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Bernard Lemaigre
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ISBN 2130519040
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Bernard LEMAIGRE
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éclaircissement sur ce qui, au fond, a rempli ma vie ; on ne trouvera pas en mon tré-
fonds ce texte qui explique tout et qui souvent, de ce que le monde traiterait de baga-
telles, fait pour moi des événements d’énorme importance, et qu’à mon tour, je tiens
pour une futilité, dès que j’enlève la note secrète qui en est la clef » (IV A 85 ; I, 273)1,
force est de constater que la mélancolie est présente aussi bien dans le Journal,
fréquemment sous la forme d’ « autofictions » que dans l’œuvre écrite... Kier-
kegaard construit son œuvre pour une large part autour de la mélancolie et du
désespoir ; la première exprimant l’aspect plus affectif, le second, l’aspect plus
intellectuel d’une unique réalité. De plus, rappelons que « exister », pour notre
auteur, c’est « rédupliquer », c’est-à-dire « être ce qu’on dit », qu’être un
« penseur subjectif existant », c’est « exister dans ce qu’on pense ».
Notre propos sera modeste : indiquer les traits principaux de la mélancolie
kierkegaardienne telle qu’elle se donne à nous dans les notations du Journal ou
le Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain ; réinscrire ce tableau dans
l’histoire personnelle de Kierkegaard, histoire singulière, s’il en fût ; indiquer
brièvement pour conclure comment cette mélancolie sous-tend l’œuvre comme
une contrainte à l’écriture, en structure la démarche de pensée pour réaliser la
tâche donnée par Dieu à Kierkegaard : être le veilleur, l’espion du Très-Haut2,
pour ouvrir au lecteur la possibilité de devenir l’ « Individu » face à son Dieu,
rencontrant dans une communication indirecte, l’Absolu, l’Éternel3.
1. Cette référence doit se comprendre ainsi : « La première série de symboles : II A 804 est la
référence à l’édition complète danoise des Papirer (Série A : Journal) ; la deuxième série est la référence
au tome et à la page de la traduction française des extraits de ce Journal. D’autre part, les passages ou
les mots soulignés le sont par nous ; en revanche, en italiques, ils sont soulignés par Kierkegaard.
2. Dans son Journal, pour ses vingt-cinq ans, Kierkegaard cite une parole du roi Lear au
moment d’être jeté en prison avec Cordelia par Edmond le batard de Gloucester. Le roi Lear se consi-
dère alors comme l’ « espion du Très-Haut » sur la Terre (II A 804 ; 1, 197-198).
3. Je m’inspire ici des travaux, déjà très nombreux, qui abordent ce thème de la mélancolie, et
plus particulièrement ceux de Romano Guardini, Jacques Colette et Marie-Claude Lambotte.
Je ne discuterai pas, d’un point de vue psychanalytique ou psychiatrique, la portée ou l’origine
des symptômes ; je n’essaierai pas d’identifier selon les critères contemporains le tableau de la mélan-
colie de Kierkegaard, remettant cette réflexion à plus tard, lors d’une analyse des livres récents publiés
sur la mélancolie.
Séparation, mélancolie et écriture chez Kierkegaard 565
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assuma consciemment comme point de départ de sa tâche, être au moins,
parce qu’il ne pouvait faire plus, un « poète du religieux » pour aider à une
claire compréhension du christianisme. C’est en même temps une contrainte,
une « écharde dans la chair », impossible à rejeter.
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« ... Suis-je ce diable d’homme qui, dès le début a compris <que la catégorie à dégager
était l’Individu> et trouvé ensuite des forces personnelles pour ne pas lâcher prise
dans la vie quotidienne ? Oh, loin de là ! j’ai été secouru. Et par quoi ? Par une ter -
rible mélancolie, une écharde dans la chair. Je suis un terrible mélancolique qui a eu la
chance et la virtuosité de pouvoir le cacher et c’est pour cela que j’ai lutté. Mais ce fond
de tristesse, la Providence m’y maintient. Entre-temps, j’ai de mieux en mieux compris
l’idée <celle de l’individu> et eu une satisfaction sans nom et une joie constante
– mais toujours secouru par le tourment qui me maintenait dans les limites tracées »
(X iii A 310 ; IV, 94).
« Je me suis jeté dans la vie avec une voie d’eau dans la cale depuis le début – et à
cet effort même pour me maintenir à flot à coups de pompe je dois d’avoir développé
une existence spirituelle hors de pair. Ça m’a réussi. J’ai interprété cette souffrance
comme une écharde dans ma chair... Tel me suis-je compris moi-même. Autrement
j’aurais dû tâcher d’aveugler un peu l’avarie... La contrainte est dans ces cas-là l’unique
chose qui aide, car l’infini est une puissance trop grande pour pouvoir servir seule de
remède en pareil cas » (VIII A 185 ; II, 132).
De quoi est faite cette tonalité intérieure ?
D’une impuissance spirituelle totale, d’une « nostalgie consumante,
presque un rut de l’esprit et pourtant si dépourvue de contour que je ne sais
même pas ce qui me manque » (III A 56 ; 1, 211-212).
D’angoisse :
« L’existence entière me remplit d’angoisse, depuis le moindre moucheron jusqu’aux
mystères de l’Incarnation ; elle est tout entière inexplicable pour moi, surtout moi-
même ; l’existence entière est infectée pour moi, surtout moi-même... Nul ne la
connaît sinon Dieu dans le Ciel et il ne veut pas me consoler. Nul ne le peut sinon
Dieu dans le Ciel et il ne veut pas avoir pitié » (II A 420 ; I, 158).
c’est seulement par cette confiance que m’inspirait la connaissance que Dieu avait de
moi que j’ai pu oser ce que j’ai osé, que j’ai pu supporter ce que j’ai supporté, et trou-
ver ma félicité à être, absolument à la lettre, seul dans le vaste monde, seul, car par-
tout où j’étais, aux yeux de tous ou du plus intime, j’étais toujours revêtu de trom-
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perie, et donc seul. Je n’étais pas plus seul dans la solitude de la nuit. Seul, non pas
dans les forêts d’Amérique avec leurs effrois et leurs dangers, mais seul dans ce qui
transforme même la plus horrible réalité en apaisement et en rafraîchissement : seul en
la compagnie des plus cruelles possibilités ; seul presque avec le langage humain contre
moi ; seul dans les tourments qui m’ont enseigné plus d’un commentaire nouveau au
texte sur l’écharde dans la chair ; seul dans les décisions où l’on aurait pu avoir besoin
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d’amis, et, si possible, de toute l’espèce pour vous soutenir ; seul dans des tensions
dialectiques qui conduiraient tout homme doué de mon imagination – sans Dieu – à
la folie ; seul dans des angoisses jusqu’à la mort ; seul dans l’absurdité de la vie, sans
pouvoir, même si je l’avais voulu, me faire comprendre d’un seul ? – non, il y eut des
temps où ce n’était pas cela qui me manquait, de sorte que l’on ne pouvait pas dire :
« Il ne manquait plus que ça... » – des temps où je ne pouvais même pas me faire
comprendre par moi-même. Quand je pense que des années se sont écoulées de cette
manière, je frémis ; si, un seul instant, je ne vois pas juste, je m’effondre. Mais si je
vois juste, de sorte que, par la foi, je trouve le repos dans la confiance en la connais-
sance que Dieu a de moi, la félicité me revient » (Point de vue explicatif de mon œuvre
d’écrivain, OC 16, p. 50).
mort. Il est difficile, en cet instant, de ne pas penser à Freud citant Schiller
dans L’homme Moïse à propos du meurtre de Moïse, déjà répétition du
meurtre du père de la horde, « répété à nouveau dans le meurtre judiciaire du
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Christ. De sorte que ces événements viennent en premier plan en tant que
causes. C’est comme si la genèse du monothéisme n’avait pu se passer de ces
événements. On se souvient de la parole du poète :
« Ce qui doit vivre immortel dans le poème
doit sombrer en cette vie. »1
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1. S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, trad. fr., Paris, Gallimard, 1986, p. 198.
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colique dans une double tradition ; la tradition chrétienne, celle des Pères du
désert, Jean Cassien (qu’il cite à travers Grégoire le Grand) qui font de
l’acédie, la tristesse spirituelle, le dégoût des choses divines, un péché capital
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menaçant le solitaire, l’ermite vivant au désert ; mais aussi la tradition
païenne, inaugurée par le « Problème XXX-1 », attribué à Aristote, qui lie la
« génialité » à la « mélancolie », tradition reprise dans l’Occident latin par
Sénèque.
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1. Sur cette question voir entre autre, Agamben, Klibansky et al., Thomas d’Aquin, Peillon.
Séparation, mélancolie et écriture chez Kierkegaard 569
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se confirmera après la mort de ce dernier :
« ... mon père, l’homme que j’ai le plus aimé et qu’est-ce à dire ? Qu’il était l’homme
qui m’avait rendu malheureux – mais par amour. Son défaut n’était pas de manquer
d’amour, mais de confondre le vieillard et l’enfant. Aimer celui qui vous rend heu -
reux, c’est au regard de la réflexion, donner de l’amour une définition insuffisante :
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aimer celui qui, par sa méchanceté, vous a rendu malheureux, c’est la vertu ; mais
aimer celui qui, par amour mal compris, mais par amour pourtant, a fait votre mal-
heur, c’est là, autant que je sache, la formule réfléchie que l’on n’a jamais donnée,
mais pourtant normale de l’amour » (ibid., p. 54-55).
1. Cauly, p. 4, 6.
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place centrale. Laissant donc de côté la conception de la femme et du mariage
développée abondamment par Kierkegaard, ou ce que pourrait signifier
l’omniprésence de Régine, l’interminable débat qu’il mène avec elle, dans
l’œuvre et le Journal, nous nous bornerons à deux indications.
La première : Crainte et tremblement, œuvre que Kierkegaard chérissait
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Comme le note encore son frère, après la mort de la mère, la vie devint à
la maison encore plus pénible qu’auparavant, car le père sombra dans une
austérité effroyable. Sören quitta donc la maison paternelle, délaissé par le
père déçu par les résultats moyens de son benjamin au Lycée et à l’Université.
D’une façon générale « ce fils ne laissait pas facilement paraître à
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l’extérieur, et dans les rapports avec son père, son activité intérieure et la
mobilité de sa pensée ». Kierkegaard s’étendra longuement sur son mutisme et
son hermétisme dont il espéra un moment que son amour pour Régine le déli -
vrerait. Il traversa de façon violente la crise de l’adolescence. Le manque
d’enthousiasme de Kierkegaard pour les études universitaires provenait des
doutes que sa mélancolie entretenait en lui :
« Ce qui proprement me fait défaut est de me mettre en accord avec moi-même, de
savoir ce que je dois faire et non pas ce que je dois connaître, sans pour autant qu’une
connaissance doive précéder chaque action. Il s’agit de comprendre ma destination, de
voir ce que la divinité veut au fond que je fasse ; il s’agit de trouver une vérité qui en
soit une pour moi, de trouver l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir » (I A 75 ; I,
51).
Il mène alors une vie de dandy, dépense beaucoup d’argent pour ses toi-
lettes, etc., au point que son père lui coupe les vivres et lui alloue une pen-
sion fixe. Plus de notes ni de réflexions théologiques dans son Journal. La
crise atteint son point culminant au moment du « tremblement de terre » : la
révélation, sans doute involontaire, dans un moment d’ivresse, par le père
lui-même de ses défaillances morales. En 1844, il note, pour la préparation
de son livre, Le concept d’angoisse, des « vocalises » sur les conséquences de
la génération. Il inscrit la mélancolie parmi les inclinations transmises par
des parents ivrognes (V A 100), puis il ajoute toujours comme une
« vocalise » :
« (Id.) Des relations entre un père et un fils où le fils secrètement découvre tout ce
qu’il y a derrière, sans oser pourtant le savoir. Le père est un homme considéré, pieux
et austère, une seule fois il laisse, étant ivre, tomber quelques mots qui font soupçon-
ner d’affreuses choses. Par une autre voie, le fils n’arrive pas à le savoir, et n’ose
jamais questionner le père ni personne d’autre » (V A 108 ; I, 336).
famille n’étaient que pour leur extirpation mutuelle : c’est alors que je sentis le silence
de la mort s’accroître autour de moi à tous, comme une croix sur le tombeau de toutes
ses propres espérances. Une faute devait peser sur la famille entière, un châtiment de
Dieu planer sur elle ; elle disparaîtrait, rasée par sa toute-puissance, effacée comme
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une tentative manquée, et ce n’est qu’à de rares fois que je trouvais un soulagement
dans la pensée que mon père avait eu le lourd devoir de nous rasséréner par les conso-
lations de la religion, de nous donner à tous le viatique, de sorte qu’un monde meil-
leur nous resterait ouvert, dussions-nous perdre tout en celui-ci, dût la peine nous
frapper que les Juifs toujours souhaitaient à leurs ennemis : l’entier effacement de
notre souvenir, jusqu’aux traces pour nous retrouver » (II A 805), voir aussi IX A 70 ;
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II, 256.
Quelles furent les fautes du père ? Cette faute fut double, semble-t-il :
d’une part une révolte contre Dieu lui-même, lorsque, jeune berger dans la
lande du Jutland, le père de Kierkegaard maudit Dieu de lui imposer une jeu-
nesse si dure :
« Chose terrible que cet homme, un jour, encore enfant, occupé à garder les moutons
sur la lande jutlandaise, par excès de souffrance, affamé, morfondu, se soit sur une
colline dressé pour maudire Dieu – et ce même homme était hors d’état de l’oublier à
quatre-vingt-deux ans » (VII A 5 ; I, 373).
De l’autre, une vie sexuelle orageuse : outre ce qui s’est passé avec la ser-
vante, la mère de Kierkegaard, il aurait eu un enfant d’une jeune tante.
Cependant, à travers cette solitude écrasante périodiquement rappelée
dans le Journal, Kierkegaard connaît des moments de joie décisifs qui font
penser tout à la fois à des moments de conversion semblables à ceux que
connut Pascal et à l’importance de la mort du père dans la vie d’un homme,
comme le dira plus tard Freud.
Le 19 mars 1838, à 10 h 30 du matin, Kierkegaard note :
« Il est une joie indescriptible qui nous brûle de part en part aussi mystérieusement
que le cri de l’apôtre éclate immotivé : “Soyez joyeux, je vous le répète, soyez joyeux.”
Non telle ou telle joie particulière, mais le cri débordant de l’âme “avec la langue et la
bouche et du fond du cœur”. Je me réjouis par ma joie, de, dans, avec, chez, sur, par
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et avec ma joie. Il est un refrain céleste qui soudain, semble-t-il, coupe court à tous
nos autres chants ; une joie qui telle une brise, apaise et rafraîchit, un coup de l’alizé
qui du chêne de Mambré souffle aux demeures éternelles » (II A 228, I ; 129-130).
« Mon père est mort dans la nuit de mercredi (le 8) à 2 heures. J’aurais tellement aimé
qu’il eût vécu quelques années de plus, et je regarde sa mort comme l’ultime sacrifice
de sa part à son amour pour moi ; loin d’être, en effet, une scission d’avec moi, pour
que la vie fasse encore, s’il se peut, quelque chose de moi. De tout ce que j’ai hérité de
lui, son souvenir, son image transfigurée – et cette transfiguration n’est pas due aux
œuvres de mon imagination (son souvenir n’en a nul besoin) mais à nombre de traits
que j’arrive maintenant à savoir – m’est ce que j’ai de plus précieux et ce que je garde-
rai de plus secret pour le monde... (II A 243 ; I, 134).
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Espoir fou que sa mélancolie soit oubliée et de Dieu et de lui dans le par-
don. Un peu plus tard, le 19 avril 1848, il obtiendra la certitude du pardon
mais il gardera la mélancolie, l’écharde dans la chair.
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nous l’avons vu, une nouvelle loi d’interprétation infaillible des phénomènes.
Tous les événements heureux de la vie du père, en particulier son grand âge,
ne sont pas des bénédictions, mais des malédictions dans lesquelles la famille
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entière est enfermée. Plus radicalement : « Il faut être un impie pour devenir
l’élu de Dieu », telle est la loi comprise par Salomon dans son rêve. La con-
tradiction enveloppée dans cette proposition fait de ce rêve une épouvante.
Certes, la mort du père survenant au même moment rendra au fils l’amour
qu’il porte à son père, lui fera découvrir l’infini amour de Dieu pour lui,
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mais aussi, du même coup, l’infinie distance qui les sépare, le néant qu’il est
en face de Dieu (de l’Idéal).
« Aimer l’idéal véritablement (de façon que progresser soit donc reculer, ou que mon
progrès signifie que je recule de respect, parce que je vois encore plus parfaitement
toute élévation) est donc comme se haïr soi-même » (XIII A 509 ; IV, 142).
Dès l’enfance, Sören est plongé dans la réflexion. Il n’a aucune sponta-
néité ; tout passe par l’exercice de la raison. Il a le sentiment aigu d’une cou -
pure entre l’ « esprit » et le « corps », coupure qui est aussi une coupure psy-
chique, puisqu’il peut dissimuler son état mélancolique et ses souffrances, et le
conduit à une coupure avec le monde :
« Souffrant souvent jusqu’à l’évanouissement de la mort, à travers des tortures ter -
ribles... c’est alors que mon esprit est fort et que j’oublie tout dans le monde des idées.
Mais on me reproche alors de ne vouloir être que penseur, de refuser d’être homme
comme les autres ; toutes les sortes possibles de souffrances et sévices à leurs yeux
sont un châtiment bien mérité. Ô faux bonshommes ou stupides que vous êtes ! Don -
nez-moi un corps, ou si vous me l’aviez donné quand j’avais vingt ans : je ne serais pas
devenu comme je suis » (XIII A 115 ; IV, 42-43).
1. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le Christ, Dieu fait homme, n’est en aucune façon,
une, ou plutôt la, communication directe entre l’homme et Dieu. Au contraire, le Christ est le
Paradoxe, en tant qu’il est la seule véritable communication indirecte.
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pas d’avoir accès au concept, à l’idée. Par exemple il ne suffit pas de former le
concept d’ « Individu » pour pouvoir le communiquer. Cette étape nécessaire
n’est que le premier moment de la réflexion, ce que Kierkegaard appelle la
« réflexion première ». Il faut un second moment où sera restitué « le rapport
de l’émetteur existant à l’idée », par exemple le rapport existentiel du penseur
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1. Nous nous inspirons ici de très près des réflexions de Jacques Colette (3), passim.
2. Voir Colette (3).
3. Voir Colette (3), p. 101.
Séparation, mélancolie et écriture chez Kierkegaard 577
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L’individu pouvait même ultimement se constituer en « chevalier de la foi », à
l’instar d’ « Abraham qui crut en vertu de l’absurde »1.
Bernard Lemaigre
23, rue des Martyrs
75009 Paris
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