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HÉGÉMONIES BIRMANES

DYNAMIQUES D’APPROPRIATION
DES FRONTIÈRES LITTORALES
(DELTA DE L’IRRAWADDY, TENASSERIM,
SUD DE LA THAÏLANDE)
L’Irasec
L’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (USR 3142 – UMIFRE 22
CNRS MAEE) s’intéresse depuis 2001 aux évolutions politiques, sociales et
environnementales en cours dans les onze pays de la région. Basé à Bangkok, l’Institut
fait appel à des chercheurs de tous horizons disciplinaires et académiques qu’il
associe au gré des problématiques. Il privilégie autant que possible les démarches
transversales.

Irasec
179 Thanon Witthayu, Lumphini, Pathum Wan,
Bangkok 10330, Thaïlande
www.irasec.com

Les Indes savantes


94 boulevard Auguste Blanqui, 75013 Paris
www.lesindessavantes.fr
Collection FOCUS – ASIES

Hégémonies birmanes
Dynamiques d’appropriation des frontières littorales
(delta de l’irrawaddy, tenasserim, sud de la thaïlande)

Maxime Boutry
Maquette et couverture : Mikaël Brodu

Cartes : Mikaël Brodu


(adaptées d’après les éléments fournis par l’auteur)

© IRASEC, 2014
ISBN 978-2-84654-392-7
Introduction

La Birmanie 1 , pays rattaché à l’Asie du Sud-Est continentale, n’est pas


réellement connue pour ses peuples littoraux et maritimes. Au contraire,
sous l’impulsion de la couronne d’Angleterre au XIXe siècle, le delta de
l’Irrawaddy fut transformé en grenier à riz, propulsant jusque dans les
années 1960 la Birmanie au rang de premier exportateur mondial,
continuant ainsi une tradition de développement du pouvoir avant tout basé
sur la maîtrise de l’irrigation et la riziculture. Le régime dictatorial qui
débuta en 1962 pour ne se terminer qu’en 2011 a grandement aidé à
renforcer l’image d’un pays renfermé sur lui-même et par conséquent peu
enclin à s’ouvrir sur la mer et le monde extérieur. Au contraire, la Thaïlande,
autre pays d’Asie du Sud-Est continentale et limitrophe de la Birmanie,
autre puissance également basée sur la riziculture, possède la flotte de pêche
maritime la plus importante de toute l’Asie du Sud-Est. Serait-ce qu’une
partie de la population thaïlandaise a développé une culture de la mer,
s’éloignant ainsi de sa matrice originelle, au contraire de la Birmanie ? La
réponse est non2, au contraire : 90 % des marins engagés sur la flotte de
pêche maritime thaïlandaise sont des immigrés, et majoritairement originaires
de Birmanie et du Cambodge.
Qui sont et d’où viennent ces « Maîtres de la Mer » (Kyaw Thein Kha
2010) birmans qui alimentent le développement de la pêche thaïlandaise en
particulier et le développement du Sud de la Thaïlande en général ?

Pour y répondre, il faut repasser la frontière côté birman et prendre pied


sur le littoral du Tenasserim. La région du Tenasserim, la plus méridionale
de la Birmanie et ouverte sur la mer des Andaman, est située au croisement
de grandes cultures de l’Asie du Sud-Est, continentale et insulaire. Sur la

1 Successivement renommée Union du Myanmar par la junte en 1989 et République de l’Union

du Myanmar depuis les élections de novembre 2010 qui marquent l’entrée du pays, officiellement
parlant, dans les démocraties de ce monde. Tout au long de cet ouvrage nous utiliserons le
terme de Birmanie pour désigner le pays, non pas par conviction politique, mais par simplicité,
hormis lorsque nous désignons spécifiquement le territoire national et sa construction.
2 Notons qu’il existe des populations de pêcheurs (Malais et Thaïs du Sud) ainsi que des

nomades marins dans le Sud de la Thaïlande. Cependant ils ne participent que peu ou pas à la
pêche industrielle de gros tonnage.

5
Hégémonies birmanes

mer, les peuples austronésiens dominent, pêcheurs malais exploitant les


ressources halieutiques de la Malaysia (considérée ici comme un ensemble
comprenant la Malaisie et Singapour, qui est la vision indigène) aux
littoraux du Sud de la Birmanie en passant par le Sud de la Thaïlande. Le
Tenasserim abrite également l’archipel Mergui, un dédale insulaire de
plusieurs centaines d’îles et d’îlots, territoire des Moken, des nomades
marins dont la présence est attestée dans cette région depuis le XVIIe siècle.
De Ranong, port de pêche actif du Sud de la Thaïlande, moins d’une heure
de barque à moteur suffit pour rallier Kawthaung en Birmanie, où
commence la partie birmane de l’archipel Mergui 3 . Ici commencent les
marches du pays, une périphérie pour cet État particulièrement centralisa-
teur qu’est la Birmanie, et qui tente de (re)conquérir la région depuis une
vingtaine d’années, à travers le développement économique de la pêche
maritime. S’ensuit une migration importante de nouveaux pêcheurs, des
Birmans partis à la conquête du littoral et des îles de l’archipel dans l’espoir
d’une ascension économique et sociale.
La migration des Birmans venus de Basse-Birmanie vers le Tenasserim et
plus particulièrement l’archipel Mergui est le cœur du terrain ethnographi-
que sur lequel repose cet ouvrage, ayant donné lieu à plus de quatre années
(2003-2007) de recherches dans le cadre de mon doctorat (Boutry 2007b).
Depuis environ deux décennies, le Tenasserim est en effet le théâtre d’un
développement économique sans précédent, accompagné d’une multiplication
des villages insulaires de pêcheurs. Durant presque cinq ans, j’observais
l’installation de centaines de Birmans dans les îles, transformant des
regroupements semi-sédentaires de quelques dizaines de maisons à des
villages officialisés et comptant plusieurs centaines de foyers ; je constatais la
multiplication des intermariages entre Birmans et nomades, la transformation
complète de la flotte de pêche (notamment la raréfaction des bateaux de
modèle birman au profit d’embarcations de type malais) et l’exploitation de
nouvelles ressources marines accompagnées de l’adaptation de nouvelles
techniques. J’ai finalement assisté à la construction en temps réel d’un
nouvel espace, grâce à la capacité d’adaptation d’une société souvent
considérée comme fermée et repliée sur elle-même, s’exprimant dans les
mariages interethniques, les emprunts technologiques, la création d’un
espace mythique redéfinissant la place des Birmans et des nomades dans
une association objective pour l’exploitation efficace des ressources.
L’ensemble de ces processus soulève d’abord des questions relatives à
l’identité présumée des Birmans : qu’en est-il de cette aversion « tradition-
nelle » pour le milieu marin – argument avancé pour expliquer le repli
historique du pays sur lui-même (Robinne 1994a : 183) – s’exprimant dans
les mythes d’un peuple birman dont le centre culturel et de reconnaissance
identitaire se trouve en Birmanie centrale ? Qu’attendaient les Birmans pour

3L’archipel Mergui s’étend depuis les îles Similan en Thaïlande, jusqu’à l’île de Tavoy, au Nord
de Mergui en Birmanie.

6
Introduction

conquérir le domaine maritime ? Comment s’y prirent-ils ? Et bien sûr qu’en


a-t-il résulté ? De l’organisation sociale aux pratiques rituelles en passant par
les techniques, autant de questions sous-tendant l’axe de ma thèse,
L’appropriation du milieu marin par les pêcheurs du Tenasserim.
Cette appropriation du milieu marin, observée en temps réel, m’a
précipité dans la construction identitaire propre à un segment de la
population birmane et ayant conduit à une forme d’hégémonie sur le
« territoire »4 et ses ressources. Le concept d’hégémonie désigne avant tout
le résultat des stratégies mises en œuvre par les « colons » birmans afin
d’acquérir une place dominante dans l’exploitation des ressources, jusqu’à
en contrôler l’ensemble de la production. Ces hégémonies se soldent
généralement par une forme de domination, souvent démographique,
généralement culturelle et toujours politique de la population birmane dans
les régions explorées dans cet ouvrage. Néanmoins, l’identité hégémonique
des Birmans n’est pas prise ici comme une donnée. Au contraire, je
m’intéresse à la construction même de cette hégémonie et « aux processus
par lesquels la culture dominante s’est construite en Birmanie dans le
rapport dialogique avec des groupes différents ou avec des pratiques
sociales particulières » (Brac de la Perrière 2008 : 99). Or, la dynamique
pionnière d’appropriation de l’archipel par les Birmans jette un éclairage
nouveau et définitivement contemporain sur la capacité d’adaptation
birmane, conduisant à de profonds changements sociaux, parfois même à la
limite d’une différenciation ethnique. Autrement dit, il est question d’une
hégémonie paradoxalement acquise dans l’inter-ethnicité et les compromis
sociaux et culturels.

S’agit-il d’une « anomalie » isolée du fonctionnement de l’espace social


étendu birman ou, au contraire, ces dynamiques se retrouvent-elles ailleurs
en Birmanie, dans l’histoire proche ou lointaine d’une prise de contrôle sur
les territoires qui forment aujourd’hui la République de l’Union du
Myanmar ? Cette question fait appel à ce que Winichakul (2003) nomme une
approche « interstitielle » de l’Histoire, un appel à prendre à contrepied la
compréhension classique de l’Asie du Sud-Est, généralement conçue sur le
modèle d’une opposition entre « centres » et « périphéries » (centres culturels
et politiques jusque dans le modèle des mandalas) et supposant le rôle décisif
des centres dans la construction historique de la région. C’est également
poser le problème de l’existence de frontières et du sens qui leur est donné :
limites, zones d’interaction, zones de création et de redéfinition identitaire,
échelles ? Ce premier questionnement impliquant le second : quel est le rôle
des frontières dans la construction des soi-disant centres ?

4 Ici le territoire est un ensemble fait du littoral, des îles, des estrans, hauts-fonds et de la

haute-mer, qui sont exploités différemment et par des populations différentes, parfois pour les
mêmes ressources mais avec des stratégies diverses comme nous le verrons.

7
Hégémonies birmanes

À partir des données de ma thèse, mises en perspective par des


recherches récentes (de 2008 à 2010) menées dans le delta de l’Irrawaddy (et
particulièrement dans les Townships5 les plus au Sud et près de la mer –
Labutta, Haing Gyi island, Bogale, Pyapon et Dedaye) d’une part, et dans le
Sud de la Thaïlande (de la ville frontalière de Ranong à la province de Phan
Nga) d’autre part, je me propose de répondre à ces questions et d’enrichir les
réflexions existantes sur les constructions identitaires, l’ethnicité et les
frontières à partir du modèle birman. Afin de situer mon propos, je
reprendrai les mots de Poutignat et Streiff-Fenart (2008 : xii), à savoir « que
les questions soulevées par une théorisation de l’ethnicité [ne] portent pas
sur des entités sociales spécifiques, mais sur le fonctionnement d’un schème
général de partition sociale, opérant par position de frontière entre « Nous »
et « Eux ». C’est dans la formalité de ce cadre d’interprétation que réside le
caractère heuristique de l’ethnicité en tant que catégorie analytique ».
J’ajouterai à mon compte que l’ethnicité est un schème de partition
fonctionnant sur l’apposition de frontières, frontières qui sont elles-mêmes
faites pour être négociées, dépassées, déplacées et sans cesse recréées. Le
concept d’ethnicité, s’il est avant tout une catégorie analytique pour les
chercheurs, prend tout son sens en tant que repère dans le cadre
d’interactions (entre différentes couches sociales, entre groupes sociaux ou
ethniques), qu’elles soient structurelles d’une société ou nécessaires à
l’adaptation d’un groupe à un nouvel environnement (écologique, ethnique,
politique, etc.) L’ethnicité agit donc comme un repère pour les populations,
une fonction évidente dans les discours politiques prétextant une
appartenance à un ensemble de traits culturels pour se distinguer et
s’opposer par exemple (également, renverser une forme de stigmatisation à
leur profit), mais valant pareillement au sein d’un groupe engagé dans un
processus de changement social, et même pour un individu agissant au sein
d’un système économique impliquant divers groupes ethniques par
exemple. C’est exactement la multiplicité des échelles auxquelles s’applique
l’ethnicité qui pose problème aux chercheurs :

« Des considérations sur le changement d’époque, postmoderne ou


postnationale, qui associent l’ethnicité aux obsessions identitaires
nationales d’une modernité en train de passer, peuvent laisser
croire qu’une telle évolution est déjà amorcée. Ces considérations,
quel que soit leur bien-fondé sur les changements historiques en
cours […] laissent entières, voire reconduisent les conceptions des
identités dont elles cherchent à se distancer. » (Poutignat et
Streiff-Fenart 2008 : ix-x)

5 Unité de découpage administratif en Birmanie équivalente à celle de commune.

8
Introduction

De fait, en le liant au concept de frontière, l’ethnicité n’est plus un objet


d’essentialisation des sociétés, mais un outil de compréhension de leur
nature dynamique permettant de les resituer dans l’interaction.

D’où vient la contradiction entre les groupes de Birmans « saisis » dans


l’interaction et l’adaptation, et la représentation « centralisatrice » d’une
culture fondée sur la sédentarité (la riziculture inondée impliquant
l’immobilisme) et le repli identitaire, voire l’isolationnisme ? Comment les
Birmans réussissent-ils à coloniser de nouveaux territoires et à s’adapter ?
Notons ici que tout au long de cet ouvrage qui traite avant tout de fronts
pionniers, j’utiliserai les termes « coloniser » et « colonisation » comme
l’action de « peupler de colons », sauf lorsque cela est précisé (par exemple
« colonisation anglaise »). Ce choix est en relation avec l’étymologie du mot
« colonie » (latin colere ; français « cultiver »), qui associe l’action de coloniser
à une entreprise culturale et plus généralement d’exploitation des ressources.
Sur son blog Montray Kréyol, le linguiste créole Jean Bernabé (2009) lie
parfaitement la notion de « colonisation » à celle « d’appropriation » :

« [Les deux traits fondamentaux du mot “colonie”] supposent


respectivement la notion d’espace et celle de disjonction6. Espace,
parce que toute démarche culturale implique un territoire à
cultiver. Disjonction, puisque, par définition, le territoire en
question n’est pas celui du colon. [L’entreprise coloniale] est
assimilable à une structure de type narratif dont le colon est un des
protagonistes. [...] La structure narrative en question peut être
dynamique, débouchant sur la révélation d’une prise de
possession de l’espace, c’est-à-dire d’une mise en conjonction du
colon avec l’objet (le territoire), en d’autres termes, d’un processus
d’appropriation »7.

La contradiction apparente entre une société birmane pensée comme


« immobile » et l’adaptabilité nécessaire à l’appropriation de nouveaux
environnements se joue avant tout sur un paradoxe émanant d’une
mauvaise interprétation de la temporalité : la dictature birmane, un des
derniers États réellement centralisateurs, son pouvoir de coercition envers la
société birmane (pouvoir associé à un bouddhisme fort et essentialisé face à
la diversité ethnique, religieuse et rituelle propre aux sociétés d’Asie du
Sud-Est), tend à cacher certains processus récurrents dans la formation des
pays de la région que les chercheurs ont su reconnaître dans leur dimension

6 Cela nous ramène également à la définition de front pionnier (cf. Première Partie, Chapitre 3.1 :
« Les fronts pionniers birmans »).
7 Et dans un second temps, la « colonisation » implique souvent une appropriation étatique

d’un territoire, ce qui s’applique également aux littoraux (Irrawaddy et Tenasserim) de l’actuel
Myanmar.

9
Hégémonies birmanes

historique, mais qui peinent à être révélés de manière contemporaine.


L’étude des migrations littorales birmanes me permet non seulement de
repenser les modalités de l’hégémonie birmane sur le territoire, à partir d’un
terrain conçu comme périphérique à l’assise de la culture birmane, mais
également de questionner les ressorts sociaux permettant l’adaptation d’une
société (ou d’une partie de celle-ci), autrement dit les structures du
changement social.
Certes, chaque migration possède son contexte, et l’Histoire enseigne que
les Birmans descendirent des contreforts de l’Himalaya chassés par les
Chinois pour coloniser les plaines de l’Irrawaddy, supplantant ainsi les Pyus
au Ve ou VIe siècle (Luce et Ba Shin 1969 : 4). L’histoire beaucoup plus
récente (XVIIIe siècle) du delta de l’Irrawaddy révèle que la surpopulation et
la volonté d’échapper aux taxes et à une forme de contrôle étatique
amenèrent les Birmans de la partie centrale du pays (Pagan, Mandalay) à
venir progressivement coloniser et exploiter la région dans un contexte de
développement agricole appuyé aux XIXe et XXe siècles par le gouvernement
colonial. Des raisons relativement similaires (le besoin d’échapper aux
tensions politiques et répressions particulièrement fortes dans les grandes
villes après les événements de 1988, la recherche d’une ascension
économique limitée ailleurs) ont amorcé la colonisation du Tenasserim et
des îles de l’archipel Mergui. Enfin, l’émigration des Birmans vers le Sud de
la Thaïlande intervient dans un contexte de développement économique très
différencié entre le Sud de la Birmanie et le Sud de la Thaïlande où
l’économie galopante de la pêche notamment nécessite une main-d’œuvre
que les Thaïlandais ne peuvent et souvent ne veulent pas fournir.
Cependant, quels que soient les facteurs déterminants des migrations
(guerres, épidémies, répressions, échappatoire au contrôle et diverses formes
de coercition, migration économiques), le processus est inscrit dans l’histoire
de l’Asie du Sud-Est et correspond à une forme de stratégie de survie à
laquelle le changement social, identitaire et parfois la construction ethnique
sont intimement liés. Ces processus qui eux-mêmes peuvent mener à une
hégémonie sur les régions servant de refuge aux populations, je vais les
explorer au gré des migrations de ces Birmans partis à la conquête de leur
littoral, un espace social en pleine construction et un « territoire » se jouant
définitivement des frontières administratives et politiques.

10
Première partie
Un espace social littoral
d’Asie du Sud Est continentale
Migrations et naissance
d’un espace social littoral

Est-il possible de considérer l’ensemble des sociétés birmanes du littoral du


delta de l’Irrawaddy jusqu’au Sud de la Thaïlande comme un espace social
en soi ? Autrement dit, les migrations birmanes du Nord au Sud qui
caractérisent l’histoire récente de ces régions ont-elles en commun certains
objectifs, font-elles l’objet d’échanges sociaux, économiques, culturels ou
encore rituels ? La « birmanisation » du littoral donne-t-elle à penser que ces
sociétés diffèrent des populations de Birmanie centrale, telles qu’elles
servent de modèle à la description de la société birmane dans son ensemble ?
Cela semble le cas sur un point au moins : les relations interethniques
propres à l’appropriation d’un nouvel environnement semblent être un
processus nécessaire et permettant d’acquérir une forme d’hégémonie. Or,
les trois exemples dont je dispose, la colonisation du delta de l’Irrawaddy,
du littoral du Tenasserim et de l’archipel Mergui ainsi que la migration des
Birmans vers le Sud de la Thaïlande me permettent d’explorer ces dynamiques
migratoires et d’appropriation des ressources en diachronie, l’histoire de
celles-ci s’échelonnant entre le XIXe siècle jusqu’à nos jours, et en synchronie
à des phases de complétion plus ou moins avancée d’un processus de
« colonisation adaptative ». Par l’emploi du terme « adaptative », j’entends :
« l’ensemble des interactions dynamiques qu’engagent ces colonisations et
ayant pour conséquences des changements socioéconomiques et culturels
sur la population de « colons » ; des changements à leur tour intégrés au
fonctionnement de la société et contribuant à sa reproduction. Par ailleurs,
l’emploi du terme « colonisation » indique un objectif hégémonique, en
premier lieu orienté sur l’exploitation du territoire et l’appropriation de ses
ressources et en second lieu seulement, et pas nécessairement, par rapport
aux populations du territoire « colonisé ». Ainsi, la mise en exploitation du
delta de l’Irrawaddy par les Birmans qui s’est opérée principalement par le
défrichage et l’appropriation de nouvelles terres répond tout à fait à cette
description, de même que l’arrivée de pêcheurs birmans dans les îles de
l’archipel Mergui s’est avant tout appuyée sur l’exploitation des ressources
marines, avec l’adaptation et l’adoption de nouvelles techniques. En

13
Hégémonies birmanes

revanche, appliquer ce concept à la migration des Birmans vers le Sud de la


Thaïlande peut sembler absurde sachant que les travailleurs immigrés, s’ils
sont certes majoritaires dans l’exploitation des ressources marines par
exemple, ne sont pas maîtres de la production et restent dans une position
d’infériorité par rapport aux citoyens thaïlandais8. Cependant, je mets ainsi
l’accent sur les stratégies socioculturelles mises en place par les immigrés
pour tirer au mieux partie de leur situation, stratégies dont je montrerai
qu’elles présentent de nombreuses similitudes avec celles propres à nos
deux autres exemples. Soulignons également le caractère non linéaire de la
démonstration : si je considère que les trois exemples peuvent permettre de
comprendre les colonisations adaptatives birmanes à différents stades du
processus, cela ne signifie pas pour autant que ce processus soit linéaire,
unidirectionnel et inexorable. Par exemple, il est vraisemblablement
impossible dans le contexte d’États-nations souverains que les Birmans
prennent un jour totalement possession des ressources du Sud de la
Thaïlande.
Par ailleurs, il existe des différences fondamentales dans les caractéris-
tiques démographiques, environnementales et ethniques entre nos trois
exemples choisis. Ce sont là les limites du comparatisme de cette approche.
Néanmoins, ces mêmes différences vont permettre de révéler les structures
de la colonisation birmane et les modalités d’une appropriation hégémonique
des ressources. Il est possible de résumer la spécificité de chaque situation
de la façon suivante :
La colonisation du delta de l’Irrawaddy s’est opérée par la mise en valeur
de terres pour la riziculture inondée, avec un ensemble de techniques
agraires déjà maîtrisées par les Birmans dans les plaines fluviales de
l’Irrawaddy en Birmanie centrale. Du point de vue des relations inter-
ethniques avec les Môn, l’interface entre les deux populations est a priori
importante, s’agissant de deux cultures sédentaires, les Môn étant cependant
reconnus pour leur qualité de commerçants plus que d’agriculteurs
(Lieberman 1978). Le delta est également peuplé de Karen – qui s’y
réfugièrent en grand nombre après l’indépendance (Ardeth 2011 : 112) –
pratiquant aujourd’hui l’exploitation de cultures maraîchères et la
riziculture inondée. L’exploitation des ressources marines s’est faite en
l’absence de compétition avec d’autres populations.
Le Tenasserim présente un contexte radicalement différent : à part la
mise en culture (hévéa, palmiers à huile et aréquiers principalement) des
plus grandes îles de l’archipel, le principal moyen de la colonisation est
l’exploitation des ressources marines. Le peu d’expérience des Birmans avec
ces pratiques a favorisé différentes formes d’échanges et de relations avec les

8 Remarquons toutefois que cette population est elle-même très diversifiée et qu’on ne peut
d’emblée généraliser les relations de la population d’immigrés birmans (elle-même composite),
un aspect sur lequel je reviendrai.

14
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

Carte du Myanmar et principaux terrains ethnographiques


CHINE

BHUTAN

ÉTAT
INDE
KACHIN
CHINE
Myitkyina

BANGLADESH

SAGAING
(Région de)

Lashio

Hakha (Nord)
Monywa
Mandalay
ÉTAT SHAN
ÉTAT
Kengtung
CHIN MANDALAY
Maungdaw (Région de) (Sud)
Mrauk-U (Est)
Magway Taunggyi
Sittwe Nay Pyi Taw LAOS
MAGWAY
(Région de) Loikaw
ÉTAT
RAKHINE
Pyay (Est) ÉTAT KAYAH
(Ouest)
BAGO
(Région de) ÉTAT KAYIN

Bago

Pathein Hpa-an
Rangoun
AYEYARWADY
(Région de) Mawlamyaing

YANGON THAÏLANDE
(Région de)
Delta de ÉTAT
l'Irrawaddy MON

Dawei

TANINTHARYI
(Région de)

Myeik

Archipel
Mergui

Kawthaung
0 100 200 km

15
Hégémonies birmanes

Moken nomadisant dans l’archipel, mais également des Malais et Chinois


depuis longtemps présents dans la région même si peu nombreux. Hormis
les différences culturelles marquant de façon générale les groupes d’origine
tibéto-birmane et austronésienne, c’est la rencontre entre des Birmans issus
d’une culture sédentaire et des Moken dont la principale expression identitaire
est le nomadisme qui sous-tend les relations interethniques propres aux
villages de l’archipel. Notons également qu’un temps au moins, les Birmans
ont été démographiquement minoritaires par rapport aux nomades et
restent éventuellement en position d’infériorité par rapport à eux en ce qui
concerne les connaissances de l’environnement insulaire et marin.
Enfin, l’immigration du Sud de la Thaïlande implique également une
hiérarchie sociale (aux fondements économiques, historiques et idéologiques)
mettant les Birmans en position d’infériorité par rapport aux Thaïs. Dans
cette région, l’exploitation des ressources est bien sûre principalement
tournée vers la pêche maritime, mais les Birmans sont également présents à
peu près dans tous les secteurs économiques, de la culture de l’hévéa au
bâtiment en passant par la prostitution.

Forts de ces remarques d’ordre général, voyons ce que les sociétés du


littoral peuvent apporter quant à une vision « alternative » du fonction-
nement de la société birmane, en commençant par les replacer dans le
contexte de l’Asie du Sud-Est.

Repenser l’hégémonie birmane dans l’interethnicité


L’Asie du Sud-Est pensée par la communauté des chercheurs est le plus
souvent distinguée en deux grands ensembles : l’Asie du Sud-Est
continentale et l’Asie du Sud-Est insulaire. La dichotomie ainsi appliquée à
cette aire culturelle engendre des orientations de la recherche – que ce soit en
histoire ou en anthropologie – sur quelques grands principes tels que l’exploi-
tation des ressources opposant l’Asie rizicultrice à l’Asie commerçante et
maritime ; une Asie relativement renfermée sur ses centres politiques à une
Asie ouverte sur le monde extérieur ; ou encore dans le domaine religieux,
distinguant cette fois une Asie berceau du bouddhisme et ancrée dans des
valeurs plus orthodoxes à une Asie mouvante et davantage sujette aux
apports extérieurs (ayant ainsi connu l’hindouisme, puis le bouddhisme et
enfin l’islam). Cette dichotomie de l’aire Asie du Sud-Est a donc longtemps
marqué les recherches, déniant au commerce maritime une réelle influence
dans la construction de sa moitié continentale et symétriquement déniant
aux pouvoirs politiques centralisateurs une réelle importance dans la
construction de sa partie insulaire.
Ainsi, il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour que la vision d’une Asie
du Sud-Est cultivatrice découpée en royaumes souverains sorte de ses
frontières imaginées et que celle d’une Asie du Sud-Est mercantile laisse

16
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

apparaître de véritables structures politiques. Ce résumé très schématique


de l’aire culturelle concernée laisse entrevoir l’intérêt d’étudier l’histoire et
les peuplements du littoral du territoire qui compose aujourd’hui l’Union du
Myanmar. Cependant, la dichotomie en question, que je tenterai de dépasser
dans cet ouvrage, n’est pas seulement une production d’un ethnocentrisme
des chercheurs, mais est en grande partie bien fondée – néanmoins, elle
constitue une limite à l’avancée des recherches et à la compréhension des
sociétés qui peuplent cette région. Elle plonge ses racines dans l’histoire de
l’Asie, dont la colonisation et la décolonisation font partie et produisirent les
frontières connues actuellement, dans les visions développées par les
populations elles-mêmes dans la conceptualisation de leurs sociétés
également. Ainsi, il est vrai que lorsque les Birmans parlent du Sud, de la
« Basse-Birmanie » (lower Burma) telle qu’elle apparaît dans de nombreux
écrits anglo-saxons (ou encore Basse-Birmanie en français), beaucoup
pensent au delta de l’Irrawaddy. Pour un pays souvent conçu comme allant
des contreforts de l’Himalaya jusqu’à la ville de Pégu, au plus loin
Moulmein, le delta de l’Irrawaddy apparaît déjà comme le Sud de la
Birmanie. La raison à cela est qu’il s’agit du « dernier » grenier à riz du pays,
la pointe méridionale de la migration historique qui amena les Birmans à
prendre le contrôle des plaines fluviales de l’Irrawaddy jusqu’à la mer. En
effet, plus au Sud encore, les terres cultivables sont rares et la composante
maritime domine dans ce qui forme la partie birmane de l’isthme de Kra
dont l’épine dorsale est la chaîne montagneuse du Tenasserim. La
colonisation birmane du Tenasserim a engendré la création de nouveaux
villages et, dans la moitié Sud de l’archipel en particulier, une dynamique
d’interactions ethniques avec les Moken, au profit de l’appropriation par les
pêcheurs de l’environnement insulaire et maritime. Elle s’inscrit par ailleurs
à l’échelle nationale dans un processus d’intégration ou de réappropriation
de la région du Tenasserim et de l’archipel Mergui. Cet objectif s’est traduit
d’une part par la privatisation de la pêche en 1994 et d’autre part, par le
développement de la présence militaire notamment dans l’archipel, dans un
but de contrôle étatique de la région, de ses habitants et de ses ressources.
Ces politiques s’inscrivent dans un processus décrit comme la
« birmanisation », un concept accepté par la plupart des spécialistes de la
région 9 (Lewis 1924 ou plus récemment Berlie 2008) pour expliquer la
construction identitaire de la nation birmane. Il pourrait être décrit comme
l’intégration des minorités ethniques et religieuses qui composent le pays et,
souvent, comme une manière d’affirmer la dominance de la « race » birmane
et du bouddhisme sur l’ensemble du pays au-delà du discours officiel et de

9Afin de marquer la politisation du processus, Houtman (1999 : 40) parle quant à lui de
myanmafication.

17
Hégémonies birmanes

la réalité fédérale de l’Union du Myanmar10. Je rajouterai ici à ces réflexions


ce que la birmanisation comporte comme enjeux dans la construction du
« centre », à savoir la construction de l’identité birmane au contact de
« l’extérieur », au rôle des frontières comme fabrique sociale d’une
« birmanité ». Je rejoins en cela une méthode scientifique plus développée en
ce qui concerne la Thaïlande sous la notion d’histoire des interstices
(Winichakul 2003) afin de se dégager d’une vision trop centralisatrice et
postcoloniale de l’Asie du Sud-Est. Pour prendre un exemple concret, il est
possible de comparer la production centralisatrice d’une « birmanité » à la
Thainess, notion qui tente de masquer une hétérogénéité intrinsèque à une
construction politico-idéologique de l’État thaïlandais (et par-delà, à sa
culture et sa société) au profit d’une identité nationale (Ferrari et
Arunotai-Hinshirinan 2010). Le développement d’une telle notion est au
Myanmar sûrement moins exacerbé qu’en Thaïlande bien qu’elle soit tout
aussi présente, d’abord véhiculée par la junte au pouvoir sous forme d’un
fédéralisme justifiant une birmanisation des populations « minoritaires » et
frontalières afin de consolider une union nationale artificielle et donc fragile.
Mais la vision est également alimentée par les Birmans eux-mêmes dans
l’imaginaire d’une société homogène pour autant que les individus en
partage la religion principale, le bouddhisme11 et enfin par les chercheurs
qui prêtent le plus souvent attention aux questions idéologiques et
politiques dans la construction de cette nation et tentent de trouver une
identité au bouddhisme birman avant d’en trouver une aux Birmans
eux-mêmes (Rozenberg 2008).
Remarquons néanmoins, que ce soit en matière d’importance stratégique
pour le commerce international ou en termes économiques (le delta de
l’Irrawaddy est depuis sa mise en exploitation le grenier à riz de la Birmanie
et les eaux du Tenasserim produisent la majorité des produits de la pêche
maritime représentant le 4e secteur d’exportation de la Birmanie), que
l’histoire comme outil d’assise du pouvoir pour les centres dominants, relate
l’avant et l’après – l’avant étant une occupation du littoral par d’autres
populations que les Birmans, dont ils tiraient éventuellement profit de

10 L’Union du Myanmar est en effet divisée officiellement en sept régions (anciennement

divisions) et sept « États » nommés d’après les « ethnies » censées être numériquement
majoritaires (État karen, État môn, etc.).
11 Nous pensons notamment au conflit d’apparence religieux qui débuta en juin 2012 dans

l’Arakan suite au viol d’une jeune bouddhiste par un musulman, fait divers très vite politisé
pour ramener sur le devant de la scène la légitimité sur le territoire birman des dits
« Rohingya », musulmans habitant cette partie occidentale du Myanmar et à qui la citoyenneté a
toujours été refusée. Très vite, notamment par le biais des réseaux « sociaux » sur internet, les
Birmans se sont rangés aux côtés des Arakanais – d’ordinaire considérés comme des ennemis
historiques – eux-mêmes bouddhistes, face à l’imaginaire d’un islam menaçant le bouddhisme
birman et par là-même l’unité nationale. Ce conflit d’aspect religieux nous apparaît avant tout
révélateur d’un malaise identitaire, celui de la « birmanité » qui depuis la démocratisation en
cours dans le pays depuis 2011 peine à trouver les fondements de son hégémonie sur un
territoire autrefois unifié par la force.

18
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

manière différée et l’après étant la « conquête » réussie par les Birmans – de


la succession dite « ethnique », mais ne fait que rarement cas de la succession
elle-même. Or, ce qui m’intéresse plus particulièrement ici, ce sont les
modalités de la transition. À l’image des relations entre Birmans et Moken
qui ont permis l’exploitation par les premiers d’un territoire à l’origine sous
le seul « contrôle » des nomades, il est fort probable que le mélange avec les
« colons » birmans du delta ait conduit à une disparition des Môn,
contrairement à la théorie généralement privilégiée de conflits ouverts et de
déportations massives. La diminution souvent exagérée de la population
môn dans les recensements de l’époque coloniale tiendrait plus à certaines
catégorisations liées à des traits extérieurs comme la langue. Or, la plupart
des Môn du delta parlaient le birman (Adas 1972 : 89).

En faisant le parallèle avec la colonisation des îles de l’archipel Mergui,


que j’ai pu observer pendant plus de quatre années, de l’importance des
relations interethniques entre Moken et Birmans qui en constituent le cœur
et de la part toute relative, voire minime, des conflits dans la disparition des
Môn du delta de l’Irrawaddy (comme sur le littoral d’ailleurs), il paraît plus
logique de supposer la prévalence de relations entre Birmans et Môn ayant
conduit à une forme d’intégration de ces derniers dans l’espace social
birman. Ceci a déjà été suggéré par d’autres auteurs, donnant pour cause
principale la disparition des Môn dans le delta, une birmanisation
consécutive à l’arrivée en masse de Birmans sous le régime colonial :

« Sous la domination anglaise, la démographie birmane subit de


profonds changements avec la migration des Birmans vers la
Basse-Birmanie profitant des nouvelles opportunités agricoles et
économiques. Les Môn et autres minorités ethniques changèrent
également leur habitudes en matière de résidence, d’économie et
d’éducation – et parfois même leur religion (South 2003 : 86) »
[traduction de l’auteur]

Le fait est que la différence ethnique entre Birmans et Môn reste difficile à
cerner. D’ailleurs, l’emploi de l’adjectif ethnique « ethnic Burmans » par South
pour qualifier les Birmans et les différencier des Môn (pour lesquels l’emploi
du même adjectif semble ne pas être pertinent) renvoie à ce problème et au
sens de la question : existe-t-il une ethnicité birmane ? Les traits identitaires
birmans ou môn les plus visibles étaient manipulés depuis plusieurs siècles
par les deux populations en fonction des évolutions politiques de la région.
Comme le suggère Lieberman (1978 : 457), l’appartenance à la catégorie môn
ou birmane était probablement manipulée par les habitants du bassin de
l’Irrawaddy en fonction qu’ils veuillent exprimer leur allégeance respective-
ment aux puissances côtières ou intérieures. De même, le roi Tabin Shwei
Hti s’habillait à la mode môn – et était ainsi considéré comme tel par ses

19
Hégémonies birmanes

sujets – pour se plier à une prophétie disant que seuls les rois môn pouvaient
diriger Pegu.
Après la prise d’indépendance, la birmanisation s’est poursuivie notam-
ment à travers le système éducatif et la prohibition des marqueurs culturels
môn, notamment la langue et certains festivals (South 2003 : 36). Enfin, une
sous-estimation systématique des Môn et des minorités ethniques en
général, selon des recensements privilégiant le langage et la religion à la
reconnaissance des ethnonymes a contribué à la « disparition » des Môn
dans le delta de l’Irrawaddy12. Toujours est-il qu’il n’existe pour ainsi dire
plus de locuteurs môn dans cette région, à l’instar de la partie péninsulaire
du pays (État Môn et Tenasserim) (op. cit. : 21). Cependant, l’ethnicité môn,
tout comme l’ethnicité birmane, ne peut sûrement pas être réduite à ces
quelques marqueurs identitaires et culturels et a contrario, il faut remarquer
que parmi les champs plus « complexes » de la société môn, la religion par
exemple, ce sont les transferts interethniques avec la société birmane qui ont
avant tout retenu l’attention des chercheurs13. Le concept d’ethnicité pose
donc un problème d’échelle. Les soi-disant guerres ethniques opposant les
Môn et les Birmans étaient avant tout d’ordre politique et économique entre
diverses entités régnant sur le territoire. Comme le souligne Lieberman
(1978 : 458), les guerres entre Pegu et Ava, avant que d’êtres « raciales » ou
« nationales », étaient des conflits régionaux, de dynasties, au sein desquels
les identités môn et birmane servaient à exprimer une loyauté, en général à
la puissance la plus importante.
Ainsi que Poutignat et Streiff-Fenart l’ont remarqué, l’argument ethnique,
même imposé de l’extérieur, en l’occurrence par les historiens semble-t-il,
peut être réapproprié par les populations elles-mêmes comme un trait
identitaire ; un processus particulièrement exacerbé de nos jours avec la
résurgence des revendications « ethniques » pour caractériser les conflits un
peu partout dans le monde (Godelier 2007 ; Poutignat et Streiff-Fenart 2008).
Cependant, cette échelle de l’ethnicité, profondément liée au champ
politique il est vrai, continue de détourner les chercheurs de la fonction

12 « D’après le dernier recencement colonial, en 1931 seulement 3 % de la population môn de


Birmanie résidait dans le district d’Amherst et ce qui constitue actuellement l’État Môn. Les
descendants des Môn de Yangon et du delta étaient déjà difficilement discernables des
populations birmane, arakanaise, karen et bengali-musulmane. De nos jours, peu de Môn s’il en
est sont encore présents dans le delta de l’Irrawaddy, et la plupart des Môn vivant dans la
commune de Bahan à Yangon et à Mandalay sont nés ailleurs […]. Il est encore plus difficile de
distinguer les Môn « véritables » de ceux qui ont adopté la langue birmane et ont été plus ou
moins assimilés à la majorité birmane. Pour exemple, le recencement colonial de 1921 donnait
324 000 Môn « de race » mais seulement 184 000 d’entre eux « de langue môn ». Il est fort
probable que les Môn ne parlant pas la langue soient aujourd’hui assimilés aux Birmans. »
(South 2003 : 21-22)
13 Il est accepté par la plus grandes partie des historiens que le bouddhisme therâvadin fut

transmis aux Birmans par les Môn ainsi que l’écriture. Concernant une probable origine môn du
culte des 37 seigneurs, ou 37 nat (culte de possession en vigueur parmi les Birmans), voir
notamment Shorto (1963 et 1967).

20
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

véritable du concept en tant qu’agent structurant de la société, notamment à


travers les échanges. Lieberman (ibid) avance une théorie particulièrement
intéressante quant à la structure intrinsèquement multiethnique des entités
politiques précoloniales, mêlant Birmans, Môn et Karen (et il remarque à
juste titre la construction ethnocentrique de la catégorie Karen validée
uniquement au XIXe siècle par les missionnaires – cf. Gwei Karen se disant
Môn, etc.) et l’idée de discontinuités apportées dans les relations ethniques
par la période coloniale et ayant conduit à la formation de mouvements
rebelles principalement mono-ethniques ; une idée reprise par Brown (1994 :
35) :

« Alors que les relations Birmans-minorités étaient auparavant


caractérisées par des rivalités de pouvoir changeantes, le système
colonial imposa une séparation institutionnelle entre la « vraie
Birmanie » dominée par les Birmans et les zones montagneuses
habitées par les minorités. […] En conséquence, l’ethnicité est
devenue la principale base structurelle des alliances politiques et
consciences communautaires ». [traduction de l’auteur]

Je partage l’idée de relations fluides entre les minorités ethniques et une


majorité (toute relative en fonction des régions) birmane14, cependant, le
changement apporté par la colonisation dans le delta de l’Irrawaddy
notamment mérite plus amples examens et la réalité du visage politique
postcolonial, perdurant jusqu’à nos jours, ne doit pas être pris comme
modèle de la société birmane. En résumé, la nature centralisatrice, voire
isolationniste, du gouvernement birman du Myanmar ne doit pas masquer
la créativité sociale et culturelle de la société birmane. Ce que Lieberman
(1978 : 459) met en avant également concernant l’agencement des relations
ethniques au sein des pouvoirs précoloniaux est la prédominance
d’allégeances basées sur l’individu et les relations de clientélisme (autorisant
de fait une fluidité d’appartenance dite ethnique en fonction des rotations
du pouvoir entre les différents « hommes forts »). Autrement dit, les réseaux
de clients de diverses origines reliés à un même patron se substituaient en
grande partie au besoin d’une identité commune.

Or, au niveau local et particulièrement dans le delta de l’Irrawaddy, ce


que la colonisation a provoqué, entre autres conséquences, est une
« érosion » des liens de patron-client, pour reprendre l’expression de Scott

14 Leach tient le même discours à propos des populations de langue Tai et Jinghpaw :
« Historiquement, les groupes de langues Tai et Jinghpaw ont toujours eu tendance à assimiler
leurs voisins de langues Naga, Maru et Palaung. Cette assimilation n’est pas le résultat de
quelconque politique de conquête, mais plutôt due à ce que le pouvoir politique dans ces
régions de mixité linguistique a été pendant des siècles aux mains d’aristocrates parlant le Tai
ou le Jingphaw. En conséquence, « devenir Tai » ou « devenir Jingphaw » présentait des
avantages politiques et économiques. » (Leach 1960 : 47)

21
Hégémonies birmanes

(1972). Cette transformation sur laquelle je reviendrai a notamment été


provoquée par l’intégration de la « frontière rizicole » (Adas 1974a et
O’Connor 1995) à la production nationale et au marché international,
doublée au niveau de l’administration des communautés villageoises d’un
glissement du pouvoir coutumier vers un pouvoir institutionnel :

« La perturbation de la structure du pouvoir birman impliqua


également le bouleversement du pouvoir au niveau communautaire.
Les autorités locales en Birmanie rurale reposaient principalement
sur la figure du myothugyi, chef héréditaire d’un groupe de
villages, principal lien entre les communautés locales et le gouver-
nement central. Au contraire les Anglais introduisirent un nouveau
système administratif ignorant le myothugyi et basé sur une unité
plus petite, le village. Le myothugyi fut ainsi contourné par ce
processus et le chef de village, thugyi devint un fonctionnaire du
gouvernement. » (Brown 1994 : 42) [traduction de l’auteur]

Cependant, les relations de patron-client en tant que structure des


relations interethniques n’ont pas disparu pour autant des frontières de
l’espace social, comme en témoignent les relations des Birmans aux Moken
dans l’archipel Mergui, les relations de patron-client dans l’exploitation des
ressources marines dans le delta de l’Irrawaddy, ou encore dans la
structuration de l’immigration birmane du Sud de la Thaïlande. Elles
continuent également là où le pouvoir institutionnel a remplacé celui
coutumier, en une forme de résistance du social face à diverses formes de
contrôle et de coercition, la société contre l’État pour reprendre la pensée de
Pierre Clastres15. Néanmoins, c’est aux « frontières » que ces systèmes sont
les plus forts, et leur importance dans la négociation des frontières ethniques
et des limites de l’espace social nécessitent d’y consacrer plus loin un
chapitre.
C’est donc pour résumer une interruption dans la continuité entre société
et État, induite par la conception d’un pouvoir souverain des États-nations
dans leurs limites administratives, qu’il faut prendre en compte pour traiter
aujourd’hui de l’ethnicité dans le cadre des relations entre les Birmans et les
autres groupes ethniques. En conséquence, l’ethnicité ne doit pas être
considérée (ou pas seulement) comme une catégorisation fixant les limites

15 Notons à ce sujet que le pouvoir colonial contrôlait de manière plus forte les régions de

Birmanie centrales afin de faciliter l’exportation des surplus rizicoles vers l’Inde, et déléguait le
pouvoir dans les régions montagneuses et économiquement secondaires (désignées comme
« Frontier areas » (zones frontalières) (Brown 1994 : 41). Or, on constate que les réseaux
interethniques, comme autour du lac Inle entre Shan, Birmans, Intha et Pa-O (pour ne citer
qu’elles) continuent d’exister en dépit de la birmanisation des pouvoirs locaux selon des
modalités relativement inchangées depuis la période précoloniale (cf. Robinne 2000 et 2011).

22
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

de l’identité (interprétation exacerbée dans le domaine politique)16, mais


pour ce qui m’intéresse comme une « substance » malléable, dont certaines
caractéristiques peuvent ressortirent à un moment donné de l’histoire d’une
société, permettant avant tout de définir les modalités de l’acceptation (ou
non) d’un changement social, culturel, économique, religieux... mettant en
contact plusieurs populations. Ainsi, contrairement à l’idée que l’échange et
les réseaux se substituent à la notion d’ethnicité (Robinne 2011), j’affirme que
l’ethnicité définit la nature des réseaux et des échanges. En revenant de
manière approfondie sur les relations de patron-client, je montrerai que les
relations Moken-Birmans, servant à la préservation de leur identité pour les
premiers et à l’appropriation de l’environnement marin et insulaire pour les
seconds, n’existent que dans le cadre d’échanges interethniques et d’une
renégociation perpétuelle des limites posées par l’ethnicité. Seule la prise en
considération de ce concept peut expliquer pourquoi les Moken de Birmanie
peuvent « survivre » dans le contexte d’une migration massive de Birmans et
comment les immigrés birmans du Sud de la Thaïlande réussissent à
s’intégrer dans « l’ethnorégionalisme » (Ivanoff 2011 : 516) de la Péninsule
malaise (que j’entends ici comme l’ensemble du Nord de la Malaisie, du Sud
de la Thaïlande et du Sud de la Birmanie). Il sera également question de la
manière dont les relations de patron-client permettent de structurer
l’exploitation de nouveaux environnements en contexte interethnique et
particulièrement de « frontières ».

Quant aux relations Birmans-Môn, la question de l’intégration des Môn à


la société birmane demeure. En effet, pour certains auteurs, l’identité môn
nécessaire à sa distinction en tant que groupe ethnique à part entière serait
intimement liée à la langue17, disparue presque entièrement du delta suite à
une birmanisation voulue par le gouvernement. Une autre façon d’entrevoir
le problème est de se demander ce qu’il reste des traces de l’appropriation
môn du territoire, population majoritaire avant que les Birmans et d’autres
populations migrent massivement vers le delta de l’Irrawaddy, et des
apports de la civilisation môn à la société birmane au niveau local. Cette
question reste particulièrement délicate, tant l’origine des cultes régionaux
par exemple est difficile à définir. Il est tout autant ardu d’entreprendre la
quête des origines des éléments constituant ce qui pourrait communément
être appelé un « substrat », terme permettant justement d’outrepasser cette
question délicate. Cependant, l’exemple contemporain des relations entre

16 Et c’est d’ailleurs abonder dans le sens d’une conception évolutionniste des sociétés sans État
vers des sociétés à États achevés que de vouloir cantonner l’étude de l’ethnicité au domaine du
politique et de l’idéologique.
17 « Ce qui différencie le plus distinctement la culture môn des autres est le langage. Le culte

des esprits môn est également singulier parmi les populations des plaines Sud-est asiatiques. Il
semblerait que les Môn aient eu par le passé une tradition de lignée patrilinéaires relativement
rudimentaires mais reliée à un culte d’esprit domestique élaboré (Foster 1972 : 24-33), ayant
néanmoins disparu en Thaïlande » (Foster 1974 : 438).

23
Hégémonies birmanes

Birmans et Moken propres à l’appropriation de l’archipel Mergui par les


Birmans permet de jeter un regard nouveau sur les frontières ethniques et

La péninsule malaise :
Sud du Myanmar, Sud de la Thaïlande, et Nord de la Malaisie

24
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

leur malléabilité et sur la continuité entre le fait ethnique et social. Autrement


dit, comment une société peut-elle devenir le « substrat » du développement
d’une autre société, et pourquoi la société môn, en l’occurrence ? La réalité
contemporaine des sociétés du delta de l’Irrawaddy est définitivement
multiethnique : Birmans de langue birmane, Karen de langue karen, Indiens
musulmans se côtoient et s’identifient comme tels. Les Birmans parlent
d’ailleurs de villages karen (kayin ywa 18 ), ou indiens (kula” ywa). La
cohabitation et les relations entre ces différentes populations ont-elles été
entièrement façonnées par le contexte colonial et postcolonial du
« traitement » de la question ethnique ? Ou l’ethnicité peut-elle permettre
d’en comprendre la nature et l’opposer à celle des relations Birmans-Môn ?

Afin d’avancer dans ce questionnement, il faut explorer les frontières de


l’espace social. En ce sens, le travail de Leach sur les Kachin (Leach 1964
[1954]) constitue la pierre angulaire d’une réflexion sur les frontières des
espaces sociaux, synthétisée de manière hautement stimulante
intellectuellement dans son article intitulé « The frontiers of Burma » (Leach
1960). Il traite ainsi d’un même espace social pour un ensemble de groupes
aux cultures a priori différentes comme les « Kachin », l’opposant à un
espace social étendu propre aux populations des vallées, tout en posant la
question :

« Après tout, que maintient les Montagnards et les Gens des


Vallées séparés sachant qu’ils sont les mêmes d’un point de vue
racial et que leurs langues sont facilement interchangeables ? Je ne
pense pas que l’anthropologue ou qui que ce soit puisse dire
pourquoi cette distinction existe, en revanche je pense qu’il est
éclairant d’en souligner les faits qui lui sont associés. » (Leach
1960 : 65) [Traduction de l’auteur].

Peut-être qu’une partie de la réponse se trouve justement dans le lien


entre fait ethnique et fait social. Selon l’auteur, la frontière entre l’espace
social kachin, ou « populations montagnardes », et les « populations des
vallées », s’exprime à travers l’ensemble des champs de la société :
économique – culture sur brûlis ou riziculture inondée – organisation
sociopolitique – société égalitaire ou « parenté charismatique » – religieuse
– société animiste ou société bouddhique, sphère hindouiste ou sphère
confucéenne. Et cette frontière ne vaut que comme pivot des relations et une
certaine complémentarité entre les espaces sociaux considérés. Là encore
transparaît le lien unissant sociétés (ou espaces sociaux) et « substrats »,
impliquant l’entremêlement de deux échelles : régionale entre Montagnards

18 Les termes birmans sont rendus ici selon la « transcription conventionnelle avec accentuation

levée » (Okell 1971). Les termes moken suivent une transcription phonétique francisée selon le
modèle proposé par Ivanoff (2004 : 37).

25
Hégémonies birmanes

et populations des vallées, aire culturelle entre sphère d’influence indienne


et d’influence chinoise. Or, si l’on compare l’Asie du Sud-Est continentale à
l’Asie du Sud-Est insulaire (en supposant cette fois-ci la pertinence de cette
dichotomie à une échelle macroscopique), l’opposition entre mandalas et
thalassocraties, sociétés rizicultrices et maritimes, symbolise une frontière
entre deux substrats similaires à celle brossée par Leach. Il est néanmoins le
premier à noter que l’espace social des Kachin se construit à partir des
marges en oscillant entre les organisations socio-politiques gumlao (c’est à
dire égalitaire, propre aux montagnards) et gumsa (à savoir hiérarchique et
proche du modèle propre aux populations des vallées comme les Shan).
Wang (1997 : 24) réfute le modèle proposé par Leach d’une structure
sociopolitique kachin définie par l’opposition entre gumsa et gumlao et d’une
oscillation entre les deux étant causée par des facteurs internes et externes à
la société19. Néanmoins, l’existence même de ces formes socio-politiques et le
fait que, de manière plus importante encore, une proportion de Kachin
finissent par intégrer la société shan, suggèrent que certains espaces sociaux,
à des moments de leur histoire, sont pris entre les tenailles des « substrats »
qui nourrissent l’ethnicité, contraints « d’osciller », de se segmenter ou d’être
intégrés au sacrifice de certaines valeurs. Partageant la vision de King (2001 :
5) sur l’identité ethnique, je ne prétends pas étudier l’ethnicité comme un
ensemble de traits permettant de délimiter des populations les unes des
autres de façon distincte. Néanmoins, considérer l’ethnicité au cœur des
relations entre différents groupes implique que ces groupes, justement parce
qu’ils interagissent, aient besoin de se structurer autour de valeurs qui leurs
permettent autant d’interagir que de se différencier en fonction des besoins
du moment. Il arrive aussi, notamment lorsque les populations migrent et
qu’elles se confrontent à de nouveaux environnements (sociaux, ethniques,
économiques ou encore écologiques), qu’elles soient obligées de négocier ces
valeurs, de puiser dans de nouveaux « substrats », et ce à la force de leurs
propres « ressources » identitaires. En considérant de manière
contemporaine le fonctionnement des sociétés littorales du delta de
l’Irrawaddy, de l’archipel Mergui et du Sud de la Thaïlande, j’entreprendrai
de mettre en valeur les structures du changement social et ce faisant de
comprendre le caractère dynamique de l’hégémonie birmane sur les
territoires étudiés.

19 Selon le riche travail de Wang, la situation apparait bien plus complexe et dépendant

notamment de la règle traditionnelle d’ultimogéniture (priorité de statut et de droits de


succession et d’héritage du benjamin par rapport aux autres frères et sœurs) et la réclamation,
socialement acceptée, d’une position spécifique dans le cadre des rituels (notamment la
possibilité de prendre la cuisse postérieure des animaux sacrifiés). Pour une critique récente du
travail de Leach, voir également Robinne et Sadan (2007).

26
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

Le littoral, une frontière ?


Deltas et littoraux, des frontières « naturelles » ?

Puisque notre intérêt se porte sur la société birmane, produit d’une histoire
avant tout continentale, l’ethnologie des sociétés littorales devrait offrir un
angle d’étude des frontières de l’espace social birman, pour en questionner
les structures et les dynamiques de construction. Pour mieux saisir la
pertinence de cette démarche, il faut s’arrêter un instant sur ce que la culture
produite dans les replis de l’imaginaire collectif laisse entrevoir de la mer.
La terminologie birmane se rapportant à la mer permet de mieux
comprendre ces représentations dans l’imaginaire birman. Outre le terme
très littéraire de tha’mut-da’ya, provenant du sanskrit et utilisé dans les
légendes et les termes scientifiques, le terme plus couramment utilisé dans la
littérature et par les pêcheurs pour désigner la mer est pin-le, qui se rapporte
également aux étendues d’eau douce, comme les lacs ou les étangs (Bernot
1995 : 97). Le birman ne possède donc pas de terme vernaculaire pour la
mer, au contraire des langues chinoise, austronésiennes ou vietnamienne
(Robinne 1994a : 183). Dans la terminologie élaborée à partir de ce terme
pin-le, remarquons l’expression pin-le wei” (accabler ; écraser ; submerger,
inonder ; déborder… par la tristesse, les problèmes, etc.). Elle est composée
de deux termes : pin-le (la mer), et de wei” (loin). La force des ces sentiments
ne peut être exprimée qu’à travers la représentation de la mer dans
l’imaginaire birman. Être « submergé, inondé » par la tristesse, renvoie bien
sûr au déluge originel, présent dans toutes les mythologies d’Asie du
Sud-Est et en Birmanie, notamment dans un conte Lautu Chin (Bareigts
1981). Le reste de la mythologie birmane montre également combien la mer
est un espace infranchissable dans l’esprit des Birmans, à l’image du galon20,
roi des oiseaux, parti chercher la rive opposée de l’océan en quête de
nouveaux espaces à conquérir. Mais il ne trouvera comme refuge au cours
de son périple que la queue, le dos puis la tête d’un « petit » poisson, si petit
qu’il avoue être obligé de longer la côte pour ne pas être mangé par les gros
(Cardinaud-Stayaert 1983 : 209-212)... Le galon revient épuisé, abandonnant
ainsi l’idée de traverser l’immensité salée. Les quelques autres mythes qui se
rapportent au milieu marin ne mentionnent d’ailleurs que très rarement la
mer ou l’océan, dont la traversée s’effectue le plus souvent par les airs ou
sous terre (Bernot 1995 : 97). Cette représentation de la mer et des océans
comme une immensité infranchissable, mais également un monde inconnu
et peuplé de dangers résonne dans ce verbe de pin-le wei”. Le folklore
birman notamment, où les chansons relatant les infortunes de l’amour sont
nombreuses, utilise couramment ce terme pour exprimer la tristesse due à la

20 Le galon est l’équivalent du garuda, aigle de la mythologie indienne (Cardinaud-Stayaert

1983 : 209).

27
Hégémonies birmanes

séparation. Car est-il possible d’être plus loin l’un de l’autre que séparés par
la mer ? Ce tour rapide de la littérature linguistique et ethnographique à
propos de la mer est fidèle à une vision « centripète » de la culture birmane,
produit d’une société qui s’imagine avant tout enracinée dans la riziculture
inondée, pilier de sa réussite dans la conquête des plaines de l’Irrawaddy et
de son hégémonie sur la région. Cependant, Lieberman (1987 : 167) rappelle
à juste titre l’influence historique du commerce maritime dans le maintien
du pouvoir et d’une autorité centrale pour les royaumes birmans vis-à-vis
des puissances voisines. Les tentatives successives d’unification des Royaumes
birmans à la Basse-Birmanie (de 1057, date de la première conquête de la
Basse-Birmanie par le roi Anawratha jusqu’au XVIe siècle sous le règne du
roi Bayin Naung) participèrent également d’une volonté de contrôle sur le
commerce maritime, aux mains des Môn principalement. Sans compter
l’introduction de grands concepts religieux chargés d’implications politiques
qui purent grâce aux échanges maritimes être introduits via le bassin de
l’Irrawaddy. La relation des Birmans au milieu marin dans la construction
de leur espace social relève véritablement d’une histoire d’interstices. De
manière tout à fait contemporaine par ailleurs, l’appropriation du littoral du
Tenasserim et plus particulièrement des îles de l’archipel Mergui par des
Birmans venus de l’ensemble du pays nécessite une reconsidération de
l’imaginaire lié à la mer. Ainsi, si j’étends la réflexion à l’ensemble des
frontières d’un espace social, il semble relativement logique que les situations
de marges, qu’elles soient d’ordre politique, ethnique, géographique,
historique ou environnemental, suscitent des réactions et des dynamiques
sociales et ethniques propres à en éclairer les structures fondamentales de sa
construction. Considérer un espace social dans ses replis les plus figés peut
tout au plus donner une idée de ce vers quoi tend une construction idéelle
de la société. Néanmoins, si les Birmans tiennent tant à être de « purs
bouddhistes » (but-da’ bha-tha sit-sit) dans leurs discours, c’est en partie pour
contrebalancer idéalement un quotidien dont la ritualité s’exprime à travers
des cultes d’origine animiste (le culte des nat, aux esprits de la nature, etc.).
Au contraire, étudier l’apparition d’un culte sera plus à même de renseigner
les modalités de syncrétisme, d’emprunt et de récupération d’éléments
exogènes à la société, donc les dynamiques qui la sous-tendent et la
maintiennent en « vie ».

En tant qu’ouverture sur les voies de communication maritimes,


l’Irrawaddy et le Tenasserim se situent donc aux marches de l’espace social
tel qu’il est envisagé par les « centres », la reconnaissance du pouvoir et les
productions culturelles. Cependant, même si l’importance de l’Irrawaddy en
tant qu’ouverture sur la mer dans l’histoire des royaumes birmans est mal
connue il est certain qu’elle eut un rôle non négligeable dans les champs de
la religion (apport du bouddhisme) et de la politique (voir notamment
Gommans et Leider 2002). Quant à la région du Tenasserim, son rôle dans
les échanges entre l’océan Indien et le golfe du Siam n’est plus à démontrer.

28
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

À la fin du XVIIe siècle, la majeure partie des aventuriers et marchands


venant de l’ouest et se dirigeant vers l’Asie du Sud-Est passait par les
détroits malais de la Sonde et de Malacca. En revanche, ceux en provenance
de l’Inde, comme les Indiens auparavant, reliaient la côte est du Golfe du
Bengale et la Chao Phraya (rivière menant à la capitale du Siam, Ayutthaya)
par la route du Tenasserim. Entre autres, des éléphants étaient procurés à
l’Inde par cette route et en retour ramenaient des produits en coton pour le
Siam. La rivière Tenasserim était remontée depuis la ville de Mergui à son
embouchure jusqu’à la ville de Tenasserim où les cargos étaient déchargés
sur de petits bateaux transportant encore les marchandises à une
cinquantaine de kilomètres en amont. La totalité du trajet entre Mergui et
Ayutthaya pouvait être entreprise en une dizaine de jours (Hutchinson
1985 : 12). Ainsi, le Tenasserim et sa route commerciale trans-péninsulaire
étaient le cœur des échanges entre l’Inde et le reste de l’Asie du Sud-Est. Le
Tenasserim, en tant que segment de la Péninsule malaise, fut depuis la fin de
la préhistoire (Bellina 2006 : 252-255) jusqu’aux siècles derniers un lieu de
rencontre entre diverses cultures. Cependant, à l’inverse des grandes
thalassocraties d’Asie du Sud-Est insulaire ou même le royaume de Kedah
(Munoz 2006 : 37-165) – Phuket – la région du Tenasserim ne fut pour ainsi
dire jamais21 au centre des grands royaumes tout en étant au cœur des
relations entre ceux-ci que ce soit pour le commerce ou pour des raisons
stratégiques. L’étendue de la civilisation môn en Birmanie reste sujette à la
controverse. Certains auteurs affirment que le royaume môn s’étendait dès
la moitié du premier millénaire de la ville de Bassein (Pathein) à l’Ouest du
delta de l’Irrawaddy jusqu’à la ville de Tavoy (Dawei) dans la région du
Tenasserim (South 2003 : 52). Weathley (1961 : 17-30) attribue le Tun-Sun
mentionné par les Chinois au IIe ap. J.-C, que le même auteur associe à la
ville de Tenasserim (op. cit. 1964 : 44-45), aux Môn. Néanmoins, Luce (1953 :
9) a identifié Dawei comme la limite méridioniale des inscriptions môn sur
la péninsule. La ville de Mergui tombera pour la première fois sous la férule
birmane suite à la conquête de la Péninsule par le roi Anawratha au XIe
siècle (Luce et Ba Shin 1969 : 26), probablement aussi loin que Takuapa sur la
côté Ouest de la Thaïlande (Hall et Whitmore 1976 : 309-310). Néanmoins,
l’influence birmane sur la Péninsule dura probablement moins d’un siècle
(op. cit. : 3). Avec la chute du royaume de Pagan vers la fin du XIIIe, des
centres plus ou moins autonomes apparurent sur la côté du Tenasserim,
incluant vraisemblablement Mergui (Hall 1977 : 166). Au début du XIVe
siècle, les Môn vont subir les assauts du Siam (les royaumes de Chiang Mai
et Ayutthaya), forçant le roi de l’époque (Binya U) à abandonner la capitale
(qui se déplacera de Martaban à Pegu) et plus tard le Tenasserim (Guillon
1989 : 114). Cette période marquera le début des intérêts thaïs dans la région.

21 Du IIIe siècle au VIe ou VIIe siècle ap. J.-C., la cité-État de Dunsun s’étendait probablement de
Pratchuap (actuel Sud de la Thaïlande) jusqu’à Mergui, ou bien était situé au niveau de
l’actuelle ville de Ranong (Munoz 2006 : 89).

29
Hégémonies birmanes

Néanmoins, étant donnée l’insuffisance de données historiques, il est


probable que Mergui, au même titre que d’autres provinces côtières comme
Tavoy, Pegu ou Martaban, garda une certaine autonomie (Jacq-Hergoualc’h
2002 : 91 ; Mills 1997 : 41). Toujours est-il que la rade de Tenasserim-Mergui
constituait le principal port du royaume d’Ayutthaya sur l’Océan Indien,
revêtant de fait une importance stratégique pour son commerce (idem), de
fait attirant la convoitise birmane. Tabinshweti, roi de la nouvelle dynastie
de Toungoo ayant réunifié le royaume birman après la chute de Pagan,
attaqua Ayutthaya en 1547-1548 et bien que Mergui ne tomba pas directement
sous sa domination, il était en position d’en fixer les taxes portuaires
payables par le roi du Siam en échange de prisonniers d’importance
(Lieberman 1980 : 213-217). À peine vingt ans plus tard, le roi birman Bayin
Naung infligera deux détaites à Ayutthaya, d’abord en 1564 puis en 1569,
date à laquelle Mergui passa de nouveau sous domination birmane pour une
courte période puisque le roi siamois Narésuen repoussera trois autres
invasions birmanes en 1584, 1586 et 1593, reconquérant Mergui (Hall 1960 :
47). Il en profitera alors pour emmener ses armées victorieuses en Birmanie
et regagnera également les provinces de Tavoy et Tenasserim. Mais les
richesses (notamment l’étain22) de la région passeront à nouveau aux mains
des Birmans en 1614 avec la reconquête de Tavoy par le roi Anaukpethlun
(Hall 1977 : 275-359). La ville de Mergui restera néanmoins dans la sphère de
contrôle du Siam. Ainsi, jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, la région
continuera de fonctionner comme un territoire tampon entre les grandes
puissances de la Birmanie et du Siam, laissant les empreintes des cultures
tai, môn-khmère et tibéto-birmanes. Au Sud de la ville de Mergui, il
n’existait pas réellement de frontière dans ce qui est actuellement le Sud du
Tenasserim birman, et ce ne fut que sous le protectorat anglais au XIXe siècle
qu’elle fut dessinée sur le cours de la rivière Pakchan entre les villes jumelles
de Victoria Point (Kawthaung aujourd’hui) en Birmanie et de Ranong en
Thaïlande. Avant cette période, les Malais naviguaient dans l’archipel des
Mergui, offrant la multitude de ses îles comme autant de repères pour la
piraterie locale. Le village malais de Maliwun (à 4 miles au Nord de
Kawthaung, soit environ 6,5 km) ne comptait pas un seul birman jusqu’à la
moitié du XIXe siècle (Ryan 1858 : 4). Au XVIIe siècle, le commerce entre la
région et l’Inde était dans les mains des Indiens musulmans de Golconda.
Notons enfin que les musulmans venus de Perse ou d’Inde contrôlaient la
plupart des grandes villes sur la route entre Mergui et Ayutthaya, et étaient
particulièrement nombreux dans le port de Tenasserim (Forbe 1882 : 1057).
Jusqu’à environ 1680, les shahbandar (gouverneurs désignés par Ayutthaya)
de Mergui étaient également musulmans (Prakash 1985 : 226-228 ;
Arasatnam 1984 : 120-121). La route trans-péninsulaire de Mergui-Tenasserim

22 À la fin du XVIIe siècle, Tavoy devint une source majeure d’étain pour les Indes (O’Connor

1972 : 12).

30
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

à Chumphon23 en Thaïlande avait alors une relative importance. Néanmoins,


avec la venue des Anglais et Néerlandais et le détroit de Melaka devenant
une route plus sûre, l’importance de Mergui comme port-entrepôt va
largement diminuer dès la fin du XVIIe siècle. Les Anglais et Français (dont
les ambassadeurs sous Louis XIV étaient nombreux à passer par la ville de
Mergui) continuaient cependant de considérer Mergui comme une place
stratégique sur le commerce entre Pegu, Melaka, Sri Lanka… Une raison
pour laquelle le Grecque Constantine Paulkhon, alors au service du roi du
Siam, obtint que ses collègues anglais Samuel White et Richard Burnaby
soient nommés shahbandar de Mergui. Au fur et à mesure que White élargit
son emprise sur le commerce passant par Mergui, le ressentiment des
Musulmans de Golconda va grandir, incommodant par la même le commerce
du Siam, qui ordonnera le massacre de 1687, décimant la plus grande partie
de la communauté anglaise de la ville. Les Français tenteront à leur tour
d’assurer leur position à Mergui, une rivalité avec les Anglais qui durera
pendant plus d’un siècle.
Les siècles d’influence siamoise sur Mergui prendront fin en 1759, avec
l’attaque lancée sur le Siam par le roi fondateur de la dynastie de Konbaung,
Alaungphaya (1714-1760). Bien qu’il ne meure avant de voir la chute de la
capitale Ayutthaya, son attaque via le Tenasserim permettra de reprendre
Mergui au Siam (Leider 2009). Ayutthaya tombera finalement aux mains des
Birmans en 1767 sous le règne de son successeur Hsinbyushin (1736-1776).
Plus tard sous le règne de Bodawphaya, Junk Ceylon (Phuket) sera
également dans la sphère de pouvoir de la Birmanie (Corfield 1993 : 2 ;
Cushman 1991 : 8). Cette période signe l’avènement d’une rivalité entre la
Birmanie et le Siam, qui en dépit de leurs attaques répétées sur la région du
Tenasserim, ne se considéraient jusqu’alors pas comme des ennemis directs.
La Thaïlande ne tenta jamais d’assujettir les royaumes birmans même les
plus faibles (soit entre la fin du XVIe siècle et la seconde moitié du XVIIe
siècle) mais au contraire, offrit même refuge aux gouverneurs birmans de
Martaban et Tavoy lors de la révolte môn à partir de 1740 (Sunait
Chutintaranond et Than Tun 1995 : 58). Le Tenasserim, et particulièrement
sa moitié Sud, était une région « tampon » entre les grandes puissances môn,
siamoises et birmanes. Même dans la sphère du pouvoir du Siam, elle retint
une grande partie de son indépendance compte-tenu de la nature
« segmentée » du royaume, intégrant dans son mandala de nombreuses
entités politiques semi-autonomes (op. cit. : 91-92). Mais la position
stratégique de Mergui dans les échanges commerciaux du sous-continent
indien et du Sud-est asiatique pris fin avec l’intégration de la région au
royaume birman et l’établissement des Anglais à Penang en 1786 au Sud de
la Péninsule malaise (Mills 1997 : 46). La première guerre anglo-birmane de
1824-1826 fera du Tenasserim le premier protectorat anglais avant que les

23 Ville dont le nom est dérivé du Thaï désignant un « lieu de rencontre » (Mills 1997 : 44).

31
Hégémonies birmanes

Anglais ne colonisent l’ensemble du pays, précipitant l’isolement de la


région. Car en dépit de la volonté du premier Commissioner de la province
(A. D. Maingy) de ressusciter le commerce avec le Siam, les déprédations
menées par les différents royaumes sur la région eurent pour conséquence
son dépeuplement et malgré des ressources de valeur, le Tenasserim
« coutait plus qu’il ne rapportait » (Furnivall 1939 : 14-16). Suite à
l’indépendance de la Birmanie proclamée en 1947, le Tenasserim et la région
de Mergui tomberont dans l’oubli. La frontière avec la Thaïlande va rester
fermée jusqu’en 1996, année proclamée du tourisme par la junte militaire en
place de 1988 à 2010.

Sa situation « périphérique » par rapport aux grands royaumes environ-


nants et néanmoins importante pour le commerce Sud-est asiatique fit de la
région du Tenasserim un « pivot » des échanges culturels où les influences
arabes, malaises et indiennes se mêlèrent à un substrat môn-khmer. L’unité
du Tenasserim, du Sud de la Birmanie jusqu’au Nord de la Malaisie
péninsulaire, est donc historique, structurée autour d’une tradition
d’échanges économiques, culturels, ainsi qu’une redéfinition identitaire
permanente des populations en fonction des interactions entre elles
(relations dominants-dominés, nomades-sédentaires, etc.). Le Tenasserim,
cette fois-ci en tant que territoire de l’Union du Myanmar, réunit donc plus
ou moins artificiellement deux espaces sociaux différents. Sur la lancée
historique d’une population descendue de la chaîne himalayenne vers la
plaine fluviale de l’Irrawaddy, les Birmans entameront la colonisation de
l’archipel par le Nord, sur la voie des Anglais qui projetaient leurs ambitions
économiques sur les plus grandes îles de l’archipel, encore propices à des
activités agricoles et terrestres (étain, hévéa, cultures maraîchères), jusqu’à
atteindre les limites méridionales d’une organisation de l’espace vue par un
peuple sédentaire d’Asie du Sud-Est continentale. Car au Sud de la ville de
Bokpyin (située à mi-chemin entre Mergui et Kawthaung), ils se heurtèrent à
un territoire insulaire encore sous emprise exclusivement austronésienne et
maritime. En effet, le Tenasserim est également un pont « jeté » entre deux
grands ensembles géographiques et culturels, l’Asie du Sud-Est continentale
et insulaire. Située à l’extrême Sud de la Birmanie, elle est indissociable de la
Péninsule malaise. Pour White (1922 : 27-28), le Tenasserim marque la fusion
de la Birmanie avec la Malaisie, puisqu’il présente des caractéristiques
géographiques similaires à cette dernière. Ainsi, la Birmanie est le pays du
paon, qui vit dans les forêts secondaires de bambou, alors que dans le
Tenasserim, comme en Malaisie, le faisan Argus domine ; de même, le
pangolin, animal caractéristique de la Malaisie, est observable dans cette
région ; au niveau de la flore également, les ressemblances sont
significatives, à l’exemple du kyanan qui supplante le teck de Birmanie
présent dans le reste du pays (op. cit. : 27-28). Citons enfin le zalacca (Zalacca
rumphii), indispensable à la construction des bateaux des nomades marins,
les Moken, avant l’arrivée des moteurs, peuple qui, rappelons-le, représente

32
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

la pointe septentrionale des migrations austronésiennes. Pendant longtemps,


le seul lien culturel perdurant entre ces deux pôles de l’archipel étaient les
Moken, allant aussi loin que l’île de Mali (entre Mergui et Dawei) au Nord,
et l’île de Ko Phra Thong au Sud (située au niveau de la ville de Kuraburi en
Thaïlande). Mais l’intégration du Tenasserim à l’État-nation à la fin du XXe
siècle – dont il sera question plus loin – va profondément modifier le visage
ethnique de la région en réanimant cette tradition de mélanges. C’est de ce
contexte de territorialisation du Tenasserim dans le cadre des frontières
administratives birmanes qu’est née l’appropriation de l’environnement
marin et insulaire de l’archipel Mergui par les pêcheurs birmans dont je
détaillerai plus bas les modalités.
Parce qu’il s’agit d’un processus de peuplement contemporain, il est
possible de retracer avec assez de précision l’histoire birmane du Tenasserim
et des îles de l’archipel Mergui. Ayant trait au delta de l’Irrawaddy, l’histoire
birmane de cette région remonte plus loin dans le temps, offrant de fait
moins d’éléments quant aux modalités de son peuplement birman. La partie
basse du delta de l’Irrawaddy fut cependant une des régions les plus
tardivement exploitées par les Birmans. Selon Adas (1972 : 181), la région de
Bassein (Pathein) fut réellement développée avec l’arrivée des migrants
birmans venus du Nord dans les dernières décennies du XVIIIe siècle. Milieu
en perpétuelle mouvance, physiquement modelé par les changements
rapides des bras de rivière qui découpent le delta, modifiant en quelques
dizaines d’années le contour des côtes, il ne fut pas aisé de se l’approprier.
De l’histoire des régions du delta les plus près de la mer, recueillie auprès
des habitants, il apparaît le plus souvent que les plus « vieux » villages
datent d’une centaine d’années, une période incomparable avec les
centenaires des royaumes successifs de la Birmanie centrale. Outil
technologique de cette appropriation, la maîtrise de la riziculture inondée
permettra une première avancée vers le Sud. La pêche viendra ensuite
amplifier la dynamique de colonisation des parties les plus méridionales, les
villages se créant d’abord autour des maisons secondaires des riziculteurs,
elles-mêmes le plus souvent situées au bord des bras de fleuve permettant la
circulation des biens et les échanges dans ce milieu avant tout aquatique.
O’Connor (1995 : 968-970) remarque qu’aux environs de 700 ap. J.-C., les
Môn, Khmers, Cham et Pyu contrôlaient les parties méridionales de l’Asie
du Sud-Est continentale. Ces différents groupes ethniques étaient
cultivateurs maraîchers dans les hautes terres et cultivateurs et irrigateurs
dans les basses terres. Les peuples du Nord de l’Asie du Sud-Est tels que les
Tai, les Viêt et Birmans étaient spécialisés dans la riziculture inondée et
connus pour être de bons irrigateurs. Ils conquirent par la suite le Sud et les
trois grands bols de riz de l’Asie : les deltas du Mékong, de la Chao Phraya
et de l’Irrawaddy. Ainsi, l’appropriation du delta de l’Irrawaddy par les
Birmans a été marquée par une première « confrontation » interethnique
avec les Pyu vers la moitié du premier millénaire. Dix siècles plus tard
(vers 1700 ap. J.-C.), ces derniers avaient totalement disparu. Par la suite,

33
Hégémonies birmanes

les tentatives successives d’unification des royaumes birmans à la Basse-


Birmanie provoquèrent à différentes reprises des politiques de « birmanisation »
du delta, conduisant à la disparition des Môn (au moins en tant que groupe
ethnique distinct). Cependant, comme je l’ai déjà remarqué, plusieurs
auteurs ont rejeté la théorie d’exodes des Môn à l’époque de la dynastie
Konbaung (1752-1885), pour opter en faveur de leur assimilation (par
l’interdiction de pratiquer la langue môn notamment) à la population
birmane (Adas 1972 : 179).
Mais, selon Adas (1974a : 28), ce n’est qu’au XIXe siècle que l’exploitation
intensive de l’Irrawaddy intervint durant trois périodes comprises entre
1858 et 1941. Durant la première période, l’économie rizicole de la
Basse-Birmanie se développa rapidement grâce à l’exploitation d’un grand
nombre de terres encore vierges et l’arrivée de nombreux migrants en
provenance de la Haute-Birmanie. Par la suite vinrent également des Indiens
Chettiar (avec les Anglais) et des étrangers asiatiques, principalement des
Chinois. Ainsi, il s’agit paradoxalement de la région rizicole la plus
importante du pays, ce qui devrait la placer selon une vision ethnocentrique
au « centre » de l’espace social birman dont deux des fondements sont la
riziculture et l’irrigation ; cependant, la mise en exploitation progressive des
terres, la diversité ethnique et le peu de liens sociaux existant dans les
premières phases de son développement constituaient un terrain propice au
développement de sociétés ou communautés propres aux situations de
frontières. Ainsi, la phase coloniale du développement de l’Irrawaddy a
souvent fait appel au concept de « frontière » : Adas (1974a) emploie le terme
de « frontière rizicole » (rice frontier), et Scott (1972 : 20) celui de « frontière
fertile » (fertile frontier), tous deux pour dénoter la dynamique de front
pionnier qui caractérisa la mise en exploitation du delta.

Il y a donc ici les éléments nécessaires à notre comparaison : deux


régions, l’Irrawaddy et le Tenasserim, dont l’histoire et l’ethnologie révèlent
qu’il s’agit de régions « frontières », et qui furent récemment le théâtre de
changements ethniques importants auxquels j’associe volontairement des
changements d’ordre social et culturel importants. Mais avant d’aller plus
loin, il convient justement de préciser les concepts que j’entends employer,
les points de comparaison et de divergence qui les caractérisent et m’ont
finalement amenés à entreprendre ce travail.

Les frontières comme centre d’un espace social

Notons tout d’abord que les anglo-saxons bénéficient d’une terminologie


plus fine en ce qui concerne les « frontières ». Initialement, il semble que
l’emploi de border ou boundary se soit limité à celui de frontière en tant que
ligne délimitant administrativement deux pays, celui de frontier faisant
allusion aux espaces à proximité de ces frontières, et dont le développement

34
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

était affecté par l’instauration de celles-ci (Newman et Paasi 1998 : 189). Il est
possible de traduire cette terminologie respectivement par les termes de
« frontière » et de « zone frontalière ». Cependant, la définition ainsi faite
laisse percevoir une rupture niant par exemple l’existence d’une zone
transfrontalière, certes affectée par l’instauration de la frontière
administrative, mais jouant également de celle-ci dans son organisation ou
sa réorganisation. Horstmann (2002 : 4) propose pour y remédier une
anthropologie des « zones transfrontalières » (borderlands) ; Winichakul
(2005) a démontré dans son essai sur l’histoire de la Thaïlande que les
frontières, telles quelles furent conçues après la décolonisation, n’avaient
que peu à voir avec les réalités sociales et les relations de pouvoir entre les
royaumes qui composaient cette partie de l’Asie du Sud-Est avant que ne
soient fixées des limites précises à ce qu’il appelle le geo-body (« géo-corps »)
de la nation. Les frontières d’avant la colonisation doivent être considérées
comme des zones tampons entre les royaumes, dans lesquelles les
multi-allégeances permettaient à leurs populations d’œuvrer à leur
protection et à leurs survies, et aux royaumes d’éviter des guerres trop
fréquentes entre eux. Nous nous rapprochons ainsi des marches des espaces
sociaux dont nous parlions au début, en apportant ici un élément
supplémentaire, à savoir que ces marches peuvent être totalement
dissociables des frontières étatiques ou des zones tampons entre les États, ce
qui semble être le cas du delta de l’Irrawaddy. Comme nous l’avons suggéré
auparavant, les caractéristiques qui font de cette région une zone frontalière
tiennent avant tout à l’organisation sociale, ethnique, aux relations
socio-économiques qui y prévalent et à sa relation également au pouvoir
central. Enfin, ces marches peuvent parfois se confondre avec les frontières
étatiques. Bien que je considère le concept de marches de l’espace social
comme indépendant de la notion de territoire (car elle impliquerait de
valider la théorie des centres et des périphéries), les espaces frontière ou
zones tampons sont souvent révélateurs du caractère dynamique de la
société. Le territoire reste malgré tout l’angle d’attaque « classique » de
l’ethnologue, peut-être parce que la discipline doit beaucoup aux
géographes, avec toutes les limites que cela comporte ; peut-on par exemple
parler de territoire en ce qui concerne un archipel ? Dans les eaux
indonésiennes peut-être, les atolls peuvent être découpés en territoires dans
certaines îles du Pacifique, mais en Birmanie cette notion perd tout son sens.
La notion même de territoire est parfaitement subjective, en particulier dans
la notion de continuité qu’elle implique. Ainsi, Leach (1960 : 47) démontre
parfaitement que l’ensemble du territoire de la société kachin se compose de
montagnes entrecoupées de vallées qui elles forment le territoire de la
société shan. Que dire par ailleurs du territoire des migrants, point sur
lequel je reviendrai ?

35
Hégémonies birmanes

Cependant, parler de la construction de l’espace social birman n’est


possible qu’en prenant considération la notion de territoire, en témoigne la
géographie administrative de l’Union du Myanmar. Ainsi, cette fédération
est découpée en sept « Régions » (Divisions)24 et sept « États » (States), les
premières étant réservées aux régions où les Birmans – ici en tant que
majorité « ethnique » 25 – sont censés être majoritaires et les seconds aux
régions supposées être peuplées avant tout d’une minorité ethnique dont
elles portent le nom : État Kayah, État Shan, État Môn, État Kachin, État Chin,
État Karen, État Rakhine (Arakan). Cependant, la réalité de ce découpage
diffère parfois beaucoup d’avec la composition démographique des dites
régions (Robinne 2007). Il est permis d’en conclure une forme de manipula-
tion du territoire, servant avant tout une cause politique liée à la construction
de la nation birmane. Ainsi que le souligne Winichakul (2003 : 17) :

« Le geo-body [« géo-corps »] d’une nation est surtout le résultat


d’un discours géographique moderne dont la principale technologie
est la cartographie. La reconnaissance d’une nationalité siamoise a
dans un grande mesure été créée par notre conception d’un
Siam-sur-la-carte, naissant des cartes et n’existant nulle part
ailleurs que sur les cartes ». [Traduction de l’auteur].

Ces propos peuvent tout à fait s’appliquer à la construction de l’Union du


Myanmar, dont le découpage en États et Régions est une façon judicieuse de
nier la mixité ethnique de la Birmanie et les liens entre l’ensemble de ses
populations. Tout en en valorisant la diversité ethnique ayant conduit à une
construction fédérale, ce découpage implique en outre un sentiment
permanent d’instabilité reflétant les revendications d’indépendance des dites
minorités ethniques et justifiant à son tour la nécessité d’une main de fer
permettant de maintenir l’équilibre national (Taylor 1998 : 43). Cette
diversité ainsi figée trouve terrain de partage à travers le bouddhisme,
confession embrassant plus de 90 % de la population birmane. L’ethnicité en
dynamique n’existe plus : le territoire et la religion lui sont substitués. Ainsi,
le groupe birman possède au moins une légitimité par rapport au sol
irradiant supposément depuis ses centres historiques que sont Pagan,
Mandalay, etc. Cependant, force est de constater que l’économie des deux
plus grandes villes birmanes que sont Yangon et Mandalay est en partie aux
mains des Chinois par exemple. À Yangon, les Indiens ont pris possession
du centre-ville, reléguant les Birmans aux banlieues. Certains quartiers sont
bien évidemment le cœur de diasporas (Kachin à Myainigone ou Shan à

24 Le terme, en anglais, de Division a récemment changé pour celui de Region dans la


terminologie anglaise avec la constitution votée en 2008 et entérinée avec les élections de 2010.
Notons cependant que le terme birman, taing” n’a lui pas changé (ministère de l’Information
2008).
25 Bama lu-myo” ou lu-myo” désigne la « race » ou le « lignage » (Judson 1893 : 85).

36
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

8 miles par exemple). Si « l’histoire » de l’espace social débute avec les


royautés et leurs pouvoirs installés dans le centre du pays, ceux-ci n’en
constituent pas le cœur battant de sa continuité. L’espace social birman est
donc a priori beaucoup plus diffus que ce que l’idéologie nationale et
religieuse26 laisse entendre (ceci pourrait d’ailleurs être dit de beaucoup de
concepts identitaires axés sur le patriotisme ou l’appartenance nationale).
Le Tenasserim n’échappe pas à la règle, puisque l’ancien protectorat
anglais fut lui-même divisé en deux régions distinctes, une première fois en
1952 pour séparer sa partie Nord dans le but de créer l’État Karen (Ooi Keat
Gin 2004 : 714), et une seconde fois en 1974 pour la création de l’État Môn
incluant la partie restante un peu au Nord de la ville de Ye. La partie la plus
méridionale jusqu’à la frontière sur la rivière Pakchan resta la région du
Tenasserim, renommée en 1989 la région du Tanintharyi. Il fallait donc à ce
moment-là que la région du Tanintharyi devienne birmane à défaut d’être
un État. Ainsi, l’appropriation de la région du Tenasserim (se poursuivant
par celle de la région du Tanintharyi) offre un cas particulièrement
intéressant dans ce contexte, puisqu’elle engage à la fois l’espace social
birman avec les individus qui le composent (autant au sens d’en faire partie
que celui de le créer) et la nation moderne avec ses frontières délimitant de
même son idéologie. Une fois devenue Tanintharyi, la région du Tenasserim,
de zone tampon entre les États ou royaumes environnants, est devenue une
région birmane « sur le papier » et devait être intégrée à l’Union du
Myanmar. Pour cela, il fallait donc des politiques fortes pour non seulement
affirmer le contrôle de l’État du Myanmar (donc de l’armée) sur la région,
mais surtout créer un développement et des réseaux économiques qui soient
suffisamment fort pour servir de support au développement d’une
administration gouvernementale, dans cette région relativement peu
peuplée et surtout peu propice au développement d’économies rurales
traditionnelles.
Les frontières que durent négocier les Birmans dans la région du
Tenasserim s’expriment à des échelles différentes : historique, culturelle,
étatique. En effet, le Tenasserim est une région montagneuse n’offrant que
peu de terres cultivables avant de se jeter dans la mer et c’est sûrement
pourquoi la frontière nationale qui fut dessinée sous la colonisation anglaise
s’étend elle-même bien plus au Sud que la frontière « culturelle » de la
Birmanie telle qu’elle est perçue par les Birmans agriculteurs du « centre ».
L’histoire de la région montre que du Nord de la Malaisie à l’archipel
Mergui en Birmanie, les populations malaise, birmane, môn, thaïe, karen,

26 Par exemple U Nu (Premier ministre de la période post-coloniale jusqu’au coup d’État de

1962) proposa un National Religion Act qui, bien qu’en théorie ne devait en aucun cas porter
atteintes à la liberté des populations de confession minoritaire, favorisa le bouddhisme reconnu
comme la religion de la majorité birmane, ce qui doit impliquer un soutien financier et
organisationnel pour les activés des missionnaires bouddhistes, les études bouddhistes, etc.
(Lehman 1967 : 96). Même si cette loi fut abrogée par la suite, le bouddhisme reste un vecteur
incontestable de birmanisation des îles de l’archipel.

37
Hégémonies birmanes

moken27, moklen28 ou encore chinoise, ont exploité un littoral et une région


sous-peuplés (par rapport au littoral de la Basse-Birmanie par exemple),
organisées en communautés « minoritaires », les Malais étant probablement
les plus présents. Cependant, l’absence d’une population dominante
organisée suivant un système politique structuré s’imposant aux autres
communautés a favorisé une dynamique d’échanges entre ces diverses
populations. Avant le développement du secteur économique de la pêche
maritime birmane dans les années 1990, l’exploitation des ressources du
Tenasserim se basait sur une division « ethnique », schématiquement entre
tibéto-birmans (Birmans et Karen) et tai-kadai (des Thaïs originaires de
Thaïlande29) sur le continent et austro-asiatiques (Môn) et austronésiens
(Malais et Moken) dans le monde maritime. Schématiquement, car le
Tenasserim a toujours été le lieu de croisements entre ces différentes
populations et un lieu d’échange identifié depuis la préhistoire comme une
frontière (Bellina 2006 : 252-255), non pas dans le sens de « barrière » qui lui
est trop souvent prêté, mais un lien entre deux espaces, sociaux,
économiques et culturels. Dans cet environnement ethnique changeant et en
l’absence d’un réel pouvoir centralisateur comme ailleurs dans le pays, les
Birmans occupaient des travaux situés au bas de l’échelle sociale, dans des
circuits commerciaux le plus souvent dominés par des entrepreneurs chinois
qui mirent en place des systèmes économiques dominant l’exploitation des
ressources de la région (Fournier 1983 et Boutry 2007a).
Le tracé actuel de la frontière entre la Birmanie et la Thaïlande le long de
la chaîne du Tenasserim fut négocié entre la couronne d’Angleterre
(Gouverneur général des Indes) et le royaume du Siam en 186830. La partie la
plus méridionale de cette frontière, suivant le cours de la rivière Pakchan et
séparant à son débouché dans la mer les villes de Kawthaung, côté birman,
et Ranong, côté Thaïlandais, ne fut fixée qu’en 1934 31 , toujours sous la
domination anglaise de la région du Tenasserim. Cependant, elle ne
fonctionna réellement que comme une limite, freinant le passage des biens et
des humains, que dans les années 1990. Tout d’abord, la prise de contrôle
étatique par les militaires en 1988 la consolida et freina quelque peu les
échanges. Néanmoins, la région du Tenasserim, toujours excentrée du
pouvoir et promettant une plus grande liberté des pratiques ainsi qu’un

27 Population de quelques milliers de nomades marins naviguant à la saison sèche dans les îles

de l’archipel Mergui s’étendant à peu près de la ville de Yé en Birmanie, au Nord, et jusqu’à la


presqu’île de Phuket en Thaïlande, au Sud.
28 Semi-nomades du Sud de la Thaïlande, exploitant principalement les zones de mangrove de

la côte Ouest de la péninsule.


29 Parfois appelés Thai Yai, un ethnonyme en général utilisé par les Shan de la région frontalière

birmano-thaïlandaise, au niveau de Mae Sai.


30 « Convention entre le gouverneur-général des Indes et le roi du Siam, définissant la frontière

continentale entre le royaume du Siam et la province du Tenasserim, signée à Bangkok le


8 septembre 1868 et comprenant des ratifications échangées à Bangkok le 3 juillet 1868. »
(International Boundary Study 1966 : 8).

38
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

potentiel d’enrichissement plus important dans le contexte d’une dictature


écrasant les petites économies au profit de la junte, va attirer de nombreux
Birmans. Cet évènement politique est probablement le premier vecteur
historique d’une colonisation aujourd’hui massive de l’archipel Mergui.
Mais il fallut attendre le milieu des années 1990 pour que la frontière
devienne réellement opérante, et agisse comme émulateur des échanges
économiques entre la Birmanie et la Thaïlande, principalement suite à la
privatisation de la pêche en 1994. À ce point, il faut donc considérer la
création d’une double frontière. La première, étatique, devint un enjeu
économique pour les Thaïlandais qui exploitaient depuis toujours les
ressources marines birmanes au large des côtes du Tenasserim, et une
monnaie de négociation politique pour le gouvernement birman dans le
contexte de son intégration et de sa survie dans l’Asean 32 . Le secteur
économique de la pêche va progressivement se structurer dans l’archipel,
dont les ressources étaient alors principalement exploitées par la flotte
hauturière Thaïlandaise, et transformer la région en un eldorado
économique pour les Birmans. Les techniques de pêche vont se développer,
premier signe révélateur d’une appropriation empreinte de « l’identité
péninsulaire » de la région. La seconde frontière est culturelle et mythique,
pour les nombreux Birmans partis à la conquête de l’archipel Mergui.
Culturelle, car la dynamique de colonisation des îles est celle d’un passage
entre l’Asie du Sud-Est continentale et insulaire, pivot également d’un mode
de vie entre la sédentarité et le nomadisme. Mythique, car la culture des
pêcheurs s’exprime en grande partie à travers la recomposition d’un espace
mythique à la frontière entre la Birmanie et la Malaysia, point de rencontre
des influences qui traversèrent la Péninsule. Bien qu’étant différentes, ces
deux frontières sont liées, la première étant devenue révélatrice de la
seconde pour les Birmans.
L’histoire de la Péninsule malaise, marquée par des allégeances multiples
aux royaumes environnants sans n’en avoir jamais fait entièrement partie33,
a donc été profondément bouleversée par la définition des frontières
étatiques telles qu’elles sont connues actuellement, en témoignent notamment
les conflits réguliers qui caractérisent le Sud de la Thaïlande. La Péninsule
malaise peut être qualifiée d’« ethnorégion » de par son organisation
sociopolitique (Ivanoff 2011 : 516) : une région de grande diversité ethnique
fonctionnant néanmoins comme une entité sur la base de certaines structures

32 En effet, le projet de gazoduc sur les investissements de Total, devant traverser la région du

Tenasserim, intéressait au plus au point la Thaïlande à cette époque. Corolaire de ce projet, la


ligne de chemin de fer fut étendue de Ye vers la ville de Dawei, et le gouvernement entrepris un
« nettoyage » de la zone abritant notamment des forces rebelles karen (KNLA – Karen National
Liberation Army) et môn.
33 Pour une vision historique d’ensemble sur cette région voir notamment Munoz (2006 :

37-165).

39
Hégémonies birmanes

telle la relation de patron-client (ou tokè34-client) et basée sur un système de


multi-allégeances aux grands pouvoirs environnants (royaumes malais,
Siam) – la rapprochant de la « Zomia » de Scott (2009 : ix-x). Or, la
consolidation de la frontière avec la Thaïlande accompagnée du
développement de la pêche dans le Sud de la Birmanie a eu pour
conséquence, outre une migration importante de Birmans venus de la
Basse-Birmanie et du centre vers le Tenasserim, une autre migration,
transfrontalière cette fois. Ainsi, à des échanges régionaux entre le Sud de la
Birmanie et de la Thaïlande s’est substituée, à première vue, une
immigration économique des Birmans dans le Sud de la Thaïlande,
accompagnée de son lot de trafics humains. Néanmoins, si le renforcement
de la frontière étatique s’impose d’emblée comme une rupture dans
l’histoire de la région, un moment fini, cette rupture n’est pas forcément
ressentie comme telle par les populations transfrontalières. Je postule au
contraire que les représentations qui lui sont liées évoluent sans cesse à leurs
yeux, en s’adaptant aux différentes politiques dont les frontières sont l’objet
et permettent d’assurer un continuum temporel et une cohérence identitaire
et culturelle à la région. La région du Tenasserim peut ainsi être considérée
comme le croisement de deux « substrats », suivant l’échelle à laquelle il est
fait référence – celui birman et celui péninsulaire, voire malais – ou l’origine
de la création d’un nouvel espace social au croisement de ces influences,
celui des Birmans partis à la conquête du Tenasserim et de l’archipel Mergui
dont la projection est l’immigration vers le Sud de la Thaïlande, un espace
social littoral.
Les échelles sont inextricables et c’est justement dans ce système
complexe que les marches des espaces sociaux recèlent leur potentiel
créateur et peuvent révéler les dynamiques qui alimentent la structuration
des grands espaces sociaux. Ainsi, le rôle qu’attribue Horstmann (2002 : 4)
aux espaces frontaliers (borderlands), comme amplificateurs des relations
ethniques et politiques identitaires, je l’étends à l’ensemble de ce que je
considère ici comme les marches d’un espace social, des fabriques du
changement social.
Notre point de référence au fil de ce livre restera le Tenasserim, pour des
raisons d’ordre méthodologique puisque cette région réunit l’ensemble des
caractéristiques de ce qui constitue à nos yeux les marches d’un espace
social : l’éloignement au pouvoir central, une mise en « porte à faux » par
rapport aux productions culturelles dominantes, une dynamique de
« colonisation » où, de peuple hégémonique, les Birmans se retrouvent un

34 Terme d’origine chinoise, utilisé de l’Indonésie au Myanmar en passant par la Malaisie et la


Thaïlande entre autres, désignant un patron-entrepreneur avec qui l’on entretient une relation
d’endettement. Au Myanmar, le terme de tokè, transcrit htaung-ke en birman, est à notre
connaissance utilisé couramment dans le Sud du pays uniquement. Dans la culture moken, le
tokè est l’intermédiaire entre les Moken et « l’extérieur », échangeant les produits de leur collecte
contre du riz et d’autres biens de consommation.

40
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

temps en minorité au sein d’un ensemble de relations interethniques, une


région transitoire entre l’Asie du Sud-Est continentale et insulaire et enfin
une région frontalière s’organisant en partie par rapport à sa frontière
étatique, ici avec la Thaïlande. Le delta de l’Irrawaddy présente nombre de
points communs. Il fut l’objet d’une « colonisation birmane » également ; la
mise en exploitation du delta induit aux sociétés qui l’entreprennent des
caractéristiques propres à celles des « frontières » – une partie de cette
exploitation des ressources passant également par le développement d’une
pêche maritime – et son appropriation est également passée par une phase
de relations interethniques. Cependant, le delta a progressivement été
intégré à l’espace social birman, d’une part en devenant le grenier à riz de la
Birmanie dont la production fut intégrée au marché national et aux
exportations internationales et d’autre part à cause de son faible éloignement
par rapport au pouvoir central de Yangon35. Je suppose ainsi l’existence d’un
lien entre l’intégration du delta et le début du nouveau front pionnier qu’est
l’archipel Mergui. Chronologiquement, la crise économique dans le delta
commence, selon Adas (1974a), après 1930, signifiant ainsi la fin de colonisation
pionnière, la raréfaction de nouvelles terres à distribuer et une plus grande
structuration de l’exploitation, donnant ainsi moins d’opportunités de
s’enrichir aux paysans, les traînant même progressivement vers un
endettement de plus en plus marqué. Néanmoins, la Birmanie continuera
d’être un des premiers pays exportateurs de riz au niveau mondial, grâce à
la production du delta, ce jusqu’à la prise de pouvoir de Ne Win en 1962. À
partir de cette période, suite à des politiques désastreuses la situation
économique va se dégrader, jusqu’à l’année 1988 et les protestations
étudiantes. Parallèlement, dès l’indépendance, et allant en s’amplifiant après
le coup d’État de 1962, la Birmanie va être secouée par des conflits entre le
gouvernement central et des groupes armés ethniques remettant en cause la
légitimité du pouvoir en place. Ces facteurs économiques et politiques vont
contribuer à rendre la région du delta moins attractive d’un point de vue
économique et plus dangereuse, étant devenue un foyer alimentant la
rébellion Karen ainsi que le parti communiste (Furnivall 1949 : 193-197) et
donc une cible pour le gouvernement. L’intégration du delta de l’Irrawaddy
à la Birmanie s’est traduit à la fois par l’intégration de la production dans
l’économie nationale, et, de par sa proximité avec le pouvoir central de
Yangon, son intégration dans la lutte politique, signant la fin de la région en
tant que front pionnier. Par ailleurs, Kurosaki note avec intérêt le paradoxe
birman d’une agriculture dont la transition vers une économie de marché
non achevée oppose en termes de revenus agricoles les villages du « centre »
(en l’occurrence le delta de l’Irrawaddy, Townships de Myaunmya et Waw)
aux villages des « périphéries » (dont le Tenasserim, Townships de Mergui),
les premiers offrant des sources de revenus plus faibles et moins diversifiées

35 Depuis 2006, la capitale a été déplacée vers la nouvelle ville de Nay Pyi Daw. Cependant, le

cœur des échanges économiques du pays reste à Yangon.

41
Hégémonies birmanes

malgré des techniques agricoles plus développées que les seconds (Kurosaki
et al. 2004).
En revanche, le Tenasserim restera jusque dans les années 1990 un
territoire à conquérir, en particulier l’archipel Mergui et ses centaines d’îles
et d’îlots, offrant une perspective de liberté économique, sociale et politique.
C’est donc la disparition de frontières dans le delta de l’Irrawaddy qui a
conduit la population pionnière de Birmanie à partir à la conquête du littoral
du Tenasserim, une des dernières marches de l’espace social birman.
Néanmoins, comme je l’ai déjà remarqué, l’exploitation des ressources
marines représente en soit une frontière au moins technique et culturelle
pour les Birmans, et il en sera question, l’exploitation du littoral du delta de
l’Irrawaddy ne fait pas exception à la règle, représentant encore de fait une
marche de l’espace social birman. La transition de cette région, de marche au
centre de l’espace social, laisse supposer que les sociétés du littoral du
Tenasserim connaîtront un sort similaire, un point sur lequel je reviendrai.
Notons pour l’instant une date restant gravée dans les esprits de tous les
Birmans qui ont vécu plus de quinze ans dans l’archipel Mergui et signifiant
déjà un tournant dans l’histoire contemporaine de la région : l’année 1996.
C’est à partir de cette date que le Tenasserim reprit une valeur aux yeux du
gouvernement birman. C’est en effet l’année de réouverture de la région aux
étrangers (à la frontière de Kawthaung) à l’occasion du « Visit Myanmar
Year », une tentative pour réactiver le secteur touristique quelque peu mis à
mal par les appels au boycott provenant de la chef de file de l’opposition,
Aung San Suu Kyi. C’est également l’année de regroupement des
compagnies de pêches en pôles d’exploitation des ressources marines dans
les différents ports du littoral36, ceci deux ans après la privatisation du
secteur, dans un but de contrôle social et économique, en particulier dans les
régions frontalières. C’est aussi le début du « Salon37 ideal village », un village
de regroupement destiné à sédentariser la population de nomades marins
moken – projet qui s’avérera être un échec – dans l’île de Pu Nala (Ma Gyon
Galet en birman). Notons qu’à partir de 1993, le gouvernement (le SLORC à
l’époque38) commença un projet de ligne de chemin de fer devant rallier les
villes de Ye et de Tavoy (Dawei), un projet précédant de peu la construction
de deux gazoducs à Yadana et Yetagun (South 2003 : 198). En 1997 fut lancée
une campagne de répression massive contre le KNLA (Karen National
Liberation Army), dont un des fronts se situait dans le Tenasserim, qui
réduit la plupart des bases karen à néant (op. cit. : 252). Enfin, corollaire
d’une militarisation progressive des îles de l’archipel, 1996 et les années
suivantes correspondent à la disparition de la piraterie pour les pionniers
birmans de l’archipel.

36 Kawthaung, Mergui et Dawei dans le Tenasserim, Chaung Tha, Ngapali et Pathein dans

l’Irrawaddy, Moulmein dans l’État môn, Sittwé dans l’Arakan.


37 « Salon » est la transcription anglicisée de hsaloun”, l’exonyme birman désignant les Moken.
38 State Law and Order Restoration Council.

42
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

Depuis les années 1980, correspondant à la première « vague » de


pionniers birmans, et les années 2000, la territorialisation politico-étatique de
la région a eu lieu, donnant de fait la première impulsion à la région pour
devenir un front pionnier, voire même un eldorado pour beaucoup de
pêcheurs qui réussirent à devenir des patrons et faire fortune des ressources
marines et du commerce dans la région. L’intégration de la région est donc
en marche, même si je montrerai que certaines caractéristiques devraient en
retarder le processus, voire le limiter à un contrôle distant du gouvernement.
Quoi qu’il en soit de son achèvement, la colonisation du Tenasserim et le
développement de la pêche maritime ont permis d’établir un pont entre la
Birmanie et le Sud de la Thaïlande, le Tenasserim alimentant l’immigration
birmane et ses réseaux permettant le passage de Birmans venus de
l’ensemble du pays.
Ainsi, l’immigration birmane du Sud de la Thaïlande trouve en partie ses
racines dans la colonisation du Tenasserim, même si, tout comme le lien
l’unissant avec l’Irrawaddy, la succession ne peut être considérée comme
linéaire. La mobilité dans le Grand Sud (considéré ici comme une région
comprenant le Sud de la Birmanie, de la Thaïlande et le Nord de la Malaysie)
trouve ses racines dans l’histoire de la Péninsule malaise et permet
d’expliquer en partie les mouvements de populations dans cette région. En
ce qui concerne les migrations contemporaines de Birmans en particulier, le
développement économique du Sud de la Thaïlande en est bien évidemment
un des premiers moteurs. L’année 1961 et l’implémentation du premier
NESDP (Projet de Dévelopement Économique et Social) visant à
industrialiser la Thaïlande en commençant par développer les structures
fondamentales (industries de substitution, produits d’exportation, etc.) en
marque les débuts. De nos jours, le plan continue et en est à son 11e volet
(Kittaworn et al. 2005). Pour atteindre les objectifs nationaux du
développement du Sud, il fallait cependant une main-d’œuvre locale
suffisamment nombreuse. Or, dans une région aux multiples frontières,
étatiques, culturelles et ethniques, les Thaïlandais n’ont jamais été capables
d’occuper réellement et de s’approprier par eux-mêmes un Sud qui malgré
tous les efforts d’intégration reste périphérique et se développe selon des
caractéristiques socioéconomiques inscrites dans l’histoire. Ce furent
d’abord les Chinois qui devinrent les entrepreneurs du développement
économique dans le Sud de la Thaïlande, drainant à eux une main-d’œuvre
composée des ethnies minoritaires locales, de Thaïs originaires du Nord-est
(Isan) et de Malais présents depuis toujours dans cette région. Les Birmans
également servaient déjà de main-d’œuvre à cette époque, mais dans des
proportions bien moindres qu’aujourd’hui, sans pour autant qu’il soit
possible d’avancer des chiffres, vu l’absence de toute archive sur le sujet. Par
ailleurs, il n’était pas encore possible de parler d’immigration illégale, vu la
porosité de la frontière. En d’autres mots, l’illégalité n’était pas encore
instituée par un système administratif performant. Ce n’est qu’à partir de
1988, année marquée par deux évènements majeurs, que l’immigration

43
Hégémonies birmanes

birmane va devenir un enjeu pour la Thaïlande et la Birmanie. En effet, 1988


marque à la fois la révolution étudiante birmane et l’arrivée au pouvoir du
Premier ministre Chatichai en Thaïlande. Ce dernier transformera « les
champs de bataille » de l’Asie du Sud-Est en un « marché » gigantesque,
favorisant les échanges économiques avec l’ensemble des pays voisins de la
Thaïlande y compris la Birmanie, alors même que la communauté inter-
nationale décidait de boycotter ce pays après la répression sanglante des
manifestations étudiantes. Dans un contexte politique birman se dégradant
de plus en plus vite, le Sud de la Birmanie, alors très peu contrôlé, apparaît
comme un refuge et plus encore une porte de sortie afin de fuir la dictature
birmane39. À cette époque, il n’est pas encore question de développement
économique du Sud de la Birmanie, en revanche, le Sud de la Thaïlande est
en plein boom, avec le développement de la pêche maritime, sans parler de
l’hévéa et des balbutiements de l’industrie touristique. Pour la Thaïlande, le
Sud de la Birmanie présente un grand potentiel économique, surtout en ce
qui concerne l’exploitation des ressources marines. Pendant la période
marquée par le gouvernement « buffet » de Chatichai (Chachavalpongpun
2005 : 65), les monnaies d’échange afin de gagner des marchés sont variées :
après la visite de Chavalit à Yangon, peu après les manifestations de 1988,
des étudiants partis se réfugier dans le Sud de la Thaïlande furent « monnayés »
au gouvernement birman contre des concessions de pêche pour la flotte
thaïlandaise dans les eaux du Tenasserim. Ce fait illustre bien la volonté de
développement économique « à tout prix » de la Thaïlande à l’époque et de
préserver des relations, sinon cordiales, tout au moins durables entre les
deux pays, sur la voie de l’engagement constructif initié par Chatichai
Chunawan. En effet, cette politique de négociations permanentes avec le
gouvernement birman est toujours d’actualité, puisqu’un professeur birman
d’une école birmane de Ranong s’est fait arrêter en 2009 par les autorités
thaïlandaises pour activités antigouvernementales envers la Birmanie40. Lui
et sa famille (sa femme et trois enfants) furent renvoyés en Birmanie.
En dépit d’une politique thaïlandaise à double tranchant, le développe-
ment économique du Sud, et en premier lieu de la ville frontalière de
Ranong, constitua un terrain propice à l’immigration birmane. Les accords
entre la flotte de pêche thaïlandaise et le gouvernement birman stimulaient
l’économie de Ranong. Ainsi, le premier bastion birman de Ranong fut l’île
de Paknam, située en face du port. Les patrons de pêche thaïs et sino-thaïs
s’y installèrent, leurs bateaux flottant pavillon thaï bien qu’ils aillent pêcher
dans les eaux birmanes. Ils avaient alors le droit à des campagnes d’une
vingtaine de jours, et allaient jusqu’à Dawei. Déjà les équipages étaient
majoritairement birmans, souvent les capitaines étaient de Dawei, notamment

39 C’est par le Sud également que les « 30 camarades » menés par Aung San entrèrent en

Birmanie en 1942 dans le but de renverser le gouvernement colonial anglais, avec l’appui du
Japon (Ooi Keat Gin 2004 : 291).
40 Information obtenue d’un travailleur humanitaire birman de la ville de Ranong.

44
1 Migration et naissance d’un espace social littoral

pour la navigation sur les walat (chalutiers) pour laquelle ils sont réputés.
Ces accords stimulaient une dynamique de libre échange à la frontière. Les
Birmans étaient déjà nombreux à circuler dans la ville de Ranong, mais peu
s’y installaient comme aujourd’hui. L’espace Ranong-Kawthaung pouvait
être considéré comme une zone franche, ou zone « tampon » entre les deux
pays. Signe que la présence birmane ne représentait pas un enjeu pour la
Thaïlande à l’époque, il y avait des vendeurs de bétel et de monhinga (soupe
de nouilles à base de poisson typique du petit déjeuner birman) dans la rue
principale du quartier Saphampla (le port de Ranong). Les magasins, sans
autorisation particulière, bien que tenus par des Birmans, n’avaient alors pas
besoin de se cacher des autorités.
Cependant, le gouvernement birman au milieu des années 1990 prit
conscience du potentiel économique de son Sud et tenta de tirer profit des
ressources de la région.
La première étape de ce processus de réappropriation du Sud passera par
le renforcement de la frontière. Avant le milieu des années 1990, comme il l’a
été dit, le passage vers la Thaïlande était aisé. À cette époque les Birmans
pouvaient aller à la ville de Ranong avec un simple papier volant tamponné
par les deux immigrations, voire parfois avec un tampon appliqué à même le
bras des personnes. Suite au 9e sommet régional du Joint Border Committee
(comité transfrontalier) entre la Thaïlande et la Birmanie, en 1994, est
instauré l’utilisation du border pass (sorte de passeport temporaire limitant
les séjours des Birmans en Thaïlande à une semaine). Depuis cette date, les
allées et venues des Birmans sont beaucoup plus contrôlées, ainsi que le
respect des concessions de pêche en eaux birmanes pour la flotte
thaïlandaise. D’après des Birmans travaillant à cette époque dans la pêche
maritime, malgré les mesures prises par le gouvernement, en réalité, sur
vingt bateaux qui continuaient de pêcher dans les eaux birmanes, dix le
faisaient illégalement.
La régulation de la frontière et les fermetures régulières des échanges
suite à de nombreux incidents diplomatiques vont entraîner un dévelop-
pement différentiel entre les deux pays. L’immigration actuelle naîtra de
cette période, liée à un besoin continu de main-d’œuvre birmane du côté
thaïlandais, une dynamique initiée une trentaine d’années auparavant, mais
à une différence près : la mobilité transfrontalière dorénavant freinée, les
Birmans commencent à s’installer de façon pérenne en Thaïlande alors
qu’avant les mouvements de populations étaient saisonniers (en ce qui
concerne la culture de l’hévéa par exemple) ou régulés par le rythme des
campagnes de pêche. Dans le même temps (avec une dizaine d’années de
retard), le développement de la pêche maritime dans les eaux du Tenasserim
a entraîné la colonisation du littoral et des îles, et bien sûr, le développement
de la ville frontière de Kawthaung, devenue plaque tournante de l’immigration
vers le Sud de la Thaïlande.

45
Hégémonies birmanes

Ainsi, la succession de ces fronts pionniers a donné naissance à un espace


social littoral dont je vais maintenant discuter plus en profondeur, en
commençant par les modalités du peuplement de l’archipel Mergui comme
base de discussion des mécanismes d’adaptation, des syncrétismes et des
dynamiques identitaires qui caractérisent les marches de l’espace social
birman.

46
Le peuplement de l’archipel Mergui :
un modèle de « colonisation adaptative » ?

La colonisation du littoral birman ne peut être entendue comme un


processus entièrement diachronique car les dynamiques du développement
du littoral du delta, du Tenasserim et du Sud de la Thaïlande se recoupent
parfois. Ainsi, avant que l’immigration birmane dans le Sud de la Thaïlande
ne soit devenue un flux tendu et la stratégie d’une « échappée » sociale et
économique, des capitaines venant de Dawei travaillaient déjà sur les
chalutiers de la flotte thaïlandaise, et quelques pionniers du littoral entre
Mergui et Kawthaung entreprenaient déjà du commerce entre les deux pays.
De plus, la naissance d’une société birmane du littoral ne s’est pas passée ex
nihilo, et le développement s’est nourri d’éléments d’un ou plusieurs
« substrats » dont il est toujours délicat de déterminer l’origine. Enfin, en
terme de diversité des pratiques birmanes (techniques, rituels) liées à la
pêche, le littoral du Tenasserim est sans aucun doute le plus riche à étudier,
c’est pourquoi l’archipel Mergui, dont la dynamique de peuplement est
récente (contemporaine même), retiendra notre attention et servira de point
de référence au fil de notre analyse.

L’archipel Mergui comprend la zone allant de l’île de Tavoy au Nord


(13°11’ N) et au-delà de la Birmanie jusqu’aux îles de Similan en Thaïlande
(8°28’ N) en latitude, et de 97°20’ et 98°40’ de longitude est, à condition
d’exclure les îles situées entre Phuket et la frontière malaise (Ivanoff 2004 :
66-67). Ainsi, l’archipel couvre une surface de 34 340 km2. Quant à la partie
birmane de l’archipel (la limite de pêche des bateaux bâtant pavillon
birman), elle se limite au sud à la ville de Kawthaung (10° N) sur le littoral,
et à l’île de St-Matthew. D’un point de vue économique également, la totalité
des produits de l’archipel transite soit par les ports de Kawthaung ou de
Mergui pour être redistribuée en fonction de leur nature sur le marché
birman ou vers d’autres pays d’Asie du Sud-Est.

47
Hégémonies birmanes

Carte de l’archipel Mergui (partie birmane)


Tenasserim
Senang
Thanintharyi

Marcus

Maingy
Maingy

King
Kadan Mergui
Elphinstone Myeik
Dung
Thayawthadangyi
Dung

Ross
Dung
Daung
Dung
Mergui

Jack/trotter
Hayes Ngwe
Jaung
Kunthi
Sellore
Jauan
Bentick Saganthit
Jengo
Gt. Western Torres Pyin Sa Bu

Kisseraing
Badiang
Kan Maw
Domel
Jait
Pan Daung

The Sisters
Lengan
La Ngann Kyunn Su
La Ngann Sir. J. Malcom
Pa Lei Kyunn Malcom
Ale Mann

Sir. E. Owen
Ka Mar

Clara Sullivan
Luy
Kyunn Me Kyi Lebi
Kyunn Tann Shey
Seta Galet

Ku Pho

Ma Gyon Galet
Eyles
Great Swinton Nala/Luark
Plao Bo Cho
Kyunn Phi Lar

Sir William James


Nyawi
Nyawi Nyaung Wee
Loughborough
Jelam Jelam
Jar Lann Kyunn

Pine Tree
Kyunn Pya Gyi
Russel
Koga
Shunn Kyunn Gyi

St Luke
Mc Leod Tapo
?
Kayin Khwa Hastings
Topographie : Komat
Zar Det Nge Kyunn
Nom anglais Victoria Point
Nom moken St Matthew Polao Dua
Nom birman Chadiak Kawthaung
Zar Det Kyi Kyunn

Principaux villages mixtes


(Birmans/Moken) :
Davis
Jelam Bijé Piyam
Tharn Kyunn
10 20 30 km

48
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

D’Est en Ouest, l’archipel peut être divisé en trois séries d’îles selon des
critères topographiques et écologiques. Les premières et également les plus
importantes, proches du littoral, sont relativement planes et permettent la
mise en cultures et l’exploitation d’essences. Elles sont encerclées par la
mangrove, vraies nurseries des ressources halieutiques et les fonds sont
limoneux. Cette série d’îles distribuées le long de la côte, et plus concentrées
vers le Nord présente donc les mêmes caractéristiques environnementales
que le littoral continental. Ivanoff remarque :

« Ces îles ne sont guère favorables à l’épanouissement de la société


nomade et les Moken qui y demeurent ne forment pas des
sous-groupes, mais plutôt une palette de petits espaces sociaux,
États-tampons entre les îles coralliennes, demeures des Moken
véritablement nomades marins, et les marches des populations
dominantes. […] L’altitude moyenne peu élevée est de 418,
396 pieds, soit 126, 786 mètres. Les exceptions sont peu signifi-
catives puisque Kisseraing par exemple est une très grande île qui
ressemble plutôt à un morceau de continent avec sa côte de
mangrove et ses montagnes. Sellore fait partie du même ensemble
île-littoral-continent emprisonné par la mangrove. » (Ivanoff 2004 : 73)

Une deuxième série est composée d’îles dont les surfaces sont très
inférieures, et qui par ailleurs sont montagneuses. Elles n’offrent réellement
de refuge que sur des plages étroites, coincées entre la forêt dense et la mer.
Elles sont entourées de plateaux coralliens, qui découvrent de vastes estrans
au rythme des marées toujours de grande amplitude, et particulièrement
pendant les périodes de nouvelle et pleine lune. C’est dans cet ensemble que
se trouvent les îles de résidence principale des Moken, dont les montagnes
sont la demeure de leurs ancêtres (op. cit. : 77).
Enfin, une dernière série d’îles, située le plus à l’Ouest, présente une
topographie relativement identique à celle des îles précédentes. Cependant,
elles sont beaucoup plus dispersées en latitude, et n’offrent pas de plages ni
d’estrans, mais se jettent directement dans la mer. Celles-ci sont inhabitées,
et à la fois les plus convoitées des plongeurs en provenance des tours
opérateurs thaïlandais.

Cette distinction est importante, car elle conditionne le travail de terrain.


Tout d’abord, l’étendue de l’archipel nécessitait de partir de communautés
insulaires plus petites et donc plus faciles à observer dans leur ensemble que
les grandes îles où les villages de pêcheurs sont beaucoup plus étendus. Par
ailleurs, les Birmans distinguent eux-mêmes le « territoire » archipélagique
en deux grands ensembles à travers le terme de pin-le gyi” qui désigne la
haute mer (littéralement « grande mer »), s’opposant dans l’usage aux
étendues « contenues » par le labyrinthe insulaire. Ainsi, il existe plusieurs
passages entre les îles de l’archipel Mergui, qualifiés de pin-le gyi”, dans

49
Hégémonies birmanes

lesquels s’engouffre la haute mer, arrivant de l’ouest sans aucun obstacle sur
son passage et qu’il faut traverser pour accéder aux îles les plus au large.
Ces différences d’environnement, d’accessibilité également entre les deux
séries d’îles, constituent a priori une marche que les Birmans durent
franchir. L’hypothèse d’une appropriation nécessaire de l’environnement
marin et îlien de l’archipel tient en grande partie à cette frontière divisant la
région entre deux ascendances, l’une continentale et l’autre insulaire. Par
appropriation, j’entends la construction de savoirs – techniques, symboliques,
rituels, etc. – propres aux pêcheurs birmans, émergeant d’échanges, d’emprunts
et de créations, et progressivement érigés en un système singulier propre à
la maitrise d’un environnement social, économique, écologique et ethnique
et susceptible d’alimenter une dynamique de construction identitaire. Ainsi,
le terme si souvent employé de culture d’une population n’étant que le reflet
d’isolements et de contacts successifs avec d’autres populations, il ne vaut
que si on le considère comme une succession d’échanges et d’emprunts, dont
la valeur identitaire prendra forme à travers un processus d’appropriation.
Par ailleurs, une autre hypothèse se base sur cette division topographique :
la pêche entraînant une mobilité, celle-ci est d’autant plus exacerbée au fur et
à mesure que les pêcheurs s’éloignent du littoral et des centres économiques
et culturels principaux, vers des îles où les conditions environnementales
sont totalement différentes. Ainsi, dans le processus de colonisation des
petites îles les plus éloignées, les évolutions dans l’organisation sociale, la
construction de l’univers mythique et des pratiques qui lui sont associées et
les techniques de pêche devraient révéler les tenants et les aboutissants
d’une quête identitaire présagée. Sous-tendant cette hypothèse, je suppose
que les grandes îles les plus proches du littoral et les petites îles plus
éloignées ont déterminé deux dynamiques de colonisation différentes.

Le peuplement du Tenasserim et de l’archipel Mergui :


premières marches et sociétés plurielles
Comme je le soulignais auparavant, l’origine des emprunts propres à la
construction identitaire, autrement dit le substrat dans lequel les individus
puisent les éléments nécessaires au changement social et culturel et à sa
cohérence, est toujours délicate à retracer. Néanmoins, l’ethnohistoire des
lieux et de leurs populations permet d’en délimiter certains contours. Et
même si la frontière entre mythe et histoire est souvent ténue, l’un comme
l’autre gardent dans la parole des habitants les traces des conquêtes, des
commerces, des rencontres. Or, plutôt qu’une vérité historique probablement
impossible à atteindre à un niveau local, sans traces écrites, la « vérité »
identitaire, qui elle, subsiste, est d’autant plus intéressante, car elle en révèle
les marqueurs et les verrous de sa transformation. Ce sont ces reflets du
processus de construction identitaire des Birmans de l’archipel qui m’intéres-

50
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

sent, recueillis à travers les histoires officielles, la littérature orale et les


mythes concernant le développement du littoral, son peuplement et ses
évolutions. Car s’agissant de l’économie, des techniques de pêche, des
structures sociales ou de l’univers mythique, symbolique et rituel des
pêcheurs birmans, tous ces éléments sont liés à la diversité ethnique,
linguistique et religieuse de la région. Le bouddhisme côtoie l’islam ;
Indiens, Thaïs, Malais, Birmans, Karen, Moken, Chinois, Môn se partagent
les ressources du Tenasserim et de l’archipel Mergui.

Mergui, mémoire de la région et réservoir mythique

La ville de Mergui à l’embouchure de la rivière Tenasserim était toute


désignée pour servir de port entrepôt sur la route menant de l’Océan Indien
au Golf de Siam. Les navires pouvaient en effet s’y abriter, grâce aux
nombreuses îles la protégeant de la mousson du Sud-ouest. Maurice Collis,
dans son livre Siamese White, est un des premiers Européens à donner une
description du port :

« L’estuaire de la rivère Tenasserim est protégé de la pleine mer


par un labyrinthe insulaire. Son cours s’achève dans la dernière
quinzaine de kilomètres [10 miles] sur terrain plat, croisé
d’affluents dont un démarre sur la rive droite de la rivière pour se
jeter dans la mer aux abords de Mergui, formant la frontière Nord
de l’île que surmonte la ville. La ville en elle-même est située entre
deux crêtes parallèles s’élevant des marécages boisés de mangrove
près de la rive ; seul un passage étroit d’eau profonde sépare la
crête ouest de l’île de Pataw, première d’une série d’îles protégeant
Mergui de la pleine mer. […] Le passage entre Kalagyun et l’île de
King est appelé la Passe de Fell. À marée haute, l’approche de
Mergui se fait par le Sud empruntant la Passe de Fell et
contournant l’extrêmité Nord de Kalagyun. À marée basse,
l’approche se fait par le Nord à travers la Passe de Fer (Iron
Passage), un détroit étréci séparant l’extrêmité Nord de l’île de King
d’une île plus petite, appelée l’île de Fer (Iron Island). […] Au
XVIIe siècle, aux jours des bateaux à faible tirant d’eau, Mergui
était un port prisé pour son accès par des fonds peu profonds
protégeant une vaste étendue d’eau calme. […] L’île de Pataw est
constituée de deux collines boisées surmontées chacune d’une
pagode (celle du Sud appelée Patit) séparée par une petite. […] La
ville moderne est ramassée autour du quai opposé à Pataw,
derrière laquelle, au loin, s’élève les sommets de l’île de King.
Camouflant le quai, une crète large de 50 mètres s’élève en pente
raide de la rive, flanquée de la pagode principale, du tribunal et
d’autre bâtiment importants. Le terrain s’abaisse derrière la crête

51
Hégémonies birmanes

pour s’élever à nouveau en une crête similaire et parallèle. Cet


espace englobe un temple siamois et est indubitablement le site de
la ville siamoise qui fut détruite par les Birmans en 1764. Il est
même dit que les âmes de ceux qui y furent tués continuent de la
hanter. » (Collis 1996 : 312) [Traduction de l’auteur].

La ville de Mergui fut bâtie en l’an 1123, par le gouverneur de la ville de


Tenasserim à l’époque, Udain Kyaw Min, puis en 1132, pendant le règne de
Shinbyushin, Kema-raja Mingyi fut nommé gouverneur et reconstruit la cité
selon un plan reflétant le mélange ethnique et culturel de la ville :

« Kema-raja regroupa tous les habitants des districts alentours et


les répartit de la façon suivante : --
Les habitants de Pin Oh, Kyaukpya, et ceux des villages des
alentours de Myitnge furent placés dans le quartier nommé
Myitnge ; les habitants de Pakok Taung et Taungpila au quartier
d’Alegyum ; les habitants de Thonkoke, Thayin, Tawnaukle au
quartier de Naukle ; les Talaings [Môn] de Moattama au quartier
Talaingzu : les habitants d’Aletan à Aletan ; les musulmans à
Kankaung ; les Kathes des îles à Kathezu et Seiknge, les habitants
de Palaw et des villages au Nord à Tavoyzu. » (Kyaw Din 1917,
cité par Ivanoff et Lejard 2002 : 173) [traduction de l’auteur]

Les quartiers de la ville de Mergui portent toujours les mêmes noms.


L’histoire ainsi relatée souligne bien la volonté du roi de structurer un
mélange ethnique et culturel qui est celui de la Péninsule malaise en général,
et plus particulièrement de ce point de rencontre qu’est Mergui, porte de la
route du Tenasserim vers la capitale du Siam, Ayutthaya. Les musulmans
du quartier de Kankaung sont pour la plupart des Indiens, un quartier qui
garde cette identité religieuse encore aujourd’hui. Les Talaing (i.e. Môn)
semblent au contraire s’être fondus dans la population birmane de la ville.
Les gens de Tavoy (Dawei), proches de ceux de Palaw, reçurent un quartier
à eux, ce qui dénote leur particularisme 41 . Les Birmans de Dawei
(hta”we-tha”) sont en outre très présents dans la pêche maritime du
Tenasserim, et sont réputés pour être les meilleurs capitaines de bateaux de
pêche.

41 La langue que parlent les Birmans de Dawei est incompréhensible pour les Birmans de

Birmanie centrale. Une théorie veut qu’elle soit issue d’une phase antérieure de la langue
birmane, c’est-à-dire avant que la lettre « l » ne soit remplacée par le « y », expliquant par
exemple que le verbe tomber, kja’ en birman, se dise kla’ à Dawei (Voir notamment Bernot 1965 :
473 et Pe Maung Tin 1933). La croyance populaire birmane au contraire explique que les
Birmans de Dawei parlent ainsi, car ils écrivaient sur des feuilles végétales qu’ils perdirent un
jour, et durent recréer leur propre langue.

52
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

La ville possédait également un quartier de résidence moken, qui brûla


dans l’incendie de 1996. Il est possible que cet incendie ait été volontaire, ne
visant pas directement les Moken, mais plutôt la récupération d’une partie
de la ville par le gouvernement, et où le béton est aujourd’hui roi. D’un
littoral peu construit et d’un désordre apparent de l’architecture, les
autorités ont contribué à l’émergence d’un littoral bétonné, les compartiments
chinois servant d’avant-garde aux squelettes de bâtiments, hier et aujourd’hui
encore en cours de réalisation sur le front de mer. Le remplacement de la
mangrove et le remblaiement marquant définitivement le passage du
« sous-développé » au « développé », la substitution des nomades marins
aux Birmans, du « sauvage » au « civilisé ». Car la mangrove est un milieu
craint par les Birmans, lieu de transition entre terre et mer, là où vivent les
crabes qui mangent les morts, les fantômes (thaye), qui ne peuvent rentrer
chez eux. Ces changements majeurs dans une ville qui ne subit jusqu’alors
que peu de modifications depuis sa reconstruction par Kema-raja en 1132,
coïncident en réalité avec le développement de la pêche maritime et la
privatisation de la filière. Mergui est la première ville littorale s’ouvrant sur
la mer de l’archipel Mergui, porte de la colonisation des îles. Les bateaux y
sont encore construits et réparés, ceux de la pêche côtière et de la pêche
hauturière partant pour le Nord de l’archipel. La ville constitue la première
marche de l’appropriation, technique, symbolique et rituelle de l’environne-
ment maritime et insulaire, alimentée par un réservoir d’hommes et de
croyances issues des grandes vagues commerciales et de peuplement de la
région.

Phase nécessaire de cette appropriation du littoral, l’historicisation


religieuse de la ville par le biais du bouddhisme, marquant le début de
l’histoire birmane de la ville. Car dans l’environnement pluriethnique de la
Birmanie, le bouddhisme permet à la fois à la nation (et ainsi implicitement à
l’ethnie birmane) de s’affirmer comme supérieure aux autres populations, de
les intégrer ensuite, et de s’approprier des territoires, processus se
multipliant jusqu’aux confins de l’archipel Mergui. Une statue d’un
bouddha de plusieurs dizaines de mètres de long, couché42 sur la rive de
l’île de Pataw faisant face au port de Mergui « protège » ainsi la ville de la
mer qui lui fait face. À l’intérieur de la statue, l’histoire religieuse de la ville
y est relatée, dont voici un résumé, extrait de « Notes on the history of
Mergui », de Maung Kyi O :

« Le roi d’un pays inconnu tomba amoureux d’une ogresse qui se


dissimulait sous les traits d’une belle jeune fille. Il l’épousa en
deuxième noce, mais l’ogresse jalousait sa rivale et la rendit
aveugle. Le fils de l’infortunée reine voulut se venger et, pour le

42 Appelé en birman shwei-tha-hlyaung” bhu’ya”.

53
Hégémonies birmanes

calmer, l’ogresse lui promit en mariage une fille qu’elle avait eue
d’un premier mariage. Pour cela, il devait traverser l’océan, trouver
l’île où vivait la princesse et lui donner une bouteille contenant un
message. C’est un cheval volant qui emmena le prince et bientôt ils
arrivèrent sur l’île où le prince attacha son cheval et s’endormit.
Dans la nuit, il aperçut une lumière sur une île non loin de là où il
se rendit dès le lendemain. Il rencontra là un ermite qui, lorsqu’il
apprit les raisons de la venue du prince, prit la bouteille et lut le
message. L’ermite changea le poison qui s’y trouvait par un
charme d’amour et c’est ainsi que le prince put épouser la fille de
l’ogresse. Sa nouvelle femme lui enseigna la manière de guérir
l’infirmité de sa mère grâce à un arbre appelé le limettier43. Une
ville fut créée à cet endroit.
Le nom de cette ville, Mergui, voudrait dire “le mât où fut attaché
un cheval” » (Maung Kyi O 1917, cité par Ivanoff et Lejard 2002 :
148) [traduction de l’auteur]

Cette histoire, à travers le voyage extraordinaire qu’il fallut pour


atteindre l’endroit où serait élevée la ville de Mergui, symbolise
l’éloignement de la région du Tenasserim au centre de la Birmanie. La mer,
allégorie de la rupture (amoureuse, sociale, culturelle), n’est d’ailleurs pas
traversée mais survolée par le prince, à l’image du Bouddha qui survole les
océans pour propager ses enseignements. La mer n’est en effet pas du
domaine du bouddhisme, et la ville de Mergui, ancien port-entrepôt de la
route transpéninsulaire du Tenasserim et carrefour de marins venus du
Moyen-Orient, du sous-continent indien, du Siam et de l’Asie du Sud-Est
insulaire, garde des traces de son appartenance au « territoire » des grands
navigateurs. Ainsi, plus discrète que celle du bouddha, une statue abritée
sous le toit en taule d’un petit autel, de l’autre côté de l’île, semble rappeler
aux habitants de Mergui l’influence importante des populations musulmanes
et hindoues de la ville. Il s’agit de la représentation d’une divinité,
aujourd’hui assimilée au culte des nat44 birmans. Ce culte qui n’a cessé d’être
intégré à la religion bouddhiste incapable de l’effacer des pratiques rituelles
des Birmans, en est aujourd’hui indissociable. Pourtant, ce nat est
explicitement musulman, en témoignent sa barbe courte entourant le bas de
son visage et le « sceptre » orné d’un croissant et d’une étoile. Un récit qui
m’a été conté par un vieil Indien de Mergui explique la cohabitation entre les
deux religions, un lien tissé à travers leurs antagonismes. Il a à nouveau

43 Cet arbre est appelé tanao (manao) en thaï, mot utilisé pour dénommer le Tenasserim et
actuellement employé par les Moken pour nommer les Birmans.
44 Le culte des nat est un culte de possession que l’on retrouve dans toutes les régions de

Birmanie. Les plus connus, les « 37 seigneurs », sont des divinités regroupées dans un panthéon
constitué au fil des siècles de règne birman, depuis le XIIe siècle, règne d’Anawratha. Il découle
d’une volonté d’officialiser, et ainsi de réduire et contrôler la diversité des cultes animistes
locaux, pour finalement les intégrer au bouddhisme (Brac de la Perrière 1989 : 17).

54
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

pour cadre Pataw, située en face du port, depuis lequel l’île a une forme
singulière. Elle se découpe sur l’horizon comme la réunion de deux bouts de
terre, deux collines séparées par une petite plaine au raz de l’eau, où trois
pagodes ont été construites : une sur chaque monticule, et la troisième en
plein centre. Le récit est le suivant :

« Il y a très longtemps, un bateau qui venait de l’Inde s’échoua sur


l’île avec à son bord deux frères et une sœur, tous trois de religion
musulmane45. Perdus dans cette région inconnue, ils décidèrent de
rester sur l’île inhabitée, mais très vite les deux frères se
querellèrent. En effet, le plus jeune décida pour survivre de chasser
et se nourrir de sanglier, ce qui était contraire à leur religion.
L’aîné, ne pouvant souffrir ce blasphème décida d’aller s’installer
sur la plus haute montagne de l’île, et le cadet sur la plus petite. La
sœur resta finalement au centre de la plaine. Ainsi, sur chacun des
territoires habités par les trois frères et sœur, s’élève une pagode
différente.
Il se dit aujourd’hui qu’il n’y a plus de porc sauvage là où habitait
l’aîné, ils furent tous exterminés. D’ailleurs, les moines de la
pagode ne mangent pas de porc. Par contre, il y en a encore dans
l’autre partie de l’île. »

C’est en bas de la colline où habitait l’aîné que se trouve l’autel au nat


musulman appelé Shin Makhan. Entre les Indiens de Golconda, les Perses ou
Arméniens et les Malais venus du Sud, la région a été fortement soumise à
l’influence de la religion musulmane. La plus vieille mosquée de Mergui, en
face de laquelle se dresse la tombe du Cheik « Baba », le premier imam de la
ville, date de plusieurs siècles. Les imams qui y prêchent aujourd’hui en sont
les descendants. La mosquée était autrefois accessible par la mer et les
fidèles s’y rendaient en bateau de toute la région. L’envasement du fleuve
repoussa les limites de la ville au delà (Ivanoff et Lejard op. cit. : 148).
Les premières traces de la divinité dans les écrits étrangers datent des
années 1870, ici dans une note d’Anderson :

« Vers la partie Nord de la côte orientale de l’île [de Pataw] est un


lieu que les habitants de Mergui nomment Buddha-makhan […]. Il
est dit que son nom provient des circonstances dans lesquelles un
saint musulman appelé Budhar Udin y vécut. La légende qui
l’entoure veut qu’il soit venu du Nord par la mer et, attiré par la
beauté naturelle de l’île, y ait construit une hutte sur la rive d’une

45 Cette histoire n’est pas sans rappeler les deux frères musulmans, deux divinités appartenant
au culte des 37 nat, figures centrales du festival de Taungbyon (Nord de la Birmanie).
Cependant le mythe d’origine de ces deux nat ne présente pas réellement de similitudes avec
celui-ci.

55
Hégémonies birmanes

petite rivière, à son embouchure où trône un énorme rocher sur


lequel il médita 40 jours durant, recevant de dieu tout ce qu’il
désirait dans ses prières. En conséquence, les musulmans
appelèrent cet endroit Budhar Udin’s Makhan. Il est toutefois
étrange que l’endroit soit révéré autant par les bouddhistes, les
musulmans et les Chinois de Mergui. Les bouddhistes, suivant
leurs pratiques religieuses, couvrent le rocher de feuilles d’or alors
que les Chinois y laissent des petits papiers carrés de couleur
brune et ornementés d’une représentation dorée de leur dieu,
patron des hommes sillonant la mer (Anderson 1890, cité par
Temple, reproduit dans St. John 1894 : 567). [Traduction de
l’auteur].

Richard C. Temple relève la similitude avec un autre promontoire


rocheux à Akyab (l’actuelle ville de Sittwe en Arakan), vénéré également par
l’ensemble de la population et connu sous le nom de Buddermakan, du lieu
de résidence du saint musulman Budder Aulia. Cependant, peu importe son
origine exacte, l’auteur remarque très justement la permanence de ce type de
culte le long du littoral birman d’Akyab à Mergui en passant par Sandoway :
un nat pour les Birmans, un deva pour les Hindous, un Saint pour les
Musulmans ou encore un esprit pour les Chinois, ce culte semble
effectivement renvoyer à la survivance d’un culte animiste local antérieur
aux grandes religions (St. John 1894 : 175).

Bien que la version du mythe d’origine de Shin Makan diffère de celles


recueillies au XIXe siècle, l’influence indo-musulmane sur cette partie de la
Birmanie et plus particulièrement sur la navigation maritime, dont Mergui
fut longtemps un centre névralgique, persiste de nos jours dans l’imaginaire
collectif. Le culte des nat, capable d’incorporer les divinités sans distinction
d’origines (ainsi des divinités hindoues), permet l’intégration des influences
extérieures, en l’occurrence celle de l’islam, dans la recomposition de
l’identité birmane à travers les régions périphériques de l’État. Shin Makan,
devenu nat donc birman, symbolise à la fois l’antagonisme et la cohabitation
du bouddhisme et de l’islam, à travers un principe commun aux populations
qui embrassèrent une religion dominante, celui du recyclage des cultes
animistes. Car si les nat sont maintenant intégrés au bouddhisme, le culte
officiel des « 37 seigneurs46 » est avant tout le ralliement et l’officialisation
d’une multitude de cultes animistes locaux bien antérieurs à l’arrivée de la
religion en Asie du Sud-Est.
Que les différents segments de la population birmane (ici au sens large)
ne se reconnaissent pas un terrain d’entente à travers ce culte est une chose.
Une autre est de remarquer que par ailleurs, dans la partie continentale de

46 37 min” en birman.

56
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

l’Asie du Sud-Est, la frontière qu’est le littoral implique que la mer ne soit


plus le territoire des « hommes » mais un territoire appartenant au sauvage,
non socialisé, et où l’appartenance identitaire, ethnique, n’offre plus
suffisamment de repères pour protéger l’individu. L’interethnicité du culte
en semble un exemple frappant. De même, il n’y a aucun paradoxe
épistémique dans l’esprit d’un marin birman entre être bouddhiste et ne pas
manger de porc lorsqu’il est sur un bateau, pourtant une pratique
communément reconnue comme un interdit musulman par la majorité des
pêcheurs. Le porc est consommé par les marins lorsqu’ils sont à terre. En
revanche, ils ne peuvent ni en emporter à bord, ni le consommer, et le terme
même de wet (porc) est remplacé par celui de tayok ame signifiant « bœuf
chinois ». Cette diversion terminologique afin de désigner des animaux ou
des entités dont la simple énonciation est porteuse de pouvoirs (bienfaisants
ou malfaisants, ils restent trop dangereux de les activer en mer) est une
pratique commune aux marins de plusieurs pays d’Asie du Sud-Est,
notamment chez les Malais47 ou au Cambodge 48 . Cortez remarque qu’à
Pattani, sur la côte Est du Sud de la Thaïlande, les pêcheurs utilisent le
parler chéwèh, « qui revient à utiliser un nom d’emprunt pour chaque animal
appartenant à la liste des créatures interdites » (Cortez 2001 : 371). Un
pêcheur de cette région précise qu’il ne faut pas parler du crocodile, car cela
porte malchance, mais « il vaut encore mieux parler du reste, dire « cochon »
par exemple ». Pour comprendre l’expression « tayok ame », il faut
s’intéresser au bouddhisme chinois qui interdit plus particulièrement la
consommation de bœuf, considérée comme un animal sacré notamment
parce qu’il permet la récolte du riz, élément central de l’alimentation
asiatique. Ainsi, parce que les Chinois mangent du porc, disent les pêcheurs,
l’analogie leur permet de ne pas prononcer ce mot tout en ramenant
l’interdit à un niveau religieux, celui du bouddhisme. Notons également que
le dugong (Dugong dugong) est appelé yei-wet par les Birmans, ce qui signifie
« porc d’eau ». Or, les Malais croient en effet que le dugong apparut des
restes d’un cochon consommé par Mohammed avant qu’il ne décrette
l’animal impure et que celui prenne ainsi refuge dans la mer (Skeat 1900 :
308).
Les Moken assimilent également le dugong au cochon, et parfois même la
« folie du porc » peut toucher certains individus (Ivanoff 2004 : 111). De
manière générale chez les Moken, le porc d’élevage (à la différence du
cochon sauvage), est une nourriture impure qu’il ne faut pas transporter sur
le bateau.

47 Alors que sur la côte Ouest les pêcheurs remplacent le nom de l’animal par un nom de

végétal, sur la côte Est, tous les animaux sont remplacés par un seul et même terme, chêweh,
suivit du bruit qu’émet chaque bête pour préciser de laquelle il s’agit : le porc est le chêweh qui
grogne, etc. (Skeat 1900 : 193 et 315).
48 Tout pêcheur doit respecter certaines consignes, comme celle d’éviter de prononcer […] les

noms de certains animaux, tels que le chat, le tigre, le renard, la chèvre, le singe (Bogani 2001 : 190).

57
Hégémonies birmanes

Les Birmans voient par ailleurs un lien entre le dauphin et le cochon


sauvage, dont le résultat pour certains pourrait être le dugong. Le dugong est
une créature ambiguë, à cheval entre le monde terrestre et marin, et proche
de l’homme également, donnant naissance à de nombreux mythes parmi les
populations malaises – mythe de la sirène ikè duyông (dugong en malais),
femme du singe Hanuman par exemple – ou encore chez les Moken – « le
dugong incestueux » ou « le dugong femme », histoire de la benjamine
devenue dugong après avoir plongé par gourmandise, pour se repaître des
fruits des algues (Ivanoff 2001 : 1-18).
Le discours des pêcheurs sur le tabou du porc reste équivoque, sans
doute à cause de la confusion entre le bouddhisme et cet interdit qu’ils
reconnaissent avant tout comme un élément caractéristique de la religion
musulmane. La réponse la plus couramment donnée quant à l’origine de cet
interdit met en cause la confession du propriétaire du bateau, aux exigences
duquel ils doivent se plier. Le propriétaire est en effet lié au nat gardien du
bateau, ce qui implique que si celui-ci est musulman, le nat peut l’être
également. Mais s’il existe effectivement quelques propriétaires de bateaux
indiens ou malais de confession musulmane, ils ne sont pas majoritaires.
Néanmoins, l’interdit du porc n’est pas que propre à cette région et se
retrouve dans le culte d’autre nat, notamment les Frères musulmans de
Taunbyon. Dans les cultes des nat l’interdit du porc commence à se
généraliser, probablement pour satisfaire l’ensemble des officiants et des
pratiquants, dont une partie est indienne musulmane 49 . Le porc étant
largement consommé à terre par les Birmans compte tenu de son prix
raisonnable (en particulier dans la région du Tenasserim), il faut également y
voir une inversion significative du rapport que les Birmans entretiennent au
milieu marin (cf. deuxième partie, chapitre 2).
Tout en cédant à la difficulté, voire l’impossibilité, de déterminer les
origines exactes d’un tel interdit en l’absence d’un discours cohérent de la
part des pêcheurs eux-mêmes, je me baserai au contraire sur le refus
d’assimiler cet interdit à une pratique considérée comme birmane. La
traduction de ce discours pourrait se résumer en : « je suis peut-être marin
[et contraint d’accepter certains éléments venant de substrats appartenant à
« Eux »], mais je suis birman [et donc bouddhiste, un trait « Nous »
définissant] ». Or, c’est justement cette opposition définie selon l’ethnicité
birmane qui permet aux marins de négocier le développement d’un espace
social littoral principalement orienté sur l’exploitation du milieu marin.
C’est-à-dire accepter l’interethnicité puisque la culture birmane ne fournit
pas les éléments nécessaires pour situer l’homme dans la nature sauvage
(caractère renforcé par son association avec les dangers de la surnature) tout
en y mettant des freins constituant autant de repères. Je décrirai plus loin
comment cette frontière se déplace au fur et à mesure de l’avancée birmane à

49 Com. pers., Bénédicte Brac de la Perrière (mars 2011).

58
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

l’intérieur du territoire insulaire, créant ainsi un différentiel entre sociétés du


littoral et sociétés insulaires. Pour en saisir la nature il convient de
poursuivre la dynamique de peuplement de l’archipel, qui au fur et à
mesure de l’éloignement au continent semble perdre ses racines avec une
certaine « birmanité » émanant du centre.

Le développement des activités économiques de l’archipel

Les différences de peuplement de l’archipel, observables entre le Nord et le


Sud, dépendent en grande partie de la géographie des îles et des possibilités
d’exploitation des ressources y étant liées. C’est pourquoi il convient d’en
donner une brève description.
Traditionnellement, les Moken, paradoxalement en marge des systèmes
économiques dominants, contribuaient à la plus grande partie de l’économie
de la région du Tenasserim, si ce n’est en terme de valeur des ressources
produites (holothuries, nids d’hirondelles, perles), destinées principalement
aux marchés chinois (Chine, Taiwan, Singapour, Hong Kong, mais aussi les
communautés de Thaïlande et Malaisie). Ainsi, lorsque les Anglais prirent
possession de la province du Tenasserim, en 1824, ils en jugèrent rapidement
les ressources insuffisantes, remarquant sans cesse la faiblesse des
productions rizicoles et la pauvreté des sols50. C’est donc logiquement qu’ils
se tournèrent vers l’archipel, à propos duquel l’Officier Maingay, en poste à
Mergui, rapporte :

« Le concombre de mer (holothurie), à l’exception des nids


d’hirondelles, est le seul produit obtenu en grande quantités de [la
région de] Mergui. Ils abondent et sont particulièrement collectés
sur les îles de Domel, St. Susannah et St-Matthew. Celles des îles
sont préférées aux autres en raison des échanges qui s’y font
notamment avec les Chaloons, que les marchands ont l’habitude
de contracter pour se fournir en produit des îles […]. »
(Commissioner of the Tenasserim Division 1916 : 56) [Traduction
de l’auteur].

Au Nord de l’archipel, l’île de Domel au large de laquelle se trouvent


quelques îles appelées en birman Hngat Thaïk (nids d’hirondelles) et au Sud,
St-Matthew qui serait selon l’auteur la dernière île birmane (op. cit. : 57). St.
Susannah n’est pas clairement identifiée, mais il semblerait qu’il s’agisse du

50 « Le rapport place la province de Tavoy loin derrière Martaban en termes de fertilité […]

Mergui est loin derrière Tavoy, autant que cette dernière est inférieure à Martaban. La
production moyenne de paddy de qualité […] dans les environs de Mergui et Tenasserim
n’excède pas 20 à 40 fois les investissements en semences » (Commissioner of the Tenasserim
Division 1916 : 19). [traduction de l’auteur]

59
Hégémonies birmanes

groupe d’îles appelées aujourd’hui Bird’s Nest Rocks, au large de St-Matthew


(Sud-est). L’île de St-Matthew, appelée Chadiak par les Moken, et servant de
nom à l’un des sous-groupes, est encore un lieu de regroupement très
important pour les nomades du Sud de l’archipel.
Quant aux perles, il semblerait que les Anglais aient tardé à saisir
l’importance du marché. White relate qu’au début du XXe siècle, les autorités
anglaises décidèrent de faire une « Exposition des produits économiques »
de la région. U Shwe I, un tokè des Moken habitant à Mergui, vint y montrer
quelques spécimens de ses plus belles perles ainsi que des nacres qui
ouvrirent les yeux des officiels sur les possibilités de l’archipel. Un système
fut mis en place concernant la pêche de perles, avec notamment une licence à
acquérir pour l’utilisation de pompes de plongée (White 1922 : 70-71). La
production perlière fut vite considérée comme le principal atout de la
région, comme il est possible de le deviner dans ces lignes de Maingay qui,
s’il fait peu cas des nids d’hirondelles et autres produits, tient à garder la
main mise sur les perles :

« Dans le futur, je vendrai en une seule exploitation le privilège


exclusif de collecter les nids d’hirondelles et toute autre sorte de
produit, à l’exception des perles que le contrat n’incluera pas. »
(Commissioner of the Tenasserim Division 1916 : 44). [Traduction
de l’auteur].

Pour les trois ressources, de haute valeur, qu’étaient et sont encore les
holothuries, les nids d’hirondelles et les perles, les Chinois semblent avoir
été les principaux entrepreneurs de la région. Les Moken en étaient les
producteurs et les Chinois les commerçants (les perles sont ensuite passées
aux mains des Philippins et des Japonais, puis à celles de coentreprises
birmano-japonaises).
Mis à part ces trois ressources, les Anglais tentèrent de rentabiliser la
production, notamment par l’exploitation de mines d’étain, là encore aux
mains des Chinois, de la ville de Tavoy (op. cit. : 38), située au Nord de
Mergui, jusqu’à la ville de Kawthaung (Maliwun). Tout comme en
Thaïlande, cette économie fut un fort vecteur de développement du Grand
Sud, dont les Chinois furent les principaux acteurs (Fournier 1987 : 32).
Une autre alternative pour les Anglais afin de rentabiliser cette région
était la mise en culture des îles qui le permettaient51. Ainsi, la mise en valeur
de certaines îles par l’agriculture permit dans le même temps de sédentariser
les Karen (Commissioner of the Tenasserim Division, op. cit. : 69).

51« St-Matthew […] ne semble pas avoir de plateau et les flancs des collines sont vraisembla-
blement trop abrupts pour être mis en culture. » (Commissioner of the Tenasserim Division
1916 : 57). [Traduction de l’auteur].

60
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

D’ailleurs, White, au début du XXe siècle, observe déjà des communautés


de Karen installées dans les îles de Kisseraing. Elles se retrouvent
aujourd’hui principalement dans les îles Elphinstone et Ross, où ils
pratiquent encore l’essartage pour des produits similaires (noix d’arec,
feuilles de bétel, noix de coco, etc.). Plus tard, ceux-ci s’engagèrent largement
dans la production du latex, développée également sous la domination
anglaise. Les principales îles concernées furent Kisseraing et King (au large
de Mergui). Sur la première, l’hévéa continue d’y être cultivé alors que
seules des traces de cette exploitation sont encore visibles sur la seconde.

La nature des peuplements qui composent aujourd’hui les villages des


grandes îles du Nord de l’archipel peut être décryptée en fonction des
ressources qui y furent et y sont exploitées, elles-mêmes en étroite relation
avec la géographie de ces îles. Le Nord de l’archipel se différencie du Sud
par ses îles les plus proches du littoral et qui lui sont connectées par tout un
dédale de mangrove et de hauts fonds sablonneux. En regardant la carte,
deux réseaux végétaux se distinguent, un reliant Mergui à l’île de King, et le
deuxième le littoral un peu plus au Sud aux îles de Sellore et Kisseraing. Ces
îles ressemblent par ailleurs en tout point au continent, de par leur
topographie et leur végétation. C’est donc en toute logique dans ces îles que
furent entreprises les plus grandes plantations d’hévéas au temps des
Anglais. Si White fait mention, en des temps plus anciens de campements
moken à Kisseraing, comme il y en eu à Mergui et sur le reste du littoral, il
put s’agir de villages de saison des pluies, mais il est difficile d’imaginer les
Moken nomadiser dans ces régions en saison sèche. La vie des nomades
s’organise autour de la collecte, et les produits recherchés, holothuries,
oursins, coquillages, dont les Trochus, etc., se trouvent dans les fonds clairs et
sur les estrans coralliens. Sur ces îles, la dominante est aujourd’hui birmane,
les Moken en sont absents, et les Karen, bien qu’ils fussent probablement les
premiers arrivants sont aujourd’hui peu nombreux et cantonnés dans
l’arrière des terres.
Dans le prolongement Ouest de la ramification Mergui-île de King, se
trouvent deux autres îles, Elphinstone et Ross. D’une topographie
légèrement différente, celles-ci se prêtent plus aux cultures maraîchères, et
aujourd’hui aucune trace de plantations d’hévéas n’est visible. Les Karen
sont très présents sur ces deux îles, en plus de communautés moken et des
Birmans, principalement dans l’île d’Elphinstone.
Enfin, à l’Ouest de l’île de Kisseraing se trouve l’île de Domel. Allongée le
long d’un axe Nord-Sud, elle présente deux visages : à l’Est, la mangrove,
avec en fond Kisseraing et le littoral, et à l’Ouest la mer ouverte sur l’île de
Bentinck et bien plus loin les Andaman. Les villages se répartissent sur la
côte Est et au Sud, et sont exclusivement birmans. Les plantations y sont
rares, et les maisons se construisent au-dessus de l’eau, forêts de pilotis
gagnées sur la mangrove et les hauts fonds.

61
Hégémonies birmanes

L’île de Kisseraing

Le peuplement de Kisseraing est sans aucun doute le plus ancien de


l’archipel. Il s’agit autant d’un prolongement du littoral que d’une île de
l’archipel. Nombre de rumeurs courent parmi la population sur l’existence
d’un temple hindou. Des vestiges du commerce passé ? Il paraît en tout cas
logique que Kisseraing ait servi d’avant poste sur la route maritime de la
soie qui menait des mondes malais et arabes de l’autre côté de la Péninsule,
au golfe de Siam, à l’Asie du Sud-Est et à la Chine (Ivanoff et Lejard 2002 :
147). Le mélange ethnique est ici plus fort qu’ailleurs, et rappelle les
différents quartiers de Mergui. Aujourd’hui les Birmans dominent, et les
Karen sont cantonnés à l’intérieur des terres, largement cultivées par ces
derniers. La venue des Karen est liée au développement de la production du
latex, souhaitée par les Anglais. Bien avant d’être le port de pêche actif
d’aujourd’hui, Kisseraing, au-delà de ses fonctions imaginées de petit
port-entrepôt, servait les intérêts de la couronne, en transformant ses forêts
en plantations immenses d’hévéas. Les Indiens vinrent avec les Anglais, des
autels Karen abritent encore la Sainte Vierge, et les Arabes peuplèrent
également ce village, comme en atteste la présence d’autels au nat Shin
Makhan, comme sur l’île de Pataw en face de Mergui ou encore dans des
villages malais plus au Sud. Enfin, bien avant que Kisseraing connaisse le
développement actuel, les Moken y séjournaient de temps à autre. Ainsi,
descendant probable des marchands arabes de Golconda qui contrôlèrent
pendant un temps le port de Mergui, White fait mention d’un « Mohammedan »
habitant Kisseraing et marié à une Moken, à l’endroit où se tient aujourd’hui
le village de Kan Maw52, le plus grand village de tout l’archipel. En effet, le
village (kyei”ywa), qui comptait 8849 habitants en 2006 et sert également de
point de départ pour de nombreux pêcheurs, est depuis devenu, d’un point
de vue administratif, la ville (myo’) de Kan Maw.

Fait singulier dans la région, le littoral de mangrove était donc peuplé,


d’abord par les Karen semble-t-il, qui vinrent d’une part avec les Anglais, et
d’autre part se réfugièrent sur le littoral autour de Mergui et ses îles les plus
proches, fuyant dans le passé les déprédations du Siam, et qui depuis
l’indépendance de la Birmanie sont confrontés aux guérillas qui sévissent à
l’intérieur des terres entre les armées indépendantistes Karen et le
gouvernement birman. Leur pauvreté les désignait comme travailleurs
idoines pour le compte des colons anglais, puis comme plongeurs sur les
bateaux munis de compresseurs. Ainsi, avant l’arrivée des Birmans dans les
grandes îles, il existait déjà une pression démographique, qui va sous-tendre
la « reconversion » des Birmans dans le métier de pêcheur.

52 « Au Sud de l’île de Kisseraing […] un homme musulman, Ibrahim, a pris pour femme une

Moken » (White 1922 : 238). [traduction de l’auteur]

62
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

D’après mes enquêtes, le développement de la future ville de Kan Maw


est principalement dû à l’arrivée des Chinois, au début du XXe siècle, qui
organisèrent la production du nga”pi’, la pâte de poissons séchés (et-ou de
crevettes) à la base de l’alimentation birmane (Robinne 1993 et 1994b : 55-68).
Il est presque impossible de dire à quand remonte exactement la production
du nga”pi’ dans l’île de Kisseraing. Toujours est-il que le nga”pi’ n’est pas
exclusivement issu de produits marins. Il en existe de nombreuses formes :
dans tout le Nord de la Birmanie, le nga”pi’ est fabriqué à partir de poissons
d’eau douce, dont les diverses variantes portent les noms de nga”pi’ kaung
(fabriqué à partir de nga”khu, Clarius batrachus) ou taung-tha nga”pi’ (fait à
partir de crevettes et de petits poissons) par exemple (Shway Yoe 1963 :
281-284). En revanche, un des plus appréciés reste la spécialité de la région, à
savoir le sein”sa” nga”pi’ (nga”pi’ à manger cru), fait entièrement de crevettes
séchées, produit « depuis longtemps » dans les villes de Mergui et Tavoy. Il
est donc difficile d’affirmer que la production du nga”pi’ à Kisseraing date
du début du XXe siècle. En revanche, le développement de la production
dans l’île tient à son organisation par les Chinois, avec l’apparition des
premières nasses san”da”53, aux alentours de 1910, de grands pièges fixes
pêchant au gré des courants de marée, préfigurant de ce que la pêche en
milieu marin sera jusqu’à une époque récente, c’est-à-dire une pêche
principalement côtière et peu développée. Ces installations sont des
propriétés privées, et il s’agit de la seule technique induisant un partage du
territoire maritime. En effet, l’installation de nouveaux pièges ne peut se
faire que sur accord des propriétaires des pièges existant, car l’espace
utilisable autour des îles est relativement restreint, et la pose d’un nouveau
piège dans cet espace peut venir perturber le mouvement des poissons et les
chenaux créés afin de les piéger. Enfin, les pièges sont remplacés une fois par
an à cause de la détérioration rapide des piliers en bois, terme évoquant la
sédentarité – et reconstruits légèrement vers l’extérieur de l’île et
inversement la fois suivante, pour permettre au sol précédemment exploité
de se recomposer. L’espace est donc exploité, et approprié au sens propre du
terme, car c’est le fait de villages « terriens », ceux du Nord de l’archipel
(King, Kisseraing, voire Domel), construits à l’époque de la colonisation
anglaise. Le développement de ces structures pérennes et sédentaires
s’oppose à la pêche maritime mobile. J’y reviendrai plus loin, mais l’idée que
l’appropriation du domaine maritime induise la mobilité caractérise la pêche
birmane, une mobilité physique, mais également patrimoniale, dans la
mesure où chez les pêcheurs birmans, contrairement à d’autres communautés,
il n’existe pas de consensus et encore moins de droits d’usufruit sur les lieux
de pêche. Ceci dit, la pêche à la nasse (san”da”) doit être considérée comme

53 Cette technique est probablement ancienne en Birmanie et pratiquée dans l’archipel au moins

depuis une centaine d’années, comme en atteste une photo de l’explorateur Hugo Bernatzik
prise en 1936 (Bernatzik 2005 : photo 10, section 2). Elle s’apparente au « Poh » thaïlandais
(Jamet et al. 1981 : 610).

63
Hégémonies birmanes

la limite de l’appropriation et de l’exploitation des terres, au-delà de laquelle


commence le domaine maritime. Il y a donc ici un premier élément de la
« segmentation » sociale qui s’opère en parallèle de l’exploitation de
l’archipel conduisant au différentiel entre sociétés du littoral (auxquelles l’île
de Kisseraing appartient) et sociétés insulaires, marquée par l’opposition
entre pêche côtière et pêche maritime, engins fixes et engins mobiles.

En dehors de la révolution technique, c’est l’organisation de la filière qui


va marquer tout le Nord de l’archipel autour d’un système de patron-client
et de la relation au tokè. Cette notion de tokè se retrouve dans l’ensemble de
la région, du Sud de la Birmanie jusqu’à la Malaisie. Ainsi transcrit, il se
réfère à la prononciation moken. La société moken est en effet articulée au
monde l’environnant par cette relation à un patron-entrepreneur, d’origine
chinoise traditionnellement, leur permettant d’échanger les biens collectés
contre le riz, aliment essentiel de leurs repas alors qu’ils n’en produisent pas.
C’est cette relation de complémentarité qui leur permet de préserver leur
identité nomade et de se maintenir à l’écart du système dominant tout en y
contribuant. Je reviendrai sur cette relation qui est également à la base de la
colonisation adaptative de l’archipel et des relations interethniques entre
Moken et Birmans.
Les entrepreneurs chinois de Kisseraing ont donc mis en place une
exploitation des ressources et une organisation du travail basée sur le
système de patron-client, identique à celui qu’il est encore possible observer
aujourd’hui dans l’exploitation rizicole du delta de l’Irrawaddy. Ces
patrons-entrepreneurs servent à l’époque de maillon entre une économie qui
vise les plus grands marchés de l’exportation et une production caractérisée
par le peu de moyens à disposition des pêcheurs birmans, une situation
similaire au premier stade de l’exploitation intensive du delta. Ils
entretiennent des relations paternalistes, pouvant être qualifiées de « formes
extrêmes de dépendance » (Condominas 1998 ) avec la main-d’œuvre, se
différenciant d’une relation patron-client ordinaire. Ceci est encore vrai de
nos jours, et s’applique à de nombreux secteurs de la pêche birmane (cf.
deuxième partie, chapitre 2). La terminologie employée par les Birmans
reflète d’ailleurs cette réalité puisqu’ils préfèrent le terme de tokè à celui de
thu-htei” (littérallement « riche personne ») plus généralement utilisé dans le
reste de la Birmanie.
De nos jours, la production du nga”pi’ reste une activité essentielle de
l’île. Une vingtaine de Chinois aisés, ou sino-birmans en tiennent l’économie,
logés dans de vastes maisons sur le littoral, faisant face à de grandes
surfaces, bétonnées pour certaines, où sèchent les crevettes rosies par le
colorant, balayées régulièrement par les femmes et leurs enfants. Ils
surveillent ainsi de leur demeure la transformation en même temps que la
pêche assurée par leurs maris. Les familles de travailleurs sont elles-mêmes

64
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

logées dans de petites maisons composées d’une seule pièce principale, ou


de plus vastes transformées en « Habitations à Loyer Modéré »54. Cependant,
les tokè chinois qui occupaient autrefois la rue principale, sous la pagode, ont
progressivement été repoussés vers l’extérieur du village (et la mangrove),
depuis 1950.

Mes enquêtes révèlent que les premiers filets apparurent dans la deuxième
moitié du XXe siècle55. Ce sont les timides débuts d’une autre vague de
colonisation de l’archipel, birmane cette fois-ci et non plus sino-birmane,
avec une pêche embarquée naissante. Cependant, les bateaux de pêcheurs
étaient encore peu nombreux. De nos jours, de grandes maisons sur pilotis
occupent la rue principale, accessibles à pied côté littoral et par bateau côté
mer, à cheval entre deux mondes. Celles situées les plus près du ponton
principal appartiennent à ces rares pêcheurs propriétaires de plusieurs
bateaux, classe socio-économique moyenne qui a su, toute proportion
gardée, profiter du développement économique de la pêche. En s’éloignant
du ponton d’amarrage flambant neuf menant tout droit à la maison du chef
du village, de loin semblables aux autres, les maisons imposantes perdent de
plus près leur éclat (toits de pandanus plus anciens, pilotis en piteux état),
composées en réalité de petites pièces séparées par de fines cloisons,
accessibles par un ponton latéral. Ce sont elles qui abritent les pêcheurs
ouvriers et leurs familles, de loin les plus nombreux.
La route mène ensuite à l’intérieur du village, en direction des
plantations de palmiers, dont sont obtenus le sucre, la bière, l’huile, etc. En
bordure de ces plantations vivent les travailleurs, dans de petites maisons.
En s’enfonçant progressivement vers l’intérieur de l’île, les habitations se
dispersent, pour ne plus finalement faire place qu’à des champs de riz
inondés difficilement cultivés. Au bout des ramifications de cette route
vivent enfin les Karen, quelques Birmans également, à l’entrée des grandes
forêts d’hévéas inlassablement saignés.

À l’époque où écrit White, la présence des Moken à l’emplacement actuel


du village de Kan Maw est signe de son faible développement, en tout cas

54 Une organisation que l’on retrouve d’ailleurs à l’identique dans l’immigration birmane du

Sud de la Thaïlande. Des équipages – et surtout des familles d’équipages attendant les hommes
partis en mer – « parqués » dans des lotissements de béton et aux toits surchauffés, avec parfois
une mobilité aussi restreinte que pour les prostituées, birmanes elles aussi du « quartier rouge »
du port.
55 Le développement de la pêche au filet à pélagique correspond aux débuts d’une pêche

maritime mobile, donc de bateaux capables d’affronter la mer comme le shan”ma’pe’. Dans les
années 1950, le bhi”zin"nga" (Scomberomorus commerson et Scomberomorus sp), une espèce de
maquereau, était pêché avec des filets en fibres végétales. Mais c’est en 1970 que la pêche se
développe grâce à la production de filets en fibres synthétiques plus résistantes, et surtout de
l’apparition du moteur. À cette époque, les pêcheurs réussissent à s’enrichir à la faveur d’un
développement économique de la pêche encouragé par le gouvernement, et les premiers
armateurs vont apparaître.

65
Hégémonies birmanes

sur le littoral, où se réfugient les nomades. Ceci vient corroborer l’idée que le
développement de la pêche côtière et la production du nga”pi’ datent du
début du XXe siècle. Une colonisation progressive, d’abord basée sur
l’agriculture, puis la petite pêche côtière à pied sur cet avant-poste du littoral
continental qu’est l’île de Kisseraing. Malgré la migration des producteurs
de nga”pi’ vers la périphérie du village et l’installation des nouveaux
propriétaires de bateaux de pêche d’aujourd’hui, le nombre de nasses et
« pousseurs de filets » des alentours de Kisseraing marque l’appartenance
littorale de l’île. Cette technique que les pêcheurs birmans du Tenasserim
appellent gwei”htok paik (littéralement « filet pour extraire, htok, les crevettes,
gwei” utilisées pour faire le nga”pi’ »), est également pratiquée dans les
canaux de faible profondeur du delta de l’Irrawaddy, sous le nom de yin”. Il
s’agit donc d’une technique développée pour la pêche dans les eaux
continentales dont la pratique est bien plus ancienne que la pêche maritime
(Robinne 1993), au même titre que la technique du filet « gueule de tigre »,
également utilisée pour pêcher la matière première nécessaire à la
fabrication du nga”pi’.
L’île de Kisseraing fait donc encore partie de l’ensemble « littoral », elle a
l’horizon fermé par l’île de Domel et tourne le dos à la « grande mer ». Son
développement est principalement dû à la culture des terres, et la
reproduction d’une pêche en eaux peu profondes similaire à celle pratiquée
dans les eaux douces et saumâtres du delta de l’Irrawaddy. De la fabrication
du nga”pi’, produit par un système proche de l’esclavagisme, les premiers
« aventuriers » vont se lancer à la conquête des îles un peu plus éloignées
(Ross, Elphinstone, Domel), à la conquête de nouvelles ressources et de
liberté, et partir à la rencontre des Moken.

Ross et Elphinstone

Les îles de Ross et Elphinstone, respectivement Dun (nom emprunté au


moken Dung) et Thadan Gyi en birman, sont le lieu de regroupements du
sous-groupe moken de Dung, nom donné indifféremment aux deux îles par
les nomades. D’après White, il s’agirait du premier établissement moken
dans l’archipel :

« Les Mawken disent qu’ils commencèrent à s’éparpiller dans les


îles depuis le Nord. Ils affirment que leurs premiers lieux de
regroupement étaient sur l’île de Dung (Elphinstone). » (White op.
cit. : 156)

Bien qu’il soit plus probable que les Moken viennent du Sud, et de la
Malaisie (Ivanoff 2004 : 38), il ne peut s’agir d’un mouvement strictement
linéaire. Il se peut donc que ces communautés soient venues de Mergui, où
elles étaient installées avant même que la ville existe. Toujours est-il que les

66
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

Moken sont les premiers habitants de l’archipel, une réalité qui se retrouve
par exemple dans les noms donnés aux îles par les Birmans (i.e. Dung et
Dun, Lengan et La Ngann cf. carte de l’archipel Mergui).
Le village le plus important d’Elphinstone se répartit en trois communau-
tés, Karen (850 habitants), Birmans (800 habitants) et Moken (250 habitants).
La distinction est géographiquement marquée, et les populations se
mélangent très peu. Le village, dont l’approche se fait au détour de
hauts-fonds dans une grande baie ouverte, accueille les visiteurs par un
grand ponton, qui, comme à l’habitude, mène à la maison des autorités
birmanes. Hormis quelques maisons en bord de mer auxquelles sont
accostés des bateaux de pêche, l’activité vient principalement des terres. Un
grand terrain de football est aménagé juste derrière les maisons qui bordent
la rue en terre, à la droite duquel se dresse une grande église bâtie en dur. Il
s’agit de la partie karen. Celle-ci s’étend jusqu’à l’intérieur des terres, sous
forme de groupes de cinq à dix maisons d’exploitants maraîchers. Les
plantations sont principalement de cocotiers et d’aréquiers, pas de traces
d’hévéas. Depuis le bord de mer, le village succède à l’Est au village birman,
séparé par quelques plantations. Celui-ci paraît beaucoup moins actif que le
précédent, et plus pauvre également. Il est principalement composé de
pêcheurs aux filets. Enfin, encore séparé du précédent par une forêt de plage
et un arroyo descendant des montagnes surplombantes, se trouve le village
moken. Les Moken semblent « intégrés » à ce vaste ensemble villageois.
L’alcool coule beaucoup, les cochons d’élevage sont nombreux. Ils semblent
en fait en voie de sédentarisation. Un peu en arrière, une école a été
développée à l’intention des Moken. Ce sont deux institutrices Karen de
confession catholique qui en ont la charge.

Dans l’île de Ross, Moken (150 habitants) et Karen (130 habitants) sont
également présents, en revanche les Birmans sont très peu nombreux. Le
chef du village fait bien sûr partie de ceux-là. Les deux communautés sont
ici encore séparées par de petites collines. Entre les deux villages se dresse
l’école mixte, pour enfants Karen, Moken et birmans. L’activité de pêche
endogène du village est faible, les bateaux présents sont surtout des bateaux
de pêcheurs travaillant dans les alentours de l’île, venus réparer leurs
embarcations, se reposer et se ravitailler.

La présence des Karen dans ces deux îles est donc ancienne, même si
postérieure à celle des nomades. En effet, malgré la présence de Birmans, par
ailleurs chefs des villages actuels, de nombreux « vieillards » Karen ne
parlent pas la langue nationale, marquant ainsi leur antériorité au système
scolaire récent, venu avec l’implantation des Birmans. Il paraît tout à fait
probable que la présence karen soit liée à la volonté politique anglaise de
développer le potentiel économique de la région – n’oublions pas qu’il
s’agissait d’une grande période : celle de la Compagnie des Indes, pour
laquelle le commerce des produits exotiques (épices, indigo, etc.) était un

67
Hégémonies birmanes

enjeu de première importance – concrétisant les projets qu’ils avaient de


sédentariser et assigner les Karen à la mise en culture de l’archipel
« sauvage », tout du moins dans les îles qui s’y prêtaient. Ainsi, les
différentes tentatives d’appropriation « exogène » – administration anglaise
puis birmane – de l’archipel créent des « centres » – religieux autour des
Karen et du christianisme, administratif avec le « commandement » birman
– qui en dépit de leur lien ténu avec le pouvoir central sont contraints de
fonctionner par eux-mêmes dans un environnement ethnique qui n’est pas
celui de la Birmanie centrale. La birmanisation de l’archipel est un bon
exemple d’un espace social birman polycentré s’opposant à la vision
classique d’un territoire s’organisant selon un gradient centre-périphéries.
Pourquoi les Moken sont-ils restés là où les Karen sont en majorité,
peuple qu’ils considèrent souvent comme doté de pouvoirs puissants et
maléfiques, alors qu’il semblerait que sur les îles où les Birmans sont
majoritaires ils aient fui ?
Les Karen sont traditionnellement des essarteurs, nomadisant dans la
forêt au rythme des cultures. Les Karen, principaux habitants des montagnes
du Tenasserim, sont descendus dans les îles non pas dans le but de pratiquer
la pêche comme activité permanente, mais pour l’agriculture, contrairement
aux Birmans qui menaçaient d’assimiler les groupes Moken à l’activité
économique dominante à laquelle ils participaient tout en en restant en
marge, comme ce fut le cas dans l’île de Kisseraing, dans celle de Domel et à
l’heure actuelle dans le Sud. La cohabitation entre Karen et Moken est donc
possible.
Notons que les Karen, largement christianisés par les missionnaires à
l’époque de la colonisation anglaise, ont depuis construit dans les villages de
Ross et Elphinstone des écoles chrétiennes qui accueillent aussi bien des
enfants Karen que Moken. Dans la dernière, il existe même des manuels
conçus à l’intention des nomades, réalisés à partir d’une transcription de la
langue orale moken en écriture birmane. Si les villages de saison des pluies
des Moken devinrent permanents au fil des ans, c’est probablement lié,
d’une part, à la présence de missionnaires Karen dans les îles qui tentèrent
de convertir les Moken (Stevenson cité par Temple 1897 : 121) avec un succès
tout relatif56. D’autre part, il dut y avoir une volonté plus tardive des Anglais
puis surtout des Birmans de sédentariser les nomades. Notons qu’aujourd’hui,
en dépit de quelques sursauts identitaires du nomadisme moken, ces
communautés sont en voie de déclin, devenues pauvres car intégrées à un
cadre économique sédentaire. Pour le village d’Elphinstone particulièrement,
la venue des Birmans qui y sont nombreux est postérieure à l’arrivée des
Moken et des Karen. Elle est directement liée au développement de la pêche
dans les autres îles, Kisseraing et Domel notamment, ce qui explique le peu

56 Notons qu’il existe cependant quelques Moken christianisés. Une anthropologue du


Myanmar, karen et chrétienne a d’ailleurs étudié les Moken. Elle possède une maison à Mergui
où certains nomades convertis se rendent parfois, et où d’autres sont maintenant à demeure.

68
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

d’activités de pêche endogènes au village. La situation géographique des


villages de Ross et Elphinstone n’est pas stratégique par rapport à celle de
Domel par exemple, car ils sont trop proches de Mergui pour servir de base
de la colonisation de l’archipel, et en même temps trop excentrés au
Nord-Ouest de l’archipel. Ils servent donc principalement de lieu de
ravitaillement pour les pêcheurs en activité dans la zone.

Les populations des îles de Ross et Elphinstone illustrent le premier pas


de la colonisation birmane de l’archipel, mettant en contact les Birmans avec
les Karen, les Karen avec les Moken et les Birmans avec les Moken. Hormis
quelques rares intermariages entre ces populations, des volontés de
christianisation des Moken par les Karen, les interactions entre les divers
segments de cet espace social « pluriel » sont quasi-inexistantes. En
revanche, cet espace social permet de mettre en exergue certaines frontières
et éléments constitutifs de l’ethnicité. La première frontière est idéologique,
culturelle et ethnique. Elle sépare les Birmans, dont l’idéal poursuit une
logique sédentaire et d’accumulation basée notamment sur la propriété
foncière, et les Moken, dont le nomadisme s’exprime à travers une idéologie
de non-accumulation et de marginalisation par rapport à l’économie
dominante. Pris dans deux processus « d’intégration », sédentarisation par
les Birmans et christianisation par les Karen, le « passage » de cette frontière
n’a pas engendré de réaction identitaire chez ces groupes moken, perdant
par là même les traits les plus apparents de leur particularisme ethnique, à
savoir la mobilité et leur économie de chasseurs-cueilleurs. Cependant, les
apparences sont souvent trompeuses et l’identité nomade des Moken
particulièrement résistante. C’est ainsi qu’en 2005, une flottille moken d’une
dizaine de bateaux, originaire d’Elphinstone, est partie naviguer dans tout le
Nord de l’archipel57 ; des kabang pour la plupart – bateau échancré à la proue
et à la poupe, symbolisant la bouche ouverte et l’anus qui rejette et donc la
non-accumulation et le nomadisme (Ivanoff 2000 : 207) –, certains hybridés
avec des bateaux birmans, mais tous à la voile (faites de bâches plastiques et
sacs de riz cousus ensemble) et à la rame. Une forme de « régression »
technologique s’opère, à savoir le retour à la voile et la propulsion à rames
sur des bateaux en bois normalement conçus pour une propulsion motorisée
– à l’époque de la propulsion à voiles les bordés des kabang étaient faits en
stipes de Zalacca, beaucoup plus légers que le bois (Ivanoff 2000 : 207) – : des
voiles et des rames faute de pouvoir acheter des moteurs et de l’essence. Il
ne s’agit pourtant pas de la « pauvreté » des nomades, interprétation
sédentaire de l’idéologie de non-accumulation. Ce qu’il faut en conclure est
un signe de changement socioéconomique probablement à la source de leur
sédentarisation progressive, à savoir l’absence d’un tokè capable de leur
prêter l’argent nécessaire le temps que les nomades ramènent les produits de

57 Nous les avons croisés cette année-là au Sud de l’île de Domel.

69
Hégémonies birmanes

leur chasse et de leur cueillette. Comme je l’ai souligné précédemment, la


relation d’un groupe moken à son tokè est intrinsèque au fonctionnement de
la société nomade. Elle se retrouve dans l’épopée de Gaman (Ivanoff 1985 :
97-124), mythe fondateur marquant la différenciation de la société de sa
matrice austronésienne, avec l’arrivée du héros civilisateur malais. Du nom
de Gaman, celui-ci va introduire le riz qui remplacera progressivement les
ignames comme base de l’alimentation moken. Il va également provoquer le
départ des Moken et les condamner à errer sur leurs bateaux en quête de
produits à échanger contre la céréale. Ainsi, les tokè sont à la base de la
société moken et ont suivi ses transformations progressives, notamment le
passage d’une propulsion à voile à une propulsion motorisée. L’introduction
des moteurs et la nécessité de se procurer de l’essence ont par ailleurs
renforcé la dépendance des nomades à leur patron sur la base d’un
endettement pour ainsi dire perpétuel.
Or, depuis la colonisation anglaise, l’impossibilité de s’abstraire des
nomades, et donc du modèle de relations au tokè, caractérisait l’exploitation
des ressources marines et de l’archipel en général. Si l’interethnicité n’existe
pas ou peu dans ces îles du Nord, c’est que le partage du territoire entre
Birmans, Karen et Moken respecte les « niches économiques » de chacun et
de ce fait les frontières des espaces sociaux de chacun. Autrement dit,
n’ayant de compétition ni sur les ressources, ni sur le territoire, la
segmentation sociale ou la négociation de l’ethnicité n’a pas lieu d’être. C’est
ce qui s’observe dans la plupart des villages du delta se partageant
l’exploitation des ressources terrestres entre Karen, majoritairement
maraîchers, et Birmans, majoritairement riziculteurs. Les interactions entre
les deux populations sont quasi-inexistantes, et la frontière repose sur des
traits élémentaires telles la religion (opposition Karen chrétiens et Birmans
bouddhistes), la langue, une économie différente. Quant à la majorité des
Moken d’Elphinstone dont l’avenir semble scellé au village et à son
économie, il n’est pas non plus question de segmentation sociale. Il s’agit
d’abord d’un processus d’intégration, ou autrement dit de dépossession
ethnique. Ils sont en effet privés des frontières qui les opposent à « l’Autre »,
la mobilité, la non-accumulation, l’exogamie, l’échange entre groupes.
Néanmoins ce processus n’est pas irréversible tant que certains individus
agissent comme des réservoirs des traits identitaires qui constituent
l’ethnicité moken, à l’exemple de leur chamane à travers lequel les formes de
la mobilité sont repensées, mais perpétuées. Cette mobilité est en partie
contenue dans la perpétuelle recomposition de leur surnature, basée sur un
syncrétisme puissant capable d’intégrer les « stars » thaïlandaises dont les
photos imprimées sur du papier journal viennent parfois s’échouer sur les
plages des îles birmanes, des images bouddhiques, des divinités indiennes,
des poupées et des téléphones portables en plastique, etc. L’ensemble de ces
éléments forme un canevas mythique autorisant d’autres formes
d’expressions de la société moken représentées dans l’autel personnel du
chamane. À l’image de ce corpus mythique malléable, l’ethnicité moken

70
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

s’exprime et s’adapte en réponse à la pression sociale birmane. Il s’agit d’une


recomposition identitaire en opposition, et la nature interethnique de cette
relation est en elle-même limitée, car elle n’engage a priori que les Moken.
Or, au-delà de cette marche de la colonisation birmane de l’archipel, les
Birmans vont être confrontés à de nouvelles frontières constituant le front
pionnier insulaire, théâtre du changement social les menant progressivement
sur la voie d’une différenciation d’ordre « ethnique ».

Domel

Avant le début du XXe siècle (et ce jusqu’à une période très récente), l’île de
Domel, ou plus exactement sa côte est, était exploitée principalement pour
les perles et les nids d’hirondelles abondants dans les îles des Hngat Thaik
(« nid d’oiseau »). Autrement dit, les Moken et quelques Malais naviguaient
dans cette zone. Les Anglais qui, il l’a été dit, convoitaient ces ressources ne
s’immiscèrent pourtant jamais complètement dans la production et le
commerce des perles, s’appuyant au contraire sur la relation traditionnelle
des Moken à leurs tokè, et ce pour plusieurs raisons. La première est que
toute tentative de commercer directement avec les nomades se serait sans
aucun doute soldée par un échec, tant ceux-ci sont méfiants et attachés à une
forme de dépendance structurant leur société et paradoxalement l’économie
de marché représente pour eux la fin du nomadisme et de la liberté. Par
ailleurs, les Anglais, à travers la Mergui Shell Company, tentèrent de mettre au
point les premières fermes d’élevage, mais sans succès (White op. cit. : 18).

Face à des capacités techniques encore limitées à l’époque, les Anglais ne


pouvaient donc objectivement se passer des Moken :

« M’enquérant sur la manière dont les huîtres [perlières] étaient


procurées, je fus informé que les Moken étaient engagés pour
plonger [au compte de la Mergui Shell Company], et payés un tiers
de shilling pour chaque huître ramenée vivante. » (ibid. : 182).

D’après mes enquêtes, Thè Kyaung, un des villages les plus importants
de l’île de Domel (300 maisons) situé en face des Hngat Thaik, fut créé en
1880. Le chef du village qui en a conservé l’histoire orale m’a permis de
situer quelques faits marquants de son développement. En 1910, il y avait
sept maisons, et les premières nasses fixes (san”da”) servant à pêcher les
petites crevettes sur les fonds limoneux apparurent. Avant cette date, et
même bien après, il est fort probable que l’économie majeure fut liée à
l’exploitation du bois, abondant dans cette île, et dont le village conserve
encore la tradition. Cette activité a d’ailleurs perduré, subissant des arrêts et
des reprises en fonction de l’économie et de la politique fluctuante du
gouvernement birman, tantôt interdisant les coupes de bois et inversement.

71
Hégémonies birmanes

À ce propos, il semblerait que depuis la fin de l’année 2005, une partie de ce


village (dont aujourd’hui l’économie se focalise essentiellement sur la pêche
à la crevette), se soit de nouveau attachée au commerce du bois, bien
qu’illégale semble-t-il, suite à la cessation d’activité de la plus grosse
compagnie de se secteur à la fin de l’année 200558. Le village de Thè Kyaung
est de nos jours entièrement construit sur pilotis, gagné sur les hauts fonds
limoneux et la mangrove. Seule la pagode est élevée sur une chape de béton,
à l’est du village. En revanche, les sept premières maisons de 1910 furent
sans doute construites à l’intérieur des terres. L’apparition des nasses
san”da” est liée au développement du village de Kan Maw sur l’île de
Kisseraing. Ainsi, la plupart des nasses aux abords de Domel appartiennent
au village de Kan Maw. Encore une fois, la richesse du village de Thè
Kyaung se construira en premier lieu sur des activités « terriennes ».
Cependant, au contraire de Kisseraing, les anciens (lu-gyi”) du village
précisent que les Anglais n’y vinrent pas. Ils ne cherchèrent donc pas à
implanter de colonies (karen ou autres) dans les îles qu’ils considéraient
comme impropres aux vastes cultures ou à la production hévéicole, se
contentant de la production perlière assurée par les Moken. En ce sens,
Domel appartient déjà à un autre « cercle » de l’archipel, un cercle plus
maritime et insulaire détaché du continent. Cette île était d’ailleurs un lieu
de regroupement pour un sous-groupe moken jusque dans les années 1980,
avant qu’ils ne migrent plus au Sud (ce sous-groupe est depuis divisé entre
les îles des Sisters et de Lampi). Cependant, l’île de Domel est vaste, et il
semble improbable que les nomades aient choisi les lieux mêmes
d’implantation que les Birmans ont gagné sur la mangrove, zones insalubres
pendant la saison des pluies, et où les produits de collecte recherchés par les
Moken pour leur subsistance sont peu abondants (seuls les fonds clairs et les
estrans coralliens fournissent en abondance coquillages, huîtres, oursins,
etc.). Par ailleurs, d’après mes enquêtes auprès des plus anciens habitants,
ceux-ci n’y sont jamais venus. Ivanoff (Ivanoff et Lejard 2002 : 68) relate que
les Moken fuirent Domel car, d’après eux, « les rois » leur en interdirent
l’accès.
Ce n’est donc pas le développement des villages birmans qui ont fait fuir
les Moken, même s’il est certain qu’il a contribué à les éloigner de la zone, ne
serait-ce que par l’activité des pêcheurs occupant de plus en plus d’espace.
C’est un autre développement, directement lié aux ressources
traditionnellement exploitées par les Moken. En effet, bien que les Anglais
ne puissent se passer des Moken pour la production perlière au début du
XXe siècle, ceci ne dura pas. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les
Birmans, en collaboration avec les Japonais, implantèrent les premières
fermes d’élevage d’huîtres perlières au large de l’île de Domel. Si les Moken
y participèrent quelque peu, ce n’était plus pour les mêmes raisons. En effet,

58 Une information confiée par un habitant du village lors d’un de ses voyages à Kawthaung,

que je n’ai cependant pas pu vérifier.

72
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

Gatcha, un ebab 59 moken du village de Lengan (archipel des Sisters),


appartenant à l’ex-sous-groupe de Domel, raconte qu’il a servi à la
protection des fermes perlières de la région, à la pointe Sud de Domel. Par
ailleurs, la plongée au compresseur, qui commençait déjà à être utilisée au
début du XXe siècle, notamment par les Philippins60, entra directement en
compétition avec les facultés naturelles des Moken pour la plongée en
apnée. Avec la généralisation des moteurs vers la fin des années 1970, la
plongée au compresseur s’est depuis largement développée. Au début les
Moken y trouvèrent des emplois, qui contribuèrent, à accroître largement la
mortalité masculine des nomades. Aujourd’hui, les équipages sont
principalement birmans et karen et appartiennent aux compagnies des
fermes perlières. Ainsi, la compétition inégale et la protection de ces zones
d’élevages évincèrent peu à peu les Moken de la production, allant jusqu’à
leur expulsion récente. Remarquons que la plongée au compresseur
représente un métier très dangereux et aucun des plongeurs rencontrés lors
de mes traversées de l’archipel n’avait de connaissances sur les lois de la
décompression et les règles à suivre, particulièrement contraignantes dans
ce métier. La seule règle existante est en fin de compte le butin qui sera
amassé sous l’eau amenant les plongeurs à y passer le plus de temps
possible. Les accidents sont nombreux et je ne connais pas d’équipage dont
au moins un des membres n’ait eu un bras engourdi, une jambe paralysée, et
tous les hommes du métier y ont perdu des comparses. Au-delà des dangers
réels, ou « matériels », le monde sous-marin est également pour les Birmans
le domaine des nga”gyi” (« gros poissons », désigne plus particulièrement les
cétacés) de toute sorte, des yei-thaye (« fantômes de mer »), yei-thu-ma’
(« sirènes »), etc. Le monde sous-marin rapproche de la surnature et de ses
dangers tout aussi effrayants. Dans l’échelle socioéconomique des métiers de
la mer, celui-ci est le plus dévalorisé pour toutes ces raisons. C’est sûrement
pourquoi les Karen sont beaucoup plus nombreux à plonger que les Birmans
(les premiers représentent environ 90 % des équipages). La plongée au
compresseur n’est pas une activité pionnière au sens où elle ne s’est pas
développée comme un espace de liberté, au contraire d’autres activités61. Il
s’agit plutôt d’un résidu de la hiérarchisation socio-économique et ethnique
propre à l’intégration des nouvelles économies et des territoires. Ainsi, tout
comme les Moken par rapport aux Birmans du continent, les plongeurs sont
« inférieurs » pour des raisons similaires ayant trait à l’opposition entre ce
qui relève du « civilisé » et ce qui relève du « sauvage ».

59 Ebab désigne un « grand-père », l’ancêtre masculin ou encore le « chef religieux » du groupe,


ibum en est le féminin.
60 « La plupart des zones sont surpéchées en ce qui concerne les huîtres, et les Philippins

équipés de combinaisons plongent les plus profond ». (White 1922 : 107)


61 Nous verrons en effet que l’avancée du front pionnier s’accompagne toujours d’une

recherche d’un espace de « liberté » pour contrer le renforcement d’un contrôle économique ou
étatique concomittant à l’appropriation de ce front. La pluriactivité, la plongée en apnée ou la
récupération de petits poissons auprès des chalutiers font partie de ces essais.

73
Hégémonies birmanes

Concernant la pêche birmane, il faut attendre 1950 pour voir la pêche


maritime faire ses débuts, dans le sens d’une pêche mobile, avec les grands
filets à maquereaux et thonidés. À cette époque, le village comptait
80 maisons. Enfin, vers 1970 les moteurs font une timide apparition, avec
alors cinq bateaux seulement en étant équipés. C’est également l’époque du
développement des filets à crevettes (pusun paik) et c’est probablement à ce
moment là que débute réellement le développement de la pêche maritime
birmane. La pêche à la crevette est aujourd’hui l’activité de pêche principale
du village de Domel. L’île est ouverte au Nord et à l’Ouest sur des fonds
plus profonds et moins envasés, et se prête mieux à cette activité que
Kisseraing par exemple. Plus encore que la fabrication du nga”pi’, la
production de crevettes, première cible des développeurs du gouvernement
birman, fut dès le départ destinée à une distribution internationale. Le
village de Thè Kyaung rassemble un grand nombre de tokè investis dans la
pêche à la crevette principalement, mais également la pêche aux crabes.
Toute l’économie de la pêche a abouti au développement des villages de
Domel, suivant une organisation des relations économiques et sociales très
structurées. Dans le village de Thè Kyaung se trouve un grand nombre de
tokè, expliquant la richesse apparente de celui-ci (grandes maisons sur
pilotis, de nombreux magasins et épiceries, routes bien entretenues). Dans ce
village entièrement sur pilotis, rendant la construction plus difficile et
onéreuse qu’ailleurs, ils occupent encore une fois les maisons les plus
proches du ponton central. À la périphérie du village se trouvent les
maisons de leurs travailleurs, accessibles par des pontons branlants, et logés
dans des maisons dont les murs en bois massif ont été remplacés par un
tressage de feuilles de palme 62 (dhani’), caractéristique des maisons
traditionnelles birmanes. Les tokè du village de Thè Kyaung regroupent la
pêche à la crevette de tout le Nord de l’archipel, principalement pour le
compte d’une seule et même compagnie, Kyo Kyo Phyu, située dans l’île de
Pan Lon Aw. La production des crevettes destinées à l’exportation63 va se
développer avec la structuration de la filière qu’entraîne sa privatisation
totale en 1994. Il s’agit de la ressource halieutique à la plus forte valeur
ajoutée, et les autorités birmanes comprirent que ce produit rapporte
beaucoup plus que n’importe quel autre en termes de prix à l’exportation
par rapport au tonnage. C’est pourquoi l’ex-Premier ministre Khin Nyunt va
construire la première fabrique de glace de l’archipel Mergui dans l’île de
Pan Lon Aw à la fin des années 1990, afin d’optimiser la production en
réduisant le temps de trajet entre les lieux de pêche et les lieux de stockage et
de conservation des crevettes jusqu’alors situés dans le port de Mergui. Par

62 Nypa fruticans (Myanmar Language Commission 1996 : 216).


63 Il existe cinq types de crevettes destinées à l’exporation. Dans l’ordre des prix décroissants,
les principales espèces pêchées sont Penaeus monodon (crevette géante tigrée), Penaeus
semisulcatus (crevette tigrée verte), Penaeus indicus/merguiensis (crevette blanche des Indes ou
crevette banane), Metapenaeus monoceros (crevette mouchetée).

74
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

la suite, la majeure partie de la filière pêche va se structurer autour de la


production de crevettes dans la moitié Nord de l’archipel. Pour cette activité
nécessitant un équipage de deux à trois hommes, les pe’pyat, bateaux à
poupe droite de sept mètres environ (Boutry 2004 : 261-275), vont s’imposer
comme l’embarcation la moins chère à produire pour les entreprises
achetant et revendant les crevettes. En effet, ce sont elles qui fournissent les
bateaux à presque la moitié des pêcheurs travaillant pour leur compte,
permettant de développer l’effort de pêche tout en fidélisant les marins en
les endettant. Cette pêche fonctionne sur la relation paternaliste des tokè,
déjà mis en exergue par l’étude du village de Kan Maw. Cependant, il s’agit
d’une organisation encore plus récente, datant des années 1970. Autrement
dit, un « glissement » s’observe dans la relation du patron chinois au client
birman. Hérité des structures continentales de l’exploitation des ressources,
que ce soit à Mergui ou à Kisseraing, le système est gouverné par des
patrons chinois, premiers investisseurs des littoraux d’Asie du Sud-Est
faisant affaire avec les populations « allogènes », et ceci du Cambodge
(Martin 1983 : 187) jusqu’au Sud de la Thaïlande (Fournier,1987 : 32). À
Domel la situation est encore différente, car les premiers tokè à s’installer et
profiter du développement de la pêche sont en partie d’anciens tokè des
Moken. Les systèmes socioéconomiques régulés par la relation de
patron-client ne sont pas le seul apanage des situations de front pionnier,
cependant, elles sont nécessaires à l’appropriation de nouvelles ressources
dans des régions « périphériques » à la représentation dominante du
territoire et de ses ressources. C’est pourquoi, j’examinerai plus en détail
cette relation dans le cadre de l’appropriation des ressources du delta de
l’Irrawaddy et de l’archipel Mergui. Le second point est que cette relation de
patron-client, puisqu’elle n’est pas propre aux contextes pionniers, mais est
une composante majeure de l’exploitation des ressources à travers
l’ensemble de l’Asie du Sud-Est, permet à travers des « glissements »
organisationnels, par leur souplesse, d’intégrer les changements contextuels
(qu’ils soient d’ordre ethnique, économique ou environnemental) dans le
processus d’appropriation, et ainsi de distiller les éléments du changement
social, économique et culturel à travers l’ensemble des échelles de la société.
La territorialisation étatique de l’archipel passe par l’appropriation
économique des ressources à travers des structures intrinsèquement reliées
au pouvoir centralisateur. Ces structures – en l’occurrence l’usine de
conservation, transformation et exportation de poissons Kyo Kyo Phyu –
viennent se superposer aux organisations socioéconomiques locales
constituant l’ossature de l’exploitation des ressources, dont le pivot est le
tokè. Or ce sont ces formes d’organisation qui permettent de faire remonter
les particularités locales à l’échelle nationale à travers cet assemblage, et c’est
ainsi que les « périphéries » participent à la construction des « centres ».
L’archipel peut en effet être considéré comme une périphérie par rapport
aux pouvoirs centralisateurs environnants, le gouvernement birman
particulièrement, mais également les pouvoirs étatiques thaïlandais,

75
Hégémonies birmanes

singapourien, malais, et de ce fait, cette périphérie interagit avec plusieurs


« centres » et non pas un seul. La compagnie Kyo Kyo Phyu est certes liée au
pouvoir central (encore à Yangon à l’époque), mais construit ses réseaux
avec les économies de Singapour et de la Thaïlande également. C’est
exactement cette multipolarisation du Tenasserim que les investisseurs du
projet Myanmar Fisheries International (MFI) n’ont peut-être pas compris, ou
en tout cas pas pris en compte. Cette criée dotée d’une usine de production
de glace et d’entrepôts de stockage, doublée d’ateliers de transformation des
produits halieutiques destinés à être distribués directement vers l’Asie du
Sud-Est a vu le jour dans le port de Mergui, il y a une dizaine d’années. Les
investisseurs, principalement étrangers, se sont regroupés autour d’un
Français déjà bien implanté dans le pays et bénéficiant de l’aval des autorités
et des autorisations nécessaires pour redistribuer les poissons de l’archipel
Mergui vers la Thaïlande, Singapour, la Chine et encore d’autres pays de
l’Asie. Depuis 2003, les équipements titanesques à l’échelle locale de la
compagnie (jetées, entrepôts, etc.) sont inutilisés. L’entreprise a cessé de
fonctionner une première fois en 2002, lors de la fermeture pendant
plusieurs mois de la frontière avec la Thaïlande. D’autres compagnies ont
pourtant survécu et au contraire profité de cet évènement, soutenues par des
intérêts thaïlandais bien représentés dans le port de Mergui. Il est par
ailleurs très probable qu’elles aient bénéficié d’un accord avec le
gouvernement pour continuer d’exporter leurs produits, opération politique
et économique afin de maintenir une coopération, amorcée par le régime
Chatichai entre la Birmanie et la Thaïlande, au-delà d’événements locaux
pouvant provoquer la fermeture de la frontière64. En 2004, il était d’ailleurs
question pour la compagnie Mascod, voisine de la MFI, de racheter les
entrepôts de cette dernière, bien qu’en 2007 ils restent encore désertés.

Domel est donc le premier bastion de la pêche maritime du Nord de


l’archipel. Tant les pratiques techniques (premier développement d’une
pêche mobile à la crevette et aux pélagiques) que l’organisation
socioéconomique (tokè chinois des Moken) la différencient du contexte
continental (pêche côtière plus ou moins fixe, tokè chinois « continentaux »).

64 En 2002, la fermeture des principaux passages frontaliers entre la Birmanie et la Thaïlande fut

provoquée par les conflits entre l’armée Wa (le United Wa State Party affilié au gouvernement
de Yangon) et la Shan State Army dans la frontière bordant l’État Shan et la Thaïlande, conflit
qui aurait pénétré en territoire thaïlandais, impliquant une section de l’armée thaïlandaise.

76
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

Le Sud de l’archipel
Le Sud malais

Le Nord de l’archipel et la ville de Mergui sont les dernières marches


septentrionnales de la migration moken et avec la colonisation des îles par
les Birmans, ils durent se retrancher dans le Sud, plus près de leurs racines
austronésiennes :

« Les Moken du district de Mergui sont au contact des Birmans.


[…] Les Birmans, au contraire, sont un peuple n’aimant pas la mer.
[…] Dans le district de Victoria Point [Kawthaung] les Moken sont
au contact des Malais, et, tout comme eux, sont un peuple de
marins. » (White 1922 : 121) [traduction de l’auteur]

Le village de Lengan, à la limite Nord du district de Kawthaung


englobant la moitié Sud de l’archipel, est d’ailleurs sous la juridiction de la
ville de Bokpyin, dont White disait qu’elle constitue une frontière entre le
Sud malais et le Nord birman.
Par ailleurs, si le marché et la production des bêches de mer et nids
d’hirondelles, par exemple, étaient principalement aux mains des Chinois,
déjà très présents dans la ville de Mergui à l’époque des Anglais, les Malais
y prenaient part également :

« J’ai signé un contrat avec deux Chinois, leur donnant le privilège


exclusif de collecter les nids d’hirondelles à la condition qu’un tiers
de cette récolte soit reversée au gouvernement. Ces deux hommes
ont engagé des Malais à la fois pour escalader les [parois rocheuses
à la recherche des] nids et pour tenir éloigner les pilleurs. »
(Commissioner of the Tenasserim Division 1916 : 56) [traduction de
l’auteur]

Les communautés malaises, présentes dans l’île de Ale Mann par


exemple, sont de plus en plus présentes à l’approche de Kawthaung, mais
toujours en périphérie des centres birmans. Tout le littoral est peuplé
d’anciennes communautés malaises, et ce depuis la ville de Bokpyin. Elles
ont contribué à prolonger le substrat religieux islamique propre à
l’Indonésie et la Malaisie, à l’instar des musulmans installés à Mergui depuis
plusieurs siècles dans cette région. Shin Makhan, nat local et musulman,
vénéré à Mergui, est également présent sur l’île de Pulotonton (à 11 km au
Nord de Kawthaung), village largement dominé par les Malais. L’autel, s’il
est isolé dans l’île de Pataw (île située en face de Mergui), est situé à
Pulotonton parmi les esprits gardiens du village. Il se trouve sur une pointe
rocheuse, à l’extrémité Sud du village, sur laquelle sont élevés les autels du
traditionnel gardien Bo Bo Gyi (littéralement « ancêtre », nat considéré

77
Hégémonies birmanes

comme l’ancêtre fondateur du village) et de Po A nat (« nat muet », présent


dans plusieurs villages de l’archipel également). Ce lieu est un lieu de culte,
principalement pour les villageois birmans et bouddhistes. Il est le théâtre
notamment des cérémonies organisées par quelques familles aisées du
village, et officiées par une médium, spécialiste du culte des nat. Pourtant,
les Birmans bouddhistes ne semblent pas propitier le nat musulman lors de
cette cérémonie. À l’instar des musulmans de Mergui, les Malais de
Pulotonton peuvent venir assister à la cérémonie, mais ne participent pas
aux offrandes faites aux autres nat du village. Ils prient d’eux-mêmes Shin
Makhan. Comme il l’a été souligné auparavant, le culte des nat sert à
intégrer les différences culturelles et religieuses qu’englobe la nation
birmane. Il est intéressant par ailleurs de constater l’homogénéité des
représentations birmanes concernant l’influence de l’islam dans la région.
Ainsi, indépendamment de l’origine de l’islam pratiqué dans cette région
(Islam datant probablement du royaume de Golconda à Mergui et l’islam
des Malais à Kawthaung), le nat qui relie ces communautés aux
communautés birmanes, Shin Makan, est le même. Rien d’étonnant somme
toute, dans la mesure où le contrôle de la côte Coromandel par les
musulmans résulte du processus général d’islamisation de l’Asie du
Sud-Est, du XIIIe au XVIIe siècle. Cependant, à l’inverse du Sud où les
communautés malaises musulmanes sont restées dominantes (depuis la
Malaisie en passant par le Sud de la Thaïlande jusqu’au Sud de la Birmanie),
le Nord du Tenasserim (Mergui, Moulmein) n’en a gardé que des
communautés minoritaires. Les Birmans font en ce sens la différence,
appelant les musulmans au Sud pashu” (littéralement « Malais ») et au Nord,
muslim (« musulman »).

Particularités Sud et renouveau de la colonisation

La colonisation birmane du Sud de l’archipel est plus tardive. Elle n’a par
ailleurs pas les mêmes caractéristiques de peuplement que dans le Nord de
l’archipel. Le village le plus important, Ma Gyon galet (île de Pu Nala), a été
fondé il y a une vingtaine d’années. À cette époque, le village de saison des
pluies des Moken se situait sur l’île qui se trouve en face du village actuel.
La pagode, élément essentiel de la birmanisation des îles, ne fut construite
qu’en 1990. Le village de Lengan, dans l’archipel des Sisters, date de l’année
2000 et j’assistais à son officialisation trois ans plus tard65. La présence
birmane dans les autres îles du Sud de l’archipel reste sporadique, et
rarement pérenne, bien que cela tende à évoluer depuis cinq ans. L’autre
point caractéristique est le nombre toujours croissant de mariages entre
Birmans et Moken. Notons que chacune des deux populations (Moken et

65 Cf. deuxième partie, chap. 2.2.

78
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

Birmans) entretiennent des rapports, économiques le plus souvent, mais


également des liens de parenté ou des réseaux de connaissances avec les
deux pôles de l’archipel, Mergui et Kawthaung. C’est dans le Sud de
l’archipel que s’exprime la mobilité birmane, instrumentalisée en mode de
colonisation des îles, mode différencié de celui du Nord. Dans la partie
méridionale, les Moken ne fuient plus les Birmans… mais où pourraient-ils
aller ?
La plus grosse communauté de Birmans, dans les îles méridionales de
l’archipel, est celle du village de Ma Gyon Galet, mais son importance reste
sans comparaison avec les grands villages du Nord. La politique birmane
contemporaine est ici à prendre en compte. Au fur et à mesure de la prise de
contrôle sur l’archipel par le gouvernement birman, les autorités ont fini par
adopter une politique concernant les nomades marins, une politique
conforme aux représentations de l’environnement insulaire, en pleine
mutation, qui occupent l’esprit de ses nouveaux colonisateurs. Le Sud se
différencie du Nord en cela que les Birmans vont dans les îles – non plus des
îles de mangrove où la pêche à pied précédait de loin le développement de
la pêche en mer – pour exploiter les possibilités d’un marché économique
aujourd’hui bien développé. Le temps de la colonisation progressive est
presque fini. Il était donc grandement temps pour le gouvernement de
proposer une politique étatique d’intégration de cette région périphérique,
pour éventuellement commencer à penser en fermes aquacoles, en
compagnies de pêches, usines de glaces, etc.

Avec son entrée à l’Asean, la Birmanie inaugure en 1996 l’année du


tourisme. À ce titre, elle considère l’archipel comme un enjeu économique
certain, une « vitrine » du pays pour l’étranger et donc une possibilité
d’oùverture symbolique. Dans ce contexte, les Moken sont d’abord
considérés comme un problème : « sauvages » (yaing” en birman), nomades,
ils ne représentent pas un outil de valorisation de la Birmanie. Cela ne fait
d’ailleurs pas longtemps qu’ils figurent dans la liste des différentes ethnies
de l’Union du Myanmar. En 1990, les militaires tentèrent de sédentariser
l’ensemble des nomades de l’archipel dans le village de Ma Gyon Galet, île
de Pu Nala, non loin d’un parc naturel également. Les quelques Birmans
présents furent chassés de l’île, et les nomades contraints de s’y installer.
C’est également la date de construction de la pagode du village, car si l’île
était destinée à devenir un « village moken », le développement de la filière
pêche a aussi pour vocation la birmanisation et l’appropriation étatique du
Tenasserim, et le bouddhisme en est un outil. Les Moken ne restèrent
cependant pas regroupés plus d’un an sur l’île, les Birmans revinrent, et les
déplacements forcés se répètent régulièrement, sans réel succès. Le
gouvernement voudrait aujourd’hui que la plupart des Birmans du village
de Ma Gyon Galet soient déplacés dans le but de créer un nouveau port de
pêche aux alentours de la ville de Bokpyin.

79
Hégémonies birmanes

Face à ces programmes le tourisme amène une nouvelle idéologie, morali-


satrice, celle de l’extérieur. Grâce à l’attrait des étrangers pour l’« exotisme »,
les Moken peuvent devenir un atout économique. Kawthaung, à la frontière
avec la Thaïlande, est en termes de passages frontaliers la deuxième entrée la
plus importante de Birmanie. La fréquentation « touristique » est principa-
lement de deux sortes : les étrangers qui vivent en Thaïlande venant
renouveler leur visa, et les plongeurs qui viennent à bord des bateaux des
tours opérateurs qui leurs proposent de passer une semaine dans l’archipel.
Lors de l’année du tourisme, en 1996, Kawthaung fut donc logiquement
désignée comme une des villes cibles. Le littoral subit de grosses
modifications, avec la destruction des maisons et la construction de tout un
complexe hôtelier, qui évoque par son architecture les palais royaux
birmans. Les autorités construisirent cette même année un écomusée salon
dans le village de Ma Gyon Galet resté officiellement le village moken de
l’archipel66. Le bâtiment, ou plus exactement la petite maison en bois, est
aujourd’hui hantée par une maquette moisissant de bateau moken et d’un
poteau aux esprits67 dans le même état. En 2004, le gouvernement décida
d’organiser le premier « salon festival68 », qui eu lieu en février à Ma Gyon
Galet ; fête qui se voulait « traditionnelle ». Bien évidemment, les Birmans
ont été contraints, une fois de plus, de quitter le village, et les Moken furent
« invités », du Nord au Sud de l’archipel à venir participer à la manifes-
tation. Dans la période précédant ce festival, je rencontrais loin au Nord de
Ma Gyon Galet, à Elphinstone, un officier supérieur venu choisir les Moken
les plus « jeunes » et les plus « belles », pour « leur apprendre les danses
traditionnelles ».
Une des principales conséquences de l’évènement, mis à part l’interven-
tion des militaires et les mobilisations forcées, fut le bouleversement du
calendrier rituel moken (le festival se tient en général à la fin avril). De plus,
les autorités construisirent des répliques de poteaux aux esprits devant
servir à effectuer la cérémonie du même nom. Mais qu’il s’agisse de
répliques ou non, pour les Moken de tels poteaux aux esprits sont sacrés.
Deux mois après l’évènement, les nomades se demandèrent donc que faire
de ces poteaux. Fallait-il refaire un bo lobung, fête des poteaux aux esprits, et
ignorer le festival imposé ? Difficile de trancher. Une cérémonie, même
« artificielle », revêt un caractère sacré ; de même, aucun objet sacré ne peut
être jeté et les anciens poteaux aux esprits sont toujours entreposés à l’arrière
des autels. Un autre problème se posait : les poteaux étaient de manufacture

66 Le premier écomusée Moken fut en réalité ouvert sur l’île de St-Matthew, mais, cette île n’est

que rarement accessible au tourisme.


67 Poteaux symbolisant les ancêtres masculins et féminins du sous-groupe, construits chaque

année à la fin de la saison sèche, lors de la « fête des poteaux aux esprits », bo lobung, qui
marque la fin du nomadisme et la sédentarisation provisoire inhérente à la saison des pluies.
68 Ce genre de festivals ethniques est courant en Birmanie et dans toute l’Asie du Sud-Est ; ils

participent d’un processus classique de figement des cultures nécessaire à l’intégration des
ethnies dans les plans de la nation.

80
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

birmane. Les Moken ne risquaient-ils pas de fâcher les ancêtres en les


utilisant pour la cérémonie ? Finalement, les Moken décidèrent d’organiser
une cérémonie à la fin de la saison sèche la même année. Un des deux
poteaux aux esprits construits lors du festival fut emmené par un
sous-groupe différent, l’autre resta dans le village de Ma Gyon Galet. En
définitive, le festival qui s’annonçait au départ comme une catastrophe
rituelle pour les Moken fut source d’un renouveau culturel, issu de la remise
en question des fondements identitaires de la société. Ainsi certains groupes
du Nord considérés comme sédentarisés ont repris leur itinérance. Les
chamanes longtemps restés cachés ont fini par se révéler.
D’un point de vue économique, le festival fut un échec total. Quelques
dizaines « d’invités » y assisteront, et les retombées espérées en termes de
fréquentation touristique de l’archipel se font toujours attendre. Pour autant,
il est difficile de déterminer si les autorités nationales en sont affectées. Elles
semblent en effet en proie à une hésitation permanente entre l’ouverture
indispensable au fonctionnement touristique et le besoin d’un contrôle de
son image à l’étranger. De surcroît, une présence étrangère massive est
toujours conçue comme un risque. En conséquence, le pays souffre toujours
d’un manque d’infrastructures évident pour accueillir un tourisme de
masse.
Prolongement de la timide ouverture décidée en 1996, le gouvernement
favorise un tourisme « choisi » (contrôlable), dont ne profitent que les plus
riches (donc les plus rentables). En 2004 le premier projet d’hotêl a vu le jour
dans l’île de Mac Leod, à trois heures de hors-bord de Kawthaung. Il est
composé d’une dizaine de bungalows, avec pour ligne de promotion le
caractère entièrement « naturel » des constructions, la vie sauvage dans une
île déserte et le slogan « the first one-island one-resort project » (le premier
projet d’île « balnéaire »). D’après le ministère des hôtels et du tourisme, les
Moken ne font donc plus partie de l’enjeu touristique, même si sur les
dernières brochures concernant l’archipel apparaît la mention : « visit
Moken : See Gypsies as seen on National Geographic » 69 (« Visitez les
Moken : les Gitans des Mers comme dans le National Geographic »). Notons
qu’en dépit d’un point de vue similaire sur les Moken, la Thaïlande, une
vingtaine d’années auparavant, a su faire des Moken une vitrine folklorique
favorable au développement touristique. En classant Ko Surin, l’île de
résidence principale des Moken en Thaïlande, parc national, les autorités ont
réussi à immobiliser les nomades par les règles inhérentes au parc, dont
l’interdiction de couper les arbres nécessaires à la confection des bateaux, ou
encore de collecter les produits qu’ils échangeaient traditionnellement contre
du riz. Les anciens nomades se sont donc finalement retrouvés à vendre des
maquettes de leur vie quotidienne aux touristes du parc, ou à participer à la
construction des diverses infrastructures de l’île.

69 Yangon Tourist Map, Official Publication by Ministry of Hotels and Tourism [Carte touristique

de Yangon, publication officielle du ministère des Hôtels et du Tourisme], 2006.

81
Hégémonies birmanes

Cette différence de politique entre la Thaïlande et la Birmanie peut


s’expliquer par l’intérêt tardif de cette dernière pour le domaine maritime.
Le développement du Sud de la Thaïlande, avant d’être axé sur le tourisme,
est passé par la pêche maritime. Or, l’organisation de cette filière écono-
mique n’a pas eu besoin des Moken, car le Sud était déjà peuplé de pêcheurs
thaïs et thaï-malais. En revanche, dans l’archipel Mergui, l’intégration des
Moken, qui l’occupent en majorité, est aujourd’hui indissociable du dévelop-
pement de la pêche maritime 70 . Cela permet notamment aux autorités
birmanes d’opposer à une idéologie mondiale, une idéologie « intégrée »,
centrée sur des habitants qui, au grès des besoins, peuvent être présentés
comme argument en faveur du développement touristique ou une entrave à
celui-ci.

La mobilité : un nouveau mode de colonisation

Le village de Ma Gyon Galet fonctionne comme un réservoir de mobilité


pour quelques groupuscules de Birmans, le plus souvent mariés avec des
femmes moken, qui partent s’installer dans les îles alentour lors de la saison
sèche. La pêche elle-même est plus mobile, se concentrant principalement
sur des espèces pélagiques, donc mobiles elles aussi. Il est ainsi possible
d’observer des flottes de bateaux en provenance de Kawthaung ou des
villages alentour se déplacer jusqu’au village de Lengan, en passant par
Nyawi et Ma Gyon Galet, alors que la pêche dans le Nord repose sur des
réseaux économiques ponctués d’intermédiaires reliant la production
halieutique des nombreux villages insulaires au centre économique de
Mergui.
Une part de déterminisme environnemental se dégage de cette consta-
tation. À l’inverse des îles du Nord de l’archipel, celles du Sud n’offrent pas
de terres cultivables, mais des pentes abruptes, et les quelques lieux
habitables sont souvent des petites plages coincées entre la forêt et l’estran.
Pour ces raisons, les grands villages aux abords de terres cultivables ne
peuvent s’étendre dans le Sud de l’archipel, comme c’est le cas dans le Nord,
en une sorte de reproduction du mode de vie traditionnel birman.
Néanmoins, l’archipel dans sa partie Sud tend également à être colonisé
par les Birmans, suivant un processus différent du Nord. C’est le cas des
Birmans de Ku Pho, Nyawi ou Seta Galet. Ils se situent entre un mode de vie
nomade et sédentaire : des camps temporaires sont établis dans une île
différente de leur lieu de résidence principale, dans lequel ils restent toute la
durée de la saison sèche. À l’échelle de la région, un schéma structurel se
dégage du processus d’implantation des différentes communautés birmanes
insulaires.

70 Cf. Deuxième partie, Chap. 2.2 et 3.

82
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

Dans le Sud de l’archipel, les Moken ont gardé un mode de vie pouvant
être qualifié de plus « traditionnel », c’est-à-dire avant que ne commence le
développement économique de la pêche et l’arrivée massive des Birmans
dans le Tenasserim. Ainsi, les tokè, intermédiaires indispensables aux
échanges des produits collectés par les nomades contre le riz et d’autres
biens de consommation, continuent de suivre leurs flottilles dans la majorité
des cas. C’est le cas du tokè du groupe moken de l’île de Ku Pho, élue depuis
huit ans comme île de résidence principale pour ce groupe moken
reconstitué. Il s’agit en réalité d’une partie d’un groupe moken plus étendu,
celui de l’ebab Daké, installé maintenant à Lengan. Le tokè des Moken de
Nyawi suit également sa flottille. Cette flottille est rattachée au sous-groupe
plus important de Chadiak (St-Matthew). Leur tokè est en réalité un
intermédiaire entre les Moken et leur tokè originel, installé dans l’île de
Pulotonton. Il s’agit de son fils, qui partit vivre avec les Moken de Nyawi
(nom du groupe moken, par son affiliation à l’île de résidence) à son
adolescence et qui, maintenant marié à une Moken, effectue les voyages
entre Nyawi et Pulotonton pour le compte de toute la flottille. La situation
était semblable pour les Moken du village de Lengan il y a cinq ans de cela.
En dépit de la situation géographique du village de Lengan, qui lui confère
une position stratégique entre l’économie du Nord et du Sud de l’archipel, il
est possible d’aborder les quatre exemples cités – Nyawi, Ku Pho, Seta Galet
et Lengan – comme des stades différents d’avancement de la colonisation du
Sud, autrement dit un voyage dans le court laps de temps de l’arrivée des
Birmans dans l’archipel.
Parmi le groupe moken de Ku Pho, sont venues s’installer cette année
plusieurs familles de pêcheurs birmans. D’une part, Ku Pho est d’après eux
une zone abondante pour la pêche aux calamars, ressource convoitée de
l’archipel, qu’ils pêchent aux casiers. D’autre part, là où sont installés les
Moken, se trouvent également les points d’eau douce. Leur installation
temporaire leur permet d’économiser les trajets, en fuel et en temps entre
cette île et le village de Ma Gyon Galet dont ils sont originaires. Ce
raisonnement est valable pour les autres communautés. Ainsi, à Nyawi,
l’argument économique prévalait : un groupe de cinq familles vint s’installer
durant la saison sèche, il y a deux ans de cela, pour récupérer les poissons
jetés par les chalutiers (thaïlandais 71 et birmans), en échange d’un
ravitaillement en fruits, cigarettes et autres biens de consommation. Ces
petits poissons d’ordinaire jetés par les chalutiers étaient destinés à la
revente pour des fabriques de farines animales installées dans le village
d’Amba (sur la côte), dont les Birmans sont originaires.

71 Beaucoup de chalutiers thaï, malgré une interdiction pour les entreprises étrangères de venir

pêcher dans la Z.E.E. birmane, continuent de croiser dans le Sud de l’archipel et probablement
au-delà.

83
Hégémonies birmanes

Notons que la pluriactivité s’impose pour ces Birmans déracinés. En effet,


l’ouverture de petites échoppes dans ces camps temporaires est quasi
systématique. Des produits alimentaires de base (huile, condiments, épices,
etc.) ainsi que des produits de consommation courante et autres gâteries
(cigarettes, fruits conditionnés, bétel, alcool, etc.) sont vendus à l’intention
des Birmans présents, d’éventuels bateaux de pêcheurs en escale, et
indirectement ou implicitement aux Moken. Cette remarque n’a rien
d’anecdotique dans la mesure où la diversification joue un rôle direct dans le
processus de pérennisation des communautés birmanes insulaires. Ainsi, à
Nyawi, lorsque quatre des familles décidèrent de déménager à proximité
des Moken à un endroit jugé plus stratégique pour leur activité de
récupération des petits poissons (et probablement pour des raisons
politiques également, puisqu’il semblerait que certains membres du groupe
auraient des connexions avec la guérilla môn), la famille ayant ouvert
l’épicerie, d’abord en périphérie de la communauté moken, finit par
s’intégrer au groupe de nomades, restant dans l’île même durant la saison
des pluies. La présence pérenne de cette épicerie à Nyawi a eu différentes
conséquences. Tout d’abord, les bateaux de pêcheurs se sont mis à faire des
escales de plus en plus fréquentes, à l’instar des militaires naviguant dans
cette partie de l’archipel, entraînant des intrusions plus nombreuses des
Birmans dans le groupe moken. À la saison sèche 2005, des Karen et des
Birmans sont venus s’installer dans l’île de résidence principale des Moken,
aux abords du groupe de nomades, pouvant profiter ainsi de ce petit
ravitaillement au quotidien.

Huttes de bois et de bambous branlantes, parfois même une existence


dans le bateau pendant plusieurs semaines, entrecoupée d’allers-retours
entre les îles et le village d’origine des pêcheurs, sont autant d’éléments qui
tendent à rapprocher les Birmans du mode de vie moken ; précarité et
mobilité imposée par un choix de vie pour les uns, non-accumulation des
biens comme condition intrinsèque du nomadisme pour les autres. Après la
pluriactivité, se dégage ici la deuxième condition présidant à l’apparition de
peuplements birmans dans le Sud de l’archipel : une marginalisation du
mode de vie par rapport à la société dominante. Une marginalisation sociale
qui va souvent de pair avec une marginalisation économique.
En effet, l’argument économique est essentiel, et le monde « sauvage » de
l’archipel impose certaines représentations aux pêcheurs birmans du Sud,
confrontés à un environnement sans traces de civilisation, d’une manière
comparable aux chercheurs d’or partis conquérir le Far West américain :
l’assimilation de l’archipel à un eldorado. L’analogie vaut pour des raisons
géographiques – la multitude d’îles offre un espace de liberté plus diffici-
lement contrôlable pour le gouvernement birman – ainsi qu’économiques –
les richesses de l’archipel promettent une réussite pour ceux qui seront sur
place, à portée de mains de ressources autrefois uniquement visées par les
Moken par exemple. C’est sans aucun doute cette représentation qui pousse

84
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

les Birmans d’une part à venir dans l’archipel et d’autre part, à « contourner »
le système économique dominant, à la façon des Moken qui sont intégrés à
ce système tout en en restant à la périphérie. Car les Birmans venus dans le
Sud de l’archipel ont d’abord fait un choix : s’adapter à un nouvel
environnement parce que l’intégration de leurs activités économiques au
système dominant ne laissait entrevoir aucune perspective d’enrichissement.
Les activités illégales se multiplient (pêche à la bombe, pêche aux filets de
« baie fermée ») comme les économies innovantes (récupération des petits
poissons jetés par les chalutiers à Nyawi, collaborations entre Birmans et
Moken).
Les Moken, par l’intermédiaire de leur tokè, fournissent un lien, essentiel
semble-t-il, à la structuration des communautés birmanes insulaires.
L’argument du point d’eau rattachant les Moken et logiquement les Birmans
aux mêmes endroits n’est pas suffisant. Les Birmans reçoivent des Moken,
qu’ils considèrent comme des spécialistes de la mer, une forme de savoirs, et
profitent plus ou moins directement de cette marginalisation économique
que les nomades entretiennent comme un vecteur identitaire. Il n’existe pas
en réalité de communauté uniquement birmane dans le Sud de l’archipel.
Pour autant, les interactions entre les deux populations s’expriment à des
degrés différents, mais ne sont jamais nuls. La pêche des calamars aux
hameçons s’est par exemple largement développée sur les bases d’une
collaboration entre Birmans et Moken. Les premiers, d’abord tokè, ont
introduit ce nouveau mode de pêche pour les nomades afin de répondre à la
demande croissante en calamars du marché de la pêche birmane et la
raréfaction d’autres produits d’habitude collectés par les Moken (holothuries,
trochus, nacres, etc.). Cette activité, marginale du point de vue des quantités
pêchées en comparaison de la pêche massive des calamars aux filets
relevants (pêche au lamparo), est devenue une niche écologique et
économique pour la plupart des communautés du Sud, car elle ne nécessite
que peu d’investissements et s’avère en outre très rentable72. Depuis, d’une
part les tokè se sont multipliés – dans le sens où de plus en plus de Birmans
emploient des Moken – et d’autre part, des Birmans se font employer au
même titre que les Moken, par d’autres Birmans. Dans le cas de Nyawi, des
Birmans sont venus, de façon indépendante, pratiquer cette pêche aux
hameçons principalement, car elle nécessite peu de moyens. Ils apprirent la
technique par l’intermédiaire du tokè des Nyawi, auxquels ils revendent leur
production, utilisant ainsi le réseau préexistant de ce système typiquement
moken, aux marges du système économique dominant.

72 Cette technique consiste à pêcher les calamars à l’aide d’une ligne munie d’une turlutte

(hameçon fait d’un grappin constitué d’une masselotte de plomb), traînée à bord d’une petite
embarcation d’un mètre ou deux de longueur. Cette pêche se pratique de jour sur les fonds
rocheux aux abords des îles.

85
Hégémonies birmanes

Ces liens qui se tissent entre Birmans et Moken favorisent les inter-
mariages. De plus, beaucoup de groupes moken constatent eux-mêmes un
déficit en hommes, contribuant à pousser les femmes à se marier à des
Birmans. Ce déficit serait en partie lié, il l’a été dit, à l’enrôlement des
hommes moken sur les bateaux de plongée au compresseur, dans les années
1970-80. Toujours est-il que cet accroissement des intermariages induit en
retour une plus grande mobilité encore pour ces Birmans mariés à des
Moken. J’en reviens à la constatation de départ, les plus grands villages ainsi
formés, comme celui de Ma Gyon Galet, constituent un « réservoir de
mobilité » qui ne cesse d’alimenter la colonisation des îles du Sud de
l’archipel.

Enfin, pour parfaire ce processus de colonisation, il faut l’accompagne-


ment du gouvernement birman. Car si en effet la multitude des îles offre un
espace de mobilité moins soumis à son contrôle, l’afflux de Birmans à
certains endroits autrefois inhabités ne peut rester indéfiniment inaperçu.
Les Birmans de Ku Pho venus s’installer à proximité des Moken sont soumis
aux autorisations du chef du village de Ma Gyon Galet. Si ce dernier le
permet, ils pourront rester à cet endroit même pour la saison des pluies. De
même pour les quelques Birmans de Seta Galet. Enfin, à Lengan, après trois
ans de colonisation « illégale », les services de l’immigration birmane sont
venus recenser le village. En revanche, le simple fait de coloniser pendant
plusieurs années de suite une île de l’archipel n’aboutit pas systématique-
ment à une officialisation de la « colonie ». Si le village de Lengan dut
attendre trois années pour être officialisé, malgré des demandes répétées de
la part des habitants, c’est qu’il fallait que le système économique devienne
rentable, et donc récupérable par les autorités par le biais des réglementations,
taxes, etc. Par ailleurs, rappelons que la Birmanie était jusqu’en 2010 sous le
joug d’une dictature militaire qui ne pouvait non plus permettre un
développement anarchique des villages dans l’archipel. C’est en ce sens qu’il
faut distinguer la position géographique stratégique de Lengan qui a sans
aucun doute joué un rôle majeur dans l’officialisation du village, en dehors
du processus décrit auparavant et commun à toutes ces petites
communautés birmanes en pleine évolution.
Remarquons pour finir que quelques Karen se mêlent également aux
pêcheurs partis coloniser le Sud de l’archipel, pendant la saison sèche.
Ceux-ci se consacrent également à des activités de pêche ou de collecte, non
plus à l’agriculture, ce qui marque encore une opposition entre les parties
méridionale et septentrionale de l’archipel Mergui. Ils viennent du littoral où
ils étaient essarteurs, et finalement pour les mêmes raisons que les Birmans
participent à cette dynamique de colonisation de l’archipel.

Particularités du Sud (topographie des îles, éloignement du port de


Mergui), et contemporanéité du processus de colonisation sont donc à
différencier. Je vais suivre le filon de l’immigration birmane dont le Sud est à

86
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

la fois l’extrémité méridionale et la scène de nouvelles dynamiques


identitaires marquant la naissance d’un espace social littoral birman.
À travers l’analyse différenciée des peuplements et des processus de
colonisation entre le Nord et le Sud de l’archipel, s’entrevoit la continuité de
cette dynamique, qui pousse les Birmans à s’adapter aux particularités des
régions au sein du même archipel. Alors que dans le Nord la colonisation,
plus ancienne, a fortement été orientée par des enjeux économiques (perles,
agriculture), le Sud, dont la mobilité est la clef d’appropriation, rappelle que
la présence moken joue un grand rôle dans la prise de possession du dédale
insulaire de l’archipel, ce qui fut probablement le cas également au Nord.
Les conséquences sont en revanche différentes, puisque les nomades
laissèrent derrière eux des villages aujourd’hui fortement dominés par les
Birmans, dans le Nord, alors que la cohabitation dans le Sud semble
inévitable.

Kawthaung
Avant le développement « birman » de Kawthaung, les Indiens et Chinois
étaient majoritaires, les premiers venus avec les Anglais, les seconds venus
de Thaïlande. Il est probable qu’il y ait eu également beaucoup de Malais et
de Thaïs. N’oublions pas que la frontière ne fut fixée par les Anglais qu’au
XIXe siècle et que la question n’a été tranchée qu’en 1960. Ce fut donc une
zone de mélange importante.
En 1950-60, les peuplements étaient divers : Indiens, Chinois, Moken,
Karen, Môn… et quelques Birmans. Il n’y avait à cette époque que deux
maisons construites en dur, dont une est encore visible dans la rue
principale. La route menant à la pagode actuelle est une des plus anciennes
et porte le nom de « pashu tan » (« quartier malais »). Il est probable que la
mosquée de la rue soit également plus ancienne que la pagode à laquelle elle
mène. L’édifice bouddhique fut placé là pour affirmer la domination
birmane sur la ville.
La colline sur laquelle est construite la statue du roi Bayin Naung, défiant
la Thaïlande visible de l’autre côté de l’estuaire de la Pakchan73, surplombe
une route littorale qu’occupaient autrefois les Moken. Un vieux Chinois que
j’ai interviewé parle, à cette époque, de 150 maisons appartenant aux
nomades, alors que White n’en compte même pas une dizaine au début du
siècle. Une chose est sûre cependant, la ville de Kawthaung n’était en rien le
port de pêche d’aujourd’hui, ville exportatrice des produits de la pêche de
l’archipel Mergui, confirmé par le départ des derniers Moken il y a moins
d’une vingtaine d’années. Les anciens disent par ailleurs qu’en 1980 les
quartiers de pêcheurs (Shwezion, Aye Aye Nye, etc.) n’étaient pas encore, ou

73 Bayin Naung est le roi responsable du sac d’Ayutthaya, capitale du Siam, en 1564.

87
Hégémonies birmanes

peu construits. La façade littorale du centre non plus (l’actuelle route du


littoral), qui était inondée deux fois par jour au rythme des marées avec une
différence de 15 m entre les hautes et les basses eaux.
Les cultures d’hévéas couvraient d’immenses surfaces, de 3 miles (4 km)
de Kawthaung jusqu’à plus de 20 miles (32 km), sans interruption. Toujours
d’après les anciens de la ville, les propriétaires auraient été les « Indiens
anglais » (in-galeik kula”). Il faut probablement comprendre : les Indiens
travaillant pour les Anglais.
Les militaires birmans sont arrivés vers 1985, et se sont installés à 5 miles
(8 km) de Kawthaung, où ils résident toujours pour la plupart. En revanche,
il semblerait que le village de Pulotonton ait été beaucoup plus développé
que le centre de Kawthaung, et très tôt habité par des pêcheurs malais.
Avant le regroupement des compagnies de pêche lors de la privatisation de
la filière en 1994, il y avait deux usines à glace sur cette île, où venaient
s’approvisionner les chalutiers. Bien que le discours veuille qu’il s’agisse de
chalutiers birmans, il paraît plus vraisemblable que ceux-ci soient venus de
Thaïlande. À cette époque, Malais et Moken constituaient la majeure partie
de la population de l’île.
Au début du siècle, White compte huit ou neuf maisons moken sur le
front de mer (White 1922 : 84) à Kawthaung. Selon mes informateurs, cette
situation était identique il y a encore une vingtaine d’années. Ce peuplement
fait d’ailleurs penser aux groupes actuels de Moken présents en Thaïlande
dans les zones littorales de mangrove. L’arrivée par centaines de pêcheurs
birmans et donc le développement de la ville comme pôle de commerce avec
la Thaïlande pour la pêche birmane ne date que d’une quinzaine d’années.
L’économie du Sud de la Thaïlande repose en grande partie sur l’immi-
gration chinoise envoyée pour travailler dans les mines d’étain, activité
phare du développement de la région. Depuis ce temps, la mise en place de
réseaux par les Chinois a permis au Sud de continuer sa construction
identitaire, à travers l’hévéa, la pêche et le tourisme aujourd’hui. Kawthaung
a profité de la même dynamique de développement que la ville thaïlandaise
de Ranong, située juste de l’autre côté de la frontière. Aujourd’hui encore, le
commerce de Kawthaung, qui draine une grande partie des exportations des
produits halieutiques, repose sur la présence des Chinois. Les réseaux
s’étendent dans tout l’archipel, formalisés principalement par un rôle clef
dans l’organisation économique et sociale des pêcheurs, celui des tokè.
Depuis, Kawthaung est birmanisée de façon idéelle, par une frontière qui
l’oppose à la Thaïlande et veut affirmer la puissance économique de la
région, acquise depuis que les produits de la pêche transitent par la criée
avant d’être revendus à Ranong, de l’autre côté de la frontière. Ainsi, dans le
quartier baptisé Bayin Naung, en hommage au roi qui défia la Thaïlande,
trône la statue du conquérant, qui fait fièrement face à Ranong. En réalité, le
Sud n’est pas encore « conquis » par la Birmanie, et l’unité que le
gouvernement voudrait afficher à travers ces symboles repose grandement
sur le développement des communautés insulaires de pêcheurs qui drainent

88
2 Le peuplement de l’archipel de Mergui

avec eux les structures qui permettront éventuellement un contrôle


socio-économique propre au reste de la Birmanie.

En conclusion de ce chapitre, les enjeux économiques, développés


principalement par les Anglais lors de leur occupation de la Province de
Mergui, semblent avoir présidé aux peuplements du Nord de l’archipel.
Karen essarteurs envoyés en première ligne pour cultiver les plus grandes
îles, tokè chinois en relation avec les autorités d’une part et les nomades
moken de l’autre pour l’exploitation des perles, en plus du melting pot lié au
passé historique de la région (musulmans, Malais). Les Birmans ont
développé, à partir de ces occupations, des villages de pêche, à pied le plus
souvent et dans les zones peu profondes des grandes îles bordées de
mangrove, repoussant au fur et à mesure les Moken vers le Sud, eux-mêmes
entraînant les Birmans de plus en plus loin.
Dès la deuxième moitié du XXe siècle, les pêcheurs devaient fréquenter
les îles telles que les Sisters. De cette période, il paraît logique que le relais
entre tokè chinois ou malais et birmans ait pris le temps de la découverte
entre ces derniers et les nomades, le temps également de la prise de contrôle,
en terme d’exploitation des ressources, par les Birmans. Une lente transition
a eu lieu entre Chinois et Birmans au Nord, probablement par le biais
d’intermariages entre les deux communautés.74
Dans les îles les plus éloignées cependant, seuls les Moken occupaient
l’espace entre terre et mer, les estrans coralliens, naviguant d’île en île le
long des plages et des criques de la face Ouest de l’archipel. Quelques tokè
chinois et quelques Malais devaient sillonner ces parties reculées de
l’archipel.
Les Malais, très présents dans la moitié Sud de l’archipel, contribuèrent
sans aucun doute à freiner la colonisation dans cette région aux premiers
temps, contrôlant la zone où les actes de piraterie étaient fréquents. Ce n’est
que ces cinq dernières années que les Birmans, grâce à la prise de contrôle et
au développement de l’économie de la pêche imprimé par le gouvernement,
ont pu se lancer à la conquête du Sud. Les interactions entre Birmans et
Moken devinrent alors inévitables. D’une part, parce que les endroits non
fréquentés par les Birmans se font de plus en plus rares (voire même
n’existent plus). D’autre part, car les Birmans, dans leur découverte de
l’archipel, convoitent la présence des Moken, pour leur connaissance de
l’univers maritime, des fonds, des points d’eau et des îles les mieux abritées
de la mousson et pour leur hégémonie sur le « territoire » insulaire.

74 L’histoire de Tin Ngé, Birman travaillant dans l’île de Domel (village de Thè Kyaung) pour le

compte d’une compagnie basée en Thaïlande illustre bien ce phénomène. Il connut les Moken
grâce à son père, un tokè chinois, qui, en 1952, parce qu’il ne pouvait avoir d’enfants avec sa
femme moken, choisit une autre femme, birmane et originaire de Thè Kyaung, la mère de Tin
Ngé (Boutry 2007b : 91)

89
La relation de patron client,
creuset des frontières « birmanes »

Les fronts pionniers birmans


J’ai jusque là qualifié le delta et le Tenasserim de fronts pionniers, dont j’ai
rapidement exploré l’histoire et les peuplements. Considérant que cette
qualité est essentielle pour l’étude de notre objet, à savoir les frontières et les
grandes structures de construction et de renégociation de l’espace social
birman, il convient d’en donner ici une définition un peu plus précise.

« Le front pionnier peut se définir comme une forme spatiale témoi-


gnant d’un processus d’appropriation de nouveaux territoires.
Plus qu’une simple incorporation de terres, le front pionnier se
caractérise également par l’aspect dynamique d’une discontinuité
entre l’espace mis en valeur et celui qui attend de l’être ; plus
qu’une simple ligne de contact en mouvement, cette « frontière » se
présente aussi comme un ruban d’épaisseur variable ». (De Dérout
2006a : 104)

Cette première définition vient à propos du front pionnier amazonien,


mettant en valeur avant tout l’aspect géographique de celui-ci. Néanmoins,
cette notion « d’épaisseur variable » rappelle à juste titre que le mouvement
du front pionnier n’est pas nécessairement linéaire et j’ajouterai que
certaines zones « à l’intérieur » de l’espace approprié peuvent rester des
espaces pionniers. Le point de départ de la réflexion sur les fronts pionniers
est évidemment la conquête de l’Ouest américain, qui conduisit à la
naissance du terme de frontier, espace se déplaçant dans le temps et visant à
intégrer des espaces neufs au sein de la nation (De Dérout 2006b)
Or, ce qui définit avant tout le concept de front pionnier en termes de
conséquences sur les formes d’organisation sociale et économique,
culturelle, voire interethnique, c’est justement la tension qui se crée entre la
liberté des pratiques nécessaire à l’appropriation du front pionnier et
l’objectif de contrôle étatique, la nation ou toute autre entité politique de ce

91
Hégémonies birmanes

territoire et de ses ressources. Ceci est particulièrement vrai dans le cas du


développement du delta de l’Irrawaddy sous la colonisation anglaise et des
îles de l’archipel Mergui de nos jours, et s’applique également à l’exploi-
tation des ressources du Sud de la Thaïlande, terre de migrations depuis des
siècles, et aujourd’hui destination privilégiée des « réfugiés économiques »
birmans – bien qu’il y ait dans cet exemple un différentiel entre l’origine
birmane de la main-d’œuvre et l’origine nationale thaïlandaise du contrôle.
La volonté de contrôle des marges du territoire s’accompagne de
changements majeurs, en général économiques, initiant la transformation de
ce territoire en front pionnier. Ainsi, les Anglais dans le delta introduisirent
de profondes modifications dans le système de propriété foncière :

« Dans l’économie du delta, un des plus importants changements


apporté par les Anglais après 1852 fut l’introduction d’un nouveau
système de propriété foncière. Les Anglais remplacèrent les droits
coutumiers contractuels et relativement permissifs (appelés
dama-u-gya) prévalant durant la période Konbaung par un système
foncier basé sur le modèle du ryotwari qui prévalait en Inde du
Sud. Le principal objectif de ce système était de redonner aux
cultivateurs-propriétaires l’accès à la propriété foncière. Cependant,
ce système offrait également la possibilité aux agriculteurs de
mettre leurs terres en gage d’emprunts pratiqués par les usuriers et
autres créanciers. Cette pratique, qui mènera finalement à une
aliénation massive des terres à des non-agriculteurs, était bien
implantée en Basse-Birmanie dans les années 1880 […]. Due à une
demande régulière et croissante de riz de Birmanie en Europe et
dans d’autres régions, l’économie du delta de l’Irrawaddy
augmenta rapidement durant la deuxième moitiée du XIXe siècle. »
(Adas 1974 b : 387). [Traduction de l’auteur].

Alors que pendant longtemps les historiens, fortement influencés par la


pensée colonialiste, considérèrent la période de Konbaung (1752-1885)
comme la décadence du royaume birman ayant conduit à une dépopulation
massive du delta – alors que bien au contraire elle marque la plus grande
expansion du royaume birman – il s’avère que celui-ci ne fut jamais exploité
de manière intensive jusqu’à la venue des Anglais et leur façon singulière
d’administrer les pays colonisés dont l’essence était avant tout d’en tirer un
maximum de profit à partir des ressources disponibles (Adas 1972 : 179-180).
Les raisons à cela étaient principalement climatiques et topographiques.
Alors que les Birmans acquirent historiquement au contact des Pyus leurs
compétences en irrigation qui leurs permirent ainsi de développer leur
civilisation sur les rives du Nord de la rivière Irrawaddy, la région dite de la
« zone sèche » (aux alentours de Pagan et Mandalay), la mise en culture du
delta nécessitait au contraire de gérer les inondations fréquentes inhérentes à
ce type de milieu. D’autres raisons non moins importantes dans ce contexte

92
3 La relation de patron client

conditionnaient la faible intensité de la mise en culture du delta de


l’Irrawaddy, telles que l’absence d’un marché d’exportation pour la
production de surplus, un accès limité aux biens de consommation importés
soumis à des taxes importantes (jusqu’à 1852) et enfin des restrictions
caractéristiques de la période Konbaung sur le type de maison ou encore les
biens pouvant être acquis par un cultivateur considéré en bas de l’échelle
sociale (op. cit. : 187).

Delta de l'Irrawaddy

Lemyethna Hinthada
Bago

Zalun
Taikkyi
Yegyi
Kyonpyaw Danu pyu
Hlegu

Thabaung Kyaunggon Hmawbi


Kawa
Nyaungdon Htantabin
Pantanaw
Kayan
Kangyidau nt Yangon
Pathein
Einme
Maubin Thanlyin Thongwa
Twantay

Wakema
Kawhmu Kyauktan
Kyaiklat
Myaunmya
Ngapud aw Malwlamyin Kungyangon
Gyun Dedaye

Laputta Pyapon

Bogale

Districts de la région du delta de l'Irrawaddy et de Yangon

Le peuplement du delta doit donc en grande partie au dévéloppement


favorisé par les Anglais d’une riziculture orientée vers une production de
surplus. Ainsi, de nombreux Birmans venus du Nord, mais également des
immigrants indiens et une moindre mesure des immigrants chinois vinrent
s’approprier les terres du delta dans l’espoir d’y faire profit. Entre les années
1850 et 1900 la population de la région quadrupla (d’un à quatre millions de
personnes environ) et à la fin du XIXe siècle la Basse-Birmanie était la
première région exportatrice du monde et une des provinces les plus riches
de l’empire britannique (op. cit. : 388).
Il s’agit là du stress économique qui détermina un peuplement massif du
delta de l’Irrawaddy dans une courte période, de la même façon que le
développement économique de la pêche maritime induite par la
privatisation du secteur en 1994 sonna le début de la colonisation des îles de
l’archipel Mergui et de la côte du Tenasserim par les Birmans (Boutry 2004).
Alors qu’un siècle et demi plus tôt les Birmans migraient vers « une frontière

93
Hégémonies birmanes

deltaïque en plein essor » (Adas 1972 : 388), ils investirent le Tenasserim


dans le cadre d’une frontière maritime également en pleine expansion
économique.

Pour les populations œuvrant au mouvement de la frontière, autrement


dit à l’appropriation du territoire, la dynamique pionnière induit quelques
grandes particularités dont, en premier lieu, la mobilité. Cette mobilité
s’inscrit à la fois dans le départ de groupes depuis leur lieu d’origine vers le
front pionnier, mais se poursuit également dans le mouvement de la
frontière. La mise en exploitation du delta de l’Irrawaddy s’est faite par une
migration massive de Birmans et le déplacement régulier des colons le long
de la « frontière rizicole » (ibid. : 388) alimenté par une « stratégie du
déplacement » (Scott 1972 : 26) afin d’échapper aux taxes, dettes et autres
formes d’aliénation et de contraintes socioéconomiques. Plus récemment, les
Birmans sont quant à eux venus pour la plupart de la Basse-Birmanie pour
conquérir le littoral du Tenasserim et par la suite l’archipel selon un schéma
semblable, à savoir qu’une fois un nouveau territoire approprié, une partie
de la population continue d’avancer au-delà de la frontière pour faire
avancer ce front pionnier, toujours à la recherche d’un espace de liberté. Ceci
est d’autant plus vrai dans la Birmanie contemporaine où l’appropriation du
territoire est également synonyme d’un contrôle exacerbé des autorités
gouvernementales, posant un frein à la mobilité sociale et économique.
Remarquons ici déjà que l’appropriation ne passe pas seulement par une
exploitation effective ou une forme de contrôle sur les ressources, mais
également par l’acquisition de nouveaux savoirs et parfois d’un nouveau
mode de vie. Ainsi, l’exploitation des ressources aquatiques, et en particulier
la pêche en mer, est profondément assujettie au milieu naturel. Or, ce milieu
est changeant, empêchant un accès contrôlé aux ressources, ressources qui
elles-mêmes imposent une forme de mobilité aux pêcheurs. Comme le
souligne Geistdoerfer (1997 : 666) à propos des marins bretons, « les terriens
ont toujours craint ceux qui se déplaçaient pour des raisons économiques ;
car qui dit mobilité dit instabilité, comportement condamné par cette morale
de la stabilité et de la permanence [propre aux sociétés sédentaires] ». Cette
assertion marque un premier type socioculturel de frontière opposant une
culture sédentaire à une culture de la mobilité (dont le prototype est la
société nomade), propre à n’importe quelle forme de pêche maritime (à
l’exception de la pêche à pied et de la pêche côtière fixe), et par extension à
la conquête de n’importe quel front pionnier.
Cette mobilité implique des points communs aux sociétés œuvrant à la
progression des fronts pionniers. Elles sont très souvent pluriethniques de
par la mobilité des populations et les opportunités économiques induites par
la conquête de nouvelles ressources, en plus de présenter des tissus sociaux
peu structurés, pour des raisons similaires. De plus, dans la conquête de
vastes espaces, les regroupements d’individus ou de familles n’excèdent que
rarement une certaine taille – l’unité de base reste la famille nucléaire – et le

94
3 La relation de patron client

paysage humain est relativement discontinu. Paradoxalement, qu’il s’agisse


de la pêche dans le Tenasserim ou l’agriculture rizicole dans le delta, la
production a pour but d’être intégrée dans un commerce international.
L’ensemble de ces caractéristiques sont résumées ici par Dao The Tuan et
Molle à propos de la mise en exploitation d’un autre front pionnier, celui du
delta de la Chao Phraya :

« Résultant de cette colonisation et “artificialisation” progressive


de la région, la société du delta présente la plupart des caracté-
ristiques attribuées aux sociétés des frontières : un certain degré
d’indépendance par rapport au contrôle de l’État central, une
tendance à migrer pour échapper aux conflits sociaux ou échapper
à la faillite, et la création de villages composés de migrants d’origines
géographiques et sociales différentes, avec en conséquence peu de
“colle sociale”. » (Dao The Tuan et Molle 1995 : 13). [traduction de
l’auteur]

Siok Hwa (1965 : 72) remarque également que ce manque de « colle


sociale » résulte en un manque d’ordre social, les zones « frontières » étant
au-delà d’atteinte par les lois prévalant au centre. En Basse-Birmanie, les
conflits relatifs à la terre étaient ainsi souvent réglés au dah (poignard
birman) et les riches propriétaires fonciers faisaient régner l’ordre en armant
leurs rétenteurs. Dans l’archipel également, les pin-le da”pya’, littéralement
« bandits de la mer », étaient régulièrement à l’origine de vols (et donc
parfois de crimes) dans les villages insulaires plus ou moins temporaires, il y
a une quinzaine d’années à peine.

Deuxième particularité de nos deux premiers fronts pionniers (le delta de


l’Irrawaddy et le Tenasserim), à l’opposé de ce manque d’intégration sociale,
la production est quant à elle destinée à pénétrer les sphères économiques
internationales par le goulot très contrôlé des élites dirigeantes, les Anglais à
l’époque coloniale pour ce qui concerne le delta, et aujourd’hui quelques
généraux et hommes d’affaires proches du pouvoir en ce qui concerne la
pêche dans le Tenasserim.

Enfin, la dernière caractéristique de ces fronts pionniers est la finalité de


la production. La mise en exploitation des terres du delta de l’Irrawaddy fut
initiée sur une base d’exportation de la production rizicole à l’intérieur des
échanges commerciaux du Commonwealth, jusqu’à en faire son premier
grenier à riz, soumettant ainsi les paysans aux fluctuations du marché, et de
ce fait créant un déséquilibre en défaveur des petits producteurs par rapport
à leurs créanciers et aux propriétaires terriens. Concernant le développement
de la pêche maritime, la consommation locale de produits marins en Asie du
Sud-Est est très faible, ce pour des raisons culturelles communes à l’ensemble
de la région (Ivanoff 2003 : 147-171) et la majorité de la production est donc
destinée à l’exportation, rendant le marché difficilement maîtrisable.

95
Hégémonies birmanes

Afin de concilier les éléments de ce paradoxe propre aux fronts pionniers


– birmans au moins – une forme d’organisation socioéconomique de
l’exploitation et de la commercialisation des ressources s’impose. Le lien
entre mobilité, l’appropriation étatique de la production et l’intégration de la
production aux échanges internationaux sont donc fournis par la relation de
patron-client. Encore une fois, je ne prétends pas que la relation de
patron-client soit limitée aux contextes pionniers. Néanmoins, elle en est une
des composantes essentielles. Scott (1972 : 8) résume ainsi les trois critères
prédominant l’apparition de réseaux de patron-client :
1) La persistance d’inégalités légitimées, en termes de richesse, de statut
social et de pouvoir ;
2) L’absence relative (ou la disparition) de garanties impersonnelles telles
que les lois publiques relative à la sécurité physique, la propriété et le
statut – souvent accompagnée par le développement de centres de
pouvoir personnel locaux semi-autonomes ;
3) L’échec de l’unité familiale ou du village à servir la sécurité ou
l’avancement personnel.

De quelques structures socioéconomiques


de la pêche dans le Nord du Tenasserim
Les différents modes d’exploitation de la crevette – de la fabrication du
nga”pi’ à partir de crevettes séchées jusqu’à la pêche des crevettes destinées
aux exportations, qui a connu un boom économique depuis un peu plus
d’une dizaine d’années – offrent un panel assez représentatif des variations
de la relation de patron-client et plus exactement des relations
d’interdépendance entre le patron et le client et du poids de chacun d’eux
dans la négociation de leur relation. Quel que soit le type de pratique,
l’ensemble des modes d’exploitation de la crevette est structuré autour de la
présence d’un patron-entrepreneur, appelé tokè (htaung-ke par les Birmans),
terme permettant de mieux mettre en avant la relation d’interdépendance
propre à ce système et de la différencier du simple « homme riche »,
thu-htei” (et par extension « patron ») tel qu’il est employé dans le reste de la
Birmanie. L’emploi de ce terme d’origine chinoise est propre au Sud du pays
et marque l’appartenance de la région à la Péninsule malaise où il est
employé par la plupart des populations. Or, la Péninsule malaise peut être
considérée comme un front pionnier, qui n’est d’ailleurs toujours pas fini
d’être intégré aux nations se partageant son territoire – en témoignent par
exemple les conflits récurrents entre le pouvoir central thaïlandais et son Sud
à dominante malaise, ou encore l’immigration massive de Birmans toujours

96
3 La relation de patron client

dans le Sud de la Thaïlande75. Les Chinois, depuis plusieurs siècles, en sont


les principaux entrepreneurs et continuent aujourd’hui d’en tenir les rênes
économiques et politiques. Cette transition d’une Birmanie continentale vers
une Birmanie péninsulaire aux abords de Mergui (ainsi que l’importance de
l’entrepreneuriat chinois dans la région) fut notamment remarquée par
Smyth en 1895 :

« De Tavoy, nous atteignîmes Mergui à bord du B.I. ss. Camillia.


C’est une des plus belles petites villes du littoral, les toits de
chaume grimpant sur la colline en direction de la pagode au
sommet en dépit d’une végétation luxuriante nous montrant que
nous étions pleinement en Malaya, contrastant fortement avec le
paysage très birman de Tavoy. La flore et la faune de Mergui
puisent dans ces deux [origines] ; elles forment ainsi une zone
neutre où les deux prospèrent; mais son caractère malais est
probablement le plus prononcé, et les arbres à fleurs et arbustes,
les mangues, les mangoustans, noix de coco, ananas, jaquiers et
durians prospèrent comme seuls ils savent le faire en Malaya. La
province se compose seulement de quelques villages limités de
Malais, Karen, Siamois, Birmans, et pour finir, des villages chinois
plus dynamiques à eux seuls que tous les autres réunis. Comme
ailleurs, les Chinois, avec quelques personnes originaires d’Inde,
s’occupent du commerce, et créent la bagarre. » (Warington 1895 :
416-417). [Traduction de l’auteur].

L’archipel est une région servant de « tampon » entre deux grands


ensembles, l’Asie du Sud-Est continentale et insulaire. Tout comme il en
ressort des modalités du peuplement, le « substrat » austronésien semble
imprégner beaucoup plus encore le Sud de l’archipel que le Nord et la
variation des relations au tokè du Nord au Sud permet d’en donner une
autre mesure.

La production du nga”pi’ est sans aucun doute la plus ancienne forme de


pêche en Birmanie, autant dans les eaux continentales que marines. La
production du nga”pi’ est particulièrement développée en Basse-Birmanie
dans le delta et dans le Tenasserim. Elle est contrôlée depuis un siècle par
des entrepreneurs chinois ou sino-birmans. Deux types de technique sont
employés pour la capture des crustacés : les dragues kya” pa”zap paik (« filet
gueule de tigre »), et les nasses hei-loun (ou san”da”), pièges fixes dans
lesquels les petits poissons et crevettes sont entraînés. Ces deux techniques
se retrouvent également dans l’Irrawaddy, utilisées par les pêcheurs dans le
dédale des cours d’eau du delta. Cependant, la migration de la technique du

75 Sur l’influence des relations de patron-client dans le fonctionnement contemporain de la

Thaïlande, voir Ivanoff (2011).

97
Hégémonies birmanes

kya” pa”zap paik vers les îles de l’archipel est plus récente que l’emploi du
piège san”da”. L’emploi des filets « gueule de tigre » dans l’île de Kisseraing
(une des plus anciennes implantations massives de pêcheurs de crevettes),
date des années 1950. Ils furent importés par des tokè chinois. De par un fort
développement à l’époque, la production de petites crevettes et poissons
pour la confection du nga”pi’ devint rapidement l’économie première du
village de Kan Mo (île de Kisseraing), qui avant leur arrivée était habitée ou
fréquentée principalement par des pêcheurs au bhi”zin” paik (filet à
Thonidés), prémices du développement d’une pêche hauturière en Birmanie.
Entre 1950 et 1980, les fabricants de la pâte de crevette, plus aisés, vinrent
occuper la rue principale du village, une évolution caractéristique du Nord
de l’archipel. La technique du kya” pa”zap paik, plus rentable, nécessite
cependant une main-d’œuvre plus importante. De petits bateaux (sampan)
non motorisés sont tractés sur zone par le bateau du tokè, à raison d’une
dizaine par site au minimum, alors qu’à terre de nombreux travailleurs
œuvrent à la transformation : ébouillantage, séchage, salage, etc. Ce sont là
les balbutiements du développement de la pêche maritime en tant qu’écono-
mie structurée, caractéristique du Nord de l’archipel, et de son intégration
progressive à l’économie dominante birmane. La production du nga”pi’ est
maintenue rentable (en dépit des moyens engagés et la faible valeur du
produit comparé aux crevettes d’exportation par exemple) pour les tokè par
une relation de clientélisme avec les familles qui s’y engagent. En effet, en
plus des moyens de production (filets, petits bateaux sampan), logement,
salaires, quelques fois éducation sont également à la charge du tokè. Dans
une même famille, le père part quotidiennement en bateau pour ramener les
petits poissons et crevettes. Pendant ce temps-là à terre, les femmes, et
parfois les enfants, sont chargés de la transformation. Néanmoins, ce qui
caractérise la relation au tokè est que celle-ci ne se limite justement pas au
seul champ économique, en se projetant également dans le lien social,
particularité qui fait son caractère nécessaire à l’avancement d’un front
pionnier. Ainsi, dans le cas de nos tokè à la tête de la fabrication du nga”pi’,
ceux-ci accordent régulièrement des avances à leurs employés dans le cas
d’événements exceptionnels, par exemple lorsque les membres de la famille
ne peuvent pas satisfaire aux besoins de funérailles par leur seul salaire : la
négociation est permanente entre les solliciteurs et le tokè, débouchant
parfois sur des tensions aiguës. Mais les termes de l’échange sont clairement
établis. Cette pratique découle directement de la fonction de patron-
entrepreneur, qui s’assure un endettement à vie de ses clients, ainsi fidélisés,
en échange de sa protection. La relation d’endettement est donc économique
et morale, et rejoint en cela la relation de patron-entrepreneur plus propre-
ment « birmane », inscrite dans une relation plus intégrale qui est celle d’un
individu à son kyei”zu”shin (« maître de la gratitude »). Cette relation se
retrouve dans le delta de l’Irrawaddy également. Il est par ailleurs important
de noter la finalité du produit, puisque le nga”pi’ est destiné à une
consommation locale. La comparaison pourrait être faite entre l’organisation

98
3 La relation de patron client

socioéconomique de sa production à celle de l’agriculture avant la période


coloniale, autrement dit dans un contexte de plus grande distanciation par
rapport au pouvoir « central ». Ainsi, comme l’exprimèrent des pêcheurs du
delta de l’Irrawaddy pour qui, lors de l’effort de reconstruction mené par les
ONG après les dévastations et la perte des moyens de production causées
par le cyclone Nargis en 2008, s’offrait le choix entre la reprise de la
production du nga”pi’ et une pêche d’exportation : « certes la pêche des
nga”thalauk (Tenualosa ilisha, « saumon indien ») rapporte plus, mais elle
dépend trop du marché international ; n’écoutez pas que les patrons, nous
les pêcheurs préférons faire du nga”pi’ car il s’en consommera toujours en
Birmanie ».

Le tokè organise également la production de crevettes destinées à


l’exportation, cependant suivant un système déjà ramifié dans la sphère de
l’économie nationale. C’est économiquement parlant la pêche la plus
importante du Tenasserim puisqu’elle participe à un tiers de la valeur des
exportations 76 (crevettes fraîches, congelées et farines animales) pour
seulement 9 % du volume produit77. Je l’ai souligné, le facteur déterminant
dans la production halieutique est la valeur du produit commercialisé, qui
semble influer conjointement sur le degré de dépendance des pêcheurs. Ici,
les tokè ont pour rôle de lier les compagnies aux pêcheurs dans des rapports
d’interdépendance cette fois-ci plus inégale. Le plus souvent, les tokè font
partie d’un réseau mis en place par l’usine de conservation, transformation
et commercialisation de la crevette. C’est le cas, il a été dit, avec la
compagnie Kyo Kyo Phyu. Notons d’abord que la compagnie fonctionne
avec un effectif de 250 employés, dont 200 sont des femmes. Il s’agit d’un
véritable « village industriel » disposant à temps complet de la main-d’œuvre.
Celle-ci est logée au voisinage de l’usine, sur cette île traditionnellement
inhabitée. Des maisons de pêcheurs et quelques petits commerces ont été
installés aux alentours. Cependant, les pêcheurs résidents sont loin d’être
assez nombreux pour répondre à la demande de l’usine. Comment donc
drainer la production de crevette vers l’entreprise ? Le principal problème
réside dans l’écart entre une demande croissante et le peu de moyens de
production dont disposent les pêcheurs. Le maillon essentiel de cette
économie de la crevette est donc encore le tokè. Vingt-cinq d’entre eux
travaillent aujourd’hui pour le compte de Kyo Kyo Phyu, répartis dans tout
le Nord de l’archipel Mergui (Se Kan Thit, Thè Kyaung, Kye Chaung, Mye
Ni Taung, etc.). Ils ne reçoivent pas de salaire, mais sont payés au prorata
des quantités débarquées. L’entreprise compte sur leurs « réseaux », c’est-à-
dire les pêcheurs qu’ils se sont fidélisés par une relation de clientélisme. La

76 Les crevettes se trouvent sur les fonds limoneux à de faibles profondeurs. La production est
particulièrement intense aux alentours de la ville de Mergui.
77 « Le secteur de la pêche en Birmanie », fiche de synthèse de la mission économique de

Rangoun, 2007.

99
Hégémonies birmanes

fidélisation des tokè à la compagnie passe quant à elle par la fabrication en


grand nombre d’embarcations, qui leur sont confiées afin qu’ils puissent les
proposer aux pêcheurs sans outils de production. La relation entre le tokè et
le pêcheur est définie de la manière suivante : le premier propose au second
un équipement complet, soit six filets plus un sac de riz. Le pêcheur en
charge des filets emploie à son tour un coéquipier, qu’il paie 1/5e du
montant de sa vente au tokè. Tous les 38 viss (soit un peu près 62 kg) de
crevettes (ce qui correspond plus ou moins à un mois de pêche), le pêcheur
reçoit de nouveau un sac de riz. Les crevettes sont donc revendues au tokè,
qui les revendra ensuite à la compagnie. Ainsi, les tokè dégagent entre 10 et
20 % de marge en fonction de l’espèce de crevette. La glace est fournie par la
compagnie au tokè en quantité proportionnelle à la quantité de crevettes
revendues. En cas de perte de matériel, ou de dommages, le pêcheur est
redevable au tokè. Chaque tokè peut ainsi réunir jusqu’à une vingtaine
d’équipages. Quatre intermédiaires se distinguent dans ce système d’inter-
dépendance. Au sommet de la chaîne, il y a la compagnie. Celle-ci met le tokè
en situation d’endettement en lui fournissant des bateaux de pêche. Ce
dernier a pour lui le réseau de pêcheurs. Le fait qu’il ne perçoive pas
directement de rémunération de la compagnie, mais qu’il soit uniquement
un intermédiaire permet de maintenir la pression sur la rentabilité. Le tokè
endette à son tour plusieurs pêcheurs, grâce au matériel de pêche, justifiant
les prix d’achat qu’il pratique, très inférieurs à ceux de l’usine. À cela
s’ajoute un système de troc sur la base d’un sac de riz par mois, contre la
force de travail. Le riz étant la base de l’alimentation, la dépendance du
pêcheur envers le tokè revêt une force sociale et symbolique d’autant plus
importante. Elle témoigne également des racines continentales de la relation
dont les mêmes termes d’échange se retrouvent dans le delta de l’Irrawaddy
au cœur de l’accord passé entre les propriétaires terriens et les saisonniers au
moment de l’ensemencement et de la récolte du riz. Enfin, le pêcheur en
charge du matériel emploie à son tour un coéquipier, indispensable à
l’activité. Il n’y a pas de relation d’endettement entre ces deux derniers
acteurs. Ainsi, le plus indépendant est finalement le pêcheur qui se retrouve
en termes de profits au plus bas de l’échelle, mais qui est libre de changer de
partenaire ou de filière à tout moment.

Les derniers développements de l’exploitation de la crevette consistent en


l’intégration presque totale de cette filière au marché international, qui
aboutie à la disparition de la relation de patron-client. C’est par exemple le
cas d’une entreprise du Nord de l’archipel Mergui, installée entre les îles de
Dung et Ross, sur un îlot rocheux qui enserre une plage d’une centaine de
mètres. Un village y a été construit pour loger les pêcheurs employés par la
société ainsi que leurs familles. Ils sont tous originaires de la ville de Mergui,
située à plusieurs heures de navigation, depuis laquelle la compagnie se
charge de les amener par un « bac » faisant l’aller-retour une fois par mois.
Du filet à la maison en passant par le bateau, tout est fourni aux pêcheurs. Le

100
3 La relation de patron client

patron-armateur de la compagnie prélève une part de la production. La


seconde est divisée en deux parts inégales (deux tiers pour le pêcheur
responsable et un tiers pour son collègue). Dans ce système, l’école est
privée, et financée par la compagnie. Le patron se réserve par ailleurs le
droit d’intervenir dans la vie même de ses employés puisqu’à l’occasion de
« débordements » dus à l’alcool par exemple, il peut faire fermer bars et
magasins. À ce stade de dépendance, l’entreprise constitue l’espace plus que
restreint dans lequel les pêcheurs et leurs familles n’existent socialement
qu’en tant que main-d’œuvre.
Sans les toké, le système est totalement vertical, et figure une forme
extrême de dépendance. Les tokè sont donc les garants de la survie d’un
système économique entre le haut de la chaîne de production engagée au
niveau international sur les bases d’une demande croissante – ne serait-ce
que par l’appauvrissement grandissant des eaux territoriales des pays
voisins – et l’ensemble des pêcheurs, population économiquement très
défavorisée et très peu sujette à la mobilité sociale. Les Britanniques,
lorsqu’ils annexèrent le Tenasserim en 1826 avant de coloniser le reste de la
Birmanie, avaient vite compris les avantages de ce système, dans une région
dont l’exploitation des ressources était difficilement rentable à leurs yeux. Ils
se contentaient de passer des accords avec les tokè, en laissant s’organiser la
production. Le gouvernement birman ne fait donc que reproduire cette
forme de valorisation des ressources marines, en plaçant soit auprès des tokè,
soit auprès des compagnies un représentant chargé de prélever une part des
profits. Il s’agit d’un système pyramidal, dont la base s’organise dans un
espace de « liberté surveillée ». La présence des tokè, certes plus aisés que la
majorité de la population n’a par ailleurs rien d’inquiétant pour le gouver-
nement, car cette « classe moyenne » repose avant tout sur des principes
économiques, sans revendications communes, ni politiques, ni sociales.

La relation de patron client,


structure transitionnelle de la « birmanité » ?
Les relations de patron-client sont complexes et varient dans leur nature en
fonction des conditions économiques, politiques, des ressources, des degrés
d’intégration de la société au « centre ». Ces variations se jaugent notamment
par rapport au pouvoir de négociation que possède chacun des acteurs de
cette relation. Scott a lié le processus « d’érosion » (Scott 1972) des liens de
patron-client à l’impact de la gouvernance coloniale en Asie du Sud-Est,
mettant en avant le fait que l’interdépendance entre les acteurs devenait de
plus en plus inégalitaire, au profit du patron et à détriment du client, jusqu’à
éventuellement se transformer en une simple relation de surexploitation de
la main-d’œuvre. Puisqu’un des principaux impacts de la colonisation sur
les entités politiques d’Asie du Sud-Est a été d’introduire une gouvernance

101
Hégémonies birmanes

basée sur un axe centre-périphéries au détriment d’une conception du


territoire multi-centrée et de pouvoirs organisés en multi-allégeances, j’argue
ici que de manière générale l’oscillation de la relation de patron-client selon
une interdépendance plus ou moins égalitaire entre les acteurs varie en
fonction du degré « d’intégration » du système socioéconomique à l’économie
dominante. Or, c’est justement du fait de leur projection dans l’ensemble des
champs de la société (incluant ici le religieux et le culturel) que les relations
de patron-client suscitent autant d’intérêt. C’est donc une lecture
relativement différente de ces relations que je propose, sur la base d’un
déterminisme culturel, au sens large du terme – ou que je qualifierais de
l’anglicisme « substratal » dans le sens linguistique – tout en admettant
néanmoins l’influence du contexte politique sur leur nature ; l’intérêt d’une
telle démarche étant d’élever ce système économique au rang de structure
du changement social – acceptation ou refus, la réalité étant souvent à
mi-chemin entre ces deux extrêmes – et puissant outil d’intégration de la
différence au développement de l’hégémonie birmane. Comme prélude de
cette argumentation, il est nécessaire de rappeler les grandes lignes de la
réflexion apportée par Leach à la conception de frontières en Birmanie dans
son article « The frontiers of Burma » (Leach 1960).
Le propos de Leach est axé sur la mise en exergue d’une frontière
pertinente pour éclairer l’histoire de la « Birmanie » et de ses peuplements :

« Par le « Birmanie » de mon titre, j’implique l’ensemble imparfai-


tement défini de la région frontalière s’étendant entre l’Inde et la
Chine et incluant en son cœur la Birmanie moderne. […] L’ensemble
de la « Birmanie » est une région frontalière continuellement
sujette aux influences de l’Inde et de la Chine et de la même façon
les frontières qui séparaient les unités politiques mineures au sein
de la « Birmanie » étaient des zones d’intérêt mutuel plutôt que des
lignes précisément définies. » (Leach 1960 : 50). [Traduction de
l’auteur].

Il entreprend à l’époque cette démarche en contrepoint d’une vision


historique de la région acceptant a priori la concordance des frontières
linguistiques avec les frontières culturelles et politiques, négligeant d’un côté
les interactions continues entre les processus politiques et de l’autre la
structure permanente des relations écologiques (Leach 1960 : 50). Il en vient
donc à proposer, en contre-argument d’une histoire privilégiant les origines
philologiques des populations (migration des populations des montagnes
vers les vallées, les Shan par exemple), un ensemble de contrastes histori-
quement pertinents, basés sur les différences écologiques et d’organisation
sociale. Deux catégories entrent alors en jeu : (1) les populations des vallées
(Valley people), autrement dit l’ensemble des organisations sociales dévelop-
pées sur la base de la riziculture inondée, présentant un modèle de parenté
non unilinéaire, et régies par un despotisme charismatique : Birmans, Shan

102
3 La relation de patron client

notamment ; et (2) les populations des « collines » (Hill people), correspondant


à notre classification de « montagnards », généralement des essarteurs, avec
un système de parenté patrilinéaire et un système hiérarchique : Kachin,
Chin, etc. L’hypothèse de Leach (1960 : 51) est simple :

« L’explication que je propose est que les Gens des Vallées


héritèrent leur organisation sociale et politique de l’Inde et que les
Montagnards héritèrent leur organisation sociale, tout comme leurs
échanges commerciaux et leur système de parenté de Chine. »
[Traduction de l’auteur].

Coordonnées birmanes et moken dans la « géographie » de Leach

Reprenons les grandes caractéristiques de ces deux catégories en les


comparant à nos populations (Birmans du delta, Birmans du Tenasserim et
Moken en premier lieu) et notre système de relations patron-client. « Nos »
Birmans appartiennent naturellement à la catégorie (1), dont les populations
partagent entre autres une religion de type bouddhisme theravadin
influencée par les pratiques brahmaniques et une organisation politique de
type « royauté charismatique » – « charismatic kingship » – attribuant au
pouvoir des origines divines (op. cit. : 56-57), un pouvoir « avant tout fondé
sur la personnalité du souverain, renégocié de fait à chacune de ses réincar-
nations, et avec lui l’expansion et la plus ou moins grande influence du
royaume sur les contrées voisines ». Or, ces attributs des États « hindouisés »,
privilégiant le culte de la personnalité plutôt qu’une hiérarchisation
systématique du pouvoir émanent du centre, promulguent le patron à
l’image de figure essentielle des sociétés locales, tels que le remarque Scott78,
ou encore Lieberman79. Schober (1989 : 103) décrit parfaitement la relation
intrinsèque entre hiérarchie sociale et accomplissement religieux :

78 « Le pouvoir effectif avait tendance à être le pouvoir local, lui-même ayant tendance à être
largement autonome. En particulier dans les États hindouïsés de la région, la conception
dominante de l’autorité lignagère était personnelle et charismatique plutôt que bureaucratique
et institutionnelle. […] Le détenteur du pouvoir était plus un patron avec sa suite qu’un
administrateur. […] L’importance des liens verticaux était réduite là où les groupes structurés
par des relations de parenté et les villages à forte cohésion dominaient. Néanmoins, ces liens
verticaux étaient largement utilisés pour compenser l’absence d’un ordre public durable qu’il
soit régional ou de l’ordre du royaume. » (Scott 1972 : 13) [Traduction de l’auteur].
79 « Il n’y avait pas de séparation effective entre les sphères officielles et privées ; l’État était

conçu comme la possession personnelle du souverain, alors que la désignation des


administrations inférieures était également, dans une large mesure, dépendante de relations
personnelles changeantes entre des clients et leurs patrons. » (Lieberman 1987 : 187) [Traduction
de l’auteur].

103
Hégémonies birmanes

« Les Birmans perçoivent et articulent clairement le lien entre les


hiérarchies de position sociale et l’accomplissement religieux. Plus
un laïc acquiert de mérites à travers les échanges religieux, plus
son influence (oza), le respect qui lui est dû et son statut social sont
importants. » [Traduction de l’auteur].

Fruit de cette organisation socioreligieuse, le système patron-client


s’inscrit dans une relation intégrale d’un individu à son kyei”zu”shin. Ce
terme est l’équivalent de « bienfaiteur », littéralement « maître des bonnes
actions » ou « maître (shin) de la gratitude (kyei”-zu”) », le terme de maître
étant employé comme synonyme de créancier :

« Les offrandes impliquent le don au domaine sacré et à ceux à qui


l’on doit déférence, incluant ses parents et professeurs. Les
offrandes sont faites soit aux êtres appartenant au domaine du
sacré au-delà de la hiérarchie sociale des laïques soit aux individus
perçus comme supérieurs à la personne faisant l’offrande. Elles
sont perçues comme la reconnaissance d’une gratitude et le
remboursement d’une dette morale ou sociale plus qu’une
tentative de créer de nouvelles obligations. D’un autre côté, le don
de nourriture à ceux qui se situent à un niveau de vie inférieur,
même faite dans un contexte rituel donné, est considérée comme
une expression de bienveillance (metta) et de compassion (karuna)
pour les moins fortunés et les dépendants. Des obligations sont
dues en retour de cette bienveillance. Au compte de la dépendance
ainsi créée, le récipiendaire entre sous l’influence et le pouvoir de
son bienfaiteur à qui il doit gratitude (kyei:zu: shin) et sous la
domination duquel il existe. » (Schober 1989 : 105). [Traduction de
l’auteur]

Fidèle au modèle des États hindouïsés, l’organisation sociale et religieuse


au niveau local est transposée dans l’organisation économique : le
kyei”zu”shin est aussi bien le créancier moral, religieux et social,
qu’économique80. Ainsi, un Birman, qui qu’il soit, partage dès son plus jeune
âge ses dettes entre trois kyei”zu”shin, à savoir Bouddha, ses parents et ses
professeurs. C’est d’ailleurs le prototype de la relation patron-client
« intégrée », se ramifiant dans l’ensemble des champs de la société. En effet,
quels furent concrètement les effets de « l’érosion » des liens patron-client
sous le joug de la gouvernance coloniale ? Scott en distingue trois grands

80 On comprend mieux en ces termes le degré de la dépendance contractée par le pêcheur

envers son « patron » par le paiement en riz. Néanmoins, il est bon de rappeler ici pour mieux
saisir le contraste fondamental entre la relation au kyei”-zu”-shin et la relation au tokè – que nous
allons développer dans les pages qui suivent – que la dette structurelle des Moken envers le tokè
qui les rémunère en riz est au fondement même de la différenciation ethnique et du nomadisme.

104
3 La relation de patron client

corollaires : un processus de segmentation sociale remplace une relation


étendue et diffuse par une série de liens discrets et plus étroits aux élites
spécialisées ; l’importance croissante de l’administration coloniale augmente
le besoin de protection pour les paysans, tout en procurant le cadre légal aux
élites locales pour ignorer les opinions « publiques » et exploiter les
paysans ; la commercialisation de l’agriculture accroît le pouvoir de
négociation de l’élite par rapport aux paysans (Scott 1972 : 7-8).
Dans le rapport issu du « modèle » du kyei”zu”shin, le premier point se
traduit de nos jours dans le delta de l’Irrawaddy en une segmentation dont
les produits sont le ngwei-shin, littéralement « maître de l’argent », et
lok-ngan”-shin, « maître du travail », autrement dit par une différenciation de
la nature économique de la relation de patron-client. D’autres formes
apparaissent, comme la relation au ahlu’shin, « maître de la donation ». Ainsi
furent désignées pendant longtemps les ONG dans le delta après le passage
du cyclone Nargis (Brac de la Perrière 2010 : 10-27). D’un point de vue
pragmatique, ngwei-shin et lok-ngan”-shin désignent respectivement le
« prêteur » et le « patron » (propriétaire terrien ou exploitant). Cependant,
les termes de « prêteur » et « patron » sont restrictifs, car au-delà du cadre
purement économique leur relation à un individu continue de lui procurer
une forme de protection sociale (restant ainsi dans le cadre d’une relation
patron-client propre à l’ensemble de l’Asie du Sud-Est). Ceci est notamment
le cas dans la pêche maritime du delta, où un lok-ngan”-shin va continuer de
donner du riz à ses employés, même pendant la période creuse de la
mousson où les bateaux ne sortent que très peu, de même qu’un propriétaire
terrien à son exploitant (néanmoins de plus en plus rarement). Par ailleurs,
et cela continue de se faire dans le delta autant dans le secteur agricole que
dans la pêche, un patron peut contribuer à certaines cérémonies religieuses
de ses débiteurs, tel le mariage, l’initiation bouddhique (shin-pyu) ou encore
un enterrement.
Avant de revenir sur les autres facettes de l’érosion de la relation
patron-client dans le delta et les processus qui y présidèrent, je me tourne
maintenant vers la deuxième catégorie des populations de Birmanie,
réfléchies par Leach.

La catégorie (2) des « montagnards » a, selon Leach (1960 : 65), été


principalement influencée par le modèle chinois, et ce particulièrement dans
le domaine du commerce :

« Dans la culture des Montagnards, le mariage est intrinsèquement


lié au commerce. Les filles sont mariées en échanges d’une dot,
dont les objets qui la constituent sont sensiblement les mêmes que
ceux participant des échanges avec le commerçant chinois. Ainsi,
les liens de parenté se ramifient largement, suivant les routes
commerciales et traversant les barrières linguistiques et les
frontières politiques. […] Je ne prétends pas qu’un seul réseau de

105
Hégémonies birmanes

parenté se ramifie à travers l’ensemble de la « Haute Birmanie »


mais que partout dans les montagnes les relations de parenté
étendues sont hautement valorisées tout comme la permanence et
la stabilité de ces liens. Les individus sont considérés comme les
représentants de lignées et de régions particulières et sont divisés
sur cette base entre alliés et ennemis. Les femmes données en
mariage servent à établir des relations entre lignées – une relation
susceptible d’être reproduite ensuite par d’autres mariages ou
échanges commerciaux. » [Traduction de l’auteur]

À défaut de « montagnards », nos Birmans venus de Basse-Birmanie pour


conquérir le Tenasserim peuvent être comparés à une population de
nomades marins, les Moken. Ils ne possèdent pas réellement d’organisation
politique, leur société étant profondément égalitaire : les conflits sont réglés
par les anciens, ebab, mais surtout à l’aide du chamane lors des rituels, le
principal étant le bo lobung (« faire les poteaux aux esprits ») marquant le
passage de la saison sèche (nomadisme) à la saison des pluies (quasi
sédentarité) et donnant lieu à des formes de catharsis collectives.
Les unions sont exogames et obéissent à la règle d’uxorilocalité,
impliquant que les membres d’un sous-groupe doivent se marier avec les
membres des sous-groupes voisins les plus proches, et que les jeunes mariés
s’installent dans le sous-groupe de la femme. En conséquence, les liens de
parenté dans un même sous-groupe suivent une règle matrilinéaire. Par
ailleurs, dans une flottille traditionnelle les membres d’une même famille se
regroupent sur un bateau, et les enfants ne quittent celui-ci que lorsqu’ils se
sont mariés. L’homme va chercher sa femme et s’installe sur son île le temps
de construire un bateau (règle d’uxorilocalité), nomadisant entre celle-ci et
son île d’origine, et terminera sa vie sur l’île de sa compagne pour assurer les
vieux jours de ses beaux-parents. Ainsi, « la mobilité est doublement liée à
l’alliance, d’une part par l’éloignement géographique (l’exogamie), et d’autre
part par la nécessité vitale du nomadisme qui consacre l’intégration du
couple dans la société » (Ivanoff 1983 : 97-124).
Le second fondement de l’identité moken, et donc du nomadisme, est la
nécessité d’acquérir le riz, base de leur alimentation et paradoxe d’une
population insulaire ne cultivant pas la céréale autrement qu’à des fins
purement rituelles. Mythe fondateur de la différenciation sociale et ethnique
symbolisé par le passage « des ignames au riz », l’épopée de Gaman
véhicule les conséquences de l’arrivée de l’islam en Asie du Sud-Est, de
l’esclavage et du choix nomade : « errer » dans les îles, manger et recracher
la mer à bord des kabang, la dépendance éternelle à la société sédentaire pour
gagner la céréale en échange des produits collectés sur l’estran et sous la
mer. Le nomadisme moken est particulièrement résistant (compte tenu des
multiples tentatives de sédentarisation auxquelles les Moken ont fait face en
Thaïlande comme en Birmanie) parce qu’il n’existe pas « par lui-même »,
mais en contrepoint de la sédentarité : il s’agit du « choix nomade »

106
3 La relation de patron client

(Benjamin 1985). Le lien organique de la société moken au « reste du


monde » est le tokè. Il leur fournit la céréale81 en échange de ressources dont
la haute valeur ajoutée ne vaut que par leur inclusion à un circuit
économique beaucoup plus étendu (international depuis les frontières
mac-mahoniennes) : perles, nacres et autres coquillages de valeur,
holothuries (concombres de mer), nids d’hirondelles ; autant de produits très
appréciés des Chinois. Le héros civilisateur est donc malais dans le mythe
(Gaman) et chinois dans la pratique (tokè). Et à l’instar des « montagnards »,
les Moken articulent le mythe et la pratique en offrant une jeune femme de
leur sous-groupe au tokè en échange de sa fidélité et de sa protection –
Gaman, marié à Sibian, reine des « proto-moken », commit l’adultère avec sa
cadette Ken, précipitant le destin du groupe forcé à un exil singulier : « être
immergés dans la mer », (le)mo-ken dans le langage des nomades (Ivanoff
2000). L’interdépendance des nomades aux sociétés dominantes auxquelles ils
refusent idéologiquement d’être intégrés s’exprime dans la relation au tokè.
Pour revenir aux frontières de Leach, notons que les Moken se situent
quelque part entre l’influence de la catégorie des États hindouïsés, mais de
l’Asie du Sud-Est péninsulaire cette fois-ci – leur identité découle du refus
de ce modèle – et de la catégorie des populations influencées par la Chine –
lignées unilinéaires (le sous-groupe et ses ancêtres fondateurs), culte des
ancêtres et intermariages.
Cette catégorisation brossée de façon simplifiée mérite maintenant d’être
contextualisée dans l’histoire moderne et contemporaine et précisée selon
nos fronts pionniers.

Excentration

Revenons pour cela au delta de l’Irrawaddy et aux conséquences de la


colonisation sur la relation de patron client, en commençant par le second
processus souligné par Scott : l’importance croissante de l’administration
coloniale augmente le besoin de protection pour les paysans, tout en
procurant le cadre légal aux élites locales pour ignorer les opinions
« publiques » et exploiter les paysans. Traduit avec le recul des effets définitifs
de la colonisation, il s’agit en fait d’une modification d’organisation
politique du territoire : d’une conception nébuleuse à un espace clos par ses
frontières et aux mains d’un pouvoir souverain, idéalement au moins, sur
l’ensemble de cet espace ; ou encore d’une conception multicentrée à une
conception centripète des relations de pouvoir au sein du territoire.

81 Et bien d’autres produits : vêtements, moteurs, essence, stupéfiants... ces trois derniers
renforçant grandement, à dessein, la dépendance des nomades à leur tokè.

107
Hégémonies birmanes

Ceci va relativement à l’encontre des catégories (1) et (2) définies par


Leach (1960 : 59) :

« Le roi établissait d’abord son autorité sur sa propre vallée –


idéalement par la succession, mais plus souvent par l’usurpation
[du trône]. Il étendait ensuite son autorité à une vallée voisine.
Cela pouvait être accompli par la conquête ou un traité de mariage
ou parfois simplement par la colonisation. Finalement, le roi
revendiquait la souveraineté sur l’ensemble des montagnes
séparant les deux vallées de son domaine. Ainsi, la plupart des
Montagnards étaient, au moins en théorie, les sujets d’un prince
d’une vallée. Mais le contrôle que les princes des vallées pouvaient
exercer sur leurs sujets montagnards était rarement plus que
marginal et les Montagnards restaient relativement aveugles à
leurs faveurs. S’il il y avait un intérêt, un chef montagnard pouvait
volontiers prêter allégeance à plusieurs princes simultanément. »
[Traduction de l’auteur]

Ainsi la catégorie « gens des vallées » répondrait à une conception


centripète de la souveraineté et la catégorie « montagnards » à la conception
multicentrée, orientées au besoin vers des multiallégeances. Un schéma
dominant qui selon Lieberman (1987 : 186) rapproche fortement les
structures du pouvoir de la « Birmanie des vallées » précoloniales à la
Birmanie colonisée et plus tard à la dictature birmane éventuellement.
Cependant, même la catégorie (1) des populations des vallées ne peut
être considérée de manière homogène, une réalité remarquée par Leach
(1960 : 52), mais évincée de sa démonstration pour une simplification de son
propos :

« Mon terme “Gens des Vallées” contient également quelques


ambiguïtés. […] “Birmanie” inclut aussi certaines zones sèches
dans lesquelles […] la population est divisée en deux catégories
sociologiques distinctes. D’une part, il y a les riziculteurs prospères
concentrés autour des zones irriguées et, d’autre part, il y la
population des terres extérieures dessechées dont les standards de
vie sont globalement d’un niveau inférieur. Mes Gens des Vallées
sont ici tous supposés être des riziculteurs vivant dans des
conditions hautement favorables à la riziculture inondée ».

Le modèle d’organisation politique de la catégorie (1) supposait donc un


« centre » (se déplaçant néanmoins avec les successions des rois au pouvoir)
et des périphéries, ceci restant une vision du centre en question. Car les
périphéries évoluaient non seulement dans la sphère dudit centre, mais
également d’autres pouvoirs régionaux (Winichakul 2005), à l’image des
sociétés situées entre les centres dominants môn (Pegu) et birman (Ava) au

108
3 La relation de patron client

XVIIIe siècle (Lieberman 1978 : 455-482). De fait les outlanders étaient moins
sujets au centre au fur et à mesure de leur éloignement et avaient
probablement l’opportunité de se lier à d’autres structures de pouvoir si
besoin était.

Or, cette distinction est fondamentale et j’y rajouterais qu’en dépit de ne


pas être situées dans une région sèche de Birmanie, les populations
rizicultrices du delta de l’Irrawaddy au tournant de son exploitation
intensive, rejoignaient selon toute vraisemblance la catégorie sociologique
des outlanders. Par ailleurs, la mise en culture des terres marécageuses du
delta a nécessité une forte artificialisation : déboisement, drainage,
construction de digues et remblais dans des conditions sanitaires
particulièrement difficiles.

« Le combat incessant pour tirer les moyens de sa subsistance de la


terre était non moins éprouvant et même plus fatigant. Les jungles
épaisses devaient être défrichées et constamment contrôlées et les
marécages drainés. Parfois les pluies abondantes dont le
cultivateur dépendait provoquaient d’importantes inondations
détruisant entièrement les récoltes. Les animaux sauvages et les
insectes représentaient une lourde menace pour le paddy, le bétail
et parfois même la vie du colon. La malnutrition et le surmenage
dus à un travail excessif affaiblissaient souvent la résistance à la
malaria redoutée, et parfois des hameaux entiers étaient décimés et
même lorsque la maladie n’était pas fatale elle sappait
sérieusement le physique et l’énergie. » (Siok Hwa 1965 : 73)
[Traduction de l’auteur]

Mais plus encore, la société du delta était avant tout une société des
frontières, car une société de front pionnier avec peu de « colle sociale » et
très pluriethnique. La main-d’œuvre nécessaire à l’exploitation du delta a
nécessité une immigration massive de Birmans venant de régions soit
surpeuplées, soit justement peu propices à la riziculture, autant que
d’Indiens qui constituèrent dans le début du front pionnier une force de
travail non négligeable à défaut de devenir propriétaires (op. cit. : 71-72). De
fait, les groupes nouvellement constitués de paysans du delta étaient avant
tout des pionniers. La commercialisation du paddy et son introduction dans
les échanges commerciaux des Indes britanniques, moteur économique de
cette migration va d’abord contribuer à enrichir les agriculteurs. Dans la
deuxième moitié du XIXe siècle, la mise en exploitation des terres par les
Birmans s’est principalement faite sur les bases d’une organisation familiale
avec parfois l’aide de migrants indiens pendant les pics d’activité (Adas
1974b : 391 ; Siok Hwa 1965 : 80). La relation de patron-client dans ce
contexte se résumait d’un côté aux échanges limités et contractuels avec la
main-d’œuvre et de l’autre les négociants en riz, birmans, indiens et chinois.

109
Hégémonies birmanes

C’est dans ce contexte qu’est née la relation patron-client des sociétés


paysannes du delta. Cependant, et dans un temps très court (moins d’un
siècle et demi), ce même moteur d’enrichissement va conduire à l’effet
inverse pour les pionniers, à savoir une perte de vitesse de l’économie locale
au profit d’un enrichissement de nouvelles classes sociales de patrons et
prêteurs ébranlant les conditions de vie des paysans du delta. Il s’agit du
troisième facteur majeur d’érosion des relations de patron-client selon Scott :
concentration de la propriété foncière aux mains de personnes extérieures au
village, disparition progressive des terres rendant les patrons beaucoup
moins dépendants des clients dont le nombre ne cessait d’augmenter,
disparition de ressources complémentaires autrefois disponibles (feux de
bois, bambou, Nypa, poissons d’étendues closes) notamment à cause de la
privatisation de domaines autrefois publiques ou par leur régulation et enfin
l’affaiblissement des structures traditionnelles de redistribution des
ressources par l’éloignement des patrons aux villages et sous l’influence
d’un modèle occidental (dernier effet moins prononcé dans les nouveaux
villages de l’Irrawaddy) (Scott 1972 : 19-30). Ces tendances générales de la
commercialisation de la céréale et ses effets secondaires sur le
développement de l’agriculture dans le delta, dans le contexte de crise
internationale des années 1930, ont sans aucun doute ralenti le
développement du delta, et conduit une large classe d’exploitants et de
journaliers à un endettement bien au-dessus de leurs moyens – et
éventuellement conduit à la révolte dite de Saya San en 1930-1931 en brisant
les fondements de « l’économie morale » des paysans et leur droit à la
subsistance (Scott 1977). Ce processus a donc induit une différenciation
sociale indéniable entre prêteurs, riches propriétaires fonciers, dont une
grande partie absents des villages d’exploitants, exploitants locaux et
main-d’œuvre souvent mobile. Un schéma qui persiste encore de nos jours
dans le delta.

Décentration

Néanmoins, il convient de relativiser les effets négatifs de cette


commercialisation de la céréale correspondant en fait à un processus général
d’appropriation économique de cette périphérie par l’État, et d’envisager un
autre point de vue, celui du rôle du système patron-client comme vecteur de
résistance ou d’intégration plutôt que facteur d’affaiblissement de la société
locale. Scott souligne le peu de structures sociales traditionnelles des
populations du delta de l’Irrawaddy (et du Mékong), justement par leur
nature de fertile frontiers (« frontières fertiles ») les rendant très vulnérables
aux forces de la commercialisation (Scott 1972 : 20). Je l’ai souligné, une des
structures principales des frontières est la relation de patron-client, somme
toute réduite à une forme sommaire dans le delta à l’époque d’une
agriculture de subsistance. Avec le stimulus de la production de surplus, la

110
3 La relation de patron client

taille des propriétés foncières devint progressivement trop importante pour


qu’elles puissent être travaillées par le paysan et sa famille sans faire appel à
une main-d’œuvre extérieure, devenant une des dépenses majeures pour les
riziculteurs. Le capital nécessaire ne pouvant être fourni par les prêteurs
locaux et les options d’emprunt, offertes par l’État colonial, contraignantes,
ce sont les Chettiar qui étendirent progressivement leurs opérations depuis
Yangon vers les centres urbains du delta (Adas 1974b : 391). Cette classe
originaire d’Inde du Sud et spécialisée dans les activités commerciales fit de
la Birmanie son premier terrain d’action à partir de son annexion à la
couronne d’Angleterre en 1826 (op. cit. : 386).
Là où l’auteur avance qu’en 1928 la moitié des terres étaient possédées
par des personnes en général extérieures aux villages, dont des Birmans et
principalement des Chettiar, ces derniers ne possédaient en 1930 que 6 % des
terres occupées en Basse-Birmanie. Par ailleurs, ceux-ci n’avaient aucune
intention d’entrer en compétition avec les Birmans sur la propriété foncière,
mais, au contraire, préféraient de loin garder leur capital sous forme
monétaire (op. cit. : 398-399). Dès la fin du XIXe siècle, ils devinrent en effet le
groupe de prêteurs le plus important pour les agriculteurs du delta, en
termes monétaires. Il est vrai néanmoins que la crise internationale et la
dévaluation du paddy ont conduit de nombreux paysans à céder leurs terres
données en caution de leurs emprunts qu’ils n’étaient plus en mesure de
rembourser, ce qui conduit les Chettiar (malgré eux, car ils préféraient
revendre au plus vite les terrains acquis par hypothèque) à posséder environ
25 % des terres occupées de la Basse-Birmanie (op. cit. : 400). Adas remarque
cependant que ce phénomène arrivait plus souvent avec les prêteurs
birmans et chinois qui eux s’engageaient auprès d’une clientèle plus risquée
que les Chettiar, donc à des taux beaucoup plus élevés. Par ailleurs, la
participation des Birmans aux activités de prêts relève de l’exception au sein
d’une Asie du Sud-Est dont le secteur était avant tout contrôlé par des
groupes asiatiques immigrés. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les
Chettiar devinrent la principale source de capitaux pour les prêteurs
birmans mais également les courtiers de riz, les marchands et propriétaires
fonciers. Ce système présentait l’avantage pour les Chettiar de simplifier le
nombre de leurs opérations tout en prêtant qu’aux professionnels solvables.
Pour ces derniers (grands propriétaires fonciers et prêteurs professionnels),
les entreprises chettiar procuraient le lien avec les grands réservoirs de
capitaux et par là-même avec les banques européennes. Ainsi, Adas émet
l’idée, à mon sens de la plus haute importance, que la prolifération des
opérations des Chettiar contribua, plus qu’elles n’entravèrent, le
développement d’une classe de prêteurs birmans (op. cit. : 398).

Cette division de la clientèle nécessite d’être prise en compte à l’échelle


du delta et de la Birmanie pour comprendre la relation de patron-client d’un
point de vue cher à Scott, c’est-à-dire celui des paysans eux-mêmes.

111
Hégémonies birmanes

D’une part, conformément à la relation au kyei”zu”shin et à ses dérivés


(ngwei-shin, « maître de l’argent » et lok-ngan”-shin, « maître du travail »), la
relation de prêteur birman à paysan birman, comme celle de propriétaire
birman à exploitant birman, a toujours donné lieu à une protection du
patron vers son client, ces rapports ne pouvant totalement s’extraire du
contexte religieux et culturel et être réduits au seul champ de l’économique
comme je l’ai souligné précédemment. D’autre part, les « limitations »
religieuses au développement d’une classe plus importante de créanciers
birmans (op. cit. : 395), à savoir la nécessité pour un homme fortuné de
redistribuer une partie de ses richesses à travers des actes religieux destinés
à acquérir des mérites, n’avaient pas nécessairement lieu au temps d’une
agriculture de subsistance en contexte pionnier et pluriethnique (les
exemples auxquels Adas fait référence sont d’ailleurs pris dans le centre de
la Birmanie). En revanche, cette redistribution devint nécessaire dans le
processus de différenciation sociale dès le moment où certains paysans
commencèrent à s’enrichir plus que d’autres. Plus qu’une limitation, cet acte
religieux avait pour cadre l’acquisition de mérites et corollaire la jouissance
d’un plus grand pouvoir au sein de la société, induisant de fait plus
d’obligations pour ses dépendants. Résumé selon les propos de Lehman
(1984 : 241) : « to make merit is to increase power » (acquérir des mérites c’est
augmenter son pouvoir ). Si les Chettiar étaient en mesure d’amener les
capitaux nécessaires au développement de l’économie du delta, ils ne
pouvaient en revanche (en plus du fait qu’ils préféraient l’éviter) s’investir
localement et restèrent cantonnés au niveau des villes et Townships les plus
importants pour les mêmes raisons. Seule une classe un peu plus fortunée de
Birmans pouvait investir dans la construction de monastères et de pagodes,
éléments essentiels de la « birmanisation » du territoire, d’autant plus dans
un environnement gagné sur l’eau. Bien qu’appartenant au domaine
continental, les eaux du delta sont souvent comparées à la mer par les
Birmans, un rapprochement pas toujours fortuit compte tenu des
inondations fréquentes faisant disparaître la frontière toujours mouvante
entre eaux douces et salées, et une réalité lors de tempêtes ou cyclones tel
Nargis qui frappa la région en 2008. La phrase qui revenait le plus souvent
est « le delta s’est transformé en mer ». Ce n’est pas une coïncidence non
plus si le nat aujourd’hui devenu le protecteur des marins du Tenasserim,
U Shin Gyi, « provient » du delta de l’Irrawaddy où il y a son sanctuaire.
Les relations de patron-client propres au modèle birman, plutôt qu’un
facteur limitant le développement économique, ont permis de créer du social
et une appropriation religieuse des terres indispensable à l’avancement du
front pionnier. Là où Scott voit une érosion des relations de patron-client,
j’en conclus au contraire que la dynamique de développement économique a
mobilisé une organisation face au changement dont la structure est la
relation de patron-client. Un outil de l’hégémonie birmane en contexte
pionnier, car, malgré la crise des années 1930 et le développement d’une
économie aux mains d’étrangers, les Birmans ont réussi à créer une

112
3 La relation de patron client

organisation socioéconomique de l’exploitation des terres du delta qui, elle,


a survécu à cette crise. Les patrons birmans étaient contraints de prêter à des
taux plus bas que les Chettiar et à des clients que ces derniers avaient
refusés, donc des clients à plus haut risque. Ainsi, lorsque la crise conduit
une importante partie des paysans à hypothéquer leurs terres, celles-ci se
retrouvèrent principalement aux mains de prêteurs birmans. Celles acquises
par les Chettiar à la fin des années 1930 furent nationalisées après
l’indépendance et les dettes contractées pour la plupart annulées (Adas
1974b : 400). Enfin, notons que la plupart des créanciers birmans
complétaient leurs revenus par d’autres activités : négociants en riz,
propriétaires « d’épiceries »... autant de ramifications dans la société locale et
de développement de réseaux qui permirent la socialisation du delta. Le
delta de l’Irrawaddy est d’ailleurs redevenu dans les années 1960 la
première région exportatrice de riz d’Asie du Sud-Est, cette fois sur les bases
d’une économie largement dominée par les Birmans. Jusqu’au passage du
cyclone Nargis en 2008, les villes du delta étaient économiquement très
dynamiques, avec leur lot de prêteurs et propriétaires terriens birmans et
chinois. Certes, dans les villages, une partie importante de la population est
constituée de travailleurs journaliers dont la situation est précaire, mais au
sein d’une économie dynamique (et d’un système patron-client toujours
aussi vivace) et donc avec un potentiel de mobilité sociale non négligeable.
Mobilité renforcée par un nouveau différentiel entre les implantations les
plus anciennes (région de Myaung Mya par exemple) et les régions les plus
récemment « colonisées » (par les Birmans). De fait, l’ensemble des
mécanismes observés par les Anglais au cours de la période décrite par Scott
et Adas sont encore observables dans le delta, dont l’appropriation continue.
En effet, malgré la disparition de la « frontière fertile » annoncée, des
villages ont continué de se créer dont certains, les plus près de la mer
(notamment dans les districts de Laputta, Bogale et Pyapon), ont à peine une
dizaine d’années. La dynamique pionnière est donc toujours en marche. Des
villages de pêcheurs marins se sont développés autour des regroupements
temporaires des paysans et la production s’est diversifiée en atteignant un
milieu naturel de plus en plus salé (le plus prêt des côtes, les eaux sont trop
salées en saison sèche pour permettre une deuxième récolte). Il est d’ailleurs
intéressant de noter que certains facteurs d’affaiblissement de la classe
paysanne au début du XXe siècle, comme la raréfaction ou disparition de
ressources de subsistance, continuent d’être invoqués par les villageois.
Après le passage du cyclone Nargis et dans la période d’aide humanitaire
intense de 2008 (Boutry et Ferrari 2009), les régulations concernant la
« cueillette » de bois mort se sont renforcées, notamment dans la région de
Bogale abritant le parc naturel de Meinma Hla Gyon : une « prise de
conscience » des autorités locales marquée du sceau de l’écologisme
international véhiculé par l’aide humanitaire et la constatation du recul de la
mangrove... Signe du dynamisme du front pionnier. De fait, les villageois
s’approvisionnant en combustibles domestiques ou à des fins de subsistance

113
Hégémonies birmanes

(revente locale) de manière « sauvage » dans les forêts alentours doivent


maintenant faire face à un nouveau regain de contrôle sur la région.

Oscillations

De fait, plus qu’une intégration étatique provoquée par l’intégration de


l’économie, c’est un lien à l’État qui s’est créé. Néanmoins, le développement
des relations de patron-client a également contribué à perpétuer une forme
de résistance à cette intégration. Plutôt que d’intégrer l’économie du delta à
celle de l’État colonial et du marché international, le développement des
relations de patron-client a permis de transformer le delta d’une périphérie à
un espace frontière créant des centres autres que ceux établis. L’économie
s’est ramifiée à travers les réseaux internationaux des Chettiar afin de pallier
à l’absence de l’État dans le domaine permettant le développement d’une
économie locale et donc sa commercialisation à travers les caisses du
gouvernement britannique. Sans la complémentarité entre patrons birmans
et prêteurs chettiar, ce développement aurait eu lieu, mais sans aucun doute
beaucoup plus lentement. Le delta est resté un espace frontière, en témoigne
la dynamique de front pionnier qui la caractérise encore dans les dernières
décennies du XXe siècle et le développement d’un différentiel entre
agriculture et pêche maritime, cette dernière activité continuant de se
développer jusqu’à nos jours avec des dynamiques de peuplement différentes.
Les Arakanais entreprennent le district de Pyapon dans les cultures
maraîchères (notamment dans la localité de Ahmar) et les Birmans de Dawei
investissent la pêche maritime au Sud de Laputta (ville de Pyinsalu). Or,
Dawei appartient historiquement aux « satellites » des différents royaumes
de la région :

« Il est curieux, écrit Carapiett, que les Birmans de Mergui fassent


invariablement référence aux Birmans de l’extérieur (c’est-à-dire
ceux venant de toute partie de la Birmanie située au Nord de
Tavoy) en tant que “Pagan”. » (Carapiett 1909, cité par Luce et Ba
Shin 1969 : 47) [Traduction de l’auteur].

Au XIVe siècle, bien que le Sud de l’actuelle Birmanie appartienne au


royaume môn, la ville de Dawei (Tavoy) restait sous l’autorité d’un
gouverneur birman82. Existe-t-il un rapport entre ces « marches » ?
Le lien singulier du delta à l’État nécessite plus amples précisions. Un des
principaux processus qui marqua la région du delta fut le passage d’une
région où les activités étaient principalement dédiées à une économie de
subsistance, à une économie de surplus. Selon Adas, les coûts de vie et

82 Communication personnelle Jacques Leider (octobre 2006).

114
3 La relation de patron client

production du cultivateur augmentèrent considérablement avec une plus


grande compétition pour l’accès à la terre. Par ailleurs, le cultivateur dut
commencer à acheter des produits autrefois produits à l’échelle du foyer
(outils, vêtements) ou d’autres auparavant collectés aux alentours de son
exploitation (bois de feu, poisson par exemple) (Adas 1974b : 391).

Le lien de l’Irrawaddy au « centre » s’est donc développé sur de


nouvelles dépendances à travers une frontière économique ainsi créée. La
nature de cette frontière est à même de jeter un nouvel éclairage sur les
« oscillations » de la société birmane du delta dans le contexte des frontières
écologiques et culturelles de Leach. Le travail de M. Helms (1969 : 325) va
dans ce sens en proposant une catégorie socioculturelle qu’elle résume ainsi :

« Une catégorie socioculturelle, appelée la Société d’Acquisition


[Purchase Society], est ici proposée comme un cadre permettant
d’analyser les adaptations de sociétés plus simples vivant aux
frontières économiques des États agraires et industrialisés. À la
différence de la paysannerie, les sociétés d’acquisition maintiennent
leur autonomie politique et ne sont pas empêtrées dans les
politiques de contrôle caractéristiques des États agraires. En
conséquence, leur lien avec une société plus large n’est pas
caractérisé par le besoin coercitif de payer diverses taxes à l’État,
mais seulement par leur implication dans le commerce ou le travail
journalier leur permettant d’acquérir les biens de manufacture
étrangère devenus des nécessités culturelles. Afin de participer
avec succès à ce réseau économique plus large, les structures
sociopolitiques et économiques internes peuvent s’adapter de
différentes manières propres à faciliter la création de liens
économique avec l’extérieur » [Traduction de l’auteur].

L’auteur continue en situant ces « sociétés d’acquisition » aux frontières


économiques des États, en dehors de leur contrôle même si administrati-
vement, elles opèrent à l’intérieur de leurs frontières, tout en étant dans la
portée de son économie. La transformation d’une société « traditionnelle »
en société d’acquisition s’exprime par un besoin nouveau et croissant
d’acquérir des biens de manufacture étrangère. Ces biens, parce que leur
confection a été oubliée ou qu’ils deviennent une nécessité pour le bien-être
du groupe, deviennent un besoin culturel (Helms 1969 : 329). Ces « sociétés
d’acquisition » et la phase de transformation du delta en front pionnier
peuvent être opposées sur la différence d’ampleur du contrôle étatique
exercé sur la société, l’autonomie étant une condition de cette catégorie
socioculturelle. De plus, le lien économique n’est pas nécessairement
contracté à l’État auquel s’intègre la « société d’acquisition ». C’est la nature
de la frontière économique avec laquelle ils interagissent, couplée d’une
autonomie politique, qui font de ces sociétés des « sociétés d’acquisition » en

115
Hégémonies birmanes

relation avec des États industriels, plus que la revendication du territoire


qu’ils occupent par l’État (Helms 1969 : 330).
À ce titre, le delta ne peut être totalement considéré comme une société
d’acquisition, compte tenu du contrôle que l’État colonial, puis birman y a
exercé et y exerce encore. Au contraire, l’excentration économique maintenue
par les réseaux de patron-client l’en rapproche. Cette excentration fut
institutionnalisée aux temps coloniaux à travers les réseaux des Chettiar et
par la pêche aujourd’hui avec la région du Tenasserim : d’après mes
enquêtes, hormis les Birmans de Dawei venus s’installer dans le delta,
d’autres réseaux existent, notamment sur l’approvisionnement de bois de
construction, mais également de chalutiers « confisqués » par les autorités
dans les eaux frontalières méridionales recyclés dans la pêche du delta (une
façon d’éloigner ces bateaux, appartenant souvent à des propriétaires
thaïlandais, de leur zone de pêche d’origine). Cette excentration du front
pionnier, maintenue, car nécessaire à l’appropriation étatique, existe de
manière encore plus poussée dans la pêche maritime du Tenasserim qui
survit grâce à des réseaux préexistant, nous l’avons vu, avec la Thaïlande, la
Malaisie, Singapour, etc.
Helms (1969 : 336) projette le modèle de « société d’acquisition » sur la
catégorie écologique et culturelle des « montagnards » avancée par Leach, en
vertu des échanges économiques avec les Shan et les Birmans des vallées, en
dépit de leur autonomie politique. Néanmoins, l’interaction économique
entre montagnards et gens des vallées (en dépit d’une « autonomie » politi-
que basée sur le principe très relatif des multiallégeances) est si répandue en
Asie du Sud-Est que Helms trouverait probablement autant de « sociétés
d’acquisition » qu’il existe de minorités montagnardes. Il s’agit là d’un
glissement ethnocentrique de l’objet de son étude qui est enraciné dans
l’histoire contemporaine des frontières mac-mahoniennes et d’une conception
occidentale du territoire83. Or, si rapport il y a avec l’organisation historique
du territoire en Asie du Sud-Est, et de ses frontières, il ne peut être postulé a
priori, mais nécessite, au contraire, des explications ; peut-être, justement, à
partir des fronts pionniers.
C’est à mon sens l’adaptation des sociétés au changement, le passage à
celui de « société d’acquisition » qui importe dans le modèle décrit par
Helms, un passage qui ne peut se faire sans « une adaptation des structures
sociopolitiques et économiques internes à ces sociétés ». En ce sens,
l’exemple pris de la description des Chin faite par Lehman est plus
intéressant, en ce qu’il induit une notion de différentiel entre deux parties de
l’espace social chin (en l’occurrence entre le Nord et le Sud). Le Nord
présente une organisation sociale beaucoup plus élaborée, reposant sur la
nature de leurs relations respectives aux Birmans des plaines. À la différence
des Chin de la partie Sud, proches des Birmans et pouvant commercer avec

83 Sa démonstration prend effectivement tout son sens à partir des transformations de certaines

sociétés d’Amérique du Nord et du Sud dans un contexte post-révolution industrielle.

116
3 La relation de patron client

ceux-ci de manière contextuelle, le Nord était plus éloigné bien qu’également


intéressé par ce même type de commerce. Cette « dépendance » conduit à
l’organisation de systèmes politiques supralocaux et au développement
d’une stratification sociale qui en retour stimulait l’importation de biens de
valeurs et objets de luxe de toutes sortes (Lehman 1963 : 44). Cette
différenciation au sein d’un même groupe laisse percevoir la mise en place
d’une frontière, probablement plus pertinente que le label ethnique « Chin »
lui-même. Cette frontière ne nécessite pas l’arrêt des échanges entre les
groupes du Nord et du Sud pour exister, mais permet pourtant de les
différencier sur les bases de cette organisation politique, sociale et
économique. Or, c’est exactement ce qui fait basculer la région du delta vers
le « centre » de l’espace social birman en tant que modèle de la catégorie
« gens des vallées » établie par Leach : l’organisation d’un modèle
socio-économique adapté selon une stratification sociale et le développement
d’une organisation socio-économique et religieuse birmane (la relation au
kyei”zu”shin et ses dérivés). Néanmoins, le processus « d’intégration » ne
peut être uniforme, et un des buts de cette organisation socio-économique
birmane est de s’intégrer à des sphères plus vastes (réseaux de prêteurs
Chettiar, commercialisation du riz à un niveau international) tout en gardant
sa particularité birmane. Le passage de la « frontière » est donc négocié et
l’idée d’une intégration monolithique rejetée.
De même les Chin négocient une frontière en réorganisant leur société en
fonction du commerce : les Chin du Nord peuvent développer un système
social moins égalitaire (« stratification de la société ») donc plus proche d’un
modèle « hindouisé », trouvant néanmoins écho dans l’organisation
politique traditionnelle puisque les biens deviennent une nécessité dans le
maintien d’un système politique à travers les mariages entre lignées
(hiérarchisation de lignées patrilinéaires au même titre que les Kachin). Cette
tradition d’intermariages entre lignées et avec l’Autre (Kachin et Chinois) fait
partie des caractéristiques du modèle « montagnards » de Leach. À l’opposé,
les « gens des vallées » sont endogames, un principe probablement hérité de
la culture indienne des castes répudiant l’alliance avec les inférieurs, en
l’occurrence des civilisés shan avec les « sauvages » kachin (Leach 1960 : 66).

Deux types de relations prédominent donc dans chacun des modèles


présentés par Leach. Pour la catégorie des gens des vallées, c’est le rapport à
un patron qui structure la société et le territoire (et la projection de ce
rapport dans la sphère religieuse) et éventuellement les limites de
l’endogamie. Pour les montagnards, la société se structure en particulier à
travers les modalités d’alliances entre lignées et une exogamie partagée par
la plupart de ces populations. L’opposition ainsi formulée permet d’émettre
l’hypothèse que le changement social sur la voie de la différenciation
ethnique est visible et s’opère à l’interface entre ces deux structures. C’est ce
que suggère la différenciation entre les groupes chin du Nord et du Sud.
C’est également ce que laissent entrevoir les intermariages basés sur la

117
Hégémonies birmanes

relation au tokè, qui se sont multipliés dans la moitié Sud de l’archipel


Mergui depuis une dizaine années.

Le grand passage

« En ce personnage incongru ils contemplaient ce qu’ils enviaient


le plus au monde et ce qu’ils méprisaient le plus » (extrait de Le
grand passage, McCarthy 2000 : 192)

Les Moken, à cause de leur faible effectif (ils sont environ 3000 dans
l’archipel), tolèrent depuis longtemps les mariages avec des personnes
extérieures, nécessaires au renouvellement de leur population84. Tradition-
nellement, les sous-groupes les plus au Nord et les plus au Sud sont les
premiers sujets au mariage interethnique, la règle d’exogamie étant modérée
par l’interdiction de se marier dans des sous-groupes trop éloignés. Ceci
explique les quelques intermariages entre Moken de Ross ou Elphinstone
avec des Karen ou des Birmans (une quinzaine sur quarante ans). D’une
manière plus générale, ces alliances participent pour les Moken d’une
stratégie permettant d’absorber les influences culturelles extérieures, à partir
desquelles l’identité est sans cesse redéfinie. Ce syncrétisme structurel est
inscrit dans l’épopée de Gaman : l’identité de la société moken est donc
fondée sur l’acceptation et l’intégration de l’Autre. Puisque notre propos est
celui de l’ethnicité, donc des frontières, il convient de s’arrêter précisément
sur ce que l’interaction a de structurelle pour la société moken. Ivanoff
évoque une culture mouvante au service d’une identité résistante et il est
vrai que l’autel d’un chamane moken est toujours surprenant, voire même
déroutant. Ainsi, le chamane du groupe d’Elphinstone que je rencontrai
dans l’archipel (ces mêmes Moken navigant à la voile) possédait sur son
bateau une recomposition symbolique de la nature, des hommes et de la
surnature particulièrement instructive pour comprendre le pouvoir
d’assimilation des nomades ; pouvoir au service de la reconstruction de leur
conception du territoire (réel et imaginaire). À peu près tout ce qui peut
s’échouer sur les nombreuses plages de l’archipel est susceptible d’être
récupéré pour devenir un élément de la cosmologie moken. Le téléphone-
jouet sert à communiquer avec les esprits, une star sur une page de
magazine thaïlandais se voit attribuée le titre d’une divinité, un néon privé
de courant représente le monde des esprits tandis qu’un hélicoptère en
plastique leur sert de véhicule, etc. Restent-ils aux Moken des frontières à
« passer » ?

84 Il est tout à fait probable que les Moken n’aient jamais été beaucoup plus nombreux ; un
effectif adapté au nomadisme et à l’exploitation des ressources de l’archipel.

118
3 La relation de patron client

La frontière la plus évidente est celle différenciant nomadisme et


sédentarité. L’« effort » identitaire des Moken est en permanence arqué vers
la protection de leur nomadisme et dans ses extrêmes se matérialise en un
comportement de dominé par rapport à l’Autre, car les nomades ont compris
qu’en acceptant la place qui leur est attribuée, ils gagnent en liberté ; étrange
paradoxe, néanmoins efficace. Lorsque les autorités leur construisirent un
« village idéal » afin de les sédentariser dans l’île de Ma Gyon Galet ils y
allèrent, y restèrent moins d’une année et « disparurent » à nouveau dans
l’archipel. Lorsque les Birmans créèrent des villages dans le Nord, ils se
réfugièrent dans le Sud. Mais lorsque les Birmans s’approprièrent le Sud,
plus au Sud encore il ne restait que la Thaïlande et l’île de Surin, son parc
naturel et ses Moken instrumentalisés à des fins touristiques. La migration
des Birmans vers l’archipel pose le cadre de leur relation avec les Moken,
tout comme le développement de la pêche dans le contexte politique des
années 1990 a façonné la migration birmane. Alors que le Sud restait jusqu’à
cette époque en dehors d’une Birmanie dont la projection culturelle en
situait la partie basse dans les régions du delta de l’Irrawaddy et jusqu’à la
ville de Moulmein tout au plus vers le Sud 85 , la migration birmane a
contribué au dessin d’un espace social dont les limites étaient autrefois plus
floues. Cet espace s’est structuré au Nord sur une frontière socioculturelle :
les limites d’une géographie imaginaire birmane centrée sur la riziculture
correspondant un peu près à l’extrême limite du nomadisme moken qui
allait autrefois jusqu’aux environs de Dawei avant d’être repoussé plus vers
le Sud, où cet espace s’est construit sur une frontière administrative
délimitant la pêche battant pavillon birman. Cette frontière représente moins
une limite pour les nomades que pour les Birmans, bien que les deux
populations la franchissent relativement aisément. Les Moken dont l’aire de
nomadisme s’étend au Sud de la Thaïlande continuent de circuler entre les
deux pays pour visiter des affins ou revendre leurs produits aux tokè de
Ranong. Cependant, la frontière crée pour les nomades comme pour les
Birmans un différentiel qui n’existait pas il y a vingt ans entre la Birmanie et
la Thaïlande, accentué par les politiques nationales des deux pays tout
autant que par l’intervention des associations internationales (ONG,
associations de protection des droits de l’homme, etc.). La création du parc
national de l’île de Surin en Thaïlande et les nombreuses interdictions qui en
régissent le fonctionnenent incitent les Moken à se rendre en Birmanie pour
y pratiquer la collecte de produits qu’ils pourront revendre à leurs tokè.

85 En témoigne la remarque de Carappiet à propos des rapports entre les Birmans de Dawei et

ceux du « centre », ou encore la façon dont les Birmans de Yangon ou du centre considèrent
encore les gens de Dawei, comme une race (lu-myo”) à part dont la langue leur reste
incompréhensible. Il est intéressant de remarquer que que cette projection s’est perpétrée dans
la vision qu’avaient les géographes de la couronne d’Angleterre représentant le plus souvent la
Basse-Birmanie (Lower Burma) se limitant au district môn d’Amherst et que cette conception de
la Birmanie persiste encore dans des ouvrages scientifiques tel que Exploring ethnic diversity in
Burma (Gravers 2007) dont la carte en introduction ne fait pas figurer la région du Tenasserim.

119
Hégémonies birmanes

Depuis le tsunami de décembre 2004, nombre d’ONG missionnaires ont


tenté de convertir les Moken, notamment à Ko Lao, une île non loin de
Ranong (Boutry et Ferrari 2009 : 23). Selon la stratégie nomade éprouvée de
l’acceptation superficielle du changement, les missionnaires ont construit
une église dans laquelle ils installèrent la pompe à eau douce, distribuèrent
des bibles avec bateaux et filets et instaurèrent la messe dominicale
obligatoire. Mais l’église adventiste ne s’accommode pas de la vie rituelle
des Moken : il leur est appris que la mer est le territoire du diable et qu’à
part Dieu il n’existe pas de surnature. Dans ce contexte, le passage de la
frontière vers la Birmanie offre d’autres perspectives, la possibilité par
exemple d’aller accomplir les rituels nécessaires au passage de la mort vers
le monde des ancêtres, sous peine d’être condamné à errer sur l’estran, entre
terre et mer.
Ces nouvelles frontières de l’espace social moken correspondent de fait
avec les frontières d’une partie de la population birmane partie à la conquête
des îles de l’archipel Mergui. Parce qu’elle a été franchie, la frontière
culturelle entre Birmanie continentale et insulaire s’est matérialisée pour les
pêcheurs, avec pour conséquences la nécessité de développer et s’approprier
un espace mythique littoral, marin et insulaire dont je vais explorer
l’édification. Quant à la frontière administrative, j’y ai fait référence, elle
marque la limite d’une pêche battant pavillon birman, génère la valorisation
des produits marins pour l’exportation, et finalement repousse les limites du
social et du culturel86. Là encore, les frontières aident à la construction du
centre, à l’image des tokè du Nord et du Sud qui permettent d’étendre et
d’intégrer les réseaux économiques nécessaires au développement de la
pêche birmane. Or, sans appropriation socioculturelle il ne pourrait y avoir
d’appropriation étatique réelle. Reste cette frontière du nomadisme et de la
sédentarité, qui ne s’exprime ni uniquement ni nécessairement dans
l’opposition mobilité-immobilité. D’autres structures que j’ai déjà évoquées
(non-accumulation, exogamie, échanges de produits collectés contre le riz),
moins visibles que la mobilité, sont pourtant structurelles du nomadisme. À
l’instar des Chin et des Kachin, les Moken sont donc une autre population
pour qui l’échange économique et la stratégie d’intermariages avec l’Autre
sont significatifs ; une stratégie socioculturelle (elle permet de créer des
réseaux de protection, par exemple à travers les fils de tokè), identitaire (elle
est au fondement du nomadisme) voire même ethnique – elle permet de
négocier la frontière Nous-Eux à travers des alliances avec d’autres groupes
de nomades marins tels les Moklen et les Urak Lawoi, notamment dans le
Sud de la Thaïlande où l’exonyme chao lay, « gens de la mer » agit comme un
classificateur dans le contexte pluriethnique de cette région (Ferrari 2009).

86 Ainsi dans un mythe recueilli dans l’archipel sur la nature des feux de Saint-Elme, la
transgression de l’interdit culturel à l’origine de ce mythe est l’adultère perpétré par un Birman
avec une prostituée du côté thaïlandais de la frontière alors que ce n’est pas l’absence de
maisons de passe dans les ports de Kawthaung ou de Mergui qui justifie ce choix narratif.

120
3 La relation de patron client

En cela, les Moken se rapprochent de la catégorie (2) de Leach, c’est-à-dire


des « montagnards ». Ce qui les en différencie, c’est peut-être l’égale
importance de la relation au tokè et des règles de parenté dans la
structuration sociale et le maintien de leur identité. Les Moken se situent
donc à l’interface entre ces deux grandes catégories et il conviendrait donc
d’en créer une nouvelle. Mais puisque notre propos est avant tout les
structures sociales et le changement de la société birmane, il est intéressant
de remarquer que, d’une part, les principes du nomadisme moken
dépendent de plus en plus de leur relation aux tokè birmans dans la
dynamique de développement de la pêche maritime birmane, et d’autre
part, que le sacrifice de ces tokè birmans à l’interaction avec les nomades
« sauvages » (yaing” en birman) les situe justement sur cette frontière entre
deux (ou trois) catégories distinctes d’organisation socioculturelle et
écologique. J’entends donc ici que le modèle des interactions entre Birmans
et Moken, que je vais maintenant développer, signifie un passage et la
négociation d’une frontière.

121
Deuxième partie
Peupler, construire
et déplacer les frontières
Le pêcheur birman,
un « Maung Shin » seul face à la mer ?

D’une construction « verticale »


à « horizontale » du littoral
Comme il l’a été expliqué à travers les exemples du delta de l’Irrawaddy et
de la colonisation birmane du Tenasserim, la relation de patron-client s’érige
en unité de socialisation « verticale » pour les Birmans. L’analyse de cette
relation au niveau régional permet de mettre en valeur les processus de
résistance et d’adaptation identitaires, tout en s’érigeant comme vecteur
d’intégration des « périphéries », ou frontières d’un temps, dans le geo-body
birman. Mais au fur et à mesure du développement de cette hypothèse
apparaît en filigrane la singularité des alliances contractées par les Birmans
dans le cadre de l’appropriation de front-pionniers, en particulier dans leur
relation aux Moken. Dans ce cas, l’alliance fait partie intégrante de la relation
au tokè qui justifie le don d’une femme moken à celui-ci. De fait, elle suppose
une inversion de la règle d’endogamie propre aux sociétés des « gens des
vallées », et propre aux Birmans, pour une règle d’exogamie propre aux
Moken.
Depuis l’ouvrage de Spiro (1986), la plupart des spécialistes de la région
reconnaissent que la parenté n’est pas à même de révéler les structures de la
société birmane, et permet tout au plus de la ranger aux côtés des autres
sociétés agraires de l’Asie du Sud-Est continentale. En résumé, les règles
d’alliance semblent avoir été les suivantes :

« Le mariage avait tendance à être endogame, dans le cercle de ses


a-myo. Les mariages entre cousins étaient particulièrement encouragés
et les règles d’inceste ne s’étendaient qu’aux parents, enfants,
frères et sœurs, les mariages entre demi-frères et demi-sœurs étant
loins d’être rares. Le mariage à l’extérieur de son propre groupe
était autorisé, mais souvent vivement découragé, à la fois par
décret royal et probablement aussi par les coutumes. Différentes

125
Hégémonies birmanes

règles étaient alors établies pour déterminer la position d’un enfant


issu d’un mariage mixte, le principe général étant que les enfants
mâles étaient reconnus comme appartenant au groupe du père et
les enfants de sexe féminin comme appartenant au groupe de la
mère. La résidence était néolocale, c’est-à-dire que les couples
nouvellement mariés s’installaient dans leur propre maison séparé-
ment de leurs parents respectifs. » (Myint-U 2001 : 29) [Traduction
de l’auteur].

Or, ceci met en exergue une certaine évidence (qui mérite cependant
d’être formulée) quant aux fonctions respectives de la relation de
patron-client et de certaines règles d’alliance dans l’appropriation de
front-pionniers :
- puisque la relation de patron-client permet de structurer la société et le
territoire, elle tend vers un idéal d’immobilité ; autrement dit, plus un
patron a de clients, plus il gagnera du prestige (économique et religieux),
et plus les clients lui seront fidèles plus ceux-ci bénéficieront des
avantages que le patron procure ;
- l’endogamie ne favorise pas la mobilité même si la résidence néolocale
permet de contrebalancer ce fait.

Quant à la nature néolocale de la résidence postmaritale, Brant et Mi Mi


Khaing (1951 : 442) arguent que le choix dépend en grande partie des
opportunités économiques s’offrant au nouveau couple. Le proverbe birman
dit d’ailleurs : « derrière le chignon de l’homme suit celui de la femme »
(yaung-nauk hsan-htoun” pa)87. La question reste : les populations migrantes
sont-elles faites de couples ou de jeunes célibataires ? Siok Hwa (1965 : 80),
dans son étude de la mise en culture des terres de l’Irrawaddy justifie la
faible proportion d’immigrants indiens dans la propriété foncière entre
autres par le fait que ceux-ci étaient de jeunes célibataires et que la
riziculture nécessitait au contraire une certaine permanence et un travail de
la terre familial en dehors des périodes de recrutement de main-d’œuvre
(semis et récolte). Ceci impliquerait donc une migration faite de familles (au
moins nucléaires) birmanes pour la mise en culture du delta. Néanmoins, les
données sont à ma connaissance quasi inexistantes quant à la composition
des populations migrantes à l’époque de la colonisation anglaise. En
revanche, la pêche maritime étant un secteur plus récent, nos observations
permettent d’affirmer qu’encore de nos jours, son développement dans le
Tenasserim comme dans l’Irrawaddy suscite des mouvements migratoires
importants et ce, logiquement, particulièrement pour les jeunes hommes
célibataires birmans, venus de régions diverses. La migration d’hommes
célibataires prédomine dans le développement de l’ensemble de la pêche du

87 Yaung : « le chignon porté par les hommes » (Judson 1893 : 823) ; hsan-htoun” : « le chignon

porté par les femmes » (op. cit. : 405).

126
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?

Tenasserim (s’étendant d’ailleurs à l’émigration vers le Sud de la Thaïlande)


et s’applique de manière plus restreinte dans l’Irrawaddy, particulièrement
dans la pêche sur les grands radeaux de bambous partant du Sud de Pyapon
pour des mois en mer. La pêche maritime impliquant des absences
prolongées lors des campagnes attire plus logiquement des hommes seuls.
D’ailleurs, la pêche dans les rivières du delta de l’Irrawaddy se fait très
souvent en couple au contraire de la pêche maritime qui est exclusivement
masculine (hormis les étapes de transformation des produits à terre). Mais
au-delà de ces constatations sommaires, j’aimerais expérimenter l’hypothèse
selon laquelle l’exogamie (sous différentes formes) est une stratégie d’appro-
priation des fronts pionniers nécessaire à l’avancement de la frontière – ici
au sens de la frontier de Turner, autrement dit le processus de civilisation
progressive de l’espace pionnier. Or, l’avancement de la frontière ne consiste
pas seulement à peupler de nouveaux territoires : il faut également les
cultiver pour en tirer profit à travers le développement de techniques et
l’acquisition de savoirs, de même qu’il est nécessaire de les inscrire dans un
ordre cosmologique. L’appropriation du territoire revêt l’ensemble de ces
aspects. J’ai effleuré le rôle des relations de patron-client dans l’établissement
d’une géographie bouddhiste à travers la construction d’édifices religieux
(monastères, pagodes) dont la fonction est double : inscrire le territoire
conquis dans une cosmologie theravadine et implicitement l’intégrer au
geo-body de la nation du Myanmar.
Il convient donc maintenant d’étudier plus en profondeur le rapport
qu’entretiennent les Birmans au territoire, entre, d’un côté, les ressources
sociales que mobilise son appropriation et, de l’autre, sa ritualisation et les
expressions mythiques qui en émanent.

Culte des nat et bouddhisme sur le littoral birman


La religion dominante en Birmanie est le bouddhisme, actuellement pratiqué
sous la forme du Theravada, qui fut introduite dans la région au moins
depuis le VIIe siècle. Néanmoins, il cohabita avec d’autres formes de culte au
moins jusqu’au début du second millénaire de notre ère. Avant que le
bouddhisme ne s’impose comme religion principale aux peuples qui allaient
former plus tard le royaume birman, ceux-ci vouaient un culte à de
multiples divinités, liées le plus souvent à la nature. Ce culte se retrouve
actuellement sous la forme du culte des 37 nat. Nat – qui proviendrait du
sanskrit natha signifiant maître, seigneur, mari (Brac de la Perrière 1989 : 15) –
désigne en birman trois types d’esprit :
les divinités hindoues incorporées au bouddhisme ;
les esprits « birmans » ;
et les esprits non matérialisés de la nature.

127
Hégémonies birmanes

Le panthéon officiel des 37 nat birmans serait le fait du roi Anawratha


(1044-1077), artisan du premier royaume birman unifié, septième roi de la
dynastie de Pagan. Il tenta de supprimer le culte des nat pour imposer le
bouddhisme theravadin, ordonnant la destruction de toutes les images et les
autels des esprits. Malgré cela, les Birmans continuèrent de vouer un culte
aux nat, en se servant de noix de coco comme support du culte. Anawratha
fit un compromis en enfermant 36 nat dans la pagode Shwezigon, en les
plaçant sous la coupe de la divinité Indra – équivalant de Sakra, chef des
33 divinités du Tavatimsa, le siège des dieux, pour les hindous (Temple 1991
[1906] : 34) – connue sous le nom de Thagya-min (Rodrigues 1992 : 19),
formant ainsi le panthéon des 37 nat (les 36 nat plus Thagya-min). Ainsi, le
culte des nat fut de la sorte intégré au bouddhisme, par l’intermédiaire de la
divinité Indra, en charge dans la cosmologie bouddhique du monde des
hommes :

« Tavatimsa est le second paradis mieux connu des bouddhistes


comme l’endroit où le Bouddha s’éveilla pour prêcher le Dharma à
sa mère, la reine Maya, et les nombreux Byammas (Brahmas) […].
Tavatimsa est gouverné par Indra, connu des Birmans sous le nom
de Thagya-min, en charge de toutes les affaires humaines. »
(Rodrigues 1992 : 5) [Traduction de l’auteur].

Par ailleurs, l’institutionnalisation du culte permit la réunion de la


disparité des cultes locaux, en un culte d’État (Brac de la Perrière 1989 : 17).
Ainsi, à l’heure actuelle, il n’est pas possible de vouer un culte aux nat
sans être bouddhiste. Cependant, la liste des 37 nat n’est pas fixe et a évolué
depuis la description qu’en fit Temple en 1906. Elle est par ailleurs incomplète,
et certains nat n’y figurant pas sont parfois plus populaires que d’autres
faisant partie du panthéon officiel. Ceux-ci sont différents d’une région à
une autre de la Birmanie.
Parmi les cultes rendus aux nat, Brac de la Perrière distingue trois
niveaux :
les rites accomplis au sein d’un seul groupe domestique : nat protecteur
des rizières, d’une maison, etc. ;
les fêtes cycliques en l’honneur d’un nat, qui font appel à un médium
professionnel, nat kadaw88 ;
les cérémonies pour le panthéon des 37 nat nécessitant aussi la présence
d’un médium.

88 Littéralement « épouse de nat ». Cette fonction désigne toute personne susceptible d’être

possédée par un ou plusieurs nat, même si ce n’est qu’occasionnellement (Brac de la Perrière


1989 : 52).

128
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?

Un nat domestique peut devenir un nat de « lignée »89 (yo”ya) se trans-


mettant le plus souvent d’une génération à l’autre entre les membres du
même sexe de la famille, lorsqu’un individu migre dans une région
différente de celle dont le nat est originaire.
Dans les communautés de pêcheurs du delta au littoral du Tenasserim,
les trois réalités recouvertes par le nom de nat et explicitées précédemment
sont représentées.
Notons parmi les divinités hindoues, la présence de la déesse de la mer
Manimekhala.
Parmi les esprits « birmans » liés aux communautés de pêcheurs, connus
sur tout le littoral birman, de l’Arakan au Tenasserim, citons le nat U Shin
Gyi, littéralement « monsieur seigneur grand ». Cet esprit est originaire de la
région du delta (Irrawaddy), dans laquelle son culte est encore très présent
parmi les habitants, mais dont les modalités diffèrent fortement de la façon
dont il est pratiqué dans le Tenasserim. U Shin Gyi est un des nat les plus
populaires dans la vaste région qui s’étend de Prome au Tenasserim
(Robinne 1993), il est le protecteur des marins, vénéré par les Môn et les
habitants de la côte méridionale, du golfe de Martaban à la Thaïlande. En
effet, il est reconnu comme le nat des eaux saumâtres, et par extension, le
maître des eaux salées. C’est du reste le seul nat birman auquel fait allusion
Denise Bernot (1995) dans son article intitulé « Les mythes de l’eau et de
l’océan en Birmanie ». Il ne fait cependant pas partie du panthéon officiel des
Trente-Sept. Il est généralement dépeint sur un support de peinture fixée
sous verre, debout, tenant une harpe à la main et accompagné d’un tigre et
d’un crocodile.
Comme le souligne Denise Bernot, le milieu marin n’inspira que
tardivement la littérature orale birmane, à travers des légendes bouddhiques
venues de l’Inde directement ou par les Môn, au merveilleux peuplé d’êtres
mythiques d’origine indienne. Par ailleurs, la grande caractéristique des
rares contes faisant référence à ce milieu est la crainte constante qui
s’exprime face à son incommensurabilité et ses dangers (Bernot 1995 : 86).
Parmi les saints bouddhiques en rapport avec le milieu marin, il en est un
qui fait exception. Il s’agit de Shin Upagotta, qui réside sous la mer. Parce
que le culte des nat est subordonné au bouddhisme, ce saint bouddhique est
dans la bouche des rigoristes la divinité la plus puissante pour la protection
des marins contre les dangers de la mer, dont les pouvoirs sont bien plus
grands que ceux d’U Shin Gyi par exemple. Dans la pratique, il en va tout
autrement, tout au moins pour les pêcheurs qui affrontent le milieu marin à
bord de leurs embarcations d’une quinzaine de mètres dans la mer

89 Le terme de « lignée » est cependant à considérer avec circonspection, les règles de sa

transmission n’étant pas aussi claires et définies que le terme pourrait le laisser entendre. À titre
d’exemple, dans le delta de l’Irrawaddy la femme transmet généralement le lien qu’elle
entretient avec un nat à sa fille, et l’homme au fils. Le fils aura le droit et la charge d’élever un
nouvel autel à ce nat lorsqu’il aura un premier enfant masculin.

129
Hégémonies birmanes

d’Andaman, ou encore ceux qui passent toute la saison sèche, soit plus de
six mois, sur de grands radeaux de bambous au large des côtes de
l’Irrawaddy.
Le bouddhisme, aussi tolérant soit-il face au syncrétisme (Brac de la
Perrière 2002 a : 99-100) n’en reste pas moins un cadre, planté par des textes
et une hiérarchie religieuse. Or, par cette absence de relation avec la mer,
que le Bouddha ne fera que survoler, il ne peut répondre au besoin d’appro-
priation de l’environnement maritime qu’affrontent quotidiennement les
pêcheurs. Ainsi, si les autels au saint Shin Upagotta qui peuvent être
observés dans certains villages de l’archipel Mergui permettent de les relier
au monde bouddhique (au même titre que les pagodes), c’est avant tout aux
nat que s’en remettent les pêcheurs, dont les rituels rythment la vie à bord et
à terre. Remarquons que parmi ces nat, il existe également une hiérarchie,
entre les esprits du culte des 37 nat, qui peuvent posséder (win-sa”) les
médiums. Les Birmans non spécialistes du culte assimilent souvent U Shin
Gyi à la liste « officielle » établie par la royauté, car dans le delta de
l’Irrawaddy comme dans le Tenasserim, U Shin Gyi rentre en possession de
certains médiums. Enfin, les esprits non matérialisés, locaux, ne font pas
l’objet de possession, mais en revanche, peuvent apparaître à n’importe qui,
et plus particulièrement en rêve : c’est le cas des frères Karen dans le district
de Pyapon (Irrawaddy), ou encore de Ma Shinma pour les marins du
Tenasserim.

U Shin Gyi, nat de la transition et identité littorale


Le nat U Shin Gyi est doublement remarquable pour notre propos qu’il est à
la fois le seul nat reconnu dans l’ensemble de la Birmanie comme ayant un
lien direct avec l’environnement estuarien et maritime dans lequel évoluent
les pêcheurs de l’Irrawaddy et du Tenasserim, et que les modalités de son
culte varient profondément entre les deux régions. Il crée par ailleurs un lien
symbolique et rituel, une forme de continuité entre ces deux régions que
l’analyse des peuplements ne permet pas à elle seule de révéler.
L’analyse de l’univers d’U Shin Gyi, la figure mythique tout autant que
ses représentations, permet de révéler un symbolisme puissant associant le
nat à l’état de transition. U Shin Gyi se situe toujours à la frontière entre
deux mondes, notamment celle qui sépare les eaux douces et les eaux salées,
une frontière relativement floue dans le delta (le gradient Nord-Sud entre
eaux douces et salées s’étalant sur des dizaines de kilomètres) et on ne peut
plus mouvante, la salinité des eaux variant tant avec les saisons (les eaux de
pluie de la mousson d’ouest repoussant cette limite vers le Sud) qu’avec les
marées (la marée montante tend au contraire à repousser la frontière vers le
Nord).

130
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?

Mythe d’origine du nat et représentations

Le mythe d’origine d’U Shin Gyi est largement diffusé en Birmanie, sous
forme de textes et d’enregistrement audio également, et tous les habitants
possédant un autel au nat sont capables d’en relater les grandes lignes. Le
mythe résumé du nat est le suivant :

« Alors qu’il n’était encore que Maung90 Shin, il vivait avec sa


mère veuve chez sa tante et son fils, cousin de Maung Shin, dans la
ville de Pegu. Maung Shin et sa mère devaient s’en remettre à leur
charité, mais la tante était à ce point difficile à vivre que Maung
Shin, sa mère et son cousin décidèrent de partir. Vint le jour où
Maung Shin voulut devenir un moine, mais il ne disposait pas de
l’argent nécessaire pour faire son initiation. Un jour que les deux
cousins passaient à visiter la pagode de Shwe maw daw, Maung
Shin, qui jouait merveilleusement bien de la harpe, reçut de
l’argent des pèlerins qui s’arrêtaient pour l’écouter. Les deux
cousins se partagèrent l’argent, ce qui leur permit de s’acheter de
quoi manger. Mais Maung Aung, l’aîné, ne voulant pas dépendre
des talents de harpiste de Maung Shin pour survivre, décida de
trouver un travail, et finit par embarquer sur un cargo en partance
pour une île du delta de l’Irrawaddy, pour y chercher bambous et
roseaux. Bien qu’ayant tenté de l’en dissuader, Maung Shin tint à
embarquer lui aussi. Sa mère tenta elle aussi de le dissuader de
suivre son cousin, car elle avait rêvé que son fils serait emporté par
une femme-esprit. Mais Maung Shin fit la sourde oreille et
embarqua, sa harpe sous le bras.
Une fois arrivé, non sans difficultés, à une île appelée Meinma Hla
Kyun (l’île de la belle femme), l’équipage partit chercher bambous
et roseaux pendant que Maung Shin jouait de la harpe. Il séduit
ainsi de nombreuses femme-esprits, et tomba amoureux de l’une
d’entre elles, lui faisant la promesse de rester avec elle jusqu’à la
fin de ses jours. Au moment du départ, le bateau leva l’ancre, mais
il resta immobile, comme retenu par des forces invisibles. Le
capitaine, convaincu que c’était là la faute d’un des membres de
l’équipage, tira au sort, et par trois fois Maung Shin fut désigné. Il
le ligota alors et le jeta par-dessus bord, et à peine tombé dans
l’eau, des nymphes vinrent le ramener sur la plage, où tout le
monde put le voir en habit de nat, jouant de la harpe pour son
nouvel auditoire. »

90Maung est un terme désignant les jeunes hommes ou les hommes d’une génération en
dessous de l’homme parlant.

131
Hégémonies birmanes

Le mythe d’origine du nat, qui prend racine dans les eaux saumâtres du
delta, est à lui seul une parabole de l’état de transition.
Maung Shin, alors un jeune birman orphelin de père, peine à gagner de
l’argent pour effectuer son shin-pyu’, le rituel qui introduit au noviciat
bouddhique. C’est la première occasion de revêtir l’habit de moine, phase de
transition s’il en est pour les Birmans, puisqu’il s’agit d’accéder à l’enseigne-
ment du bouddha (p. dhamma) dont la finalité est la délivrance du cycle des
renaissances. D’après Maung Htin Aung (1960 : 120), il s’agirait également
d’une cérémonie de passage à l’état adulte, antérieure au bouddhisme et
intégrée par la suite sous l’apparence d’une cérémonie religieuse. Quelle que
soit la véritable origine du noviciat birman, il s’agit dans tous les cas de la
transition, dans la vie d’un homme, d’un état plus ou moins sauvage à celui
d’être socialisé et responsable. Notons également que le shin-pyu’ implique
une inversion des relations familiales ordinaires, puisque le novice de
passage dans la maison de ses parents est invité à occuper la place du chef
de famille (Brac de la Perrière 2010). C’est le symbole qui se retrouve dans la
transformation de Maung Shin à U Shin Gyi, explicité dans les termes
d’adresse employés : de maung signifiant « petit frère - jeune frère » à u”
signifiant « monsieur » où se retrouve l’opposition entre l’être immature et
l’homme prêt à se marier et devenir un maître de maison. Cependant,
Maung Shin deviendra l’esprit U Shin Gyi avant d’avoir pu effectuer ce
passage, figé à jamais dans cet état de transition entre le jeune homme qu’il
était et l’homme qu’il serait devenu. U Shin Gyi se distingue par ailleurs des
autres nat par son passage du monde des hommes à celui des esprits sans
connaître de mort réelle puisqu’il est jeté à la mer, mais sauvé par les esprits
féminins de l’île. Or, l’acte fondateur du passage d’homme à nat est une
« mort crue » (aseïn” thei)91, autrement dit une mort violente et souvent
injuste (souvent le fait d’un roi tenant à protéger son hégémonie),
subséquemment réparée par l’institution d’un culte. Cette caractéristique
explique en grande partie la nature irascible autant que protectrice de la
plupart des nat, deux raisons pour lesquelles ils sont propitiés et respectés. Il
n’y a donc pas de rupture entre le monde des humains et celui des esprits
dans le mythe d’origine d’U Shin Gyi, ce en quoi il peut être considéré
comme un pont entre ces deux mondes également. Il faut y voir encore
l’association de la mer à un monde à part, hors du cycle karmique et figeant
au contraire les formes (humains, esprits) dans une transition infinie. Cette
représentation commune à la plupart des mythologies d’Asie du Sud-Est se
retrouve par exemple dans le mythe du centre du monde92, du chaos originel
également, où les cycles des naissances et renaissances n’ont plus cours.

91« Mourir cru » selon Judson (1921 : 34).


92Par référence aux mythes du « nombril du monde » que l’on trouve chez les Malais (Skeat
1900).

132
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?

Le symbolisme de la transition est par ailleurs renforcé par la


représentation qui en est faite. Le nat est communément dépeint93 comme
un jeune homme muni de la harpe avec laquelle il séduisit les esprits
féminins de l’île (nat-thami”) qui l’empêchèrent de retourner dans le monde
des hommes. À son côté droit figure un tigre lui servant presque de
monture, et à sa gauche un crocodile qu’il domine également, un pied posé
dessus, tous deux domptés par le son de son instrument (Bernot 1995 : 96).
L’iconographie du nat renseigne également sur le substrat dont se nourrit le
culte et à partir duquel se définie et se transforme son identité.

Le reptile, un des prédateurs les plus dangereux pour l’homme (tout au


moins dans l’imaginaire humain), est typique des eaux du delta et il est
d’ailleurs encore présent dans la région de Bogale et les bras qui s’enfoncent
dans la mangrove de l’île Meïnma Hla. Cet animal est typique des eaux
saumâtres et de mangrove94, là où terre et mer se confondent : transition
entre la terre cultivée et le domaine maritime sauvage. L’imaginaire birman
met peu en scène le crocodile, si ce n’est l’histoire bien connue de Nga Moe
Yeit :

« Ngamoyeit fut élevé par un couple de Talaing [Môn] de la Basse-


Birmanie. Ils étaient pêcheurs et trouvèrent un jour un œuf dans
leur filet. Ils le déposèrent dans un bassin, et à leur surprise ils
trouvèrent quelques jours plus tard un crocodile à peine éclos. Il
grandit et ils furent obligés de le relâcher dans la mer. Mais à
chaque tombée de la nuit, ils l’appelaient depuis la berge et il
venait manger dans leurs mains. Un jour il les happa soudainement
et, alors que le mari était en train de mourir, il pria d’obtenir
revanche dans sa prochaine vie. Ngamoyeit grandit et atteint l’âge
de cent ans, âge auquel un crocodile peut prendre forme humaine.
Ngamoyeit, maintenant humain, voyagea dans le delta de
l’Irrawaddy et, arrivé à Myaungmya, fit la cour à une femme et
l’épousa. Mais Nemesis n’était pas loin. Le vieux pêcheur,
désormais également nommé Ngamoyeit, s’était réincarné et avait
appris la magie et les secrets de la baguette magique. Alors qu’il se
tenait sur la rive, il frappa trois fois l’eau [de sa baguette],
commandant au crocodile de venir. Le crocodile, sachant que la
mort l’y attendait, fit ses adieux à son fils et à sa femme, et
s’empressa de retrouver le magicien aux pieds duquel il périt. La

93 En dehors des livres, la forme la plus utilisée est une peinture fixée sous-verre, dont nous

discutons plus loin l’utilisation ainsi que les variantes, notamment la figuration du nat sous
forme d’une statue.
94 Les Moklen, nomades marins sédentarisés dans les îles de mangrove du Sud de la Thaïlande

craignent particulièrement cet animal, même s’il est probable qu’il n’y en a jamais eu (Ferrari et
al. 2006 : 98)

133
Hégémonies birmanes

partie immergée du crocodile se transforma en rubis, et la partie


restée sur la berge se transforma en or. Mais personne ne fut en
mesure de les déplacer jusqu’à ce que la femme arrive. Elle
construit sur la berge de la rivière une pagode en sa mémoire
bien-aimée et mourut le cœur brisé. » (Maung Htin Aung 1931 : 79)
[Traduction de l’auteur].

Maung Htin Aung fait également état d’une variante de ce récit, mettant
en scène un prince, mais dont la composante majeure reste la capacité du
crocodile à prendre forme humaine. Sans prétendre, comme l’auteur,
retracer l’âge et les origines de ce mythe, il est intéressant de remarquer
l’identité môn attribuée aux pêcheurs qui élevèrent le crocodile. Que le récit
soit birman ou môn n’en est pas l’objet, mais plutôt de souligner la fonction
d’intégration du substrat culturel sur lequel s’est érigée la société du delta,
dont il est connu qu’il fut longtemps territoire môn, propre à ce genre de
mythes. De même, de nombreux Birmans, ainsi que des spécialistes du culte
des nat, attribuent une origine môn au nat U Shin Gyi. En dehors de ce récit,
il n’existe pas à notre connaissance d’autres mythes significatifs mettant en
scène le crocodile en Birmanie, alors que dans l’Asie du Sud-Est insulaire,
cette figure souvent associée au tigre est également un symbole de la
transition. En effet, le tigre qui fréquente le même type d’environnement (il
se dit également qu’il en existe dans les îles, notamment dans l’archipel
Mergui, Sud de la Birmanie), occupe une grande place dans les mythologies
d’Asie du Sud-Est, avec lui aussi pour caractéristique de pouvoir se
transformer en homme. Ce type de mythe est particulièrement présent chez
les populations de Haute-Birmanie (Abbot et Kin Thant Han 2000 : 133) dont
il peuple les forêts. De manière générale, le tigre entretient une affinité avec
l’homme. Que l’un et l’autre aient la même mère – chez les Nagas par
exemple (Huton 1921 : 261-262) – ou que le tigre soit issu de l’homme, ils
proviennent de la même « matrice ». Cependant, alors que l’homme vit dans
le monde domestique, le tigre, lui, est condamné à vivre dans la forêt. Les
Acehnni racontent ainsi qu’un enfant gigantesque serait né du sperme d’un
homme et d’une vulve rocheuse, et de peur que cet enfant ne chasse et tue
tous les gens du village, les hommes le rouèrent de coups, l’obligeant à
marcher à quatre pattes, puis le chassèrent vers la forêt. C’est ainsi qu’il
devint tigre, et tous ses descendants continuèrent à vivre sous la forme d’un
tigre (Wessing 1986 : 11). On voit ici le résultat de l’union entre l’homme et la
nature, rejetée finalement du côté de la « non-culture ». Les Malais font
également récit d’un enfant trouvé dans la forêt, impossible à élever, et qui
finira par se transformer en tigre, battu et chassé par le maître d’école – une
référence de plus à la culture – vers les terres où il devra chercher ses proies :
« les frontières entre la forêt dense et la forêt claire et entre la forêt claire et la
plaine… […] Autrement dit les territoires de l’entre-deux » (Skeat 1900 : 159).

134
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?

Chez les Gayo, le tigre serait issu du sperme d’un homme ayant éjaculé
sur le plancher (pour avoir été dérangé au terme de l’acte sexuel). Ainsi
seraient apparus un tigre et un chat, l’un devant rester domestiqué, l’autre
chassé vers la forêt (Wessing 1986 : 11).
Chez les Moken, nomades marins naviguant dans le Sud de la Birmanie
et de la Thaïlande, le tigre revêt aussi cet état de transition entre nature et
culture, cette fois-ci à travers le thème de l’inceste. Dans le mythe du
« dugong incestueux », l’aîné se transforme en tigre, et la cadette le fuit de
peur qu’ils n’aient une relation incestueuse. Car le symbolisme du tigre
« affirme par sa charge naturelle et dangereuse la nécessité de la culture, il la
fonde » (Ivanoff 2004 : 290, note 323). Dans un autre conte moken, « La
femme Ho » (op. cit. : 323), le tigre mange la femme qui manie la barre du
bateau alors que l’homme est à la gaffe. Le tigre apparaît suite à l’inversion
de la structure sociale et familiale moken, où l’homme est normalement situé
à l’arrière du bateau et la femme à la gaffe (excepté lors de la chasse, auquel
cas l’homme est à l’avant, la gaffe remplacée par un harpon). Cette inversion
symbolise le danger permanent que la nature reprenne ses droits sur l’action
civilisatrice de l’homme.

L’association des différentes figures qui peuplent l’univers d’U Shin Gyi
renvoie à une cosmogonie plus structurée caractéristique du mouvement
d’hindouisation de l’Asie du Sud-Est.
La réunion du tigre et du crocodile, emblématiques de la forêt pour l’un
et de l’eau pour l’autre, n’est sans doute pas fortuite. Car, en birman, une
étendue d’eau douce ou d’eau de mer se traduit par le même terme : pin-le.
L’origine môn du nat U Shin Gyi est associée au peuple qui donna entre
autres l’écriture aux Birmans, et dont la culture, en étroite relation avec les
centres culturels et religieux d’Inde du Sud et de Ceylan (Coedès 1966 : 112),
autorise une comparaison avec des cultes hindouistes, tels qu’ils furent
transmis dans tout le Sud-Est asiatique. Ainsi dans la mythologie malaise, la
déesse Shiva peut apparaître dans la peau d’un tigre lorsqu’elle est à terre et
sous la forme d’un esprit-crocodile dans l’eau.

« Shiva est appelée Kala par les Malais. L’influence de Kala s’exerce
sur la zone intermédiaire, entre les sphères respectives d’influence
de Batara Guru (ainsi qu’il est appelé sur la terre ferme, “Si Raya”
en mer) et une troisième divinité, appelée “Toh Panjang Kuku”, ou
“Grand-Père-aux-Longues-Griffes” […]. Cela correspond assez
bien à l’idée que la zone intermédiaire, que ce soit entre les limites
des hautes et basses marées, ou entre la forêt claire et primaire, est
assignée à Kala, le Destructeur. » (Skeat 1900 : 90-91) [Traduction
de l’auteur].

135
Hégémonies birmanes

Premièrement, U Shin Gyi est lié à cette fonction de transition ou de


passage, qui, il en sera question, est essentielle dans l’organisation du
système rituel et symbolique des pêcheurs birmans du Tenasserim, servant à
articuler les mondes du domestique et du sauvage. Deuxièmement,
l’environnement dont il est issu est implicitement obscur, car indéfini, et
donc maléfique :

« Maintenant, nous dit-on, la mythologie hindoue ne sait presque


rien de la mer, et toute tentative pour définir les frontières
respective de la terre ferme et de la mer est presque certainement
due à l’influence des idées malaises. Encore une fois, la zone
intermerdiaire n’est pas nécessairement moins dangereuse que
celles d’influence véritablement démoniaque. Ainsi, pour un
enfant, le moment le plus dangereux pour être dehors est le
coucher du soleil, à l’heure qui peut être “appelée ni le jour ni la
nuit” » (Skeat 1900 : 90) [Traduction de l’auteur].

Un symbolisme dont les animaux qui le côtoient sont également frappés.


Ainsi le crabe de mangrove, ganan” me (crabe noir) est largement exploité
dans tout le Nord de l’archipel, mais il est uniquement destiné à
l’exportation vers la Thaïlande, les Birmans ne le consomment pas95. Selon
les pêcheurs du village de Mye Ni Taung (île de Domel) où la pêche au crabe
de mangrove est pratiquée de manière intensive, cet animal est un
« mangeur de morts », et il se raconte qu’il existe un endroit où manger du
crabe est mortel : l’île où Maung Shin devint U Shin Gyi. Sa consommation
entraînerait une colique fatale à l’homme bien mal avisé. Des éléments
entourant le mythe qui font appel, comme le mythe lui-même, à un thème
d’origine hindoue, transmis à la mythologie malaise et à de nombreuses
cultures maritimes de l’Asie du Sud-Est, celui du centre de l’Océan où se
trouve l’arbre magique, et au pied de cet arbre une caverne où se cache le
crabe géant. Les mouvements du crabe rentrant dans la caverne (expulsant
l’eau) et en sortant (laissant la place à l’eau de s’engouffrer) seraient à
l’origine du balancement des marées (Skeat 1900 : 6-7), et donc de la création
de cet espace intermédiaire symbolisé par U Shin Gyi. Un mythe qui trouve
une autre forme dans la littérature orale moken, à travers le conte de
l’ancêtre Pakèt, « une histoire d’autrefois, une histoire de Moken de
Birmanie » raconte le conteur Madah :

« À cette époque, les Birmans avaient un grand roi et les Étrangers


blancs également. Birmans, Étrangers blancs et Moken embarquè-
rent sur plusieurs bateaux […] vers les terres magiques de l’ambre.
[…] Alors le bateau des Étrangers blancs fit demi-tour tandis que le

95 Cependant ils savent qu’il est exporté pour être consommé.

136
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?

bateau des Birmans s’enfonçait plus profondément dans les terres


magiques […] le courant les attira bientôt dans une caverne. Là se
trouvait le Ficus qui produisait tous les fruits du monde. Nous
étions à l’origine de l’ambre et de l’arbre Ficus. Les Birmans
dirent :
- Eh ! Il y a une très jolie fille en bas. Comment l’atteindre ?
- Laissez-moi passer le premier dit le roi.
Il descendit, mais la fille qui se trouvait en bas était maintenant
perchée sur l’arbre.
- Eh ! roi, l’aurons-nous cette fille ou non ? Allons-y tous,
dussions-nous tous mourir.
Ce qui arriva bientôt, car ils tombèrent chacun à leur tour et furent
dévorés par les requins. Quand il n’y eut plus personne, le bateau
fut aspiré par la poupe et englouti dans la sombre caverne. »
(Ivanoff 2004 : 271-272)

Ce conte moken fait élégamment le lien entre le mythe du centre de


l’océan et celui d’U Shin Gyi. La caverne et l’arbre des origines y sont
présents, ainsi que la femme tentatrice qui provoquera la mort des héros ; et
la ressemblance est d’autant plus troublante qu’il s’agit ici des Birmans.
Maung Shin est la quête des origines, qui exprimée dans un contexte
bouddhiste passe par le noviciat, grâce auquel il pourra accéder au nirvana.
C’est dans ce but qu’il s’embarque sur le bateau où est engagé son cousin.
Une quête des origines qui pour les peuples maritimes (dont les Môn
auxquels U Shin Gyi est associé) implique un voyage vers la mer. Une quête
toujours sapée par les tentations terrestres, celle de la chair, du mariage, de
la sédentarité. Ainsi, U Shin Gyi n’en est que plus près des mortels.
Les correspondances entre le symbolisme birman (môn), et malais,
concernant le monde d’U Shin Gyi, sont donc frappantes. Il s’agit
probablement d’un substrat culturel qui s’étend à toute la Péninsule malaise.
Brac de la Perrière, s’appuyant sur une comparaison des rituels de consé-
cration des statues de nat et de Bouddha, relativise par ailleurs l’origine
birmane facilement accordée au culte des nat :

« Les consécrations des statues de Bouddha et de naq appartien-


nent bien à un même système rituel dans lequel elles s’opposent de
manière significative : l’antiritualisme bouddhique a procédé par
élimination dans les possibilités rituelles de consécration qui se
sont ainsi trouvées rejetées du côté du culte des naq. Para-
doxalement, cela fait apparaître le rituel bouddhique beaucoup
plus éloigné de la référence cinghalaise que celui du culte des naq.
Le premier, que l’on pourrait penser venu de l’Inde (comme le
bouddhisme), semble en fait se démarquer du ritualisme indien.
Quant au culte des naq qui est souvent présenté comme un substrat
de religiosité birmane prébouddhique, il est doté d’un rituel de

137
Hégémonies birmanes

consécration de statues qui semble au contraire emprunté à l’Inde.


La bouddhisation du rituel aurait en quelque sorte rejeté l’emprunt
du côté local. » (Brac de la Perriere 2006 : 226)

Du nat « pionnier » au nat de la mer

Le récit situe donc la transformation de Maung Shin en U Shin Gyi dans l’île
de Meïnma Hla, située non loin de Bogale et aujourd’hui bénéficiant du
statut de parc national. Néanmoins, l’ensemble des habitants de cette région
saura dire que le bateau de Maung Shin était en réalité accosté sur l’île de
Kyun Nyo, qui se situe de l’autre côté de la rivière bordant l’Est de Meinma
Hla Kyun. C’est en effet là que s’élève la pagode de akyut-alut / alo-taw-pyi’ /
amyet-taw-pyei sei-ti-taw-myat gyi”, abritant elle-même le « palace » du nat
(nat nan”) U Shin Gyi. Cette pagode est en fait récente, puisqu’elle fut
construite en 2004. Avant la construction de celle-ci, les champs qui
l’entourent aujourd’hui servaient déjà de lieu pour une cérémonie annuelle
(à la pleine lune du mois de Tabaung – en février-mars) aux 37 Seigneurs, où
U Shin Gyi fait office de figure principale (il rentre donc en possession des
médiums comme tout autre nat du panthéon). Cette cérémonie continue
d’être officiée une fois par an à l’époque de thatin”kyut96 à l’exception des
années 2008 et 2009 (les deux années suivant le passage du cyclone Nargis
qui ravagea le delta en mai 2008), faute de donateurs (ahlu’shin). La
construction de la pagode s’est faite par l’entremise d’une femme, se
comportant tout comme un homme (yauk-ka’-sha), originaire de Yangon. Il
(car c’est bien en tant qu’homme qu’il parle) explique ainsi l’origine de ce
projet : il y a de cela six ou sept ans, il reçut U Shin Gyi en rêve, qui
l’emmena en bateau à Kyun Nyo, et lui demanda de recueillir des donations
afin d’y élever une pagode. Le nat lui somma également d’être végétarien et
pour l’aider dans l’accomplissement de sa tâche, U Shin Gyi continua de lui
souffler des prédictions en rêve, ce qui permit à l’homme de donner des
conseils avisés à ses amis sur certains placements ou achats à faire. Ces
conseils s’avérant exacts, ses amis lui proposèrent en retour de lui offrir
certains présents conséquents (voiture, téléphone, etc.), sur quoi l’homme
leur demanda d’exprimer leur gratitude par des donations afin de construire
la pagode et gagna dans le même temps, de la part de ses amis et de son
entourage, le titre de bo”taw (ou bo”thu-taw), c’est-à-dire un laïc particulière-
ment versé dans la religion et souvent capable de prédire l’avenir grâce à la
pratique de la méditation (wipathana).

96 Septième mois du calendrier lunaire birman, correspondant à peu près à octobre, et dont la

pleine lune célèbre la fin du carême bouddhique.

138
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?

La récence de la pagode, en dépit de l’ancienneté du culte (au moins par


rapport à l’édifice)97 dans cette région, est tout à fait représentative des
évolutions parallèles entre les activités littorales et maritimes et la place du
nat U Shin Gyi dans la cosmologie des sociétés littorales.
Tant par le mythe que par les symboles qui composent son univers, le nat
est intrinsèquement lié aux eaux saumâtres et son titre, yei-ngan-paing (paing
signifiant « posséder ») en fait le gardien. Le terme de yei-ngan englobe tous
type d’eau salée, du saumâtre à l’eau de mer. Néanmoins, compte tenu des
pratiques de pêches dans la région du delta de l’Irrawaddy dont les plus
maritimes restent côtières et le plus souvent des techniques de pêche fixes
(filets « gueule de tigre », pièges san”da”, radeaux de bambou), il ne fait
aucun doute que le terme yei-ngan dans le titre d’U Shin Gyi se réfère
principalement aux eaux saumâtres. Pourtant, depuis le développement de
la pêche maritime mobile, en particulier dans la région du Tenasserim et
l’archipel Mergui, U Shin Gyi est devenu avant tout le maître des eaux
salées, autrement dit de la mer.
En introduction, il a été dit que dans la religion bouddhiste birmane
existait un saint, Shin Upagotta, dont le domaine était la mer. Cependant,
dans son histoire d’origine, il semblerait que ce saint bouddhique ne vive
pas « dans » la mer, mais en « dessous » (domaine équivalant au patala, où
vit le nâga)98. Tout comme le bouddha traversa plusieurs fois les étendues
salées par les airs, il n’y a entre ce saint et l’environnement pas de contact
direct. Maung Shin (U Shin Gyi), au contraire, fut jeté à l’eau, ce pour quoi il
devint un nat. Sa portée symbolique convenait ainsi probablement mieux à
ses nouvelles fonctions, en tant qu’esprit des eaux salées, en plus du fait
qu’il s’agisse d’un culte populaire et donc plus malléable. Un prolongement
qui se traduit également dans les rituels qui lui sont dédiés.

Commençons tout d’abord par rapporter la forme « traditionnelle » du


culte, c’est-à-dire celle observée avant le développement de la pêche,
particulièrement intense depuis la fin des années 1980.
Brac de la Perrière (Brac de la Perrière 1984 : 346) remarque dans ses
premiers terrains dans la région de Yangon que le nat U Shin Gyi « est le
seul autre nat à être honoré aussi généralement que l’Eïndouïn et à être
investi du même caractère familial », en faisant ici référence au nat du foyer.
Un culte familial est donc rendu à U Shin Gyi ; d’après les auteurs de la
Gazette du district de Syriam, qui remarquait déjà en 1914 la grande vitalité
de ce culte parmi les habitants du delta, ce nat devait être propitié deux fois
par an (Furnivall et Morrison 1963, cités par Brac de la Perrière 1989).
Cependant, Brac de la Perrière (ibid : 346) remarque qu’en réalité la
cérémonie est effectuée si les propriétaires en ont les moyens, et ce une fois

97 Des auteurs de la Gazette de Syriam attestaient déjà de la vitalité de ce culte parmi les
habitants de Yangon en 1914 (Brac de la Pérrière 1989).
98 Voir Court et Ivanoff 2001.

139
Hégémonies birmanes

dans l’année à des périodes assez diverses. Au contraire du culte des


Trente-sept qui nécessite l’intervention d’un médium professionnel (nat
kadaw), c’est le maître de maison qui exécute la cérémonie à U Shin Gyi99.
L’autel utilisé est le plus souvent constitué d’un simple pied de bois au
sommet duquel repose un plateau carré (lei’saung-taing), surmontant un
autre plateau plus petit situé à mi-hauteur. Le rituel est effectué à la tombée
du jour, et là encore resurgit la symbolique de la transition, entre jour et nuit.
Les offrandes, préparées dans la maison du propriétaire de l’autel, sont
réparties en six assiettes, composées de gâteaux de riz gluant, de chair de
noix de coco sèche, des feuilles et noix de bétel liées avec un élastique, une
banane épluchée, un morceau de canne à sucre, divers autres gâteaux, du
poivre, des feuilles de thé macérées, un quartier de pamplemousse, deux
morceaux de sucre de palme, des mandarines, du raisin, de la monnaie, des
pommes, une cigarette, une bougie et de l’encens (plantés dans la banane).
Une assiette est entreposée à l’intérieur, pour le nat domestique. Trois autres
sont disposées sur la planche supérieure, les deux restantes sur la planche
inférieure. Celles du haut sont destinées à U Shin Gyi, et celles du dessous,
probablement à Abo, « le vieux », disciple d’U Shin Gyi (Brac de la Perrière
1989 : 145 et 211). Je reparlerais d’Abo, considéré dans la littérature comme
le père des deux esprit-femmes qui séduisirent Maung Shin, dans la partie
dédiée aux mythes d’origine du nat gardien du bateau, Ma Shinma.
Notons que lors de cette cérémonie, l’esprit U Shin Gyi n’est pas figuré, et
Brac de la Perrière (op. cit. : 348) souligne que ce culte ne nécessite pas
l’entretien d’un autel permanent dans les maisons100.

Maung Htin Aung (1960 : 98-99) relate que du temps du royaume de


Pagan (849-1289 AC), les eaux du pays étaient divisées par la royauté en
trois grandes catégories : les eaux « apprivoisées » (ou eaux continentales),
les eaux « salées » (les eaux du delta)101, et les eaux de la « mer ouverte ». Le
terme même d’« apprivoisé » (yin-pa” en birman, Maung Htin Aung écrit
« Tame Waters ») pour qualifier les eaux douces, fait explicitement référence
à l’action civilisatrice de l’homme, qui a su dompter les eaux continentales à
des fins d’irrigation par exemple, pour en faire un espace « travaillé »,
socialisé, en opposition au monde sauvage, celui de la mer qui par définition
reste « indomptable ».

99 U Shin Gyi tan « présentation à U Shin Gyi ». Pour une description de la cérémonie, voir Brac

de la Perrière (1984 : 349-350).


100 Le maître de maison peut faire appel au besoin à une autre personne ayant les connaissances

requises pour effectuer la cérémonie. Dans certains quartiers de Yangon apparaissent également
des spécialistes, toujours des hommes, du culte à U Shin Gyi, qui transportent leur propre autel
(com. pers. B. Brac de la Perrière mars 2011).
101 Maung Htin Aung utilise ici le terme « Salt Waters », or nous avons vu que yei-ngan en

birman pouvait aussi bien signifier eau salée que saumâtre.

140
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?

Par ailleurs, il précise que si le « Seigneur de la Mer Ouverte »102 était


d’une grande importance à cette période où les rois (Anawratha et
Alaungsithu) effectuaient encore des voyages en mer et où les échanges avec
le Bengale et Ceylan étaient réguliers, le culte s’évanouit avec la chute de
Pagan et la tradition des voyages maritimes. Ce « Seigneur de la Mer
Ouverte » n’existe plus du tout dans les représentations birmanes que ce soit
du fait du repli des Birmans dans les terres et du renforcement d’un pouvoir
centralisé fondé avant tout sur la maîtrise de l’irrigation et la riziculture, ou
pour toute autre raison103.

La figure d’U Shin Gyi, quant à elle, a probablement pris une plus grande
importance dans le delta de l’Irrawaddy, en tant que nat des eaux saumâtres
(entre le monde cultivé et le monde sauvage finalement). Il y devint très
connu, au point d’égaler le culte officiel des 37 Seigneurs (Maung Htin Aung
1960).
Cette remarque permet de pointer la particularité du nat U Shin Gyi qui
n’appartient pas aux listes officielles des 37 Seigneurs établies par la royauté
birmane. Il était cependant l’objet d’un culte populaire en Basse-Birmanie et
pourrait être assimilé à une divinité locale, en l’occurrence celle du delta de
l’Irrawaddy. Néanmoins, son titre, « Maître des eaux saumâtres-salées », le
rattache surtout à un milieu naturel, sans pour autant d’appartenance
géographique, au contraire, par exemple, de la Bufflesse Nankaraing Medaw,
également objet de culte populaire et appelée Dame de Pégu. U Shin Gyi va
ainsi pouvoir « s’exporter » et servir de vecteur identitaire pour une
communauté naissante de marins pêcheurs dans le Tenasserim.

Dans les communautés de pêcheurs du Tenasserim, le nat est pour


beaucoup honoré quotidiennement, à la manière des nat de lignée tels que la
« Dame Bufflesse », une divinité particulièrement vénérée par les Môn. Tous
les matins et soirs, un verre d’eau, quelques plantes et de l’encens sont
portés sur l’autel où figure un tableau du nat entouré du tigre et du
crocodile. Dans certains autels se trouve également une statuette du tigre,
alors que l’esprit lui-même n’est jamais représenté que dans des images.

102 « Lord of the Open Sea » (Seigneur de la Haute-Mer) (Maung Htin Aung 1960 : 99).
103 Parmi les pratiques rituelles observées dans toute la Birmanie, seule une référence au
Seigneur de la mer intervient dans le rituel d’ouverture des yeux de la statue représentant la
« Dame de Popa ». Notons que la vision de Maung Htin Aung sur l’histoire de la Birmanie
provient principalement du Glass Palace Chronicle of the Kings of Burma (traduction du birman
par Luce et Pe Maung Tin 1960), chronique royale écrite durant le règne de Bagyidaw au XIXe
siècle retraçant l’histoire des rois birmans, à partir de faits historiques mais contenant également
des faits légendaires et mythiques. S’il est vrai que du temps du royaume de Pagan il y eut
quelques échanges entre la Birmanie et Ceylan, il n’est pas pour autant certain que le Seigneur
de la Mer Ouverte exista, ou tout du moins qu’il eut l’importance que l’auteur lui prête, sans
quoi on en trouverait sûrement des traces plus explicites dans les rituels birmans aujourd’hui.

141
Hégémonies birmanes

Avec l’avènement de la communauté des pêcheurs du Tenasserim dans


les années 1990, le culte d’U Shin Gyi se rapproche des cultes de « lignée ».
Un fixé sous verre à son image est souvent accroché sur le mur extérieur des
maisons, et parfois même, un autel dressé dans le jardin lui est dédié. C’est
de là que le rituel de départ en mer commence. Il est articulé autour de trois
figures de culte : le nat du village (Ywa Shin, ou Bobo Gyi), U Shin Gyi, et le
nat du bateau, Ma Shinma. Le rituel débute à terre par une prière et des
offrandes faites devant la figuration d’U Shin Gyi. Les offrandes sont ensuite
transportées sur le bateau et dressées à Ma Shinma, nat particulier à chaque
bateau au contraire d’U Shin Gyi qui est unique et omniprésent en mer.
Ensuite, une partie des offrandes est jetée par-dessus bord, de chaque côté
de la proue pour propitier Ywa Shin, le nat du village. Pendant ce rituel, U
Shin Gyi est pour un moment appelé à venir bénir le bateau, puis sommé de
retourner à son domaine qui est la mer. Néanmoins, il reste présent sur le
bateau, parfois même physiquement, toujours à travers un fixé sous verre, le
plus souvent dans la cabine des cargos et parfois même sur les petits bateaux
de pêcheurs. Dans ce cas, il est disposé sur une planchette accrochée au mât,
et faisant face à la mer.
U Shin Gyi est donc le nat idoine des pêcheurs, figure de la transition, il
accompagne leur passage répété entre leur foyer et le bateau, entre le monde
domestique et le monde sauvage. Avec le développement de l’espace
mythique du nat, de culte du delta et figure imaginaire, U Shin Gyi devient
un objet de culte birman, approprié par les marins du Tenasserim. Le fixé
sous-verre sert donc de support au processus identitaire des pêcheurs du
Tenasserim, une appartenance à un corps de métier entre autres signifiée par
la présence du nat sur le seuil des maisons.

Cependant, U Shin Gyi se différencie encore de la Dame de Pégu, nat


d’origine (signifiant une appartenance à la région de Pégu), mais surtout de
lignée, yo”ya, dont on peut voir dans toute la Basse-Birmanie des statuettes
érigées sur les autels particuliers. Car il existe également des statuettes d’U
Shin Gyi, vendues notamment au pied de la pagode Shwedagon, à Yangon,
dans des magasins spécialisés dans la vente de représentations de nat divers.
En revanche, celles-ci ne sont aucunement utilisées par les pêcheurs. Une
particularité de ces statues est qu’elles ne répondent pas aux canons inscrits
dans le mythe d’origine qui définit U Shin Gyi muni de sa harpe, et entouré
du tigre et du crocodile ; la statue représente simplement un homme debout.
Cela pourrait être la raison pour laquelle ces statues ne sont pas utilisées par
les privés, qu’elles ne remplacent pas les fixés sous verre dans les autels.
Mais la raison semble, en réalité, liée au trop grand pouvoir que détient une
statue par rapport à une peinture. Telle est la réponse d’une nat kadaw de
Kawthaung : « U Shin Gyi pon-taw ka’ ta-wan gyi”te ». « La statue d’U Shin
Gyi implique une trop grande responsabilité », rappelant que le culte privé
d’U Shin Gyi, comme d’autres esprits, qu’ils soient domestiques, ou de
lignée (ainsi de la dame bufflesse), n’est pas seulement protecteur, mais en

142
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?

cas de faute peut également attirer la mauvaise fortune sur le dévot. Cela
rappelle en outre une supposition des auteurs de la Gazette du district de
Syriam, pour qui le culte d’U Shin Gyi serait avant tout lié à la grande
susceptibilité du nat (Furnivall et Morrison 1963). Cette grande susceptibilité
est à relier au domaine maritime (indomptable par essence) sur lequel veille
U Shin Gyi.
U Shin Gyi, d’abord symbole d’un milieu naturel, certes en voir d’être
socialisé, permet à un corps de métier de revendiquer son appartenance
au-delà d’une tradition improbable ou d’une origine géographique (surtout
dans le Tenasserim où les pêcheurs sont d’origines diverses). Et si U Shin
Gyi n’est pas encore un nat de lignée, on constate néanmoins une
territorialisation de son culte dans la région du Tenasserim.

Culte communautaire et territorialisation

Le passage de la représentation du nat de deux à trois dimensions n’est pas


une opération anodine. À ce propos, il faut différencier le culte privé, effectué
par chaque famille, du culte communautaire, qui lui est effectivement rendu
possible par l’apparition, depuis une dizaine d’années, de statues grandeur
d’homme.
On en trouve en Basse-Birmanie, au moins une occurrence dans la
pagode Kyaikkasan de Thingandjoun à Yangon ainsi que dans la pagode de
l’île de Kyun Nyo, sanctuaire deltaïque du nat. Plus encore dans le
Tenasserim, ces sanctuaires tendent à se multiplier : par exemple à proximité
de la pagode du village de Pa Htet en face du port de Mergui, de la pagode
du village de Thè Kyaung, île de Domel, cette fois-ci au cœur de l’archipel
Mergui ou encore au pied de la pagode de Kawthaung, à l’extrémité Sud de
la Birmanie, à la frontière avec la Thaïlande. Quant à une existence
antérieure de représentation d’U Shin Gyi dans ces mêmes endroits, il est
difficile d’être formel. En effet, les Birmans en charge des statues répondront
toujours par l’affirmative, entendant en réalité que le nat a toujours été
présent à cet endroit – il faut comprendre l’esprit, mais pas forcément sa
représentation. La statue de la pagode de Thingandjoun n’existait pas il y a
quinze ans et celle de Kyun Nyo ne date que de 2004. Quant à la statue de Pa
Htet, une inscription indique qu’elle fut remplacée en 1996. Ceci ne signifie
pas non plus qu’il existait auparavant une autre statue d’U Shin Gyi, mais
sans doute qu’il s’agissait déjà d’un lieu de culte pour le nat. Enfin, celle de
Kawthaung est datée de 1990.
Ce qui est certain, c’est qu’il y a une dizaine d’années commençaient à
peine les efforts du gouvernement birman pour développer le secteur
économique de la pêche. En 1994, la capitale du Tenasserim fut transférée de
Dawei à Mergui, dans le but d’exercer un contrôle administratif et militaire
sur les îles de l’archipel, participant d’une volonté de birmanisation du
territoire. D’après les statistiques, c’est durant cette période que la

143
Hégémonies birmanes

production de la pêche maritime s’envole (Anonymous 2004 : 61). L’appari-


tion des statues concorde donc avec le développement de la pêche et ce
besoin d’appropriation du domaine maritime pour les pêcheurs toujours
plus nombreux.
Généralement, les statues fixes sont installées dans des « palais », nat
nan”, alors que les statuettes sont installées sur les autels, nat-sin.
L’apparition de ces statues d’U Shin Gyi fait directement référence aux
statues dites d’origine des nat plus connues du culte des Trente-sept, qui
sont en réalité apparues bien après les origines du culte (Brac de la
Perrière 2002 : 100). Elles se différencient cependant de ces dernières qui sont
censées être une création spontanée du nat qu’elles représentent. Ces statues
servent ainsi à fixer le culte autour d’un sanctuaire, nat nan”, et à travers lui
à regrouper également diverses croyances localisées en un culte national. La
grande majorité des statues d’origines sont situées en Birmanie centrale,
c’est-à-dire dans un quadrilatère situé entre les villes de Mandalay,
Toungoo, Prome et Monywa.
Il n’existe pas à ma connaissance de mythe concernant l’apparition d’une
statue d’origine du nat U Shin Gyi. Cependant, la présence dans l’archipel
Mergui (île de Pa Htet et île de Domel, ville de Kawthaung) d’au moins trois
statues du nat n’est bien évidemment pas un hasard. Pour les pêcheurs
birmans qui ne « disposent » pas d’une référence mythologique tradition-
nelle concernant le milieu maritime, les besoins d’un culte affirmé, pratiqué
à une échelle collective, appellent une représentation grandeur d’homme.
Ces statues permettent également de resituer U Shin Gyi dans le contexte
bouddhique, et corrélativement, birman.
En effet, les statues sont toutes placées au pied de pagodes (mais à
l’extérieur de l’enceinte). Ceci permet de placer le culte sous l’autorité du
bouddhisme, au même titre que les statues des autres nat appartenant au
culte des 37 Seigneurs. L’idée voulant que les nat soient extérieurs à
l’orthodoxie bouddhique, mais qu’ils ne puissent exister en dehors de
celui-ci (Brac de la Perrière 2006 : 203) est entérinée de cette façon. De la
sorte, il est possible de dire que la transformation du culte d’U Shin Gyi, de
figure imaginaire et issue des croyances populaires – c’est-à-dire ne relevant
pas du même processus de création que les 37 min” – à celle de figure
birmane de culte est ainsi achevée.
Ensuite, l’apparition de nombreuses statues, non seulement sur le littoral
du Tenasserim, mais également dans les îles de l’archipel Mergui, marque la
socialisation d’un territoire où s’exerce le travail des pêcheurs. Cette
territorialisation du culte contribue à l’identification des pêcheurs à une
région, qui elle même peut être considérée comme birmane bien
qu’historiquement à la périphérie des centres culturels des royaumes
birmans, puisque le culte est indissociable du bouddhisme.

144
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?

Entre culte villageois, communautaire, et culte domestique, la peinture


représentant le nat U Shin Gyi sert principalement de véhicule à l’appro-
priation du domaine maritime, entre le monde domestique et celui du
monde sauvage. Les statues fixes du nat, quant à elles, permettent à une
collectivité de se reconnaître à travers le culte d’U Shin Gyi. Les fonctions
pratiques du culte d’État se retrouvent ainsi à l’échelle locale : l’appartenance
du culte d’U Shin Gyi à un lieu géographique et culturellement de première
importance pour les pêcheurs, d’où l’abondance des statues dans le
Tenasserim, marquant la birmanisation de ce lieu et ainsi de l’archipel qui
lui est rattaché, tout comme l’apparition des statues d’origine des nat servit à
marquer l’empreinte birmane sur des cultes animistes locaux et diversifiés.
Il est possible d’imaginer que cette territorialisation du culte, à terme,
transforme U Shin Gyi en nat de lignée, celui des pêcheurs du Tenasserim.
Cette hypothèse s’appuie sur deux faits, l’un observé dans le delta de
l’Irrawaddy, l’autre dans une île reculée de l’archipel, l’île de La Ngann. Une
différence majeure saute aux yeux quant aux cultes pratiqués par les
pêcheurs des deux régions. Le delta est fait d’unités géographiques et
culturelles morcelant et structurant le territoire. Dans telle région les
principaux « interlocuteurs » des pêcheurs seront les frères et sœurs karen,
en l’occurrence dans la région au Sud de Bogale et Pyapon. À l’intérieur de
cette même région, tel endroit sera sous la tutelle d’un pionnier devenu
esprit protecteur, tel U Pho Gway, grand propriétaire foncier qui donna son
nom au village de Pho Gway Yoe (où Yoe – ayo” – signifiant « os »,
s’applique également à un bras de rivière étroit, myit-yo”). Bien mal avisé
celui qui oublierait de lui rendre un culte (quelques lampées d’alcool de riz
jetées sur les terres que l’on travaille ou dans la rivière où l’on pêche) dans
les limites de l’étendue de son pouvoir. Dans le Tenasserim au contraire le
territoire, littoral comme insulaire, n’est pas balisé par de telles unités
géographiques et culturelles, probablement faute de pionniers assez
anciennement installés et corollairement faute d’un territoire birmanisé.
Dans le delta de l’Irrawaddy, U Shin Gyi est un culte familial sans pour
autant en référer à une appartenance géographique du foyer lui rendant le
culte. Dans le Tenasserim, il tend à devenir un nat de lignée, à travers le
culte quotidien qui lui est rendu, culte qui fait également l’objet d’essais
« culturels » ou identitaires, comme c’est le cas dans le village de La Ngann.
Ce village que j’ai évoqué dans la partie consacrée à la colonisation du Sud
de l’archipel, se situe au « milieu » de l’archipel, c’est-à-dire à égale distance
des villes de Mergui et Kawthaung, sur la ceinture d’îles la plus à l’Ouest
donc la plus éloignée du continent. Ce village est à la pointe des migrations
birmanes dans l’archipel et le lieu de nombreux essais techniques, sociaux et
culturels, notamment à travers une forte proportion d’intermariages entre
les pionniers birmans et les femmes moken. Myin Soe est un des plus
anciens Birmans du village et échappe à cette quasi-règle d’intermariage et
c’est peut-être pour cette raison que ses tentatives d’élaboration d’un espace
mythique adéquate passent par d’autres pratiques que celles de ses

145
Hégémonies birmanes

collègues birmans mariés à des Moken104. En ce qui concerne les différentes


formes du culte rendu à U Shin Gyi, Myin Soe en a longtemps pratiqué une
forme inédite par l’intermédiaire d’un ensemble de statuettes représentant le
nat, le tigre et le crocodile, qu’il gardait à l’intérieur de son foyer. Il en fut
ainsi pendant trois ans jusqu’à ce qu’il l’installe à l’extérieur, en 2007, sur un
petit autel adossé à la devanture de sa maison, car plusieurs Birmans lui
firent remarquer que ce nat n’était pas un nat domestique, et qu’il était trop
puissant pour être gardé à l’intérieur du foyer. Il s’agissait donc bien d’un
essai de domestication du nat. Suite à la territorialisation du culte, il est
possible d’imaginer que dans les années à venir les Birmans du Tenasserim,
en s’exilant, construisent un autel à U Shin Gyi en tant que nat de lignée sur
leur nouveau lieu de vie, comme cela se fait par exemple de la Dame
Bufflesse. Ce n’est sûrement pas un hasard si ce type d’essai « identitaire » a
lieu dans les îles, et de surcroît à La Ngann, dont les caractéristiques sociale,
ethnique, culturelle, géographique et environnementale contrastent avec les
villes et villages du littoral et des grandes îles du Nord de l’archipel, faisant
de ses habitants non plus de simples pêcheurs, mais des îliens. Les statuettes
du tigre accompagnant également les fixés sous-verre sont surtout présentes
dans les îles. La dynamique identitaire née du développement d’une
pratique, la pêche, et d’une birmanisation d’un territoire dont nous avons vu
qu’U Shin Gyi participait, pourrait ainsi être renforcée par l’insularité.

Dans le delta comme dans le Tenasserim, le culte d’U Shin Gyi est l’objet
d’un processus de territorialisation, processus qui diffère néanmoins entre
les deux régions. Le sanctuaire à U Shin Gyi édifié dans le delta (île de Kyun
Nyo) est à notre connaissance le plus récent parmi tous ceux où j’ai eu
l’occasion de me rendre que ce soit dans la région de Yangon ou dans
l’archipel Mergui et relève d’une initiative exogène aux sociétés
d’agriculteurs et pêcheurs du delta. N’étant pas particulièrement tourné vers
la mer, il réaffirme en ce lieu l’appartenance historique du nat aux eaux
saumâtres en ce lieu situé non loin de la ville de Bogale, elle-même à la
limite de la transition entre eaux continentales et marines. L’entrepreneur de
ce sanctuaire incarne cet état de transition par son identité duale, entre
homme et femme, caractérisé par ce terme de yauk-ka’-sha et renforcée par sa
fonction de bo”taw, figure religieuse de l’univers laïque birman, comme
Maung Shin deviendra nat (subordonné au bouddhisme) sans avoir eu
l’occasion de faire son noviciat. Dans le Tenasserim au contraire, les
entreprises de territorialisation du nat répondent à des volontés émanant des
sociétés de pêcheurs du littoral et des îles. Le culte est enraciné dans les
pratiques familiales et individuelles avant d’être projeté au niveau
communautaire par l’édification de sanctuaires eux-mêmes placés sous la
protection du bouddhisme. Les enjeux pesant sur la territorialisation du

104 Moken sur lesquelles je reviendrai dans la deuxième partie.

146
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ?

culte dans les deux régions ne sont pas non plus les mêmes. Dans le delta,
l’édification de sanctuaires correspond d’abord à la conjonction d’une
appropriation étatique de la région de Bogale à travers le parc naturel de
Meinma Hla Kyun en 1986. La dernière pagode de 2004 semble aller de pair
avec une normalisation des pratiques rituelles au profit d’une plus grande
prégnance du bouddhisme sur l’univers religieux birman. Enfin, il s’agit
également d’une tentative d’appropriation par les nat kadaw en quête de
nouveaux lieux de cultes, notamment plus proches de Yangon que les
grands lieux de procession du centre de la Birmanie. Si dans le Tenasserim
les sanctuaires érigés au nat U Shin Gyi font également partie d’un processus
d’appropriation birmane du territoire par l’intermédiaire d’un culte birman,
ils ne relèvent pas d’un cercle étatique ni d’un cercle de spécialistes du culte,
contrairement aux sanctuaires du delta. Il s’agit donc d’une sphère avant
tout sociale de l’appropriation du territoire par les Birmans, un front
pionnier encore hors des contraintes propres à un espace socialisé depuis
plus longtemps (le delta) – propres à un espace social plus structuré. Pour
mieux saisir les différences fondamentales du culte d’U Shin Gyi entre les
deux régions et ce qu’elles révèlent sur le degré d’appropriation de ces
territoires par les pêcheurs birmans, il est d’abord nécessaire d’explorer les
processus de peuplements et les grandes structures de socialisation des
fronts pionniers littoraux de Birmanie, dont les formes de cultes (à U Shin
Gyi et à des nat plus localisés) spécifiques à nos sociétés de pêcheurs
respectives font également partie.

147
De l’exogamie mythique
à l’exogamie culturelle

L’exogamie mythique
Dans la culture birmane, l’univers mythicoreligieux est formé d’un syncré-
tisme entre le bouddhisme et le culte des esprits (les nat). Il existe une
hiérarchisation implicite dans ce système religieux, le culte des nat étant
subordonné au bouddhisme. Cependant, l’un et l’autre sont imbriqués, et les
Birmans considèrent que la forme actuelle du culte « officiel » des 37 nat ne
peut être pratiquée sans être bouddhiste. L’origine mythique du culte des
37 nat, ou encore 37 Seigneurs (min”), veut qu’il soit apparu sous sa forme
institutionnelle sous le règne d’Anawratha (XIIIe siècle), comme un tampon
entre le bouddhisme et les croyances traditionnelles que le roi ne réussit pas
à faire disparaître (Brac de la Perrière 2002 : 100). Cependant, la liste des
37 Seigneurs est malléable et dépend en grande partie des médiums
spécialistes du culte qui en dictent en grande partie les évolutions
substituant certains nat à d’autres en fonction des fins du culte ou encore de
la localité. Ainsi, une cérémonie du culte aux 37 Seigneurs dans les parties
basses du delta de l’Irrawaddy ne peut se faire sans y incorporer le nat U
Shin Gyi, maître des eaux saumâtres et salées. Enfin, s’ajoute un niveau de
culte encore plus local et s’adressant à des esprits « figurés » ou non105,
véritables gardiens et représentants d’unités territoriales.
Avant de rentrer plus en détail dans les modalités de ces cultes,
soulignons que le lien entre l’ensemble de ces cultes permet d’inscrire la
société dans une vision holiste du territoire, du local au cosmologique.

105 Brac de la Perrière utilise le terme d’esprits « non personnifiés » (Brac de la Perrière 1989 :
107), auquel je préfère la notion de « non figurés », signifiant qu’ils ne sont pas représenté dans
l’art traditionnel et que leur mythe d’origine n’est pas fixé dans les textes. En effet, en aucun cas,
même un esprit local et/ou de la nature, non reconnu dans le culte des 37, ne peut être dénué
de représentation dès lors qu’il est nommé, même sous un terme général comme yok-khaso”
(esprits des arbres).

149
Hégémonies birmanes

L’appropriation symbolique et mythique de nouveaux territoires, et en


particulier de l’environnement marin et insulaire, se répercute logiquement
à tous les niveaux de cette hiérarchie religieuse, même si le culte des esprits
« non figurés », appartenant à la littérature orale, reste l’outil le plus adéquat
à la construction d’un système symbolique capable d’intégrer la nouveauté
et à même de négocier le changement.

La menace structurante de l’exogamie

La nature môn du peuplement deltaïque, si elle est avérée, est quasiment


ignorée par ses habitants. Depuis les guerres entre Birmans et Môn sous le
règne de la dynastie Konbaung, la birmanisation par la langue et les
coutumes vestimentaires, tout comme les identités interchangeables des
habitants des deux populations du delta pour s’accommoder des conflits ont
favorisé cet état de fait. Peu après l’indépendance, cette vision arrangeait
également les leaders birmans, dont U Nu qui aurait tenu à l’encontre de
représentants de la minorité môn en 1948 des propos selon lesquels « les
Môn et les Birmans sont semblables ; en conséquence, une identité ethnique
môn distincte [de celle birmane] ne saurait être considérée » (South 2003 :
110).
De fait, s’il est un « substrat » transparaissant dans les pratiques rituelles
des sociétés du delta, et en particulier chez les pêcheurs, c’est avant tout
l’ascendance des Karen sur la région. Ainsi, dans le delta, cette fonction
intégratrice de cultures locales, caractéristique des nat birmans, se retrouve
dans un autre culte que celui d’U Shin Gyi. Les pêcheurs birmans (d’eau
douce et de mer) du delta rendent pour la grande majorité un culte aux
Shwe Kayin maung-hnama’ (les frères et sœurs karen dorés), dont l’histoire,
telle qu’elle est relatée par le maître des nat (nat-hsaya) du village de Khar
Pyat, sur le littoral au Sud de Pyapon, s’inscrit dans une période clef de
l’appropriation du delta par les Birmans et prend même un air de mythe
fondateur de la société du delta. En effet, ces deux frères et sœurs karen
étaient des révolutionnaires karen, prêts à s’émanciper de l’emprise des
Anglais semble-t-il et le récit se situerait entre 1945 et 1947, c’est-à-dire après
la chute de l’emprise japonaise sur le pays et peu avant que la couronne
accorde son indépendance au pays. Ceci dit, il est intéressant d’un point de
vue fonctionnel de remarquer les alliances contractées entre Karen et Môn
dans la lutte contre le pouvoir birman peu après l’indépendance. South
(2003 : 104) note à ce propos :

« Bien qu’un certain nombre de membres de l’ARMA continuèrent


de combiner des activités culturelles môn avec une adhésion à
l’AFPFL, d’autres étaient plus intéressées à cultiver des liens avec
les représentants des autres groupes minoritaires. Les succès des
nationalistes môn étaient particulièrement liés à ceux des Karen.

150
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

D’après le leader Karen Saw Ba U Gyi, les Môn et les Karen


[étaient] traditionnellement frères et sœurs ». [Traduction de
l’auteur]

Toujours d’après le récit du maître des nat, le frère et la sœur karen furent
pris pour cible par des militaires indiens (kula) alors au service des Anglais,
lorsqu’ils étaient près de l’embouchure de la rivière Pyapon, à bord d’un
bateau de pêche. Ils moururent à bord du bateau, et les populations alentour
jurèrent de se venger des premiers militaires indiens qui oseraient venir
dans la région. Dans le village de Kha Pyat, ils leur « brisèrent le dos »
(kha”pyat), Aung Hlaing rappelle une autre victoire (aung, « réussir,
vaincre ») et Shwe Hti symbolise l’endroit où le pouvoir (shwei hti” est
l’ombrelle dorée attribut des rois) est tombé.
ATaung Mei Gyi (la Grande Mère du Sud), célébrée dans la région de
Gaw Tu, AShe Bawa, Htaung Gyi Tan, n’est autre que la mère des frères et
sœurs karen. Abo quant à lui, nat « subordonné » à U Shin Gyi et partie
intégrante du culte, était, selon le maître des nat, lui aussi un autre leader
dissident karen affecté à la région. C’est pour cette raison qu’il se doit d’être
propitié en même temps qu’U Shin Gyi : « la région était karen, Abo était
karen et c’est pourquoi il faut lui donner à manger en même temps qu’U
Shin Gyi », explique la nat kadaw de l’île Kyun Nyo, où se situe un des
sanctuaires du Maître des eaux saumâtres.
Le culte aux frères et sœurs karen est commun aux pêcheurs du delta (et
en particulier dans sa partie Sud), mais ses modalités et l’expression de sa
ritualité sont différenciées d’un « corps de métier » à l’autre, c’est-à-dire
entre les pêcheurs de rivières (eaux douces et eaux saumâtres) et les marins
pêcheurs. Pour les premiers, le culte se rapproche du culte à U Shin Gyi tel
qu’il est pratiqué par les pêcheurs du Tenasserim. Autrement dit, les frères
et sœurs karen sont matérialisés par la présence d’un triangle en bambou,
pointe vers le haut, accroché à un mât en bambou également situé sur le faîte
de la maison. À son extrémité supérieure est fixée une noix de coco germée.
Sur la pointe gauche est accroché un verre ou une petite bouteille d’alcool (il
peut s’agir indifféremment d’alcool de riz ou de « whisky » local) ainsi
qu’un drapeau rouge, symbole du frère. À l’extrémité gauche du triangle est
accroché un verre ou une bouteille d’eau ainsi qu’un drapeau blanc
représentant la sœur. Parfois, son expression la plus simple revient
simplement à un triangle de bambou sur lequel sont fixés les deux drapeaux.
Ceux-ci sont tournés vers la rivière, si bien que la sœur se trouve située à
gauche du frère, respectant ainsi la coutume birmane qui veut que la femme
soit située sur le côté gauche, moins noble, de l’homme. Cette configuration
se retrouve dans la statuaire représentants ces deux nat, présente dans des
autels particuliers appartenant généralement à des armateurs de la région,
travaillant pour la plupart dans l’exploitation des crevettes à partir des
radeaux de bambous pêchant pendant toute la durée de la saison sèche au
large des côtes du delta. Je passe ainsi au corps de métier des marins

151
Hégémonies birmanes

pêcheurs, pour qui le culte des frères et sœurs karen est également transféré
au bateau, ce qui n’est pas le cas pour les pêcheurs de rivières. Ainsi, sur les
bateaux birmans de pêche maritime de la région de Bogale-Pyapon, se
retrouve la bichromie rouge et blanche symbolisant, en l’occurrence, les nat
karen sous la forme de deux morceaux de tissus le plus souvent cloués sur la
partie de la proue faisant face à la mer. Sur les bateaux de pêche, comme sur
les radeaux de bambous, les frères et sœurs deviennent les protecteurs des
marins. Le plus souvent les marins s’adressent à la sœur sous le terme de
grande sœur (mama’ gyi”), pour libérer un filet malencontreusement pris
dans des rochers, mais également pour faire face à des éléments déchaînés.
Sur les radeaux restant plus de six mois en mer, un culte lui est rendu
environ deux fois par mois, consistant à offrir à ces deux nat un poulet grillé
avec de l’alcool. Assez logiquement, des interdits viennent en même temps
que le culte, comme celui du porc, qui peut être observé à bord des bateaux
des pêcheurs du Tenasserim, mais également chez les Moken et dans la
tradition malaise. D’autres pratiques s’en distinguent, comme l’offrande
d’alcool au frère karen et qui par opposition tend à rapprocher les pratiques
à bord des bateaux du Tenasserim de celles malaises. Après cet aperçu de la
ritualité propre aux pêcheurs du delta, j’aimerai ici présenter plus en détail
le culte au nat Ma Shinma, propre aux pêcheurs du Tenasserim. S’agissant
d’un corps de métier plus développé, mais également plus récent, n’ayant a
priori pas bénéficié d’une lente transition entre pratiques rizicoles associées
à la pêche en eau douce et pratiques de pêche maritime, l’interaction entre
une forme de birmanité partagée sur une grande partie du territoire national
et l’intégration d’un « substrat » culturel plus insulaire doit permettre
d’identifier des processus « charnières » (révélés par certaines relations
fonctionnelles entre les nat et les pratiques rituelles, par des mythèmes, etc.)
dans l’édification d’un espace mythique des sociétés pionnières.

Je parle des mythes d’origine du nat, car il n’existe pas d’histoire unique,
et encore moins connue de tous les pêcheurs, à la différence des cultes
institutionnalisés, ou cultes d’État, à l’image des 37 Seigneurs. Mes questions
incessantes quant à l’origine de Ma Shinma se sont soldées pour la majeure
partie par : « il n’existe pas de mythe (ya-zawin) pour ce nat », « seuls les
anciens (lu-gyi”) le savent », « il s’agit d’un esprit indien », « il s’agit d’une
histoire môn », etc. Cependant, la nature même de ces réponses donnait un
sens à une réflexion sur les origines de cet esprit, mais j’y reviendrai plus
loin dans cette partie. Notons tout de même que ce comportement, récurrent
également dans le discours indécis des pêcheurs quant aux prérogatives de
Ma Shinma, laisse entrevoir l’évolution permanente de la place du nat qui se
doit d’une certaine façon d’être incorporé au reste du panthéon des nat
birmans.

152
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

Il m’a été donné d’entendre différentes versions du mythe d’origine du


nat Ma Shinma. Je les expose ici, dans la mesure où cette variété même
permet d’entrevoir les diverses influences culturelles sur le monde de la
pêche birmane de l’archipel des Mergui.

Cette première version m’a été contée par un pêcheur de la ville de


Mergui, U Ba Nyunt, particulièrement versé dans les ya-zawin, aussi bien
bouddhiques que celles issues du folklore local :

1. « C’était il y a très longtemps, pendant le règne de Nawahtat. Le


roi partait en voyage sur un radeau…un radeau en bambou pour
traverser la rivière, quand sa femme, assise sous le toit au centre
du bateau se pencha pour regarder au dehors. C’est alors que le
bateau changea de direction et le roi demanda au capitaine :
« Pourquoi le radeau change-t-il de direction ? Pourquoi ? ». Le
capitaine placé à la poupe répliqua : « parce que la reine regarde
dehors ». La reine était belle et bien parfumée, et le roi comprit que
le capitaine la regardait. Il demanda de ce fait à son épouse :
« Regardez-vous le capitaine ? Pourquoi ? L’aimez-vous ? » La
reine bien qu’elle l’aima réellement mentit au roi. Alors le roi
demanda au capitaine : « Et toi, aimes-tu ma femme ? », mais
celui-ci, craignant la fureur du roi répondit qu’il ne l’aimait pas :
« Le radeau a changé de direction, car votre femme regardait le
bateau ». Mais le roi ne pouvait supporter l’adultère qu’il avait
ainsi découvert et tua sa femme, liant sa destinée à celle des eaux,
et déclara : « Maintenant, je t’accorde le contrôle des eaux salées »,
lui donnant le nom de amei-yei-yin, connue sous le nom de Maing
Shin Ma ».

La deuxième version est relatée dans le magazine birman, Myeik Magazine


paru en 2000. N’ayant cependant pas pu me le procurer, je relate l’histoire
telle qu’elle m’a été racontée par une jeune femme karen du village de Dung,
sur l’île d’Elphinstone, ayant lu l’article :

2. « Il y a longtemps, pendant l’une de ses chasses, le roi rencontra


une jeune fille et son frère qui vivaient dans la forêt. La fille était si
belle que le roi revint un autre jour pour l’enlever. Quand son frère
revint, ne la trouvant pas, il partit à sa recherche. Il marcha des
jours durant, parcourant la forêt en tous sens sans aucun résultat.
Un jour, il rencontra un ermite et lui raconta la raison de sa quête.
Alors l’ermite lui proposa de lui apprendre une partie de ses
pouvoirs, notamment celui de se transformer en tigre.
Pendant ce temps, il manquait tant à sa sœur qu’elle décida de
s’échapper et de partir seule afin de retrouver son frère. Elle prit
un bateau, remontant la rivière vers la forêt. Alors qu’elle était

153
Hégémonies birmanes

assise sur la proue en pensant à son frère, le dos à la marche, le


bateau changea de direction et vint s’échouer sur une plage. Le
bateau rendu inutilisable, elle commença à s’enfoncer dans la forêt.
Finalement, le frère retrouva sa sœur, mais à cause de sa
transformation en tigre ne put la reconnaître et la mangea. Le roi
apprit plus tard la mort de la jeune femme, et décida de la
transformer en esprit du bateau, Ma Shinma. »

La troisième version du mythe de Ma Shinma est contée par U Sein, dit


« longues oreilles », capitaine émérite ayant arpenté l’archipel Mergui
jusqu’en Malaisie, au temps de la voile, et devenu depuis dix ans le capitaine
de toutes nos traversées de l’archipel à bord du Moken Queen. Elle met en
scène un chasseur vivant dans la forêt, « au temps du roi Anawrahta » dit-il :

3. « Celui-ci rendait hommage aux esprits de la forêt avant de


partir en chasse. Mais malgré cela, il n’arrivait pas à attraper
d’animaux sauvages. Alors un jour, gagné par la colère, il donna
un violent coup de pied dans l’autel aux esprits. La colère des
esprits de la forêt ne se fit pas attendre, et un tigre fut créé pour
manger le chasseur et ses trois sœurs. Comme les autres esprits, ces
humains morts violemment devinrent des nat, et demandèrent au
roi Anawrahta qui régnait à l’époque de leur assigner un domaine.
Celui-ci leur demanda là où ils voulaient être, et le chasseur
répondit qu’il voulait veiller sur les lacs, et une des sœurs, Ma
Shinma, demanda à devenir le nat des bateaux. »

Enfin, la quatrième et dernière version m’a été contée par un érudit môn
de la ville de Mergui :

4. « Un astrologue de renom, appelé Kawa Lemaing, vivait en Inde.


Il avait une fille qui avait les pouvoirs de déceler les esprits vivant
dans les bois. Les charpentiers navals étaient nombreux à venir la
consulter pour le choix des bois de construction, que des esprits
(yok-khaso˝) habitent parfois. Elle devint à son tour très connue
pour ses pouvoirs et invoquée par les charpentiers et les marins
jusqu’après sa mort. Son nom, interprété par les Birmans devint
Lemaing Shinma. Dans les dialectes du Sud, son nom s’est
progressivement transformé en Maing Shinma, puis Ma Shinma. »

Le premier et le dernier paragraphe de la deuxième version, ainsi que la


troisième version du mythe d’origine de Ma Shinma, sont à rapprocher des
mythes malais et thaïs dans lesquels le thème du tigre est récurrent. L’amour
entre le frère et la sœur s’y retrouve, plus fort que l’amour du roi, rappel de
l’inceste primordial renforcé par l’interdit relationnel, un thème récursif dans
les mythologies d’Asie du Sud-Est, chez les Thaïs et les Moken notamment,

154
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

dont le mythe du dugong incestueux fait également apparaître la création de


l’inceste à travers la figure du tigre :

« Le dugong était la benjamine de six enfants. Les anciens disent


qu’à cette époque du chaos une femme eut cinq fils et une fille. […]
Ils étaient tous des êtres humains. Lorsque naquit la benjamine, la
mer monta si haut que les terres furent englouties. […] La
benjamine appela alors ses aînés :
- Oh ! Aînés ne vous éloignez pas, restez près de moi.
[Mes les trois frères aînés se transforment en tortues et changent de
sexes, la tortue étant notamment le symbole de la femme non
mariée. Les deux cadets et la benjamine se retrouvent seuls sur un
bateau. Les aînés sont condamnés à chercher leur nourriture dans
la mer et les cadets à terre.] L’un d’eux parla :
- Oh ! J’en ai assez, je suis épuisé. Je ne mange que des choses crues
et je me transforme en tigre.
Il devint effectivement un tigre. Ainsi, le plus âgés des trois
[cadets] se transforma en tigre. Quant à son jeune frère, personne
ne sait exactement ce qu’il advint de lui. […] La benjamine seule
demeura humaine. Elle se dit :
- Jamais je ne suivrai mes aînés. Que m’arriverait-il alors ? Je vais
abandonner mon aîné-tigre, car il agirait certainement très mal
avec moi. » (Ivanoff 2004 : 290)

La transformation du cadet en tigre, parce qu’il ne mange que des


aliments crus, souligne l’opposition entre la nature et la culture, qu’il fonde
par sa dangerosité (il « mangerait » sa cadette, consommant ainsi l’inceste).
Dans le mythe de Ma Shinma, l’aîné mangeant sa cadette fonde également la
nécessité de la culture. L’inceste rejette le frère dans la forêt et la sœur vers
les eaux, en tant que gardienne du bateau, elle devient gardienne de la
culture.
Le premier mythème essentiel est donc celui de l’inceste, rappelant la
relation que les pêcheurs birmans du delta de l’Irrawaddy entretiennent
avec la sœur karen, qu’ils appellent mama’ gyi”, c’est-à-dire « grande sœur ».
Bien qu’il ne soit en aucun cas question d’inceste dans le mythe des frères et
sœurs karen, les interdits comportementaux que doivent observer les
pêcheurs sur le bateaux, à savoir ne pas se dévêtir, ne pas être habillé de
façon impudique ou encore ne pas prononcer de paroles à caractère obscène,
soulignent la nature potentiellement incestueuse du lien des pêcheurs à la
sœur karen dans ce monde hors d’atteinte de l’action civilisatrice de
l’homme. Alors que chez les nomades l’interdit de l’inceste est à l’origine du
nomadisme, dont un des piliers est l’exogamie entre sous-groupes voisins,
chez les pêcheurs du delta comme du Tenasserim, l’inceste est celui qui
risque d’être perpétré à bord. Autrement dit, le bateau est lui-même une
parabole du danger menaçant les marins d’un retour au sauvage. Il y a ici

155
Hégémonies birmanes

une frontière relativement bien affirmée entre le nomade et le sédentaire, les


Moken et les Birmans, structurée sur l’interprétation différente d’un même
mythème, celui de l’inceste fondant la nécessité d’une culture : l’exogamie et
le nomadisme pour les Moken, l’endogamie et la sédentarité pour les
Birmans.

Le deuxième motif récurrent dans les mythes de Ma Shinma est celui qui
pousse l’homme en mer à consommer, symboliquement, la relation avec la
femme, l’union légitime et de surcroît l’union adultérine. Dans le premier
mythe, c’est l’adultère qui est à l’origine de la mort de la reine qui sera
transformée en nat. L’adultère se retrouve notamment dans l’épopée de
Nyonya, un mythe d’origine malaise, recueilli par Ivanoff dans la littérature
orale moken (Ivanoff 2004 : 117-143) : Nyonya s’embarque sur un bateau
dirigé par son mari, un héros malais puissant du nom de Pang Léma, pour
regagner son pays d’origine où ses parents qui sont restés lui manquent. À
bord s’embarquent également deux frères de Pang Léma, et parmi eux son
cadet Jawan Moda, dont Nyonya tombera amoureuse. Durant le voyage,
Pang Léma et Nyonya s’isolent dans la cabine, et cette dernière se charge de
relayer les ordres du capitaine auprès de ses deux frères, eux-mêmes chargés
de les transmettre à l’équipage. Alors que dans la cabine, Pang Léma veut
aimer Nyonya, celle-ci préfère coudre des vêtements somptueux qu’elle
portera pour aller chez ses parents, une occasion de tuer Pang Léma qui va
se piquer avec l’aiguille. Pendant tout le voyage, elle dissimulera la mort de
son mari à l’équipage, jusqu’à ce qu’ils arrivent à destination. Enfin arrivés,
Nyonya pourra aimer le cadet de Pang Léma, Jawan Moda.
Bien qu’il s’agisse d’un mythe malais pour les Moken, le thème de
l’adultère est là pour rappeler un des fondements de leur culture, c’est-à-dire
l’adultère perpétré par le héros Gaman avec la petite sœur de la reine Sibian,
précipitant le départ du héros et des Moken qui l’accompagnent et la
« condamnation » au nomadisme et à l’errance perpétuelle. Pour les
Birmans, l’adultère facilité par la mobilité rappelle encore le danger pesant
sur les pêcheurs, celui de céder à la tentation destructrice de l’exogamie,
alors que l’endogamie reste un fondement du modèle propre aux « sociétés
des vallées » et donc à la société birmane.
Si le thème de l’acte sexuel n’apparaît pas dans le mythe des frères karen
c’est que les pêcheurs du delta ne sont pas soumis à la mobilité propre aux
pêcheurs du Tenasserim. Les campagnes de pêche pour les populations du
delta ne dépassent pas quatre ou cinq jours, alors que pour les pêcheurs du
Tenasserim, elles durent très souvent une quinzaine de jours, impliquant
également des arrêts, et donc des contacts, avec les populations des îles ou
encore d’autres villages du littoral.

156
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

Parallèlement à l’adultère, c’est également la relation sexuelle, suggérée


entre Nyonya et Pang Léma, mais qui n’aura pas lieu, qui représente
vraisemblablement une menace pour la vie à bord. Il est évoqué également
dans la première version du mythe de Ma Shinma, par les paroles du
conteur : « La reine était belle et bien parfumée, et le roi compris que le
capitaine la regardait ». Cet interdit relationnel en mer est plus explicite dans
la fable malaise de Ragam, capitaine d’un navire marchand malais, qui
emmena sa femme dans un de ses périples :

« Ennuyée au cours de la traversée par les incessantes étreintes de


son mari elle le mis en garde d’être plus prudent, […] lui faisant
remarquer que de telles gallanteries en mer étaient porteuses de
malchance. Cependant son amour était tel qu’il n’y prêta aucune
attention et alors qu’il tentait encore une fois de l’étreindre, elle le
piqua [par mégarde] droit dans le cœur avec son aiguille et il
mourut ainsi » (Skeat 1900 : 62) [Traduction de l’auteur].

Or, il est une règle que rappellent les marins birmans lorsqu’ils sont à
bord, qui leur interdit de dormir sur le ventre, car cela reviendrait à faire
l’amour avec Ma Shinma : un acte symbolique qui équivaudrait à perpétrer
l’adultère primordial du mythe. Dans le cas de l’épopée de Nyonya et la
fable de Ragam, ce n’est pas seulement l’acte sexuel qui est en cause, mais
l’acte sexuel partagé entre deux amants légitimes : Nyonya et son mari, ou
Ragam et sa femme. Par ailleurs, Nyonya « en malais signifie femme
chinoise mariée. Il s’agit aussi d’un terme d’adresse poli pour interpeller les
femmes » (Ivanoff 2004 : 119) ; la deuxième partie de cette définition
correspond avec le terme shin-ma’, terme d’adresse très respectueux employé
par un mari à l’égard de sa femme. Coucher « avec » Ma Shinma en dormant
sur le ventre serait comme coucher avec sa femme, un acte qui semble à la
source du danger. Il peut y voir un lien à la fécondité, car Ma Shinma tout
comme la sœur karen sont l’objet d’actions propitiatoires afin que la pêche
soit bonne. La mer, comme matrice originelle, source de vie et de création,
est un thème présent dans la mythologie indienne et le barattage de la mer
de lait, suite auquel sortiront des eaux de nombreux trésors, dont les apsaras,
figures de la féminité (Louis 1987 : 67-68). Or tout le problème semble lié à
cette fécondité de la mer, représentée par Ma Shinma qui est priée pour que
la pêche soit bonne, mais avec laquelle l’homme ne peut interférer sous
peine de revenir à la nature et au chaos :

« Rappelons que la sirène, femme-poisson, est munie symbolique-


ment d’un sexe masculin, ce qui interdit toute relation hétérosexuelle
en mer, facteur de désordre marin. » (Geistdoerfer et Ivanoff
2001 a : 28)

157
Hégémonies birmanes

Enfin, remarquons que les mythes marins de toute l’Asie du Sud-Est font
état d’un interdit de la femme sur les bateaux. Une exception cependant, les
Moken, qui vivent et meurent à bord de leurs kabang. Le mythe de Nyonya
est un mythe malais que connaissent les nomades, mais qu’ils racontent en
malais, non en moken106. Le danger de la mer, l’acte sexuel et l’interdit de la
femme qui rappelle l’adultère ou l’inceste, des interdits profondément
socialisants, soulignent le côté sauvage de la mer pour des sédentaires se
retrouvant le temps d’un voyage ou d’une campagne de pêche loin de leur
foyer et de leurs attaches. Pour les nomades au contraire, la mer est un lieu
de vie qu’ils parcourent sans cesse, qu’ils se doivent d’avaler et de rejeter
avec leur kabang sans jamais s’arrêter, c’est le fondement mythique de
l’identité moken.
Pour les marins du littoral, que ce soient les Malais ou les Birmans, la
relation hétérosexuelle est source de « désordre marin », probablement parce
qu’il s’agit d’un acte fondamental dans la reproduction du social107. Or, la
mer n’est pas un lieu de socialisation, au contraire, elle fonde la culture et la
maintient en s’y opposant comme le chaos originel. C’est pourquoi le thème
omniprésent du danger d’une part propre à l’acte sexuel lui-même, et
d’autre part induit par la mobilité et la découverte de « l’étranger » sont le
pivot des mythes structurant l’espace social des marins. Ce danger est à la
fois représenté et absorbé par la culture birmane sous une forme
« d’exogamie mythique ». Elle devient une structure servant à définir une
frontière délimitant l’espace social birman à l’interface avec l’environnement
marin dont l’exploitation menace les structures sociales établies dans le
cadre climacique de la riziculture inondée. De fait, l’interdit de la femme en
mer et l’interprétation culturelle qui en est faite signe une frontière
socioorganisationnelle et écologique (au sens de Leach), entre les nomades
marins collecteurs et les pêcheurs marins sédentaires. Autrement dit,
l’exogamie mythique des Moken fonde le nomadisme, lui-même entretenu
par une exogamie réelle entre les nomades de deux sous-groupes voisins.
L’exogamie mythique des Birmans s’érige au contraire en barrière contre le
nomadisme (la reproduction en mer sur le bateau lui-même mobile) et
justifie la sédentarité. Or, Leach l’a très bien souligné, le concept de frontière
doit être entendu comme « a border zone through which cultures interpenetrate
in a dynamic manner » (une zone frontière dans laquelle les cultures
s’interpénètrent de manière dynamique) (Leach 1960 : 50). Comprise en ces
termes, il est ainsi possible d’étudier l’exogamie comme le pivot d’une
construction culturelle aux marges de l’espace social birman.

106 La découverte de ce mythe par Ivanoff fut d’ailleurs liée à l’arrivée d’un équipage malais sur

l’île de Surin sur laquelle résidaient les Moken. Ce sont eux qui demandèrent aux Moken de
leur raconter l’épopée.
107 Les pratiques sexuelles entre marins, qui sont courantes sur les bateaux partant plusieurs

semaines voire des mois en mer corroborent d’ailleurs cette interprétation.

158
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

L’exogamie mythique comme unité de birmanisation

Car pour les Birmans pêcheurs, il reste la nécessité d’intégrer des « substrats »
culturels locaux (ou régionaux) afin d’intégrer cet environnement marin
dans un système de pratiques rituelles offrant un champ d’action, une prise
sur les éléments auxquels ils sont confrontés. Or, « l’exogamie mythique »,
tel un accord que le musicien décompose et recompose pour construire un
morceau (le système), devient l’unité d’un « bricolage » (Mary 2000)
mythique des jalons épars qui s’offrent aux pêcheurs dans ce processus de
birmanisation du territoire et d’appropriation de ses ressources.

Tout comme la reine Sibian qui, dans l’épopée de Gaman, condamna les
autres Moken ainsi que sa propre sœur à être « immergés » dans la mer, Ma
Shinma est une figure mythique de référence pour les pêcheurs marins
birmans, qui symbolise le début d’une différenciation identitaire fondée sur
l’exploitation des ressources marines, impliquant un mode de vie incompa-
tible avec une vie terrienne et sédentaire. La multiplicité des mythes
d’origine de Ma Shinma traduit bien la nature « malléable » de ce nat que les
pêcheurs ne représentent pas et dont les origines sont encore source de
désaccord. Ma Shinma est pour cela le vecteur ad hoc d’une intégration de
pratiques rituelles et d’un imaginaire régional dans un espace mythique
systématisé selon des canons propres à l’ensemble de la Birmanie.

Ma Shinma ou Maing Shinma ? Les avis des pêcheurs divergent en effet


sur la prononciation exacte et la façon d’écrire le nom de l’esprit, puisqu’en
pratique, il ne l’est jamais. Ainsi, certains nomment l’esprit maing”shin-ma’
au lieu de ma’shin-ma’, permettant de relier ce nat à la figure plus connue
dans le reste de la Birmanie qu’est le lamaing”, patronne des cultivateurs et
des bateliers. Elle est notamment connue en Birmanie centrale, car elle
apparaît dans l’introduction des cérémonies aux 37 Seigneurs, et « s’incarne
en jeune suivante de la reine » (Brac de la Perrière 1989 : 147). Le rappro-
chement entre le lamaing” et Ma Shinma apparait dans la quatrième version
du mythe et me fut déjà suggéré par une nat kadaw de Mergui. En effet, en
tant que nat-thami”, esprit féminin, il est courant d’employer pour le lamaing”
le terme de shin-ma’ signifiant « seigneur-femme », donnant lamaing”shin-ma’.
Il s’agit plus probablement d’un rapprochement fonctionnel entre des
figures connues du panthéon birman et l’esprit gardien du bateau, devant la
nécessité d’affirmer l’origine birmane du culte. Le Kawa Lemaing apparaît
dans une croyance birmane relative à la venue du « Roi des Dieux »,
Thagya-min, qui n’est autre que le roi des nat. Il s’agissait effectivement d’un
astrologue qui par ses pouvoirs, dont celui de voler dans les airs, suscita la
curiosité de Thagyamin :

159
Hégémonies birmanes

« Sa notoriété atteint bientôt les quatre coins du monde et il devint


ainsi connu sous le nom de ‘Kawar lamaing’, ou ‘la Lumière de la
Sagesse’. » (Maung Htin Aung 1960 : 28-29).

Par ailleurs, il est vrai que dans le Sud du Tenasserim, les Birmans
originaires de la région ont pour habitude de « manger » les mots de manière
prononcée. Parallèlement à cela, le conteur de la quatrième version du
mythe incite à aller chercher les origines de Ma Shinma en Inde, ce qui
permet également d’inscrire le nat dans la tradition maritime indienne,
agissant comme un repère historique puisque l’influence des Indiens sur la
navigation en Birmanie est indéniable. De plus, cette version permet
d’éclairer la relation suggérée par la troisième version du mythe entre Ma
Shinma et les esprits des arbres. Ma Shinma a la faculté de voir les esprits
habitant dans le bois nommés yok-khaso”. Ils ont effectivement une place
particulière dans l’imaginaire des charpentiers navals, et il n’est pas rare que
la construction d’un bateau soit abandonnée, car des yok-khaso” logent
encore dans le bois des planches et autres matériaux, et dont la présence se
manifeste par des accidents à répétition, et parfois même des morts sur le
chantier ou dans l’entourage des personnes qui y sont impliquées. La famille
du propriétaire du bateau est la plus vulnérable à la colère d’un yok-khaso”
que l’on n’aurait pas respecté. Or, durant la construction des différents
bateaux de pêche qui sillonnent le Tenasserim, Ma Shinma intervient
d’abord en tant que protectrice des charpentiers avec notamment pour
fonction de les prémunir contre les actions potentiellement néfastes des
esprits des arbres. Elle devient ensuite la gardienne des pêcheurs au moment
de sa personnification, par le biais d’une jeune fille. Elle doit être née un
dimanche, pour que son nom puisse commencer par aung, qui signifie le
« succès »108. La jeune fille amène avec elle une boîte contenant les attributs
d’une jeune femme birmane, htamein109, parfum (yei-hmwei”), thanak-kha”110,
colliers, etc. Cette boîte entreposée sous la proue restera là, même pendant
les campagnes de pêche111. La proue est donc animée grâce à ces objets, et
parfois par l’ajout de motifs abstraits faits au thanak-kha”, de la même
manière dont les femmes se protègent du soleil et s’embellissent de cette
substance de couleur jaune. Enfin, la jeune femme restera assise sur le bateau

108 Le choix des noms birmans se fait suivant les jours de la semaine, auxquels correspondent

certaines consonnes de l’alphabet.


109 Robe traditionnelle birmane.

110 Maquillage odorant de couleur jaune fait d’un mélange d’eau et de poudre des racines et de

branche de bois (Limonia acidissima) et dont les femmes s’enduisent le visage et les parties du
corps exposées au soleil. Il a en effet des vertus protectrices en même temps qu’il sert d’attribut
de beauté.
111 Il est possible cependant que la boîte soit retirée de son emplacement originel parce qu’elle

gêne les manœuvres des filets. Dans ce cas elle peut être entreposée dans la cabine, ou parfois
laissée dans la maison du propriétaire.

160
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

au moment de sa mise à l’eau. Cette forme du rituel est souvent considérée


comme ancienne, car il a aujourd’hui tendance à être simplifié.
Pour la nat kadaw de Mergui, le rapprochement entre Ma Shinma et le
lemaing sert à une autre filiation, celle de la construction navale à la batellerie.
Un rapprochement dont il est également question dans les deux premières
versions.
Il est fréquent, surtout en saison des pluies, de voir un faisceau de feuilles
de canne à sucre attaché au mât du bateau. Ce mât, résilience du temps où la
marine était à voile, semble plus avoir des fonctions secondaires112 : il sert
parfois à accrocher une petite poulie en bambou aidant à remonter les filets,
ou comme support de la poutre faîtière faisant office de main-courante
notamment pour se déplacer par temps de grosse mer, et en cas d’avarie de
moteur, une petite voile improvisée peut y être fixée.
En revanche, la fonction symbolique de ce mât est très marquée, et trouve
son explication dans les pratiques rituelles des marins malais :

« Les Malais sont des marins depuis des temps immémoriaux,


leurs croyances animistes incluent les Esprits de l’Eau, de la mer
comme des rivières, et ces croyances s’expriment parfois dans les
obligations rituelles. Ainsi par exemple, il était autrefois coutume
d’insérer un nombre important de brins de feuilles de palmier à
sucre (sëgar kabong) au sommet du mât du bateau, en faisant
ressembler la pointe à un martinet de brindilles sombres. Cela était
destiné à empêcher l’Esprit des Eaux (Hantu Ayeer) de s’installer
sur le mât. L’apparence qu’il revêt lorsqu’il se matérialise est
décrite comme ressemblant à la lueur des lucioles ou aux
phosphorescences de mer – apparemment une forme de feu de
Saint-Elmes ». (Skeat 1900 : 279) [Traduction de l’auteur].

Or, l’espace mythique des pêcheurs birmans présente également ce type


de phosphorescence désignée sous le nom de pin-le-son”, littéralement
« ensorceleuse113 de mer ». Un terme qui désigne également les luminescences
observables la nuit dans les eaux saumâtres 114 , causées par un type de
plancton phosphorescent.
Pour les pêcheurs birmans, le pin-le-son” n’est pas la manifestation directe
de l’esprit de la mer, personnifié chez les Malais sous le nom de Hantu Ayer,
et comparable à U Shin Gyi, le nat des eaux salées. Néanmoins U Shin Gyi
protège les marins, et même s’il est autant craint que respecté, il n’est pas

112 Sauf dans un cas précis, celui des bateaux – de manière générale les bateaux malais
(pashu”hlei) – servant à la pêche aux sennes tournantes, sur le sommet duquel le « spécialiste du
poisson » (nga”hsaya) se poste pour détecter les bancs de poissons.
113 Même si cette entité reste éloignée de la « sorcière » que nous connaissons dans la tradition

judéo-chrétienne, je traduis ici le terme de son” par « ensorcelleuse » en référence au pouvoir de


cet esprit femelle de rendre les marins fous.
114 Myanmar Language Commission 1996 : 268.

161
Hégémonies birmanes

censé se manifester auprès des pêcheurs autrement que pour leur venir en
aide. J’ai par ailleurs souligné qu’il existait également des esprits non figurés
de la nature, également désignés par le terme générique de nat, tels les
esprits des arbres. Or, ceux-ci peuvent effectivement créer des ennuis à ceux
qui ne prennent pas garde à les respecter. Les pêcheurs sont peu enclins à
discuter de ces esprits, car ne pas en parler, c’est éviter d’attirer leur
attention. Néanmoins, ils se retrouvent implicitement dans le rituel de
départ du bateau qui termine par une offrande d’eau de coco, de riz et de
canne à sucre jetée à l’eau qui, d’après les pêcheurs, est censée « nourrir les
poissons ». Il faut comprendre : les esprits ou esprits-poissons. Ainsi, un
pêcheur m’a confié être passé un jour de l’autre côté de la frontière, en
Thaïlande, pour aller voir les prostituées115. Lorsqu’il fit part, peu après son
retour en mer, de son expérience aux autres membres de l’équipage, un
esprit-poisson (nat-nga”) arriva sur le bateau. Pour le faire disparaître, le
capitaine versa un bol de riz à la mer ainsi qu’un verre d’eau douce116 (façon
de nourrir les esprits de la mer), offrande également effectuée lors du rituel
de départ. Les pêcheurs, quant à eux, se contentèrent d’une offrande de
poisson à la base du mât menaçant. Il s’agit donc de réprimer un acte
immoral – la relation avec les prostituées – et politique – le passage de la
frontière. Ce sont là deux réalités auxquelles les pêcheurs sont souvent
confrontés, la tentation d’aller gagner plus d’argent en passant la frontière –
plus de la moitié de la population de Ranong, ville frontière thaïlandaise, est
birmane (Boutry et Ivanoff 2009) – et celle de satisfaire certains désirs
frustrés par les séjours en mer. Cette transgression sociale est une projection
de l’exogamie qui menace les pêcheurs et le franchissement sans retour
d’une frontière culturelle se confondant dans le mythe avec celle nationale.
L’univers symbolique et rituel décrit par Skeat en 1900 peut encore être
observé de nos jours. Ruohomäki (2000 : 489) a étudié une communauté
musulmane de pêcheurs à Pha Nga, au Sud de la Thaïlande. On y apprend
que les marins célèbrent également des esprits gardiens féminins, protecteurs
du bateau et de l’équipage. L’auteur explique que le Mae Yaa Nang Rya,
l’esprit du bateau, communique avec les pêcheurs par l’intermédiaire des
rêves, tout comme Ma Shinma. Par ailleurs, Mae Yaa Nang Rya sert de
protection contre les éléments et certains phi jin117, ou esprits, apparaissant
sous la forme de lumière ou de boule de feu. Qu’est-ce que cette boule de
feu, ou pin-le-son”, pour les pêcheurs Birmans ?

115 Non pas qu’il n’y en ait pas en Birmanie, mais le passage de la frontière est ainsi frappé
d’une double transgression, politique et sociale.
116 Acte rituel que l’on retrouve chez les Moken également.
117 « La pulpart des esprits gardiens sont également connus en tant que phi jin, dont il est dit

qu’ils apparaissent sous la forme de boules de lumière ou de feu. Les phi jin peuvent être bons
ou mauvais. » (Skeat 1900 : 490).

162
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

Il s’agit d’après ces derniers d’une réincarnation, dont voici l’histoire


contée par un marin de Kawthaung :

« Une femme indienne, qui allait vers le Sud de la Birmanie depuis


une île située en Inde, embarqua à bord d’un bateau de commerce.
Mais le capitaine, submergé par son désir et la beauté de l’Indienne,
viola la femme. Celle-ci, avant de mourir, invoqua de revenir
tourmenter les marins dans ses prochaines vies (bawa’ hset taing-),
et d’être toujours « au-dessus du capitaine ». C’est pour cela qu’elle
devint une « ensorceleuse indienne » [le pêcheur emploie le terme
de kula” son”] ».

Il ne fait aucun doute pour l’ensemble des marins birmans que le


pin-le-son” est d’origine indienne. En regardant du côté de l’Inde, un des
premiers récits où apparaît la divinité Mekhala (ou Manimekhala) est un
texte du nom de « Manimegalai, ‘Le Dit de l’Anneau’, roman tamil en
30 chants contant les aventures d’une jeune fille bouddhiste, vierge et
martyre, qui comporte de longues descriptions de voyages sur mer et des
contes fantastiques, attribué à un marchand de grains indien du Sud de
l’Inde […] qui aurait vécu vers le VIe-VIIIe s. » (Frédérick 1987 : 719). Or, à
l’origine, Manimekhala fut en Inde une divinité protectrice pour les
navigateurs et les marchands de la mer en péril. Elle veillait sur les côtes du
Cap Comorin et l’embouchure de la Godaverî (ou port de Kaveri), et recevait
un culte de la part des marins qui l’exportèrent vers l’Est (Thierry 2001 :
312). Elle fait partie depuis de l’imaginaire marin de l’Asie du Sud-Est, que
ce soit au Cambodge (ibid.), en Thaïlande (Court et Ivanoff 2001) ou en
Birmanie (Bernot 1995).
Les rapprochements qui peuvent être faits entre le mythe d’origine du
pin-le-son” et les différentes versions de l’histoire de la divinité Manimekhala
sont nombreux. Dans l’histoire du pin-le-son” ci-dessus, la jeune femme prie
avant de mourir pour revenir tourmenter le marin dans ses prochaines vies,
suivant une conception tout à fait bouddhiste des renaissances. Le terme
employé, taing- (« invoquer »), qui porte également le sens de « demander à
une divinité d’être témoin » (Myanmar Language Commission 1996 : 180),
est peut-être la réminiscence d’une relation entre la jeune femme et la
divinité Manimekhala qui apparaît dans « Le Dit de l’Anneau ». En effet,
Levi (1930 : 608) raconte que l’héroïne de ce récit est une jeune fille née d’une
histoire d’amour entre un marchand et une danseuse, modèle de chasteté,
vivant dans le port de Kaveri (Puhar), à l’embouchure de la rivière du même
nom, qui était une place d’échange très importante entre l’Inde et l’Asie du
Sud-Est dès la fin du IIe siècle ap. J.-C. jusqu’au IIe siècle, et qui fut détruite
au XVe siècle par l’envasement de la rivière. Cette jeune fille, Mekhala, par sa
beauté suscite l’amour du prince Udaya qui tentera de l’enlever durant le
festival d’Indra. Mais Mekhala est protégée par une divinité portant le même
nom, qui l’aide à fuir en l’emmenant sur une île sacrée du nom de

163
Hégémonies birmanes

Manipallavam. Il existe donc une analogie avec l’île d’où vient la jeune fille
qui va se réincarner en pin-le-son”, ainsi qu’une explication au terme taing-
qu’elle emploie probablement à l’encontre de Mekhala, lui demandant d’être
témoin de sa prière. Par ailleurs, le thème de la vierge martyre est central
dans ces deux mythes.
De plus, la forme même que prend la manifestation du pin-le-son”
autorise la comparaison avec le mythe de Mekhala. En Thaïlande d’après
Maurel, le conte populaire de Mekhala et Ramasura raconte ceci :

« Mekhala était une belle jeune fille née de l’écume légère d’une
vague. Un jour, Ramasura le méchant aperçut Mekhala. Il fut
frappé par sa beauté et tenta de la forcer à le suivre dans son
royaume. Mais Mekhala refusa. Ramasura lança alors sa hache, qui
fait tomber la foudre, sur Mekhala. Mais, celle-ci, grâce à une boule
de cristal qui réfléchit les éclairs, put se protéger. Contraint de
battre en retraite, Ramasura déclencha une pluie terrible qui lui
permit de s’échapper. Depuis lors, Ramasura renouvelle
fréquemment ses assauts sur Mekhala en lançant sa hache qui fait
tomber la foudre. Et la jeune fille utilise toujours le même
subterfuge – la boule de cristal qui réfléchit les éclairs – pour se
défendre » (Maurel 2001 : 166, note 25).

Ramasura déclenche une pluie terrible, rappelant celles qui s’abattent sur
l’archipel pendant la mousson, avec lesquelles apparaissent le pin-le-son”.
Boule de feu ou de lumière, celui-ci semble être à la fois la « boule de
cristal » de Mekhala et la foudre de Ramasura. Toujours dans l’histoire de
Mhekala et Ramasura, tel qu’elle est jouée dans le théâtre thaïlandais au
début du XXe siècle, Wilhelm, prince de Suède, rapporte que Mekhala
possède une perle avec laquelle elle est capable de produire des éclairs
(Wilhelm 1915).
La grande force syncrétique qui anime la construction de l’espace
mythique des pêcheurs birmans se dessine ainsi progressivement.
Car sans avancer que la manifestation des phi jin des pêcheurs malais du
Sud de la Thaïlande soit liée à la divinité Manimekhala, leur extraordinaire
ressemblance avec le pin-le-son”, dont les éléments du mythe le lient
lui-même au panthéon des croyances d’origines indiennes, ne peut être niée.
Levi rappelle d’ailleurs qu’en dépit de sa présence dans le Pali Jakata,
Mekhala était avant tout une figure locale, attachée au port de Kevari, et
dont le culte et l’histoire furent colportés de ce haut lieu du commerce de
l’est asiatique vers le reste de l’Asie du Sud-Est. Le pin-le-son” rappelle que la
Birmanie, prise en étau entre l’Inde et la Chine, a reçu une grande influence
de la première au moins en ce qui concerne le monde de la navigation,
comme le montre encore la domination des calfats d’origine indienne sur les
chantiers navals du Tenasserim et du reste de la Birmanie d’ailleurs. Grâce à
la réorganisation de l’ensemble des emprunts, qu’ils soient d’origine

164
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

austronésienne ou indienne, en un système symbolique et mythique propre


aux pêcheurs birmans, le bateau devient le vecteur de la socialisation sur
l’inconnu, et les esprits sont les gardiens de l’ordre moral et de la culture les
préservant d’une exogamie destructrice.

Exogamie mythique et ordonnancement des cultes

Car le mythe d’origine birman du pin-le-son” fait porter aux pêcheurs, et plus
particulièrement au capitaine du bateau, le fardeau originel d’une
transgression de l’ordre moral. Tout comme Ma Shinma naît d’un rejet de la
terre, le pin-le-son” fait état d’une union contre nature entre les pêcheurs et la
mer. La boule de feu apparaît d’ailleurs principalement en saison des pluies,
lorsque la mer est déchaînée, et plus « sauvage » que jamais. L’environnement
physique est intimement lié aux manifestations d’ordre mythique ou
fantastique.
Un pêcheur (de confession catholique) raconte à propos de son fils – qui,
dit-il, n’était pas près à croire l’existence de ce genre de manifestation – que
lorsqu’il était en mer avec son équipage, pendant une tempête, le pin-le-son”
vint s’accrocher en haut du mât de leur bateau. Éffrayé, le fils, capitaine du
bateau, alla chercher une assiette de piments frits qu’il tendit à bout de bras
vers la boule luminescente qui disparut aussitôt. L’apparition du pin-le-son”
fut attribuée au comportement alcoolique d’un des marins. Le récit qui est
fait par Ruohomäki de la rencontre entre un marin et un phi jin rejoint la
même forme de morale que ceux recueillis auprès des pêcheurs ayant
rencontré un pin-le-son” : il s’agit de punir des actes de malveillance, ou le
manque de respect en l’occurrence envers un esprit gardien d’un lieu de
pêche, autrement dit, il s’agit de rappeler la fragilité de l’existence humaine
en mer. Les premiers éléments d’une complémentarité entre Ma Shinma et le
pin-le-son”, l’un et l’autre ayant pour rôle de prémunir et de punir des
comportements asociaux dont le milieu marin est implicitement créateur
apparaît alors.

Malgré les protections, si le pin-le-son” parvient à s’accrocher au mât, il


existe plusieurs façons de l’en faire partir. Il peut s’agir de piments frits, et
plus souvent encore de nga”pi’. Si le mât est frotté avec la pâte de crevettes,
la boule de feu s’en ira. Car le pin-le-son”, lorsqu’il s’accroche au mât, est de
taille raisonnable, mais s’il n’est pas rapidement ôté, il menace de grossir et
de faire perdre la raison à l’équipage :

« Le pin-le-son” vient répondre à quelque chose de mal sur le


bateau. En fait, le pin-le-son”, quand il est accroché, si on fait
quelque chose de mal, d’interdit sur le bateau, quelqu’un qui se
trompe de croyance, il peut posséder la personne [kho” signifie

165
Hégémonies birmanes

« voler » dans le sens de dérober]. Ainsi, sur le bateau, les uns


peuvent se retourner contre les autres… ».

Si, comme je le disais, la relation entre la canne à sucre sur le mât et sa


fonction de protection contre les pin-le-son” n’est pas formalisée, la fonction
symbolique du mât se retrouve dans le discours des pêcheurs :

« Cette fois-là il n’y avait pas de mât sur le bateau. Le pin-le-son”


est venu s’accrocher dans les cheveux d’un marin. Il fallait
l’enlever, mais surtout ne pas le toucher. Alors comment on a fait ?
On lui a uriné sur la tête. Voilà, c’est ce genre de choses… en
général, c’est pendant la saison des pluies, quand il pleut vraiment
beaucoup. »

Ce discours fait référence à la malédiction proférée par la femme indienne


à l’encontre du capitaine, le menaçant de toujours être « au-dessus ». En
l’absence de mât donc, le danger est qu’il s’accroche à quelqu’un, ce qui,
bien évidemment, est beaucoup plus dangereux, car il risque d’être emporté.
Si la présence de la canne à sucre n’est pas, pour les pêcheurs de
l’archipel, un moyen de se défendre contre les pin-le-son”, il est cependant
une plante qui a récupéré cette fonction : « Moi, quand je suis parti avec un
bateau de Kawthaung qui transportait des « kyauk phayoun-thi” », le pin-le-son”
est venu s’accrocher. On a mis les légumes sur le mât et il a eu peur » (extrait
d’interview avec un pêcheur de Kawthaung). Les kyauk phayoun-thi” sont des
courges (Benincasa cerifera, syn Cucurbita pepo), qu’il n’est pas rare de trouver
accrochées aux mâts des bateaux, dans un petit filet attaché juste en deçà du
faisceau de canne à sucre.
Le pouvoir de la courge est celui de la plante cultivée contre l’expression
du sauvage, un légume qui pousse au raz de la terre. La courge peu ainsi
opposer sa force civilisatrice et sociale à la double force du pin-le-son”,
produit de la mer se manifestant dans le ciel.
Quant à l’explication la plus souvent donnée par les pêcheurs sur la
présence de canne à sucre sur le mât est que son nom, kyan, signifie
également « une pensée », ou « un plan » (Myanmar Language Commission
1996 : 39), mettant ainsi la campagne de pêche sous de bons auspices.
Cependant, cela n’exclut en rien sa fonction protectrice (et notamment contre
les pin-le-son”), preuve en est la multiplication des pousses de canne à sucre
toutes fraîches ornant le mât des bateaux à l’arrivée de la saison des pluies.
L’explication à travers le nom birman de la plante semble un processus
d’appropriation du rituel a posteriori, rituel appartenant à un substrat
culturel malais ou proto-malais, en tout cas s’étendant à bien plus que le seul
Sud de la Birmanie. Deux éléments – la canne à sucre et le pin-le-son” –
appartenant au même système symbolique au départ – rituel de protection
contre l’esprit de la mer chez les Malais, et sur les bateaux de Thaïlande
également auxquels on peut est encore parfois accroché un faisceau de

166
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

cannes – sont repris ensemble, mais intégrés différemment au système


symbolique birman. Le processus de réappropriation de ces emprunts rituels
se prolonge dans certaines pratiques innovantes. Ainsi, la canne à sucre est
parfois remplacée sur le mât par des fleurs (orchidées) dont le nom contient
la monosyllabe aung signifiant « succès ». Cela souligne l’importance de la
relation au nom, entre pertinence linguistique et efficacité symbolique des
pratiques. Une relation que l’on retrouve dans le rituel de mise à l’eau du
bateau, auquel participe une jeune fille dont le nom contient également la
monosyllabe aung, shwei (« or »), ou encore dans le rituel de départ par le
biais d’offrande de plantes dont le nom est également significatif.

Une fois les pratiques rituelles inscrites dans un ordre mythique dont le
culte de Ma Shinma est l’élément nodal, il reste à intégrer ce culte au
système plus vaste du culte des nat « birmans ».
La troisième version du mythe d’origine de Ma Shinma, dont l’histoire se
déroule exclusivement dans un environnement terrestre (jusqu’à ce que la
benjamine demande au roi à devenir le nat du bateau), montre combien Ma
Shinma est née d’un rejet de la terre vers la mer. Elle a également un autre
intérêt, celui de sa structure et d’un thème qui se retrouve dans un autre
mythe d’origine birman, la colère des esprits de la forêt.
Dans la littérature birmane (Maun Tchaun Da 1979 : 56-62 et Bha Nyunt
1981 : 146, cités par Brac de la Perrière 1984 : 350) Abo (« le vieux », disciple
de U Shin Gyi évoqué précédemment dans le rituel de propitiation du nat
gardien des eaux salées), serait le père des deux nat-thami” (esprits féminins)
gardiennes de l’île des Belles qui séduisirent Maung Shin (U Shin Gyi). Abo,
karen-birman ou karen-môn selon les versions, vivait de pêche et de chasse
dans les jungles du delta, sous la protection de l’esprit de l’arbre lamu’118
auquel il faisait des offrandes quotidiennes. Mais un jour, exaspéré par le
retard de l’esprit à leur rencontre, l’homme dispersa d’un coup de pied les
mets qu’il avait disposés au pied de l’arbre. L’esprit, pour le punir, fit en
sorte que l’homme revienne bredouille de la chasse. En colère, l’homme
abattit l’arbre et le jeta à la rivière, et l’esprit dut ainsi se réfugier dans les
deux filles du vieux, qui en moururent et devinrent les gardiennes de l’île
des Belles.
La colère de l’esprit de la forêt causant la mort de la (ou des) jeune(s)
fille(s) ainsi transformé(es) en nat-thami”, est un thème commun à ces deux
mythes. Frère et sœur dans la version de Ma Shinma, père et fille dans celle
de Abo, mortes dévorées par un tigre ou habitées par l’esprit de l’arbre
lamu’, ces quelques variations n’en soulignent que plus encore la ressem-
blance entre ces deux mythes. Ainsi, Ma Shinma pourrait être une des filles
d’Abo, une des esprits féminins qui causèrent la transformation de Maung
Shin en maître des eaux salées, U Shin Gyi.

118 Arbre poussant dans les ruisseaux saumâtres, Sonneriata M. (Judson 1893 : 904).

167
Hégémonies birmanes

Ma Shinma « l’étrangère » – associant des origines indiennes qui lui sont


attribuées dans la version l’affiliant au Kawa Lemaing, karen et môn en tant
que fille potentielle d’Abo – entretient donc un lien étroit avec Maung Shin
et cette alliance dangereuse parce qu’elle implique une divinité marine, ou
en tout cas aquatique, précipite sa transformation en nat, devenant ainsi U
Shin Gyi. C’est l’exogamie mythique qui intègre les substrats et exprime un
rapport de la centralité birmane aux périphéries, autrement dit un processus
de birmanisation. C’est également la façon dont le substrat karen à travers
Abo et le culte des frères et sœurs karen est intégré dans l’espace mythique
des pêcheurs du delta. Cette exogamie est mythique en ce qu’elle reflète,
comme dans bien des histoires de nat plus connus à travers la Birmanie,
l’impossibilité de l’alliance avec l’Autre. En effet, dans le mythe de Min
Mahagiri, un esprit Pyu, ou encore dans de celui de Ko Thein Shin, un
prince shan, le roi épouse la sœur respective de chaque héros, soit pour tuer
celui-ci (Min Mahagiri) ou pour le soumettre (Ko Thein Shin), provoquant à
chaque fois la mort de son épouse ne pouvant supporter celle de son frère
(Brac de la Perrière 2002b : 31-48). L’exogamie pratiquée par les rois dans le
but d’incorporer les populations périphériques au royaume était d’ailleurs
toujours contrebalancée par des mariages endogames, souvent au sein des
lignées de cousins de première génération, pour préserver la « pureté » de
la lignée royale. L’exogamie rejetée dans la réalité de la pratique l’est
donc doublement à travers le mythe.
L’exogamie menace et, en conséquence, structure l’avancement du front
pionnier birman en un processus instituant des cultes représentant des
localités et des identités, pyu, shan, môn, karen, etc. Au niveau de la
construction du territoire birman, ou de son unification, l’exogamie permet
par le jeu des alliances de hiérarchiser le rapport du centre (royal) birman
aux périphéries participant à un processus de réification identitaire (le culte
de Ko Thein Shin n’est pratiqué que par les Birmans, pas les Shan, et ainsi
des frères et sœurs karen dans le delta). Au niveau local, pour les Birmans
qui entreprennent l’avancée du front pionnier, elle permet de constituer une
dynamique identitaire à partir d’éléments cultuels et rituels exogènes ne
participant pas d’une réification, mais, au contraire, d’une négociation avec
l’Autre. C’est ainsi que dans le mythe d’Abo, jetant l’arbre à la rivière, point
d’origine du premier bateau descendant du continent, et comme toute
rivière se jetant à la mer, la filiation mise en évidence d’un point de vue
technique entre la batellerie et les constructions navales maritimes birmanes
au niveau du mythe (Boutry 2004) est ici rappelée. De plus, certains
pêcheurs disent qu’Abo serait l’esprit qui habite la poupe des bateaux,
homme tué par un yok-khaso” après avoir déféqué sur son arbre, ce qui ne
fait aucun doute sur son identité commune avec le Abo disciple d’U Shin
Gyi. Or, la poupe est l’élément qui, en plus du monoxyle, rattache le bateau
maritime birman « traditionnel » construit sur la base d’un monoxyle identique
aux pirogues employées sur les fleuves et objets de courses annuelles, encore
aujourd’hui dans quelques régions de Birmanie et notamment à Moulmein.

168
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

Cette pirogue peut parfois prendre la forme d’un nâga, comme à Tenasserim
où elle fut longtemps le centre des courses annuelles disputées sous le regard
de la cour et aujourd’hui ressuscitées par quelques érudits bouddhistes de la
ville. En mer, ces pirogues sont relevées de bordés et prennent le nom de
doun-hlei ou hlaung” hlei sur le littoral entre l’Arakan et Yangon ou encore
shan”-ma’-pe’ dans le Tenasserim, où les bateaux se distinguent de ceux du
delta par la présence d’une proue permettant de mieux fendre les vagues. La
poupe sur laquelle se tient le capitaine, pe’nin” (littéralement « qui se tient
sur la poupe »), sert de classificateur pour établir une typologie de
l’ensemble des embarcations de la pêche du Tenasserim (ibid.). La présence
d’Abo dans cette pièce supporte cette probable origine mythique du bateau
birman, et confère à la poupe une grande portée identitaire. La proue est
quant à elle le marqueur identitaire des pêcheurs du Tenasserim, refuge et
symbole de Ma Shinma.

Le bateau devient un espace social restreint pour les pêcheurs lorsqu’ils


sont en mer, un microcosme contenu par les deux esprits que sont Ma
Shinma, demeurant dans la proue, et Abo, disciple d’U Shin Gyi, demeurant
dans la poupe. Le bateau est à lui seul l’expression d’un lien entre l’univers
birmanisé d’U Shin Gyi et celui moins normalisé de Ma Shinma. Les
pratiques rituelles traduisent également cette nécessité d’ordonnancer les
différents cultes et de les ériger en un système conférant au bateau sa
fonction à la fois socialisante et identitaire. Avant une campagne de pêche, le
capitaine du bateau est en charge d’effectuer un rituel de départ, décomposé
en trois étapes.

La première consiste en un rituel propitiatoire à U Shin Gyi. Une prière


est dite en birman face à son autel par le capitaine pour quérir la protection
de l’esprit pendant la pêche. Des bâtonnets d’encens sont brûlés face à l’autel
et transportés sur le bateau en même temps que des offrandes constituées de
riz gluant, de chiques de bétel, de feuilles de tabac, de let-phet-thok (mixture à
base de feuilles de thé macérées), de haricots secs, de sésame, une noix de
coco, et divers fruits : pommes, mandarines, mangoustans, des fruits chers,
car importés, soulignant la générosité du capitaine dans sa manière de
s’attirer les bonnes grâces de l’esprit. Les fruits sont toujours verts. Comme
le remarque Brac de la Perrière (1984 : 145), « la salade n’est pas salée, car
cela déplairait au Seigneur des régions baignées par les eaux saumâtres ». La
noix de coco est une constante dans les rituels, souvent considérée comme la
« tête » du nat. Ainsi, le nat gardien du foyer, est représenté dans la maison
par une noix de coco entourée d’un foulard, car dans le mythe d’origine,
considéré comme le mythe d’origine du culte des 37 nat également, l’homme
périt brûlé avant de devenir nat, et seule sa tête ne se consuma pas. Le
symbolisme de la tête noix de coco se retrouve donc dans la plupart des
versions du culte, chez les particuliers comme chez les médiums (ibid.). La

169
Hégémonies birmanes

noix de coco est souvent considérée comme un autel minimal pour le culte
d’un nat.
Une fois à bord, la proue est lavée avec du shampoing (khaung”shaw-yei).
Les offrandes sont ensuite amenées à bord et déposées sous la proue. Le
capitaine retire les anciens tissus noués à la proue, et y substitue des pièces
neuves119. Les bâtonnets d’encens sont glissés entre la proue et les tissus.
Enfin, du parfum de femme (yei-hmwei”) est versé sur la proue, qui est
ensuite enduite de thanak-kha”. La proue, tête de l’esprit Ma Shinma, est ainsi
animée comme le visage d’une femme. Notons la portée symbolique des
tissus noués autour de la proue comme ils le sont autour de la « tête » du nat
gardien de la maison symbolisée par une noix de coco. Une bougie est
allumée, de l’eau salée et du riz sont versés de chaque côté de la proue, puis
de l’encens est planté en trois endroits : sur le moteur, les hameçons et la
proue. Une grande partie de ce rituel est semblable à celui effectué au nat
lorsque les pêcheurs sont en mer.
Enfin, une offrande est faite à Bo Bo Gyi (terme signifiant « grand-
père »), le nat gardien du village. Tout d’abord, un verre de riz blanc est jeté
à l’eau, sur chaque bord et devant la proue ; une noix de coco est ensuite
passée au-dessus de la bougie, puis coupée pour en verser l’eau à la mer, de
chaque bord du bateau et devant la proue. De la canne à sucre est également
découpée et jetée à l’eau de chaque côté et devant la proue. Cette offrande,
tout comme le verre d’eau douce et le riz blanc, est destinée à nourrir à la
fois le nat du village et les « esprits-poissons » (nat-nga”). Notons que les
Malais nourrissent également les esprits de la mer et des rivières à l’abord de
passages particulièrement dangereux comme les hauts-fonds, les bouches de
fleuves, ou les rapides, à l’aide de riz cru et de feuilles (Skeat 1900 : 280)120.
Les Moken, lorsqu’ils rencontrent des cétacés, font une offrande d’eau douce
dont la fadeur, en plus de quelques incantations, permet d’annihiler la force
de l’eau de mer qui est vivante (Ivanoff 2004 : 421), ce que font également les
marins birmans du Tenasserim dans un cas similaire.
Enfin, dans certains endroits, à Kawthaung par exemple, où un temple de
Shin Upagotta est présent sur l’île située juste en face de la ville, les marins
effectuent une prière depuis leur bateau, face à l’autel.

Le rituel démarre donc face à la maison, pour terminer sur le pont. U


Shin Gyi fait la transition entre les milieux terrestre et marin, la maison et le
bateau. Les hommes quittent le foyer, et partent en mer sous la protection
constante de l’esprit des eaux salées. Ainsi, ce nat qui incarne le passage,
symbolise de même la transition répétée des pêcheurs entre deux phases de

119 Il faut noter que les anciens bouts de tissus sont rarement jetés et de préférence liés à une

autre pièce du bateau, comme le mât ou parfois les perches servant à ramener les filets de la
pêche au lamparo, pour « attirer les prises ».
120 L’auteur ne précise pas la feuille de quelle plante il s’agit. Les Malais musulmans fabriquent

parfois des talismans en inscrivant des textes arabes sur une feuille qu’ils jettent dans la mer.

170
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

leur vie : la vie au foyer, sous la protection de l’esprit gardien de la maison et


du village (Bo Bo Gyi), et leur vie à bord, sous la protection de Ma Shinma.
U Shin Gyi est omniprésent, puisqu’il n’est réellement lié ni à la maison, ni
au bateau, d’autres esprits s’en chargent. Cela justifie pour les pêcheurs
l’absence de tableau du nat dans les autels situés dans la cabine du bateau :
« Il n’a pas besoin d’être représenté, puisqu’il est partout en mer » disent-ils.
Et en effet, les marins, lorsqu’ils voient arriver un gros temps par exemple,
peuvent effectuer également un pwe à U Shin Gyi à bord. Auquel cas, les
mêmes offrandes sont répétées en trois assiettes (comme dans le rituel
pratiqué dans le delta) disposées à la proue, une près du moteur, et une au
centre du bateau. Cependant, dans la prière – recueillie auprès des marins
pêcheurs de l’archipel – qui lui est faite, il est invité le temps d’une
invocation, puis prié de regagner son domaine :

« Oh Maître des Eaux Salées, Seigneur U Shin Gyi,


Nous vous faisons ces offrandes.
S’il vous plait, goûtez les offrandes avec votre armée (trois fois).
Grand-père (trois fois),
Protégez nous des dangers en mer quels qu’ils soient et accordez
nous le profit dans notre commerce.
Après avoir goûté nos offrandes, retournez s’il vous plait à votre
domaine. »

Par ailleurs, il est possible d’établir une opposition entre les nat U Shin
Gyi, masculin, et Ma Shinma, féminin. L’un et l’autre ont des prérogatives
semblables, c’est-à-dire protéger les marins des périls de la mer, et assurer
des campagnes de pêche fructueuses. Cependant, U Shin Gyi, qui fait l’objet
d’un culte quotidien lorsque les pêcheurs sont à terre, se rapproche du statut
de nat de lignée et peut être considéré comme le protecteur d’une famille et
de son appartenance, que ce soit à la région du delta ou au Tenasserim. Il
représente la tradition, le monde d’où l’on vient. Quant à Ma Shinma, elle
est rattachée à la vie à bord. Le premier, esprit masculin, symbole d’un
monde maîtrisé (puisqu’il s’exprime à travers une descendance), et donc
domestiqué, s’oppose à l’esprit féminin, symbole de fécondité, évoluant
dans un monde dont la richesse est contrebalancée par sa dangerosité, le
monde sauvage. Cette dualité entre monde « domestiqué » et monde
« sauvage » est corroborée par la présence d’un tableau du nat U Shin Gyi
dans les cabines de pilotage des cargos uniquement, cabines qui abritent en
outre des couchettes. Elles sont un lieu de vie pendant des campagnes
pouvant durer plus d’un mois, que l’on tente donc de domestiquer en y
entreposant le tableau du nat des eaux saumâtres. En effet, ces trajets de
longue durée peuvent être perçus comme une migration du foyer, et donc
du nat de lignée. Enfin, derrière le gouvernail est parfois placé un triangle
confectionné par les moines bouddhistes, fait de trois baguettes de rotin
aplaties (rappelant les Trois joyaux du bouddhisme), et appelé payeik- yut,

171
Hégémonies birmanes

qui signifie réciter des sutta destinés à éloigner le mal ou la peine (payeik)
(Myanmar Language Commission 1993 : 252). Cet objet est imprégné des
pouvoirs par les moines, dont le fil de coton, payeik-khyi, qui intervient dans
l’ensemble des rituels de lien du bouddhisme. Pour en revenir aux bateaux
de pêcheurs, il se peut qu’il y ait un petit autel bouddhiste dans la cabine
située à l’avant et au-dessus du moteur. Cette pratique est toutefois très peu
répandue. Pour les pêcheurs donc, une fois en mer, seule Ma Shinma
s’occupe du bateau et de l’équipage qui lui rend un culte quotidien.
Quel que soit le cas de figure, cargo ou petite embarcation de pêche,
l’équipage effectue une prière quotidienne à l’esprit gardien du bateau.

Enfin, le dernier niveau d’intégration du mythe de Ma Shinma au corpus


birman passe par un processus classique de récupération par la royauté et le
bouddhisme. Car depuis l’adoption du bouddhisme par la royauté birmane,
son intervention est une condition presque sine qua non pour la création d’un
nat. De manière générale, sont transformés en nat des héros qui menacent la
souveraineté du roi, qui, après les avoir tués injustement, les honorent en
leur instituant un culte. Les rois sont donc littéralement des « faiseurs » (Brac
de la Perrière 1992 : 202) de nat. Dans la deuxième version du mythe de Ma
Shinma, la jeune fille est arrachée à la forêt pour intégrer celui de la royauté.
Le roi ne la tue pas directement, mais c’est par les pouvoirs d’un ermite –
symbole du bouddhisme dénué de contexte social et politique, donc de la
nature bouddhique des choses – que la jeune fille va trouver la mort par son
frère, devenu un tigre incestueux. Dans la première version en revanche, le
roi tue directement sa femme qui deviendra la gardienne des bateaux. Mais
alors que dans les mythes d’origine des nat les plus célèbres du panthéon
des 37 Seigneurs121, la menace qu’ils représentent pour le royaume est le plus
souvent politique, les mythes de Ma Shinma s’appuient avant tout sur une
menace d’ordre culturel (adultère, inceste, le retour à l’état sauvage), créant
un lien entre l’origine culturelle et identitaire des pêcheurs (opposition
terre-mer, rejet économique, historique et politique vers la mer) et une
identité birmane s’appuyant sur la royauté et le bouddhisme.

Tokè « exogame », pêcheur infidèle et vice versa

Après avoir décortiqué la construction d’un espace mythique et partie de


son expression rituelle autour du motif de l’exogamie, il me reste à analyser
la question de la transmission, de la propagation et de la normalisation de
cet espace. En dépit d’une assez grande variabilité dans les mythes de Ma
Shinma et de la profusion d’éléments rituels cependant dispersés dans

Par exemple le Seigneur de la Grande Montage, tué parce qu’il possédait de trop grands
121

pouvoirs, devenant une menace pour la souveraineté du roi.

172
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

l’espace – d’un pêcheur à l’autre – le culte lui-même et les comportements


qui lui sont associés sont relativement homogènes d’une extrémité à l’autre
de l’archipel, entre Mergui et Kawthaung. Qui sont les vecteurs de cette
normalisation ? Pour les nat dont le mythe est relaté dans les chroniques
royales, tels Min Mahagri ou Ko Thein Shin évoqués précédemment, le roi
est le vecteur de leur institutionnalisation (à travers l’édification d’un palais
dédié au nat – nat nan” – et renfermant une statue de celui-ci) et souvent les
médiums (nat kadaw) par l’entremise de leur culte. En ce qui concerne des nat
plus locaux comme Ma Shinma ou les Shwe Kayin qui ne sont pas l’objet de
possessions, les médiums ne peuvent être les véhicules de la mise en
pratique du culte et le roi, en dehors du mythe, n’intervient pas dans leur
institutionnalisation. Les premiers à véhiculer le culte des Shwe Kayin dans
le delta sont des patrons de pêche pour la plupart originaires de Yangon.
Dans le Tenasserim, Ma Shinma et les interdits que son culte impose aux
pêcheurs lorsqu’ils sont embarqués sont avant tout imposés par les patrons
locaux. Dans la partie précédente nous avons explicité le parallèle entre les
relations qu’entretient le roi des sociétés des vallées envers ses sujets et les
relations d’interdépendance sociale, économique et religieuse qu’entretient
le patron-kyei”zu”shin envers ses clients dans la perspective de l’organisation
du territoire. Ce parallèle s’applique pareillement à la construction de
l’espace mythique. Le rôle structurant de la relation patron-client sur la
sphère socio-économique et la bouddhisation du territoire, en particulier
dans le contexte des fronts-pionniers, revêt la même importance pour la
normalisation d’un culte auprès d’une main-d’œuvre qui, dans le cas du
delta comme du Tenasserim, vient de l’ensemble de la Birmanie et dont les
origines diverses.
En quelque sorte, l’exogamie mythique est contractée par les patrons
(kyei”zu”shin et tokè) – comme elle l’est par le roi – qui absorbent l’ensemble
des éléments culturels endogènes et exogènes rapportés par leurs clients –
comme les sujets – servant à construire un système que les premiers se
chargent de normaliser. Ce rapport du « centre » aux « périphéries » est
essentiel dans l’établissement d’une continuité idéelle, celle d’une birmanité
assurée par les patrons, face à l’hétérogénéité réelle de l’avancement des
frontières de l’espace social. Le nombre de comportements à respecter
lorsque les pêcheurs du Tenasserim sont en mer, présentant de nombreuses
ressemblances avec les sociétés de pêcheurs malais par exemple, illustre
parfaitement l’impossibilité de toute entreprise individuelle d’agencement
de ces éléments rituels bien que ces comportements soient parfaitement
connus de la plupart des pêcheurs.

La pêche est un corps de métier dans lequel les savoirs sont très valorisés,
car les pêcheurs dépendent intrinsèquement de la connaissance de leur
environnement, un milieu mouvant, d’un jour ou d’un moment à l’autre. Les
pêcheurs se doivent donc de connaître leur environnement, de savoir
prévoir les gros temps, les marées, etc. Seulement, la pêche maritime dans le

173
Hégémonies birmanes

Sud de la Birmanie est encore une activité récente, et il est difficile de


remonter dans les familles de pêcheurs à plus de deux générations. Un des
rôles premiers du nat Ma Shinma est donc de « compenser » les lacunes dans
les origines et transmissions des savoirs liés à cet environnement. L’esprit
prévient et protège les pêcheurs, sublimant en quelque sorte leur « ignorance ».
Ma Shinma a été créée pour donner prise sur un environnement inconnu et
rassurer les pêcheurs en raccrochant ce nouvel univers à un panthéon
reconnu et fédérateur, leur donnant ainsi une identité et donc une force.
D’où certains comportements, comme celui de reporter le départ si un
moteur ne démarre pas : les pêcheurs diront que c’est une façon qu’a Ma
Shinma d’empêcher les marins d’aller vers des dangers qu’ils ne soupçon-
nent pas encore.
Ma Shinma assure également la pêche. Souvent, les pêcheurs psalmodient
en jetant le filet ou les hameçons : ma’shin-ma’wei, nga”-mya”mja”-hti”ba-sei,
« oh Ma Shinma, puisse le poisson être capturé en grand nombre ». Mais en
contrepartie de sa protection et de sa fortune, les marins doivent observer
quelques règles. La première concerne la façon de parler. Il est une règle
connue par tous les pêcheurs : « pin-le-hte-hma, pa”zak-hso”lo’maya’bu” »,
signifiant qu’« en mer, il ne faut pas avoir la ’bouche insolente’ ». Ainsi Ma
Shinma remplace l’injure la plus courante dans le Tenasserim, « aliyei », qui
se rapproche en français de l’expression « putain ». Les marins utilisent à la
place le nom du nat sous forme d’exclamation, « ma’shin-ma-wei », une forme
d’exorcisme dans les mauvaises passes, ou une manière de se plaindre
lorsque la pêche n’est pas réussie. Si les vagues se mettent à grossir, il ne faut
surtout pas le remarquer à voix haute, et de manière générale, ne pas
évoquer le danger même quand celui-ci est présent, car cela peut toujours
empirer, la « sauvagerie » de la mer n’ayant pas de limites, comme le montre
ce petit récit recueilli auprès d’un pêcheur de Mergui :

« Il y a quatre ans, un ami est parti pêcher sur un petit bateau avec
son père. Le temps devenu mauvais, il s’est exclamé : les vagues
sont grosses, nous allons avoir des problèmes. Son père lui répon-
dit, si tu dis cela, nous allons en avoir. Et le bateau a coulé ! Le père
lui-même s’est alors mis à jurer « ah, le bateau coule, nous voilà
finis », et alors un fantôme de mer est venu le toucher. Il l’a tiré par
les pieds vers le fond ».

Il est également interdit de boire de l’alcool sur le bateau, car alors les
comportements et les paroles ne sont plus maîtrisables. Cependant, la
première chose que font les pêcheurs lorsqu’ils se reposent entre deux nuits
de pêche, c’est boire ; mais jamais à bord, toujours à terre. Les échoppes qui
ouvrent dans les îles connaissent pour cela un succès certain. Le capitaine
d’un senneur que je rencontrai en 2006 et qui eut le malheur de boire sur le
bateau pendant une campagne, dans les îles de l’archipel, fut congédié par
son patron dès son retour à Kawthaung, la gravité du geste ayant motivé la

174
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

circulation de la nouvelle par les autres bateaux de la flotte. Alors que


l’interdit alimentaire et verbal du porc pratiqué par les pêcheurs du
Tenasserim l’est aussi par les pêcheurs du delta de l’Irrawaddy, sous la
protection des frères et sœurs Karen, l’interdit d’alcool à bord les distingue.
En effet, sur les bateaux des pêcheurs du delta, il est courant de faire une
offrande d’alcool au frère pour s’attirer sa protection. Il est tentant, dans le
cas des pêcheurs du Tenasserim, de ramener l’interdit du porc et celui de
l’alcool à une origine musulmane de cette pratique dans cette région
longtemps fréquentée par les Malais et sous le contrôle des musulmans du
Royaume de Golconda jusqu’au XVIIe siècle. Ainsi qu’il l’a été expliqué dans
le paragraphe dédié à la ville de Mergui, l’interdit du porc fait appel à des
représentations communes dans le monde malais et qui se retrouvent
également chez les Moken, où il est généralement associé au dugong, créature
ambiguë s’il en est et qui fut longtemps considérée comme une sirène dans
d’autres parties du globe.
J’ai également expliqué qu’il était interdit de se coucher sur le ventre,
symbolisant l’acte sexuel. Cela reviendrait d’une part à entrer en communion
avec le monde des esprits, union crainte sans aucun doute, et d’autre part, à
risquer un acte créateur dans un milieu déjà conçu comme celui de la
fertilité. Enfin, il est interdit de s’asseoir dos à la proue, c’est-à-dire manquer
de respect au nat (ce que l’on ne fait pas non plus en présence d’une
personne respectable). Par ailleurs, il s’agit peut-être d’une réminiscence du
mythe d’origine de Ma Shinma (deuxième version), dans lequel la jeune fille
va s’échouer alors qu’elle est assise sur la proue, dos à la mer. S’asseoir avec
les bras encerclant les genoux repliés est considéré comme de mauvais
augures pour la pêche. Ainsi, un pêcheur sur le bateau duquel je m’étais
assis de la sorte et qui me le fit remarquer, après une nuit de pêche à la
senne aux alentours de Nyawi qui ne fut pas réellement couronnée de
succès, ne manqua pas l’occasion de me démontrer le bien-fondé d’un tel
interdit. Enfin, siffler est aussi interdit, conformément à une croyance
répandue à en Asie du Sud-Est selon laquelle siffler peut attirer le vent. C’est
pourquoi il ne faut pas siffler pas dans la maison, ce qui attirerait le gros
temps à l’intérieur du foyer. Cholmeley avait déjà remarqué que les Moken
ne sifflent pas non plus sur leurs bateaux (Ivanoff 1997), et les Môn de
Birmanie (parmi d’autres) sifflent encore au moment de battre le riz pour
attirer le vent qui séparera le grain de son enveloppe. Or, plus que la pluie,
le vent est de loin l’élément le plus redouté par les pêcheurs, surtout
lorsqu’il se manifeste sous forme de cyclone (lei-mon-taing”). Il y a cependant
une façon de faire s’éloigner l’œil du cyclone en se saisissant d’une casserole
et d’en faire le tour du rebord avec une cuillère à riz, dans le sens inverse des
aiguilles d’une montre. Une variante de cette technique est de frapper sur la
casserole tout en ayant une cuillère fichée dans le puhso” (sarong), sur le
devant. Une autre protection est de jeter un couvercle vers la tornade pour
que sa trajectoire évite le bateau. La cuillère à riz est également utilisée dans
un rituel malais. Quand le vent est trop violent pour la navigation, un

175
Hégémonies birmanes

magicien accroche une cuillère à riz au mât du bateau en récitant une


prière122.

L’entreprise de l’ethnologue est en ce cas comparable à celle des


pêcheurs : la combinaison d’analogies entre les pratiques des pêcheurs
birmans, des Moken, des pêcheurs de Malaisie ou d’ailleurs semble infinie et
par conséquent ne peut apporter de réponse définitive et satisfaisante, si ce
n’est de souligner la principale différence entre le patron et ses clients et
leurs rôles distincts dans le processus d’appropriation de nouveaux territoires.
Cette différence se résume au fait que les patrons restent généralement « à
terre » 123 à créer du social et que leurs clients sont les premiers à être
directement confrontés à la domestication d’un environnement (principale-
ment en ce qui concerne la riziculture du delta et dans une moindre mesure
la mer qui reste par essence non domesticable) et l’appropriation de
techniques (principalement dans le Tenasserim où se développent des
techniques nouvelles alors que dans le delta il s’agit avant tout d’une
adaptation des techniques fluviales au milieu marin) afin d’en exploiter les
ressources. Les patrons transforment l’infidélité quotidienne des pêcheurs
(la mobilité) en une exogamie structurante, car mythique.
Le principe même de l’exogamie mythique ainsi décrite est de négocier
les frontières de l’espace social par la « birmanisation » de nouveaux
territoires, d’environnements et de l’exploitation de leurs ressources. Le cas
des tokè chinois ou sino-thaï « traditionnels » du littoral du Tenasserim,
auxquels une femme du sous-groupe moken est donnée, mais qui pour la
plupart restaient sur le littoral afin de commercer les ressources produites
par les nomades, en est une limite et symbolise une ligne de rupture. Cette
rupture séparant le monde des nomades de celui des sédentaires tient
notamment à la mobilité qui repose en partie sur une exogamie perpétrée
entre un sous-groupe moken et un autre. L’exogamie du point de vue du
tokè prenant femme moken se traduisait le plus souvent par la
sédentarisation de cette femme avec son mari, à moins qu’elle ne décide de
repartir, parfois avec les enfants de cette union, dans son sous-groupe
d’origine. De tels tokè existent encore dans les villes de Kawthaung et de
Ranong, de chaque côté de la frontière birmano-thaïlandaise, à l’interface
entre le sédentaire et le nomade et plus précisément à l’interface entre cette
catégorie de « gens des vallées » et « gens du littoral ». Effectivement, les
quelques tokè malais et marins naviguaient quant à eux avec les groupes
moken, les distinguant de la figure plus commune du tokè d’origine chinoise.

122 « La cuillère à riz est une des armes favorites contre les mauvais esprits, [à l’exemple] de la
femme accouchant qui brandit une cuillère à riz à l’occasion d’une éclipse. » (Skeat 1900 : 108 et
note de bas de page).
123 Nous pourrions dire la même chose des patrons (kyei”zu”shin et lok-ngan”shin) au centre de

la mise en culture des terres du delta de l’Irrawaddy dont la plupart étaient concentrés dans les
villes, laissant aux fermiers l’appropriation de nouvelles terres et la stratégie du déplacement.

176
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

C’est une partie de cette « culture » du littoral qui est ingérée puis recyclée
dans le processus de birmanisation de la pêche maritime via le culte de Ma
Shinma. Néanmoins, signe de cette négociation de la frontière « vallée-
littoral » et non de sa traversée, les tokè et les nomades restent dans une
dynamique d’interdépendance – les premiers ont besoin des Moken pour
produire les ressources qu’ils revendent dans toute l’Asie du Sud-Est et les
Moken ont besoin d’eux pour acquérir le riz – sans possibilité d’inversion
des rôles, tout comme les riziculteurs shan ont besoin des buffles élevés par
les Kachin des montagnes pour cultiver leurs champs dans les vallées.
La relation d’interdépendance entre patrons et pêcheurs est bien évidem-
ment construite sur la propriété des moyens de production, l’impossibilité
d’une maîtrise sur la production renforcée par la variabilité des prix sur le
marché international, autant de facteurs précédemment identifiés. Mais le
degré d’inégalité de cette relation d’interpendance varie également en
fonction du degré d’appropriation de l’espace mythique par les pêcheurs. La
main-d’œuvre qui participe à la pêche sur les radeaux de bambou du delta,
venant du centre du pays, ne maîtrise pas plus l’univers technique (c’est
bien pour cela qu’elle en est réduite à une « main-d’œuvre ») que mythique
de la pêche ; c’est également le cas des pêcheurs employés par certaines
compagnies du Nord de l’archipel Mergui. Par voie de conséquence, les
pêcheurs maintiennent une certaine liberté par rapport au patron en
cherchant une autonomie à la fois économique et technique, les poussant à
explorer de nouvelles niches économiques tels les Birmans qui s’installèrent
un temps dans l’île de Nyawi, dans le Sud de l’archipel, pour récupérer et
revendre les poissons trop petits normalement rejetés par les chalutiers. Ce
genre d’entreprise pousse également à un autre mode de vie, celui insulaire,
au contact avec les Moken également et donc au contact avec un univers
mythique hors du cadre birmanisé entretenu par les patrons. Ainsi, l’action
normalisatrice et socialisante des patrons entretient paradoxalement une
fuite vers les marges de l’espace social et pousse une partie des pêcheurs à
une potentielle rupture, c’est-à-dire non plus une négociation de la frontière,
mais le passage de celle-ci sous l’effet d’enjeux politiques, sociaux et
culturels. C’est ce qu’illustre une partie de ces pêcheurs, devenus tokè
birmans des Moken, concentrant l’infidélité (la mobilité) propre aux
pêcheurs et l’exogamie propre au tokè en se mariant à des femmes moken. Il
s’agit du passage que je vais explorer maintenant, celui d’une exogamie
mythique à une exogamie culturelle.
Enfin, avant d’aborder cette dernière partie, notons que ce qui différencie
l’exogamie pratiquée par les rois birmans – et implicitement les patrons
(kyei”zu”shin et tokè) – de l’exogamie pratiquée par les populations apparte-
nant à la catégorie des « montagnards », est que la première a vocation
d’assujettissement (d’une population, d’une clientèle d’agriculteurs ou de
pêcheurs, de ressources) alors que pour les seconds elle vise l’alliance, plus
ou moins égalitaire, entre lignées.

177
Hégémonies birmanes

L’exogamie culturelle
De Lengan à La Ngann

Pour commencer la description du passage de la frontière entre « société des


vallées » et société que, pour l’instant, je qualifierai de « littorale », je fais le
choix méthodologique d’employer les récits de vie des quelques Birmans
fondateurs du village de La Ngann :

« Le récit narratif fait l’interface entre le soit et la société, constituant


une resource capitale pour socialiser les émotions, les attitudes et
identités, developpant les relations interpersonnelles, et créant
l’adhésion à une communauté ». (Oches et Capps 1996 : 19)

Ce choix permet donc d’autant mieux d’illustrer les fruits de quelques


entreprises de rupture avec le système dominant d’abord isolées, le fait
d’individus birmans ne vivant plus de la différenciation socialisante de la
relation patron-client, mais ayant décidé (qu’il s’agisse d’une volonté
affirmée ou par opportunisme, et bien souvent les deux) d’être à la fois
pêcheurs et patrons, exogames, mais pas nécessairement dominants.
Entre l’histoire de Lengan, île de résidence moken et celle de La Ngann
devenu en 2003 un village officiel birman, où pagode, école et dispensaire
sont fièrement présentés comme les signes d’une installation définitive, il n’y
avait qu’un pas, franchi en moins d’une dizaine d’années. Entre 2003 et 2007
(date de mon dernier terrain dans l’archipel), j’ai assisté à l’officialisation du
village, l’installation de dizaines de Birmans et une multiplication des
intermariages avec des femmes moken. Parallèlement, des familles entières
de Birmans vinrent également s’installer dans ce village éloigné de tout afin
de profiter de la niche économique qui y fut développée par les
entrepreneurs et pionniers. Significativement, en 2003 ce village ne comptait
que 18 maisons alors qu’en 2007, 41 foyers étaient installés de manière
permanente, auquel s’ajoutait une vingtaine de foyers irrégulièrement
présents. Le nombre des Birmans tripla (de 30 à 89), alors que celui des
Moken peinait à doubler (de 82 à 132). Le nombre d’intermariages passa de
quatre à sept. Pour comprendre les mécanismes du développement de cette
communauté interethnique et les enjeux qui le sous-tendaient, il faut
remonter aux années 1980 et l’insertion des Birmans au système nomade
moken, dont l’un des piliers fondateurs est la relation d’interdépendance
avec le tokè. L’histoire des Sisters est reconstituée ci-après à partir
d’interviews des plus anciens Birmans du village.

178
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

Maung Aye, héros civilisateur contemporain

Le village de La Ngann se situe dans un groupe de cinq îles portant les noms
de Charlotte, Anne, Maria, Eliza et Jane sur les cartes britanniques124 et
formant ensemble l’archipel des Sisters. Les Sisters sont à la même latitude
que la ville littorale de Bokpyin, mi-chemin entre les villes de Mergui au
Nord et de Kawthaung au Sud. Les cinq îles sont réparties selon un axe
Nord-Sud (98°E de longitude), entre 11°26’ et 11°19’ N de latitude. Elles
appartiennent à la deuxième série d’îles de l’archipel, et occupent une
position centrale puisqu’au Nord commence le district de Mergui et au Sud
celui de Kawthaung. Économiquement parlant, ce village donne accès à ses
habitants aux ports principaux du continent en même temps qu’il sert de
lieu de regroupement pour les bateaux en provenance des deux districts.
Administrativement parlant enfin, les villageois ont accès aux commerçants
et pêcheurs ayant une licence de l’une ou l’autre région. Le nom officiel de
La Ngann est directement transcrit du Moken lengan, signifiant « la main »,
en référence aux cinq îles composant ce petit archipel. Il est maintenant
composé de trois groupes de maisons répartis sur trois plages sableuses dont
deux sont situées sur l’île de Charlotte et une sur l’île de Anne. Le groupe de
Meu (Charlotte) en est le cœur économique, point de ravitaillement pour les
bateaux de pêche en provenance de tout l’archipel. Meu est aussi la terre de
la potao125 Poleng, où furent enterrés ses parents, devenant ainsi le couple
d’ancêtres fondateurs du groupe moken de Lengan. Sur la même île, séparée
par une crête rocheuse, une autre baie abrite le groupe moken de Gatcha.
Même si les Moken y sont plus ou moins sédentaires, ce groupe est
seulement composé de Moken, alors qu’à Meu les Birmans sont maintenant
en plus grand nombre. Enfin, sur l’île de Anne réside le groupe moken de
Daké, partageant également la plage avec des Birmans, bien qu’en moindre
proportion qu’à Meu.
L’histoire de ce groupement interethnique débute avec l’histoire de Maung
Aye, un ancien agriculteur birman qui vint de son village natal de Kyaik Kay
Ta (situé sur l’île du Biluu – « l’ogre » – dans le Township de Chaung Sone)
dans l’archipel Mergui au cours des années 1970. Il finit par mourir là où se
dresse le village actuel de La Ngann. Les informations concernant la vie de
Maung Aye, collectées auprès des habitants (moken et birmans) de La
Ngann ainsi que certains marins expérimentés de l’archipel, au-delà de leur
caractère véridique, véhiculent les enjeux culturels (identitaires), économiques
et politiques aux prémisses de la colonisation birmane de l’archipel Mergui.
Il est par ailleurs nécessaire d’agrémenter le récit de vie de Maung Aye de

124 La plus précise étant celle de l’amirauté britannique, au 1/300 000, publiée en 1975 sous le
titre Bay of Bengal — Mergui Archipelago, Admiralty charts and publications 216, publiée à
Taunton sous la direction de l’amiral G.P.D. Hall.
125 En moken, potao désigne un « ancien », un dirigeant de flottille.

179
Hégémonies birmanes

l’histoire des Moken avant qu’ils ne croisent son chemin et qu’ils ne


deviennent liés aux Birmans venant à sa suite.
À partir des années 1970, avec la colonisation du littoral et l’appropriation
des ressources marines par les Birmans, vinrent les premières fermes
aquacoles, l’administration birmane dans les grandes îles du Nord ainsi que
les bases militaires qui contribuèrent ensemble à chasser les Moken vers le
Sud. Ainsi, les trois communautés moken de Lengan faisaient autrefois
partie du même sous-groupe de l’île de Domel. Ce sous-groupe était
lui-même divisé en quatre flottilles : Pasun, Tahun (dont Poleng et Gatcha
faisaient partie), Palang (Daké) et Khethè. Les îles des Sisters étaient déjà
partie intégrante de leur aire de nomadisme et étaient fréquentées par les
trois groupes y résidant actuellement. Il y a environ 20 ans auparavant, les
parents de Poleng choisirent Lengan pour devenir leur île de résidence
principale durant la saison des pluies. À Lengan, raconte Poleng : « mes
parents sont morts, ce sont eux qui ont planté les arbres » (cocotiers, jacquiers,
aréquiers, etc.). En effet, son père, le chamane du groupe avait l’habitude de
célébrer la fête des poteaux aux esprits à Lengan. Les deux autres groupes
(Daké et Gatcha) allaient dans d’autres îles, de Bushby (près des Sisters) à Pu
Nala (Lord Loghborough) et Jelam (St-Matthew), près de la frontière
thaïlandaise. Lorsqu’ils « migrèrent » vers la moitié Sud de l’archipel, ces
trois groupes moken entrèrent sous la protection d’un tokè influant de la
région, un homme d’origine sino-thaïlandaise vivant à Ranong (de l’autre
côté de la frontière), du nom de Uyé. Maung Aye travaillait pour celui-ci.
La plupart des pêcheurs et marins de l’archipel Mergui disent que
Maung Aye fuit son village recherché par les militaires pour se réfugier en
Thaïlande. Durant cette période, la frontière entre la Birmanie et la
Thaïlande était facilement franchissable. Il devint ainsi « courtier » – pueza –
pour le compte du tokè Uyé, échangeant des produits moken ainsi que
d’autres ressources en provenance de l’archipel, notamment les poissons et
le bois de construction encore abondant dans les îles à cette époque. Il
passait donc son temps à parcourir l’archipel pour acheter poissons, perles,
nacres, coquillages, et acquit de la sorte une bonne connaissance du dédale
insulaire, croisant les Moken de temps à autre. Vers 1975, il « prit » une
femme moken du nom de Maket, elle-même originaire du sous-groupe de
Domel qui naviguait autour des Sisters à cette époque. En dépit de cette
alliance, Maung Aye restait courtier et construit également une maison dans
l’île de King (Kyunn Su en birman), proche de Mergui et hors de l’aire de
nomadisme des Moken. À cette époque, les alliances entre Birmans et
Moken étaient autant opportunistes que stratégiques. Dans la perspective de
tirer profit au maximum des ressources de l’archipel, elles permettaient
d’acquérir, d’une part, une forme de légitimité sur le territoire et de l’autre,
une meilleure connaissance de cet environnement nouveau tout en
s’inscrivant dans le don d’une femme du groupe moken à son tokè. Dans l’île
de King, Maung Aye acheta un bateau de pêche pour travailler dans
l’archipel tout en continuant à commercer avec le marché thaïlandais. De

180
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

Mergui à la Thaïlande, Maung Aye profita pleinement des ressources de


l’archipel qui, à cette époque, étaient encore sous-exploitées et principalement
pour le compte de l’industrie de la pêche thaïlandaise. Durant les années
1980, les Sisters étaient déjà une place stratégique entre deux espaces sociaux :
la partie Nord de l’archipel, de plus en plus birmanisée – protectrice et
paternaliste – et le Sud sous l’influence, même différée, des plans de
développement économique de la Thaïlande – acheteuse et libérale. Ainsi,
les Thaïlandais utilisaient leurs réseaux birmans dans cet espace tampon
entre la Thaïlande et la Birmanie pour profiter des ressources de l’archipel.
C’est ainsi que Maung Aye conduit une équipe de travailleurs thaïlandais
dans les îles des Sisters pour en exploiter le bois de construction. Ils
travaillaient illégalement, tout comme Maung Aye qui était toujours
recherché par les militaires. En 1987, alors qu’il avait laissé son groupe de
travailleurs dans les îles, un événement tragique éclata entre eux et les
Moken du groupe de Gatcha. Certains Birmans disent qu’un des travailleurs
viola une femme moken. Tin Win, un Birman qui travaillait avec Maung Aye
à l’époque et vit toujours dans le village de La Ngann, raconte que les
travailleurs thaïlandais fuirent lorsqu’ils aperçurent un bateau de la navy
birmane s’approchant de leur campement, provoquant dans leur fuite la
mort accidentelle d’un enfant moken. Toujours selon Tin Win, Gatcha loua
alors les services d’un « pirate » (pin-le da”pya’) malais bien connu de la
région, du nom de Mada, qu’il chargea de tuer Maung Aye à qui les Moken
attribuaient la responsabilité de cet événement. Même s’il apparaît peu
probable que les Moken ordonnèrent un tel acte, cette partie de l’histoire de
Maung Aye souligne un des principaux enjeux de la colonisation birmane de
cette région – le contrôle sur les ressources de l’archipel – et un tournant de
son histoire – le commencement d’une hégémonie birmane venue de l’exté-
rieur. En effet, un officier anglais remarquait à propos de l’archipel, il y a de
cela 150 ans, que :

« Les maraudeurs qui infestent les îles sont principalement des


Malais […] J’ai appris que pas moins de 48 d’entre eux, originaires
de Penang, Queda et Setool se trouvaient dans les îles. » (Commis-
sioner of the Tenasserim Division 1916 : 56) [Traduction de l’auteur].

Il se trouve que Mada venait également de Penang. Par ailleurs, il faut


rappeler qu’à part les Malais, ce sont surtout les Thaïlandais et les Chinois
qui projetaient de s’approprier les ressources de l’archipel. Mais, contraire-
ment à toutes ces populations, les Birmans ne vont pas se contenter de jouer
les intermédiaires entre le monde des nomades et le système économique
dominant, mais vont réussir à « infiltrer » le territoire et l’exploitation de ses
ressources.
Maung Aye fut ainsi tué le 14 juillet 1987, par un homme de main de
Mada, du nom de Plan Lo, avec l’aide de quelques Moken du groupe de
Gatcha. Néanmoins, sa mort devint l’acte fondateur d’interrelations qui

181
Hégémonies birmanes

perdurent encore entre les entrepreneurs birmans du village de Kyaik Kay


Ta et des Moken du sous-groupe de Domel, précurseurs de la « birmanisation »
de l’archipel Mergui.

Des pirates aux militaires

C’est ici que commence à proprement parler l’histoire du village de La Ngann.


Les récits de vie de ses fondateurs, tout en soulignant les choix pris par des
individus au sein de différents contextes sociaux, reflètent l’évolution
nationale du contexte politique des vingt dernières années.
Tin Win est le cousin (de seconde génération) de Maung Aye, lui aussi né
à Kyaik Kay Ta. Il entendu parler du business de Maung Aye dans l’archipel
en 1986, raison pour laquelle il vint dans le Tenasserim. Il voyagea d’abord
avec son propre cargo à voile qu’il affrétait régulièrement entre Pegu et
Dawei pour le commerce du riz. De Mergui il se rendit d’abord à Kyunn Su
dans la maison de Maung Aye, puis vint aux Sisters avec un bateau moken
équipé par ce dernier. Il y resta pendant une saison sèche avant de repartir à
Kyunn Su où il se construisit également une maison. Il n’était pas réellement
décidé à vivre aux Sisters, mais cherchait à développer des activités de
pêches autour de l’île de King et à destination du marché thaïlandais. Sans la
mort de Maung Aye dit-il, il serait très probablement retourné dans l’État
môn, déléguant son business à une personne de confiance. Mais lorsque
Maung Aye décéda, il revint aux Sisters pour sa famille et son business.
Maung Aye laissait derrière lui trois filles de son alliance avec sa femme
moken, Maket. D’eux d’entre elles allèrent vivre dans le township de
Chaung Sone où elles se marièrent à des Birmans. La plus jeune des trois,
portant le nom birman de Thazin et le nom moken de Cho, était encore très
jeune à cette époque. Elle resta donc dans le groupe moken de Daké. De nos
jours, elle vit dans le groupe de Poleng (Meu) et s’est mariée avec un homme
moken. Soulignons ici le fait que les Birmans ne se souviennent plus de son
nom birman à l’exception de Tin Win. De ces deux trajectoires opposées de
la descendance de Maung Aye apparaissent les conséquences imprévisibles
de la rencontre entre Moken et Birman à cette époque. D’un côté, les migrants
birmans exploraient les moyens de compenser des conditions économiques
toujours plus contraignantes sur le continent sans pour autant avoir l’intention
de s’installer définitivement dans les îles ; de l’autre, ils contribuaient
naturellement à la perpétuation de la société moken qui, traditionnellement,
contractait occasionnellement des alliances avec les peuples dominants,
principalement les Birmans au Nord et les Thaïlandais au Sud. C’est
seulement durant les vingt dernières années de « birmanisation », commen-
çant à la période de Maung Aye et ses « acolytes » que les Birmans vont
trouver les moyer de développer une forme de résistance à l’intégration à
l’État centralisateur grâce à leur installation dans les îles.

182
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

Après Tin Win – qui entre temps prit une femme moken du groupe de
Daké – un de ses cousins (première génération), Khin Win, venant
également de Kyaik Kay Ta, vint lui rendre visite en 1987. À l’exception de
Tin Win, il se rappelle qu’il n’y avait pas de Birmans vivant aux Sisters et
Lengan était encore un village de regroupement temporaire pour les Moken.
Pendant la saison des pluies, le groupe de Daké, composé alors de douze
familles nucléaires (c.-à-d. douze kabang composant sa flottille), s’installait
dans l’île de Anne. Daké aime raconter que ses parents vinrent il y a très
longtemps à Lengan avec cinq autres ebab. Mais à cette époque leur île de
résidence principale était encore Domel. Comme le père de Poleng, celui de
Daké était également chamane. Lorsqu’il mourut, Daké vint à Lengan
accompagné de Poleng, il y a de cela une vingtaine d’années – néanmoins, la
notion du temps dans le discours des Moken reste incertaine. Poleng raconte
que « Daké vint à Lengan à cause de la mort de ses parents ; il n’a pas eu le
courage de rester à Domel ». En dépit du lien sacralisé entre Poleng et
Lengan lui conférant le statut de potao du nouveau groupe de Lengan, Daké
rappelle que lui aussi y planta des arbres il y a longtemps, revendiquant
ainsi son rôle de fondateur ou, du moins, une légitimité de potao de Lengan.
Il est caractéristique des sociétés à littérature orale de sans cesse réécrire
l’histoire, a fortiori pour les Moken qui entretiennent une amnésie généalogique
au-delà de deux générations. C’est une façon de préserver leur identité et
leurs traits culturels face aux contraintes extérieures (politiques de sédentari-
sation, relocation forcée, colonisation birmane de leurs îles). Cependant,
Daké a abandonné la cérémonie des poteaux aux esprits depuis qu’il est à
Lengan, acceptant de manière implicite sa subordination au groupe de Poleng.
Khin Win (le cousin de Tin Win), pendant sa visite aux Sisters, rencontra
ainsi le groupe de Daké. Il s’installa finalement aux côtés de Tin Win, attiré
par l’opportunité offerte par le marché en développement de la pêche d’un
enrichissement bien plus certain que son métier d’agriculteur ne lui
promettait. Comme Tin Win, il s’engagea dans le commerce des ressources
« inépuisables » de Birmanie en direction du marché toujours plus
prometteur de la Thaïlande. Moins de six mois après son arrivée, il prit pour
épouse la fille de Daké, parlant déjà couramment le birman suite à une
période de plusieurs années à travailler comme femme de ménage pour une
famille de Yangon. En effet, dans les années 1980 quelques Moken furent
envoyés par les autorités birmanes à Yangon pour participer à un festival
ethnique. La fille de Daké fut alors prise en charge par une famille
sino-birmane qui lui apprit le birman avant de s’en séparer et de la renvoyer
dans les îles. Khin Win se rappelle que l’archipel était très dangereux à cette
époque. Alors que les manifestations de 1988 n’avaient eu encore que peu de
répercussions sur le Sud et en particulier les îles, il était tout aussi dangereux
de vivre en évitant les pirates que l’armée naissante du Myanmar. C’est
pourquoi les Moken et les Birmans vivant en leur compagnie avaient
l’habitude d’éteindre les feux la nuit et d’écouter le bruit des moteurs ; en
effet, les Moken sont capables de reconnaître un bateau juste au son de son

183
Hégémonies birmanes

moteur quand il appartient à quelqu’un de connu (et de surcroît à un bateau


de la navy). À tout moment, le groupe était prêt à fuir vers la forêt en
abandonnant tous leurs effets sur place. Mais en dépit de ces précautions, les
parents de Khin Win, qui vinrent le rejoindre plus tard, furent les victimes
de maraudeurs et trouvèrent la mort à l’endroit même où vit le groupe de
Daké. Depuis lors, Khin Win garde toujours un sabre de confection
artisanale dans sa maison. Selon Ivanoff (2004 : 330), les Malais furent les
premiers à s’installer sur le littoral du Tenasserim. Les pirates malais de
l’archipel étaient très probablement l’extrême pointe des pilleurs d’esclaves
agissant dans tout l’archipel malais (Endicott 1983 et Condominas 1998). En
Moken, djuun désigne à la fois l’action de capturer des esclaves et le fait
d’être Malais (Ivanoff 2004 : 330).
Peu après les autres Birmans, Thein Zan arriva dans l’archipel en 1988.
Son beau-frère – petit frère de sa première femme birmane – travaillait pour
Maung Aye et avait une femme moken. Tout comme Maung Aye et Tin Win,
il parcourut tout l’archipel entre ce moment et l’installation définitive du
village de Lengan en 2003. Il s’installa un moment dans l’île de Ye Kan Daw
et établit ainsi un autre point de contact entre les Birmans et Lengan ; en
effet, plusieurs Birmans originaires de cette île viendront s’installer dans le
nouveau village de La Ngann. À l’occasion de ses voyages dans l’archipel,
Thein Zan pris une femme moken du groupe de Domel résidant alors dans
le village de Ma Gyon Galet. Il raconte qu’en 1989-1990, les militaires
tentèrent de les en chasser, alors que les Birmans devenaient de plus en plus
nombreux et étaient suspectés d’abriter des groupuscules antigouverne-
mentaux. En effet, de nombreux Birmans fuirent vers le Sud de la Birmanie
après les évènements de 1988, pour la plupart dans l’objectif d’aller se
réfugier en Thaïlande. En conséquence, être un entrepreneur navigant dans
les îles dans les années 1990 était la marque d’un choix dirigé par la
recherche de nouveaux espaces d’expression. À l’instar des autres Birmans,
Thein Zan fut maintes fois forcé de bouger avec son groupe moken, se
cachant des autorités de plus en plus présentes dans la région. Thein Zan
faisait partie de cette génération de Birmans désireux de s’installer avec les
Moken pour développer leurs activités économiques et leurs réseaux, mais
sans nécessairement nomadiser avec eux. En dépit de l’effort national
d’intégration de l’archipel au territoire du Myanmar, la navy birmane
(comme le reste des corps de l’armée) était généralement privée des moyens
nécessaires à l’exercice de leur pouvoir sur les îles. Ils réquisitionnaient en
conséquence les bateaux moken et birmans pour leurs trajets vers ces
destinations, prenant également du fuel et parfois de l’argent. En ce sens, les
militaires remplacèrent les pirates, rappelant les « social pirates » (Liss 2003)
décrits par Liss, perpétrant des actes de piraterie comme résultat de la
pauvreté généralisée dans les sociétés littorales d’Asie du Sud-Est126.

126 Le rôle des militaires dans les actes de piraterie est renforcé par le contexte de la pêche
illégale dans les eaux territoriales étrangères, en l’occurrence la pêche thaïlandaise en territoire

184
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

Finalement, la première tentative de contrôle étatique de l’archipel poussa


Thein Zan et les autres tokè à développer de nouvelles stratégies afin de
préserver un espace de liberté économique et sociale. Ils réagirent en
devenant encore plus mobiles, suivant les groupes moken auxquels ils
devenaient de plus en plus liés. Puis, quand la première femme moken de
Thein Zan décéda, il prit une femme du groupe de Daké, ce qui le ramena
aux Sisters. Percevant sans aucun doute mieux les transformations en cours
dans l’archipel, il fut le premier à entreprendre l’installation définitive des
tokè birmans et de leurs Moken dans les îles des Sisters. Néanmoins, ce n’eut
été possible sans l’accord de Poleng et, en conséquence, sans la présence de
Myint Luin dans son groupe.

L’officialisation du village,
premier pas d’une différenciation fonctionnelle

Myint Luin est en fait le seul Birman qui ne soit pas directement lié à l’histoire
de Maung Aye. Cependant, il est inséparable de l’histoire du village de La
Ngann. Originaire de Moulmein, il vint à Kawthaung en 1989, qui à l’époque
était à peine une petite ville frontalière, pour travailler comme pêcheur sur
un bateau birman. Il découvrit les Sisters pendant ses campagnes de pêche.
En 1993, il quitta son travail pour devenir exclusivement le tokè du groupe
de Poleng – au contraire des autres Birmans qui gardèrent toujours des
activités de pêche annexes et conséquemment attirèrent des travailleurs
birmans vers les îles. En 1994, il prit pour femme la fille de Poleng. Au même
moment, il apprit le Moken comme le firent Maung Aye et Thein Zan avant
lui. De ce moment à 2003, lui et les Birmans du réseau de Maung Aye se
croisèrent, mais sans jamais avoir d’échanges économiques. Néanmoins, ils
vont faire face de façon concomitante au processus de militarisation de
l’archipel. Par ailleurs, l’archipel Mergui devenait un enjeu économique
dirigé au niveau national. Ainsi, une ferme aquacole d’huîtres perlières vit le
jour à l’aide d’investissements étrangers (japonais notamment) près des
Sisters (à Pearl Island, Pulay Kyun en birman) pendant, qu’en 1996, le Salon
Ideal Village était créé. Mais à chaque tentative de sédentarisation, les Moken
réussirent à s’échapper vers d’autres îles. Le cours des évènements força
ainsi Myint Luin et le groupe de Poleng à changer plusieurs fois leur lieu de
résidence à la saison des pluies. Néanmoins, les tokè tirèrent avantage de cet

birman. Comme le remarque Liss à propos de la piraterie dans l’Asie du Sud-Est insulaire : « De
plus, les auteurs des attaques sont dans certains cas des membres du corps militaire, de la
marine ou de la police maritime. Pour ce personnel de sécurité mal intentionné, ces attaques
sont plus faciles à conduire si un bateau se trouve pris à pêcher illégalement dans les eaux sous
leur juridiction. La distinction entre de purs actes de piraterie perpétrés par les autorités locales
et une collecte légitime de ‘taxes’ sur la pêche illégale est assez floue dans ces incidents » (Liss
2007) [Traduction de l’auteur].

185
Hégémonies birmanes

âge pionnier pour tisser leurs réseaux économiques en relation étroite avec
les activités moken. Par exemple, le groupe de Gatcha qui vécut un moment
à Ma Gyon Galet où un des frères du potao vit toujours et dont le tokè est un
ami proche de Myint Luin. Ces deux tokè continuent d’ailleurs de travailler
ensemble pour acheminer leur production vers la Thaïlande, s’échanger des
informations concernant le prix des produits sur le marché, etc. Enfin, en
1996, la principale base navale de la Division du Tanintharyi sera déplacée
de Dawei à Mergui, accompagnée de la création de nouvelles bases pour
contrôler le dédale insulaire.
Les groupes de Poleng, Daké et Gatcha tentèrent régulièrement de
s’installer dans les Sisters ou alentour et furent régulièrement contraints de
déserter par les autorités. La présence de Birmans, au moins dans les
groupes de Daké et Poleng, attirait également plus l’attention des autorités
du Myanmar durant cette période de birmanisation et de « folklorisation »127
de l’archipel et de ses populations. Durant cette phase de mobilité forcée,
Myint Luin et les autres tokè entretenaient donc une relation relativement
égalitaire avec les Moken, ayant certes le rôle de patron-entrepreneur
« classique », mais les accompagnant durant la saison sèche à travers les îles
et passant la saison des pluies dans leur village temporaire.
Cependant, la prise militaire progressive de l’archipel accompagnée
d’une politique de segmentation des communautés interethniques conduira
Thein Zan et Myint Luin à réagir et joindre leurs forces. Quittant le réseau de
travailleurs birmans initié par Maung Aye – installé périodiquement dans
l’île de Anne avec le groupe de Daké – Thein Zan va rejoindre Myint Luin à
Meu (île de Charlotte). Il va le persuader, en tant que tokè et gendre de
Poleng, la seule potao légitime des Sisters, de s’installer définitivement à
Lengan et de faire une demande d’officialisation auprès des autorités. Ainsi,
la nouvelle politique concernant les Moken – les prémices de leur foklorisation
par le gouvernement central – va paradoxalement encourager Thein Zan et
les autres Birmans à s’engager dans des interrelations plus « organiques »
avec les nomades afin de préserver la niche économique qu’ils essayaient de
se construire depuis les années 1980.
La première tentative d’officialisation de la communauté de Lengan aura
lieu en 2000 auprès du Commander de la Division du Tanintharyi. Thein Zan
raconte qu’après avoir vécu de nombreuses années auprès des Moken,
lorsque les militaires venaient et les regardaient, il ressentait une forme de
pitié. C’est une des raisons pour laquelle il demanda au chef de la base
militaire 224 de Bokpyin l’autorisation de s’installer officiellement à Lengan,
profitant d’une visite d’un ministre malais dans la région. Thein Zan
s’autodésigna chef du village en attendant qu’il devienne officiel. Il explique

127Par « folklorisation », j’entends les politiques culturelles nationales dont l’objectif, sous
prétexte d’une reconnaissance officielle, est de vider un groupe ethnique de son identité
socioculturelle dynamique et complexe au profit de traits culturels statiques générallement
exposés durant les festivals et jours ethniques nationaux.

186
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

qu’à l’époque aucun des Birmans résidant avec les Moken ne voulait prendre
cette responsabilité, à cause des militaires de la navy venant régulièrement
dans le village pour manger et boire aux frais de leurs hôtes ; une fois
satisfaits, et le plus souvent ivres, ils quittaient le village, quelques fois après
avoir tiré quelques coups de feu, tuant éventuellement un chien ou deux.
Ce n’est cependant que trois ans plus tard que le village sera officiel-
lement reconnu par les autorités, au début de l’année 2004. Ces trois années
représentent le temps qu’il fallut pour stabiliser l’économie du village et
celui nécessaire aux autorités pour se voir confirmer la volonté des
entrepreneurs birmans de s’installer à Lengan sur le long terme. Cette
volonté fut concrétisée par la construction d’un monastère et plus tard une
pagode. Cette action méritoire sert autant qu’elle précède la « birmanisation »
du territoire. C’est donc en 2004 que les officiers de l’immigration vinrent
recenser les habitants, Moken et Birmans, comme résidents du nouveau
village salon de La Ngann (la’ngan-hsaloun”-ywa), mélangeant sa double
identité, birmane et moken. La Ngann fut donc mis sous la tutelle du
Township de Bokpyin. Ce recensement servit également à délivrer des cartes
d’identité aux Moken. Ce ne fut pas la première fois que les autorités
birmanes délivraient de tels papiers aux nomades. Certains d’entre eux en
reçurent dans l’île de Ross (Nord de l’archipel) avant les années 1990
(Ivanoff et Lejard 2002 :107).

Papiers d’identités birmans délivrés aux Moken


Ross (avant 1990) La Ngann (2004)
Nom Mahen Udola U Daké
Ethnie hsaloun” hsaloun”
Religion Traditionnelle Bouddhiste
Métier de l’homme Plongeur Pêcheur
Métier de la femme Femme au foyer

Sur les papiers moken de Ross, les Birmans ont choisi un nom patro-
nymique, alors que les Moken se définissent avant tout en rapport à des
ancêtres eux-mêmes liés à une île. Par ailleurs, les nomades ont une société à
forte tendance matrilinéaire. Pour ceux de La Ngann, le nom moken est
simplement précédé du terme u” permettant de distinguer en birman les
hommes des femmes (ma’). Dans les deux cas, les Moken sont identifiés par
Salon (hsaloun”), l’exonyme refusant leur identité aux Moken. La seule place
laissée à l’identité des Moken dans la société birmane est implicitement celle
de « sauvages » (lu-yaing”), caractérisée par le nomadisme et leur dénuement
par rapport aux sédentaires, qui affirment ainsi leur supériorité. Ce point de

187
Hégémonies birmanes

vue est partagé par la plupart des Birmans du continent et prévalait encore
lorsque les Moken reçurent des papiers d’identité dans l’île de Ross : les
autorités leur reconnaissaient leur particularité de plongeurs (et non
pêcheurs), et même une religion « traditionnelle ». Mais plus au Sud, la
situation est différente. Myint Luin aime parler des connaissances des
Moken dans cet environnement singulier des îles, que ce soit pour trouver
des ressources marines ou forestières ou encore des points d’eau douce. Les
tokè birmans avaient besoin des nomades. Comme l’explique Thein Zan,
« nous nous installâmes à Lengan car nous y étions accoutumés et parce que
les Moken sont liés à cet endroit », et il en va de même pour les Birmans.
Thein Zan encore le signifie ainsi : « ce n’est pas comme si je ne pouvais pas
rentrer chez moi. Ce n’est pas le prix du voyage, n’est-ce pas ? C’est
simplement que je n’ai plus aucune raison de repartir là-bas ». Ainsi les
Moken de La Ngann ont été reconnus salon de l’Union du Myanmar et une
population de dits « pêcheurs bouddhistes » (pêcheurs et sédentaires par
opposition à plongeurs et nomades). En effet, être officiellement « bouddhiste »,
même comme salon et non comme birman, signifie gagner une place dans le
geo-body de la nation du Myanmar. En ce qui concerne les enfants issus des
alliances interethniques, ils devinrent tous des Birmans. Thein Zan dit en
effet « j’ai bien sûre désigné mes enfants comme Birmans… ils sont mi-Birman
mi-Moken. Mais sur les papiers ils doivent être birmans ». Sans aucun doute,
leur donner l’ethnicité birmane revient à les assurer de beaucoup de choix et
de possibilités quant à leur futur, que ce soit dans les îles ou sur le continent.

Une exogamie déontique


Il a été souligné que la hiérarchisation sociale s’opère en Birmanie (et en
général dans le bouddhisme theravadin) sur les notions de « bienveillance »
(p. metta) et « compassion » (p. karuna) dispensées par un « supérieur »
envers un « inférieur » (Morgan 1965 ; Rubin 1973 et Schober 1989). Pour les
Moken, la dépendance envers le tokè ne repose aucunement sur une dette
morale ou sociale, mais culturelle : elle est un des piliers du nomadisme.
Autrement dit, la dépendance des Moken qui pourrait être interprétée
comme une forme de « gratitude » (kyei”zu”) ne renvoie pas à la conception
bouddhique de la relation. Néanmoins, si le glissement peut s’opérer entre la
relation tokè et la relation kyei”zu”shin, c’est que la notion de metta n’est pas
réservée au monde « bouddhisé », mais s’exprime indifféremment du contexte
et de l’interlocuteur (Morgan 1965)128. En ce sens, il s’agit d’un outil puissant
de bouddhisation et de birmanisation du territoire et des rapports sociaux.

128 Par ailleurs, Nakamura et Venier (1968 : 19) expriment parfaitement le principe de metta :
« C’est le metta qui se doit de rompre les barrières séparant un individu d’un autre. Il n’y pas de
raison de se distinguer des autres sous le seul prétexte qu’ils appartiennent à un crédo religieux

188
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

Là encore, le pouvoir d’intégration des rapports sociaux fait de la relation


au kyei”zu”shin une structure de continuité et l’on pourrait penser que sur la
base de ce « malentendu » entre Birmans et Moken elle structure les inter-
relations entre ces deux populations autour d’une frontière socio-religio-
culturelle préservant l’identité de chacune.
Néanmoins, ces rapports sociaux doivent s’inscrire dans une « géographie »,
résultat d’une construction ritualisée129. Comme dans d’autres endroits de
Birmanie, les Birmans de l’archipel Mergui intègrent les îles colonisées au
territoire bouddhique par l’édifice de pagodes et de monastères auquel les
tokè- kyei”zu”shin les plus riches participent activement. Avec les écoles, il
s’agit des sceptres du geo-body de la nation birmane. Ainsi, la pagode de La
Ngann est la dernière en date qui fut construite dans l’archipel. Depuis qu’il
est reconnu comme village du Township de Bokpyin, il bénéficie d’un statut
et échappe au « no man’s land » que sont l’archipel et sa multitude de
campements temporaires dans lequel les militaires puisent régulièrement
pour se ravitailler sauvagement, taxer de l’essence ou encore « emprunter »
des bateaux pour pallier le manque de moyens dont ils disposent. La
contrepartie pour bénéficier de ce statut de village (kyei”ywa) étant la
présence d’une école assurant l’enseignement du primaire et la construction
d’une pagode. Mais ce n’est pas pour autant que le territoire peut être
revendiqué comme bouddhique. En effet, comme partout en Asie du
Sud-Est, le lien des populations au territoire est ritualisé et sacralisé et en
conséquence les populations primo arrivantes ont en général un droit
implicite sur le territoire qu’elles occupent. Les îles que sillonnent les Moken
sont une géographie mythique jalonnée par la présence de poteaux aux
esprits, de maisons aux esprits, de cimetières, que les Birmans ne peuvent
ignorer dans le processus d’appropriation de ce front pionnier. Il arrive que
les spécialistes du culte birman des 37 Seigneurs soient possédés par des
esprits moken, ou encore que des rites d’inscription du territoire à la
géographie bouddhique (tel le thein saung pwe) doivent être cantonnés aux
bateaux des pêcheurs, à défaut d’être réalisés dans les villages (Boutry 2011).

Traditionnellement, la société moken se divise en sous-groupes identifiés


à des couples d’ancêtres fondateurs eux-mêmes rattachés à des îles de
résidence principale – l’île dans laquelle le sous-groupe s’installe à la saison
des pluies. Ces ancêtres (ebab – masculin – et ibum – féminin –) sont
matérialisés par des « poteaux aux esprits » (lobung), renouvelés à chaque
passage de la saison sèche à la saison des pluies lors du rituel du bo lobung
(« faire les poteaux aux esprits »). Ainsi, la relation au territoire est

ou une nationalité différente. Le vrai bouddhiste s’implique en toute chose sans faire de
distinction de race, de couleur, de classe ou de sexe. » [Traduction de l’auteur].
129 François Robinne (2011) illustre parfaitement la structuration d’un « paysage social » autour

d’un rituel bouddhique impliquant l’ensemble des populations composant ce paysage, sur les
pourtours du Lac Inlé.

189
Hégémonies birmanes

intrinsèquement liée au couple dans la société moken, une structure qui


imprègne également la nature des relations entre les tokè birmans et leurs
groupes moken tenant à l’union contractée et vécue, contrairement aux tokè
restant sur le continent, avec une femme moken. Autrement dit, l’exogamie
continue d’être « l’apanage » du kyei”zu”shin birman devenu tokè, mais sa
vocation première d’intégration de la périphérie au centre d’une « birmanité »
est surpassée par la relation qu’elle implique au territoire, alors que,
« canoniquement », c’est l’endogamie aspirant à une « pureté » de la « race »
qui est garante d’une hégémonie birmane sur le territoire. Par conséquent,
bien qu’elle implique une inversion des structures sociales birmanes
(rapport hiérarchique du patron à ses clients et du patron exogame envers sa
femme), l’exogamie devient une structure déontique de l’appropriation
birmane du territoire insulaire.

L’enterrement d’une femme de tokè

L’enterrement de Ma Hmwé, femme moken d’un tokè sino-birman, San


Ngwé130, symbolise parfaitement l’ensemble des enjeux s’exprimant dans
cette exogamie interethnique. Ma Hmwé est morte d’un cancer du sein le 16
mars 2007. C’était une femme instruite parlant très bien le birman, l’anglais
et bien sûr le moken. Elle vivait la plupart du temps à Pulotonton, à 4 miles
(environ 6,5 km) de Kawthaung sous la protection d’un autre tokè, le Chinois
Kyaw Yin, très connu dans le Sud de l’archipel, dont San Ngwé est le fils
d’adoption. Au terme de sa maladie, elle revint auprès de son mari et décéda
environ un mois après son retour à Ma Gyon Galet.
Le corps de la défunte est gardé dans la maison du tokè. Le cercueil a été
fabriqué par le frère cadet de Ma Hmwé dès le lendemain matin du jour de
sa mort. Il a peint des motifs représentant des calamars à la tête et aux pieds
du cercueil, des poissons sur les côtés. Les premiers sont là pour rappeler
l’activité principale des Moken, la pêche aux mimik (« calamars » en Moken)
qui, depuis quatre ou cinq ans, est devenue la principale monnaie d’échange
avec les tokè. Il faut donc noter que les calamars remplacent la collecte de
coquillages, vers de sables, huîtres, etc., éléments autrefois centraux de la
collecte des nomades.
Au moment de transporter le cercueil de Ma Hmwé vers le cimetière
moken situé sur la rive opposée du bras de mer séparant l’île du village de
Ma Gyon Galet de l’île principale de Lampi, le tokè birman est présent en
plus de quelques amis et travailleurs. Il y a également six Birmanes, amies
de la défunte. Parmi les Moken de la famille de Ma Hmwé sont présents le
frère cadet, ses sœurs, quelques cousines germaines, venus de tout l’archipel

130San Ngwé travaille avec les Moken des groupes de Niawy et Lampi, et réside depuis
plusieurs dizaines d’années dans le village de Ma Gyon Galet.

190
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

pour l’occasion. La façon de procéder durant la cérémonie, la place du tokè


en tant que mari de la défunte, tout est dicté par les Moken, principalement
la cousine aînée de Ma Hmwé, et deux de ses sœurs aînées. Le cercueil est
transporté par San Ngwé, les hommes birmans et moken vers 13h le
lendemain de la mort de Ma Hmwé, de sa maison à une petite barque
traditionnelle moken, celle-là même qui sert à la pêche aux calamars.
Le tokè est placé sur le côté droit du cercueil (sens de la marche) qui est
emmené les pieds vers l’avant. Le nom de la défunte est peint en birman à la
tête du cercueil, surmontée d’une photo d’elle en habits birmans et portant
une ombrelle (l’ombrelle blanche est un attribut royal dans la tradition
birmane). La défunte était un symbole d’intégration moken à la culture
birmane, car en plus de parler le birman et l’anglais, elle enseignait et vivait
dans le village de Pulotonton (un village malais à l’origine et aujourd’hui
principalement peuplé de Birmans), ce qui explique également le grand
nombre de Birmanes présentes. Les participants à la cérémonie, proches et
amis de la défunte montent tous ensemble sur le bateau du tokè, soit une
cinquantaine de personnes. Parmi eux, le fils du tokè en habit de moine, car il
est train de faire son shin-pyu’, le noviciat bouddhique.
Une fois tout le monde présent, le bateau traverse le canal qui sépare le
village de Ma Gyon Galet de l’extrême Sud de l’île de Lampi, où se trouve le
cimetière moken. Ce sont encore une fois le tokè, les hommes birmans et
moken qui portent le cercueil. Il est déposé devant le trou qui n’est pas
encore creusé, à l’Est de la tombe d’une autre famille moken, de la famille
« éloignée ». Sur un arbre proche de la tombe est adossé un piquet en bois, à
l’extrémité supérieure duquel sont fixées deux planchettes l’une en dessous
de l’autre. La plus haute et la plus courte est peinte en rouge, et la phrase
« Ma Hmwé, âgée de 39 ans » est dessinée en peinture bleue. En dessous,
accolée à la première, on peut lire sur le bois brut, peint en lettres bleues
détourées de rouge, « Ma Hmwé, âgée de 39 ans, puisses tu arriver au
thu’gati’ »131. Le cortège apporte un radio cassette, et plusieurs bouteilles
d’alcool de riz. La sœur aînée dépose, à la tête du cercueil, une bassine
contenant les offrandes qui seront par la suite enterrées avec la défunte.
Les tantes aînées et sœurs aînées de la défunte se mettent à pleurer et se
lamenter autour du cercueil à tour de rôle, pendant que le frère cadet creuse,
à l’aide d’une assiette en fer blanc, le trou dans lequel il sera déposé. Le
poste joue des chansons enjouées, remix techno birmans, chansons
bollywoodiennes, pendant que les hommes et femmes moken boivent d’un
trait l’alcool de riz dans un verre unique qu’ils se passent à tour de rôle, au
pied de la tombe voisine. Les jeunes femmes moken s’écartent un peu,
regardent et commentent sur les buveurs alors qu’une femme moken d’âge
mûr s’est mise à danser au son de la musique indienne. Pendant tout ce
temps-là, le tokè et ses amis birmans regardent la scène en retrait. Les

131 D’origine pali, ce terme signifie la transition vers un état d’existence « heureux » (dans le

sens bouddhique du terme) (Judson 1893 : 1029).

191
Hégémonies birmanes

« pleureuses » passent des lamentations à des apostrophes anodines à


l’encontre du reste du cortège. La tristesse manifeste et le mutisme de San
Ngwé et de ses amis sont seuls à trancher dans cette ambiance proche de
l’hystérie collective des Moken qu’induit la mort, le passage vers l’autre
monde et le pont momentanément ouvert avec celui des vivants.
Le trou est maintenant assez profond pour accueillir le cercueil. En
creusant la terre, les ossements appartenant à un aïeul de la défunte ont été
déterrés et mis sur le côté de la tombe. Une noix de coco verte est tranchée,
dont l’eau est répandue sur tout le corps de la tête aux pieds, « pour le
laver », d’après le tokè, « pour le nourrir également ».
Ensuite sont déposés cigarettes, noix et feuilles de bétel, tabac et chaux
qui les accompagnent dans la fabrication des chiques, sur le torse de la défunte.
Autant d’agréments de la vie quotidienne. Des enveloppes, marquées de la
mention « by air mail », sont aussi déposées dans le cercueil, afin d’aider la
morte à passer dans l’autre monde132, ainsi que du maquillage birman. Le
cercueil est enfin mis en terre, porté par le tokè et les Moken. Il repose tête au
Sud, vers la mer. Contrairement au rituel funéraire birman, qui veut que les
offrandes soient ensuite remises aux bonzes133, elles sont ici déposées dans la
tombe, comprenant ce qu’appréciait la défunte : une partie de son or, des
chiques de bétel, des boissons gazeuses sucrées, de l’alcool, du maquillage
encore, des habits… destinés à être utilisés dans l’autre monde, plus
« sédentaire ». Pendant ce temps-là, sa tante qui est restée le plus longtemps
autour du cercueil avant qu’il ne soit inhumé adresse une prière à l’autel de
la tombe moken voisine.
Ensuite, dans une certaine frénésie, la famille proche de Ma Hmwé, son
mari et son fils en habit de moine jettent plusieurs assiettes de sable pour
recouvrir le cercueil, puis ses amis moken et birmans font de même. Avant
que le trou ne soit complètement comblé, le frère cadet, les tantes et les
sœurs de la défunte cassent les bouteilles d’alcool de riz, qu’ils ont bu, sur
toute la surface, « pour que les pilleurs attirés par l’or se coupent en creusant
la terre, et que l’on puisse ainsi les reconnaître ». Le trou est enfin comblé,
surmonté de bois morts et de feuilles vertes. Enfin, à l’Est de la tombe, une
pousse de cocotier est plantée, qui marquera la terre de Ma Hmwé et de sa
famille, l’écriteau à son nom et arborant sa photo est fiché à la tête, et une
noix de coco verte est déposée à sa base. Alors que le cortège retourne au
bateau avec lequel il est venu, San Ngwé pleure seul à côté du cercueil.

132 L’avion et son rapport avec le vent est considéré comme un véhicule mythique par les

Moken. Ainsi, dans les autels moken et sur les bateaux, on trouve de nombreuses maquettes
d’avion en bois, munies d’hélice en plastique que le vent fait tourner afin de transporter les
esprits d’un endroit à l’autre de l’archipel.
133 « Dès lors qu’ils [les moines] ont terminé ils s’en retournent au monastères, les a-hlu

[offrandes] étant transportées à leur suite » (Shway Yoe 1963 : 593). Marcel Zago (1972 : 238)
remarque également que « certains usages transformés par le bouddhisme chez les Lao se
comprennent mieux en les comparant avec ceux des T’ai, par exemple les dons laissés aux
bonzes au lieu de les détruire pour les transmettre aux morts… ».

192
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

Pourtant les femmes moken ont dit qu’il fallait laisser la morte « penser
toute seule à présent ». Le cortège remonte sur le bateau et, une fois de
retour au village, les participants rejoignent leurs demeures ou occupations
respectives.
Le soir de l’enterrement, les sœurs et tantes aînées de Ma Hmwé sont
réunies autour du tokè, dans sa maison. Elles lui disent de ne pas avoir peur
des ossements de l’aïeul qui ont été ré-enfouis dans la terre, qu’il s’agit de la
famille. Il est important d’enterrer ensemble les membres d’une même
famille, afin qu’ils puissent se retrouver dans « l’au-delà ». Les arbres
marquent l’appartenance de toute une famille à un endroit et inversement, le
droit sur une terre. Elles lui disent également qu’il n’a pas à se faire de
soucis concernant l’éducation de ses enfants qu’elles comptent confier à la
petite sœur de Ma Hmwé, qui les élèvera avec l’or de la défunte. San Ngwé
peut, avec l’accord de toute la famille, chercher une autre épouse134.

Bien que Ma Hmwé ait été moken, elle était largement intégrée à la
société birmane dans laquelle elle enseignait, en tant que femme d’un
puissant tokè birman. Certes, le déroulement de l’enterrement est au premier
abord largement dominé par les Moken, alors que San Ngwé et les quelques
Birmans présents sont restés passifs durant la majeure partie de la cérémonie.
Cependant, les deux populations collaborent dans l’exécution de ce rituel de
passage s’il en est, représentant pour les Birmans un moyen d’accéder à une
forme de vie supérieure dans le cycle des renaissances, et pour les Moken un
moyen d’accéder au monde des esprits et des morts. Si les objectifs religieux
de ce rituel sont significativement différents pour les deux communautés,
son déroulement, tel qu’observé ici, présente de nombreuses similitudes
avec les formes traditionnelles de rites funéraires moken et birmans. Par
ailleurs, si Moken et Birmans partagent ce rituel, c’est qu’il en émane un
symbolisme commun à ces deux populations : l’appropriation du territoire.
Un cocotier est planté aux pieds de la défunte, les ossements de l’aïeul
sont déterrés avant de les inhumer à nouveau, afin de se rappeler à qui
appartient l’endroit. Ces éléments sont aux fondements mêmes du droit
coutumier en Asie du Sud-Est, donnant aux premiers arrivants le droit de
réclamer l’usage de la terre. Or, chez les Moken, les terres appartiennent
toujours aux ancêtres, qui marquent l’appartenance d’un sous-groupe à une
île. Par ailleurs, les Moken sont souvent contraints de changer d’aire de
nomadisme (qu’ils soient chassés par les militaires, l’installation d’un village
birman, la création d’une ferme perlière, etc.) et les morts, qui sont assimilés
aux ancêtres au-delà de deux ou trois générations, permettent de renouveler
ces appartenances. Les Moken, pour signifier leur légitimité face à l’arrivée
des Birmans disent souvent « nos ancêtres ont planté ici… »

134 Qu’il a déjà en réalité, une épouse moken dans le village de Nyawi.

193
Hégémonies birmanes

Cette notion de « témoignage de la terre » va également de pair avec le


lavage du corps avec l’eau de noix de coco, qui n’est pas propre aux Moken,
mais qui dans les rites funéraires birmans est porteur du même sens :

« Le chef du cortège […] verse lentement l’eau contenue dans une


noix de coco, déclamant “que le défunt et tous ceux présents
partagent le mérite des offrandes ainsi faites et de la présente
cérémonie”. Cette prestation, appelée ye-set-kya, accompagne nor-
malement toute donation. L’idée est que la terre témoignera là où
les hommes pourraient oublier. Lorsque Shin Gautama s’éleva sur
le trône sous l’arbre bawdi, Man-nat, le démon, prétendit qu’il lui
appartenait pour l’avoir découvert le premier, et tous ses puissants
hôtes répondir haut et fort lorsqu’il leur demanda de témoigner. Le
seigneur Bouddha, n’ayant pour témoin que la terre, y fit appel et
lui demanda s’il n’avait pas accompli les Trois Grands Travaux de
la Perfection, les Dix Grandes Vertues et les Cinq Renoncements.
La terre temoigna alors de son Kaung-Hmu [mérite] d’un terrible
grondement et un violent tremblement de terre, faisant ainsi fuir
Man-nat et ses légions pris de terreur. Il en est ainsi du versage de
l’eau lorsque sont faites les donations. » (Shway Yoe 1963 : 593)
[Traduction de l’auteur].

Ainsi, la remémoration de la mort, acte de passage et donc éphémère, est


liée à la terre. Le détachement du quotidien, la « dématérialisation » de la vie
à travers le concept du cycle des renaissances, est contrebalancé par un rite
qui territorialise, d’une certaine façon, une étape de ce cycle. Pour les
Moken, le passage de la vie à la mort correspond à un état plus sédentaire,
dans les limbes de l’indifférenciation ethnique et donc du nomadisme, un
monde plus attaché au littoral, à l’image des communautés moklen du Sud
de la Thaïlande, considérées comme l’avant-garde de l’expansion nomade
des Moken dans l’archipel Mergui.
Ces deux rituels pratiqués lors de l’enterrement de Ma Hmwé empruntent
donc à une symbolique commune aux Birmans et aux Moken. Le plantage,
tel que le pratiquent les Moken après l’inhumation, se retrouve également
dans une forme particulière des rites funéraires birmans. En effet, dans le cas
d’une mort (violente) survenue en dehors du village, le cadavre, qui ne peut
y être ramené, est inhumé à l’extérieur, et l’endroit est repéré d’une fleur
plantée en terre, ou d’une pousse d’arbre135. Ce cas de figure arrive assez
fréquemment dans l’archipel, car la noyade d’un pêcheur est considérée
comme une mort violente. De cette façon, des dizaines d’îles sont gardées
par des nat – dont l’apparition est presque toujours liée à une mort violente,

135 Propos recueillis auprès de plusieurs birmans de l’archipel.

194
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

que ce soit dans le culte des 37 Seigneurs ou pour les figures locales –
incarnations des disparus.

Cette volonté d’appropriation du territoire à travers l’enterrement est


d’autant plus importante qu’elle contrebalance la représentation exogène
associant les Moken à la mer. La représentation de la mer par les Birmans, il
l’a été dit, cloisonne l’univers mythique au monde sous-marin, instaurant
ainsi une frontière entre la surface, appartenant au monde des hommes et en
voie de socialisation par les Birmans, et les profondeurs. Dans cet univers
mythique sous-marin, les sirènes sont le pendant des Moken et du territoire
vers lequel les Birmans les rejettent. Cette représentation perçue et assimilée
par les Moken est symbolisée jusque dans la mort de Ma Hmwé, à travers les
peintures du cercueil, représentant calamars, mer et poissons, une pratique
inconnue des Moken avant l’arrivée des Birmans dans l’archipel. Notons que
si cette représentation exogène est reprise par les Moken, c’est qu’elle permet
d’affirmer une spécificité et une opposition entre peuple de la mer et
terriens, en même temps qu’elle marque une nouvelle forme d’alliance des
Moken à leur tokè : répartition du territoire, et assimilation de la pêche aux
calamars à la tradition, devenant de ce fait une activité garante d’une
certaine liberté et une forme de nomadisme néanmoins intégrée à la
colonisation de l’archipel par les Birmans. Enfin, l’assimilation des Moken à
l’univers sous-marin et mythique donc, en même temps que la pêche aux
mimik, entretient un espace socio-économique et mythique continu entre
l’ensemble des groupes moken en dépit d’une fragmentation du territoire
par les Birmans et l’administration de l’archipel par les autorités.
Parallèlement à cela, le culte des ancêtres, particulièrement respecté chez
les Moken, tend à gagner en importance chez les Birmans vivant dans
l’archipel. Ainsi, chaque installation dans les îles, même le temps d’une
saison sèche, nécessite l’entretient d’un autel à Bobo Gyi, « le grand
ancêtre », qui protège le lieu. Or, dans la conquête des îles, l’appropriation
du territoire par les Birmans doit passer par une reconnaissance des
appartenances territoriales moken et de leurs ancêtres fondateurs, qui sont
craints et respectés, ce que permet le système d’alliance entre Birmans et
Moken. Ainsi aux Sisters, le village s’est d’abord développé à proximité du
cimetière moken et des poteaux aux esprits qui symbolisent les ancêtres,
avant de s’élargir et finir par les englober dans l’ensemble villageois. De fait,
les lobung moken sont devenus des éléments centraux. De la même façon, le
monastère et la pagode ont dû être construits à l’opposé de ces lieux sacrés,
tout comme à Ma Gyon Galet, qui plus est à l’Ouest du village dans les deux
cas, bouleversant totalement la géographie bouddhique, où au contraire la
pagode se situe de préférence à l’est (direction du Bouddha) et le cimetière à
l’ouest, direction de la mort (Shway Yoe 1963 : 592).
Cette composition permanente entre le bouddhisme et l’espace mythique
moken est représentée dans le cortège par la présence du fils de Ma Hmwé
et de San Ngwé, habillé en moine, car en train de faire son shin-pyu’. Bien

195
Hégémonies birmanes

qu’il ait été en retrait pendant la plus grande partie de l’enterrement (en
compagnie d’autres novices), il participe au recouvrement du cercueil avec
les autres moken. Ma Hmwé, Moken lettrée, est en même temps promise au
thu’gati’ bouddhique et au monde des esprits moken.

Le cortège est composé de deux réseaux. D’une part de la parentèle de


Ma Hmwé (frère cadet et sœurs cadettes, tantes aînées du père), et d’autre
part le réseau des travailleurs du tokè. Cette double réalité est représentative
de la situation des communautés mixtes du Sud de l’archipel, où les Birmans
viennent s’agréger à des groupes moken uxorilocaux, réduits en nombre et
aux liens de parentèle resserrés par une division entre les tokè plus
nombreux. Les agnats forment un lignage auquel les alliés birmans arrivés
par l’intermédiaire du tokè tendent à être progressivement assimilés. Celles à
venir de plus loin sont les sœurs du père de Ma Hmwé, l’une venant de Kho
Lao dans le Sud de la Thaïlande et l’autre d’Elphinstone, représentantes
d’un éloignement culturel du temps où la règle d’exogamie uxorilocale était
respectée. Une exogamie qui était autrefois garante du nomadisme moken,
et malmenée dans ces termes depuis l’arrivée des Birmans, car la mobilité
devient plus individuelle, les grands regroupements des flottilles presque
impossibles. Mais la plus grande importance du réseau économique du tokè
est signifiée par le dessin de calamars sur le cercueil de la défunte. Encore
une fois, du lien au tokè et de la redéfinition de la nature des alliances avec
les Birmans dépendent la survie culturelle des Moken, la pêche aux calamars
étant plus qu’une pratique économique : l’expression d’un choix d’exclusion
du système économique sédentaire, tant pour les Birmans que les Moken.
À travers l’enterrement de Ma Hmwé transparaît l’ensemble des enjeux
de la colonisation birmane de l’archipel Mergui : représentation exogène et
nécessité de territorialisation induite par les Birmans, nécessité de composition
entre la religion de ces derniers et une appartenance symbolique des îles aux
Moken, la redéfinition du nomadisme autour des tokè et leur importance
dans le procédé d’intégration des Moken au système économique birman –
entre banalisation de la main-d’œuvre et mise en valeur des connaissances
moken.

Au fur et à mesure que la mixité entre les deux populations progresse et


que les villages se pérennisent, l’appropriation du territoire, pour les Birmans
comme pour les Moken, révèle de nouveaux enjeux. Des enjeux politiques
bien sûr, puisque l’intégration progressive de ces nouvelles communautés
au système administratif birman participe de l’extension du contrôle
gouvernemental (politique, économique et militaire) sur l’archipel, au profit
également d’une vision pluriethnique et figée de l’État-nation. Mais les
enjeux sont également culturels et identitaires. Ils apparaissent pour les
Moken sous la forme d’une recomposition sociale afin de repenser le
nomadisme, et culturelle pour préserver leur identité au sein d’interactions
avec les Birmans qui ne cessent de se multiplier. Pour ces derniers, l’enjeu

196
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

identitaire provient de la contradiction entre d’un côté, l’appropriation des


territoires basée sur l’extension d’un espace social sédentaire étendu et de
l’autre, un mode de vie caractérisé par la mobilité et l’impermanence, tout
du moins une grande fragilité dans le temps des installations insulaires. De
plus, les Moken ont marqué les îles de leur présence qui sont sous la
protection de leurs esprits qui dans ce contexte sont plus puissants que ceux
des Birmans.

Les « lignées » moken comme fondement de l’hégémonie birmane

Symboliquement, la conception moken du territoire s’exprime à travers


l’appartenance à un sous-groupe, lui-même fondé par des ancêtres, enterrés
sur les îles de regroupement. Ces îles sont un repère central et c’est pourquoi
les Moken se définissent comme Nyawi, Chadiak, Dung (entre autres îles de
résidence de l’archipel) au sein d’un territoire fait de réseaux, structurés par
les lieux d’acquisition des ressources, des points d’eau, un territoire toujours
mouvant, souvent par force de l’extérieur (construction d’infrastructures de
pêche, mouvements forcés par les autorités), et avant tout symbolique.
Dans le contexte de la colonisation birmane, la conception du territoire
s’exprime toujours à travers le culte des ancêtres, mais plus spécifiquement à
travers la création de lignées. Car une des conséquences de la colonisation
par les Birmans est la sédentarisation des flottilles au gré de l’apparition des
villages, tout comme une proportion d’intermariages toujours grandissante.
Les flottilles qui appartenaient à un même sous-groupe, traditionnellement
communiquaient entre elles à travers le calendrier rituel (la fête des poteaux
aux esprits principalement) et de façon régulière grâce à l’exogamie, les
activités économiques, le lien au tokè, etc. Si l’arrivée des Birmans dans
l’archipel conduit bien plus sûrement à la fixation des Moken dans les
nouveaux villages que toutes les tentatives de sédentarisation par le
gouvernement birman, c’est principalement par le biais des intermariages et
ainsi de la multiplication des intermédiaires dans le système économique
traditionnel moken. Dans chaque village mixte, plusieurs tokè emploient à
leur compte des « groupes » moken, le plus souvent sur la base des liens de
parenté entre la femme du tokè et les travailleurs qu’il emploie, entraînant
ainsi une subdivision, non seulement à l’intérieur des sous-groupes, mais
également des flottilles. Les colons birmans ont donc démultiplié la relation
traditionnelle et structurelle d’interdépendance entre les nomades et leur
tokè, brisant ainsi les fondements du nomadisme et de la conception nomade
du territoire. À ce titre, l’identification des Moken à un sous-groupe tend à
être évincée au profit de la création de lignées, permettant de faire coïncider
cette double réalité à une identité moins collective et plus territorialisée, tout
en y intégrant les Birmans.
Concrètement, ce processus s’organise à un niveau rituel à travers le
mélange des compositions symboliques au sein des foyers. Dans les foyers

197
Hégémonies birmanes

abritant des couples mixtes, autels birmans et moken – bouddhisme et culte


des nat pour les premiers, culte des ancêtres et représentation cosmologique
pour les seconds – se côtoient, et malgré une tendance à la « hiérarchisation
religieuse » de ces compositions par les Birmans, pour qui le bouddhisme
doit dominer (allégoriquement et visuellement) toute autre forme de culte, il
n’est pas rare que ces autels soient tous situés à la même hauteur136. Les
Birmans reconnaissent de ce fait l’importance du culte des ancêtres moken,
tout autant qu’ils les craignent, pour leur établissement dans les îles.
Traditionnellement, seuls les chamanes moken possèdent un autel dans
leur bateau, et dans le foyer en saison des pluies. Avec la déstructuration des
grands sous-groupes possédant chacun un chamane, la fête des poteaux aux
esprits (bo lobung), permettant le rassemblement des flottilles à un moment
charnière de l’identité moken (entre saison sèche et saison des pluies, entre
nomadisme et sédentarisation provisoire) perd de sa portée symbolique.
Depuis quelques années, les bo lobung sont célébrés irrégulièrement, jusqu’à
disparaître dans le village de Nyawi. Seul le village de Lengan, grâce à la
présence de Gatcha, fait exception. L’apparition d’autels plus ou moins
fournis dans la plupart des maisons moken est vraisemblablement liée à
cette perte de symbolisme de la cérémonie la plus importante du calendrier
rituel. On remarque en revanche que les autels les plus complets en termes
de représentation cosmologique sont ceux des Moken apparentés à des
chamanes. Ainsi se crée une première forme de lignées qui permettent de
transcender une nouvelle conception produite par l’arrivée des Birmans
d’un territoire morcelé.
Par ailleurs, le syncrétisme dynamique qui domine la recomposition
permanente de l’univers symbolique moken permet d’intégrer les autels
birmans à un processus lignager exprimé à travers la conservation d’autels
ayant appartenu à des parents. C’est le cas d’une danseuse sacrée (siti) du
village de Ma Gyon Galet, qui conserve chez elle trois autels, l’un ayant
appartenu à son mari birman aujourd’hui disparu, à son beau-père birman
décédé, et le troisième à son père, chamane, décédé également. L’autel
bouddhique de son mari a été réapproprié, en y intégrant des figures de nat
en même temps que des divinités hindoues, des photos de personnalités
découpées dans les journaux, etc. Cet ensemble permet à la siti de légitimer
son appartenance à un village pionnier en matière de mixité entre les deux
populations, en intégrant les Birmans au culte des ancêtres, et de cette façon
se réapproprier la nouvelle « territorialisation » de l’archipel. Ainsi, pour les
Moken, l’objectivation de leur relation avec les Birmans est conditionnée par
une pression démographique birmane de plus en plus forte contre laquelle
ils ne peuvent lutter. Le choix de la société moken se présente donc en
termes d’adaptation choisie ou de rejet du changement qui lui sera
probablement fatal.

136 Pour une description et une analyse des compositions religieuses au sein des foyers mixtes,
cf. Boutry et Ivanoff (2008).

198
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle

Quant aux Birmans, leur conception du territoire est calquée sur les traits
apparents de celle propre aux Moken et les remplace progressivement. Les
principales îles de regroupement sont les premières à être colonisées, pour
des raisons évidentes comme la présence d’eau potable ou encore les
protections naturelles qu’elles procurent contre les éléments. En revanche, la
représentation birmane du territoire est contraire à celle des Moken, car
représentation sédentaire avant tout. Alors que les Moken l’imaginent
comme un système dynamique d’interactions entre le calendrier rituel,
l’exploitation des ressources, les échanges, etc., les Birmans divisent
progressivement le territoire en lieux de vie plus ou moins autonomes. La
mobilité des Moken est en partie réorganisée en fonction de la demande des
tokè. Il n’est pas rare qu’un tokè birman fasse venir des Moken d’un autre
sous-groupe de l’archipel, généralement des parents de son épouse compte
tenu de la règle d’exogamie qui prévaut chez les nomades. Or, les relations
entre Birmans et Moken sont objectivées par le maintien d’une niche
économique profitable aux tokè birmans. Jusqu’à 2004, les tokè birmans de La
Ngann avaient des activités « traditionnelles » (commerce d’holothuries,
d’ailerons de requins, de coquillages vers la Thaïlande) en même temps que
des activités de pêche. Mais avec le développement de la pêche maritime et
le nombre toujours plus important de Birmans venant s’installer dans les îles
pour explorer de nouvelles opportunités de s’enrichir, ils durent trouver une
nouvelle « niche économique ». Les Birmans nouvellement arrivés commen-
cèrent à exploiter les mêmes ressources que les Moken, mais avec des
bateaux équipés de compresseurs, biaisant la compétition avec les nomades.
Afin de concurrencer les nouveaux arrivants, les tokè birmans utilisèrent leur
statut pour concentrer l’ensemble des activités moken en la seule pêche aux
calamars. Ils créèrent ainsi une des activités de pêche les plus profitables de
l’archipel, concurrençant même la flotte plus industrialisée du littoral. Ils
commencèrent donc à envoyer des femmes moken sur des barques
traditionnelles moken (généralement utilisées pour se déplacer d’un kabang à
l’autre ou pour des activités de collecte), équipées chacune d’une ligne avec
un hameçon à calamar. À ce stade, la capacité des tokè à mobiliser la
« main-d’œuvre » moken devient donc une source de pouvoir et une
hiérarchie, encore balbutiante, s’opère en faveur des tokè mariés à des filles
d’ebab (les descendantes des ancêtres fondateurs des sous-groupes moken),
pour leur plus grande faculté de rassemblement. Si la base de ce pouvoir fait
appel à une structure traditionnelle moken – le sous-groupe – elle va à
l’encontre du système égalitaire des nomades et tend même à favoriser une
compartimentation des lignées.
Cependant, à l’instar de tout succès économique, cette activité attira
d’autres entrepreneurs birmans, menaçant l’équilibre de la niche basée sur
l’association entre les tokè et les Moken. Car les nouveaux arrivants ne
respectent pas nécessairement l’accord tacite passé avec les Moken depuis
les origines du village de La Ngann. Afin de s’assurer la fidélité des Moken
et le maintien de leur « hégémonie », les tokè birmans se doivent donc de

199
Hégémonies birmanes

maintenir un particularisme par rapport aux Birmans attirés par les


systèmes économiques singuliers. Cela favorise la pratique traditionnelle
propre aux tokè – et aux kyei”zu”shin dans un contexte de front pionnier – à
savoir offrir une protection « sociale » à leurs travailleurs même pendant la
saison des pluies où la plupart des activités s’arrêtent. Mais certains
entrepreneurs birmans venus du continent menacent ce système en offrant,
pour la saison sèche seulement, des prix au kilo beaucoup plus attractifs que
les tokè du village. Ils se créent ainsi des tensions entre ces deux populations
arrivées à des temps différents de la colonisation de l’archipel. L’« hégémonie »
des tokè birmans sur l’exploitation des ressources est en grande partie
sous-tendue par l’appropriation du territoire renvoyant à leur « intimité »
avec les Moken leur conférant de fait une souveraineté politico-religieuse sur
les ressources de l’archipel. Du reste, tous ces tokè, sans exception,
endossèrent à la période de transition entre village temporaire et officialisé
la fonction administrative de chef de village (p. ok-ka’hta). Une fois cette
transition pérennisée, la plupart délaissèrent ce rôle au profit de leurs
activités économiques, en gardant néanmoins une influence certaine sur
l’administration des villages, mais surtout sur l’exploitation des ressources.
Ainsi, les tokè continuent de réguler l’installation des nouveaux venus dans
les villages, règlent les conflits et surtout œuvrent à préserver leurs
privilèges en octroyant ou non des droits sur l’exploitation de certaines
ressources, des moyens utilisés et surtout des conditions de travail lorsque
les activités impliquent la participation des Moken. Ils essayent par exemple
de fixer des salaires minimums tout comme la garantie d’un revenu pour les
Moken (la plupart du temps sous forme de riz) même pendant la saison des
pluies.

200
Gens du Littoral

Du mythe au symbole,
de l’objet de culte au marqueur identitaire
La mixité avec les Moken est donc le seul moyen de parvenir à s’ancrer dans
les îles. Au niveau religieux et mythique, elle passe par la cohabitation entre
les cultes birmans et moken, dans les foyers comme à l’extérieur. Ainsi, les
autels aux nat Bo Bo Gyi (« grand-père », généralement l’ancêtre fondateur
d’un village) peuvent très bien cohabiter avec les autels aux ancêtres moken.
Il n’y a pas simplement surimposition des représentations, mais plutôt
« enchevêtrement ». En effet, les grands symboles du bouddhisme n’appa-
raissent pas dans les îles comme dans n’importe quel autre village de
Birmanie, pour la raison principale que l’ascendant des Moken sur le
territoire se traduit par la présence de certains symboles de leur cosmologie,
dont les plus importants sont les maisons aux esprits, les lobung et les
cimetières. L’opposition entre le côté noble du bouddhisme et celui vers
lequel sont dirigés les morts, entre le levant et le couchant d’ordinaire, se
doit d’être maintenue en tenant compte de la géographie religieuse moken.
Dans un lieu donné, une plage le plus souvent, les monastères et pagodes se
retrouvent donc à l’opposé des cimetières moken, antérieurs aux premières
manifestations du bouddhisme. Cette opposition est perpétrée dans le choix
des lieux d’enterrement. Ainsi à La Ngann, les Birmans sont enterrés sur la
colline située en face de celle que surmonte la pagode. Mais, cette opposition
n’opère pas pour les Moken qui, au contraire, associent les ancêtres et les
morts à l’appropriation d’un lieu. De ce fait, la « bouddhisation » du
territoire représente certes une forme nationale d’appropriation – et une
condition sine qua non pour que les nouveaux villages soient reconnus et
officialisés par les autorités birmanes – mais n’opère pas pour autant au
niveau communautaire ou individuel. L’organisation terrestre de la cosmologie
bouddhique reste périphérique aux interactions symboliques et socioculturelles
entre Birmans et Moken.

201
Hégémonies birmanes

En revanche, à l’intérieur des foyers, la géographie bouddhique est


respectée. Toujours dans le village de La Ngann, alors que la pagode est
située à l’ouest du village (normalement direction de la mort), les autels
bouddhiques particuliers sont systématiquement situés sur la façade est
(côté noble) des maisons. Les autels moken, dans les foyers mixtes, sont
situés sur le même pan de mur. Ainsi se mélangent les deux cultes, comme
en témoigne par exemple, la composition symbolique du foyer de Myint
Luin, le gendre de l’ibum Poleng à La Ngann.
Sur le mur est de sa maison, trônent deux principaux autels, celui du
Bouddha, à gauche, et celui de l’ancêtre de sa belle-mère moken à droite –
héritière de la position de chamane du groupe de meu – tous deux situés à la
même hauteur. En contrebas, sur la droite de l’autel bouddhique se trouve
un autel à l’ein-twin”, nat gardien de la maison, lui-même soutenu par
l’extrémité de la proue d’un ancien bateau appartenant à Myint Luin.
D’après ce dernier, lorsqu’il arriva à La Ngann et s’installa définitivement
dans cette maison, seuls se côtoyaient l’autel bouddhique et celui de sa
belle-mère. Cette dernière lui reprocha de négliger les nat birmans, alors que
les Moken se soucient particulièrement des esprits. Cette remarque est
révélatrice de l’échelle autorisant la comparaison entre l’espace mythique
proprement birman et celui des Moken. Si l’on s’en tient aux paroles de
Myint Luin, Poleng se représente donc le Bouddha comme une entité
« supérieure ». En effet, les esprits sont la cause de la majorité des
évènements de la société moken. Si un tel est malade, c’est qu’il est possédé.
Les Moken s’adressent donc aux esprits, tous comme les Birmans s’adressent
aux nat, pour améliorer le quotidien, alors que le culte bouddhique est avant
tout le véhicule de la libération du cycle des renaissances et de la matérialité.
Pourtant, il n’est pas rare de voir des statuettes du Bouddha dans des autels
moken. La différence se situe donc au niveau du culte. La figure du
Bouddha est en elle-même un symbole fort, et peut être intégrée à une
représentation cosmologique dans un autel moken comme esprit du bien,
par exemple, ou un ancêtre puissant. En revanche, le Bouddha dans un autel
bouddhique, auquel est rendu un culte bouddhique, ne peut se mêler à
l’univers des esprits moken. C’est pour cette raison que Myint Luin installa
un autel à l’ein-twin” afin de protéger le foyer. Pour Poleng, le respect des
nat birmans est donc aussi important que celui des esprits moken puisqu’elle
partage le même foyer que son gendre. C’est donc à ce niveau symbolique
que les Birmans et les Moken peuvent partager leur espace mythique et une
certaine vision de l’appropriation du territoire.
Par ailleurs, si la participation des Birmans aux pratiques rituelles moken
telles que le bo lobung est une façon de s’assurer la fidélité des nomades, elle
peut également être considérée comme un moyen de s’intégrer à la
représentation moken du territoire. Ainsi, les Birmans sculptent parfois les
poteaux aux esprits, comme à Ma Gyon Galet, ou aident à les décorer
comme à La Ngann. En retour, les Moken intègrent au fur et à mesure les
« personnalités » birmanes, nouveaux symboles de pourvoir de l’archipel, en

202
6 Gens du Littoral

sculptant ou décorant des poteaux suivant de nouveaux canons, tout autant


qu’ils intègrent en permanence les influences extérieures à leur cosmologie,
à l’image d’un lobung représentant un militaire birman dans le village de Ma
Gyon Galet.

Pour les Birmans mariés à des femmes moken, l’ordonnancement de


l’espace mythique, à la croisée de pratiques birmanes et moken, est principa-
lement articulé par la symbolisation d’un objet : la proue du bateau. Elle
permet de mettre en système appropriation du territoire, (re)composition de
l’univers mythique et dynamique identitaire des pêcheurs birmans. Le
bateau, protecteur de la société des pêcheurs, d’une économie, devient à
travers la proue un vecteur d’appropriation du territoire. Une fonction qui
se retrouve dans la façon dont Myint Luin a organisé l’univers rituel et
symbolique de son foyer. Je constatais effectivement que la proue d’un de
ses anciens bateaux sert de soutien à l’autel de l’ein-twin”. D’après son
propriétaire, il ne s’agit en aucun cas de Ma Shinma qui est célébrée ici,
même si l’analogie entre cet esprit est l’ein-twin” est frappante, puisque le
dernier est matérialisé par une noix de coco entourée d’un foulard
symbolisant sa tête, à l’instar de la proue maquillée de thanak-kha” comme le
visage d’une femme137. Symboliquement, c’est donc comme si le bateau
soutenait le foyer. Néanmoins, la proue n’est plus, à ce stade, le réceptacle de
l’esprit du bateau, et n’est plus non plus l’objet d’un culte. Elle devient un
symbole, au fondement (allégoriquement autant que visuellement) du foyer
birman insulaire. Sur la demande de sa belle-mère, Myint Luin a donc
intégré à son foyer des nat propices à la protection de sa famille. La figure
centrale de l’autel de Poleng est le coq, ou poulet, qui d’après son gendre est
l’animal sacrificiel de l’ibum. Elle se différencie ainsi de son cousin Gatcha,
pour qui l’animal sacrificiel est la tortue, ce qui exprime également la
différence de niveau entre les deux chamanes, le premier, Gatcha, étant le
plus puissant138, et Poleng n’agissant que comme l’héritière de la fonction
dans le groupe de Meu. D’ailleurs, Gatcha n’offrit pas moins de six tortues à
la fête des poteaux aux esprits en 2007. Cette remarque pour continuer de
mettre en parallèle la composition symbolico-religieuse de Myint Luin et
l’espace mythique des Moken. De la même façon que les Moken expriment
leur représentation de l’espace et du territoire à travers un autel – un
territoire qui associe à la fois le monde des terriens et celui des esprits, reliés
ponctuellement lors de la fête des poteaux aux esprits – la présence de la
proue soutenant le foyer fait le lien entre l’espace de référence terrestre (tel

137 Ce rapprochement est d’autant plus intéressant que la plupart des nat apparaissent

représentés dans des tableaux ou sous forme de statuettes (pour les représentations des nat, voir
notamment Temple 1991).
138 La tortue est un animal sacrificiel de première importance chez les Moken, car il a une

charge symbolique puissante : c’est l’image de la femme, mais également celle de la mer, qui
s’oppose dans la fête des poteaux aux esprits au tigre, esprit de la forêt.

203
Hégémonies birmanes

que se le représentent les Birmans sédentaires, à savoir le foyer) au territoire


conquis, marin et insulaire, grâce au bateau.

Le bateau (que ce soit en tant que véhicule ou ce qu’il représente par le


biais de la proue) est donc la projection directe de l’imaginaire birman sur la
façon d’aborder le domaine maritime, puisqu’il permet de transcender toutes
les échelles du processus d’appropriation (national, régional, villageois,
familial) en même temps qu’il révèle la perméabilité entre les différents
réseaux techniques139, socio-économiques ou encore symboliques : bouddhisme,
culte des nat et croyances moken. Ce qu’illustre parfaitement un ensemble
cultuel situé à l’extérieur du foyer de Tin Win, charpentier de La Ngann,
composé de deux autels – le saint bouddhique Shin Upagotta et le nat U Shin
Gyi – ensemble prolongé par trois proues liées entre elles. Tout d’abord, ces
proues de bateaux lui ayant appartenu étaient appuyées sur la façade de son
foyer, face à la mer, légèrement surplombées par l’autel à U Shin Gyi tourné
vers la maison (dos à la mer), lui-même dominé par Shin Upagotta, face à la
mer. Cet ensemble était globalement aligné selon un axe Nord-Sud, l’autel
au saint bouddhique étant géographiquement le plus près de la pagode
située sur l’île d’en face. Ainsi matin et soir, Tin Win propitiait Shin Upagotta
puis U Shin Gyi, terminant par une offrande d’encens plantés sur les proues.
Ainsi se retrouvent les trois principales figures mythiques appartenant à
l’univers des pêcheurs. Un saint bouddhique vivant sous la mer, le nat des
eaux salées, et enfin Ma Shinma, le nat du bateau. Néanmoins, là encore, une
fois la proue dissociée du bateau elle n’est plus propitiée en tant que
demeure de l’esprit Ma Shinma. La proue est présente pour ce qu’elle
représente, un vecteur de l’appropriation de l’archipel et un élément central
dans la birmanisation du territoire. En effet, un an plus tard, sa maison ayant
changée d’endroit, les proues ont été plantées dans le sol au milieu des deux
autels aux saint Shin Upagotta et U Shin Gyi, cette fois-ci tous trois face à la
mer. En l’espace de deux années, l’espace mythique du charpentier a donc
été organisé, le lien avec la mer renforcé, et les proues fichées en terre en
position centrale, même si légèrement en retrait, démontrent que le bateau
est bien au cœur de cet espace mythique. La manière dont elles sont dressées
rappelle également la symbolique du mât, connexion entre le bateau et le
ciel, le monde des esprits également puisque c’est sur celui-ci que vient
s’accrocher le pin-le-son” sous forme de boule de feu.
Ces proues, fichées en terre comme l’est un drapeau sur un sommet
conquis, ne sont pas sans rappeler les poteaux aux esprits moken. Pour en
revenir à la dynamique d’appropriation du territoire, alors les fonctions des
bo lobung et des proues semblent les mêmes. Matérialiser les ancêtres et le
lien à une île pour les Moken, et matérialiser la transition entre le continent

139 Sur les emprunts techniques et l’évolution de la flotte maritime du Tenasserim, voir Boutry (2004).

204
6 Gens du Littoral

et l’archipel grâce au bateau pour les Birmans, ce qui revient à établir une
descendance.
Cette comparaison n’est pas fortuite, car il existe des autels similaires
plus loin sur le même littoral, à savoir dans le village moklen de Tha Peyoy,
île de Ko Phra Thong, dans le Sud de la Thaïlande (Ferrari et al. 2006).
Tournés vers la mer également, un autel bouddhique thaï et un autel
moklen, avec au centre une proue de bateau ceinte de tissus multicolores et
ornée d’une offrande de fleurs, telles qu’elles sont décorées sur les bateaux
partant à la pêche. Les Moklen appartiennent à la même vague migratoire
austronésienne que les Moken. Ils se différencient de leurs cousins par un
mode de vie semi-sédentaire, essarteurs peuplant les littoraux et les îles
mangées par la mangrove, spécialistes de cet entre-deux monde, mais
gardent encore les fondements d’un nomadisme qu’ils font revivre au
rythme du calendrier rituel et des emplois qu’ils occupent, refusant toute
possibilité d’ascension sociale en n’acceptant que les travaux les plus bas de
l’économie dominante (cantonniers, mineurs d’étain, saigneurs d’hévéa,
pêcheurs de crabes, de méduses, etc.) (Ivanoff 2004). Par ailleurs, ils
fonctionnent, tout comme les Moken, dans une relation d’interdépendance à
des tokè qui garantissent leur protection. Ce qu’il faut donc voir dans la
sacralisation de la proue par les Birmans est l’emprunt à des pratiques
symboliques et/ou rituelles appartenant à la Péninsule malaise, dans
laquelle Moken et Moklen évoluent depuis des siècles. Ces deux groupes
continuent d’ailleurs d’échanger, les Moken ayant de la famille chez les
Moklen et parfois même des femmes moklen (ibid.). Par ailleurs, la situation
actuelle des Moken de Birmanie tant à se rapprocher de plus en plus du
mode de vie des Moklen, à ceci près qu’ils sont économiquement exclusi-
vement tournés vers la mer. La « fixation » des Moken par les Birmans
entraîne une redéfinition de l’appartenance à un territoire, tout comme les
Moklen se reconnaissent un usufruit sur les terres qu’ils exploitent même si
elles ne leur appartiennent pas officiellement.
Pour les Moken le bateau est un objet à charge symbolique et identitaire
puissante, mais il n’est pas ritualisé. Le bateau est anthropomorphe, il
représente le nomadisme par sa bouche qui mange et son arrière qui
défèque, il est également la demeure des ancêtres. Quant aux Birmans, ils
sont dans un mode de vie charnière entre la sédentarité et le nomadisme, de
la même façon que les Moklen du Sud de la Thaïlande. Il n’y a donc qu’un
pas entre les poteaux aux esprits symbolisant les ancêtres et les proues
sacralisées comme il en existe chez les Moklen et les Birmans. Tout pense à
croire qu’il s’agit d’un marqueur identitaire inscrit dans la modernité – mais
ayant des racines plus profondes en rapport avec la relation entre le corps, la
société et le bateau (Manguin 2001) – puisque ce phénomène de sanctifica-
tion des proues apparaît après le tsunami en Thaïlande chez les Moklen (le
tsunami révélant de nouveaux enjeux sur l’acquisition des terres, devenue
un fort vecteur de sédentarisation) et en Birmanie quand les Birmans
s’installent dans les îles. Les proues marquent alors une transition, pour les

205
Hégémonies birmanes

Moklen comme pour les Birmans : elles officialisent l’attache physique du


bateau à un lieu et non plus sa représentation nomade symbolique. La
proue, en plus d’être un marqueur identitaire d’un peuple maritime est,
comme objet de rite, l’indicateur d’une transition entre mode de vie
sédentaire et nomade. Elle sert d’intermède pour les Birmans afin de
stabiliser la transition de la maison au bateau, en déposant à terre sa charge
symbolique.
Dans cette logique, le bateau est également vecteur d’intégration du
monde birman au monde moken. Dans le foyer de Myint Luin, la proue
soutenant le foyer cohabite à un même niveau que l’autel aux esprits moken
de Poleng. Les proues sont également le symbole d’un univers maritime
dont la connaissance est héritée des nomades. Le bateau « psychopompe »
de la société birmane dont il est le repère au milieu de l’immensité
immesurable et en perpétuel mouvement qu’est la mer, transportant les
Birmans du foyer à un univers conçu comme le domaine du mythique,
devient un vecteur socioculturel avec la proue, assurant le passage de la
culture sédentaire et continentale birmane vers une identité birmane
insulaire.
Pour les Birmans mariés à des Moken et évoluant depuis longtemps dans
les îles, le bateau perd de sa charge symbolique initiale : Ma Shinma n’est
plus propitiée à la proue ; si le pin-le-son” menace toujours les marins, ces
derniers ne jugent pas pour autant nécessaire de se protéger avec des
courges, ni de lier des feuilles de canne à sucre au mât, car tous autant qu’ils
sont, ils disent savoir éviter ces manifestations hostiles, au même titre que
les « fantômes de mer »140. Leur connaissance de la mer rend en quelque
sorte obsolète le système qui prévaut pour les Birmans du littoral, celui
d’une ritualité préservant un contexte historique, social et économique des
menaces du milieu marin, un système opérant à condition qu’il soit basé sur
l’opposition entre vie en mer et vie terrestre. Le bateau n’est plus l’enveloppe
d’un espace social transporté en mer et ritualisé pour propitier l’inconnu,
mais devient au contraire le symbole de l’insularité des pêcheurs birmans,
caractérisée par la mobilité, l’exogamie et l’échange, au même titre que le
bateau moken est le symbole du nomadisme.
Ainsi, entre le « sacré » et le « symbolique », le bateau permet de caractériser
une différence entre les pêcheurs, du pêcheur mobile au pêcheur culturel-
lement nomade, le différentiel étant source d’une dynamique identitaire.

140 Les fantômes de mer, yei thaye, qui hantent les eaux de l’archipel se manifestent en faisant
bouillonner l’eau, qui s’illumine pour laisser entrevoir des morceaux de corps, des bras et des
têtes coupées. Ces membres appartiendraient à des marins disparus en mer.

206
6 Gens du Littoral

Des frontières socioculturelles


à la différenciation ethnique
Dans l’introduction de cet ouvrage, j’ai abordé deux notions complémentaires
et néanmoins rarement réunies, à ma connaissance, que sont les études sur
l’ethnicité et les frontières de l’espace social, me servant, comme références,
de Barth dans le premier cas et de Leach dans le second. Or, il est intéressant
de noter que les ouvrages des deux auteurs cités précédemment sont
contemporains l’un de l’autre, puisque les « frontiers » de Leach datent de
1960 et que les « ethnic boundaries » de Barth (1969) parurent 10 années plus
tard. Ces deux auteurs, avec des perspectives certes différentes, étaient
tangiblement à la recherche d’un même objet anthropologique : ce qui
permet à l’ethnologue de différencier une population d’une autre et une
population de se différencier d’une autre ; et même lorsque celles-ci
semblent en de nombreux points identiques. L’intérêt de réunir ces deux
concepts dans l’étude des populations birmanes littorales m’est apparu
comme la « recette » adéquate pour étudier les migrations, la création du
social et les dynamiques identitaires, et ainsi d’explorer les frontières de la
société birmane dans l’appropriation de nouveaux territoires et de nouvelles
ressources avec en toile de fond la constitution d’une hégémonie birmane.
Cette hégémonie est indéniable aujourd’hui, que ce soit dans le cas du delta
de l’Irrawaddy où, en dépit de la présence de Karen et de musulmans
d’origine indienne, ils sont largement majoritaires et tirent la plus grande
partie des bénéfices de l’exploitation des ressources, ou dans le Tenasserim
et l’archipel Mergui où, en dépit d’une histoire mouvementée et d’une
dominance chinoise, malaise et moken sur l’exploitation des ressources, ils
parvinrent à intégrer la région dans l’espace social birman et sa projection
politique qu’est la nation du Myanmar. En retour, notre étude de cas permet
d’alimenter la réflexion sur les frontières et l’ethnicité par l’introduction
d’une réflexion sur la création et la reproduction du social. En effet, comme
le souligne Godelier, les hommes produisent de la société pour vivre et la
société préside toujours à la naissance de chaque individu. Ce qui différencie
les humains de tout être social, c’est qu’ils modifient en permanence leurs
rapports sociaux afin de répondre à leurs besoins, expliquant les
dynamiques de différenciation sociale. Dans le même ouvrage, l’auteur
postule que ce n’est que lorsque « les rapports sociaux politico-religieux
servent à définir et à légitimer la souveraineté d’un certain nombre de
groupes humains sur un territoire dont ils pourront ensuite exploiter
séparément ou collectivement les ressources qu’ils ont la capacité de faire de
ces groupes une société » (Godelier 2007 : 37). Dans une autre publication,
Ivanoff et moi-même avons plus particulièrement exploré la relation entre
l’ethnique et le social, sur la base des interactions entre pêcheurs birmans et
Moken et la création des communautés mixtes insulaires (Boutry et Ivanoff
2008). Afin d’introduire une composante dynamique à ce postulat impliquant

207
Hégémonies birmanes

une relation statique au territoire et ses ressources, nous avons privilégié la


notion de « creuset économique ». En effet, les Moken ont su s’adapter à
l’apparition des compresseurs pour la plongée avec oxygène remplaçant la
plongée en apnée, à la raréfaction des ressources comme les perles et
certains coquillages qu’ils ont un temps remplacé par la pêche au requin par
exemple et, aujourd’hui, à la venue des Birmans qui modifie profondément
les activités des Moken. La plupart des groupes mixtes de Birmans et Moken
ont à leur tour su trouver une nouvelle « niche économique » avec la pêche
aux calamars (La Ngann, Ku Pho, Ma Gyon Galet). Le caractère dynamique
et fluide des relations interethniques est souvent négligé au profit d’une
opposition générale entre groupes assimilés et groupes différenciés. Non
seulement ces processus sont continus et progressifs, mais ils sont marqués
par des stades intermédiaires se traduisant par la segmentation des sociétés
au travers des relations interculturelles, un ou plusieurs de ces segments
pouvant se différencier un temps seulement avant d’être rattrapés par la
population ayant généré ces relations (dominante en général), ou au contraire
persister dans l’ethnicisation. Nous avons donc qualifié la dynamique
identitaire des pêcheurs birmans de l’archipel Mergui de « segmentation
sociale », sur la voie d’une possible différenciation identitaire. Ce qui
m’importe est donc la « fongibilité » de l’ethnique et du social, en tant que
processus continu. C’est également ce qu’apporte l’étude des frontières,
telles qu’entendues par Leach, dans l’étude de nos Birmans du littoral. En
effet, si je considère séparément la migration birmane vers le delta de
l’Irrawaddy et celle des Birmans vers l’archipel Mergui – migration qui
elle-même mène à une autre distinction entre pêcheurs du littoral et
pêcheurs insulaires – il y a peu de chances d’y trouver des points communs,
si ce n’est une identité « birmane » (restant une identité en contrepoint plus
qu’un champ sémantique), ou encore quelques pratiques techniques et
rituelles parfois ressemblantes. Cependant, au prisme des frontières, donc
des structures socio-organisationelles et écologiques de grands ensembles
socio-culturels – c.-à-d. « Gens des Vallées », « Montagnards » – non seule-
ment il est possible de distinguer des continuités de structure – la relation de
patron-client et ses déclinaisons entre kyei”zu”shin et tokè – et de ressources
sociales, mais également de transcender les échelles : l’intégration de régions
à la nation birmane, l’intégration d’environnements et de ressources à
l’espace social birman, la constitution du social à travers des stratégies
individuelles. Pour en revenir « au fondement des sociétés » (Godelier 2007 :
37), la « souveraineté » d’un groupe d’individu sur les ressources établie à
travers les rapports sociaux politico-religieux peut servir de définition à
la « birmanisation » d’un territoire (englobant ressources, populations,
intégration de savoirs techniques et rituels). Or, cette « birmanisation »,
parce qu’elle implique une notion de continuité entre un « centre » – le
territoire pleinement birmanisé et bouddhisé – et une périphérie, révèle des
tensions et des possibles discontinuités. Ces tensions s’expriment notamment
dans le lien implicite d’un point de vue birman entre la fonction de

208
6 Gens du Littoral

kyei”zu”shin – à la fois structure et symbole des rapports sociaux


politico-religieux – et celle de tokè – à la fois structure de la relation
interethnique et ressource stratégique du maintien d’une hégémonie sur les
ressources de l’archipel. Le paradoxe est ainsi révélé : la nécessité d’une
birmanisation des ressources de l’archipel devient le vecteur d’une
différenciation identitaire, donc d’une discontinuité. Ainsi qu’il l’a été dit, la
relation de kyei”zu”shin permet la socialisation de fronts pionniers en servant
de structure sociale pour une main-d’œuvre venant d’origines diverses et en
transformant l’appropriation du territoire par les individus en une
production de symboles religieux bouddhiques (les pagodes et monastères)
et cultuels (culte d’U Shin Gyi, des frères et sœurs karen ou encore de Ma
Shinma). Dans ce cas-là, l’exogamie peut-être réelle pour les pionniers : dans
le delta il est fréquent de constater que pour les couples birmans la résidence
est uxorilocale et l’union contractée lors d’expéditions mercantiles par
l’homme, tout comme la colonisation du littoral du Tenasserim et des
grandes îles du Nord de l’archipel se fait par l’intermariage et souvent
l’uxorilocalité pour des Birmans venus de la Basse- Birmanie (Moulmein,
Pegu) et du centre. Le rôle du patron-kyei”zu”shin, devenu un entrepreneur
victorieux, est alors de « mythifier » cette exogamie à travers le culte d’un
nat socialisant et hiérarchisant l’union (mono-ou interethnique) selon un
gradient centre-périphérie (dont l’expression emblématique est l’institution-
nalisation du nat périphérique par le roi des mythes d’origine). La femme
« indigène » vaut d’être mariée si c’est pour intégrer son identité
périphérique à celle du centre, c’est-à-dire à la birmanité. C’est pour cette
raison que toute évocation de l’acte sexuel en mer, dans la mobilité, est
proscrite pour les marins : elle créerait un désordre social sans pour autant
signifier l’assujettissement d’une localité. Cette exogamie un temps
nécessaire est très vite transformée en une infidélité menaçant l’ordre social
qui est basé sur l’endogamie. La structure socialisante qu’est la relation du
kyei”zu”shin à ses « clients » permet donc d’étendre l’espace social birman
aux « périphéries », intégrant des savoirs et repoussant ses propres
frontières, perpétuant un système politico-religieux propre à la catégorie
analytique de Gens des Vallées.
Mais, toujours dans l’ambition d’une hégémonie politico-religieuse sur le
territoire et ses ressources, lorsque la structure – la relation au kyei”zu”shin –
est réduite à la stratégie – l’exogamie – dans la relation du Birman aux Moken,
l’individu se confond avec le patron et le Birman n’est plus kyei”zu”shin,
mais tokè. La frontière n’est plus seulement une zone d’interpénétration
culturelle, mais une limite identitaire renégociée et il est possible d’avancer
sans trop se compromettre que la dynamique identitaire tend vers la
différenciation sociale, voire ethnique.
La position adoptée par les Birmans des villages mixtes birmano-moken
renforce cette notion de pose de jalons identitaires par exemple à travers
l’intermariage généralisé, devenu une stratégie de résistance pour affirmer à
la fois leur supériorité par rapport aux pêcheurs du continent (ainsi, les

209
Hégémonies birmanes

Birmans mariés à des Moken soulignent leur meilleure connaissance de


l’environnement, leur faculté de naviguer à la saison des pluies) et la
préservation d’un créneau économique vis-à-vis des autres Birmans, qui se
traduit notamment par une régulation des installations instaurée par les
fondateurs des villages au profit des Moken et des couples mixtes. Cette
stratégie se justifie par ailleurs face à la politique du gouvernement birman
qui dans certaines îles tente de chasser les Birmans au profit de villages
strictement moken et inversement (politique nationale de folklorisation et de
figement de la diversité culturelle), seuls les Birmans étant mariés à des
Moken pouvant y rester (c’est le cas dans le village de Ma Gyon Galet). Il
existe donc un pragmatisme birman qui accepte de « mokenniser » une
partie de sa population au nom de l’appropriation du milieu marin. La
théorie de Leach est que les Kachin pouvaient adopter d’une certaine
manière l’identité shan en même temps que la pratique de la riziculture
inondée pour finalement totalement s’intégrer à la population shan, arguant
que dans cette partie du monde un bouddhiste ne peut-être le parent d’un
non-bouddhiste (Leach 1960 : 62). À l’inverse, il est possible de dire que les
Birmans sont sur la voie d’une « mokennisation », mais il est fort peu
probable qu’ils deviennent des Moken. Cette dynamique identitaire naît du
déplacement de la frontière autrefois marquée par l’alliance d’une femme
moken au tokè du sous-groupe, liant intrinsèquement les nomades aux
sédentaires en préservant l’identité de chacun. Avec la colonisation de
l’archipel, cette relation est devenue le creuset d’une réorganisation sociale à
la fois pour les Moken et les Birmans dans une association objective à des
fins identitaires pour les premiers et « hégémoniques » pour les seconds. Ils
peuplent en quelque sorte la frontière qui autrefois séparait les Birmans des
nomades, la Birmanie continentale et une « Birmanie » d’avantage malaise et
insulaire. Comme je le soulignais, les Moken perdent de leur mobilité et leur
nomadisme est en profonde restructuration (le nomadisme de certains
spécialistes – chamanes, harponneurs, danseuses sacrées – se substitue à
celui de la flottille). Les Birmans sont quant à eux en porte-à-faux avec le
segment principal de leur société. C’est donc qu’il se crée d’autres frontières
que celles existant traditionnellement entre les Birmans et la mer, les Moken
et le continent.

Alors, la réflexion introspective m’ayant amené du national au local, de la


société à l’individu et des structures sociales à l’identité me projette à
nouveau sur une trajectoire anthropologique puisque la question de la
catégorie analytique propre à ces Birmans demeure : ces Birmans partagent-ils
encore les principales caractéristiques des Gens des Vallées ou, en adoptant
un mode de vie insulaire et une économie singulière (la pêche),
franchissent-ils une frontière pour pénétrer dans une autre catégorie – et si
étant, laquelle ?

210
6 Gens du Littoral

D’un côté, la nature « clanique » peu développée et malléable de l’organi-


sation sociale moken sert de substrat à une souveraineté birmane hiérarchisée
en fonction des liens de parenté avec les ancêtres fondateurs des sous-groupes
moken. Par ailleurs, cette parenté leur confère les outils de l’appropriation
rituelle du territoire permettant de faire le lien entre son appartenance
moken et sa bouddhisation. De fait, la nature « charismatique » de l’organisation
sociale du pouvoir s’exprime à la fois dans l’interdépendance propre aux
relations de patron-client (à la fois tokè et kyei”zu”shin), caractéristique des
populations appartenant à la catégorie de « Valley People », tout en prenant
racine dans une forme d’organisation sociale basée sur la parenté,
l’intermariage et le commerce – caractéristiques propres à la catégorie des
« Hill People ». Les Birmans des îles peuplent donc la frontière entre les
deux catégories que sont les Gens des Vallées et les Montagnards. Dans le
système politico-religieux mis en place, les bouddhistes peuvent être sur un
pied d’égalité avec les non-bouddhistes. En effet, les tokè qui emploient des
Moken pour la pêche aux calamars emploient également depuis quelques
années des Birmans venus du littoral, ou encore des villages d’origine des
tokè, sans plus de distinction dans le traitement qu’ils reçoivent par rapport
aux nomades. Ainsi, s’il est possible de dire que les Birmans ne partagent
plus totalement les traits caractéristiques des Gens des Vallées, sans pour
autant entrer dans la catégorie des Montagnards, faut-il définir une autre
catégorie analytique ?

« Gens du Littoral » ?
Pearson (1985 et 2006), dans une perspective historique plus qu’anthropo-
logique, propose une catégorisation des « sociétés littorales » sur la base de
certaines caractéristiques que partageraient une grande partie des populations
vivant à la fois des ressources terrestres et maritimes, les rapprochant
souvent plus entre elles que des populations voisines d’une même région.
Son article revêt plus une forme interrogative qu’affirmative quant aux
caractéristiques de ces sociétés, si ce n’est leur grande « perméabilité » aux
influences extérieures venues à la fois de la terre – la limitation de l’accès des
pêcheurs du Sud de la Thaïlande au littoral par la valorisation touristique en
est un exemple – et de la mer – processus d’islamisation de l’Asie du Sud-Est
insulaire par exemple. Ces sociétés seraient à la fois caractérisées par une
grande diversité et dans un processus constant d’homogénéisation sociale
(Pearson 1985 ; Gupta et Pearson 1987 : 79-80 et 83). Conséquence de cette
grande « perméabilité » des sociétés littorales, elles tendraient à disparaître
en tant que telle, notamment sous l’effet de l’apposition de frontières, d’une
mobilité entre terre et mer plus réduite qu’avant et tout simplement parce
qu’elles subirent et subissent plus de changements que les populations
continentales dont l’identité est construite autour de formes d’exploitation
de l’environnement bien plus immuables que les pratiques de pêche. Il est

211
Hégémonies birmanes

un fait, par exemple, que les pêcheurs des littoraux d’Asie du Sud-Est qui
auparavant exploitaient des parcelles de terre à des fins de consommation
domestique et parfois commerciale se sont vus relégués de plus en plus au
statut de sans-terre par les terriens s’appropriant les terres dans une
perspective de production de surplus bien plus affirmée. Les Moken, qui
exploitent autant la mer que l’estran et la forêt sont emblématiques de ces
sociétés littorales et ceci ne serait-ce que pour leur identité qui se nourrit de
la nécessité d’obtenir le riz, symbole de la sédentarité, par l’échange de
produits provenant majoritairement de la mer. Eux-mêmes sont menacés par
l’influence provenant de la société birmane continentale puisque la
colonisation de l’archipel par les pêcheurs birmans est à la source de
nombreux changements d’ordres sociaux et culturels. L’action des chalutiers
battant pavillon birman et thaïlandais appauvrit également les ressources
qu’ils exploitent. Entre le développement de ce concept à partir de l’étude
des sociétés de l’Océan Indien (Pearson 1985) et sa redéfinition plus récente
par le même auteur (Pearson 2006), « la société littorale » recouvre des
notions différentes, voire contradictoires. D’abord envisagée dans un sens
très large de sociétés à la fois engagées dans le commerce maritime et
l’exploitation des terres, la « société littorale » serait propre à inclure les
grandes thalassocraties d’Asie du Sud-Est insulaire, dans la mesure où elles
vivaient du commerce maritime tout en asseyant leur pouvoir sur le contrôle
des vallées et la riziculture. Néanmoins, cela ne fait pas des « sociétés
littorales » une catégorie socioculturelle et écologique comparable aux
catégories définies par Leach, dans la mesure où les Moken, nomades à
société égalitaire, n’ont a priori pas grand-chose en commun avec les
thalassocraties de la côte indonésienne partageant par exemple une
caractérisation du pouvoir plus proche de la catégorie de « Gens des
Vallées »141. En revanche, d’après Pearson, le régionalisme est une expression
de la société littorale et c’est en cela que la catégorie m’intéresse, considérant
effectivement la Péninsule malaise comme une région et même une
« ethnorégion », point sur lequel je vais revenir. Dans sa redéfinition de la
« société littorale », l’auteur – probablement face à la nature trop englobante
du concept – exclut les grandes sociétés commerçantes et la marine au long
cours par exemple, pour ne prendre en compte que les sociétés de pêcheurs
vivant sur le littoral et travaillant en mer. Une forme d’organisation sociale
où le couple serait garant du lien entre terre et mer à travers notamment une
plus forte division sexuelle du travail – l’homme en mer et la femme à terre –
que dans d’autres sociétés et donc la complémentarité des revenus et des
ressources tirés de la terre et de la mer seraient des caractéristiques de ces
sociétés du littoral. Pour mon propos et la définition d’une catégorie de
« Gens du Littoral » comparable aux catégories socioorganisationnelles et

141 Le pouvoir d’un souverain tenait effectivement à sa capacité à communiquer avec les esprits

contrôlant les cours d’eau formant les estuaires, se rapprochant en cela de l’autorité basée sur
un pouvoir charismatique propre aux « Gens des Vallées ».

212
6 Gens du Littoral

écologiques de Leach, je retiendrai cette dernière définition tout en gardant à


l’esprit une forme d’unité régionale construite sur la base des échanges entre
les populations qui la composent.
Les Moken peuvent même être envisagés comme la quintessence de cette
catégorie dans la mesure où la complémentarité terre-mer est entretenue par
l’homme comme la femme. La division du travail s’y fait avant tout sur la
base de la dichotomie chasse/collecte, l’homme chassant en mer et en forêt
et la femme collectant en mer comme en forêt. La femme est encore plus
emblématique de cet état d’entre-deux puisqu’elle collecte sur la plage et
l’estran, cette bande de terre alternativement couverte et découverte par les
marées. La complémentarité est enfin entretenue au niveau mythique où la
mer a une connotation féminine, et la forêt masculine (Ferrari 2008a). Pour
les communautés interethniques de l’archipel, les femmes moken continuent
de collecter sur l’estran et la pêche aux calamars, certes pratiquée à la ligne,
se rapproche de la collecte pratiquée traditionnellement. En effet, chaque
lancé de ligne prélève un animal à la fois, avec pour principale différence
d’avec la collecte « traditionnelle » qu’il s’agit d’une capture différée, car les
Moken ne ciblent pas directement le calamar qu’ils vont remonter. L’outil est
également le même : les barques qui servent aux femmes à parcourir les
hauts fonds coralliens cernant les îles à la recherche d’oursins, huîtres, etc.
Au début du développement de la pêche aux calamars, les flottilles étaient
majoritairement composées de femmes appartenant à chacune des familles
attachées à leurs tokè birmans. Avec le développement des villages
insulaires, et l’ouverture notamment de plusieurs épiceries, le quotidien ne
s’appuie plus sur une économie de subsistance, que ce soit pour les Moken
ou les Birmans, et les femmes peuvent donc se consacrer à la production
alors que traditionnellement elles se consacrent à la recherche de produits de
subsistance 142 . La pêche au calamar est une reproduction du système
traditionnel moken à plus petite échelle, sociale (le tokè n’est entouré que des
femmes de sa famille moken) et géographique (les campagnes durent de
trois à six jours et les Moken retournent toujours à leur île de résidence), qui
permet néanmoins la survie des principes fondateurs du nomadisme
(mobilité minimale, exogamie respectée par le mariage avec un Birman,
non-accumulation des produits qui sont directement échangés au tokè contre
du riz et des biens de consommation courante), en dépit de la sédentarité
imposée par les Birmans, qui est intrinsèque à la conquête du territoire. Par
ailleurs, j’ai montré que dans le processus d’appropriation symbolique du
territoire par les Birmans ceux-ci projetaient une division de l’espace
associant la mer aux Moken (et donc implicitement à la femme) et réservant
les terres insulaires aux Birmans (donc à l’homme).

142 Ceci dit, les Moken continuent de collecter sur les estrans et les calamars ne sont pas une

nourriture particulièrement appréciée.

213
Hégémonies birmanes

Sur cette base de la complémentarité entre terre et mer, il est presque


permis d’inclure dans cette catégorie de « Gens du Littoral » les pêcheurs de
l’Irrawaddy, pour qui les femmes restent le plus souvent à terre pour
transformer les produits de la pêche, les hommes vivant de l’exploitation des
ressources marines. Néanmoins, la différence avec l’exemple des Moken, des
communautés birmano-moken, mais également des Moklen ou encore des
communautés de pêcheurs malais de la Péninsule, se situe en grande partie
sur le fait que la part terrienne dans l’activité de ces communautés est
minime et inversement la place de ces pêcheurs dans la société birmane dont
ils font partie est également marginale, pour la simple et bonne raison qu’ils
appartiennent avant tout à une société agraire. En résumé, la condition de
pêcheur s’exprime en termes de pauvreté liée à l’absence de propriété
foncière et sur un plan religieux bouddhique est renvoyée au plus bas de
l’existence humaine, réduite à tuer des vies pour manger (au contraire de
l’agriculteur). La notion d’échanges généralisés, et donc de mobilité, évoquée
précédemment paraît également essentielle dans la description des « Gens
du Littoral » (une caractéristique partagée par les « Montagnards »). Ne
serait-ce que parce que les pêcheurs parcourent en général des distances
importantes dans leur pratique nourricière, la mobilité est intrinsèque à leur
métier. Elle est par ailleurs renforcée par le fait que les pêcheurs parcourent
souvent de longues distances et accostent dans des endroits différents en
fonction des ressources qu’ils comptent vendre et des prix pratiqués par les
acheteurs. Cette mobilité exclut encore les pêcheurs de l’Irrawaddy comme
la plupart des pêcheurs affiliés à des tokè birmans de la pêche littorale du
Tenasserim qui doivent le plus souvent leur production à un seul et même
patron, qui endosse à leur place l’opportunité de revendre la pêche au plus
offrant (bien qu’il y ait le plus souvent un échelon de plus entre le
patron-acheteur villageois et l’entreprise qui commercialise le poisson). La
mobilité des communautés de pêcheurs de la Péninsule malaise est enfin
exprimée à un niveau social à travers l’exogamie et l’uxorilocalité propres
aux Moken, aux Moklen ou encore aux Malais (Ivanoff 2004 ; Tambiah 1969 :
425 ; Nagata 2006 : 55) et l’échange s’exprime également au niveau rituel
entre les populations. J’en ai évoqué une facette à travers la « sacralisation »
de la proue dans les constructions cultuelles des Birmans de l’archipel
Mergui et des Moklen du Sud de la Thaïlande. La cérémonie du 10e mois
lunaire, qui est une fête bouddhique pratiquée dans toute la Thaïlande143,
mais dont les modalités et les significations changent selon la région, en est
une autre. À Phang Nga (Sud de la Thaïlande), cette cérémonie est
caractérisée par un cycle complexe de dons et contre-dons entre les ancêtres
des différentes populations présentes (Urak Lawoi, Moklen, Moken, Thaïs,
Chinois, Malais) régulant ainsi leurs relations interethniques (Ferrari 2008b).
Ce rituel permet « à chaque groupe de trouver sa place et d’affirmer ses

143 Elle correspond à l’ouverture des portes de l’enfer.

214
6 Gens du Littoral

allégeances [autorisant] peut-être à faire l’hypothèse que le système de


multivassalités décrit par Thongchai Winichakul existe toujours » (Ferrari et
Arunotai-Hinshiranan 2010 : 13). J’en viens donc à la constitution d’une
unité régionale à travers cette tradition d’échange renforcée par la mobilité
des pêcheurs, englobant tout ou partie de ce qu’Ivanoff nomme une
« civilisation du littoral » (Ivanoff op. cit.) englobant les Urak Lawoi, les
Moklen, les Moken et bien plus loin en s’étendant de l’Indonésie jusqu’au
Sud de la Birmanie. La Péninsule malaise, en tant que région englobe plus
que des populations littorales (puisqu’elle comprend également des
populations forestières comme les Semang). Son unité est à la fois basée sur
une diversité de population organisée autour de rituels et d’échanges
interethniques – eux-mêmes structurés notamment autour de la relation aux
tokè – et historiquement aux périphéries des grands royaumes environnants
justifiant cette tradition de multivassalité dont la spécificité perdure et défie
les frontières et appartenances nationales144. Les dynamiques identitaires des
populations de la Péninsule malaise sont intimement liées aux frontières,
qu’elles soient culturelles ou étatiques. « L’identité d’une “tribu” se révèle en
opposition de ce qu’elle n’est pas, l’État inclus » remarque Nagata (2006 : 48)
à propos de l’identité des Semang et, comme je l’ai déjà souligné, les Moken
se différencièrent de la matrice malaise pour se forger une identité de
nomades sur une frontière culturelle que révéla un évènement historique,
l’esclavage. Or, pour les Moken comme pour les Moklen, la cristallisation de
ces frontières culturelles conduira à des formes de mobilités identitaires,
nomadisme pour les premiers et mobilité structurelle pour les seconds, tout
comme la conquête de l’archipel Mergui va induire une forme de mobilité
devenant partie intégrante d’une différenciation identitaire des pêcheurs
Birmans. Sans le renforcement de la frontière nationale entre la Birmanie et
la Thaïlande, l’« exogamie culturelle » des Birmans avec les Moken n’aurait
peut-être pas eu lieu, car il s’agit bien d’une réponse adaptative des pêcheurs à
la redéfinition d’un espace géographique, structurant la dynamique
d’échanges culturels et de mobilité propre à l’ensemble de la Péninsule
malaise. Paradoxalement, la mise en place de la frontière birmano-thaïe,
produit d’une représentation faisant prévaloir l’idée et l’identité d’un
État-nation séparant le Tenasserim de sa matrice péninsulaire, devint l’acte
fondateur d’une différenciation culturelle latente qui rapproche les Birmans
d’une identité plus « péninsulaire ».
Ces caractéristiques de la Péninsule malaise transparaissent également
dans la migration des Birmans vers le Sud de la Thaïlande et le fonction-
nement du binôme Kawthaung (ville frontalière du Sud de la Birmanie) –
Ranong (côté thaïlandais). Jusqu’au renforcement de la frontière birmano-
thaïlandaise, l’immigration de Ranong était difficilement différenciable de
celle de Kawthaung. D’ailleurs, et même si la plupart s’en défendent, il y a

144 Les conflits récurrents entre les Malais du Sud de la Thaïlande avec l’État central en sont un

exemple. Sur ce point particulier, voir Ivanoff (2011).

215
Hégémonies birmanes

fort à parier qu’une grande partie de la population thaïlandaise (c’est-à-dire


ici chinoise145) a du sang birman dans les veines. Les Chinois n’y voyaient
aucun inconvénient et avaient souvent comme deuxièmes femmes des
Birmanes, comme les tokè des Moken avaient des femmes moken et comme
les riches Bangkokiens ont des deuxièmes femmes. Mais, à Ranong, il
s’agissait de créer des liens pour une survie plus qu’aléatoire à l’époque
(avant les années 1990). Les stratégies d’association entre Chinois et Birmans
(notamment les intermariages) servaient à dominer et s’adapter à un nouvel
environnement. Comme les Birmans et les Moken, les Chinois et les
Birmans se sont alliés sachant toujours cependant quels étaient les liens
hiérarchiques. Les liens n’ont été véritablement coupés que dans les années
1990, lorsque la frontière est devenue l’opposé de ce que voulait le général
Chatichai, c’est-à-dire un outil de contrôle plutôt que d’ouverture sur des
marchés. En conséquence, les Birmans qui auparavant migraient saisonniè-
rement vers le Sud de la Thaïlande, notamment pour la pêche, durent
s’installer de façon pérenne pour pallier à une mobilité beaucoup plus
contrôlée et éviter les contrôles dans le cadre de lois les mettant le plus
souvent dans l’illégalité (Boutry et Ivanoff 2008). Les Birmans, immigrants
illégaux, n’ont pas de place en tant que telle parmi les populations du Sud
de la Thaïlande, car pour être « utiles » – et littéralement jetables par-dessus
bord – il convient de nier leur existence : la controverse sur la population
qu’ils représentent traduit cette réalité et il fallut attendre le cas des « boat
people » Rohingya en 2009 qui fut bien médiatisé pour que les chiffres
officiels passent subitement d’un timide « 500 mille » immigrés birmans à
deux millions, alors que nous les estimons plutôt à quatre millions dans
l’ensemble de la Thaïlande (op. cit. : 10). Dans ce non-territoire qu’est le Sud
de la Thaïlande pour les Birmans, leur « socialisation » passe par la relation
de patron-client :

« C’est elle qui permet aux parrains et aux entrepreneurs modestes


ou importants, les tokè, de fidéliser les filières, les gens, de les
rendre dépendants, mais souvent avec l’accord des deux parties.
Plus votre tokè est puissant, plus il vous aidera par exemple à vous
racheter si vous allez en prison, ou vous rapatriera si votre bateau
coule dans les îles Andamans. » (Boutry et Ivanoff 2008 : 130)

Sous sa protection les Birmans sont, à défaut d’être légaux, protégés et


normalement hors d’atteinte des services de l’immigration et de la police des
frontières. Le dog’s tag qui les rattache à celui-ci n’est ni une carte d’identité
ni un permis de séjour, mais signifie seulement leur « appartenance » à un
employeur, une « forme extrême de dépendance », avatar contemporain de
l’esclavage en Asie du Sud-Est (Condominas 1998). Sans ce document, dont

145 Rappelons qu’en effet, les Chinois sont les premiers entrepreneurs à avoir développé le Sud

de la Thaïlande.

216
6 Gens du Littoral

le nom laisse deviner qu’il doit pendre au cou du travailleur birman, ou hors
du réseau de protection du tokè, les migrants sont susceptibles d’être
(re)vendus ou déportés du côté birman de la frontière en même temps
qu’extorqués du peu de biens ou d’or qu’ils possèdent. Un « bon » tokè
rachète ses Birmans arrêtés et choisit certains enfants pour les faire
enregistrer sous sa responsabilité à l’école du village voisin.
Outre les formes d’exploitation subies par les Birmans illégaux dans le
Sud de la Thaïlande, la Péninsule malaise est un terrain propice à la
naissance de nouvelles dynamiques identitaires pour des parties de
populations contraintes par des facteurs historiques, politiques ou encore
économiques de se segmenter de leur « matrice » ou d’une certaine
« centralité ». C’est le cas des Birmans insulaires de l’archipel Mergui et très
probablement des Samsam146 ou encore des Orang Sireh147. La Péninsule est
une ethnorégion, définie par Ferrari comme « un ensemble de dynamiques
socio-culturelles prenant place au sein des différents espaces sociaux qui
composent une région, les liant conformément à des codes culturels
construit tout au long de l’histoire » (Ferrari 2011). Il s’agit donc d’un
système de réseaux interethniques basé sur les échanges socioéconomiques
et rituels que les Birmans immigrés peuvent intégrer en développant
certaines stratégies. Les Birmans y prennent la place des minorités ethniques
(Moken, Moklen, Urak Lawoi) qui autrefois servaient de main-d’œuvre et à
défaut d’une reconnaissance institutionnelle s’identifient volontiers aux
populations « soumises », mais parties d’un ordre propre aux relations
interethniques de cette ethnorégion. Certains d’entre eux intègrent par
exemple le rituel du dixième mois dans certains endroits du Sud, une
démarche remarquable dans la mesure où ils partagent au cours de ce rituel
la place des nomades marins (Urak Lawoi, Moklen et Moken) recevant les
offrandes des bouddhistes dans les temples de la région de Phang Nga :

146 « Un groupe issu d’alliance entre Malais et Thaïs (Satun, Kedah, Perlis), entre bouddhistes et

musulmans, de plusieurs milliers de personnes (dans les années 1920). La langue est le principal
marqueur de cette population, la nourriture et d’autres domaines de la culture également. On
voit donc que les marqueurs d’une identité ethnique sont aléatoires, la religion, la technique et
la langue n’étant pas toujours suffisantes, alors que dans d’autres cas un seul de ces marqueurs
suffit à reconnaître un groupe ethnique. L’identité samsam dépasse donc le clivage religieux (ils
sont musulmans). Selon Crawfurd (1987 : 28) le mot viendrait de la contraction des termes
“Siamese” et “Samang”. Archaimbault (1957) aussi pensait que les Samsam (ethnonyme qu’il
supposait dérivé du Hokkien tcham-tcham — “mélanger” étaient d’origine peut-être mêlée (thaïe,
chinoise, aborigène, malaise). D’autres théories sur l’origine du terme “samsam” existent, comme par
exemple la contraction des termes “Siam” et “islam”. » (Boutry et Ivanoff 2008 : 14, note 5).
147 « Les Orang Sireh pourraient être des descendants d’un couple mixte fondateur (le premier

“patron-entrepreneur” malais musulman et de Kèn, chassée pour avoir trompé sa sœur, la reine
moken Sibian). Cette relation expliquerait l’isolationnisme de ce groupe en dépit de leur
assimilation par les chercheurs aux Urak Lawoi des îles d’Adang, Lanta et Phuket (Supin
Wongbusarakum 2007 : 11). Ils parlent l’urak lawoi, mais comprennent et parlent également le
moken et se distinguent sur la base du toponyme Sireh qu’ils ont transformé en Orang Sireh. »
(Boutry et Ivanoff 2008 : 41)

217
Hégémonies birmanes

« En effet, réclamant des dons que chacun estime lui être dû,
conférant des mérites aux bouddhistes, pénétrant les enceintes des
temples et des maisons, sans toutefois ne jamais rentrer dans les
bâtiments, s’arrachant les offrandes destinées aux pret148 lors du
dernier jour et les destinant à leurs propres ancêtres, c’est leur rôle
dans la réalité sociale ethnorégionale qui est mis en scène chaque
année. Mais aussi, c’est leur statut de “premier habitant”, compo-
sante « sauvage » de la société, nécessaire à son équilibre, qui y est
représenté. Leur présence est indispensable au bon déroulement
du rite, tout comme leur rôle est fondamental dans la structure
sociale ethnorégionale, et c’est ce que leur quête rappelle : une
population perçue comme étant hiérarchiquement inférieure [par
les Thaïs notamment], garante néanmoins de forces antérieures
que le nouvel arrivant ne peut contrôler sans elle. » (Ferrari 2012 :
109-110)

À défaut de ces prémices « d’ethnicisation », partie d’une stratégie de


colonisation adaptative du Sud de la Thaïlande, les Birmans encourent
diverses formes d’exploitation et de trafics. C’est pourquoi je préfère le
terme d’ethnorégion à celui de « paysage social » tel qu’il est employé par
Robinne à propos d’une autre unité régionale, celle propre au Lac Inlé dans
le Nord-Est de la Birmanie :

« Le concept de “paysage social” s’avère en meilleure adéquation


avec une problématique centrée autour de l’hybridité et de la
transethnicité. Car si l’étude d’un paysage social a bien pour point
focal les relations entre les composantes sociales, religieuses ou
matérielles, l’imbrication du tout ne saurait être réductible ni à un
groupe défini – quasi-échantillon – pris pour objet d’étude, ni aux
relations entre différents groupes ethniques. Au contraire, […]
l’étude d’un paysage social consiste à se saisir de l’ensemble
hétérogène d’où émergent éventuellement, à ses marges et à un
niveau d’échelle différent, les catégories ethniques. Une telle
problématique centrée sur les carrefours nous amène en d’autres
termes à substituer les entités discrètes par les dynamiques de
réseaux, l’altérité d’un espace social par l’intérité d’un paysage
social, et la notion de multiethnicité par celle de transethnicité. »
(Robinne 2011 : 48)

Bien que j’adhère tout à fait à la prise en compte de l’ensemble hétérogène


et des dynamiques de réseaux qui l’articulent, les réseaux dont il est ici
question ne peuvent être compris sans une différenciation ethnique entre les

148 Les esprits des morts.

218
6 Gens du Littoral

différentes populations. La place et le rôle des nomades dans le rituel du


dixième mois – le caractère « sauvage » que renferme leur identité perçue
par les « dominants » thaïs – tout comme l’importance des interactions entre
Moken et Birmans dans l’archipel Mergui ne sauraient être pleinement
mesurés sans prendre le caractère inter-ethnique, et non trans-ethnique, des
échanges qui les unissent. Le tout étant de ne pas associer un caractère
exclusif aux relations interethniques. Pour encore mieux illustrer le caractère
essentiel de l’ethnicité dans les relations entre populations birmanes et
pourtant bien en dehors des réifications d’ordre politique et national, il suffit
de regarder l’organisation de l’immigration « birmane » (c’est-à-dire en
provenance du Myanmar) dans le Sud de la Thaïlande et la pêche en
particulier. Parce que les Môn entretiennent depuis longtemps des relations
quasi d’égal à égal avec les Thaïlandais (lorsque le royaume de Pegu fut
définitivement conquis par les Birmans au XIVe siècle, nombre de Môn se
réfugièrent en Thaïlande et certains intégrèrent même le royaume
thaïlandais) et ont une plus grande facilité à parler le thaï, ils s’imposent
comme les principaux acteurs des trafics et les personnes clefs de la
géographie migratoire birmane. Sur les bateaux ils occupent la place de
contremaître avec à leur ordre les équipages birmans. Ils servent donc
naturellement de relais entre les patrons thaïs (et sino-thaïs) et la
main-d’œuvre birmane. Pénétrer dans l’espace transfrontalier tend de
manière générale à inverser les hiérarchies culturelles, sociales et ethniques
qui prévalent en Birmanie. Les Môn persécutés en Birmanie deviennent les
patrons des Birmans une fois passée la frontière. Les Birmans originaires du
littoral et particulièrement de la ville de Dawei, connue pour ses pêcheurs,
constituent quant à eux la majorité de la population birmane du Sud, jusqu’à
la frontière avec la Malaisie. Ce sont eux également qui ont « colonisé »
Kawthaung. Ils ont peuplé les nouveaux quartiers de pêcheurs de la même
façon qu’ils continuent de peupler la plupart des enclaves de pêcheurs du
Sud de la Thaïlande : Ranong, KuraBuri (port de Phépa), port de Phuket,
pour ne citer que les principaux. Ces Gens de Dawei (hta”we tha”) et des
alentours (Palaw, Ye) ont créé des réseaux familiaux et d’appartenance
géographique permettant de répondre au besoin de main-d’œuvre du Sud
de la Thaïlande, principalement la pêche (les hommes sont marins et les
femmes travaillent dans les industries de transformation du poisson), mais
également les plantations d’hévéa, le BTP. Cependant, certains sont
également devenus des propriétaires d’échoppes dans le marché de Ranong,
appelé Thalad Phama (littéralement le « marché birman ») s’inscrivant ainsi
dans cette dynamique historique de front pionnier engagée par la
main-d’œuvre chinoise aujourd’hui devenue la population riche de Ranong
et du Sud de la Thaïlande. Ainsi, d’une population périphérique à l’histoire
birmane – dénigrée par les Birmans du « centre » qui les considèrent comme
« archaïques », notamment parce qu’ils parlent un dialecte les éloignant du
birman « académique », celui de Yangon, Mandalay, Pagan – les Gens de

219
Hégémonies birmanes

Dawei sont de loin devenus la population majoritaire de l’espace social


transfrontalier.
Un troisième segment de l’immigration est représenté par les Birmans et
Birmanes du centre du pays (Yangon et Mandalay principalement). Parce
qu’ils sont « extérieurs » à l’espace social transfrontalier qui pénètre le Sud
de la Birmanie et n’appartiennent donc pas au réseau interethnique de
l’immigration, ils sont les plus sujets à une exploitation de la part des
patrons et des autres catégories d’immigrants. Les hommes sont vendus et
revendus sur les bateaux de pêche et les femmes se retrouvent dans les
formes de prostitution les plus avilissantes (Boutry et Ivanoff 2008 : 10 et
135). L’inversion des hiérarchies ethniques et de certaines valeurs sociales
transparaît également dans les alliances « atypiques » qui se créent dans le
Sud entre pêcheurs (majoritairement des Dawei) et prostituées (majoritaire-
ment originaires de Yangon) (Ibid. : 102 et 108). Cette exogamie sociale (et
non plus culturelle) entre les deux segments les plus bas de l’échelle sociale
birmane est également une stratégie de « colonisation adaptative »
probablement tolérée par les autorités locales, car elle a permis de pacifier
les enclaves autrefois peuplées quasi uniquement de pêcheurs souvent
mobilisés par les patrons à l’aide de drogues et d’alcool. Ainsi, il y a vingt
ans le port de Ranong n’avait que peu à envier aux ports du Sud (Pattani) en
matière des violences qui y sont perpétrées.

Au sein de l’espace transfrontalier birmano-thaïlandais, lui-même empreint


de l’identité péninsulaire, les relations ethniques sont redéfinies – et non
ignorées – pour alimenter le fonctionnement de la migration « birmane » et
trouver une place dans cet espace social autant influencé par les pratiques
locales que les décisions nationales prises par le gouvernement central de
Bangkok en matière d’immigration. La fonction vitale du couple est
exacerbée et l’exogamie sociale plus nécessairement égalitaire que dans la
société d’origine puisqu’elle est pratiquée hors du cadre propre au modèle
plus hiérarchique et idéalement endogame de la société birmane. L’ensemble
de ces caractéristiques, auxquelles s’ajoute le couple pêcheur-prostituée
devenu l’emblème de l’association contemporaine entre mer et terre, cadre
parfaitement avec la description faite par Pearson de la « société littorale ».
Les interactions au sein de cette société littorale permettent de renouveler en
permanence le particularisme régional de la Péninsule malaise, où être
« a-ethnique » revient à « ne pas exister ».

220
Conclusion

Le littoral birman reste largement inexploré par les scientifiques, et pour


cause, il est d’emblée pensé comme une périphérie, à tord – ce sont bien des
Birmans tout ce qu’il y a de plus birmans qui le peuplent – et à raison – le
littoral est bien une frontière qui bouleverse le fonctionnement de la société
birmane. C’est bien pourquoi je me suis penché sur l’éventuelle singularité
des sociétés littorales, en commençant par les pêcheurs du Tenasserim et de
l’archipel Mergui, dont l’observation me donnait, au premier abord, la
sensation d’être dans une autre, voire ne plus être en, Birmanie. Des
singularités il y en a, et il n’est pas permis de dire que tout du long de cette
partie du littoral comprise entre le delta de l’Irrawaddy et le Sud de la
Thaïlande, les sociétés de pêcheurs présentent les mêmes caractéristiques.
Mais il doit être assez évident maintenant que mon propos n’est pas le fait
birman, mais sa construction. Or, en s’intéressant aux sociétés du littoral de
Birmanie, et même aux pêcheurs birmans du Sud de la Thaïlande, la
similitude des processus de socialisation du territoire et de l’environnement
est patente.
J’ai tout à fait conscience, par ailleurs, que je n’apporte que quelques
réponses aux questions que je me suis posées au début de ce livre à savoir,
notamment : est-il possible de dégager des structures du changement
social ? ; ou encore : quel est le rôle des frontières dans la construction des
centres ?
À ces deux questions la réponse est unique, ou presque, car en dégageant
certaines structures et principes de la construction sociale d’une « birmanité »,
il paraissait évident que j’allais à la découverte du changement, un axiome
consacré par l’assertion de Leach (1964 : 5) : « chaque véritable société est un
processus en marche ». Autrement dit, s’il existe un cœur à la société
birmane, il ne peut être immuable, mais toujours en (re)construction et sans
jamais vraiment se contredire lui-même, ce qui est le propre de tout
système : intégrer ce qui peut l’être et éventuellement rejeter lorsque la
contradiction est trop forte. Telle est la trajectoire dessinée par l’approche
comparative de nos sociétés de pêcheurs, intégrées au fur et à mesure de
leur construction du delta de l’Irrawaddy jusqu’au Tenasserim, mais de plus
en plus en « tension » avec le système de valeurs birman tel qu’il se projette
sur la société. Pour que finalement, la « pointe avancée » des pêcheurs des
îles de l’archipel Mergui ait peut-être trouvé la voie de la différenciation

221
Hégémonies birmanes

sociale, voire ethnique, au contact d’un « vrai » espace social littoral, donc
d’un autre système prêt à les intégrer à son tour.
Or, cette trajectoire peut être retracée à travers l’expression des rapports
sociaux qu’est la relation de patron-client et de son expression birmane – la
relation au kyei”zu”shin – qui ne souffre d’aucun complexe à être confrontée
à une diversité de situations et d’échelles. De l’organisation du pouvoir et de
son influence à l’échelle d’un royaume jusqu’à l’unité minimale de
socialisation de l’environnement en passant par l’articulation des relations
interethniques, l’interaction patron-clients éclaire la construction et le
renouvellement de la société birmane. Elle se situe au point nodal de
l’articulation entre les sphères politique, économique, religieuse, sociale,
entre la nature (les techniques, les savoirs) et la surnature (la place de
l’individu dans l’ordre cosmologique).
La relation de patron-client intègre l’espace et le birmanise. Pour cela elle
hiérarchise et donc structure, elle est une représentation du modèle centre-
périphérie qui domine l’espace social birman. Une réminiscence du modèle
du Mandala dont l’autorité tend à diminuer au fur et à mesure que l’on
s’éloigne du centre, autorisant et impliquant les multi-allégeances aux
périphéries. On retrouve au sein du système de patron-client et des relations
que les patrons entretiennent entre eux cette structure à toutes les échelles. À
l’échelle nationale, l’État doit se contenter d’une birmanisation toute relative
du Tenasserim dont l’économie ne peut-être intégrée à son geo-body que
grâce au lien que la région entretient avec les marchés des pays voisins, que
ce soit la Thaïlande, la Malaisie ou encore Singapour. Le lien qu’entretient
l’économie nationale avec les marchés étrangers repose d’ailleurs sur les
patrons et leurs réseaux, faits des alliances avec les investisseurs étrangers.
Durant le processus de colonisation birmane du delta de l’Irrawaddy, les
patrons agissaient comme le ciment entre une société birmane en expansion,
l’introduction de la production sur le marché international et des investis-
sements que seuls les Chettiar étaient en mesure de procurer et suppléer le
rôle de l’État. Simultanément à l’échelle locale, que ce soit dans le delta ou
dans le Tenasserim, les patrons étaient et sont encore garants d’une hégémonie
birmane sur le cœur de la production en injectant et en redistribuant les
moyens économiques et sociaux nécessaire à son fonctionnement et en
intégrant leur « domination » à l’univers religieux puisque la relation au
kyei”zu”shin mobilise les principes mêmes du bouddhisme : la compassion
(metta) du « supérieur » qui reçoit en retour la gratitude (kyei”zu”) de son
« subalterne » (le roi et ses sujets, le patron et ses clients, le maître et ses
élèves, les parents et leurs enfants, etc.). Ce qu’apporte l’étude de
l’appropriation du littoral, un éternel front-pionnier en Asie du Sud-Est
continentale, est que cette relation plonge également dans les formes les plus
« appliquées » de la socialisation du territoire. Le kyei”zu”shin intègre les
cultes et les croyances locales, les organise et les normalise, puis les diffuse
dans sa sphère d’influence.

222
Conclusion

Là encore, il est intéressant de remarquer qu’il existe par ailleurs un


recoupement entre les unités géographiques dont les nat sont les gardiens et
une cartographie mentale généralement plus vaste qu’il est possible d’établir
à partir de certains cultes : la mer est un de ces territoires, géographiquement
indéfini mais identifié au culte du nat U Shin Gyi ; l’aire de diffusion du
culte à la gardienne du bateau, Ma Shinma, qui se limite au Tenasserim en
est un autre. L’ensemble des cultes est articulé dans une quête de continuité
permettant d’intégrer les pratiques rituelles nouvellement répandues ainsi
que les figures mythiques au panthéon traditionnel birman des nat et saint
bouddhiques, le tout formant système.
Le culte d’U Shin Gyi, récemment développé par des habitants de Yangon
qui n’ont que peu à voir avec l’environnement du delta ou encore le culte
des Frères et Sœurs Karen diffusé parmi des travailleurs arrivant de
l’ensemble de la Birmanie pour une saison de pêche sur les radeaux au large
du delta illustrent également cet aller et retour permanent du processus
d’appropriation, entre le local et le régional, voire national. Ce qu’il faut
également voir dans l’imposition par les patrons de certains interdits aux
pêcheurs du Tenasserim qui n’en connaissent que rarement les origines – ne
serait-ce que pour la récence des cultes et des représentations liés à la mer –
est une autre forme de normalisation répondant aux canons d’une société
birmane s’auto-définissant en grande partie au contact de l’Autre. C’est
peut-être pourquoi l’endogamie tient une place si importante – parfois dans
la réalité et presque toujours dans le mythe – et que, à l’opposé, l’exogamie
est brandie comme l’acte destructeur d’une identité dont les fondements
sont difficilement identifiables par les individus dans la société. L’exogamie
n’est en fait acceptée qu’à des fins hégémoniques et d’assujettissement de
l’Autre, c’est pourquoi elle est réservée au dominant, c’est-à-dire au patron,
qui lui-même la renvoie très vite au domaine du mythique. Les éléments de
cultes, les symboles et les mythes puisant dans des « substrats » extérieurs,
en dehors des repères, sont choisis, réintégrés et intellectualisés par quelques
élites.

Il serait donc tentant d’exprimer la société birmane en ces termes : le


patron- kyei”zu”shin représente le centre et l’exogamie l’ultime frontière de
l’espace social. C’est pourquoi le patron-pêcheur, lorsqu’il devient tokè et
exogame au contact des Moken, se « décentre » et l’identité ne trouve plus
ses limites. La zone d’interpénétration des cultures qu’est la frontière de
l’espace social peut devenir le terrain d’une différenciation identitaire
illustrée par les choix que des entrepreneurs birmans partis à la conquête de
l’archipel Mergui ont fait en réponse à certains stimuli : des conditions
économiques médiocres qui conduiront à la politique répressive de la fin des
années 1990, le développement de la pêche maritime et l’accentuation d’un
différentiel économique entre la Birmanie et la Thaïlande. Néanmoins,
l’application de ces choix s’est faite selon des modalités semblables à celle
de la construction du territoire birman dans le delta de l’Irrawaddy :

223
Hégémonies birmanes

l’intégration des savoirs en tant que patron et leur « mise en conformité »


avec les canons birmans. Paradoxalement, l’exogamie théoriquement
passagère afin d’« assujettir » les savoirs des Moken et acquérir une
légitimité sur le territoire insulaire s’est transformée en structure de cette
hégémonie. De plus, sa transposition au domaine du mythique n’a pas
résolu cette inadéquation socioculturelle puisque la femme moken en vient à
représenter la mer et l’homme birman la terre. Le littoral resterait donc une
éternelle frontière, l’éternel « Zomia » des « Padi States » (Scott 2009) d’Asie
du Sud-Est continentale et a fortiori la Birmanie. C’est ce que suggère
l’énonciation d’une catégorie de « sociétés littorales » (Pearson 2006) qui
seraient caractérisées par l’équilibre à entretenir entre la terre et la mer,
souvent au niveau du couple même. C’est également la réalité que renvoie
quotidiennement l’identité « ethnorégionale » de la Péninsule malaise aux
centres étatiques qui s’en partagent le territoire à travers les conflits qui
secouent la région. À une plus grande échelle, les migrants de la pêche
thaïlandaise et singapourienne principalement suggèrent la construction
d’un espace social a-centré mais constitué d’une multitude de frontières
sociales, culturelles et ethniques elles-mêmes organisées par les tokè.
Néanmoins, il est difficile d’annoncer une différenciation ethnique défini-
tive des pêcheurs des îles et il y a même fort à parier qu’il seront absorbés
par l’espace social birman et dans ce cas permettront de l’alimenter d’un
nombre de savoirs, de techniques et de représentation de l’environnement
marin et insulaire qui seront « birmanisés » à travers des mythes d’origine,
une institutionnalisation dans le culte des nat et des héros civilisateurs
birmans (à l’image de Maung Aye). Car le passage de la catégorie de « Gens
des Vallées » à celle de « Gens du Littoral » est fait de nombreuses
déclinaisons du passage de la frontière existant entre ces deux espaces. Les
frontières de l’espace social sont donc en perpétuel mouvement et répondent
autant aux impulsions données par les centres qu’elles servent à construire
le territoire national. De fait, derrière l’apposition de valeurs birmanes aux
territoires et populations constitutives de l’Union du Myanmar, la « birmani-
sation » cache un jeu complexe d’adaptations et de constructions identitaires
qui constituent autant qu’elles déconstituent l’identité birmane.

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235
Table des matières

Introduction ............................................................................................................ 5

Première Partie
Un espace social littoral d’Asie du Sud Est continentale
1 Migrations et naissance d’un espace social littoral ................................ 13
Repenser l’hégémonie birmane dans l’interethnicité ....................................... 16
Le littoral, une frontière ? ..................................................................................... 27
Deltas et littoraux, des frontières « naturelles » ? ......................................... 27
Les frontières comme centre d’un espace social .............................................. 34
2 Le peuplement de l’archipel Mergui :
un modèle de « colonisation adaptative » ? ........................................... 47
Le peuplement du Tenasserim et de l’archipel Mergui :
premières marches et sociétés plurielles ...................................................... 50
Mergui, mémoire de la région et réservoir mythique...................................... 51
Le développement des activités économiques de l’archipel.............................. 59
L’île de Kisseraing .......................................................................................... 62
Ross et Elphinstone ........................................................................................ 66
Domel ............................................................................................................. 71
Le Sud de l’archipel............................................................................................... 77
Le Sud malais ................................................................................................. 77
Particularités Sud et renouveau de la colonisation ........................................ 78
La mobilité : un nouveau mode de colonisation.............................................. 82
Kawthaung ............................................................................................................. 87
3 La relation de patron client, creuset des frontières « birmanes » ...... 91
Les fronts pionniers birmans ............................................................................... 91
De quelques structures socioéconomiques de la pêche
dans le Nord du Tenasserim .......................................................................... 96
La relation de patron-client,
structure transitionnelle de la « birmanité » ? ........................................... 101
Coordonnées birmanes et moken dans la « géographie » de Leach ............... 103
Excentration ................................................................................................. 107
Décentration................................................................................................. 110
Oscillations................................................................................................... 114
Le grand passage........................................................................................... 118

237
Hégémonies birmanes

Deuxième Partie
Peupler, construire et déplacer les frontières
4 Le pêcheur birman, un « Maung Shin » seul face à la mer ? ................125
D’une construction « verticale » à « horizontale » du littoral ........................125
Culte des nat et bouddhisme sur le littoral birman .........................................127
U Shin Gyi, nat de la transition et identité littorale .........................................130
Mythe d’origine du nat et représentations ...................................................131
Du nat « pionnier » au nat de la mer ...........................................................138
Culte communautaire et territorialisation ....................................................143
5 De l’exogamie mythique à l’exogamie culturelle .................................149
L’exogamie mythique..........................................................................................149
La menace structurante de l’exogamie ..........................................................150
L’exogamie mythique comme unité de birmanisation...................................159
Exogamie mythique et ordonnancement des cultes.......................................165
Tokè « exogame », pêcheur infidèle et vice versa .........................................172
L’exogamie culturelle ..........................................................................................178
De Lengan à La Ngann.................................................................................178
Maung Aye, héros civilisateur contemporain...............................................179
Des pirates aux militaires .............................................................................182
L’officialisation du village,
premier pas d’une différenciation fonctionnelle ........................................185
Une exogamie déontique ....................................................................................188
L’enterrement d’une femme de tokè .............................................................190
Les « lignées » moken comme fondement de l’hégémonie birmane ...............197
6 Gens du Littoral.............................................................................................201
Du mythe au symbole, de l’objet de culte au marqueur identitaire..............201
Des frontières socioculturelles à la différenciation ethnique .........................207
« Gens du Littoral » ?...........................................................................................211
Conclusion ............................................................................................................221
Bibliographie .......................................................................................................225

238

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