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Coefficient :
10 à l’agrégation externe de lettres classiques
13 à l’agrégation externe de lettres modernes
8 à l’agrégation interne de lettres classiques
6 à l’agrégation interne de lettres modernes
Durée de préparation :
6h
Durée de l’épreuve :
55 minutes à l’agrégation externe de lettres classiques et modernes (40 minutes
sont réservées à la leçon proprement dite, 15 minutes à un entretien)
50 minutes à l’agrégation interne de lettres classiques et modernes (la durée de
l’entretien – qui doit « permettre au candidat de tirer parti de son expérience
professionnelle », selon les textes officiels – n’est pas précisé, mais il est
conseillé de consacrer 40 minutes à la leçon proprement dite)
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Enfin, la leçon peut, et même idéalement devrait, être l’occasion de partager une
sensibilité littéraire et un goût des textes qui pour se manifester nécessitent une certaine
aisance à l’oral, acquise, là encore, au fil des entraînements.
2) Structure de la leçon
a) L’introduction
Elle adopte exactement la même structure que l’introduction de la dissertation : après
une « accroche » qui suggèrera d’emblée la dimension problématique du sujet, ledit sujet sera
présenté et commenté. On proposera une définition des termes-clefs suffisamment solide pour
servir de base à la réflexion, mais on se réservera la possibilité de revenir sur cette définition
en l’approfondissant et en la nuançant au fil du développement, afin de ne pas épuiser
d’emblée toutes les virtualités de la question posée. Le sujet peut être une brève citation tirée
de l’œuvre au programme. Dans ce cas, il sera indispensable de la situer et de la
contextualiser le plus précisément possible.
L’analyse du sujet (quelle qu’en soit la nature) conduira ainsi naturellement à l’exposé
de la problématique, élément décisif qui devra donc être clairement perçu par le jury. On
choisira donc une formulation nette (tout en se gardant de tours trop scolaires : « on tentera de
répondre à la problématique suivante »), le plus souvent une interrogative indirecte, qui devra
être suffisamment développée pour indiquer une réflexion dense (un tour brillant mais
elliptique – « on se demandera ce que dissimulent les masques dans Lorenzaccio » – peut
masquer, justement, une fausse problématisation, qui ne serait qu’une paraphrase du sujet
proposé (« Le masque dans Lorenzaccio »), mais aussi suffisamment concise pour donner à la
réflexion une direction claire (une problématique « à tiroirs », dans laquelle s’enchaînent les
interrogatives et/ou les alternatives « on se demandera si le masque, dans Lorenzaccio, sert à
la caractérisation du personnage, s’il participe d’une méditation politique ou s’il revêt une
dimension métathéâtrale » – ne sont généralement que des annonces de plan déguisées). Le
candidat ne doit pas perdre de vue que la problématique a avant tout pour fonction de mettre
en lumière la spécificité du sujet proposé : elle n’est pas un tour rhétorique fabriqué a
posteriori pour justifier la structure d’un plan que l’on aurait bâti au préalable.
Comme la présentation de la problématique, l’annonce du plan doit être limpide, sans
être trop scolaire (on se gardera prudemment de prononcer le mot « partie »). Il s’agit de
résumer la progression logique de la réflexion, aussi l’annonce du plan pourra-t-elle consister
en une seule phrase, fortement articulée, qui présentera les trois grands axes retenus, mais
n’entrera pas dans le détail des sous-parties.
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b) Le développement
Clairement organisé en trois parties et trois sous-parties (qui pourront elles-mêmes
comporter des subdivisions), le développement ne doit pas pour autant se contenter d’être une
architecture, même brillante et solide. Le raisonnement doit en permanence être étayé par des
analyses précises de l’œuvre au programme, sans lesquelles la leçon ne serait qu’une coquille
vide. Ces analyses doivent être variées, et envisager tous les aspects de l’œuvre, de la macro-
structure (la composition de l’œuvre est signifiante, et les rapports de jury laissent entendre
qu’elle est trop souvent oubliée dans les leçons), à la micro-structure (les analyses de détail,
d’ordre stylistique notamment, si elles sont étroitement articulées à la problématique, sont
souvent particulièrement éclairantes). En circulant ainsi d’un mode de lecture à l’autre, ont
mettra ainsi en relief la cohérence de l’œuvre et la pertinence à tous les niveaux de la question
posée. Le développement sera donc nourri d’un regard global sur le texte au programme, mais
aussi d’études fondées sur la lecture d’un passage précis (le candidat pourra alors s’appuyer
sur les explications de textes menées au cours de l’année de préparation), d’une citation, ou
d’une occurrence.
Les citations ne doivent pas être traitées comme de simples illustrations de la
réflexion : c’est bien l’œuvre au programme qui est centrale, et la parole du candidat doit se
mettre au service de cette œuvre, non l’inverse. On veillera donc à ne pas instrumentaliser le
texte. Cela signifie tout d’abord qu’il ne faut jamais réduire la portée d’une citation ou d’un
extrait pour l’intégrer commodément à une réflexion univoque : on n’hésitera pas à souligner
le cas échéant l’ambiguïté, voire l’opacité de tel passage de l’œuvre, à souligner de possibles
conflits d’interprétation, qui font toute la richesse de la démarche littéraire. Mais l’attention
portée au texte se traduira aussi par une lecture soignée et respectueuse des citations : on
prendra garde à la qualité de la diction, notamment pour les vers, dont il ne faut jamais altérer
la métrique, et sans jouer ni surtout surjouer, on s’efforcera de « faire vivre » les textes
théâtraux – ces moments de lecture sont déterminants lorsqu’il s’agit de partager une
sensibilité, et même parfois une émotion littéraires. S’il est possible de donner ainsi à
entendre les beautés du texte, la leçon ne doit toutefois pas verser dans une pure célébration
des talents de l’auteur, et la rigueur démonstrative et pédagogique doit constamment rester de
mise. La lecture des citations doit donc pouvoir être aisément suivie par l’auditoire, ce qui
implique qu’elles devront être précisément référencées. Dans le cas d’un texte théâtral, on
indiquera systématiquement l’acte et la scène que l’on cite, mais on pourra également fournir
des repères plus précis, notamment pour les scènes longues (« au tout début de l’acte II,
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scène 5 » ; « à la fin de la troisième réplique de Philaminte »…). Dans le cas d’une œuvre
poétique, on rappellera systématiquement le titre du poème, mais aussi, si nécessaire, la
section du recueil, la strophe ou la stance d’où provient la citation. Si les vers sont numérotés
dans l’édition au programme, on pourra utiliser ce repère précis. Dans le cas d’un texte en
prose, la référenciation est moins aisée – l’allusion à un chapitre n’est pas suffisante pour
permettre une identification rapide du passage. Il faudra donc, faute de mieux, indiquer les
numéros de pages. La démarche a quelque chose d’un peu artificiel, mais demeure efficace
puisque le jury et le candidat disposent de la même édition du texte. Il est d’ailleurs conseillé
de relever les pages des citations recopiées dans les notes, même pour la poésie et le théâtre,
afin de ne pas se trouver désarçonné si le jury les demande, ce qui arrive parfois. Toujours
dans un souci de clarté, les candidats qui seront interrogé sur les textes médiévaux devront
systématiquement citer le texte en ancien français, mais en fournir une traduction en français
moderne (traduction qui devra être faite par le candidat lui-même, puisque le texte fourni pour
la préparation est en ancien français uniquement – mais cette exigence supplémentaire ne pose
en principe aucun problème à qui a sérieusement préparé l’« étude grammaticale d’un texte
antérieur à 1500 » pour les épreuves écrites).
Le commentaire des citations ou des extraits se nourrit des connaissances générales du
candidat. Celles-ci ne doivent toutefois jamais être « étalées » gratuitement. On se défiera en
particulier d’un vocabulaire technique souvent fort utile pour clarifier les études détails, mais
qui peut tourner au jargon s’il n’est pas très nettement mis au service de la réflexion
d’ensemble (il ne s’agit pas de faire toutes les remarques possibles sur l’extrait convoqué,
mais d’en tirer ce qui est essentiel à la démonstration et la fait progresser ; les digressions sont
donc à bannir). De même, le vocabulaire technique peut desservir le candidat et révéler des
failles s’il n’est pas parfaitement maîtrisé. La culture historique et littéraire est elle aussi
nécessaire à la bonne compréhension d’un texte, ne serait-ce que pour en saisir le contexte ou
en percevoir la spécificité (il est par exemple impossible de percevoir l’ironie de Flaubert si
l’on n’est pas suffisamment familier de la littérature romantique, dont il raille et déconstruit
les passages obligés). Mais là encore, cette culture doit être utilisée avec discernement, et ne
doit jamais faire perdre de vue l’objet premier de la dissertation. Les comparaisons avec
d’autres œuvres, et même les allusions, devront donc être solidement motivées, et on évitera
de les prolonger excessivement. À propos de l’entrée « Lac » du Dictionnaire des idées
reçues, par exemple (« Lac : Avoir une femme auprès de soi quand on se promène dessus »),
on se réfèrera immanquablement au « Lac » de Lamartine, mais on se gardera d’en proposer
un commentaire exhaustif… Enfin, il convient d’adopter vis-à-vis de la critique la même
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réserve que dans une dissertation : si l’on emprunte une analyse à un ouvrage majeur, il faut
nécessairement citer sa source, mais le jury n’attend pas un état des lieux de la critique sur la
question posée, et la réflexion doit d’abord être personnelle.
En ce qui concerne la construction même du développement, il est généralement
conseillé d’offrir dès la première partie une vue globale de l’œuvre étudiée, qui sera précisée
et approfondie dans les deux parties suivantes ; aussi la première partie adopte-t-elle souvent
une démarche typologique. Il faut veiller néanmoins à ce que cette première étape ne soit pas
purement descriptive, ou ne se borne pas à un simple relevé d’occurrences. L’approche
typologique (qui n’a d’ailleurs rien d’obligatoire – il n’existe pas de « plan-type » et d’autres
démarches peuvent s’avérer tout aussi pertinentes) doit être inscrite d’emblée dans le
mouvement démonstratif, et dépasser le stade du constat pour amorcer immédiatement la
réflexion sur la problématique. De manière plus générale, il importe qu’à chaque étape de la
leçon s’établisse une véritable circulation dans l’œuvre, qui ne doit en aucun cas être
envisagée de manière linéaire : une leçon dont la structure serait calquée sur celle de l’œuvre,
et analyserait un thème au fil de ses apparitions successives ne pourrait proposer qu’une
pensée fragmentée, forcément insuffisante, même à l’échelle d’une seule partie.
c) La conclusion
Tout comme l’introduction, la conclusion d’une leçon adopte la même structure que
celle d’une dissertation : il s’agit tout d’abord de répondre explicitement à la problématique
en établissant un bilan du parcours réflexif effectué, sans pour autant répéter simplement
l’annonce du plan, puis de proposer une « ouverture », qui suggère d’autres pistes de réflexion
et devra surtout clore élégamment l’exposé.
d) L’entretien
À l’issue de l’exposé, le jury invite le candidat à prolonger, nuancer ou approfondir la
réflexion. Les questions peuvent l’amener à corriger d’éventuelles erreurs (ce qui ne remet
pas nécessairement en cause l’ensemble du travail mené, et ne doit donc pas être vécu comme
une épreuve déstabilisante), à envisager d’autres perspectives interprétatives, ou à combler
d’éventuelles lacunes (il pourra par exemple être demandé de commenter une occurrence
importante qui aurait été oubliée). Idéalement, le candidat peut ainsi être amené à compléter et
enrichir son propos, ce qui signifie qu’il ne s’agit pas de se contredire ouvertement et
d’essayer d’improviser une deuxième leçon après la leçon. Il ne faut pas non plus s’enfermer
dans une posture trop rigide en tentant de défendre à tout prix son point de vue : lors de
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l’entretien, plus encore qu’au cours de l’exposé, souplesse intellectuelle et aptitude au
dialogue sont attendues. La démarche la plus appropriée consiste à réviser honnêtement ses
propos si nécessaire, tout en suggérant que la cohérence générale de la démonstration ne s’en
trouve pas invalidée.
Les réponses aux questions du jury doivent être précises (il n’est pas impossible de
s’accorder quelques instants de réflexion avant de formuler une réponse), jamais allusives ou
lapidaires, mais ne doivent pas non plus s’éterniser : on gardera à l’esprit que d’autres
questions sont vraisemblablement à venir qui sont autant d’opportunités d’enrichir la
réflexion, et qu’il faut se réserver le temps d’y répondre également – même si l’entretien ne
saurait évidemment constituer une reprise exhaustive de l’exposé.
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lettres modernes sur la session 2009, qui établit une typologie des sujets de leçons. Sont
distingués :
Les « sujets thématiques » (que le thème soit un « lieu commun » susceptible
de concerner tout auteur, à tout époque – l’amour, la mort, le temps… – ou
qu’il soit particulier à une œuvre, construit par elle – le songe dans Aurélia).
Pour ce type de sujet, l’analyse consistera surtout à cerner ce qui fait la
singularité du thème dans l’œuvre au programme. On prendra aussi garde aux
nuances suggérées par l’énoncé : « Les femmes dans Les Fleurs du mal »,
« Visages de la femme dans Les Fleurs du mal » et « La femme dans Les
Fleurs du mal » sont trois sujets différents.
Les sujets notionnels ou techniques. Ils appellent une réflexion sur un genre, un
registre, une forme ou un procédé d’écriture (par exemple : « Le lyrisme dans
L’Adolescence clémentine »). Pour ces sujets plus encore que pour les autres, la
définition fournie par les dictionnaires ne saurait suffire. Le candidat doit ici
s’appuyer sur des connaissances critiques précises, tout en gardant à l’esprit les
variations qu’une notion peut connaître en fonction des genres, des époques,
des auteurs… Dans l’exemple cité, par exemple, il ne faudrait surtout pas
plaquer sur la poésie de Marot une définition lamartinienne du lyrisme.
Les sujets sur un ou des personnage(s) (exemples : « Le Mendiant dans Électre
de Giraudoux », « Les enfants dans Germinal », « les personnages secondaires
dans Les Fleurs bleues »). L’analyse de ce type de sujet ne doit pas se réduire à
une caractérisation du personnage ou à une typologie des personnages. Elle
implique de mobiliser des connaissances sur les théories du personnage
développées par la critique.
Les sujets sur une citation ou une question (exemples : « L’Itinéraire de Paris
à Jérusalem : “Je parle éternellement de moi” » ; « La Nouvelle Héloïse, roman
d’éducation ? »). Pour analyser ce type de sujet, on procèdera exactement
comme pour un sujet de dissertation. Les sujets sur une citation sont
naturellement ceux qui réclament le plus fortement une contextualisation
minutieuse.
Enfin, quel que soit le type de sujet proposé, le candidat sera attentif aux délimitations
qui peuvent l’accompagner : une leçon ne concerne pas nécessairement toute l’œuvre au
programme, et il serait fort dommage de prendre conscience au bout de deux heures que,
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l’anxiété aidant, on a étudié « Le bestiaire » dans l’ensemble des Fables de La Fontaine quand
seuls les livres VII à XI étaient concernées… Les deux sujets seraient d’ailleurs sensiblement
différents.
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Comme pour la dissertation, la recherche d’idées sera menée de la manière la plus
ouverte possible ; la sélection des idées, si elle est nécessaire, sera effectuée ultérieurement. Il
s’agit à ce moment du travail de recueillir toutes les idées qui se présentent, à condition
qu’elles soient étroitement liées au sujet posé. Là encore, on les présentera explicitement, sous
forme de phrases déjà rédigées, et on les numérotera.
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judicieux de réserver quelques minutes pour se familiariser à nouveau avec ses notes, ce qui
assurera la fluidité de l’exposé. La relecture de l’introduction et de la conclusion devra être
particulièrement attentive : un candidat qui s’est « imprégné » de sa propre rédaction pourra
« dire » ces deux moments importants sans véritablement les « lire », et donc s’assurer de
commencer et d’achever son exposé de manière naturelle, agréable et intelligible.
a) Introduction
« Accroche » : « Je ne crois pas, ô Christ, à ta parole sainte », proclame Musset dans
« Rolla ». Dans ce seul vers se lit une tension qui semble appeler le dialogisme ou la
polyphonie du théâtre. Deux voix se font entendre : celle de l’incrédulité, qui pourrait être
celle de Perdican, et celle de la foi envers et contre tout, qui pourrait être celle de Camille… à
moins que ce ne soit l’inverse. Le sacré, tel qu’il se dessine dans « Rolla », porte en lui une
irréductible dualité, humainement déstabilisante, mais littérairement féconde.
Présentation du sujet : Mais qu’est-ce au juste que le sacré ? On l’associe
généralement au religieux, ce qui n’est que partiellement juste. Le sacré englobe le religieux,
mais le dépasse très largement. Est sacré d’une part ce qui relève du culte, de la liturgie,
d’autre part ce qui fait l’objet du sentiment de révérence religieuse que le culte peut inspirer,
et par extension, ce qui mérite un respect absolu, au même titre que le culte religieux. Le sacré
a donc le religieux pour origine, mais peut s’en affranchir. Les travaux anthropologiques ou
philosophiques sur le sujet montrent que le trait définitoire de l’adjectif réside plutôt dans
l’appartenance à un domaine à part (par opposition à ce qui est profane), vénérable,
intouchable et même interdit. La notion de sacré voisine avec celle du tabou ; le sacré c’est ce
à quoi il ne faut pas toucher (sous peine de mort, parfois, car le sacré est à la fois faste et
néfaste, il recèle des forces périlleuses), autrement dit, c’est ce avec quoi on ne badine pas. Le
sacré est par ailleurs frappé de relativité : ce qui est sacré pour un individu, une société, une
époque donnés ne sera pas nécessairement tenu pour sacré par un autre individu, dans une
autre société, ou à une autre époque. Et l’individu, la société, l’époque romantiques éprouvent
avec une acuité particulière ce caractère relatif du sacré : on ne peut pas penser le sacré autour
de 1830 comme au XVIIIe siècle. La Révolution, les bouleversements historiques et
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politiques, qui sont alors inséparables du religieux, sont passés par là. On a substitué au culte
du Dieu chrétien celui de l’Être suprême ou de la Raison, voire celui de l’Empereur, puis on a
voulu restaurer un culte sur lequel on avait pourtant osé porter les mains, et sur lequel planait
donc désormais au moins l’ombre d’un doute.
Musset, comme toute sa génération, se confronte aux énigmes que posent ces
bouleversements historiques, culturels, religieux, moraux ; toute son œuvre témoigne d’une
pensée du sacré qui souvent le déchire. Or, On ne badine pas avec l’amour occupe une place
centrale dans cette trajectoire du sacré que dessine l’œuvre. La pièce paraît moins d’un an
après « Rolla », qui contient des méditations extrêmement violentes sur la mort de la foi et sur
le besoin de croire qui s’impose tout de même, et précède de très peu la rédaction de La
Confession d’un enfant du siècle, roman éminemment religieux, comme son titre suffit à
l’indiquer. L’écriture de la pièce s’entremêle également avec la correspondance très nourrie
que Musset échange alors avec Sand, et dans laquelle les deux auteurs rivalisent d’exaltation,
se grisent de rhétorique religieuse, communient dans le culte de leur amour mort à Venise et
qu’ils voudraient ressusciter à la force de la plume. Incarnation, mort et résurrection du sacré
– religieux ou amoureux – : tel est bien le drame qui se joue au fil des chassés-croisés des
personnages mussétiens.
Problématique : Aussi peut-on se demander comment Musset donne à voir, dans On ne
badine pas avec l’amour, une métamorphose du sacré qui en retour influe sur la composition
dramaturgique.
Annonce du plan : Tout autant que le traitement réservé à cette forme de sacré institué,
et peut-être dangereusement figé, qu’est la religion, la tentative de mise en place d’un sacré
personnel que l’on devine dans Badine révèle un questionnement anxieux qui participe de la
dynamique de la pièce, mais porte aussi en lui des implications dramatiques lisibles à la
lumière du sacré la scène obscure de l’oratoire.
b) Développement
1) Le sacré institué : la religion
La religion ridiculisée
Si l’on tient pour sacré ce avec quoi il ne faut pas badiner, il est clair que la religion
n’est pas sacrée dans Badine – du moins pas la religion telle qu’elle est incarnée par ses
représentants, les ecclésiastiques. Musset badine très volontiers avec les prêtres et les
religieuses. Sur quatre fantoches, trois sont des religieux – ce qui n’a pas manqué d’ailleurs de
poser le problème de la censure lorsqu’il a été question de représenter la pièce –, et des
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religieux dont les noms suffisent déjà à traduire les travers. Dame Pluche, dont la sécheresse
est une négation de toute féminité, porte un nom aux consonances comiques, et qui, surtout,
est un nom masculin, celui de l’abbé Pluche, auteur du Spectacle de la nature ; le sot et
glouton Bridaine emprunte lui aussi son nom, qui, très opportunément, commence comme
« Brid’oison » et finit comme « bedaine », à un personnage réel : le père Bridaine, célèbre
missionnaire de la fin du XVIIIe siècle. Quant à Blazius, toujours entre deux hoquets qu’il
déguise en citations latines (« Voilà précisément le hic, monseigneur, hic jacet lepus »), il
porte admirablement un nom aux sonorités pédantes et qui, étymologiquement, signifie « le
bègue ». Le piètre usage que ces prêtres font de la langue liturgique révèle d’ailleurs le peu de
rapport que leurs fonctions entretiennent avec le sacré. La locution citée par Blazius est toute
profane, et lorsque le baron lui demande s’il sait le latin, Bridaine en jure par Pollux autant
que par Dieu : « Ita edepol, pardieu, si je le sais ! ». Bridaine et Blazius, qui se querellent pour
des langues de carpes, vivent absolument tournés vers le monde profane et dans le déni le plus
complet d’un sacré qu’ils sont supposés incarner, mais dont ils ne supportent qu’avec
exaspération les rigueurs. Dame Pluche, à l’inverse, dans sa dévotion exagérée, tend à
désincarner une religion dont l’Incarnation est pourtant le point central. Elle outre tout ce que
Blazius et Bridaine oublient, et son langage est une parfaite caricature des mièvreries d’un
certain lexique dévot, en particulier lorsqu’elle fait le portrait de Camille dans une surenchère
d’images pieuses : « ceux qui la verront auront la joie de respirer une glorieuse fleur de
sagesse et de dévotion. Jamais il n’y a rien eu de si pur, de si ange, de si agneau et de si
colombe que cette chère nonnain ; que le Seigneur du ciel la conduise ! Ainsi soit-il ». Plus
grave, elle ne conçoit pas qu’une femme puisse être pieuse hors d’un couvent : lorsque
Camille évoque Perdican comme son fiancé, elle s’affole : « Votre fiancé, miséricorde !
Serait-il vrai que vous oubliez Jésus ? ». Étrange conception d’un amour divin jaloux et
exclusif qui ne pourrait s’accommoder d’une existence laïque. Il semble que dame Pluche
imposerait volontiers la chasteté du couvent à l’humanité tout entière, quitte à la mettre en
péril, ainsi que peut le suggérer au tout début de la pièce une remarque apparemment
innocente du baron à Camille à propos du portrait d’une religieuse : « c’est ta bisaïeule, – ou
du moins – la sœur de ton bisaïeul, car la chère dame n’a jamais concouru – pour sa part, je
crois, autrement qu’en prières – à l’accroissement de la famille ». Les exclamations de dame
Pluche trahissent d’ailleurs sa conception particulière de l’amour divin tout autant que celles
de Blazius et Bridaine trahissaient leurs réflexes profanes. Lorsque, pour obtenir d’elle la
lettre de Camille, le gouverneur menace la vénérable religieuse d’une mort qui, au vu de sa
grande piété, ne devrait pourtant pas l’effrayer, elle s’exclame : « Moi, morte ! morte, Marie,
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Jésus, vierge et martyr ! ». Il est certes possible d’appliquer les deux adjectifs respectivement
à Marie et à Jésus ; mais la structure syntaxique peut également laisser entendre que tous deux
se rapportent au Christ, dont il est pourtant peu courant de souligner la virginité – il faudrait
alors supposer que l’émotion fait resurgir la véritable obsession de dame Pluche qui, aussi
excessive que celle, inverse, des deux prêtres, n’en ridiculise pas moins l’image de l’état
religieux. L’édition des Comédies et proverbes de 1840 propose d’ailleurs une graphie
surprenante : « Marie-Jésus », qui semble faire du Christ et de sa mère une étrange créature
hybride, une sorte de chimère religieuse, à la fois asexuée et bisexuée : le langage
exagérément dévot de Pluche finit par susciter des images assez peu catholiques.
On notera d’ailleurs que le degré d’antipathie des fantoches est proportionnel à leur
degré de piété : les deux abbés, qui ne sont pas trop regardants sur la question religieuse,
demeurent, par leur côté bon-vivant, des personnages qui n’ont rien de détestable (si ce n’est,
peut-être, leur manie de l’espionnage, dont les conséquences seront funestes). À la première
scène, le chœur accueille d’ailleurs cordialement le jovial Blazius. Pluche en revanche, malgré
son apparente onction, est toute entière anguleuse, agressive : elle a quelque chose de
naturellement repoussant, et d’ailleurs elle « repousse » les deux abbés « de ses coudes
affilés ». Pluche blesse ceux qui l’approchent, blesse la vue et l’esprit parce qu’elle est
obstinément crispée sur une religion qui peut devenir dévastatrice entre des « mains
osseuses » comme les siennes : ce que l’on voit en Pluche, c’est la religion des Évangiles
dénaturée, desséchée, sans cœur et sans esprit. Aussi la religieuse est-elle la cible toute
désignée des attaques des autres personnages : Camille l’envoie au diable et la traite de sotte,
le baron de pécore, et le chœur ne se prive pas de lui faire entendre qu’il la hait cordialement.
Lorsqu’il lui fait ses adieux, c’est sur le ton doucereux d’une parodie de piété qui est en réalité
d’une violence sans précédent : « Mourez au loin, Pluche ma mie ; mourez inconnue dans un
caveau malsain. Nous ferons des vœux pour votre vénérable résurrection ».
La religion effroyable
Le sacré institué, la religion, est donc ouvertement tourné en ridicule dans Badine.
Mais le rire grince, et peut laisser place à l’effroi. On le pressent déjà avec Pluche, et sa
disciple Camille est là pour le confirmer. On pourrait s’attendre à ce que la religion de
Camille vienne adoucir le tableau, nuancer la charge anticléricale et désacralisante menée par
Musset, parce que la défense et illustration du christianisme n’est plus alors portée par des
fantoches, mais un être vivant et vibrant, de chair et de sentiments. En réalité il n’en est rien.
La religion de Camille demeure lettre morte – l’esprit est ailleurs. Lorsque Camille veut faire
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le tableau édifiant de la vie conventuelle, elle donne à voir un spectacle lugubre, celui d’un
monde que la vie a déjà déserté :
Il y a deux cents femmes dans notre couvent ; un petit nombre de ces femmes ne
connaîtra jamais la vie, et tout le reste attend la mort. Plus d’une parmi elles sont sorties du
monastère comme j’en sors aujourd’hui, vierges et pleines d’espérance. Elles sont revenues
peu de temps après, vieilles et désolées. Tous les jours il en meurt dans nos dortoirs, et tous les
jours il en vient de nouvelles prendre la place des mortes sur nos matelas de crin.
Si le couvent n’était qu’un refuge pour femmes désolées, il n’y aurait pas grand mal. Mais le
diagnostic est plus grave : le couvent de Camille est un foyer de contagion : « l’atmosphère
humide des cellules » s’échappe hors de la clôture comme une brume inquiétante qui vient
assombrir le petit monde idyllique et solaire de Rosette et Perdican. Musset affectionnait
l’image du sépulcre blanchi, qu’il emploie dans « Souvenir » ; elle pourrait convenir aussi au
couvent de Camille et plus largement à la religion de la jeune fille. Sous des apparences de
pureté et de perfection, la foi de la jeune fille dissimule en réalité un manque, un vide, une
angoisse. En témoigne l’utilisation amère que la future nonne fait du sermon des Béatitudes
(« Heureux les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux est à eux »). La promesse de
bonheur se change ici en sarcasme, et le sarcasme trahit une douleur – c’est Perdican, le soi-
disant esprit fort, qui rend à ce verset son sens véritable, alors que Camille ne retient que la
lettre et distord l’esprit. Cette liberté prise à l’égard du texte biblique est sans doute aussi le
signe de l’insuffisance du refuge que la jeune fille s’est choisi : son agacement est patent à
l’égard d’une religion dont elle se réclame hautement, mais qui au total n’a pas de quoi la
satisfaire : elle l’éprouve finalement dans l’oratoire lorsque, après avoir fait l’expérience de la
vie et de l’amour, après que « son cœur a battu », elle découvre la fragilité de la foi à laquelle
elle se cramponnait, peut-être désespérément : « M’avez-vous abandonnée, ô mon Dieu ? […]
Ah ! malheureuse, je ne puis plus prier ».
Religion et désenchantement
Cette vision sombre des institutions religieuses paraît confirmer l’hypothèse selon
laquelle l’atmosphère de Badine n’est pas tout à fait celle de l’Ancien Régime : malgré les
rêves seigneuriaux du baron, la représentation des châtelains est tout à fait compatible avec le
contexte de la Restauration ou de la Monarchie de Juillet, et la représentation du couvent
paraît aller dans le même sens. Lorsque Musset évoque la religion au passé, c’est-à-dire
lorsqu’il se réfère à des temps pré-révolutionnaires idéalisés, il lui attache souvent des
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connotations positives. C’est le cas par exemple dans « Rolla », lorsqu’il imagine les temps
heureux d’une vie monacale qui est décrite comme le comble de l’amour :
Le contraste est grand avec les cloîtres désolés de Badine qui paraissent bien appartenir à
l’époque de Musset, au siècle désenchanté de la Confession. Camille et Perdican sont bien des
« enfants du siècles », perdus dans une époque déroutante, qui ne savent plus à quel saint se
vouer et ne trouvent plus de réconfort dans le sacré institué. Marquée par l’usure du temps et
les soubresauts de l’Histoire, la religion est devenue le lieu de la méfiance et de la nostalgie
plus que celui de la foi.
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« Une chose sainte et sublime » : la communion amoureuse
Mais Perdican sacralise aussi, au présent ou au futur cette fois, ce qui pourrait abolir le
sentiment du passage du temps. Ce pouvoir, chez Musset, est souvent accordé à l’amour,
perçu comme une communion, non plus une communion collective, comme celle que
proposait où imposait la religion, mais une communion en tête à tête dans laquelle l’être, en
s’ouvrant à l’autre, se dissout sans abdiquer son individualité. La communion catholique n’est
plus efficace, Badine le montre très clairement : les deux abbés se disputent à table les
meilleurs morceaux dans une eucharistie à l’envers où la jalousie remplace le partage du pain
et du vin. Quant aux religieuses des couvents, elles communient certes, mais leur
communauté est moins soudée semble-t-il dans une adoration commune que dans un rejet
commun, celui des hommes : « tu t’es signée devant leurs cicatrices comme devant les plaies
de Jésus ; elles t’ont fait une place dans leurs progressions lugubres, et tu te serres contre ces
corps décharnés avec une crainte religieuse, lorsque tu vois passer un homme », dit Perdican à
Camille ; on assiste alors à un déplacement de la terreur sacrée et à un dévoiement de la
communion. De même Camille entre véritablement en communion avec la sœur Louise
lorsque celle-ci lui raconte ses malheurs : elle partage ses émotions, se voit vivre sa vie. Mais
là encore, la communion aboutit à un repli sur soi et non à une ouverture sur l’autre ; elle
conduit au credo de Camille : « je veux aimer mais je ne veux pas souffrir », affirmation
blasphématoire dans la logique mussétienne où aimer et souffrir sont toujours synonymes.
À l’inverse, la communion amoureuse offre une ouverture à l’autre et à l’univers.
Musset le suggère en assimilant le baiser à une nouvelle eucharistie : « L’amour est une hostie
qu’il faut briser en deux au pied d’un autel et avaler ensemble dans un baiser », affirme
Fantasio. Et La Confession d’un enfant du siècle développe l’image dans une élévation
lyrique où le sentiment bienheureux de l’oubli du temps est nettement souligné :
Ange éternel des nuits heureuses, qui racontera ton silence ? Ô baiser ! mystérieux
breuvage que les lèvres se versent comme des coupes altérées ! ivresse des sens, ô volupté !
oui, comme Dieu, tu es immortelle ! Sublime élan de la créature, communion universelle des
êtres, volupté trois fois sainte, qu’ont dit de toi ceux qui t’ont vantée ? Ils t’ont appelée
passagère, ô créatrice ! et ils ont dit que ta courte apparence illuminait leur vie fugitive. Parole
plus courte elle-même que le souffle d’un moribond ! vraie parole de brute sensuelle, qui
s’étonne de vivre une heure, et qui prend les clartés de la lampe éternelle pour une étincelle
qui sort d’un caillou !
L’amour et le plaisir amoureux – car il s’agit bien ici d’un amour sensuel, charnel, très loin de
l’amour éthéré de Camille pour son amant divin – donnent accès à une forme d’éternité, non
parce que l’amour lui-même est éternel (Musset et Perdican en connaissent le caractère
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éphémère, et l’acceptent, comme le montrent les conseils que le jeune homme donne à sa
cousine sur les amants successifs qu’elle devrait avoir), mais parce que, chaque fois qu’il est
vécu, il dissout le sentiment de la finitude. Ce regard sur le reste de l’œuvre mussétienne
donne toute sa cohérence au credo de Perdican qui voit dans l’amour, dans « l’union de deux
de ces êtres si imparfaits et si affreux », la seule « chose sainte et sublime » dans un monde
désenchanté. Rappelons d’ailleurs que le sublime est souvent le mode d’expression artistique
et littéraire du sacré : il y a probablement aussi en germe dans la tirade de Perdican une
réflexion métapoétique, et éminemment romantique.
Cette représentation de la communion amoureuse diffère toutefois légèrement de celle
qu’offre le reste de l’œuvre : dans Badine, ce n’est pas vraiment le baiser qui en est le
symbole. Le baiser est en effet suspect dans la pièce, c’est un code social, qui peut être
mensonger comme le langage (« Des mots sont des mots, et des baisers sont des baisers »),
peut-être parce qu’il a d’abord été imposé comme un rituel social par le baron, et qu’il
n’appartient donc plus tout à fait au sacré intime et individuel : il a été institutionnalisé, figé,
ramené de force vers la sphère collective et ses hypocrisies – on peut d’ailleurs penser au
baiser de Judas. Perdican va donc substituer au baiser le motif des mains jointes. Non pas le
geste de prière ou de supplication des nonnes, où les mains semblent se fermer égoïstement,
mais le geste d’échange qui consiste à tendre la main à l’autre, à lui donner la main en même
temps qu’on prend la sienne. C’est ce geste que Perdican imagine comme le signe d’une
union véritable et sacrée, ou qu’il voudrait faire passer pour sacrée, et d’un sacré hors
religion. Il veut en effet joindre sa main et celle de Camille sous le regard de Dieu (auquel il
croirait donc ?) : « voilà ta main et voilà la mienne ; et pour qu’elles restent unies ainsi
jusqu’au dernier soupir, crois-tu qu’il nous faille un prêtre ? Nous n’avons besoin que de
Dieu. » Et il prend pour de bon la main de Rosette au bord de la fontaine (« vois-tu tes beaux
yeux près des miens, ta main dans la mienne ? »), geste qui annonce ses rêves d’union aux
accents panthéistes : « Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi pour l’un d’entre eux ;
lève-toi, tu seras ma femme, et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-
puissant ».
Mais les hésitations autour du geste symbole de la communion, baiser ou mains jointes
indiquent déjà que cette communion est difficile, peut-être impossible. De plus, la perspective
du mariage, refusé ou promis, rappelle que demander ou donner une main est encore un geste
social, institutionnalisé : en réalité les jeunes gens ne réalisent jamais leurs rêves de
communion parce qu’ils ne sont jamais seuls. Ils sont en permanence épiés, surveillés, et se
surveillent, parce que la société ne les quitte pas, leur éducation (et particulièrement
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l’éducation religieuse de Camille) l’a chevillée à leurs corps. Et lorsqu’enfin ils se défont de
leurs masques de plâtre, lorsque Camille se délivre du carcan de son éducation, lorsque la
communion véritable est sur le point d’advenir, dans l’oratoire (et c’est bien cette fois un
baiser qui en est le signe), ils ne sont toujours pas seuls : Rosette est là, et son cri brise le
silence heureux évoqué dans La Confession d’un enfant du siècle.
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immédiatement chargé de connotations mortifères que le cimetière de la dernière scène des
Caprices de Marianne.
Et en effet le cri de Rosette résonne, et transforme le dénouement de comédie (un
mariage annoncé) en dénouement de drame ou de tragédie. Ce cri bouleverse aussi en
profondeur la représentation enfin apaisée du sacré que venait de suggérer l’union ou la
communion des deux cousins. Le cri d’agonie de Rosette ressemble à celui du Christ qui fait
se déchirer le rideau du temple, épisode évangélique qui a vraisemblablement marqué Musset,
puisqu’il y fait allusion dans « Rolla » :
Le cri de Rosette est lui aussi déchirant, dans tous les sens du terme. Le rideau du temple
déchiré suggère le passage d’un sacré à un autre : le sacré n’est désormais plus renfermé dans
le Saint des saints, la Passion du Christ l’étend symboliquement à l’univers tout entier. De
même, la mort de Rosette anéantit le sacré fragile qui venait de se construire. Mais il s’agit
d’une mort sans résurrection, et surtout d’un sacrifice non consenti (Rosette a bien quelque
chose de la victime sacrificielle, mais elle tient plus d’Iphigénie que du Christ, et elle meurt
« derrière l’autel », signe que le sacré et le sacrifice dysfonctionnent). Aussi n’y a-t-il rien à
attendre de cette mort, qui pose la question de la fatalité, et donc du tragique de la pièce.
Le silence de Dieu
Camille et Perdican veulent croire à une transcendance qui les dominerait et déciderait
du destin des hommes – pensée éminemment déculpabilisante. Au temps de leur très
éphémère bonheur, ils l’identifiaient à une Providence, à une divinité généreuse agissant pour
le bien de quelques créatures élues : « Ô mon Dieu, le bonheur est une perle si rare dans cet
océan d’ici-bas ! Tu nous l’avais donné, pêcheur céleste, tu l’avais tiré pour nous des
profondeurs de l’abîme cet inestimable joyau ». Après la mort de Rosette, l’action de grâce se
change en prière mais le raisonnement reste le même : il s’agit de tenir Dieu pour maître des
destinées humaines. Mais la Providence devient alors une fatalité, et le « pêcheur céleste » est
peut-être un « céleste pécheur ». En effet, Perdican implore un Dieu qu’il dit « juste », mais
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ne cesse en réalité de l’accuser, et de l’accuser de meurtre – manière assez puérile, il faut bien
le dire, d’essuyer le sang qu’il a sur les mains au manteau d’un dieu auquel il a pourtant dit ne
pas croire. En vérité, ces deux mots, « Dieu juste », semblent exprimer le doute et la crainte
bien plus que la foi et la reconnaissance. Celui qui les prononce cherche à se persuader de leur
véracité, à laquelle tout pourtant l’empêche de croire – aussi sa tentative est-elle vaine. « Ne
tuez pas Rosette, Dieu juste ! », implore Perdican – et aussitôt Camille revient annoncer le
décès de sa sœur de lait. Il est évidemment permis de penser qu’il existe tout de même une
justice de Dieu, qui ne ferait dans ces navrants dénouements que sanctionner les égarements
des hommes. Selon Bernard Masson, la mort de Rosette n’invalide pas l’hypothèse de la
justice divine, elle souligne seulement la vacuité des prières de Perdican : « Autant demander
au Dieu d’amour et de justice – “ne tuez pas Rosette, Dieu juste” –, qui les regarde, d’être un
Jupiter de théâtre, un Deus ex machina »1, écrit-il. Mais ce ne serait pas résoudre la question
de la justice de Dieu que de supposer qu’il frappe Rosette pour punir Perdican et Camille ; il
n’agirait alors pas autrement que Perdican lui-même, à qui Camille reproche ses calculs : « Tu
as voulu me lancer à tout prix quelque trait qui pût m’atteindre, et tu comptais pour rien que ta
flèche empoisonnée traversât cette enfant, pourvu qu’elle me frappât derrière elle ».
Le Dieu chrétien est en réalité remarquablement absent de cette scène, qui donne à
voir le scandale de son absence ou pire de son indifférence. Ou plutôt la scène le donne à
entendre, car on ne voit rien : c’est l’alternance du cri, des paroles vaines et du silence qui fait
toute la puissance de la scène. « L’œil était dans la tombe, et regardait Caïn » écrit Hugo.
Chez Musset l’œil de Dieu, quoi qu’en dise Camille, n’est pas dans l’oratoire, et ne regarde
pas les jeunes gens.
1
Bernard Masson, Théâtre et langage. Essai sur le dialogue dans les comédies de Musset, Paris, Lettres
Modernes Minard, coll. « Langues et styles », p. 73.
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orgueilleuse et rebelle aux souffrances qu’impose le culte amoureux, Perdican d’avoir été
parjure, en tenant le langage de l’amour sacré à deux divinités différentes, Camille la soi-
disant sainte qui le quitte dans un soupir, et Rosette la presque fée dont le cri laisse les
survivants (personnages et spectateurs) ténébreux, veufs, et inconsolés.
C’est en quelque sorte un nouveau tragique qu’invente ainsi Musset. Dans son article
intitulé « De la tragédie. À propos des débuts de Mademoiselle Rachel », Musset déclarait
impossible une tragédie moderne, en raison, justement, d’une mutation du sacré :
[…] ce que [les poètes antiques] nommaient destin ou fatalité n’existe plus pour nous.
La religion chrétienne d’une part, et d’ailleurs la philosophie moderne, ont tout changé ; il ne
nous reste que la Providence et le hasard ; ni l’un ni l’autre ne sont tragiques. La Providence
ne ferait que des dénouements heureux ; et quant au hasard, si on le prend pour élément d’une
pièce de théâtre, c’est précisément lui qui produit ces drames informes où les accidents se
succèdent sans motif, s’enchaînent sans avoir de lien, et se dénouent sans qu’on sache
pourquoi, sinon qu’il faut finir la pièce. Le hasard, cessant d’être un dieu, n’est plus qu’un
bateleur.
L’analyse témoigne d’une conscience aiguë de l’impact des croyances religieuses sur la
création littéraire, mais en l’écrivant, Musset ne s’est peut-être pas tout à fait rendu justice. Il
semble que la mort de Rosette, qui n’est ni hasard ni Providence, révèle bien l’existence d’une
nouvelle forme de fatalité, qui résulte d’un nouveau sacré, lequel possède, tout autant que
l’ancien, une charge redoutable de pouvoirs fastes et néfastes. On ne badine pas avec l’amour
est bien une tragédie, et certainement une tragédie sacrée, comme pourrait l’indiquer la
présence du chœur, qui rappelle à la fois les origines antiques du genre, et son adaptation à
une autre conception du sacré, déjà, par Racine. Dans la première scène, d’ailleurs, les
répliques du chœur sont saturées d’alexandrins, de décasyllabes et d’octosyllabes dissimulés
dans la prose et qui ne sont pas sans rappeler l’hétérométrie des chœurs raciniens. La pièce
s’achève « pendant l’horreur d’une profonde nuit », et pourrait bien être, en quelque sorte,
l’Athalie de Musset – tragédie sacrée et ultime tragédie.
c) Conclusion
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écrivant On ne badine pas avec l’amour, paraît avoir purgé son théâtre de la passion du sacré.
Le sacré ne disparaît pas des pièces suivantes : il est encore là, par exemple, dans la
communion réussie de la dernière scène d’Il ne faut jurer de rien. Mais le sacré est désormais
presque uniquement intime, les attaques contre la religion instituée s’adoucissent ou
disparaissent (il suffit pour le voir de comparer à Blazius et Bridaine l’abbé d’Il ne faut jurer
de rien, qui lui n’est pas tout à fait un fantoche), les doutes et les déchirements semblent
s’apaiser. Ils restent lancinants dans La Confession d’un enfant du siècle, mais au théâtre, ils
se taisent. Avec l’agonie de Rosette, Musset a semble-t-il bu le calice jusqu’à la lie. Avec son
cri, tout est dit.
L’étude littéraire
N.-B. : L’étude littéraire est une forme spécifique de la leçon. Il s’agit de la même
épreuve, le coefficient, la durée de préparation et la durée de l’épreuve sont donc les mêmes
dans les deux cas.
24
sur une véritable problématisation. Pour la construire, on s’interrogera notamment sur les
délimitations du texte retenu (en particulier si elles ne correspondent pas aux unités
apparentes que sont les chapitres, actes, ou sections de recueils poétiques), et sur sa place et
son rôle dans l’économie générale de l’œuvre : ainsi seront articulées connaissances générales
et étude spécifique.
L’étude littéraire doit en effet entrer le plus précisément possible dans le détail du texte –
le temps de préparation le permet, même si l’extrait proposé peut parfois compter plusieurs
dizaines de pages : l’esprit de l’exercice, bien qu’il soit mené à une plus vaste échelle, est peu
ou prou celui d’un commentaire composé. Il est indispensable d’étudier la composition et la
structure du texte, qui pourront souvent être décrites et analysées dans la première partie.
Rappelons cependant que cette première partie ne doit pas être descriptive et doit éviter tout
effet de « catalogue » : elle fait partie intégrante de la démonstration, qu’elle doit déjà faire
progresser, et ne peut être traitée comme un prolongement de l’introduction. Sans prétendre à
l’exhaustivité, l’étude littéraire ne devra négliger aucun aspect du texte : on prêtera donc
attention, le cas échéant, à la situation d’énonciation, au mode de narration, au lexique, à la
métrique, à la prosodie et, dans le cas d’un texte théâtral, on n’oubliera pas de mettre en avant
les questions et éventuelles difficultés que pourrait soulever une mise en scène de l’extrait.
Enfin, la démonstration devra être étayée par des analysées stylistiques fréquentes, précises, et
clairement articulées à la problématique qui guidera l’ensemble de l’étude et lui donnera sa
cohérence.
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