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Alois Riegl

L’Industrie d’art romaine tardive

Introduction par Christopher S. Wood

Postface par Emmanuel Alloa

Traduction de l’allemand par


Marielène Weber
revue par Augustine Terence

Traduction de l’américain par


Sophie Yersin Legrand

Éditions Macula
Postface
Par Emmanuel Alloa

Tactiques de l’optique

402
De la pure tactilité à la pure visibilité. Herder et Fiedler

Quand nous nous réveillons, avant de rassembler nos esprits, tout est sur
un même fond, dans le crépuscule de la nuit, l’arbre et la forêt, le proche
et le lointain : des géants tout proches ou, plus loin, des nains et des
fantômes qui viennent sur nous, jusqu’à ce que nous prenions conscience
et rassemblions nos esprits. Ce n’est qu’alors que nous comprenons que
nous avons appris à voir, par habitude, au moyen d’autres sens, et notamment
par le sens tactile. Un corps que nous n’aurions pas connu par le toucher
ou dont nous ne déduirions pas l’existence vivante par simple ressem-
blance ne resterait à jamais pour nous que l’anneau de Saturne, ou la cou-
ronne de Jupiter, bref, un phénomène, une apparition. L’olphtalmite aux
mille yeux [autre nom d’Argus], dépourvu de toucher, sans main qui tâte,
resterait sa vie durant dans la caverne de Platon et n’aurait aucune notion
véritable de la moindre qualité d’un corps1.

Dans sa Plastique de 1778, Johann Gottfried Herder rend non seulement hommage
à ce sens réputé mineur – le sens du toucher –, il en fait même le premier parmi
l’appareillage des organes. Chaque fois que nous nous réveillons, dit Herder, nous
retombons pour quelques brefs instants dans cet état premier qui est celui du
nourrisson et dans lequel le monde se ramène à une sphère proximale qui s’explore,
avant toute chose, par le toucher. Toutes ces formes qui se dressent devant les sens
du nouveau-né et où se superposent – sans profondeur et comme dans un tableau
impressionniste – les couleurs, mais encore les goûts et les odeurs, gagneront
en profondeur grâce à l’effet d’une palpation initiale qui en parcourt les surfaces,
s’enfonce dans la matière et en mesure les écarts. Que les objets commencent à
se stabiliser, qu’on commence à en voir les propriétés et à les distinguer les uns
des autres ne serait alors pas tant une émancipation par rapport à ces premiers
tâtonnements maladroits ; sans main qui tâte, l’œil n’y verrait jamais rien, ou alors
que de simples apparitions sans champ et profondeur, à l’image de l’œil cartogra-
phique de l’oiseau mettant à plat tout ce qu’il survole.
« Imaginons une créature qui serait tout œil, un Argus à mille yeux :
laissons-la contempler mille ans une sculpture et l’examiner de toutes parts. Si
cette créature n’est pas dotée de mains qui puissent toucher la statue et du moins
se toucher elle-même, si c’est un œil d’oiseau, qui n’est que bec, regard, plumes et
serres, elle ne verra jamais la chose qu’avec la vision d’un oiseau2. » À la différence
de cette vision de survol, qui surplombe, sans jamais pénétrer ce qu’elle voit,
la vision d’un être sensible est en mesure de comprendre le monde qui l’entoure

1 Johann Gottfried Herder, La Plastique. Quelques perceptions relatives à la forme et à la figure


tirées du rêve plastique de Pygmalion [1778], trad. et comm. P. Pénisson, préf. J. Lichtenstein, Paris,
Cerf, 2010, p. 16.
2 Ibid., p. 23.

403
parce que son œil aura gardé en mémoire la réminiscence d’une tactilité première.
« L’espace, l’angle, la forme, le relief : je ne les découvre pas par la vue » avance
Herder, mais uniquement grâce au toucher qui nous met en contact avec la « réalité
exposée et palpable » là où la vue ne fait miroiter que des surfaces3.
Cet éloge du toucher dans cet écrit singulier qu’est la Plastique de Herder
est d’autant plus remarquable qu’il s’inscrit en porte-à-faux par rapport à une
longue tradition allant de Platon à Hegel qui avait exclu le toucher de la connais-
sance, mais aussi de l’attitude esthétique et de la contemplation des œuvres
d’art. Dans le Philèbe de Platon, une ligne de partage fracture les cinq sens et oppose
les sens liés bassement au besoin (le toucher et le goût) aux sens à distance (l’odo-
rat, l’ouïe et surtout la vue) qui sont considérés nobles parce que foncièrement
désintéressés4. L’attitude théorique – qui est donc celle de la contemplation pure,
de la theoria – se démarque des sens du besoin, parce qu’elle tient à bonne distance
son objet et évite de se laisser « toucher » par celui-ci. Une telle attitude intellec-
tuelle, indispensable à la saisie objective, trouve son équivalent dans l’attitude
esthétique : être désintéressé, pour le spectateur, c’est éviter l’interesse, de se trouver
pour ainsi dire pêle-mêle « au milieu des choses », mais à bonne et due distance,
afin de mieux pouvoir en juger. Aussi, explique Hegel dans son Esthétique, « le sensible
dans l’art ne concerne-t-il que ceux de nos sens qui sont le plus intellectualisés :
la vue et l’ouïe, à l’exclusion de l’odorat, du goût et du toucher5 ».
Herder se démarque d’une telle approche « par le haut », quand il fonde toute
son esthétique sur le sens du contact et inverse – au passage – toute la hiérarchie
sensorielle, puisque la vue, associée habituellement à la faculté du jugement, sera
désormais qualifiée de « rêveuse », tandis que le toucher est à présent considéré
comme le sens le plus noble, dès lors qu’il n’est pas susceptible d’erreur, et qu’il
procure, à l’être palpant les choses, la certitude d’exister lui aussi. L’enfance de
l’art, pour Herder, c’est le toucher, et il suffit d’aller faire un tour dans la chambre
d’un enfant pour se rendre vite compte comment celui-ci empoigne, agrippe,
palpe, soupèse, et jauge de ses mains ces objets pour lui jusque-là inconnus. En
quelques instants, l’enfant apprendra davantage « qu’il ne pourrait le faire en dix
mille ans de contemplation muette et d’explications verbales6 ».
Plus tard, le regard s’ajoutera, et il permettra au sujet d’appréhender le
lointain et de s’adonner à la contemplation des belles formes, car la vision représente
bien – Herder le concède – « le sens le plus artistique, le plus philosophique ». En
revanche, si je ne précède pas cette vie contemplative par les bassesses prétendues
du toucher, « je flotte à jamais dans les airs avec ma théorie du beau et du vrai tirée

3 Idem.
4 Platon, Philèbe, 51a-52a.
5 G. W. F. Hegel, Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Paris, Aubier, 1945 (rééd. Flammarion,
1979), vol. I, p. 63.
6 J. G. Herder, La Plastique, op. cit., p. 17.

404 Postface
120. Duane Michals, Portrait d’Andy Warhol, 1958, tirage argentique. 23,5 × 35,6 cm. Pittsburgh, Carnegie
Museum of Art, The Henry L. Hillman Fund 2002.33.1

de la vision et je nage au milieu de bulles de savon7 ». L’œil ne saisirait rien, il


serait condamné à errer dans ce vague halo des apparences, s’il n’y avait pas cette
emprise première qui assure son jugement : « Nous croyons voir, alors que nous
touchons seulement et que nous devrions seulement toucher8 ». (Herder semble
ici se rapprocher de la figure de Démocrite dont la tradition affirme qu’il s’était
crevé les yeux pour accéder à la connaissance véritable.)

Voir en se passant des yeux, c’est donc en quelque sorte ce que Herder préconise
pour l’expérience esthétique, et en particulier pour l’expérience de la sculpture
(la peinture, ainsi résume-t-il en 1769 son esthétique dans le Journal de mon voyage,
« s’adresse uniquement à l’œil, la sculpture au toucher9 »). De fait, s’interroge Herder,
cet amateur d’art qui tourne nerveusement autour du marbre : ne désire-t-il pas cela,
justement, que de « transformer sa vision en toucher, pour regarder comme s’il tou-
chait dans le noir10 ». Aussi, le toucher représente le seul sens qui soit véritablement
profond, puisqu’il fonde, par la profondeur qu’il procure, tous les autres : tandis que
l’ouïe ne donne à entendre que les objets dans la succession temporelle (Nachein-
ander), la vue ne les dispose que dans la contigüité (Nebeneinander) de la surface,

7 Ibid., p. 22.
8 Ibid., p. 19.
9 J. G. Herder, Journal de mon voyage en l’an 1769, trad. M. Rouché, Paris, Aubier, 1942, p. 168.
10 J. G. Herder, La Plastique, op. cit., p. 24.

405
et ce n’est donc que le toucher qui permet de comprendre l’imbrication des choses,
leur interpénétration foncière (Durcheinander)11. La synthèse première du toucher
n’est alors tout au mieux que réactivée par l’œil, lorsque soudain, comme par
magie, la surface peinte du tableau commence à s’animer et que des personnages
apparaissent, en chair et en os, là où à l’instant il n’y avait que des simples taches de
couleur. « Par le tour de magie de la peinture, la vision est devenue toucher.12 » Toute-
fois, même un aveugle de naissance à qui l’opération aurait rendu la vue – Herder
fait ici référence à l’aveugle de Cheselden, et à la Lettre sur les aveugles de Diderot – ne
sera capable de voir un paysage dans la surface peinte que parce qu’il a au préalable
exploré le monde avec ses mains. « La vision, dit Herder, n’est qu’une formule
abrégée du toucher13 » et en ce sens, on peut considérer que toute la Plastique de
1778 concourt à l’éloge d’une esthétique de la pure tactilité, puisque de toute manière,
l’œil ne pourra jamais au mieux que confirmer ce dont la main s’était déjà saisi.
Un siècle plus tard, l’historien de l’art allemand Konrad Fiedler dévelop-
pera, dans son ouvrage Sur l’origine de l’activité esthétique (Vom Ursprung der künstler-
ischen Tätigkeit) de 1887, une théorie qui figure d’une certaine façon aux antipodes
de la Plastique de Herder. Car là où Herder considérait encore que toute l’activité
artistique pouvait être ramenée à la tactilité, Fiedler considère qu’il faut « concen-
trer sur la visibilité toute l’importance qui peut être attribuée à l’œuvre d’art en
tant que telle14 ». Cette esthétique que Fiedler inaugure ici et que l’on peut qualifier,
selon la formule heureuse de Benedetto Croce, d’une esthétique de la « pure
visibilité15 », a eu une influence capitale sur la conceptualisation de l’art au XXe siècle,
et sur nombre d’artistes16. À côté de Kandinsky, c’est Paul Klee qui s’en montre
directement inspiré et sa devise « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible »
serait l’écho immédiat d’une lecture de Fiedler17. Au demeurant, l’ouvrage de
Fiedler de 1887, Sur l’origine de l’activité esthétique, se présente comme le projet d’une
division rigoureuse à l’intérieur des différents cantons de la sensibilité, afin de
redonner à l’art ce qu’il réclame : son autonomie.

11 Cette réflexion sur la spécificité des domaines sensoriels selon les critères de contiguïté,
de succession et d’interpénétration est développée plus en détail dans un autre texte, la « Quatrième
sylve critique » de 1769 (J.G. Herder, « Viertes Kritisches Wäldchen », Sämtliche Werke, vol. 2, Franc-
fort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1993, pp. 247-442).
12 J. G. Herder, La Plastique, op. cit., p. 20.
13 Ibid., p. 19.
14 Konrad Fiedler, Sur l’origine de l’activité artistique [1887], trad. I. Parvu et al., D. Cohn (dir.),
Paris, Éd. rue d’Ulm/Presses de l’École Normale Supérieure, 2003, p. 100.
15 Benedetto Croce, « Die Theorie der Kunst als reiner Sichtbarkeit » [1911], Kleine Schriften
zur Ästhetik, 2 vol., J. von Schlosser (éd.), vol. 2, Tübingen, Mohr, 1929, pp. 191-205 ; « La théorie de
l’art comme pure visibilité », in L’Année 1913. Les Formes esthétiques de l’œuvre d’art à la veille de la première
guerre mondiale, L. Brion-Guerry (dir.), Paris, Klincksieck, 1971.
16 Cf. Philippe Junod, Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques de l’art
moderne. Pour une nouvelle lecture de Konrad Fiedler, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1976 (rééd. Nîmes,
Jacqueline Chambon, 2004).
17 Gottfried Boehm, « Einleitung », in Konrad Fiedler, Schriften zur Kunst, G. Boehm (éd.),
2 vol., Munich, Fink, 1971, vol. I, p. LXXVI.

406 Postface
Le combat de Fiedler se joue sur deux tableaux : d’une part, il s’agit de
rejeter la prétention symbolisante, qui consiste à « prendre le visible dans l’art pour
le symbole de quelque chose de l’esprit, à mépriser ce qui s’offre effectivement à
nos yeux en faveur d’un contenu invisible ravalé dans les limites inévitables de
la forme18 » ; d’autre part, il s’agit de refuser la prétention mimétique qui assignerait
à l’art le rôle d’une imitation de la nature. Dans le premier cas, c’est laisser libre
cours à la tendance « allégorisante » de la peinture d’idées, dans le second, c’est un
naturalisme périlleux qui guette, puisqu’il fait de l’œuvre d’art une « chose seconde »,
inféodée à l’ordre des objets qu’elle est censée imiter. S’ils veulent échapper à ce
double piège et gagner en autonomie, les arts visuels doivent revenir à leur desti-
nation première, qui est d’être des arts du visuel et de « produire l’expression
pure de la visibilité d’un phénomène19 ».
De même que la Plastique de Herder hésitait entre le traité dédié à un seul
art (la sculpture) et une esthétique générale, Sur l’origine de la création artistique de
Fiedler oscille à présent entre une généalogie de l’acte créatif et une analyse d’un
art en particulier (la peinture). Tout comme la sculpture occupait, chez Herder, une
place privilégiée qui lui assurait sa fonction de synthèse entre les arts temporels et
les arts spatiaux (ou mieux : les arts de la succession et les arts de la juxtaposition),
la peinture remplit un rôle d’exception, dès lors qu’elle fait figure de promesse : celle
d’une véritable autonomie de l’art. Car en effet, si Fiedler prend tant de soin à iso-
ler la vision des autres registres de la sensibilité, c’est qu’il considère qu’elle seule
est en mesure de s’affranchir de l’hégémonie de l’objet. L’art visuel ne représente
pas la chose visible, affirme Fiedler, mais plutôt sa visibilité en tant que telle, et en
un certain sens, c’est lui qui réalise une promesse qui n’était, dans la perception
visuelle, que latente. « L’œil peut seulement nous montrer des objets dans lesquels
la visibilité est simplement un pan de leur nature sensible complexe20 » ; dans la
perception commune, c’est la synesthésie qui domine, et les sens ne possèdent pas
encore véritablement de spécificité : « la visibilité des choses refuse de prendre une
forme autonome dans laquelle elle nous appartiendrait21 ».
Mais qu’en est-il des valeurs tactiles, dont Herder affirmait qu’elles sont
premières et indéniables, que nous les possédons sans erreur possible ? Certes, le
toucher livre des qualités qu’on qualifiera successivement de résistance, de dure-
té, de mollesse, de lustrage, de rugosité et ainsi de suite, mais en réalité, il ne s’agit
pour Fiedler que de « représentations verbales, non tactiles22 ». Ce qu’on appelle
« la mollesse » ou « la rugosité » n’a jamais été touché par aucune main, si bien que
le retour prétendu à la sensation n’est en réalité qu’une capitulation mal assumée
face aux catégories du langage, ce qui renverrait dos à dos l’intellectualisme de la

18 K. Fiedler, Sur l’origine de l’activité artistique, op. cit., p. 88.


19 Ibid., p. 84.
20 Ibid., p. 100.
21 Ibid., p. 101.
22 Ibid., p. 74.

407
prétention symboliste et le naturalisme de la prétention mimétique. Cette critique
d’une esthétique tactile (qui ouvrirait, dès lors qu’elle manque de consistance,
grand les portes de l’intellectualisme) se double alors d’une argumentation sur
la supériorité du sens visuel par rapport au toucher : impossible de détacher une
sensation tactile de l’objet touché, impossible de toucher à distance, impossible
de sculpter non pas un objet, mais une impression. Or c’est pourtant précisément
ce que permet la vision : on peut dissocier l’apparence d’une chose de celle-ci,
on peut donner à voir son apparence même en son absence et isoler une impression
visuelle – c’est ce qu’on appelle communément une image. Voilà pourquoi pour
Fiedler, le moulage ne sera jamais une représentation fidèle d’un objet physique :
par le moulage, j’obtiens un second objet tangible, mais celui-ci ne ressemblera
que très peu à la « vision » que j’ai de la chose. À la différence du toucher qui n’a
aucun moyen de « façonner un être comme tangible, de réaliser le caractère tactile
d’une perception tactile23 », la vision a ceci de « miraculeux » qu’elle présente le
visible par le simple biais de la visibilité. Pour Fiedler, il faut ainsi considérer que
l’activité artistique n’est que le prolongement d’une activité qui est déjà à l’œuvre
dans l’œil lui-même : elle autonomise ce visible que le regard avait permis de
manifester. Voilà pourquoi

entre le toucher et la vue, il y a une différence de taille et le pouvoir sensible


réalise un immense progrès lorsqu’il se développe du toucher à la vue :
car il devient alors possible de développer la matière de réalité sensible
en une expression d’elle-même. C’est comme si le pouvoir sensible, qui
était muselé, privé de langage, lorsqu’il était toucher, devenait capable de
s’énoncer lui-même lorsqu’il accède à cette forme supérieure de déve-
loppement, la vue24.

Afin que la sensibilité accède à son niveau d’expression supérieur, l’acte artistique
doit certes passer par la matérialité. Mais la matérialité est appelée à se renier :
« La matière est pour ainsi dire appelée à se renier, elle ne sert qu’à exprimer une
entité aussi dépourvue de matérialité que la figure des choses telle qu’elle s’offre
à la vue.25 » S’il y a tactilité de l’œuvre, celle-ci n’apporte rien, bien au contraire :
contrairement à Herder, et son esthétique de la tactilité pure où l’œil ne faisait que
confirmer ce que la main avait déjà appréhendé, dans la visibilité pure de Fiedler,
c’est à présent la main qui ne pourrait, au mieux, que confirmer ce que l’œil a déjà
saisi. Ce qui amène à la conclusion sans appel : « En examinant une œuvre d’art,
on doit négliger le fait que c’est un objet tactile qui se présente à nos yeux26. »

23 Ibid., p. 74.
24 Ibid., p. 75.
25 Ibid., p. 102.
26 Ibid., p. 118.

408 Postface
Une histoire de l’art sans goût et par touches

Lorsque Alois Riegl publie, en 1901, la première édition de L’Industrie d’art romaine
tardive, il hérite du débat autour de la primauté des sens – et de la réactualisation
du paragone entre les arts qui en découle. Entre la « pure tactilité » de Herder et
son panégyrique sur la sculpture d’une part et la « pure visibilité » de Fiedler et son
éloge sur la peinture de l’autre, ainsi que toutes les positions intermédiaires,
occupées par les historiens et les philosophes de l’art, de Winckelmann aux auteurs
fin de siècle, Riegl ne choisit pas, ou plutôt, il convertit ce qui était un débat autour
de valeurs absolues en une question de valeurs sensibles. À la place d’une querelle
normative au sujet de la supériorité de tel ou tel sens (et donc – par la même
occasion – de tel ou tel art), Riegl distingue des qualités sensorielles : les « valeurs
optiques » par opposition aux « valeurs tactiles », ou bien « haptiques », comme il
dira plus tard (même si les deux termes coexistent pendant un certain temps)27.
Max Dvořák, un des élèves d’Alois Riegl à l’Université de Vienne qui
deviendra aussi plus tard son successeur aux Monuments historiques, rapporte le
propos suivant que Riegl aurait tenu à l’occasion d’un entretien privé : « Le meilleur
historien de l’art est celui qui n’a pas de goût personnel28 ». Le propos a de quoi
surprendre, quand on sait à quel point l’École de Vienne dont Riegl fut un des
initiateurs était pétrie de néokantisme. Car Riegl ne semble manifestement pas
vouloir dire qu’il est préférable que l’historien de l’art ait mauvais goût. Comme
pour prévenir tout malentendu, Max Dvořák précise qu’il ne s’agit pas de renoncer
à tout jugement de goût et ajoute qu’il s’agit tout au plus, pour l’historien de l’art,
de ne pas avoir de goût personnel, de préférences ou d’inclinaisons qui pourraient
infléchir dangereusement l’analyse. Tout cela concorde du reste parfaitement
avec les remarques éparses de Riegl à ce sujet : dans Le Portrait de groupe hollandais
par exemple, il souligne l’importance de ne pas « rechercher dans les œuvres
d’art ce qui plaît au goût moderne29 ». L’approche de Riegl semble donc se tenir à
égale distance d’une esthétique du jugement de goût et d’une analyse du contenu

27 Riegl s’explique sur les raisons de ce déplacement sémantique dans le compte rendu
(voir infra, pp. 429 à 443) du livre Orient oder Rom de Josef Strzygowski, publié sous le titre « Spätro-
misch oder Orientalisch » dans le supplément de la Allgemeine Zeitung, Munich, nos 93-94, 1902,
p. 155 : « On a critiqué ce terme en disant qu’il pouvait prêter à confusion étant donné qu’on était
nécessairement enclin à y voir un emprunt au grec, comme pour « optique » auquel il était opposé,
et on m’a fait remarquer que la physiologie a depuis longtemps recours au terme plus approprié
d’« haptique » (du grec haptein). Cette observation me paraît justifiée et j’ai l’intention de me servir
désormais de ce dernier terme. » (infra, p. 436, note 9). Malgré ces explications, Riegl continue
pourtant d’utiliser également le mot « tactile » (taktil) – et même le mot « tactique » (taktisch) ! – 
comme l’atteste par exemple une conférence de 1904 (cf. « Über antike und moderne Kunstfreunde »,
in Alois Riegl, Gesammelte Aufsätze, K. M. Swoboda (dir.), Augsburg/Vienne, B. Filser, 1929, pp. 202-203).
28 Max Dvořák, « Alois Riegl », Gesammelte Aufsätze zur Kunstgeschichte, Munich, Piper,
1929, p. 285 (nous traduisons).
29 Alois Riegl, Le Portrait de groupe hollandais [1902], trad. A. Duthoo, préface d’Étienne
Jollet, Paris, Hazan, 2008, p. 39.

409
(le projet iconographico-iconologique que poursuivra plus tard Panofsky), pour
approcher plutôt des conditions formelles de possibilité des œuvres d’art, autrement
dit, des rapports de figure et de fond, de contour et de surface, du linéaire et du
chromatique, de la construction et de l’atmosphère, de la perspective et de l’aplat,
de la forme ouverte et fermée, etc. La lecture de Dvořák semble donc correcte.
Mais que se passerait-t-il si l’on prêtait à ce propos un autre sens, plus symp-
tomatique ? Qu’est-ce qui changerait si l’on considère que dans ce propos rapporté
de mémoire par son élève, il n’est pas question d’un problème de sens plus ou moins
objectif, mais d’un enjeu de sensorialité ? Que Riegl suggère à l’historien de l’art
d’anesthésier son sens du goût, de mettre entre parenthèses ce sens qui, depuis Kant
au moins, est associé au jugement esthétique et d’interrompre, par la même occasion,
le lien solidaire qui relie le sapide au savoir ? (Rappelons que si la fameuse sentence
d’Horace – sapere aude – avait été rendue par Kant comme « Aie le courage de te
servir de ta raison », Hamann traduisait, lui, par « Aie le courage d’avoir du goût »).
Mais est-ce à dire que le rapport doit se jouer dans un autre registre des
sensibilités ? Par quel sens faut-il se saisir d’une œuvre ? Comment l’approcher ?
N’est-elle affaire que d’une question de jugement de goût (ou de dégoût) ou bien y
a-t-il d’autres manières de l’aborder ? Comment décrire des objets qui échappent,
par leur origine, leurs formes et leurs usages, à une simple contemplation savante ?
C’est en tout cas le problème auquel se voit confronté Alois Riegl en 1887,
lorsqu’on lui confie, en tant que conservateur au Musée des Arts Appliqués de
Vienne, la gigantesque collection des tapis orientaux. Comment se saisir d’un objet
qui est d’abord destiné à être frôlé des mains, au mur, ou foulé des pieds, au sol ?
Comment regarder un artefact qui n’a ni centre ni périphérie et n’admet pas de
point de vue idéal ? Si l’on relit aujourd’hui, plus d’un siècle après sa première
publication, L’Industrie d’art romaine tardive et qu’on s’interroge sur la pertinence
de sa catégorie la plus célèbre – la polarité entre l’« haptique » et l’« optique » –,
appelée à détrôner celle de jugement de goût, il faut toujours se rappeler qu’en dépit
de l’immense somme d’érudition dont l’ouvrage témoigne, son auteur, Alois Riegl,
est avant tout un homme de musée, habitué à manier des objets, à les mesurer,
à les cataloguer, et à les arranger. À ce titre, son premier ouvrage, Altorientalische
Teppiche (Tapis d’Orient anciens) de 189130, fait déjà preuve d’un véritable doigté
expérimental, et l’on sent, entre les lignes d’un discours savant, les longues heures
passées à manipuler les tapis des peuples nomades d’Asie centrale, les tissus coptes
brodés ou les kilims persans.

En quoi consiste alors au juste l’approche rieglienne et quelle « touche » apporte-


t-elle à l’écriture de l’histoire ? Si Altorientalische Teppiche avait fait découvrir

30 Alois Riegl, Altorientalische Teppiche, Leipzig, T. O. Weigel, 1891 (rééd. Mittenwald,


Mäander, 1979). (On signalera au passage qu’une excellente édition italienne est parue aux bons
soins d’Alberto Manai : A. Riegl, Antichi tappeti orientali, Macerata, Quodlibet, 1998.)

410 Postface
121. Tapis arménien, dit « Gorzi », datation incertaine, illustration extraite de Alois Riegl, Ein orientalischer
Teppich vom Jahre 1202 n. Chr. und die ältesten orientalischen Teppiche, Berlin, Georg Siemens, 1895, frontispice,
page non numérotée.

son auteur et que de nombreux ouvrages postérieurs, tels que Questions de Style
(1893), Le Portrait de groupe hollandais (1902), Le Culte moderne des monuments (1903)
ou encore L’Origine de l’art baroque à Rome (1908), auront contribué à lui donner
une place centrale dans l’histoire de l’art au XXe siècle, il ne fait pas de doute que
L’Industrie d’art romaine tardive (1901, 2e édition 1927) représente à la fois le livre le
plus ambitieux et le plus difficile de Riegl. Avec sa traduction française dont on
dispose enfin (alors que même ses notes posthumes sur la Grammaire historique
des arts plastiques étaient déjà parues en traduction il y a plus de trente ans31), on
pourra mesurer ce qui a aimanté de façon magnétique tant de lecteurs pendant
un siècle, mais aussi ce qui en a déboussolé plus d’un.

31 Alois Riegl, Grammaire historique des arts plastiques. Volonté artistique et vision du monde,
trad. É. Kaufholz, préf. O. Pächt, Paris, Klincksieck, 1978.

411
Deux lecteurs exemplaires : Edgar Wind et Walter Benjamin

À côté de la notion de Kunstwollen, qui appellera tant de commentaires, d’Erwin


Panofsky à Ernst Gombrich, en passant par Karl Mannheim, György Lukács et
Ernst Bloch32, c’est donc la paire conceptuelle de l’« optique » et du « tactile » qui
aura marqué durablement la théorie de l’art du XXe siècle – avec toutes ses dérives
possibles. Le critique d’art américain Clement Greenberg par exemple considérait,
dès ses premières interventions critiques sur la sculpture d’après-guerre, que le
destin de l’art visuel se jouait dans un refus net et tranché de tout vestige de tactili-
té33 ; et à sa suite, Michael Fried, dans son texte inaugural de 1965 « Three American
Painters », fera valoir l’opticalité pure contre une notion d’appréhension tactile
défendue soi-disant par des approches plus plastiques34. Indifféremment, le « tac-
tile » se voit identifié à un réalisme de bas étage, tandis que l’« optique » est syno-
nyme du mental. Le peintre minimaliste Kenneth Noland explique quant à lui :
« The representation I’m interested in is of those things only the eye can touch35 ».
Cette dérive consistant à isoler l’« optique » par rapport au « tactile » ne date
pourtant pas des années d’après-guerre. Au début des années 1920, déjà, l’historien
de l’art et philosophe berlinois Edgar Wind constate une tendance à vouloir faire
de ces deux concepts des sortes de nouvelles catégories aprioriques. Hypostasier
l’opticalité pure, au détriment des autres interférences sensorielles, constitue pour
lui un contresens parfait (« l’optique pure qui manque de toute dimension
haptique, et donc des limites formelles, est aussi amorphe que la simple lumière »).
Mais le reproche symétrique vaut pour une pensée de l’hapticité pure (« l’haptique
pur, formel, dépossédé de toute détermination optique, n’est qu’une abstraction,
une figure géométrique36 »).
Dans ce rejet d’une polarité abstraite se reflète un doute, entretenu tout au
long de son œuvre, à l’égard de toute pensée spéculative sur l’art. Après une forma-
tion philosophique initiale, Edgar Wind deviendra assistant à la bibliothèque de

32 Cf. Daniel Arasse « Notes sur Alois Riegl et la notion de ‹ volonté d’art › », in Scolies.
Cahiers de Recherches de l’École normale supérieure, no 2, 1972, pp. 123-132 ; Allister Neher « The concept
of ‹ Kunstwollen ›. Neo-Kantianism, and Erwin Panofsky’s Early Art Theoretical Essays », in Word
and Image, no 20, 2004, pp. 41-51.
33 Clement Greenberg « La nouvelle sculpture » [1948-1958], in Art et culture. Essais critiques,
trad. A. Hindry, Paris, Macula, (1er trad. fr. 1988) 2014, pp. 159-166. Cf. également Clement Greenberg,
« La peinture moderniste » [1960], in Art en théorie, 1900-1990. Une anthologie, Ch. Harrisson & P. Wood
(éds.), trad. A. Bertrand & A. Michel, Paris, Hazan, 1997, pp. 831-837.
34 Michael Fried « Trois peintres américains » [1965], présentation L. Marin, in Peindre.
Revue d’esthétique, no 1, 1976, Paris, U.G.E., pp. 240-338.
35 Kenneth Noland, Conférence prononcée auprès de l’Université de Hartford, en mars
1988, à l’occasion du colloque The Bennington Years. Cité d’après Who’s afraid of red, yellow and blue?
Positionen der Farbfeldmalerei, Catalogue d’exposition Staatliche Kunsthalle Baden-Baden, Cologne,
Walther König, 2007, p. 104.
36 Edgar Wind, « Zur Systematik der künstlerischen Probleme », in Zeitschrift für Ästhetik
und Allgemeine Kunstwissenschaft, no 18, 1925, p. 449 (nous traduisons).

412 Postface
recherche d’Aby Warburg – la Kulturwissenschaftliche Bibliothek – où il préparera
ses grandes recherches sur l’imaginaire platonisant à la Renaissance (même si
les Mystères païens de la Renaissance ne paraîtront que bien plus tard, en exil, Wind
ayant dû quitter l’Allemagne nazie en raison de ses origines juives)37. Avant d’être
exposé au pragmatisme philosophique américain lors d’un séjour en Caroline
du Nord, pendant les années 1925-1927, qui marquera notamment son ouvrage sur
L’Expérience et la métaphysique de 193438, Wind avait soutenu en 1922 une thèse
de doctorat sous la direction d’Erwin Panofsky sur les rapports entre expérience
esthétique et histoire. L’Industrie d’art romaine tardive y joue le rôle d’un interlocuteur
majeur, comme en témoigne l’article sur « La Systématicité des problèmes artis-
tiques » de 1925, qui représente une sorte de synthèse provisoire des études de Wind.
Pour Edgar Wind, ramener la paire de l’« optique » et de l’« haptique » à
un partage entre des organes de sens, voire à des arts distincts, comme le suggérait
G.E. Lessing dans son Laocoon ou des frontières de la peinture et de la poésie (une idée
que reprendra d’ailleurs à son compte Clement Greenberg dans « Towards a Newer
Laocoon » de 1940)39, c’est manquer la véritable portée du projet de Riegl. La pola-
rité de l’optique et de l’haptique ne sanctuarise pas tant deux domaines distincts
qu’il est l’indice d’une « tension » (Spannung), d’un « sens problématique » (proble-
matischer Sinn)40. Si bien que d’après Wind, L’Industrie d’art romaine tardive aurait
mis l’accent non pas tant sur la main, par opposition à l’œil, mais sur la motricité
perceptive, qui caractérise aussi bien la vision que le toucher. Car quand on dit
que l’œil explore une figure, on renvoie à la mobilité de l’orbite et d’ailleurs, dit
Wind, il y a des « éléments moteurs » (motorische Elemente) qui peuvent se connecter
aussi bien à des « perceptions tactiles qu’optiques »41.
L’optique et l’haptique sont donc à penser en tant que termes d’un conflit
(Widerstreit) permanent, celui entre une forme immobile et une plénitude à
laquelle on n’accède que par la motricité de l’œil et de la main. Erwin Panofsky
résumera ainsi la lecture de Riegl faite par Wind : « Car si la réalisation d’une
valeur purement optique devait aboutir à l’éviction de toute ‹ forme ›, c’est-à-dire à
un phénomène lumineux parfaitement amorphe, à l’inverse, la réalisation d’une
valeur purement haptique conduirait à l’éviction de toute ‹ plénitude › sensible,
c’est-à-dire à une figure géométrique parfaitement abstraite42. » Toute expérience

37 Edgar Wind, Mystères païens à la Renaissance [1958], trad. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1992.
38 Edgar Wind, Das Experiment und die Metaphysik. Zur Auflösung der kosmologischen Antino-
mien, Tübingen, Mohr, 1934 (rééd. Francfort, Suhrkamp, 2001).
39 Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon ou des frontières de la peinture et de la poésie [1766],
trad. A. Courtin, préf. H. Damisch, Paris, Hermann, 1990 ; Clement Greenberg, « Vers un nouveau
Laocoon » [1940], in Art en théorie 1900-1990, op. cit., pp. 614-620.
40 E. Wind, « Zur Systematik der künstlerischen Probleme », art. cit., pp. 449 et 448.
41 Ibid., p. 447.
42 Erwin Panofsky, « Sur la relation entre l’histoire de l’art et la théorie de l’art. Contribution
au débat sur la possibilité de concepts fondamentaux de la science de l’art » [1924], trad. P. Rusch,
in Trivium. Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales, no 6, 2010 (trivium.revues.org).

413
esthétique se déploie dans l’entrelacs de la reconnaissance de la forme (ce que
Wind appelle l’« intuitif-pur », das Rein-Anschauliche) et l’exploration de la densité
(ce que Wind appelle l’« intuitif-concret », das Konkret-Anschauliche).
Au moment même où Edgar Wind propose sa lecture de Riegl, un autre
penseur découvre dans L’Industrie d’art romaine tardive les clés pour une véritable
révolution dans l’approche de l’histoire : Walter Benjamin. S’il reconnaissait lui
aussi la difficulté de l’ouvrage, Walter Benjamin lui attribuait néanmoins une valeur
prophétique, considérant que le livre constituait la preuve irréfutable que toute
découverte scientifique est à la fois, même quand elle n’en a aucunement la préten-
tion, « une révolution de la méthode43 ». Mais en quoi consiste alors au juste la
découverte faite par Riegl et en quoi révolutionne-t-elle la méthode ? Pour Benjamin,
ce n’est pas tant la notion énigmatique du « vouloir artistique » (le Kunstwollen)44,
mais la découverte d’une historicité des régimes de la perception. Dans la Thèse III
de « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », il écrit, à propos
de Riegl, mais aussi de son collègue viennois Franz Wickhoff :

Sur de longues périodes de l’histoire, avec tout le mode d’existence des communautés
humaines, on voit également se transformer leur façon de percevoir. La manière
dont s’opère la perception – le médium dans lequel elle s’effectue – ne
dépend pas seulement de la nature humaine, mais aussi de l’histoire. À
l’époque des grandes Invasions, dans l’industrie artistique du Bas-Empire
et chez les auteurs de la Genèse de Vienne, on ne trouve pas seulement un
art différent de celui des Anciens, mais une autre manière de percevoir.
Les savants de l’école viennoise, Riegl et Wickhoff, en s’opposant à tout
le poids de la tradition classique qui avait mis cet art aux oubliettes,
ont eu les premiers l’idée d’en tirer des conclusions quant au mode de
perception propre au temps où il était en honneur45.

La découverte de Riegl, dans L’Industrie d’art romaine tardive, serait donc, aux yeux
de Benjamin, celle d’une irréductible historicité de la perception. Joel Snyder a
fait valoir qu’il s’agissait sans doute ici d’une méprise, car Riegl n’a jamais (pas plus
que Wickhoff d’ailleurs) formulé explicitement une telle thèse, qui appartient
plutôt à l’historien de l’art suisse Heinrich Wölfflin46. Contre Kant et la conception

43 Walter Benjamin, « Bücher, die lebendig geblieben sind » [1929], in Gesammelte


Schriften, R. Tiedemann & H. Schweppenhäuser (éds.), Francfort, Suhrkamp, 1977, vol. III, p. 170
(nous traduisons).
44 Il s’en démarque notamment dans « Eduard Fuchs, collectionneur et historien » [1937],
in Œuvres III, trad. R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000, pp. 170-225.
45 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique »
(dernière version de 1939), Œuvres III, trad. M. de Gandillac, revue par R. Rochlitz, Paris, Gallimard,
2000, p. 277.
46 Joel Snyder, « Benjamin on Reproducibility and Aura », in Benjamin. Philosophy, Aesthetics,
History, G. Smith (éd.), Chicago, Chicago University Press, 1983, pp. 164 et sq.

414 Postface
de formes pures (et immuables) de l’intuition, Wölfflin avait en effet défendu l’idée
que les formes de l’intuition se modifient dans le temps, et qu’il faudrait donc
écrire, en vertu du fait que « les formes artistiques de l’intuition ont, elles aussi,
une vie », quelque chose comme une « histoire du regard » (Sehgeschichte)47. Dans ses
Principes fondamentaux de l’histoire de l’art (Kunstgeschichtliche Grundbegriffe) de 1915,
déjà, Wölfflin écrivait : « La vision a son histoire, et la révélation de ces catégories
optiques doit être considérée comme la tâche primordiale de l’histoire de l’art48. »
Benjamin se serait-il donc tout bonnement trompé, comme le suggère
Snyder ? Ou bien peut-on suivre malgré tout son intuition, et lire Riegl en penseur
des régimes perceptifs ?

Malaise dans la téléologie. L’histoire selon Riegl

Une première remarque s’impose, concernant l’horizon philosophique de Riegl.


Car s’il hérite d’un débat autour de la primauté des sens et des arts, venant surtout
de l’esthétique, il hérite également d’une tradition philosophique qui est celle de
Herbart, et qui a profondément marqué le XIXe siècle. Si ce dernier – et ses élèves,
tels que Robert Zimmermann – rejettent toute idée d’une décision normative
sur la valeur d’une expérience ou d’une œuvre, au profit d’une « science pure des
formes » (reine Formwissenschaft) ou encore une « morphologie du beau » (Morphologie
des Schönen), ils n’accordent pas de place à l’historicité de ces formes, considérées
comme universelles49. Contre Herbart et Zimmermann, et l’idée d’une continuité
des formes et des styles, Riegl souligne au contraire leur discontinuité inéluctable50.
Il n’y a pas qu’une seule façon de voir le monde (Weltanschauung), qui serait propre
à l’homme et dont on pourrait retracer les lois ; ces structures, affirme Riegl, ont
elles-mêmes une « évolution historique » (geschichtliche Entwicklung) et peuvent subir
une « transformation complète » (gründlich gewechselt)51.
Des commentateurs tels que Meyer Schapiro, Michael Podro ou Wolfgang
Kemp ont proposé de voir dans cette conception le résultat d’un retour en force de
l’hégélianisme, à la fin du XIXe siècle, dont la vision de l’histoire aurait également

47 Heinrich Wölfflin, « Über Formentwicklung », Gedanken zur Kunstgeschichte. Gedrucktes


und Ungedrucktes, Basel, Schwabe, 1941, respectivement pp. 11 et 15.
48 Heinrich Wölfflin, Les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art [1915], trad. Cl. & M.
Raymond, Paris, Gérard Monfort, 1992, p. 8.
49 Pour une reconstruction de l’esthétique formelle, depuis Herbart et Zimmermann,
et ses effets sur Fiedler, Riegl et Wölfflin, on se réfèrera à Lambert Wiesing, Die Sichtbarkeit des Bildes.
Geschichte und Perspektiven der formalen Ästhetik, Hambourg, Rowohlt, 1997. Voir également l’ouvrage
très informé Formalisme esthétique : Prague et Vienne au XIXe siècle, C. Maigné (dir.), Paris, Vrin 2013.
Sur l’influence du herbartisme en général : Carole Maigné, Johann Friedrich Herbart, Paris, Belin, 2007.
50 C’est ce que montre très bien Vlad Ionescu (« Zimmermann’s aesthetics and Riegl’s
art theory: influences and resistances » in ARS, Institute of Art History of the Slovak Academy of
Sciences, 2013, pp. 86-93).
51 Alois Riegl, Grammaire historique des arts plastiques, op. cit., pp. 5 et 7.

415
imprégné Riegl52. Il ne fait pas de doute que L’Industrie d’art romaine tardive est
traversée par un souffle visionnaire, comme si on retraçait en quelque sorte
le mouvement téléologique d’un esprit du monde – le Weltgeist hégélien – à l’œuvre
dans l’activité artistique. Riegl s’en explique, du reste, en faisant remonter cette
interprétation téléologique au dispositif mis en place dès les Questions de style :

À l’opposé de cette conception mécaniste de l’essence de l’œuvre d’art,


j’ai, le premier, me semble-t-il, défendu dans Questions de style une
conception téléologique selon laquelle l’œuvre d’art est le résultat d’un
vouloir artistique [Kunstwollen] déterminé et conscient de son but,
qui s’impose en luttant contre la destination pratique, le matériau et la
technique. (supra, p. 62)

Ces observations semblent donner raison à une interprétation hégélianisante de


Riegl, qui fut notamment celle de Schapiro pour qui l’histoire de l’art rieglienne
est « un mouvement nécessairement infini depuis la représentation, basée sur la
vision de l’objet et de ses parties comme proximal, tangible, discret et autosuffisant,
vers la représentation du champ perceptif total directement donné53 ». Dans une
telle perspective, L’Industrie d’art romaine tardive constituerait alors l’équivalent de
l’Esthétique de Hegel où les formes d’art s’émancipent progressivement, depuis la
lourde matérialité du temple égyptien, jusqu’à atteindre la spiritualité que Hegel
reconnaissait à la plus haute forme de l’art, juste avant la philosophie : le poème,
que l’on saisit par les yeux de l’esprit.
Il est indéniable que l’ouvrage est organisé selon une logique de progression,
et que Riegl parle à de nombreuses reprises d’une « émancipation » graduelle
des formes et par conséquent d’un « passage » progressif, de l’Antiquité égyptienne
jusqu’à l’art romain tardif, « de la conception tactile à la conception optique »
(Übergang von der taktischen zur optischen Auffassung). Serait-on en présence d’une
sorte de synthèse entre la téléologie de la philosophie de l’histoire de Hegel et
la « pure visibilité » de Fiedler ? Ce qui impose quelques réserves à une telle conc-
lusion, c’est le fait que dans cette vaste fresque historique, il y a de nombreuses
discontinuités, qui viennent compliquer l’idée d’une progression linéaire. Certes,
l’art égyptien, avec son refus de la perspective et l’insistance sur la surface, et le
jeu des plans perforés et ajourés que Riegl décrit pour l’art romain bas-impérial,
avec l’impression corrélative d’un espace de profondeur, semble marquer les deux
termes d’une histoire qui avance inexorablement du tactile à l’optique, d’une
perception de proximité à une saisie à distance, plus spirituelle.

52 Meyer Schapiro, « Style », in Anthropology Today, Sol Tax (dir.), Chicago, Chicago Uni-
versity Press, 1952, pp. 287-312. Wolfgang Kemp, « Introduction », in A. Riegl, The Group Portraiture
in Holland, Los Angeles, Getty Publications, 1999, pp. 12-13. Michael Podro, Critical Historians of Art,
New Haven, Yale University Press, 1982, pp. 71-97.
53 Meyer Schapiro, « Style », art. cit., pp. 301-302 (nous traduisons).

416 Postface
De fait, Riegl s’appuie sur l’« invention » d’Adolf von Hildebrand qui, dans
Le Problème de la forme dans les arts plastiques de 1893, avait proposé de distinguer
entre une « vision rapprochée » (Nahbild) et une vision éloignée (Fernbild). Mais
si cette reformulation en termes esthétiques des catégories physiologiques mis
au jour par l’optique de Helmholtz visait à justifier la supériorité d’une saisie à
distance, ce qui le rapproche de Konrad Fiedler, Riegl ne fait pas exactement jouer
les catégories de von Hildebrand de la même manière. Pour Riegl, dans l’art grec
classique, il y a déjà la découverte de l’ombre – et donc de la profondeur –, mais la
matière des œuvres garde une dimension tactile, ce qui l’amène à parler, à la suite
de von Hildebrand, d’une « vision normale » (Normalsicht) dans laquelle l’œil et
la main se rejoignent. Contrairement à Herder, pour qui « les Grecs percevaient
comme les aveugles et voyaient par le toucher », la sculpture grecque classique
fait déjà essentiellement appel à la saisie mentale, au même titre qu’au toucher.
Riegl n’a pas manqué d’être critiqué pour certaines interprétations de l’art
grec, mais aussi de l’art égyptien, sur lequel, d’avis d’égyptologues, il avait projeté
une grille de lecture fantaisiste54. Mais peut-être qu’au début du XXIe siècle, l’enjeu
de L’Industrie d’art romaine tardive ne se situe plus tant à ce niveau. Pourquoi Riegl
ressent-il manifestement le besoin de compliquer son propre schéma, pourquoi
parle-t-il de « rechutes » dans le tactile, d’« anticipations » d’une intuition spatiale
ou encore d’une « coexistence » de modèles concurrents ? La modalité optique est-
elle vraiment supérieure au toucher, puisque nous ne pouvons que nous étonner,
« lorsque nous effleurons du bout des doigts des figures de reliefs égyptiens, d’y
percevoir un modelé très fin là où, d’une certaine distance, l’œil ne croyait voir
qu’une surface sans vie, dépourvue d’articulations » (infra, p. 437) ?

Edgar Wind aurait-il donc raison, quand il considère que la grande découverte de
Riegl consistait non pas dans la mise au jour de nouvelles catégories apriori de
l’entendement, ni même d’une succession linéaire qui irait de la « peur de l’espace »
(Raumscheu) des Égyptiens et leurs rondes bosses de l’Ancien Empire à l’« unité
optique supérieure » qui intervient avec la découverte de la perspective aérienne,
à la fin de la Renaissance, mais dans la découverte que l’« optique » et l’« haptique »
sont avant tout les indices d’une problématique, sinon proprement d’un conflit.
Riegl souligne d’ailleurs régulièrement que le chemin vers la spiritualisation et
l’homogénéisation n’est pas à sens unique : ainsi, dans un manuscrit inédit sur
l’art hollandais par exemple, il considère qu’entre la fin du XVIIIe siècle et la pre-
mière moitié du XIXe siècle, l’art rompt avec une conception de l’espace comme
élément englobant, et retombe dans la représentation fragmentée des objets,

54 Voir en particulier Heinrich Schäfer, Von ägyptischer Kunst, besonders der Zeichenkunst.
Eine Einführung in die Betrachtung ägyptischer Kunstwerke, Leipzig, Hinrich, 1919, et Richard Woodfield,
« Reading Riegl’s Kunst-Industrie » in Framing Formalism. Riegl’s Work, R. Woodfield (dir.), Londres/
New York, Routledge, 2001, pp. 49-82.

417
122. Dirck Jacobsz, Groupe de la Garde civique, circa 1529, huile sur panneau de chêne, panneau central du triptyque,
119,3 × 174,4 cm. Amsterdam, Rijksmuseum.

« s’emparant des choses dans leur isolation tactile en tant que forme clairement
distincte et en tant que couleur locale55 ».

Dans une conférence prononcée en 1904, Riegl s’érige par ailleurs contre une
vision linéaire des avant-gardes qui iraient uniquement en direction d’un art
purement optique :

Je suis par ailleurs convaincu que l’art s’arrêtera lui-même devant l’extrême,
et nous en avons déjà les premiers symptômes. Est-ce vraiment un hasard
qu’un artiste comme [le peintre néerlandais contemporain Jan Theodoor]
Toorop, chez qui les sujets représentés deviennent, plus que chez qui-
conque, des simples expédients atmosphériques éthérés, leur confère des
formes puisées dans l’art égyptien ancien, autrement dit dans un art qui
a défendu l’opposition la plus diagonale à un art optico-subjectiviste : un
art de l’objectivisme tactique pur et simple56.

55 Le manuscrit en question s’intitule Die holländische Kunst des 17. Jahrhunderts et date de
1900-1901. Il est conservé aujourd’hui aux Archives Riegl à Vienne. Pour cette référence, cf. Vlad
Ionescu, « The rigorous and the vague. Aesthetics and art history in Riegl, Wölfflin and Worringer »,
in Journal of Art Historiography, no 8, 2013, p. 9, note 20 (nous traduisons).
56 Alois Riegl, « Über antike und moderne Kunstfreunde » [1904], in Gesammelte Aufsätze,
op. cit., 1929, pp. 205-206.

418 Postface
Pour une histoire de l’art mineur

Quel faire donc de l’« optique » et du « tactile » de Riegl et quel sens donner à cette
polarité ? Que Riegl lui-même ait par moments associé cette polarité à la paire de
l’« objectif » et du « subjectif » a incité un certain nombre de commentateurs à y
voir avant tout une notion psychologique. Henri Maldiney, qui fut sans doute un
des lecteurs les plus avertis de L’Industrie d’art romaine tardive, confirme pourtant à
sa manière une telle lecture psychologisante, lorsqu’il considère que la différence
entre l’« optique » et le « tactile » correspond à la différence des facteurs d(épression)
et m(anie) de Leopold Szondi57. Erwin Panofksy penchait lui aussi vers une lecture
psychologisante, ce qui constituait en revanche à ses yeux une des grandes limites
de l’approche de Riegl : la distinction entre l’« optique » et l’« haptique » repose,
toujours selon Panofsky, sur une psychologie déjà dépassée à l’instant où son auteur
la publiait. Contre ce soupçon de psychologisme, d’autres ont au contraire souligné
qu’il ne s’agit que de qualités purement matérielles, puisque Riegl avait bien insisté
sur le fait que les spéculations sur l’origine de la pulsion esthétique sont « inter-
dites à l’historien de l’art »58. On a ainsi suggéré, comme ce fut le cas de Wölfflin par
exemple, de remplacer la paire « optique » et « tactile » par une nouvelle paire, le
« linéaire » et le « pictural », afin de bannir tout risque de confusion entre la matière
et le spectateur, entre l’objet et le sujet de l’expérience.
Mais comment se fait-il qu’Alois Riegl ait pu avoir une telle influence au
XXe siècle, alors qu’aucune de ses catégories n’ait vraiment pu convaincre et que
le statut de sa pensée oscille étrangement entre une grande histoire des idées,
telle qu’en raffolait son époque, et une sorte d’anticipation de la microhistoire,
dans les analyses minutieuses qu’il propose de l’orfèvrerie des attaches de courroie
de l’époque des invasions barbares, des ressorts de quelques fibules en arbalète
de Dalmatie ou encore de la courbure de l’anse d’un flacon de Pinguente ? À partir
de l’évocation hautement tactile de ces objets, c’est la mémoire de gestes qui
ressurgit et donc une dimension doublement marginalisée de l’histoire, puisqu’elle
relève d’une part d’une époque habituellement délaissée par les historiens – 
l’époque des invasions – et de l’autre, parce qu’il s’agit d’objets quotidiens. (Il ne
faut jamais oublier que, s’il a par la suite élargi son propos, Riegl avait pour idée
initiale de ne s’occuper que de Kunstindustrie – d’« industrie d’art » – et donc
d’objets à valeur d’usage).

57 Henri Maldiney, Regard, parole, espace, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 194.
58 « Pour ce qui est de savoir par quoi est déterminé la pulsion esthétique […], nous en
sommes réduits à de simples conjectures métaphysiques [bloß metaphysische Vermutungen], qui sont
par principe interdites à l’historien de l’art » (Alois Riegl, « Naturwerk und Kunstwerk » [1901],
rééd. in Gesammelte Aufsätze, Augsbourg-Vienne, B. Filser, 1929, p. 63 ; nous traduisons).

419
Walter Benjamin disait de l’historien de l’art viennois que celui-ci pénètre
si profondément dans les choses « qu’il parvient à enregistrer la courbe de
leur rythme cardiaque en tant que ligne de leurs formes59 ». À une époque moins
habituée à voir le high côtoyer le low, Riegl semble avoir eu le besoin de justifier
constamment sa démarche, pour expliquer que s’il n’a pas découvert, dans les col-
lections du Kaiserlich-Königliches Museum, des chefs-d’œuvre correspondant
aux bas-reliefs de l’arc de Constantin ou des mosaïques du mausolée de Galla
Placidia à Ravenne, il a en revanche découvert, dans ces objets mineurs en appa-
rence, « un autre genre de beauté » (supra, p. 124).
L’attitude de Riegl face à ses objets, disait Walter Benjamin – en invoquant
une formule dont il attribuait la paternité aux frères philologues, Jacob et Wilhelm
Grimm – consiste dans le « recueillement devant l’insignifiant » (Andacht an das
Unbedeutende). Il ne s’agit pas tant de découvrir, dans les abstractions ornementales
de la sculpture du Bas-Empire, de nouveaux critères formels qui permettraient
de reconnaître une colonne avec la même assurance que celle d’un Linné identi-
fiant un baliveau, mais de redécouvrir « l’insignifiant qui survit dans les œuvres et
qui constitue le point auquel pour le vrai chercheur, le contenu finit par percer60 ».
Pourquoi Riegl considérait-t-il que dans l’Antiquité tardive se jouait le problème
« le plus important et le plus décisif de toute l’histoire de l’humanité jusqu’à
aujourd’hui » (infra, p. 429), à cette époque si incertaine et traversée de soubresauts,
à laquelle l’histoire universelle a accordé peu d’importance ? Pour Benjamin,
Riegl aura su explorer les marges de l’historiographie officielle, dès lors que c’est
« dans le cas-limite [Grenzfall], dédaigné par l’histoire universelle, dans l’analyse
duquel les contenus matériels font valoir de la manière la plus décisive leur
position cruciale61 ».
Et en effet, même avant L’Industrie d’art romaine tardive, Riegl avait dédié
un certain nombre d’études à la question de l’art populaire, voire domestique,
comme l’atteste par exemple l’essai Volkskunst, Hausfleiß und Hausindustrie (« L’Art
populaire, le zèle domestique et son industrie »), texte ouvertement antinatio-
naliste, mais aussi antiromantique, où il s’agit d’indiquer les rapports de pouvoir
et de marché à une micro-échelle qui est celle de la maison62. De même, il s’inté-
resse à d’autres objets hétéroclites, généralement délaissés par l’histoire de l’art,
comme aux calendriers en bois de la Renaissance, aux portes décorées à Palerme
à l’époque de la domination musulmane ou encore aux structures ornementales
des nattes des Maoris de Nouvelle-Zélande (fig. 123). Par cette redécouverte des
objets insignifiants à double titre – insignifiants, parce que marginaux, mais encore

59 Walter Benjamin, « Compte rendu de O. Walzel, Das Wortkunstwerk » [1926], Gesammelte


Schriften, vol. III, p. 50 (nous traduisons).
60 Walter Benjamin, « Strenge Kunstwissenschaft » (2e version), in Gesammelte Schriften,
op. cit., vol. III, pp. 371-372 (nous traduisons).
61 Ibid., p. 373 (nous traduisons).
62 Alois Riegl, Volkskunst, Hausfleiß und Hausindustrie, Berlin, Georg Siemens, 1894.

420 Postface
123. Structures ornementales colorées sur des nattes maori, Nouvelle-Zélande, dessin extrait de Alois Riegl,
« Neuseeländische Ornamentik », in Mitteilungen der Anthropologischen Gesellschaft in Wien, no 20, 1890, fig. 25 et
26, p. 87.

421
parce qu’ornementaux, et donc dépourvus d’une signification iconologique –,
Riegl prépare en effet le terrain pour la critique faite par Wilhelm Worringer de
l’« eurocentrisme » esthétique et de la domination de l’art « signifiant »63.

Mais qu’est-ce qui fait qu’un objet peut être tenu par insignifiant et est-ce que
l’on devient un « chiffonnier de l’histoire », au sens benjaminien du terme, en
s’intéressant, comme il le fait dans L’Industrie d’art romaine tardive, aux bordures
tissées sur des bouts de laine égyptiens (voir fig. 14) ? L’une des grandes leçons
de Riegl est peut-être bien celle-là : le constat que le partage entre les « gagnants »
et les « perdants de l’histoire » n’est pas écrit une fois pour toutes et que tout
objet, pour autant qu’on soit prêt à s’exposer à son étrangeté, fait bouger les lignes
d’une historiographie installée. Car si Riegl passe constamment et sans transition
d’un regard rapproché à une perspective de la longue durée, s’il alterne une analyse
méticuleuse d’un ressort de fibule avec une vision englobant des bouleversements
s’étalant sur plusieurs siècles, c’est que les déplacements véritables ne peuvent
sans doute se faire qu’à ce compte. Tout est affaire de distance64, et Riegl sait bien
que l’œil ne peut atteindre son point de fixation que dans le mouvement.
Si la signification précise de l’« optique » et de l’« haptique » varie donc
constamment – chez Riegl comme dans sa réception –, c’est qu’il faut peut-être
y voir avant tout une proposition stratégique. « L’optique et l’haptique sont tous
deux des fictions65 » dit Christopher Wood, et il a sans doute raison. Sauf que des
fictions peuvent avoir une valeur tactique, quand elles permettent de déplacer
l’ordre rangé des forces en jeu. Au-delà d’une identification épistémologique,
psychologique, historique ou matérielle définitive, il faut se résoudre à admettre
qu’avec la polarité de l’« optique » et de l’« haptique », nous héritons, avant tout et
avec la belle formule d’Henri Zerner, d’un « formalisme tactique66 ».

Riegl, prophète des surfaces tactiles ?

D’Alois Riegl, Julius von Schlosser a pu dire qu’il était un « prophète tourné vers le
passé » (rückwärtsgewandter Prophet, infra, p. 452) qui eut l’heur de voir, là où d’autres
n’apercevaient qu’un vaste mouvement de décadence, la rumeur sourde des muta-
tions futures. En effet, la réception majeure que connut Riegl au XXe siècle tient

63 Wilhelm Worringer, Abstraction et Einfühlung. Contribution à la psychologie du style [1911],


trad. E. Martineau, Paris, Klincksieck, 1986. Voir sur ce point Anne Sauvegnargues, « L’éthique de
l’ornement au tournant des XIXe et XXe siècles : Riegl et Worringer », in Nouvelle revue d’esthétique,
no 6/2, 2012, pp. 165-176.
64 A. Riegl, Grammaire historique des arts plastiques, op. cit., p. 122.
65 Christopher S. Wood, « Riegl’s Mache », in RES. Anthropology and Aesthetics, no 46, 2004,
p. 167 (nous traduisons).
66 Henri Zerner, « L’Histoire de l’art d’Alois Riegl : un formalisme tactique », in Critique,
août-septembre 1975, rééd. augmentée sous le même titre, trad. J. Bouniort, in Henri Zerner, Écrire
l’histoire de l’art. Figures d’une discipline, Paris, Gallimard, coll. Art et artistes, 1997.

422 Postface
sans doute aussi au fait que sa façon si singulière d’approcher l’objet esthétique
anticipe nombre d’interrogations à venir. L’héritage rieglien se situe dès lors
peut-être plus encore dans ses effets que dans l’esprit de la lettre. Ou, pour le dire
avec la formule lapidaire d’Ernst Gombrich : « You see, there are many Riegls67 ».
Peut-être fallait-il d’ailleurs attendre le début du XXIe siècle, pour com-
prendre pourquoi l’idée d’une vision par le biais des mains, qui s’était heurtée,
à l’époque de la publication de L’Industrie d’art romaine tardive, à un scepticisme
certain, puisse paraître aujourd’hui, à l’époque de la généralisation des tablettes et
autres surfaces tactiles, si naturelle. Il va falloir écrire enfin – comme le suggérait
à juste titre Andrea Pinotti68 – l’histoire de ce motif de « l’image tactile ». Une telle
histoire irait alors de William James et Henri Bergson à la neurologie actuelle des
« neurones miroirs »69, de Bernard Berenson à Erwin Straus et Mikel Dufrenne70,
de Merleau-Ponty et sa « palpation du regard » à Henri Maldiney et ses magnifiques
méditations sur la perception tactile de l’alpiniste71, de Gilles Deleuze et ses varia-
tions sur l’« haptique » aux films studies américains72, d’Henri Focillon et son Éloge
de la main à la vision aveugle thématisée par Rudolf Arnheim, dans les Mémoires
d’aveugles de Derrida ou encore dans les théories de l’embodied vision du regretté
John Michael Krois73. Dans cette histoire, il va falloir encore mieux préciser le rôle
exact de Riegl, et en particulier le rôle qu’il joua en France : il s’agira de montrer
que, même si L’Industrie d’art romaine tardive n’était pas disponible en français, ses
idées ont néanmoins agi indirectement, notamment grâce au travail de passeur de
Maldiney (collègue, s’il faut le rappeler, de Gilles Deleuze à Lyon).

67 Ernst Gombrich, « An Autobiographical Sketch and Discussion », in Rutgers Art Review,
no 8, 1987, p. 138.
68 Andrea Pinotti, « Un’immagine alla mano. Nota per una genealogia dello spettatore
tattile », in Luogo dello spettatore. Forme dello sguardo nella cultura delle immagini, A. Somaini (dir.),
Milan, Vita & Pensiero, 2005, pp. 119-140. Cf. également du même auteur, « Guardare o toccare.
Un’incertezza herderiana », in Aisthesis. Pratiche, Linguaggi E Saperi Dell’Estetico, no 2/1, 2009.
69 Christian Keysers, Vittorio Gallese et al., « A touching sight. SII/PV activation during
the observation and experience of touch », in Neuron, no 42, 2004, pp. 335–346.
70 Bernard Berenson, Esthétique et histoire des arts visuels [1948], trad. J. Alazar, Paris, Albin
Michel, 1952. Erwin Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de psychologie [1935], trad.
G. Tines & J.-P. Legrand, Grenoble, Millon, 2000. Mikel Dufrenne, L’œil écoute, Montréal, L’Hexagone, 1987.
71 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, suivi de Notes de travail, Cl. Lefort (éd.),
Paris, Gallimard, 1964, p. 177. Henri Maldiney, Regard parole espace, op. cit., 1973, pp. 113 et sq.
72 Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Les Édi-
tions de Minuit, 1980. Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris, Éd. La Différence, 1981,
pp. 79 et sq. Antonia Lant, « Haptical Cinema », in October, no 74, 1995, pp. 45-73. Laura U. Marks, Touch.
Sensuous Theory and Multisensory Media, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2002.
Mark Paterson, The Senses of Touch. Haptics, Affects and Technologies, Oxford/New York, Berg, 2007.
73 Henri Focillon, « Éloge de la main » [1934], in Vie des formes, suivi de Éloge de la main, Paris,
PUF, 1981. Rudolf Arnheim, « Perceptual Aspects of Art for the Blind », in Journal of Aesthetic Education,
no 24/3, 1990, pp. 57-65. Jacques Derrida, Mémoire d’aveugles. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Louvre-
RMN, 1990. John M. Kennedy et Nathan Fox, « Pictures to See and Pictures to Touch », in The Arts and
Cognition, B. Leondar et D. Perkins (dir.), Baltimore, John Hopkins University Press, 1977, pp. 18-35.
John Michael Krois, « Tastbilder. Zur Verkörperungstheorie ikonischer Formen », in John M. Krois,
Bildkörper und Körperschema, H. Bredekamp & M. Lauschke (dir.), Berlin, Akademie, 2011, pp. 210-231.

423
124. Rembrandt van Rijn, Leçon d’anatomie du Dr. Nicolaes Tulp, 1632, huile sur toile, 169,5 × 216,5 cm. La Haye,
Mauritshuis.

En attendant, cette traduction française sera, on peut l’espérer, l’occasion


de relire aussi les autres œuvres de Riegl sous cet éclairage nouveau. Bien
que l’utilisation des notions d’« optique » et d’« haptique » se fasse plus rare dans
Le Portrait de groupe hollandais que dans L’Industrie d’art romaine tardive, il vaut
néanmoins la peine de relire celui-là à partir de celle-ci. Il y a notamment l’inter-
prétation de la Leçon d’anatomie du docteur Nicolaes Tulp de Rembrandt, aujourd’hui
au Mauritshuis de La Haye, qui contient selon Riegl « la quintessence de tout ce
que l’on attendait du genre artistique national – le portrait de groupe74 » (fig. 124).
Dans un bel essai sur les notions d’attention et de respect chez Riegl,
Margaret Olin a fait valoir que dans Le Portrait de groupe hollandais, l’attention est
appelée à remplacer la notion d’action de la peinture italienne, et sert de ferment
à la représentation du lien social75. En effet, Riegl décrit l’art de peindre aux
Pays-Bas au XVIIe siècle comme un « art de l’attention » (Kunst der Aufmerksamkeit)
qui ramène le sujet à une « activité immobile, mais non passive », puisqu’en

74 A. Riegl, Le Portrait de groupe hollandais, op. cit., p. 344.


75 Margaret Olin, « Forms of Respect. Alois Riegl’s Concept of Attentiveness », in Art
Bulletin, no 71, 1989, pp. 285-299.

424 Postface
observant attentivement, le spectateur va vers les choses et porte son regard vers
elles. Olin souligne comment, pour Riegl, l’attention n’a pourtant pas qu’une valeur
épistémologique, qui ne viserait que les objets, mais donne lieu à une véritable
« éthique de l’attention », dès lors que pour Riegl, le regard qui s’abstient d’agir
indique l’« égard » que l’on a pour autrui. Dans la plupart des portraits de groupe
analysés par Riegl, il en va d’une construction finement calculée des regards, qui
se croisent et se recroisent, quand ils ne sortent pas carrément du tableau, pour
venir interpeller directement le spectateur. Dans l’expérience esthétique, il en
irait déjà d’une expérience éthique où se joue la possibilité d’une reconnaissance
réciproque, car comme le rappelle Olin, le mot « respect » est bien dérivé du verbe
latin respicere, autrement dit « répondre du regard »76. La peinture hollandaise
du XVIIe siècle serait donc le témoin d’une « subjectivation » progressive, où l’égard
mutuel passe par une réévaluation du regard impassible, et en ce sens, la leçon
d’anatomie du docteur Tulp serait avant tout une démonstration s’adressant aux yeux.
Si cet aspect est indéniablement présent chez Riegl, d’autres éléments
viennent cependant brouiller une telle lecture. Tout en relevant le fait que chez
Rembrandt, la technique du chiaroscuro est employée afin de briser l’unité haptique
des objets, au profit de relations visibles uniquement pour l’œil, Riegl souligne
également que la dimension tactile demeure toutefois irréductible et continue
d’agir pour ainsi dire en sous-main, ce qui devient particulièrement évident dans
la Leçon d’anatomie. Car après tout, ce sont bien des chirurgiens qui sont ici
formés à leur art, autrement dit des « ouvriers de la main » (du grec cheir-ourgos).
Un médecin qui ne se serait contenté que de regarder – le célèbre chirurgien
Lanfranco de Milan insistait déjà là-dessus au XIIIe siècle – ne sera jamais un bon
médecin, l’apprentissage se fait en mettant « la main à la pâte ». L’idée d’autopsie
en découle : les manuels de médecine galénienne ne suffisent pas ; il faut voir de
ses « propres yeux ».
Dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Walter
Benjamin se sert des distinctions de Riegl pour sa théorie de l’attention. Pour
la perception tactile, écrit Benjamin, « il n’existe, en effet, aucun équivalent à ce
qu’est la contemplation dans l’orde visuel. La réception tactile s’effectue moins
par la voie d’attention que par la voie d’accoutumance77 ». Il s’agirait donc d’un
mode semi-automatique, habitualisé, par lequel les mains font leur travail sans
que l’on ait à leur prêter attention, une sorte d’efficacité distraite, sans que cela
devienne pourtant un simple réflexe. (Que dirait Benjamin aujourd’hui, s’il voyait
tous ces lecteurs plongés dans la lecture de leurs tablettes électroniques et qui,
de temps en temps, font glisser leur main sur la surface pour passer à la page
suivante ? Y aurait-il vu une façon simplement différente de feuilleter un livre ou

76 Ibid., p. 291.
77 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [1936],
op. cit., p. 312.

425
125. Andreas Vesalius, De humani corporis fabrica libri septem, Johannes Oporinus (éd.), Bâle, 1543, frontispice.

426 Postface
bien aurait-il considéré que les appareils sont en train d’inaugurer de nouvelles
formes de perception tactile, et avec elles tout un répertoire de gestes inédits ?)
Mais revenons au tableau de Rembrandt et à la scène qu’il nous donne
à voir. Tandis qu’un des médecins en formation se penche donc en avant pour
regarder attentivement l’autopsie en cours (avec von Hildebrand, on peut parler
d’un regard rapproché), son voisin lève le regard vers le livre installé au fond, au
pied de la civière sur laquelle est étendu le cadavre (on pourrait parler d’un regard
éloigné). L’ouvrage est des plus célèbres : il s’agit du De humani corporis fabrica de
Vésale de 1543, et plus exactement de la page montrant justement les tendons du
bras d’un cadavre à moitié écorché que Vésale actionne d’une main, tandis que de
l’autre, il indique la flexion des doigts qu’elle provoque. Les gestes sont parfaite-
ment assurés, et presque nonchalants, puisque Vésale ne prend pas même soin de
les contrôler : son regard vient directement chercher celui du spectateur (fig. 125).
Deux tactiques du tactile, si on veut : dans le premier cas, il s’agit de
qualités objectives, d’une mécanique dont il faut s’assurer, dans le second, la main
n’est pas touchée, mais touchante, comme dirait Merleau-Ponty : elle n’est pas la
main actionnée par réflexe, mais par une exploration vivante, en chair et en os.
Dans l’œuvre de Rembrandt, la position du spectateur est redoublée à l’intérieur
du tableau, puisque les deux médecins penchés au-dessus de la tête du cadavre
symbolisent ce va-et-vient entre un regard proximal, attentif aux gestes du docteur
Tulp, et un regard de contemplation qui compare ceux-ci avec les gestes mis en
scène par Vésale, un va-et-vient pour ainsi dire entre une vision exploratoire et
une vision de vérification. Quant au docteur Nicolaes Tulp lui-même, son regard
s’adresse à la rangée de spectateurs installés en face, tandis que son scalpel conti-
nue l’exploration du cadavre.
Avec cette Leçon d’anatomie à laquelle Riegl s’intéresse, un an après
avoir publié L’Industrie d’art romaine tardive, on comprend peut-être un peu mieux
pourquoi le destin de l’optique et de l’haptique est résolument inextricable, et
pourquoi toute aut-opsie est aussi toujours – comme le voulait Herder – inévita-
blement une aut-hapsie.

30 décembre 2013

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