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3’:HIKLSE=WU[YUV:?k@o@b@j@a";
ÉDITIONS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE
ET FINANCIÈRE DE LA FRANCE

294 p., 29 € 504 p., 39 € 302 p., 28 €


ISBN : 978-2-11-129385-4 ISBN : 978-2-11-129386-1 ISBN : 978-2-11-129381-6
Epub : 9,99 € Epub : 12,99 € Epub : 9,99 €

Les références de l’histoire économique

330 p., 35 € 269 p., 29 € 512 p., 39 €


ISBN : 978-2-11-129387-8 ISBN : 978-2-11-129396-0 ISBN : 978-2-11-129382-3
Epub : 9,99 € Epub : 12,99 €

http://www.economie.gouv.fr/igpde-editions-publications
Vente en librairie (diffuseur Lextenso éditions)
L’édito / 3
www.histoire.presse.fr
 evue mensuelle créée en 1978,
R
éditée par Sophia Publications
8, rue d’Aboukir, 75002 Paris, tél. : 01 70 98 19 19
Président-directeurgénéral
etdirecteurdelapublication:Thierry Verret (19 02)
Directeuréditorial:Maurice Szafran (19 03)

Les guerriers de
Directeurdélégué:Jean-Claude Rossignol (19 09)
Conceptiongraphique:Dominique Pasquet
ABONNEMENTS
Tarif France : 1 an, 12 nos : 65 €
1 an, 12 nos + 4 nos Collections de L’Histoire : 85 €

la fin des temps


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Latéral, 45390 Puiseaux, tél. : 02 38 33 42 88
RÉDACTION,DOCUMENTATION,RÉALISATION
n renouant avec une lecture sur les positions de Daech sur l’Eu-
Tél.:01 70 98 19 19 - Fax: 01 70 98 19 70 apocalyptique, celle des guer- phrate (Raqqa). Peut-on la gagner ?
Courrielrédaction:courrier@histoire.presse.fr
Directricedelarédaction:
riers par qui adviendra, après Elle suppose en tout cas la coordina-
Valérie Hannin (19 49) un carnage innombrable, le tion (encore bien mal assurée) des
Assistanteetcoordinatricedelarédaction:
Claire Wallet (19 51) triomphe de l’islam prélude à forces internationales contre un État
Conseillersdeladirection:Michel Winock,
Jean-Noël Jeanneney
la fin des temps, les djihadistes islamique autoproclamé qui prétend
Rédactriceenchef:Héloïse Kolebka (19 50) qui ont ensanglanté Paris le 13 no- abolir toutes les traces d’un passé colo-
Rédactriceenchefadjointeresponsable
desCollections:Géraldine Soudri (19 52) vembre nous lancent un double défi. nial (les frontières), religieux (les chré-
Secrétairegénéralderédaction : Celui de comprendre d’abord. Ga- tiens) et même artistique (Palmyre) qui
Raymond Lévêque (19 55)
assisté de Gaëtan Hallier briel Martinez-Gros, spécialiste de l’is- lui échappe. L’histoire nous prémunit
Chefsderubrique:Ariane Mathieu (19 53),
Olivier Thomas (site internet) (19 54)
lam médiéval, nous livre un décryp- contre les illusions d’une guerre courte.
Rédaction:Lucas Chabalier (19 60), tage historique du communiqué de Mais elle nous enseigne aussi que les
Huguette Meunier, Fabien Paquet
Directriceartistique:Marie Toulouze (19 57) Daech publié sur la Toile au lendemain démocraties peuvent se défendre.
Servicephoto:Jérémy Suarez (19 58)
Révision:Hélène Valay
des attentats. Qu’on ne s’y trompe pas :
COMITÉSCIENTIFIQUE derrière la médiocrité de la traduction
Pierre Assouline, Jacques Berlioz, en français, ce texte qui nous fait en-
Patrick Boucheron, Catherine Brice, Bruno Cabanes,
Pierre Chuvin, Joël Cornette, Jean-Noël Jeanneney, trer dans la tête des djihadistes nous La force d’une
Philippe Joutard, Emmanuel Laurentin,
Pap Ndiaye, Séverine Nikel, Olivier Postel-Vinay, fait pressentir la force d’une idéologie idéologie
Yves Saint-Geours, Yann Potin, Maurice Sartre, puissamment explicative, dynamique,
Laurent Theis, Annette Wieviorka,
Olivier Wieviorka, Michel Winock meurtrière et dont le lien avec l’islam puissamment
CORRESPONDANTS
Dominique Alibert, Claude Aziza,
n’est pas discutable. Gilles Kepel fait le explicative,
Antoine de Baecque, Esther Benbassa, même constat en attirant l’attention sur
Jean-Louis Biget, Françoise Briquel-Chatonnet,
Jacques Chiffoleau, Alain Dieckhoff, les œuvres d’Al-Suri et les 1 600 pages dynamique,
Jean-Luc Domenach, Hervé Duchêne, Olivier Faron,
Isabelle Heullant-Donat, Édouard Husson,
de son Appel à la résistance islamique
mondiale qui, depuis 2005, sert de ré-
meurtrière et dont
Gilles Kepel, Marc Lazar, Olivier Loubes,
Gabriel Martinez-Gros, Marie-Anne Matard-
Bonucci, Nicolas Offenstadt, Pascal Ory,
férence, parmi d’autres, aux djihadistes le lien avec l’islam
de troisième génération en France.
Michel Porret, Yann Rivière, Pierre-François Souyri,
Sylvain Venayre, Catherine Virlouvet, Nicolas Werth
Reste à ne pas confondre des crimi-
n’est pas discutable
Ontcollaboréàcenuméro
Claire-Emmanuelle Block, nels posant, le Coran à la main, avec
Pierre-Emmanuel Mesqui
FABRICATION la masse des musulmans qui, par le
Responsabledefabrication:
Christophe Perrusson (19 10)
monde, vivent leur religion autrement. L’autre guerre se joue sur le sol de
ACTIVITÉSNUMÉRIQUES Une écrasante majorité des 5 millions France, le pays d’Europe qui fournit à
Bertrand Clare (19 08)
SERVICESADMINISTRATIFSETFINANCIERS
de Français musulmans ont de l’islam Daech le plus gros contingent de com-
Responsableadministratifetfinancier: une lecture apaisée, sécularisée ; ils par- battants. Cette guerre-là relève de la
Vincent Gentric (19 18)
Comptabilité:Teddy Merle (19 15)
ticipent activement à une société ou- police, du renseignement, mais aussi
Ressourceshumaines:Agnès Cavanié (19 71) verte dont ils partagent les valeurs de de l’éducation et de la réflexion que la
MARKETINGDIRECTETABONNEMENTS
Responsabledumarketingdirect:Linda Pain (19 14) liberté et de démocratie. société est prête à faire sur elle-même.
Responsabledelagestion:Isabelle Parez (19 12) Le second défi est de combattre. En Saurons-nous résister à la tentation de
VENTESETPROMOTION
Directeur:Valéry-Sébastien Sourieau (19 11) rendant hommage aux Invalides aux l’Apocalypse ? Le christianisme aussi a
Ventesmessageries:VIP Diffusion Presse,
Frédéric Vinot (N° Vert 08 00 51 49 74)
130 victimes des attentats du 13 no- eu ses guerriers de Dieu.
DiffusionlibrairiesDIF’POP’ vembre, François Hollande a fait de L’enjeu en tout cas est clair  : com-
Tél. : 01 40 24 21 31, fax : 01 40 24 15 88
COMMUNICATION
ces victimes civiles des « morts pour la battre une idéologie meurtrière et liber-
Florence Virlois (19 21) France » (une première). Leurs enfants ticide sans renoncer aux garanties répu-
RÉGIEPUBLICITAIRE
Mediaobs seront pupilles de la nation. blicaines sur la liberté d’expression et de
44, rue Notre-Dame-des-Victoires, 75002 Paris C’est admettre que nous sommes en- religion, éduquer sans relâche, ne pas
Tél. : 01 44 88 suivi des 4 chiffres
Courriel : pnom@mediaobs.com trés dans la guerre. Guerre en Syrie se tromper d’ennemi, pour ne pas tom-
Directeurgénéral:Corinne Rougé (93 70)
Directeurcommercial:Jean-Benoît Robert (97 78)
d’abord, celle dans laquelle la France ber dans le piège diabolique que nous
Directeurdupôle:Christian Stefani (93 79) s’est engagée en autorisant en sep- tendent les guerriers de la fin des temps.
Publicitélittéraire:Pauline Duval (01 70 37 39 75)
ResponsableWeb:Romain Couprie (89 25) tembre 2015 les frappes aériennes L’Histoire
Studio:Nicolas Niro (89 26)
Gestion:Catherine Fernandes (89 20)
mediaobs.com L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016
4/ Forum
VOUS NOUS ÉCRIVEZ

■ Alexandre le Grand ■ Attila dans les Balkans


Merci pour votre numéro Dans son article « Géopolitique
des Collections de L’Histoire Les ouvriers et d’un empire menacé » (n° 416),
« Le Proche Orient, de Sumer Giusto Traina évoque p. 50 un
à Daech » riche en informations le communisme campement d’Attila dans les
historiques, proches et Balkans, présenté « comme une

P
lointaines. Vos articles sont armi les portraits véritable capitale de son empire
une source de réflexion dressés dans votre éphémère ». S’agit-il de Narona,
indispensable pour tenter dossier « Commu- comme pourrait le suggérer
de comprendre le chaos. nistes, pourquoi ils y ont l’illustration de la page 44 ?
Ils m’incitent à chercher cru » (n° 417), il manque Laurent Miclot
d’autres informations, en celui d’un militant ou-
particulier sur les Peuples vrier de la base, militant La réponse de Giusto Traina :
de la Mer, l’histoire de la aussi à la CGT, qui n’au- Il ne s’agit pas de Narona. Son
péninsule arabique. rait pas connu la noto- emplacement dans les Balkans
Comme je suis une « fan » riété d’un Thorez ! centraux n’a pas été identifié
d’Alexandre le Grand, Il est dit page 35 que « le avec certitude.
je me dis (avec naïveté) que groupe parlementaire est
le monde eût été changé composé de 37 % d’ouvriers ». Il s’agit des déclara- PRÉCISIONS
s’il avait étendu son empire tions faites par les intéressés. S’il est vrai que la ma- > Dans la rubrique « On va
en parler » du numéro 418, il est dit
dans la péninsule arabique, jorité d’entre eux ont été ouvriers, souvent peu de
p. 6 qu’il y a eu 250 000 morts civils
qui aurait alors été pénétrée temps d’ailleurs, ils ne le sont plus et sont perma- en France pendant la Seconde
par la culture hellénique. nents du Parti ou d’une organisation de sa mou- Guerre mondiale. Ceux-ci l’ont
Il est étrange de penser que vance. Depuis parfois longtemps. Cela me rappelle été par « faits de guerre »
des nomades guerriers la remarque que fit Pierre Bérégovoy en 1981 lors (bombardements, etc.) et il faudrait
(les Indo-Européens ou les de la campagne électorale : « Il m’énerve Marchais leur ajouter la surmortalité par
Arabes) sont dans les mêmes en se prétendant ouvrier, moi j’ai été ouvrier plus famine lente, malheureusement
logiques de conquête, de longtemps que lui, ça fait combien de temps qu’il n’a très difficile à chiffrer.
dévastation et de volonté de pas touché une machine ? » > Dans l’encadré p. 7, consacré
suprématie sur les sédentaires. Si une partie de la classe ouvrière s’est reconnue au vote des pleins pouvoirs à Pétain
Enfin, ce n’est qu’un avis de dans le Parti communiste, une autre partie a résisté par la Chambre du Front populaire,
non-spécialiste. à l’attraction du PC. Deux pôles peuvent être iden- les parlementaires montés
Merci aux historiens de nous tifiés. L’un autour de FO et de quelques bastions sur le Massilia entendaient avant
tout garder leur liberté d’action
aider à éclairer nos cavernes. SFIO, l’autre autour de la CFTC devenue CFDT en
face à la déferlante allemande.
Corinne Jeanson 1964 et animé, en particulier, par des anciens de Tous, loin de là, ne songeaient pas,
la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne). L’histoire sans l’exclure totalement, à mettre
de cette résistance reste à faire. Dans ces milieux, sur pied un gouvernement en exil.
de nombreux militants autodidactes ont été plus La plupart étaient hésitants
clairvoyants que d’éminents intellectuels, philo- sur la conduite à tenir, tout en
sophes, historiens ou autres. étant opposés à l’armistice.
Jean-Louis Piednoir
Chers abonnés,

Nous préparons pour début La réponse de la rédaction :


La rédaction de L’Histoire est respon-
2016 un nouveau site Notre lecteur a raison. Il n’est pas douteux sable des titres, intertitres, textes de
présentation, encadrés, notes, illustra-
internet. D’ici là, il est que nombre d’ouvriers ont résisté à l’illusion tions et légendes. La loi du 11 mars
possible que certains communiste, et souvent mieux que les 1957 interdit les copies ou reproduc-
tions destinées à une utilisation collec-
d’entre vous rencontrent intellectuels. Mais notre dossier traitait tive. Toute représentation ou reproduc-
des difficultés pour du contraire : comment le système et l’idéologie
tion intégrale ou partielle, faite sans le
consentement de l’auteur ou de ses
consulter les archives. Nous ayants droit ou ayants cause, est illicite (article
vous prions d’accepter nos communistes avaient-ils pu séduire tant de gens, L.122-4 du Code de propriété intellectuelle). Toute
copie doit avoir l’accord du Centre français de droit
excuses pour ces alors que, dès les années 1930, qui voulait savoir de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins,
75006 Paris. Tél. : 01 44 07 47 70. Fax : 01 46 34 67
désagréments. En cas de pouvait connaître les réalités de l’URSS ? Une 19). L’éditeur s’autorise à refuser toute insertion qui
blocage, merci de le attitude plus globale de l’ensemble des attitudes semblerait contraire aux intérêts moraux ou maté-
riels de la publication. Les nom, prénom(s) et adresse
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Dépôt légal décembre 2015.
et votre fidélité. la rédaction se réserve le droit de ne publier que © 2015 Sophia Publications.
Imprimerie G. Canale & C., Via Liguria 24,
des extraits des lettres sélectionnées. 10071 Borgaro (TO), Italie.
Imprimé en Italie. Printed in Italy.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


Actuellement en kiosque

histoire.presse.fr

● Ici commence l’histoire ● Et le Proche-Orient devint arabe ● Naissance des chiites


● Vivait-on mieux sous les Ottomans ? ● 1916-1920, le grand partage ● Ce qui a
changé avec Israël ● Le tournant de l’année 1979 ● Géopolitique du chaos
Avec Hamit Bozarslan, Françoise Briquel-Chatonnet, Alain Dieckoff, Jean-Pierre Filiu,
Philip Golub, Henry Laurens, Vincent Lemire, Julien Loiseau, Gabriel Martinez-Gros,
Sabrina Mervin, Matthieu Rey, Olivier Roy, Maurice Sartre

Et en kiosque le 7 janvier
Des Phéniciens à la révolution de Jasmin
CARTHAGE – TUNIS
6/ On va en parler

Exclusif

Quoi de neuf à Verdun ?

L
e 21  février 1916, à 7 h 15 tecture Brochet Lajus Pueyo
du matin, l’attaque alle- pour le bâtiment et de l’agence
mande sur Verdun marque Le Conte-Noirot pour la scéno-
le début de la terrible bataille. graphie. C’est donc un mémo-
Pendant les dix premières rial tout neuf qui rouvre sym-
heures, plus de 1 million d’obus boliquement le 21 février 2016,
de tous calibres sont tirés. Du pour le centenaire du début de
jamais-vu. Suivent trois cents la bataille.
jours, trois cents nuits de feu Centré sur la figure du soldat,
et de sang où sont tués ou bles- le parcours repensé décrit l’ex-
sés 362 000  soldats français et périence combattante. Mais la
337 000 allemands. nouveauté est qu’on évoque
Verdun, zone martyre, a dès aussi les Allemands. Et qu’aux
la fin de la guerre attiré des pièces traditionnelles, objets
visiteurs, individuels ou en quotidiens, archives, dessins de
groupes, notamment scolaires. ■ Objets de soldat : soldats (plus de 8 000  pièces),
En 1967, un mémorial a été casque allemand, briquet et casquette française. s’ajoutent toutes les ressources
édifié, au cœur du champ de des spectacles audiovisuels et
bataille, sous l’égide de l’écrivain combattant Maurice des bornes multimédia. De quoi renouveler la curiosité
Genevoix, l’auteur de Ceux de 14, qui présidait alors le des visiteurs et élèves venus de partout qui se retrouve-
Comité national du souvenir de Verdun (cf. Laurence ront dans la peau des soldats sur le champ de bataille ou
Campa, L’Histoire n°  383). Édifié sur la commune de même à l’arrière, en permission.
Fleury-devant-Douaumont (Meuse), le bâtiment a bien- Tout au long de cette année commémorative, des ma-
tôt été rendu trop petit par l’afflux. Deux années ont nifestations se succéderont, expositions, conférences,
été nécessaires pour mener à bien les travaux d’agran- sous l’impulsion du conseil scientifique présidé par
dissement (1 900  m2 supplémentaires, dont deux ailes Antoine Prost.
ajoutées) et de rénovation, œuvre de l’agence d’archi- Renseignements : www.verdun2016.centenaire.org

Aztèque Souvenir débourser la somme de Erdogan


Râtelier à crânes Marx payant 4 livres, environ 5,50 euros. Nouveau sultan ?
Pour son futur musée Le 15 mars sera le seul Un mauvais coup pour Après sa victoire électorale
du chocolat, un homme jour de l’année où l’accès ses admirateurs qui du 1er novembre 2015,
d’affaires avait acheté une à la tombe de Karl Marx, ne décolèrent pas de voir Recep Tayyip Erdogan,
vieille maison à Mexico. au cimetière londonien le pourfendeur du président de la république
Les travaux ont mis au jour de Highgate, sera gratuit. capitalisme traité comme de Turquie, est allé prier à
le Huey Tzompantli, le plus Les autres jours, il faudra une vulgaire marchandise. la mosquée d’Eyüp, au fond
grand « râtelier à crânes » de la Corne d’Or. Un choix
aztèque, daté entre 1488 symbolique car c’est là
et 1502, connu jusqu’ici que, juste avant de monter
par les seuls écrits sur le trône, les sultans
d’un missionnaire espagnol se rendaient pour ceindre
MÉMORIAL DE VERDUN, DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY/AKG

(cf. ci-contre). Long l’épée d’Osman, fondateur


de 36 mètres, large de de la dynastie ottomane.
12 mètres, il devait compter
des milliers de têtes Mons
dépecées et enfilées sur L’arme de Verlaine
des perches transversales. Le revolver avec lequel
Une vision qui avait terrifié le poète tira sur son ami
Hernan Cortes entrant Arthur Rimbaud le 10 juillet
en 1519 à Tenochtitlan. Les 1873 est visible pour
travaux étant à la charge la première fois dans
du propriétaire, selon la loi l’exposition qui se tient
mexicaine, les amateurs de à Mons, jusqu’au
chocolat attendront un peu 24 janvier, intitulée
leur musée. ■ Autel sacrificiel et râtelier à crânes aztèques (xvie siècle). « Verlaine, cellule 252 ».

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 7

ADN services britanniques. On Exclusif


C’était bien Nicolas II apprend en particulier que
Demandées par l’Église c’est l’un d’eux, Kim Philby,
orthodoxe, les analyses que l’on envoya rencontrer La fabrique visuelle
ADN ont confirmé Konstantin Volkov,
l’authenticité des restes vice-consul à Istanbul, qui du passé
du tsar Nicolas II et de proposait de révéler le nom

C
son épouse Alexandra, de deux espions soviétiques. omment se représente-t-on le passé   ?
exhumés d’une fosse Sans doute trahi, Volkov Qu’est-ce qui nourrit l’imaginaire du des-
commune dans l’Oural fut rapatrié à Moscou et sinateur de bandes dessinées au moment
en 1991. Authenticité plus personne n’entendit de tracer son trait  ? C’est ce moment de créa-
reconnue par le parler de lui. tion qu’Adrien Genoudet, doctorant à l’IHTP, sou-
gouvernement en 1998. Les haite analyser en historien. Avec Vincent Marie et
échantillons correspondent Monnaiesromaines Pierre-Laurent Daurès, il multiplie les initiatives
en effet au sang prélevé sur Un trésor en Suisse autour de cette « fabrique visuelle du passé » : ani-
la dernière chemise du tsar. Un maraîcher d’Ueken mation d’un séminaire à la BNF et fondation de la
(Suisse) a découvert dans collection « Graphein » aux éditions Le Manuscrit.
Canae son champ un trésor inviolé C’est d’ailleurs chez cette dernière qu’il a publié
La possibilité depuis dix-sept siècles et son premier essai, Dessiner l’histoire. Pour une
d’une île constitué de 4 166 pièces histoire visuelle. Avec Impasse des Acacias, un
La péninsule de Bademlin de monnaie, soit 15 kilos documentaire expérimental sur le deuil de son
(Turquie) aurait été une île : de bronze, très bien grand-père, Adrien Genoudet s’est aussi person-
des archéologues allemands conservées. Les frappes nellement confronté à de nouvelles formes d’écri-
l’ont identifiée comme étant vont de l’empereur Aurélien ture du passé. Il tourne actuellement un second
l’île de Canae, où se déroula à Maximien. Les dernières film où il suit l’artiste Séra dans sa réalisation du
la bataille des Arginuses, datant de 294, les premier mémorial à Phnom Penh aux victimes de
lors de la guerre du archéologues en déduisent la tragédie cambodgienne.
Péloponnèse entre Sparte et que le thésauriseur les a
Athènes à la fin du ve siècle enterrées peu après cette
av. J.-C. Elle est désormais date. L’enquête commence.
rattachée au continent.
Sculpture
Corée La doyenne des
Manuels sous œuvres d’art
contrôle La plus vieille statue de bois
Mécontente des livres retrouvée à ce jour serait un
actuels « trop à gauche » totem de plus de 5 mètres
et surtout trop critiques de haut à l’origine, l’idole de
à l’égard de son père Park Shigir, déterrée dans une
Chung-hee, président- tourbière de l’Oural russe.
dictateur de la Corée du Les spécialistes viennent de
Sud de 1961 à 1979, la la dater de 9000 av. J.-C.
présidente Park Geun-hye
veut faire rédiger de Peinture
nouveaux manuels Derrière le vieillard,
d’histoire sous contrôle de un jeune homme
son propre gouvernement. C’est au Getty Conservation
Une mesure qui indigne Institute de Los Angeles
l’opposition et les que des chercheurs ont
professeurs d’histoire. découvert, grâce à la
fluorescence à rayons X,
Espionnage un beau jeune homme
Philby déclassifié inconnu peint vers 1640 par
Des documents déclassifiés Rembrandt sous son chef-
mettent en lumière d’œuvre Le Vieil Homme
plusieurs erreurs du en costume militaire. Ce
renseignement britannique procédé fait apparaître non
à propos du « Cambridge seulement le dessin mais
Five », ces cinq taupes aussi les couleurs, dont
recrutées à l’université par le vert olive somptueux
l’URSS et qui occupèrent de la cape du mystérieux
des responsabilités dans les jeune homme.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


8/ On va en parler

La vie de l’édition Les gens

L’Europe en ligne Christophe Boltanski et fois, un civil, Pierre


Mise en ligne ce mois de janvier Emmanuelle Loyer Laugeay (photo),
de l’Encyclopédie pour une histoire PrixFemina prend la tête de cet
nouvelle de l’Europe, portée par L’écrivain pour La organisme, qui re-
le laboratoire d’excellence Écrire Cache (Stock), sur groupe les archives
une histoire nouvelle de l’Europe créé fond de Seconde des différentes ar-
en 2012. Destinée aux chercheurs Guerre mondiale mées. Cet administrateur civil du
comme au grand public, elle propose à Odessa  ; l’his- ministère de la Défense dirigeait
des approches transversales de l’histoire torienne (photo) auparavant la sous-direction des
du genre, des guerres, de l’art, des pour sa belle bio- bureaux des cabinets.
circulations et réseaux, des grandes graphie de Claude Lévi-Strauss
idéologies et débats politiques. (Flammarion) qui raconte à la Jean-Pierre Bois
Un projet ambitieux qui mobilise fois l’homme et le savant. PrixduLivred’histoiredeVerdun
de nombreux spécialistes parmi lesquels Le prix Mondes en guerre,
Yannick Ripa, Andrea Martignoni Jean-Paul Demoule mondes en paix a été décerné
ou encore Élisabeth Crouzet-Pavan : PrixRoger-Caillois à Jean-Pierre Bois pour son La
600 articles en ligne d’ici 2019. Professeur de protohistoire euro- Fayette (Perrin).
www.ehne.fr. péenne à l’université de Paris-I,
Jean-Paul Demoule est honoré Olivier Compagnon
Alain Corbin en Bouquins pour Mais où sont passés les Indo- Directeurdel’IHEAL
La collection de Robert-Laffont Européens ? Le mythe d’origine de Professeur à l’uni-
réunit les principaux ouvrages l’Occident (Seuil, 2014, cf. L’His- versité Sorbonne-
d’Alain Corbin, dont Le Miasme et toire n°408). Nouvelle-Paris-III,
la Jonquille, Le Village des cannibales, spécialiste des rap-
Le Monde retrouvé de Louis-François Edmond Dziembowski ports entre l’Amé-
Pinagot. Déjà un classique. PrixChateaubriand r ique latine et
La Guerre de Sept Ans, 1756-1763 l’Europe, Olivier Compagnon
La Documentation française a 70 ans (Perrin, 2015) d’Edmond Dziem- (photo) a été élu directeur de
Conçue à la Libération pour bowski revient sur le conflit, né l’Institut des hautes études de
l’information des services publics, de la rivalité franco-britannique l’Amérique latine, où il succède à
la Documentation française, fondée en Amérique du Nord, et qui Sébastien Velut. Il a écrit L’Adieu
par Jean-Louis Crémieux-Brilhac, s’étendit à la Prusse, à l’Autriche à l’Europe. L’Amérique latine et la
est devenue un outil à disposition et à la Russie. Le « premier conflit Grande Guerre (Fayard, 2013).
d’un public beaucoup plus large. mondial ». Ludovic Houplain
Le livre La Documentation française : Shoahetcinéma
70 ans retrace ces décennies et Alexandre Fontaine
les grands enjeux du débat public PrixLouis-Cros Le graphiste et réalisateur Ludo-
(La Documentation française, 2015). Remis par l’Académie des vic Houplain prépare un film mi-
sciences morales et politiques, réel mi-animé sur l’histoire de la
ce prix récompense l’historien Shoah, d’après un scénario de
La perle de Clio suisse Alexandre Fontaine pour Marc Dugain, qui fera aussi l’ob-
Aux heures suisses de l’école ré- jet d’un livre.
Jean Zay, ministre de publicaine (Demopolis, 2015).
Serge Bromberg
Léon Blum Il pointe l’influence du système
éducatif suisse sur Edgar Qui- Al’ECPAD
On a connu Vincent Noce plus inspiré net, qui s’était réfugié à Bruxelles Serge Bromberg a été nommé
FRANÇOIS GUILLOT/AFP. DOMINIQUE VIOL A/SHD. DR

que lorsqu’il écrit dans Le Journal des après le coup d’État de 1851 puis président du conseil d’adminis-
arts du 3 juillet 2015, à propos de Jean à Montreux. tration de l’Établissement de
Zay : « le portefeuille de l’Éducation que communication et de produc-
lui confie Jaurès en 1936 ». Pierre Laugeay tion audiovisuelle de la défense
Jean Jaurès ayant été assassiné le UncivilauSHD (ECPAD). Fondateur de la société
31  juillet 1914 à Paris, c’est bien Révolution au Service historique Lobster Films, spécialisée dans la
Léon Blum, président du Conseil des de la défense (SHD), installé au collection et la conservation de
ministres du gouvernement du Front château de Vincennes, et qui dé- films du patrimoine cinémato-
populaire, qui confie à Jean Zay le pend de la Direction de la mé- graphique mondial, Serge Brom-
ministère de l’Éducation nationale le moire, du patrimoine et des ar- berg a rassemblé et sauvé plus de
4 juin 1936. chives (DMPA) : pour la première 40 000 titres rares et précieux.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/9

Métro Hommage
Une station
Commune-de-Paris
Telle est la demande
Le récit vivant
formulée par l’association
Les Amies et amis de la
Commune de Paris 1871
Matthieu Giroud
Victime du
13 novembre
des dernières
dans la perspective des
travaux du Grand Paris. Ancien élève de décennies
de la Rome
Plusieurs historiens figurent l’École normale
dans les signataires supérieure
de cet appel, dont Claude de Lyon,
Gauvard, Christophe
Charle, ou la philosophe
Elisabeth Badinter.
le géographe
Matthieu
Giroud (photo), qui
impériale
enseignait à l’université
Buste Paris-est-Marne-la-Vallée,
Hitler encombrant a été assassiné le
13 novembre au Bataclan.
Son domaine était la
géographie urbaine,
en particulier les mobilités
spatiales, la gentrification
et le développement.
Hans Mommsen
L’Allemagne au cœur
Mort le 5 novembre à
85 ans, arrière-petit-fils du
■ Ce buste de Hitler signé Josef
grand historien de Rome
Thorak date de 1942. Theodor Mommsen, Hans
Mommsen était spécialiste
C’est dans le jardin intérieur de la république de Weimar
du musée de Gdansk et de l’Allemagne nazie.
(Pologne) que des ouvriers Il défendait notamment
ont trouvé par hasard des thèses fonctionnalistes,
un buste de Hitler enfoui récusant l’idée que
avec soin. Daté de 1942 Hitler aurait décidé
et signé de Josef Thorak, l’extermination des
un des sculpteurs officiels juifs avant même son
du IIIe Reich, il n’était pas arrivée au pouvoir.
répertorié. La question
se pose aujourd’hui Jean-Paul Bertaud
de savoir qu’en faire. Historien de l’armée
Mort le 21 novembre
TIM STEWART NEWS/REX SHUTTERSTOCK/SIPA. ADAM WARSAWA/PAP/AFP

Prix à 80 ans, le moderniste


Éternelle jeunesse Jean-Paul Bertaud était
Récemment fondé, professeur honoraire
le prix Françoise-Tétard à l’université Paris-I-
récompensera en juin Panthéon-Sorbonne. Né
deux chercheurs travaillant d’un père vendéen et d’une
sur l’histoire de la jeunesse mère bretonne, grandi dans
populaire ou de l’enfance/ le souvenir des chouans,
adolescence « marginale ce fervent républicain pour
ou marginalisée ». qui l’histoire militaire de « Passionnant. »
Les manuscrits sont à la Révolution et de l’Empire L’ Histoire
envoyer avant le 31 janvier n’avait plus de secret,
(renseignements : collaborait régulièrement
prix.francoisetetard à notre revue L’Histoire.
@orange.fr). Les deux
auteurs sélectionnés seront @
Retrouvez plus
d’informations sur
SEUIL
aidés pour la publication. www.histoire.presse.fr

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


10 / Sommaire
ACTUALITÉS DOSSIER

L’ÉDITO
3 Les guerriers de
la fin du monde
FORUM
Vous nous écrivez
4 Les ouvriers et le communisme
ON VA EN PARLER
Exclusif
Quoi de neuf à Verdun ?
6
ÉVÉNEMENT





Attentats de Paris
12 Portrait historique des
djihadistes
Par Gabriel Martinez-Groz,
Jean-Pierre Filiu,
Pierre-François Souyri,

28 La révolution
Maurice Sartre,
Vincent Lemire

ACTUALITÉ
Édition
2 Qui a inventé le devoir de
2
mémoire ?
gothique
Par Sébastien Ledoux
30 De l’art français à l’expansion européenne
I ndépendantisme Entretien avec Jean Wirth
24 L’inflammation catalane
Par Benoît Pellistrandi
Sens, le prototype
Par Bernard Brousse
PORTRAIT Carte : à la conquête de l’Europe

REUTERS. TONI SCHNEIDERS/INTERFOTO/L A COLLECTION


Mathias Énard Métamorphoses de Strasbourg
26 La perfection du dire Par Bruno Calvès, photographies commentées par Cécile Dupeux
Par Philippe-Jean Catinchi
42 Villard de Honnecourt : un album d’architecte
Par Jean Wirth

LA LETTRE DE L’HISTOIRE 44 Tout commence à Saint-Denis


artes, débats, expositions : pour
C Par Dominique Alibert
recevoir les dernières actualités de
l’histoire abonnez-vous gratuitement à 48 Le gothique à la maison
LaLettredeL’Histoire
 ttp://newsletters.sophiapublications.fr
h Par Térence Le Deschault de Monredon
52 XIXe siècle. Viollet-le-Duc remet
le Moyen Age à la mode
COUVERTURE : Vue en contre-plongée du Par Jean-Michel Leniaud
chœur de la chapelle haute de la Sainte-Chapelle
édifiée au xiiie siècle à Paris (Manuel Cohen).
RETROUVEZ PAGE 97 les Privilèges abonnés
ABONNEZ-VOUS PAGE 93
Ce numéro comporte quatre encarts jetés :
La Recherche (abonnés), L’Histoire (deux encarts
kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse)
et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
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L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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/ 11

L’ATELIER DES CHERCHEURS GUIDE

LIVRES
76 Foucault en majesté
Par Philippe Artières

78 La sélection de « L’Histoire »
Bande dessinée
83 Une tragédie syrienne
Par Pascal Ory

Classique
85 « Le Monde du travail
en France, 1800 -1950 »
d’Alain Dewerpe
Par François Jarrige

Revues
86 La sélection de « L’Histoire »
56 La famine en Irlande SORTIES
Par Géraldine Vaughan
Expositions
88 Lorsque le « Soleil » s’éteint
à Versailles
Par Joël Cornette

90 Les Celtes de Sa Majesté au


British Museum
Par Laurent Olivier

91 Darwin à la Cité des sciences et


de l’industrie
MARY EVANS/RUE DES ARCHIVES. PARIS, MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET. PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMAN IMAGES

92 A votre santé ! au musée de


Bretagne
Par Didier Nourrisson

Cinéma
94 « La Montagne magique »
d’Anca Damian
Par Antoine de Baecque
62 La haine révolutionnaire Médias
Par Ran Halévi 95 « Wolf Hall, dans l’ombre des
Tudors » de Peter Kosminsky
Théâtre
96 « Ça ira (1). Fin de Louis »
de Joël Pommerat
à Villeurbanne
Par Philippe-Jean Catinchi

CARTE BLANCHE
98 Aragon sans passion
Par Pierre Assouline

France Culture
Vendredi 18 décembre à 9 h 05
dans l’émission
« La Fabrique de l’histoire »
d’Emmanuel Laurentin, retrouvez la
68 « La naissance du monde » séquence « La Fabrique mondiale de
l’histoire ». En partenariat avec L’Histoire
Par Serge Gruzinski

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


12 / Événement

PORTRAIT
HISTORIQUE DES
DJIHADISTES
Sur les attentats qui ont frappé Paris le 13 novembre 2015, les historiens peuvent
apporter un éclairage précieux. D’où viennent les djihadistes français ?
Comment comprendre la force d’une idéologie capable d’un tel recrutement
international ? Comment Daech s’est-il implanté ? Éléments de réponse.
Par Gabriel Martinez-Gros, Jean-Pierre Filiu, Pierre-François Souyri, Maurice Sartre, Vincent Lemire

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 13

Daech, dans le texte


Le 14 novembre 2015, l’État islamique revendiquait sur Internet
les attentats qui avaient frappé Paris et Saint-Denis la veille.
Le communiqué, écrit en arabe et traduit en français,
renseigne sur l’univers mental et l’idéologie des djihadistes.
Par Gabriel Martinez-Gros

P
our la première fois, contemporains le paradigme de relève de la guerre, le second
beaucoup de Français cette situation médinoise, Paris de la sexualité. Ils viennent en
ont été amenés à lire di- et la France sont assimilés aux effet de deux lexiques diffé-
rectement, sans les édul- juifs que leurs fortifications rents : celui des Frères musul-
corations que leur apportent les n’ont pas protégés. Les hypo- mans dès les années 1930 pour
dépêches d’agence, un commu- crites, pour qui le châtiment des « croisé » – le mot n’apparaît ja-
niqué de l’État islamique « sur infidèles doit servir d’exemple, mais dans les chroniques médié-
L’AUTEUR l’attaque bénie de Paris contre la seraient alors les puissances vales où le terme « Francs » porte
Professeur France croisée  », posté sur sunnites secrètement alliées à encore assez de barbarie pour
d’histoire Internet le 14 novembre 2015. la France contre Daech, Arabie disqualifier l’ennemi. « Salib »,
médiévale du
monde musulman
Ce qu’ils en ont compris sponta- saoudite ou Turquie, les seules « croisé », est une traduction du
à l’université nément est troublant, effrayant. que les djihadistes acceptent xxe siècle, probablement depuis
Paris-Ouest- Ce que le spécialiste peut ajouter de tenir pour musulmanes, le français.
Nanterre-La ne l’est pas moins. quoique tièdes. Les fortifica- La fornication – et l’abjection
Défense, Gabriel tions sont rares dans l’Arabie ou abomination qui lui est as-
Martinez-Gros a
notamment publié Les citations du Coran de ce temps, et les édifices juifs sociée, probablement l’homo-
Ibn Khaldun et Le texte compte quatre para- manifestent les talents tech- sexualité ici – appartient à un
les sept vies de graphes encadrés par deux ci- niques de leurs constructeurs. lexique à la fois beaucoup plus
l’Islam (Sindbad- tations coraniques. La première De même, les Français ont au- ancien, indiscutablement mé-
Actes Sud, 2006).
est tirée de la sourate LIX (59) jourd’hui des avions (dont il diéval, et beaucoup plus récent,
« Le Rassemblement », Hashr, ressuscité dans les milieux sala-
c’est le mot le plus employé pour
désigner le regroupement des
Des mots depuis fistes et djihadistes de ces der-
nières décennies. Au contraire,
humains au jour du Jugement, longtemps oubliés usé par un siècle d’anathèmes,
ce qui peut conférer à la cita- «  croisé  » semble perdre de
tion une nuance apocalyptique. regagnent une sa force. Il signifie désormais
Mais l’annonce du Jugement
dernier est presque partout pré-
force neuve simplement «  Européen  »,
« Occidental », un peu comme
sente dans le Coran. Selon l’exé- « Boche » pouvait venir sous la
gèse, cette sourate fut révélée, à est question dans les dernières plume d’un Français de 1940,
Médine, en 625, après l’expul- lignes), qui ne leur serviront pas simplement pour qualifier l’en-
sion du clan juif des Nadir. C’est plus que les fortins n’ont servi nemi « héréditaire ». Ainsi, les
d’eux et de leurs fortifications aux juifs face à ceux qui sont deux équipes de football de
qu’il est ici question, et de leurs entrés dans le combat de Dieu. France et d’Allemagne sont
soutiens discrets parmi les hypo- qualifiées de « croisées » – l’Al-
crites, c’est-à-dire les Médinois L’ennemi lemagne n’a bien sûr jamais
« Dabiq » en apparence soumis à l’autorité La cible est Paris, capitale de engagé d’opération militaire
Photographie non de Mahomet, mais qui lui étaient « l’Europe croisée fornicatrice » contre l’État islamique, ni plus
datée d’Abdelhamid en fait sourdement hostiles. –  plus précisément peut-être généralement au Moyen-Orient
Abaaoud sur Dabiq,
Cette interprétation plus poli- que « perverse », le mot (‘ahr) depuis 1945.
le magazine en ligne
de l’État islamique. tique du choix de la sourate est est mentionné deux fois aux Les mots médiévaux, depuis
Il comptait parmi confortée par la citation finale premier et au troisième para- longtemps oubliés, ont rega-
REUTERS. DR

les djihadistes qui (LXIII, 8) où il est de nouveau graphe. « Croisée » et « forni- gné dans la longue occultation
ont attaqué Paris le question des hypocrites. Si l’on catrice  » dessinent une figure moderne du xixe-xxe siècle une
13 novembre 2015. s’efforce de transcrire en termes divergente. Le premier terme force neuve. Ainsi du

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


14 / Événement

terme mushrikin que la


traduction française rend par
« idolâtres », alors qu’il désigne
couramment les chrétiens au
Moyen Age. Depuis quelques
décennies, la guerre de l’islam
contre ses ennemis reconquiert
une langue, un lexique propre-
ment musulman, médiéval, au
détriment du lexique traduit
des langues occidentales, en-
core « tiers-mondiste », dont le
terme de « croisé » (salib) est
un bon exemple. Les ennemis
changent aussi  : autrefois les
impérialistes (c’est-à-dire l’Oc-
cident), aujourd’hui tous les in-
fidèles ou « mécréants » (kafir,
kuffar au pluriel), présents au
paragraphe 4, au paroxysme de
l’orgasme terroriste : l’explosion
des ceintures.

Le«crime»delaFrance
On ne trouvera donc bien sûr
aucune allusion aux causes ou
interprétations tiers-mondistes,
la Palestine, la colonisation et le
« ressentiment postcolonial ».
Ceux qui, en Occident, s’ef-
forcent encore de trouver dans
ces concepts une explication au
phénomène djihadiste tombent
dans un contre-sens, dans la
pleine acception du terme. Ils
prétendent s’en tenir à une his-
toire des lendemains de la co-
lonisation (en gros entre 1945
et 1980) qui est aujourd’hui ca-
duque, minuscule génération
tiers-mondiste encerclée, d’une
part, par la masse de la tradi-
tion médiévale et, d’autre part,
depuis 1980, par la génération
de la reconquête islamiste de cet
héritage ancestral.
Ainsi, la France « chevauche
à la tête des nations croi-
sées » (dans la version arabe).
Pourquoi  ? La guerre d’Algé-
rie ? Le mandat sur la Syrie ?
Qu’est-ce que cette croisade ?
Le texte donne la réponse,
dans l’ordre de gravité des of-
Notes
fenses, probablement : 1) avoir
Un communiqué sur Internet 1. Cf. La Chanson de osé insulter le Prophète (carica-
DaecharevendiquélesattentatsenpubliantsurleWeb(l’adresse Roland, « Mahomet tures de Charlie Hebdo) ; 2) se
originellenousestinconnue)uncommuniquéenfrançaisetenarabe, Apollon Tervagant ». vanter de combattre l’islam en
2. Cf. G. Martinez-Gros, France (laïcité, loi sur le voile) ;
ainsiqu’unenregistrementaudiodelaversionfrançaise,luepar « Lecture historique
ledjihadisteréunionnaisFabienClain(sonfrèreJean-Michelchante du djihadisme », 3) frapper les musulmans sur
derrière).Ici,unecaptured’écranducommuniqué,relayésurInternet. L’Histoire n° 409, la terre du califat (bombarde-
mars 2015, pp. 8-17. ments en Syrie).

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 15

MOTS CLÉS dans le sentier d’Allah » – cette


dernière expression est tou-
Calife jours associée au mot djihad et
Successeurdu
dispense de le mentionner. Car
Prophète,puis
lieutenantdeDieu si la guerre sacrée se donne des
surTerre,lecalife cibles, son but premier est d’as-
concentreen surer le jardin paradisiaque à
sapersonnetous ses martyrs. C’est pourquoi cette
lespouvoirs,qu’il guerre, qui n’a d’autre but, est
délègueauxofficiers éternelle. Les infidèles n’existent
del’empire. que pour permettre le djihad et
le martyre. D’où la formule très
Djihad médiévale encore du dernier pa-
Telquele ragraphe : Dieu « les a nourris de
définissentles
ce dont ils avaient l’amour » – le
juristesabbassides
auixesiècle,ledjihad
traducteur français a jugé né-
estl’autorisation cessaire d’ajouter « le martyre »,
donnéeparledroit ce que le texte arabe n’a pas be-
musulmanàl’Empire soin de préciser, tant l’image est
islamiquedefairela étrangère à la langue française
guerre,offensiveet et familière à l’arabe.
défensive,contreles
barbaresouinfidèles Latraduction
(kuffar)extérieursà Quelques mots encore sur la
l’empire.Autorisation
traduction française. Laissons
ouplutôtobligation:
Guerriers Miniature fatimide chiite, xie siècle. Les chiites sont de côté orthographe et syn-
laguerreestle
aujourd’hui parmi les victimes désignées du djihadisme sunnite. taxe. Pour le reste, le traducteur
premieretconstant
devoirdel’État. peine un peu, on l’a vu, à rendre
Danscecombat les nuances les plus archaïsantes
La guerre de l’islam se livre Lesélus,lesdamnés, sacré,lesmusulmans de l’arabe, ou les plus idioma-
donc essentiellement en France laguerreéternelle onttouslesdroits. tiques d’une religion médiévale.
et contre des valeurs dont la Au total en effet, à l’exception du Dansl’ensemble, Il ne perçoit pas, par exemple,
France est depuis deux siècles troisième paragraphe, qui dé- lesgrandsEmpires que le texte reprend une par-
au moins l’odieuse incarnation. crit les armes et les sites, il n’est islamiques, tie de la citation coranique ini-
abbasside,ottoman,
L’époque coloniale est d’autant pratiquement pas un mot de ce tiale, et il en donne une autre
moghol…ont
moins évoquée que sa mention texte qu’on ne puisse retrouver respectéjusqu’àlafin
traduction. Les djihadistes de
impliquerait l’aveu d’une dé- dans la propagande du djihad duxviiiesiècleleur Paris parlaient en français ou en
faillance historique de l’islam du temps de Saladin, ce qui suf- devoirdedjihad, dialecte maghrébin. Après leur
– alors qu’on veut au contraire fit à écarter l’idée si répandue soitenentretenant mort, le communiqué les enve-
souligner son triomphe, et le que Daech est une organisation laguerreàleurs loppe dans les métaphores raffi-
mépris où l’on tient l’ennemi. En d’illettrés. Sous les pas des djiha- frontières,soit nées d’un arabe d’autrefois qu’ils
outre, la colonisation suppose distes, la terre a tremblé – « Le enréprimantles n’auraient guère compris.
une cohabitation, un frottement Tremblement de terre », titre de insurrectionsdeleurs Mais, après tout, il n’en était
de peuples ou de cultures, si su- la sourate 99 du Coran, annonce sujetsinfidèles, pas autrement dans des siècles
soitencombattant
perficiel qu’il ait été, dont on se le Jugement dernier. Les rues lointains. Les Turcs ou les
LE CAIRE, MUSÉE D’ART ISL AMIQUE ; ROL AND ET SABRINA MICHAUD/AKG

l’hérétiquechiite.
détourne avec horreur. François de Paris sont devenues étroites Kurdes des armées de Saladin
Hollande est « imbécile », les rues –  allusion au «  châtiment de Salafisme n’entendaient probablement
de Paris «  malodorantes  ». La la tombe », qu’avant même le Del’arabesalaf, rien aux éloges du djihad qu’on
traduction française oublie les Jugement dernier subissent les «ancêtres»,ce prodiguait en arabe à la Cour ou
« ruelles » du texte arabe, qui in- impies défunts, sur lesquels la courantprône du haut des chaires. Ils étaient
sistent sur l’étroitesse et l’insalu- terre de la tombe se resserre. unretouràl’islam les guerriers, d’autres tenaient
brité, tout comme elle adoucit la A l’autre bout de l’échelle du desorigines,celui la plume – on retrouve ici l’op-
qualification de la voie politique salut, les héros du djihad, ou deMahometetde position des violents et des let-
que suit la France  : un défilé plutôt de la ghazwa, terme plus sescompagnons. trés sur laquelle est fondée la
encaissé, une impasse (darb). archaïque, et donc plus authen- Parmilessalafistes théorie d’Ibn Khaldun, le grand
Il s’agit tout autant d’humilier tique aux yeux des auteurs, s’opposent historien du xive siècle. Dans
lesquiétistes,
l’ennemi (le « faire tomber, nez puisqu’il désigne traditionnelle- une certaine mesure, la traduc-
majoritaires,qui
dans la poussière », selon la ver- ment les guerres du Prophète et setiennentàl’écart tion française s’adresse bien
sion arabe) que de se préserver de ses compagnons (maghazi). delapolitiqueet en effet à l’ennemi « humilié »,
de son impureté – et, là encore, Une expédition de jeunes gens lesdjihadistes, mais aussi aux « bédouins » de
le thème ne surprendrait pas –  la traduction abandonne la quirecourentà ce nouveau djihad, les guerriers
chez un auteur médiéval. nuance – qui « cherchent la mort laviolence. de nos banlieues. n

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


16 / Événement

Un monstre géopolitique
Histoire courte de Daech, prétendu « État islamique »,
né de la désastreuse intervention en Irak en 2003.
Par Jean-Pierre Filiu

D
aech, le bien mal par Washington dissout l’armée A l’automne 2004, Oussama
nommé «  État isla- irakienne et bannit tous les ben Laden l’adoube chef de la
mique », est apparu et membres du parti Baas hors de branche irakienne d’Al-Qaida.
s’est développé à la fa- la fonction publique, précipitant En novembre 2005, Zarqaoui
veur de la désastreuse invasion dans l’insurrection des milliers parvient à projeter sa terreur
de l’Irak par les États-Unis, au de militaires aguerris. depuis son sanctuaire irakien
printemps 2003. Il n’y avait alors Zarqaoui, servi par le rallie- jusque dans son pays natal,
L’AUTEUR dans ce pays aucune présence ment d’anciens cadres de la dic- avec un triple attentat-suicide
Jean-Pierre Filiu djihadiste organisée, à l’excep- tature, conquiert progressive- à Amman (dont le 10e anniver-
est professeur tion du groupe Unicité et Djihad, ment une base territoriale dans saire a été marqué par une fu-
des universités
à Sciences Po, dirigé par le Jordanien Abou la province occidentale d’Anbar. sillade meurtrière à l’intérieur
auteur de Moussab al-Zarqaoui, implanté même d’un centre de formation
Les Arabes, leur dans les montagnes kurdes, hors militaire en Jordanie).
destin et le nôtre du contrôle du régime de Lorsque Zarqaoui périt dans
(La Découverte,
2015).
Saddam Hussein. Or, l’occupa- La première base un bombardement américain,
tion américaine abolit les fron- en juin 2006, une direction bi-
tières intérieures de l’Irak, per- territoriale est céphale se met en place : un « ca-
mettant à Zarqaoui d’étendre
son influence jusqu’à Bagdad.
en Irak, dans la life » autoproclamé originaire de
Bagdad (en fait un ancien offi-
Surtout, le proconsul nommé province d’Anbar cier de Saddam) prend la tête
d’un « État islamique en Irak »,
tandis qu’un envoyé égyptien
Daech, le rapport de force de Ben Laden, commande la
structure proprement dite d’Al-
jan. 2015 nov. 2015
les Kurdes reprennent Kobané les Kurdes reprennent Sinjar Qaida. Les États-Unis, après
avoir longtemps amalgamé Al-
TURQUIE Qaida aux autres formations
insurgées, décident enfin de se
Alep
Mossoul juin 2014
IRAN concentrer sur le seul « État is-
Irbil
avril 2013 Raqqa lamique  ». Ils enrôlent dans
Lattaquié
Deir ez-Zor mars 2015 les milices dites «  du Réveil  »
Hama
SYRIE
les Irakiens reprennent
Tikrit
(Sahwa) tous les combattants
Homs
Abu Kamal Anah arabes et sunnites déterminés
Beyrouth Palmyre mai 2015 à lutter contre « l’occupation »
nov. 2015
Dé se r t d e Syr i e d’Al-Qaida, y compris d’anciens
LIBAN Damas Ramadi Bagdad rebelles, amnistiés de fait.
Routbah
janvier 2014 Fallouja Ti
gr
Cette politique permet d’endi-
Kerbala
e guer, puis de refouler l’État isla-
ISRAËL mique. Mais les partis kurdes,
Euph

IRAK
Légendes Cartographie

JORDANIE
qui ont des visées sur Mossoul,
ra

refusent le déploiement de la
te

ARABIE SAOUDITE Sahwa dans cette ville, ce qui


200 km permet aux djihadistes d’y pré-
Province d’Anbar La zone contrôlée Zone contrôlée par les :
server une infrastructure clan-
Le triangle sunnite par Daech Kurdes Pro-Assad destine. En avril 2010, les deux
(zone de recrutement) Les espaces sunnites
Milices chiites Rebelles anti-Assad dirigeants locaux d’Al-Qaida
Puits de pétrole soutenant Daech
Attaque de Daech Bombardement allié Défaite de Daech
sont tués ensemble dans un raid
Base de Daech
irako-américain. Abou Bakr
DR

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 17

al-Baghdadi, un imam ultrara- et en Syrie », désigné sous son entier reste pourtant passif
dical de Samarra, reprend en acronyme arabe de Daech. lorsque Assad déclenche une
main l’organisation en multi- Assad et Maliki continuent à campagne de bombardements
pliant les purges sanglantes. Il jouer les pompiers pyromanes. massifs contre la guérilla sy-
s’appuie plus que jamais sur des La dictature syrienne épargne rienne, ainsi contrainte de se
vétérans de la police politique de ostensiblement Daech, qui gri- battre sur deux fronts. Protégé
Saddam pour forger une pha- gnote les positions tenues par par Assad, encouragé de fait par
lange totalitaire à l’ambition l’opposition armée. Celle-ci Maliki, Baghdadi compense ses
implacable. Il peut aussi béné- lance en janvier 2014 sa « deu- pertes en Syrie en s’emparant en
ficier de la protection accordée xième révolution  », cette fois juin 2014 de Mossoul, la deu-
de longue date par Bachar el-As- contre Daech, et parvient à xième ville d’Irak. Il ne tarde pas
sad et les services de renseigne- l’expulser hors des provinces à s’y déclarer « calife », à la tête
ments syriens à la guérilla anti- d’Alep et d’Idlib, dans le nord- d’un territoire dont la superficie
américaine dans l’Irak voisin. ouest de la Syrie. Le monde équivaut à celle de la Jordanie. n

Montée en puissance
de Baghdadi
A la mort de Ben Laden, en
mai 2011, Baghdadi refuse de
prêter allégeance à son succes- Ce ne sont pas des kamikazes !
seur, affirmant ainsi l’indépen-

L
dance de son « État islamique ». es auteurs d’attentats-suicides n’uti- était difficile de s’y soustraire. Dans des
C’est le début d’une spectacu- lisent pas eux-mêmes cette expres- lettres qui ont échappé à la censure, cer-
laire montée en puissance, des sion, ils se qualifient de soldats de tains d’entre eux parlent de leur haine pour
deux côtés de la frontière syro- Dieu, de combattants du djihad, de mar- l’armée et la marine. Ils acceptent de mou-
irakienne. A l’ouest de celle-ci, tyrs. Nulle part, dans leur imaginaire, rir pour leur pays parce qu’ils n’ont guère
le régime Assad, confronté à une n’apparaît une quelconque référence aux le choix, pas parce qu’ils adhèrent aux ob-
vague pacifique de contestation pilotes japonais. C’est nous qui les qua- jectifs de leur hiérarchie. Les terroristes
populaire, joue la politique du lifions de kamikazes. Par ailleurs, ni les de Paris –  français ou belges pour la plu-
pire et libère des centaines de Japonais ni les Chinois ou les Coréens ne part – ont décidé de se porter volontaires
détenus djihadistes qui vont qualifient eux-mêmes de kamikazes les pour partir en Syrie y chercher le combat,
grossir les rangs de l’État isla- terroristes. Les Japonais sont même pas- ou pour frapper des foules au hasard. Leur
mique. A l’est, le Premier mi- sablement agacés par cette rhétorique ré- objectif est de tuer le plus de « mécréants »
nistre Nouri al-Maliki, un fon- pétitive parmi les Occidentaux. Ils parlent possible. Ils pourraient d’ailleurs faire au-
damentaliste chiite, est d’un d’attaques-suicides de terroristes, de gens tant de dégâts sans pour autant faire le
sectarisme si agressif qu’il dé- qui sèment la terreur en se faisant explo- choix d’une mort volontaire.
mobilise la Sahwa et s’acharne ser eux-mêmes (jibaku). Par ailleurs, les cibles des pilotes japonais
contre les personnalités sun- Dans la mémoire collective américaine, la étaient militaires. La marine américaine
nites, ainsi rejetées dans une comparaison entre le terrorisme moderne constituait pour eux une armée d’inva-
opposition de plus en plus radi- issu du Moyen-Orient et la guerre menée sion. Ils s’en prenaient à des vaisseaux de
cale, ce qui fait aussi le jeu de contre le Japon s’est imposée dès le 11  guerre lourdement armés et les navires at-
l’État islamique. septembre 2001, avec les pirates de l’air taqués ne se privaient pas de riposter. Les
Assad et Maliki misent sur se jetant sur les Twin Towers assimilés à cibles djihadistes sont des civils, non ar-
l’épouvantail djihadiste, le pre- des kamikazes, et les éditoriaux du lende- més. La différence est de taille. Enfin, les
mier pour présenter sa dic- main évoquant un nouveau Pearl Harbor. terroristes actuels recherchent une forme
tature comme un «  moindre Mais la presse anglo-saxonne, plus raison- de profit puisque le martyre est censé leur
mal  », notamment auprès nable que les médias francophones, parle offrir les portes de la félicité et du para-
des Occidentaux, le second plus volontiers de suicide bombers que de dis. Rien de tel chez les pilotes japonais
pour faire taire toute critique kamikazes. qui n’attendaient rien de leur action, pas le
dans son propre camp chiite. Pour autant, comparer un djihadiste sui- moindre salut dans l’au-delà. Tout au plus
Baghdadi en profite pour conso- cidaire à un kamikaze japonais a-t-il un pouvaient-ils succomber à cette esthétique
lider ses réseaux, en Syrie dans sens  ? Les pilotes kamikazes japonais de la mort mise en avant par la propagande
la vallée de l’Euphrate, en Irak étaient les soldats mobilisés d’un pays en nationaliste, tombant en pleine jeunesse
dans la province d’Anbar et à guerre. Ils défendaient leur patrie, ou du « tels des pétales de cerisiers en fleur ». Mais,
Mossoul. En avril 2013, Raqqa moins le croyaient-ils. Même si formelle- au fond d’eux-mêmes, ils étaient nom-
est la première capitale régio- ment ils étaient volontaires pour les mis- breux à penser qu’ils mourraient « comme
nale de Syrie à tomber entre les sions-suicides qui leur avaient été assi- des chiens », seuls dans leur appareil. Nos
mains de l’insurrection. Mais, gnées –  et certains d’entre eux le furent dirigeants répètent que la France est en
dès le mois suivant, Baghdadi réellement bien sûr –, ce n’était pas le cas guerre. Commencer par désigner l'ennemi
élimine les formations révolu- de tous. On sait que les pratiques militaires de manière historiquement correcte, sans
tionnaires de Raqqa pour y pro- impliquaient des pressions diverses, de la se troumper, serait déjà un début.
clamer « l’État islamique en Irak part de la hiérarchie ou du groupe, et qu’il Pierre-François Souyri

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


18 / Événement

Djihad au pays des païens


Dans son dernier ouvrage, « Terreur dans l’Hexagone »,
Gilles Kepel dresse le portrait d’une France où, depuis les émeutes
de 2005, de nouvelles lignes de faille sont apparues dans la société.
Par Maurice Sartre

S
i l’on doutait que la ques- d’Afrique du Nord, du Sahel ou Alors que le «  parti des ou-
tion du djihad était dé- du Proche-Orient comme de vriers », le PCF, se dissout, les
sormais une question France semble pris de court par laissés-pour-compte de la pros-
centrale du débat poli- la menace et ne sait comment y périté se raccrochent à des mou-
tique et social français, les atten- répondre en dehors des mesures vements identitaires, frontistes
tats du 13 novembre 2015, ul- sécuritaires indispensables. ou islamistes, « porteurs d’une
time et paroxystique réplique forte charge utopique qui réen-
L’AUTEUR d’une chaîne inaugurée par les Les émeutes de 2005 chante une réalité sociale sinis-
Spécialiste de agressions de Mohamed Merah Gilles Kepel montre comment le trée ». « Le drapeau rouge a viré
la Syrie antique en 2012, rappelleraient sans djihadisme s’est enraciné dans au brun des partis autoritaires ou
et membre du
comité scientifique ambiguïté que ses acteurs se re- la jeunesse issue de l’immigra- à la bannière verte du Prophète »,
de L’Histoire, crutent désormais en Europe, tion postcoloniale, celle des en- emblèmes sous l’égide desquels
Maurice Sartre où ils sont nés, ont été formés et, fants nés dans les années 1980 ces populations désemparées
a notamment dans une mesure variable, ins- et plus tard, celle qui n’a pas espèrent trouver un «  avenir
écrit, avec Annie
Sartre-Fauriat,
truits. Le livre de Gilles Kepel, cueilli dans la France du tour- radieux ». Les mouvements les
Zénobie (Perrin, rédigé avec le concours d’An- nant du xxie siècle les fruits plus conservateurs de l’islam
2014). toine Jardin pour l’analyse poli- d’une intégration et d’une for- n’auront de cesse de renforcer
tique et électorale des Français mation qu’elle espérait réussies la «  clôture communautaire  »,
musulmans, entièrement rédigé et qui se sent reléguée dans des aggravant en quelque sorte
avant les attentats et ajusté quartiers abandonnés et stig- l’isolement et la stigmatisation
après, apporte une contribution matisés. 2005 fut une année dont se plaint à juste titre cette
majeure à la compréhension charnière, celle des émeutes de jeunesse. Faisant une arme de
d’un phénomène complexe de-
vant lequel les décideurs poli-
tiques semblent désarmés. Car
le pays des plus grands orienta- Dans les cercles salafistes, qui ont
listes du xxe siècle et qui compte
encore tant d’excellents spécia-
désormais largement l’oreille des
listes des sociétés musulmanes jeunes, s’élabore une histoire revisitée
Clichy-sous-Bois à la suite de la cette faiblesse, celle-ci retourne
mort tragique de Ziad Benna et sa revendication identitaire
Bouna Traoré. Au-delà de cet contre ceux qu’elle accuse de les
LES PETITS GESTES/OPALE/LEEMAGE. JOEL SAGET/AFP

événement largement média- tenir à l’écart du travail et de la


tisé, c’est bien davantage l’envoi réussite sociale et s’empare des
d’une grenade lacrymogène à la processus de victimisation pour
mosquée Bilal de Clichy, bon- souder un groupe qui est loin
dée, qui fut « le principal vecteur d’être homogène.
du soulèvement »1. La décennie Car il émerge aussi de la so-
qui suit, estime les auteurs, est ciété musulmane une élite culti-
celle où « se creusent de nouvelles vée, entreprenante, largement
lignes de faille  », particulière- convertie aux bienfaits du libé-
ment au sein d’une jeunesse qui ralisme économique et de l’indi-
G. Kepel, avec A. Jardin, Terreur dans
réagit de manière intense à tout vidualisme qui ne partage pas
l’Hexagone. Genèse du djihad français,
Gallimard, janvier 2016. ce qu’elle ressent comme une grand-chose avec les jeunes chô-
manifestation d’islamophobie. meurs et autres désœuvrés, plus

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 19

facilement portés que d’autres à Ces Français qui se retournent contre leur pays
la délinquance.
Divers éléments entrent alors
en jeu qui vont renforcer le sen-
timent d’appartenance à un
groupe commun. C’est d’abord
le vote de la loi sur le voile en
2004, qui apparaît à beaucoup
de musulmans comme une at-
teinte portée à la liberté reli-
gieuse pourtant garantie par la
Constitution. Car cette généra-
tion se sent profondément fran-
çaise, prête à revendiquer tous Mohamed Merah Amedy Coulibaly Chérif Kouachi Djamel Beghal
les avantages de la citoyenneté Auteur des tueries Assassinats de Avec son frère Saïd, Mentor de Coulibaly
quitte à en contester certains de Montauban Montrouge et tuerie de Charlie et de C. Kouachi.
devoirs. L’interdiction du voile et de Toulouse de l’Hyper Cacher Hebdo, le 7 janvier Déchu dès 2006 de la
à l’école, la difficulté parfois à en mars 2012. en janvier 2015. 2015. nationalité française.
trouver une alimentation stricte-
ment halal apparaissent comme
des obstacles à une pratique in-
tégrale de l’islam, ressentie dé-
sormais comme identitaire.
D’autres décisions heurtent
de front la majorité des musul-
mans. La loi sur «  le mariage
pour tous  » pousse une part
importante d’entre eux à faire
cause commune avec la droite
et l’extrême droite, même si les Olivier Corel Fabien Clain Samy Amimour Hasna Aït
musulmans sont peu présents A la tête du groupe « Voix » de Mitraille le public Boulahcen
dans les cortèges. Là se fonde salafiste d’Artigat la revendication du Bataclan le Morte avec son
sans doute le basculement fréquenté par Merah des attentats du 13 novembre 2015 cousin A. Abaaoud,
électoral majeur de la décen- et les Clain. 13 novembre 2015. et se fait exploser. à Saint-Denis.
nie : alors que les musulmans
s’étaient largement mobilisés
contre Nicolas Sarkozy en 2007 les praticiens du djihad contem- réinventée et fantasmée et une
comme en 2012, votant à 80 % porain. « Livre visionnaire », la vision apocalyptique sur la-
pour François Hollande, le rejet somme de Suri constitue un vé- quelle Jean-Pierre Filiu avait
des socialistes paraît manifeste ritable « mode d’emploi » du dji- brillamment attiré l’attention il
aux élections de 2014 et 2015. hadisme et Merah, par exemple, y a quelques années (avec son
Sur le plan international s’en est directement inspiré dans antisémitisme obsessionnel et
aussi, 2005 est une année char- le choix de ses cibles (tuer des ses mythes empruntés tant aux
FRANCE 2/SIPA. SIPA. SIPA. REX/SIPA. STR/AFP. AFP. FAMILLE AMIMOUR/AFP. DH-BE

nière  : c’est l’année de la pu- juifs, ou des « musulmans de fa- théories complotistes qu’aux
blication des caricatures de ciès », ce qui explique que le dji- romans de science-fiction2),
Mahomet dans un journal da- hadiste ait aussi tué un Antillais ne doit pas être négligée car
nois et de la mise en ligne des pris pour un Africain du Sahel) elle corsète un mode de rai-
1 600 pages de l’Appel à la résis- et ses modes d’action. Dans les sonnement qui ne laisse plus la
tance islamique mondiale d’Abou cercles salafistes, qui ont dé- moindre place au sens critique,
Moussab al-Souri, un ingénieur sormais largement l’oreille des et explique la difficulté des pa-
syrien naturalisé espagnol, dont jeunes, s’élabore une histoire rents, des amis, des éducateurs à
peu de gens prirent conscience revisitée. L’Histoire de l’huma- lutter contre la radicalisation de
de l’importance, mais dont nité du Sénégalo-Niçois Omar ceux qui tombent sous la coupe
Gilles Kepel estime qu’il est l’un Omsen, série de vidéos très po- de ce mode de pensée.
des livres fondateurs du djiha- pulaire sur les réseaux sociaux, Sur ce terreau socio-écono-
Notes
disme actuel. raconte ainsi « la véritable his- 1. Tous les passages mique et idéologique fertile,
Car l’autre grand apport de toire de l’humanité dans une lo- entre guillemets Gilles Kepel livre, avec plus de
l’auteur est de ne pas considé- gique complotiste qui aboutira à et en italique sont précision, l’histoire personnelle
rer comme quantité négligeable la rédemption universelle par le des citations directes et les modes de fonctionnement
du livre.
les références idéologiques, po- djihad syrien ». des acteurs du djihad français,
2. J.-P. Filiu,
litiques et historiques dont se Cette dimension imaginaire, L’Apocalypse dans l’Islam, depuis Mohamed Merah en
nourrissent les théoriciens et fondée à la fois sur une histoire Fayard, 2008. 2012 jusqu’aux tueurs de

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


20 / Événement

Internet«élargitàl’universentierunespace Nourri de rencontres et d’en-


quêtes minutieuses sur le ter-
dechampdebataillequiétaitautrefoislimité rain, à Sarcelles comme à
Lunel, le livre de Gilles Kepel
àdesterrainsparticuliers»(GillesKepel) donne des clés essentielles
pour comprendre comment on
est passé de l’impératif du dji-
janvier 2015 (où il privi- Yémen, l’Irak ou la Syrie, à la had en terre d’Islam à une im-
légie Amedy Coulibaly au détri- fois lieux de formation au com- portation du djihad au pays des
ment des frères Kouachi, simples bat et source d’un prestige cer- kuffar (païens ou mécréants).
exécutants de second rang) et du tain auprès de ceux qui n’ont pas Il fournit à chacun une ample
13 novembre 2015, sans négli- encore fait leur hidjra. matière à réflexion sur la base
ger leurs épigones de Bruxelles, Sans oublier l’importance d’analyses sérieuses des cou-
de Juvisy ou du Thalys. d’Internet dont Gilles Kepel sou- rants qui traversent l’islam de
ligne à maintes reprises combien France et leurs modes d’action,
Incubateurcarcéral il « élargit à l’univers entier un es- comme un « essaim » d’où sur-
Il met en évidence les lieux pace de champ de bataille qui était gissent foule d’initiatives indi-
privilégiés de leur recrute- autrefois limité à des terrains par- viduelles. Il offre aux politiques
ment, les mosquées salafistes ticuliers ». L’Internet contribue à l’occasion de prendre enfin
(Bellefontaine à Toulouse ou « multiplier les effets du prosély- leurs décisions à la lumière
Stalingrad à Paris), « l’incubateur tisme dans des milieux qui, sans des réalités de la société fran-
carcéral » de Fleury-Mérogis où cela, n’auraient pu être touchés », çaise de 2015.
se rencontrent dès 2005 Chérif comme « en témoignera la pro- Car le pays occidental qui
Kouachi, Amedy Coulibaly et portion inouïe de convertis et de fournit le plus fort contingent
Djamel Beghal (avec cette scène jeunes filles qui seront gagnées au djihad syrien doit mainte-
incroyable où Beghal, à l’iso- à cette idéologie  ». Les images nant affronter le djihad sur son
lement à l’étage, communique – comme celles des enfants ga- sol, « prodrome à la guerre civile
sans peine avec les deux autres zés par le régime de Bachar el- en Europe » que les écrits d’Al-
en parlant à la fenêtre ou en Assad – frappent les imaginaires Suri appellent de leurs vœux
utilisant un Yo-Yo à travers les et contribuent à des radicalisa- et ce ne sont pas « les incanta-
barreaux  !), souligne l’impor- tions entamées souvent ailleurs. tions des principes laïques de la
tance des réseaux (la bande On ne dira jamais assez combien République » par des politiciens
des Buttes-Chaumont avec leur la reculade d’Obama devant les en quête de voix qui lui feront
gourou Farid Benyettou ou le frappes contre le régime syrien barrage, surtout lorsque ces
rôle de la communauté d’Arti- en septembre 2013 a poussé les principes sont invoqués à l’ex-
gat en Ariège), la fréquence et jeunes dans les bras des mouve- trême droite pour nourrir l’is-
la facilité des voyages vers le ments les plus radicaux. lamophobie et faire ainsi très
exactement le jeu de Daech.
Seule une connaissance exacte
de la diversité des populations
musulmanes, bien plus visibles
Guerre sainte à l’occidentale aujourd’hui qu’il y a trente ans,
la prise en compte des affron-

C
omment un historien mé- cré, de René Girard à Denis tements pour l’hégémonie qui
diéviste peut-il contribuer Crouzet, de Carl Schmitt à Hans opposent les divers groupes
à rendre intelligible la rhé- Blumenberg, Philippe Buc ana- partisans d’un islam intégral
torique contemporaine de la lyse la longue durée et la «  ré- pourront les y aider. Quelle
« guerre sainte » ? A la suite des occupation  » des discours qui que soit la légitimité des ins-
discours de George Bush au len- impriment forme à la violence titutions religieuses au sein de
demain du 11 septembre 2001, et lui donnent un sens, selon la République, estime pour fi-
cette question s’est imposée à une série d’allers-retours entre nir Kepel, rien ne sera possible
Philippe Buc, alors qu’il ensei- Moyen Age, modernité et actua- dans le combat contre la ter-
gnait à l’université de Stanford lité géopolitique. Apparaît ainsi reur dont est victime l’Hexa-
les usages politiques de l’exé- l’obsession eschatologique de gone sans que soit « refondée
gèse et de la théologie médié- l’action politique et militaire de et reconstruite pour traiter sur
vale. La question a fait l’objet d’un essai de « l’Occident ». Après la magistrale Ambiguïté le long terme cet immense défi
synthèse dont la traduction en français est du Livre en 1994 et ses Dangereux rituels en […] l’instruction publique, de-
assurée par Jacques Dalarun et qui paraîtra 2003, le troisième ouvrage en français de puis la crèche jusqu’à l’Univer-
chez Gallimard à l’été 2016. Philippe Buc offre un précieux viatique in- sité, tombée aujourd’hui dans
En convoquant maints auteurs qui ma- tellectuel pour saisir les logiques contempo- l’indigence par une impéritie
nient l’anthropologie et étudient la justifi- raines de la « guerre juste » et du terrorisme. coupable de la classe politique
cation de la violence et son rapport au sa- Yann Potin tout entière ». n

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France-Syrie:
uneguerresiproche
Le territoire sur lequel la France livre aujourd’hui la guerre
est intimement lié à son histoire.
Par Vincent Lemire

L
es avions français qui bom- centaines de civils  ; depuis la Ce « grand royaume arabe »
bardent Raqqa évoluent en guerre civile libanaise (1975- mort-né n’a pas cessé d’ali-
terrain connu  : le fief de 1990), dans laquelle l’ancienne menter les fantasmes transna-
Daech est bien localisé sur puissance coloniale était lar- tionaux dans la région tout au
les cartes d’état-major levées par gement impliquée et qui a fait long du xxe  siècle, depuis les
l’armée française dans les an- trembler sur ses bases le sys- militants laïques nostalgiques
nées 1920. La France mène au- tème politique confessionnel de la Grande Syrie (que l’on
L’AUTEUR jourd’hui une guerre sur un terri- mis en place cinquante ans plus rencontre encore aujourd’hui
Maître de toire qu’elle avait préalablement tôt sous l’égide de la France ; de- à Beyrouth) jusqu’aux expé-
conférences à colonisé dans le cadre du mandat puis l’assassinat de Rafiq Hariri riences panarabistes, particuliè-
l’université de
Marne-la-Vallée,
de 1920-1946. à Beyrouth en 2005, à la suite rement tangibles dans la Syrie
Vincent Lemire La présence française a tou- duquel la France a pesé de tout des années 1950-1970. Daech
a notamment écrit jours été forte au Proche-Orient son poids pour démontrer la res- n’a donc évidemment pas in-
Jérusalem, 1900. aux xixe et xxe siècles. Depuis ponsabilité conjointe de l’axe venté ex nihilo l’horizon trans-
La ville sainte à l’expédition d’Égypte (1798- Iran-Hezbollah-Syrie, déjà… national dans le monde arabe,
l’âge des possibles
(Armand Colin, 1801) qui a vu les armées du et ses théoriciens savent parfai-
2013). général Bonaparte se montrer Grandroyaumearabe tement réactiver ces références
bien au-delà des rives du Nil, Obsession passéiste de l’histo- historiques récentes, à côté des
jusqu’aux frontières du Liban rien, rappel inutile d’une his- références culturelles et reli-
toire oubliée par les acteurs lo- gieuses plus anciennes.
caux  ? Non, aucunement  : il Chez les adversaires de
L’ASL(Arméesyriennelibre)a y a un peu plus d’un an, dans Daech aussi, l’histoire refait
une vidéo de propagande, on a surface. L’ASL (Armée syrienne
reprisàsoncompteledrapeau vu les hommes de Daech apla- libre) et le FRS (Front révolu-
vert,blanc,noirutilisé,en1936, nir au bulldozer une butte de
terre censée matérialiser les
tionnaire syrien) ont repris à
leur compte le drapeau utilisé
enSyriemandataire «  frontières Sykes-Picot  » tra- en Syrie mandataire après les
cées en secret par les diplo- accords Viénot signés par le
mates français et britanniques Front populaire en 1936 insti-
actuel  ; depuis l’expédition en 1916, au mépris des pro- tuant la première république
française menée en 1860-1861 messes d’un « grand royaume de Syrie. Les trois couleurs de
pour venir en aide aux chrétiens arabe » faites un an plus tôt au ce drapeau (vert, blanc, noir)
de Damas et du mont Liban ; de- chérif de La Mecque Husayn ibn représentent les anciennes dy-
puis les accords Sykes-Picot qui Ali, en échange de son soutien nasties chiites et sunnites du
ont préparé en 1916 le partage contre les troupes ottomanes. pays et il est affublé de trois
de la région entre la France et la Un «  grand royaume arabe  », étoiles rouges, symbolisant les
Grande-Bretagne ; depuis que sous l’égide de la capitale spiri- trois minorités druze, chré-
la Société des nations, ancêtre tuelle de l’islam, débordant lar- tienne et alaouite, qu’il s’agit
de l’ONU, a confié en 1920 à la gement les frontières nationales de respecter et de protéger.
France un mandat sur la Syrie et actuelles, cela ne nous rappelle Aucune allégeance à l’ancienne
le Liban ; depuis les bombarde- rien ? Après ce qu’il considéra puissance coloniale dans ce
ments massifs opérés sur Damas comme une trahison, Husayn choix de l’ASL, mais une vo-
le 29 mai 1945, juste avant le ibn Ali revendiqua sans succès lonté de se réapproprier une
retrait des troupes françaises, le titre de calife, abandonné par histoire singulière, intimement
causant la mort de plusieurs feu l’Empire ottoman. liée à l’histoire de France. n
DR

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


22 / Actualité

Qui a inventé le devoir de


mémoire ?
Comment l’expression a-t-elle fait son chemin dans le débat public et
de quelle manière l’État s’en est-il emparé ?
Par Sébastien Ledoux*

L
Hommage ’opinion commune associe livre qui a contribué à ce que mondiale, sous la plume de Jean
Jacques Chirac, (non sans raison) le « de- l’auteur de Si c’est un homme Roudaut, écrivain et professeur
alors Premier ministre voir de mémoire » aux res- (écrit en 1947) soit régulière- de littérature. Le psychanalyste
et maire de Paris, capés des camps de ment présenté depuis la fin des François Perrier, alors proche de
dévoile la plaque concentration et d’extermina- années 1990 comme l’inventeur Jacques Lacan, l’emploie aussi
de commémoration
tion ainsi qu’à leur engagement de la formule. Pourtant, si l’in- dans son séminaire la même an-
de la rafle du Vél’d’Hiv
à Paris le 18 juillet à témoigner de leur expérience jonction de se souvenir existait née. Le « devoir de mémoire »
1986. et à ne pas oublier ceux qui y ont bien chez les rescapés, et notam- est alors une figure littéraire, qui
laissé leur vie. En janvier 1995, ment chez Primo Levi, l’expres- s’inscrit dans le contexte des an-
AGIP/RUE DES ARCHIVES

les éditions Mille et Une Nuits sion n’apparaît sous cette forme nées 1970 où la « mémoire » est
choisissent de titrer Le Devoir de dans aucun de ses livres. de plus en plus à la mode (« mé-
mémoire un livre d’entretien Le « devoir de mémoire » ap- moire régionale », « mémoire de
posthume avec le grand écrivain paraît pour la première fois en l’imaginaire », « couleur de mé-
italien Primo Levi, rescapé d’Au- 1972, sans relation avec l’his- moire », « trait de mémoire »).
schwitz et mort en 1987. C’est ce toire de la Seconde Guerre En 1972, le livre de Maurice

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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Halbwachs Les Cadres sociaux rafle du Vél’d’Hiv, le 16 juillet de reconnaissance de groupes


de la mémoire, paru dès 1925, 1992. L’expression entre dans le mémoriels réclamant une place
est réédité. Cet usage du terme discours social, devient un pas- dans l’écriture d’un nouveau ré-
traduit de nouvelles aspirations sage obligé de toute évocation cit national.
individuelles et collectives dans de la Shoah : le journaliste Jean- Cette injonction au souvenir
une société soucieuse désormais Marie Cavada lui consacre une ainsi formulée est pourtant de
de la sauvegarde de patrimoines émission en juin 1993 à la suite plus en plus dénoncée dans la
et d’identités culturelles per- du sujet proposé au baccalau- communauté des historiens  :
çues comme menacées. C’est en réat de philosophie « Pourquoi y Henry Rousso, Antoine Prost,
1979 que Pierre Nora, dans son a-t-il un devoir de mémoire ? » ; Jean-Pierre Rioux ou Annette
séminaire de l’École des hautes les médias en parlent à pro- Wieviorka dénoncent ce qu’ils
études en sciences sociales, éla- pos du procès de Paul Touvier considèrent comme une ins-
« Le Devoir
bore le concept de « lieux de mé- en 1994 ; les acteurs politiques trumentalisation du passé ou
de mémoire ».
moire » avant la publication du s’emparent de la formule1. Une formule et comme un conformisme mo-
premier tome du livre éponyme Le « devoir de mémoire » s’ap- son histoire, ral faisant obstacle à toute in-
chez Gallimard en 1984. plique à la politique commémo- CNRS Éditions, telligibilité de l’histoire. Dans
Dans les années 1980, le « de- rative de l’État reconnaissant of- 2016. son livre La Mémoire, l’histoire,
voir de mémoire » sous ses dif- ficiellement, avec le discours du l’oubli (Seuil, 2000), le philo-
férentes acceptions littéraires, Vél’ d’Hiv de Jacques Chirac en sophe Paul Ricœur voit quant à
universitaires et politiques, reste juillet 1995, la participation de lui le devoir de mémoire comme
cantonné dans quelques cercles la France à l’entreprise génoci- étant «  lourd d’équivoque  » et
d’élites. La formule sert d’abord daire de l’Allemagne nazie. La propose de lui substituer la for-
une société dorénavant tournée formule vient justifier des ac- mule « travail de mémoire ».
vers le passé et la préservation Entre 2005 et 2008, des
du patrimoine. L’expression est controverses publiques parti-
cependant mobilisée à quelques Dans les années 2000, culièrement vives éclatent à la
reprises, au milieu de la dé- fois chez les historiens, les en-
cennie, dans les politiques na- le « devoir de mémoire » est seignants d’histoire du secon-
tionales du passé pour rendre
hommage aux combattants des
de plus en plus dénoncé comme daire et le pouvoir politique.
Elles se cristallisent autour des
deux guerres mondiales, par un élément qui divise la société « lois mémorielles » (2005)2. La
exemple dans le discours du mi- polémique s’amplifie lorsqu’en
nistre des Anciens Combattants 2007 Nicolas Sarkozy, tout juste
Jean Laurain le 11  novembre tivités pédagogiques (voyages élu à la présidence, impose aux
1985. C’est dans ces mêmes an- scolaires à Auschwitz, venue de enseignants de lycée de lire en
nées que le vocabulaire de la témoins dans les classes), per- début d’année la lettre de Guy
« mémoire » remplace celui du çues comme un moyen efficace Môquet chaque 22  octobre,
« souvenir » dans les politiques pour sensibiliser les élèves à la puis propose en février  2008
nationales du passé. Enfin, l’ex- lutte contre le racisme et l’an- le parrainage par les élèves de
pression est de plus en plus uti- tisémitisme. Elle accompagne CM2 des 11 000  enfants juifs
lisée à partir de 1985 pour évo- des politiques de réparations, de France exterminés dans la
quer le génocide des juifs, dans dans le domaine judiciaire (le Solution finale. Le « devoir de
le contexte d’une demande de procès Papon en 1997) ou mé- mémoire » est dès lors de plus
réparations judiciaires envers moriel (la commission Mattéoli en plus dénoncé comme un élé-
les victimes de ce crime contre qui débouche la même année ment clivant la société, accen-
l’humanité, d’une reconstruc- sur le projet de création de la tuant le communautarisme, la
tion identitaire postgénocidaire, Fondation pour la mémoire concurrence victimaire et les
et du refus de l’oubli au nom de la Shoah). mésusages du passé.
d’une éthique fondant une nou- Au tournant des années 1990- Si le terme a maintenant ten-
velle économie morale. 2000, le « devoir de mémoire » Notes dance à être mis à distance, il
1. Le secrétaire
s’élargit à d’autres périodes : la d’État aux Anciens
continue d’alimenter la presse
Une politique de l’État Première Guerre mondiale, la Combattants et quotidienne régionale, les asso-
Le tournant de l’histoire du période coloniale et celle de la Victimes de guerre ciations, les réseaux sociaux, et
« devoir de mémoire » se situe décolonisation, l’esclavage, le Louis Mexandeau, même le discours politique ou
en 1992-1993 lorsque la ques- génocide des Arméniens, le gé- le maire de Lyon administratif au niveau local.
Michel Noir ou le député
tion de la reconnaissance offi- nocide des Tutsis au Rwanda. Jean Le Garrec utilisent Depuis une quarantaine d’an-
cielle des crimes antisémites La formule sert de cadre séman- abondement le terme en nées, la trajectoire du « devoir
de Vichy, demandée au chef de tique au vote de différentes lois 1992-1993. de mémoire » est ainsi le témoin
l’État François Mitterrand, est relatives au passé. Pour le pou- 2. Cf. F. Chandernagor, de notre temps et des nouveaux
« Laissons les historiens
posée avec une acuité inégalée, voir exécutif et législatif, le « de- faire leur métier ! »,
rapports au passé. n
notamment à l’occasion du cin- voir de mémoire » est souvent L’Histoire n° 306,
quantième anniversaire de la utilisé comme un instrument février 2006, pp. 77-85. * Chercheur à l’université Paris-I

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


24 / Actualité

L’inflammation catalane
Une Catalogne indépendante ? La question
se pose avec la mue du nationalisme
modéré en indépendantisme déterminé.
Par Benoît Pellistrandi*

Nationalisme modéré » incarné par


A chaque FRANCE Convergence et Union
manifestation Perpignan
N
PYRÉNÉES-OR. Roussillon (CiU) n’a cessé de recu-
autonomiste, ler au profit des indépen-
les drapeaux dantistes de la Gauche ré-
catalans fleurissent Gérone publicaine catalane (ERC). Les
dans les rues Frange d’Aragon (Girona)
de Barcelone. élections du 27 septembre 2015
Lérida
(Lleida)
ont accouché d’un résultat com-
Barcelone plexe. L’option indépendantiste,
Tarragone représentée par deux listes, a ob-
ESPAGNE
tenu 47,8 % des voix mais la ma-
jorité absolue en sièges (72 sur
Pays valencien Mer Méditerranée 135). Fort de ce mandat démo-
cratique, les indépendantistes
Baléares décident de pousser plus loin
Majorque Minorque encore leur revendication.
Palma Né au milieu du xixe siècle,
Légendes Cartographie

Valence le nationalisme catalan est


d’abord culturel avec la ré-
Les comtés catalans vers l’An Mil surrection du catalan comme
La couronne catalano-aragonaise en 1327 100 km langue écrite. Cet élan est porté,
La Catalogne en 2015
sources : Histoire de la Catalogne, d’un point de vue politique, par
L’espace catalanophone Sobreques i Callico, Editorial Base,
Historia, Alcobero (dir.), Teide.
le catholicisme intégriste qu’in-
carnait Manuel Milá i Fontanals
(1818-1884), un philologue
Une ou des Catalogne ? qui impulsa la Renaixença. Il
La Catalogne administrative de 2015 (qui était celle de 1932) occupe devient revendicatif dans les
une petite partie de la couronne catalano-aragonaise de 1327 et années  1880 lorsque la bour-
de l’espace catalophone. La tentation existe, dans l’historiographie geoisie catalane estime que
nationaliste, de rêver à une « grande Catalogne ». la politique économique de
Madrid lèse ses intérêts. Le
Mémoire de plaintes (1885)
adressé au roi Alphonse XII ex-

E
n juillet 2010, une mani- de « création d’un État catalan in- pose « les intérêts moraux et ma-
festation à Barcelone dé- dépendant et sous forme de répu- tériels de la Catalogne ». Sa mue
nonçait la sentence du tri- blique  ». Comment expliquer politique s’opère entre 1892 et
bunal constitutionnel cette « inflammation catalane », 1914, date à laquelle la région
invalidant en partie le nouveau selon Enric Juliana ? est dotée d’une première struc-
DAVID RAMOS/GETT Y IMAGES/AFP

statut d’autonomie de la Entre ces deux événements, ture de compétences propres.


Catalogne. Cinq ans plus tard, le trois élections régionales ont eu Brimée et réprimée par la
9 novembre 2015, le Parlement lieu  : en 2010, 2012 et 2015. dictature du général Primo
de Catalogne votait (ce qui ne Si les nationalistes ont gagné de Rivera (1923-1930), la
relève pas de ses pouvoirs) une à chaque fois – comme depuis Catalogne embrasse la cause ré-
résolution appelant à la 1980  –, l’équilibre des forces publicaine. En septembre 1932,
«  déconnexion démocratique  » entre les différents partis nationa- un statut d’autonomie est voté
d’avec l’Espagne et au processus listes a changé. Le « catalanisme par le Parlement national et

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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une nouvelle institution est de centre droit à conquérir le xiiie et xive siècles. Avec l’union
mise sur pied  : la Generalitat pouvoir régional. L’affaire réus- des Couronnes née du ma-
de Catalogne dont le premier sit tellement qu’en 1980 com- riage d’Isabelle de Castille et de
président fut Francesc Macia mence la longue hégémonie de Ferdinand d’Aragon en 1469, la
(1932-1933) et le second Lluis Jordi Pujol i Soley (CiU). Catalogne s’intègre dans un en-
Companys, fusillé par les fran- Depuis 1980, la Catalogne semble impérial. « La dynamique
quistes le 15 octobre 1940. actuelle a été administrée par impériale de la monarchie espa-
La proclamation le 6 octobre les nationalistes. La défense et gnole engendra une tension crois-
1934 d’un État catalan dans la diffusion de la langue struc- sante avec la Catalogne3. »
une république fédérale espa- turent les politiques publiques. Toujours selon ce récit, large-
gnole représente une violation Une première loi en 1983 favo- ment développé aussi dans les
de la Constitution en même rise l’usage du catalan dans les manuels scolaires, la Catalogne
temps qu’une action contre l’en- administrations publiques et était en 1700 sur le point de de-
trée de ministres de droite dans dans les écoles. La loi du 7 jan- venir une réalité nationale et les
le gouvernement républicain de vier 1998 dite « de normalisa- intérêts catalans – son industrie
Madrid. L’autonomie catalane tion linguistique », après avoir naissante, ses relations commer-
est suspendue et les autorités po- rappelé que « la langue catalane ciales et ses institutions contrac-
litiques sont arrêtées. La guerre est un élément fondamental de tuelles  – seraient protégés par
civile fera de la Catalogne un la formation et de la personna- l’archiduc Charles d’Autriche
front important et la chute très lité nationale de la Catalogne », dans la guerre de la Succession
tardive de Barcelone, en jan- étend l’usage du catalan à tous d’Espagne face à la candida-
vier 1939, nourrit l’image de ré- les domaines de la vie sociale ture du duc d’Anjou. La prise
sistance de la société catalane. (cinéma, Internet, édition…). de Barcelone le 11  septembre
L’enseignement en catalan a 1714 par Philippe V, le nouveau
Victimisation permis une «  recatalanisation roi d’Espagne, est alors présen-
Muselé sous le franquisme, le linguistique ». En 2011, 60 % tée comme une «  conquête  ».
catalanisme se réfugie dans la des plus de 60 ans savent parler L’abolition du système juridique
culture –  au grand historien et lire le catalan mais seulement catalan en 1716 marque « la fin
Jaume Vicens i Vives (1910- de l’État catalan et de la monarchie
1960), catholique et conser- composée ». Le reste de l’histoire
vateur, on doit la diffusion de La loi du 7 janvier 1998 de racontée par le livre blanc est celui
l’école des Annales en Espagne
mais aussi une redéfinition his-
« normalisation linguistique » d’une soumission de la Catalogne
à l’État unitaire espagnol.
toriographique et nationaliste étend l’usage du catalan à tous Car le dernier ciment des
de la Catalogne –, dans la pra- Catalans est la victimisation.
tique religieuse (monastère de les domaines de la vie sociale Cette province pourtant riche
Montserrat), dans le football aime se présenter comme la
(FC Barcelone). Aussi, avant puis 25 % l’écrire. Chez les jeunes de proie de l’Espagne. Lors de la
juste après la mort de Franco, la 14 à 29 ans, 81 % savent l’écrire campagne électorale de l’au-
contribution de la culture cata- et 96 % le parler1. tomne  2015, les nationalistes
lane à l’esprit de la démocra- Parmi les compétences transfé- soulignaient qu’il manquait
tie espagnole est essentielle. rées à la région par la Constitution Notes dans les caisses catalanes 16 mil-
L’Estaca du chanteur Lluis Llach, de 1978 figure l’éducation  ; 1. Données complètes liards d’euros qu’ils devaient
aujourd’hui député nationaliste, 55 % du programme d’histoire sur le site de verser à l’Espagne. Artur Mas,
est alors sur toutes les lèvres. est fixé par les autorités cata- la Generalitat président régional depuis 2010,
lanes. Or le nationalisme catalan www.idescat.cat
En juillet 1977, le président a affirmé lors du débat d’investi-
(conocimiento del
du gouvernement Adolfo s’est construit un récit historique catalan). ture de 2015 qu’« indépendante,
Suarez rencontre le président qu’on retrouve dans les classes. 2. Créé par un décret la Catalogne aurait fait face à la
(en exil) de la Generalitat Josep Le livre blanc du Conseil pour la du président Artur Mas crise sans mesures d’austérité » !
Tarradellas i Joan. Un compro- transition nationale2 fait débuter en février 2013, le Depuis près de quarante ans,
CATN est un organisme
mis est alors négocié : les natio- cette histoire en 987 lorsque « la officiel. Voir le rapport une «  nation catalane  » a été
nalistes catalans reconnaissent Catalogne a développé son système « La consultation construite avec ses légendes, ses
la monarchie  ; l’État recon- juridique et politique à partir de politique sur l’avenir de mythes et ses élites politiques et
naît la singularité catalane et la son émancipation de l’Empire ca- la Catalogne », p. 37. culturelles. C’est elle qu’on voit
3. « La consultation
Generalitat. Mais la vraie contre- rolingien par les comtes catalans ». aujourd’hui à l’œuvre. Épuise-t-
politique sur l’avenir de
partie est plus politicienne  : Au Moyen Age, une « tradition la Catalogne », p. 32. elle pour autant la réalité cata-
alors que les élections libres de parlementaire » et une « relation 4. Sur le sujet, lane ? On permettra à l’historien
juin 1977 ont montré la force contractuelle » se sont dévelop- on lira avec profit de poser la question4. ■
de la gauche socialiste et com- pées entre le roi et les Catalans. J. Claret et M. Santirso,
La Construcción del
muniste en Catalogne, le gou- La nation a donc précédé l’État, catalanismo. Historia
* Professeur en
vernement de Suarez soutient qui s’est consolidé lors de l’ex- de un afán político, classes préparatoires au
Tarradellas et les nationalistes pansion méditerranéenne des Madrid, Catarata, 2014. lycée Condorcet (Paris)

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26/ Portrait

Mathias Énard
Laperfectiondudire
Romancier et grand spécialiste du Proche-Orient, Mathias Énard
vient de recevoir le prix Goncourt. On découvre un écrivain sensible
à l’écriture de l’histoire.

Par Philippe-Jean Catinchi*

L
e plus important, c’est le souffle. » Première bac, on était dispensé du concours d’entrée. Le
phrase de la première fiction, cette confi- jeune scientifique décroche le sésame, mais dé-
dence d’un jeune sniper, narrateur de La Per- couvre, déconfit, qu’il fallait se préinscrire dans
fection du tir (2003), vaut pour le romancier. l’établissement. Pour ne pas perdre une année, le
Et depuis cet ouvrage inaugural, Mathias Énard voilà postulant à l’École du Louvre. Son premier
respecte la consigne. En artiste et en citoyen. choix le porte vers les arts de la Chine et du Viet-
« Avant même la cible, l’important c’est soi-même. » nam ; mais finalement c’est vers le Moyen-Orient
Tout juste auréolé du prix Goncourt pour son qu’il se tourne. Même la difficulté de l’apprentis-
dernier roman, Boussole, nouvel arc électrique sage de la langue perse et de son écriture est une
dans le ciel commun à l’Orient et l’Occident motivation. Une boursière lui recommande de se
– une variation qui inverse Les Mille et Une Nuits, mettre aussi à l’arabe. Il fera coup double.
offrant sur quelques heures nocturnes le retour S’il découvre, le temps de l’été 1991, le Proche-
SES DATES d’un musicologue amoureux épris d’Orient sur Orient et la violence de guerre, assistant un photo-
un espace qui le fascine, l’inspire et le possède –, graphe en mission à Beyrouth pour le journal des
1972, 11 janvier l’écrivain prend position dans le débat sur les ré- secouristes de la Croix-Rouge, c’est son entrée à
NaissanceàNiort.
1996 Premier
fugiés syriens, signant dans le collectif Bienve- l’Institut national des langues et civilisations orien-
séjourenSyrie. nue ! (Points/HCR) par un implacable « j’étais tales (Inalco) qui lui ouvre réellement l’espace
2000 S’établità étranger, vous ne m’avez pas accueilli ». Pas de dont il rêve : l’Iran et l’Égypte. L’Iran, sa capitale,
Barcelone. place pour la frilosité. Si les lauriers peuvent ac- lourde de la tristesse chiite, mais aussi ses habi-
2003 La Perfection croître l’audience de sa parole, Mathias Enard tants, pétris d’un savoir ancien et subtil, ses pay-
du tir(ActesSud, entend en profiter. Sans concession, il entame : sages immenses et sa douceur de safran ; l’Égypte
commetousles « Nous savions tous que le régime du Baas syrien du Caire, sa joie permanente, ses imbroglios et ses
romanssuivants). était un régime toxique, d’assassins et de tortion- rythmes frénétiques, la grâce de son autodérision.
2005-2006 naires : nous l’avons toléré. » Et conclut, plus dur De retour à Paris le temps des examens, et Ma-
Pensionnaire encore : « Nous sommes les concierges de la lâcheté. thias profite d’une opportunité Erasmus pour par-
àl’Académie
deFranceàRome
Nous n’accueillons personne. Nous ne plions devant tir pour Venise. Cette plongée dans l’histoire des
(VillaMédicis). personne. Nous sommes fiers de n’être personne. » républiques maritimes le marque durablement.
2008 Zone(prix Mathias Énard, lui, n’est pas fier. Mais c’est in- Afin de perfectionner son arabe, il passe un
Décembre,prix déniablement quelqu’un ! Un homme épris d’ail- concours qui lui vaut une bourse d’État pour la
duLivreInter). leurs, enthousiaste et généreux, sobre toutefois Syrie. Il y restera trois ans. Un an à l’Institut fran-
2010 Parle-leur jusqu’à la timidité tant qu’il ne s’enflamme pas. çais d’études arabes à Damas, riche et studieux,
de batailles, de rois Au sortir d’une enfance heureuse, «  à l’an- puis deux ans comme professeur de français
et d’éléphants cienne », dans un village près de Niort, dans un pour adultes dans le djebel Druze à Soueïda. Là,
(prixGoncourt monde rural aujourd’hui éteint, avec son épicerie c’est un choc humain. L’accueil y est fabuleux et
deslycéens). généraliste, ses jeux d’enfants à la rivière et ses ce peuple à la fois ouvert et très secret adopte le
2013 Tout sera
oubliéavecPierre
batailles de marrons, le jeune Mathias n’aspire jeune Français.
Marquès(Actes qu’à une chose : quitter la région. Pour éviter Poi- Après quelques navettes délicates entre Bey-
SudBD). tiers, il vise, au sortir du lycée Jean-Macé de Niort, routh et Téhéran, quand les tensions internatio-
2015 Boussole Paris, donc Sciences Po (il se rêve diplomate ou nales contrarient le programme du thésard en fin
(prixGoncourt). journaliste) : avec une mention « très bien » au de chantier (sa thèse porte sur la poésie arabe et

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terrorisme à l’usage des débutants… », Bréviaire


des artificiers (Verticales, 2007), au ton résolu-
ment politiquement incorrect, puisque Mathias
Énard avait tenu à ce que son ami Pierre Marquès
y réalise les figures d’une réjouissante facétie. Le
peintre retrouve sa palette pour le faux conte
traditionnel « balkanique et terrifique » Mangée,
mangée, que Mathias compose pour Actes Sud Ju-
nior (2009), sombre histoire de dévoration dont
les enfants raffolent. Mais c’est le grand chantier
mémoriel inauguré par Tout sera oublié (Actes
Sud BD, 2013) qui scelle la vision commune des
deux artistes sur la mémoire historique à tra-
vers le paysage. Après l’étape inaugurale sur le
théâtre de guerre des Balkans, devraient suivre
deux volets, sur les cicatrices laissées par la Se-
conde Guerre mondiale en Europe centrale, puis
celles de la guerre d’Algérie.

Tous les sens


sont du festin
que concocte cet
ogre généreux
L’œil écoute chez Énard. Et la langue chante.
Celui qui n’hésite pas à s’imprégner de tout
idiome capable de lui offrir l’immersion dont il
rêve, persan, arabe, catalan, qu’importe si la ren-
contre authentique est au bout, est aussi un mu-
sicien, et ses textes autant de partitions à par-
tager que des rêveries de cartographe. Tous les
persanne de l’après-guerre), le retour en Occi- sens sont du festin que concocte cet ogre géné-
dent conduit Mathias Énard en Catalogne d’où reux. Pas étonnant dès lors que Mathias Énard
est originaire l’étudiante arabisante rencontrée ait ouvert avec un ami libanais, Imad, un restau-
à Damas qui est devenue sa compagne. Il y en- rant à Barcelone qui croise goût de la tradition, de
chaîne les temps d’enseignement et de traduc- l’histoire, voire de la mythologie, puisqu’on peut
tion, technique ou littéraire, découvre l’aventure y savourer du sanglier au vin servi avec des fleurs
du collectif avec la revue Lateral, où il donne en hommage à Adonis… C’est à Barcelone encore
bientôt tant de papiers – en espagnol – qu’il doit qu’il prend le temps de déguster, en amateur
multiplier les pseudonymes. Entouré d’hommes d’histoire, des classiques d’hier et d’aujourd’hui :
de lettres qui osent tous la fiction, Mathias Énard Michelet, le monde des croisades, héroïsé jadis
décide de s’y risquer. Avec une histoire de sniper par René Grousset ou factuellement proposé par
de 18 ans qu’il a située au Liban avant d’en gom- Amin Maalouf, versant arabe (1983). Mais les dé-
mer les noms pour l’ouvrir davantage. fis historiographiques l’intéressent tout autant, et
du Saint Louis de Jacques Le Goff (1996) à L’His-
Les cicatrices des guerres Goncourt toire à parts égales de Romain Bertrand (2011),
Car l’image est capitale chez Mathias Énard. La Mathias Enard a reçu le récit des premiers contacts entre Hollandais,
VINCENT MULLER/OPALE/LEEMAGE

perfection du tireur, c’est aussi la marque du li- prestigieux prix pour son Malais et Javanais au tournant de 1600, Mathias
thographe Franck Bordas, dont l’atelier est très dernier roman, Boussole Énard s’immerge dans ces explorations comme
tôt une adresse fétiche de Mathias. Lui-même crée (Actes Sud, 2015). une recrue volontaire pour des contrées inédites.
dès l’été 2011 avec deux camarades une galerie D’où son impatience avant la leçon inaugurale au
d’art contemporain, Scrawitch, dans le XIe arron- Collège de France du médiéviste Patrick Bouche-
dissement de Paris. Mais les lecteurs du roman- ron. La perfection du lire. n
cier avaient deviné ce lien capital avec l’image
dès la publication de son si singulier « manuel de * Historien et journaliste

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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DOSSIER
nDel’artfrançaisàl’expansioneuropéennep. 30
nMétamorphosesdeStrasbourgp. 38
nVillarddeHonnecourt:unalbumd’architectep. 42
nToutcommenceàSaint-Denisp. 44
nLegothiqueàlamaisonp. 48
nXIXesiècle:Viollet-le-DucremetleMoyenAgeàlamodep. 52
TONI SCHNEIDERS/INTERFOTO/L A COLLECTION

La révolution
gothique
Une prouesse architecturale, et les vitraux. Les édifices
la voûte sur croisée d’ogives, profanes, les meubles et
permet aux maîtres bâtisseurs, les manuscrits se transforment
à partir du xiie siècle, aussi. Certainement le signe,
d’évider les murs et d’élever aussi, d’une mutation profonde
toujours plus haut leurs de la société. C’est un autre
cathédrales. Laissant davantage Moyen Age qui s’ouvre, que
de place pour la sculpture le xixe siècle remettra à la mode.

Élévation En 1211 est lancée la reconstruction de la cathédrale de Reims. Le lieu du sacre des rois de France devient dès lors
un des édifices gothiques les plus exemplaires de la Chrétienté. Ici, on voit le vaisseau central de la nef depuis le sanctuaire, illuminé
par deux rosaces. Hauteur des murs et larges ouvertures signent ce nouvel art en faisant entrer la lumière comme jamais.

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30/ DOSSIER La révolution gothique

De l’art français
à l’expansion
européenne
La construction des cathédrales gothiques repose sur une véritable révolution technique.
Cet art né en Ile-de-France au xiie siècle se propage dans toute la Chrétienté, qui
traverse alors une période de floraison économique et intellectuelle dont les immenses – et
orgueilleuses ? – cathédrales sont le symbole. Une « révolution globale », selon Jean Wirth.

Entretien avec Jean Wirth

L’Histoire : Qu’est-ce que le gothique ? On fait commencer l’architecture gothique avec


Jean Wirth : C’est d’abord la désignation mo- la reconstruction partielle de la basilique Saint-
derne d’un type d’architecture qui se met en place Denis par l’abbé Suger, à partir de 1137, et le dé-
au xiie siècle. Au Moyen Age, on parle, pour dé- but du chantier de la cathédrale de Sens dans les
signer cette architecture nouvelle, d’« opus fran- mêmes années. Pour Saint-Denis, il s’agit de la
cigenum », d’art français, puis, dans l’Italie de la façade occidentale et du déambulatoire – la nef
Renaissance, d’art allemand. ne sera bâtie qu’en 1231 (cf. Dominique Alibert,
Le changement est effectivement avant tout L’AUTEUR p. 44). A Sens, le chœur et la nef conservent leur
architectural. Dans le cas de la sculpture, par Jean Wirth est élévation du premier gothique, à l’exception de
professeur honoraire
exemple, il y a une évolution très régulière au à l’université de l’agrandissement des fenêtres hautes au siècle
fil du xiie siècle mais on ne décèle pas de chan- Genève. Il a consacré suivant. Le gothique est donc né en Ile-de-France,
gement aussi important. Et ce qui fait révolution trois importants puis s’étend dans les domaines rattachés, direc-
en architecture, c’est d’abord une rupture tech- volumes à l’évolution tement ou indirectement, à la couronne. Il pé-
des images au cours
nologique qui produit des constructions d’al- du Moyen Age, dont
nètre rapidement en Angleterre, colonisée par les
lure nouvelle. Cette rupture avec l’art roman se L’Image à l’époque Normands francophones. L’Allemagne et l’Italie
prépare au début du xiie siècle. Elle aboutit à la gothique, 1140-1280 restent réfractaires à cette nouvelle mode pen-
mise en place de la voûte d’ogives sur arcs bri- (Cerf, 2008). dant près d’un siècle.
sés qui dégage les murs gouttereaux1 presque Il vient de
publier Villard
jusqu’au sommet des voûtes, permettant de pla- de Honnecourt, La révolution artistique ne
cer des fenêtres hautes pour bien éclairer la nef. architecte du touche-t-elle que l’architecture ?
Et cette voûte s’allège de plus en plus, rendant xiiie siècle Non bien sûr. Il faut parler de la sculpture, bien
possible des constructions toujours plus hautes. (Droz, 2015). qu’il n’y ait pas de date, comme 1137, qui marque
Apparaissent rapidement, certainement dès le une vraie rupture. Il y a néanmoins une évolu-
milieu du siècle, les arcs-boutants qui, en soute- tion rapide qui mène dès la fin du xiie siècle la
nant la construction de l’extérieur, allègent en- sculpture à entrer en compétition avec celle de
core la structure, favorisant à la fois la course l’Antiquité, dans des œuvres qui ont un niveau de
au gigantisme et l’évidement des murs par de qualité insurpassable, comme à la cathédrale de
grandes verrières. Strasbourg. Mais il faut en finir avec l’idée, qui
DR

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/ 31

Le bleu de Chartres Cathédrale de Chartres, vitrail de la vie de saint Sylvestre dans le déambulatoire, avant 1221.
Les constructeurs et les sculpteurs sont représentés en tant que donateurs à sa base.

était celle d’Émile Mâle par exemple, que la ca- manuscrits, avant d’y revenir dans les stalles un
thédrale pouvait être une Bible des illettrés, leur ou deux siècles plus tard, sur les miséricordes2 et
apprenant à travers sculptures et vitraux des épi- donc sous les fesses des chanoines ! Il reste de
sodes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le la drôlerie dans les gargouilles tout de même,
but était certainement beaucoup plus d’éblouir monstrueuses, drôles et parfois obscènes. Il faut
que d’enseigner. Si on se penche sur les vitraux, dire qu’il s’agit là de décorer un tuyau portant de
par exemple, les iconographies sont souvent très l’eau à l’extérieur… on n’allait tout de même pas
complexes ; ils ne peuvent alors être déchiffrés lui donner l’apparence d’Abraham ou de sainte
que par des lettrés. Et, lorsque des vers latins Catherine ! La gueule d’un dragon est parfaite
abscons servent de légendes, c’est une étrange pour cracher l’eau.
manière de faire le catéchisme aux illettrés !
Le système iconographique est aussi un sys- Tout ceci suppose de réelles
tème de remplissage. On veut recouvrir complè- innovations technologiques…
tement l’édifice d’images ayant une certaine di- Comment les expliquer ?
gnité, pour rompre avec le décor de fantaisie, très
présent dans l’art roman, qui recule désormais au
profit de scènes figuratives représentant des évé-
À SAVOIR
nements ou des personnages de l’histoire sainte.
Les socles de la façade de la cathédrale d’Amiens
sont couverts d’épisodes de la vie de petits pro-
Gothique, histoire d’un mot
phètes tellement obscurs que parfois encore on L’adjectif«gothique»seditaujourd’huid’unearchitecturefondéesur
lagénéralisationdelacroiséed’ogivessurarcsbrisés,apparueenFrancedans
se casse la tête dessus… Il reste cependant des lesannées1130.Parextension,ils’appliqueauxautresartscontemporains
drôleries, des dessins ou images plus ou moins decettearchitecture.Al’origine,lemotestpéjoratif,carilsertàpartirde
grotesques et comiques sans liens avec le reste laRenaissanceàassimilerl’artmédiévalàlabarbariesupposéedesGoths.La
MANUEL COHEN

de l’édifice, par exemple dans les chapiteaux de réhabilitationduMoyenAge,quicommencedansl’Angleterreduxviiiesiècle,lui


la cathédrale de Reims, mais c’est bien peu. En faitprogressivementperdrecettevaleur.Al’époqueromantique,lesmédiévistes
fait, au xiiie siècle, les drôleries s’enfuient des ca- luidonnentlesensrestreintactuel,définissantl’artantérieurcommeroman.
thédrales pour se réfugier dans les marges des

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


32/ DOSSIER La révolution gothique

Au xiie siècle, cela commence par une de levage ont largement favorisé l’ambition des
grande amélioration des connaissances géo- constructeurs.
métriques. Or la géométrie est au fondement Autre changement considérable, autour de
de l’art gothique – Viollet-le-Duc le disait déjà 1200, avec la mise en place du gothique clas-
et on ne peut qu’y souscrire. Puis se multi- sique : la taille en série3. On régularise et on
plient les traductions de l’arabe, qui ramènent prévoit avec exactitude les modules, afin de
les textes antiques en Occident. Ce qui est im- dissocier la taille de pierre de la maçonnerie.
portant pour la philosophie l’est peut-être en- Jusque-là, il fallait que le tailleur soit présent au
core plus pour les sciences et la technologie ! moment où l’on maçonne pour retailler éven-
Ce qui vient par ces voies, c’est aussi de l’ingé- tuellement la pierre, l’ajuster, en ajouter une au
nierie. Or les treuils, les vérins et autres engins besoin, ce qui n’est plus nécessaire avec une pré-

« On peut parler d’une


révolution globale.
L’apparition du gothique
ne doit rien au hasard.
Le xiie siècle est un
moment d’effervescence
intellectuelle »

fabrication bien planifiée. C’est un réel boulever-


sement des habitudes car désormais les tailleurs
de pierre peuvent travailler en hiver pendant que
les maçons chôment. On installe une construc-
tion provisoire, la loge, pour travailler au sec. La
productivité double ! Cela explique la rapidité de
certains chantiers : l’essentiel de la cathédrale de
Reims a été bâti en vingt ans ! Un chroniqueur n’a
pas manqué de le remarquer.

Ces bouleversements artistiques


correspondent-ils à un mouvement
plus global, notamment intellectuel ?
Oui, sans vouloir utiliser le mot « gothique » à
toutes les sauces, on peut parler d’une révolution
globale. L’apparition de cette architecture ne doit
rien au hasard. Le xiie siècle est un moment de
renouveau et d’effervescence intellectuelle. Dans
Architecture gothique et pensée scolastique, Erwin
Panofsky montre bien le lien entre les nouvelles
méthodes intellectuelles et l’architecture –  un
propos qui n’a toujours pas connu de remise en
Sens, le prototype cause sérieuse. La révolution intellectuelle est
C’estautourde1135qu’estlancélechantierdelacathédraledeSenssous considérable : les lieux du savoir et de la pensée
lesauspicesdel’archevêqueHenriSanglier,undesgrandspersonnagesde se déplacent progressivement des monastères à
l’Église,quiavouluunmonumentàlahauteurdesaprovinceecclésiastique.
ce qui va devenir l’Université. Des exigences de
EMMANUEL BERRY/ÉDITIONS À PROPOS

Enpleinepérioderomane,ilfaitappelàunmaître(dontonignorel’identité)
quiexpérimentelacroiséed’ogivessurarcsbrisés;lesmurspeuventêtre clarification du raisonnement, qui viennent lar-
évidésets’élevercommejamais.Maisl’édificeconservedenombreuxtraits gement du droit, s’imposent, entraînant elles-
romans,commelesfenêtresenpleincintredudéambulatoire(ci-dessus).Par mêmes une clarification de l’exposé, avec un en-
ailleurs,lesconstructeurstâtonnentencore:surquoifairereposerlacroisée chaînement d’arguments et d’objections qui sont
d’ogivescontrelemur?Lasolutionadoptéeestunculot,commedansl’art analysés pas à pas, ce qu’on appelle la scolas-
roman.En1164,lepapeconsacreundesautelsdelacathédrale;Senspossède tique. Naît une nouvelle présentation des textes,
lapremièrecathédralegothique;maislafaçaderesteencoreàfaire. en particulier de leurs subdivisions, désormais
Bernard Brousse numérotées et clairement séparées. Tout un pro-
tocole de pensée articule le texte – nos habitudes

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 33

Une cathédrale gothique MOTS CLÉS


au XIIIe siècle Cathédrale
Tour-clocher
Bienquelemot
évoqueenpremierlieu
degrandesréalisations
Croisée d’ogives gothiques,lacathédrale
n’estriend’autreque
Arc-boutant l’églisedel’évêque.
Onenconstruit
depuisl’époque
Triforium paléochrétienneet
Pinacle oncontinued’en
Rosace construireaujourd’hui,
tantôtsomptueuses,
Gargouille
tantôtmodestes.

Tympan
Culée Letympanestlapartie
Nef
Arc brisé d’unportailcomprise
entrel’archivolte
(bandeaudemoulure
Bas-côté quisuitlecintre)
Transept etlelinteau(partie
supérieuredelaporte).
Lessculpteursgothiques
Chœur décorentsouvent
cetespaceavec
desbas-reliefsaux
Pilier motifsreligieux.

Déambulatoire
t
Es

Chapelle rayonnante

intellectuelles en découlent encore largement, concluent des affaires… Le jubé est à la fois un
jusqu’au plan à trois parties des dissertations. mur de séparation et une tribune permettant la
Ce souci des articulations, des subdivisions, prédication, laquelle se développe amplement
est partagé par les maîtres qui bâtissent les ca- pendant le xiiie siècle. Il est l’interface entre
thédrales. La construction gothique imbrique monde laïque et clergé.
les formes les unes dans les autres, avec un al- Le contexte religieux influence aussi beaucoup
légement graduel des éléments. C’est ce travail les choix iconographiques et le formidable déve-
d’imbrication qui permet à Panofsky de faire le loppement des images, qui sont devenues un
parallèle entre l’architecture gothique et la pen- signe identitaire du christianisme, face à l’islam
sée scolastique. et au judaïsme. Leur profusion répond à une vo-
lonté d’éclat, de splendeur : elle stimule les pèleri-
Que doit cette révolution architecturale nages en valorisant les reliques et suscite ainsi les Notes
au contexte religieux ? dons. Peu avant la naissance du gothique, saint 1. Les murs portant une
A la suite de la réforme dite grégorienne, initiée Bernard notait déjà qu’on recevait d’autant plus gouttière ou un chéneau
et recevant les eaux.
au xie siècle, l’Occident est en pleine reconfigu- qu’on montrait sa richesse, qu’il y a une façon de 2. De petites consoles
ration religieuse. Le clergé, supposé transfor- faire de l’argent qui consiste à le dépenser… sous les sièges rabattants
mer miraculeusement le pain et le vin en corps des stalles, sur lesquelles
et sang du Christ, est sacralisé et mis à l’écart des Et cette révolution est inséparable les chanoines peuvent
fidèles par la stricte exigence du célibat. Cela se d’un contexte économique lui aussi s’appuyer lorsqu’ils prient
debout.
ressent dans la structure des cathédrales avec favorable… 3. Cf. Dieter Kimpel,
LÉGENDES CARTOGRAPHIE

l’apparition des jubés, ces splendides façades in- Oui, et même très favorable. Depuis le xe siècle, « Le développement de
térieures séparant le chœur des chanoines de la l’Occident connaît une croissance démogra- la taille en série dans
nef. On peut ainsi faire l’office à l’abri des fidèles, phique lente et régulière, soutenue par les dé- l’architecture médiévale
et son rôle dans l’histoire
qui ne sont pas silencieux et disciplinés comme frichements et des avancées technologiques, économique », Bulletin
à l’époque moderne. Il n’y a pas de bancs pour qui sont soit des inventions antiques retrouvées, monumental n° 135, 1977,
les fixer : ils circulent, parlent, crient, chantent, soit de totales innovations. Les grandes pp. 195-222.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


34 / DOSSIER La révolution gothique

Obscur prophète
Cathédrale d’Amiens,
un voussoir du portail
de la Vierge dorée,
vers 1235-1240.
Le tympan est encadré
de 4 voussures totalisant
60 voussoirs, tous
sculptés de personnages
et de petites scènes.
Cette prolifération
iconographique entraîne
l’utilisation de thèmes
rares, comme l’histoire
du prophète Osée et
de la prostituée Gomer,
que Dieu lui a ordonné
d’épouser. La tête
souriante de Gomer est
certainement l’œuvre du
restaurateur Théophile
Caudron (1805-1848).

Arc-boutant
Cathédrale d’Amiens,
arcs-boutants du chœur,
milieu du xiiie siècle.
L’arc-boutant étaie
le mur gouttereau
pour contenir la poussée
des voûtes qu’il transmet
aux puissants piliers
de culée. Le dispositif
permet d’évider le mur
au profit des vitraux.

MANUEL COHEN. CAROLINE ROSE/CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX. ANTOINE BONFILS

Drôlerie
Détail d’un chapiteau
de la nef de la cathédrale
de Reims, vers 1225.
Alors que les chapiteaux
romans étaient souvent
figuratifs, les chapiteaux
à feuillage tendent à
se généraliser à l’époque
gothique, mais des
créatures fantastiques
s’y introduisent parfois
encore, comme dans cet
exemple rémois.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 35

abbayes, surtout cisterciennes, y sont


pour beaucoup. Les moulins se propagent et amé-
liorent la maîtrise de l’énergie hydraulique, uti- Erwin Panofsky, lecteur d’images
lisée par exemple pour des scies automatiques

E
actionnées par des roues à aubes, bien utiles en rwin Panofsky (1892-1968), Allemand
charpenterie. La croissance économique suit et d’origine juive, est un historien de l’art
enrichit l’Église, car les couvents sont de loin les exilé aux États-Unis en 1933 pour fuir
entreprises agricoles les plus prospères et les plus les persécutions nazies. Il est principale-
innovantes. En outre, il faut souligner la quasi- ment connu pour ses enquêtes iconogra-
inexistence de l’investissement : la richesse est phiques sur l’art de la Renaissance et pour
amenée à se dépenser de manière somptuaire la manière dont il a théorisé la discipline
quand il n’y a pas d’outils pour l’investir. Là est dans l’introduction des Essais d’iconologie
peut-être aussi le miracle gothique… (1939, trad. Gallimard, 1967). Mais plu-
sieurs de ses travaux portent sur les autres
C’est à une véritable course aspects de l’histoire de l’art et s’étendent à
à la grandeur que se livrent d’autres périodes, dont le Moyen Age, en
les commanditaires et les bâtisseurs… particulier La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occi-
Comment expliquer cet emballement ? dent (1960, trad. 1976, rééd., Flammarion, 2008) et le célèbre essai
Il y a, bien entendu, une raison officielle : la gloire Architecture gothique et pensée scolastique (1951, trad. Minuit, 1967),
de Dieu. Mais il y en a d’autres, à commencer par qui met magistralement en relation l’évolution de l’art et de la pensée
les ambitions des commanditaires qui veulent au cœur du Moyen Age. J. W.

« Une cathédrale, c’est aussi


Et une cathédrale, c’est aussi le bruit, celui
le bruit, celui des cloches et des cloches et de la musique. La comparaison
de la musique. C’est pour ainsi s’impose avec les autres évolutions gothiques :
au xiie siècle apparaît la polyphonie à l’école de
dire une machine “multimédia” Notre-Dame de Paris, sous les maîtres de musique
qui domine la ville de sa masse » Léonin (v. 1150-v. 1210), puis surtout Pérotin
(v. 1160-v. 1230). Ce n’est pas un hasard : leur
travail de complexification est tout à fait com-
avoir la cathédrale la plus grande et la plus belle. parable à celui des architectes, s’appuyant sur le
Il s’agit essentiellement des évêques et des cha- renouveau de l’arithmétique comme l’architec-
pitres (le groupe des chanoines), des abbés dans ture sur celui de la géométrie. La cathédrale est
le cas des monastères. Les édifices traduisent en- pour ainsi dire une machine « multimédia » qui
core d’autres revendications. C’est dans la sculp- domine la ville médiévale de sa masse.
ture de la cathédrale de Reims que l’imitation
de l’Antiquité est poussée le plus loin : or la cité A-t-on des témoignages de
archiépiscopale prétend remonter au temps de la l’effet que faisait une cathédrale
fondation de Rome. sur ceux qui la voyaient ?
C’est difficile à dire. Les textes qui l’évoquent sont
Toujours plus hautes, toujours extrêmement rares. Les plus intéressants sont
plus grandes, toujours plus belles… peut-être ceux des gens qui n’aiment pas ça…
les cathédrales gothiques On a plusieurs critiques qui viennent des milieux
impressionnent. cisterciens ou proches d’eux. Vers 1200, Pierre
FRED STEIN DPA/PICTURE ALLIANCE/LEEMAGE © PARIS, ADAGP 2015

A quoi ressemblent-elles ? le Chantre, chanoine de la cathédrale de Paris,


Commençons par l’intérieur : les murs étaient en plein chantier de celle-ci, accuse ses construc-
enduits et décorés de faux joints. On restaure ac- MOT CLÉ
tions de supposer implicitement qu’elles seront
tuellement ces enduits à la cathédrale de Chartres éternelles, qu’il n’y aura pas de fin du monde. Il
qui retrouve ainsi l’harmonie de son décor, alors Scolastique rattache leur ambition à quelque chose qui fait
que la saleté des murs l’avait rendue ténébreuse. Letermedésigne frémir vers 1200 : la négation du Jugement der-
De manière générale, on choisissait des cou- lapenséeuniversitaire nier, l’idée, soutenue par Aristote, d’un monde
leurs discrètes pour l’enduit, comme l’ocre jaune duMoyenAge,fondée qui n’aurait pas de fin, et où on n’aurait pas de
surlaconfrontation
à Chartres et le gris à Lausanne, qui relèvent les comptes à rendre à Dieu. Et là évidemment on a
delathéologie
couleurs vives des vitraux ou des statues – elles chrétienneavec des réactions à la mesure de la démesure des ca-
aussi polychromes. Le portail peint de la cathé- l’héritagephilosophique thédrales gothiques.
drale de Lausanne en est un exemple tout à fait etscientifiquede On dispose aussi d’un fabliau, Des vingt-trois
remarquable. Pour imaginer leur aspect à l’état l’Antiquité,ainsiqueses manières de vilains, où un péquenaud, devant
neuf, il faut regarder les couleurs des enluminures développementstardifs Notre-Dame de Paris, regarde les rois et dit recon-
dans les manuscrits, conservées intactes du fait de jusqu’auxviiiesiècle. naître Pépin et Charlemagne : « Le vilain babouin
la fermeture du livre qui les protège de la lumière. est celui qui va devant Notre-Dame à Paris

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


36/ DOSSIER La révolution gothique

DATES CLÉS et regarde les rois et dit : “Voilà Pépin, voilà tours-lanternes, au-dessus de la croisée du tran-
Charlemagne” ; et pendant ce temps on lui coupe sa sept, y sont aussi une particularité locale. A me-
Vers1130-vers1190 bourse ou la corne de son chaperon par derrière. » sure qu’on s’éloigne de l’Ile-de-France les spéci-
Gothique primitif Il est vraisemblable que l’auteur du fabliau savait, ficités deviennent plus fortes. Dans le Midi et à
Latransitionduroman lui, qu’il s’agissait des rois de Juda et se moque de plus forte raison en Italie, les cages de verre du
augothiquesefait ceux qui croient qu’il s’agit des rois de France ! Et, type de la Sainte-Chapelle sont impensables : ce
notammentàSens pour nous, c’est d’autant plus drôle que ce sera seraient de véritables serres !
(débutdestravaux l’opinion des érudits du xviiie siècle… Bref, cette Le gothique atteint la Scandinavie, l’en-
vers1135)etàSaint- question de l’effet, on ne la perçoit que par des semble de l’Europe centrale, jusqu’aux limites
Denis,inaugurée miettes de textes. du monde orthodoxe et au-delà puisqu’il s’intro-
en1144.Lesmaîtres
duit dans les royaumes latins de Constantinople
d’Ile-de-France
commencentàdiffuser
Toutes les cathédrales gothiques et de Jérusalem. Mais les Arabes et les Turcs ont
leurart,parexempleà se ressemblent-elles ? un niveau technologique comparable et ne s’en
Cantorbéry(Angleterre). Il y a évidemment des points communs : le plan inspirent pas.
basilical en forme de croix qui remonte aux ba- Les architectes français voyagent et sont appe-
Vers1190-vers1240 siliques paléochrétiennes ou la généralisation lés dans toute l’Europe. En 1175, la reconstruc-
Gothique classique de l’arc brisé et de la voûte d’ogives. Au-delà, il tion du chœur de Cantorbéry est confiée à l’archi-
Lamaîtrisede faut plutôt être sensible aux différences. On peut tecte Guillaume de Sens. La cathédrale d’Uppsala
l’architectureet même renoncer au plan basilical, comme à la ca- est elle aussi confiée à un Français, Étienne de
desélévationsestde thédrale de Bourges qui n’a pas de transept. Du xiie Bonneuil, qui part avec ses compagnons pour la
plusenplusgrande au xiiie siècle, on est passé d’une nef assez trapue, construire en 1287. En une ou deux générations,
etdonnelieuàdes
comme celle de la cathédrale de Sens, à de vraies on voit apparaître des formulations originales du
églisestoujours
plushautes,comme
cages de verre, comme la basilique de Saint-Denis gothique, avec à la fois des traditions déjà pré-
BourgesouChartres. ou la Sainte-Chapelle de Paris. En outre, la géomé- sentes et des innovations à partir des savoirs ame-
Legothiquecommence trie des cathédrales ne cesse pas de se complexifier nés par les Français. A Strasbourg, on voit parfai-
àsediffuserversl’est jusqu’à la fin du Moyen Age, ainsi dans le dessin tement comment cela se déroule.
(Strasbourgetl’empire). des fenêtres et des nervures de voûte.
Il y a aussi des différences régionales. Le go- En quoi la cathédrale de Strasbourg
Vers1240-vers1350 thique normand, par exemple, poursuit des est-elle représentative de l’apparition
Gothique rayonnant traditions ornementales antérieures tout en de gothiques régionaux ?
Lesédificesontatteint étant relativement pauvre du point de vue de Strasbourg est en terre d’empire, et on y part d’un
lesproportions la figuration avant la cathédrale de Rouen. Les retard par rapport à la France. Après 1176,
maximales,avec
desfenêtrestoujours
plusgrandesetplus
lumineuses,comme
àlaSainte-Chapelle,où
lesvitrauxremplacent
l’essentieldelasurface
murale.Danslesudde
laFrance,enEspagneet
enItalie,l’architecture
gothiquedéveloppedes
formesoriginales.Mais
c’estdansl’Empireet
enAngleterrequeleur
complexitémènevers
unenouvelleétape.

Vers1350-vers1500
Gothique flamboyant
Lesdécorsdesédifices
deviennentexubérants,
prenantsouventla
forme« de flammes, de 
cœurs ou de larmes »
(Michelet),d’oùlenom
de«flamboyant»,
commeàSaint-Maclou
deRouenouàLouviers.
Lastéréotomie–lataille
géométriquedela Séparation Jubé de la cathédrale de Naumburg, vers 1250. Il s’agit d’une façade intérieure séparant
HILBICH/AKG

pierre–atteintdes la nef du chœur, où se tiennent les chanoines, ainsi mis à l’écart des fidèles. Alors que la Contre-Réforme
sommetsdevirtuosité. a fait disparaître la grande majorité des jubés français, celui de Naumburg, dans la Thuringe luthérienne,
a été conservé presque intact, avec ses couleurs.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 37

Uppsala
ROYAUME
N
DE NORVÈGE
ROYAUME DE SUÈDE

ROYAUME D’ÉCOSSE Visby

Gotland

ROYAUME DE DANEMARK
M e r B a l t ique
Roskilde Lund
Sjæland

Fountains Rievaulx
ROYAUME York
Selby Beverley Dantzig
D’IRLANDE
Lincoln Me r d u No rd Lübeck
Me r Elb
e
Lichfield Verden
d’I rl ande
ROYAUME D’ANGLETERRE Utrecht
Magdebourg Poznan
Londres Breda
Wells Xanten Paderborn
Cantorbéry Bruges Anvers
Salisbury Malines ROYAUME DE POLOGNE
Gand Cologne
Exeter Chichester Ypres Bruxelles Naumburg
Amiens Tournai Bonn Marburg Wroclaw
Man ch e Beauvais Liévin
Noyon Limburg
Rh

Fécamp Rouen Saint-Quentin n


Mayence Bamberg
i

Laon
Me

Caen Prague Cracovie


Coutances Senlis Reims
us

Maulbronn
Saint-Denis
e

Mont-Saint-Michel Lisieux
Évreux Paris Châlons Ratisbonne
Dol Sées
Chartres Troyes Strasbourg
Quimper Le Mans Sens Da
Lo Auxerre nu Kosice
Angers Fribourg be
Tours Semur
i re

Candes Dijon
Bourges SAINT EMPIRE
Poitiers La Charité
OCÉAN
Lausanne
ATL ANTIQUE ROYAUME DE FRANCE ROYAUME DE HONGRIE
Genève
Limoges Lyon
Clermont Vienne Verceli Milan
Bordeaux Pô D a n u be
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Ga
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Bologne
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Aigues- Saint-Maximin- Lucques


e

Bayonne Mortes
Toulouse la Sainte-Baume Florence M
Orthez Carcassonne San Galgano Arezzo er
León Béziers Ad
Burgos Sienne Assise ri
Las Huelgas Orvieto at
Veruela
ROYAUME Gérone Corse iq
D o u r o Osma Èb D’ARAGON Viterbe ue
re Sulmone
Porto
Sigüenza Barcelone Lucera
ROYAUME Avila Fossanova
DU Tarragone Barletta
ROYAUME DE CASTILLE
PORTUGAL Cuenca Naples Matera
Alcobaça Ta ge Tolède Baléares Sardaigne
Palma ROYAUME DE SICILE
Évora M e r Tyr rh é ni e nne
Cosenza
M e r M é d i te r ra n é e

Le gothique aux XIIe et XIIIe siècles Sicile M e r Io ni e nne


Le berceau
Légendes Cartographie

Édifice gothique du XIIe siècle


Expansion au XIIIe siècle
sources :
Édifice gothique du XIIIe siècle Atlas d’histoire, Hayt, De Boeck,
Limite de royaume vers 1250 Atlas de l’Histoire de France, Cornette (dir.), Belin,
Großer Atlas zur Weltgeschichte, Westermann 200 km

A la conquête de l’Europe
A partir de l’Ile-de-France, l’art gothique conquiert en un siècle et demi la plus grande partie de l’Europe, malgré la résistance de
l’Italie et des pays germaniques pendant de longues décennies. Sont ici pris en compte les seuls édifices religieux, majoritairement
des cathédrales. Celles-ci sont souvent d’anciennes cathédrales romanes.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


38 / DOSSIER La révolution gothique

Métamorphoses de Strasbourg
La ville fête les mille ans de sa cathédrale. Un édifice roman devenu gothique
au XIIIe siècle. Une exposition rend compte de cette mutation.

A
ux yeux de l’histoire, 1015 marque
l’année de la pose des fondations de la
cathédrale de Strasbourg. La cathé-
drale romane a laissé place, à partir du
xiiie siècle, à la cathédrale gothique que nous
connaissons. Les murs de cette dernière,
construite à la suite de l’incendie de 1176, re-
posent exactement sur les fondations romanes.
Lorsque l’on sait qu’il y a mille ans Strasbourg ne
compte pas 10 000 habitants, la construction
d’un édifice aussi vaste peut étonner. Même si la
documentation manque, on sait qu’avant 1015
se trouvait là une cathédrale carolingienne de
plus petites dimensions, dont des traces pour-
raient subsister sous le sol actuel encore non
fouillé. Le mystère s’épaissit lorsqu’on s’intéresse
au précédent lieu de culte qui aurait été édifié
par le premier évêque franc Arbogast à la fin du
vie siècle. Les archéologues ont en revanche par-
faitement établi que la cathédrale se situe dans
l’angle sud-est du camp romain d’Argentorate
construit sur 19 hectares en 12 av. J.-C. et qui
continue à livrer, notamment à l’occasion des
fouilles de 2012 sous la place du Château, des
traces de sa présence quatre siècles durant.
Les manifestations commémoratives du mil-
lénaire de la fondation de la cathédrale ont
été marquées par de nombreux colloques, ren-
contres, concerts, expositions, dont « Strasbourg
1200-1230. La révolution gothique » qui met en
valeur le rôle de la ville dans la diffusion et la
transformation de cet art français dans l’Empire
germanique et permet de mieux saisir la genèse
et le rayonnement de la statuaire éblouissante
de Strasbourg. ■ Ange
Un véritable
Bruno Calvès bouleversement se
produit à Strasbourg
vers 1220 avec
l’arrivée d’un
nouveau maître
sur le chantier
du transept sud
RUTKOWSKI. ARTEDIA/LEEMAGE

de la cathédrale.
Probablement
venu de Chartres,
il introduit un
programme
sculpté de grande
ampleur, dont les
CREDIT GAUCHE

sculptures du
pilier des anges
MATTHIAS

constituent l’un
Rosace Façade de la cathédrale gothique. des fleurons.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 39

Moïse Cette tête en


pierre calcaire d’une
statue de Moïse provient
des ébrasements des
Apôtre Cette superbe portails occidentaux
tête à l’abondante de l’église Notre-Dame
chevelure bouclée de Dijon. Ses traits
n’a été retrouvée que rappellent dans
récemment dans une les grandes lignes ceux
collection particulière. des apôtres du tympan
Il s’agit très de la Mort de la Vierge
L A VILLE DE STRASBOURG/MATHIEU BERTOL A. DRAC ALSACE, SERVICE DES PATRIMOINES, ICO 482A01/252, HAUSMANN

vraisemblablement de Strasbourg,
de l’une des figures qui appartiennent
d’apôtres du portail du indéniablement au même
transept sud, détruites courant stylistique.
en 1793. Les traits
juvéniles et l’absence
de barbe en font sans
doute un saint Jean.

Synagogue Les célèbres statues de la Synagogue et de l’Église des portails


du transept sud de Strasbourg personnifient l’ancienne et la nouvelle alliance.
La Synagogue aux yeux bandés tient une lance brisée et détourne sa tête, expression
de son incapacité à reconnaître le Christ – messie attendu – dans la personne de Jésus.
DROITE

Photographies commentées par Cécile Dupeux


CREDITDE

Commissaire de l’exposition « Strasbourg, 1200-1230. La révolution gothique »,


MUSÉE

jusqu’au 14 février au musée de l’Œuvre Notre-Dame, Strasbourg (67).

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


40/ DOSSIER La révolution gothique

la reconstruction des parties orientales « Dans les moments frénétiques, une


de la cathédrale, qui fait suite à des incendies,
s’inspire de prestigieux modèles romans germa- centaine de personnes peuvent intervenir
niques : Spire, Worms et Bâle. Ce n’est qu’à par-
tir des environs de 1200 qu’on voit percer une
sur un chantier. C’est beaucoup !
certaine connaissance des chantiers français. Il faut une organisation logistique
Le bras nord du transept montre l’utilisation de
l’ogive : les voûtes sont encore bien lourdes, mais
pour le logement ou la nourriture »
on décèle les ingrédients français. Un architecte
local a dû faire un tour en France !
La rupture intervient vers 1220 : la décision nous le montre son style. Le pilier des anges, au
est prise de faire appel à un maître de formation centre du transept sud, semble dériver directe-
française. On est dans une période où les arts et ment des piles à statues-colonnes du porche nord
plus globalement le mode de vie français sont de Chartres. Ce maître d’œuvre est certainement
prisés. L’architecte choisi doit venir de Chartres, à la fois architecte et sculpteur comme c’est sou-
avec sans doute quelques compagnons, comme vent le cas. Ils ne sont pas nombreux les grands
maîtres qui savent construire une cathédrale : ils
sont une poignée, qu’on va chercher loin et qu’on
paie bien plus que les simples tailleurs de pierre.
Cet architecte de formation française – car au
fond nous ne savons jamais d’où les architectes
sont vraiment originaires lorsque nous igno-
rons leur nom – arrive vers 1220 à Strasbourg
et conserve des ouvriers de l’équipe précédente.
En analysant les marques de tailleurs de pierre
et des éléments stylistiques, on a pu mettre en
évidence la continuité du travail de tailleurs de
pierre locaux. Sous la nouvelle direction, on ter-
mine les parties orientales de la cathédrale et
on commence la nef. Les dimensions et les pro-
portions de l’édifice précédent déterminent for-
tement la nouvelle structure. Bien que les deux
architectes « français » successifs aient construit
la nef sensiblement plus haute, elle n’atteint pas
la taille des plus grandes.

Qu’est-ce qui fait alors son sel ?


Pour la période qui nous intéresse, celle de l’arri-
vée du gothique à Strasbourg, c’est d’abord la qua-
lité sculpturale. Elle atteint les mêmes sommets
qu’à Chartres et à Reims. Les statues de l’Église
et de la Synagogue, comme le tympan de la Mort
de la Vierge prennent place à juste titre parmi les
chefs-d’œuvre les plus célèbres de l’art gothique.
A partir de 1277, après l’achèvement de la
nef, largement inspirée de Saint-Denis, la fa-
çade est reconstruite : cette fois nous ne sommes
plus dans le gothique français. L’architecte en
charge des travaux, maître Erwin, est l’un des
principaux créateurs d’un art gothique propre-
ment germanique. Parmi les caractéristiques
de ce moment stylistique, l’idée de faire dispa-
raître la massivité du mur sous des arcatures très
fines qui forment devant lui un écran ajouré.
C’est d’une virtuosité exceptionnelle ! Et c’est
le symptôme de la domination acquise par les
Allemands dans la stéréotomie, l’art de la coupe
géométrique de la pierre.
BRIDGEMAN IMAGES

Flamboyant Église Notre-Dame de Louviers (Eure). Le porche, construit Comment s’organise un


à partir de 1506, est un exemple impressionnant de la géométrie complexe que chantier de cathédrale ?
peut mettre en œuvre le style gothique tardif. Combien de temps dure-t-il ?

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 41

Les chantiers… cela ne finit jamais ! Il y a toujours Uppsala Façade


une partie de la cathédrale en travaux ou presque. occidentale de la
Il y a toujours un échafaudage dans un coin, au- cathédrale d’Uppsala.
jourd’hui même. Les tâches sur le chantier se par- Appelé en 1287,
l’architecte français
tagent entre d’une part un administrateur, géné-
Étienne de Bonneuil
ralement un chanoine (mais ce peut aussi être un redessina les plans de
échevin quand la municipalité prend le chantier cette cathédrale et reprit
en main comme à Strasbourg dans la seconde le chantier commencé
moitié du xiiie siècle) qui s’occupe des fonds, et par ses prédécesseurs.
d’autre part un maître d’œuvre, architecte, ingé- Les travaux durèrent
nieur et souvent l’un des sculpteurs principaux. jusqu’au début du
Celui-ci s’adjoint d’autres sculpteurs avec sans xve siècle. Il a fallu
doute un ou deux auxiliaires chacun, ainsi qu’un utiliser la brique
nombre de tailleurs de pierre variable. du fait de l’éloignement
des carrières de pierre,
Sur la façade sud du transept strasbourgeois,
sauf pour les fondations,
les marques de tailleurs de pierre qui semblent les portails et les parties
bien être des signatures montrent que leur décoratives.
nombre atteint par moments la quarantaine,
mais le nombre de marques relevées appartenant
à un même ouvrier varie de 1 à 38. Autrement dit,
chacun a taillé entre 1 et 38 pierres, sans doute
plus en tenant compte des marques effacées ou
invisibles. Mais cela veut dire que certains tail-
leurs de pierre sont juste de passage : ils taillent

DANS LE TEXTE
direction du maître, ils construisent les échafau-
Comment Cantorbéry fut reconstruite dages et les machines nécessaires. On a un texte
formidable qui raconte cela pour la reconstruc-
à la française tion du chœur de la cathédrale de Cantorbéry
Très habile dans le travail du bois comme de la pierre, [Guillaume par l’architecte Guillaume de Sens (cf. ci-contre).
de Sens] prépara tout ce qui était nécessaire [à la reconstruction de C’est de loin le témoignage le plus intéressant
la cathédrale de Cantorbéry]. Il œuvra pour faire venir des pierres de par- dont on dispose sur le déroulement d’un chantier.
delà les mers. Il construisit d’ingénieuses machines pour charger et dé- Au total, dans les moments les plus frénétiques,
charger les bateaux et pour transporter le ciment et les pierres. Il donna une centaine de personnes peuvent intervenir
des gabarits aux sculpteurs pour qu’ils façonnent les pierres, et prépara sur un chantier – mais c’est un maximum. Cent
avec une grande attention bien d’autres choses du même genre. Le chœur personnes c’est beaucoup ! Il faut une organisa-
condamné à la destruction fut abattu, et rien de plus ne fut fait pendant tion logistique, pour le logement ou la nourri-
cette année-là. […] Le nouvel œuvre était d’une mode différente que l’an- ture. A midi, le plus souvent, on va manger dans
cien. L’année suivante, […] il éleva avant l’hiver quatre piliers. L’hiver la rôtisserie en plein air du coin. Ces ouvriers ne
achevé, il en ajouta deux. Sur ceux-ci et le mur extérieur des bas-côtés, il semblent pas être payés à la tâche, mais bien être
fit reposer, selon les règles de l’art, des arcs et une voûte, c’est-à-dire trois salariés à la journée, dans la période qui nous oc-
clés de voûte de chaque côté.” cupe ici4. On a cru que les marques des tailleurs
Gervais de Cantorbéry, Chronique des règnes d’Étienne, Henri II et Richard Ier, étaient destinées au paiement, mais je crois de
1175 -1178 t. I, Londres, 1879, W. Stubbs (éd.), pp. 6 sq. plus en plus qu’elles sont là pour vérifier la qualité
de la taille. Les quelques textes que nous avons
laissent voir un paiement à la journée.
Bref, pour la période gothique, il faut tordre
une pierre ou deux pour payer leur séjour – le le cou au mythe tenace qui attribue la construc-
gîte et le couvert – ou encore, ils n’ont pas donné tion des cathédrales à l’enthousiasme des popu-
satisfaction. D’autres restent plus longtemps et lations. Voulues par les évêques et les chanoines,
d’autres enfin restent pendant des décennies. elles sont l’œuvre de spécialistes, relativement
Le nombre d’ouvriers présents sur une tranche peu nombreux, payés correctement, et voya-
ANDRÉ MASLENNIKOV/AGE FOTOSTOCK

de chantier est assez variable… cela dépend lar- geant dans toute l’Europe. Les populations pour
gement des finances dont on dispose. Dans l’en- leur part ressentent surtout l’effet des taxa-
semble, la planification financière est voisine de tions… ce qui est parfois source de réactions,
zéro. On avance quand il y a de l’argent, puis on comme ce fut le cas, par exemple, lors de la ré-
marche au ralenti ou l’on s’arrête en attendant Note volte des bourgeois de Reims en 1234 : ils utili-
des jours meilleurs. 4. Cf. L. Feller, « Les sèrent les pierres du chantier pour faire des bar-
salariés du Moyen Age »,
Aux côtés des tailleurs de pierre se trouvent L’Histoire n° 415, ricades et forcèrent l’archevêque et le chapitre à
les maçons, mais aussi les charpentiers qui in- septembre 2015, s’exiler pendant vingt-sept mois ! n
terviennent dès le début du chantier. Sous la pp. 60-65. Propos recueillis par Fabien Paquet

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


42 / DOSSIER La révolution gothique

Villard de Honnecourt :
un album d’architecte
Architecte Les historiens l’ont considéré
Élévation intérieure
des chapelles du chevet comme un amateur.
de la cathédrale de
Reims (fol. 30v).
Il est l’auteur d’un recueil
La légende, due non extraordinaire de dessins
pas à Villard, mais à un
de ses deux secrétaires d’architecture.
(le maître 1, Mr 1),
indique qu’elles Par Jean Wirth
devraient servir de
modèles pour la

L
cathédrale de Cambrai. a Bibliothèque nationale de France
conserve sous la cote ms. fr. 19093 un
des manuscrits du xiiie siècle qui a le plus
fait couler l’encre des historiens de l’art :
Dessinateur l’Album de Villard de Honnecourt. De ce recueil
Deux lutteurs, peut-être de dessins légendés, rédigé entre 1210 et 1225
un modèle pour une environ, il reste aujourd’hui 32 folios, certaine-
sculpture, côtoient ment reliés du vivant de Villard. Il devait servir de
un plan pour une église manuel, comme le dit explicitement son auteur.
cistercienne et celui du Qui est donc ce Villard de Honnecourt  ?
chevet de la cathédrale Depuis le début du xixe siècle, les historiens se
de Cambrai (fol. 14v). Le le demandent. Le philologue français Frédéric
parchemin est coûteux, Édouard Schneegans a montré dès 1901 que
d’où l’entassement de
trois écritures différentes sont principalement
dessins hétérogènes.
intervenues dans le manuscrit. Il suppose que
la plus fréquente est celle de Villard et l’appelle
Mr 1 (« Mr » est l’abréviation du mot allemand
Meister qui signifie « maître »). Les deux autres
seraient celles de continuateurs (Mr 2 et Mr 3).
Conséquence : l’historien suisse Hans Robert

BNF FRANÇAIS 19093

Ingénieur Une scie mécanique mue par une roue à aubes et


un piège de chasse composé d’un arc que déclenche le heurt
d’un fil (détail du fol. 22v). L’écriture (Mr 2), moins régulière
mais étroitement liée au dessin, est celle de Villard.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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Sculpteur
L’inscription, due à Mr 3,
second secrétaire de
Villard, dit qu’il s’agit
de la chute du Christ
portant la croix.
En fait, Villard recueille
ici la représentation
byzantinisante d’un
apôtre endormi pour
l’utiliser à cet effet.

Hahnloser en a déduit que les dessins les plus sa dictée, pour une sorte de mise au propre. En
techniques, étroitement liés aux légendes de outre, cette écriture (Mr 2) est indissociable des
Mr 2, ne sont pas de la main de Villard. Cela a dessins techniques qu’on avait enlevés à Villard,
certainement facilité la dépréciation de Villard qui était bien un architecte du xiiie siècle, ce dont
comme un amateur à partir des années 1970. La Viollet-le-Duc, qui savait construire une cathé-
démonstration des connaissances techniques de drale, n’avait jamais douté : l’Album le montre
Villard par un auteur comme Roland Bechmann, tant par sa forme que par son contenu.
compétent en la matière, n’y a rien fait. Pis en- Le contenu de l’Album est très divers : des des-
core : Wilhelm Schlink, en 1999, montre que la sins figuratifs destinés à la sculpture, des plans
main principale (Mr 1), que l’on croyait celle et des élévations architecturales, des dessins de
de Villard, n’est pas la sienne, mais celle d’un « moles », c’est-à-dire de gabarits qui servent à la
scribe professionnel, tout comme la troisième taille de pierre, des charpentes, des éléments mo-
(Mr 3), et, pensait-il, la deuxième (Mr 2). Il en biliers comme des stalles ou un lutrin, des engins
déduit que notre architecte pourrait n’être qu’un de levage, une machine de guerre, un chauffe-
amateur analphabète ! Or, au Moyen Age, il n’y mains pour chanoines, enfin des automates,
a pas besoin d’être illettré pour avoir un secré- comme un oiseau qui boit le vin d’une coupe. Il y
taire : saint Thomas d’Aquin en personne dic- a même une recette d’épilation…
tait à plusieurs secrétaires à la fois. La déduction Tout cela montre l’extrême diversité des tâches
de Schlink était donc hasardeuse, alors que son de ces hommes qui sont architectes, artistes et in-
point de départ était juste. génieurs. Villard a sans doute travaillé à plusieurs
églises, voire à des cathédrales – sans qu’on sache
Cathédrales, balistes et épilation exactement lesquelles. Il a pu également bâtir des
En reprenant l’étude du manuscrit, je me suis châteaux forts, des portes de ville, des engins de
aperçu que la supposée deuxième écriture (Mr 2), siège… On ne sait de lui que ce que nous apprend
dont Schlink a montré qu’elle était en fait la pre- son album, entre autres qu’il a certainement servi
mière à intervenir dans le manuscrit, n’était pas d’expert pour la cathédrale de Cambrai et qu’il a
de la main d’un scribe professionnel. Du même été appelé pour réaliser un chantier en Hongrie,
coup, son étroite imbrication avec les dessins ce qui tendrait à montrer une certaine renom-
m’a convaincu qu’elle ne pouvait qu’être celle de mée… Villard est sans aucun doute un architecte Jean Wirth, Villard de
Villard ; les deux autres (Mr 1 et Mr 3) étant bien tout à fait normal du xiiie siècle : non pas un spé- Honnecourt, architecte
celles de secrétaires qui ont écrit ensuite sous cialiste, mais un homme qui sait tout faire. ■ du XIIIe siècle, Droz, 2015.
BNF FRANÇAIS 19093

Apothicaire Cette recette d’une pommade épilatoire, écrite par Mr 3 (fol. 21v), est significative de
l’étendue des compétences de l’architecte médiéval qu’on retrouve plus tard chez un Léonard de Vinci.

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44 / DOSSIER La révolution gothique

Tout commence
à Saint-Denis
Portée par le projet de son grand abbé, Saint-Denis est le berceau du gothique
dans les années 1120-1140. Pourquoi Suger a-t-il choisi cette nouvelle forme
d’expression artistique pour reconstruire sa basilique ?

Par Dominique Alibert

L’AUTEUR
Dominique Alibert,
maître de
conférences à
l’Institut catholique
de Paris, travaille
depuis une trentaine
d’années sur les
rapports entre l’art
et la société dans
l’Occident médiéval.
Il va publier « De
terre et d’or, de bois
et de lumière. Suger
et la reconstruction
de Saint-Denis »
dans I. Moulin et
A. de Libera (dir.),
Le Beau et la Beauté
au Moyen Age (Vrin,
2016).

Lumière
Le déambulatoire de
Saint-Denis montre
comment la voûte sur
croisée d’ogives permet
d’ouvrir dans les murs
de grandes fenêtres
qui laissent la lumière
CREDIT GAUCHE

pénétrer abondamment
dans l’édifice, ce qui
a frappé les témoins de
l’inauguration de 1144.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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L
e 11 juin 1144, le roi de France
Louis VII et son épouse Aliénor
d’Aquitaine sont conviés par
Suger, abbé de Saint-Denis de-
puis 1122, à la consécration du
nouveau chœur de la basilique.
Grands du royaume et évêques
se pressent. Tous sont impressionnés par les tra-
vaux que l’homme d’Église et conseiller du roi a
menés d’une main de maître pour transformer la
vieille église carolingienne. Par de grandes baies
et des vitraux, des flots de lumière pénètrent dé-
sormais par tous les côtés du bâtiment, initiant les
changements architecturaux de la « révolution
gothique ». Ce nouveau langage artistique trouve
à Saint-Denis, sous le regard du roi, l’un de ses
premiers chefs-d’œuvre.

La maison des rois


La présence de Louis  VII s’explique. Saint-
Denis est une abbaye particulière. Elle mêle,
dès l’époque médiévale, plusieurs fonctions.
Lieu choisi par Denis, premier évêque légen-
daire de Paris, martyrisé au iiie siècle, pour sa
sépulture, l’abbaye attire dès le viie siècle les
dépouilles des princes. Rapidement, certains
Carolingiens, comme Charles Martel le presque-
roi, y rejoignent les Mérovingiens et, à partir du
xiie siècle, à l’exception de Louis VII qui préfère
par humilité rejoindre l’une de ses fondations,
l’abbaye de Barbeau, les rois de France y sont sys-
tématiquement inhumés – l’abbaye gagne ainsi
le surnom de « cimetière aux rois ». A la même
époque, le scriptorium de Saint-Denis, l’ate-
lier qui produit des manuscrits, devient égale-
ment le principal centre historiographique de
la royauté. Le Roman aux rois, premier titre des
Grandes Chroniques de France, y a été rédigé au
xiiie siècle. Mais, de l’abbaye de Suger, il ne reste
que l’abbatiale, qui a été profondément trans- Suger Sur ce vitrail La question est d’autant plus légitime qu’au
formée au cours des siècles. Son trésor a dis- du xiie siècle, même moment des voix s’élèvent contre l’opu-
paru dans la tourmente révolutionnaire ; seuls l’abbé Suger décrit lence dans les églises. Et pas des moindres  :
quelques vestiges sont encore conservés, essen- lui-même un vitrail, dans l’Apologie à Guillaume de Saint-Thierry, ré-
représentant l’arbre
tiellement au Louvre. digée vers 1124-1125, Bernard de Clairvaux s’en
DR. JEAN-LUC PAILLÉ/CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX. JOSSE/LEEMAGE

de Jessé, c’est-à-dire
Au cœur de l’histoire de Saint-Denis au la généalogie du Christ.
prend violemment à l’excès de richesse dont se
xiie siècle, il y a un personnage unique, protéi- rendent coupables les abbés qui consacrent des
forme, tour à tour historien, mécène, concepteur sommes considérables à l’agrandissement et à
d’objets d’art et de bâtiments, développeur de l’embellissement des églises. Il s’attaque aussi
nouvelles formes architecturales et artistiques, aux images, estimant que c’est une dépense
entrepreneur, homme d’affaires et penseur  : inutile autant qu’une débauche de représenta-
Suger, qui en est abbé près de trente ans (1122- tions. Or, si des liens unissent Suger et Louis VII,
1151). Il est proche du roi de France dont il est un d’autres sont aussi tissés entre saint Bernard et
conseiller écouté, dans le domaine politique – ce le roi capétien : il est impensable que l’abbé de
qui est habituel – mais aussi pour les questions Saint-Denis, qui n’a pas rejoint la mouvance cis-
militaires – ce qui l’est moins. Suger fait partie tercienne, n’ait pas connaissance des critiques de
de ces personnalités connues car elles sont dans l’abbé de Clairvaux.
les manuels d’histoire mais dont les motivations, Saint Bernard s’inscrit, en outre, dans un mou-
notamment celles qui l’ont poussé à entreprendre vement plus global. Les importants travaux enga-
la reconstruction de l’avant-nef et celle du déam- gés par Suger interviennent à un moment parti-
bulatoire de son église abbatiale, méritent d’être culier de l’histoire des relations entre l’Église et
mises en lumière. Ce d’autant plus qu’elles l’ont la société laïque. En effet, en 1122 a été conclu le
conduit à utiliser un nouvel art de bâtir. concordat de Worms qui vise à faire sortir

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46 / DOSSIER La révolution gothique

Pourquoi Suger se lance-t-il dans l’administration abbatiale et celui Sur la consé-


cration avec les yeux d’un homme du Moyen
un tel programme de reconstruction Age, donc d’un clerc dont la Bible était la lec-
et d’ornementation qui pourrait heurter ture quotidienne.

de front le courant réformateur qui La préfiguration de la Jérusalem céleste


Suger a parsemé ses textes de références, souvent
rencontre un grand écho dans l’opinion ? précises, mais toujours sous-entendues, à la cité
céleste de la fin des temps. « Pour augmenter et
agrandir le noble monastère consacré par la main
l’Église du jeu politique, notamment en divine, écrit Suger, sur le conseil d’hommes sages
mettant fin à la querelle des investitures : l’em- et les prières de nombreux religieux afin que cela
pereur germanique abandonne l’investiture ne déplaise ni à Dieu ni aux saints martyrs, j’en-
des évêques, sauf pour les biens matériels et les treprenais cette œuvre, suppliant la bonté divine,
charges politiques. La papauté sort considérable- tant dans notre chapitre qu’à l’église pour que lui
ment renforcée de l’affrontement. C’est le point qui est le commencement et la fin, c’est-à-dire l’al-
culminant de la réforme grégorienne, dont l’un pha et l’oméga, couronne un bon début par une fin
des enjeux centraux est de savoir qui, des clercs heureuse et épargne l’œuvre […]. Nous avons donc
ou des rois, domine le monde. L’opposition commencé par l’entrée principale des portes. » Tout
Suger-saint Bernard peut apparaître comme une clerc médiéval reconnaît immédiatement dans
illustration de ce conflit : le riche abbé dionysien l’expression « l’alpha et l’oméga » le Christ. Or, il
contre le pauvre abbé cistercien. n’est désigné ainsi que dans l’Apocalypse, qui clôt
Il ne faut pas réduire Suger à un défenseur d’un le Nouveau Testament, et qui s’achève par la des-
modèle politique ancien qu’il voudrait à tout prix cription de la Jérusalem céleste, cité idéale où se-
maintenir, avec les privilèges qui lui sont atta- ront accueillis les élus après le Jugement dernier
chés. Pourquoi se lance-t-il dans un programme qui adviendra à la fin des temps.
de reconstruction et d’ornementation qui pour- Dans un autre texte, qui pourrait presque s’ap-
rait heurter de front un courant réformateur qui parenter à un récit de miracle, l’abbé raconte sa
rencontre alors un grand écho dans l’opinion ? quête acharnée de poutres pour la charpente
La réponse pourrait se trouver dans le projet de l’abbatiale dans la forêt de Rambouillet. Il si-
même de Suger : faire de l’abbatiale de Saint- gnale alors que « jusqu’à la neuvième heure ou
Denis la maquette terrestre de la Jérusalem cé- même un peu avant, à travers les broussailles,
leste. Il semble d’ailleurs se justifier lorsqu’il l’ombre des arbres et les buissons d’épines, [il
prend parti pour le faste liturgique dans le traité marqua] douze poutres : c’était le nombre qu’il
sur son administration abbatiale (1145) : « Que [lui] fallait ». Or douze est un nombre clé de
chacun abonde en son propre sens ; ce qui m’a en l’Apocalypse où il sert à plusieurs reprises à dé-
tout cas extrêmement plu, c’est que tout ce qui est crire la Jérusalem céleste. Lorsqu’il dépeint les
très raffiné et très précieux doit avant tout ser- vitraux qui garnissent les baies de l’abbatiale,
vir à l’administration de la très sainte eucharis- Le vase d’Aliénor Suger souligne encore qu’il a bénéficié pour les
Ce vase du xiie siècle
tie. Si des vases à libation en or, des fioles en or, réaliser d’un don « d’une grande quantité de sa-
dont Suger fait un vase
de petits mortiers en or servaient, suivant la pa- liturgique est en béryl
phir », une des pierres précieuses dont sont faits
role de Dieu ou l’ordre du prophète, à recueillir le ou en cristal comme les remparts de la Jérusalem céleste. Il est ten-
sang des boucs, des veaux ou de la vache rousse, l’assise et les murs de tant, dès lors, de considérer que les vitraux, vé-
combien plus les vases d’or, les pierres précieuses et la Jérusalem céleste. ritables murs de couleur, sont aussi des murs de
tout ce qu’il y a de plus cher parmi les choses créées Il a été offert à Louis VII pierres précieuses, comme ceux qui protègent
doivent-ils servir à exposer le sang de Jésus-Christ par Aliénor d’Aquitaine. la cité des élus.
dans un service continuel et une totale dévotion.
[…] Certains détracteurs objectent sans doute
qu’une âme sainte, un esprit pur, une intention fi- DANS LE TEXTE
dèle doivent suffire à ce ministère. Nous affirmons
nous aussi que tout cela importe particulièrement, Les intuitions de Duby
RMN-GP (MUSÉE DU LOUVRE)/DANIEL ARNAUDET

proprement et spécialement. Mais c’est aussi par Ces artifices, en tout cas, disposés pour ennoblir la lumière de Dieu,
les ornements extérieurs des vases sacrés et par pour lui conférer les irisations de l’améthyste ou du rubis pour
toute la noblesse extérieure qui convient que nous lui prêter les couleurs des vertus célestes, […] présentaient la figure de
proclamons ne devoir rien vénérer autant que le l’homme […] isolée au milieu des médaillons par des cloisons successives.
service du saint sacrifice1. » Ils la dégageaient tout à fait du cadre architectural où les imagiers romans
Au-delà de cette réponse de principe, qui ex- avaient voulu la maintenir prisonnière. […] A Saint-Denis, toutes les ri-
plique en partie les choix architecturaux et or- chesses du monde sont rassemblées pour honorer l’eucharistie, et c’est
nementaux de Suger pour la reconstruction de par le Christ que l’homme pénètre dans les lumières du sanctuaire. L’art
son abbatiale, pour mettre au jour le but pour- nouveau dont Suger fut le créateur est une célébration du Fils de l’homme.”
suivi par Suger il convient de relire ses deux trai- Georges Duby, Le Temps des cathédrales, Gallimard, 1976, rééd. 1987, pp. 130-131.
tés dans lesquels il justifie son action, celui Sur

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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le texte apocalyptique dans des manuscrits de


l’époque carolingienne.
Dans ses écrits, Suger reprend même parfois
le vocabulaire de l’Apocalypse pour l’appliquer à
la réalité de l’abbatiale. Mais reste un problème :
était-il conscient de ces emprunts ou les expres-
sions bibliques venaient-elles naturellement sous
sa plume, comme sous celle de tous les clercs mé-
diévaux qui avaient appris à lire dans la Bible et
la connaissaient par cœur ?
Un texte peut nous laisser entendre que l’abbé
connaissait parfaitement l’objectif qu’il poursui-
vait : « Nous soupirions dans notre cœur : “Toute
pierre précieuse, me disais-je, est ton revêtement,
sardoine, topaze, jaspe, chrysolithe, onyx et bé-
ryl, saphir, escarboucle et émeraude.” […]. Ainsi
lorsque, dans mon amour pour l’ornement de
la maison de Dieu, la splendeur multicolore des
gemmes me distrait parfois de mes soucis extérieurs
et qu’une digne méditation me pousse à réfléchir
sur la diversité des saintes vertus, me transférant
des choses matérielles aux immatérielles, j’ai l’im-
pression de me trouver dans une région lointaine
de la sphère terrestre, qui ne résiderait pas tout en-
tière dans la fange de la Terre, ni tout entière dans
Jérusalem céleste sur Terre la pureté du ciel et de pouvoir être transporté, par
Cettereconstitutionmoderned’unvitrailduxiiesiècleenconservel’iconographie. la grâce de Dieu, de ce [monde] inférieur vers le
Letétramorphe,quatrefigures(l’homme,lelion,l’aigleetletaureau) [monde] supérieur suivant le mode anagogique. »
représentantlesquatreévangélistes,encadrelelionetl’agneau,imagedu
Le mode anagogique, l’une des méthodes du
Christ,quiouvrelesceauduLivre,telquelerapportelavisiondesaintJean
dansl’Apocalypse.Cettescènemarqueledébutducyclequiconduit
commentaire biblique, permet de voir dans le
àladescentedelaJérusalemcélestesurTerreaprèslafindumonde. texte de la Bible la préfiguration du paradis.
Suger entend donc clairement se placer entre
la réalité terrestre et les temps qui suivront le
Jugement dernier : il veut, à Saint-Denis, préfi-
La volonté de faire entrer plus de lumière dans gurer la Jérusalem céleste. Et il a parfaitement
l’église et de donner plus d’espace à la vitrerie conscience, dans ce cadre, des enjeux enclos dans
prend alors un autre sens, qui dépasse l’architec- la nouvelle esthétique qui fait naître le gothique.
ture et l’ornementation. C’est, peut-être, la mise Dans les lignes qu’il consacre à l’une des cha-
en œuvre d’un projet idéologique. Celui-ci est pelles de l’abbatiale, celle dédiée à saint Romain,
rendu possible par la voûte sur croisée d’ogives il écrit : « Combien ce lieu est secret, combien il est
qui permet d’alléger les murs et de les ouvrir par apte au recueillement, propice à la célébration des
l’entremise de baies plus grandes. Si importante offices divins. Ceux qui y servent Dieu le savent,
pour les maîtres du gothique, la lumière est aussi comme si, pendant qu’ils sacrifient sur Terre, leur
l’une des caractéristiques de la Jérusalem céleste demeure était déjà en quelque sorte dans les cieux. »
telle qu’elle se révèle dans la vision de saint Jean. Et ce projet de Suger, au fond, est en parfaite
L’iconographie de l’une des fenêtres de Saint- adéquation avec les idéaux des rois de France du
Denis est aussi révélatrice du dessein de Suger. xiie siècle. Le projet de l’abbé de Saint-Denis pèse
Nous ne la connaissons plus que par la descrip- probablement dans le choix définitif fait par les rois
tion que l’abbé nous en a laissée. Deux scènes de France de retenir le monastère qui conserve les
PATRICK CADET/CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX

sont particulièrement significatives. La première reliques de Denis, Rustique et Éleuthère pour y abri-
est le dévoilement de Moïse. Le prophète voit le ter leur nécropole dynastique. Les rois des Francs
voile qui lui couvrait la face lui être ôté par le té- Notes ne sont-ils pas, en effet, depuis le sacre de Pépin le
tramorphe2. La tradition, depuis saint Paul, lit 1. Cf. F. Gasparri, Bref en ce même lieu, les héritiers des rois de Juda,
cette image comme l’accomplissement de l’An- Traité sur son ceux qui devront conserver le sceptre jusqu’à ce que
cien Testament dans le Nouveau. Or le sens pre- administration abbatiale, revienne le Christ de la fin des temps ? Quelle meil-
Les Belles Lettres, 2001.
mier du mot « apocalypse » en grec est l’action de 2. Quatre figures (homme, leure dernière demeure en ce cas que la préfigura-
découvrir, la révélation. Un autre médaillon « où lion, taureau et aigle), tion terrestre de la Jérusalem céleste ?
le lion et l’agneau brisent le sceau du Livre », plus décrites dans la vision Au sortir de la réforme grégorienne Suger pro-
délicat à analyser, renvoie probablement encore d’Ézéchiel et dans celle de pose un modèle d’alliance entre la royauté et
saint Jean, représentant
à l’Apocalypse. La tradition iconographique finit notamment les quatre
l’Église qui trouve un vecteur prodigieux dans
de nous convaincre : les deux scènes qu’évoque évangélistes, Matthieu, l’art gothique. Pour la plus grande gloire des rois,
Suger dans son traité sont associées pour illustrer Marc, Luc et Jean. des saints et de Dieu. n

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


48 / DOSSIER La révolution gothique

Le gothique
L’AUTEUR
Térence Le Deschault à la maison

JEAN-PAUL AZAM/HEMIS.FR. RMN-GP (MUSÉE DE CLUNY)/FRANCK RAUX


de Monredon,
docteur en histoire
de l’art de l’université
de Genève, poursuit
Le gothique qui se généralise au XIIIe siècle dans les édifices religieux

DR. RMN-GP (MUSÉE DE CLUNY)/STÉPHANE MARÉCHALLE.


un séjour scientifique
à l’Université
autonome de
s’immisce également dans l’art profane : les demeures et
Barcelone. leur décor monumental, mais aussi le mobilier et les objets de
Il a publié Le Décor
peint de la maison la vie quotidienne s’ornent désormais de traits gothiques.
médiévale. Orner
pour signifier en
France, avant 1350 Par Térence Le Deschault de Monredon
(Picard, 2015).

A
l’ombre des élégantes cathé- Un
drales aux formes ogivales, de dressoir
leurs immenses verrières co- flamboyant
lorées et de leurs portails foi- Le mobilier en bois, qui
sonnants de sculptures, les vient agrémenter les
élites urbaines, constituées intérieurs de manière
par la noblesse et les riches parcimonieuse, reprend
négociants, aimaient s’entourer d’un luxe inspiré les formes décoratives
des nouvelles formes à la mode. propres à l’architecture
Par exemple, l’arc brisé et le remplage (c’est-à- gothique. Ce sont des
dire le décor en pierre ajouré d’une fenêtre), ap- tables, des chaises, des
parus d’abord dans les édifices de culte, pénètrent coffres et surtout des
dressoirs sur lesquels
rapidement l’architecture profane. Comme pour est exposée l’orfèvrerie
l’art religieux, le terme de gothique attribué à l’art dont on utilise certaines
profane est à la fois lié à un style et à l’époque à pièces lors de banquets.
laquelle ce style se répand (vers 1250-vers 1500). Ce dressoir à cinq pans
Châteaux, palais urbains de la noblesse et hôtels datant du XVe siècle
particuliers des riches marchands sont réalisés dispose d’un rangement
par des architectes et des sculpteurs maîtrisant intérieur fermé par deux
les nouvelles techniques en vogue. Les façades portes à serrures et
les plus riches, comme celle animée de scènes ornées de motifs en
de chasse de la maison dite du Grand Veneur, à forme de flammèches
typiques du « gothique
Cordes-sur-Ciel (Tarn), font preuve d’ostentation flamboyant ». Un large
dans un paysage urbain remodelé. Un mobilier plateau supérieur
au goût du jour les habille également. De même permet de garder à
que pour l’architecture religieuse, les formes nou- portée de main les
velles naissent en France puis s’exportent, comme objets utilitaires (Paris,
en témoigne, parmi bien d’autres exemples cé- musée de Cluny).
lèbres, le palais des Doges de Venise.
A l’intérieur de cet habitat, plafonds et murs
sont peints, offrant à la vue une débauche de
couleurs vives. Prennent place dans les

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 49

Blason
L’une des grandes
nouveautés du décor
gothique consiste
en la prolifération de
l’héraldique qui
se constitue à partir
de la fin du XIIe siècle.
Caractérisée par des
formes bien définies à
l’aide d’un cerne noir,
lesquelles sont colorées
d’à-plats chromatiques,
l’héraldique a sans
doute influencé le
nouveau goût pour
des couleurs vives
et unies qui se
manifeste dans
l’enluminure,
dans le vitrail ou encore
dans la peinture murale
où il est parfois qualifié
de « gothique linéaire ».
Sur ce gémellion émaillé
Demeure et boutiques limousin du milieu du
Construite à partir de 1222, la bastide (ville neuve) de Cordes-sur-Ciel dans le Tarn XIIIe siècle utilisé comme
devait sa richesse au commerce des tissus et du cuir. Typique des riches demeures bassin pour se laver
à vocation commerciale donnant sur l’artère principale, la maison dite du Grand les mains, deux blasons
Veneur ou maison Céré (début du XIVe siècle) se caractérise par une série d’arcades répétés (probablement
en arcs brisés ouvrant sur la rue, lesquelles abritaient des boutiques, tandis que des armoiries de deux
les deux étages nobles sont dotés de grandes fenêtres laissant abondamment époux) se mêlent à
entrer la lumière dans les salles de réception. La façade est animée de reliefs des figures de musiciens
sculptés représentant des scènes de chasse au cerf, au sanglier et au lièvre. Les et entourent un couple
(Paris, musée de Cluny).
CREDIT DROITE

fenêtres étaient pourvues de vitraux et certaines façades d’un décor polychrome.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


50 / DOSSIER La révolution gothique

grandes salles de réception, mais aussi Amour


dans des pièces plus modestes aux fonctions pri- courtois
vatives (des chambres, par exemple), de vastes Sur cette valve de miroir
décors peints dont les thèmes sont le plus sou- en ivoire du début du
vent liés aux principales activités de la noblesse XIVe siècle est sculptée
guerrière. Les combats se déclinent sous forme de une scène typique de
scènes de tournois, d’épisodes historiques ou en- la culture courtoise. Un
core d’imposantes fresques retraçant la geste des homme est agenouillé
héros de romans de chevalerie. Mais c’est aussi devant une femme, en
signe d’hommage, et il
la chasse, la musique et la danse qui animent les
lui offre son cœur tenu
murs de ces riches demeures. Plus rarement, on à travers le tissu de son
rencontre des vies de saints, lesquelles rappellent vêtement. En échange,
généralement l’appartenance du commanditaire sa dame lui pose sur
à une confrérie. Ces décors ont en commun de la tête une couronne de
mettre en valeur un trait caractéristique du maître fleurs. Ce double geste
des lieux lui permettant d’affirmer sa place dans des amants scelle une
la société. Cela peut être lié à ses ancêtres, à ses soumission réciproque
alliances politiques, à son métier ou encore à des (Londres, Victoria
modèles de vaillance ou de vertu. et Albert Museum).
La « révolution gothique » se joue dans le quoti-
dien des laïcs à travers le développement d’un art
profane inspiré de la culture issue de la fin’amor Valeurs guerrières
– l’« amour courtois ». Les spécificités formelles Dans la tour Ferrande à Pernes-les-Fontaines (Vaucluse) est représenté un cycle
du « gothique d’Ile-de-France » servent d’écrin à consacré aux guerres de conquête menées au XIIIe siècle par Charles d’Anjou
l’expression d’une culture de cour qui mêle réalité pour s’approprier le royaume de Naples et de Sicile. En effet, deux ancêtres du
propriétaire de cette demeure (membre de la famille des Baux) avaient participé
et imaginaire afin de mettre en scène la conduite
à ces faits d’armes, de sorte que lorsqu’il fit peindre la salle de la tour en
du parfait chevalier, laquelle est bien éloignée question, dans le deuxième quart du XIVe siècle, il rappela les prouesses de sa
des préoccupations du clergé, même si certains lignée. Cette notion de lignage était très importante pour la noblesse médiévale.
prélats, appartenant à des familles nobles, se font On voit ici, au registre supérieur, l’armée de Charles d’Anjou (à gauche)
construire et aménager des palais tout aussi gran- affrontant les troupes de l’empereur Conradin (à droite) lors de la bataille de
dioses que ceux de leurs parents laïques. ■ Tagliacozzo et au registre inférieur un chevalier tuant de sa lance son adversaire.

LONDRES, VICTORIA AND ALBERT MUSEUM/VPA IMAGES/SCAL A. TERENCE LE DESCHAULT DE MONREDON

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 51

Palais des Doges : arcs brisés et reliefs sculptés


Le palais des Doges, où résidaient les premiers magistrats de Venise et où siégeaient ses institutions majeures, témoigne,
dans la seconde moitié du XIVe siècle, du goût des pouvoirs laïques pour le décor de type gothique : les quadrilobes et
les arcs brisés se multiplient aux galeries et aux fenêtres, les scènes figuratives envahissent les chapiteaux à feuillage
des arcades ainsi que les grands reliefs sculptés aux angles du bâtiment.

Manuscrit
Le livre enluminé se diffuse à partir
du début du XIIIe siècle chez les laïcs
les plus aisés, en même temps que ses
dimensions se réduisent et que son
décor s’enrichit pour donner naissance à
de véritables petits joyaux. Dans ce livre
d’heures du XIVe siècle, on peut lire sur
la page de droite les recommandations
en français pour la prière de l’heure
BIANCHETTI/LEEMAGE. RMN-GP/STÉPHANE MARÉCHALLE

de prime (première heure après le lever


du jour), tandis qu’apparaissent sur
la page de gauche les dernières phrases
d’une prière en latin. Outre le cadre
architecturé à pinacles de l’enluminure
principale, typiquement gothique, le
décor marginal composé d’excroissances
végétales, de monstres et de
petites figures est représentatif
de la production de livres enluminés
entre 1250 et 1350 (Lille, Palais
des Beaux-Arts).

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


52/ DOSSIER La révolution gothique

XIXe siècle

Viollet-le-Duc
remet le Moyen Age
à la mode
Comme au xiie siècle, le renouveau du gothique part de France.
Il a un père fondateur : Viollet-le-Duc, génial homme à tout faire
comme le furent les maîtres médiévaux.

Par Jean-Michel Leniaud

HAMILTON-POOL/SIPA. MINISTÈRE DE L A CULTURE-MÉDIATHÈQUE DU PATRIMOINE, DIST. RMN-GP/ATELIER DE NADAR.


V
iollet-le-Duc n’a pas remis tout Viollet-le-Duc va beaucoup plus loin que cha-
seul le gothique à la mode en cun d’entre eux : il bénéficie du plus éclatant
son temps. Il faudrait citer « coup médiatique » qui ait été organisé en faveur

PARIS, MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET. RMN-GP (MUSÉE D’ORSAY)/HERVÉ LEWANDOWKI


Arcisse de Caumont, Jean- du gothique : la restauration de Notre-Dame de
Baptiste Lassus, Prosper Paris. L’œuvre écrite et graphique qu’il publie
Mérimée, Auguste Napoléon est ouvertement conçue dans un but d’éduca-
Didron, sans compter Victor tion. Les restaurations qu’il dirige constituent
Hugo et Charles de Montalembert, les Directeur de l’architecture médiévale en types, comme les
Britanniques et les Allemands. l’École nationale cathédrales et les forteresses. Ses choix et ses
des chartes,
Mais l’œuvre gigantesque de Viollet-le-Duc Jean-Michel Leniaud
influences façonnent pour des décennies l’ima-
englobe et relègue au second plan celle de ses est spécialiste ginaire des Européens.
contemporains. Il a tout fait  : construit, res- de l’histoire du
tauré, décoré, écrit, dessiné. Comme historien patrimoine et La nouvelle Notre-Dame
de l’architecture médiévale, il témoigne d’un de l’architecture Lorsque Victor Hugo publie son roman Notre-
des xixe et xxe siècles.
savoir plus large et d’une plume plus féconde Parmi ses nombreux Dame de Paris, en 1831, voici quarante ans
que le savantissime Jules Quicherat qui pro- ouvrages : que la cathédrale de Paris a accédé de fait au
fesse à l’École des chartes  ; comme dessina- Viollet-le-Duc. statut de basilique nationale, de temple de la
teur, il s’inscrit premier sur la liste des records Les visions religion de la nation. Puis Napoléon la choi-
d’un architecte
par la quantité – plusieurs milliers – et la qua- (Norma, 2014).
sit pour son couronnement ; la Restauration
lité de ses travaux graphiques. Comme commu- l’investit pour ses cérémonies funèbres, que
nicant, puisque opération de communication il Louis-Philippe marque pour les funérailles
y a, il s’avère le plus complet, voire le meilleur. de son fils aîné, le duc d’Orléans. Plus tard, le
Quicherat ne publie pas ; Caumont et Didron se Second Empire et la IIIe République confirme-
justifient comme des contre-pouvoirs ; Mérimée ront Notre-Dame comme le haut lieu de la reli-
s’en tient aux milieux politiques. gion concordataire.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 53

Érudit C’est Mérimée, devenu inspecteur général des Monuments historiques, qui confie à Viollet-le-Duc (ici photographie de l’atelier
Nadar) son premier chantier de restauration, celui de Vézelay, en 1840. C’est le premier d’une longue liste, dont Notre-Dame de Paris, la
citadelle de Carcassonne ou le château de Pierrefonds constituent les pièces maîtresses. Il a réhabilité l’architecture gothique, en en dévoilant
les principes de construction. Il se révèle l’un des meilleurs connaisseurs de l’architecture médiévale.

Renaissance En 1843, Viollet-le-Duc est chargé, avec Jean-Baptiste Lassus, Le Stryge Cette chimère sculptée dans les hauteurs
CREDIT DROITE

de la restauration de Notre-Dame de Paris. Le chantier durera plus de trente de Notre-Dame de Paris est une création de Viollet-le-Duc,
ans et a donné naissance à la cathédrale que nous connaissons avec sa flèche, comme 53 autres créatures. Pour cette photo de Charles
sa façade occidentale et l’aménagement de l’île de la Cité (photo vers 1860). Nègre (1853), pose Henri Le Secq, un photographe ami.

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54/ DOSSIER La révolution gothique

Pour Notre-Dame et Viollet-le-Duc, pays sa forme actuelle : sculptures de la façade


tout commence en 1843 lorsqu’un concours est occidentale, flèche à la croisée du transept, sa-
lancé par l’administration des cultes pour la res- cristie-trésor et aménagement paysager de l’île
tauration de l’édifice. L’architecte forme équipe de la Cité, peintures murales des chapelles absi-
avec Jean-Baptiste Lassus, le restaurateur de la diales et installations liturgiques. Désormais, la
Sainte-Chapelle : leur projet l’emporte. Un peu restauration des grands édifices gothiques fait
plus tard, à l’issue d’un discours magnifique de partie des enjeux nationaux.
Montalembert à la Chambre des pairs, une loi
de finances détermine un crédit spécial en fa- Pédagogie et émerveillement
veur de la cathédrale. Le chantier durera plus de Par la multiplication des chantiers et des ob-
trente ans et donnera à l’édifice le plus connu du servations archéologiques sur les édifices,
Viollet-le-Duc devient le plus savant connais-
seur de l’architecture et du mobilier du Moyen
Age. Sa démarche, rigoureuse et patiente, com-
bine le détail de l’analyse et les larges vues de
la synthèse. En 1854, il publie son savoir sous
la forme d’un Dictionnaire raisonné de l’archi­
tecture française du xie au xvie siècle : pour cha-
cun des termes qu’il choisit de commenter, il
a rassemblé une considérable documentation
dans des dossiers nourris d’informations d’ar-
chives, mais surtout d’observations sur le ter-
rain et de dessins réalisés de sa main. Neuf vo-
lumes suivis d’une table analytique expliquent

Le génie de Viollet-le-Duc
est d’avoir bâti du rêve en
construisant la science :
c’est de la réussite de
ce mariage qu’est résulté
l’engouement général
en faveur du Moyen Age

à quoi sert un arc-boutant, ce que signifie le


mot « restauration », quelles sont les caracté-
ristiques de la construction médiévale.
Des illustrations nombreuses éclairent un
texte impeccablement écrit et donnent à l’en-
semble une puissance de rêve sans comparai-
son : le jeune Jeanneret, alias Le Corbusier,
l’achète pour «  créer  », dit-il  ; Paul Valéry,
enfant, entreprend d’en écrire le résumé  ;
PATRICK CADET/CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX

les Européens négligent longtemps de le


traduire tellement ses images le rendent
La cathédrale idéale directement lisible.
En 1858, Viollet-le-Duc publie un Diction­
La«cathédraleidéale»dessinéeparViollet-le-Ducdansson naire raisonné du mobilier en six volumes. Mais
Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xie au xvie siècle (1854). surtout, après 1871, considérant l’état de dé-
Pardéfinition,lacathédraleidéalen’existepas.Cellequedessine
Viollet-le-Ducconstitueunprojetd’achèvement.Lacroiséed’ogives,
composition qui affecte, selon lui, la société
lesarcs-boutants,lespinacles,maisaussil’élévationdeflèchesau-dessus française d’après la défaite, il lance chez Hetzel,
dechaquetoursontsystématisés;ilssontsolidairesd’unéquilibre dont il partage le projet éducatif, une collec-
conjoint.Lexixesièclefaitdelacathédraleunchef-d’œuvregrandiose, tion d’ouvrages destinés aux adolescents  :
s’élevantdansunespacedégagé,làoù,auMoyenAge,l’édificeétait Histoire d’une forteresse (1874), Histoire d’un
totalementinsérédansletissuurbain. hôtel de ville et d’une cathédrale (1878) notam-
ment. En termes simples et par le truchement

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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POUR EN SAVOIR PLUS


Ouvragesgénéraux
X. Barral i Altet, L’Art médiéval, PUF, 1993 ;
L’Art du vitrail, xie-xvie siècle, Mengès, 2004.
J.-C. Cassard, L’Age d’or capétien, 1180-1328,
Belin, 2011.
J. Dubois, J.-M. Guillouët,
B. Van den Bossche, Les Transferts artistiques
dans l’Europe gothique, Picard, 2014.
G. Duby, Le Temps des cathédrales, Gallimard,
1976, rééd. dans L’Art et la société, Moyen Age-
xxe siècle, Gallimard, « Quarto », 2002.

A. Erlande-Brandenburg, L’Art gothique,


Mazenod, 1983, rééd., 2004 ; La Cathédrale,
Fayard, 1989 ; Quand les cathédrales étaient
peintes, Gallimard, « Découvertes », 1994.
D. Kimpel, « Le développement de la taille
en série dans l’architecture médiévale et
son rôle dans l’histoire économique », Bulletin
monumental, vol. 135/3, 1977, pp. 195-222.
D. Kimpel, R. Suckale, L’Architecture gothique
en France, 1130-1270, Flammarion, 1990.
T. Le Deschault de Monredon, Le Décor
peint de la maison médiévale. Orner pour signifier
en France, avant 1350, Picard, 2015.
E. Panofsky, Architecture gothique et
pensée scolastique, Minuit, 1967.
R. Recht, Le Croire et le Voir. L’art des cathédrales,
xiie-xve siècle, Gallimard, 1999.

W. Sauerlander, Le Siècle des cathédrales,


Gallimard, 1989.
P. Williamson, Gothic Sculpture, 1140-1300,
New Haven, Yale University Press, 1995.
New York Construite entre 1853 et 1878, J. Wirth, L’Image à l’époque gothique,
la cathédrale Saint-Patrick, située en plein Manhattan, 1140-1280, Cerf, 2008 ; Villard de Honnecourt,
est une parfaite illustration du néogothique, architecte du xiiie siècle, Droz, 2015.
avec ses rosaces et ses arcs brisés. Le néogothique,
né en Angleterre au xviiie siècle, a touché l’Europe Monographies
et l’Amérique du Nord au cours du xixe. B. Brousse, C. Pernuit, L. Saulnier-Pernuit,
Sens, première cathédrale gothique,
Garches, A propos, 2014.
P. Demouy, Notre-Dame de Reims,
CNRS Éditions, 2001.
de dessins évocateurs, l’architecte transmet les F. Gasparri, Suger de Saint-Denis. Abbé, soldat,
données les plus complexes sur l’architecture homme d’État au xiie siècle, Picard, 2015.
médiévale. Le succès est immense en France L. Grant, Architecture and Society in Normandy,
et à l’étranger. 1120-1270, New Haven, Yale University Press,
Par ses restaurations et ses écrits, Viollet-le- 2005.
Duc a conçu des types architecturaux : la « ca- Catalogue de l’exposition « Strasbourg,
thédrale idéale », dont il publie l’élévation en 1200-1230. La révolution gothique », Strasbourg,
Musée de la ville de Strasbourg, 2015.
vue cavalière dans le Dictionnaire raisonné de
Et une source : Suger, Œuvres, éd. F. Gasparri,
l’architecture ; le château de Pierrefonds dont il 2 vol., Les Belles Lettres, 2001.
refait les élévations extérieures ; la citadelle de
Carcassonne qui marque le paysage méridional
AA WORLD TRAVEL LIBRARY/BRIDGEMAN IMAGES

Néogothiqueetxixesiècle
du souvenir de l’armée du nord luttant contre J.-M. Leniaud, Les Bâtisseurs d’avenir. Portraits
les cathares. Ces types ont frappé fortement d’architectes, xixe-xxe siècle, Fayard, 1998.
l’imagination : Gaudi a construit la cathédrale J.-M. Leniaud, L. de Finance (dir.), Viollet-
idéale à Barcelone ; Louis II s’est souvenu de le-Duc. Les visions d’un architecte, Norma, 2014.
Pierrefonds à Neuschwanstein et Guillaume II
au Haut-Kœnigsbourg ; Carcassonne restera
le modèle de la place forte médiévale. Le gé- Visitez la cathédrale de Sens,
première cathédrale gothique,
nie de Viollet-le-Duc est d’avoir bâti du rêve en
avec Bernard Brousse, vice-président
construisant la science : c’est de la réussite de de la Société archéologique de Sens,
ce mariage qu’est résulté l’engouement général le 13 février (cf. p. 97).
en faveur du Moyen Age. n

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


56 /

L’Atelier des
CHERCHEURS nLafamineenIrlandep. 56 nLahainerévolutionnairep. 62 
n«Lanaissancedumonde»p. 68

La famine en Irlande
Un million de morts. Un million et demi d’émigrés. Le bilan de la Grande Famine
qui touche l’Irlande entre 1845 et 1852 est terrifiant. Comment une telle
catastrophe a-t-elle pu avoir lieu ? Les Britanniques en sont-ils responsables ?

Par Géraldine Vaughan

E
n mars 1847, le grand homme politique bri- avait déjà connu des épisodes de famine dans
tannique William Gladstone partage avec les années 1720, 1730 et 1810 par exemple –,
son ami (et futur cardinal) Henry Manning mais les récoltes des années 1846, 1848 et 1849
ses réflexions sur ce qu’il nomme la « plus sont également décimées. Le parasite n’est pas
grande horreur des temps modernes ». Comment identifié comme tel immédiatement, empêchant
expliquer que, « dans une période d’abondance, qu’il soit endigué. La première commission
dans le pays le plus prospère de notre époque, un scientifique nommée par le gouvernement de
peuple meure de faim » ? Gladstone évoque la fa- L’AUTEUR Robert Peel (1841-1846) à l’automne 1845
mine qui sévissait alors en Irlande depuis l’au- Maître de désigne le climat humide et froid de l’été
tomne 1845. Au début des années 1850, le bilan conférences à précédent comme responsable du pourrissement
l’université de Rouen,
démographique et social de cette catastrophe est Géraldine Vaughan
de la récolte et préconise d’abord la ventilation
déjà très lourd et représente un million de morts a publié, en des tubercules puis leur immersion dans l’eau
et un million et demi d’émigrés pour un pays qui collaboration avec marécageuse.
comptait 8,5 millions d’habitants en 1841. Clarisse Berthezène,
C’est le mildiou, maladie due à un champignon Pierre Purseigle
et Julien Vincent,
parasitaire, qui est à l’origine de la « famine de Le Monde Décryptage
la pomme de terre ». En effet, le Phytophthora britannique,
infestans, vraisemblablement transporté par 1815-1931 Danssathèsesoutenueen2007,Géraldine
des navires venant d’Amérique du Nord, atteint (Belin, 2010). Vaughanatravaillésurl’histoiredel’immigration
l’Europe du Nord-Ouest à l’été 1845. Les irlandaiseetsonimpactenÉcosseauxixesiècle.
conditions météorologiques de cet été-là (pluie et
DR. MARY EVANS/RUE DES ARCHIVES

Grâceauxarchivesgouvernementaleset
vent) contribuent à la propagation de la maladie. municipales,àcellesdesasilesdepauvreset
A l’automne, un tiers de la récolte habituelle dessociétéscharitablesainsiqu’àcellesdeslistes
irlandaise est perdu. Les petits paysans irlandais depassagers,l’étudedelaGrandeFamineconnaît
sont particulièrement affectés car, depuis le unrenouveauhistoriographiquedepuis1995
début du xixe siècle, l’essentiel de leur régime etlacommémorationdu150eanniversaire
alimentaire repose sur la consommation de cette delatragédie.Laquestiondelaresponsabilité
denrée. On pouvait à l’époque limiter les dégâts desBritanniquesesttoujoursdébattue.
sociaux d’une récolte désastreuse –  l’Irlande

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 57

Émeutes L’Irlande connaît des émeutes de la faim avant la Grande Famine de 1845. Ce dessin publié le 25 juin 1842 dans le journal
anglais The Illustrated London News montre l’attaque d’un magasin à Galway le 13 juin précédent. Affamés et pauvres, hommes, femmes
et vieillards remplissent des sacs entiers de pommes de terre, aliment de base de la population irlandaise.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


58 / L’Atelier des chercheurs

La famine tue de deux manières : on seuls affectés : les médecins, les administrateurs
estime que deux tiers des victimes meurent locaux, les prêtres et les pasteurs – tous ceux qui
littéralement de faim (œdème et dysenterie) et portent secours aux plus affaiblis – succombent
qu’un tiers succombent à toutes les épidémies eux aussi à diverses épidémies.
(choléra, typhus, fièvres) qui se propagent L’horreur des corps décharnés et des cadavres
aisément au sein d’une population très affaiblie qui s’amoncellent dans les rues et les chaumières
et concentrée dans les asiles pour pauvres et les est rendue avec beaucoup de justesse par
grandes villes. Les enfants sont particulièrement l’artiste dessinateur James Mahony. Les dessins
touchés par la tuberculose et la fièvre scarlatine. qu’il publie en 1847 dans The Illustrated London
Néanmoins, les plus pauvres ne sont pas les News font la triste réputation des alentours de

États-Unis, Canada, Grande-Bretagne


États-Unis,
Deux tiers des victimes
N
Canada,
Grande-
meurent littéralement
Bretagne de faim et un tiers
DONEGAL
Londonderry
DERRY ANTRIM
succombent à toutes
OCÉAN
ATL ANTIQUE les épidémies
ULSTER
TYRONE Belfast

DOWN Skibbereen (comté de Cork) auprès d’un lectorat


FERMANAGH ARMAGH
britannique et international.
LEITRIM
SLIGO MONAGHAN
Grande-
L’Irlande faisant partie intégrante du Royaume-
CAVAN Bretagne Uni depuis l’Acte d’union (1800), l’organisation de
MAYO
LOUTH l’aide publique incombe donc au gouvernement
ROSCOMMON
Drogheda britannique de Londres. Or les années  1840
CONNACHT LONGFORD
MEATH
marquent en Grande-Bretagne le triomphe
WESTMEATH DUBLIN de l’idéologie libérale, celle du libre-échange
GALWAY Dublin et du laisser-faire en économie. Les dirigeants
Galway
KING’S CO.
KILDARE Grande- sont donc tout à fait hostiles à un trop grand
LEINSTER
Bretagne interventionnisme étatique. Pour interférer le
QUEEN’S CO. WICKLOW moins possible avec les lois du marché, Robert
CLARE Peel décide d’acheter en secret 100 000 livres
CARLOW sterling de maïs américain à l’automne 1845.
Limerick KILKENNY L’objectif est de fournir le marché irlandais
LIMERICK TIPPERARY États-Unis, en céréales au printemps 1846. Pour cela, les
WEXFORD Canada
Afrique du Sud,
instances d’assistance publique locales doivent
MUNSTER le vendre à prix coûtant. En outre, Peel réactive
Australie
KERRY WATERFORD une politique de chantiers publics sur lesquels
CORK Cork sont embauchés ceux qui demandent de l’aide.
Mer d’Irlande
En revanche, le gouvernement rechigne à venir
en aide aux centaines de milliers d’émigrés qui
Grande-Bretagne
Source : doivent quitter l’île par leurs propres moyens.
S. Duffy, The concise History of Ireland,
États-Unis, Canada Gill and Macmillan, 2005.
Responsable de ses malheurs
Taux de surmortalité (en %) Émigration par comté de 1851 à 1911
Sous le gouvernement du libéral John Russell
Légendes Cartographie

entre 1846 et 1851 (en milliers)


33 20 10 5 0
545 Port d’émigration (1846-1852), l’aide étatique est réduite au
300 des Irlandais strict minimum. Seules les soupes populaires
200
100 Destination permettent, un temps, de contrer chez certains
Perte de Gain de 30
population population 500 km pauvres les effets les plus sévères de la dénutrition
(Soup Kitchen Act, 1846-1847). Les chantiers pu-
blics sont progressivement abandonnés (1847)
Le long déclin démographique de l’Irlande et ce sont les asiles d’indigents qui accueillent les
Alors que l’île compte 8,5 millions d’habitants en 1841, la Grande Famine
provoque la mort de 1 million de personnes avec une surmortalité supérieure plus démunis dans des conditions déplorables de
à 10 % dans les comtés du Sud et de l’Ouest. De plus, 1,5 million de surpopulation, de misère et d’insalubrité. Ainsi,
personnes émigrent durant cette période. Les historiens se sont interrogés en mars 1847, l’asile de Fermoy (comté de Cork),
sur la corrélation entre taux de mortalité et taux d’émigration. En règle prévu pour accueillir 800 pauvres, en héberge
générale, ils sont inverses ; les plus démunis n’émigrent pas. En 1911, l’Irlande 1 800. Les bien portants et les malades sont logés
ne compte plus que 4,4 millions d’habitants. ensemble si bien que, en l’espace de trois mois,
25 % des résidents meurent.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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Les contemporains s’interrogent sur la


responsabilité de la société irlandaise dans
l’ampleur prise par ces crises agraires. Les Indispensable pomme de terre
économistes et la majorité des hommes
politiques britanniques adoptent une vision dite
« providentialiste » de la famine. Selon eux, si
la responsabilité de cette tragédie n’incombe
pas entièrement aux Irlandais – la catastrophe
naturelle est vue comme un geste divin  –,
l’ampleur du désastre est le résultat d’une société
paysanne arriérée, qui n’a pas su moderniser son
agriculture ni prendre le grand virage capitaliste
de la deuxième moitié du xviiie siècle. Cette
« arriération » de la paysannerie irlandaise est
aussi une conséquence, aux yeux des dirigeants
britanniques protestants, de son obstination
à persister dans le catholicisme, religion de
superstition et d’ignorance qui s’oppose au
triomphe des Lumières et à celui du progrès
humain et social.
Une des figures qui incarnent le mieux cette
conception providentialiste est celle de Charles
Trevelyan, le haut fonctionnaire en charge des
opérations de secours gouvernementales de
1845 à 1847. Présenté tour à tour comme un
simple exécutant des décisions du gouvernement
ou au contraire comme un administrateur par
trop zélé et sans pitié, il demeure un personnage
controversé. Son action est guidée par sa vision
de la question irlandaise – qu’il livre dans son
ouvrage La Crise irlandaise en 1848. Trevelyan est
un homme de son temps, partisan du libéralisme
et du libre-échange, qui est choqué du retard
économique irlandais : « Que peut-on attendre,
écrit-il, d’une nation qui ne vit que de pommes
de terre ? » Son obsession, aux résonances très
contemporaines, est d’éviter de créer un pays
d’«  assistés  » et de permettre aux Irlandais
d’atteindre une autonomie économique. Pour
lui, la famine constitue une occasion unique
et providentielle de moderniser une Irlande
stagnant dans l’archaïsme économique.

Charité privée et diaspora Maladies Cette gravure de 1920 montre les différentes contaminations possibles
de la pomme de terre ainsi que les insectes susceptibles de l’attaquer.
Parmi ceux qui viennent au secours des plus dé-
munis, les quakers1 jouent un rôle très important.

I
A l’automne 1846, ayant pris la mesure de la dé- ntroduite en Irlande à la fin du xvie siècle, la culture de la pomme de
tresse des paysans irlandais, certains d’entre eux terre s’est vite répandue car elle s’adaptait parfaitement aux condi-
forment un comité central de secours à Dublin et tions climatiques et géologiques (humidité et sols acides) de l’île. Les
dans les principales villes irlandaises. Grâce au grands propriétaires – souhaitant favoriser l’élevage – étaient favorables
soutien financier de leurs coreligionnaires nord- à cette plante peu consommatrice d’espace. On estime qu’en 1845 près de
américains, ils établissent des soup kitchens, des 1,5 million de paysans pauvres se nourrissaient quasi exclusivement de
soupes populaires peu ou prou gratuites. La di- pommes de terre (très nutritives car la seule déficience que présente un
mension internationale de l’aide apportée par les régime à base de pommes de terre est celle en vitamine A). Les journaliers
quakers est propre à l’événement que constitue la agricoles les plus misérables pouvaient en consommer jusqu’à 6 kilos par
Grande Famine. En effet, cette générosité interna-
HERITAGE IMAGES/LEEMAGE

jour. On accommodait ces tubercules avec du sel, du chou et occasionnel-


tionale est aussi liée au phénomène de la diaspora lement du poisson. Il fallait produire 7 millions de tonnes par an du tu-
irlandaise installée aux quatre coins du globe de- bercule pour la consommation humaine dans les années 1840. Plusieurs
puis le début du xixe siècle. A New York, des comi- cas de mildiou furent signalés début septembre 1845, mais l’inquiétude
tés de soutien sont créés et, en avril 1847, le voilier quant aux conséquences possibles ne démarra qu’au mois d’octobre au
Jamestown part de Boston pour Cork chargé de moment de la grande récolte de l’automne. Les premières régions tou-
provisions. Des dons arrivent du Canada, chées furent celles situées dans l’est de l’Irlande. G. V.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


60 / L’Atelier des chercheurs

Des dons arrivent du Canada, étatique, le voyage est le plus souvent financé
par des économies personnelles ou par des amis
des Antilles et d’Europe, où des bals et des parents ayant déjà émigré (sous forme
de charité et des ventes aux enchères par exemple de billets prépayés pour traverser
l’Atlantique). Il existe néanmoins quelques
sont organisés en 1846 et 1847 grands propriétaires terriens (comme le comte
Fitzwilliam ou le vicomte Palmerston) qui aident
matériellement leurs paysans à émigrer – mais le
des Antilles et d’Europe, où des bals de plus souvent c’est dans l’objectif de se débarrasser
charité et des ventes aux enchères sont organisés de locataires miséreux.
en 1846 et 1847. En France, le journal catholique Certains vaisseaux partent directement
Le Correspondant lance une campagne de soutien d’Irlande. Toutefois, au fil du xixe siècle, les
aux plus démunis et la Société de Saint-Vincent- ports de Grande-Bretagne, tels Liverpool ou
de-Paul envoie plus de 5 600 livres sterling aux as- Glasgow, deviennent les points clés de départ.
sociations caritatives irlandaises. Pour ceux qui traversent l’Atlantique, le prix
La dimension internationale de la Grande d’un billet pour les colonies canadiennes est
Famine se manifeste aussi par l’émigration de relativement faible – autour de 3 ou 4 livres –, ce
masse qu’elle provoque. En l’espace de six ans, qui représente un tiers du salaire annuel perçu
1,5 million d’Irlandais quittent leur île pour se par un manœuvre. Le voyage transatlantique
rendre en Grande-Bretagne, en Amérique du à bord des voiliers dure cinq à neuf semaines
Nord (États-Unis et Canada), en Australie et dans les années 1840 – un temps pendant lequel
en Nouvelle Zélande. En l’absence de soutien aucun salaire ne peut être gagné. A bord de ces

Assistance Les
quakers tentent de venir
en aide aux populations
affamées en mettant
en place des soupes
populaires (soup
kitchens) dans les
grandes villes irlandaises
comme ici à Cork
(gravure du xixe siècle).

DANS LE TEXTE

« Pâles et effrayants »
Ma main tremble tandis que j’écris ces lignes. Les scènes de misère humaine et de dégradation
Note
1. Mouvement religieux auxquelles j’ai assisté me hanteront […] Nous entrâmes dans une hutte. Dans un recoin sombre,
dissident né au xviie siècle à peine visibles tant ils étaient couverts de fumée et de haillons, se tenaient trois enfants blottis les
BRIDGEMAN IMAGES

en Angleterre, les quakers uns contre les autres. Ils étaient allongés car trop faibles pour se lever, pâles et effrayants, leurs pe-
sont les membres de la tits membres émaciés […] les yeux enfoncés dans les orbites, ils étaient devenus aphones. A l’évi-
Société des Amis du Christ.
Le mouvement quaker est
dence ils avaient atteint le dernier stade d’une véritable famine.”
marqué par l’absence de Extrait du carnet de voyage du quaker anglais William Bennett en visite dans le comté de Mayo en mars 1847.
prêtrise et l’égalitarisme.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 61

navires, les émigrés sont confrontés à la maladie Mémoire Le souvenir


(dysenterie, choléra, typhus) et à la faim. Les de la Grande Famine
tristement célèbres « bateaux cercueils » (coffin reste vivace en Irlande.
ships) sont restés l’image la plus couramment Ces statues de Rowan
associée aux migrants de l’ère de la Grande Gillespie ont été
installées sur Custom
Famine. Les voyages les plus mortels sont
House Quay à Dublin
accomplis en 1847, « année noire » (the Black en 1997.
Year) de la famine. Parmi les 100 000 migrants
irlandais qui partent au Québec au cours de
cette année-là, un sixième meurent soit à bord
du navire soit dans l’hôpital de Grosse-Ile où
ils étaient retenus en quarantaine. Néanmoins
dans l’ensemble, compte tenu des conditions de
voyage et de l’état de santé de certains passagers,
le taux de mortalité demeure relativement bas
(autour de 2 %) et est comparable aux autres
taux européens.

Les excuses de Tony Blair


L’ampleur de la catastrophe humaine a suscité
dès le début – et jusqu’à aujourd’hui – nombre historiens et journalistes à qualifier la famine de
d’interrogations sur l’amplitude de la respon- « génocide » perpétré intentionnellement par les
sabilité des dirigeants britanniques. Combien Britanniques à l’encontre des Irlandais.
d’Irlandais les gouvernants auraient-ils pu sau- Un des premiers à avoir accusé les Britanniques
ver ? En 1997, le Premier ministre Tony Blair a de crime fut John Mitchel, journaliste et historien
fait des excuses publiques au nom du gouverne- qui participa au soulèvement nationaliste de la
ment, dans un discours aux consonances glad- Jeune-Irlande en 1848 et qui fut condamné au
stoniennes : « Que 1 million de personnes soient bagne australien. Sa déclaration sur la culpabilité
mortes dans une nation qui comptait alors parmi des Britanniques dans son ouvrage paru en 1860
les plus riches et les plus puissantes est toujours La Dernière Conquête de l’Irlande (sans doute) est
source de douleur quand nous nous le remémorons POUR EN demeurée célèbre : « Certes le Tout-Puissant nous
aujourd’hui. Ceux qui gouvernaient alors ont man- SAVOIR PLUS a frappés du mildiou mais ce sont les Britanniques
qué à leurs devoirs. » Dans cette déclaration, Tony qui ont provoqué la famine. » Il accusait dans son
F. Bensimon,
Blair opérait un lien entre histoire et mémoire, ce L. Colantonio, livre les Britanniques d’avoir continué à exporter
qui est le cœur des enjeux historiques autour de la La Grande Famine des céréales d’Irlande pendant que le peuple
Grande Famine. Une approche uniquement mé- en Irlande, PUF, 2014. mourait de faim. Mitchel a initié une tradition
morielle de l’événement a pu conduire certains J. S. Donnelly, The historiographique dite «  nationaliste  » qui
Great Irish Potato perdure aujourd’hui à la fois dans des ouvrages
Famine, Stroud, The académiques et des histoires populaires de
History Press, 2010.
l’Irlande. Le journaliste Tim Pat Coogan, dans
P. Gray, L’Irlande au
temps de la Grande
son ouvrage Le Complot de la famine (2012), a
accusé ouvertement les Anglais d’avoir commis
Crise frumentaire Famine, Gallimard,
1995, rééd., 2015. un « holocauste ».
A rebours de cette analyse, le courant
en France C. O Grada,
Ireland’s Great Famine. historiographique dit « révisionniste » a émergé
Interdisciplinary en Irlande à partir des années 1930. Les

E
Perspectives, Dublin,
n 1846-1847, la France connaît une crise UCD Press, 2006. historiens qui se rattachent à ce courant n’ont eu
frumentaire. Provoquée par le climat, ce
R. Marx, « Irlande :
de cesse d’insister sur les conditions économiques
sera la dernière crise d’Ancien Régime : sé- quel malheur la et sociales en Irlande qui pouvaient expliquer
cheresse puis inondations entraînent de mau- pomme de terre ! », l’impact de la famine ainsi que sa dimension
vaises récoltes. Les productions céréalières L’Histoire n° 264, régionale (concentrée dans la partie ouest de
sont en net recul. Comme en Irlande, la pomme avril 2002, pp. 19-20. l’île). Ils diminuent ainsi la responsabilité des
de terre est touchée par le mildiou. Les stocks C. Poirteir (dir.), gouvernants et des administrateurs britanniques.
The Great Irish Famine,
s’épuisent et, malgré l’importation de blé, les
Dublin, RTÉ-Mercier
Depuis les commémorations de 1995, des
prix des céréales et du pain s’envolent ce qui Press, 1995. historiens irlandais comme Peter Gray ou Cormac
provoque des émeutes de la faim. Cette crise de G. Vaughan, O Grada (parfois qualifiés de post-révisionnistes)
subsistance débouche sur une crise industrielle ont mis en valeur une interprétation plus nuancée
IAN SHIPLEY IRE/AL AMY

« Portraits de migrants
du fait d’une baisse de la demande de biens de irlandais pendant de la responsabilité britannique et ouvert des
consommation. Les faillites se multiplient et le la Grande Famine, champs de recherche nouveaux comme l’histoire
1845-1852 », Revue
chômage progresse. Certains ont vu dans cet française de civilisation
comparée des famines. Peter Gray conclut ainsi
enchaînement l’une des causes de la révolution britannique n° 19.2, que l’attitude britannique peut être qualifiée de
de 1848 qui met fin à la monarchie de Juillet. 2014. « négligence coupable » n

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


62 / L’Atelier des chercheurs

La haine
révolutionnaire
A quel point la haine politique a-t-elle déterminé le cours de
la Révolution française ? Pour Ran Halévi, dès la veille de 1789,
elle a constitué un ressort essentiel de l’esprit révolutionnaire.

Par Ran Halévi

L
’histoire de la Révolution française reste han- Parmi les passions maîtresses que désigne la
tée par deux questions essentielles : celle des philosophie politique, de Thucydide à Hobbes
origines de 1789 et celle de la Terreur. L’une et au-delà, la peur, l’avidité, l’honneur, c’est à la
comme l’autre ont suscité des affrontements première que s’attache la haine le plus naturelle-
épiques, des catéchismes péremptoires, des hypo- ment1. Cette parenté-là a une très longue histoire
thèses plus ou moins vraisemblables dont on dé- où la Révolution française occupe une place de
bat toujours. Ces dernières années, pour éclairer choix. J’envisage ici surtout la haine idéologique
l’esprit révolutionnaire, des historiens ont proposé L’AUTEUR que l’événement révolutionnaire met au jour.
Directeur de
de franchir les frontières de l’histoire politique recherche au CNRS,
Haine de l’aristocratie, de la Contre-Révolution,
pour explorer le vaste territoire des émotions. Non professeur au des « tyrans », réels ou imaginaires. Haine aussi
point les « émotions » populaires (les émeutes), Centre de recherches de l’Ancien Régime qui, à peine aboli, est érigé
mais l’expérience de sentiments individuels politiques en négatif absolu de la Révolution et livré à l’exé-
comme la pitié, l’empathie, la sincérité et leurs Raymond-Aron, cration publique. Haine encore de la modération
Ran Halévi a
possibles filiations révolutionnaires. notamment dirigé politique, assimilée dès 1789 à la trahison des
Mais il en est une qu’ils n’interrogent jamais : et présenté avec principes révolutionnaires, au dessein de « conta-
la haine, avec toute la panoplie des accessoires François Furet miner » l’esprit révolutionnaire des relents délé-
qui lui servent de relais – la peur, le soupçon, les Orateurs de la tères d’une époque décrétée révolue.
Révolution française
rumeurs, le complot… Et il semble que la haine (Gallimard, 1989).
n’a guère occupé non plus les sciences sociales. Et Il est l’auteur,
Le crime de modération
pour cause : notion polysémique, elle se présente toujours avec En février 1790, alors que le « parti modéré »2
tout à la fois comme une émotion, une idée, une François Furet, a été défait depuis des mois, le futur girondin
attitude, un préjugé, une passion, une forme de de La République Brissot redoute toujours l’influence artificieuse
monarchique
rationalisation ; elle est un composé d’attitudes (Fayard, 1995). que peuvent exercer ses rescapés sur une opi-
et d’humeurs que les circonstances ne cessent de nion toujours malléable : « Je les crains plus sous
travailler et d’infléchir. ce masque que le poignard à la main. » Plus tard,
Robespierre désignera à la haine patriote les
Feuillants3, « faction hypocrite » paradant elle
Décryptage aussi désormais sous l’appellation spécieuse
du régime modéré, et qui a offert « aux mau-
RanHaléviaconsacrél’essentieldesestravaux vais citoyens, trop prudents ou trop lâches pour
àl’histoirepolitiquedel’AncienRégimeetde arborer ouvertement les livrées de l’aristocratie, le
laRévolution.Alalecturedesprocès-verbauxdes moyen de combattre la liberté sans paraître déser-
assemblées,desjournauxetdespamphlets,il ter ses drapeaux ».
s’estinterrogésurlaplacedelahaineidéologique Après la chute de la royauté en 1792, pour
dansl’espritrévolutionnaire.Cetterecherche mieux stigmatiser le crime de modération, on
sesitueaucarrefourdelaphilosophieetde avilit jusqu’au mot par l’invention du néolo-
l’histoirepolitiquesetdel’étudedespassions gisme infamant de « modérantisme », livré à la
IBO/SIPA

quigouvernentlessociétésdémocratiques. haine publique pour ce qu’il charrie de déficit


patriotique, d’indolence, d’inertie… « Vous avez

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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Complot Cette
gravure, diffusée à partir
de l’été 1789, s’intitule
Le Géant Iscariotte
Aristocrate (Paris,
musée Carnavalet).
On y voit, en arrière-
plan, la Bastille, et, dans
la main et sur la tête
de la créature, les
emblèmes de la tyrannie.
Iscariotte est à la fois
une référence biblique à
Judas l’Iscariote et une
anagramme incomplète
du mot aristocrate.

à punir non seulement les traîtres, déclare Saint- Le même Saint-Just déploie autant d’élo-
Just à la tribune de la Convention, mais les in- quence pour prévenir contre les méfaits de
différents mêmes […] et quiconque est passif dans l’« autre » haine, incivique, mercenaire. Le des-
la Révolution. » Tel sera bientôt le chef d’incul- sein du « parti de l’étranger » ? Il est de souiller les
pation que Saint-Just portera contre Danton, vertus révolutionnaires, d’« incliner l’idée du bon-
et contre Brissot, coupables d’avoir déserté les heur vers l’infamie, vers l’égoïsme, vers le mépris de
périls en choisissant le « parti de la retraite » et l’humanité, vers la haine d’un gouvernement aus-
ainsi renoncé à être pour la tyrannie « des objets tère qui seul peut nous sauver ». Le trait commun
de haine et de terreur ». des factions successives conjurées à arrêter la Notes
Dans cette fabrique idéologique de la haine ré- Révolution ? C’est « la haine du parti républicain ».
PARIS, MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET

1. Cf. P. Hassner,
volutionnaire, il faut distinguer, à suivre ses arti- La haine politique, comme la peur et le soupçon, « La revanche des
sans, la « bonne » haine de la « mauvaise ». Saint- ses principaux corollaires, défraie le processus ré- passions », Commentaire
Just, toujours lui, invite la Convention, à la fin de volutionnaire d’un bout à l’autre. Je voudrais en n° 110, 2005, pp. 299-312.
2. Le parti modéré
1792, à mettre en pratique la pédagogie d’une éclairer ici la toute première expression, et la plus désigne les monarchiens,
haine toute patriotique : « Faisons tout pour que durable : la haine de l’aristocratie. Cette haine là partisans d’une monarchie
la haine des rois passe dans le sang du peuple. » Il puise ses racines dans la contestation des privi- parlementaire.
y revient encore un an plus tard dans une tirade lèges au cours des décennies prérévolutionnaires 3. Le club des Feuillants
est né en 1791 à la suite
contre l’ennemi anglais, haine « nationale » cette et, plus généralement, dans l’inexorable travail de de la scission des Jacobins
fois, qu’il recommande de faire jurer aux enfants l’égalité qui en sape les fondements légitimes. Les les plus modérés, partisans
contre « cette autre Carthage ». privilèges ne donnent pas le pouvoir mais de La Fayette.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


64 / L’Atelier des chercheurs

ils procurent des exemptions et des immu- ordres en commun et le vote par tête. Du jour au
nités qui les rendent d’autant plus odieux : la no- lendemain, les anciens parlements perdent leur
blesse, comme l’écrira Tocqueville, « n’en a guère ascendant public pour se voir désormais assimi-
conservé que ceux qui font haïr les aristocraties et lés à l’ennemi aristocratique.
non ceux qui les font aimer ou craindre ». Quelques semaines plus tard, en novembre-
En dépossédant la noblesse de ses attributs an- décembre 1788, la seconde Assemblée des no-
ciens de « classe dirigeante », en multipliant les tables se prononce à une écrasante majorité
anoblissements monnayés qui entraînaient une contre le doublement du Tiers et contre le vote
course effrénée aux vanités sociales et exacer- par tête. Elle s’attire de violentes critiques du tiers
baient l’obsession de la distance et des distinctions, état, qui entraînent à leur tour, troisième mo-
l’État royal avait semé les ferments d’une passion ment, la publication d’un retentissant Mémoire
de l’égalité dont le trait prédominant sera la haine Robespierre des princes du sang à l’adresse du roi pour le pré-
des privilèges. Passion irrégulière mais implacable La haine de l’aristocratie venir des périls qui menacent l’État et la préémi-
qui s’alimente à la Cour comme à la ville du spec- et la logique du soupçon nence séculaire des deux premiers ordres, « aussi
tacle de la « fatuité aristocratique » qu’évoquera sont érigées dans ses anciens que la monarchie et aussi inaltérables que
Mme de Staël. Et elle sévit aussi à la campagne où discours en principe sa Constitution ».
les paysans continuent de porter l’essentiel du far- explicatif de la politique. La campagne des états généraux va conférer à
deau des impôts, directs ou indirects. cette haine de l’aristocratie un tour d’autant plus
véhément que, dans l’esprit de la majorité de la
L’inculpation d’aristocrate noblesse, la délibération séparée des ordres al-
Dans la seconde moitié du xviiie siècle, les démê- lait naturellement de soi. Pour diverses raisons
lés se multiplient entre communautés rurales et d’ailleurs : soit parce que les plus intransigeants
seigneurs, donnant lieu à d’innombrables procès n’entendaient pas départir des usages passés, soit
où les plaignants vont parfois jusqu’à mettre en parce que toute une fraction libérale de la no-
cause le principe des droits seigneuriaux. Une al- blesse espérait, en constituant une chambre sé-
liance se noue alors entre paysans, notables de parée, retrouver un rôle constitutionnel dans un
village et avocats engagés pour plaider leur cause nouvel agencement de l’équilibre des pouvoirs.
et qui n’hésitent pas à l’occasion, contre l’invo- Or pour le tiers état, toute forme de délibération
cation par les seigneurs des « usages immémo- séparée vaut un outrage au principe de l’égalité.
riaux », à en appeler au droit naturel et au prin- Ainsi en Provence, en Franche-Comté, en
cipe d’utilité publique4. Bretagne, ailleurs encore, les gentilshommes
C’est dans la foulée de la convocation en 1788 propriétaires de grands fiefs, souvent associés
des états généraux par Louis XVI que ces dissen- aux parlements, ne jurent que par l’ancienne
timents d’ordre social vont revêtir un caractère Saint-Just « Faisons Constitution de leur province, défendent pied à
politique. L’un des tout premiers à user de l’épi- tout pour que la haine des pied leur prééminence sociale, leurs privilèges
thète d’« aristocrate » dans un sens péjoratif sera rois passe dans le sang du fonciers, leurs immunités fiscales et n’entendent
Louis XVI en personne, qui lance à une délégation peuple », demande-t-il à céder ni sur la délibération en commun ni sur le
du parlement de Paris, le 16 avril 1788 : « Si la la Convention en 1792. vote par tête. Ils s’aliènent autant les nobles non

RMN-GP (CHATEAU DE VERSAILLES)/GÉRARD BLOT. ROGER-VIOLLET. PARIS, BNF/BRIDGEMAN IMAGES


pluralité dans mes cours forçait ma volonté, la mo- fieffés et les anoblis, qu’ils excluent de leurs as-
narchie ne serait plus qu’une aristocratie de magis- semblées, que le tiers état et les couches popu-
trats. » Piqué, le parlement accuse le coup. C’est laires que la pression seigneuriale et les alarmes
que, de part et d’autre, on mesure la force cor- sur les prix des denrées de première nécessité
rosive de l’inculpation d’aristocratie. Du reste, le mettent en effervescence.
gouvernement ne s’en prive pas. Excédé par les Les conflits se multiplient qui tournent à
résistances à ses projets de réforme, il encourage l’émeute et provoquent une panique dans les
la diffusion de brochures qui attaquent les « aris- rangs de la haute noblesse. Ils sont ponctués
tocrates » et célèbrent l’antique alliance entre le d’une virulente campagne d’opinion qui canalise
souverain et le tiers état. par ses attendus cette haine politique de l’aristo-
La guerre des principes qui s’engage alors cratie, d’un genre inédit puisqu’elle récuse cette
fera le reste, portée par un déluge de pamphlets fois son existence même.
sur fond d’incertitudes sur les modalités électo- En Provence, au début de la crise, les bro-
rales et la composition des futurs états généraux. chures invoquent l’histoire pour étayer les reven-
Elle définit les enjeux et les termes d’une délé- dications du Tiers ; mais bientôt c’est aux prin-
gitimation irrévocable de l’aristocratie, le mot cipes fondés sur la nature qu’elles préfèrent s’en
et la chose. Trois épisodes y contribuent coup remettre. « Vous vous obstinez, Messieurs, lit-on
sur coup. Le 25 septembre 1788, à peine réta- Sieyès Dès 1789, dans une brochure de l’automne 1788, à mainte-
dans Qu’est-ce que le tiers
bli, le parlement de Paris décrète que les pro- état ?, il propose de
nir dans toute sa force une Constitution ancienne,
chains états généraux seront convoqués suivant « renvoyer les nobles fondée sur les principes de féodalité, qui n’est autre
les formes observées en 1614, ce qui contrarie dans leurs forêts de chose qu’une aristocratie, dont le droit consiste
les deux revendications capitales du tiers état ; Franconie », les excluant dans celui de conquête et d’usurpation5. »
obtenir un nombre égal d’élus à ceux du clergé ainsi de la nation C’est en Bretagne, surtout, qu’on peut observer,
et de la noblesse réunis, la délibération des trois en train de naître. semaine après semaine, la montée inexorable

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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d’une haine de l’aristocratie où des passions Notes ennemis de la cause nationale ; « la puissance
bien réelles, embrasées à l’épreuve du conflit, se 4. Cf. J. Nicolas, de ce mot devint magique comme celle de tous les
La Rébellion française,
mêlent à des stratégies politiques moins sponta- Seuil, 2002.
noms de parti ». Et l’appel par le roi au clergé et à
nées. L’organe le plus retentissant de cette péda- 5. Cité par M. Cubells, Les la noblesse à rejoindre l’Assemblée devenue na-
gogie a été La Sentinelle du peuple de Volney, dont Horizons de la liberté, Aix- tionale le 17 juin n’apaisera guère les esprits ; il
les cinq numéros, très lus, anticipent de peu l’ar- en-Provence, Édisud, 1987. ajoute aux rancœurs toujours à vif le sentiment
gumentaire construit par Sieyès. 6. Cf. « Relation des d’intimidation et de défiance que la noblesse
événements depuis le
Le procédé consiste à dessiller les yeux d’un 6 mai jusqu’au 15 juillet continue à inspirer à ses vainqueurs : les pa-
peuple innocent sur « la conspiration des ligueurs 1789 », La Révolution triotes, rapporte un informateur de la Cour, pres-
nobles », résolus à faire prévaloir leurs iniques in- française, t. XXIV, 1893. sentent dans l’initiative royale un « piège dont on
térêts. Le journal « reproduit » ainsi leurs conci- 7. G. Lefebvre, La Grande se sert adroitement pour river les fers au tiers état
Peur de 1789, rééd.
liabules secrets où s’élabore leur « plan de cam- Armand Colin, 1988.
et le tenir dans l’esclavage »6.
pagne ». Leur recette : égarer les humbles de La haine, la peur, les alarmes seront à nouveau
« sophismes », les effrayer, les diviser. Mais le plus exacerbées par le renvoi de Necker le 11 juillet, la
important, pour La Sentinelle, est de discréditer le prise de la Bastille le 14 juillet et les premiers dé-
« droit de naissance » et le caractère supposément parts en émigration. Elles vont alimenter dans les
impératif des anciens usages, en leur opposant campagnes les rumeurs d’un complot aristocra-
les principes autrement légitimes de l’égalité, du tique, prélude à la Grande Peur : on a persuadé le
consentement, de la volonté. Le tiers de Bretagne peuple, écrit Georges Lefebvre, que « l’aristocra-
peut abroger ce qu’il a consenti autrefois « parce tie expirante » avait résolu de le faire mourir de
que la loi est une convention faite par le peuple » et faim en détruisant les récoltes pour se venger du
« attendu que nous sommes le peuple dont la vo- tiers état7. C’était trop présumer de la puissance
lonté est effectivement légale ». de l’aristocratie, dont l’ombre portée va pourtant
La noblesse, elle, se situe hors du peuple, c’est grossir à mesure que s’amenuise son pouvoir. La
« une nation étrangère, une nation qui a des inté- hantise du complot aristocratique entame là son
interminable carrière.
Et les élans de la nuit du 4 août, durant laquelle
La haine, la peur, les alarmes seront les nobles renoncent à leurs privilèges, n’y chan-
exacerbés par le renvoi de Necker geront rien, bien au contraire. L’ampleur des sa-
crifices consentis au cours de cette mémorable
le 11 juillet, la prise de la Bastille et séance rendait particulièrement épineuse la dis-
les premiers départs en émigration cussion ouverte le lendemain sur leurs modalités
d’application. Or, la moindre réserve exprimée
excite une sourde méfiance quant à la sincé-
rêts contraires, opposés aux nôtres ; c’est-à-dire en rité des renoncements de la veille, concédés, au
un mot que dans notre sein nous nourrissons nos dire d’un contemporain, par « l’impossibilité de se
ennemis ». Au même moment, Lanjuinais, bien- conduire autrement » : il paraît inconcevable que
tôt élu député de la province aux états généraux, la noblesse ait pu accepter de bonne foi l’extinc-
consigne dans une brochure très répandue les tion des privilèges
mêmes idées et avec autant d’aplomb. La no- La haine de l’aristocratie n’allait pas s’éteindre
blesse n’est « qu’une milice armée trop souvent avec le naufrage de la noblesse. Elle y puise
contre les citoyens, qu’un corps parasite vivant des au contraire de nouveaux motifs – toujours le
travaux du peuple en le méprisant […] : en un mot, spectre du complot des vaincus – mais aussi de
la noblesse n’est pas un mal nécessaire ». nouvelles cibles : la passion de l’égalité est déjà si
Il est impossible de mesurer l’effet produit par puissante en 1789 qu’elle étend le soupçon d’aris-
ces propos éradicateurs. Il font écho à Sieyès qui tocratie à toute personne et à toute faction présu-
proposait dans Qu’est-ce que le tiers état ? de « ren- mées vouloir brider ses conquêtes – les modérés,
voyer les nobles dans leurs forêts de Franconie », POUR EN les Feuillants, les Girondins, les dantonistes…
SAVOIR PLUS
les excluant ainsi de la nation en train de naître. D’un sentiment vécu à l’épreuve des contesta-
Leur importance est d’avoir fourni au conflit B. Baczko, Comment tions sociales et des luttes politiques, la haine de
entre les ordres une interprétation rationnelle qui sortir de la Terreur, l’aristocratie est devenue une construction idéo-
Gallimard, 1989.
visait bien au-delà de tels gentilshommes ou de logique et une arme révolutionnaire.
W. Doyle, Aristocraty
tels magistrats : en qualifiant les privilèges d’illé- and its Ennemies in
La haine, le soupçon, la peur se trouvent,
gaux et les distinctions sociales d’usurpations, en the Age of Revolution, pour ainsi dire, déposés dans le berceau de la
érigeant la noblesse en ennemie de l’égalité, voire Oxford University Révolution française. Je n’entends pas suggérer
de la nation, elle contribue à dépersonnaliser la Press, 2009. que la haine serait à l’origine de l’événement,
haine de l’aristocratie et, surtout, à la généraliser. P. Kessel, La Nuit du portée par on ne sait quelle « navigation des sen-
A Versailles, le refus opposé par la majorité des 4 août, Arthaud, 1969. timents » ; elle est plutôt le produit de l’articu-
délégués nobles à tout accommodement avec W. M. Reddy, The lation imprévisible du processus démocratique
Navigation of Feeling,
le tiers état marque un nouveau chapitre. Dès Cambridge,
et des contingences de 1789, qui prêtent à l’es-
l’ouverture des états généraux le 5 mai 1789, Cambridge University prit révolutionnaire son caractère distinctif dont
« aristocrate » est le signe de reconnaissance des Press, 2001. Robespierre se révélera le grand prêtre.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


66 / L’Atelier des chercheurs

entre l’« aristocratie hideuse » de l’Ancien Régime


et le peuple, en mettant à sa botte la représen-
tation nationale. Les constituants, ensuite, qui
trahirent la patrie en cherchant à innocenter
le monarque après sa fuite et son arrestation à
Varennes en juin 1791. Et leurs mauvais génies,
les fomenteurs de « l’épidémie du feuillantisme »,
ce « monstre doucereux qui dévore en caressant ».
Enfin, l’ennemi du jour, les girondins, ces « intri-
gants de la République », ces « petits tyrans de la
République », ces « propagateurs d’impostures »
qui reproduisent les mêmes travers criminels
des aristocrates et abreuvent les départements
de « ridicules terreurs ».
Ces portraits suintent une haine implacable,
presque physique, qui transforme les passions
idéologiques en aversions personnelles. Mais
Robespierre sait bien que les traits acérés ne
peuvent suffire. Pour incriminer les fossoyeurs
de la Révolution, rien n’est plus expédient que
de les compromettre avec la monarchie qu’on
vient d’abattre et avec ses suppôts aristocrates,
anciens et nouveaux, visibles ou masqués. Ici,
donc, toute politique qu’il décrète dérogatoire
à la pureté des principes est criminalisée rétros-
pectivement au même titre que les desseins sup-
posés et les arrière-pensées hypothétiques qui
sont censés l’avoir inspirée : chez Robespierre,
toute action est ramenée à des intentions présu-
mées coupables. Un autre instrument consiste
à prêter à ses ennemis les sentiments et les mé-
thodes que Robespierre lui-même use à leur en-
droit. Dans ce jeu d’inversion, c’est la haine de
la Révolution, du peuple, de la liberté, qui est
citée comme le ressort caché des factions qu’il
désigne à l’inimitié publique. Le procédé est
d’autant plus efficace que cette haine-là, invi-
sible, échappe à l’exigence des preuves… Haine
contre haine : l’une, salutaire et ardente, qu’in-
fusent des vertus aussi inflexibles que la vérité ;
l’autre, malsaine et féroce, trempée d’ambi-
Robespierre n’est pas un penseur po- Monstres Nous tions et d’intrigues.
litique, mais c’est un stratège incomparable du mangerons le monde Le génie politique de Robespierre vient de ce
maniement idéologique des « émotions », à com- et les rois se tairont, qu’il n’élabore jamais de politique, encore moins
mencer précisément par la haine, le soupçon et la caricature contre- de programme d’action, à partir des principes
peur. Chez lui, les animosités personnelles sont révolutionnaire de 1794- dont il se veut la sentinelle. Sa seule politique
1795 (Paris, musée
inséparables des haines politiques qui tantôt les consiste à guetter, à anticiper, à repérer les in-
Carnavalet). Les contre-
déterminent tantôt servent à les accréditer. révolutionnaires aussi fractions à ces principes, en actes, en paroles, et
Un de ses discours, traitant de l’influence de en appellent à la haine même en pensées : dans son système, le soup-
la calomnie sur la Révolution, décline avec une contre des sans-culottes çon ne peut être que généralisé puisque le parjure
rare candeur le mode opératoire du bon usage représentés en êtres patriotique sommeille fatalement en chacun. Et
politique de la haine. Cette harangue pronon- assoiffés de sang. jusqu’à soi-même ! C’est qu’il existe des trahisons
PARIS, MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET

cée en octobre 1792 entend démasquer les fac- par inadvertance, par étourderie, par ignorance.
tions successives et les trames secrètes qui me- « Apprenez, lance Robespierre aux sceptiques, à
nacent de terrasser la Révolution. Comment vous défiez de vous-mêmes ; songez […] qu’il est
susciter une haine salutaire envers ceux qui ont bien des intrigues funestes dont vous favorisiez le
pris en haine la cause du peuple ? En les nom- succès par votre nonchalante incrédulité, et que j’ai
mant, d’abord, et en affectant d’épithètes viru- dévoilées. » Ainsi chaque patriote, félon en puis-
lentes leurs supposés forfaits. Défilent ainsi tous Note sance, a-t-il pour devoir patriotique d’appliquer
8. Le 17 juillet 1791,
ceux qui ont failli immobiliser la Révolution à la garde nationale
la vigilance du soupçon à soi-même comme s’il
leur profit. La Fayette, le bourreau du Champ- commandée par La Fayette était un autre. Cette logique n’est pas faite pour
de-Mars8, qui voulut créer un « parti mitoyen » a tiré sur des manifestants. laisser beaucoup de survivants. n

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


histoire.presse.fr

● De Vichy à la Résistance ● Le plus jeune ministre de France


● 45 exécutions pendant la guerre d’Algérie ● L’affaire de l’Observatoire
● Comment il a amené la gauche au pouvoir
● Et il convertit la gauche à l’économie de marché
● Bilan de deux septennats ● Les archives du président

Avec Jean-Pierre Azéma, Robert Badinter, Ludivine Bantigny,


François Bazin, Jean-Charles Bédague, Alain Bergounioux,
Mathias Bernard, Michèle Cotta, Jean Garrigues, Franz-Olivier Giesbert,
Jack Lang, Yves Saint-Geours, Benjamin Stora, Michel Winock

actuellement en kiosque
68 / L’Atelier des chercheurs

« La naissance
L’AUTEUR
Directeur d’études
du monde »
à l’EHESS, Serge
Pionnier de l’histoire connectée, Serge Gruzinski a reçu

OLIVIER ROLLER/DIVERGENCE
Gruzinski enseigne
aussi à Princeton et
à l’université fédérale
en août 2015 le Grand Prix international de l’histoire
de Para à Belem au qui lui a été remis à Jinan, en Chine. Il a prononcé à cette
Brésil. Il a publié de
nombreux ouvrages occasion une conférence que nous publions ici.
(cf. p. 75).

Par Serge Gruzinski

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 69

U
n américaniste européen se trouve de la nation, du continent, voire du globe dans
confronté aujourd’hui à plusieurs défis, lesquels il s’insère. Cette histoire globale aurait Vu de Chine Carte
« de la myriade de pays
tous liés aux grandes transformations pour fil conducteur et trame commune à la fois dans le monde », vers
contemporaines. Les Européens l’exploration systématique des processus de 1602, imprimée en
peuvent-ils encore prétendre faire l’histoire du mondialisation et l’examen des résistances et des Chine à la demande
PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMAN IMAGES

monde ? Sont-ils encore en mesure de jeter un œil obstacles auxquels se sont heurtées ces transfor- de l’empereur Wanli
universel sur le reste de la planète ? Et donc, dans mations planétaires. par le missionnaire
mon cas particulier, sur l’histoire de l’Amérique L’entreprise, il va de soi, ne saurait être que col- italien Matteo Ricci
latine ? Nos travaux sont-ils irrémédiablement en- lective. Mais je peux au moins envisager la ques- qui introduisit dans
tachés par l’eurocentrisme dont ils sont porteurs ? tion dans le contexte qui m’est le plus familier, le Céleste Empire
La mondialisation qui nous assiège sous toutes celui du xvie siècle des Ibériques1. Le xvie siècle la cartographie de la
Renaissance. Les lettrés
ses formes nous pousse à explorer les pistes constitue un moment crucial pour comprendre
chinois découvrent une
d’une histoire globale. Une histoire globale qui la mondialisation et les origines de la modernité nouvelle manière de
se déclinerait au pluriel en s’écrivant depuis d’un point de vue européen. Ce n’est pas un ha- représenter le monde,
chaque espace local, en connectant et reconnec- sard si le juriste allemand Carl Schmitt (1888- celle qui s’imposera
tant le cadre de vie avec les cercles de la région, 1985) a introduit le mot «  global  » en sur toute la planète.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


70 / L’Atelier des chercheurs

l’associant aux effets de l’expansion ibé-


rique qui, à l’en croire, a transformé l’image du
monde et esquissé les fondements du droit inter-
national. Si l’on accepte avec Martin Heidegger
(1889-1976) que « l’essence de la modernité c’est
la conquête du monde en tant qu’image conçue »,
force est de constater que la représentation eu-
ropéenne du monde acquiert dans le courant du
xvie siècle une portée sans précédent. L’enjeu est
colossal. Non seulement des Européens inventent
une image de la Terre – sur globe ou sur planis-
phère – mais celle-ci deviendra sa représentation
exclusive et universellement exportée2.
Cette mise en image met un outil de spécu-
lation et de programmation au service d’une
appropriation systématique : sur le globe ou la
mappemonde, l’œil et le doigt européens s’as-
treignent à distinguer ce qui est découvert, ce
qui est conquis et ce qui reste encore à prendre.
L’image est élaborée pour enregistrer et antici-
per les avancées incessantes des Européens. Le
triomphe de cette image, à la fois représentation
d’une totalité et monopole du regard savant eu-
ropéen, n’est donc pas qu’une affaire de géo-
graphes. C’est aussi une affaire de marchands,
de politiques et de militaires.
Ce mode d’appréhension globale du monde,
issu des échanges avec des cartographes et des Macao Portugais répandues par les invasions mongoles, la Chine
pilotes (souvent musulmans), a si bien triomphé en route vers Macao racontée par Marco Polo, l’Éthiopie rêvée du
que c’est encore aujourd’hui sous cette forme (qui deviendra colonie Prêtre Jean, plus tard l’Inde atteinte par Vasco de
d’« image conçue » que l’ensemble de l’huma- portugaise en 1557). Gama, puis les projets de conquête de la Chine
nité perçoit et se représente la planète. Par-delà Détail d’un paravent ne cessèrent de raviver ce tropisme européen.
chinois laqué
ses divergences politiques, religieuses ou philo- Quand les Portugais firent la chronique de leur
du xviie siècle.
sophiques, elle a adopté comme allant de soi les En Amérique, en Afrique expansion océanique, ils rédigèrent les Décadas
inventions de la cartographie de la Renaissance et en Asie, des artistes da Asia, quand ils se lancèrent dans la poésie
européenne – jusqu’à la notion d’atlas – comme réagissent à l’intrusion épique, ils chantèrent l’Orient des Lusiadas3.
elle lit son passé à travers l’historicisme promu européenne en L’horizon commence à basculer avec le fran-
par le Vieux Monde. Car c’est aussi dans la foulée produisant des images chissement de l’Atlantique par Christophe
des Ibériques que l’homme européen est parvenu de leurs visiteurs ou Colomb. En quelques dizaines d’années les
à imposer sa conception de l’histoire au reste du de leurs envahisseurs. Européens entreprennent de reconnaître et de
monde. Et de fil en aiguille à se poser et s’imposer conquérir un autre hémisphère tôt baptisé Orbis
comme la mesure de toute chose. Novus (Nouveau Monde). Dès lors, l’ouest n’est
plus seulement une direction de l’espace, l’ho-
Le virage vers l’ouest rizon inaccessible où se couche le soleil, il se
Dans une approche spatialisée et géo-philoso- concrétise pour surgir sous la forme physique et
phique, le philosophe allemand Peter Sloterdijk humaine, fascinante ou inquiétante, de terres,
a dégagé plusieurs mutations qui transcendent de fleuves, de forêts et d’humanités nouvelles.
l’histoire de l’Espagne et du Portugal et dé- L’Ouest ne cessera plus de se charger des convoi-
bordent largement celle du xvie siècle. Ces dy- tises et des attentes d’une fraction croissante
namiques expliquent l’un des ressorts majeurs des populations européennes. C’est vers l’ouest
d’une histoire globale envisagée depuis le conti- que s’embarquent conquistadors, missionnaires,
nent européen : l’occidentalisation, c’est-à-dire aventuriers, pirates, fonctionnaires, artisans et
une projection hors d’Europe d’une bonne partie même artistes. Les uns pour découvrir et conqué-
des institutions, des techniques, des croyances et rir des terres nouvelles, d’autres, plus prosaïque-
des obsessions des Européens du temps. ment, pour se procurer des moyens d’existence.
Pas d’occidentalisation sans ouverture vers L’Ouest fait donc une entrée fracassante dans
l’ouest. Les hommes et les femmes de notre l’histoire européenne. Au pis, c’est l’espace de pil-
WERNER FORMAN/AKG

Moyen Age gardaient les yeux rivés vers l’est. lages et de destructions dénoncé par le domini-
L’Orient a longtemps attiré les pèlerins et les croi- cain Bartolomé de Las Casas dans un traité pu-
sés de toute la Chrétienté latine, les marchands blié en 1552 à Séville qui fait le tour de l’Europe :
italiens et même les navigateurs portugais qui la Très Brève Relation de la destruction des Indes.
descendaient les côtes d’Afrique. Les illusions Au mieux l’Ouest apparaît comme une terre

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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« Avec Christophe Colomb, l’Ouest n’est exclus les natifs. Au xixe siècle, de l’Argentine aux
États-Unis, l’Amérique attire ceux qui crèvent de
plus seulement l’horizon inaccessible faim dans le Vieux Monde, tous les laissés-pour-
où se couche le soleil, il se concrétise pour compte de la révolution industrielle.
Enfin c’est aussi vers l’ouest, du xvie au
surgir sous la forme de terres, de fleuves, xixe  siècle, que la traite déporte des millions
d’Africains dans des conditions effroyables. Les
de forêts et d’humanités nouvelles » survivants se retrouveront éparpillés du Rio de
la Plata à La Nouvelle-Amsterdam (New York),
de Recife à Carthagène des Indes.
salvatrice, un foyer d’espérances religieuses, de Le virage vers l’Ouest n’est donc pas qu’une
missions, voire d’attentes messianiques et mil- Notes question de caravelles et de découvertes. Ni
1. Cf. S. Gruzinski,
lénaristes. Les évangélisateurs franciscains du « Mondialisation : qu’une manifestation parmi d’autres de l’expan-
Mexique se considéraient comme les travailleurs le grand bond en avant », sion européenne. Il est le déclic qui conformera
de la onzième heure, venus mettre un point final L’Histoire n° 355, juillet- l’Occident dans ses dimensions humaine, maté-
à la christianisation du monde et hâter le retour août 2010, pp. 102-107. rielle et imaginaire. Il explique les liens ineffa-
2. Cf. C. Grataloup,
du Messie. L’Ouest est aussi fort tôt un chantier « Dessine-moi la figure de
çables qu’entretiennent dès la fin du xve siècle
qui s’est prêté à la mise en œuvre des utopies de la Terre », L’Histoire n° 355, l’histoire de l’Europe et les mémoires euro-
la Renaissance : au Mexique (Nouvelle-Espagne) juillet-août 2010, péennes avec l’Amérique ibérique. Des liens at-
l’évêque Vasco de Quiroga s’inspire des idées de pp. 84-91. lantiques qui passent par le recours massif à
Thomas More pour créer des communautés in- 3. Cf. S. Subrahmanyam, l’esclavage des Noirs (et des Indiens dans l’Amé-
« Voyageurs et marchands
digènes qu’on juge encore exemplaires et qui ap- dans l’océan Indien », rique portugaise), la construction des premières
parurent alors comme la meilleure réponse aux Les Collections de L’Histoire sociétés coloniales avec les conséquences sou-
ravages de la conquête espagnole. Un siècle plus n° 63, avril 2014, pp. 14-25 vent fatales que l’on sait, l’exploitation des ri-
tard, au début du xviie siècle, les puritains de la et B. Bennassar, « Et Cabral chesses métalliques, la prédation sous toutes ses
découvrit le Brésil »,
Nouvelle-Angleterre s’efforcent d’élever une nou- avril 2014, Les Collections
formes mais également la gestation d’une hu-
velle Jérusalem en Amérique du Nord et de faire de L’Histoire n° 63, manité métissée sans équivalent et sans précé-
de leur colonie une autre Palestine dont sont avril 2014, pp. 27-32. dent dans le reste du monde.

Un historien français à Jinan

P
our la première fois depuis sa création en 1926, le
Comité international des sciences historiques (le
CISH) a délivré en août 2015, lors de son XXIIe congrès
à Jinan, le Grand Prix international de l’histoire, une sorte
de médaille Fields pour notre discipline. Ce prix est spon-
sorisé par Jaeger-LeCoultre, le fabricant suisse de montres.
Pour son premier lauréat, le jury a choisi, parmi d’autres can-
didatures de très haut niveau, un historien français : Serge
Gruzinski, proposé par les comités mexicain et brésilien.
Spécialiste de l’Amérique latine aux xvie, xviie et xviiie siècles,
Serge Gruzinski a été l’un des pionniers dans la nouvelle ré-
flexion sur l’histoire globale et a popularisé les études sur la
notion de « métissage » et de « circulation » des cultures à tra-
vers les frontières. Dès le congrès du CISH à Oslo en 1928,
Marc Bloch demandait de «  cesser de causer éternellement
d’histoire nationale à histoire nationale  ». Depuis quelques
années, l’histoire globale, l’histoire transnationale, ainsi
qu’une histoire évitant les points de vue occidentalo-centrés
prolongent et dépassent cette histoire comparée voulue par
le maître français. Ces types d’histoire ont été très bien re-
présentés lors des sessions du congrès de Jinan en 2015,
le premier congrès du CISH en Asie et en dehors du monde
«  européanisé  ». La remise du prix à Serge Gruzinski en
Chine met à l’honneur ces nécessaires décentrements, his-
toriographiques et symboliques. Extra-européen Vue aérienne de Jinan, capitale de la province
Robert Frank du Shandong. On voit le parc du lac Daming. Les vestiges du passé
Ancien secrétaire général du CISH (août 2010-août 2015) coexistent avec un essor économique sans précédent.
DR

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


72 / L’Atelier des chercheurs

« A partir de 1517, des Espagnols et prémonitoire de l’historien Pierre Chaunu qui


prophétisait il y a cinquante ans : « Demain, l’his-
des Portugais obsédés par les Moluques toire de l’expansion européenne au XVe et au XVIe siècle
devra être conduite parallèlement à l’histoire des
et les profits à tirer de leurs fabuleuses succès et de l’échec de l’expansion chinoise. »
épices se lancent chacun de leur Il s’agissait donc d’exhumer des liens et de pen-
ser globalement les processus de raccordement
côté dans des entreprises de conquête » entre monde chinois et monde portugais, entre
monde américain et monde espagnol. L’histoire
coloniale et l’histoire impériale sont souvent pas-
Quant à l’Orient que visitent les sées à côté de ce double événement tant le cloison-
Portugais, et dont ils n’occupent que des frag- nement de nos départements et la fragmentation
ments insignifiants, il remplit un tout autre rôle imposée par le carcan des « aires culturelles » ont
dans la construction de l’Europe. Il a beau lui fini par rendre opaques les rapports qui s’étaient
aussi mobiliser des forces matérielles, spirituelles brusquement amorcés au début du xvie siècle.
et des imaginaires – qu’on pense à l’essor, plus Si d’un côté le Mexique indien, après les
tard, de l’orientalisme –, il ne se transforme ja- Caraïbes, a été rapidement absorbé dans la zone
mais en un espace où l’Europe naissante tente de d’influence castillane et européenne, c’est une
se répliquer. Au contraire, dans les Amériques, tout autre histoire qui s’est jouée sur le versant
Nouvelle-Espagne, Nouvelle-Grenade, Nouvelle- Métisse La Vierge asiatique, l’intégration d’un nouveau partenaire,
Angleterre, Nouvelle-France et même Nouvelle- Marie de Guadalupe Lisbonne, au jeu pluriséculaire, sinon millénaire,
avec des couples de races
Lusitanie (le nord-est du Brésil), la litanie des des échanges économiques et culturels qui irri-
mixtes et leurs enfants,
noms donnés aux sociétés coloniales se plie à ce peinture de Luis
guaient cette vaste région de l’Asie.
principe. Du même coup l’Europe apprend à se de Mena, xviiie siècle, Les deux projets de conquête sont décen-
situer entre Orient et Occident, et se forge une Madrid. La Vierge trés : ils s’élaborent, c’est fondamental, à des
identité plurielle et dominatrice. Elle cesse d’être miraculeuse incarne la milliers de kilomètres des rivages européens,
l’extrémité occidentale du monde de Ptolémée foi d’une société métisse sur l’île de Cuba pour les Espagnols, à Malacca
pour s’affirmer brutalement sur le globe et dé- en Amérique latine. pour les Portugais. Que les Ibériques triomphent
velopper un eurocentrisme de plus en plus
conscient de lui-même et qui ne s’explique que
dans ce contexte global.
Cette histoire cependant n’est que le versant
européen des choses. Et c’est le propre d’une
histoire globale que de rendre au paysage his-
torique l’épaisseur, la diversité, les ambiguïtés
que des siècles d’histoire nationale et d’histoire
occidentale ont si souvent effacées. Peut-on en-
core aujourd’hui envisager la Renaissance euro-
péenne sans les pays de l’Islam, sans la Chine,
sans l’Inde ou le Japon ? Comment penser le
Nouveau Monde sans ces acteurs majeurs de la
planète au xvie siècle ?
Transportons-nous en 1517, il y aura bientôt
cinq cents ans. Dans les mêmes années exacte-
ment, des Espagnols et des Portugais obsédés
par les Moluques et les profits à tirer de leurs fa-
buleuses épices se lancent dans des entreprises
de conquête. L’une est bien connue, la conquête
du Mexique avec ses répercussions à très long
terme pour l’avenir du continent américain.
L’autre entreprise est restée longtemps inaper-
çue : fascinés par les richesses du Céleste Empire,
les soldats et les marins de Lisbonne complotent
la conquête et la colonisation à grande échelle de
la Chine méridionale.
Nous n’avons pas cherché à comparer terme
à terme ces deux épisodes. Mais plutôt souhaité
ERICH LESSING/AKG

révéler les liens qui existaient entre ces entre-


prises parallèles et mettre en scène un passé dont
les camps ne seraient plus deux, mais au moins
quatre : Espagnols et Amérindiens, Chinois et
Portugais. Nous avions aussi en tête l’intuition

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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DANS LE TEXTE

Jeu de boules avec Moctezuma

Jouer Partie de totoloque, jeu aztèque. Miniature tirée du manuscrit Historia de las Indias, de Diego Duran, 1579, Madrid. L’image la plus
approchante du jeu auquel sont conviés les conquistadors espagnols.

En Chine comme au Mexique, les deux expéditions passe aussi par le jeu comme le note Diaz del Castillo qui décrit
passent par une étape qui sera le clou du voyage, la ren- Cortés faisant une partie de totoloque avec le tlatoani Mocte-
contre avec l’empereur. Pour les Portugais elle se déroule à zuma : ‘Ce jeu était doté de petites boules fort lisses faites en or
Nankin au printemps 1520. ‘[Chengde] nous a fait bien de tout spécialement ; ils tiraient loin avec les boules et avec des pa-
l’honneur et il a eu du plaisir à nous voir ; il a joué avec Tomé lets aussi en or et ils gagnaient ou perdaient dans des parties en
Pires aux dames, parfois en notre présence […].’ Des mondes cinq points les joyaux qu’ils jouaient.’ Tout le monde s’amuse
entrent alors en contact, qui n’ont entretenu jusque-là que même si l’un des futurs conquistadors s’ingénie à tricher.”
des rapports lointains, indirects ou épisodiques, et ce contact S. Gruzinski, L’Aigle et le Dragon, Fayard, 2012.

ou qu’ils échouent lamentablement, ces entre- récent. Un retour aux débuts de l’ère moderne in-
prises mordent sur d’autres continents que le cite à nuancer cette vision. Ce retour passe par
Vieux Monde. La scène est désormais planétaire des textes, rédigés à Istanbul et à Mexico, qu’il
et les acteurs ne sont pas qu’européens. Si les suffit de mettre côte à côte.
Portugais d’Asie font tôt figure d’outsiders noyés Il en ressort que la puissance dominante dans
au milieu d’autres agents économiques et poli- la Méditerranée et une partie de l’Europe, l’Em-
tiques, les Espagnols du Mexique sont loin de pire ottoman, s’est fort tôt intéressée au Nouveau
faire cavaliers seuls : pas de conquête du pays Monde. Istanbul – tout comme Londres, et à la
sans la collaboration décisive de leurs alliés et même époque d’ailleurs – s’est mis à collecter
MADRID, BIBLIOTHÈQUE NATIONALE ; DEAGOSTINI/LEEMAGE

de leurs troupes indigènes. Qu’elle se joue en fa- toutes sortes d’informations, de cartes, de re-
veur des Espagnols ou au profit des Chinois, une lations sur la grande Inde de l’Ouest. Il est plus
mondialisation se met en place au xvie siècle sur étonnant d’apprendre que Mexico, la capitale
laquelle il n’est peut-être aujourd’hui pas inutile de la Nouvelle-Espagne, a aussi manifesté sa
de revenir que nous soyons européens, africains préoccupation devant les ambitions ottomanes.
ou asiatiques. Les élites intellectuelles de la grande cité mexi-
caine, au début du xviie siècle, jugent alors im-
Mexico-Istanbul minent l’effondrement de la Sublime Porte
Comment explorer d’autres liens que ceux qui tandis que, partout dans les campagnes de la
unissent colonie et métropole, des liens appa- Nouvelle-Espagne, les masses indiennes fraîche-
remment moins évidents et qu’on a souvent dé- ment converties s’exercent à la guerre contre les
laissés ? Ainsi les médias aiment-ils à nous faire Moros (les Maures) en s’adonnant dans leurs vil-
croire que les relations agitées entre l’Amérique lages à des joutes simulées. En 1539 à Tlaxcala,
et les pays de l’Islam constituent un phénomène pas moins de 5 000 figurants indigènes

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


74 / L’Atelier des chercheurs

interprètent la prise de Jérusalem. Ce originellement européen, africain ou amérin-


n’est bien sûr que du théâtre ! Aux troupes euro- dien s’est « américanisé » puis s’est projeté hors
péennes se sont joints des bataillons d’Indiens du de l’espace continental. Autrement dit, cette
Mexique, du Pérou et des Caraïbes. Et tous ces fi- « américanisation » d’un autre genre – qui ne
gurants indigènes vont affronter d’autres Indiens doit pas se confondre avec l’influence des États-
costumés en Turcs, en Syriens et en juifs. Unis sur la planète – anticipe la mondialisation
Des historiens ont étudié la présence de l’is- que nous vivons aujourd’hui. A ce titre l’espace
lam sur la péninsule Ibérique, d’autres ont suivi américain s’impose comme l’un des points de
la trace des Turcs à Londres et dans l’Italie mo- démarrage du monde qui nous entoure. En voici
derne. Mais comment oublier que l’Amérique his- deux ou trois exemples.
panique a partagé très vite les mêmes craintes et
les mêmes obsessions que l’Europe chrétienne ? L’Amérique : laboratoire de la planète
De leur côté et aussi prestement, les Ottomans ont En s’implantant sur le continent américain, le
compris l’avantage inacceptable que le Nouveau catholicisme romain s’est extrait de son ber-
Monde apportait à l’Occident chrétien : ceau méditerranéen et européen pour se lan-
« Nous demandons à Votre Glorieuse Majesté cer, avec plus ou moins de succès, à la conquête
qu’à l’avenir l’épée altérée de sang du peuple de d’un espace gigantesque allant du Canada et de
l’Islam pénètre jusqu’à cette terre si profitable, que la Floride au Chili et à la Terre de Feu. La créa-
les contrées du Nouveau Monde se remplissent des tion d’Églises locales, le déploiement d’institu-
rites de l’Islam et que les richesses que nous avons tions à l’échelle continentale, l’importance de
décrites et les autres trésors des Infidèles couverts la mission, l’adaptation à un environnement
d’ignominies soient partagés entre les maîtres de la entièrement distinct du cadre européen et latin
guerre sainte et notre nation. » C’est en ces termes ont contribué à américaniser le christianisme
que l’auteur du Tarihi-i Hind-i Garbi s’adresse romain et à lui prêter une véritable dimension
au sultan Murad III en 1580 pour l’encourager extra-européenne, démontrant sa capacité à
à remettre les choses à leur place, traduisons à se mondialiser, autrement dit à réaliser plei-
contrer la mondialisation ibérique. nement sa vocation de communauté « catho-
lique » et donc universelle. Il en va de même
pour nombre d’Églises protestantes.
« Les musiques de la planète seraient- De la même façon, l’introduction du droit cas-
elles ce qu’elles sont aujourd’hui si tillan dans les possessions espagnoles de l’Amé-
rique a fini par transformer un droit local en un
le continent américain n’avait offert des corpus de mesures applicables à l’échelle conti-
tremplins aux traditions européenne, nentale et sur deux hémisphères, les Leyes de
Indias. Une fois encore, la projection extra-eu-
africaine et amérindienne ? » ropéenne d’un langage et d’un système de va-
leurs jusque-là confinés à une seule région de
la péninsule Ibérique a marqué un pas concret
Pourquoi lier si fort l’étude du Nouveau et décisif vers le maillage juridique du globe à
Monde ibérique à une réflexion globale sur les l’aune occidentale.
mécanismes de la mondialisation ? Il me semble Dans un tout autre registre, les musiques de
qu’une perspective globale invite à mieux cer- la planète seraient-elles ce qu’elles sont au-
ner le rôle du Nouveau Monde dans le démar- jourd’hui si le continent américain n’avait of-
rage de ce processus. Jusqu’au xixe siècle et sou- fert de multiples tremplins aux traditions euro-
vent pour plus de temps encore, les Amériques péenne, africaine et amérindienne ? Des formes
ont passé pour n’être que des appendices, des populaires, nées à l’époque coloniale, se sont
excroissances de l’Europe occidentale. Mais dès affirmées au xixe siècle (la samba, le tango, le
lors que l’on s’écarte des voies toutes tracées de jazz) et ont connu une diffusion planétaire au
l’histoire coloniale ou de l’histoire impériale, on siècle suivant : elles continuent d’influencer
s’aperçoit que cette partie du monde abrite aussi partout la création musicale. C’est peut-être la
d’autres dynamiques. forme d’américanisation la plus immédiatement
De Mexico à Lima, de New York à Buenos repérable, le cas de figure le plus exemplaire et
Aires, les laboratoires américains présentent la le mieux abouti : des formes et des pratiques ori-
même singularité, pour peu qu’on les observe ginaires de trois continents se sont fondues dans
avec le recul des siècles. Les territoires envahis le Nouveau Monde et ont accouché de genres
n’ont pas été seulement des points d’ancrage de qui depuis lors font le tour du globe.
la domination européenne, des foyers locaux Ces trois exemples, auxquels il faudrait ajou-
d’occidentalisation et de métissages plus ou ter l’émergence des premières grandes sociétés
moins actifs. A long terme, les aires colonisées métisses, nous incitent à réfléchir sur la place de
ont cessé d’être des zones de réception, et cela l’étape américaine dans la perspective d’une his-
chaque fois que, au prix d’une lente sédimenta- toire globale, c’est-à-dire d’une histoire critique
tion au fond des creusets américains, ce qui était de la mondialisation.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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Sauvages
Conquistadors espagnols
capturés par les
indigènes, torturés
au premier plan et
dévorés à l’arrière-plan.
Gravure tirée d’Historia
Americae sive Novi Orbis
de Théodore de Bry,
Francfort, 1590.
Les médias européens
s’empressent de
diffuser cette image
sensationnaliste
des habitants du
Nouveau Monde.

L’américanisation, enfin, ne prend tout son Nouveau Monde qui est sur la sellette, relayé
sens que si on la confronte à d’autres entreprises par Montaigne et quantité d’autres textes qui
rivales, qui se sont déployées en d’autres régions ont décrit ou questionné les pratiques anthro-
de la planète : l’islamisation, la sinisation ou pophagiques. L’accusation de cannibalisme
même la russification d’une partie de l’Asie. Car occupe une place cruciale dans l’image exo-
rien n’assure, tout au contraire, que la mondiali- tique que les Européens se sont faite des po-
sation dans laquelle nous voilà embarqués conti- pulations amérindiennes, dans les justifica-
nuera indéfiniment à suivre les sentiers de l’amé- tions de la Conquête et, par ricochet – pensons QUELQUES
ricanisation et de l’occidentalisation. La montée à Montaigne – dans la critique en miroir de la OUVRAGES DE
irrésistible de la Chine, qui a su rapidement tirer société européenne. SERGE GRUZINSKI
le meilleur parti de la mondialisation ibérique en Avec la Chine, tout s’inverse. Cette fois ce ne L’Histoire, pour quoi
absorbant l’argent américain, fournit bien des sont plus des peuplades éloignées dans l’espace faire ?, Fayard, 2015.
éléments pour le penser. ou dans le temps qui sont la cible de la dénon- L’Aigle et le Dragon.
ciation, mais les Portugais, autrement dit nous- Démesure européenne
Le cannibale de l’autre mêmes. Tout comme ils passent pour être des et mondialisation au
Et puisque nous sommes en Chine, pourquoi ne barbares, les gens de Lisbonne apparaissent dans xvie siècle, Fayard, 2012.

pas évoquer un épisode de la pénétration man- les sources chinoises comme des amateurs de Quelle heure est-il
quée des Portugais à l’intérieur de l’empire du chair fraîche. Nous voilà donc, nous Européens, là-bas ? Amérique et
islam à l’orée des temps
Milieu  ? Aux yeux des Chinois les Portugais devenus le cannibale ou le sauvage de l’autre, et modernes, Seuil, 2008.
n’étaient pas que des « brigands de la mer ». La d’un autre qui a su pour longtemps bloquer toute Les Quatre Parties
rumeur publique les accusait de cannibalisme incursion européenne sur son territoire. du monde. Histoire
perpétré sur de jeunes enfants. Ces bruits dif- Ce témoignage que nous envoie le xvie siècle, d’une mondialisation,
fusaient des images terrifiantes qui semblent qu’il soit ibérique ou chinois, nous oblige à sor- La Martinière, 2004.
avoir été exploitées par les autorités chinoises tir d’une partie du monde pour en envisager une La Pensée métisse,
pour dissuader la population de maintenir autre, parce qu’il casse les clichés du triompha- Fayard, 1999, rééd.,
« Pluriel », 2012.
FOTOTECA/LEEMAGE

des contacts avec ces inquiétants visiteurs. Les lisme européen comme de la political correctness,
Le Destin brisé de
Portugais, assurait la rumeur, dérobaient des parce qu’il contraint à des renversements de la
l’Empire aztèque,
enfants pour les consommer « rôtis ». pensée et nous incite à nous demander sans cesse, Gallimard,
Or, lorsqu’on évoque en Europe le canniba- comme l’a si magistralement fait le cinéaste Tsai « Découvertes »,
lisme du xvie siècle, c’est invariablement le Ming-liang, Et là-bas quelle heure est-il ? n 1988, rééd., 2010.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


76 /

GUIDE Livres
nLeslivresdumoisp. 76nLabandedessinéep. 83nLeclassiquep. 85 nLesrevuesp. 86

Foucaultenmajesté
Trente ans après sa mort, Michel Foucault, pourtant rétif sa vie durant à toutes
les institutions, entre dans « La Pléiade », la prestigieuse collection de Gallimard.
C’est l’avènement d’un autre Foucault, posthume, celui de « l’écrivain ».

Par Philippe Artières*

y a encore vingt ans, lui dont sembler les « livres d’auteur »,


Œuvres Michel Foucault l’université dans sa quasi- là où l’« immense styliste » et
2 vol., Gallimard, « Bibliothèque unanimité depuis 1984 re- son « écriture tour à tour ba-
de La Pléiade », 2015. T. I, 1 792 p., fusait la présence, et dont le roque et rigoureuse, austère et
65 € ; t. II, 1 792 p., 65 €. travail creusait plus de sillons splendide, démesurée et clas-
du côté des sans-terre brési- sique » est la plus belle. D’où

F
oucault entre dans « La Pléiade ». liens, des centres sociaux ita- un sommaire qui peut sur-
Il y a rejoint ceux qu’il lut attenti- liens, des militants gays nord- prendre : n’est pas repris le
vement : Aristote, Platon, Kant, américains ou des précaires premier ouvrage de 1954
Nietzsche, Diderot, Sade. Surtout, aux tracts fragiles que des Maladie mentale et person-
en entrant dans la prestigieuse biblio- philosophes ou des lecteurs nalité, ni sa nouvelle version
thèque, l’auteur des Mots et les Choses re- d’ouvrages en papier bible. de 1962, Maladie mentale et
trouve certains des écrivains qu’il cô- Mais, si la publication des Dits psychologie, livre considéré
toya, Genet ou Sartre, et s’inscrit dans le et écrits en 1994 avait mis en comme de commande, aux-
sillage de l’autre grande figure des lumière un intellectuel singu- quels ont été préférés une pe-
sciences humaines et sociales françaises lier, quittant la Bibliothèque tite anthologie d’articles et
du second xx e siècle, Claude Lévi- nationale pour rejoindre à la autres préfaces dont « La vie
Strauss. L’événement est d’importance Goutte-d’Or un groupe d’im- des hommes infâmes » paru
car si l’auteur de Tristes tropiques y entra migrés ou pour distribuer des en 1977 dans Les Cahiers du
de son vivant, faisant de son volume un questionnaires devant les pri- chemin. Soyons reconnais-
élément de son œuvre, une sorte d’an- sons, si l’édition en ordre dis- sants aux éditeurs de nous
thologie de lui-même nourrie d’archives persé des cours au Collège de France donner ce plaisir de lire autrement Fou-
inédites, Foucault y est publié trente ans avait déplié magnifiquement un Fou- cault. Le choix de placer l’ensemble de
après sa mort. Faire entrer les livres de cault « professeur », cette entrée dans la l’appareil critique en fin de volume – qui
Michel Foucault dans ce dispositif singu- prestigieuse collection est l’avènement est autant de petits essais de lecteurs sin-
lier qu’est « La Pléiade » n’allait en effet d’un autre Foucault, posthume celui-là, guliers, produisant des analyses hétéro-
pas de soi – il ne suffisait pas qu’il fût un celui de « l’écrivain », comme l’indique gènes, de l’austérité érudite du philo-
auteur Gallimard. le philosophe, professeur à Sciences Po sophe des sciences François Delaporte
D’aucuns pourraient s’étonner de cette Paris, Frédéric Gros, qui a orchestré ces sur Naissance de la clinique (1963) au
entreprise à faire de Foucault un « au- deux volumes, munis d’un index. lyrique Martin Rueff sur L’Archéolo-
teur », lui qui s’en défendit, lui dont au- Se plaçant en lectrice et non en spécia- gie du savoir (1969) – participe de ce
cune institution ne voulait les archives il liste, l’équipe éditoriale a choisi de ras- souci de permettre une lecture épurée,

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 77

L’homme de lettres Michel Foucault en 1978 dans son appartement rue de Vaugirard, où il habitait avec son compagnon Daniel Defert.

et de prendre au sérieux l’hypothèse de nétique textuelle fouillée et passion- sentielle : si cette approche pour l’His-
l’« œuvre ». Le terme est inscrit au dos nante, pour d’autres, cette approche toire de la folie est largement prise en
des deux épais volumes. n’est pas retenue, alors que les archives compte, la réception de la L’Archéologie
La tonalité de la chronologie d’ouver- semblent bien pouvoir le permettre. On du savoir est limitée à quelques lignes.
ture rédigée par Daniel Defert, qui fut peut aussi s’étonner des éditions choi- L’historien, qu’un tel dispositif pouvait
son compagnon de 1963 à sa mort, sies, par exemple que celle de l’Histoire intéresser, reste sur sa faim.
s’attache à la fois à souligner les lec- de la folie qui ouvre le premier volume Surtout, pourquoi ce Foucault en écri-
tures philosophiques et littéraires de soit la réédition de 1972 chez Gallimard vain est-il amputé de deux de ses plus
Foucault, mais aussi l’évolution de ses et non celle chez Plon de 1961. La pre- « beaux » gestes : l’ouvrage de 1973 au-
goûts artistiques tout en inscrivant mière ligne qu’on lit ainsi de Foucault tour de Pierre Rivière, Le Parricide aux
« l’écrivain » dans l’histoire de son siècle est : « Je devrais, pour ce livre déjà vieux, yeux roux, et Le Désordre des familles
et des grands événements qui le ja- écrire une nouvelle préface. » (1982) coécrit avec Arlette Farge, tous
lonnent (la Seconde Guerre mondiale, les deux publiés dans la collection « Ar-
la décolonisation, la guerre froide, les chives ». Ce travail très singulier d’écri-
années 1968 ou encore la révolution
Le lecteur découvre ture par montage des archives que Fou-
iranienne). Citant de nombreuses cor- le Foucault de 2015, cault et ses coauteurs opèrent participe
respondances, cette chronologie in- de la manière dont il construit précisé-
vite là aussi à une appréhension de ces élevé en « classique » ment un certain art d’être écrivain. On
textes en « lecteur » et non plus en cher- m’objectera que Foucault y est bien si-
cheur ou en disciple. Ce ne sont pas querelles de spécia- lencieux mais, justement, exclure ce
On regrettera que ce parti pris n’ait pas listes ; ces petits détails brouillent le silence du corpus est réduire consi-
été mené totalement. En effet, la dé- notable travail d’édition. Il aurait été dérablement l’originalité de l’écriture
couverte d’un ensemble très important nécessaire de mieux l’expliciter, de foucaldienne aux simples signes tra-
d’archives inédites de Michel Foucault, l’assumer pleinement : le Foucault que cés par l’auteur. C’est par là même nier
MARTINE FRANCK/MAGNUM

acquises par la BNF, au cours du tra- le lecteur découvre est celui de 2015, aussi qu’il a sans cesse été un écrivain
vail d’édition aurait pu offrir un appa- élevé en «  classique  » du xxe siècle. historien, attentif au plus infime bruis-
reil critique homogène pour l’ensemble Aussi, une part a été faite à la réception. sement dans les archives et s’en faisant
des éléments du grand œuvre foucal- Mais, là encore, l’hétérogénéité des ma- le passeur. n
dien. Or, ce n’est pas le cas. Si certains nières d’éditer des différents membres
livres font l’objet d’une analyse de gé- de l’équipe affaiblit cette dimension es- * Directeur de recherche au CNRS

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


78 / GUIDE

Livres

Les protestants résistent


Les protestants ont été surreprésentés dans la résistance
au nazisme. Patrick Cabanel nous explique pourquoi.

sur-Lignon et dans les Cé- tance, un chapitre est aussi


De la paix aux résistances. vennes ou le rôle de l’asso- consacré à ceux qui ont été
Les protestants en France, ciation la Cimade dans les attirés, au moins un temps,
1930 -1945 Patrick Cabanel camps d’internement. par le régime de Vichy.
Fayard, 2015, 432 p., 23 €. Par la prise en compte d’ar- Madeleine Barot, Jean Ca-
chives inédites en Suisse vaillès, les pasteurs Bertrand
Dictionnaire biographique des – celles du Conseil œcumé- et Boegner sont autant d’ac-
protestants français, de 1787 à nique à Genève et du théo- teurs significatifs de cette his-
nos jours. T. I, A-C Patrick Cabanel logien Karl Barth à Bâle –, il toire dont on pourra trouver
et André Encrevé (dir.) Éditions de apporte des éclairages nou- une biographie dans le pre-
Paris-Max Chaleil, 2015, 831 p., 36 €. veaux. Ainsi, on comprend mier tome du Dictionnaire
mieux pourquoi les réseaux biographique des protestants
Réjouissons-nous de voir Patrick Caba- protestants, liés avec l’en- français, que Patrick Cabanel
nel présenter une excellente synthèse semble du protestantisme a dirigé avec André Encrevé.
sur les protestants pendant la Seconde européen, ont été informés Cet instrument de travail
Guerre mondiale. L’auteur prend soin de très tôt de la situation alle- précieux évoque non seule-
remonter assez haut dans l’avant-guerre mande. Si la problématique ment les grandes personna-
pour mieux comprendre leurs attitudes du livre est de se demander lités connues, mais fait aussi
et articule habilement études de cas et comment les protestants français, par- connaître des familles entières.
visions d’ensemble. Son ouvrage ne se ticulièrement sensibles au pacifisme, se Philippe Joutard
limite pas aux thèmes déjà bien étudiés, sont ensuite très majoritairement enga- Professeur émérite de l’université de
comme l’accueil des juifs au Chambon- gés dans les diverses formes de résis- Provence Aix-Marseille-I

Innocents, les Templiers ?


Alain Demurger offre un éclairage nouveau sur l’« affaire du Temple ».

tout fondement. Les outrages au cruci- lui-même l’hérésie d’un ordre religieux
La Persécution des Templiers. fix avoués sous la torture, par exemple, placé sous la seule autorité pontificale,
Journal, 1307-1314 Alain Demurger auraient bien eu lieu, sans cependant c’était pour s’affirmer comme le meil-
Payot, 2015, 400 p., 25 €. faire de l’ordre une secte hérétique : ils leur défenseur de la foi et de la chré-
n’auraient constitué qu’une sorte de bi- tienté, au-dessus du pape.
L’histoire du procès des Templiers zutage, destiné à mettre les L’auteur a ainsi appréhendé
est en plein renouvellement depuis novices à l’épreuve en pré- les Templiers non plus comme
une dizaine d’années. Alain Demur- vision de la confrontation suspects, mais comme vic-
ger offre avec cet ouvrage une contri- avec les sarrasins. Avec le ré- times innocentes et, partant,
bution de première importance, fruit cit qu’il propose aujourd’hui, comme résistants qui s’ef-
d’un changement de perspective ra- Alain Demurger se rallie à forcèrent, pour beaucoup
dical eu égard à l’orientation de ses l’inverse à l’interprétation d’entre eux, d’échapper à l’en-
précédents travaux. Dans son Jacques que j’avance depuis quelques grenage et même de l’enrayer.
de Molay (Payot, 2002) comme dans années (cf. L’Histoire no 289 Son livre fera référence  : il
sa synthèse sur Les Templiers (Seuil, et no 323) : la mise en accu- établit une chronologie fine
2005), le questionnement était centré sation ne s’explique pas par de la persécution et des ré-
sur le degré de culpabilité de l’ordre et des pratiques ambiguës au sistances dans le royaume de
de ses membres, en relation avec une sein de l’ordre, mais par la concurrence France, en présentant des apports ma-
hypothèse ancienne, selon laquelle théologico-politique entre la papauté et jeurs aux connaissances sur les faits.
les accusations avancées par le roi de la royauté française. Si Philippe le Bel Julien Théry-Astruc
France n’auraient pas été exemptes de prétendait avoir découvert et réprimé Professeur à l’université Lumière-Lyon-II

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 79

Antiquité gique) rarement mise à l’œuvre dans à nouveaux frais la question du sens de
un livre d’histoire : illustrations, notes ces « délires ». Les dessins d’Opicinus de
LemytheCléopâtre faites d’images. Au point que Sylvain Canistris exposent au grand jour, de la
Cléopâtre, usages et mésusages Piron déclare l’éditeur (graphiste et an- façon la plus explicite, la bataille qu’il
de son image François de Callataÿ thropologue) comme coauteur. livre contre « ses » monstres.
Bruxelles, Académie royale de Belgique, Fonctionnaire de l’administration des
2015, 142 p., 10 €. papes d’Avignon, Opicinus de Canis- Moyen Age
tris (1296-1355) a produit, pour son
Victime de son vi- propre compte, des diagrammes dé- Unesaintetransgressive
vant de la propa- concertants (conservés au Vatican) où Catherine de Sienne. Vie et passions
gande d’Octave, se mêlent cartes et corps, symboles as- André Vauchez Cerf, 2015, 254 p., 24 €.
Cléopâtre n’a cessé traux et religieux. Ce prêtre né à Pavie
depuis deux millé- était-il fou ? Sa souffrance psychique ne Catherine de
naires d’être rabais- fait aucun doute. Ayant appris à dresser Sienne (1347-
sée, trahie, salie, y des cartes marines selon la technique 1380) a mauvaise
compris par ceux des cartographes génois, la géographie presse. Déjà de
qui croyaient la cé- du bassin méditerranéen devient chez son temps elle at-
lébrer. Dans un petit livre richement il- lui le support d’une symbolisation de tirait l’antipathie.
lustré, François de Callataÿ étudie avec tous les conflits qui le déchirent. Et au Elle est «  aigre  »
finesse la tradition classique occidentale sein de ces cartes, Opicinus livre son au- disait en 1948 un
relative à la reine. En commençant par tobiographie. Pour ce livre savant, mais de ses historiens,
sa mort dont plusieurs versions circulent de lecture aisée, Sylvain Piron reprend Louis Canet. André Vauchez, grand
dès l’Antiquité. Ève pécheresse ou Vénus
lascive, tuée par les serpents ou empoi-
sonnée, Cléopâtre n’en finit pas de mou-
rir en découvrant généreusement des
formes qui fluctuent selon les goûts des
époques. Alors que nul ne s’intéresse à
son action politique, la moindre anec-
dote suscite toile ou estampe (la perle
dissoute dans le vinaigre), mais plus en-
core ses rencontres avec César puis An-
toine. Celle qui était considérée comme
une souveraine pugnace, dans la tradi-
tion du Grand Siècle, change brusque-
ment de registre au temps de l’apogée
du colonialisme, et devient l’image de
l’odalisque, sorte de « danseuse orientale
pour revue parisienne », femme fatale au-
tant que reine cruelle.

Moyen Age
Portraitd’unprêtrefou
Dialectique du monstre.
Enquête sur Opicino de Canistris
Sylvain Piron Bruxelles, Zones sensibles,
2015, 208 p., 26 €.

Et si l’on commen-
çait par la forme ?
Car ce livre, de
petit format, est
une œuvre d’art.
La jaquette de
40 x 60 cm en cou-
leurs est dépliable
et dévoile un in-
trigant diagramme. Le livre témoigne
d’une typographie (réalisée en Bel-

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


80 / GUIDE

Livres

spécialiste de la sainteté médiévale, cœur de l’anthropologie médiévale, ce XVIe-XVIIIe siècle


montre comme cette mystique impo- livre en forme de synthèse (avec index)
pulaire devint, à partir de Venise (et en témoigne admirablement.
Naissancedujournalisme
non de Sienne), une sainte, en 1461 Les Compagnons de Mercure.
seulement, et comment au xixe siècle XVI -XVIII siècle
e e Journalisme et politique
elle devint une héroïne nationale, puis dans l’Europe de Louis XIV
en 1970 docteur de l’Église. Mais sur- UnMontaignedécapant Marion Brétéché Ceyzérieu,
tout, comme Jacques Le Goff l’avait fait Montaigne. La splendeur Champ Vallon, 360 p., 27 €.
pour Saint Louis, il met en lumière la de la liberté Christophe Bardyn
construction de l’image de Catherine. Il Flammarion, 2015, 544 p., 25 €. Dans le contexte
dessine une personnalité transgressive, néerlandais des an-
qui joue de son corps, de l’anorexie à Montaigne n’a nées  1680-1720,
l’union physique avec le Christ, une cessé de procla- écrire et publier
féministe, pleinement laïque, voulant mer que les Essais, en français l’actua-
réformer l’ordre dominicain, et une c’est lui, comme lité politique eu-
prophétesse. Et bien difficile à contrô- un «  membre de ropéenne devient
ler… Voici donc un livre qui brosse un ma vie  ». Si on y un métier, celui de
portrait neuf d’une sainte passionnée, regarde, écrit-il, journaliste d’infor-
dont l’Église a longtemps gommé les «  on trouvera que mation et d’analyse politique : c’est ce
traits extrêmes pour en faire une figure j’ai tout dit, ou tout triple phénomène, éditorial, sociopro-
exemplaire mais affadie de chrétienne. désigné ». Christophe Bardyn, qui re- fessionnel et politique qui est l’objet du
prend ici en partie sa thèse soutenue en beau et stimulant ouvrage de Marion
Moyen Age 2012, a donc relevé le défi, pour débus- Brétéché. Dans ces Pays-Bas qui sont
quer, dans son œuvre, le moindre indice. alors le centre de l’information euro-
Émotionsmédiévales Le résultat est stupéfiant, à commencer péenne, une douzaine de réfugiés fran-
Sensible Moyen Age. Une histoire par la découverte de la naissance illé- çais –  onze hommes et une femme  –
des émotions dans l’Occident gitime de Michel Eyquem, né le 28 fé- prennent en effet la plume dans l’exil,
médiéval Damien Boquet et vrier 1533 à l’issue de… onze mois de pour produire une grande diversité
Piroska Nagy Seuil, 2015, 475 p., 25 €. grossesse de sa mère : l’idée que Mon- d’ouvrages axés sur l’actualité politique
taigne ait pu être un bâtard, écrit l’au- de l’Europe, dont ils entendent ainsi
«  Que reste-t-il des teur, permet d’éclairer les nombreuses écrire une véritable histoire. Au cœur
joies et des peines périodes opaques de sa vie (le palefre- de leur production, les compagnons de
des hommes et des nier du domaine, époux de sa nour- Mercure proposent alors chaque mois
femmes du Moyen rice, fut sans doute son véritable père), un commentaire suivi de l’actualité po-
Age  ?  » Voilà la ainsi que le sentiment de solitude qui litique de l’Europe. En dévoilant ainsi les
question, en appa- n’a cessé de l’accompagner et sa diffi- « mystères de l’État », ces premiers jour-
rence simple, que culté à trouver une place dans la société nalistes participent de la publicité de
se posent Damien qui l’entoure. Cette douloureuse inser- la chose publique et, dans une Europe
Boquet et Piroska tion sociale pourrait être aussi la clé de à l’aube des Lumières, contribuent à
Nagy. La réponse est complexe. Car si son intense relation avec Étienne de La l’émergence des consciences politiques.
les émotions sont partout, elles sont Boétie – « parce que c’était lui, parce que
difficiles à appréhender. Il faut tra- c’était moi  ». On découvrira aussi un XVIe-XVIIIe siècle
quer les sources (souvent ecclésias- Montaigne plus intime encore : éjacu-
tiques) et les critiquer. Les historiens lateur précoce, doté d’une verge trop Legrandroi
ont longtemps reculé devant l’obs- courte, à la sexualité impérieuse et un Dictionnaire Louis XIV Lucien Bély
tacle. Le temps est venu d’une « histoire amant timide qui craint de blesser celles (dir.) Robert Laffont, 2015, 1 408 p., 32 €.
culturelle de l’affectivité de l’Occident qu’il aime : cinq femmes de haute nais-
médiéval ». L’Histoire en a déjà fait un sance (c’est la première fois qu’elles sont Près de 1 500 pages
dossier (n° 409, mars 2015). En voici le identifiées), dont Marguerite de Valois, centrées sur une
manifeste. En partant du « laboratoire épouse du futur Henri IV, à qui il dédi- seule personne  !
monastique » du haut Moyen Age jusqu’à cace l’Apologie de Raymond Sebond. On Mais au-delà de
la pastorale des émotions (ou prêcher apprend également que Montaigne se- la figure omnipré-
par le rire, ou la crainte) en passant par rait l’auteur d’un des pamphlets les plus sente de Louis XIV,
les émotions aristocratiques (ou com- violents contre Catherine de Médicis, c’est bien tout un
ment gouverner par l’affect) et les théo- publié en 1574, après la Saint-Barthé- monde que ce dic-
logies de l’émotion. Sentiments indivi- lemy. Cette singulière biographie sur- tionnaire donne
duels mais aussi collectifs, partagés sur prendra et provoquera sans nul doute à découvrir : des « Abbés de cour » à
la scène publique (la célèbre scène de des controverses. Mais elle a le mérite de « Abraham de Wicquefort », les entrées
l’humiliation des bourgeois de Calais, proposer une lecture décapante et origi- permettent de partager l’intimité même
en 1347). Que l’émotion soit bien au nale de la vie et l’œuvre de Montaigne. du xviie siècle. On apprend ainsi que le

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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grand roi n’apprécie pas le tabac et qu’il


gronde ses filles surprises en train de
fumer des pipes qu’elles ont demandées
aux gardes suisses : c’est l’occasion d’en
observer la consommation et les profits
que l’État royal en retire.
Voyez aussi l’article «  Rires  » qui dé-
couvre un Roi-Soleil « riant de tout son
cœur » face aux faux pas d’un danseur
maladroit, ou encore la notice « Louis
Aniaba  », où l’on découvre pourquoi
Louis XIV a reçu un roi africain, baptisé
par Bossuet, dans l’intérêt bien compris
des négociants cherchant à s’implanter
sur le golfe de Guinée. Lucien Bély, qui
a rédigé la plus grande partie des ar-
ticles, s’est entouré d’une équipe de spé-
cialistes qui dessinent, en touches mul-
tiples, un tableau aussi riche qu’original
d’un Grand Siècle revisité à la lumière
des travaux les plus récents.

XVIe-XVIIIe siècle Le palais des Doges sur une xylographie de 1486 tirée d’un livre de voyages.

Robespierreaprès
Moyen Age
Robespierre
Robespierre. La fabrication d’un
mythe Yannick Bosc et Marc Belissa
EtVenisefut
Ellipses, 2013, 456 p., 24,50 €. Derrière le mythe, une cité du Moyen Age.
Le livre de Yannick
Bosc, maître de ont marqué de leur empreinte. Cette
conférences à l’uni- Le Moyen Age de Venise. histoire est celle d’une unification
versité de Rouen, et Des eaux salées au miracle de matérielle mais aussi symbolique
Marc Belissa, ensei- pierres Élisabeth Crouzet-Pavan de la cité, où l’inscription dans l’es-
gnant chercheur à Albin Michel, 2015, 1 114 p., 32 €. pace paroissial, sans jamais dispa-
l’université Paris- raître, laisse place à des pratiques
Ouest-Nanterre-La Comment dans le site le plus impro- (dévotionnelles) qui se déploient à
Défense, s’ordonne bable qui soit à l’urbanisation s’est l’échelle de toute la ville.
autour des quatre moments créateurs développée une des plus grandes Après avoir abordé la construction
de l’histoire de l’Incorruptible : Ther- cités d’Occident dans les derniers matérielle de la ville et l’usage social
midor, qui crée la légende noire du siècles du Moyen Age  ? des espaces, l’auteur dé-
monstre qui a perverti la Révolution. C’est à cette question qu’Éli- montre que Venise n’était
Le moment républicain, entre Miche- sabeth Crouzet-Pavan, pas seulement une cité pro-
let et Aulard, de 1840 à 1900 : Robes- professeur à l’université videntielle ou l’expression
pierre est condamné pour la Terreur et Sorbonne-Paris-IV, s’ap- d’institutions politiques cé-
PARIS, MUSÉE CARNAVALET ; LUISA RICCIARINI/LEEMAGE

pour sa religiosité, à une époque où ré- plique de répondre dans lébrées pour leur équilibre,
publicanisme et anticléricalisme sont la réédition remaniée de mais aussi une ville triom-
synonymes. Troisième moment, com- sa thèse consacrée à la fa- phante dont l’image par-
muniste, qui commence après 1920, brique de Venise et soute- ticipait du mythe. Ce livre
et s’amplifie avec le Front populaire : nue en 1989. Elle propose n’y succombe pas, il le dé-
Robespierre devient l’ébauche de Lé- ici un magistral travail d’histoire ur- construit et, par bien des aspects,
nine. Le quatrième moment est mar- baine en reconstituant l’immense traite Venise comme une ville ordi-
qué par les analyses de François Fu- entreprise de maîtrise des eaux, la naire en confrontant son apparente
ret et la vague « antitotalitaire », après conquête de terres, les aménage- singularité aux autres communes de
1978 : devenu léniniste, Robespierre est ments du double réseau de canaux l’Italie médiévale.
condamné avec le communisme. et de ruelles, la configuration des Jean-François Chauvard
Ces discours se ramènent à quelques espaces publics et la morphologie Maître de conférences
questions. D’abord celle du corps : un du bâti que les familles marchandes à l’université de Strasbourg

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


82 / GUIDE

Livres

malade, le sang-froid de la vipère, des mieux comprendre les linéaments poli- pensée de l’événement « révélateur » et
yeux de chat. Un corps attiré par ce- tiques des présidences Mitterrand. Plus « fondateur » qu’il appelle Janvier 15.
lui du nain Marat, à l’opposé du co- impressionné que séduit par ce « héros Défini comme « un livre d’intervention »,
losse Danton. Une mention particu- baroque », Éric Roussel nous livre une cet ouvrage né des attentats de jan-
lière pour la voix, aigre. Au total, un biographie documentée qui complète vier 2015 réussit le pari de tenir (au-
Tartuffe hypocrite ou un saint moine utilement l’approche d’un historien po- delà du vendredi 13 novembre 2015)
pour ses défenseurs. Un autre thème, litique comme celle de Michel Winock. les promesses d’un éclairage double-
la folie paranoïaque de l’homme ; ici, ment précieux d’intelligence historienne
c’est curieusement le moment Furet XIXe-XXIe siècle et d’optimisme citoyen. Ces leçons d’his-
qui exonère le mieux Robespierre de toire permettent de poser des mots sur
cette accusation  : c’est la Révolution Autempsdescentaures notre sidération : « caricatures », « ter-
qui est paranoïaque. Enfin, la question La Culture équestre de l’Occident, rorisme », « liberté d’expression », « laï-
sociale : Robespierre, opposé au libre- xvie-xixe siècle. T. III, Connaissances cité », « tolérance », « soumission »…
penseur Diderot, était-il réactionnaire, et passions Daniel Roche Pascal Ory moissonne les notices d’un
attaché à la petite propriété paysanne ? Fayard, 2015, 489 p., 30 €. dictionnaire de notre temps pour dire in
Sans doute dans une France qui n’est pas fine que « le pire n’est jamais sûr ». Ainsi,
encore entrée, en 1789, dans la révolu- Le cheval, de la Re- analysant en historien les attentats po-
tion industrielle. C’est peut-être par là, naissance à la Belle litiques sanglants commis depuis les
concluent les auteurs, qu’il peut intéres- Époque, anime la anarchistes, il s’intéresse à leurs effets
ser une France qui en sort en ce début vie occidentale. Cet sur la vie politique des régimes libéraux
de xxie siècle. animal parfait pour ou autoritaires et note que « le terrorisme
l’historien consti- n’accélère en rien le processus de déliques-
XIXe-XXe siècle tue une entrée dans cence des pouvoirs, bien au contraire ».
un monde disparu.
Mitterrandintime Daniel Roche ne Général
François Mitterrand. De l’intime prend pas ici le « point de vue animal » :
au politique Éric Roussel c’est bien une histoire de l’homme qu’il GuerriersdeDieu
Robert Laffont, 2015, 657 p., 22 €. écrit. Mais le mot centaure revient, Au péril des guerres de Religion
en lettres italiques, dans le texte. His- Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall
Éric Roussel, bio- toire d’un couple que l’auteur dessine PUF, 2015, 104 p., 12 €.
graphe chevronné, surtout à travers l’imprimé (biblio-
choisit d’expliquer graphies équestres, tracts anonymes, Peut-on faire un pa-
le parcours poli- manuels scolaires). Une histoire majo- rallèle entre les radi-
tique de François ritairement française, mais dont les in- calités d’hier et celles
Mitterrand par le fluences anglaises (studbook, protection d’aujourd’hui ? Peut-
biais de son inti- des animaux, courses, cirques), ainsi on comparer les vio-
mité, notamment qu’italiennes, se font sentir des pavés lences qui ont dé-
de son rapport aux parisiens jusqu’au turf de Longchamp, vasté l’Europe aux
femmes et à la religion. Il s’appuie no- ainsi que dans les gestes des cavaliers xvie et xviie siècles
tamment sur la correspondance de à travers les siècles. Des pages magni- et celles qui s’ex-
François Mitterrand avec son ami de jeu- fiques, notamment sur les Amazones et priment aujourd’hui au Proche- et au
nesse François Dalle, ainsi qu’avec l’une sur l’hippophagie. Moyen-Orient, voire jusque sur notre
de ses proches cousines, afin d’expliquer sol ? Spécialistes des violences religieuses
comment le jeune provincial catholique, XIXe-XXIe siècle de l’époque moderne, Denis Crouzet et
terrassé par un chagrin d’amour, s’est Jean-Marie Le Gall nous proposent ici,
transformé pendant l’Occupation en un Janvier15 sous une forme vive et concise, leurs ou-
véritable animal politique, non dénué Ce que dit Charlie. tils d’historien pour penser la violence
de cynisme, et dévoré d’ambition. Treize leçons d’histoire Pascal Ory « sacrée » et sa signification. Fortement
Parmi les nombreux points saillants de Gallimard, 2016, 256 p., 15,90 €. inspirée par l’anthropologie et par l’his-
cette méticuleuse biographie, citons toire culturelle, leur histoire sociale des
la relation si controversée de François A la suite d’Emma- violences religieuses part du postulat que
Mitterrand avec René Bousquet, qui nuel Todd (Qui est celles-ci sont toujours codées, et donc
« lui a vraisemblablement sauvé la vie », Charlie  ?, Seuil, décodables, malgré leur caractère révul-
ou le «  piège  » de l’Observatoire, qui 2015) ou du dia- sant. L’eschatologie qui anime les « guer-
selon de nouvelles hypothèses impli- logue entre Pa- riers de dieux » est ainsi étudiée, ainsi que
querait le Premier ministre Michel De- trick Boucheron et les voies et les moyens d’une déradicali-
bré. Les témoignages d’acteurs de pre- Mathieu Riboulet sation, où l’histoire comme science hu-
mier plan, tels Pierre Mauroy, Laurent (Prendre dates, Ver- maine et science de l’humain a toute sa
Fabius, Roland Dumas, Mario Soares dier, 2015), Pascal place. Un bel essai d’intelligence histo-
ou Mikhaïl Gorbatchev, permettent de Ory s’attelle à cette tâche de mise en rienne de notre temps.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


GUIDE / 83
Bande dessinée

Unetragédie d’un père mort au combat contre Israël.


La suite des événements va transformer
en profondeur cette histoire d’amour

syrienne
contrarié en histoire de révolte, de révo-
lution et de guerre civile. Car les événe-
ments en question sont ceux qui, à partir
des premiers mois de 2011, voient les op-
posants, enhardis par l’exemple de la Tu-
Une histoire d’amour contrariée dans une banlieue de nisie et de l’Égypte, oser descendre dans
la rue aux cris de « Bachar dégage ! ». La
Damas, au cœur de la révolution puis du conflit en Syrie. montée des slogans hostiles au régime
ponctue celle de la révolte. Ils seront re-
Par Pascal Ory* pris par le chanteur Ibrahim Kachouch
que les sbires du régime égorgeront, lui
arrachant les cordes vocales. Le scénario
symbolique de Jean-Pierre Fi-
La Dame de Damas vaille Jean-Pierre Filiu ont liu établit une rigoureuse ho-
J.-P. Filiu, C. Pomès, Futuropolis, 2015. tous une forte personnalité mologie entre les relations in-
graphique. Moins expres- terpersonnelles de ses héros

O
n connaît Jean-Pierre Filiu sionniste que le David B. des et l’histoire « avec sa grande
– l’un des meilleurs spécialistes Meilleurs Ennemis, Cyrille Po- hache » qui voit le pays som-
actuels de ce Moyen-Orient qui mès pratique un réalisme dy- brer dans l’enfer.
n’a jamais autant mérité de namique, qui saisit efficace- L’apocalypse, à l’échelle de
s’appeler le « Proche-Orient » (cf. p. 12). ment les visages, les Daraya, se situe pendant l’été
Ses lecteurs savent sans doute aussi que mouvements et, quand il le 2013. Elle commence quand
l’auteur des Neuf Vies d’Al-Qaida (Fayard, faut, les rues et les maisons les hélicoptères d’Assad
2009) ou de l’Histoire de Gaza (Fayard, de Daraya, banlieue populeuse de Da- lâchent sur la ville des barils remplis de
2012) est également scénariste de plu- mas où se noue le drame. TNT et de grenaille. Elle atteint un som-
sieurs bandes dessinées : Les Meilleurs met quand, quelques jours plus tard, la
Ennemis (Futuropolis, 2015) et, déjà Une vision à double entente « mort blanche » – la guerre chimique –,
avec le dessinateur Cyrille Pomès, Le Karim, jeune étudiant en médecine, fait plus de 1 000 victimes. La plupart des
Printemps des Arabes (Futuropolis, aime Fatima, mais Fatima choisit la sé- protagonistes de cette histoire d’amour
2013). Un point commun les réunit : curité en épousant un cacique du régime et de liberté ne la quittent pas vivants,
elles sont toutes fondées sur une docu- de Bachar el-Assad, que, par ailleurs, mais Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomès
mentation précise. Un autre en donne le sert fidèlement le frère aîné de Karim, leur rendent un bel hommage. Au pas-
style : les dessinateurs avec lesquels tra- un colosse patriote, hanté par l’image sage les auteurs soulignent la part de
responsabilité des Occidentaux dans le
pourrissement de cette guerre et mettent
notamment en scène avec cruauté la pa-
ralysie de l’ONU dont les « observateurs »
suspicieux poussent Karim au désespoir.
Dessinée uniformément en teintes
sépia, La Dame de Damas distille une
ambiance funèbre que contredit sans
cesse l’énergie des personnages. De ce
contraste naît une vision de l’histoire à
double entente : d’un côté la capacité op-
pressive toujours renouvelée d’un pou-
voir que quatre années de guerre ouverte
n’ont pas réussi à abattre, de l’autre la co-
lère toujours renaissante d’une popula-
tion qui n’a plus rien à perdre. Et qui, en
effet, a tout perdu. Accessoirement – si
l’on peut dire –, on peut mesurer l’écart
qui continue d’exister entre la guerre vé-
© FUTUROPOLIS 2015

cue en Europe – y compris en France, de-


puis un certain vendredi 13 – et ce qui,
« là-bas », porte le même nom. n

* Professeur à l’université Paris-I

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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 N°395 janvier 2014 au prix d’un magazine.
SPÉCIAL : Auguste fondateur d’empire. 1915-1919, le massacre des chrétiens
Août 1914 : Paris entre en guerre. d’Orient.
ANNÉE 2013
 N°396 février 2014  N°406 décembre 2014
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Dossier : Rwanda 1994. Le génocide de géopolitique
des Tutsi. Le climat a une influence sur l’histoire.
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plaisir. 200 000 ans de transition énergétique.  N° 63 : Le Portugal, l’empire oublié
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XVIIe siècle, la grande rébellion européenne.  N°413-414 juillet-août 2015  l’écrin 12 numéros
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GUIDE / 85

CLASSIQUE

« Le monde du travail en France,


1800 -1950 » d’Alain Dewerpe
Une brillante synthèse d’histoire sociale. Un manuel inusable.

Par François Jarrige*

LA THÈSE çais, fondée sur la vigueur du petit atelier et la


Au sein de l’œuvre riche et originale d’Alain persistance des dynamiques proto-industrielles.
Dewerpe, le petit ouvrage Le Monde du tra- Il mêle des études de cas précis et des grands
vail en France, 1800-1950, publié initialement cadres interprétatifs pour analyser les lents che-
en 1989 dans une collection destinée aux minements de la rationalisation industrielle
étudiants («  Cursus  »), pourrait apparaître dans la première moitié du xxe siècle, sans ja-
comme un travail secondaire. Il n’en est rien. mais isoler la question ouvrière des autres débats
Le livre présente en effet une brillante syn- qui traversent la société et le champ politique.
thèse au moment même où l’histoire sociale
et ouvrière semble entrer en crise. L’auteur CE QU’IL EN RESTE
offre un récit puissant et original de la trajec- Par son attention au travail concret, au fonc-
toire qui conduit à la formation de la classe tionnement des marchés, à la discipline mais
ouvrière française. Dépassant les thèmes ha- aussi à l’identité des ouvriers, à leurs sociabili-
bituels centrés sur les organisations syndicales tés et à la façon dont s’articulent les représenta-
ou les niveaux de vie, Alain Dewerpe examine Armand Colin, « Cursus », tions culturelles et les logiques de domination,
« un cycle productif de longue durée de l’Occi- 1989, rééd., 1998. le livre d’Alain Dewerpe, réédité en 1998, reste
dent », entre l’ancienne société rurale et agri- étonnamment en prise avec les débats les plus
cole d’avant 1800 et les vastes mutations du récents de l’histoire et de la sociologie du tra-
capitalisme d’après 1950. vail. Refusant les séparations artificielles entre
Se plaçant sous les auspices du grand livre d’Edward l’histoire économique, sociale et culturelle, il parvient à mê-
P.  Thompson La Formation de la classe ouvrière anglaise ler toutes les approches pour saisir les évolutions lentes et
(1963, trad. Seuil, 1988), Alain Dewerpe tente de cerner les conflictuelles qui donnent naissance à la société industrielle.
dynamiques du monde ouvrier français, la complexité des Malgré un cadre hexagonal qui peut paraître désuet à l’heure
relations de travail et les luttes incessantes pour la maîtrise de l’histoire globale du travail, sa synthèse demeure extrê-
du processus productif. Nourri par une approche anthropolo- mement riche et pertinente pour comprendre la société in-
gique qui se retrouvera par la suite dans ses travaux sur l’État, dustrielle du long xixe siècle, celle qui ne cesse de s’effriter et
il examine l’expérience concrète du travail et ses mutations. de se transformer depuis trente ans, ouvrant sur un monde
A l’appui d’une très riche bibliographie et une connaissance encore incertain. ■
précise des débats internationaux sur le sujet, l’auteur étu-
die les singularités de la prolétarisation des ouvriers fran- * Maître de conférences à l’université de Bourgogne

Alain Dewerpe passe par l’ENS, l’École des années 1990, Alain


Historien discret mais prolixe, française de Rome où il conduit Dewerpe s’intéresse aussi
Alain Dewerpe est décédé une thèse sur la proto- à l’histoire de l’État
en 2015. Né à Paris en 1952, industrialisation dans les contemporain à travers deux
il n’a jamais connu son père, tué campagnes du nord de l’Italie, ouvrages magistraux publiés
alors qu’il manifestait contre et l’EHESS où il enseigne chez Gallimard et consacrés
la venue du général Ridgway pendant près de vingt-cinq ans au secret d’État (1994) et à la
en mai 1952. Dix ans plus tard, l’histoire sociale comparée répression de Charonne (2006).
il perd sa mère victime de de l’industrialisation. En plus
la répression policière au de ses travaux de recherche,
@
Retrouvez tous les
IBO/SIPA

métro Charonne. Il est élevé par il publie de vastes synthèses « Classiques » sur
ses grand-mères. Son parcours sur l’histoire du travail. A partir www.histoire.presse.fr

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


86 / GUIDE

Revues

Robespierre,l’impossiblehéritage
Points de vue variés sur la figure révolutionnaire qui suscite toujours la polémique.

en lui un monstre froid au « cerveau rep- et combustible du processus révolution-


Revue des Deux Mondes
novembre 2015, 11
tilien », un fanatique que seule l’absence naire », puis « instrument privilégié de
de moyens techniques a empêché d’aller cette machine ingouvernable à fabriquer
plus loin dans le crime contre des ennemis au nom de la pu-
Si la Révolution est un bloc, selon le l’humanité. Plus modéré reté des principes ».
mot de Clemenceau, la personnalité et plus historien, Thomas Lucien Jaume (Sciences Po)
de Robespierre en émerge pourtant, Branthôme (Paris-II) revient s’attaque enfin à l’usage ré-
toujours chargée d’un incroyable pou- sur le mécanisme de la Ter- volutionnaire de la reli-
voir d’électrisation du débat (cf. aussi reur, créditant Robespierre gion. Si Robespierre fut reli-
p. 81). Avec « L’héritage Robespierre », d’avoir tenté – en vain – de gieux, c’était afin « d’insuffler
dossier au surtitre éloquent (« Terro- tracer une « via media entre un supplément de légitimité
risme intellectuel, soupçon, complot »), les ultras et les citras ». pour l’État révolutionnaire »,
la Revue des Deux Mondes interroge, en Mais l’avocat d’Arras n’est pas conformément à une vision
mêlant les points de vue, la singularité le seul à concentrer les cri- de l’État chargé de « guider,
de l’homme, admiré ou abhorré, et sa tiques : Robert Kopp (univer- instruire et changer la so-
marque dans la vie politique française. sité de Bâle) lui associe Rous- ciété ». Un rôle que la gauche
Sans surprise, Jean-Luc Mélenchon re- seau, le plus haï des écrivains, malgré actuelle reprend à son compte.
vendique l’héritage de Robespierre, leurs divergences et, aussi, toute la dis-
« modèle de clairvoyance », qui défendit le tance « qui sépare l’utopie de la réalité ». Directrice  : Valérie Toranian
suffrage universel, le partage, l’universa- Ran Halévi (cf. p. 62) analyse quant à Revue des Deux Mondes,
lisme. Inversement, Michel Onfray voit lui l’esprit révolutionnaire, « véhicule 97, rue de Lille, 75007 Paris.

Le mois prochain dans « L’Histoire »


EN VENTE DÈS LE 28 JANVIER

Les sociétés préhistoriques


Laviequotidienneau
Paléolithique
Totemetspiritualité:quenous
apprendl’artpariétal?
DeCro-Magnonàlagrotte
Chauvet:cesdécouvertesqui
ontfaitlaPréhistoire
BILDARCHIV STEFFENS/AKG

Lepréhistorienest-ilunhistorien
commelesautres?

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 87

Territoires Choisir Luther Lettres


néandertaliens Francia no 42
de l’étranger
Inflexions. Civils et militaires :
pouvoir dire no 30 1517  : Luther af- Le premier Kissinger
fiche ses 95 thèses Sorti d’Allemagne en 1938 avec
Le mot «  terri- sur la porte de ses parents juifs orthodoxes,
toire  » est apparu l’église de Witten- quelques mois avant la Nuit
a u x i v e  s i è c l e . berg, en Saxe. Cinq de cristal, le jeune Henry Kissinger
a financé la fin de ses études
Mais, selon Ma- cents ans plus tard,
secondaires à New York en
rylène Patou-Ma- les Allemands, travaillant dans une usine
this (CNRS), on ainsi que le note de blaireaux. Son travail consistait
peut utiliser la no- Thomas Maissen à comprimer les poils pour en
tion pour penser (Institut historique évacuer l’acide, « expérience
les sociétés préhis- allemand de Paris), se demandent tou- qui a pu contribuer à aiguiser
toriques. Elle était jours pourquoi la Réforme a eu lieu. ses talents de négociateur »,
étrangère aux populations clairsemées Thomas Maissen étudie notamment ce note le diplomate Raymond Seitz
de chasseurs-cueilleurs nomades qui moment clé où un croyant laïque prend en rendant compte du premier
n’avaient pas besoin de délimiter leur la décision d’épouser la nouvelle reli- tome de la biographie fleuve
de l’historien britannique
territoire d’approvisionnement. Puis, gion, d’autant plus étonnant quand « le
Niall Ferguson (déjà près de
lorsque les individus se sont multipliés choix d’un individu de tourner le dos à 1 000 pages). En 1942, il a été
et ont domestiqué les animaux et les sa propre communauté de vie naturelle enrôlé comme conscrit dans
plantes, l’idée de territoire a émergé. pouvait avoir des conséquences funestes l’armée américaine. Il a fait
Et avec elle l’idée de frontières. Nous pour celui qui perdait le soutien de sa le coup de feu près de la ligne
sommes au temps de l’homme de Nean- famille et de sa tribu ». Il montre com- Siegfried, jusqu’à ce que
dertal (vers 250 000-28 000 avant l’ère ment, à partir du xvie siècle, ce ne sont sa vive intelligence conduise
commune), les premiers hommes à plus le souverain ou la communauté ses supérieurs à l’orienter vers
maîtriser leur subsistance et à instau- qui infléchissent le choix d’une religion les services de renseignements.
rer un gradient social : deux éléments mais la conscience individuelle. Là se Il participa en avril 1945
à la libération du camp de
fondamentalement liés à la notion de tient peut-être le cœur de la révolution
concentration d’Ahlem.
territoire. L’anthropisation de la nature luthérienne. A lire dans la Literary Review,
a bien commencé dès la Préhistoire. octobre 2015.
Critiques de Salons Les deux Kafka
Ventouses chinoises et Sociétés et représentations no 40 Kafka n’était pas du tout le rêveur
livre médical sombre et solitaire détaché du
Histoire des sciences médicales no 1, Le monde de l’art monde matériel auquel son œuvre
e.sfhm au xixe siècle, c’est peut faire penser. C’est ce que
montre le dernier volume
le monde des Sa-
de la trilogie de l’Allemand Reiner
Encore une nou- lons, que nous Stach sur l’écrivain. Expert
ve l l e re v u e e n connaissons sur- en assurances reconnu, Kafka
ligne, celle de la tout aujourd’hui aimait la vie, le sport, le vin,
Société française par le biais des cri- les femmes et les voyages. Il se
d’histoire de la mé- tiques écrites à délectait de spectacles populaires
decine, e-sfhm, qui leur occasion. Isa- et les nouvelles technologies
est un supplément belle Mayaud (Pa- le passionnaient. Les angoisses de
illustré à la ver- ris-VIII) et Séverine Sofio (CNRS) l’écriture formaient une seconde
sion papier de la soulignent comment, dans les an- vie, qu’il menait l’après-midi,
après avoir quitté son bureau.
revue. Dans cette nées 1820-1830, la critique d’art ac-
Nombre de ses blessures sont
première livraison, on trouvera no- quiert un statut et devient prescriptrice, restées secrètes. Nulle part dans
tamment une étude de Claude Renner ce que nous devons prendre en compte son œuvre il ne parle de la mort
(SFHM) et de Dalil Boubakeur, le rec- dans la lecture de la bataille roman- de ses deux petits frères ni
teur de la Grande Mosquée de Paris, sur tique. Certes, celle-ci ne fut pas qu’une du raid de la foule en furie contre
la hijama : cette technique de la méde- « invention du papier » – entendons des les magasins juifs dont il a été
cine chinoise utilisant des systèmes critiques –, mais elle fut cela aussi, au le témoin à 14 ans, ni du suicide
de ventouses en verre pour soigner le point qu’on ne sache plus qui est roman- de deux de ses condisciples quand
patient, qui s’est largement implantée tique et qui ne l’est pas. il était étudiant.
dans la médecine prophétique arabe A lire dans Books, janvier 2016.
médiévale. Deux autres contributions Rubrique réalisée Olivier Postel-Vinay
touchent à l’histoire du livre médical. par Fabien Paquet

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


88 /

GUIDE Sorties Expositions

Lorsquele«Soleil»s’éteint
Les rituels des funérailles royales analysés dans une grande exposition
qui se tient au château de Versailles.

princes. En même temps, elles donnent


à voir la puissance et la minutie du cé-
rémonial qui accompagne les pratiques
du deuil dans la société curiale : durée
et couleur des vêtements portés, livrées
des domestiques, housses des chevaux,
proximité avec le défunt… Il s’agit là
d’autant de marqueurs dans une société
du spectacle qui a fait de la « culture des
apparences » son mode de fonctionne-
ment identitaire.
Près de 300 documents iconogra-
Légende courte (style imbriqué). phiques –  certains jusqu’à présent
inédits  – permettent de prendre la
mesure de ces funérailles qui se haus-
sèrent au rang des productions cultu-
relles les plus emblématiques de l’an-
cienne monarchie. Et se prolongèrent
bien au-delà, car si 1793 vit la destruc-
tion des tombeaux et le viol des sépul-
tures des rois, les funérailles de Marat
s’emparèrent du cérémonial royal pour
le « républicaniser ». Et c’est ainsi que
l’imaginaire du pouvoir traversa les ré-
gimes et les révolutions afin que la so-
ciété puisse « faire corps » avec les dé-
pouilles de ses héros, de ses savants et
Reproduction du cénotaphe de la dépouille de Louis XIV. La pièce maîtresse de l’exposition. de ses présidents.
Une visite à prolonger avec le cata-
logue dirigé par Gérard Sabatier et Béa-

C
CHÂTEAU DE VERSAILLES/DIDIER SAULNIER

e fut une forme d’opéra funèbre, narchie. Ces funérailles royales furent trix Saule (Château de Versailles-Tallan-
une œuvre d’art totale qui se dé- les dernières de l’Ancien Régime. dier, 2015).
ploya, de l’instant même du tré- Comme l’explique Gérard Sabatier, Joël Cornette
pas, le 1 er septembre 1715, commissaire de l’exposition, les céré- Auteur de La Mort de Louis XIV
jusqu’à la cérémonie terminale à l’ab- monies qui accompagnèrent la mort (Gallimard, 2015)
baye de Saint-Denis le 23 octobre, du Roi-Soleil eurent la majesté des plus
quand la dépouille du grand roi, embau- grandes fêtes de cour et elles partici- À VOIR
mée dans son double cercueil de bois et pèrent à ce grand mouvement d’esthéti- «Leroiestmort»
de plomb, rejoignit ses ancêtres dans la sation qui s’empara de tous les rituels du jusqu’au21févrierau
crypte du lieu de mémoire de la mo- catholicisme baroque dans l’Europe des châteaudeVersailles.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 89
SAINT-QUENTIN/MUSÉE ANTOINE LÉCUYER/GÉRARD DUFRÊNE

La Mort de Louis XIV au château de Versailles, peinte vers 1835 par l’artiste Thomas Barker.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


90 / GUIDE

Expositions

Détail du chaudron en or et argent de Gundestrup (iie siècle av. J.-C.). Il a été mis au jour en 1891 dans le Jutland (Danemark).

Les Celtes de Sa Majesté


Le British Museum accueille une exposition consacrée aux Celtes.
Superbe mais troublante.

D
epuis quelques mois, une peut ainsi voir, les extraordinaires pays de Galles ; l’Europe ancienne ne
grande exposition internatio- bronzes d’art du iiie siècle av. J.-C. dé- formant qu’une sorte de périphérie fi-
nale consacrée à l’archéologie couverts en 1999 à Roissy, lors des tra- nalement marginale. Si cette image est
des Celtes se tient au British vaux d’extension de l’aéroport. Centrée conforme aux clichés et aux idées reçues
THE NATIONAL MUSEUM OF DENMARK

Museum de Londres. C’est la première sur l’art celtique, l’exposition de Londres qui circulent aujourd’hui sur les Celtes,
fois depuis plus de trente ans qu’une ex- a pour ambition de montrer au visiteur elle est fausse du point de vue histo-
position majeure est consacrée aux ce en quoi consiste l’«  identité  » des rique. Les savants grecs et les historiens
Celtes en Grande-Bretagne. Les pièces Celtes, qui s’enracine dans le lointain romains n’ont en effet jamais considéré
les plus insignes, comme le splendide passé pré-romain de l’Europe. que les îles Britanniques étaient peu-
bouclier de bronze trouvé dans la Ta- On sort un peu troublé de cette ex- plées de Celtes. Rencontrés pour la pre-
mise à Battersea, ont été réunies, cer- position. Le monde celtique apparaît mière fois par les Grecs de Marseille au
taines provenant de fouilles récentes comme ayant son cœur dans les îles Bri- vie siècle av. J.-C., les Celtes de l’Anti-
faites en France et en Allemagne. On tanniques, de l’Irlande à l’Écosse et au quité habitaient le territoire actuel de la

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


/ 91

France et étaient assimilés aux Gaulois tale avaient manifestement partagé les Cela fait-il d’eux des Celtes à propre-
par les Romains. Dans les îles Britan- mêmes représentations symboliques, ment parler  ? Certainement pas, de
niques, la « culture matérielle » celtique la même structure d’imaginaire collec- la même manière que l’américanisa-
arrive à l’époque pré-romaine, se déve- tif et sans doute les mêmes savoirs et in- tion évidente de nos modes de vie de-
loppe à l’époque romaine (alors que le terprétations du monde. Or, dans les îles puis 1945 ne fait pas de nous tous des
continent est romanisé) et s’épanouit Britanniques, cette culture a non seule- « Américains ». La « celtisation » de l’Eu-
dans l’art chrétien irlandais du haut ment survécu à la conquête romaine rope, que révèle l’archéologie, suggère
Moyen Age. Que s’est-il passé alors ? du continent, mais elle a continué à l’existence de processus plus subtils de
s’y développer, alors que les anciens métissage et d’adaptation. Les archéo-
Esses et triskèles logues ont abandonné en effet les inter-
Tout ceci procède d’une « tradition in- prétations simplistes qui attribuaient,
ventée », pour reprendre l’expression jusqu’à il y a peu encore, ce phénomène
d’Eric Hobsbawm. C’est une recons- d’« expansion culturelle celtique » à des
truction, dont nous mesurons bien au- invasions ou des migrations de popu-
jourd’hui le caractère en partie fictif. A lations. A l’image de la « culture go-
la fin du xixe siècle, la multiplication des thique » du Moyen Age, la « culture cel-
découvertes archéologiques a fait appa- tique » s’est donc répandue en Europe
raître l’existence d’une culture maté- plutôt comme un courant d’idées et de
rielle particulière, que non seulement représentations communes.
possédaient les Celtes ou les Gaulois de Certes, une exposition conçue pour
l’Antiquité, mais qui était commune aux être un blockbuster ne peut pas s’em-
peuples de la plus grande partie de l’Eu- barrasser de questions ; mais pourquoi
rope. Ils produisaient les mêmes types pas ? A l’heure des crispations identi-
d’objets, vivaient dans les mêmes genres taires de toutes sortes, devrait-on consi-
d’agglomérations et surtout avaient dé- dérer que ces choses sont trop compli-
veloppé un style ornemental reconnais- Des oiseaux stylisés sont gravés sur ce quées pour le public ?
sable entre tous. Ils couvraient leurs pos- bouclier en bronze du iiie siècle av. J.-C. Laurent Olivier
sessions les plus prestigieuses – leurs retrouvé dans la Tamise. Conservateur en chef du patrimoine,
armes, leurs services de banquets, leurs responsable du département
chars et les harnachements de leurs che- Celtes étaient désormais définitivement d’archéologie gauloise et celtique
vaux – d’une profusion de motifs d’en- absorbés dans la culture romaine. Ainsi au musée d’Archéologie nationale
roulements d’esses (en forme de « S ») la culture « celtique » tardive des îles Bri- de Saint-Germain-en-Laye (78)
et de triskèles (à trois spirales). tanniques a-t-elle pu conserver une mé-
L’évidence d’une « civilisation maté- moire – certes déformée – de ce qu’avait À VOIR
rielle » celtique s’est imposée dès lors. été l’ancienne « civilisation celtique » de Celts.Artsandidentityjusqu’au31janvier
Les populations d’Europe continen- l’Europe pré-romaine. auBritishMuseum,Londres.

Darwindanstoussesétats
La Cité des sciences et de l’industrie propose une grande exposition sur le naturaliste.

A
vec De l’origine des espèces par voie tifique. Mais qui s’est imposée difficile- également l’homme dans cette société
de sélection naturelle publiée à ment, comme le montre l’exposition qui victorienne du xixe  siècle. Sa forma-
Londres en 1859, Charles Darwin se déroule à la Villette. tion, son parcours et notamment le long
bouleverse la compréhension des En effet, ces idées ont bien souvent été voyage de près de cinq années effectué à
THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM

sciences naturelles de ses contempo- mal comprises et ont heurté les convic- bord du HMS Beagle, navire de la Royal
rains. Et ce, par deux apports majeurs. tions de ceux qui croyaient en la théolo- Navy. Entrepris à 22 ans, en 1831, ce
Le premier repose sur l’idée que les gé- gie naturelle. La série de caricatures de tour du monde affine son sens de l’ob-
nérations se succèdent en se diversi- l’époque montrant Charles Darwin af- servation et de la réflexion. Des intui-
fiant. Le second est l’hypothèse de la sé- fublé d’un corps de singe prouve à quel tions dont les chercheurs d’aujourd’hui
lection naturelle. En dotant la biologie point ces théories ont été moquées et continuent de s’inspirer. O. T.
d’une théorie générale lui permettant méprisées. Avant de triompher.
d’expliquer la diversité et l’évolution des L’exposition ne s’intéresse pas uni- À VOIR
êtres vivants, l’œuvre de Charles Darwin quement au combat opposant évolu- Darwinl’originaljusqu’enaoûtà
constitue une véritable révolution scien- tionnistes et créationnistes. Elle montre laCitédessciencesetdel’industrie,Paris.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


92 / GUIDE

Expositions

Avotresanté! Dans les musées


Boire comme fait culturel s’expose à Rennes. Bénéfices de guerre
Dès le début de la Première Guerre
mondiale, le bassin stéphanois est

L
’homme est le seul animal qui « La pharmacie bretonne » est devenu l’arsenal de l’armée française.
boit, même quand il n’a pas constituée d’une étonnante col- Les femmes, en particulier, contribuent
soif », disait Feydeau. Boire lection des eaux miraculeuses à cet « effort de guerre national ».
est un acte de besoin, vital, phy- qui maillent le territoire régio- Jusqu’au 14 mars au musée d’Art et
siologique, mais aussi le produit nal. Les étiquettes de vin dans le d’Industrie de Saint-Étienne (42).
d’une réflexion, d’une intention, Finistère des années 1950 mani-
d’une pression sociale. Au fond festent la diversité et l’originalité Embrassez qui vous voudrez
du verre, on trouve la société, le des apports alcooliques et cultu- De la première moitié du xviiie siècle
comportement du moment. rels. Les témoignages de vieilles jusqu’à la Révolution, la fête galante
Le musée de Bretagne ques- Bretonnes, de bardes, de cafe- est popularisée par des artistes comme
tionne ce thème récurrent et tiers ou de producteurs de cidre Louis-Joseph dit Watteau de Lille ou
brûlant, personnel et collectif, montrent l’humanité. Écoutez François Boucher. Jusqu’au 29 février
universel et singulier : « Pour- « la fontaine aux murmures ». au Louvre-Lens (62).
quoi est-ce que je bois ? » Docu- Voyez la publicité commerciale,
ments d’archives et objets, af- lisez les menus des banquets ré- Une reine sans couronne ?
fiches et photographies sont publicains : ils montent une so- Mère de François Ier et épouse de
mobilisés aux côtés d’œuvres Charles de Valois, Louise de Savoie
d’art, anciennes ou contem- assure deux fois la régence
poraines, pour donner à com- du royaume de France. Elle
prendre des histoires du boire. eut une grande influence pour
La Bretagne, considérée comme la vie intellectuelle de la Cour.
«  terre d’ivrognes  » depuis le Jusqu’au 1er février au château
xixe siècle, est plus particuliè- d’Écouen (95).
rement interpellée. Et sa figure
prend une autre allure. La Grande Guerre en Méditerranée
Loin d’être moralisatrice ou Des journaux, des documents
accusatrice, l’exposition est arti- « secret défense » ou des tableaux
culée autour des quatre grandes illustrent le rôle de la Marine
raisons de boire : la soif, le goût française lors de la Grande Guerre en
et le plaisir, la convivialité et la transportant les troupes coloniales.
recherche d’effets. Cet éclate- Jusqu’au 8 mai au Musée national de
ment permet de déconstruire la marine, Toulon (83).
les représentations préétablies L’emblématique pastis marseillais
sur le boire et de revenir aux trouve sa variante bretonne dans la Le Temps des collections
fondamentaux, de s’étonner au sociabilité des gars de la marine. Les musées de Rouen proposent
sens ludique et sérieux du terme de redécouvrir leurs collections
et d’avoir une vision renouvelée ciété toujours heureuse de boire permanentes ainsi que des œuvres
de notre comportement. et finalement plutôt suspecte prêtées comme Le Chevalier à
Et puis il y a le café, dans le- (« Buvez du vin et vivez joyeux », la main sur la poitrine du Greco.
quel on peut se désaltérer, boire assure l’affiche de Cappiello de Jusqu’au 23 mai à Rouen (76).
un café revigorant ou un alcool 1933). Les « leçons de morale »
enivrant et déconstruire le sté- données à l’école, au cinéma, ou Robert Capa et la couleur
réotype du buveur breton. Ah, le sur les affiches deviennent de vi- Plus connu pour ses photos en noir
juke-box et ses chansons à boire ! brantes marques des questions et blanc, Robert Capa s’est intéressé
Les développements historiques fondamentales de la vie et de la à la couleur à partir de 1941.
depuis le xixe siècle, les objets et mort, bref de la santé. Pendant quatorze ans, il s’est consacré
les œuvres, les réflexions socio- Didier Nourrisson à cette discipline pour un public
RENNES, MUSÉE DE BRETAGNE

logiques et anthropologiques Professeur d’histoire aspirant à découvrir de nouveaux


permettent au visiteur de réflé- contemporaine à horizons.Jusqu’au 29 mai au château
chir à sa façon de boire et de l’université Lyon-I de Tours (37).
consommer et aux impacts éco-
nomiques, sociétaux et natu- À VOIR
@ Plus d’expositions sur
rels que cela engendre pour lui Boirejusqu’au30avrilau www.histoire.presse.fr
et pour le monde qui l’entoure. muséedeBretagne,Rennes(35).

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tous les continents sont milieu du XIXe siècle, avec la loi mondiale, que cette ancienne
touchés, comme le sont, sur la transportation en 1854, colonie britannique a pris
partout, les hommes couchés et qui s’inscrit dans la grande conscience de son unité et gagné
dans les tranchées, aventure de la colonisation ses galons d’État indépendant.
les femmes en première ligne européenne. Au total 70 000 Les meilleurs spécialistes retracent
de la production, les savants, hommes et femmes ont fait l’histoire longue de cette jeune
les artistes. Les survivants en l’expérience du bagne, jusqu’à nation qui est aussi un vieux
sont conscients : plus rien son abolition après la Seconde continent peuplé depuis
ne sera comme avant. Guerre mondiale. 60 000 ans par les Aborigènes.

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94 / GUIDE

Cinéma

L’ultime combat
Du Congo à l’Afghanistan, la virtuose de l’animation Anca Damian
retrace le parcours d’un Polonais combattant les Soviétiques.

Ci-contre : des photos de moudjahidines


incrustées dans un décor de carton peint.
En bas : portrait de Massoud en 1986.

plus tard. C’est sur les flancs du mont


Blanc qu’il se laisse mourir, épuisé, soli-
taire, dans la neige, tourné vers le soleil.
La cinéaste roumaine Anca Damian
est une virtuose de l’animation. Après
Le Voyage de M. Crulic, en 2011, elle fait
usage dans ce nouveau film de toutes les
techniques de son art, maelström visuel
dont le carton est la matière obsession-
nelle. Il se mêle aux images réelles, pho-

D
ès le générique du film, le specta- tos ou de cinéma, aux traits vibrants du
teur entre dans un univers aussi dessin, aux éclats colorés et lumineux
singulier qu’étonnant : la vallée de la peinture, parfois à l’eau, à la pâte
du Panjshir en Afghanistan et des à modeler, au sang même dirait-on, le
montagnes en papier-carton froissé. Le reflet de l’histoire – celle que l’on a tant
chemin que la caméra remonte, le long de mal à saisir – et de la psyché tortu-
des lignes de crêtes, est animé de cette rée du héros, qui ne cesse de retourner
beauté artisanale reconstituant un monde sur le front de l’actualité la plus brûlante
dans le matériau même du rêve enfantin. tout en rêvant d’escalade extrême et so-
Une voix off commence un récit à la pre- litaire dans ses montagnes. L’anima-
mière personne : un homme raconte com- tion, depuis Valse avec Bachir d’Ari Fol-
ment il a « vécu la fin du monde ». Une ex- man (2008), s’est emparée de l’histoire
plosion retentit tandis qu’un éclair zèbre et permet d’en faire voir le caractère fan-
la montagne de papier, puis un deuxième, tasmatique. La Montagne magique est un
plus proche, enfin un troisième. Nous doulière, la plupart du temps en mon- chef-d’œuvre de cette relecture de l’his-
sommes en guerre, les Soviétiques tagne. En 1979, quand les Soviétiques toire, ici enroulée autour du récit intime
traquent et bombardent les moudjahi- envahissent l’Afghanistan, il trouve son d’un destin individuel méconnu, faisant
dines du commandant Massoud. combat ultime. « J’avais enfin rejoint les feu d’images animées les plus inatten-
La voix est celle d’Adam Jacek Win- miens », confie Winkler, que les moudja- dues et les plus visionnaires.
kler, qui raconte sa vie à sa fille. Polo- hidines surnomment « Adam Khan », le Au-dessus du Panjshir, les hélicop-
nais, né en 1937, il est témoin, enfant commandant Adam. tères soviétiques volent aux aguets, prêts
ARIZONA DISTRIBUTION. GANJOUR FEIREYDOUN/GAMMA-RAPHO

puis adolescent, de l’anéantissement de à tirer et bombarder ; dans la terre, les


son pays, sorti meurtri des griffes na- Un maelström visuel mines, partout, attendent leurs victimes.
zies pour tomber dans celles de l’URSS. Revenu en France à la fin du conflit, en Les moudjahidines et les civils tentent de
A 28 ans, formé à la haine anti- 1989, il reste un proche de survivre, courent, se cachent, résistent.
communiste, il quitte son pays Massoud et retourne réguliè- Anca Damian a trouvé une forme ciné-
pour participer à toutes les ré- rement voir le héros, désor- matographique qui fait ressentir au plus
sistances aux Soviétiques, du mais en lutte contre les ta- vif cette histoire qui se joue comme un
Congo au Vietnam, de la Tché- libans. Quand ces derniers drame dans la montagne, au cœur d’une
coslovaquie à la Pologne de La Montagne le tuent deux jours avant le beauté terrible et magique. ■
Solidarnosc. Davantage anar- magique est 11 septembre 2001, un monde Antoine de Baecque
au programme
chiste que soldat, il lutte à sa du ciné-club s’effondre. « J’avais fait mon
façon, solitaire et artiste, par de L’Histoire temps, j’avais vécu mon apoca-
la plume, le dessin, la peinture, au Champo lypse », murmure Adam Win- À VOIR
le 7 janvier
la photographie, mais toujours (cf. p. 97). kler en grimpant une dernière La Montagne magique
sur le terrain, le fusil en ban- fois dans la montagne, un an A. Damian, en salles le 23 décembre.

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


GUIDE / 95
Médias

L’ascension de Cromwell Radio-Télé


Une série consacrée au conseiller d’Henri VIII.
Le 19 décembre 2015 à 10 heures

L
’Angleterre du xvie siècle est une formidable source d’inspira- Concordance des temps : Jean-Noël
tion pour les scénaristes. Elizabeth (1998), Elizabeth, l’âge d’or Jeanneney recevra Hervé Drévillon
(2007) de Shekhar Kapur, Shakespeare in Love (1998) de John pour évoquer la stratégie de l’effroi.
Madden au cinéma ; The Virgin Queen (2005), Elizabeth I (2005) ou Le 26, Antoine de Baecque nous guidera
Les Tudors (2008-2010) à la télévision sont quelques-unes des pro- dans les nuits parisiennes. Le 2 janvier,
ductions de ces quinze dernières années. Florent Quellier nous invitera à la table
Arte diffuse, fin janvier, Wolf Hall, dans l’ombre des Tudors, une du Grand Siècle. Le 16, Johann Chapoutot
série adaptée du roman à succès de l’écrivain britannique Hilary parlera des Allemands et de leur monnaie.
Mantel. L’intrigue tourne autour de Thomas Cromwell (étonnant France Culture.
Mark Rylance), de son ascension à sa disgrâce. Né en 1485, il
mène une jeunesse pleine d’aventures, comme soldat au service Le 21 décembre 2015 à 13 h 30
de la France durant les guerres d’Italie, puis auprès de riches mar- La marche de l’histoire : Patrick Boucheron
chands florentins et anglais. Après ces années passées sur le conti- sera l’invité de Jean Lebrun.
nent, il rentre en Angleterre et devient rapidement conseiller du Du 28 au 1er janvier, Éric Baratay traitera
roi Henri  VIII, qui lui accorde toute sa confiance pour mener la des animaux et des hommes. France Inter.
réforme de l’Église anglicane. S’appuyant sur un réseau d’huma-
nistes, ce fils de forgeron devient l’un des personnages les plus im- A partir du 10 janvier 2016
portants du royaume… jusqu’à son exécution en 1540. Chasseurs de nazis : Serge et Beate
Klarsfeld ou Simon Wiesenthal, des
À VOIR hommes et des femmes ont traqué les nazis
Wolf Hall, dans l’ombre des Tudors P. Kosminsky, après la fin de la Seconde Guerre mondiale
AnnHistoire2016175x120(2)_Mise
les 21 et 28 janvier à 20 h 55 sur Arte. en page 1 26/11/15 14:05 Page1 pour les traduire en justice. Histoire.

LES 13ES JOURNÉES


DE L’HISTOIRE DE L’EUROPE
VENDREDI 22 ET SAMEDI 23 JANVIER 2016
10h00 - 19h00
Sorbonne - Malesherbes

L’ANGLETERRE ET L'EUROPE
DE LA CONQUÊTE ROMAINE
À WINSTON CHURCHILL
20 siècles d'histoire des relations politiques,
économiques et culturelles de l’île avec le continent

• 28 conférences d’Histoire,
d’Histoire de l’Art et d’Histoire de la Musique
• Prix du Livre d’Histoire de l’Europe
Image : © RMN-Grand Palais

• Salon Européen du Livre d’Histoire


• Concert

La reine Victoria
Inscription : www.association-des-historiens.com +33 (0)1 48 75 13 16 Franz Xaver Winterhalter

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


96 / GUIDE

Théâtre

VivrelaRévolution
L’ouverture des états généraux, le 5 mai
Joël Pommerat offre une fresque contemporaine et 1789, ci-dessus sur une gravure du musée
très documentée sur la naissance de l’idéal démocratique Carnavalet et, à gauche, dans la pièce.
La langue et les costumes contemporains
pendant la Révolution française. font surgir les enjeux dans toute leur force.

P
our qui pénètre dans la salle de limpseste, depuis plus de deux siècles, champ, garantissent la vigilance au
spectacle où se joue le premier épuise, mais de donner à vivre l’inven- moindre mot, au moindre son, puisque
volet (en 4 heures) du Ça ira de tion de l’idéal démocratique. Du coup, le canon tonne et la rumeur enfle selon
Joël Pommerat (après Mons, traquer l’anachronisme n’a pas de sens les accès de fièvre, le spectateur réagit.
Toulouse, Nanterre, Cergy-Pontoise et Le (on oubliera le trop moderne « limo- En citoyen aussi.
Havre, c’est le Théâtre national populaire geage »). L’essentiel est ailleurs. Fruit d’un travail d’apprentissage où
de Villeurbanne en partenariat avec les l’expertise historienne s’est muée en col-
Célestins qui accueille la pièce), le choc le Fièvre des mots, contagion du verbe laboration artistique – une prouesse de
dispute à l’évidence. Choc parce que le Andrzej Wajda, homme de théâtre de- sobre efficacité de l’historien Guillaume
prétexte, l’évocation des origines de la venu réalisateur, campait dans son Dan- Mazeau – et où l’improvisation des ac-
Révolution, de l’assemblée des notables ton (1983) une société d’hommes jeunes teurs au fil des mois de préparation est
de 1787 au printemps 1791, quand le roi et fébriles qui délibéraient sans trêve. née d’une fréquentation de la docu-
de France n’a pas encore choisi de fuir, Joël Pommerat, lui, mise sur la fièvre des mentation du temps proprement stu-
ELIZABETH CARRECHIO. PARIS, MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET

ne s’encombre pas de costumes ou de dé- mots, la contagion du verbe. Ainsi cap- péfiante, ce Ça ira (1) Fin de Louis offre
cors adaptés aux reconstitutions ture-t-il ses acteurs comme son public, autant une aventure théâtrale qu’une
d’époque. Pas plus qu’il ne convoque le l’humour ou l’indignation animant cha- leçon de civisme sans morale ni sim-
panthéon de ces années troublées. Si le cun selon l’écoute qu’il fait de cette par- plisme. Juste apprendre à penser haut
roi et la reine, comme sur un échiquier, tition symphonique et héroïque – qui ne et complexe. n
sont identifiés, tous les autres rôles jouent consacre pourtant jamais de héros. Philippe-Jean Catinchi
leur partie selon une marche à suivre La maître mot sera donc l’immersion. Historien et journaliste
comparable à celle des pions du jeu. Le Dans un chantier de mots et d’idées,
vocabulaire lui-même évite de convoquer jusqu’à l’accouchement brutal, tel un À VOIR
des mots trop forts qui encombreraient enfant fragile, peut-être pas même Çaira(1)FindeLouis
par leur imaginaire écrasant la séquence viable, d’une culture démocratique du8au28janvierauThéâtrenational
oratoire qui est au cœur du dispositif dont l’ADN composite dit la complexité. populairedeVilleurbanne(69).
théâtral. Pas de Bastille donc, mais juste Au cœur d’un groupe qui est parfois l’as-
une « prison centrale »… semblée elle-même, parfois simplement
@
Retrouvez un entretien avec
C’est que le propos n’est pas d’évo- un public « classique » mais dont les sol- l’historien Guillaume Mazeau sur
quer un moment d’histoire dont le pa- licitations éclatées, de la scène au hors- www.histoire.presse.fr

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


Privilèges abonnés / 97

Paris Sens
LE JEUDI 7 JANVIER À 20 H 30 LE SAMEDI 13 FÉVRIER À 10 HEURES
P r o j e c t i o n V i s i t e g u i d é e

Dans le cadre du ciné-club de L’Histoire


au Champo

La Montagne Magique L’Histoire vous invite à une


de Anca Damian
Visite guidée de
50 places sont offertes la cathédrale Saint-Étienne de Sens,
aux abonnés de L’Histoire
la première cathédrale gothique
La projection sera suivie d’une discussion
avec Antoine de Baecque, critique et
historien du cinéma, et la réalisatrice
Inscription :
privilege-abonnes@histoire.presse.fr

Cinéma Le Champo
51, rue des Écoles, 75005 Paris
www.lechampo.com

Paris
LES VENDREDI 22 ET SAMEDI 23 JANVIER
DE 10 HEURES À 19 HEURES
C o n f é r e n c e s

Les 13es Journées de l’histoire de l’Europe


L’Angleterre et l’Europe
De la conquête romaine
à Winston Churchill
28 conférences autour de vingt siècles 15 places sont offertes
d’histoire anglo-européenne (histoire, aux abonnés de L’Histoire
histoire de l’art, histoire de la musique…)
Un prix du Livre d’histoire de l’Europe
Visite animée par Bernard Brousse,
Un salon européen du livre d’histoire historien du patrimoine de la ville de Sens
EMMANUEL BERRY/ÉDITIONS À PROPOS

Un concert de musiques anglaise et espagnole


de la Renaissance Inscription :
privilege-abonnes@histoire.presse.fr
Inscription obligatoire
Cathédrale Saint-Étienne de Sens
Place de la République, 89100 Sens
Centre Malesherbes-Sorbonne
www.histoire.presse.fr
108, bd Malesherbes, 75017 Paris
www.association-des-historiens.com

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


C A RT E
98/ BL ANCHE de Pierre Assouline

Aragon
sans passion
Philippe Forest signe chez Gallimard une biographie impartiale
de l’écrivain communiste controversé.

C
es trente dernières années, l’éditeur Antoine guider par l’admiration critique à seule fin de faire en-
Gallimard n’a eu de cesse de trouver un bio- tendre la note juste. Si toute cette vie se déroula sur le ter-
graphe qui veuille bien s’attaquer au monu- ritoire de l’ambiguïté, c’est surtout aux tournants les plus
ment Aragon. A ses débuts dans le métier, il politiques que son biographe est attendu : le stalinisme
avait bien connu l’écrivain dont il considère (en tenant compte de l’évolution de la résonance de l’ad-
que l’œuvre est de celles qui dominent la lit- jectif « stalinien » au cours du siècle), le pacte germano-
térature française du xxe siècle. Il essuya soviétique (et son « Vive la paix ! »), son rôle au Comité na-
maints refus avant de convaincre le roman- tional des écrivains, le silence sur le Goulag, etc. Pas facile
cier Philippe Forest. C’est que le personnage ne suscite guère avec un écrivain qui plaide pour le mentir-vrai sans jamais
l’empathie, alors même que son œuvre ne semble pas près sacrifier son souci du réel. D’ailleurs, si l’empathie du bio-
de sortir du purgatoire, trente-trois ans après sa mort. graphe va tout de même au styliste en Aragon, ce n’est pas
La somme de près de 900 pages que vient donc de lui consa- pour sa technique mais pour sa vision du réel comme ver-
crer Philippe Forest, un vrai livre d’écrivain malgré la rigueur tige face au vide.
des notes et sources, s’impose déjà comme la biographie de

P
référence. Elle renvoie d’emblée au rayon des témoignages les hilippe Forest souligne ce que le personnage peut
deux précédentes, avoir de « tordu », cynique et calculateur, joueur fas-
tant celle de Pierre Le biographe ciné par le pari, accumulant des contradictions qui
Daix (Flammarion, ajoutent à sa complexité. Lors d’une récente journée
1975) que celle de souligne ce que d’étude à l’ENS, au cours de laquelle des aragoniens pas-
Pierre Juquin (La le personnage sèrent au crible le travail de Philippe Forest en sa présence,
Martinière, 2012). il fut souligné qu’il n’avait pas été un opportuniste pour au-
Ceux-ci avaient peut avoir de tant et qu’il méritait que ne fussent pas confondus « sa
pour eux d’avoir conviction communiste et le Parti communiste ». Peut-être ne
bien connu leur hé-
« tordu », cynique et faut-il pas avoir, comme son biographe, un mais des points
ros, et contre eux calculateur, joueur de vue, puisqu’il n’y a pas un mais des Aragons. Pas sûr que
d’avoir bien connu cette biographie, si réussie soit-elle dans la mise à nu du
leur héros. De plus, fasciné par le pari mouvement d’horlogerie qui les animait, ait pour autant fini
ils avaient tous par les faire mieux aimer.
deux été des apparatchiks. Ce qui n’est pas le cas de Philippe Daniel Bougnoux, l’un de ses éditeurs dans « La Pléiade »,
Forest. C’est dire à quel point le cas d’Aragon est embléma- parle même d’une « haine d’Aragon » : dépréciation et soup-
tique pour un biographe. Sa réussite est une question de dis- çon du côté des élites de gauche, exécration et mépris du
tance. Ni trop près ni trop loin. Philippe Forest se tient à mi- côté de celles de droite. Cela a été vrai, mais ce ne l’est même
chemin de l’ancienne et de la nouvelle génération, n’ayant été plus. Les enjeux liés au communisme ayant été emportés
ni pro- ni anticommuniste (il est né en 1962). Il a fait sienne avec l’effondrement du mur de Berlin, Aragon et son œuvre
la réflexion de Milan Kundera selon laquelle la cécité dénon- souffrent désormais de l’indifférence, ce qui est pire.
cée de ceux qui marchaient autrefois dans le brouillard est L’Aragon de Forest a reçu un accueil critique abondant et
moins grave que la cécité de ceux qui ne tiennent pas compte laudateur. Deux rares journaux ont exprimé des réserves
aujourd’hui du brouillard de ce temps-là. plus ou moins acides : L’Humanité et Les Lettres françaises.
Pour réduire l’énigme Aragon, un homme qui s’était ap- Ils lui ont reproché son absence d’empathie politique. Un
C. HELIE/GALLIMARD

pliqué à se rendre incompréhensible, l’auteur s’est laissé compliment, au fond. n

@ Retrouvez toutes les Cartes blanches sur www.histoire.presse.fr


A suivre également sur www.larepubliquedeslivres.com

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


F A B R I Q U E
L A I R E
L’ H I S T O
DE SSÉ ICI ET MAINTENANT
LE PA E M M A N U E L L A U
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N
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9 H 0 5 - 1 0 H
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Histo … explo notre
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des soc les rouages de ts, aux
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docume s par Emmanuel
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