout enracinée dans la riziculture
inondée, pilier de sa réussite dans la conquête des plaines de l’Irrawaddy et
de son hégémonie sur la région. Cependant, Lieberman (1987 : 167) rappelle
à juste titre l’influence historique du commerce maritime dans le maintien
du pouvoir et d’une autorité centrale pour les royaumes birmans vis-à-vis
des puissances voisines. Les tentatives successives d’unification des Royaumes
birmans à la Basse-Birmanie (de 1057, date de la première conquête de la
Basse-Birmanie par le roi Anawratha jusqu’au XVIe siècle sous le règne du
roi Bayin Naung) participèrent également d’une volonté de contrôle sur le
commerce maritime, aux mains des Môn principalement. Sans compter
l’introduction de grands concepts religieux chargés d’implications politiques
qui purent grâce aux échanges maritimes être introduits via le bassin de
l’Irrawaddy. La relation des Birmans au milieu marin dans la construction
de leur espace social relève véritablement d’une histoire d’interstices. De
manière tout à fait contemporaine par ailleurs, l’appropriation du littoral du
Tenasserim et plus particulièrement des îles de l’archipel Mergui par des
Birmans venus de l’ensemble du pays nécessite une reconsidération de
l’imaginaire lié à la mer. Ainsi, si j’étends la réflexion à l’ensemble des
frontières d’un espace social, il semble relativement logique que les situations
de marges, qu’elles soient d’ordre politique, ethnique, géographique,
historique ou environnemental, suscitent des réactions et des dynamiques
sociales et ethniques propres à en éclairer les structures fondamentales de sa
construction. Considérer un espace social dans ses replis les plus figés peut
tout au plus donner une idée de ce vers quoi tend une construction idéelle
de la société. Néanmoins, si les Birmans tiennent tant à être de « purs
bouddhistes » (but-da’ bha-tha sit-sit) dans leurs discours, c’est en partie pour
contrebalancer idéalement un quotidien dont la ritualité s’exprime à travers
des cultes d’origine animiste (le culte des nat, aux esprits de la nature, etc.).
Au contraire, étudier l’apparition d’un culte sera plus à même de renseigner
les modalités de syncrétisme, d’emprunt et de récupération d’éléments
exogènes à la société, donc les dynamiques qui la sous-tendent et la
maintiennent en « vie ».
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1 Migration et naissance d’un espace social littoral
21 Du IIIe siècle au VIe ou VIIe siècle ap. J.-C., la cité-État de Dunsun s’étendait probablement de
Pratchuap (actuel Sud de la Thaïlande) jusqu’à Mergui, ou bien était situé au niveau de
l’actuelle ville de Ranong (Munoz 2006 : 89).
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Hégémonies birmanes
22 À la fin du XVIIe siècle, Tavoy devint une source majeure d’étain pour les Indes (O’Connor
1972 : 12).
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23 Ville dont le nom est dérivé du Thaï désignant un « lieu de rencontre » (Mills 1997 : 44).
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Hégémonies birmanes
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Hégémonies birmanes
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était affecté par l’instauration de celles-ci (Newman et Paasi 1998 : 189). Il est
possible de traduire cette terminologie respectivement par les termes de
« frontière » et de « zone frontalière ». Cependant, la définition ainsi faite
laisse percevoir une rupture niant par exemple l’existence d’une zone
transfrontalière, certes affectée par l’instauration de la frontière
administrative, mais jouant également de celle-ci dans son organisation ou
sa réorganisation. Horstmann (2002 : 4) propose pour y remédier une
anthropologie des « zones transfrontalières » (borderlands) ; Winichakul
(2005) a démontré dans son essai sur l’histoire de la Thaïlande que les
frontières, telles quelles furent conçues après la décolonisation, n’avaient
que peu à voir avec les réalités sociales et les relations de pouvoir entre les
royaumes qui composaient cette partie de l’Asie du Sud-Est avant que ne
soient fixées des limites précises à ce qu’il appelle le geo-body (« géo-corps »)
de la nation. Les frontières d’avant la colonisation doivent être considérées
comme des zones tampons entre les royaumes, dans lesquelles les
multi-allégeances permettaient à leurs populations d’œuvrer à leur
protection et à leurs survies, et aux royaumes d’éviter des guerres trop
fréquentes entre eux. Nous nous rapprochons ainsi des marches des espaces
sociaux dont nous parlions au début, en apportant ici un élément
supplémentaire, à savoir que ces marches peuvent être totalement
dissociables des frontières étatiques ou des zones tampons entre les États, ce
qui semble être le cas du delta de l’Irrawaddy. Comme nous l’avons suggéré
auparavant, les caractéristiques qui font de cette région une zone frontalière
tiennent avant tout à l’organisation sociale, ethnique, aux relations
socio-économiques qui y prévalent et à sa relation également au pouvoir
central. Enfin, ces marches peuvent parfois se confondre avec les frontières
étatiques. Bien que je considère le concept de marches de l’espace social
comme indépendant de la notion de territoire (car elle impliquerait de
valider la théorie des centres et des périphéries), les espaces frontière ou
zones tampons sont souvent révélateurs du caractère dynamique de la
société. Le territoire reste malgré tout l’angle d’attaque « classique » de
l’ethnologue, peut-être parce que la discipline doit beaucoup aux
géographes, avec toutes les limites que cela comporte ; peut-on par exemple
parler de territoire en ce qui concerne un archipel ? Dans les eaux
indonésiennes peut-être, les atolls peuvent être découpés en territoires dans
certaines îles du Pacifique, mais en Birmanie cette notion perd tout son sens.
La notion même de territoire est parfaitement subjective, en particulier dans
la notion de continuité qu’elle implique. Ainsi, Leach (1960 : 47) démontre
parfaitement que l’ensemble du territoire de la société kachin se compose de
montagnes entrecoupées de vallées qui elles forment le territoire de la
société shan. Que dire par ailleurs du territoire des migrants, point sur
lequel je reviendrai ?
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Hégémonies birmanes
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1 Migration et naissance d’un espace social littoral
1962) proposa un National Religion Act qui, bien qu’en théorie ne devait en aucun cas porter
atteintes à la liberté des populations de confession minoritaire, favorisa le bouddhisme reconnu
comme la religion de la majorité birmane, ce qui doit impliquer un soutien financier et
organisationnel pour les activés des missionnaires bouddhistes, les études bouddhistes, etc.
(Lehman 1967 : 96). Même si cette loi fut abrogée par la suite, le bouddhisme reste un vecteur
incontestable de birmanisation des îles de l’archipel.
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Hégémonies birmanes
27 Population de quelques milliers de nomades marins naviguant à la saison sèche dans les îles
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32 En effet, le projet de gazoduc sur les investissements de Total, devant traverser la région du
37-165).
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Hégémonies birmanes
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1 Migration et naissance d’un espace social littoral
35 Depuis 2006, la capitale a été déplacée vers la nouvelle ville de Nay Pyi Daw. Cependant, le
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Hégémonies birmanes
malgré des techniques agricoles plus développées que les seconds (Kurosaki
et al. 2004).
En revanche, le Tenasserim restera jusque dans les années 1990 un
territoire à conquérir, en particulier l’archipel Mergui et ses centaines d’îles
et d’îlots, offrant une perspective de liberté économique, sociale et politique.
C’est donc la disparition de frontières dans le delta de l’Irrawaddy qui a
conduit la population pionnière de Birmanie à partir à la conquête du littoral
du Tenasserim, une des dernières marches de l’espace social birman.
Néanmoins, comme je l’ai déjà remarqué, l’exploitation des ressources
marines représente en soit une frontière au moins technique et culturelle
pour les Birmans, et il en sera question, l’exploitation du littoral du delta de
l’Irrawaddy ne fait pas exception à la règle, représentant encore de fait une
marche de l’espace social birman. La transition de cette région, de marche au
centre de l’espace social, laisse supposer que les sociétés du littoral du
Tenasserim connaîtront un sort similaire, un point sur lequel je reviendrai.
Notons pour l’instant une date restant gravée dans les esprits de tous les
Birmans qui ont vécu plus de quinze ans dans l’archipel Mergui et signifiant
déjà un tournant dans l’histoire contemporaine de la région : l’année 1996.
C’est à partir de cette date que le Tenasserim reprit une valeur aux yeux du
gouvernement birman. C’est en effet l’année de réouverture de la région aux
étrangers (à la frontière de Kawthaung) à l’occasion du « Visit Myanmar
Year », une tentative pour réactiver le secteur touristique quelque peu mis à
mal par les appels au boycott provenant de la chef de file de l’opposition,
Aung San Suu Kyi. C’est également l’année de regroupement des
compagnies de pêches en pôles d’exploitation des ressources marines dans
les différents ports du littoral36, ceci deux ans après la privatisation du
secteur, dans un but de contrôle social et économique, en particulier dans les
régions frontalières. C’est aussi le début du « Salon37 ideal village », un village
de regroupement destiné à sédentariser la population de nomades marins
moken – projet qui s’avérera être un échec – dans l’île de Pu Nala (Ma Gyon
Galet en birman). Notons qu’à partir de 1993, le gouvernement (le SLORC à
l’époque38) commença un projet de ligne de chemin de fer devant rallier les
villes de Ye et de Tavoy (Dawei), un projet précédant de peu la construction
de deux gazoducs à Yadana et Yetagun (South 2003 : 198). En 1997 fut lancée
une campagne de répression massive contre le KNLA (Karen National
Liberation Army), dont un des fronts se situait dans le Tenasserim, qui
réduit la plupart des bases karen à néant (op. cit. : 252). Enfin, corollaire
d’une militarisation progressive des îles de l’archipel, 1996 et les années
suivantes correspondent à la disparition de la piraterie pour les pionniers
birmans de l’archipel.
36 Kawthaung, Mergui et Dawei dans le Tenasserim, Chaung Tha, Ngapali et Pathein dans
42
1 Migration et naissance d’un espace social littoral
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Hégémonies birmanes
39 C’est par le Sud également que les « 30 camarades » menés par Aung San entrèrent en
Birmanie en 1942 dans le but de renverser le gouvernement colonial anglais, avec l’appui du
Japon (Ooi Keat Gin 2004 : 291).
40 Information obtenue d’un travailleur humanitaire birman de la ville de Ranong.
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1 Migration et naissance d’un espace social littoral
pour la navigation sur les walat (chalutiers) pour laquelle ils sont réputés.
Ces accords stimulaient une dynamique de libre échange à la frontière. Les
Birmans étaient déjà nombreux à circuler dans la ville de Ranong, mais peu
s’y installaient comme aujourd’hui. L’espace Ranong-Kawthaung pouvait
être considéré comme une zone franche, ou zone « tampon » entre les deux
pays. Signe que la présence birmane ne représentait pas un enjeu pour la
Thaïlande à l’époque, il y avait des vendeurs de bétel et de monhinga (soupe
de nouilles à base de poisson typique du petit déjeuner birman) dans la rue
principale du quartier Saphampla (le port de Ranong). Les magasins, sans
autorisation particulière, bien que tenus par des Birmans, n’avaient alors pas
besoin de se cacher des autorités.
Cependant, le gouvernement birman au milieu des années 1990 prit
conscience du potentiel économique de son Sud et tenta de tirer profit des
ressources de la région.
La première étape de ce processus de réappropriation du Sud passera par
le renforcement de la frontière. Avant le milieu des années 1990, comme il l’a
été dit, le passage vers la Thaïlande était aisé. À cette époque les Birmans
pouvaient aller à la ville de Ranong avec un simple papier volant tamponné
par les deux immigrations, voire parfois avec un tampon appliqué à même le
bras des personnes. Suite au 9e sommet régional du Joint Border Committee
(comité transfrontalier) entre la Thaïlande et la Birmanie, en 1994, est
instauré l’utilisation du border pass (sorte de passeport temporaire limitant
les séjours des Birmans en Thaïlande à une semaine). Depuis cette date, les
allées et venues des Birmans sont beaucoup plus contrôlées, ainsi que le
respect des concessions de pêche en eaux birmanes pour la flotte
thaïlandaise. D’après des Birmans travaillant à cette époque dans la pêche
maritime, malgré les mesures prises par le gouvernement, en réalité, sur
vingt bateaux qui continuaient de pêcher dans les eaux birmanes, dix le
faisaient illégalement.
La régulation de la frontière et les fermetures régulières des échanges
suite à de nombreux incidents diplomatiques vont entraîner un dévelop-
pement différentiel entre les deux pays. L’immigration actuelle naîtra de
cette période, liée à un besoin continu de main-d’œuvre birmane du côté
thaïlandais, une dynamique initiée une trentaine d’années auparavant, mais
à une différence près : la mobilité transfrontalière dorénavant freinée, les
Birmans commencent à s’installer de façon pérenne en Thaïlande alors
qu’avant les mouvements de populations étaient saisonniers (en ce qui
concerne la culture de l’hévéa par exemple) ou régulés par le rythme des
campagnes de pêche. Dans le même temps (avec une dizaine d’années de
retard), le développement de la pêche maritime dans les eaux du Tenasserim
a entraîné la colonisation du littoral et des îles, et bien sûr, le développement
de la ville frontière de Kawthaung, devenue plaque tournante de l’immigration
vers le Sud de la Thaïlande.
45
Hégémonies birmanes
46
Le peuplement de l’archipel Mergui :
un modèle de « colonisation adaptative » ?
47
Hégémonies birmanes
Marcus
Maingy
Maingy
King
Kadan Mergui
Elphinstone Myeik
Dung
Thayawthadangyi
Dung
Ross
Dung
Daung
Dung
Mergui
Jack/trotter
Hayes Ngwe
Jaung
Kunthi
Sellore
Jauan
Bentick Saganthit
Jengo
Gt. Western Torres Pyin Sa Bu
Kisseraing
Badiang
Kan Maw
Domel
Jait
Pan Daung
The Sisters
Lengan
La Ngann Kyunn Su
La Ngann Sir. J. Malcom
Pa Lei Kyunn Malcom
Ale Mann
Sir. E. Owen
Ka Mar
Clara Sullivan
Luy
Kyunn Me Kyi Lebi
Kyunn Tann Shey
Seta Galet
Ku Pho
Ma Gyon Galet
Eyles
Great Swinton Nala/Luark
Plao Bo Cho
Kyunn Phi Lar
Pine Tree
Kyunn Pya Gyi
Russel
Koga
Shunn Kyunn Gyi
St Luke
Mc Leod Tapo
?
Kayin Khwa Hastings
Topographie : Komat
Zar Det Nge Kyunn
Nom anglais Victoria Point
Nom moken St Matthew Polao Dua
Nom birman Chadiak Kawthaung
Zar Det Kyi Kyunn
48
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
D’Est en Ouest, l’archipel peut être divisé en trois séries d’îles selon des
critères topographiques et écologiques. Les premières et également les plus
importantes, proches du littoral, sont relativement planes et permettent la
mise en cultures et l’exploitation d’essences. Elles sont encerclées par la
mangrove, vraies nurseries des ressources halieutiques et les fonds sont
limoneux. Cette série d’îles distribuées le long de la côte, et plus concentrées
vers le Nord présente donc les mêmes caractéristiques environnementales
que le littoral continental. Ivanoff remarque :
Une deuxième série est composée d’îles dont les surfaces sont très
inférieures, et qui par ailleurs sont montagneuses. Elles n’offrent réellement
de refuge que sur des plages étroites, coincées entre la forêt dense et la mer.
Elles sont entourées de plateaux coralliens, qui découvrent de vastes estrans
au rythme des marées toujours de grande amplitude, et particulièrement
pendant les périodes de nouvelle et pleine lune. C’est dans cet ensemble que
se trouvent les îles de résidence principale des Moken, dont les montagnes
sont la demeure de leurs ancêtres (op. cit. : 77).
Enfin, une dernière série d’îles, située le plus à l’Ouest, présente une
topographie relativement identique à celle des îles précédentes. Cependant,
elles sont beaucoup plus dispersées en latitude, et n’offrent pas de plages ni
d’estrans, mais se jettent directement dans la mer. Celles-ci sont inhabitées,
et à la fois les plus convoitées des plongeurs en provenance des tours
opérateurs thaïlandais.
49
Hégémonies birmanes
lesquels s’engouffre la haute mer, arrivant de l’ouest sans aucun obstacle sur
son passage et qu’il faut traverser pour accéder aux îles les plus au large.
Ces différences d’environnement, d’accessibilité également entre les deux
séries d’îles, constituent a priori une marche que les Birmans durent
franchir. L’hypothèse d’une appropriation nécessaire de l’environnement
marin et îlien de l’archipel tient en grande partie à cette frontière divisant la
région entre deux ascendances, l’une continentale et l’autre insulaire. Par
appropriation, j’entends la construction de savoirs – techniques, symboliques,
rituels, etc. – propres aux pêcheurs birmans, émergeant d’échanges, d’emprunts
et de créations, et progressivement érigés en un système singulier propre à
la maitrise d’un environnement social, économique, écologique et ethnique
et susceptible d’alimenter une dynamique de construction identitaire. Ainsi,
le terme si souvent employé de culture d’une population n’étant que le reflet
d’isolements et de contacts successifs avec d’autres populations, il ne vaut
que si on le considère comme une succession d’échanges et d’emprunts, dont
la valeur identitaire prendra forme à travers un processus d’appropriation.
Par ailleurs, une autre hypothèse se base sur cette division topographique :
la pêche entraînant une mobilité, celle-ci est d’autant plus exacerbée au fur et
à mesure que les pêcheurs s’éloignent du littoral et des centres économiques
et culturels principaux, vers des îles où les conditions environnementales
sont totalement différentes. Ainsi, dans le processus de colonisation des
petites îles les plus éloignées, les évolutions dans l’organisation sociale, la
construction de l’univers mythique et des pratiques qui lui sont associées et
les techniques de pêche devraient révéler les tenants et les aboutissants
d’une quête identitaire présagée. Sous-tendant cette hypothèse, je suppose
que les grandes îles les plus proches du littoral et les petites îles plus
éloignées ont déterminé deux dynamiques de colonisation différentes.
50
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
51
Hégémonies birmanes
41 La langue que parlent les Birmans de Dawei est incompréhensible pour les Birmans de
Birmanie centrale. Une théorie veut qu’elle soit issue d’une phase antérieure de la langue
birmane, c’est-à-dire avant que la lettre « l » ne soit remplacée par le « y », expliquant par
exemple que le verbe tomber, kja’ en birman, se dise kla’ à Dawei (Voir notamment Bernot 1965 :
473 et Pe Maung Tin 1933). La croyance populaire birmane au contraire explique que les
Birmans de Dawei parlent ainsi, car ils écrivaient sur des feuilles végétales qu’ils perdirent un
jour, et durent recréer leur propre langue.
52
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
53
Hégémonies birmanes
calmer, l’ogresse lui promit en mariage une fille qu’elle avait eue
d’un premier mariage. Pour cela, il devait traverser l’océan, trouver
l’île où vivait la princesse et lui donner une bouteille contenant un
message. C’est un cheval volant qui emmena le prince et bientôt ils
arrivèrent sur l’île où le prince attacha son cheval et s’endormit.
Dans la nuit, il aperçut une lumière sur une île non loin de là où il
se rendit dès le lendemain. Il rencontra là un ermite qui, lorsqu’il
apprit les raisons de la venue du prince, prit la bouteille et lut le
message. L’ermite changea le poison qui s’y trouvait par un
charme d’amour et c’est ainsi que le prince put épouser la fille de
l’ogresse. Sa nouvelle femme lui enseigna la manière de guérir
l’infirmité de sa mère grâce à un arbre appelé le limettier43. Une
ville fut créée à cet endroit.
Le nom de cette ville, Mergui, voudrait dire “le mât où fut attaché
un cheval” » (Maung Kyi O 1917, cité par Ivanoff et Lejard 2002 :
148) [traduction de l’auteur]
43 Cet arbre est appelé tanao (manao) en thaï, mot utilisé pour dénommer le Tenasserim et
actuellement employé par les Moken pour nommer les Birmans.
44 Le culte des nat est un culte de possession que l’on retrouve dans toutes les régions de
Birmanie. Les plus connus, les « 37 seigneurs », sont des divinités regroupées dans un panthéon
constitué au fil des siècles de règne birman, depuis le XIIe siècle, règne d’Anawratha. Il découle
d’une volonté d’officialiser, et ainsi de réduire et contrôler la diversité des cultes animistes
locaux, pour finalement les intégrer au bouddhisme (Brac de la Perrière 1989 : 17).
54
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
pour cadre Pataw, située en face du port, depuis lequel l’île a une forme
singulière. Elle se découpe sur l’horizon comme la réunion de deux bouts de
terre, deux collines séparées par une petite plaine au raz de l’eau, où trois
pagodes ont été construites : une sur chaque monticule, et la troisième en
plein centre. Le récit est le suivant :
45 Cette histoire n’est pas sans rappeler les deux frères musulmans, deux divinités appartenant
au culte des 37 nat, figures centrales du festival de Taungbyon (Nord de la Birmanie).
Cependant le mythe d’origine de ces deux nat ne présente pas réellement de similitudes avec
celui-ci.
55
Hégémonies birmanes
46 37 min” en birman.
56
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
47 Alors que sur la côte Ouest les pêcheurs remplacent le nom de l’animal par un nom de
végétal, sur la côte Est, tous les animaux sont remplacés par un seul et même terme, chêweh,
suivit du bruit qu’émet chaque bête pour préciser de laquelle il s’agit : le porc est le chêweh qui
grogne, etc. (Skeat 1900 : 193 et 315).
48 Tout pêcheur doit respecter certaines consignes, comme celle d’éviter de prononcer […] les
noms de certains animaux, tels que le chat, le tigre, le renard, la chèvre, le singe (Bogani 2001 : 190).
57
Hégémonies birmanes
58
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
50 « Le rapport place la province de Tavoy loin derrière Martaban en termes de fertilité […]
Mergui est loin derrière Tavoy, autant que cette dernière est inférieure à Martaban. La
production moyenne de paddy de qualité […] dans les environs de Mergui et Tenasserim
n’excède pas 20 à 40 fois les investissements en semences » (Commissioner of the Tenasserim
Division 1916 : 19). [traduction de l’auteur]
59
Hégémonies birmanes
Pour les trois ressources, de haute valeur, qu’étaient et sont encore les
holothuries, les nids d’hirondelles et les perles, les Chinois semblent avoir
été les principaux entrepreneurs de la région. Les Moken en étaient les
producteurs et les Chinois les commerçants (les perles sont ensuite passées
aux mains des Philippins et des Japonais, puis à celles de coentreprises
birmano-japonaises).
Mis à part ces trois ressources, les Anglais tentèrent de rentabiliser la
production, notamment par l’exploitation de mines d’étain, là encore aux
mains des Chinois, de la ville de Tavoy (op. cit. : 38), située au Nord de
Mergui, jusqu’à la ville de Kawthaung (Maliwun). Tout comme en
Thaïlande, cette économie fut un fort vecteur de développement du Grand
Sud, dont les Chinois furent les principaux acteurs (Fournier 1987 : 32).
Une autre alternative pour les Anglais afin de rentabiliser cette région
était la mise en culture des îles qui le permettaient51. Ainsi, la mise en valeur
de certaines îles par l’agriculture permit dans le même temps de sédentariser
les Karen (Commissioner of the Tenasserim Division, op. cit. : 69).
51« St-Matthew […] ne semble pas avoir de plateau et les flancs des collines sont vraisembla-
blement trop abrupts pour être mis en culture. » (Commissioner of the Tenasserim Division
1916 : 57). [Traduction de l’auteur].
60
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
61
Hégémonies birmanes
L’île de Kisseraing
52 « Au Sud de l’île de Kisseraing […] un homme musulman, Ibrahim, a pris pour femme une
62
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
53 Cette technique est probablement ancienne en Birmanie et pratiquée dans l’archipel au moins
depuis une centaine d’années, comme en atteste une photo de l’explorateur Hugo Bernatzik
prise en 1936 (Bernatzik 2005 : photo 10, section 2). Elle s’apparente au « Poh » thaïlandais
(Jamet et al. 1981 : 610).
63
Hégémonies birmanes
64
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
Mes enquêtes révèlent que les premiers filets apparurent dans la deuxième
moitié du XXe siècle55. Ce sont les timides débuts d’une autre vague de
colonisation de l’archipel, birmane cette fois-ci et non plus sino-birmane,
avec une pêche embarquée naissante. Cependant, les bateaux de pêcheurs
étaient encore peu nombreux. De nos jours, de grandes maisons sur pilotis
occupent la rue principale, accessibles à pied côté littoral et par bateau côté
mer, à cheval entre deux mondes. Celles situées les plus près du ponton
principal appartiennent à ces rares pêcheurs propriétaires de plusieurs
bateaux, classe socio-économique moyenne qui a su, toute proportion
gardée, profiter du développement économique de la pêche. En s’éloignant
du ponton d’amarrage flambant neuf menant tout droit à la maison du chef
du village, de loin semblables aux autres, les maisons imposantes perdent de
plus près leur éclat (toits de pandanus plus anciens, pilotis en piteux état),
composées en réalité de petites pièces séparées par de fines cloisons,
accessibles par un ponton latéral. Ce sont elles qui abritent les pêcheurs
ouvriers et leurs familles, de loin les plus nombreux.
La route mène ensuite à l’intérieur du village, en direction des
plantations de palmiers, dont sont obtenus le sucre, la bière, l’huile, etc. En
bordure de ces plantations vivent les travailleurs, dans de petites maisons.
En s’enfonçant progressivement vers l’intérieur de l’île, les habitations se
dispersent, pour ne plus finalement faire place qu’à des champs de riz
inondés difficilement cultivés. Au bout des ramifications de cette route
vivent enfin les Karen, quelques Birmans également, à l’entrée des grandes
forêts d’hévéas inlassablement saignés.
54 Une organisation que l’on retrouve d’ailleurs à l’identique dans l’immigration birmane du
Sud de la Thaïlande. Des équipages – et surtout des familles d’équipages attendant les hommes
partis en mer – « parqués » dans des lotissements de béton et aux toits surchauffés, avec parfois
une mobilité aussi restreinte que pour les prostituées, birmanes elles aussi du « quartier rouge »
du port.
55 Le développement de la pêche au filet à pélagique correspond aux débuts d’une pêche
maritime mobile, donc de bateaux capables d’affronter la mer comme le shan”ma’pe’. Dans les
années 1950, le bhi”zin"nga" (Scomberomorus commerson et Scomberomorus sp), une espèce de
maquereau, était pêché avec des filets en fibres végétales. Mais c’est en 1970 que la pêche se
développe grâce à la production de filets en fibres synthétiques plus résistantes, et surtout de
l’apparition du moteur. À cette époque, les pêcheurs réussissent à s’enrichir à la faveur d’un
développement économique de la pêche encouragé par le gouvernement, et les premiers
armateurs vont apparaître.
65
Hégémonies birmanes
sur le littoral, où se réfugient les nomades. Ceci vient corroborer l’idée que le
développement de la pêche côtière et la production du nga”pi’ datent du
début du XXe siècle. Une colonisation progressive, d’abord basée sur
l’agriculture, puis la petite pêche côtière à pied sur cet avant-poste du littoral
continental qu’est l’île de Kisseraing. Malgré la migration des producteurs
de nga”pi’ vers la périphérie du village et l’installation des nouveaux
propriétaires de bateaux de pêche d’aujourd’hui, le nombre de nasses et
« pousseurs de filets » des alentours de Kisseraing marque l’appartenance
littorale de l’île. Cette technique que les pêcheurs birmans du Tenasserim
appellent gwei”htok paik (littéralement « filet pour extraire, htok, les crevettes,
gwei” utilisées pour faire le nga”pi’ »), est également pratiquée dans les
canaux de faible profondeur du delta de l’Irrawaddy, sous le nom de yin”. Il
s’agit donc d’une technique développée pour la pêche dans les eaux
continentales dont la pratique est bien plus ancienne que la pêche maritime
(Robinne 1993), au même titre que la technique du filet « gueule de tigre »,
également utilisée pour pêcher la matière première nécessaire à la
fabrication du nga”pi’.
L’île de Kisseraing fait donc encore partie de l’ensemble « littoral », elle a
l’horizon fermé par l’île de Domel et tourne le dos à la « grande mer ». Son
développement est principalement dû à la culture des terres, et la
reproduction d’une pêche en eaux peu profondes similaire à celle pratiquée
dans les eaux douces et saumâtres du delta de l’Irrawaddy. De la fabrication
du nga”pi’, produit par un système proche de l’esclavagisme, les premiers
« aventuriers » vont se lancer à la conquête des îles un peu plus éloignées
(Ross, Elphinstone, Domel), à la conquête de nouvelles ressources et de
liberté, et partir à la rencontre des Moken.
Ross et Elphinstone
Bien qu’il soit plus probable que les Moken viennent du Sud, et de la
Malaisie (Ivanoff 2004 : 38), il ne peut s’agir d’un mouvement strictement
linéaire. Il se peut donc que ces communautés soient venues de Mergui, où
elles étaient installées avant même que la ville existe. Toujours est-il que les
66
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
Moken sont les premiers habitants de l’archipel, une réalité qui se retrouve
par exemple dans les noms donnés aux îles par les Birmans (i.e. Dung et
Dun, Lengan et La Ngann cf. carte de l’archipel Mergui).
Le village le plus important d’Elphinstone se répartit en trois communau-
tés, Karen (850 habitants), Birmans (800 habitants) et Moken (250 habitants).
La distinction est géographiquement marquée, et les populations se
mélangent très peu. Le village, dont l’approche se fait au détour de
hauts-fonds dans une grande baie ouverte, accueille les visiteurs par un
grand ponton, qui, comme à l’habitude, mène à la maison des autorités
birmanes. Hormis quelques maisons en bord de mer auxquelles sont
accostés des bateaux de pêche, l’activité vient principalement des terres. Un
grand terrain de football est aménagé juste derrière les maisons qui bordent
la rue en terre, à la droite duquel se dresse une grande église bâtie en dur. Il
s’agit de la partie karen. Celle-ci s’étend jusqu’à l’intérieur des terres, sous
forme de groupes de cinq à dix maisons d’exploitants maraîchers. Les
plantations sont principalement de cocotiers et d’aréquiers, pas de traces
d’hévéas. Depuis le bord de mer, le village succède à l’Est au village birman,
séparé par quelques plantations. Celui-ci paraît beaucoup moins actif que le
précédent, et plus pauvre également. Il est principalement composé de
pêcheurs aux filets. Enfin, encore séparé du précédent par une forêt de plage
et un arroyo descendant des montagnes surplombantes, se trouve le village
moken. Les Moken semblent « intégrés » à ce vaste ensemble villageois.
L’alcool coule beaucoup, les cochons d’élevage sont nombreux. Ils semblent
en fait en voie de sédentarisation. Un peu en arrière, une école a été
développée à l’intention des Moken. Ce sont deux institutrices Karen de
confession catholique qui en ont la charge.
Dans l’île de Ross, Moken (150 habitants) et Karen (130 habitants) sont
également présents, en revanche les Birmans sont très peu nombreux. Le
chef du village fait bien sûr partie de ceux-là. Les deux communautés sont
ici encore séparées par de petites collines. Entre les deux villages se dresse
l’école mixte, pour enfants Karen, Moken et birmans. L’activité de pêche
endogène du village est faible, les bateaux présents sont surtout des bateaux
de pêcheurs travaillant dans les alentours de l’île, venus réparer leurs
embarcations, se reposer et se ravitailler.
La présence des Karen dans ces deux îles est donc ancienne, même si
postérieure à celle des nomades. En effet, malgré la présence de Birmans, par
ailleurs chefs des villages actuels, de nombreux « vieillards » Karen ne
parlent pas la langue nationale, marquant ainsi leur antériorité au système
scolaire récent, venu avec l’implantation des Birmans. Il paraît tout à fait
probable que la présence karen soit liée à la volonté politique anglaise de
développer le potentiel économique de la région – n’oublions pas qu’il
s’agissait d’une grande période : celle de la Compagnie des Indes, pour
laquelle le commerce des produits exotiques (épices, indigo, etc.) était un
67
Hégémonies birmanes
68
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
69
Hégémonies birmanes
70
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
Domel
Avant le début du XXe siècle (et ce jusqu’à une période très récente), l’île de
Domel, ou plus exactement sa côte est, était exploitée principalement pour
les perles et les nids d’hirondelles abondants dans les îles des Hngat Thaik
(« nid d’oiseau »). Autrement dit, les Moken et quelques Malais naviguaient
dans cette zone. Les Anglais qui, il l’a été dit, convoitaient ces ressources ne
s’immiscèrent pourtant jamais complètement dans la production et le
commerce des perles, s’appuyant au contraire sur la relation traditionnelle
des Moken à leurs tokè, et ce pour plusieurs raisons. La première est que
toute tentative de commercer directement avec les nomades se serait sans
aucun doute soldée par un échec, tant ceux-ci sont méfiants et attachés à une
forme de dépendance structurant leur société et paradoxalement l’économie
de marché représente pour eux la fin du nomadisme et de la liberté. Par
ailleurs, les Anglais, à travers la Mergui Shell Company, tentèrent de mettre au
point les premières fermes d’élevage, mais sans succès (White op. cit. : 18).
D’après mes enquêtes, Thè Kyaung, un des villages les plus importants
de l’île de Domel (300 maisons) situé en face des Hngat Thaik, fut créé en
1880. Le chef du village qui en a conservé l’histoire orale m’a permis de
situer quelques faits marquants de son développement. En 1910, il y avait
sept maisons, et les premières nasses fixes (san”da”) servant à pêcher les
petites crevettes sur les fonds limoneux apparurent. Avant cette date, et
même bien après, il est fort probable que l’économie majeure fut liée à
l’exploitation du bois, abondant dans cette île, et dont le village conserve
encore la tradition. Cette activité a d’ailleurs perduré, subissant des arrêts et
des reprises en fonction de l’économie et de la politique fluctuante du
gouvernement birman, tantôt interdisant les coupes de bois et inversement.
71
Hégémonies birmanes
58 Une information confiée par un habitant du village lors d’un de ses voyages à Kawthaung,
72
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
recherche d’un espace de « liberté » pour contrer le renforcement d’un contrôle économique ou
étatique concomittant à l’appropriation de ce front. La pluriactivité, la plongée en apnée ou la
récupération de petits poissons auprès des chalutiers font partie de ces essais.
73
Hégémonies birmanes
74
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
75
Hégémonies birmanes
64 En 2002, la fermeture des principaux passages frontaliers entre la Birmanie et la Thaïlande fut
provoquée par les conflits entre l’armée Wa (le United Wa State Party affilié au gouvernement
de Yangon) et la Shan State Army dans la frontière bordant l’État Shan et la Thaïlande, conflit
qui aurait pénétré en territoire thaïlandais, impliquant une section de l’armée thaïlandaise.
76
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
Le Sud de l’archipel
Le Sud malais
77
Hégémonies birmanes
La colonisation birmane du Sud de l’archipel est plus tardive. Elle n’a par
ailleurs pas les mêmes caractéristiques de peuplement que dans le Nord de
l’archipel. Le village le plus important, Ma Gyon galet (île de Pu Nala), a été
fondé il y a une vingtaine d’années. À cette époque, le village de saison des
pluies des Moken se situait sur l’île qui se trouve en face du village actuel.
La pagode, élément essentiel de la birmanisation des îles, ne fut construite
qu’en 1990. Le village de Lengan, dans l’archipel des Sisters, date de l’année
2000 et j’assistais à son officialisation trois ans plus tard65. La présence
birmane dans les autres îles du Sud de l’archipel reste sporadique, et
rarement pérenne, bien que cela tende à évoluer depuis cinq ans. L’autre
point caractéristique est le nombre toujours croissant de mariages entre
Birmans et Moken. Notons que chacune des deux populations (Moken et
78
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
79
Hégémonies birmanes
66 Le premier écomusée Moken fut en réalité ouvert sur l’île de St-Matthew, mais, cette île n’est
année à la fin de la saison sèche, lors de la « fête des poteaux aux esprits », bo lobung, qui
marque la fin du nomadisme et la sédentarisation provisoire inhérente à la saison des pluies.
68 Ce genre de festivals ethniques est courant en Birmanie et dans toute l’Asie du Sud-Est ; ils
participent d’un processus classique de figement des cultures nécessaire à l’intégration des
ethnies dans les plans de la nation.
80
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
69 Yangon Tourist Map, Official Publication by Ministry of Hotels and Tourism [Carte touristique
81
Hégémonies birmanes
82
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
Dans le Sud de l’archipel, les Moken ont gardé un mode de vie pouvant
être qualifié de plus « traditionnel », c’est-à-dire avant que ne commence le
développement économique de la pêche et l’arrivée massive des Birmans
dans le Tenasserim. Ainsi, les tokè, intermédiaires indispensables aux
échanges des produits collectés par les nomades contre le riz et d’autres
biens de consommation, continuent de suivre leurs flottilles dans la majorité
des cas. C’est le cas du tokè du groupe moken de l’île de Ku Pho, élue depuis
huit ans comme île de résidence principale pour ce groupe moken
reconstitué. Il s’agit en réalité d’une partie d’un groupe moken plus étendu,
celui de l’ebab Daké, installé maintenant à Lengan. Le tokè des Moken de
Nyawi suit également sa flottille. Cette flottille est rattachée au sous-groupe
plus important de Chadiak (St-Matthew). Leur tokè est en réalité un
intermédiaire entre les Moken et leur tokè originel, installé dans l’île de
Pulotonton. Il s’agit de son fils, qui partit vivre avec les Moken de Nyawi
(nom du groupe moken, par son affiliation à l’île de résidence) à son
adolescence et qui, maintenant marié à une Moken, effectue les voyages
entre Nyawi et Pulotonton pour le compte de toute la flottille. La situation
était semblable pour les Moken du village de Lengan il y a cinq ans de cela.
En dépit de la situation géographique du village de Lengan, qui lui confère
une position stratégique entre l’économie du Nord et du Sud de l’archipel, il
est possible d’aborder les quatre exemples cités – Nyawi, Ku Pho, Seta Galet
et Lengan – comme des stades différents d’avancement de la colonisation du
Sud, autrement dit un voyage dans le court laps de temps de l’arrivée des
Birmans dans l’archipel.
Parmi le groupe moken de Ku Pho, sont venues s’installer cette année
plusieurs familles de pêcheurs birmans. D’une part, Ku Pho est d’après eux
une zone abondante pour la pêche aux calamars, ressource convoitée de
l’archipel, qu’ils pêchent aux casiers. D’autre part, là où sont installés les
Moken, se trouvent également les points d’eau douce. Leur installation
temporaire leur permet d’économiser les trajets, en fuel et en temps entre
cette île et le village de Ma Gyon Galet dont ils sont originaires. Ce
raisonnement est valable pour les autres communautés. Ainsi, à Nyawi,
l’argument économique prévalait : un groupe de cinq familles vint s’installer
durant la saison sèche, il y a deux ans de cela, pour récupérer les poissons
jetés par les chalutiers (thaïlandais 71 et birmans), en échange d’un
ravitaillement en fruits, cigarettes et autres biens de consommation. Ces
petits poissons d’ordinaire jetés par les chalutiers étaient destinés à la
revente pour des fabriques de farines animales installées dans le village
d’Amba (sur la côte), dont les Birmans sont originaires.
71 Beaucoup de chalutiers thaï, malgré une interdiction pour les entreprises étrangères de venir
pêcher dans la Z.E.E. birmane, continuent de croiser dans le Sud de l’archipel et probablement
au-delà.
83
Hégémonies birmanes
84
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
les Birmans d’une part à venir dans l’archipel et d’autre part, à « contourner »
le système économique dominant, à la façon des Moken qui sont intégrés à
ce système tout en en restant à la périphérie. Car les Birmans venus dans le
Sud de l’archipel ont d’abord fait un choix : s’adapter à un nouvel
environnement parce que l’intégration de leurs activités économiques au
système dominant ne laissait entrevoir aucune perspective d’enrichissement.
Les activités illégales se multiplient (pêche à la bombe, pêche aux filets de
« baie fermée ») comme les économies innovantes (récupération des petits
poissons jetés par les chalutiers à Nyawi, collaborations entre Birmans et
Moken).
Les Moken, par l’intermédiaire de leur tokè, fournissent un lien, essentiel
semble-t-il, à la structuration des communautés birmanes insulaires.
L’argument du point d’eau rattachant les Moken et logiquement les Birmans
aux mêmes endroits n’est pas suffisant. Les Birmans reçoivent des Moken,
qu’ils considèrent comme des spécialistes de la mer, une forme de savoirs, et
profitent plus ou moins directement de cette marginalisation économique
que les nomades entretiennent comme un vecteur identitaire. Il n’existe pas
en réalité de communauté uniquement birmane dans le Sud de l’archipel.
Pour autant, les interactions entre les deux populations s’expriment à des
degrés différents, mais ne sont jamais nuls. La pêche des calamars aux
hameçons s’est par exemple largement développée sur les bases d’une
collaboration entre Birmans et Moken. Les premiers, d’abord tokè, ont
introduit ce nouveau mode de pêche pour les nomades afin de répondre à la
demande croissante en calamars du marché de la pêche birmane et la
raréfaction d’autres produits d’habitude collectés par les Moken (holothuries,
trochus, nacres, etc.). Cette activité, marginale du point de vue des quantités
pêchées en comparaison de la pêche massive des calamars aux filets
relevants (pêche au lamparo), est devenue une niche écologique et
économique pour la plupart des communautés du Sud, car elle ne nécessite
que peu d’investissements et s’avère en outre très rentable72. Depuis, d’une
part les tokè se sont multipliés – dans le sens où de plus en plus de Birmans
emploient des Moken – et d’autre part, des Birmans se font employer au
même titre que les Moken, par d’autres Birmans. Dans le cas de Nyawi, des
Birmans sont venus, de façon indépendante, pratiquer cette pêche aux
hameçons principalement, car elle nécessite peu de moyens. Ils apprirent la
technique par l’intermédiaire du tokè des Nyawi, auxquels ils revendent leur
production, utilisant ainsi le réseau préexistant de ce système typiquement
moken, aux marges du système économique dominant.
72 Cette technique consiste à pêcher les calamars à l’aide d’une ligne munie d’une turlutte
(hameçon fait d’un grappin constitué d’une masselotte de plomb), traînée à bord d’une petite
embarcation d’un mètre ou deux de longueur. Cette pêche se pratique de jour sur les fonds
rocheux aux abords des îles.
85
Hégémonies birmanes
Ces liens qui se tissent entre Birmans et Moken favorisent les inter-
mariages. De plus, beaucoup de groupes moken constatent eux-mêmes un
déficit en hommes, contribuant à pousser les femmes à se marier à des
Birmans. Ce déficit serait en partie lié, il l’a été dit, à l’enrôlement des
hommes moken sur les bateaux de plongée au compresseur, dans les années
1970-80. Toujours est-il que cet accroissement des intermariages induit en
retour une plus grande mobilité encore pour ces Birmans mariés à des
Moken. J’en reviens à la constatation de départ, les plus grands villages ainsi
formés, comme celui de Ma Gyon Galet, constituent un « réservoir de
mobilité » qui ne cesse d’alimenter la colonisation des îles du Sud de
l’archipel.
86
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
Kawthaung
Avant le développement « birman » de Kawthaung, les Indiens et Chinois
étaient majoritaires, les premiers venus avec les Anglais, les seconds venus
de Thaïlande. Il est probable qu’il y ait eu également beaucoup de Malais et
de Thaïs. N’oublions pas que la frontière ne fut fixée par les Anglais qu’au
XIXe siècle et que la question n’a été tranchée qu’en 1960. Ce fut donc une
zone de mélange importante.
En 1950-60, les peuplements étaient divers : Indiens, Chinois, Moken,
Karen, Môn… et quelques Birmans. Il n’y avait à cette époque que deux
maisons construites en dur, dont une est encore visible dans la rue
principale. La route menant à la pagode actuelle est une des plus anciennes
et porte le nom de « pashu tan » (« quartier malais »). Il est probable que la
mosquée de la rue soit également plus ancienne que la pagode à laquelle elle
mène. L’édifice bouddhique fut placé là pour affirmer la domination
birmane sur la ville.
La colline sur laquelle est construite la statue du roi Bayin Naung, défiant
la Thaïlande visible de l’autre côté de l’estuaire de la Pakchan73, surplombe
une route littorale qu’occupaient autrefois les Moken. Un vieux Chinois que
j’ai interviewé parle, à cette époque, de 150 maisons appartenant aux
nomades, alors que White n’en compte même pas une dizaine au début du
siècle. Une chose est sûre cependant, la ville de Kawthaung n’était en rien le
port de pêche d’aujourd’hui, ville exportatrice des produits de la pêche de
l’archipel Mergui, confirmé par le départ des derniers Moken il y a moins
d’une vingtaine d’années. Les anciens disent par ailleurs qu’en 1980 les
quartiers de pêcheurs (Shwezion, Aye Aye Nye, etc.) n’étaient pas encore, ou
73 Bayin Naung est le roi responsable du sac d’Ayutthaya, capitale du Siam, en 1564.
87
Hégémonies birmanes
88
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui
74 L’histoire de Tin Ngé, Birman travaillant dans l’île de Domel (village de Thè Kyaung) pour le
compte d’une compagnie basée en Thaïlande illustre bien ce phénomène. Il connut les Moken
grâce à son père, un tokè chinois, qui, en 1952, parce qu’il ne pouvait avoir d’enfants avec sa
femme moken, choisit une autre femme, birmane et originaire de Thè Kyaung, la mère de Tin
Ngé (Boutry 2007b : 91)
89
La relation de patron client,
creuset des frontières « birmanes »
91
Hégémonies birmanes
92
3 La relation de patron client
Delta de l'Irrawaddy
Lemyethna Hinthada
Bago
Zalun
Taikkyi
Yegyi
Kyonpyaw Danu pyu
Hlegu
Wakema
Kawhmu Kyauktan
Kyaiklat
Myaunmya
Ngapud aw Malwlamyin Kungyangon
Gyun Dedaye
Laputta Pyapon
Bogale
93
Hégémonies birmanes
94
3 La relation de patron client
95
Hégémonies birmanes
96
3 La relation de patron client
97
Hégémonies birmanes
kya” pa”zap paik vers les îles de l’archipel est plus récente que l’emploi du
piège san”da”. L’emploi des filets « gueule de tigre » dans l’île de Kisseraing
(une des plus anciennes implantations massives de pêcheurs de crevettes),
date des années 1950. Ils furent importés par des tokè chinois. De par un fort
développement à l’époque, la production de petites crevettes et poissons
pour la confection du nga”pi’ devint rapidement l’économie première du
village de Kan Mo (île de Kisseraing), qui avant leur arrivée était habitée ou
fréquentée principalement par des pêcheurs au bhi”zin” paik (filet à
Thonidés), prémices du développement d’une pêche hauturière en Birmanie.
Entre 1950 et 1980, les fabricants de la pâte de crevette, plus aisés, vinrent
occuper la rue principale du village, une évolution caractéristique du Nord
de l’archipel. La technique du kya” pa”zap paik, plus rentable, nécessite
cependant une main-d’œuvre plus importante. De petits bateaux (sampan)
non motorisés sont tractés sur zone par le bateau du tokè, à raison d’une
dizaine par site au minimum, alors qu’à terre de nombreux travailleurs
œuvrent à la transformation : ébouillantage, séchage, salage, etc. Ce sont là
les balbutiements du développement de la pêche maritime en tant qu’écono-
mie structurée, caractéristique du Nord de l’archipel, et de son intégration
progressive à l’économie dominante birmane. La production du nga”pi’ est
maintenue rentable (en dépit des moyens engagés et la faible valeur du
produit comparé aux crevettes d’exportation par exemple) pour les tokè par
une relation de clientélisme avec les familles qui s’y engagent. En effet, en
plus des moyens de production (filets, petits bateaux sampan), logement,
salaires, quelques fois éducation sont également à la charge du tokè. Dans
une même famille, le père part quotidiennement en bateau pour ramener les
petits poissons et crevettes. Pendant ce temps-là à terre, les femmes, et
parfois les enfants, sont chargés de la transformation. Néanmoins, ce qui
caractérise la relation au tokè est que celle-ci ne se limite justement pas au
seul champ économique, en se projetant également dans le lien social,
particularité qui fait son caractère nécessaire à l’avancement d’un front
pionnier. Ainsi, dans le cas de nos tokè à la tête de la fabrication du nga”pi’,
ceux-ci accordent régulièrement des avances à leurs employés dans le cas
d’événements exceptionnels, par exemple lorsque les membres de la famille
ne peuvent pas satisfaire aux besoins de funérailles par leur seul salaire : la
négociation est permanente entre les solliciteurs et le tokè, débouchant
parfois sur des tensions aiguës. Mais les termes de l’échange sont clairement
établis. Cette pratique découle directement de la fonction de patron-
entrepreneur, qui s’assure un endettement à vie de ses clients, ainsi fidélisés,
en échange de sa protection. La relation d’endettement est donc économique
et morale, et rejoint en cela la relation de patron-entrepreneur plus propre-
ment « birmane », inscrite dans une relation plus intégrale qui est celle d’un
individu à son kyei”zu”shin (« maître de la gratitude »). Cette relation se
retrouve dans le delta de l’Irrawaddy également. Il est par ailleurs important
de noter la finalité du produit, puisque le nga”pi’ est destiné à une
consommation locale. La comparaison pourrait être faite entre l’organisation
98
3 La relation de patron client
76 Les crevettes se trouvent sur les fonds limoneux à de faibles profondeurs. La production est
particulièrement intense aux alentours de la ville de Mergui.
77 « Le secteur de la pêche en Birmanie », fiche de synthèse de la mission économique de
Rangoun, 2007.
99
Hégémonies birmanes
100
3 La relation de patron client
101
Hégémonies birmanes
102
3 La relation de patron client
78 « Le pouvoir effectif avait tendance à être le pouvoir local, lui-même ayant tendance à être
largement autonome. En particulier dans les États hindouïsés de la région, la conception
dominante de l’autorité lignagère était personnelle et charismatique plutôt que bureaucratique
et institutionnelle. […] Le détenteur du pouvoir était plus un patron avec sa suite qu’un
administrateur. […] L’importance des liens verticaux était réduite là où les groupes structurés
par des relations de parenté et les villages à forte cohésion dominaient. Néanmoins, ces liens
verticaux étaient largement utilisés pour compenser l’absence d’un ordre public durable qu’il
soit régional ou de l’ordre du royaume. » (Scott 1972 : 13) [Traduction de l’auteur].
79 « Il n’y avait pas de séparation effective entre les sphères officielles et privées ; l’État était
103
Hégémonies birmanes
envers son « patron » par le paiement en riz. Néanmoins, il est bon de rappeler ici pour mieux
saisir le contraste fondamental entre la relation au kyei”-zu”-shin et la relation au tokè – que nous
allons développer dans les pages qui suivent – que la dette structurelle des Moken envers le tokè
qui les rémunère en riz est au fondement même de la différenciation ethnique et du nomadisme.
104
3 La relation de patron client
105
Hégémonies birmanes
106
3 La relation de patron client
Excentration
81 Et bien d’autres produits : vêtements, moteurs, essence, stupéfiants... ces trois derniers
renforçant grandement, à dessein, la dépendance des nomades à leur tokè.
107
Hégémonies birmanes
108
3 La relation de patron client
XVIIIe siècle (Lieberman 1978 : 455-482). De fait les outlanders étaient moins
sujets au centre au fur et à mesure de leur éloignement et avaient
probablement l’opportunité de se lier à d’autres structures de pouvoir si
besoin était.
Mais plus encore, la société du delta était avant tout une société des
frontières, car une société de front pionnier avec peu de « colle sociale » et
très pluriethnique. La main-d’œuvre nécessaire à l’exploitation du delta a
nécessité une immigration massive de Birmans venant de régions soit
surpeuplées, soit justement peu propices à la riziculture, autant que
d’Indiens qui constituèrent dans le début du front pionnier une force de
travail non négligeable à défaut de devenir propriétaires (op. cit. : 71-72). De
fait, les groupes nouvellement constitués de paysans du delta étaient avant
tout des pionniers. La commercialisation du paddy et son introduction dans
les échanges commerciaux des Indes britanniques, moteur économique de
cette migration va d’abord contribuer à enrichir les agriculteurs. Dans la
deuxième moitié du XIXe siècle, la mise en exploitation des terres par les
Birmans s’est principalement faite sur les bases d’une organisation familiale
avec parfois l’aide de migrants indiens pendant les pics d’activité (Adas
1974b : 391 ; Siok Hwa 1965 : 80). La relation de patron-client dans ce
contexte se résumait d’un côté aux échanges limités et contractuels avec la
main-d’œuvre et de l’autre les négociants en riz, birmans, indiens et chinois.
109
Hégémonies birmanes
Décentration
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3 La relation de patron client
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Hégémonies birmanes
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3 La relation de patron client
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Hégémonies birmanes
Oscillations
114
3 La relation de patron client
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Hégémonies birmanes
83 Sa démonstration prend effectivement tout son sens à partir des transformations de certaines
116
3 La relation de patron client
117
Hégémonies birmanes
Le grand passage
Les Moken, à cause de leur faible effectif (ils sont environ 3000 dans
l’archipel), tolèrent depuis longtemps les mariages avec des personnes
extérieures, nécessaires au renouvellement de leur population84. Tradition-
nellement, les sous-groupes les plus au Nord et les plus au Sud sont les
premiers sujets au mariage interethnique, la règle d’exogamie étant modérée
par l’interdiction de se marier dans des sous-groupes trop éloignés. Ceci
explique les quelques intermariages entre Moken de Ross ou Elphinstone
avec des Karen ou des Birmans (une quinzaine sur quarante ans). D’une
manière plus générale, ces alliances participent pour les Moken d’une
stratégie permettant d’absorber les influences culturelles extérieures, à partir
desquelles l’identité est sans cesse redéfinie. Ce syncrétisme structurel est
inscrit dans l’épopée de Gaman : l’identité de la société moken est donc
fondée sur l’acceptation et l’intégration de l’Autre. Puisque notre propos est
celui de l’ethnicité, donc des frontières, il convient de s’arrêter précisément
sur ce que l’interaction a de structurelle pour la société moken. Ivanoff
évoque une culture mouvante au service d’une identité résistante et il est
vrai que l’autel d’un chamane moken est toujours surprenant, voire même
déroutant. Ainsi, le chamane du groupe d’Elphinstone que je rencontrai
dans l’archipel (ces mêmes Moken navigant à la voile) possédait sur son
bateau une recomposition symbolique de la nature, des hommes et de la
surnature particulièrement instructive pour comprendre le pouvoir
d’assimilation des nomades ; pouvoir au service de la reconstruction de leur
conception du territoire (réel et imaginaire). À peu près tout ce qui peut
s’échouer sur les nombreuses plages de l’archipel est susceptible d’être
récupéré pour devenir un élément de la cosmologie moken. Le téléphone-
jouet sert à communiquer avec les esprits, une star sur une page de
magazine thaïlandais se voit attribuée le titre d’une divinité, un néon privé
de courant représente le monde des esprits tandis qu’un hélicoptère en
plastique leur sert de véhicule, etc. Restent-ils aux Moken des frontières à
« passer » ?
84 Il est tout à fait probable que les Moken n’aient jamais été beaucoup plus nombreux ; un
effectif adapté au nomadisme et à l’exploitation des ressources de l’archipel.
118
3 La relation de patron client
85 En témoigne la remarque de Carappiet à propos des rapports entre les Birmans de Dawei et
ceux du « centre », ou encore la façon dont les Birmans de Yangon ou du centre considèrent
encore les gens de Dawei, comme une race (lu-myo”) à part dont la langue leur reste
incompréhensible. Il est intéressant de remarquer que que cette projection s’est perpétrée dans
la vision qu’avaient les géographes de la couronne d’Angleterre représentant le plus souvent la
Basse-Birmanie (Lower Burma) se limitant au district môn d’Amherst et que cette conception de
la Birmanie persiste encore dans des ouvrages scientifiques tel que Exploring ethnic diversity in
Burma (Gravers 2007) dont la carte en introduction ne fait pas figurer la région du Tenasserim.
119
Hégémonies birmanes
86 Ainsi dans un mythe recueilli dans l’archipel sur la nature des feux de Saint-Elme, la
transgression de l’interdit culturel à l’origine de ce mythe est l’adultère perpétré par un Birman
avec une prostituée du côté thaïlandais de la frontière alors que ce n’est pas l’absence de
maisons de passe dans les ports de Kawthaung ou de Mergui qui justifie ce choix narratif.
120
3 La relation de patron client
121
Deuxième partie
Peupler, construire
et déplacer les frontières
Le pêcheur birman,
un « Maung Shin » seul face à la mer ?
125
Hégémonies birmanes
Or, ceci met en exergue une certaine évidence (qui mérite cependant
d’être formulée) quant aux fonctions respectives de la relation de
patron-client et de certaines règles d’alliance dans l’appropriation de
front-pionniers :
- puisque la relation de patron-client permet de structurer la société et le
territoire, elle tend vers un idéal d’immobilité ; autrement dit, plus un
patron a de clients, plus il gagnera du prestige (économique et religieux),
et plus les clients lui seront fidèles plus ceux-ci bénéficieront des
avantages que le patron procure ;
- l’endogamie ne favorise pas la mobilité même si la résidence néolocale
permet de contrebalancer ce fait.
87 Yaung : « le chignon porté par les hommes » (Judson 1893 : 823) ; hsan-htoun” : « le chignon
126
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?
127
Hégémonies birmanes
88 Littéralement « épouse de nat ». Cette fonction désigne toute personne susceptible d’être
128
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?
transmission n’étant pas aussi claires et définies que le terme pourrait le laisser entendre. À titre
d’exemple, dans le delta de l’Irrawaddy la femme transmet généralement le lien qu’elle
entretient avec un nat à sa fille, et l’homme au fils. Le fils aura le droit et la charge d’élever un
nouvel autel à ce nat lorsqu’il aura un premier enfant masculin.
129
Hégémonies birmanes
d’Andaman, ou encore ceux qui passent toute la saison sèche, soit plus de
six mois, sur de grands radeaux de bambous au large des côtes de
l’Irrawaddy.
Le bouddhisme, aussi tolérant soit-il face au syncrétisme (Brac de la
Perrière 2002 a : 99-100) n’en reste pas moins un cadre, planté par des textes
et une hiérarchie religieuse. Or, par cette absence de relation avec la mer,
que le Bouddha ne fera que survoler, il ne peut répondre au besoin d’appro-
priation de l’environnement maritime qu’affrontent quotidiennement les
pêcheurs. Ainsi, si les autels au saint Shin Upagotta qui peuvent être
observés dans certains villages de l’archipel Mergui permettent de les relier
au monde bouddhique (au même titre que les pagodes), c’est avant tout aux
nat que s’en remettent les pêcheurs, dont les rituels rythment la vie à bord et
à terre. Remarquons que parmi ces nat, il existe également une hiérarchie,
entre les esprits du culte des 37 nat, qui peuvent posséder (win-sa”) les
médiums. Les Birmans non spécialistes du culte assimilent souvent U Shin
Gyi à la liste « officielle » établie par la royauté, car dans le delta de
l’Irrawaddy comme dans le Tenasserim, U Shin Gyi rentre en possession de
certains médiums. Enfin, les esprits non matérialisés, locaux, ne font pas
l’objet de possession, mais en revanche, peuvent apparaître à n’importe qui,
et plus particulièrement en rêve : c’est le cas des frères Karen dans le district
de Pyapon (Irrawaddy), ou encore de Ma Shinma pour les marins du
Tenasserim.
130
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?
Le mythe d’origine d’U Shin Gyi est largement diffusé en Birmanie, sous
forme de textes et d’enregistrement audio également, et tous les habitants
possédant un autel au nat sont capables d’en relater les grandes lignes. Le
mythe résumé du nat est le suivant :
90Maung est un terme désignant les jeunes hommes ou les hommes d’une génération en
dessous de l’homme parlant.
131
Hégémonies birmanes
Le mythe d’origine du nat, qui prend racine dans les eaux saumâtres du
delta, est à lui seul une parabole de l’état de transition.
Maung Shin, alors un jeune birman orphelin de père, peine à gagner de
l’argent pour effectuer son shin-pyu’, le rituel qui introduit au noviciat
bouddhique. C’est la première occasion de revêtir l’habit de moine, phase de
transition s’il en est pour les Birmans, puisqu’il s’agit d’accéder à l’enseigne-
ment du bouddha (p. dhamma) dont la finalité est la délivrance du cycle des
renaissances. D’après Maung Htin Aung (1960 : 120), il s’agirait également
d’une cérémonie de passage à l’état adulte, antérieure au bouddhisme et
intégrée par la suite sous l’apparence d’une cérémonie religieuse. Quelle que
soit la véritable origine du noviciat birman, il s’agit dans tous les cas de la
transition, dans la vie d’un homme, d’un état plus ou moins sauvage à celui
d’être socialisé et responsable. Notons également que le shin-pyu’ implique
une inversion des relations familiales ordinaires, puisque le novice de
passage dans la maison de ses parents est invité à occuper la place du chef
de famille (Brac de la Perrière 2010). C’est le symbole qui se retrouve dans la
transformation de Maung Shin à U Shin Gyi, explicité dans les termes
d’adresse employés : de maung signifiant « petit frère - jeune frère » à u”
signifiant « monsieur » où se retrouve l’opposition entre l’être immature et
l’homme prêt à se marier et devenir un maître de maison. Cependant,
Maung Shin deviendra l’esprit U Shin Gyi avant d’avoir pu effectuer ce
passage, figé à jamais dans cet état de transition entre le jeune homme qu’il
était et l’homme qu’il serait devenu. U Shin Gyi se distingue par ailleurs des
autres nat par son passage du monde des hommes à celui des esprits sans
connaître de mort réelle puisqu’il est jeté à la mer, mais sauvé par les esprits
féminins de l’île. Or, l’acte fondateur du passage d’homme à nat est une
« mort crue » (aseïn” thei)91, autrement dit une mort violente et souvent
injuste (souvent le fait d’un roi tenant à protéger son hégémonie),
subséquemment réparée par l’institution d’un culte. Cette caractéristique
explique en grande partie la nature irascible autant que protectrice de la
plupart des nat, deux raisons pour lesquelles ils sont propitiés et respectés. Il
n’y a donc pas de rupture entre le monde des humains et celui des esprits
dans le mythe d’origine d’U Shin Gyi, ce en quoi il peut être considéré
comme un pont entre ces deux mondes également. Il faut y voir encore
l’association de la mer à un monde à part, hors du cycle karmique et figeant
au contraire les formes (humains, esprits) dans une transition infinie. Cette
représentation commune à la plupart des mythologies d’Asie du Sud-Est se
retrouve par exemple dans le mythe du centre du monde92, du chaos originel
également, où les cycles des naissances et renaissances n’ont plus cours.
132
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?
93 En dehors des livres, la forme la plus utilisée est une peinture fixée sous-verre, dont nous
discutons plus loin l’utilisation ainsi que les variantes, notamment la figuration du nat sous
forme d’une statue.
94 Les Moklen, nomades marins sédentarisés dans les îles de mangrove du Sud de la Thaïlande
craignent particulièrement cet animal, même s’il est probable qu’il n’y en a jamais eu (Ferrari et
al. 2006 : 98)
133
Hégémonies birmanes
Maung Htin Aung fait également état d’une variante de ce récit, mettant
en scène un prince, mais dont la composante majeure reste la capacité du
crocodile à prendre forme humaine. Sans prétendre, comme l’auteur,
retracer l’âge et les origines de ce mythe, il est intéressant de remarquer
l’identité môn attribuée aux pêcheurs qui élevèrent le crocodile. Que le récit
soit birman ou môn n’en est pas l’objet, mais plutôt de souligner la fonction
d’intégration du substrat culturel sur lequel s’est érigée la société du delta,
dont il est connu qu’il fut longtemps territoire môn, propre à ce genre de
mythes. De même, de nombreux Birmans, ainsi que des spécialistes du culte
des nat, attribuent une origine môn au nat U Shin Gyi. En dehors de ce récit,
il n’existe pas à notre connaissance d’autres mythes significatifs mettant en
scène le crocodile en Birmanie, alors que dans l’Asie du Sud-Est insulaire,
cette figure souvent associée au tigre est également un symbole de la
transition. En effet, le tigre qui fréquente le même type d’environnement (il
se dit également qu’il en existe dans les îles, notamment dans l’archipel
Mergui, Sud de la Birmanie), occupe une grande place dans les mythologies
d’Asie du Sud-Est, avec lui aussi pour caractéristique de pouvoir se
transformer en homme. Ce type de mythe est particulièrement présent chez
les populations de Haute-Birmanie (Abbot et Kin Thant Han 2000 : 133) dont
il peuple les forêts. De manière générale, le tigre entretient une affinité avec
l’homme. Que l’un et l’autre aient la même mère – chez les Nagas par
exemple (Huton 1921 : 261-262) – ou que le tigre soit issu de l’homme, ils
proviennent de la même « matrice ». Cependant, alors que l’homme vit dans
le monde domestique, le tigre, lui, est condamné à vivre dans la forêt. Les
Acehnni racontent ainsi qu’un enfant gigantesque serait né du sperme d’un
homme et d’une vulve rocheuse, et de peur que cet enfant ne chasse et tue
tous les gens du village, les hommes le rouèrent de coups, l’obligeant à
marcher à quatre pattes, puis le chassèrent vers la forêt. C’est ainsi qu’il
devint tigre, et tous ses descendants continuèrent à vivre sous la forme d’un
tigre (Wessing 1986 : 11). On voit ici le résultat de l’union entre l’homme et la
nature, rejetée finalement du côté de la « non-culture ». Les Malais font
également récit d’un enfant trouvé dans la forêt, impossible à élever, et qui
finira par se transformer en tigre, battu et chassé par le maître d’école – une
référence de plus à la culture – vers les terres où il devra chercher ses proies :
« les frontières entre la forêt dense et la forêt claire et entre la forêt claire et la
plaine… […] Autrement dit les territoires de l’entre-deux » (Skeat 1900 : 159).
134
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?
Chez les Gayo, le tigre serait issu du sperme d’un homme ayant éjaculé
sur le plancher (pour avoir été dérangé au terme de l’acte sexuel). Ainsi
seraient apparus un tigre et un chat, l’un devant rester domestiqué, l’autre
chassé vers la forêt (Wessing 1986 : 11).
Chez les Moken, nomades marins naviguant dans le Sud de la Birmanie
et de la Thaïlande, le tigre revêt aussi cet état de transition entre nature et
culture, cette fois-ci à travers le thème de l’inceste. Dans le mythe du
« dugong incestueux », l’aîné se transforme en tigre, et la cadette le fuit de
peur qu’ils n’aient une relation incestueuse. Car le symbolisme du tigre
« affirme par sa charge naturelle et dangereuse la nécessité de la culture, il la
fonde » (Ivanoff 2004 : 290, note 323). Dans un autre conte moken, « La
femme Ho » (op. cit. : 323), le tigre mange la femme qui manie la barre du
bateau alors que l’homme est à la gaffe. Le tigre apparaît suite à l’inversion
de la structure sociale et familiale moken, où l’homme est normalement situé
à l’arrière du bateau et la femme à la gaffe (excepté lors de la chasse, auquel
cas l’homme est à l’avant, la gaffe remplacée par un harpon). Cette inversion
symbolise le danger permanent que la nature reprenne ses droits sur l’action
civilisatrice de l’homme.
L’association des différentes figures qui peuplent l’univers d’U Shin Gyi
renvoie à une cosmogonie plus structurée caractéristique du mouvement
d’hindouisation de l’Asie du Sud-Est.
La réunion du tigre et du crocodile, emblématiques de la forêt pour l’un
et de l’eau pour l’autre, n’est sans doute pas fortuite. Car, en birman, une
étendue d’eau douce ou d’eau de mer se traduit par le même terme : pin-le.
L’origine môn du nat U Shin Gyi est associée au peuple qui donna entre
autres l’écriture aux Birmans, et dont la culture, en étroite relation avec les
centres culturels et religieux d’Inde du Sud et de Ceylan (Coedès 1966 : 112),
autorise une comparaison avec des cultes hindouistes, tels qu’ils furent
transmis dans tout le Sud-Est asiatique. Ainsi dans la mythologie malaise, la
déesse Shiva peut apparaître dans la peau d’un tigre lorsqu’elle est à terre et
sous la forme d’un esprit-crocodile dans l’eau.
« Shiva est appelée Kala par les Malais. L’influence de Kala s’exerce
sur la zone intermédiaire, entre les sphères respectives d’influence
de Batara Guru (ainsi qu’il est appelé sur la terre ferme, “Si Raya”
en mer) et une troisième divinité, appelée “Toh Panjang Kuku”, ou
“Grand-Père-aux-Longues-Griffes” […]. Cela correspond assez
bien à l’idée que la zone intermédiaire, que ce soit entre les limites
des hautes et basses marées, ou entre la forêt claire et primaire, est
assignée à Kala, le Destructeur. » (Skeat 1900 : 90-91) [Traduction
de l’auteur].
135
Hégémonies birmanes
136
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?
137
Hégémonies birmanes
Le récit situe donc la transformation de Maung Shin en U Shin Gyi dans l’île
de Meïnma Hla, située non loin de Bogale et aujourd’hui bénéficiant du
statut de parc national. Néanmoins, l’ensemble des habitants de cette région
saura dire que le bateau de Maung Shin était en réalité accosté sur l’île de
Kyun Nyo, qui se situe de l’autre côté de la rivière bordant l’Est de Meinma
Hla Kyun. C’est en effet là que s’élève la pagode de akyut-alut / alo-taw-pyi’ /
amyet-taw-pyei sei-ti-taw-myat gyi”, abritant elle-même le « palace » du nat
(nat nan”) U Shin Gyi. Cette pagode est en fait récente, puisqu’elle fut
construite en 2004. Avant la construction de celle-ci, les champs qui
l’entourent aujourd’hui servaient déjà de lieu pour une cérémonie annuelle
(à la pleine lune du mois de Tabaung – en février-mars) aux 37 Seigneurs, où
U Shin Gyi fait office de figure principale (il rentre donc en possession des
médiums comme tout autre nat du panthéon). Cette cérémonie continue
d’être officiée une fois par an à l’époque de thatin”kyut96 à l’exception des
années 2008 et 2009 (les deux années suivant le passage du cyclone Nargis
qui ravagea le delta en mai 2008), faute de donateurs (ahlu’shin). La
construction de la pagode s’est faite par l’entremise d’une femme, se
comportant tout comme un homme (yauk-ka’-sha), originaire de Yangon. Il
(car c’est bien en tant qu’homme qu’il parle) explique ainsi l’origine de ce
projet : il y a de cela six ou sept ans, il reçut U Shin Gyi en rêve, qui
l’emmena en bateau à Kyun Nyo, et lui demanda de recueillir des donations
afin d’y élever une pagode. Le nat lui somma également d’être végétarien et
pour l’aider dans l’accomplissement de sa tâche, U Shin Gyi continua de lui
souffler des prédictions en rêve, ce qui permit à l’homme de donner des
conseils avisés à ses amis sur certains placements ou achats à faire. Ces
conseils s’avérant exacts, ses amis lui proposèrent en retour de lui offrir
certains présents conséquents (voiture, téléphone, etc.), sur quoi l’homme
leur demanda d’exprimer leur gratitude par des donations afin de construire
la pagode et gagna dans le même temps, de la part de ses amis et de son
entourage, le titre de bo”taw (ou bo”thu-taw), c’est-à-dire un laïc particulière-
ment versé dans la religion et souvent capable de prédire l’avenir grâce à la
pratique de la méditation (wipathana).
96 Septième mois du calendrier lunaire birman, correspondant à peu près à octobre, et dont la
138
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?
97 Des auteurs de la Gazette de Syriam attestaient déjà de la vitalité de ce culte parmi les
habitants de Yangon en 1914 (Brac de la Pérrière 1989).
98 Voir Court et Ivanoff 2001.
139
Hégémonies birmanes
99 U Shin Gyi tan « présentation à U Shin Gyi ». Pour une description de la cérémonie, voir Brac
requises pour effectuer la cérémonie. Dans certains quartiers de Yangon apparaissent également
des spécialistes, toujours des hommes, du culte à U Shin Gyi, qui transportent leur propre autel
(com. pers. B. Brac de la Perrière mars 2011).
101 Maung Htin Aung utilise ici le terme « Salt Waters », or nous avons vu que yei-ngan en
140
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?
La figure d’U Shin Gyi, quant à elle, a probablement pris une plus grande
importance dans le delta de l’Irrawaddy, en tant que nat des eaux saumâtres
(entre le monde cultivé et le monde sauvage finalement). Il y devint très
connu, au point d’égaler le culte officiel des 37 Seigneurs (Maung Htin Aung
1960).
Cette remarque permet de pointer la particularité du nat U Shin Gyi qui
n’appartient pas aux listes officielles des 37 Seigneurs établies par la royauté
birmane. Il était cependant l’objet d’un culte populaire en Basse-Birmanie et
pourrait être assimilé à une divinité locale, en l’occurrence celle du delta de
l’Irrawaddy. Néanmoins, son titre, « Maître des eaux saumâtres-salées », le
rattache surtout à un milieu naturel, sans pour autant d’appartenance
géographique, au contraire, par exemple, de la Bufflesse Nankaraing Medaw,
également objet de culte populaire et appelée Dame de Pégu. U Shin Gyi va
ainsi pouvoir « s’exporter » et servir de vecteur identitaire pour une
communauté naissante de marins pêcheurs dans le Tenasserim.
102 « Lord of the Open Sea » (Seigneur de la Haute-Mer) (Maung Htin Aung 1960 : 99).
103 Parmi les pratiques rituelles observées dans toute la Birmanie, seule une référence au
Seigneur de la mer intervient dans le rituel d’ouverture des yeux de la statue représentant la
« Dame de Popa ». Notons que la vision de Maung Htin Aung sur l’histoire de la Birmanie
provient principalement du Glass Palace Chronicle of the Kings of Burma (traduction du birman
par Luce et Pe Maung Tin 1960), chronique royale écrite durant le règne de Bagyidaw au XIXe
siècle retraçant l’histoire des rois birmans, à partir de faits historiques mais contenant également
des faits légendaires et mythiques. S’il est vrai que du temps du royaume de Pagan il y eut
quelques échanges entre la Birmanie et Ceylan, il n’est pas pour autant certain que le Seigneur
de la Mer Ouverte exista, ou tout du moins qu’il eut l’importance que l’auteur lui prête, sans
quoi on en trouverait sûrement des traces plus explicites dans les rituels birmans aujourd’hui.
141
Hégémonies birmanes
142
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?
cas de faute peut également attirer la mauvaise fortune sur le dévot. Cela
rappelle en outre une supposition des auteurs de la Gazette du district de
Syriam, pour qui le culte d’U Shin Gyi serait avant tout lié à la grande
susceptibilité du nat (Furnivall et Morrison 1963). Cette grande susceptibilité
est à relier au domaine maritime (indomptable par essence) sur lequel veille
U Shin Gyi.
U Shin Gyi, d’abord symbole d’un milieu naturel, certes en voir d’être
socialisé, permet à un corps de métier de revendiquer son appartenance
au-delà d’une tradition improbable ou d’une origine géographique (surtout
dans le Tenasserim où les pêcheurs sont d’origines diverses). Et si U Shin
Gyi n’est pas encore un nat de lignée, on constate néanmoins une
territorialisation de son culte dans la région du Tenasserim.
143
Hégémonies birmanes
144
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?
145
Hégémonies birmanes
Dans le delta comme dans le Tenasserim, le culte d’U Shin Gyi est l’objet
d’un processus de territorialisation, processus qui diffère néanmoins entre
les deux régions. Le sanctuaire à U Shin Gyi édifié dans le delta (île de Kyun
Nyo) est à notre connaissance le plus récent parmi tous ceux où j’ai eu
l’occasion de me rendre que ce soit dans la région de Yangon ou dans
l’archipel Mergui et relève d’une initiative exogène aux sociétés
d’agriculteurs et pêcheurs du delta. N’étant pas particulièrement tourné vers
la mer, il réaffirme en ce lieu l’appartenance historique du nat aux eaux
saumâtres en ce lieu situé non loin de la ville de Bogale, elle-même à la
limite de la transition entre eaux continentales et marines. L’entrepreneur de
ce sanctuaire incarne cet état de transition par son identité duale, entre
homme et femme, caractérisé par ce terme de yauk-ka’-sha et renforcée par sa
fonction de bo”taw, figure religieuse de l’univers laïque birman, comme
Maung Shin deviendra nat (subordonné au bouddhisme) sans avoir eu
l’occasion de faire son noviciat. Dans le Tenasserim au contraire, les
entreprises de territorialisation du nat répondent à des volontés émanant des
sociétés de pêcheurs du littoral et des îles. Le culte est enraciné dans les
pratiques familiales et individuelles avant d’être projeté au niveau
communautaire par l’édification de sanctuaires eux-mêmes placés sous la
protection du bouddhisme. Les enjeux pesant sur la territorialisation du
146
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?
culte dans les deux régions ne sont pas non plus les mêmes. Dans le delta,
l’édification de sanctuaires correspond d’abord à la conjonction d’une
appropriation étatique de la région de Bogale à travers le parc naturel de
Meinma Hla Kyun en 1986. La dernière pagode de 2004 semble aller de pair
avec une normalisation des pratiques rituelles au profit d’une plus grande
prégnance du bouddhisme sur l’univers religieux birman. Enfin, il s’agit
également d’une tentative d’appropriation par les nat kadaw en quête de
nouveaux lieux de cultes, notamment plus proches de Yangon que les
grands lieux de procession du centre de la Birmanie. Si dans le Tenasserim
les sanctuaires érigés au nat U Shin Gyi font également partie d’un processus
d’appropriation birmane du territoire par l’intermédiaire d’un culte birman,
ils ne relèvent pas d’un cercle étatique ni d’un cercle de spécialistes du culte,
contrairement aux sanctuaires du delta. Il s’agit donc d’une sphère avant
tout sociale de l’appropriation du territoire par les Birmans, un front
pionnier encore hors des contraintes propres à un espace socialisé depuis
plus longtemps (le delta) – propres à un espace social plus structuré. Pour
mieux saisir les différences fondamentales du culte d’U Shin Gyi entre les
deux régions et ce qu’elles révèlent sur le degré d’appropriation de ces
territoires par les pêcheurs birmans, il est d’abord nécessaire d’explorer les
processus de peuplements et les grandes structures de socialisation des
fronts pionniers littoraux de Birmanie, dont les formes de cultes (à U Shin
Gyi et à des nat plus localisés) spécifiques à nos sociétés de pêcheurs
respectives font également partie.
147
De l’exogamie mythique
à l’exogamie culturelle
L’exogamie mythique
Dans la culture birmane, l’univers mythicoreligieux est formé d’un syncré-
tisme entre le bouddhisme et le culte des esprits (les nat). Il existe une
hiérarchisation implicite dans ce système religieux, le culte des nat étant
subordonné au bouddhisme. Cependant, l’un et l’autre sont imbriqués, et les
Birmans considèrent que la forme actuelle du culte « officiel » des 37 nat ne
peut être pratiquée sans être bouddhiste. L’origine mythique du culte des
37 nat, ou encore 37 Seigneurs (min”), veut qu’il soit apparu sous sa forme
institutionnelle sous le règne d’Anawratha (XIIIe siècle), comme un tampon
entre le bouddhisme et les croyances traditionnelles que le roi ne réussit pas
à faire disparaître (Brac de la Perrière 2002 : 100). Cependant, la liste des
37 Seigneurs est malléable et dépend en grande partie des médiums
spécialistes du culte qui en dictent en grande partie les évolutions
substituant certains nat à d’autres en fonction des fins du culte ou encore de
la localité. Ainsi, une cérémonie du culte aux 37 Seigneurs dans les parties
basses du delta de l’Irrawaddy ne peut se faire sans y incorporer le nat U
Shin Gyi, maître des eaux saumâtres et salées. Enfin, s’ajoute un niveau de
culte encore plus local et s’adressant à des esprits « figurés » ou non105,
véritables gardiens et représentants d’unités territoriales.
Avant de rentrer plus en détail dans les modalités de ces cultes,
soulignons que le lien entre l’ensemble de ces cultes permet d’inscrire la
société dans une vision holiste du territoire, du local au cosmologique.
105 Brac de la Perrière utilise le terme d’esprits « non personnifiés » (Brac de la Perrière 1989 :
107), auquel je préfère la notion de « non figurés », signifiant qu’ils ne sont pas représenté dans
l’art traditionnel et que leur mythe d’origine n’est pas fixé dans les textes. En effet, en aucun cas,
même un esprit local et/ou de la nature, non reconnu dans le culte des 37, ne peut être dénué
de représentation dès lors qu’il est nommé, même sous un terme général comme yok-khaso”
(esprits des arbres).
149
Hégémonies birmanes
150
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
Toujours d’après le récit du maître des nat, le frère et la sœur karen furent
pris pour cible par des militaires indiens (kula) alors au service des Anglais,
lorsqu’ils étaient près de l’embouchure de la rivière Pyapon, à bord d’un
bateau de pêche. Ils moururent à bord du bateau, et les populations alentour
jurèrent de se venger des premiers militaires indiens qui oseraient venir
dans la région. Dans le village de Kha Pyat, ils leur « brisèrent le dos »
(kha”pyat), Aung Hlaing rappelle une autre victoire (aung, « réussir,
vaincre ») et Shwe Hti symbolise l’endroit où le pouvoir (shwei hti” est
l’ombrelle dorée attribut des rois) est tombé.
ATaung Mei Gyi (la Grande Mère du Sud), célébrée dans la région de
Gaw Tu, AShe Bawa, Htaung Gyi Tan, n’est autre que la mère des frères et
sœurs karen. Abo quant à lui, nat « subordonné » à U Shin Gyi et partie
intégrante du culte, était, selon le maître des nat, lui aussi un autre leader
dissident karen affecté à la région. C’est pour cette raison qu’il se doit d’être
propitié en même temps qu’U Shin Gyi : « la région était karen, Abo était
karen et c’est pourquoi il faut lui donner à manger en même temps qu’U
Shin Gyi », explique la nat kadaw de l’île Kyun Nyo, où se situe un des
sanctuaires du Maître des eaux saumâtres.
Le culte aux frères et sœurs karen est commun aux pêcheurs du delta (et
en particulier dans sa partie Sud), mais ses modalités et l’expression de sa
ritualité sont différenciées d’un « corps de métier » à l’autre, c’est-à-dire
entre les pêcheurs de rivières (eaux douces et eaux saumâtres) et les marins
pêcheurs. Pour les premiers, le culte se rapproche du culte à U Shin Gyi tel
qu’il est pratiqué par les pêcheurs du Tenasserim. Autrement dit, les frères
et sœurs karen sont matérialisés par la présence d’un triangle en bambou,
pointe vers le haut, accroché à un mât en bambou également situé sur le faîte
de la maison. À son extrémité supérieure est fixée une noix de coco germée.
Sur la pointe gauche est accroché un verre ou une petite bouteille d’alcool (il
peut s’agir indifféremment d’alcool de riz ou de « whisky » local) ainsi
qu’un drapeau rouge, symbole du frère. À l’extrémité gauche du triangle est
accroché un verre ou une bouteille d’eau ainsi qu’un drapeau blanc
représentant la sœur. Parfois, son expression la plus simple revient
simplement à un triangle de bambou sur lequel sont fixés les deux drapeaux.
Ceux-ci sont tournés vers la rivière, si bien que la sœur se trouve située à
gauche du frère, respectant ainsi la coutume birmane qui veut que la femme
soit située sur le côté gauche, moins noble, de l’homme. Cette configuration
se retrouve dans la statuaire représentants ces deux nat, présente dans des
autels particuliers appartenant généralement à des armateurs de la région,
travaillant pour la plupart dans l’exploitation des crevettes à partir des
radeaux de bambous pêchant pendant toute la durée de la saison sèche au
large des côtes du delta. Je passe ainsi au corps de métier des marins
151
Hégémonies birmanes
pêcheurs, pour qui le culte des frères et sœurs karen est également transféré
au bateau, ce qui n’est pas le cas pour les pêcheurs de rivières. Ainsi, sur les
bateaux birmans de pêche maritime de la région de Bogale-Pyapon, se
retrouve la bichromie rouge et blanche symbolisant, en l’occurrence, les nat
karen sous la forme de deux morceaux de tissus le plus souvent cloués sur la
partie de la proue faisant face à la mer. Sur les bateaux de pêche, comme sur
les radeaux de bambous, les frères et sœurs deviennent les protecteurs des
marins. Le plus souvent les marins s’adressent à la sœur sous le terme de
grande sœur (mama’ gyi”), pour libérer un filet malencontreusement pris
dans des rochers, mais également pour faire face à des éléments déchaînés.
Sur les radeaux restant plus de six mois en mer, un culte lui est rendu
environ deux fois par mois, consistant à offrir à ces deux nat un poulet grillé
avec de l’alcool. Assez logiquement, des interdits viennent en même temps
que le culte, comme celui du porc, qui peut être observé à bord des bateaux
des pêcheurs du Tenasserim, mais également chez les Moken et dans la
tradition malaise. D’autres pratiques s’en distinguent, comme l’offrande
d’alcool au frère karen et qui par opposition tend à rapprocher les pratiques
à bord des bateaux du Tenasserim de celles malaises. Après cet aperçu de la
ritualité propre aux pêcheurs du delta, j’aimerai ici présenter plus en détail
le culte au nat Ma Shinma, propre aux pêcheurs du Tenasserim. S’agissant
d’un corps de métier plus développé, mais également plus récent, n’ayant a
priori pas bénéficié d’une lente transition entre pratiques rizicoles associées
à la pêche en eau douce et pratiques de pêche maritime, l’interaction entre
une forme de birmanité partagée sur une grande partie du territoire national
et l’intégration d’un « substrat » culturel plus insulaire doit permettre
d’identifier des processus « charnières » (révélés par certaines relations
fonctionnelles entre les nat et les pratiques rituelles, par des mythèmes, etc.)
dans l’édification d’un espace mythique des sociétés pionnières.
Je parle des mythes d’origine du nat, car il n’existe pas d’histoire unique,
et encore moins connue de tous les pêcheurs, à la différence des cultes
institutionnalisés, ou cultes d’État, à l’image des 37 Seigneurs. Mes questions
incessantes quant à l’origine de Ma Shinma se sont soldées pour la majeure
partie par : « il n’existe pas de mythe (ya-zawin) pour ce nat », « seuls les
anciens (lu-gyi”) le savent », « il s’agit d’un esprit indien », « il s’agit d’une
histoire môn », etc. Cependant, la nature même de ces réponses donnait un
sens à une réflexion sur les origines de cet esprit, mais j’y reviendrai plus
loin dans cette partie. Notons tout de même que ce comportement, récurrent
également dans le discours indécis des pêcheurs quant aux prérogatives de
Ma Shinma, laisse entrevoir l’évolution permanente de la place du nat qui se
doit d’une certaine façon d’être incorporé au reste du panthéon des nat
birmans.
152
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
153
Hégémonies birmanes
Enfin, la quatrième et dernière version m’a été contée par un érudit môn
de la ville de Mergui :
154
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
155
Hégémonies birmanes
Le deuxième motif récurrent dans les mythes de Ma Shinma est celui qui
pousse l’homme en mer à consommer, symboliquement, la relation avec la
femme, l’union légitime et de surcroît l’union adultérine. Dans le premier
mythe, c’est l’adultère qui est à l’origine de la mort de la reine qui sera
transformée en nat. L’adultère se retrouve notamment dans l’épopée de
Nyonya, un mythe d’origine malaise, recueilli par Ivanoff dans la littérature
orale moken (Ivanoff 2004 : 117-143) : Nyonya s’embarque sur un bateau
dirigé par son mari, un héros malais puissant du nom de Pang Léma, pour
regagner son pays d’origine où ses parents qui sont restés lui manquent. À
bord s’embarquent également deux frères de Pang Léma, et parmi eux son
cadet Jawan Moda, dont Nyonya tombera amoureuse. Durant le voyage,
Pang Léma et Nyonya s’isolent dans la cabine, et cette dernière se charge de
relayer les ordres du capitaine auprès de ses deux frères, eux-mêmes chargés
de les transmettre à l’équipage. Alors que dans la cabine, Pang Léma veut
aimer Nyonya, celle-ci préfère coudre des vêtements somptueux qu’elle
portera pour aller chez ses parents, une occasion de tuer Pang Léma qui va
se piquer avec l’aiguille. Pendant tout le voyage, elle dissimulera la mort de
son mari à l’équipage, jusqu’à ce qu’ils arrivent à destination. Enfin arrivés,
Nyonya pourra aimer le cadet de Pang Léma, Jawan Moda.
Bien qu’il s’agisse d’un mythe malais pour les Moken, le thème de
l’adultère est là pour rappeler un des fondements de leur culture, c’est-à-dire
l’adultère perpétré par le héros Gaman avec la petite sœur de la reine Sibian,
précipitant le départ du héros et des Moken qui l’accompagnent et la
« condamnation » au nomadisme et à l’errance perpétuelle. Pour les
Birmans, l’adultère facilité par la mobilité rappelle encore le danger pesant
sur les pêcheurs, celui de céder à la tentation destructrice de l’exogamie,
alors que l’endogamie reste un fondement du modèle propre aux « sociétés
des vallées » et donc à la société birmane.
Si le thème de l’acte sexuel n’apparaît pas dans le mythe des frères karen
c’est que les pêcheurs du delta ne sont pas soumis à la mobilité propre aux
pêcheurs du Tenasserim. Les campagnes de pêche pour les populations du
delta ne dépassent pas quatre ou cinq jours, alors que pour les pêcheurs du
Tenasserim, elles durent très souvent une quinzaine de jours, impliquant
également des arrêts, et donc des contacts, avec les populations des îles ou
encore d’autres villages du littoral.
156
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
Or, il est une règle que rappellent les marins birmans lorsqu’ils sont à
bord, qui leur interdit de dormir sur le ventre, car cela reviendrait à faire
l’amour avec Ma Shinma : un acte symbolique qui équivaudrait à perpétrer
l’adultère primordial du mythe. Dans le cas de l’épopée de Nyonya et la
fable de Ragam, ce n’est pas seulement l’acte sexuel qui est en cause, mais
l’acte sexuel partagé entre deux amants légitimes : Nyonya et son mari, ou
Ragam et sa femme. Par ailleurs, Nyonya « en malais signifie femme
chinoise mariée. Il s’agit aussi d’un terme d’adresse poli pour interpeller les
femmes » (Ivanoff 2004 : 119) ; la deuxième partie de cette définition
correspond avec le terme shin-ma’, terme d’adresse très respectueux employé
par un mari à l’égard de sa femme. Coucher « avec » Ma Shinma en dormant
sur le ventre serait comme coucher avec sa femme, un acte qui semble à la
source du danger. Il peut y voir un lien à la fécondité, car Ma Shinma tout
comme la sœur karen sont l’objet d’actions propitiatoires afin que la pêche
soit bonne. La mer, comme matrice originelle, source de vie et de création,
est un thème présent dans la mythologie indienne et le barattage de la mer
de lait, suite auquel sortiront des eaux de nombreux trésors, dont les apsaras,
figures de la féminité (Louis 1987 : 67-68). Or tout le problème semble lié à
cette fécondité de la mer, représentée par Ma Shinma qui est priée pour que
la pêche soit bonne, mais avec laquelle l’homme ne peut interférer sous
peine de revenir à la nature et au chaos :
157
Hégémonies birmanes
Enfin, remarquons que les mythes marins de toute l’Asie du Sud-Est font
état d’un interdit de la femme sur les bateaux. Une exception cependant, les
Moken, qui vivent et meurent à bord de leurs kabang. Le mythe de Nyonya
est un mythe malais que connaissent les nomades, mais qu’ils racontent en
malais, non en moken106. Le danger de la mer, l’acte sexuel et l’interdit de la
femme qui rappelle l’adultère ou l’inceste, des interdits profondément
socialisants, soulignent le côté sauvage de la mer pour des sédentaires se
retrouvant le temps d’un voyage ou d’une campagne de pêche loin de leur
foyer et de leurs attaches. Pour les nomades au contraire, la mer est un lieu
de vie qu’ils parcourent sans cesse, qu’ils se doivent d’avaler et de rejeter
avec leur kabang sans jamais s’arrêter, c’est le fondement mythique de
l’identité moken.
Pour les marins du littoral, que ce soient les Malais ou les Birmans, la
relation hétérosexuelle est source de « désordre marin », probablement parce
qu’il s’agit d’un acte fondamental dans la reproduction du social107. Or, la
mer n’est pas un lieu de socialisation, au contraire, elle fonde la culture et la
maintient en s’y opposant comme le chaos originel. C’est pourquoi le thème
omniprésent du danger d’une part propre à l’acte sexuel lui-même, et
d’autre part induit par la mobilité et la découverte de « l’étranger » sont le
pivot des mythes structurant l’espace social des marins. Ce danger est à la
fois représenté et absorbé par la culture birmane sous une forme
« d’exogamie mythique ». Elle devient une structure servant à définir une
frontière délimitant l’espace social birman à l’interface avec l’environnement
marin dont l’exploitation menace les structures sociales établies dans le
cadre climacique de la riziculture inondée. De fait, l’interdit de la femme en
mer et l’interprétation culturelle qui en est faite signe une frontière
socioorganisationnelle et écologique (au sens de Leach), entre les nomades
marins collecteurs et les pêcheurs marins sédentaires. Autrement dit,
l’exogamie mythique des Moken fonde le nomadisme, lui-même entretenu
par une exogamie réelle entre les nomades de deux sous-groupes voisins.
L’exogamie mythique des Birmans s’érige au contraire en barrière contre le
nomadisme (la reproduction en mer sur le bateau lui-même mobile) et
justifie la sédentarité. Or, Leach l’a très bien souligné, le concept de frontière
doit être entendu comme « a border zone through which cultures interpenetrate
in a dynamic manner » (une zone frontière dans laquelle les cultures
s’interpénètrent de manière dynamique) (Leach 1960 : 50). Comprise en ces
termes, il est ainsi possible d’étudier l’exogamie comme le pivot d’une
construction culturelle aux marges de l’espace social birman.
106 La découverte de ce mythe par Ivanoff fut d’ailleurs liée à l’arrivée d’un équipage malais sur
l’île de Surin sur laquelle résidaient les Moken. Ce sont eux qui demandèrent aux Moken de
leur raconter l’épopée.
107 Les pratiques sexuelles entre marins, qui sont courantes sur les bateaux partant plusieurs
158
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
Car pour les Birmans pêcheurs, il reste la nécessité d’intégrer des « substrats »
culturels locaux (ou régionaux) afin d’intégrer cet environnement marin
dans un système de pratiques rituelles offrant un champ d’action, une prise
sur les éléments auxquels ils sont confrontés. Or, « l’exogamie mythique »,
tel un accord que le musicien décompose et recompose pour construire un
morceau (le système), devient l’unité d’un « bricolage » (Mary 2000)
mythique des jalons épars qui s’offrent aux pêcheurs dans ce processus de
birmanisation du territoire et d’appropriation de ses ressources.
Tout comme la reine Sibian qui, dans l’épopée de Gaman, condamna les
autres Moken ainsi que sa propre sœur à être « immergés » dans la mer, Ma
Shinma est une figure mythique de référence pour les pêcheurs marins
birmans, qui symbolise le début d’une différenciation identitaire fondée sur
l’exploitation des ressources marines, impliquant un mode de vie incompa-
tible avec une vie terrienne et sédentaire. La multiplicité des mythes
d’origine de Ma Shinma traduit bien la nature « malléable » de ce nat que les
pêcheurs ne représentent pas et dont les origines sont encore source de
désaccord. Ma Shinma est pour cela le vecteur ad hoc d’une intégration de
pratiques rituelles et d’un imaginaire régional dans un espace mythique
systématisé selon des canons propres à l’ensemble de la Birmanie.
159
Hégémonies birmanes
Par ailleurs, il est vrai que dans le Sud du Tenasserim, les Birmans
originaires de la région ont pour habitude de « manger » les mots de manière
prononcée. Parallèlement à cela, le conteur de la quatrième version du
mythe incite à aller chercher les origines de Ma Shinma en Inde, ce qui
permet également d’inscrire le nat dans la tradition maritime indienne,
agissant comme un repère historique puisque l’influence des Indiens sur la
navigation en Birmanie est indéniable. De plus, cette version permet
d’éclairer la relation suggérée par la troisième version du mythe entre Ma
Shinma et les esprits des arbres. Ma Shinma a la faculté de voir les esprits
habitant dans le bois nommés yok-khaso”. Ils ont effectivement une place
particulière dans l’imaginaire des charpentiers navals, et il n’est pas rare que
la construction d’un bateau soit abandonnée, car des yok-khaso” logent
encore dans le bois des planches et autres matériaux, et dont la présence se
manifeste par des accidents à répétition, et parfois même des morts sur le
chantier ou dans l’entourage des personnes qui y sont impliquées. La famille
du propriétaire du bateau est la plus vulnérable à la colère d’un yok-khaso”
que l’on n’aurait pas respecté. Or, durant la construction des différents
bateaux de pêche qui sillonnent le Tenasserim, Ma Shinma intervient
d’abord en tant que protectrice des charpentiers avec notamment pour
fonction de les prémunir contre les actions potentiellement néfastes des
esprits des arbres. Elle devient ensuite la gardienne des pêcheurs au moment
de sa personnification, par le biais d’une jeune fille. Elle doit être née un
dimanche, pour que son nom puisse commencer par aung, qui signifie le
« succès »108. La jeune fille amène avec elle une boîte contenant les attributs
d’une jeune femme birmane, htamein109, parfum (yei-hmwei”), thanak-kha”110,
colliers, etc. Cette boîte entreposée sous la proue restera là, même pendant
les campagnes de pêche111. La proue est donc animée grâce à ces objets, et
parfois par l’ajout de motifs abstraits faits au thanak-kha”, de la même
manière dont les femmes se protègent du soleil et s’embellissent de cette
substance de couleur jaune. Enfin, la jeune femme restera assise sur le bateau
108 Le choix des noms birmans se fait suivant les jours de la semaine, auxquels correspondent
110 Maquillage odorant de couleur jaune fait d’un mélange d’eau et de poudre des racines et de
branche de bois (Limonia acidissima) et dont les femmes s’enduisent le visage et les parties du
corps exposées au soleil. Il a en effet des vertus protectrices en même temps qu’il sert d’attribut
de beauté.
111 Il est possible cependant que la boîte soit retirée de son emplacement originel parce qu’elle
gêne les manœuvres des filets. Dans ce cas elle peut être entreposée dans la cabine, ou parfois
laissée dans la maison du propriétaire.
160
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
112 Sauf dans un cas précis, celui des bateaux – de manière générale les bateaux malais
(pashu”hlei) – servant à la pêche aux sennes tournantes, sur le sommet duquel le « spécialiste du
poisson » (nga”hsaya) se poste pour détecter les bancs de poissons.
113 Même si cette entité reste éloignée de la « sorcière » que nous connaissons dans la tradition
161
Hégémonies birmanes
censé se manifester auprès des pêcheurs autrement que pour leur venir en
aide. J’ai par ailleurs souligné qu’il existait également des esprits non figurés
de la nature, également désignés par le terme générique de nat, tels les
esprits des arbres. Or, ceux-ci peuvent effectivement créer des ennuis à ceux
qui ne prennent pas garde à les respecter. Les pêcheurs sont peu enclins à
discuter de ces esprits, car ne pas en parler, c’est éviter d’attirer leur
attention. Néanmoins, ils se retrouvent implicitement dans le rituel de
départ du bateau qui termine par une offrande d’eau de coco, de riz et de
canne à sucre jetée à l’eau qui, d’après les pêcheurs, est censée « nourrir les
poissons ». Il faut comprendre : les esprits ou esprits-poissons. Ainsi, un
pêcheur m’a confié être passé un jour de l’autre côté de la frontière, en
Thaïlande, pour aller voir les prostituées115. Lorsqu’il fit part, peu après son
retour en mer, de son expérience aux autres membres de l’équipage, un
esprit-poisson (nat-nga”) arriva sur le bateau. Pour le faire disparaître, le
capitaine versa un bol de riz à la mer ainsi qu’un verre d’eau douce116 (façon
de nourrir les esprits de la mer), offrande également effectuée lors du rituel
de départ. Les pêcheurs, quant à eux, se contentèrent d’une offrande de
poisson à la base du mât menaçant. Il s’agit donc de réprimer un acte
immoral – la relation avec les prostituées – et politique – le passage de la
frontière. Ce sont là deux réalités auxquelles les pêcheurs sont souvent
confrontés, la tentation d’aller gagner plus d’argent en passant la frontière –
plus de la moitié de la population de Ranong, ville frontière thaïlandaise, est
birmane (Boutry et Ivanoff 2009) – et celle de satisfaire certains désirs
frustrés par les séjours en mer. Cette transgression sociale est une projection
de l’exogamie qui menace les pêcheurs et le franchissement sans retour
d’une frontière culturelle se confondant dans le mythe avec celle nationale.
L’univers symbolique et rituel décrit par Skeat en 1900 peut encore être
observé de nos jours. Ruohomäki (2000 : 489) a étudié une communauté
musulmane de pêcheurs à Pha Nga, au Sud de la Thaïlande. On y apprend
que les marins célèbrent également des esprits gardiens féminins, protecteurs
du bateau et de l’équipage. L’auteur explique que le Mae Yaa Nang Rya,
l’esprit du bateau, communique avec les pêcheurs par l’intermédiaire des
rêves, tout comme Ma Shinma. Par ailleurs, Mae Yaa Nang Rya sert de
protection contre les éléments et certains phi jin117, ou esprits, apparaissant
sous la forme de lumière ou de boule de feu. Qu’est-ce que cette boule de
feu, ou pin-le-son”, pour les pêcheurs Birmans ?
115 Non pas qu’il n’y en ait pas en Birmanie, mais le passage de la frontière est ainsi frappé
d’une double transgression, politique et sociale.
116 Acte rituel que l’on retrouve chez les Moken également.
117 « La pulpart des esprits gardiens sont également connus en tant que phi jin, dont il est dit
qu’ils apparaissent sous la forme de boules de lumière ou de feu. Les phi jin peuvent être bons
ou mauvais. » (Skeat 1900 : 490).
162
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
163
Hégémonies birmanes
Manipallavam. Il existe donc une analogie avec l’île d’où vient la jeune fille
qui va se réincarner en pin-le-son”, ainsi qu’une explication au terme taing-
qu’elle emploie probablement à l’encontre de Mekhala, lui demandant d’être
témoin de sa prière. Par ailleurs, le thème de la vierge martyre est central
dans ces deux mythes.
De plus, la forme même que prend la manifestation du pin-le-son”
autorise la comparaison avec le mythe de Mekhala. En Thaïlande d’après
Maurel, le conte populaire de Mekhala et Ramasura raconte ceci :
« Mekhala était une belle jeune fille née de l’écume légère d’une
vague. Un jour, Ramasura le méchant aperçut Mekhala. Il fut
frappé par sa beauté et tenta de la forcer à le suivre dans son
royaume. Mais Mekhala refusa. Ramasura lança alors sa hache, qui
fait tomber la foudre, sur Mekhala. Mais, celle-ci, grâce à une boule
de cristal qui réfléchit les éclairs, put se protéger. Contraint de
battre en retraite, Ramasura déclencha une pluie terrible qui lui
permit de s’échapper. Depuis lors, Ramasura renouvelle
fréquemment ses assauts sur Mekhala en lançant sa hache qui fait
tomber la foudre. Et la jeune fille utilise toujours le même
subterfuge – la boule de cristal qui réfléchit les éclairs – pour se
défendre » (Maurel 2001 : 166, note 25).
Ramasura déclenche une pluie terrible, rappelant celles qui s’abattent sur
l’archipel pendant la mousson, avec lesquelles apparaissent le pin-le-son”.
Boule de feu ou de lumière, celui-ci semble être à la fois la « boule de
cristal » de Mekhala et la foudre de Ramasura. Toujours dans l’histoire de
Mhekala et Ramasura, tel qu’elle est jouée dans le théâtre thaïlandais au
début du XXe siècle, Wilhelm, prince de Suède, rapporte que Mekhala
possède une perle avec laquelle elle est capable de produire des éclairs
(Wilhelm 1915).
La grande force syncrétique qui anime la construction de l’espace
mythique des pêcheurs birmans se dessine ainsi progressivement.
Car sans avancer que la manifestation des phi jin des pêcheurs malais du
Sud de la Thaïlande soit liée à la divinité Manimekhala, leur extraordinaire
ressemblance avec le pin-le-son”, dont les éléments du mythe le lient
lui-même au panthéon des croyances d’origines indiennes, ne peut être niée.
Levi rappelle d’ailleurs qu’en dépit de sa présence dans le Pali Jakata,
Mekhala était avant tout une figure locale, attachée au port de Kevari, et
dont le culte et l’histoire furent colportés de ce haut lieu du commerce de
l’est asiatique vers le reste de l’Asie du Sud-Est. Le pin-le-son” rappelle que la
Birmanie, prise en étau entre l’Inde et la Chine, a reçu une grande influence
de la première au moins en ce qui concerne le monde de la navigation,
comme le montre encore la domination des calfats d’origine indienne sur les
chantiers navals du Tenasserim et du reste de la Birmanie d’ailleurs. Grâce à
la réorganisation de l’ensemble des emprunts, qu’ils soient d’origine
164
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
Car le mythe d’origine birman du pin-le-son” fait porter aux pêcheurs, et plus
particulièrement au capitaine du bateau, le fardeau originel d’une
transgression de l’ordre moral. Tout comme Ma Shinma naît d’un rejet de la
terre, le pin-le-son” fait état d’une union contre nature entre les pêcheurs et la
mer. La boule de feu apparaît d’ailleurs principalement en saison des pluies,
lorsque la mer est déchaînée, et plus « sauvage » que jamais. L’environnement
physique est intimement lié aux manifestations d’ordre mythique ou
fantastique.
Un pêcheur (de confession catholique) raconte à propos de son fils – qui,
dit-il, n’était pas près à croire l’existence de ce genre de manifestation – que
lorsqu’il était en mer avec son équipage, pendant une tempête, le pin-le-son”
vint s’accrocher en haut du mât de leur bateau. Éffrayé, le fils, capitaine du
bateau, alla chercher une assiette de piments frits qu’il tendit à bout de bras
vers la boule luminescente qui disparut aussitôt. L’apparition du pin-le-son”
fut attribuée au comportement alcoolique d’un des marins. Le récit qui est
fait par Ruohomäki de la rencontre entre un marin et un phi jin rejoint la
même forme de morale que ceux recueillis auprès des pêcheurs ayant
rencontré un pin-le-son” : il s’agit de punir des actes de malveillance, ou le
manque de respect en l’occurrence envers un esprit gardien d’un lieu de
pêche, autrement dit, il s’agit de rappeler la fragilité de l’existence humaine
en mer. Les premiers éléments d’une complémentarité entre Ma Shinma et le
pin-le-son”, l’un et l’autre ayant pour rôle de prémunir et de punir des
comportements asociaux dont le milieu marin est implicitement créateur
apparaît alors.
165
Hégémonies birmanes
166
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
Une fois les pratiques rituelles inscrites dans un ordre mythique dont le
culte de Ma Shinma est l’élément nodal, il reste à intégrer ce culte au
système plus vaste du culte des nat « birmans ».
La troisième version du mythe d’origine de Ma Shinma, dont l’histoire se
déroule exclusivement dans un environnement terrestre (jusqu’à ce que la
benjamine demande au roi à devenir le nat du bateau), montre combien Ma
Shinma est née d’un rejet de la terre vers la mer. Elle a également un autre
intérêt, celui de sa structure et d’un thème qui se retrouve dans un autre
mythe d’origine birman, la colère des esprits de la forêt.
Dans la littérature birmane (Maun Tchaun Da 1979 : 56-62 et Bha Nyunt
1981 : 146, cités par Brac de la Perrière 1984 : 350) Abo (« le vieux », disciple
de U Shin Gyi évoqué précédemment dans le rituel de propitiation du nat
gardien des eaux salées), serait le père des deux nat-thami” (esprits féminins)
gardiennes de l’île des Belles qui séduisirent Maung Shin (U Shin Gyi). Abo,
karen-birman ou karen-môn selon les versions, vivait de pêche et de chasse
dans les jungles du delta, sous la protection de l’esprit de l’arbre lamu’118
auquel il faisait des offrandes quotidiennes. Mais un jour, exaspéré par le
retard de l’esprit à leur rencontre, l’homme dispersa d’un coup de pied les
mets qu’il avait disposés au pied de l’arbre. L’esprit, pour le punir, fit en
sorte que l’homme revienne bredouille de la chasse. En colère, l’homme
abattit l’arbre et le jeta à la rivière, et l’esprit dut ainsi se réfugier dans les
deux filles du vieux, qui en moururent et devinrent les gardiennes de l’île
des Belles.
La colère de l’esprit de la forêt causant la mort de la (ou des) jeune(s)
fille(s) ainsi transformé(es) en nat-thami”, est un thème commun à ces deux
mythes. Frère et sœur dans la version de Ma Shinma, père et fille dans celle
de Abo, mortes dévorées par un tigre ou habitées par l’esprit de l’arbre
lamu’, ces quelques variations n’en soulignent que plus encore la ressem-
blance entre ces deux mythes. Ainsi, Ma Shinma pourrait être une des filles
d’Abo, une des esprits féminins qui causèrent la transformation de Maung
Shin en maître des eaux salées, U Shin Gyi.
118 Arbre poussant dans les ruisseaux saumâtres, Sonneriata M. (Judson 1893 : 904).
167
Hégémonies birmanes
168
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
Cette pirogue peut parfois prendre la forme d’un nâga, comme à Tenasserim
où elle fut longtemps le centre des courses annuelles disputées sous le regard
de la cour et aujourd’hui ressuscitées par quelques érudits bouddhistes de la
ville. En mer, ces pirogues sont relevées de bordés et prennent le nom de
doun-hlei ou hlaung” hlei sur le littoral entre l’Arakan et Yangon ou encore
shan”-ma’-pe’ dans le Tenasserim, où les bateaux se distinguent de ceux du
delta par la présence d’une proue permettant de mieux fendre les vagues. La
poupe sur laquelle se tient le capitaine, pe’nin” (littéralement « qui se tient
sur la poupe »), sert de classificateur pour établir une typologie de
l’ensemble des embarcations de la pêche du Tenasserim (ibid.). La présence
d’Abo dans cette pièce supporte cette probable origine mythique du bateau
birman, et confère à la poupe une grande portée identitaire. La proue est
quant à elle le marqueur identitaire des pêcheurs du Tenasserim, refuge et
symbole de Ma Shinma.
169
Hégémonies birmanes
noix de coco est souvent considérée comme un autel minimal pour le culte
d’un nat.
Une fois à bord, la proue est lavée avec du shampoing (khaung”shaw-yei).
Les offrandes sont ensuite amenées à bord et déposées sous la proue. Le
capitaine retire les anciens tissus noués à la proue, et y substitue des pièces
neuves119. Les bâtonnets d’encens sont glissés entre la proue et les tissus.
Enfin, du parfum de femme (yei-hmwei”) est versé sur la proue, qui est
ensuite enduite de thanak-kha”. La proue, tête de l’esprit Ma Shinma, est ainsi
animée comme le visage d’une femme. Notons la portée symbolique des
tissus noués autour de la proue comme ils le sont autour de la « tête » du nat
gardien de la maison symbolisée par une noix de coco. Une bougie est
allumée, de l’eau salée et du riz sont versés de chaque côté de la proue, puis
de l’encens est planté en trois endroits : sur le moteur, les hameçons et la
proue. Une grande partie de ce rituel est semblable à celui effectué au nat
lorsque les pêcheurs sont en mer.
Enfin, une offrande est faite à Bo Bo Gyi (terme signifiant « grand-
père »), le nat gardien du village. Tout d’abord, un verre de riz blanc est jeté
à l’eau, sur chaque bord et devant la proue ; une noix de coco est ensuite
passée au-dessus de la bougie, puis coupée pour en verser l’eau à la mer, de
chaque bord du bateau et devant la proue. De la canne à sucre est également
découpée et jetée à l’eau de chaque côté et devant la proue. Cette offrande,
tout comme le verre d’eau douce et le riz blanc, est destinée à nourrir à la
fois le nat du village et les « esprits-poissons » (nat-nga”). Notons que les
Malais nourrissent également les esprits de la mer et des rivières à l’abord de
passages particulièrement dangereux comme les hauts-fonds, les bouches de
fleuves, ou les rapides, à l’aide de riz cru et de feuilles (Skeat 1900 : 280)120.
Les Moken, lorsqu’ils rencontrent des cétacés, font une offrande d’eau douce
dont la fadeur, en plus de quelques incantations, permet d’annihiler la force
de l’eau de mer qui est vivante (Ivanoff 2004 : 421), ce que font également les
marins birmans du Tenasserim dans un cas similaire.
Enfin, dans certains endroits, à Kawthaung par exemple, où un temple de
Shin Upagotta est présent sur l’île située juste en face de la ville, les marins
effectuent une prière depuis leur bateau, face à l’autel.
119 Il faut noter que les anciens bouts de tissus sont rarement jetés et de préférence liés à une
autre pièce du bateau, comme le mât ou parfois les perches servant à ramener les filets de la
pêche au lamparo, pour « attirer les prises ».
120 L’auteur ne précise pas la feuille de quelle plante il s’agit. Les Malais musulmans fabriquent
parfois des talismans en inscrivant des textes arabes sur une feuille qu’ils jettent dans la mer.
170
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
Par ailleurs, il est possible d’établir une opposition entre les nat U Shin
Gyi, masculin, et Ma Shinma, féminin. L’un et l’autre ont des prérogatives
semblables, c’est-à-dire protéger les marins des périls de la mer, et assurer
des campagnes de pêche fructueuses. Cependant, U Shin Gyi, qui fait l’objet
d’un culte quotidien lorsque les pêcheurs sont à terre, se rapproche du statut
de nat de lignée et peut être considéré comme le protecteur d’une famille et
de son appartenance, que ce soit à la région du delta ou au Tenasserim. Il
représente la tradition, le monde d’où l’on vient. Quant à Ma Shinma, elle
est rattachée à la vie à bord. Le premier, esprit masculin, symbole d’un
monde maîtrisé (puisqu’il s’exprime à travers une descendance), et donc
domestiqué, s’oppose à l’esprit féminin, symbole de fécondité, évoluant
dans un monde dont la richesse est contrebalancée par sa dangerosité, le
monde sauvage. Cette dualité entre monde « domestiqué » et monde
« sauvage » est corroborée par la présence d’un tableau du nat U Shin Gyi
dans les cabines de pilotage des cargos uniquement, cabines qui abritent en
outre des couchettes. Elles sont un lieu de vie pendant des campagnes
pouvant durer plus d’un mois, que l’on tente donc de domestiquer en y
entreposant le tableau du nat des eaux saumâtres. En effet, ces trajets de
longue durée peuvent être perçus comme une migration du foyer, et donc
du nat de lignée. Enfin, derrière le gouvernail est parfois placé un triangle
confectionné par les moines bouddhistes, fait de trois baguettes de rotin
aplaties (rappelant les Trois joyaux du bouddhisme), et appelé payeik- yut,
171
Hégémonies birmanes
qui signifie réciter des sutta destinés à éloigner le mal ou la peine (payeik)
(Myanmar Language Commission 1993 : 252). Cet objet est imprégné des
pouvoirs par les moines, dont le fil de coton, payeik-khyi, qui intervient dans
l’ensemble des rituels de lien du bouddhisme. Pour en revenir aux bateaux
de pêcheurs, il se peut qu’il y ait un petit autel bouddhiste dans la cabine
située à l’avant et au-dessus du moteur. Cette pratique est toutefois très peu
répandue. Pour les pêcheurs donc, une fois en mer, seule Ma Shinma
s’occupe du bateau et de l’équipage qui lui rend un culte quotidien.
Quel que soit le cas de figure, cargo ou petite embarcation de pêche,
l’équipage effectue une prière quotidienne à l’esprit gardien du bateau.
Par exemple le Seigneur de la Grande Montage, tué parce qu’il possédait de trop grands
121
172
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
La pêche est un corps de métier dans lequel les savoirs sont très valorisés,
car les pêcheurs dépendent intrinsèquement de la connaissance de leur
environnement, un milieu mouvant, d’un jour ou d’un moment à l’autre. Les
pêcheurs se doivent donc de connaître leur environnement, de savoir
prévoir les gros temps, les marées, etc. Seulement, la pêche maritime dans le
173
Hégémonies birmanes
« Il y a quatre ans, un ami est parti pêcher sur un petit bateau avec
son père. Le temps devenu mauvais, il s’est exclamé : les vagues
sont grosses, nous allons avoir des problèmes. Son père lui répon-
dit, si tu dis cela, nous allons en avoir. Et le bateau a coulé ! Le père
lui-même s’est alors mis à jurer « ah, le bateau coule, nous voilà
finis », et alors un fantôme de mer est venu le toucher. Il l’a tiré par
les pieds vers le fond ».
Il est également interdit de boire de l’alcool sur le bateau, car alors les
comportements et les paroles ne sont plus maîtrisables. Cependant, la
première chose que font les pêcheurs lorsqu’ils se reposent entre deux nuits
de pêche, c’est boire ; mais jamais à bord, toujours à terre. Les échoppes qui
ouvrent dans les îles connaissent pour cela un succès certain. Le capitaine
d’un senneur que je rencontrai en 2006 et qui eut le malheur de boire sur le
bateau pendant une campagne, dans les îles de l’archipel, fut congédié par
son patron dès son retour à Kawthaung, la gravité du geste ayant motivé la
174
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
175
Hégémonies birmanes
122 « La cuillère à riz est une des armes favorites contre les mauvais esprits, [à l’exemple] de la
femme accouchant qui brandit une cuillère à riz à l’occasion d’une éclipse. » (Skeat 1900 : 108 et
note de bas de page).
123 Nous pourrions dire la même chose des patrons (kyei”zu”shin et lok-ngan”shin) au centre de
la mise en culture des terres du delta de l’Irrawaddy dont la plupart étaient concentrés dans les
villes, laissant aux fermiers l’appropriation de nouvelles terres et la stratégie du déplacement.
176
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
C’est une partie de cette « culture » du littoral qui est ingérée puis recyclée
dans le processus de birmanisation de la pêche maritime via le culte de Ma
Shinma. Néanmoins, signe de cette négociation de la frontière « vallée-
littoral » et non de sa traversée, les tokè et les nomades restent dans une
dynamique d’interdépendance – les premiers ont besoin des Moken pour
produire les ressources qu’ils revendent dans toute l’Asie du Sud-Est et les
Moken ont besoin d’eux pour acquérir le riz – sans possibilité d’inversion
des rôles, tout comme les riziculteurs shan ont besoin des buffles élevés par
les Kachin des montagnes pour cultiver leurs champs dans les vallées.
La relation d’interdépendance entre patrons et pêcheurs est bien évidem-
ment construite sur la propriété des moyens de production, l’impossibilité
d’une maîtrise sur la production renforcée par la variabilité des prix sur le
marché international, autant de facteurs précédemment identifiés. Mais le
degré d’inégalité de cette relation d’interpendance varie également en
fonction du degré d’appropriation de l’espace mythique par les pêcheurs. La
main-d’œuvre qui participe à la pêche sur les radeaux de bambou du delta,
venant du centre du pays, ne maîtrise pas plus l’univers technique (c’est
bien pour cela qu’elle en est réduite à une « main-d’œuvre ») que mythique
de la pêche ; c’est également le cas des pêcheurs employés par certaines
compagnies du Nord de l’archipel Mergui. Par voie de conséquence, les
pêcheurs maintiennent une certaine liberté par rapport au patron en
cherchant une autonomie à la fois économique et technique, les poussant à
explorer de nouvelles niches économiques tels les Birmans qui s’installèrent
un temps dans l’île de Nyawi, dans le Sud de l’archipel, pour récupérer et
revendre les poissons trop petits normalement rejetés par les chalutiers. Ce
genre d’entreprise pousse également à un autre mode de vie, celui insulaire,
au contact avec les Moken également et donc au contact avec un univers
mythique hors du cadre birmanisé entretenu par les patrons. Ainsi, l’action
normalisatrice et socialisante des patrons entretient paradoxalement une
fuite vers les marges de l’espace social et pousse une partie des pêcheurs à
une potentielle rupture, c’est-à-dire non plus une négociation de la frontière,
mais le passage de celle-ci sous l’effet d’enjeux politiques, sociaux et
culturels. C’est ce qu’illustre une partie de ces pêcheurs, devenus tokè
birmans des Moken, concentrant l’infidélité (la mobilité) propre aux
pêcheurs et l’exogamie propre au tokè en se mariant à des femmes moken. Il
s’agit du passage que je vais explorer maintenant, celui d’une exogamie
mythique à une exogamie culturelle.
Enfin, avant d’aborder cette dernière partie, notons que ce qui différencie
l’exogamie pratiquée par les rois birmans – et implicitement les patrons
(kyei”zu”shin et tokè) – de l’exogamie pratiquée par les populations apparte-
nant à la catégorie des « montagnards », est que la première a vocation
d’assujettissement (d’une population, d’une clientèle d’agriculteurs ou de
pêcheurs, de ressources) alors que pour les seconds elle vise l’alliance, plus
ou moins égalitaire, entre lignées.
177
Hégémonies birmanes
L’exogamie culturelle
De Lengan à La Ngann
178
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
Le village de La Ngann se situe dans un groupe de cinq îles portant les noms
de Charlotte, Anne, Maria, Eliza et Jane sur les cartes britanniques124 et
formant ensemble l’archipel des Sisters. Les Sisters sont à la même latitude
que la ville littorale de Bokpyin, mi-chemin entre les villes de Mergui au
Nord et de Kawthaung au Sud. Les cinq îles sont réparties selon un axe
Nord-Sud (98°E de longitude), entre 11°26’ et 11°19’ N de latitude. Elles
appartiennent à la deuxième série d’îles de l’archipel, et occupent une
position centrale puisqu’au Nord commence le district de Mergui et au Sud
celui de Kawthaung. Économiquement parlant, ce village donne accès à ses
habitants aux ports principaux du continent en même temps qu’il sert de
lieu de regroupement pour les bateaux en provenance des deux districts.
Administrativement parlant enfin, les villageois ont accès aux commerçants
et pêcheurs ayant une licence de l’une ou l’autre région. Le nom officiel de
La Ngann est directement transcrit du Moken lengan, signifiant « la main »,
en référence aux cinq îles composant ce petit archipel. Il est maintenant
composé de trois groupes de maisons répartis sur trois plages sableuses dont
deux sont situées sur l’île de Charlotte et une sur l’île de Anne. Le groupe de
Meu (Charlotte) en est le cœur économique, point de ravitaillement pour les
bateaux de pêche en provenance de tout l’archipel. Meu est aussi la terre de
la potao125 Poleng, où furent enterrés ses parents, devenant ainsi le couple
d’ancêtres fondateurs du groupe moken de Lengan. Sur la même île, séparée
par une crête rocheuse, une autre baie abrite le groupe moken de Gatcha.
Même si les Moken y sont plus ou moins sédentaires, ce groupe est
seulement composé de Moken, alors qu’à Meu les Birmans sont maintenant
en plus grand nombre. Enfin, sur l’île de Anne réside le groupe moken de
Daké, partageant également la plage avec des Birmans, bien qu’en moindre
proportion qu’à Meu.
L’histoire de ce groupement interethnique débute avec l’histoire de Maung
Aye, un ancien agriculteur birman qui vint de son village natal de Kyaik Kay
Ta (situé sur l’île du Biluu – « l’ogre » – dans le Township de Chaung Sone)
dans l’archipel Mergui au cours des années 1970. Il finit par mourir là où se
dresse le village actuel de La Ngann. Les informations concernant la vie de
Maung Aye, collectées auprès des habitants (moken et birmans) de La
Ngann ainsi que certains marins expérimentés de l’archipel, au-delà de leur
caractère véridique, véhiculent les enjeux culturels (identitaires), économiques
et politiques aux prémisses de la colonisation birmane de l’archipel Mergui.
Il est par ailleurs nécessaire d’agrémenter le récit de vie de Maung Aye de
124 La plus précise étant celle de l’amirauté britannique, au 1/300 000, publiée en 1975 sous le
titre Bay of Bengal — Mergui Archipelago, Admiralty charts and publications 216, publiée à
Taunton sous la direction de l’amiral G.P.D. Hall.
125 En moken, potao désigne un « ancien », un dirigeant de flottille.
179
Hégémonies birmanes
180
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
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Hégémonies birmanes
182
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
Après Tin Win – qui entre temps prit une femme moken du groupe de
Daké – un de ses cousins (première génération), Khin Win, venant
également de Kyaik Kay Ta, vint lui rendre visite en 1987. À l’exception de
Tin Win, il se rappelle qu’il n’y avait pas de Birmans vivant aux Sisters et
Lengan était encore un village de regroupement temporaire pour les Moken.
Pendant la saison des pluies, le groupe de Daké, composé alors de douze
familles nucléaires (c.-à-d. douze kabang composant sa flottille), s’installait
dans l’île de Anne. Daké aime raconter que ses parents vinrent il y a très
longtemps à Lengan avec cinq autres ebab. Mais à cette époque leur île de
résidence principale était encore Domel. Comme le père de Poleng, celui de
Daké était également chamane. Lorsqu’il mourut, Daké vint à Lengan
accompagné de Poleng, il y a de cela une vingtaine d’années – néanmoins, la
notion du temps dans le discours des Moken reste incertaine. Poleng raconte
que « Daké vint à Lengan à cause de la mort de ses parents ; il n’a pas eu le
courage de rester à Domel ». En dépit du lien sacralisé entre Poleng et
Lengan lui conférant le statut de potao du nouveau groupe de Lengan, Daké
rappelle que lui aussi y planta des arbres il y a longtemps, revendiquant
ainsi son rôle de fondateur ou, du moins, une légitimité de potao de Lengan.
Il est caractéristique des sociétés à littérature orale de sans cesse réécrire
l’histoire, a fortiori pour les Moken qui entretiennent une amnésie généalogique
au-delà de deux générations. C’est une façon de préserver leur identité et
leurs traits culturels face aux contraintes extérieures (politiques de sédentari-
sation, relocation forcée, colonisation birmane de leurs îles). Cependant,
Daké a abandonné la cérémonie des poteaux aux esprits depuis qu’il est à
Lengan, acceptant de manière implicite sa subordination au groupe de Poleng.
Khin Win (le cousin de Tin Win), pendant sa visite aux Sisters, rencontra
ainsi le groupe de Daké. Il s’installa finalement aux côtés de Tin Win, attiré
par l’opportunité offerte par le marché en développement de la pêche d’un
enrichissement bien plus certain que son métier d’agriculteur ne lui
promettait. Comme Tin Win, il s’engagea dans le commerce des ressources
« inépuisables » de Birmanie en direction du marché toujours plus
prometteur de la Thaïlande. Moins de six mois après son arrivée, il prit pour
épouse la fille de Daké, parlant déjà couramment le birman suite à une
période de plusieurs années à travailler comme femme de ménage pour une
famille de Yangon. En effet, dans les années 1980 quelques Moken furent
envoyés par les autorités birmanes à Yangon pour participer à un festival
ethnique. La fille de Daké fut alors prise en charge par une famille
sino-birmane qui lui apprit le birman avant de s’en séparer et de la renvoyer
dans les îles. Khin Win se rappelle que l’archipel était très dangereux à cette
époque. Alors que les manifestations de 1988 n’avaient eu encore que peu de
répercussions sur le Sud et en particulier les îles, il était tout aussi dangereux
de vivre en évitant les pirates que l’armée naissante du Myanmar. C’est
pourquoi les Moken et les Birmans vivant en leur compagnie avaient
l’habitude d’éteindre les feux la nuit et d’écouter le bruit des moteurs ; en
effet, les Moken sont capables de reconnaître un bateau juste au son de son
183
Hégémonies birmanes
126 Le rôle des militaires dans les actes de piraterie est renforcé par le contexte de la pêche
illégale dans les eaux territoriales étrangères, en l’occurrence la pêche thaïlandaise en territoire
184
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
L’officialisation du village,
premier pas d’une différenciation fonctionnelle
Myint Luin est en fait le seul Birman qui ne soit pas directement lié à l’histoire
de Maung Aye. Cependant, il est inséparable de l’histoire du village de La
Ngann. Originaire de Moulmein, il vint à Kawthaung en 1989, qui à l’époque
était à peine une petite ville frontalière, pour travailler comme pêcheur sur
un bateau birman. Il découvrit les Sisters pendant ses campagnes de pêche.
En 1993, il quitta son travail pour devenir exclusivement le tokè du groupe
de Poleng – au contraire des autres Birmans qui gardèrent toujours des
activités de pêche annexes et conséquemment attirèrent des travailleurs
birmans vers les îles. En 1994, il prit pour femme la fille de Poleng. Au même
moment, il apprit le Moken comme le firent Maung Aye et Thein Zan avant
lui. De ce moment à 2003, lui et les Birmans du réseau de Maung Aye se
croisèrent, mais sans jamais avoir d’échanges économiques. Néanmoins, ils
vont faire face de façon concomitante au processus de militarisation de
l’archipel. Par ailleurs, l’archipel Mergui devenait un enjeu économique
dirigé au niveau national. Ainsi, une ferme aquacole d’huîtres perlières vit le
jour à l’aide d’investissements étrangers (japonais notamment) près des
Sisters (à Pearl Island, Pulay Kyun en birman) pendant, qu’en 1996, le Salon
Ideal Village était créé. Mais à chaque tentative de sédentarisation, les Moken
réussirent à s’échapper vers d’autres îles. Le cours des évènements força
ainsi Myint Luin et le groupe de Poleng à changer plusieurs fois leur lieu de
résidence à la saison des pluies. Néanmoins, les tokè tirèrent avantage de cet
birman. Comme le remarque Liss à propos de la piraterie dans l’Asie du Sud-Est insulaire : « De
plus, les auteurs des attaques sont dans certains cas des membres du corps militaire, de la
marine ou de la police maritime. Pour ce personnel de sécurité mal intentionné, ces attaques
sont plus faciles à conduire si un bateau se trouve pris à pêcher illégalement dans les eaux sous
leur juridiction. La distinction entre de purs actes de piraterie perpétrés par les autorités locales
et une collecte légitime de ‘taxes’ sur la pêche illégale est assez floue dans ces incidents » (Liss
2007) [Traduction de l’auteur].
185
Hégémonies birmanes
âge pionnier pour tisser leurs réseaux économiques en relation étroite avec
les activités moken. Par exemple, le groupe de Gatcha qui vécut un moment
à Ma Gyon Galet où un des frères du potao vit toujours et dont le tokè est un
ami proche de Myint Luin. Ces deux tokè continuent d’ailleurs de travailler
ensemble pour acheminer leur production vers la Thaïlande, s’échanger des
informations concernant le prix des produits sur le marché, etc. Enfin, en
1996, la principale base navale de la Division du Tanintharyi sera déplacée
de Dawei à Mergui, accompagnée de la création de nouvelles bases pour
contrôler le dédale insulaire.
Les groupes de Poleng, Daké et Gatcha tentèrent régulièrement de
s’installer dans les Sisters ou alentour et furent régulièrement contraints de
déserter par les autorités. La présence de Birmans, au moins dans les
groupes de Daké et Poleng, attirait également plus l’attention des autorités
du Myanmar durant cette période de birmanisation et de « folklorisation »127
de l’archipel et de ses populations. Durant cette phase de mobilité forcée,
Myint Luin et les autres tokè entretenaient donc une relation relativement
égalitaire avec les Moken, ayant certes le rôle de patron-entrepreneur
« classique », mais les accompagnant durant la saison sèche à travers les îles
et passant la saison des pluies dans leur village temporaire.
Cependant, la prise militaire progressive de l’archipel accompagnée
d’une politique de segmentation des communautés interethniques conduira
Thein Zan et Myint Luin à réagir et joindre leurs forces. Quittant le réseau de
travailleurs birmans initié par Maung Aye – installé périodiquement dans
l’île de Anne avec le groupe de Daké – Thein Zan va rejoindre Myint Luin à
Meu (île de Charlotte). Il va le persuader, en tant que tokè et gendre de
Poleng, la seule potao légitime des Sisters, de s’installer définitivement à
Lengan et de faire une demande d’officialisation auprès des autorités. Ainsi,
la nouvelle politique concernant les Moken – les prémices de leur foklorisation
par le gouvernement central – va paradoxalement encourager Thein Zan et
les autres Birmans à s’engager dans des interrelations plus « organiques »
avec les nomades afin de préserver la niche économique qu’ils essayaient de
se construire depuis les années 1980.
La première tentative d’officialisation de la communauté de Lengan aura
lieu en 2000 auprès du Commander de la Division du Tanintharyi. Thein Zan
raconte qu’après avoir vécu de nombreuses années auprès des Moken,
lorsque les militaires venaient et les regardaient, il ressentait une forme de
pitié. C’est une des raisons pour laquelle il demanda au chef de la base
militaire 224 de Bokpyin l’autorisation de s’installer officiellement à Lengan,
profitant d’une visite d’un ministre malais dans la région. Thein Zan
s’autodésigna chef du village en attendant qu’il devienne officiel. Il explique
127Par « folklorisation », j’entends les politiques culturelles nationales dont l’objectif, sous
prétexte d’une reconnaissance officielle, est de vider un groupe ethnique de son identité
socioculturelle dynamique et complexe au profit de traits culturels statiques générallement
exposés durant les festivals et jours ethniques nationaux.
186
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
qu’à l’époque aucun des Birmans résidant avec les Moken ne voulait prendre
cette responsabilité, à cause des militaires de la navy venant régulièrement
dans le village pour manger et boire aux frais de leurs hôtes ; une fois
satisfaits, et le plus souvent ivres, ils quittaient le village, quelques fois après
avoir tiré quelques coups de feu, tuant éventuellement un chien ou deux.
Ce n’est cependant que trois ans plus tard que le village sera officiel-
lement reconnu par les autorités, au début de l’année 2004. Ces trois années
représentent le temps qu’il fallut pour stabiliser l’économie du village et
celui nécessaire aux autorités pour se voir confirmer la volonté des
entrepreneurs birmans de s’installer à Lengan sur le long terme. Cette
volonté fut concrétisée par la construction d’un monastère et plus tard une
pagode. Cette action méritoire sert autant qu’elle précède la « birmanisation »
du territoire. C’est donc en 2004 que les officiers de l’immigration vinrent
recenser les habitants, Moken et Birmans, comme résidents du nouveau
village salon de La Ngann (la’ngan-hsaloun”-ywa), mélangeant sa double
identité, birmane et moken. La Ngann fut donc mis sous la tutelle du
Township de Bokpyin. Ce recensement servit également à délivrer des cartes
d’identité aux Moken. Ce ne fut pas la première fois que les autorités
birmanes délivraient de tels papiers aux nomades. Certains d’entre eux en
reçurent dans l’île de Ross (Nord de l’archipel) avant les années 1990
(Ivanoff et Lejard 2002 :107).
Sur les papiers moken de Ross, les Birmans ont choisi un nom patro-
nymique, alors que les Moken se définissent avant tout en rapport à des
ancêtres eux-mêmes liés à une île. Par ailleurs, les nomades ont une société à
forte tendance matrilinéaire. Pour ceux de La Ngann, le nom moken est
simplement précédé du terme u” permettant de distinguer en birman les
hommes des femmes (ma’). Dans les deux cas, les Moken sont identifiés par
Salon (hsaloun”), l’exonyme refusant leur identité aux Moken. La seule place
laissée à l’identité des Moken dans la société birmane est implicitement celle
de « sauvages » (lu-yaing”), caractérisée par le nomadisme et leur dénuement
par rapport aux sédentaires, qui affirment ainsi leur supériorité. Ce point de
187
Hégémonies birmanes
vue est partagé par la plupart des Birmans du continent et prévalait encore
lorsque les Moken reçurent des papiers d’identité dans l’île de Ross : les
autorités leur reconnaissaient leur particularité de plongeurs (et non
pêcheurs), et même une religion « traditionnelle ». Mais plus au Sud, la
situation est différente. Myint Luin aime parler des connaissances des
Moken dans cet environnement singulier des îles, que ce soit pour trouver
des ressources marines ou forestières ou encore des points d’eau douce. Les
tokè birmans avaient besoin des nomades. Comme l’explique Thein Zan,
« nous nous installâmes à Lengan car nous y étions accoutumés et parce que
les Moken sont liés à cet endroit », et il en va de même pour les Birmans.
Thein Zan encore le signifie ainsi : « ce n’est pas comme si je ne pouvais pas
rentrer chez moi. Ce n’est pas le prix du voyage, n’est-ce pas ? C’est
simplement que je n’ai plus aucune raison de repartir là-bas ». Ainsi les
Moken de La Ngann ont été reconnus salon de l’Union du Myanmar et une
population de dits « pêcheurs bouddhistes » (pêcheurs et sédentaires par
opposition à plongeurs et nomades). En effet, être officiellement « bouddhiste »,
même comme salon et non comme birman, signifie gagner une place dans le
geo-body de la nation du Myanmar. En ce qui concerne les enfants issus des
alliances interethniques, ils devinrent tous des Birmans. Thein Zan dit en
effet « j’ai bien sûre désigné mes enfants comme Birmans… ils sont mi-Birman
mi-Moken. Mais sur les papiers ils doivent être birmans ». Sans aucun doute,
leur donner l’ethnicité birmane revient à les assurer de beaucoup de choix et
de possibilités quant à leur futur, que ce soit dans les îles ou sur le continent.
128 Par ailleurs, Nakamura et Venier (1968 : 19) expriment parfaitement le principe de metta :
« C’est le metta qui se doit de rompre les barrières séparant un individu d’un autre. Il n’y pas de
raison de se distinguer des autres sous le seul prétexte qu’ils appartiennent à un crédo religieux
188
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
ou une nationalité différente. Le vrai bouddhiste s’implique en toute chose sans faire de
distinction de race, de couleur, de classe ou de sexe. » [Traduction de l’auteur].
129 François Robinne (2011) illustre parfaitement la structuration d’un « paysage social » autour
d’un rituel bouddhique impliquant l’ensemble des populations composant ce paysage, sur les
pourtours du Lac Inlé.
189
Hégémonies birmanes
130San Ngwé travaille avec les Moken des groupes de Niawy et Lampi, et réside depuis
plusieurs dizaines d’années dans le village de Ma Gyon Galet.
190
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
131 D’origine pali, ce terme signifie la transition vers un état d’existence « heureux » (dans le
191
Hégémonies birmanes
132 L’avion et son rapport avec le vent est considéré comme un véhicule mythique par les
Moken. Ainsi, dans les autels moken et sur les bateaux, on trouve de nombreuses maquettes
d’avion en bois, munies d’hélice en plastique que le vent fait tourner afin de transporter les
esprits d’un endroit à l’autre de l’archipel.
133 « Dès lors qu’ils [les moines] ont terminé ils s’en retournent au monastères, les a-hlu
[offrandes] étant transportées à leur suite » (Shway Yoe 1963 : 593). Marcel Zago (1972 : 238)
remarque également que « certains usages transformés par le bouddhisme chez les Lao se
comprennent mieux en les comparant avec ceux des T’ai, par exemple les dons laissés aux
bonzes au lieu de les détruire pour les transmettre aux morts… ».
192
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
Pourtant les femmes moken ont dit qu’il fallait laisser la morte « penser
toute seule à présent ». Le cortège remonte sur le bateau et, une fois de
retour au village, les participants rejoignent leurs demeures ou occupations
respectives.
Le soir de l’enterrement, les sœurs et tantes aînées de Ma Hmwé sont
réunies autour du tokè, dans sa maison. Elles lui disent de ne pas avoir peur
des ossements de l’aïeul qui ont été ré-enfouis dans la terre, qu’il s’agit de la
famille. Il est important d’enterrer ensemble les membres d’une même
famille, afin qu’ils puissent se retrouver dans « l’au-delà ». Les arbres
marquent l’appartenance de toute une famille à un endroit et inversement, le
droit sur une terre. Elles lui disent également qu’il n’a pas à se faire de
soucis concernant l’éducation de ses enfants qu’elles comptent confier à la
petite sœur de Ma Hmwé, qui les élèvera avec l’or de la défunte. San Ngwé
peut, avec l’accord de toute la famille, chercher une autre épouse134.
Bien que Ma Hmwé ait été moken, elle était largement intégrée à la
société birmane dans laquelle elle enseignait, en tant que femme d’un
puissant tokè birman. Certes, le déroulement de l’enterrement est au premier
abord largement dominé par les Moken, alors que San Ngwé et les quelques
Birmans présents sont restés passifs durant la majeure partie de la cérémonie.
Cependant, les deux populations collaborent dans l’exécution de ce rituel de
passage s’il en est, représentant pour les Birmans un moyen d’accéder à une
forme de vie supérieure dans le cycle des renaissances, et pour les Moken un
moyen d’accéder au monde des esprits et des morts. Si les objectifs religieux
de ce rituel sont significativement différents pour les deux communautés,
son déroulement, tel qu’observé ici, présente de nombreuses similitudes
avec les formes traditionnelles de rites funéraires moken et birmans. Par
ailleurs, si Moken et Birmans partagent ce rituel, c’est qu’il en émane un
symbolisme commun à ces deux populations : l’appropriation du territoire.
Un cocotier est planté aux pieds de la défunte, les ossements de l’aïeul
sont déterrés avant de les inhumer à nouveau, afin de se rappeler à qui
appartient l’endroit. Ces éléments sont aux fondements mêmes du droit
coutumier en Asie du Sud-Est, donnant aux premiers arrivants le droit de
réclamer l’usage de la terre. Or, chez les Moken, les terres appartiennent
toujours aux ancêtres, qui marquent l’appartenance d’un sous-groupe à une
île. Par ailleurs, les Moken sont souvent contraints de changer d’aire de
nomadisme (qu’ils soient chassés par les militaires, l’installation d’un village
birman, la création d’une ferme perlière, etc.) et les morts, qui sont assimilés
aux ancêtres au-delà de deux ou trois générations, permettent de renouveler
ces appartenances. Les Moken, pour signifier leur légitimité face à l’arrivée
des Birmans disent souvent « nos ancêtres ont planté ici… »
134 Qu’il a déjà en réalité, une épouse moken dans le village de Nyawi.
193
Hégémonies birmanes
194
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
que ce soit dans le culte des 37 Seigneurs ou pour les figures locales –
incarnations des disparus.
195
Hégémonies birmanes
qu’il ait été en retrait pendant la plus grande partie de l’enterrement (en
compagnie d’autres novices), il participe au recouvrement du cercueil avec
les autres moken. Ma Hmwé, Moken lettrée, est en même temps promise au
thu’gati’ bouddhique et au monde des esprits moken.
196
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
197
Hégémonies birmanes
136 Pour une description et une analyse des compositions religieuses au sein des foyers mixtes,
cf. Boutry et Ivanoff (2008).
198
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle
Quant aux Birmans, leur conception du territoire est calquée sur les traits
apparents de celle propre aux Moken et les remplace progressivement. Les
principales îles de regroupement sont les premières à être colonisées, pour
des raisons évidentes comme la présence d’eau potable ou encore les
protections naturelles qu’elles procurent contre les éléments. En revanche, la
représentation birmane du territoire est contraire à celle des Moken, car
représentation sédentaire avant tout. Alors que les Moken l’imaginent
comme un système dynamique d’interactions entre le calendrier rituel,
l’exploitation des ressources, les échanges, etc., les Birmans divisent
progressivement le territoire en lieux de vie plus ou moins autonomes. La
mobilité des Moken est en partie réorganisée en fonction de la demande des
tokè. Il n’est pas rare qu’un tokè birman fasse venir des Moken d’un autre
sous-groupe de l’archipel, généralement des parents de son épouse compte
tenu de la règle d’exogamie qui prévaut chez les nomades. Or, les relations
entre Birmans et Moken sont objectivées par le maintien d’une niche
économique profitable aux tokè birmans. Jusqu’à 2004, les tokè birmans de La
Ngann avaient des activités « traditionnelles » (commerce d’holothuries,
d’ailerons de requins, de coquillages vers la Thaïlande) en même temps que
des activités de pêche. Mais avec le développement de la pêche maritime et
le nombre toujours plus important de Birmans venant s’installer dans les îles
pour explorer de nouvelles opportunités de s’enrichir, ils durent trouver une
nouvelle « niche économique ». Les Birmans nouvellement arrivés commen-
cèrent à exploiter les mêmes ressources que les Moken, mais avec des
bateaux équipés de compresseurs, biaisant la compétition avec les nomades.
Afin de concurrencer les nouveaux arrivants, les tokè birmans utilisèrent leur
statut pour concentrer l’ensemble des activités moken en la seule pêche aux
calamars. Ils créèrent ainsi une des activités de pêche les plus profitables de
l’archipel, concurrençant même la flotte plus industrialisée du littoral. Ils
commencèrent donc à envoyer des femmes moken sur des barques
traditionnelles moken (généralement utilisées pour se déplacer d’un kabang à
l’autre ou pour des activités de collecte), équipées chacune d’une ligne avec
un hameçon à calamar. À ce stade, la capacité des tokè à mobiliser la
« main-d’œuvre » moken devient donc une source de pouvoir et une
hiérarchie, encore balbutiante, s’opère en faveur des tokè mariés à des filles
d’ebab (les descendantes des ancêtres fondateurs des sous-groupes moken),
pour leur plus grande faculté de rassemblement. Si la base de ce pouvoir fait
appel à une structure traditionnelle moken – le sous-groupe – elle va à
l’encontre du système égalitaire des nomades et tend même à favoriser une
compartimentation des lignées.
Cependant, à l’instar de tout succès économique, cette activité attira
d’autres entrepreneurs birmans, menaçant l’équilibre de la niche basée sur
l’association entre les tokè et les Moken. Car les nouveaux arrivants ne
respectent pas nécessairement l’accord tacite passé avec les Moken depuis
les origines du village de La Ngann. Afin de s’assurer la fidélité des Moken
et le maintien de leur « hégémonie », les tokè birmans se doivent donc de
199
Hégémonies birmanes
200
Gens du Littoral
Du mythe au symbole,
de l’objet de culte au marqueur identitaire
La mixité avec les Moken est donc le seul moyen de parvenir à s’ancrer dans
les îles. Au niveau religieux et mythique, elle passe par la cohabitation entre
les cultes birmans et moken, dans les foyers comme à l’extérieur. Ainsi, les
autels aux nat Bo Bo Gyi (« grand-père », généralement l’ancêtre fondateur
d’un village) peuvent très bien cohabiter avec les autels aux ancêtres moken.
Il n’y a pas simplement surimposition des représentations, mais plutôt
« enchevêtrement ». En effet, les grands symboles du bouddhisme n’appa-
raissent pas dans les îles comme dans n’importe quel autre village de
Birmanie, pour la raison principale que l’ascendant des Moken sur le
territoire se traduit par la présence de certains symboles de leur cosmologie,
dont les plus importants sont les maisons aux esprits, les lobung et les
cimetières. L’opposition entre le côté noble du bouddhisme et celui vers
lequel sont dirigés les morts, entre le levant et le couchant d’ordinaire, se
doit d’être maintenue en tenant compte de la géographie religieuse moken.
Dans un lieu donné, une plage le plus souvent, les monastères et pagodes se
retrouvent donc à l’opposé des cimetières moken, antérieurs aux premières
manifestations du bouddhisme. Cette opposition est perpétrée dans le choix
des lieux d’enterrement. Ainsi à La Ngann, les Birmans sont enterrés sur la
colline située en face de celle que surmonte la pagode. Mais, cette opposition
n’opère pas pour les Moken qui, au contraire, associent les ancêtres et les
morts à l’appropriation d’un lieu. De ce fait, la « bouddhisation » du
territoire représente certes une forme nationale d’appropriation – et une
condition sine qua non pour que les nouveaux villages soient reconnus et
officialisés par les autorités birmanes – mais n’opère pas pour autant au
niveau communautaire ou individuel. L’organisation terrestre de la cosmologie
bouddhique reste périphérique aux interactions symboliques et socioculturelles
entre Birmans et Moken.
201
Hégémonies birmanes
202
6 Gens du Littoral
137 Ce rapprochement est d’autant plus intéressant que la plupart des nat apparaissent
représentés dans des tableaux ou sous forme de statuettes (pour les représentations des nat, voir
notamment Temple 1991).
138 La tortue est un animal sacrificiel de première importance chez les Moken, car il a une
charge symbolique puissante : c’est l’image de la femme, mais également celle de la mer, qui
s’oppose dans la fête des poteaux aux esprits au tigre, esprit de la forêt.
203
Hégémonies birmanes
139 Sur les emprunts techniques et l’évolution de la flotte maritime du Tenasserim, voir Boutry (2004).
204
6 Gens du Littoral
et l’archipel grâce au bateau pour les Birmans, ce qui revient à établir une
descendance.
Cette comparaison n’est pas fortuite, car il existe des autels similaires
plus loin sur le même littoral, à savoir dans le village moklen de Tha Peyoy,
île de Ko Phra Thong, dans le Sud de la Thaïlande (Ferrari et al. 2006).
Tournés vers la mer également, un autel bouddhique thaï et un autel
moklen, avec au centre une proue de bateau ceinte de tissus multicolores et
ornée d’une offrande de fleurs, telles qu’elles sont décorées sur les bateaux
partant à la pêche. Les Moklen appartiennent à la même vague migratoire
austronésienne que les Moken. Ils se différencient de leurs cousins par un
mode de vie semi-sédentaire, essarteurs peuplant les littoraux et les îles
mangées par la mangrove, spécialistes de cet entre-deux monde, mais
gardent encore les fondements d’un nomadisme qu’ils font revivre au
rythme du calendrier rituel et des emplois qu’ils occupent, refusant toute
possibilité d’ascension sociale en n’acceptant que les travaux les plus bas de
l’économie dominante (cantonniers, mineurs d’étain, saigneurs d’hévéa,
pêcheurs de crabes, de méduses, etc.) (Ivanoff 2004). Par ailleurs, ils
fonctionnent, tout comme les Moken, dans une relation d’interdépendance à
des tokè qui garantissent leur protection. Ce qu’il faut donc voir dans la
sacralisation de la proue par les Birmans est l’emprunt à des pratiques
symboliques et/ou rituelles appartenant à la Péninsule malaise, dans
laquelle Moken et Moklen évoluent depuis des siècles. Ces deux groupes
continuent d’ailleurs d’échanger, les Moken ayant de la famille chez les
Moklen et parfois même des femmes moklen (ibid.). Par ailleurs, la situation
actuelle des Moken de Birmanie tant à se rapprocher de plus en plus du
mode de vie des Moklen, à ceci près qu’ils sont économiquement exclusi-
vement tournés vers la mer. La « fixation » des Moken par les Birmans
entraîne une redéfinition de l’appartenance à un territoire, tout comme les
Moklen se reconnaissent un usufruit sur les terres qu’ils exploitent même si
elles ne leur appartiennent pas officiellement.
Pour les Moken le bateau est un objet à charge symbolique et identitaire
puissante, mais il n’est pas ritualisé. Le bateau est anthropomorphe, il
représente le nomadisme par sa bouche qui mange et son arrière qui
défèque, il est également la demeure des ancêtres. Quant aux Birmans, ils
sont dans un mode de vie charnière entre la sédentarité et le nomadisme, de
la même façon que les Moklen du Sud de la Thaïlande. Il n’y a donc qu’un
pas entre les poteaux aux esprits symbolisant les ancêtres et les proues
sacralisées comme il en existe chez les Moklen et les Birmans. Tout pense à
croire qu’il s’agit d’un marqueur identitaire inscrit dans la modernité – mais
ayant des racines plus profondes en rapport avec la relation entre le corps, la
société et le bateau (Manguin 2001) – puisque ce phénomène de sanctifica-
tion des proues apparaît après le tsunami en Thaïlande chez les Moklen (le
tsunami révélant de nouveaux enjeux sur l’acquisition des terres, devenue
un fort vecteur de sédentarisation) et en Birmanie quand les Birmans
s’installent dans les îles. Les proues marquent alors une transition, pour les
205
Hégémonies birmanes
140 Les fantômes de mer, yei thaye, qui hantent les eaux de l’archipel se manifestent en faisant
bouillonner l’eau, qui s’illumine pour laisser entrevoir des morceaux de corps, des bras et des
têtes coupées. Ces membres appartiendraient à des marins disparus en mer.
206
6 Gens du Littoral
207
Hégémonies birmanes
208
6 Gens du Littoral
209
Hégémonies birmanes
210
6 Gens du Littoral
« Gens du Littoral » ?
Pearson (1985 et 2006), dans une perspective historique plus qu’anthropo-
logique, propose une catégorisation des « sociétés littorales » sur la base de
certaines caractéristiques que partageraient une grande partie des populations
vivant à la fois des ressources terrestres et maritimes, les rapprochant
souvent plus entre elles que des populations voisines d’une même région.
Son article revêt plus une forme interrogative qu’affirmative quant aux
caractéristiques de ces sociétés, si ce n’est leur grande « perméabilité » aux
influences extérieures venues à la fois de la terre – la limitation de l’accès des
pêcheurs du Sud de la Thaïlande au littoral par la valorisation touristique en
est un exemple – et de la mer – processus d’islamisation de l’Asie du Sud-Est
insulaire par exemple. Ces sociétés seraient à la fois caractérisées par une
grande diversité et dans un processus constant d’homogénéisation sociale
(Pearson 1985 ; Gupta et Pearson 1987 : 79-80 et 83). Conséquence de cette
grande « perméabilité » des sociétés littorales, elles tendraient à disparaître
en tant que telle, notamment sous l’effet de l’apposition de frontières, d’une
mobilité entre terre et mer plus réduite qu’avant et tout simplement parce
qu’elles subirent et subissent plus de changements que les populations
continentales dont l’identité est construite autour de formes d’exploitation
de l’environnement bien plus immuables que les pratiques de pêche. Il est
211
Hégémonies birmanes
un fait, par exemple, que les pêcheurs des littoraux d’Asie du Sud-Est qui
auparavant exploitaient des parcelles de terre à des fins de consommation
domestique et parfois commerciale se sont vus relégués de plus en plus au
statut de sans-terre par les terriens s’appropriant les terres dans une
perspective de production de surplus bien plus affirmée. Les Moken, qui
exploitent autant la mer que l’estran et la forêt sont emblématiques de ces
sociétés littorales et ceci ne serait-ce que pour leur identité qui se nourrit de
la nécessité d’obtenir le riz, symbole de la sédentarité, par l’échange de
produits provenant majoritairement de la mer. Eux-mêmes sont menacés par
l’influence provenant de la société birmane continentale puisque la
colonisation de l’archipel par les pêcheurs birmans est à la source de
nombreux changements d’ordres sociaux et culturels. L’action des chalutiers
battant pavillon birman et thaïlandais appauvrit également les ressources
qu’ils exploitent. Entre le développement de ce concept à partir de l’étude
des sociétés de l’Océan Indien (Pearson 1985) et sa redéfinition plus récente
par le même auteur (Pearson 2006), « la société littorale » recouvre des
notions différentes, voire contradictoires. D’abord envisagée dans un sens
très large de sociétés à la fois engagées dans le commerce maritime et
l’exploitation des terres, la « société littorale » serait propre à inclure les
grandes thalassocraties d’Asie du Sud-Est insulaire, dans la mesure où elles
vivaient du commerce maritime tout en asseyant leur pouvoir sur le contrôle
des vallées et la riziculture. Néanmoins, cela ne fait pas des « sociétés
littorales » une catégorie socioculturelle et écologique comparable aux
catégories définies par Leach, dans la mesure où les Moken, nomades à
société égalitaire, n’ont a priori pas grand-chose en commun avec les
thalassocraties de la côte indonésienne partageant par exemple une
caractérisation du pouvoir plus proche de la catégorie de « Gens des
Vallées »141. En revanche, d’après Pearson, le régionalisme est une expression
de la société littorale et c’est en cela que la catégorie m’intéresse, considérant
effectivement la Péninsule malaise comme une région et même une
« ethnorégion », point sur lequel je vais revenir. Dans sa redéfinition de la
« société littorale », l’auteur – probablement face à la nature trop englobante
du concept – exclut les grandes sociétés commerçantes et la marine au long
cours par exemple, pour ne prendre en compte que les sociétés de pêcheurs
vivant sur le littoral et travaillant en mer. Une forme d’organisation sociale
où le couple serait garant du lien entre terre et mer à travers notamment une
plus forte division sexuelle du travail – l’homme en mer et la femme à terre –
que dans d’autres sociétés et donc la complémentarité des revenus et des
ressources tirés de la terre et de la mer seraient des caractéristiques de ces
sociétés du littoral. Pour mon propos et la définition d’une catégorie de
« Gens du Littoral » comparable aux catégories socioorganisationnelles et
141 Le pouvoir d’un souverain tenait effectivement à sa capacité à communiquer avec les esprits
contrôlant les cours d’eau formant les estuaires, se rapprochant en cela de l’autorité basée sur
un pouvoir charismatique propre aux « Gens des Vallées ».
212
6 Gens du Littoral
142 Ceci dit, les Moken continuent de collecter sur les estrans et les calamars ne sont pas une
213
Hégémonies birmanes
214
6 Gens du Littoral
144 Les conflits récurrents entre les Malais du Sud de la Thaïlande avec l’État central en sont un
215
Hégémonies birmanes
145 Rappelons qu’en effet, les Chinois sont les premiers entrepreneurs à avoir développé le Sud
de la Thaïlande.
216
6 Gens du Littoral
le nom laisse deviner qu’il doit pendre au cou du travailleur birman, ou hors
du réseau de protection du tokè, les migrants sont susceptibles d’être
(re)vendus ou déportés du côté birman de la frontière en même temps
qu’extorqués du peu de biens ou d’or qu’ils possèdent. Un « bon » tokè
rachète ses Birmans arrêtés et choisit certains enfants pour les faire
enregistrer sous sa responsabilité à l’école du village voisin.
Outre les formes d’exploitation subies par les Birmans illégaux dans le
Sud de la Thaïlande, la Péninsule malaise est un terrain propice à la
naissance de nouvelles dynamiques identitaires pour des parties de
populations contraintes par des facteurs historiques, politiques ou encore
économiques de se segmenter de leur « matrice » ou d’une certaine
« centralité ». C’est le cas des Birmans insulaires de l’archipel Mergui et très
probablement des Samsam146 ou encore des Orang Sireh147. La Péninsule est
une ethnorégion, définie par Ferrari comme « un ensemble de dynamiques
socio-culturelles prenant place au sein des différents espaces sociaux qui
composent une région, les liant conformément à des codes culturels
construit tout au long de l’histoire » (Ferrari 2011). Il s’agit donc d’un
système de réseaux interethniques basé sur les échanges socioéconomiques
et rituels que les Birmans immigrés peuvent intégrer en développant
certaines stratégies. Les Birmans y prennent la place des minorités ethniques
(Moken, Moklen, Urak Lawoi) qui autrefois servaient de main-d’œuvre et à
défaut d’une reconnaissance institutionnelle s’identifient volontiers aux
populations « soumises », mais parties d’un ordre propre aux relations
interethniques de cette ethnorégion. Certains d’entre eux intègrent par
exemple le rituel du dixième mois dans certains endroits du Sud, une
démarche remarquable dans la mesure où ils partagent au cours de ce rituel
la place des nomades marins (Urak Lawoi, Moklen et Moken) recevant les
offrandes des bouddhistes dans les temples de la région de Phang Nga :
146 « Un groupe issu d’alliance entre Malais et Thaïs (Satun, Kedah, Perlis), entre bouddhistes et
musulmans, de plusieurs milliers de personnes (dans les années 1920). La langue est le principal
marqueur de cette population, la nourriture et d’autres domaines de la culture également. On
voit donc que les marqueurs d’une identité ethnique sont aléatoires, la religion, la technique et
la langue n’étant pas toujours suffisantes, alors que dans d’autres cas un seul de ces marqueurs
suffit à reconnaître un groupe ethnique. L’identité samsam dépasse donc le clivage religieux (ils
sont musulmans). Selon Crawfurd (1987 : 28) le mot viendrait de la contraction des termes
“Siamese” et “Samang”. Archaimbault (1957) aussi pensait que les Samsam (ethnonyme qu’il
supposait dérivé du Hokkien tcham-tcham — “mélanger” étaient d’origine peut-être mêlée (thaïe,
chinoise, aborigène, malaise). D’autres théories sur l’origine du terme “samsam” existent, comme par
exemple la contraction des termes “Siam” et “islam”. » (Boutry et Ivanoff 2008 : 14, note 5).
147 « Les Orang Sireh pourraient être des descendants d’un couple mixte fondateur (le premier
“patron-entrepreneur” malais musulman et de Kèn, chassée pour avoir trompé sa sœur, la reine
moken Sibian). Cette relation expliquerait l’isolationnisme de ce groupe en dépit de leur
assimilation par les chercheurs aux Urak Lawoi des îles d’Adang, Lanta et Phuket (Supin
Wongbusarakum 2007 : 11). Ils parlent l’urak lawoi, mais comprennent et parlent également le
moken et se distinguent sur la base du toponyme Sireh qu’ils ont transformé en Orang Sireh. »
(Boutry et Ivanoff 2008 : 41)
217
Hégémonies birmanes
« En effet, réclamant des dons que chacun estime lui être dû,
conférant des mérites aux bouddhistes, pénétrant les enceintes des
temples et des maisons, sans toutefois ne jamais rentrer dans les
bâtiments, s’arrachant les offrandes destinées aux pret148 lors du
dernier jour et les destinant à leurs propres ancêtres, c’est leur rôle
dans la réalité sociale ethnorégionale qui est mis en scène chaque
année. Mais aussi, c’est leur statut de “premier habitant”, compo-
sante « sauvage » de la société, nécessaire à son équilibre, qui y est
représenté. Leur présence est indispensable au bon déroulement
du rite, tout comme leur rôle est fondamental dans la structure
sociale ethnorégionale, et c’est ce que leur quête rappelle : une
population perçue comme étant hiérarchiquement inférieure [par
les Thaïs notamment], garante néanmoins de forces antérieures
que le nouvel arrivant ne peut contrôler sans elle. » (Ferrari 2012 :
109-110)
218
6 Gens du Littoral
219
Hégémonies birmanes
220
Conclusion
221
Hégémonies birmanes
sociale, voire ethnique, au contact d’un « vrai » espace social littoral, donc
d’un autre système prêt à les intégrer à son tour.
Or, cette trajectoire peut être retracée à travers l’expression des rapports
sociaux qu’est la relation de patron-client et de son expression birmane – la
relation au kyei”zu”shin – qui ne souffre d’aucun complexe à être confrontée
à une diversité de situations et d’échelles. De l’organisation du pouvoir et de
son influence à l’échelle d’un royaume jusqu’à l’unité minimale de
socialisation de l’environnement en passant par l’articulation des relations
interethniques, l’interaction patron-clients éclaire la construction et le
renouvellement de la société birmane. Elle se situe au point nodal de
l’articulation entre les sphères politique, économique, religieuse, sociale,
entre la nature (les techniques, les savoirs) et la surnature (la place de
l’individu dans l’ordre cosmologique).
La relation de patron-client intègre l’espace et le birmanise. Pour cela elle
hiérarchise et donc structure, elle est une représentation du modèle centre-
périphérie qui domine l’espace social birman. Une réminiscence du modèle
du Mandala dont l’autorité tend à diminuer au fur et à mesure que l’on
s’éloigne du centre, autorisant et impliquant les multi-allégeances aux
périphéries. On retrouve au sein du système de patron-client et des relations
que les patrons entretiennent entre eux cette structure à toutes les échelles. À
l’échelle nationale, l’État doit se contenter d’une birmanisation toute relative
du Tenasserim dont l’économie ne peut-être intégrée à son geo-body que
grâce au lien que la région entretient avec les marchés des pays voisins, que
ce soit la Thaïlande, la Malaisie ou encore Singapour. Le lien qu’entretient
l’économie nationale avec les marchés étrangers repose d’ailleurs sur les
patrons et leurs réseaux, faits des alliances avec les investisseurs étrangers.
Durant le processus de colonisation birmane du delta de l’Irrawaddy, les
patrons agissaient comme le ciment entre une société birmane en expansion,
l’introduction de la production sur le marché international et des investis-
sements que seuls les Chettiar étaient en mesure de procurer et suppléer le
rôle de l’État. Simultanément à l’échelle locale, que ce soit dans le delta ou
dans le Tenasserim, les patrons étaient et sont encore garants d’une hégémonie
birmane sur le cœur de la production en injectant et en redistribuant les
moyens économiques et sociaux nécessaire à son fonctionnement et en
intégrant leur « domination » à l’univers religieux puisque la relation au
kyei”zu”shin mobilise les principes mêmes du bouddhisme : la compassion
(metta) du « supérieur » qui reçoit en retour la gratitude (kyei”zu”) de son
« subalterne » (le roi et ses sujets, le patron et ses clients, le maître et ses
élèves, les parents et leurs enfants, etc.). Ce qu’apporte l’étude de
l’appropriation du littoral, un éternel front-pionnier en Asie du Sud-Est
continentale, est que cette relation plonge également dans les formes les plus
« appliquées » de la socialisation du territoire. Le kyei”zu”shin intègre les
cultes et les croyances locales, les organise et les normalise, puis les diffuse
dans sa sphère d’influence.
222
Conclusion
223
Hégémonies birmanes
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Hégémonies birmanes
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Bibliographie
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Hégémonies birmanes
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Bibliographie
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Table des matières
Introduction ............................................................................................................ 5
Première Partie
Un espace social littoral d’Asie du Sud Est continentale
1 Migrations et naissance d’un espace social littoral ................................ 13
Repenser l’hégémonie birmane dans l’interethnicité ....................................... 16
Le littoral, une frontière ? ..................................................................................... 27
Deltas et littoraux, des frontières « naturelles » ? ......................................... 27
Les frontières comme centre d’un espace social .............................................. 34
2 Le peuplement de l’archipel Mergui :
un modèle de « colonisation adaptative » ? ........................................... 47
Le peuplement du Tenasserim et de l’archipel Mergui :
premières marches et sociétés plurielles ...................................................... 50
Mergui, mémoire de la région et réservoir mythique...................................... 51
Le développement des activités économiques de l’archipel.............................. 59
L’île de Kisseraing .......................................................................................... 62
Ross et Elphinstone ........................................................................................ 66
Domel ............................................................................................................. 71
Le Sud de l’archipel............................................................................................... 77
Le Sud malais ................................................................................................. 77
Particularités Sud et renouveau de la colonisation ........................................ 78
La mobilité : un nouveau mode de colonisation.............................................. 82
Kawthaung ............................................................................................................. 87
3 La relation de patron client, creuset des frontières « birmanes » ...... 91
Les fronts pionniers birmans ............................................................................... 91
De quelques structures socioéconomiques de la pêche
dans le Nord du Tenasserim .......................................................................... 96
La relation de patron-client,
structure transitionnelle de la « birmanité » ? ........................................... 101
Coordonnées birmanes et moken dans la « géographie » de Leach ............... 103
Excentration ................................................................................................. 107
Décentration................................................................................................. 110
Oscillations................................................................................................... 114
Le grand passage........................................................................................... 118
237
Hégémonies birmanes
Deuxième Partie
Peupler, construire et déplacer les frontières
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ? ................125
D’une construction « verticale » à « horizontale » du littoral ........................125
Culte des nat et bouddhisme sur le littoral birman .........................................127
U Shin Gyi, nat de la transition et identité littorale .........................................130
Mythe d’origine du nat et représentations ...................................................131
Du nat « pionnier » au nat de la mer ...........................................................138
Culte communautaire et territorialisation ....................................................143
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle .................................149
L’exogamie mythique..........................................................................................149
La menace structurante de l’exogamie ..........................................................150
L’exogamie mythique comme unité de birmanisation...................................159
Exogamie mythique et ordonnancement des cultes.......................................165
Tokè « exogame », pêcheur infidèle et vice versa .........................................172
L’exogamie culturelle ..........................................................................................178
De Lengan à La Ngann.................................................................................178
Maung Aye, héros civilisateur contemporain...............................................179
Des pirates aux militaires .............................................................................182
L’officialisation du village,
premier pas d’une différenciation fonctionnelle ........................................185
Une exogamie déontique ....................................................................................188
L’enterrement d’une femme de tokè .............................................................190
Les « lignées » moken comme fondement de l’hégémonie birmane ...............197
6 Gens du Littoral.............................................................................................201
Du mythe au symbole, de l’objet de culte au marqueur identitaire..............201
Des frontières socioculturelles à la différenciation ethnique .........................207
« Gens du Littoral » ?...........................................................................................211
Conclusion ............................................................................................................221
Bibliographie .......................................................................................................225
238