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SÉPARATION, MÉLANCOLIE ET ÉCRITURE CHEZ KIERKEGAARD

Bernard Lemaigre

Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse »

2001/2 Vol. 65 | pages 563 à 577


ISSN 0035-2942

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Séparation, mélancolie et écriture
chez Kierkegaard
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Bernard LEMAIGRE

« Ma mélancolie durant bien des années a fait que


je n’arrivais pas à me dire “tu” à moi-même au sens
le plus profond. Entre la mélancolie et ce “tu” il y
avait tout un monde imaginaire. C’est celui qu’en
partie j’ai épuisé dans les pseudonymes... Ma
mélancolie m’a tenu loin de moi-même alors qu’à la
découverte et dans l’expérience poétique j’ai par -
couru tout un monde imaginaire. Tel l’héritier de
grands domaines qui ne finit jamais d’en prendre
connaissance – tel par la mélancolie j’ai été en face
du possible. »
Kierkegaard, Journal, VIII A 27.

« C’est alors que s’éveilla en moi l’énorme produc-


tion que j’embrassai avec une passion non moins
énorme... comme Shéhérazade sauve sa vie en racon-
tant des histoires, ainsi je sauve la mienne, ou la
maintiens, à force d’écrire. »
Kierkegaard, Journal, III A 1131.

Séparation, le terme apparaît moins souvent dans l’œuvre ou le Journal


de Kierkegaard que bien des synonymes indiquant d’ailleurs un phénomène
ou un état plus violent : rupture, saut, etc. La réalité même que signifient ces
termes y est, quant à elle, bien présente.
S’il y a séparation, rupture, mise à part, constitution de l’ « Individu » 2,
« seul dans le monde entier – seul... devant Dieu », ces opérations se font sous
le signe, sous le poids écrasant, de la mélancolie. Tout en se souvenant qu’au

1. Référence incertaine donnée par Cauly, p. 14.


2. Kierkegaard fait remarquer d’ailleurs qu’il est le premier à avoir mis en lumière cette caté-
gorie et que dans l’avenir son importance sera grande. Il a aussi exprimé le souhait qu’on inscrive
comme épitaphe sur sa tombe : « Il fut l’Individu » (Point de vue explicatif..., OC 16, p. 44, 94, etc.).
Rev. franç. Psychanal., 2/2001
564 Bernard Lemaigre

dire de Kierkegaard lui-même rien ne pourra être déchiffré, quant au fond,


des événements de sa vie :
« Après moi, on ne trouvera pas dans mes papiers (c’est là ma consolation) un seul

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éclaircissement sur ce qui, au fond, a rempli ma vie ; on ne trouvera pas en mon tré-
fonds ce texte qui explique tout et qui souvent, de ce que le monde traiterait de baga-
telles, fait pour moi des événements d’énorme importance, et qu’à mon tour, je tiens
pour une futilité, dès que j’enlève la note secrète qui en est la clef » (IV A 85 ; I, 273)1,

que, de plus, même si on ne peut confondre la vie et l’œuvre de Kierkegaard,


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force est de constater que la mélancolie est présente aussi bien dans le Journal,
fréquemment sous la forme d’ « autofictions » que dans l’œuvre écrite... Kier-
kegaard construit son œuvre pour une large part autour de la mélancolie et du
désespoir ; la première exprimant l’aspect plus affectif, le second, l’aspect plus
intellectuel d’une unique réalité. De plus, rappelons que « exister », pour notre
auteur, c’est « rédupliquer », c’est-à-dire « être ce qu’on dit », qu’être un
« penseur subjectif existant », c’est « exister dans ce qu’on pense ».
Notre propos sera modeste : indiquer les traits principaux de la mélancolie
kierkegaardienne telle qu’elle se donne à nous dans les notations du Journal ou
le Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain ; réinscrire ce tableau dans
l’histoire personnelle de Kierkegaard, histoire singulière, s’il en fût ; indiquer
brièvement pour conclure comment cette mélancolie sous-tend l’œuvre comme
une contrainte à l’écriture, en structure la démarche de pensée pour réaliser la
tâche donnée par Dieu à Kierkegaard : être le veilleur, l’espion du Très-Haut2,
pour ouvrir au lecteur la possibilité de devenir l’ « Individu » face à son Dieu,
rencontrant dans une communication indirecte, l’Absolu, l’Éternel3.

Les traits principaux de la mélancolie de Kierkegaard

Kierkegaard se vit donc comme un « penseur subjectif existant ». La


mélancolie telle qu’il la décrit est d’abord une expérience singulière avant
d’être une donnée tendant au « général » ou à l’ « universel ».

1. Cette référence doit se comprendre ainsi : « La première série de symboles : II A 804 est la
référence à l’édition complète danoise des Papirer (Série A : Journal) ; la deuxième série est la référence
au tome et à la page de la traduction française des extraits de ce Journal. D’autre part, les passages ou
les mots soulignés le sont par nous ; en revanche, en italiques, ils sont soulignés par Kierkegaard.
2. Dans son Journal, pour ses vingt-cinq ans, Kierkegaard cite une parole du roi Lear au
moment d’être jeté en prison avec Cordelia par Edmond le batard de Gloucester. Le roi Lear se consi-
dère alors comme l’ « espion du Très-Haut » sur la Terre (II A 804 ; 1, 197-198).
3. Je m’inspire ici des travaux, déjà très nombreux, qui abordent ce thème de la mélancolie, et
plus particulièrement ceux de Romano Guardini, Jacques Colette et Marie-Claude Lambotte.
Je ne discuterai pas, d’un point de vue psychanalytique ou psychiatrique, la portée ou l’origine
des symptômes ; je n’essaierai pas d’identifier selon les critères contemporains le tableau de la mélan-
colie de Kierkegaard, remettant cette réflexion à plus tard, lors d’une analyse des livres récents publiés
sur la mélancolie.
Séparation, mélancolie et écriture chez Kierkegaard 565

C’est une tonalité intérieure de l’âme (Stemning, Stimmung), tout entière


prise dans le religieux, qui possède Kierkegaard depuis le commencement,
c’est-à-dire aussi loin qu’il s’en souvienne et, qu’après plusieurs crises, il

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assuma consciemment comme point de départ de sa tâche, être au moins,
parce qu’il ne pouvait faire plus, un « poète du religieux » pour aider à une
claire compréhension du christianisme. C’est en même temps une contrainte,
une « écharde dans la chair », impossible à rejeter.
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« ... Suis-je ce diable d’homme qui, dès le début a compris <que la catégorie à dégager
était l’Individu> et trouvé ensuite des forces personnelles pour ne pas lâcher prise
dans la vie quotidienne ? Oh, loin de là ! j’ai été secouru. Et par quoi ? Par une ter -
rible mélancolie, une écharde dans la chair. Je suis un terrible mélancolique qui a eu la
chance et la virtuosité de pouvoir le cacher et c’est pour cela que j’ai lutté. Mais ce fond
de tristesse, la Providence m’y maintient. Entre-temps, j’ai de mieux en mieux compris
l’idée <celle de l’individu> et eu une satisfaction sans nom et une joie constante
– mais toujours secouru par le tourment qui me maintenait dans les limites tracées »
(X iii A 310 ; IV, 94).
« Je me suis jeté dans la vie avec une voie d’eau dans la cale depuis le début – et à
cet effort même pour me maintenir à flot à coups de pompe je dois d’avoir développé
une existence spirituelle hors de pair. Ça m’a réussi. J’ai interprété cette souffrance
comme une écharde dans ma chair... Tel me suis-je compris moi-même. Autrement
j’aurais dû tâcher d’aveugler un peu l’avarie... La contrainte est dans ces cas-là l’unique
chose qui aide, car l’infini est une puissance trop grande pour pouvoir servir seule de
remède en pareil cas » (VIII A 185 ; II, 132).
De quoi est faite cette tonalité intérieure ?
D’une impuissance spirituelle totale, d’une « nostalgie consumante,
presque un rut de l’esprit et pourtant si dépourvue de contour que je ne sais
même pas ce qui me manque » (III A 56 ; 1, 211-212).
D’angoisse :
« L’existence entière me remplit d’angoisse, depuis le moindre moucheron jusqu’aux
mystères de l’Incarnation ; elle est tout entière inexplicable pour moi, surtout moi-
même ; l’existence entière est infectée pour moi, surtout moi-même... Nul ne la
connaît sinon Dieu dans le Ciel et il ne veut pas me consoler. Nul ne le peut sinon
Dieu dans le Ciel et il ne veut pas avoir pitié » (II A 420 ; I, 158).

Cette souffrance si profonde, si radicale, isole Kierkegaard, le sépare des


autres, ou plutôt le met à part :
« Paul parle d’être un aphôrismenos <c’est-à-dire ici un mis à part>, eh bien j’en ai été
un dès ma plus tendre enfance. Mon supplice fut d’abord la souffrance même que je
sentais, puis encore le fait qu’autour de moi on devait tenir pour orgueil ce qui n’était
que souffrance et misère. C’est comme ce lord anglais qu’enviait le pauvre journalier...
jusqu’au jour où il vit que ce lord était cul-de-jatte » (VIII A 185 ; II, 132).

En même temps, Kierkegaard possède une liberté entière de dissimulation,


mais au bout du compte, ce qui pèse le plus c’est la solitude :
Pendant toute mon activité littéraire, j’ai eu besoin toujours davantage, jour après
jour au cours des années, de l’assistance de Dieu, car il a été mon seul confident, et
566 Bernard Lemaigre

c’est seulement par cette confiance que m’inspirait la connaissance que Dieu avait de
moi que j’ai pu oser ce que j’ai osé, que j’ai pu supporter ce que j’ai supporté, et trou-
ver ma félicité à être, absolument à la lettre, seul dans le vaste monde, seul, car par-
tout où j’étais, aux yeux de tous ou du plus intime, j’étais toujours revêtu de trom-

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perie, et donc seul. Je n’étais pas plus seul dans la solitude de la nuit. Seul, non pas
dans les forêts d’Amérique avec leurs effrois et leurs dangers, mais seul dans ce qui
transforme même la plus horrible réalité en apaisement et en rafraîchissement : seul en
la compagnie des plus cruelles possibilités ; seul presque avec le langage humain contre
moi ; seul dans les tourments qui m’ont enseigné plus d’un commentaire nouveau au
texte sur l’écharde dans la chair ; seul dans les décisions où l’on aurait pu avoir besoin
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d’amis, et, si possible, de toute l’espèce pour vous soutenir ; seul dans des tensions
dialectiques qui conduiraient tout homme doué de mon imagination – sans Dieu – à
la folie ; seul dans des angoisses jusqu’à la mort ; seul dans l’absurdité de la vie, sans
pouvoir, même si je l’avais voulu, me faire comprendre d’un seul ? – non, il y eut des
temps où ce n’était pas cela qui me manquait, de sorte que l’on ne pouvait pas dire :
« Il ne manquait plus que ça... » – des temps où je ne pouvais même pas me faire
comprendre par moi-même. Quand je pense que des années se sont écoulées de cette
manière, je frémis ; si, un seul instant, je ne vois pas juste, je m’effondre. Mais si je
vois juste, de sorte que, par la foi, je trouve le repos dans la confiance en la connais-
sance que Dieu a de moi, la félicité me revient » (Point de vue explicatif de mon œuvre
d’écrivain, OC 16, p. 50).

Ce tourment solitaire peut se manifester de façon démoniaque, se satis-


faire de la haine des hommes et de l’outrage à Dieu, mais aussi, et c’est la voie
que choisit Kierkegaard, selon son contraire :
« J’avais la pensée dans mon amour mélancolique pour les hommes, de leur être secou-
rable, de trouver pour eux une consolation, surtout la clarté de la pensée et en parti-
culier à l’égard du christianisme » (ibid., p. 56).

Plus radicalement, il se vit élu pour être sacrifié :


« Très loin dans mon souvenir remonte cette pensée qu’il y a dans chaque génération
deux ou trois êtres qui sont sacrifiés aux autres pour découvrir dans de terribles souf-
frances ce qui leur profite. C’est ainsi que je me comprenais mélancoliquement moi-
même. J’étais élu pour cette mission » (ibid., p. 56).

Kierkegaard se plaint amèrement de n’avoir jamais été un enfant, ni un


jeune homme. Il ne fut jamais spontané ; il fut « esprit », « réflexion du début
jusqu’à la fin ». « Le secret de la mélancolie, c’est la perte de l’immédiateté. »
Il fut en même temps une énigme pour lui-même. Pour être de quelque
utilité pour les hommes il devait résoudre cette énigme en allant à l’extrême
du possible en se heurtant à l’énigme absolue, au paradoxe de l’Homme-Dieu,
le Christ.
Kierkegaard analyse avec rigueur ce qu’est négativement la mélancolie
pour lui, mais en même temps il en montre la face positive : il faut accepter
cette mort à l’immédiat, pour « la vivre dans le temps », parce que moribond
(paranekros), presque déjà mort (nenekrômenos, comme Abraham), Kierke-
gaard peut transformer en écriture ce qui n’est dicible que moyennant cette
Séparation, mélancolie et écriture chez Kierkegaard 567

mort. Il est difficile, en cet instant, de ne pas penser à Freud citant Schiller
dans L’homme Moïse à propos du meurtre de Moïse, déjà répétition du
meurtre du père de la horde, « répété à nouveau dans le meurtre judiciaire du

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Christ. De sorte que ces événements viennent en premier plan en tant que
causes. C’est comme si la genèse du monothéisme n’avait pu se passer de ces
événements. On se souvient de la parole du poète :
« Ce qui doit vivre immortel dans le poème
doit sombrer en cette vie. »1
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L’activité de la pensée dans l’écriture devient donc capitale dans cette


perspective. D’un côté, c’est comme la mélancolie elle-même une contrainte.
Lorsque après avoir soutenu sa thèse sur L’Ironie et rompu avec Régine, il
commence à produire son œuvre :
« C’est alors <sans doute après la mort de son père (1838) et ses fiançailles / rupture
avec Régine (1837-1841)>, que s’éveilla en moi l’énorme production que j’embrassai
avec une passion non moins énorme, <1843-1846>, comme Shéhérazade sauve sa vie
en racontant des histoires, ainsi je sauve la mienne, ou la maintiens, à force d’écrire. »

En même temps, il décrit bien le combat avec l’abondance de ses pensées :


« Du “poète”, on dit qu’il invoque la muse pour en recevoir les pensées. À vrai dire,
tel n’a jamais été mon cas, mon individualité m’interdit même de le comprendre ; au
contraire, j’ai eu besoin de Dieu chaque jour pour me garder de l’abondance des pen -
sées... À tout moment j’ai pu accomplir ce tour de force, et je pourrais encore
l’accomplir maintenant : je pourrais m’asseoir et continuer à écrire sans interruption
jour et nuit, et encore un jour et une nuit, car ma richesse est assez grande. Si je le fai-
sais, je serais brisé... » « Et ainsi, maintes et maintes fois, j’ai eu moins de joie des
pensées que je produisais que de mon obéissance à Dieu » (Point de vue explicatif...,
ibid., p. 48-49).

Cette pensée est en même temps instable. Kierkegaard peut commencer


son travail d’écriture dans la facilité et une certaine allégresse et être précipité,
brutalement dans le vide le plus total. D’un côté, Kierkegaard aborde la vie et
l’écriture « dressé dans une fierté presque téméraire », en même temps, il est
convaincu qu’il n’est humainement apte à rien :
« Ce que l’on veut, on le peut, sauf une chose : la suppression de la mélancolie au
pouvoir de laquelle je me trouvais... au fond de moi-même, j’étais le plus misérable
des hommes... Il faut entendre ce que je dis en songeant que de très bonne heure j’ai
appris que triompher, c’est vaincre au sens de l’infini, ce qui au sens du fini, revient à
souffrir ; ainsi cette conviction se trouvait d’accord avec l’intelligence profonde de ma
mélancolie selon laquelle je n’étais proprement apte à rien (au sens du fini) » (ibid.,
p. 55).

Bien d’autres aspects seraient à esquisser, certes, mais en conclusion de ce


trop bref tableau, soulignons que Kierkegaard inscrit lui-même ce vécu mélan -

1. S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, trad. fr., Paris, Gallimard, 1986, p. 198.
568 Bernard Lemaigre

colique dans une double tradition ; la tradition chrétienne, celle des Pères du
désert, Jean Cassien (qu’il cite à travers Grégoire le Grand) qui font de
l’acédie, la tristesse spirituelle, le dégoût des choses divines, un péché capital

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menaçant le solitaire, l’ermite vivant au désert ; mais aussi la tradition
païenne, inaugurée par le « Problème XXX-1 », attribué à Aristote, qui lie la
« génialité » à la « mélancolie », tradition reprise dans l’Occident latin par
Sénèque.
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« En un sens, je le reconnais volontiers, la mélancolie n’est pas un mauvais signe, car


elle n’atteint en général que les natures les mieux douées... Ceux dont l’âme ignore
complètement la mélancolie sont ceux dont l’âme aussi ne soupçonne aucune métamor-
phose » (L’alternative, OC 4, 172)1 .

La mélancolie et les conditions de l’existence de Kierkegaard

La vie de Kierkegaard, son devenir auteur, est placée par lui-même


entièrement sous l’égide du père et de Dieu, accompagné par un silence
assourdissant sur l’existence, la présence de sa mère. Ses relations avec Dieu,
avec sa fiancée Régine, avec Mynster, évêque de Copenhague et figure domi-
nante du clergé luthérien danois par son intelligence et sa piété, reproduisent
la structure de cette relation au père, tant dans son existence même que dans
l’élaboration réflexive qu’il en fait. L’examen auquel se livre Kierkegaard
en 1848 dans le Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain, communica-
tion directe faite sous son propre nom, mais publiée, seulement après sa
mort, se fait sous le regard de Dieu et donne au père et à l’éducation intel-
lectuelle, morale et religieuse qu’il impose à son fils une place centrale, sinon
unique :
« ... Enfant, j’ai reçu une éducation chrétienne stricte et austère qui fut, à vues hu-
maines, une folie. Dès ma plus tendre enfance, ma confiance en la vie s’était brisée
aux impressions sous lesquelles avait lui-même succombé le mélancolique vieillard qui
me les avait imposées : enfant, ô folie ! je reçus le costume d’un mélancolique vieil-
lard » (Point de vue explicatif..., ibid., p. 54).

Stricte et austère, oui, mais surtout centrée, non sur le mystère de la


Résurrection, mais uniquement sur celui du Christ souffrant et crucifié. Qu’y
a-t-il d’étonnant alors à ce que Kierkegaard ait pensé à certains moments que
le Christianisme était la plus inhumaine cruauté, qu’il ait osé parler de la per-
version de Dieu ! Cependant, le Christianisme demeurait digne d’être vécu et
plus encore d’être présenté dans sa plus totale rigueur et vérité, selon une

1. Sur cette question voir entre autre, Agamben, Klibansky et al., Thomas d’Aquin, Peillon.
Séparation, mélancolie et écriture chez Kierkegaard 569

« communication indirecte », seule possible en utilisant les subtilités de


l’écriture ?
À travers la relation au père il apprend quel est le véritable amour, ce qui

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se confirmera après la mort de ce dernier :
« ... mon père, l’homme que j’ai le plus aimé et qu’est-ce à dire ? Qu’il était l’homme
qui m’avait rendu malheureux – mais par amour. Son défaut n’était pas de manquer
d’amour, mais de confondre le vieillard et l’enfant. Aimer celui qui vous rend heu -
reux, c’est au regard de la réflexion, donner de l’amour une définition insuffisante :
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aimer celui qui, par sa méchanceté, vous a rendu malheureux, c’est la vertu ; mais
aimer celui qui, par amour mal compris, mais par amour pourtant, a fait votre mal-
heur, c’est là, autant que je sache, la formule réfléchie que l’on n’a jamais donnée,
mais pourtant normale de l’amour » (ibid., p. 54-55).

Le père était comme son fils, capable de dissimuler sa mélancolie. Né


dans une famille très pauvre, il eut une enfance misérable, gardien de moutons
dans les landes du Jutland. Cependant, en venant à Copenhague, il fit fortune
dans le commerce et prit précocement sa retraite. Luthérien austère, ami des
frères moraves, il tenait salon dans la capitale où il recevait l’élite intellectuelle
et religieuse de la ville. Il y brillait par sa culture philosophique et théolo-
gique, par sa virtuosité dialectique et son goût pour les joutes intellectuelles.
Son fils l’admirait en secret et fit montre plus tard de ces mêmes qualités.
Cependant, le père, tout en lui interdisant toute sortie, proposait à son fils de
faire ensemble des promenades imaginaires dans les rues de Copenhague, ou
dans les landes du Jutland. Piqué à ce jeu, Kierkegaard devint aussi imaginatif
que son père.
Quelle fût en tout ceci la place de la mère ? Il n’y a aucune mention,
aucune allusion directe, dans le Journal, ni, a fortiori, dans l’œuvre écrite, à la
présence ou à l’intervention de sa mère.
La mère de Kierkegaard était une servante de la famille. Enceinte avant
la mort de la première femme qui décéda sans enfant. Épousée quelques
mois, plus tard, elle donna sept enfants à son époux dont cinq moururent
avant l’âge de trente-quatre ans. Sören fut le benjamin de cette lignée ;
comme Strindberg, il fut le « fils de la servante ». Elle mourut en juil -
let 1834, alors que Kierkegaard était âgé de vingt et un ans. Dans son Jour-
nal qui commence au début de cette année-là, aucune mention n’est faite ni
de la maladie de sa mère, ni de sa mort. On y trouve par contre
d’abondantes notations sur le thème de la prédestination. « Ne fut-elle, aux
yeux de son fils, que l’ombre pâlie d’un époux à qui revenait aux yeux de
son plus jeune fils tout le prestige de l’intelligence et à qui tout était possible
en son “art magique” ? »1

1. Cauly, p. 4, 6.
570 Bernard Lemaigre

Il y a là une véritable énigme qui mériterait qu’on s’y attarde, d’autant


que dans tous les cas de mélancolie, Strindberg, le peintre Segantini étudié par
Karl Abraham, Baudelaire, Dostoïevski, le rapport à la mère occupe une

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place centrale. Laissant donc de côté la conception de la femme et du mariage
développée abondamment par Kierkegaard, ou ce que pourrait signifier
l’omniprésence de Régine, l’interminable débat qu’il mène avec elle, dans
l’œuvre et le Journal, nous nous bornerons à deux indications.
La première : Crainte et tremblement, œuvre que Kierkegaard chérissait
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particulièrement – et dont il pensait qu’avec La répétition, parue le même


jour, elles suffiraient à assurer sa renommée d’écrivain – s’ouvre par un pro-
logue qui met en scène de quatre façons différentes le voyage d’Abraham et
d’Isaac vers le mont Moriah où doit avoir lieu le sacrifice, exigé par Dieu, du
fils unique, détenteur de la Promesse. Kierkegaard imagine les échanges et
pensées secrètes des protagonistes durant ce voyage. Chacun des récits se
réfère évidemment à la relation de Sören et de son père, mais chacun est
scandé par un refrain décrivant de différentes façons le sevrage de l’enfant.
Certes, allusion à Kierkegaard sevrant Régine de son amour, mais comment
ne pas y voir aussi différentes façons dont Kierkegaard, à travers
l’identification à sa mère, percevait son rapport à elle. Par exemple :
« Lorsque l’enfant, devenu grand, doit être sevré, la mère cache pudiquement le sein
et l’enfant n’a plus de mère. Béni soit l’enfant qui n’a point autrement perdu sa
mère » (Crainte et tremblement, OC 5, p. 104-110).

La seconde concerne les passages où Kierkegaard examine de façon géné-


rale les rapports d’un enfant avec sa mère. Ne faut-il pas y voir, là aussi, des
fictions autobiographiques ?
« Il était, lui semblait-il, un enfant mis au monde dans de grandes douleurs qu’il ne
pouvait pas oublier, comme sa mère les avait oubliées dans sa joie d’avoir un enfant »
(Johannès Climacus ou De omnibus dubitandum est, OC 2, p. 325), voir aussi IV A 60 ;
I, 265-266.
« ... Oui sans doute, c’est magnifique d’être enfant ! de s’assoupir au sein de sa
mère pour se réveiller à la revoir ; d’être enfant et de ne connaître que sa mère et ses
jouets ! On chante le bonheur de l’enfance, la vue de ce bonheur nous attendrit par ce
sourire au sourire... »
« Imaginons-nous alors un malheureux de ce genre qui l’est dès sa naissance.
Hélas ! il n’a pas eu d’enfance heureuse ; car certes l’amour maternel est fidèle et
tendre, mais même une mère est un être humain : suspendu à son sein, il la voyait
attristée, elle n’arrivait pas à être heureuse en le regardant, mais il la voyait morne – à
son réveil souvent il la voyait en larmes... » (VII A 144 ; II, 44, 45 s.).

De plus, pendant la maladie de sa mère et après sa mort, Sören traversa,


au témoignage de son frère aîné, une période très difficile, manifestement
dépressive. La mort régnait dans la famille. Celle de la mère avait été précédée
de la mort de quatre de ses enfants, et quelques mois après, ce fut une sœur,
Séparation, mélancolie et écriture chez Kierkegaard 571

âgée de trente-quatre ans qui mourût. Kierkegaard en fût tellement frappé


qu’il fût convaincu de ne pouvoir dépasser cet âge qui était aussi, il le
remarque, lui-même, l’âge de la mort du Christ.

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Comme le note encore son frère, après la mort de la mère, la vie devint à
la maison encore plus pénible qu’auparavant, car le père sombra dans une
austérité effroyable. Sören quitta donc la maison paternelle, délaissé par le
père déçu par les résultats moyens de son benjamin au Lycée et à l’Université.
D’une façon générale « ce fils ne laissait pas facilement paraître à
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l’extérieur, et dans les rapports avec son père, son activité intérieure et la
mobilité de sa pensée ». Kierkegaard s’étendra longuement sur son mutisme et
son hermétisme dont il espéra un moment que son amour pour Régine le déli -
vrerait. Il traversa de façon violente la crise de l’adolescence. Le manque
d’enthousiasme de Kierkegaard pour les études universitaires provenait des
doutes que sa mélancolie entretenait en lui :
« Ce qui proprement me fait défaut est de me mettre en accord avec moi-même, de
savoir ce que je dois faire et non pas ce que je dois connaître, sans pour autant qu’une
connaissance doive précéder chaque action. Il s’agit de comprendre ma destination, de
voir ce que la divinité veut au fond que je fasse ; il s’agit de trouver une vérité qui en
soit une pour moi, de trouver l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir » (I A 75 ; I,
51).

Il mène alors une vie de dandy, dépense beaucoup d’argent pour ses toi-
lettes, etc., au point que son père lui coupe les vivres et lui alloue une pen-
sion fixe. Plus de notes ni de réflexions théologiques dans son Journal. La
crise atteint son point culminant au moment du « tremblement de terre » : la
révélation, sans doute involontaire, dans un moment d’ivresse, par le père
lui-même de ses défaillances morales. En 1844, il note, pour la préparation
de son livre, Le concept d’angoisse, des « vocalises » sur les conséquences de
la génération. Il inscrit la mélancolie parmi les inclinations transmises par
des parents ivrognes (V A 100), puis il ajoute toujours comme une
« vocalise » :
« (Id.) Des relations entre un père et un fils où le fils secrètement découvre tout ce
qu’il y a derrière, sans oser pourtant le savoir. Le père est un homme considéré, pieux
et austère, une seule fois il laisse, étant ivre, tomber quelques mots qui font soupçon-
ner d’affreuses choses. Par une autre voie, le fils n’arrive pas à le savoir, et n’ose
jamais questionner le père ni personne d’autre » (V A 108 ; I, 336).

Il eut alors la révélation, avec une extrême brutalité, de toute la face


noire, négative de son père, ce fut le « tremblement de terre » :
« Ce fut alors qu’eut lieu le grand tremblement de terre, l’affreux bouleversement qui
soudain m’imposa une nouvelle loi d’interprétation infaillible de tous les phénomènes.
C’est alors que je flairai que le grand âge de mon père n’était pas une bénédiction
divine, mais plutôt une malédiction ; que les dons intellectuels éminents de notre
572 Bernard Lemaigre

famille n’étaient que pour leur extirpation mutuelle : c’est alors que je sentis le silence
de la mort s’accroître autour de moi à tous, comme une croix sur le tombeau de toutes
ses propres espérances. Une faute devait peser sur la famille entière, un châtiment de
Dieu planer sur elle ; elle disparaîtrait, rasée par sa toute-puissance, effacée comme

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une tentative manquée, et ce n’est qu’à de rares fois que je trouvais un soulagement
dans la pensée que mon père avait eu le lourd devoir de nous rasséréner par les conso-
lations de la religion, de nous donner à tous le viatique, de sorte qu’un monde meil-
leur nous resterait ouvert, dussions-nous perdre tout en celui-ci, dût la peine nous
frapper que les Juifs toujours souhaitaient à leurs ennemis : l’entier effacement de
notre souvenir, jusqu’aux traces pour nous retrouver » (II A 805), voir aussi IX A 70 ;
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II, 256.

Dans plusieurs contes, fictions autobiographiques, « Le Songe de Salo -


mon », « Le silencieux désespoir », Kierkegaard poursuit sa réflexion sur ce
« tremblement de terre » et ses conséquences : avant la culpabilité massive, il
faut bien le reconnaître, s’exprime la honte éprouvée à l’égard de son père1
puis l’effet de miroir entre le père et le fils et le mutisme profond qui en
résultait entre les deux :
« Il y avait une fois un père et un fils. Un fils est comme le miroir où se voit le père, et
le père est aussi le miroir où le fils se voit dans l’avenir. Pourtant, ils se regardaient
rarement ainsi l’un l’autre, car l’enjouement d’une conversation pleine d’entrain char-
mait chaque fois leur entretien. Quelquefois, cependant, le père s’interrompait ; le
visage triste, il se tenait devant son fils ; il le regardait et disait : “Pauvre enfant, tu
vas dans un silencieux désespoir.” Jamais ces mots ne reçurent d’autre explication,
jamais ne fut examinée leur vérité » (Stades sur le chemin de la vie, OC 9, p. 185).

Quelles furent les fautes du père ? Cette faute fut double, semble-t-il :
d’une part une révolte contre Dieu lui-même, lorsque, jeune berger dans la
lande du Jutland, le père de Kierkegaard maudit Dieu de lui imposer une jeu-
nesse si dure :
« Chose terrible que cet homme, un jour, encore enfant, occupé à garder les moutons
sur la lande jutlandaise, par excès de souffrance, affamé, morfondu, se soit sur une
colline dressé pour maudire Dieu – et ce même homme était hors d’état de l’oublier à
quatre-vingt-deux ans » (VII A 5 ; I, 373).

De l’autre, une vie sexuelle orageuse : outre ce qui s’est passé avec la ser-
vante, la mère de Kierkegaard, il aurait eu un enfant d’une jeune tante.
Cependant, à travers cette solitude écrasante périodiquement rappelée
dans le Journal, Kierkegaard connaît des moments de joie décisifs qui font
penser tout à la fois à des moments de conversion semblables à ceux que
connut Pascal et à l’importance de la mort du père dans la vie d’un homme,
comme le dira plus tard Freud.
Le 19 mars 1838, à 10 h 30 du matin, Kierkegaard note :

1. Stades sur le chemin de la vie, OC 9, p. 232.


Séparation, mélancolie et écriture chez Kierkegaard 573

« Il est une joie indescriptible qui nous brûle de part en part aussi mystérieusement
que le cri de l’apôtre éclate immotivé : “Soyez joyeux, je vous le répète, soyez joyeux.”
Non telle ou telle joie particulière, mais le cri débordant de l’âme “avec la langue et la
bouche et du fond du cœur”. Je me réjouis par ma joie, de, dans, avec, chez, sur, par

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et avec ma joie. Il est un refrain céleste qui soudain, semble-t-il, coupe court à tous
nos autres chants ; une joie qui telle une brise, apaise et rafraîchit, un coup de l’alizé
qui du chêne de Mambré souffle aux demeures éternelles » (II A 228, I ; 129-130).

Le 11 août 1838, il écrit :


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« Mon père est mort dans la nuit de mercredi (le 8) à 2 heures. J’aurais tellement aimé
qu’il eût vécu quelques années de plus, et je regarde sa mort comme l’ultime sacrifice
de sa part à son amour pour moi ; loin d’être, en effet, une scission d’avec moi, pour
que la vie fasse encore, s’il se peut, quelque chose de moi. De tout ce que j’ai hérité de
lui, son souvenir, son image transfigurée – et cette transfiguration n’est pas due aux
œuvres de mon imagination (son souvenir n’en a nul besoin) mais à nombre de traits
que j’arrive maintenant à savoir – m’est ce que j’ai de plus précieux et ce que je garde-
rai de plus secret pour le monde... (II A 243 ; I, 134).

Quelques mois plus tard, ayant évoqué le « tremblement de terre », mal-


gré lui ou peut-être à cause de lui, Kierkegaard déclare dans le droit fil du
texte précédent qu’il a trouvé par et dans la mort de son père le point
d’Archimède qu’il cherchait depuis si longtemps. Voyageant, en effet, dans le
Jutland jusqu’à Soeding, village où vivait son père enfant, et où il pécha
contre Dieu, il écrit :
« Je suis ici tout seul (plus d’une fois sans doute je l’ai été autant, mais sans en avoir
eu si conscience) et je compte les heures avant de voir Soeding. Je n’ai pas souvenir
que mon père ait jamais changé, et maintenant je vais voir les lieux où, petit garçon
pauvre, il gardait les moutons, les lieux dont sa description m’a toujours donné la
nostalgie. Si j’allais tomber malade et qu’on m’enterrât au cimetière de Soeding !
Pensée étrange. Son dernier désir pour moi est rempli – serait-ce vraiment tout mon
sort ici-bas de se borner à cela ? Ô Dieu ! la tâche n’était tout de même pas si peu de
chose si l’on tient compte de ce que je lui devais. Car c’est de lui que je sais ce qu’est
l’amour d’un père, et par là j’ai pris une idée de l’amour paternel de Dieu, ma seule
chose inébranlable de la vie, le vrai point d’Archimède » (III A 75 ; I, 217).

Cependant, vers cette époque, Kierkegaard songe à devenir pasteur. Il a


achevé son œuvre pseudonyme, du moins le croit-il ; il a passé l’examen de
théologie que son père avait exigé de lui ; il est quasiment ruiné. Mais est-il
vraiment fait pour cette tâche ? Non ! il ne peut entrer dans l’institution ecclé-
siale : il doit demeurer le veilleur, l’espion du Très-Haut. Même s’il doit tem-
pérer sa fièvre d’écrire, profondément liée à sa mélancolie et à sa culpabilité, il
doit rester à son poste :
« ... C’est pour avoir commencé avec une lourde conscience ma production littéraire
que je me suis efforcé avec un soin extrême de lui donner tant de pureté qu’elle pût
réduire un peu ma dette...
« Mais à présent Dieu a d’autres intentions. Je ne sais quoi s’agite là en moi qui
présage une métamorphose... Aussi dois-je maintenant me tenir tranquille, ne pas tra-
vailler avec trop d’effort..., mais tâcher de revenir à moi-même, bien pénétrer la pensée
574 Bernard Lemaigre

de ma mélancolie en compagnie de Dieu, sans m’échapper. Ainsi ma mélancolie sera


ôtée et le christianisme entrera davantage en moi » (VIII A 250 ; II, 142-143, voir aussi
VIII A 451 ; II, 181).

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Espoir fou que sa mélancolie soit oubliée et de Dieu et de lui dans le par-
don. Un peu plus tard, le 19 avril 1848, il obtiendra la certitude du pardon
mais il gardera la mélancolie, l’écharde dans la chair.
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Mélancolie et séparation ; la communication indirecte

La mélancolie est vécue par Kierkegaard comme une séparation, qu’on


l’entende comme un état ou comme une action. Les textes que nous avons
cités le font pressentir. Mais cette séparation vécue irrigue toute la pensée
kierkegaardienne. Comment cette mélancolie, ce vécu de séparation, de rup-
ture, se transposent-ils dans la pensée de Kierkegaard, modèle profondément
son écriture, son style, l’amènent à poser les bases de la première théorie
moderne de la communication en tant que telle, le conduisent enfin à une
interprétation extrême du Christianisme. Le tout aboutissant à l’explosion
polémique de la dernière année de sa vie contre l’église institutionnelle et les
femmes, puis à sa mort ?
Rupture donc avec sa mère, avec son père, rupture avec Régine sa
fiancée, rupture plus radicale avec lui-même. Rupture aussi avec le Système,
c’est-à-dire avec Hegel et les hégéliens luthériens danois. Kierkegaard ironi-
sera sur la distance infinie, la contradiction insoluble, existant entre la cons-
truction du Système et l’existence concrète de ses constructeurs. À ses yeux
« exister dans ce que l’on pense » est évidemment impossible pour eux ; tout
cela n’est que duperie intellectuelle. Rupture aussi car les oppositions repérées
par le Système et reprises pour l’essentiel de la philosophie classique, ne peu-
vent être surmontées, résolues dans une synthèse globalisante.
Lorsqu’on reprend les textes concernant les relations de Kierkegaard
avec son père, on a le sentiment d’une sorte de rapt psychique de l’enfant.
Non seulement le père a pris le relais normal de la mère lors de la grande
enfance et de l’adolescence, mais il s’est emparé de l’enfant pour l’élever à sa
guise, Sören le benjamin. C’est ce que ressent après coup le fils. La mère,
triste, souvent en larmes, ne pouvait faire le poids devant le père et adoucir
ses sévérités incroyables. Mais déjà, avant même le « tremblement de terre »,
une séparation profonde existait entre le père et le fils : l’impossibilité de
communiquer entre ces deux êtres mélancoliques. C’est l’écriture qui sera la
porte du salut ! Mais le « tremblement de terre » aggravera la situation,
d’une part, en frappant le fils de honte devant la faille découverte dans la
façade morale et l’agilité intellectuelle du père, d’autre part, en imposant,
Séparation, mélancolie et écriture chez Kierkegaard 575

nous l’avons vu, une nouvelle loi d’interprétation infaillible des phénomènes.
Tous les événements heureux de la vie du père, en particulier son grand âge,
ne sont pas des bénédictions, mais des malédictions dans lesquelles la famille

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entière est enfermée. Plus radicalement : « Il faut être un impie pour devenir
l’élu de Dieu », telle est la loi comprise par Salomon dans son rêve. La con-
tradiction enveloppée dans cette proposition fait de ce rêve une épouvante.
Certes, la mort du père survenant au même moment rendra au fils l’amour
qu’il porte à son père, lui fera découvrir l’infini amour de Dieu pour lui,
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mais aussi, du même coup, l’infinie distance qui les sépare, le néant qu’il est
en face de Dieu (de l’Idéal).
« Aimer l’idéal véritablement (de façon que progresser soit donc reculer, ou que mon
progrès signifie que je recule de respect, parce que je vois encore plus parfaitement
toute élévation) est donc comme se haïr soi-même » (XIII A 509 ; IV, 142).

Dès l’enfance, Sören est plongé dans la réflexion. Il n’a aucune sponta-
néité ; tout passe par l’exercice de la raison. Il a le sentiment aigu d’une cou -
pure entre l’ « esprit » et le « corps », coupure qui est aussi une coupure psy-
chique, puisqu’il peut dissimuler son état mélancolique et ses souffrances, et le
conduit à une coupure avec le monde :
« Souffrant souvent jusqu’à l’évanouissement de la mort, à travers des tortures ter -
ribles... c’est alors que mon esprit est fort et que j’oublie tout dans le monde des idées.
Mais on me reproche alors de ne vouloir être que penseur, de refuser d’être homme
comme les autres ; toutes les sortes possibles de souffrances et sévices à leurs yeux
sont un châtiment bien mérité. Ô faux bonshommes ou stupides que vous êtes ! Don -
nez-moi un corps, ou si vous me l’aviez donné quand j’avais vingt ans : je ne serais pas
devenu comme je suis » (XIII A 115 ; IV, 42-43).

Il fait de nécessité vertu et cet état de solitude, d’isolement, se transforme


en mouvement profond de la pensée pour la conquête de la catégorie de
l’ « Individu », de l’existant dans son intériorité face à l’Absolu, face à Dieu.
C’est pour Kierkegaard, le seul accès que l’homme puisse avoir à lui-même.
Mais qu’on ne s’imagine pas que ce mouvement puisse être une approche
de l’Absolu (ou de l’Idéal) – nous l’avons vu plus haut – ou que cet effort vers
l’intériorité suppose une transparence du sujet. Il n’en est rien. Si ce mouve-
ment est essentiellement mouvement vers la vérité de l’existence, il ne peut
conduire en aucune façon à un savoir, c’est-à-dire à la possession de la vérité
de l’existence. Dans le langage de Kierkegaard, il n’y a pas de communication
directe possible de soi à soi, de soi à l’autre, a fortiori au monde, de soi à
Dieu, à l’Absolu1.

1. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le Christ, Dieu fait homme, n’est en aucune façon,
une, ou plutôt la, communication directe entre l’homme et Dieu. Au contraire, le Christ est le
Paradoxe, en tant qu’il est la seule véritable communication indirecte.
576 Bernard Lemaigre

Une séparation, une distance, s’instaure nécessairement entre deux exis-


tants ; « exister dans ce que l’on pense » ne peut pas être communiqué directe-
ment à un autre esprit existant. Pour communiquer dans cet ordre, il ne suffit

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pas d’avoir accès au concept, à l’idée. Par exemple il ne suffit pas de former le
concept d’ « Individu » pour pouvoir le communiquer. Cette étape nécessaire
n’est que le premier moment de la réflexion, ce que Kierkegaard appelle la
« réflexion première ». Il faut un second moment où sera restitué « le rapport
de l’émetteur existant à l’idée », par exemple le rapport existentiel du penseur
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existant à l’idée d’ « Individu » :


« La forme de la communication est autre chose que son expression. Quand la pensée
a trouvé dans le mot son expression exacte, ce qui est l’affaire de la réflexion pre-
mière, alors survient la réflexion seconde. Celle-ci porte sur le rapport même de la
communication à l’émetteur existant à l’idée » (PS, X, 64).

Cette réflexion seconde a plusieurs aspects. D’une part, elle implique la


relation existentielle de l’émetteur (avant tout du scripteur) à l’idée ; mais
aussi, elle doit déterminer ce que cette relation existentielle exige de la com-
munication, surtout de l’écriture, du style1. Enfin quel but peut se proposer
l’émetteur, le scripteur ?
Les textes de Kierkegaard que nous avons cités sur son père, ses relations
avec lui, son attitude avec Régine, montrent bien quel fut le style de Kierke-
gaard. Il faut occulter son propre secret en ne livrant au public que des
« autofictions », des « pseudo-autobiographies », en utilisant des pseudo-
nymes. « L’ensemble des hasards dont l’ “Individu” est le fruit gardera son
opacité puisqu’il ne peut être communiqué comme objet de savoir. »2
Kierkegaard mélangera les styles, comique et tragique, humour et ironie,
dont il pense profondément que ce ne sont pas seulement, ni avant tout, des
figures de rhétorique, mais qu’elles ont une teneur existentielle.
Pour lui, la mélancolie, les séparations qui l’accompagnaient, en particu-
lier celle qui le sépara de Régine, le contraignirent à cette immense production
littéraire à la recherche de l’ « Individu », son lecteur. La tâche qu’il
s’assignait par son écriture était de s’affronter à la « vérité de l’autre – Dieu
ou homme »3, reconduire son lecteur à sa propre possibilité. Par le retrait
dans son secret que l’écrivain opère par son style, il ouvre ainsi un champ à la
vérité de l’autre. « Comment le penseur subjectif existant peut-il poser une
question de sorte qu’elle apparaisse <à son lecteur, à son auditeur> comme
une possibilité porteuse d’une exigence ? »

1. Nous nous inspirons ici de très près des réflexions de Jacques Colette (3), passim.
2. Voir Colette (3).
3. Voir Colette (3), p. 101.
Séparation, mélancolie et écriture chez Kierkegaard 577

L’ « Individu », le véritable lecteur, était capable, en traversant l’angoisse,


de retrouver sa liberté et d’accéder au champ des possibles. Kierkegaard ne
pensait pas que cela pouvait se faire hors d’une perspective religieuse.

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L’individu pouvait même ultimement se constituer en « chevalier de la foi », à
l’instar d’ « Abraham qui crut en vertu de l’absurde »1.
Bernard Lemaigre
23, rue des Martyrs
75009 Paris
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BIBLIOGRAPHIE

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1. Crainte et tremblement, OC 5, p. 129, etc.

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