Sylvain Lazarus

L’intelligence
de la politique
textes établis par
&
préface de

Natacha Michel

Al Dante
 Pour Suzanne

Bayerische Staatsbibliothek

Bayerische \ <36647850550013
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Mönchen j
LA TABLE

Préface [Natacha Michel] 7

Qu'est‫־‬ce qu’une politique marxiste? 39

Notes sur le post-léninisme 67

Peut-on penser la politique en intériorité? 99

La catégorie de révolution dans la Révolution française 145

Lénine et le temps 193

Chercher ailleurs et autrement 243

Les trois régimes du siècle 289

La décision pure 313

 L'INTELLIGENCE DE LA POLITIQUE présente, p a r date et
chronologiquement, les textes politiques que Sylvain Lazarus
donna, d ’abord sous forme de conférences (ensuite pour leur publi­
cation en brochures) devant des militants et tous ceux qui
voulaient bien venir l'entendre entre 1978 et 2003. Ces conférences
aujourd’hui publiées en volume forment deux massifs. Le premier
est composé de quatre écrits: «Q u'est-ce qu'une politique
marxiste?», «Notes sur le post-léninisme », «Peut-on penser la
politique en intériorité ? » et « La catégorie de révolution dans la
Révolution française », qui offrent le corpus fondamental de sa
pensée de la politique. Le second massif, aussi constitué de
quatre écrits: «Lénine et le temps», « C h e rch e r ailleurs et
autrement », «Les trois régimes du siècle» et «La décision pure»,
éprouve la solidité du système, quitte parfois à le mettre en cause,
par une méditation politique - « Lénine et le temps » -, l’alimente,
pour le deuxième - « Chercher ailleurs et autrement » - par une
enquête, faite dans des usines chinoises à propos du mot «ouvrier»,
en 1989, quelques mois avant les événements de la place
Tian'anmen. Le troisième et le quatrième écrit : « Les trois régimes
du siècle» et « La décision pure», ont pour sujet et question
l'Etat et la guerre ; « Les trois régimes » porte sur le parti-Etat au

9
XX8siècle, et en fait non pas l’exclusivité des pays socialistes, mais
la forme d'État qu'on trouve y compris dans le parlementarisme
dit démocratique. Quant à « La décision pure », allant au-dela de
ce qu'a établi « Les trois régimes », elle traite de l État, mais dans
une situation de guerre, celle de la guerre am éricaine en
Afghanistan et en Irak. Situation de guerre qui non seulement change
la conception de la guerre jusqu’alors admise mais aussi celle de
l'État. La guerre n’est plus entre États, ce qui était la conception
clausewitzienne, laquelle alors est mise en défaut.
Que la guerre ne soit plus entre États entraîne, d'une part, une
disparition de la notion de paix et provoque, d'autre part,
l'instauration d ’une forme post-étatique de l'État, dit de décision
pure. « De quoi la guerre est-elle le nom ? » écrivait alors Sylvain
Lazarus, formule qui, ailleurs et autrement et sous d'autres plumes,
connut, on le sait, une grande fortune. En tout cas, loin de proposer
un autre Pastiches et Mélanges du regretté Marcel Proust, ces deux
ensembles ne forment pas un recueil des textes indépendants. Ils
proposent une vaste investigation ponctuée de notions inédites,
une suite de « concepts » qui s ’ordonnent les uns par rapport aux
autres, au fur et à mesure des textes, si bien qu'il vaut mieux avoir
lu le précédent pour manier le suivant. On ne peut, à moins de
mettre en péril la lecture, les choisir plume au vent.
1
Les textes, qui figurent dans ce que j'appelle le premier
massif, vont de T978 à 1988. Ils sont donc prononcés dans une
période qui vit la cessation de la première des organisations qui
nous réunit peu après 68, nommée classiquement et dans I esprit
10
du temps : Union des communistes de France marxistes-léninistes'
(U C F ML) et à qui l’interrogation «Qu'est-ce qu'une politique
marxiste ?» était adressée. Et la création, au début des années
1980 sur de «nouvelles bases» et avec la plupart des militants
antérieurs, d'un nouveau groupe, lui, nommé de façon explicite
l’Organisation politique. Vous me direz que, vers 1980, la mode
dans les appellations était à la tautologie différentielle : le journal
de M ichel Suie/ s ’appelait (L’Autre) Journal, les magasins La
Boutique. N'y eut-il pas des cinémas qui s'appelaient Le Cinéma ?
En tout cas et avec un peu de retard, un meeting à la Mutualité
en 1985 annonça l'existence de l'Organisation politique.
Lazarus, grand inventeur de vocables n'existant pas vraiment
au dictionnaire, telle l’« intériorité », d'expressions formées parfois
en les arrachant au nid de la grammaire, ainsi, on le verra, un
certain «rapport du réel», qui joue un grand rôle dans sa doctrine;
Lazarus récusant le terme « concept» car trop philosophique, lui
préférant «catégorie» (sans se soucier d'Aristote ni de Kant),
Lazarus qui rejette le mot «définition» (venu du domaine de la
science) au profit d ‫ «׳‬identification », et détestant autant les
1 - A u retou r d'une enquête politique en Italie l’été 1969 et quittant la Gauche
prolétarienne, nous rédigeâmes, Lazarus et moi, un feuillet d'appel général à fonder
une autre organisation. Selon m es souvenirs, à cet appel, lancé avec l’accord de
C atherine Q uim inal et C écile W inter, et de certains ouvriers, dont de la RATP,
avec qui nous avons m ilité pendant M ai, répondirent : Harry Jancovici, qui ne
faisait que passer, une jeu n e fille inconnue et qui le resta et Alain Badiou, avec
lesquels nous avons créé l'U CFM L. N otre compagnonnage dura, pour ce qui est
de Badiou, Lazarus et m oi-m êm e, approxim ativem ent tren te ans. Le Badiou
d’aujourd’hui fait parfois savoir que c ’est la période de l’U CF, m arquée par un
m arxism e-léninism e m aoïsant, qui a davantage sa faveur, quand m êm e il fut un
acteur essentiel de la période que j’appellerais celle de la politique en intériorité.
11
généralisations que les substantialisations, se trouvait-il à son
affaire avec un nom (Organisation politique) qui ne disait pas autre
chose que ce qu’il dit.
La création de l'Organisation politique prenait acte que les
référents m arxistes-léninistes utilisés jusqu en 19 8 0 étaient
inopérants, périmés ou, selon un autre vocable particulier a
Lazarus, saturés quand on leur faisait livrer ce qui d ’eux pouvait
encore trouver usage et figurer dans une nouvelle intellectualité.
C e s référents, utilisés jusqu'aux années quatre-vingt, étaient,
certes, ceux d ’un marxisme-léninisme retouché ou ayant subi
un bougé, un déplacement, dû au mouvement de masse de 1968
et au maoïsme. C e dernier, le maoïsme, interprète au travers de
la révolte des ouvriers et des étudiants contre le parti-Etat
chinois et le dévoiement de la révolution chinoise par « les
membres du parti engagés dans la voie capitaliste ». Révolte, qui
fut la part créatrice, particulièrement lors de la Commune ouvrière
de Shanghai, de ce qu’on appelle la Révolution culturelle -
laquelle tourna à la guerre civile.
Maoïste, perm.ettez-moi une incise, ne signifiait pas prochinois,
c ’est-à-dire adoration de l'Etat qui tenait le pouvoir en Chine. Loin
de là, ni obédience ni aveuglement par un nouveau culte. Le
socialism e soviétique s ’était échoué dans le parti-Etat, son
terrorisme et sa nouvelle bourgeoisie, jetant aux oubliettes tout
espoir d'un dépérissement de la structure étatique, véhicule de
diverses oppressions, dépérissement de l Etat qu en principe le
socialisme comme transition était chargé de promouvoir. La
Révolution culturelle, toute chinoise qu'elle fût, et dans la phase
de la Commune de Shanghai, s'en prenant à l'État-parti, montrait
à l’évidence que la seule conquête du pouvoir ne suffisait pas,
qu’une « révolution après la révolution » était nécessaire. Cette
insurrection contre l'État-parti que menaient la jeunesse étudiante
et les ouvriers était le moment moderne de la question, et non
les dinosaures soviétiques. En outre, ce que, les premiers,
les réactionnaires nommèrent maoïsme - c ’est toujours l'ennemi
qui nomme, disait de Gaulle, quoique pour défendre Jean
Giraudoux, nanti du qualificatif « précieux » par ses détracteurs -,
le maoïsme donc nous refilait une méthode: le travail de masse,
et l'essentialité de l'enquête - « Qui n'a pas fait d'enquête n'a pas
droit à la parole».
Nous n’en étions pas là, ni à la Révolution culturelle ni à la moindre
révolution, mais toujours est-t-il que parti et Etat et même le mot
de révolution sentaient de plus en plus le roussi. C es catégories
étaient, dans le vocabulaire de Lazarus, entrées en péremption.
D'ailleurs, tout cela commençait à se montrer franchement
infructueux. Comme devenaient stériles, dans les faits et dans le
travail politique, c'est-à-dire dans les formes de conscience, ou comme
dirait Lazarus, en subjectivité, la catégorie de classe et de luttes
. i ‫׳‬.îs classes : elles ne faisaient plus partie des formes de conscience
:ms gens, non pas qu'une propagande quelconque les en eût
persuadés, mais parce que, dans l'usine, et pour ceux qui ne se
tenaient pas tranquilles, elles n'étaient plus un ressort de la
pensée et pas davantage un terme de l'expérience. Jusqu’à l’Etat,
qui avait, au-delà de 68 , cessé d'être «de classe» pour devenir
! ‫ ׳‬msensuel et fonctionnel, comme Lazarus le dira dans « Peut-on
penser la politique en intériorité?». Jusqu’aux partis, qui, de
représentatifs qu ils avaient été de classes ou d ’intérêts de classes,
se changeaient en organisations étatiques, n'ayant pour programme
et pour ambition que leur accession au pouvoir d ’Etat. On était
bien, et on te demeure, dans un post-classisme.
13
 C'est sans doute pourquoi Lazarus - avec d ’autres, dont
votre servante et Alain Badiou - avait fondé l Organisation
politique. Sans que ce dernier terme lui parût une platitude ou
une généralité : l'inventeur de la politique comme singularité, comme
vous le verrez avec la doctrine des modes historiques de la
politique dans (encore une fois) « Peut-on penser la politique en
intériorité?», trouvait adéquat ce mot de politique.
La politique, c ’était le nom de l’action quand « politique » n’est
plus synonyme de révolution. Quand le parti nest pas le type
d'organisation qu'on propose aux gens : la forme parti dirait Lazarus,
cette invention de Lénine, que Lazarus fait le fondateur de la
politique moderne, avait vécu. Politique donc, le nom de l action
quand ce n'est ni dans les partis (et pas plus dans un parti) ni dans
le parlementarisme qu’est possible une politique du point des gens
- ici notons qu'une précision est donnée : du point des gens.
Dans de premiers temps, il n’est pas question de qualifier la
politique et encore moins en l’indexant sur des classes: dès
1980, elle n'est pas dite prolétarienne ou populaire. Le terme restera
donc ouvert longtemps. «Politique» est un des rares mots que
Lazarus prend tel quel dans le tait normal de la langue maternelle.
La politique serait-elle pour lui un « il y a » ? Absolument pas. Bien
plutôt un « il se pourrait ». Existe chez ce militant politique qu est
Lazarus un chercheur qui ne s'ignore pas. Il pense en termes de
possible, il ne croit, on le verra, qu'à l'enquête - qu’il mènera dans
divers pays et diverses situations23 -, il explore jusqu à l os les
2 - En Italie en 1968-1969, au Portugal parm i les paysans lors de la révolution
des oeillets, en Pologne lors de Solidarnosc, en C hine en 1989, en RD A, Pologne
orientale, lors de la chute du m ur, au Brésil dans les tavelas de Porto Alegre,
aujourd’hui au Sénégal...
14
politiques passées. Et s'il est souvent fort affirmatif pour ce qui
est de ses thèses, dès qu’il les a posées, par une sorte de
tempérance antidogmatique, de retenue, il en adoucit le tranchant
par des expressions dont « de l'ordre de », « dans le registre de »
sont les modèles. Par exemple, quand il dira la politique une
pensée, il ajoutera, sûr de lui, mais circonspect, un exaspérant « de
l’ordre de la pensée ».
Toujours est-il qu’il prend le mot de politique tel quel, jusqu'au
moment où il va la proposer en intériorité, en subjectivité.
Cependant, dans toute situation, quelle soit du passé ou du
présent, qu'il s'agisse de l'Etat ou d'un mouvement de masse, que
ce soit chez les grands ancêtres Marx, Lénine, Mao, sa méthode
et sa question sera toujours : quelle est la politique en œuvre ?
- ce qui est le cas dans « Q u ’est-ce qu'une politique marxiste ? ».
Le mot gardera donc le caractère ouvert d'une investigation.
Lazarus n’expliquera jam ais rien par l'infrastructure (l’économie
dont il scrutera le rôle dans son rapport à l'Etat dans « Chercher
ailleurs et autrement »), par l'idéologie. Il procédera par la mise
en évid ence de pensées de la politique que ce soit pour
comprendre où en est l'Etat et ses menées ou pour étudier des
mouvements, des événements. Il en passera toujours par la
politique : y-compris dans son livre de !996, Anthropologie du nom,
où il cherchera « de quoi la politique est-elle le nom ? », dans un
retour de sa formule fétiche. Il y a à cela une raison princeps : dans
la doctrine de Lazarus la politique doit être pensée par elle-même
à travers les catégories quelle produit ou quelle invente, elle est
singulière et singulière chaque fois quelle existe : c'est la théorie
des modes historiques de la politique. Toute inféodation à une
autre pensée, quand elle serait celle de l’histoire ou de la
philosophie, la désingularise et la manque.
15
 Mais dans les années quatre-vingt, la politique qu il propose
de mettre en œuvre est en intériorité, ou du point des gens. Pour
rendre la chose un peu plus claire, il me revient ici de gloser « du
point des gens » et le terme « gens » lui-même.
La pensée classiste n’est plus opérante. On ne peut donc
penser ceux avec qui l’on souhaite s'organiser et agir par la notion
de classe, encore moins « émancipatrice de toute l’humanité », ou
sous celle de «prolétariat ». Il faut rester évasif sur la nomination
de ceux à qui l'on s'adresse et qui s ’adressent à nous. Evasif
signifiant l’impérative nécessité de l’enquête, et de ! enquête
politique. D'où «gens». Lazarus le dit un indistinct certain :
« indistinct » ne préjuge de rien, sauf que les gens existent, ce que
rend le terme « certain ». Indistinct, car non déterminé par la classe
ou quelque origine que ce soit, et ce dont il ne faut jamais préjuger,
et certain, parce que c'est ce dont il part. La classe, si elle existe
sociologiquement, n'a plus de puissance subjective. Elle n est plus
qu'une notion sociologique - la sociologie est l ennemi héréditaire
de Lazarus. « Gens »fait aussi disparaître « masses », repris au lexique
maoïste. «Remettre aux mains des masses», «dans le sein des
masses», ces formules avaient prêté aisément aux dépréciations
ridiculisantes de ceux qui, en ayant soupé, des masses, allaient
simplement à la soupe. Mais ce n est pas le cas de Lazarus. Si
Lazarus retient du maoïsme que la politique et l organisation se
font dans et avec ce qui s'appelait «masses», Lazarus maintient
«les gens». Il y a une parenté entre les deux, puisque parler des
masses indiquait déjà qu’une problématique politique ne se suffit
pas des classes et de tout ce qui en découlé : histoire produite par
les contradictions de la lutte des classes, etc.
La méthode d'enquête politique n est évidemment pas un
recensement, ni une sociologie. C est une interlocution militante
16
avec ce que les gens pensent, une enquête organisatrice sur leurs
formes de conscience. L'abc d'une politique en intériorité, que l'on
peut aussi dire une politique subjective, c ’est d ’élaborer l’action
politique du point des gens et à partir de ce qu'ils pensent. Pour
cela, il faut sous-entendre quelles, qu’ils pensent. Avec Lazarus,
on ne sous-entend pas. «Les gens pensent» est l’axiome de sa
doctrine politique. Lui ne dira pas axiome mais principe, en bon
disciple de Saint-Just qu’il est.
Pourquoi, me direz-vous, ne pas partir du mot « ouvrier» ou du
mot «jeunes », ou «femmes des quartiers » ? Parce que précisément
ces mots, ces noms simples, sont en balance. Pire, ils sont effacés,
absentés, selon le vocable de l’auteur, du plus haut de l’État. Sous
Mitterrand, par exemple, durant la grève à Talbot, dans laquelle
Lazarus est présent, a été décrété que les ouvriers n’en étaient
pas, des ouvriers, mais des immigrés (« étrangers aux réalités de
notre pays »). Quant à « jeunes », et dès lors personne alors ne
pourra en ignorer, au moment des émeutes de 2 0 0 5, sous Chirac,
Sarkozy siégeant au ministère de l’Intérieur, après que deux
garçons furent électrocutés enfuyant la police, on les nommera,
ces jeunes, membres de «familles polygames ». Qui est « o n » ?
L ’État. Sous la forme des députés UM P Accoyer et Larcher.
Voilà, le «pourquoi» d ’une identification supplémentaire de la
politique donnée sous forme d’une indication militante : la politique
en intériorité sera à distance de l’Etat Pour fonder ce dernier point,
«à distance de l’État», il faudra en passer par l’examen de
Lénine, de la catégorie d ’antagonisme, et de la catégorie de
révolution. C e qui sera fait dans « Peut-on penser la politique
en intériorité?», dans «Lénine et le temps» et pour celle de
révolution, principalement dans « La catégorie de révolution
dans la Révolution française ».
17
 On a donc une formulation duelle de la politique en intériorité :
loin de l'État et du point des gens. C'est une formulation en
termes de séparation et non de contradictions et de leur
dialectique. D'accord, mais encore une fois pourquoi proposer aux
gens ce « loin de l’État » et non ce « contre l’État par la révolution »
qui jusqu'ici formait la vulgate militante ? Pour de nombreuses
raisons : l'une d ’elles exigera un des maints examens de Lénine,
auquel Lazarus revient, concluant sur ce qu'il lui doit: une
première approche du subjectif en politique avec la notion de
conscience ; et, en désignant ce qui chez Lénine est caduc : pour
notre auteur, grand lecteur de L’État et la Révolution, que Lénine
fasse de l'un et de l'autre les objets de la politique. La politique,
pour Lazarus, est sans objet. C'est le sens du mot « subjectivité » :
l'action politique traite de sujets et de leurs formes de conscience.
Elle ne traite des objets et des objectifs, dont on aurait pu croire
que le marxisme et la pensée léniniste - en ayant pris le palais
d ’Hiver en octobre 77, son objectif - nous les avaient légués.
L'autre raison de son refus d ’une pensée en termes d'objets
relève de sa doctrine des politiques, ayant existé ou existantes,
qui sont pour lui des modes historiques de la politique, j ’y
reviendrai. Mais pour le dire tout droit, chez Lazarus la révolution
appartient à autre chose qu’à la politique. Elle appartient a
l'État. L'État est te point d'arrêt de la politique au sens où notre
auteur entend ce mot: la politique des gens, qu'on peut dire
émancipatrice, même si ce n’est nullement un terme de Lazarus.
La politique de l'État n'est pas la politique des gens.
Dans mes termes (romanesques) le «dram e» est que le
léninisme nous laisse orphelins d'une doctrine de la politique après
la prise du pouvoir. Il y a bien la question du communisme...
mais cela n'a jamais été réalisé. Lazarus tranche. Le dépérissement
18
de l'Etat (voir « Q u ’est-ce qu'une politique marxiste ?») est une
hypothèse inexacte et pas simplement une erreur d'application.
Les faits ont parlé, le communisme comme société sans classes
est une hypothèse fausse. Dès lors la seule politique qui vaille est
celle : à distance de l'État, hors de l'État. La politique telle qu'il
la conçoit ne tient qu'à proportion qu'elle se situe hors de l'espace
de l'Etat, dans l’espace des gens.
Nul idéalisme ici, la thèse est que la politique des gens ne
s'alimente pas de l'antagonisme, mais d'abord d'eux-mêmes.
Thèse lointainement inspirée par l'expérience chinoise dont le nom
propre est Mao, et ses régions libérées pendant la Longue
Marche ? Peut-être, puisque c’est de la constitution de la puissance
des gens qu’il s'agit, mais dans un paysage totalement différent.
En France de 68 à aujourd'hui la situation n'est pas révolutionnaire.
Et si, comme on le verra dans «Lénine et le temps», c'est
principalement la guerre qui contribue à rendre la conjoncture
de 7917 révolutionnaire, ce n'est pas non plus, si je puis dire,
heureusement, notre cas. La révolution russe est aussi un traitement
de la situation de guerre, et dans le mode historique de la
politique dit dialectique, celui de la Chine de 1928 à 1958, la guerre
de libération nationale, contre Tchang Kaï-chek, contre le Japon,
est éminemment présente. Et l’appui que le gouvernement français
donne aux guerres américaines n ’en tient pas lieu. Alors, à une
historicité «favorable » substituer la subjectivité ? C ’est le pari.
Au fond, la politique est le nom de l'action quand ce mot n'est
plus synonyme de révolution et de transformation étatique, serait-elle
dictature du prolétariat. C ’est pourquoi dans « Lénine et le temps »,
Lazarus arrêtera ce qu'il nomme l'œuvre de Lénine à la prise du
pouvoir en 7977, la soustrayant ainsi à la révolution. Pourquoi?
19
La politique pour Lazarus n’est jamais celle de l État si elle veut être
celle des gens. Les faits (et les idées) l'ont montré : la révolution nest
pas le pouvoir du prolétariat - le parti-État en URSS, la Révolution
culturelle, révolte contre le parti-État en Chine, l'ont concrétisé. Le
parti donc n'est pas la forme d ’organisation qui convient. Lazarus
ira au fond des choses, l'examinant sur toutes ses coutures dans
les « Notes sur le post-léninisme ». Lénine, il le lit en boucle depuis
qu’il a mis le pied dans la politique, lui qui n'a jamais approché le
Parti communiste français, mais qui a fait ses classes comme
beaucoupà l'UJCM L, dans les Comités Vietnam de base, ces
comités ayant été les premiers, outre les établisL à avoir fait du
« travail de masse », et les seuls à leur époque à propager les mots
d ’ordre « Oser lutter, oser vaincre » et « O n a raison de se révolter».
En tout cas, aussi loin de tout P C F que de l'État, Lazarus, qui sera
de la Gauche prolétarienne, ainsi que moi -ju sq u a lete 1969.
L'utilisation du mot «politique », et plus encore, puisque c est
une invention de Lazarus, de « politique en intériorité », indiquent,
dans leur authentique spécificité concrète et militante, la péremption
des notions avec lesquelles nombre de militants avaient fonctionne
et simultanément, l'exigence du nouveau. Le mot de politique,
raturant celui de révolution, inclut la nécessité de trouver ce qui
la « remplace » ou la déplace. Alors que lois de !’histoire et lutte
des classes - marxisme fondamental - ne sont plus des signifiants
utilisables -, le mot de politique indique l'engagement à neuf de
l'action sur le monde, avec pour obligation et principe d'existence
de créer de nouvelles notions dans de nouveaux mots. Politique
subjective indique cette relance de l’enjeu.
3 - G ens « non prolétaires », pour le dire à l’ancienne, qui entrent en usine pour
y faire ju stem en t de la politique.
20
Le groupe de militants que Lazarus inspire, et qui l'inspire dans
une belle réciprocité, a pour projet, ambition et pour travail
effectif de créer une organisation des gens dans les quartiers, les
usines et les foyers (là, c'est «ouvrier» qui prime parce qu'il est
devenu un mot problématique), à partir de leur capacité réelle
et de leurs formes de conscience. Formes de conscience qui ne
leur sont propres que lorsqu'elles ne sont pas celles de l'État,
c'est-à-dire dans la figure récente de l'opinion qui est le consensus.
Les textes que l’on va lire sont donc le corpus d'une invention
de la politique, qui a pour but de rendre possible une action sur
le monde tel qu'il est, après le marxisme et le marxisme-léninisme,
c ’est-à-dire après l’échec du socialisme réel en URSS et en Chine.
Une politique nouvelle est la seule chance pour que, du côté des
gens, existe un nouveau.
Lazarus invente donc les vocables dont il se sert. Les mots, sinon
les mots et les choses de Michel Foucault, comptent beaucoup pour
lui, puisqu'il ne les juge valides ou exacts que lorsque ces mots,
d’abord problématiques, ne devront leur efficacité qu'à la suspension
d'une polysémie qui les guette ou en a constitué le sens équivoque.
Problématique comme on La mentionné à propos du mot «ouvrier»,
qui sera l'objet d'une forte lutte au sujet de sa rature étatique
(celle des ouvriers d'usine, puis après 1995 et l'occupation de l’église
S aint-Bern ard , des ouvriers sans p apiers dans une forme
organisationnelle nommée le « Rassemblement des collectifs des
ouvriers sans papiers des foyers et de !‫׳‬Organisation politique »).
Alors, éclairci par une situation militante et le travail militant de ceux
que Lazarus appelle les gens, nettoyé de sa polysémie, le mot donne
lieu à une prescription, cœur du «faire » politique. Puisqu’elle est
le moment de la conclusion militante, ce qui conjoint une décision
et une situation, la prescription ouvre à un possible.
21
 Car, Lazarus ne prend le risque de parler (wittgensteinien sans
le savoir, sectateur qu’il est de l’axiome « C e qu’on ne peut dire,
il faut le taire», et Dieu sait si Lazarus se tait) que pour et dans
l’action politique. Et, pour ce qui est de ce livre, à partir de la
politique en intériorité, dans le cadre de l’Organisation politique,
dont la règle est celle du débat et de la décision avec les militants
quant aux diverses situations et non le canon ancien du centralisme
à feuille de vigne démocratique.
Tout cela pour vous dire, que, au contraire du proverbe « les
paroles volent, les écrits restent», chez Lazarus: les paroles
restent, les écrits volent. Il parle devant les militants, devant tes
gens, pour les militants, pour les gens. Il considère ses textes
comme incitatifs et se fiche qu’ils soient démonstratifs. C est ce
que ce livre ne pourrait tolérer. C ’est pourquoi les écrits qui vont
suivre ont été rerédigés avec ma collaboration, ils portent la
mention : texte établi par N. M., comme on le fait ou le faisait
lors de la publication de fragments d ’Anaximandre, ou du
Discours sur la servitude volontaire de La Boetie, ami de
Montaigne. Quant aux notes de bas de page, elles sont toutes
de 2012, sauf quelques-unes, si je puis dire, d époque et indiquées
comme telles. Et pour ce qui est des annexes quand il y en a,
témoignage des brochures, elles ont ete transplantées sans
retouches. J ’ai donc tenté de rendre ce qu’on va lire démonstratif
sans jam ais quitter l’incitatif.
Il y a dans les textes de Sylvain Lazarus une obscurité qui
est la limite créatrice de son invention politique. Et souvent,
on peut craindre, quand on l’explicite, activité pourtant nécessaire,
que son obscurité soit plus riche que les commentaires qui
les éclairent.
22
Il y a une autre raison à ces difficultés conceptuelles : tous
ses textes sont destinés à la pratique politique et, l'expérience
l’a prouvée, intelligibles pour les militants, précisément parce que
ces derniers avaient devant eux la situation que ces discours
voulaient traiter et transformer. Autrement dit, celles, ceux qui
l entendaient le pouvaient facilement parce qu'ils étaient ou
venaient de la situation. Celles, ceux qui venaient du marxisme
ou n ’en venaient pas, celles, ceux qui venaient de M ai 68 ou ne
l’avaient pas connu, ceux qui étaient des usines, des quartiers,
des foyers ou n en étaient pas, ceux qui étaient d ’ici parce qu’ils
étaient ici, toutes, tous savaient de quoi il parlait. Parce que tous
étaient au fait que les références aux doctrines des révolutions
anciennes, aux politiques émancipatrices antérieures ne valaient
plus. C e n était pas q u e lle s étaient d'un autre temps et
évidemment dans des situations autres. C ’était quelles étaient
partiellement ou entièrement obsolètes. Personne plus que
cette génération et ces militants n’ont davantage été conscients
de l échec de l’Union soviétique, et de la façon dont la révolution
culturelle prolétarienne en Chine avait échoué à transformer le
parti-Etat. La liste était longue des désastres étatiques survenus
quand un mouvement révolutionnaire, une lutte d ’indépendance
prenaient le pouvoir d ’Etat.
La question politique était donc celle de l’après et de comment
penser et éviter cet après dès l’a vant C ’est que, comme Lazarus
le dit dans « Peut-on penser la politique en intériorité ?», « tous les
moments dune politique sont homogènes»: la façon dont on
commence à trois résonne dans ce qu’on atteint à plusieurs milliers.
Raison peut-être pour laquelle, dans « Q u ’est-ce qu’une politique
marxiste?», il en tient pour le communisme, celui de Marx et
seulement celui-là, seul énoncé qui vaille pour le bénéfice de
23
processus réels. Quels que soient les débats sur les sens multiples
de ce mot, Lazarus appelle « communisme » uniquement le processus
de dépérissement de l'État et la société sans classes. Pour lui,
tenir un bout de communisme, c ’était faire entrer, dans les questions
posées, la vie des gens. Garder quelque chose du communisme,
c ’était donc, dans des moments politiques qui, pour des raisons
historiques pouvaient n’avoir que le pouvoir en vue, ne pas oublier
la vie des gens. Selon la formule de Lazarus : toute organisation qui
ignore le communisme ignore les gens. C ’est, dirais-je, la manière,
le style d'une politique, son ton: autoritarisme, compromissions au
début et au milieu, autoritarisme et compromission à la «fin».
Il fallait donc tout inventer ou réinventer. Il fallait créer à neuf
et faire le tri. Le tri ? C'est-à-dire comprendre. L ’intérêt et le talent
politique de Lazarus est d'inventer une politique par ce qu'il
appelle la saturation de celles qui ont existé et donner des tours
de langue inusités, de créer des mots inexistants dans le lexique
ordinaire, telle son « intériorité », pour une politique nouvelle. Et c'est
aussi la marque interne de ce que, pour lui, la politique est
singulière, que ses termes et son intellectualité (autre mot tordu
par lui) n’empruntent pas à d'autres doctrines, qu'elle a son propre
langage et son propre bagage, même s'ils devaient être étrangers4
à toutes les autres conceptualisations : celle de la philosophie, celle
4 - E t curieusem ent cette langue que parle Lazarus ne le ta it pas, étrangère aux
gens du peuple - vous m e direz que dans une grande période d’activité de
l’O rganisation politique c ’étaient des gens d’origine étrangère, des ouvriers et
des fam illes sans papiers, dont j ’ai souvent observé que le rapport à la langue
française était celui d’un jugem ent. Ces gens pour qui elle n’avait pas été la langue
usuelle en m on traien t l'intellection et leur intelligence en tran ch an t d une
proposition, en statuant sur une situation, en prenant une décision et, je peux
vous l’affirm er, pas au hasard.
24
des savants (ah ! comme il en a contre la sociologie, contre les
differents positivismes, contre les pensées en surplomb, les
généralisations, les appropriations !). C e refus de la suture à
dautres discours - lui dirait, au lieu de discours : pensées -, il la
donnait dans l'affirmation, la revendication de la singularité de la
politique: qui se pense par elle-même, dit-il. C e désir d'un
vocabulaire inconnu était tout simplement le désir de donner des
noms propres a des concepts. Si Lazarus donne une importance
extrême a la pensee, il est un militant. Ch ez lui les questions ne
sont pas des problèmes qu il faut résoudre, auxquels il faudrait
donner une solution. Il ne s ’agit ni de problèmes ni de solution, mais
de créer un champ d'action qui n'existait pas auparavant. La
politique comme la pensée sont « rapport du réel », ce qui signifie
quelles ne valent qu'à proportion de la modification quelles
apportent aux situations. C est aussi une raison de ce que j'ai nommé
son obscurité. La part d intellection de ses textes ou de ses
propositions qui permettent de les comprendre aisément manque.
Pour nous, lecteurs supposés non militants, la part d'obscurité est
celle de notre inaction.
2
Lénine est pour notre auteur une figure tutélaire. Chez Lazarus,
sans doute pour des raisons biographiques, il ne faut pas tuer le
pere. Il faut le saturer. Compte tenu de la nature meurtrière des
hommages aux ascendants, saturer n'est pas saluer. La saturation,
on le sait, est une méthode d'examen des politiques passées, celles
qui sont à l'évidence entrées en péremption, mais non en indignité
- ce qui mene au reniement -, dès lors qu'elles appartiennent à des
25
séquences closes et singulières, par conséquent non répétables. C e
qui a pour effet essentiel qu'une catégorie présente dans une
politique A n’aura aucune efficace ni aucune pertinence dans une
politique B. Les catégories politiques ne sont pas exportables.
C ’est pourquoi celle de révolution est épuisée par la séquence de
la Révolution française (c'est la théorie du mode que nous allons
signaler plus bas) et ne sera utilisée qu'à tort dans d ’autres
situations : la « révolution russe» par exemple.
Il y a deux attitudes de Lazarus à l'endroit de ce qu’il refuse :
la saturation et la séparation. La saturation s'adresse aux
politiques ayant existé, la séparation, appelée parfois « déliaison»,
concerne ce dont, dans le présent et dans le faire politique
actuel, il faut se garder : histoire comme loi de la politique et Etat
comme destructif de la politique.
C ’est à propos de Lénine que la méthode de la saturation
s’exercera Dans le «post-léninisme», c ’est la catégorie de conscience
qui est sur la sellette. Lénine est pour Lazarus le fondateur de la
politique moderne, (!) parce qu'il est l'inventeur de la notion de parti,
(2) parce que ce parti est sous condition de la conscience. C ’est une
approche jamais vue de la politique, puisqu’elle introduit une dose
de subjectif. Le post-léniniste est dominé par l'examen de l'invention
fondatrice de Lénine. Invention prend donc le sens d ’une rupture
avec le passé : il y a discontinuité entre Marx et Lénine, contrairement
au diaporama stalinien (Marx-Engels-Lénine-Staline).
Avant Lénine, point de parti. C h e z Marx, les communistes
sont une fraction dans les partis existants. Mais ce qui importe à
Lazarus est que le parti léniniste n’est pas un simple rassemblement
d'ouvriers : ce parti est sous condition. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Eh bien que ce parti ne peut se construire que si existe, chez les
gens qui y adhèrent et y agissent, « une conscience de l’antagonisme
26
avec tout l’ordre social et politique existant». Le parti est sous
condition de la conscience. Celle-ci semble évidemment une des
pièces essentielles d ’une doctrine du subjectif. Est-ce bien sû r?
L ’examen des limites du léninisme la mettra en cause.
La conscience antagonique est certes une approche subjective
dont le parti est la dimension organisée. Mais étant conscience
de l’antagonisme, elle se donne un objet et un objectif: l'Etat.
Autrement dit, la prise du pouvoir. Ce n'est pas à cela évidemment
qu’objecte Lazarus. Elle est l’état de la question après l'échec de
la Commune de Paris, en 1871
Tout son raisonnement est de montrer que donner à la
conscience un objet a pour résultat que l’ensemble de l'action
politique se trouve alors pris dans ce qu'il appelle une logique
politico-étatique. Il fait à cette logique plusieurs objections : la
principale est, si j'ose dire, maoïste: la capacité des masses (des
gens, dans ses termes), est entièrement canalisée par l’antagonisme,
et réduite à son efficace antagoniste. Or, la capacité des masses
excède largement cette efficace. Et c'est la capacité politique des
gens qui intéresse Lazarus.
Faut-il alors, pour une politique actuelle, garder la notion de
conscience ? Cette dernière suffit-elle à une pleine approche du
subjectif? Il en tire une leçon ou une conclusion drastique : quand
la part subjective est combinée à une part objective, c'est le
subjectif qui en pâtit. D'ailleurs, cette combinaison est constitutive
de la forme parti. Celle-ci est déjà suspecte : le devenir du parti
en parti-Etat, dans toutes les formes du socialisme ; et parce que
la prévalence de la logique politico-étatique retentit dans le parti
lui-même, celui-ci se donne alors comme direction exclusive des
processus politiques: ce sera le tremplin de son caractère
despotique et terroriste dans la forme parti-Etat.
27
 Il est donc nécessaire, pour une politique actuelle, de laisser
de côté la composition d'un subjectif et d'un objectif, de laisser
l’Etat et de renoncer à la forme parti. Et, surtout, d'abandonner
la notion de conscience. Dans « Lénine et le temps », il y aura un
ultime examen de la conscience, sa disparité, son hétérogénéité,
ce qui produira la thèse de l'homogénéité des lieux (dans le
mode). A ce point, celui du rejet de la conscience, la question
essentielle devient: y a-t-il possibilité d ’un pur subjectif, d'un
subjectif sans objet ? C e sera la «politique en intériorité ».
La politique selon Lazarus sera sans histoire et sans objet. Loin
de l'Etat, sans participation au vote, qui est la reconduction de
l’Etat à lui-même, quels que soient ceux qui l’occupent. Et, si, sous
la forme de la guerre, l'histoire a été liée aux révolutions russe
et chinoise, ce que Lazarus soumet à ses auditeurs est la tentative
d ’une politique en temps de paix.
Bien évidemment, Lazarus ne se dispense pas de désigner
ceux à qui (ou contre qui) cette politique aura affaire: l'Etat
parlementaire, le P C F, les syndicats dans les usines, les diverses
formes de policiarisation des quartiers, contre les jeunes et contre
les «étrangers». Il ne se dispense nullement d ’une analyse de la
conjoncture ni de celle de ses adversaires. Ce seront ses analyses
sur les formes et les changements de l’Etat: le consensuel et le
fonctionnel du mode parlementaire post-classiste, l'Êtat-parti des
trois régimes du XX1 siècle, l'Etat de la décision pure et l’Etat
séparé en France 5 (toutes deux formes d ’Etat post-étatiques).
5 ‫ ־‬L’État séparé est celui dont la modalité principale est la disparition de la
catégorie d'intérêt général comme régulation de la puissance étatique. Il ne
s’agit pas seulement de la « mise hors d'état de servir » des services publics, mais
de l’extension toujours plus grande des forces de police, du sécuritaire, d’un
28
La politique en intériorité avance c/eux propositions principales :
7. La politique est une pensée.
2 . On peut connaître une politique existante ou ayant existé
par le rapport à sa pensée. (Je rends ce deuxième point dans sa
forme la plus condensée, avant d'en dire davantage.)
Il y a beaucoup de pensée dans cette affaire. Lazarus, devenu
fou et abjurant toutes ses convictions, propose-t-il une politique
spéculative, une philosophie de la politique ? Absolument pas. La
pensée est la forme que prend le subjectif quand il n'entre pas en
composition qu’il peut être dit pur subjectif. Le subjectif qui ne mène
qu'au subjectif est une pensée, a-t-il écrit ailleurs. C'est un saut. Pas
un coup de folie.
Donner la politique pour une pensée est le pari d'un pur
subjectif, d'un subjectif sans composition. Mais non pas « hors du
monde » et sans effectivité. La pensée sera rapport .‫ ־‬rapport du réel
fameuse entorse à la grammaire qui a pour but de ne pas placer
le réel en position d'objet, mais comme identificateur de la pensée
des gens. C'est aussi une clause de rationalité.
La politique comme pensée aura deux assignations. Une
assignation au principe les gens pensent, ce qui donne la politique
en subjectivité ; et une assignation en historicité : la théorie du
mode historique.
Voyons la première. La politique en subjectivité, celle qu'il
se propose de mettre en œuvre, voici qu'il la dit non seulement
dispositif sans fin de lois d’exception : lois de criminalisation des jeunes, des
étrangers, des malades mentaux, des femmes qui portent la burqa, activité
législative visant à créer le concept de nouvellespopulations que l’on stigmatise
et dont on fait des gibiers de police. État séparé, il se concentre sur lui-même en
résorbant dans son espace tout ce que recouvre le terme « gens ». Il se sépare du
peuple réel, des gens réels.
29
en subjectivité mais de p lu s: en intériorité / La distinguant
par-dessus le marché d'une subjectivité en extériorité ! Pourquoi ?
Réintroduit-il une binarité des subjectivités, quelque chose
comme bourgeoisie/prolétariat, dans son ordre propre et
lazaruséen ? Que fait donc notre auteur ?
Les formes de subjectivité des gens peuvent se donner dans
deux espaces, selon sa formule: dans l'espace de l'Etat et à
distance de l’Etat. Dans les deux cas, il s'agit de formes de
conscience : elles sont différentes, disjointes ou opposées. Mais
nous ne sommes pas cependant dans un binarisme, puisque ces
formes de conscience, ces subjectivations, dans l'un ou l'autre
espace, relèvent du seul principe: les gens pensent. Les formes
de conscience seront dites en extériorité quand elles entreront
en composition avec l'Etat, ses œuvres et ses pompes (funèbres),
sa société de cour et ses prébendes pour des intellectuels ralliés
ou convaincus (qu’il n’y a rien d'autre à faire). Les autres
subjectivations, à distance de l'Etat, seront en intériorité, dans
un pur subjectif, et la politique qui s'ensuivra itou. C e n'est donc
pas une explication de l’état des choses par l’idéologie ou les
diverses mystifications (presse, télévision, etc.). Les gens pensent,
qu’ils soient dans l’espace de l’Etat, qu’ils votent et croient au vote,
ce que Lazarus nomme une démarche en extériorité, ou qu’ils soient
à distance de l’Etat, démarche en intériorité : dans les deux cas,
il y a une pensée et une politique.
De ce que la politique subjective soit en intériorité dépend la
possibilité d ’une politique soucieuse de ce qu’on a nommé dans
les « Notes sur le post-léninisme » la « capacité des masses » dans
leur propre dynamique et non simplement au moyen du travail
de l’antagonisme. Q uand existe un espace en intériorité, il se
développe à partir de lui-même et non à partir d ’un «contre».
30
Et quand un espace des gens (noyaux d ’usine, comités populaires
anticapitalistes de quartiers, collectifs des ouvriers sans papiers
des foyers et de l'Organisation politique) se constitue et se fortifie,
c'est alors que peut être envisagé un possible, ce changement dans
la situation des gens dont l’être organisé fait partie.
Tout le problème d'un possible, et, sij'ose dire, sa puissance (plutôt
qu’un pouvoir), est d’en faire un réel, ce qui passe par l’énoncé
d'une prescription La prescription est la conjonction d'une situation
et d’une décision. « A l’usine, il y a l’ouvrier » est une prescription qu'il
s'agit de faire vivre et d'imposer dans une période où les forces
étatiques et syndicales prétendent qu'à l’usine il n'y a personne ou
qu’il n'y a que des immigrés. De même, « On est ici, on est d'ici.
Des papiers pour les ouvriers sans papiers ». Ne faisant pas ici le récit
de notre politique, je me cantonne à ces deux exemples.
La pensée entre encore en lice dans le deuxième point
essentiel de la politique en intériorité : comment identifier une
politique existante ou ayant existé ? C ’est la doctrine du mode
historique de la politique, selon laquelle identifier une politique,
c’est identifier le rapport de cette politique à sa pensée. Qu'est-ce
que cela peut bien vouloir dire ?
Pour Lazarus, la politique n'existe pas constamment : elle est
rare, souvent brève et toujours précaire. Renversement à l’égard de
la politique considérée comme une instance particulière de la
pyramide - ou de la totalité - que constituerait une société,
renversement de la conception de la politique comme incarnée par
celle des partis, renversement de la doctrine selon laquelle il y a
univocité de la politique à l’histoire - et que l'on peut aller de l’une
à l'autre, et retour, à bon droit, d'autant que toutes deux, politique
et histoire, sont toujours là et, dans cette hypothèse, toujours là
ensemble. Rupture donc avec une tradition qui remonte à Thucydide.
3i
 Il y a une existence modale de la politique: la politique en
intériorité n'apparaît que sous la forme d ’un mode. Dire que la
politique n’existe que dans un mode historique de la politique est
soutenir que la politique n'existe pas de façon constante : elle est
séquentielle - c'est ce que recouvre le mot de mode. Elle apparaît
puis cesse - elle est donc rare.
Pour l'identifier, il faudra avoir recours à ce qui a été pensé
et inventé dans la séquence. Un mode en intériorité peut être saisi
en cherchant quelle pensée a été à l'œuvre dans le mode. Cette
pensée inventive est celle des acteurs du mode, et peut, certaines
fois, s'investir dans un nom propre (Saint-Just, Lénine, Mao, par
exemple). Elle crée les catégories propres au mode. Ces catégories
sont singulières : l’espace de leur existence, de leur effectivité et
de leur fonctionnement est l'espace et le temps du mode. C a r il
y a un espace et un temps d ’un mode politique en intériorité : on
peut le dater de son émergence à sa cessation, on peut en
désigner les lieux Les catégories d ’un mode ne sont pas utilisables
ailleurs que dans le mode qui les a produites, elles ne sont pas
généralisables. Solidaires du mode, autrement dit son invention
propre, elles sont dites épuisées dans leur usage et leur existence
quand le mode cesse.
Comment identifier et comprendre la cessation du mode en
intériorité ? Par une seconde propriété d'un mode historique de
la politique. C e qui atteste de la réalité d'un mode est, certes, sa
pensée, mais c ’est aussi son aptitude à la création de lieux de la
politique. Militants ou acteurs du mode créent ce que Lazarus
nomme des lieux : la Convention et les sociétés sans-culotte, pour
ce qu’il appelle le « mode révolutionnaire » ; les Soviets et le parti,
pour le «mode bolchevique»; des processus nouveaux, dans le
« mode dialectique », telle l'invention de la «guerre du peuple » et
32
de l'armée révolutionnaire, dans le cas chinois. « L'armée chargée
des tâches politiques de la révolution», « l’armée au service du
peuple », sont les lieux du mode dit dialectique et dont un nom
propre est Mao Tsé-toung. C e s lieux ne sont pas des lieux
«physiques ». Un lieu n’est pas un énoncé de localisation, mais bien
de délocalisation. Une politique singulière ne s ’identifie pas par
les partis, les classes et les États, mais, dans les modes en intériorité,
par des formes de présence à elle-même : assemblées, processus,
autres formes d'organisation. Toute politique en subjectivité a des
lieux, qui sont ses espaces de cristallisation, là où elle se déploie
et s ’exerce. Le mode cesse quand un des lieux vient à disparaître.
La fin de la séquence est la cessation du mode, l’épuisement de
sa capacité politique propre. Elle n’est pas sa défaite.
Identifier un mode, c ’est donc être à même d’énoncer quels sont
ses lieux, mais surtout quelle est - pour un mode en cours, ou ayant
lieu, s'il existe, et pour un mode clos, ayant eu lieu - la pensée
inventée et mise en oeuvre dans la séquence. C ’est en ce sens qu’une
politique est un rapport à sa pensée. Expliquons-nous : la politique,
dans son assignation à l'énoncé les gens pensent, donne une
politique en subjectivité, en intériorité. Dans son assignation à
l’historicité ou existence réelle de cette politique singulière, elle
est saisie comme rapport d’une politique à sa pensée.
L’Intelligence de la politique en donnera de nombreux
exemples, principalement dans « La catégorie de révolution dans
la Révolution française ». Puis dans un ultime retour à Lénine, à
propos du mode bolchevique. Mode atypique puisque les lieux
et la durée du mode ne se chevaucheront pas, mais se tiendront
dans une dyschronie que je vous laisse découvrir. Dyschronie dont
le noyau est la disparition des Soviets, et le sens : la multiplicité
des lieux est la condition de la démocratie.
33
 Tendanciellement, les derniers textes de L’Intelligence de la Faut-il attendre des temps meilleurs ? Ou sont-ce des formes
politique vont porter sur l'État et ses transformations. Cette inédites de pensée et de bascule qui sont en travail ? Autrement
dimension du livre, passionnante à mon sens, toute contemporaine, dit, le rapport entre la pensée et sa prescription. Face aux temps
tourne autour de la question de la cessation d'une politique - actuels et avec la volonté de poursuivre, il faut avancer que
elle est séquentielle - quand la forme de l'Etat et sa puissance c ’est la teneur de la bascule a changé. Encore une fois, il y a du
la rend difficile à constituer dans de nouveaux termes. A leur façon subjectif, il y a de la pensée, la bascule du subjectif sur la pensée
et bien qu'écrites en 2003, il y a neuf ans, les lignes sur l’Etat de est à trouver.
décision pure et l'État séparé parlent d ’aujourd’hui. Quelle doit Mais aussi, peut-être, est-ce le moment pour moi de vous
être la politique quand on est dans une telle période ? Quelles conduire à la page 792 c/'Anthropologie du nom, où Lazarus
sont les nouvelles formes de subjectivité ? Et que fait-on si on affirme que, si la pensée est prescriptive, penser, c'est prescrire
n ’est pas en état de les p ré cise r? Autrement dit, quand une la pensée, « l’assigner pour la convoquer, la contraindre pour
politique en subjectivité manque, que faire ? Lazarus répond : l’éprouver». Il faut donc penser. Au fond, il n’y a de pensée que
la bascule. prescriptive. Là réside la liberté.
Les gens ne pensent pas toujours en intériorité, il n’y a pas
toujours de la politique subjective, ce qui est la conséquence de Novembre 2012
la séquentialité. Que dire quand la conjoncture est maigre ? Ou,
quand une pensée de la politique dans de nouveaux termes,
augurant d'une nouvelle séquence, tarde à su rg ir? Q uand il
semble qu’aucun possible n’existe ou qu’aucun possible ne se
transforme en prescription ?
Une telle situation est-elle issue de ce que le subjectif, indexé
sur lui-même, vient à m anquer ? Lazaru s ne le croit pas
davantage : il y a toujours du subjectif, de même q u’il y a
toujours des gens dont l’enquête peut déterminer, en conjoncture,
et dans des termes nouveaux, l’indistinct certain. C e qui vient
à manquer est bien plutôt que la bascule du subjectif sur la
pensée n'a alors pas lieu. Que le subjectif susceptible de se penser
à partir de lui-même à travers cette bascule fait défaut. Mais alors
qu’est-ce qui fait défaut dans ce défaut ? C ’est la prescription
de la pensée.

34 35
QU’EST-CE QU’UNE
POLITIQUE MARXISTE ?

La prem ière version de ce texte fu t publiée sous le nom de Paul Sandevince, en

1978, aux éditions Potemkine.
C e tte brochure était préfacée par le G roupe pour la fondation de l’Union des
communistes de France marxistes-léninistes (I’ u c fm l ).
 « Communisme » a été depuis le Manifeste de 1848 le thème
central de la politique révolutionnaire. Le Manifeste ouvre une
arche historique qui se clôt pour moi en 1967, avec l’échec de la
phase ouvrière de la Grande Révolution culturelle prolétarienne'.
Les assignations effectives, c’est-à-dire adossées à des processus
et des situations, du mot communisme ne sont ni homogènes entre
elles ni stables.
Dans sa préface à l’édition allemande de 1890 du Manifeste,
après donc la mort de Marx, Engels souligne qu’au moment de
la rédaction primitive, et de façon notoire, « socialisme » désignait
les mouvements de la (petite) bourgeoisie et que « communisme »
concernait le monde ouvrier2.

1 1967 ‫ ־‬: échec de la C om m une de Shanghai avec la directive de M ao Tsé-toung

substituant aux organisations crées par la Com m une les com ités de triple alliance :
parti, rebelles ouvriers, arm ée.
2 ‫« ־‬E n 1847, le socialism e signifiait u n m ouvem ent bourgeois, le com m unism e,
u n m ouvem ent ouvrier. Le socialism e avait, su r le co n tin en t to u t au m oins, ses
entrées dans le m o n d e; p o u r le com m unism e, c'était exactem ent le contraire. Et
com m e, dès ce m om ent, nous étions très n ettem en t d'avis que “l'ém ancipation
des travailleurs doit être l’œ uvre des travailleurs eux-m êm es”, nous ne pouvions
hésiter un instant sur la dénom ination à choisir. Depuis, il ne nous est jamais venu
à l'esprit de la rejeter. »

41
 Le léninisme, avec Que faire ? (1902), va proposer, sur ce point,
davantage qu’une mutation, une novation. Le communisme ne sera
plus conçu comme devenir naturel de la puissance, en conscience
et en organisation, des ouvriers, mais comme I effet possible
d’un dispositif fortement volontaire et organisé : le parti, pendant
ouvrier et populaire de ce que I État est aux bourgeois, au
capital et à l’impérialisme. Dès la IIIe Internationale, communisme
devient l'attribut du vocable « parti », et le terme de communisme
jouera son destin dans la dictature du prolétariat telle que la
pratiquera l’expérience socialiste soviétique. Le mot communisme
s’est donc, on le voit bien, considérablement « chargé »: on n’est
plus seulement dans l’espace des mots «ouvriers», «lutte des
classes», «révolution», mais dans celui du Parti communiste
d'Union soviétique, de la dictature du prolétariat en URSS, de la
IIIe Internationale, et des partis communistes nationaux, Staline,
KGB, goulags.
L’expérim entation chinoise, essentielle parce qu elle a
véritablement déployé une autre politique que celle de Staline
sur le « ra p p o rt aux masses», aux gens, sur le ra p p o rt de
l’agriculture et de l’industrie, de la ville et de la campagne et sur
toutes les grandes questions concernant l’édification du socialisme,
s'est faite à travers une réactivation du léninisme, avec, par
exemple, le fameux texte chinois pour le cinquantième anniversaire
de la révolution d’O ctobre, qui met en avant la formule: «Seul
est marxiste qui étend la reconnaissance de la lutte des classes
jusqu’à celle de la dictature du prolétariat».
Depuis 1Ç17, le noyau de l'expérience historique du mot
communisme a donc eu pour base et pour enjeu la dictature du
42
prolétariat, dite phase de transition, qui assure avoir pour objectif
le deperissement de I Etat, et I accession a une société sans
classes, condition du communisme. Le dépérissement de l'Etat
n ayant pas eu lieu, l'URSS n’a jamais accédé à la société
communiste. L'hypothèse du dépérissement de l'État dans la
dictature du prolétariat s est révélée inexacte. Il faut donc, selon
moi, considérer cette hypothèse comme une approximation
trop grande, étrangère aux processus reels et, en ce sens précis,
une utopie, une idée forte que I expérience dément radicalement.
Il est donc necessaire de tenir I expérience soviétique comme
conclusive et de cesser d’imputer l'échec du socialisme soviétique
aux seules erreurs et au terrorisme criminel de Staline.
Nous sommes à l’évidence au tout début de la prise de
conscience des effets de I echec de I hypothèse du dépérissement
de l’État en URSS.
Mais ici, je prendrai «communisme» par un autre biais : celui
ra p p e lé par Engels quand il I o ppose au «socialism e».
«Communisme», dit Engels, vaut pour le monde ouvrier. C'est
ce point qui m'intéresse.
Au fond, se demander s il existe une politique marxiste, alors
quà !évidence elle n’existe que plus tard, avec la révolution
bolchevique, et que Marx ne parle que de révolution sociale, c’est
examiner la question de la classe et de la classe ouvrière. Poser
la question de ce qu’on pourrait nommer une politique du
prolétariat dans son actualité, ici et maintenant. Je retiendrai donc
de Marx que c'est le communisme qui constitue le prolétariat en
classe. Des lors, le prolétariat n est pas considéré comme une
catégorie sociale, mais comme une notion politique. Et c’est
dans cette direction que je pose la question : y a-t-il une politique
43

marxiste ?, que je m’interroge sur le communisme, clef de voûte
qui dispose la doctrine de la classe ouvrière comme puissance
résolutive des contradictions de classes, nommément celle qui
oppose le prolétariat a la bourgeoisie.
1, Q u 'e s t-c e que la politique ?
Le noyau de la politique est le même pour la bourgeoisie et pour
le prolétariat : c’est la question du pouvoir d’État dans I espace de
la contradiction antagonique bourgeoisie/prolétariat. En ce sens,
la politique est une activité particulière, une pratique spécifique.
Tout n’est pas de la politique, il s’en faut de beaucoup. Participe
de la politique ce qui s’inscrit soit dans la question du pouvoir d Etat,
soit dans celle de l’antagonisme bourgeoisie/prolétariat. Le degre
de structuration d’une force politique s’éprouve dans la proximité
qu’entretiennent les formes de manifestation de l’antagonisme
bourgeoisïe/prolétariat avec la question du pouvoir d’Etat. Il y
a eu, par exemple, pendant la tempête révolutionnaire de Mai 68,
de la part des ouvriers et du peuple, un certain nombre de
situations antagoniques avec la bourgeoisie ou avec l’Etat ; mais
cet antagonisme n’était pas inscrit dans un quelconque projet de
pouvoir. Ceci était à la mesure, comme on l'a vu par la suite, de
la faiblesse politique du camp révolutionnaire.
Comme la politique se réfère en dernière analyse soit a la
bourgeoisie, soit au prolétariat, on dira volontiers qu elle est
bourgeoise ou prolétarienne.
Il faut ici formuler la thèse suivante: la bourgeoisie et le
prolétariat sont les deux seules classes politiques de I histoire
44
mondiale actuelle parce quelles seules, à l’exclusion de toute autre,
développent une capacité à organiser le peuple. Il n’y a de
classes politiques que de classes capables de définir et de
diriger une politique du peuple. C'est en ce sens qu’elles sont
des classes étatiques. Il n'y a de classe politique dirigeante que
de classe capable de diriger l’Etat, c’est-à-dire d'avoir une
politique a l’égard de toutes les forces sociales et de toutes les
classes de la société. Cela, seuls la bourgeoisie et le prolétariat
le peuvent, à l'exclusion de la paysannerie et de la petite
bourgeoisie. C 'est bien ce que sanctionne l’article 2 de la
Constitution chinoise, qui d it : « Le Parti communiste chinois est
le noyau dirigeant du peuple chinois tout entier. La classe
ouvrière exerce la direction sur l’État par l’intermédiaire de son
détachement d’avant-garde, le Parti communiste chinois.»
La bourgeoisie, quant à elle, utilise parfois aussi le terme de
peuple, mais son expression favorite, véhiculant sa propre
conception de l’unité politique populaire, dont elle est le centre
et la direction, c’est la nation.
Pour le prolétariat de France aujourd'hui, les choses sont en
travail. Face à une bourgeoisie monopoliste usée par le pouvoir,
incapable devant la crise, divisée par la montée de la bourgeoisie
bureaucratique - le PCF - rusée mais encore inexpérimentée, le
prolétariat existe-t-il, en tant que force politique ? Q u’en est-il
de sa capacité politique et organisationnelle à diriger le peuple,
classe ouvrière comprise ?
La politique du prolétariat reste une question ouverte, une
question en devenir. En ce qui concerne la classe ouvrière
aujourd’hui, comment se développe la lutte de classe, où se joue
sa constitution en classe politique, quels en sont les processus ?
45
 C ’est pour poser ce tte question, pour la penser, e t p our la
pratiquer, qu'il faut être marxiste. Et uniquem ent pour cela. Le
marxisme n'est pas une doctrine, philosophique ou économique.
Le marxisme, c’est la p o litique du p rolétariat dans son actualité.
C’est là la grande question des temps qui viennent Le prolétariat
comme classe politique, c'est-à-dire la politique révolutionnaire du
peuple, sera-t-il présent comme pôle dans la grande confrontation
qui se poursuit, et dont les élections législatives de 78 sont un jalon ?
Pour que la scène politique se constitue autour des trois forces:
bourgeoisie monopoliste, bourgeoisie bureaucratique, force
révolutionnaire du peuple, il faut enraciner l’anti-révisionnisme3dans
la politique, et aller au feu. Il faut avoir confiance, il faut se regrouper
et se battre. L’existence de ce regroupement sa capacité à la bataille
politique, manifestera l'existence dores et déjà constituée du
prolétariat comme classe politique. L’absence d'un tel regroupement
nous renverrait à la période de tâtonnements sur la nature même
de la politique révolutionnaire. Se rassembler pour la politique
révolutionnaire, c’est se rassembler pour se battre contre les deux
bourgeoisies, pour mener, comme on dit, la lutte sur deux fronts.
Quelles sont nos armes ? Principalement, une révolte de masse
contre les deux bourgeoisies, une atmosphère sociale fortement
politisée, un pôle maoïste organisé à l’échelon national, l'UCFML,
l’existence, dès aujourd’hui, non pas d’un programme révolutionnaire,
mais d'éléments de programme.
3 - Par révisionnism e étaien t désignés les principes e t les pratiques du PCF et
de la C G T qui relevaient de la collaboration de classes et donc avaient révisé les
principes fondam entaux du m arxism e et du léninisme. Le term e de révisionnisme
avait était utilisé p a r le P arti com m uniste chinois p o u r stigm atiser la politique
de l’URSS d u tem ps de K hrouchtchev.
46
2. Le marxisme
Karl Marx ne fonde ni la politique ni la lutte des classes. Le champ
de la politique existe bien évidemment avant lui, et il a comme noyau,
nous l'avons vu, la contradiction bourgeoisie/prolétariat. Cette
contradiction, qui structure la société européenne depuis la fin
d u XVIIIe siècle, est politiquement maîtrisée par la bourgeoisie, qui
occupe le pouvoir d'Etat.
> Politique et politique prolétarienne
Avant Marx, la bourgeoisie développe une politique complexe
et structurée, elle maîtrise son antagonisme avec le prolétariat.
En maîtrisant cet antagonisme, elle maîtrise le corps social, car
la société bourgeoise moderne est fondée sur cet antagonisme :
La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines
de la société féodale, n’a pas aboli l’antagonisme des
classes. Elle n'a fait q u e substituer de nouvelles classes,
de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes
de lutte à celles d'autrefois.
Cependant, le caractère distinctif de notre époque,
de l’époque de la bourgeoisie, est d'abord d'avoir simplifié
l'antagonisme des classes. La société se divise de plus
en plus en deux vastes camps ennemis, en deux classes
diam étralem ent o p p o sées: ta bourgeoisie et le
prolétariat.(Manifeste, chap. I.)
47
 L’apport de Marx et Engels, c’est le point de vue du prolétariat
sur la contradiction bourgeoisie/prolétariat. Bien évidemment,
avant Marx, la classe ouvrière est dans la politique, de même
qu’avant Marx l’histoire de la société bourgeoise est bien celle de
la lutte des classes. Mais avant Marx, la façon d'être dans la
politique de la classe ouvrière, et dans celle du peuple, ne relève
pas d’un point de vue de classe. C ’est en ce sens que je dis qu’ils
fondent la politique prolétarienne. Le marxisme peut alors être dit
la politique de classe du prolétariat. C est la pratique et la théorie,
par le prolétariat, de la contradiction bourgeoisie/prolétariat et des
conséquences d’ensemble de cette contradiction.
> Les trois apports de Marx
Marx propose sa propre systématisation du marxisme dans ce
document essentiel qu'est sa lettre a Weydemeyer (5 mars 1852) :
Maintenant, en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi
que revient le mérite d ’avoir découvert l’existence des
classes dans la société moderne, pas plus que la lutte
quelles s'y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé
bien avant moi l'évolution historique de cette lutte des
classes et des économistes bourgeois en avaient décrit
l’anatomie économique. Ce que j'ai apporté de nouveau, c’est:
·premièrement, de démontrer que l’existence des
classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées
du développement de la production ;
■deuxièmement, que la lutte des classes mène
nécessairement à la dictature du prolétariat ;
·troisièmement, que cette dictature elle-même ne
représente qu une transition vers l’abolition de toutes les
classes et vers une société sans classes.
Marx désigne donc trois apports : (!) le lien entre classe et phase
de développement de la production, (2) la dictature du prolétariat
et (3) la société sans classes. Dans cette présentation par Marx
lui-même de sa doctrine, il faut remarquer que c'est la question du
communisme qui est le centre des trois nouveautés. En effet, il faut
prendre ces trois caractéristiques comme un ensemble ordonné,
dont l’unité interne est que la lutte des classes du prolétariat a pour
projet historique et pour théorie le communisme.
Que l’existence des classes soit liée à des phases historiques
déterminées du développement de la production revient certes
a inscrire I analyse de la lutte des classes dans celle des rapports
de production. L’étude de ces rapports de production va dégager
la base économique objective de l’antagonisme de classe. Mais le
développement de cet antagonisme, son émergence, c’est dans la
politique qu’il se donne. Plus précisément encore, c’est, pour le
prolétariat, dans la politique du prolétariat.
Tel est bien ce qu'indique le deuxième point de Marx : « la lutte
des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat».
En liant de façon organique lutte des classes et dictature du
prolétariat, Marx délimité le champ de la politique prolétarienne.
Lénine l’a rappelé dans sa formule célèbre : « Celui-là seul est un
marxiste qui étend la reconnaissance de la lutte des classes
jusqu'à la reconnaissance de la dictature du prolétariat » (L'État
et la Révolution, chap. Il, 3).
La dictature du prolétariat et son pendant antagonique, la
dictature de la bourgeoisie, sont les notions clés de la politique.
49
 Enfin, la dictature du prolétariat ne correspond qu’à une
phase de transition vers l’abolition de toutes les classes, vers la
société sans classes, la société communiste. L’essence de la
dictature du prolétariat est de ce point de vue-là de devenir par
étapes une société sans classes. Sur le mécanisme de ce passage,
Marx et Engels donne une indication dans le Manifeste: si
l’histoire est histoire de la lutte des classes et si la phase de
transition est encore historique, elle relève de la lutte de classes.
Être marxiste c’est être communiste. C ’est affirmer que le
projet social dont est porteur le prolétariat est le communisme,
la société sans classes, et que tel est l’objectif stratégique de la
lutte de classe prolétarienne.
> Communisme et socialisme
Le projet social du prolétariat, c’est donc le communisme et
non le socialisme. Le socialisme, la société socialiste, ce n est que
la transition. Pour le réfléchir, il faut en formuler les deux pôles,
le capitalisme d’un côté, la société communiste de l’autre.
Prétendre réfléchir la transition sans référence au communisme,
c’est une des caractéristiques du révisionnisme (le PCUS, à
propos de I URSS en 1963, qualifie de communiste une société
où subsistent les classes et différents systèmes de propriété...).
Brouiller la distinction entre socialisme (phase de transition)
et communisme (société sans classes) est une des bases théoriques
du révisionnisme moderne. Tout au contraire, il faut insister sur
le fait que la société socialiste, l’Etat socialiste, ne diffèrent pas
radicalement d’avec le capitalisme. Mao le soulignait peu avant
sa mort : « En un mot, la Chine est un pays socialiste. Avant la
5°
Libération, c était à peu près comme le capitalisme. Maintenant
encore, on pratique le système des salaires à échelons, la répartition
selon le travail, I échange par l'intermédiaire de la monnaie, et tout
cela ne diffère guère de l'ancienne société. La différence, c’est que
le système de propriété a changé »(cité par TchangTchouen-kiao,
dans De la dictature intégrale sur la bourgeoisie).
Dans I Etat socialiste, le pouvoir politique a changé, la dictature
à I oeuvre est celle du prolétariat, le système de propriété est
transformé. Ces deux nouveautés radicales ne créent pas à
elles seules une société nouvelle. Le fond du problème est que
le débat sur le socialisme - et ceci très largement à l’initiative de
Staline - a été réduit aux transformations dans l’économie et dans
la propriété. Et que l'on fait comme si la perspective communiste
était acquise et résolue par l’abolition de la propriété privée. Une
telle conception a eu pour effet de répudier toute existence d’une
lutte des classes sous le socialisme. Voyons le premier point de
la lettre de Marx à Weydemeyer : le socialisme étant un nouveau
développement de la production, la lutte de classe devait revêtir
nécessairement d autres formes que celles liées à l’existence de
la propriété et au rapport capital/travail. Et enfin, si le communisme
procédé du deperissement de I État, I abolition de la propriété
privée n entraînait nullement un tel dépérissement. Les faits le
montrent à I évidence, ce qui s’est passé est tout le contraire :
le renforcement de l'appareil d'État soviétique.
L’État pour ne pas dégénérer doit, au travers de la lutte des
classes, dépérir par étapes. Dépérissement de l’État par étapes
ou restauration du capitalisme par étapes, tels sont les devenirs
c o n tra d ic to ire s du socialism e. En b re f: capitalism e ou
communisme. Avec le communisme, l'histoire ne s’arrêterait pas
51
mais elle se développerait dans un nouveau champ. Il ne serait
plus celui des a ffro n te m e n ts des classes, mais d autres
contradictions, comme celle entre I ancien et le nouveau.
> Le marxisme, c’est la politique du communisme
Le premier point de cette assertion est que le marxisme est
une politique. La théorie marxiste n’est qu’une part du marxisme,
elle n'en est pas l’essence. L essence en est la politique, au sens
des processus historiques reels dont le communisme est le
terme. L’appellation de parti communiste, généralisée par la
IIIe Internationale, a voulu signifier ceci : les partis allaient faire la
p o litiq u e p ro lé ta rie n n e , donc la p o litiq u e com m uniste.
Le marxisme, c’est donc la pratique (et la théorie comme moment
interne de la pratique) par le prolétariat de la contradiction
bourgeoisie/prolétariat, quand il se constitue en classe politique
porteuse du projet communiste. La politique marxiste est la
tentative de trouver I adéquation entre le communisme entendu
comme société sans classes au terme du deperissement de
l’Etat, enjeu de la société socialiste, dite phase de transition, et
le communisme comme réference de I authentique lutte de
classe dans la France contemporaine. Sur ce dernier point, le
marxisme est ce qui fonde le caractère de classe d'une politique,
c’est donc la politique du prolétariat dans son actualité. Ce
caractère de classe a deux dimensions : d une part, mener la lutte
de classe contre la bourgeoisie et l’État, et d autre part, le
communisme. Marx invente la théorie du communisme comme
élément propre que recele et dont serait capable le prolétariat.
L’unité interne des trois apports que Marx revendique dans la
52
lettre à Weydemeyer, c'est la théorie du communisme comme
support de la politique du prolétariat. Q u’y a-t-il dans cette
politique qui excède la simple candidature au pouvoir d’État dont
j ai dit en commençant qu elle définissait une classe dite politique ?
Dans !antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat, de quoi
s'alimente la puissance propre du prolétariat ? C ette question
est celle de la double fonction du terme de communisme. D’une
part, il signifie le but espéré : une société débarrassée de l’État,
de l’oppression étatique, c'est le dépérissem ent de l’État.
Contrairem ent à la bourgeoisie, le prolétariat communiste veut
non pas la pérennité de l’État mais son abolition. D’autre part,
on voit bien que le principe de présent du communisme, c’est
à la fois la lutte de classe et le communisme. Autrement dit, la
lutte de classe mais indissociable de la finalité qu’est la société
sans classes.
C est dans ce sens qu’il faut entendre mon énoncé: le marxisme,
c’est la politique du communisme. Le communisme est le processus
historique qui conduit au communisme, c’est pourquoi je dis sans
jeu de mots : c’est le communisme qui conduit au communisme.
Le communisme étant le processus historique qui conduit au
communisme, le processus reel en est la politique prolétarienne.
En vérité, c’est le communisme qui constitue le prolétariat en classe
politique et pas seulement l’antagonisme. Le marxisme est une
théorie parce qu’il est une politique.
> Les étapes du marxisme
La contradiction bourgeoisie/ prolétariat aune histoire. Elle se
transforme par étapes. C est cela qui scande le marxisme, parce
53
que telle en est effectivement l'assise historique. Le marxisme, dans
sa généralité, désigne la politique prolétarienne e t sa théorie.
Mais celle-ci se donne toujours dans une form e historiquem ent
déterminée.
On p e u t ici renvoyer à Staline :
Le léninisme est le marxisme de 1‫׳‬époque de l’impérialisme
et de la révolution prolétarienne. Plus exactement, le
léninisme est la théorie et la tactique de la dictature du
prolétariat en particulier. (Des principes du léninisme,
introduction.)
Reprenons ces deux propositions.
La première donne les caractéristiques historiques et sociales
de l’époque : im périalism e et révolution prolétarienne, qui sont
les caractéristiques dominantes de la bourgeoisie et du prolétariat
en ta n t que classes politiques. Il y a donc là une époque de
l'h is to ire m o n diale, é p o q u e ra d ic a le m e n t d iffe re n te de la
précédente. La contradiction b o u rg e oisie/prolétariat s’y donne
dans des form es nouvelles, e t la p o litiq u e p rolétarienne y est
e lle -m ê m e n o u v e lle . C e tte n o u v e a u té d e la p o litiq u e
prolétarienne, e t do n c du marxisme de ce tte époque, c est le
léninism e, d o n t le noyau est la th é o rie e t la ta c tiq u e de la
d icta tu re du prolétariat, c est-a-dire la p o litiq u e de la dictature
du p ro lé ta ria t victorieuse : te lle est la deuxiem e p roposition de
Staline. Le léninism e a a p p ro fo n d i le marxisme, e t il la fait
passer à une nouvelle étape. Et c’est parce que la politique
prolétarienne dans les conditions de l’impérialisme (et sur la base
du bilan de l’époque antérieure) est plus complexe, plus avancée
q u ’à l'époque de M arx :
54
Marx et Engels ont milité dans une période d'avant la
révolution (nous parlons de la révolution prolétarienne) où
l impérialisme n a pas encore été directement dans la
période de préparation des prolétaires à la révolution, dans
la période où la révolution prolétarienne n'était pas encore
directement, pratiquement, une chose inévitable. Lénine,
elève de Marx et d Engels, a milité, lui, dans la période de
l impérialisme développé, dans la période de la révolution
prolétarienne en développement, alors que la révolution
prolétarienne a déjà triomphé dans un pays, battu la
démocratie bourgeoise et inaugure 1ère de la démocratie
prolétarienne, l ère des Soviets. Voilà pourquoi le léninisme
est le marxisme développé plus avant. (Ibid.)
R éféré à la bourgeoisie, le marxism e, c’est la p o litiq u e
prolétarienne de I époque du capitalisme florissant. Le léninisme,
c est la p o litiq u e prolétarienne de I époque du «capitalism e
agonisant», de l'im périalism e. «C apitalism e agonisant», cela
signifie qu’on est dans l'époque dont le term e est l'effondrem ent
du capitalisme. L apparition de la révolution prolétarienne comme
fo rc e p o litiq u e v ic to rie u s e o u vre la p é rio d e du dé clin de
I impérialisme face au progrès de la révolution mondiale. Avec
I impérialisme, le capitalisme connaît une force et une agressivité
décuplées.
Référé au prolétariat, le marxisme est la politique prolétarienne
de l'époque où les ouvriers et le peuple instaurent la dictature
du prolétariat mais n’en maîtrisent pas les conditions ni d'extension
ni de maintien. La C om m une de Paris est la form e enfin trouvée
de ce que la révolution instaure sur les ruines de l’État bourgeois.
Mais son échec p o litiq u e illu stre l’absence d'une p o litiq u e
55
révolutionnaire maîtrisant ce tte forme, et capable de la faire
trio m p h e r face à la contre-révolution. Le léninisme, quant à lui,
dans des conditions historiques nouvelles, sera ce tte politique,
d o n t la m atérialisation victorieuse est la révolution d O ctobre.
A p a rtir de quoi s'ouvre une nouvelle et longue période
historique, où, encore une fois, le contenu fondam ental de la
contradiction bourgeoisie/proletariat, donc de la politique, donc
du marxisme, se transform e. P ériode qui va du léninisme au
maoïsme.
3. Le maoïsme
Le léninisme était le marxisme de l'époque de I impérialisme
et de la révolution prolétarienne. Si nous sommes toujours à
l'époque de l’im périalism e et de la révolution prolétarienne,
nous sommes dans la deuxièm e phase de ce tte epoque, et le
léninisme comme p o litique du p rolétariat a ete le marxisme de
la prem ière phase.
> Rupture dans l'histoire mondiale : d'Octobre et du léninisme
à la Révolution culturelle et au maoïsme
Q uelles sont les ruptures, les transform ations, qui scandent
le passage de la prem ière phase de l’impérialisme à la seconde?
Les é vé n e m e n ts q u 'il fa u t d o n n e r dans une u n ité des
contraires, et qui m atérialisent historiquem ent l’existence de
tem ps nouveaux, sont la restauration du capitalisme en URSS et
56
la Révolution culturelle prolétarienne chinoise. Il est essentiel de
bien sa isir la n o u v e a u té h is to riq u e ra d ic a le de ces deux
phenom enes. D un côte, la tra n sfo rm a tio n du p re m ie r Etat
socialiste en un Etat social-impérialiste, qui rétablit le capitalisme,
avec comm e form e étatique interne le social-fascisme. Cela est
un événem ent d'une im portance majeure pour l'ensemble du
prolétariat mondial. Un fait historique qui oblige à un réexamen
d e n s e m b le du c o n te n u e t des fo rm e s de la p o litiq u e
prolétarienne. D un autre côte donc, ce réexamen, bilan de la
restauration du capitalisme en URSS : la Révolution culturelle va
être la form e trouvée de la poursuite de la lutte des classes dans
le socialisme et de la dénonciation de la bourgeoisie révisionniste
dans le parti et dans l’État.
Le c a ra c tè re h is to riq u e a la fois de la re s ta u ra tio n du
capitalisme en URSS et de la place éminente, dans l'histoire
m ondiale, de la R évolution cu ltu re lle , va être co n firm é par
I universalité à p a rtir de 1966 des courants d ’opposition aux
forces politiques révisionnistes. Quasim ent dans chaque pays
existera un courant maoisant, en to u t cas anti-révisionniste.
C ertes, on n assistera pas, apres la Révolution culturelle, à un
phé nom ene m ondial de scission d ’avec les org a n isa tio n s
révisionnistes, com parable à ceux qui m arquèrent la naissance
de la IIIe Internationale. Plus: la grande m ajorité des groupes
politiques, autoproclam és partis, issus d une scission d ’avec les
partis révisionnistes généralement dans les années 1964-1965, sont
de tristes caricatures du m ilitant bolchevisé des années trente,
n o n t rien a voir avec le m ouvem ent réel de ce temps.
Q ue les organisations maoïstes d aujourd hui ne se constituent
pas par scission mais p lu tô t par fusion avec le m ouvem ent réel,
57
ceci est le signe même de l’im portance e t de la d ifficu lté de la
critique anti-révisionniste, qui nécessite un fo rt enracinement de
masse e t une solide rééducation au c o n ta ct du m ouvem ent
réel, des affrontem ents de classes.
La re sta u ra tio n du capitalism e en URSS, l’a p p a ritio n du
social-impérialisme soviétique, révèlent l’existence, au sein même
de la société socialiste, d ’ennemis de classe puissants, d ’une
bourgeoisie qui peut reprendre le pouvoir. C e tte bourgeoisie est
une nouvelle bourgeoisie.
La restauration du capitalisme en URSS n e st pas le fait du
résidu d ’anciennes classes que la révolution d Octobre, Lenine, puis
Staline auraient oublié dans un recoin et qui auraient soudainement
ressurgi. Les nouveaux dirigeants bourgeois sont issus d’une base
sociale interne au socialisme. A cette nouvelle cible, a ce nouveau
combat, la Révolution culturelle trouve une réponse et des armes
pour le prolétariat et pour le peuple. En ce sens, c'est elle qui
ouvre dans l’histoire mondiale une nouvelle phase, celle où le
prolétariat est en lutte contre l’impérialisme et le social-impérialisme.
Le maoïsme est le marxisme de l’époque de l’impérialisme, du
social-impérialisme et de la révolution prolétarienne. La restauration
du capitalisme en URSS et la Révolution culturelle prolétarienne
marquent l’entrée dans une nouvelle phase de l’histoire mondiale,
non seulement parce que y apparaissent de nouveaux ennemis, mais
encore parce que les grandes questions politiques dans lesquelles
s’a ffro n te n t révolution et co n tre-révolution sont nouvelles et
spécifiques à cette phase.
La prem ière phase de la révolution prolétarienne mondiale,
qui voit sa réalisation dans la révolution d ’O ctobre, a pour noyau
58
politique la révolution prolétarienne en regard de la prise du
pouvoir, de sa stratégie et de sa tactique, de ses moyens
organisationnels. La dictature du prolétariat est au centre, dans
la modalité de son établissement et de sa défense. La restauration
du capitalisme en URSS ouvre un nouveau champ de questions.
Quels sont les processus politiques à l'œuvre dans la société
socialiste? Quels liens doivent entretenir la défense de la
dictature du prolétariat et la poursuite de la lutte de classe et
de la révolution dans le socialisme ? Le débat n’est plus : dictature
de la bourgeoisie ou dictature du prolétariat, mais bien la lutte
acharnée, dans le socialisme, dans la phase de transition, entre
capitalisme et communisme, avec comme axe, dans un cas
comme dans l’autre, la lutte des classes.
Le xx‫ ־‬siècle n'a pas vu seulement l’instauration du premier
Etat socialiste, l’URSS, il porte l’expérience du fonctionnement
d’Etats socialistes.
Borner aujourd’hui la réflexion sur le socialisme à la question
de la prise du pouvoir, ou même, compte tenu de la situation en
France, tout référer à cette question, revient à arrêter l'histoire
en 1917. L’histoire mondiale de ce siècle, c'est non seulement les
révolutions prolétariennes victorieuses, mais aussi l’expérience
de l’édification du socialisme, du devenir en acte de la société
et de l’Etat socialistes.
C ’est cette expérience qui est la matière‫ ׳‬vivante de la phase
historique dans laquelle nous sommes. Le léninisme est le marxisme
de la victoire de la révolution prolétarienne. Le maoïsme y ajoute
le bilan révolutionnaire de l’expérience historique des États
socialistes et de la lutte des classes dans l’État de dictature du
prolétariat.
59
 Il y a là un espace théorique et politique d ’une nouveauté
radicale. D’une nouveauté radicale dans sa pratique, l’expérience
de l’URSS, de la Chine, de l’Albanie, et d ’autres pays encore. De
cette pratique, et de sa form e révolutionnaire éminente qu est la
G rande Révolution cu ltu re lle prolétarienne, sont issues non
seulement une pensée et une théorie, mais encore une politique,
adéquate au contenu historique actuel de la lutte des classes à
l’échelle mondiale. C ette politique, noyau du marxisme d aujourd hui,
c’est le maoïsme.
> Politique maoïste et politique des Etats socialistes
Certains aujourd’hui en F rance et dans d autres pays adhèrent,
p ré te n d e n t-ils , à la pensée M ao T sé-toung, ils s a ffirm e n t
anti-révisionnistes, anti-trotskystes, tout en réfutant hargneusement
le m aoïsm e. C e s o n t de c u rie u s e s gens, q u i se d is e n t
marxistes-léninistes d ’avantage, semble-t-il, au nom de I existence
de l'État chinois qu’au nom de la révolution prolétarienne mondiale.
À proprem ent parler, la politique ne les intéresse pas, ils n en ont
pas besoin, l’État chinois la leur fournit. Dans ces conditions, le
maoïsme leur est insupportable, très précisém ent parce qu il
énonce le contenu et les tâches de la politique révolutionnaire
d ’aujourd’hui, au regard, non pas de I Etat chinois, mais de la lutte
des classes aujourd hui. Nous ne sommes plus dans les temps
historiques issus de la IIIe Internationale, ou la politique prolétarienne
pouvait fusionner, ou semblait fusionner, avec I État prolétarien, le
pouvoir des Soviets.
Tout au contraire, l’expérience historique des Etats socialistes,
la scission du mouvement communiste international, conduisent
6o
à l’absolue nécessité d ’autonomiser radicalement le contenu de la
politique prolétarienne d’une époque d'avec la question de l’État
socialiste, mêm e l'E ta t d ’un pays que l’on considère comm e
révolutionnaire et comme base rouge de la révolution mondiale. Qu'un
pays soit la base rouge de la révolution mondiale, cela signifie
simplement que dans l’expérience historique de son prolétariat et
de son pe u p le , dans le d é v e lo p p e m e n t de la c o n tra d ic tio n
bourgeoisie/prolétariat, dans la lutte politique de classe, se formulent
et se résolvent les grandes questions politiques du temps. S’en
rem ettre à l’Etat chinois, c'est démissionner, c’est devenir une
marionnette qui fluctue au vent de la politique étatique chinoise.
Faire de la politique, c’est être dans la lutte des classes, et
prendre position sur la lutte des classes. A propos de ce qui se passe
en C hine, faire de la politique, c'est p rendre position sur les
affrontem ents de classes, leurs enjeux, leurs formes. La lutte des
classes n’est réductible ni au parti, ni à l’État, même s’ils en sont des
élém ents décisifs. La pratique de L'Humanité rouge, et autres
«pro-chinois » (ou to u t aussi bien « pro-albanais ») inconditionnels,
c’est en fait de subordonner la politique à l’organisationnel, et
l’organisationnel à l’étatique. C'est to u t le contraire qu’il faut faire.
Mao Tsé-toung indique bien que pour avoir de l’ordre sur le plan
de !'organisation, il faut d ’abord en avoir sur celui de l’idéologie. Si
la position de L’Humanité rouge4 vis-à-vis de la politique chinoise
apparaît comme relevant d ’un suivisme étatique, elle devient en ce
qui concerne la France, ouvertement réactionnaire. L’accent unilatéral
4 - L'Humanité rouge est n ée en 1970 d ’u n e scission d’avec le PCM LF (Parti
com m u n iste m arxiste-léniniste de France) qui, en 1978, devient le PCM L (Parti
com m u n iste m arxiste-léniniste).
6!
mis sur le social-impérialisme soviétique, sans aucune reference a
l’impérialisme américain, la défense de I armee française comme
« outil de l'indépendance nationale », leur opposition de fond aux
aspirations nationales du peuple corse, ou à la lutte du peuple
breton, le soutien à l’intervention de Giscard au Zaïre, to u t cela les
constitue dans une com plicité réelle avec I impérialisme français,
sous p ré te x te que ce d e rn ie r leur a p p a ra ît com m e un des
contrepoids aux visées soviétiques.
L’im périalism e français, son État, les deux bourgeoisies,
l’ancienne et la nouvelle, qui le soutiennent, sont nos ennemis
irréductibles et principaux. L’ennemi de classe du prolétariat et
du peuple de France, ce n’est pas le social-impérialisme soviétique,
pas plus que dans la conjoncture actuelle I impérialisme américain.
C ’est l’impérialisme français, ses bourgeoisies et son État. Face
à eux, compromission signifie trahison et politique reactionnaire.
Mais pour avoir là-dessus une politique conséquente, il faut vivre
de ses propres moyens et non en assisté. Il faut être au cœ ur des
affro n te m e n ts de classes et à leur école, e t non dom icilie à
l'agence de presse de l'État chinois. Pour L Humanité rouge, le
maoïsme n’existe pas (sauf, comme ils disent, comme « them e de
propagande bourgeoise anti-chinoise »), parce qu ils nient que nous
soyons dans une nouvelle phase de I histoire mondiale. Leur
pensée effective n’a pas varié depuis 1965, le révisionnisme a leurs
yeux, c’est un reniem ent du léninisme, le com battre se fait donc
par le rappel des grands principes léninistes. Q uant au parti, qui
correspond à ces combats, il suffit qu il énonce pieusem ent les
principes de l'époque de Lénine. Il est rem arquable que ni la
Révolution culturelle ni Mai 68 n’aient modifié de façon significative
cette façon de voir. La référence actuelle faite par L’Humanité rouge
à la pensée Mao Tsé-toung s'est principalem ent constituée à la
62
mort de ce dernier, elle est présentée comme «approfondissement
créateur du léninisme », mais d'aucune façon comme synthèse
historique de la politique révolutionnaire de ce temps, puisant
sa fo rc e dans la R évolution cu ltu re lle , m arquant un nouvel
approfondissem ent original du marxisme. À cet égard, il est très
significatif que pour L’Humanité rouge la pensée Mao Tsé-toung
s illustre dans !imm ense catalogue indifférencié des cinquante
dernieres années de I histoire chinoise. La pensée Mao Tsé-toung
systém atise la Longue M arche, le fro n t uni anti-japonais, la
revolution dém ocratique nouvelle, le Grand Bond en avant, les
comm unes populaires, la Révolution culturelle, etc. Cela est
radicalem ent erroné.
> La portée de la Révolution culturelle,
fondement de l’universalité du maoïsme
« Maoïsme » signifie pour nous non une obédience à la Chine
ni a I un d e n tre ses dirigeants, fû t-il M ao Tsé-toung, mais
I im portance de la Revolution culturelle. La Révolution culturelle
n’est pas une péripétie parmi d’autres dans la révolution chinoise.
E lle est, co m m e le d is e n t les C h in o is , une « ré v o lu tio n
prolétarienne», c est-à-dire une situation d ’affrontem ent direct
entre bourgeoisie et prolétariat. Elle est ce par quoi le prolétariat
et le peuple chinois désignent et isolent l’ennemi interne, dont
ils fo n t la d é co u ve rte par la lu tte p o litiq u e elle-m êm e. C e t
ennemi, c est la nouvelle bourgeoisie, ce sont les révisionnistes
apparus dans le parti et dans l'État. La Révolution culturelle a une
p la c e p a rtic u liè re , p a rc e que, trè s p ré c is é m e n t, c 'e s t la
contradiction bourgeoisie/prolétariat qui y est a l’ceuvre, et que
63
cette contradiction-là, plus que toute autre, est celle qui, dans
l'histoire mondiale, nourrit le marxisme et fonde la politique
prolétarienne.
Le marxisme est irréductible à une économie, il est irréductible
à un Etat, il est irréductible a une philosophie ou a une idéologie.
Il est la contradiction bourgeoisie/prolétariat en acte, dans la
pratique, et la maîtrise de cette contradiction par le prolétariat.
De ce point de vue, les révolutions prolétariennes, les moments
d’affrontement direct entre la bourgeoisie et le prolétariat, entre
le camp bourgeois et le camp populaire sous direction du
prolétariat, sont des moments éminents, des moments ou, parce
que la contradiction est dans sa plus forte expression, parce que
la pratique antagonique se donne dans l'antagonisme ouvert, les
choses se développent dans leur essence, le mouvement de
l’histoire porte plus avant les pratiques politiques et donc, en
retour, le contenu de la politique et sa pensée.
M ettre la Révolution culturelle au même rang que les autres
grands moments de la révolution chinoise, c est la siniser. En fait,
c’est nier son caractère politique, nier qu elle soit une révolution
prolétarienne ; c’est nier qu'elle soit la grande expérience
révolutionnaire de ce temps, l'école, pour tous les marxistes
authentiques, de la politique révolutionnaire contemporaine.
restauration du capitalisme en URSS; cette restauration est-el
ou n est-elle pas le signe d'un formidable échec de la politiqu
prolétarienne? N est-elle pas le produit de la lutte des classe
ou le proletariat a été défait parce que la bourgeoisie l'a emporté
Sur la nature de cette nouvelle bourgeoisie, sur son essenc
politique, sur sa différence et sa communication avec l’anciennf
nous ne sommes plus en 1963, nous sommes après la Révolutio
culturelle. Apres la premiere revolution prolétarienne contn
cette bourgeoisie. Nous sommes non seulement léninistes mai
maoïstes, et ceci d autant plus que Mai 68 et les années qui suiveni
quelles qu en soient les difficultés, ont montré que le maoïsme
ainsi entendu, c était une politique à l’œuvre dans le prolétaria
et le peuple en F rance. À l’œuvre parce que ici aussi le comba‫׳‬
est contre les deux bourgeoisies et que, ce faisant, l’espace de
la politique y est nécessairement celui du maoïsme.

Pour certains - L’Humanité rouge s’y est engagée depuis

longtemps -, il faut abandonner le marxisme, il faut refuser d être
à l’école de l’histoire de son temps, à l'école des masses. Il faut
s'enfoncer dans une historicité fictive, pure répétition des temps
anciens. Pour nous, il ne s’agit pas de refaire en bien I itinéraire
complètement ou partiellement désastreux de nos aînés de la
IIIe Internationale. La question n est pas la. Elle est dans la

64 65
NOTES DE TRAVAIL
SUR LE POST-LÉNINISME

La prem ière version de ce texte fu t publiée sous le nom de Paul Sandevince, en

1981, aux éditions Potemkine.
En 4 ‫■·־‬de couv : Ce texte de Paul Sandevince n'était pas initialem ent destiné à
la publication. Il s'aqit de notes de travail pour une réunion de cadres de
l’UCFML
À ce titre, ce texte ne représente pas la forme complètement achevée de la réflexion
en cours sur le post-léninisme. Il s ’a git pour une part d ’hypothèses théoriques et
politiques. La forme concentrée, et parfois hachée, de l’expression, traduit l'aspect
«notes de travail». Les éditions Potemkine ont insisté cependant pour que ces
notes soient rendues publiques. A nos yeux, le débat sur le marxisme peut et doit
revêtir un caractère large. Les grandes avancées théoriques et militantes dont
ce texte témoigne, il est de notre devoir d ’éditeurs de les faire connaître.
> En guise d’introduction

L'interrogation dont il faut partir est l’interrogation fondamentale,

celle qui perm et d ’organiser l'ensemble des aspects de notre
politique dans la conjoncture : qu'est-ce qui, de notre pratique et
de notre pensée, concentre l’aspect nouveau de notre entreprise:
construire un parti de type nouveau ? Quels sont les termes à travers
lesquels on pourrait disposer le débat, la lutte, entre ce qui va vers
le parti de type nouveau et les conceptions anciennes du parti ?
O n ne peut sérieusement dire qu’on est engagé dans le parti de
type nouveau que si, sim ultanément, on a de quoi penser la
différence entre le nouveau et l’ancien.
Pendant un certain nombre d'années, nous avons insisté sur le
léninisme. Nous avons avancé qu'en France un aspect décisif du
maoïsme était d'être léniniste. Je pense aujourd’hui que le léninisme
est une méthode et un contenu de pensée qui sont justes dans leur
historicité propre1. Mais, que, pour ce qui est de l’historicité actuelle,
dans son usage pour notre temps, le léninisme représente un
contenu ancien : particulièrem ent sur la question du parti. Il faut

1 - L’«historicité», on le verra dans «La catégorie de révolution dans la Révolution

française» (p. 149-150), s’entend comme l’histoire considérée du point de la politique.

69
désormais opposer ce qu’il y a d’universel dans la dynamique de conséquent à partir de concepts nouveaux, l'existence d ’un procès
pensée présente chez Marx, Lénine, Mao, au spécifique historique. révolutionnaire qui inclut l'élément du parti. Dès lors, le dispositif
Comme toute chose, ce spécifique est un jo u r périmé. conceptuel est transformé.

> Continuité et discontinuité

Lénine (et ceci est fort connu ) invente le parti. Et, pour nous,
il ne s’agit pas d’une simple référence à Que faire ?, livre dans lequel
il en développe la conception en 1902. Nous voulons dire qu'entre
Marx et Lénine il y a discontinuité. Le parti de l'époque de Lénine
n’est pas un organigramme qui a rencontré miraculeusement une
situation historique. Il est une invention incomparable et singulière.
Chez Marx, il n’y a pas de démarche équivalente à celle de Lénine.
Le marxisme fondateur n’est pas un marxisme de parti2.
Ce n’est pas dire seulement que l’un a dirigé une révolution,
l’autre un mouvement de pensée et d ’action. C ’est dire que chez
Lénine il y a, à partir d ’une situation historique nouvelle, et par

2 ‫« ־‬Les com m unistes ne form ent pas un parti distinct opposé aux autres partis
ouvriers. Ils n'o n t point d'intérêts qui les séparent de l'ensem ble du prolétariat Ils
n'établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient m odeler le
m ouvem ent ouvrier. Les com m unistes ne se distinguent des autres partis ouvriers
que sur deux points : 1. D ans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils
m e tte n t en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et
com m uns à to u t le p ro létariat 2. D ans les différentes phases que traverse la lutte
entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du m ouvem ent
dans sa totalité. P ratiq u em en t les com m unistes so n t donc la fraction la plus
résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stim ule tou tes les
autres ; théoriquem ent ils o nt sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence
claire desconditions, delà m arche et des fins générales du m ouvem ent prolétarien ».
{Manifeste du parti communiste, chap. IL)

70 71

1
le post - léninisme
Parti, classe, révolution, pouvoir, État, p e rm e tte n t
traditionnellement de faire la théorie des mouvements que le
léninisme a dirigés. C ette suite de concepts se déploie de la
manière suivante : le parti est l'instrument de classe pour prendre
le pouvoir d ’État par la révolution. Dès lors, le léninisme devient
une fusion de l’organisationnel (le parti) avec le mouvement
réel. Le mouvement réel, c’est l’existence de processus historiques
dans ce que nous appelons, de façon maoïste, les larges masses,
que Lénine nomme la masse ou le peuple. L’entrée de la pohtique
dans les masses, pas seulement dans la classe ouvrière, se donne
au travers de ce que nous appelons, nous, le mouvemen .
L’existence, d’une part, d’un mouvement engagé dans le processus
révolutionnaire et, d’autre part, du parti (le POSDR, Parti ouvrier
social-démocrate de Russie) change la donne. Le parti, certes,
se propose de diriger le mouvement, pour des raisons que nous
allons voir plus loin : en guise de pierre d’attente, disons que le
parti est ce qui promeut la conscience de l’antagonisme avec
l’ordre existant et qui se propose de le maîtriser à l’avantage des
ouvriers et du peuple. Mais, la présence du mouvement est à mon
avis ce qui impose d’inclure la catégorie de communisme dans
le dispositif conceptuel du parti léniniste. Par fidélité à Marx? Pas
principalement. La révolution est le processus qui concerne le
pouvoir d ’État dans la form e de la prise du pouvoir et du
remplacement de la forme bourgeoise de l’Etat par une autre :
la dictatu re du prolétariat. Le communisme, lui, concerne
72
!’après-révolution : il en est le but stratégique. Le communisme
comme objectif, c’est (a société sans classes, le dépérissement
de la forme de domination qu’est l’État, et le « à chacun selon ses
besoins, de chacun selon ses capacités ».
Marx, quand il parle du prolétariat après la révolution,
développe bien la question du communisme comme but, mais
il n'en indique pas le processus. Ce que les antimarxistes ont
décoré du nom de messianisme. La pratique et la théorie de
Lénine perm ettent de faire du communisme sinon quelque
chose de réel, du moins un concept stratégique. Il y a donc
«simultanéité» entre )'immédiat (la révolution) et le stratégique
(le communisme). Pour la première fois et dans un possible non
théo riq ue mais pratique, la révolution et le processus du
communisme sont mis en perspective. On peut donc avancer que
la révolution est la catégorie de la prise du pouvoir d'Etat, tandis
que le parti est la révolution plus le communisme, dans .leur
articulation stratégique. Mais dans cette articulation seulement.
Je le dirai dans mes termes : tenir un bout de communisme, c'est
faire entrer, dans les questions posées, la vie des gens. Pourtant,
quand on analyse le léninisme du point de vue de la fusion de
l’organisationnel (le parti) avec le mouvement réel, ce n’est pas
exactement ce qui se passe.
Nous venons de le dire, les concepts principaux du léninisme
sont: parti, classe, révolution, pouvoir, État. Autrement dit, ces
concepts appréhendent la réalité (en Russie et autour de 1917)
dans la seule dimension politico-étatique. Nous dirons qu'ils
n'en sont qu’une logique, c’est-à-dire qu’ils n’épuisent pas toute
la réalité. S’il existe un concept léniniste correspondant au
73
« mouvement », celui-ci est saisi dans le seul rapport à l’État, au
pouvoir. Le mouvement est donc, lui aussi, appréhendé dans les
catégories politico-étatiques : parti, classe, révolution, pouvoir,
État. Catégories qui s’articulent, comme je I ai dit plus haut : le
parti est l’instrument de classe pour prendre le pouvoir d’État
par la révolution. Le parti vise l’État au travers de la classe. Ce
qu’il faut souligner est que c’est un même dispositif qui : (l) donne
son rôle à la classe ouvrière et (2) perm et la direction du
mouvement de masse dans son déploiement révolutionnaire. On
le voit : la révolution, dans toutes ses composantes et avec tous
ses acteurs, n’est référée qu a la question du pouvoir et de
l’État. Le léninisme est ce qui s’empare des processus historiques
réels dans une dynamique dominée par la logique politico-étatique
de la prise du pouvoir d'État3.
De ce point de vue, le léninisme releve d une sorte de fusion
de ce que Mao Tsé-toung appelle le socialisme scientifique (la
théorie des classes et de l’État) avec le mouvement de masse :
fusion pratiquée dans son historicité effective. On ne peut le nier :
à ce moment-la, en Russie, le rapport à l’État, qui consiste à
l'abattre et à le remplacer par la dictature du prolétariat, trouve
son principe de réalité dans les masses.
Donc, le parti appréhende et dirige ce qui du mouvement de
masse se rapporte à la question de I État, de la révolution, du
pouvoir. Mais ce dispositif épuise-t-il la matière politique présente
3 - À ces concepts fondam entaux du léninisme, il faut ajouter ceux d avant-garde,
As peuple, S alliance, de dictature du prolétariat, qui tous relèvent d’u n e logique
politico-étatique et so n t des outils p o u r la saisie e t la direction de processus
historiques réels.
74
dans le mouvement ? Ce n'est nullement évident. Le léninisme
travaille sur ce qui lui est nécessaire quant aux tâches de classe
de la révolution, sur ce qui lui est nécessaire pour transformer
le réel politico-étatique. Est-ce là le tout de l'existence politique
des masses ? Certainement non. Nous le savons : désormais, ce
qui permet la conduite, d un point de vue de classe (c'est-à-dire
du point du prolétariat), du mouvement ne condense pas toute
la capacité des masses. Ce serait réduire cette capacité à son
seul efficace antagonique dans l’antagonisme. Existe une
complexité, une richesse de la politique dans le mouvement de
masse, qui ne se ré d u it pas seulem ent au m aniem ent de
!antagonisme. C'est dans cette direction que nous devons
chercher, nous qui sommes dans une situation qui, visiblement,
n'est pas révolutionnaire, au sens léniniste du terme. Et ceci
doit régir aussi notre rapport au léninisme.
Vu de ce point, le léninisme est une conception particulière
du parti qui se résumé et se limite à avoir un point de vue de
classe4, identifié à la question de la direction: le parti dirige et
le prolétariat organisé et le mouvement de masse. Or, pratiquer
la direction des processus ne signifie pas à soi seul qu'on en
maîtrise complètement la matière interne.
On ne peut cependant pas «juger » Lénine du point de vue
de ce qu’il aurait dû faire. Cette attitude, qui est par exemple celle
de Charles Bettelheim, nous est étrangère. Au contraire, nous
dirons que le fait qu’il y ait discontinuité dans l’histoire du
marxisme - comme nous le soutenons - fonde l'intelligence
historique du marxisme.
4 - « Classe», ici, devant être compris com m e u n changem ent de la dasse qui assure
le pouvoir d'État, dans ce cas le pro létariat
75
 Le léninisme, vu d ’aujourd’hui, est au po in t de croisem ent de
l'histoire idéologique mondiale5, d o ctrin e des ruptures operees
par des situations révolutionnaires éminentes et d ’une histoire
des masses. Ses limites ne tém oignent pas d une carence, mais
d ’un état de la question : c ’est ce qu il y avait a résoudre, pour
des comm unistes, dans l’espace o u ve rt par la C om m une de
Paris. Il faut, quant à l’histoire du marxisme réel, se conform er à
un principe d ’em pirie historique, autrem ent d it a une histoire
subjective, sauf à to m b e r s o it dans une h isto ire objectivée
(p ro d u it des c o n tra d ic tio n s objectives), so it dans la creuse
problématique du « il aurait dû faire ». Nous pensons que, s agissant
de l’histoire du marxisme, il faut substituer à une d o ctrin e des
erreurs une problématique en termes d ’historicité (il y a historicité
chaque fois q u ’une nouveauté p o litique s invente) qui n exclut
nullement le jugement critique et l’obligation d ’inventer. Soulignons
que la ré tro s p e c tïo n en te rm e s d e rre u rs a p o u r fin a lité la
négation de l’exigence du nouveau. C est une autre attitude
qu’il faut avoir avec les épisodes révolutionnaires anterieurs : saluer
leurs prouesses, com prendre leur valeur dans leur historicité
propre. Mais, il n’y a pas de cum ulation possible d ’un épisode à
l’autre. Dans ma conception de la politique, il faut aller au-dela
de la logique politico-étatique ou sans doute même l’abandonner.
Partant, le léninisme d o it être d it un d ispositif historiquem ent
ancien. Il doit être dépassé. Sinon le rapport au léninisme est dans
la ré p é titio n . L’h isto ire de ce que je co n tin u e à nom m er le
5 ‫ ־‬L'« histoire idéologique m ondiale » désigne l'existence de ruptures opérées par
des situations révolutionnaires qui ouvrent à de nouvelles questions et qui dès lors
m e tte n t la pensée révolutionnaire m ondiale à l’h e u re de ces questions. La
Révolution culturelle a été par nous interprétée dans ce sens.
76
marxisme politique est une histoire des ruptures et non d ’une
continuité.
Le maoïsme marque donc une rupture. Ou plutôt, il ouvre à la
nécessité d une ru p tu re , sans que p o u r autant le d isp o sitif
conceptuel de cette rupture soit constitué. Il y a un relatif silence
de la Révolution culturelle et de Mao Tsé-toung sur ce que serait
le profil du parti de la nouvelfe‫ ־‬étape. Mao et la phase créatrice
de la Révolution culturelle tracent des pistes sur la question des
masses, sur le prolétariat, mais pas sur la politique prolétarienne,
sur la politique de parti. Mao ouvre à un post-léninisme en termes
de politique de masse, sans que pour l'instant l’on puisse dire que
le principe d unité entre politique de masse et politique de classe
(parti) soit trouvé. Nous sommes historiquem ent la deuxième
génération des post-léninistes : tel est le cadre de nos questions.
Paradoxalement, après avoir ainsi indiqué l'obligation de ne
pas repéter mais d inventer dans chaque historicité singulière et
propose de penser en term es de discontinuité et de rupture
chaque a p p o rt des théoriciens du marxisme révolutionnaire, je
voudrais faire une rem arque en faveur de la continuité.
Curieusem ent, la discontinuité peut être objectivante. Par
exemple, si pour (presque) to u t le monde le maoïsme n'est pas
le bolchevisme, la rupture entre les deux est souvent considérée
comme une différence au sein d’une même histoire objective, celle
de I histoire m ondiale du communisme. C ’est, alors, une seule
histoire avec des différences. Or, on le sait, je plaide pour la
rupture. Pourtant, un certain type de continuité existe, que je place
ailleurs que dans !h is to ire : c’est celle du ra p p o rt m ilitant au
nouveau, ra p p o rt que, p a ra d o xa le m e n t, j ’a p p e lle celui de
continuité. La continuité, je la situe dans la subjectivité militante,
77
telle que je la conçois : quand on est face à la nécessite d une
in v e n tio n du nouveau, c’est q u ’il fa u t continuer dans la
discontinuité. Il faut continuer pour trouver la rupture. Cette
continuité prend toute sa valeur si on examine le point suivant:
prenons la d iv e rs ité des situations, Com m une de Paris,
bolchevisme, guerres coloniales, révolution chinoise, etc. Si on
considère ces « situations », on se rend compte alors que toute
politique, qu’il y ait prise de pouvoir ou non, mais particulièrement
s’il y a prise du pouvoir, est homogène dans toutes ses séquences.
Pour faire image, je dirais : la façon dont on se comporte lors de
la création d’un parti (où il y a trois personnes) et celle lorsque
l’on est parvenu au pouvoir sont immanentes I une a I autre.
Chaque politique, dans des situations radicalement distinctes,
en rupture avec les autres, et avec des dispositifs conceptuels
propres, joue son destin avec les mêmes cartes. Une politique
est homogène en (et à) toutes ses séquences. Cela est la seule
forme de continuité admissible.
78
2
LE PARTI, ENTITÉ DIALECTIQUE ?
APRÈS L’EXAMEN DE SES LIMITES, EXAMEN DE LA NOUVEAUTÉ DE LÉNINE
> Qui a remis Hegel sur les pieds?
On s’est longtemps fié à la phrase fameuse de Marx sur le
renversement de Hegel, faisant passer de la dialectique idéaliste
a la dialectique matérialiste. « Pour Hegel, le mouvement de la
pensée, qu il personnifie sous le nom d’idée, est le démiurge de la
réalité, laquelle n'est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi,
au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du
mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de
I homme» (postface à la seconde édition allemande du Capital).
Hegel marchait sur la tête, je l'ai remis sur les pieds, dira-t-il.
Marx, en arrimant la dialectique dans la pratique concrète des
hommes aurait renversé Hegel. La rupture entre Hegel et Marx
a pour enjeu traditionnel I évaluation du matérialisme de Marx.
Or, s il y a rupture dans I histoire du matérialisme, je ne
l’assigne nullement à ce déplacement effectué par Marx, mais au
moment ou le matérialisme et la dialectique matérialiste trouvent
un principe de réalité. Et ce principe de réalité n’est pas celui d’une
science, serait-elle celle de l’histoire, c'est un principe de réalité
politique. Il est contemporain non de l'adresse de Marx à la
L'Internationale (1864), mais de l’impérialisme : la dialectique
matérialiste, dans son principe de réalité, est celle du léninisme.
À savoir, de ce moment où Lénine, avec Que faire ? (1902),
invente le parti, dans une modalité qui n’existait pas jusque-là,
79
qui constitue une rupture. Lénine le d it bien : Nous allons créer
le parti des révolutionnaires. Il faut des révolutionnaires pour
qu’une telle organisation existe, qui rom pt avec le travail politique
artisanal au p ro fit de militants professionnels.
Si la dialectique m atérialiste est dans son principe de réalité
contem poraine du léninisme, on p eut avancer, aussi abrupte
que soit la form ule, que le parti léniniste est le « noyau » de la
dialectique matérialiste. Assigner la dialectique matérialiste à
l’histoire donne une science : le matérialisme historique, qui en
avait la prétention. Assigner la dialectique m atérialiste au parti
léniniste indique que le principe de réalité est politique. Il n'est
plus historique - là se trouve la rupture.
Dès lors se posent deux problèmes. Le prem ier : celui de la
dialectique6, c'est-à-dire des contradictions (bourgeoisie/prolétariat
et masses7/É ta t, d o n t je parlerai plus loin) et de leur jeu. Et le
second : celui du matérialisme. Pour Lénine, le parti est ce qui
va s'a p p ro p rie r les « lois de l’histoire » dans leur processus réel,
seul matérialisme recevable.
Bien sûr, dans ce m om ent nôtre, où nous cherchons ce que
peut être un parti de typ e nouveau - e t où nous pouvons nous
d ire (p a rtie lle m e n t) des m a o ïste s-lé n in iste s e t la se co n de
génération post-léniniste -, un examen du léninisme dans sa
nouveauté (après celui de ses limites) est essentiel.
Ce que je souligne ici est que Lénine, s'il est avéré que sa
conception du parti est dialectique, offre une autre destination à
la dialectique: la politique. Q u’est-ce que le parti pour Lénine ? Nous
6 - « La dialectique, au sens propre du m ot, est l’étude des contradictions dans
l’essence m êm e des choses» (Lénine, Cahiers de philosophie).
7 ‫ « ־‬M asses », selon M ao Tsé-Toung, ce que Lénine appelle la masse ou la foule.
8o
allons voir immédiatement que la catégorie fondatrice de la notion
de parti est celle de conscience. Conscience de l’antagonisme avec
l'ordre politique et social existant. Conscience de la contradiction
principale entre prolétariat et bourgeoisie au pouvoir. Le parti est-il
simplement le lieu ou l’instrument du maniemenfcfes contradictions
auxquelles s’applique la dialectique marxiste? Identification qui en
ferait l’entité dialectique que j ’annonce dans mon titre. Ou bien,
est-ce que l’introduction de la notion de conscience transforme et
modifie l’approche dialectique ? Possibilité que j ’ai ménagée en
introduisant, toujours dans mon titre, un point d’interrogation: le
parti comme entité dialectique?
> Le parti sous condition
On peut avancer en faveur du parti comme entité dialectique
que la première fois qu'une conception politique de la dialectique
est établie, c’est avec la problém atique (développée dans Que
faire ?) de la conscience e t du parti8. Pourquoi ?
La conscience léniniste ne consiste nullem ent en l'extension
de la « conscience de classe » telle que Marx l'envisageait. Pour
Marx, l’organisation des prolétaires (en fraction d ’autres partis) ne
dépend pas de la conscience mais de la connaissance: « L’état-major
politique [...] de la classe d o it posséder la connaissance des lois
du développem ent social », écrit-il. C ’est cette connaissance des
lois de Ihistoire qui effectue le passage de la classe en soi (qui existe
objectivement) à la classe pour soi (qui connaît sa force et son rôle
8 - La conscience, c'est !’organisation d u parti des révolutionnaires, tandis que le
spontanéism e se partage en tre terrorism e et luttes économ iques ou ouvrières.
81
dans l’histoire), « en soi », « pour soi » étant des concepts empruntes
la dialectique. Le parti léniniste repose, lui sur la conscience - celle
de l’antagonisme avec !ensem ble de !o rd re politique et social
existant. Non pas science dialectique ni connaissance des lois de
l’histoire, la conscience léniniste est celle d une o p p o s itio n
irréductible, d ’une contradiction fondam entale. C e s t seulement
à partir de l’existence d’une telle conscience que le parti peut
exister : la conscience de l’antagonisme est la condition du parti.
Il n’y a de parti que si une telle conscience existe. Le parti léniniste
est donc un parti sous condition.
Autrem ent dit, pour créer un parti révolutionnaire, il faut des
gens au clair sur l’impossibilité de parvenir à une révolution sans
détruire l’ordre social existant et l’État qui en est le concentré. Tout
part de la conscience de I antagonisme. L organisation est sous la
condition de cette conscience, il n’y a de parti que si existe une
telle conscience. Là où nous en sommes et du point de notre
interrogation, on dira que, en tant que conscience de l’antagonisme,
il s’agit bien d’une conscience dialectique puisqu’elle se donne en
termes de contradictions (elle est conscience de la contradiction
entre État et classe, entre État et masses). D’autre part, il s’agit bien
d ’une rupture avec Marx : ce ne sont plus les lois de l’histoire qui
jo u e n t le rôle prépondérant. La dialectique est celle entre la
conscience (antagonique...) e t I Etat, et elle ne repose plus sur le
m ouvem ent historique des contradictions de classe ni sur la
connaissance des lois du développem ent social9.
9 ‫ ־‬La conscience révolutionnaire est en ru p tu re avec la conscience spontanée
que Lénine appelle aussi conscience trade-unioniste ou syndicale. La politique
n ’existe donc pas sp o n ta n é m e n t ou h isto riq u em en t, e n raison d u n sim ple
développem ent de la conscience de classe. Elle n ’est pas u n invariant.
82
Mais, si Lénine maintient le dispositif des contradictions, il le
modifie : les contradictions de classe n’auront pas à elles seules la
puissance que leur accordait Marx. Il transform e le dispositif des
contradictions, principalement bourgeoisie/prolétariat, à travers sa
proposition d édifier un parti révolutionnaire, lequel «produit» la
contradiction masses/État. C ette contradiction n’existe pas dans
le marxisme de Marx, c e s t le parti léniniste, ralliant les masses, à
son projet, qui la dispose. La contradiction masses/Etat est une autre
nouveauté léniniste, articulée à celle essentielle de la conscience
de I antagonisme comme condition du parti.
C onséquence majeure : il n'y a plus d ’accès direct à l’histoire,
au sens de Marx, au sens de lois « naturelles », appartenant à l’ordre
des choses. L histoire, il faut la faire. Dès lors s’impose le passage
du marxisme au léninisme, c est-a-dire le passage de l’histoire a
la politique. Le parti est à la fois l’opérateur et le lieu de ce passage.
> Differentes lectures de la rupture léniniste
J'ai parlé de la continuité e t de la discontinuité : c’est sur ce
p o in t que les différentes lectures de Lénine prennent position.
Lenine, lui, ne problém atisé pas la nature exacte de son rapport
au marxisme, si ce n’est qu'il lui déclare une fidélité fondamentale.
1 9 0 2 , le m om ent de Que faire?, n’est pas le m om ent de
Marx, chacun I admet. Mais, une prem ière lecture consiste à
dire que les propositions léninistes sont une extension quasi
naturelle du marxisme, donc une extension de la puissance de
classe prolétarienne. Auquel cas, le marxisme est un invariant et
les « variations » sont d application et de cumulation. Le léninisme
alors ne serait que le travail d ’un invariant. O n constatera
83
seulement une historicité du travail de I invariant. Il n y aurait pas
rupture, il y aurait progrès. Une autre lecture, voisine, autre
refus de la nouveauté du léninisme, est celle selon laquelle
Lénine est certes celui qui a eu à affronter une situation nouvelle,
en particulier celle produite par l’impérialisme, mais qui considère
que cette situation, bien que nouvelle, n’exige pas une nouvelle
intellectualité de la politique, car en continuité avec la période
antérieure de l’accumulation du capital.
Mon approche de Lénine est a I oppose. Je la donne sous la
forme suivante: quand il y a une nouvelle séquence et une
puissance d'inventivite dans I intellection de cette nouvelle
séquence, tout est renouvelé. Si les mots restent les mêmes, leur
sens est nouveau. À partir de Lénine, tout le lexique marxiste doit
être compris à neuf.
L’idée du parti pour Lénine, approfondissons-la. Citons-le-,
«Celui-là seul est un marxiste qui étend la reconnaissance de
la lutte des classes jusqu'à la reconnaissance de la dictature du
prolétariat» (L'État et la Révolution, chap. Il, 3)- En apparence,
c’est proche du propos de Marx dans sa fameuse lettre à
W eydemeyer10. En réalité, c’est différent: le parti est ce qui va
permettre une historicité de la décision politique, de disposer
une adéquation de la décision, de la situation et de la puissance
communiste de la classe - « communiste » signifiant ici la visée
du dépérissem ent de l’État comme o bjectif du processus.
Cette dimension communiste est fo rt importante, je l’ai souligné
plus haut.
10 - T exte cité p. 48-49.
84
3
DIALECTIQUE DES CONTRADICTIONS
OU APPROCHE FONDATRICE D‫׳‬UNE THÉORIE DU SUBJECTIF ?
L'exigence du communisme ne s’applique pas seulement à
i ‫ ״‬après-révolution », elle s'applique à la question de l’organisation
et à la figure militante. Ce dont témoignent les textes. Dans le
/‫ ·׳‬ianifeste, le communisme est « un spectre [qui] hante l'Europe».
Cinquante ans plus tard, avec les bolcheviques, le communiste
ut la figure du militant organisé. On est passé de l’histoire à la
■
conscience et à la pratique de l’organisation.
Q u’on en soit à l’époque de l’impérialisme est très important.
Pour le Lénine de L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme,
qui date de içné, l’impérialisme est l’objectivité de la situation
mondiale. Le parti léniniste est aussi face à une contradiction,
! lomogène a et incluse dans sa constitution : d’un côté les classes
et les masses, et de l’autre l’Etat. Il y a une objectivité des
contradictions masses/Etat, bourgeoisie/prolétariat constamment
repérable : la répression ouvrière et antipopulaire en Russie, le
tsarisme, le dispositif de guerre... De l’autre côté, il y a la
conscience et le parti sous condition de la conscience, pôle
subjectif. La contradiction masses/Etat, de même que celle
bourgeoïsie/prolétariat, est subjectivée. Ce qui signifie que le parti
s'en empare, que la contradiction objective devient conscience.
Le principe de subjectivation est d’inscrire cette contradiction
dans la conscience de l’antagonisme et la perspective de la
destruction révolutionnaire de l’État bourgeois.
85
 En assignant la po litiq u e à la conscience de I antagonisme
comm e condition du parti, Lenine, je le disais en commençant,
offre un principe de realite au matérialisme e t a la dialectique
matérialiste. Mais, je disais aussi : ce principe de réalité n est pas
celui d ’une science, serait-elle celle de 1histoire, c est un principe
de réalité politique. Ce dernier point a-t-il des conséquences sur
la nature dialectique du p a rti? La question de la dialectique, si
elle est réellement à l’œuvre, outre le maniement de I antagonisme
(à to u t l’o rd re social et p o litique existant), p eut se dire comme
présence d ’une a rticu la tio n c o n tra d ic to ire de I o b je c tif (des
c o n tra d ic tio n s o b je c tiv e s ) e t du s u b je c tif (m a n ie m e n t des
c o n tra d ictio n s objectives à p a rtir d ’un élém ent su b je ctif : la
conscience). Jusqu ici, on est dans une dialectique du subjectif
e t de l’objectif. Mais voilà, la conscience de I antagonisme est
condition du parti. Il y a rupture. Si Lénine, je le répète, offre un
principe de réalité politiq u e (au matérialisme et a la dialectique
matérialiste), ce qui nous intéresse ici est que ce principe de réalité
politique est le parti. Et cela a des conséquences sur la dialecticité,
e t donc sur la caractérisation du parti comme entité dialectique.
Nous voici au point capital. La conscience relève-t-elle d une
dialectique, dans laquelle elle occuperait le pôle subjectif allant se
nier et se transform er en une nouvelle objectivité supérieure, la
d icta tu re du p ro lé ta ria t par exem ple ? Ou, autrem ent dit, la
question est de savoir si le rapport entre contradictions objectives
et conscience de 1antagonisme, comme condition du parti, releve
d ’une dialectique entre subjectif et objectif. Tout se joue entre
conscience comme condition e t conscience de !antagonisme.
Comme conscience de (l'antagonisme), la conscience est dialectique
et pôle subjectif. Comme condition (du parti) la conscience n est
pas dialectique : elle ne s articule pas au parti par 1intermediaire
86
d une contradiction (dans une dialectique). Elle s’articule au parti
en tant que condition, ce qui n'est pas un rapport dialectique : elle
■ le rend possible, elle en est un préalable nécessaire. La conscience
est articulée au parti par une relation de condition qui, elle, n’est
pas dialectique. Reculerions-nous ici de Hegel à Kant, chez qui
I espace et le temps sont les conditions a priori de la sensibilité ?
Nous ne sommes pas dans la philosophie : la relation de condition
est l’invention politique du léninisme. Et ce qui est plus im portant
et qu il faut longuement réfléchir, c est que « conscience subjective
comme condition du parti » est certes un énoncé non dialectique,
mais surtout c’est un énoncé indiquant l’existence d'une opération
du subjectif sur lui-même. Lénine, si nous avons raison, donne
carrière à une approche subjective de la politique.
De même, dès lors que la contradiction antagonique est
su b je c tiv é e , c e s t-à -d ire d e v ie n t co nscience, ce qui est la
signification et bientôt la force du parti léniniste, elle ne fonctionne
pas comme pôle d'une contradiction mais comme conscience de
parti. L antagonisme, conjoint qu ’il est au thèm e de la conscience
politique, n est pas dialectique, mais bien subjectivation. La lutte
de classe e st p e u t-ê tre p e n s a b le o b je c tiv e m e n t com m e
dialectique, mais la pensée de son maniement politique ne l’est
pas. Le subjectif n est pas un mom ent d une dialectique, comme
il I est dans la dialectique philosophique. Le subjectif est ici une
pensée pensable à partir d'elle-même : la conscience antagonique
est pensable à partir du parti, comme sa condition et non à
p a rtir d un pôle objectif. Ce n'est pas l'antagonisme comme
contradiction, mais comme conscience qui constitue le parti.
Pour le dire de façon ramassée, l’antagonisme peut être
dialectisé (lutte de classe, contradictions objectives) dans une
doctrine du subjectif, lui non dialectisable. S'il l'était, on se
87
retrouverait dans une dialectique du subjectif et de I objectif, ce
qui n’est pas le cas. Disons‫ ־‬le encore une fois. Avec le parti
sous condition, on n’est pas dans une pensée où le parti est de
l’ordre du subjectif et la contradiction masses/Etat, l’impérialisme,
du côté de l’objectif, c’est-à-dire dans une dialectique de l’objectif
et du subjectif - le parti ayant pour fonction d'articuler l’un et l'autre
contradictoirement. La conscience de l'antagonisme n’est pas une
telle articulation, puisqu’elle constitue le parti sous condition et
non dans la dialectisation de la conscience avec un autre terme.
C e qui pe rm e t une approche du subjectif pour lui-même.
Proposant une véritable approche du subjectif pour lui-même,
Que faire ? a b o lit la dialectique de I'« en soi » et du « pour soi »,
par laquelle M arx désignait le p rolétariat sans organisation e t le
p rolétariat organisé. Lénine substitue au pour soi la conscience
et fo n d e la dim ension subjective du parti. Ce que je retiens
pour nous de l’invention léniniste est ceci : le principe d ’existence
d ’un parti révolutionnaire est la contradiction masses/Etat dans
la form e de ru pture q u ’est l’élém ent subjectif. L'on passe de la
lu tte des contraires dialectiques à une d o ctrin e du subjectif. A
partir de ce point, on ne p eut plus dire que la contradiction
masses/État est purem ent objective. A preuve, elle sera maniée
par Lénine à travers ce qui s’appelle le « point de vue de classe ».
88
4
LA CONSCIENCE VIENT « DE L’ EXTÉRIEUR »'
ET LE POINT DE VUE DE CLASSE
Résumons-nous. Le parti léniniste tient deux fils, celui du parti
sous condition de la conscience de l'antagonisme à l’ordre politique
et social existant, fil du subjectif pur, et celui de la subjectivation
des contradictions : bourgeoisie/prolétariat, classe/État, masses/État,
qui est le point de vue de classe. Le point de vue de classe est une
subjectivation. Mais pas uniquement. Il est aussi une garantie.
V ient en renfort de ce point la célèbre thèse selon laquelle la
conscience antagonique n est pas spontanée et vient «de l'extérieur».
C e tte rupture operée par la conscience est hétérogène aux
situations. Ce qui garantit cette hétérogénéité, c’est le point de vue
de classe. Conscience venant « de I extérieur » et point de vue de
classe sont la form e que prend, dans le léninisme, le nouage de la
contradiction de classe subjectivée et du pur subjectif. C ’est
pourquoi on peut dire : le parti léniniste est le subjectif, le parti est
le point de vue de classe.
11 - « La conscience politique de classe ne p eu t être ap p o rtée à l'ouvrier que de
l’extérieur... » (Quefaire ?, chap. III).
89
 du parti «engages dans la voie capitaliste ». Ou variante de cette
5 variante : le parti est un être ferm é sur soi qui concentre la lutte
CONTRE-ÉPREUVE : des classes, la dé tie n t (il en est le lieu privilégié).
CONCEPTION DIALECTIQUE DU PARTI Ces conceptions, quelle que soit leur version, ont toutes un
COMME DÉRIVE VERS LE PARTI-ÉTAT point commun : I hypertrophie idéologique du parti, son essentiaiité
prenant le pas sur son historicité. Ce faisant, le parti assume une
fonction pseudo-étatique. Avec les effets qu'on sait: le parti-État
La dim ension subjective est un garant de stabilité, du un du en URSS. C est dire que ce choix est néfaste. Faire dom iner la
parti, de son unité, quels que soient les débats q u ’il connaît en fonction étatique d un parti, c est la voie du révisionnisme. Et celle
son sein, par exemple au mom ent de la décision de l’insurrection du désastre.
en 1917- La dim ension subjective est le garant de sa stabilité:
p u is q u e le p a rti n ’e st pas c o n s titu é to u t e n tie r p a r les
contradictions objectives, il subsiste dans leurs aléas.
Un autre des aspects positifs de l’assertion de Que faire ? selon
laquelle la conscience vient de l’e xtérieur est q u ’elle déterm ine
l’alliance des prolétaires et des intellectuels, et com bat la foi
illimitée dans le seul mouvement de masse. Mais en même temps
c’est aussi une limite. Voyons pourquoi et comment.
Une vision courante depuis la GRCP (G rande Révolution
culturelle prolétarienne), et son in te rp ré ta tio n hâtive, est de
considérer le parti comme une form ation dialectique où le jeu
des c o n tra d ic tio n s o b je ctive s se déchaîne. Le p a rti est d it
dialectique à p ro p o rtio n de ce que s’y m ènerait la lutte des
classes. Avec diverses variantes : le parti serait divisé par la lutte
des classes, il serait le re fle t de la lu tte des classes dans la
société. Ou, avec le même argument, la thèse inverse : n'étant que
le re fle t (doctrine d ’un parti superstructure), il est épargné par
la lu tte des classes, celle de la dialectique réelle. Ou encore, il
est le centre de la lutte des classes - ce qui légitima les gardes
rouges dans la Révolution culturelle à s’attaquer aux membres
 7 ANNEXES
CONTRE STALINE
Dans le léninisme, on reste dans une relative indétermination
quant a savoir comment sont transfères dans I espace de la
politique les dispositifs de pensée, ou de décision, qui existaient
dans l’espace antérieur : celui de l’histoire, celui du matérialisme
et la dialectique de Marx. C’est cette indétermination qui donnera
à Staline la possibilité de fusionner l’espace de Marx, assigné à
l’histoire, et celui de Lénine, assigné à la politique.
Il en résultera la version stalinienne du marxisme-léninisme.
Celle-ci a deux énoncés : le matérialisme historique, c’est la science
de l’histoire ; et la dialectique matérialiste, la « philosophie du
parti ». Avec Staline, le parti devient, cette fois officiellement, un
objet dialectique annulant toute la dimension subjective que
Lénine avait introduite. Chez Staline, c’est le refus des discontinuités
et des inventions, qui sont fusionnés en marxisme-leninisme.
Concluons. Lénine est l’inventeur de la politique révolutionnaire
moderne : à partir du moment où la politique est inventée comme
édification et réalité d’un parti sous condition, l’histoire devient
l’histoire de la politique. La politique va dès lors trancher sur les
lois de l’histoire ou matérialisme historique, en ceci que le parti
léniniste est la condition d’advenue d’une révolution victorieuse.
Un dernier mot : cette lecture de Lénine tient à ma volonté
absolue d’inventer un nouveau rapport à l’historicité; et de trouver
une politique dans des circonstances où l’on sait - c’est notre cas
en F rance, en cette année 1981 - que ce n est pas la révolution qui
est l’ordre du jour. À l’historicité, substituer la subjectivité?
92
> La théorie des médiations
L'enjeu de l’après-révolution et de la dictature du prolétariat est,
on le sait, de faire dépérir l’État La Révolution culturelle, n’aurait-elle
été qu’une tentative, a été largement la mise en cause du parti-État
et s est donnée pour cible la nouvelle bourgeoisie, née dans le
socialisme. La tentative de détruire la bourgeoisie de parti fut la forme
que p rit la question du dépérissem ent de l’État, ou ce qui se
substitua a elle, sous les especes d une guerre civile. La doctrine de
Mao Tsé-toung sur les différences entre contradictions au sein du
peuple non antagoniques, devant se résoudre sans combat, et
contradictions antagoniques ne tro u v a pas là son em ploi.
L authentique tentative de procéder au dépérissement de l’État fut
bien plutôt I expérience des Communes populaires : essai d’allier
!agriculture à l’industrie et de faire décroître la contradiction
villes/campagnes, par exemple en installant des petits hauts-fourneaux
dans les villages chinois, expérience qui avorta. L’échec du
dépérissement de I État est à l’heure où nous parlons patent Q u’en
dire? C est I objet de la théorie des médiations que je propose.
L intérêt de la théorie des médiations est de perm ettre une
analyse concrete de ce qui constitue l’État. L’existence concrète
de I Etat y étant assignee a un certain nombre de contradictions
dans la société socialiste - par exemple, villes/campagnes, travail
intellectuel/travail manuel, hom m es/fem m es -, la théorie des
médiations porte hypothèse que le dépérissement concret de l’État
est lié à la résolution ou aux tentatives de résolution de ces
contradictions dans la société.
93

> Le communisme
|_g Parti com m uniste chinois, en se divisant com plètem ent,
avait assuré une maîtrise relative sur un processus de masse, la
Révolution culturelle. Il faut re in tro d u ire a la lum ière de cette
expérience la distinction entre révolution et parti, entre parti de
classe e t parti révolutionnaire. La révolution, c est I Etat, c est le
rem placem ent d ’une form e d État par une autre. Le parti, c^est
la révolution plus le communisme. C e n’est pas seulem ent I Etat
dans sa phase actuelle, mais avec la phase suivante. Il y a de ce
fait des situations révolutionnaires sans parti, des partis marxistes
qui ne sont pas révolutionnaires ; un parti révolutionnaire n est
pas forcém ent communiste, a la différence du parti de classe, qui,
lui, est révolutionnaire et communiste.
Il existe un dispositif politico-idéologique interne aux masses,
d ivisé e t c o n tra d ic to ire , qui d é b o u c h e sur I in d ivid u a lism e
défaitiste ou sur un «est-ce q u ’on p eut faire quelque chose? ».
C ’est quand émerge cette division que les choses se passent. Si
on travaille à son émergence, à sa tension interne, I espace de
la p o litique trouve alors un terrain nouveau de développem ent.
Si le léninisme est juste mais ancien, il faut prendre conscience
des c o n s é q u e n c e s vis-à-vis du suivi des p h e n o m e n e s de
conscience. Le dispositif léniniste pe rm e tta it à son époque une
maîtrise des situations antagoniques à travers une in té rio rité
aux form es de conscience (arsenal d ’enquête, de liaison de
masse) dans les situations de masses. Mais ce tte intériorité était
subordonnée à la perspective classo-étatique.
Nous sommes dans un champ nouveau de questions qui
interrogent sur la matière de la politique. Le léninisme a tranché
sur la logique classo-étatique, mais c est insuffisant pour maîtriser
des processus subjectifs. A travers le prim at de la transform ation
94
des form es de conscience, on in tro d u it forcém ent du nouveau,
par ra p p o rt à Lénine, sur la matière de la politique.
‫ ־־‬Retour sur le subjectif
La conscience est une pensee. C est ce qu il faut opposer à
I usage ancien, selon quoi la conscience est un simple reflet de
I antagonisme. Il faut beaucoup plus s'interroger sur les processus
internes de cette pensée. La thém atique de la pensée a une
base matérielle : les gens pensent. L’ancien parti avait une forte
tendance à croire que les gens ne pensent pas. L'ancien, c'est de
réduire la pratique de type parti à certaines situations tactiques.
Le pouvoir, c est tactique. La révolution elle-même, c'est de la
tactique, au regard de I Etat. La strategie, c e s t le communisme.
Si le parti est enferme dans la tactique révolutionnaire, il vo it les
masses comme des forces, mais jamais comme des processus de
pensée. Il ne peut assurer une identité prolétarienne, qui est: la
révolution plus le communisme.
A ffirm e r qu e les gens p e n se n t im p liq u e une p o s itiv ité
fondam entale : la confiance dans les masses. Ce point garantit le
travail de masse prolonge. Parce qu il faut un principe de continuité.
Le principe de continuité, c est d avoir une vision large, telle que
la politique ne soit pas des juxtapositions qui ont seulement un
principe d’unité. Unité et continuité, c'est différent Plus fondamental
que la prévision de I etape suivante, c’est un principe de continuité
qui va plus loin, mais sans anticiper. Il faut assurer un principe de
continuité qui ne soit pas l’anticipation tactique.
La th é m a tiq u e du p o u vo ir, la ré v o lu tio n , la ré vo lte , ne
fournissent pas ce principe. Seul le communisme le peut. La
question du communisme est donc dans une intériorité au parti.
Il y a un mouvement des choses qui sont, dont nous ne décrétons
95
pas l’existence ; les gens pensent. Le parti n’est pas alors principe La question du communisme est divisée. On d it que c’est le
de pensée des masses, mais ce par quoi, dans une extériorité noyau de I identité politique du prolétariat. Mais, dans son principe
relative, une certaine form e, un certain arrangem ent de ces de réalité, on le réfère au devenir de l’État. Le principe d'actualité
dispositifs de pensée a une capacité de transform er. Est-ce de de la question du communisme n’est pas formule.
ceci d o n t on part, ou s’appuie-t-on davantage sur le dispositif
général des contradictions objectives? Voilà la grande question. Il faut développer l’idée que, du point de vue des masses, le
c o m m u n ism e e st un p ro ce ssu s. Dans son p ro ce ssu s de
> Le processus communiste matérialisation historique, le communisme, c’est le parti. On s'inscrit
Les gens pensent de façon contradictoire, en des termes qui dans la grande tradition marxiste, c’est irréductible. Le parti reste
ont un rapport avec la contradiction du parti lui-même. Autrem ent hétérogène, pour une part, aux formes de conscience immédiates.
dit, leur espace de pensée n’est pas pris com plètem ent dans Il en soutient la transformation. Donc, il ne les reflète pas seulemenL
l’étatique; ils pensent aussi le non-étatique. La dimension par Un des aspects du communisme comme processus ne se donne
laquelle le parti est à même de dialectiser sa dimension étatique que dans la modalité de cette rupture, de cet hétérogène.
ne peut être enracinée dans la liaison de masse seulement si, Cela dit, pratiques et pensée de masse sont des processus
dans les contradictions des formes de conscience, un processus contradictoires, également entre révolution et communisme, dans
communiste est à l’œuvre. Présupposons-nous qu'il y a des formes des formes de conscience à décoder. C ’est à cette question que
de conscience communistes? des formes de conscience politique l’on d o it se confronter, en spécifiant plus avant le parti de type
d ’un p o in t de vue qui n’est pas référable exclusivem ent à la nouveau...
destruction de l’état de choses existant, État y compris, dans la
modalité de tâches révolutionnaires?
On a d it autrefois: la question du parti est vivante dans les
masses. Cela ne présuppose-t-il pas que la question du communisme
le soit aussi ? Du moins dans la mesure où le parti doit être autre
chose que léniniste. Si le communisme n’est concentré que dans
le parti, il n’y a pas d ’arrières à un fonctionnem ent non léniniste.
Il faut avancer prudem m ent sur ce point. Ce qui concerne le
dispositif nouveau de la ligne de masse peut se comprendre, pour
l’instant, par la politique prolétarienne. En ce qui concerne le
communisme, le débat est ouvert.

97
PEUT-ON PENSER
LA POLITIQUE EN INTÉRIORITÉ?

La première version de ce texte - issue d’une conférence prononcée le 13 novembre

1985 - a été publiée le même mois, sous la forme d'une brochure : « Les Conférences
du Perroquet, numéro 4», supplément au n°53 du journal Le Perroquet.
En 4 ‫ ״‬de couv. : La politique a l’épreuve de sa pensée propre, de sa pensée en
intériorité.
Elle y formule ce quelle affirme être sa conscience et sa subjectivité.
C e par quoi se déploie la configuration d ’une politique a sa pensée constitue un
mode historique de la politique.
Quels sont ceux que nous pouvons formuler?
 Je voudrais aujourd'hui vous proposer un nouveau projet pour
la politique.
Aujourd'hui, en 1985, quand nous sommes dans la fondation
d’une nouvelle organisation: l’Organisation politique, nous ne
pouvons plus nous dire seulement «post-léninistes». Une nouvelle
conception de la politique peut être avancée.
Enumérons les référents abandonnés. Nous récusons le
parti, form e d'organisatio n qui mène au p a rti-E tat. N ous
congédions la pensée en termes de classes. Reprenant, une
dernière fois, le préfixe « post- », nous constatons : la situation est
« post-classiste ». Les classes, les contradictions de classe, si elles
existent, sont en tout cas inopérantes dans la subjectivité de ce
que nous nommons « les gens », l’enquête nous le montre. Nous
prenons acte de la crise de la notion d'antagonisme. Enfin, nous
abandonnons le terme «m asses», cette pièce essentielle du
lexique maoïste, au profit du terme «gens», catégorie plus
ouverte. Avec ce nouveau terme, on ne présuppose rien. « Gens »
est un indistinct certain: on ne préjuge de rien (ce que rend
«indistinct »), sauf de leur existence (« certain »). De même, si nous
ab and o nno ns la form e parti, nous tenons ferm e sur celle
d ’organisation : il n ’y a de p o litiq u e qu 'o rga nisé e.
 Mon propos sera en plusieurs points :
1. La mise en place des catégories nouvelles que je soumets
à votre jugement.
2. Un développement sur ces catégories nouvelles.
3. Des exemples de modes historiques de la politique.
4. Annexes - La matière de la politique. Trois propos.
102
1
J ’utiliserai trois catégories : intériorité, subjectivité, intellectualité.
C e s catégories, qui ont des assignations différentes, trouvent leur
cohérence et leur efficace de relever d'un même et seul principe:
les gens pensent
> Les gens pensent
Les gens pensent est mon énoncé fondateur. Disons d’abord
ce qu’il n’est pas. C e n’est pas un énoncé normatif, une conception
normative de la pensée des gens. Une telle conception était
présente dans la forme parti, où ce dernier avait le monopole de
la pensée. C e n’est pas non plus l'énoncé léniniste, que j ’ai
examiné dans les « Notes de travail sur le post-léninisme », suivant
lequel la conscience est conscience de. Je soulignais que, chez
Lénine, la théorie de la conscience présentait la possibilité d’une
approche du subjectif en tant que tel, mais que cette conscience,
étant conscience de (l'antagonisme), c’est-à-dire conscience de
l'Etat, était aussi une conscience d’objet. La conscience de
l’antagonisme comme condition du parti, cette invention majeure,
met la forme d’organisation (chez Lénine, le parti) sous la coupe
d’une logique politico-étatique qui est limitative de la capacité
des gens. En avançant le principe les gens pensent j'écarte donc
cette conception de la conscience politique. De plus, nous ne
sommes plus dans la problématique de l’édification d'un parti.
La conception de la politique qui rejette celle en termes de
103
parti et d’État (c’est-à-dire se donnant pour objet I État) sera dite
politique en intériorité.
Les gens pensent vaut pour tous. Sinon I on revient a la
conception léniniste de la conscience partagée en conscience
spontanée (celle des gens inorganisés) et conscience antagonique
(celle des gens organisés), qui nous renverrait a un dualisme de
type idéologie/science (marxiste).
Les gens pensent: que ce soit dans le cadre d une politique à
distance de l'État (politique en intériorité) ou dans le cadre d’une
politique dans l’espace de l’État (politique en extériorité). Pour qu il
soit possible de faire de la politique, quand les gens adhèrent au
parlementarisme, au syndicalisme, il faut créditer d une pensée les
gens qui votent, qui sont syndicalisés. Le principe les gens pensent
légitime une politique en intériorité, loin de I État, mais tout aussi
bien son opposé, une politique en extériorité. Dans les deux cas,
il y a une pensée et une politique.
Cependant, en distinguant une politique en intériorité et
une politique en extériorité, ne serais-je pas en train de reconduire
la partition ancienne de la politique : version bourgeoise, version
pro létarien n e? Absolum ent pas. Dans ma conception de la
politique en intériorité, il s’agit d’édifier une politique à partir de
processus qui se constituent dans leur propre dynamique et non
simplement par le travail de l’antagonisme. Q uand existe un
espace en intériorité, il se développe à partir de lui-même et non
à partir d'un « contre ». C e développement a partir de soi-même
est ce qu’on peut nommer une singularité. Les batailles, la
qualification des adversaires, sont en intériorité et non pas issues
d’une partition du réel en amis et ennemis.
En intériorité/en extériorité : ni donc un clivage entre spontané
et conscient, ni surtout - pour ce qui est de la politique en
104
intériorité - une conscience d’objet au sens ancien, dans la forme
léniniste de la conscience de l'antagonisme à l’État (ce d’autant
que I antagonisme se trouve aujourd’hui dans une phase critique
de quasi-disparition). Les processus des formes de conscience,
processus de subjectivation, de la politique sont de deux ordres :
en extériorité et en intériorité - c’est une conséquence de la
thèse tes gens p en sent
Ce la suppose que la politique est, en un premier sens, de
l’ordre de la pensée et non de l’ordre des « réalités objectives »,
de la réalité objective des contradictions, dont l'État est le produit
paradigmatique: La pensée n’est donc pas pensée d'un objet, elle
relève d’une subjectivation, mais elle n'est pas pour autant sans
assignation ni exactitude. O n le dira sous la forme : ta pensée est
rapport du réel. « Rapport du réel » et non « rapport au réel », cette
entorse à la grammaire sert à bien marquer que la pensée ne prend
pas le réel comme objet. La formule non objectivante « rapport du
réel » suppose que cette pensée n’est appréhendable ni dans les
catégories du vrai ou du faux, ni dans un rapport du subjectif à
I objectif. Ainsi, les gens pensent donne un premier sens à l’énoncé :
« la politique est de l’ordre de la pensée ». De ce postulat dépend
la possibilité d une politique soucieuse de ce qu’on a nommé
dans les « Notes sur le post-léninisme » la capacité des masses.
> La politique en intériorité première assignation : les gens pensent
La politique en intériorité est une politique en subjectivité.
1. Parce que ce n’est pas l'objet État qui est son ressort ou son
moteur. La logique politico-étatique est insuffisante pour capter
105
ou appréhender la capacité des masses. Il faut donc abandonner
les référents donnés en termes d’objet, principalement : l’Etat. Que
la politique en intériorité soit une politique en subjectivité est ce
qui désigne la possibilité de s’appuyer sur d’autres principes que
les anciens référents marxistes, périmés.
2. Parce que la politique que je propose repose sur les
subjectivations, des formes de conscience, en intériorité, qu’elle
part et se nourrit de ce que les gens pensent : en subjectivité
désigne que le faire politique se développe à partir les formes de
conscience que je dis en intériorité.
Je précise tout de suite qu’« en subjectivité » est à distinguer
de ce que j'entends par «p ro cessus de subjectivation » ou
«subjectivations». En effet, dans les politiques en extériorité
(dans l’espace de l’Etat), il y a aussi des subjectivations, des
formes de conscience, mais elles sont en extériorité. Dire la
politique en intériorité une politique en subjectivité indique que
les subjectivations sont, dans ce cas, en intériorité : concentrées
dans un « ce qu’on peut soi-même », et non simplement dans un
«contre quoi on lutte ». Q ue la politique en intériorité soit aussi
en subjectivité désigne la nature singulière de la subjectivation.
3. Parce que c’est aussi une politique qui se pense elle-même,
sans l'aide d’autres doctrines: philosophie, histoire, économie,
sociologie, etc. La thèse ici est que le subjectif ne peut mener qu’au
subjectif - le subjectif se pense par le subjectif. Il s’agit donc
d'une doctrine de la singularité de la politique. L’abandon de
supports ou de renforts extérieurs à la politique, ou d’emprunts
à d'autres disciplines, précise l’énoncé (a politique est une pensée.
Se pensant elle-même, elle est une pensée. L’élément du subjectif
étant une pièce essentielle du dispositif, on peut dire une politique
en intériorité une politique en subjectivité.
106
La dimension subjective de la politique en intériorité est,
négativement :
• ce qui rejette la relation objectif-subjectif et les formes
antérieures de politique en termes d'objet ;
‫ ־‬ce qui prend acte de la fin des référents antérieurs : du
marxisme-léninisme (formation théorique stalinienne et répudiée
comme telle), de la notion de parti et de la façon dont le classisme
est obsolète (il n'est plus opérant).
Et, positivement :
‫ ־‬ce qui s alimente du principe les gens pensent ;
•ce qui permet d identifier la politique que je propose. La
politique est en subjectivité quand le subjectif est en intériorité.
Prenons un exemple de ce que nous appelons la pensée des
gens: a propos du mot «ouvrier» - ce dans une démarche en
intériorité.
Le mot «ouvrier» fut destitué par un membre du premier
gouvernement Mitterrand, lors d’une grève à Talbot-Poissy, en
janvier 1984, où les ouvriers d'origine étrangère en grève furent
attaqués par la maîtrise à coup de boulons et au cri « les Arabes
au four » - notable coalescence de l'antisémitisme et de la haine
des étrangers. Le membre du gouvernement qui stigmatisait
cette grève le fit en déclarant q u elle était le fait d ’individus
immigrés «étrangers aux réalités de la France» et substitua ainsi
à «ouvrier» le mot «immigré», ouvrant la période où le mot
«ouvrier» disparut de la sphère publique officielle.
O n le retrouva à Renault-Billancourt (encore debout à l'île
Seguin), sous là forme d'un mot problématique, et non comme
caractérisation sociologique, désignant la fonction d'une personne
dans I usine, lors d une longue enquête auprès des O S de chaînes
107
de montage, tous d’origine étrangère, dans l’énoncé: «Je suis
ouvrier. A l'usine on me dit ouvrier, mais, hors de l’usine, on me
dit immigré parce qu’ils ont oublié que j ’étais ouvrier. » Trancher
de l'existence du mot, refuser donc sa disparition, le subjectiver
comme ce qui permet une transformation en conscience de
celui qui le prononçait, c’est exactement ce que j ’entends par les
gens pensent. J'attire ici votre attention sur la formulation : « hors
de l’usine, on me dit immigré parce qu'ils ont oublié que je suis
ouvrier ». « Immigré » se spécifie d'être l'oubli d’« ouvrier ». Il s’ensuit
que c’est dans l’usine que le mot «o uvrier» fonctionne. En
résultèrent pour notre politique deux énoncés : à l’usine, il y a
l'ouvrier; et: faire de l'usine un lieu politique. Et plus tard : l'usine
est le lieu de l’ouvriert
Q uant aux formes de conscience en subjectivité, l’O S avec
qui nous avions longuement discuté ne se référait pas à la
classe ouvrière - et ce non par ignorance, permettez-moi de vous
le dire - tout simplement parce qu’en subjectivité elle n’était plus
opérante. L’usine, elle, l’était, opérante : comme lieu de l'ouvrier.
Les autres O S de Billancourt confirmaient largement ce jugement:
ils tranchaient ainsi de la situation à laquelle la rature du mot
« ouvrier» ouvrait, entre autres, au « lepénisme partout» et à la
dévaluation du travail manuel, avec les conséquences qu’on sait,
en particulier sur l’école.
O n voit avec cet exemple concernant le mot «ouvrier» qu’un
aspect du travail de masse consiste à enquêter et à pratiquer la
question des noms. C e qui permettra de formuler des prescriptions.
Expliquons ce terme: la prescription est la forme que prend une
1 - Notre politique d’usine a eu, bien sûr, d’autres développements, d’autres thèmes,
que nous ne pouvons donner ici.
108
décision et volonté politique ouvrant à un possible. La prescription
peut se rassembler en un énoncé. Dans notre exemple: à l’usine,
il y a l’ouvrier et faire de l'usine un lieu politique12.
> La politique en intériorité dernière assignation :
le mode historique de la politique
La politique en intériorité, dans son assignation au principe
les gens pensent, donne une politique en subjectivité. Dans son
assignation à l'historicité, elle est ce qui permet de saisir la
façon dont existe la politique quand elle existe, comme rapport
d'une politique à sa pensée : c’est la doctrine du mode historique
de la politique. La catégorie de mode historique de la politique
est ce qui permet d’appréhender une politique dans l'invention
singulière q u elle présente, les pratiques tout aussi singulières
q u e lle déploie, ses formes d’organisation inédites.
> Mode historique de la politique en intériorité
La politique en intériorité n'apparaît et n'existe que sous la
forme d ’un mode.
Un mode en intériorité peut être identifié (on peut en
connaître la nature) en cherchant quelle pensée a été à l’œuvre
2 - Et, bien plus tard, à partir de Saint-Bernard, de 1996 à 2007, la prescription
des ouvriers sans papiers s’énoncera ainsi : ouvrier, ça compte, le travail ça
compte; on est ici, on est d'ici; des papiers pour les ouvriers sans papiers. Notons
qu’ils inventèrent cet énoncé plusieurs années avant qu’il ne devienne usuel.
109
dans le mode. Cette pensée inventive est celle des acteurs du
mode, et peut, certaines fois, se donner par un nom propre
(Saint-Just, Lénine, Mao, par exemple). Elle crée les catégories,
les notions, les concepts propres au mode. C e s catégories sont
singulières : l’espace de leur existence, de leur effectivité et de
leur fonctionnement est l’espace et le temps de tel mode. C a r
il y a, on le verra, un espace et un temps d’un mode en intériorité.
Les catégories d’un mode ne sont pas utilisables ailleurs que dans
le mode qui les a cré é e s; elles ne sont pas généralisables.
Solidaires du mode, autrement dit son invention propre, elles sont
dites épuisées, ou saturées, dans leur usage et leur existence
quand le mode cesse.
La politique en intériorité est séquentielle et rare. > En effet,
la doctrine de l’existence modale de la politique est aussi celle
de sa séquentialité. La politique est séquentielle : elle n’existe pas
tout le temps ; une politique singulière a un début et une fin. De
plus, les séquences ne s’enchaînent ni ne s’accumulent. O n dira
donc que la politique est rare.
Les lieux du mode. > Com m ent identifier et comprendre la
cessation du mode en intériorité? Par une seconde propriété d’un
mode historique de la politique. C e qui atteste de la réalité
d’un mode est, certes, sa pensée, mais c’est aussi son aptitude
à la création de lieux de la politique - je donnerai plus loin des
illustrations sur ce point. Le mode n’est pas seulem ent une
pensée de la séquence. Militants, ou acteurs du mode, créent ce
q ue je nom m e d es lieux. La C o n v e n tio n et les so c ié té s
sans-culotte, pour ce que j'appellerai le « mode révolutionnaire»;
les Soviets et le parti, pour le « mode bolchevique ». Des processus
nouveaux, dans le «mode dialectique», telle l'invention de la
«guerre du peuple» et de l’armée révolutionnaire, dans le
maoïsme. « L'armée chargée des tâches politiques de la révolution »,
«I armée au service du peuple », sont les lieux du mode que
j ’appelle « dialectique » et dont un nom propre est Mao Tsé-toung.
Il y a donc une multiplicité de lieux. Quand un des lieux vient
à disparaître, le mode disparaît. Ses catégories sont épuisées,
on ne peut donc s'en resservir ailleurs pour qualifier une
invention politique dans une autre séquence. C'est la thèse de
la singularité de la politique. C haq ue séquence politique en
in té rio rité est un ph éno m ène singulier. Il n’y a d o n c pas
d'universalité de la politique. Seule une pensée de la singularité
peut en rendre compte.
Un mode historique de la politique en intériorité est donc
repérable, identifiable, par ses lieux, et les catégories créées et
systématisées par des acteurs internes au mode. C e qui signifie
et entraîne qu'on peut identifier un mode de la politique par sa
pensée, ou plus exactement par le rapport d'une politique à sa
pensée. La formulation «rapport à sa pensée» indique qu'une
politique se pense comme politique et donc énonce ce qui la
fonde elle-même comme politique.
O n dira qu’il y a un mode historique de la politique quand on
peut le réfléchir par le rapport à sa pensée. Dans la mesure où
il n’existe de politique en intériorité que modale, que la politique
n’existe que de façon séquentielle, on peut avancer qu’une
politique en intériorité est une pensée.
111
> Mode de la politique en intériorité et en extériorité
La doctrine du mode de la politique est celle que je propose.
Les gens pensent sont le bilan que je fais du léninisme, quand,
par contraste à la logique politico-étatique, il ouvre à la recherche
de ce que « peuvent » les gens. C ’est aussi la tentative d’établir,
hors tout idéalisme, que dans le syntagme « le mode historique
de la politique est le rapport d’une politique à sa pensée» la
pensée est un énoncé politique. Q ue la politique soit une pensée
est une doctrine qui est aussi le résultat patent de tout travail
organisé et approfondi avec les gens.
Je distingue deux « types » de modes :
•Le mode en intériorité, où la pensée des gens organise l’action,
crée des catégories nouvelles et invente des lieux multiples. Dans
le mode en intériorité, dire que la pensée des gens est en subjectivité
indique qu’elle porte sur les gens eux-mêmes, ce qu’ils veulent, ce
qu’ils font, et non sur les structures (classes, formes d ’Ètat, nature
de l’économie) qu’on peut dire objectives. Nous espérons le faire
voir dans les exemples de modes qui vont suivre.
•Le mode en extériorité, disons-le cursivement, est celui où
règne l’État. Il ne sera pas pourtant appréhendé par la description
analytique des form es d’oppression et de dom ination, des
possédants et des femmes et hommes au pouvoir (quand même
cette analyse est toujours à faire, comme nous le verrons), mais
à travers la façon dont les gens traitent cette situation. Autrement
dit, il s’agit de cerner ce que les gens pensent dans un mode en
extériorité, ce que sont les formes de subjectivation des gens dans
cette (mauvaise) situation. L’extériorité signifie la prise en
considération (dans un mode en cours) ou l'étude (dans un
mode clos) des modalités de subjectivation des gens. Le mode
en extériorité sera saisi du point de ce que font et pensent les
gens dans ce mode. En gardant bien en tête que, dans un mode
en extériorité, les gens pensent dans l’espace de l'Etat. Le mode
en extériorité est donc bien conforme à la doctrine du mode
comme rapport d'une politique à sa pensée. Cependant, et
c’est ce qui distingue extériorité et intériorité, dans un mode en
extériorité le point de subjectivation est l’Etat ou le parti-Etat, qui
organise la pensée des gens. C ’est l’État qui est le référent des
processus de subjectivation. C e dernier est en extériorité.
Ainsi : - dans le mode en intériorité, le point de subjectivation
de la politique est la pensée des acteurs eux-mêmes : le processus
de subjectivation est lui-même en intériorité -, - dans le mode en
extériorité, le processus de subjectivation est en extériorité : c'est
le parti ou l’Etat. D’autre part, quant aux lieux, le mode en
extériorité se présente non par une multiplicité de lieux (comme
dans un mode en intériorité), mais par la prééminence d’un seul :
le parti ou l'État. Parti ou État se donne comme le lieu unique de
la séquence modale en extériorité.

112

À partir du moment où l’échec des révolutions et le devenir des
partis communistes en partis-États désavouent le dispositif léniniste,
et au moment où l’on sort du classisme, c’est-à-dire où la lutte des
classes n’est plus opérante subjectivement et politiquement, il
faut libérer la politique de la problématique de l'antagonisme, et
ne plus lui donner l’objet État comme consubstantiel. Redisons-le,
il faut une approche nouvelle de la politique, et avoir I exigence dans
un p re m ie r tem ps de ne plus centrer ou de ne plus fonder la
politique sur l'État, et au-delà, sur la forme étatique du pouvoir. Une
politique nouvelle sera à dista nce de l'Etat.
L’échec du socialisme n’est pas simplement l’échec de son
programme, disparition des classes et dépérissement de l'Etat, c’est
l’échec d’une centration générale de la politique sur l’État. La
vision objectale de la politique, c’est aussi, aujourd'hui et en France,
qu’il n’y a de politique que de l’appareil d'Etat et de l'intérieur de
ses logiques, telles qu’il les formule lui-même : faire de la politique,
c’est entrer dans le parlementarisme.
Le projet de la politique en intériorité est à terme à la recherche
d ’une nouvelle disposition de la question de l'Etat. A savoir,
comment faire face à l’État quand on n’est ni dans l’hypothèse d’une
o p p o sitio n p arlem en taire ni dans ce lle de la d estructio n
révolutionnaire de l’État en p la ce ? Mais, aucune politique en
intériorité n’est tenable si elle ne se place pas dans une disposition
nouvelle quant à ce qu’il en est de la capacité des gens et quant
à ce que j ’appelle le possible. Possible et capacité des gens sont
les deux piliers de ce que j ’appelle la politique en intériorité.
Refonder la catégorie de possible sur la capacité des ge
capacité qui soit à jour de l'expérience historique (effondrem!
des socialismes), veut dire : ne pas commencer par la quest
de l’Etat. Com m ent la capacité politique des gens peut trou ‫׳‬
des formulations adéquates au principe les gens pensent, c
cela le travail de la politique en intériorité. Q ue les formes
conscience des gens soient autres que la logique politico-étatic
est le point de départ d'une telle politique. Si les formes
conscience des gens portent sur l'usage de leur capacité, il
exact de dire que le subjectif (des formes de conscience) est s.
à partir du subjectif (la capacité des gens).
Cependant, pratiquer la politique à distance de l’Etat
signifie nullement ignorer le caractère central de l'Etat, mais
donner comme question essentielle : quelles sont les formes
la subjectivité politique des gens d'aujourd’hui ? C ’est l’avanc
sur ce point qui redisp o sera, dans des term es autres, I
prescriptions d’une nouvelle politique de traitement de l’Été
« La politique est de l'ordre de la pensée», « le subjectif c
saisi à partir du subjectif» et« politique en intériorité », ces tr<
formulations recouvrent donc une tentative pour envisager
politique après la fin du classisme et dans un autre espace q
celui de l’Etat. Et, d'abord et surtout, c’est dire que la politiq
ne se donne pas dans l'espace d'un objet, que celui-ci soit l'Éi
ou la révolution.
Une démarche politique en intériorité a pour thèse premiè
que la politique est une pensée : elle dépend des formes !
conscience des gens et, en cela, elle relève de leur puissan
subjective. La puissance subjective des gens est une pensée
non le simple reflet de leur situation matérielle ou sociale. Ma
115
ce n’est pas le tout de la question. Il s'agit aussi d ’une thèse sur
le caractère irréductible à tout autre espace que celui de la
politique et sur la nécessité de la réfléchir dans sa singularité.
La politique est ici posée comme ayant un champ de pensée
propre qui ne peut être, sans que c e lle -ci ne d isparaisse,
subordonné à un champ extérieur, qu'il soit philosophique,
économique ou historique. Il s’agit donc de penser la politique
à partir d’elle-même et non par d’autres disciplines : la politique
a une intellectualité propre. Il faut donc, pour souscrire à cette
exigence (la penser par elle-même), la penser en subjectivité de
façon qu'elle ne soit jamais un objet. La penser comme pensée,
et non comme objet, est ce que j ’appelle procéder par une
démarche en subjectivité.
Il n'y a pas de politique en général. La politique ne correspond
pas aux invariants ni aux structures des sociétés. Il n’y a de
politique qu'en extériorité ou en intériorité. Cette dernière est
exceptionnelle. Dire qu’elle est une pensée permet de ne pas
requérir l’Etat, le pouvoir ou l'histoire pour l’identifier. La dire en
subjectivité, c’est l’identifier en dehors des ensembles sociaux,
des classes, des conflits sociaux, de la question du pouvoir,
donc hors de tout ce qu’on était habitué à désigner comme
politique ou « tout politique ». La politique n’est pas partout, elle
n’est pas la gestion de l’Etat, des affaires de l’Etat. L’État est distinct
de la politique. Y compris dans ses transformations dont nous
parlerons, il se donne comme permanent et un invariant des
sociétés modernes. Soutenir que la politique est de l’ordre de
la pensée établit la politique comme singularité. Q ue la politique
relève de la singularité, c’est ce dont va répondre la notion de
mode historique de la politique.
116
Pourquoi dire de la politique qu’elle est une pensée et ne pas
se contenter de la catégorie de conscience chez Lénine ? Je
ré p è te : Lénine invente la co n scie n ce en politique. C e tte
conscience est une conscience de l’antagonisme. C'est-à-dire d’un
antagonisme subjectivé. C e qui signifie que le parti s’en empare,
que la contradiction objective devient conscience. O n mesure
la différence d’avec Marx, selon qui les conditions matérielles
d’existence déterminent les formes de conscience. La conscience
existe déjà chez Marx, mais elle est un effet, elle est déterminée
par les conditions matérielles d’existence. Ch e z Lénine, il n’y a
pas détermination, il y a condition. Et, pour la première fois,
une dimension subjective apparaît.
Ètait-il alors possible d ’imaginer à partir de Lénine une
conscience sans de et donner au subjectif un domaine plus
vaste et beaucoup plus indistinct que la simple conscience de
(l'antagonisme), conscience garantie par le point de vue de
c la sse ? La politique pouvait-elle relever alors entièrement de la
conscience et pouvait-on utiliser la catégorie de conscience sans
objet, sans spécification?
Une désobjectivation de la catégorie de conscience me
paraissait possible. Je ne le pense plus. La conscience n'est
plus la catégorie centrale de la politique. Dans la mesure où je
persiste à considérer que la politique est de l’ordre du subjectif,
je propose, nous venons de le voir, de l’appréhender autrement :
par le mode historique de la politique, c’est-à-dire par un rapport
à sa pensée. Seule la confusion entre politique et histoire,
politique et Etat, perm et de cro ire à la perm anence de la
politique. Il n’y a donc que des politiques singulières.
117
v ·*‫״‬-·** T7
 Chaque mode est une singularité. > Ainsi, les thèses suivantes :
«la politique est de l’ordre la pensée» et «la politique est
pensable» s’équivalent non dans une visée généralisante, mais
dans une problématique de la singularité, dont le point ultime est
la caractérisation de la politique comme mode.
L’existence d’une séquence politique - c’est-à-dire d’un
mode historique de la politique - s’atteste de plusieurs façons :
•Par la création de lieux, on l’a dit. C e s lieux ne sont pas des
lieux « physiques ». Un lieu n’est pas un énoncé de localisation,
mais bien de délocalisation ; la politique ne s’identifiant plus par
les partis, les classes et les États, mais, dans les modes en
intériorité, par des formes de présence à elle-même : assemblées,
processus, autres formes d’organisation. Le mode cesse quand
un des lieux vient à disparaître. Toute politique en subjectivité
a des lieux, qui sont ses espaces de cristallisation, là où elle se
déploie et s’exerce. La fin de la séquence est sa cessation et
non sa défaite.
• Le mode en intériorité incarne l’existence lacunaire de la
politique dans la mesure où chaque mode se caractérise par une
catégorie singulière, et non au travers d’une structure permanente.
O n voit bien que le séquentiel et le non-objectal vont de pair.
Le travail d’identification du mode s’opère par l’identification de
la pensée de la politique et par la datation de sa séquence. O n
dira qu’un mode historique de la politique est en intériorité,
d'une part, quand, dans une période historique, on peut isoler
une séquence où existe une pensée de la politique et où le rapport
de cette pensée à la séquence est avéré, et, d’autre part, quand
il y a une multiplicité de lieux.
O uant à la pensée politique en extériorité, ses principales
assignations sont :
118
•l’Etat et le pouvoir, présentés comme l'ensemble fondateur
de la politique moderne et comme le réel de la politique. Etat
et pouvoir sont considérés comme les concepts par lesquels le
réel politique doit être appréhendé;
• les classes, soit com m e ensem ble, soit com m e sujets
politiques dans leurs contradictions ou dans leur antagonisme.
O n dira qu’un mode est en extériorité quand la politique est
assignée à un seul lieu, généralem ent l'État (par exemple le
parlementarisme) ou le parti (le parti-Etat de Staline) et quand toute
pensée est sous la règle de l'État ou du parti, tandis que les
politiques a l'œ uvre se donnent sous forme de singularités
oppressives. La subjectivation, alors, est en extériorité. Il y a deux
formes de la subjectivation. En extériorité: elle se donne comme
cohésion, adhésion. En intériorité: elle se donne comme ouvrant
à un possible. Voyons la première.
Le principe les gens pensent n’est pas un angélisme. Les gens
pensent peut s'appliquer à des politiques criminelles, par exemple
le nazisme, qui est un mode de la politique - ce dont je ne traiterai
pas ici. Dans le cas nazi, des gens adhèrent au dispositif de pensée,
le partagent, vivent et meurent pour lui. Le ralliement ne relève ni
de la folie, ni de la fascination, ni de l’exercice de l’absolu d'une
contrainte. O n peut donc dire ce ralliement «en pensée», en
subjectivation, comme chacune, singulière. Le rapport du réel
d'un tel mode est ce qui en organise la domination : terreur et camps,
guerre permanente et extermination3.
3 - L’extermination des Juifs par les nazis obéit à leur logique de la guerre totale;
à preuve, cette extermination culmine, si l’on peut dire, alors que se dessine leur
défaite militaire. Je renvoie sur ce point à ma contribution au collectif Parafes à
la bouche du présent. Le négationnisme, histoire ou politique ? (Al Dante, 1997).
119
 En URSS, il est indéniable que l'on a connu, dans des formes
singulières et distinctes, un ralliement à l’État stalinien. C e qui a permis
aux théoriciens les plus réactionnaires, et très loin de quelque
pensée de la singularité que ce soit, de mettre en parallèle nazisme
et stalinisme et de tenter d’accréditer l’équation Hitler ‫ ־‬Staline. Dans
les deux modes, certes, le point de subjectivation est en extériorité,
adhésion à la politique criminelle hitlérienne ou à l’Etat terroriste
stalinien. La subjectivation ne porte pas directement sur la capacité
des gens, mais médiatement, par l’intermédiaire de l’Etat nazi ou
de l’Etat stalinien, à laquelle cette capacité est identifiée : racialisme,
identification de la politique et de la guerre totale, dans le nazisme
et, sans qu'il y ait relation ni commune mesure, socialisme dans un
seul pays et dictature du prolétariat, dans le stalinisme. Dans un mode
en extériorité, qu’il soit criminel ou non, ce sont les Etats qui sont
les opérateurs de la politique menée. C ’est parce que dans les
différents cas - y compris celui, heureusement non massivement
criminel, du parlementarisme actuel en France - le point de
subjectivation existe en extériorité qu’on peut les examiner en
tant que mode ; et par conséquent, comme rapport aun e pensée.
Cependant, il y a une autre raison qui me pousse à exercer
le principe les gens pensent dans un mode en extériorité. C ’est
évidemment la question : y a-t-il un autre rapport des gens à l’État
que celui d'une adhésion, dans un espace où l’État est référentiel ?
Q u ’en est-il alors de la capacité des gens, s’ils se posent cette
question sur eux-m êm es? Q u ’en est-il de la possibilité d’une
politique libératrice (pour reprendre ce terme de l’époque de
la révolution de 17) dans un mode en extériorité ?
De la c rise du cla ssism e , de la c rise de la caté g o rie
d’antagonisme (à l’État), enfin de celle de révolution - peu à
l’horizon en ces jours de 1985 -, et de leur entrée en péremption,
120
l’on a pu facilem ent conclure, e t beaucoup l’o n t fait, que, les
gens, les masses, les classes ayant somme to u te renoncé à la
révolution e t à l'antagonism e dans les faits, cela signifiait soit
le u r c o n s e n te m e n t à la d o m in a tio n , s o it, au m ieux, le u r
impuissance. Il est essentiel d ’argum enter une autre position
que celle de l’adhésion e t de l’im puissance. Il est essentiel de
m aintenir le subjectif, y com pris dans le ra p p o rt des gens au
p a rle m e n ta rism e , sinon la p ré s o m p tio n d ’une ru p tu re est
impossible. Q u ’il y ait du subjectif, serait-il d ’adhésion à l’ordre
des choses, est le seul argument en faveur de la possibilité d’une
ru p tu re avec l’o rd re des choses. Si les gens pensent, alors
une autre subjectivation est possible.
Récapitulons brièvement. Politique en intellectualité (dont je
n’ai pas parlé et d o n t je vais dire un m ot ici), en subjectivité, en
intériorité sont des form ulations do n t aucune n’est exclusive de
l’autre, mais que distingue leur assignation, ou leur destination :
• !‫׳‬intellectualité a pour assignation la pratique militante, elle
en est l’élaboration conceptuelle ;
• la subjectivité a pour assignation le principe les gens pensent ;
• l'intériorité a pour assignation l'existence de la politique, à
savoir la théorie du mode e t la mise à l’épreuve de la thèse la
politique est une pensée. Il s'agit donc de form uler une pensée
politique de la politique, et de m ettre la politique, y compris celle
que nous faisons, à l’épreuve de sa pensée propre.
Pour résumer, je dirai donc: mon entreprise est celle d'une pensée
politique de la politique; mettant la politique à l'épreuve de sa pensée
propre; faisant du rapport d'une politique à sa pensée un plan
d ’épreuve et d'analyse de la politique et soumettant la politique
(que nous faisons) à l'épreuve de sa pensée en intériorité.
121

3 une catégorie prescriptive (je rappelle qu’est p re scrip tif ce qui
DE QUELQUES MODES HISTORIQUES DE LA POLITIQUE
Modes en intériorité
> Le mode classiste
A vec le M anifeste du parti communiste, publié en 1848,
s’annonce ce que j ’appelle le « mode classiste » de la politique.
O n le répétera encore une fois : identifier un mode est identifier
ses catégories politiques, autrement dit sa pensée de la politique,
mais aussi ses dates d’apparition et de saturation.
Il faut d'abord rem arquer qu’au XIXe siècle la catégorie de
classe est dominante. Le p ropre des thèses politiques de Marx
ne réside pas dans l’usage de la catégorie de classe (qui n’est pas
inventée par lui, comme il le souligne, mais par des historiens) ni
même dans l’invention e t l'usage des catégories qui lui sont
rattachées: dictature du p rolétariat et communisme. Le point
clé est le suivant: dans le Manifeste s'énonce une politique où
l’histoire est la catégorie de la politique. Dans son usage par le mode
classiste, les lois de l’histoire, d ont la postérité usera amplement,
cèdent le pas au présent dans sa relation à l’avenir.
C e tte thèse d o it ê tre prise dans sa fo rce , ou dans son
paradoxe a p p a re n t: l’histoire, celle d o n t Marx d it qu'elle est
« l’histoire de la lu tte des classes », n’est pas seulem ent l’histoire
o b je c tiv e , ou d e s c rip tiv e , à la q u e lle s’a tta c h e l’idée, bien
postérieure, et largement stalinienne, du « matérialisme historique»,
ou de l’histoire comme science. L’histoire, pour Marx, est avant
122
to u t une catégorie de la politique, c'est-à-dire ce que je nomme
ouvre à un possible spécifique).
C om m ent ju stifie r cette thèse4?
Il fa u t d ’a b o rd bien v o ir que l'h isto ire , dans le schèm e
classe-dictature du prolétariat-communisme, n’est pas simplement,
ni même principalem ent, histoire du passé, mais histoire de
l'avenir. C ’est ce que les adversaires de Marx appelleront son
prophétisme. Ce que Marx énonce est que l’histoire porte sur le
présent et sur l’avenir. A partir de ce qui est, elle indique ce qui
peut être une rupture avec ce qui est. Elle bascule alors dans le
prescriptif, donnant le nom d ’histoire à une figure de la politique.
Marx sait sans doute être historien, avec talent et profondeur,
quand il s'agit du passé et du présent5. Mais la catégorie d’histoire
devient prescriptive quand il s’agit de l’avenir. C onjointe aux
catégories de classe, de dictature du prolétariat et de communisme,
l’histoire devient un projet de rupture avec l'ordre existant.
Pour que, dans le Manifeste, un même registre catégoriel
puisse ainsi couvrir le passé, le présent e t l'avenir, pour que ce
rapport de la pensée au tem ps6 soit possible, il faut que l’histoire
fonctionne com m e une forme de conscience politique. C 'est
cette conscience historique, couvrant le passé, le présent et
l’avenir, qui caractérise l’in té rio rité du mode classiste.
4 - Contrairem ent à ce que, dans un autre m aniement de Marx, je disais dans
les chapitres précédents.
5 - Voir, par exemple, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, La Guerre civile en
France, les articles sur la guerre de Sécession...
6 - O n verra ultérieurement, dans «Lénine et le tem ps», que cette question
m’importe.
123
 La conséquence essentielle de cette conception de l’histoire
est que, dans le mode classiste de la politique, il n’y a pas de « parti
de classe». Ce u x que Marx appelle « les communistes » ne sont
qu'une fraction des partis ouvriers et, plus précisément, du
mouvement révolutionnaire. C e qui supporte l’unité de l’histoire
et de la politique n’est nullement le parti, maïs le mouvement.
Citons, sur ce point crucial, quelques passages :
Les co m m u n istes a p p u ie n t dans les p a y s to u t
mouvement révolutionnaire contre l'ordre social et politique
existant (chap. IV).
Dans tous les mouvements , [les communistes] font de
la question de la propriété7 [...] la question fondam entale
du mouvement (ibid .).
Dans le mouvement, la fonction des communistes est réglée
par la prescription de la conscience historique ; ce sont eux qui
portent l’histoire de l’avenir :
[Les communistes] com battent pour les intérêts et
les buts immédiats de la classe ouvrière; mais dans le
m ouvem ent présent, ils défendent et représentent en
m êm e temps l'avenir du m ouvement {ibid.).
Histoire et politique dans l’unité du présent et du futur sont
ce dont les communistes, qui sont les militants du mode classiste
de la politique, assurent en conscience l’unité.
Ainsi, l’histoire est bien ce par quoi une politique, dans et par
le mouvement, se rapporte à sa pensée. L’histoire est la catégorie
centrale de la pensée du mode classiste de la politique.
7 - L’abolition de la propriété privée est une condition fondamentale du passage
au communisme. Sa disparition dans la phase de transition (au communisme)
nommée socialisme ou dictature du prolétariat en fera une propriété d’État.
124
Pourtant, la catégorie de mouvement révolutionnaire est
essentielle comme figure du présent de l'histoire. Elle est, à
l’intérieur du mode classiste, ce qui permet la jonction, couple par
couple, puis pris dans leur ensemble, des termes: présent-futur,
histoire-politique, intérêts immédiats-communisme.
A ujourd’hui, malgré la crise des référents catégoriels du
mode : classe, dictature du prolétariat ou communisme, la notion
de mouvement, déambulant dans de mêmes couples, connaît la
fortune qu’on sait. Cela en fait, d'ailleurs, une catégorie circulante
(épithète que j ’oppose à «singulière »), qui permet d'unifier d ’un
optimisme facile des processus différents. C e qui montre à
l’évidence que des catégories qui n'ont de force politique
véritable que dans l’articulation à un mode (ici le mode classiste)
p e u ve n t, d é s a rtic u lé e s , c o n tin u e r d ’e x iste r en tant que
représentations désormais obscures et décevantes.
La situation en 1871, après la Com mune de Paris, clôt le mode
classiste, qui avait débuté en 1848, avec la publication du
Manifeste. Cette clôture, enregistrée par Marx, tient à ce qu'il
est alors évident que le mouvement révolutionnaire, sous sa
forme la plus déployée, n'est pas le lieu où parvient à s'affirmer
la prescription politique communiste - par l’intermédiation de la
dictature du prolétariat. A vec la Com m une sont saturées les
catég o rie s de m ouvem ent ré vo lu tio n n a ire et de fractio n
communiste du mouvement, qui sont les lieux du mode.
J ajouterai que c’est après la Com m une qu’apparaissent
les partis au sens moderne du mot, articulés à l’État parlementaire,
et tout à fait différents de ce que Marx entendait par la fraction
communiste des mouvements révolutionnaires. C e s partis - dont
le m odèle est la so cial-dém ocratie allem ande 8 - tout en se
réclamant d’une problématique de classe, voire d’une nature de
classe, sont en réalité des organisations étatiques, internes à
l’Etat et aux subjectivations qui s’y rattachent. Le ralliement du SPD
en Allemagne et de la SFIO en France à l’Union sacrée 9 en 1914
fait éclater au grand jour leur homogénéité à l’Etat et liquide la
fiction de la nature de classe de ces partis.
A l’intérieur de cette dernière séquence, l'apparition du mode
bolchevique de la politique, entre 1902 et 1917, mode auquel est
attaché le nom de Lénine, va donner encore un autre sens à la
catégorie de parti : l’énoncé « les classes sont représentées par des
partis » n’y sera plus un énoncé historique, expressif, ni descriptif,
mais un énoncé prescriptif. Pour Lénine, la politique est sous
condition, et le parti n'est que l’indicateur d’existence de la
condition.
Finalement, l’intérêt immense du Manifeste est triple :
•Y opère un mode de la politique, un mode en intériorité, le
mode classiste, qui organise une fusion en conscience de l’histoire
et de la politique.
•O n y repère la nature séquentielle du thème du « mouvement
révolutionnaire », lequel n’a de véritable sens politique qu’à
l’intérieur du m ode classiste et dont les vertus politiques
disparaissent avec la Com m une de Paris.
8 - Avec le SDAP (Parti social-démocrate des travailleurs), fondé en 1869
par A. Bebel et W. Liebknecht, qui se transform e en 1880 en SPD (Parti
social-démocrate d’Allemagne).
9 - Ralliement à la politique de guerre à outrance entre nations européennes en
1914.
126
• Constatons qu'aucun mode de la politique en intériorité n’a
jamais validé le thèm e du « parti de classe ». En termes de mode,
on a, chez Marx : la fusion de la politique et de l’histoire, et, chez
Lénine : la politique sous condition. Chez Mao Tsé-toung, ce sera
la modification de l’antagonisme par la dialectique de la croissance.
Le thèm e du parti de classe, lui, reste attaché à des modes de
la politique en extériorité, e t particulièrem ent au m ode stalinien
de la p o litiq u e . C e p o in t est du plus haut in té rê t p our qui,
comme nous, cherche à prescrire une politique sans parti.
> Le mode bolchevique
Je serais bre f ici, ayant déjà beaucoup évoqué Lénine. La
séquence du mode bolchevique commence en février 1902 avec
la publication de Que faire ? et se term ine en octobre 17. Au-delà
de cette date, on assiste à l’étatisation du parti. Le parti et les
Soviets, qui sont les lieux du mode, disparaissent et deviennent
des appareils d ’Etat.
C e m ode ne se c a ra c té ris e pas par la c o n s c ie n c e de
l’antagonisme, comm e on p o u rra it s’y a tte n d re é ta n t donné
l’im p o rta n c e que je lui a ttrib u a is dans les « N o te s sur le
post-léninism e», mais com m e le m ode de la politique sous
condition. Là résident sa pensée et sa singularité.
La capacité politique (prolétaire) n’est ni innée, ni spontanée,
ni structurale, mais dans l’obligation d’énoncer ses propres conditions
d’existence. C ette condition convoque le parti, mais celui-ci n’est
pas l’expression d’une classe, il est lui-même sous condition : il ne
se forge qu’à proportion de la conscience de l’antagonisme, sous
c e tte c o n d itio n donc, qui est aussi celle de la p e rsp e ctive
127
révolutionnaire. C e tte conception est donc en écart avec la vision
spontanée ou expressive de la politique et du social. La révolution
prolétaire, l’antagonisme avec l’ordre social et politique existant,
encadrent certes la pensée léniniste de la politique mais ne la
constituent pas dans sa singularité. C ette singularité réside dans
ce que je nomme le mode de la politique sous condition.
Le parti est sous la condition de la conscience de l’antagonisme,
laquelle est subjective. Mais il n'est nullement un garant, comme
chez Staline. La condition qu’est le parti, ou autrem ent d it ce
qu’énonce le parti, est sous condition de son adéquation aux
situations. O n est très loin de la façon d ont les partis des pays
socialistes o n t fonctionné dans leur devenir de partis-Etats.
> Le mode dialectique
Le m ode d ia le c tiq u e (« d ia le c tiq u e » est ici, on le verra,
paradoxal) est le mode de la guerre révolutionnaire d o n t Mao
Tsé-toung est le nom propre. Il s’étend de 1928 à 1950, c’est-à-dire
de la publication de Pourquoi le pouvoir rouge peut-il exister en
Chine ?jusqu’au dé b u t de la guerre de Corée, quand cessent les
modalités de guerre révolutionnaire.
Dans ce mode, le rapport de la politique à sa pensée s’effectue
dans la c a té g o rie des lois, qui s e rv e n t à a p p ré h e n d e r les
conjonctures et les situations.
Il existe chez Mao une démarche en termes de connaissance
d ont la catégorie centrale est celle de loi. Il existe une m ultiplicité
de lois, toutes destinées à tra ite r des situations. Prenons par
exem ple un de ses textes sur la guerre : « Le Parti communiste
chinois e t la guerre révolutionnaire en C hine » (chap. Il des
128
Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine, ! 936).
Sont exposées les lois de la guerre, de la guerre révolutionnaire
- dont le système « Longue Marche10», la règle de l'encerclem ent
des villes par les campagnes - et les lois de la révolution en
Chine. Car, immédiatement, les lois sont considérées dans la
relation à leur temps, à la conjoncture. O n n’est pas dans une
acception dogmatique de la loi : les lois changent, et changent parce
que la situation change. C e ne sont pas les lois de l’histoire qui
agissent, mais celles qui p e rm e tte n t de tra ite r les cas : les
com plexités situationnelles, les circonstances dramatiques. Le
m ode dialectique est ici déshistoricisant. Et déshistoricisant, en
ce que, subo rd o n n a n t l’histoire aux masses, ce tte catégorie
proprem ent maoïste, il fait disparaître l’histoire au profit de ce qu’il
a nommé «l’enthousiasme pour le socialisme». L'enthousiasme pour
le socialisme n’est pas (seulement) celui d’un «horizon radieux»,
mais une doctrine singulière de la croissance (terme ici nullement
économique), inscrite dès à présent dans les formes que prend
l’arm ée: non pas uniquem ent force militaire, mais pratiquant au
travail de masse, y étant astreinte. C ertes les lois doivent traiter
la conjoncture. La situation est «complexe». Elle est situation
d’ensemble et situation des parties. Travail de masse e t situation
form ent un couple chez Mao. C ’est à partir de ce couple que les
lois sont formulées. «La situation est variable», il faut des lois
diverses qui perm ettent de la traiter.
10 - La Longue Marche est évidemment une réponse tactique à un encerclement
et à une menace d’anéantissement. Mais elle sait devenir une loi de la guerre
révolutionnaire : là où elle se porte, dans toute la Chine, elle apporte avec elle la
pensée politique. Ce détour obligé se change en loi du détour. Cette loi du détour
s’applique aussi à l’encerclement des villes par les campagnes.
129
 Mais la plus générale qui nous intéresse, portant sur la
croissance est la suivante: « le nouveau se construit dans la lutte
contre l’ancien ».
La pensée est largement assignée à l’élaboration et la formulation
des lois. Elle possède une grande mobilité, c ’est son allure
ininterrompue, et prête une attention extrême à ce qui change, au
«nouveau», marque d'une touche non dogmatique. La règle
d’élaboration et le processus de formulation d'une loi, et de celle
portant sur le nouveau dans son opposition à l’ancien, mettent en
place un rapport du subjectif et de l’objectif, c'est-à-dire ici un rapport
de la pensée et de ce que Mao nomme la réalité objective. C'est
donc une dialectique. La dialectique opère par accumulation de
la connaissance sensible, nommée enquête et par bond vers le
concept. Identifier la politique comme connaissance est le but.
O n est d o nc d ans un p ro ce ssu s de co n n a issa n ce . La
connaissance politique est spécifique. Spécifique, dira Mao, à qui
se rallie au matérialisme dialectique, c ’est-à-dire au marxisme,
c’est-à-dire au prolétariat. Le matérialisme dialectique diffère de
tout autre : (!) parce qu’il sert le prolétariat, (2) parce qu’il s'appuie
sur la pratique.
Il a une assignation de classe : notre tactique et notre stratégie
ne peuvent être utilisées par d’autres que nous, dit en substance
Mao ; « aucune armée opposée au peuple ne peut utiliser notre
stratégie et notre tactique ». Tactique ou loi de la partie (de la
bataille, de l'engagement), stratégie ou loi de l’ensemble, ces lois
ne « circulent » pas. C e sont les lois d ’une politique. La politique,
ici, a des lois.
J ’appelle m ode d ia le ctiq u e ce rapport d’une politique à sa
pensée.
Pourquoi affecter «d ialectiq ue» à ce mode-là et ne pas
I avoir repéré dans Marx ou dans ce que j'appelle le mode
bo lcheviq ue? Marx annonce une dialectique maïs affectée à la
question du matérialisme et au renversement de Hegel, quand
même je diverge avec lui sur ce point. C h e z Lénine, il y a une
dialectique des contradictions bourgeoisie/prolétariat et une
approche d’un subjectif (la conscience de) non dialectisable.
Ajoutons à cela l'existence, chez Lénine, d’un écart entre l’histoire
et la politique, écart que le parti est commis à résorber en
prenant le pouvoir et donc, en changeant l’histoire.
Or, chez Mao, la pensée n’est pas celle d’une adéquation, quelle
qu elle soit, entre la politique et l’histoire. L’histoire est absentée
au profit de la loi. Aucun espoir de fusion entre politique et
histoire ne se présente jamais. Et, en même temps, existe un
optimisme politique, non cet optimisme historique des lendemains
qui chantent, mais un optimisme politique dont la catégorie
majeure est les masses, les « larges masses ». Nouvelle catégorie.
À entendre non au sens béat où ce terme fut pris, mais dans un
processus où la catégorie des masses se subordonne l’histoire.
Les masses sont prises dans le processus de la pratique et
des énoncés. C est dans ce cycle que les lois de la pensée et de
la pratique sont formulables. Les masses chez Mao ne font pas
I histoire, elles sont I histoire. Si bien qu’il n’y a plus d’histoire. Celle
qui cependant subsiste est celle des ensembles : on trouve des
thèses historiques sur l’impérialisme (il lie tout, dit Mao), ou sur
l’URSS. Mais l’histoire au sens de Marx, dans sa fonction active,
« réalisatrice », a disparu. D où ce nouvel optimisme, qui s'appelle
« confiance dans les masses ». Ainsi « les masses nourrissent un
enthousiasme débordant pour le socialisme ». Pas pour l’histoire.
Le mode dialectique déshistoricise.
131
 Le m ode dialectique est celui où la catégorie de masse est
essentielle. Mais quel est le processus de la dialectique? C ette
dialectique n'est pas celle entre le parti et les masses. Pourtant
« il faut avoir confiance dans les masses » et « il faut avoir confiance
dans le parti ». Rien ne peut avoir lieu sans le parti, même s'il y a
des cas de rébellion contre le parti, comme lors de l’affaire Peng
Dehuai1'. Certes, le parti est im portant mais il n'identifie pas le mode,
ni la dialectique. La dialectique est celle de la connaissance, de
la p e n sé e e t de la ré a lité o b je ctive , c o n fro n té e a u x g ra n d e s
s itu a tio n s. Et c’est une dialectique qui met en ra p p o rt et en
conflit deux subjectifs, certes la pensée, mais aussi la situation. La
situation n’est pas seulement la réalité objective, elle est la réa lité
o b je c tiv e en situa tion .
Il faut donc procéder par grandes situations : la guerre, les
guerres, d o n t on p eut fo rm u le r les lois, qui sont celles de la
politique dans la guerre, ou p lu tô t de la politique dans la situa tion
de guerre. C ’est ainsi q u ’il fa u t e n te n d re com m e l’une des
principales thèses de cette dialectique : « L’armée rouge est une
organisation armée chargée des tâches politiques de la révolution.»
L'armée pratique le travail de masses, elle nourrit l’enthousiasme
pour le socialisme.
A ucune situation ne peut renoncer au principe des masses.
Le mode dialectique est ce qui s’appuie sur la capacité humaine,
si est m obilisée la ca p a cité p o litiq u e . Pour m o b ilise r c e tte
capacité po litiq u e le d ispositif nécessaire est celui des masses,
du peuple, du parti, des classes. P ourquoi? Parce que l'on estIl
I l - Dirigeant de la 3' armée durant la Longue Marche, il fut destitué en 1959 pour
avoir sévèrement critiqué le Grand Bond en avant, politique de collectivisation et
d’industrialisation des campagnes.
132
ici au cœ ur de la doctrine : celle de la croissance. C e tte dernière
perm et une transformation de la catégorie d’antagonisme : il n’est
pas conçu comme attaque frontale, chute brutale de l’Etat en place
ni menées insurrectionnelles contre lui, mais comme transformation
et passage partiel au socialisme: les régions libérées. Donc, au
lieu de la d octrine de l'antagonisme à l’Etat de classe, ou d'une
pensée en term es d ’étapes historiques (insurrection citadine,
révolution, dictature du prolétariat), la croissance est, à travers
la guerre du peuple, celle du socialisme.
Les masses se subordonnant l’histoire, on n’est ni chez Marx
ni chez Lénine. L’antagonisme prend une autre signification : il est
tra n s fo rm a tio n et édification localisée du socialisme dans la
forme de la région libérée. Dans le mode dialectique, la lutte entre
b o u rg e o is ie e t p ro lé ta ria t (sans o u b lie r la lu tte c o n tre le
féodalism e) se donne sous les espèces du m o u v e m e n t. Le
m ouvem ent (de croissance du socialism e) d e vie n t une des
catégories de pensée du m ode e t de la pensée de la politique.
La dialectique prend comme axe le passage du féodalisme et de
la bourgeoisie au socialisme. Le passage au socialisme n'est pas
e ffe ctu é par l'insurrection sur le m odèle de 1917 ni par une
bascule de l’État bourgeois dans l’État prolétarien, mais par le
m ouvem ent croissant que les régions libérées ont incarné. La
notion principale devient celle de la croissance et décroissance,
de « ce qui croît et ce qui décroît ». Le mode dialectique est donc
ce lu i de la d ia le c tiq u e e n tre d é c ro issa n ce e t croissance.
M ou vem e nt, tra n sfo rm a tio n , croissance, sont les catégories de
la pensée du mode. C elle de masses p e u t être considérée
comme le p o in t de subjectivation du mode.
133
 La place non centrale de l’antagonisme est donc essentielle
pour id e n tifier ce m ode en intériorité. Existe une positivité dans
le m ode dialectique, qui porte sur la signification nouvelle de
l’antagonisme : il ne p eut pas tout, il lui faut la notion de masses
pour se m odifier. L’antagonisme n’est transform ation que si la
p ra tiq u e des masses est a u tre que ce lle de l’antagonism e
traditionnel et de l’assaut frontal. Ici, on a la pratique du socialisme
dans les régions libérées et dans le ra p p o rt de l’arm ée aux
villageois e t au peuple en général; et cela dans l’antagonisme
même de la guerre.
Le matérialisme subsumé à la dialectique de la croissance
p ropre au m ode évite to u t objectivism e. Ne conserver que la
contradiction antagonique devient de l'objectivism e. La réalité
est qu'existent des contradictions non antagoniques que Mao
appelle « contradictions au sein du peuple ».
Dialectique aussi parce qu’il repose sur une nouvelle doctrine
de la contradiction, le mode a en son centre un matérialisme
dialectique de la transformation distincte de la théorie stalinienne
de la contradiction. Le point de réel du mode est en subjectivité :
c'est la fonction donnée à la catégorie de masses.
C ’est donc la guerre du peuple, considérée comme facteur
de croissance et de transformation qui identifie le mode et qui
est le lieu privilégié de la dialectique. C 'est une dialectique de
la c ro is s a n c e d ans le c a d re m arxiste d ’une th é o rie des
contradictions que Mao remanie de part en part. Les lieux du
mode sont ceux de la guerre révolutionnaire : l’armée, le parti,
le front uni. Les limites temporelles du mode vont, on l’a dit, de
1928 (année de «Pourquoi le pouvoir rouge peut-il exister en
C h in e ? ») à 1950 (début de la guerre de C o rée, où cessent les
modalités de guerre révolutionnaire). Je voudrais terminer par
134
ce tte phrase de Mao souvent répétée : « la question de savoir
lequel des deux vaincra, le socialisme ou le capitalisme, n’est
pas encore vraim ent résolue». Et il ajoutera que cent ans n’y
su ffiro n t pas.
Un mode en extériorité : le mode parlementaire
J'ap p elle « parlem entarism e » le mode historique de la
politique actuellement dominant en France depuis 1974. Par ce
term e je n’e n te n d s pas ici d é sig n e r le m u ltip artism e dit
démocratique. Les partis sont des formations étatiques voués à
l'alternance du pouvoir et non représentatives (de classes et de
leurs intérêts spécifiques).
D’ailleurs, un mode historique de la politique, quand même
il a l’Etat pour centre e t pour lieu, est to u t autre chose qu'une
forme de l'Etat. La dimension ju rid iq u e e t constitutionnelle, la
distinction des pouvoirs, la reconnaissance des libertés d ’opinion,
d'association, etc., so n t des tra its s tru c tu ra u x de l’ Etat. Ils
n’id e n tifien t pas le mode parlementaire.
J’appellerai donc « parlementarism e » non la form e de l’Etat,
mais des form es de conscience soumises à une configuration
singulière qu ’on peut isoler à partir de ses énoncés et de ses
déclarations. Le parlem entarism e est consensuel et fonctionnel.
> L'État consensuel
Le parlementarisme est un mode en extériorité. Cela veut dire
qu'il dénie que la politique soit une pensée. Sa conception de
135
la p o litiq u e e s t q u ’e lle n ’e s t pas une p e n s é e ; e lle e st
constitutivem ent une opinion sur le gouvernem ent. Les partis
politiques parlementaires sont des organisateurs en conscience
de te lle s o p in io n s. De ce p o in t de vue, ces p a rtis ne fo n t
q u ’organiser la dimension subjective de l’État. Il en résulte que
les partis parlementaires ne sont pas des organisations politiques,
mais des organisations étatiques. Le parlementarisme, en tant que
politiq u e en extériorité, se laisse décrire comme fonction de
l’État-partis (au pluriel).
La subjectivation po litiq u e parlem entaire ne relève pas du
principe les gens pensent, mais du principe les gens ont des
opinions. Le vote, qui est le point d’articulation institutionnel entre
le su b je ctif d ’opinion e t l’o b je ctivité gouvernem entale, est le
seul acte politique essentiel du parlementarisme. En ce sens, voter
est toujours, quelles que soient les intentions du votant, un
ra llie m e n t s u b je c tif essentiel au m ode p arlem entaire. C ’est
pourquoi to u te ru p tu re po litiq u e réelle avec ce m ode prescrit,
non pas exactem ent l’abstention, mais le non-vote.
Le v o te ne s e rt n ullem ent à « re p ré sen te r» les opinions.
L’articulation entre la subjectivation d ’opinion et le gouvernement
n’est pas représentative. Le vote est le signe d ’une adhésion à
l’État, q u ’il re conduit comme tel, quels que soient les partis en
lice. Ce qui a p our conséquence que quelles que soient les
«philosophies politiques» d o n t les partis en lice se prévalent,
organisateurs q u ’ils sont d ’une opinion sur l’État, il n’y a q u ’une
politique, unique. Les diverses cohabitations que la France a
connues en tém oignent.
136
> L’État fonctionnel
L’État peut être d it fonctionnel quand il ne se prétend plus
représentatif du corps social et s'identifie par la mise en évidence
de la technicité étatique et de ses contraintes (les décisions y
sont toujours présentées comme de bonnes décisions techniques).
Le fonctionnel ne se rapporte qu’à l’Etat comme tel. « Fonctionnel»
veut dire par conséquent que l’Etat n'est plus dans l’antagonisme
et qu’il n’est plus dans le programmatique: la fin du programmatique,
qui date des premières années M itterrand, est la fin de l’idée que,
à travers un ensemble de mesures promises, ou proposées, on
pouvait o rie n te r l'É tat et que des choix dans sa politique se
donnaient comme possibles. « Fonctionnel » indique que le champ
des possibles de l'Etat est très limité et que, peu à peu, les formes
des prescriptions sur l’Etat disparaissent2‫׳‬. Au fonctionnel correspond
un «consensuel», qui présente l’État dans son aspect autoritaire et
répressif, inaccessible et séparé, et qui a pour but de souligner
l’espace restreint et contraint laissé au champ des consciences.
La technicité, comme essence de l'État fonctionnel et consensuel,
est essentiellement à valence économique. L’État fonctionnel n’est
nullement l'État du capital, capital qui s’en trouve disjoint - c’est le
12 - De possibles formes de prescriptions sur l’État s’inscrivent dans une situation
politique où le rapport de force qu’on dira du « peuple face à l’État » peut être en
la faveur du peuple, la puissance de l’État étant liée à une doctrine du peuple entier
et en ce sens relativement limitée. Une telle situation est en contraste évident avec
ce que )’appelle, aujourd’hui en 2012, YÉtat séparé, mutation conduisant à un « État
sans peuple », lequel est fractionné, par un lourd appareil répressif et législatif -
particulièrement entre «immigrés» et Français - amorcé dès M itterrand et
généralisé sous la présidence de Sarkozy, où le champ de prescriptions ou de
possibles est totalement destitué.
137
sens même q u ’on p eut donner au m ot «économ ie13» -, mais il
intériorise ses exigences, ainsi que celles de la crise, et en fait un
article de foi. En définitive, le consensuel consiste à laisser à
l’économie une partie du domaine de la politique relevant de l'Etat
et du gouvernement, et à réduire l'espace subjectif non - et c’est
le p a ra d o x e - à l’é co n o m ie , mais à des valeurs é ta tiq u e s,
en argumentant du caractère externe de l’économie, alors qu’une
partie significative des décisions p o rta n t sur l’économ ie relève
de la po litiq u e étatique. Le consensuel vide le faire étatique
de ses dimensions prescriptives, to u t en proposant de ce n tre r
l’opinion non sur la politique réelle de l’Etat, mais sur son aspect
fo n ctio n n e l, présenté p rin cip a le m e n t sous form e de valeurs
morales.
En tant qu’il fonctionne, l’État doit disposer d’une majorité dans
le personnel politique professionnel issu des partis. Le vote est
destiné à produire une telle majorité, et le mode de scrutin y veille.
Disons que le vote transforme (sans exhiber cette transformation)
les subjectivations plurielles des opinions sur le gouvernement en
l’unité d’une fonction. Une telle transformation exclut en vérité toute
représentation. En tant q u ’il exige le consensus, en même temps
qu’il le produit, l'État ne d o it avoir aucun programme, car to u t
programme suppose qu’il est l’expression d ’un groupe particulier
(pendant très longtemps, d ’une classe). Le vote transform e les
vagues program m es ou promesses des partis (organisateurs
transitoires des opinions sur l’État) en l’autorité d ’un consensus.
13 - Au contraire des pays socialistes où l’économie n’est pas disjointe de l’État,
ni autonome. On peut avancer la thèse suivante: il n’y a pas d’économie dans le
socialisme. Je discuterai de ce point dans « Chercher ailleurs et autrement ».
138
L'Etat parlementaire est en fait régulé du dehors par le capital.
Il n’est pas l’Etat du capital (au sens d'une représentation de
classe), mais il en supporte la régulation. L’autonomie de l’économie
est ce à partir de quoi se forgent les normes de l’État, et aussi ce
à partir de quoi il tente de soum ettre les opinions et à l'unité du
fo n c tio n n e l et à la totalité du consensuel. On peut dire aussi que
l’économie est ce à partir de quoi le gouvernem ent établit une
sphère de la nécessité. C ’est toujours à partir de l’économie que
s’énonce ce qu’on est «obligé» de faire, et surtout de subir. C ette
nécessité, dont tout le travail propagandiste de l’État parlementaire
est de la convertir en subjectivation, concentre l'extériorité de la
régulation par le capital.
Enfin, le parlementarism e prend position sur les lieux qui ont
été identifiés par d ’autres modes de la politique, ou par lui-même.
De l’usine, il proclame quelle est le lieu du temps (pour le PCE,
elle était le lieu du co llectif de classe ; pour nous, elle est un lieu
politique). L’identité du lieu est prescrite par le tem ps de travail,
lui-même assigné à la production des marchandises. C ’est ce qui
soutient la préférence accordée au m ot « entreprise » sur le mot
« usine ». Le mitterrandisme a eu pour fonction centrale d’éliminer
l’énoncé (propre au PCE) : l'usine est le lieu du c o lle c tif de classe,
et de com battre l’énoncé (de l'Organisation politique) : à l’usine,
il y a l'ouvrier. Pour le parlementarisme, à l’usine il n’y a personne
(personne qui so it p o litiq u e m e n t significatif). Il n’y a que la
production. Dès le mitterrandisme, la conviction parlementariste
s’est nourrie sur l'éradication de to u te figure ouvrière.
Du pays, le parlem entarism e déclare qu’il est défini par « les
Français ». C ette identification du pays par la notion juridique de
nationalité a pour réel un réseau perm anent de surveillance et
i 39
de persécution des « non-Français» e t des « Français de papier»,
selon l'expression des jeunes des cités. L'énoncé central du
parlem entarism e en situation est: il y a un problème immigré.
Sur la question nationale, le parlementarisme reste en compte
de son total effondrem ent face aux nazis. Le pétainisme récurrent
(y com pris les gerbes des présidents successifs sur la to m b e du
félon) vise à in te rd ire to u te discussion ouverte sur l'extrêm e
précarité de la conscience parlem entariste en ce qui concerne
le pays ; et, plus généralement, à interdire qu’on aperçoive q u ’en
France la référence à l’Etat-nation (et à son sous-produit « les
Français ») a co u ve rt à plusieurs reprises (!940 ‫ ־‬e t 1958 , guerre
en A lgérie) l’e ffo n d re m e n t de l'E ta t parlem entaire dans des
conditions ignominieuses.
C o n tre to u t cela, nous déclarons que le pays est l’ensemble
de ceux qui y vivent, qu’il n’y a pas de « problème immigré », qu’on
ne p eut id e n tifie r p o litiq u e m e n t ce pays sans ses usines e t sans
fig u re o u v riè re , e t q u e la ré a lité du p é ta in is m e a é té un
e ffo n d re m e n t s u b je c tif de l’ É tat p a rle m e n ta ire - dans son
acception ancienne de multipartisme représentatif - livrant le pays
à l'armée nazie.
Toute ten ta tive de dessiner une po litiq u e en in tériorité, ou
une p o litiq u e comme pensée, exige une ru pture radicale avec
le parlementarisme. Une telle rupture ne peut être un simple fait
d’opinion (marmonner, se plaindre, dire que tout va mal, déblatérer
contre les politiciens, s’abstenir par humeur, gloser sur la « crise
de la citoyenneté », être écologiste, vouloir recomposer la gauche,
réform er le PCF, en appeler à la République, et autres fariboles).
Une ru pture m atérialiste exige q u ’on fasse une p o litiq u e non
parlementaire, et contre le parlementarisme. Le nom de ce faire
est: Organisation politique.
140
4
ANNEXES
La matière de la politique
Sont désignés là les champs réels auxquels toute pensée de
la politique s’affronte.
> Sur le rapport des usines et de la politique
Soutient-on l’extériorité nécessaire ou l’intériorité possible des
usines à la politique? Peut-on avancer la thèse qu'énoncer usine
comme lieu politique est l’aune de la capacité politique ouvrière?
Dans la politique du P C F , le syndicat (la C G T ) propose de
définir l’enjeu du rapport des usines à la politique aux « intérêts
o uvriers» dans les faits principalem ent aux salaires. Si les
référents que la C G T cite peuvent être le mouvement ouvrier,
le prolétariat, sa pratique est interne à la régulation institutionnelle
de la contradiction capital/travail. Dans la vision parlementaire
de la politique, les usines sont en extériorité affirmée à la
politique. L’esp ace de la production est présenté comme
autonome de celui du système politique. Il n’y a de problématique
de l’usine que productive.
Dans l'hypothèse d’une pensée politique en intériorité, il s’agit
de mettre la politique à l’épreuve de l'usine. Les ouvriers de
Shanghai, en 1966-1967, l’avaient tenté ; avec d’autres hypothèses,
les ouvriers de Gdansk, en août 1980, en ont développé l’ambition.
141
> Sur les rapports du peuple à la démocratie
Com m ent évaluer la démocratie en regard non de l'Etat,
mais du peuple ? La démocratie n’est pas - ou du moins n’est pas
principalement -, contrairement à ce que Lénine affirme, une forme
d’Etat. C ’est une capacité du peuple quand il se constitue en sujet
politique. O n connaît les grands exemples historiques : l’histoire
du Soviet de Petrograd et le mouvement général des Soviets en
février 1917 et dans les mois qui suivirent ; les conseils ouvriers
hongrois de 1956 ; la Com m une de Shanghai ; et, sous ses formes
et ses limites, mai-juin 1968 en France.
Est-il de la nature du p e u p le q u ’il se co n stitu e en sujet
politique de façon circonstancielle et que pour les autres périodes
le pouvoir d ’Etat, quelles q u ’en soient les modalités, incarne le
registre de la po litiq u e ?
> Sur l’identité nationale et l'historicité interne à cette identité
L’id e n tité nationale d o it être pensée dans son historicité
effective. Il peut y avoir une historicité nationale com plètem ent
défaite, comme avec le pétainisme en 1940. Il s’agit d ’une terrible
défaite subjective. Il est impossible de réfléchir l’identité nationale
française sans faire le bilan réel de la guerre de 40, et un de ses
effets, toujours actuel : la division de l’Europe en blocs, avec en
son cœ ur l’Allemagne coupée en deux. Nous pensons qu’il n’est
pas bon que la force d ’un pays se construise sur la faiblesse des
autres. Dans l’idée qui est la nôtre de la France en Europe, il
convient de soutenir le processus de réunification dém ocratique
de l’Allemagne.
142
L’identité nationale concerne l’historicité de la France, et non
pas une image des Français. C ette image des Français conduit au
lepénisme. Au contraire, dans notre vision de la politique de la
France, la multinationalité du peuple est un point essentiel.
Quoi qu'il en soit, toute politique réfléchit et prend position sur
l’historicité nationale. C ’est bien une des matières de la politique.
Au regard de ces trois matières, ou contradictions, il n’y a de
politique progressiste, radicale ou révolutionnaire que lorsqu’elle
est en mesure de déployer une pensée en intériorité.
Trois propos
> Sur le matérialisme
Il y a une p o s itio n , c e lle d ’A lth u s s e r, qui tie n t que le
matérialisme est connaissance scientifique du réel, q u ’il en est
la science ; ainsi, dit-il, le matérialisme historique est la science
de l’histoire. La conscience est correctem ent politique si elle est
scientifique. Le matérialisme est ainsi un adossement politique
parce que scientifique. La conscience com m e espace de la
p o litiq u e est abolie, e t la p o litiq u e est subsum ée sous les
catégories de la science et de la théorie.
C ’est pour cela qu'Althusser, lorsqu’il est interpellé sur la
politique, répond soit par la science, soit par son appartenance
au PCF.
Il faut, me sem ble-t-il, assigner le m atérialism e non pas
seulem ent à la connaissance des entités du réel, mais à ce que
la conscience p o rte sur le réel. La connaissance rationnelle,
143
scientifique du réel social, économique, historique est nécessaire ; LÀ CATEGORIE DE REVOLUTION
mais l’enjeu du matérialisme, ce n’est pas la science, c'est la
conscience politique, c’est la politique.
DANS LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

> Sur la dialectique

Je me suis séparé de la dialectique. Si j'avais dû l’endosser, j ’aurais

dit ce qui suit. Totalité et totalisation; le noyau de la dialectique que
je propose est que la conscience soit un rapport du réel. Appelons
totalisation ce processus. Soutenons que la politique en intériorité
est la seule totalisation matérialiste par différence d’avec la morale
(et la philosophie), totalisation a-matérialiste, ou d ’avec la religion,
totalisation anti-matérialiste.

> Sur la liberté

La question de la liberté se d é b a ttra it entre le champ de la

conscience et le champ du pouvoir.
La lib e rté n’est pas la conscience de la nécessité, comme le
soutenait Engels, mais un choix de résolution de la confrontation.
La liberté est la maîtrise, pratiquée dans le champ de la conscience,
de la confrontation entre le champ de la conscience e t celui du
pouvoir.
Elle est sous c o n d ition de la p o litiq u e , plus précisém ent
d ’une po litiq u e assumant l’épreuve de sa pensée en intériorité.

La première version de ce texte - version écrite d’une conférence prononcée le

7 mars 1988 - a été publiée le même mois, sous la forme d’une brochure: «Les
Conférences du Perroquet, numéro 15», supplément au n78 ‫ ־‬du journal Le Perroquet

144
scientifique du réel social, économique, historique est nécessaire ; LA CATEGORÌE DE REVOLUTION
mais l'enjeu du matérialisme, ce n'est pas la science, c'est la
conscience politique, c’est la politique.
DANS LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

> Sur la dialectique

Je me suis séparé de la dialectique. Si j’avais dû l’endosser, j'aurais

dit ce qui suit. Totalité et totalisation; le noyau de la dialectique que
je propose est que la conscience soit un rapport du réel. Appelons
totalisation ce processus. Soutenons que la politique en intériorité
est la seule totalisation matérialiste par différence d’avec la morale
(et la philosophie), totalisation a-matérialiste, ou d'avec la religion,
totalisation anti-matérialiste.

> Sur la liberté

La question de la liberté se débattrait entre le champ de la

conscience et le champ du pouvoir.
La liberté n’est pas la conscience de la nécessité, comme le
soutenait Engels, mais un choix de résolution de la confrontation.
La liberté est la maîtrise, pratiquée dans le champ de la conscience,
de la confrontation entre le champ de la conscience et celui du
pouvoir.
Elle est sous condition de la politique, plus précisément
d'une politique assumant l’épreuve de sa pensée en intériorité.

La première version de ce texte - version écrite d’une conférence prononcée le

7 mars 1988 -a été publiée le même mois, sous la forme d'une brochure: «Les
Conférences du Perroquet, numéro 15 », supplément au rf 78 du journal Le Perroquet

144
 Avant-propos

J ’avais proposé, dans ma conférence de novembre 1985, la

problématique des modes historiques de la politique. J'appelais
mode ce par quoi se développe le rapport d'une politique à sa
pensée.
Un certain nombre de thèses étaient soutenues :
•La politique est de l’ordre des phénomènes de conscience,
du subjectif, en même temps qu’elle est rapport du réel.
•Si l’existence de l’Etat est un invariant à la mesure de l'existence
des contradictions de classe, la politique en intériorité - celle qui
n’a pas l’État et l’économie pour référents, politique progressiste,
émancipatrice -, existe de façon séquentielle, séquence définie par
la durée d’existence de son mode.
Il faut convenir que l’existence de la politique en intériorité,
des modes historiques de la politique en intériorité, est une
chose rare et singulière, exigeant chaque fois une investigation
minutieuse.
J ’avais proposé de reconnaître le mode bolchevique de la
politique, ayant existé, disais-je, en Russie de 1902 à 1917, de la
rédaction par Lénine de Que faire ? à la révolution d’Octobre (la
prise du pouvoir ouvrant une période complètement autre où le
parti est en charge de l'Etat). Parmi les indications qui me

147
conduisaient à considérer le mode bolchevique comme un mode
historique de la politique en intériorité,je voudrais en rappeler deux:
1. Lénine fonde la politique révolutionnaire ; il est celui qui en
formule les énoncés : la politique révolutionnaire elle-même est sous
condition. Il ne s’agit pas simplement de question de programme,
programme socialiste contre programme bourgeois. Cela, Marx et
Engels en débattaient déjà en !875 avec la social-démocratie
allemande à propos du programme dit de Gotha. Il ne s’agit pas
d’analytique ni de programmatique à propos de la société, des
classes ou de l’Etat, mais de contenus de conscience. Précisément,
Q u e faire ? propose de déterminer quelles sont les conditions de
la conscience politique en Russie en 1902.
J ’énonçais la première thèse du léninisme ainsi : la politique
en intériorité est sous condition de la formulation de ses conditions
d ’existence et de son champ. Elle est sous condition d'énoncer
sa propre pensée, donc de s’identifier, c’est-à-dire aussi de
marquer ses différences et ses ruptures. Non spontanée, elle n'en
est pas moins conscience et non pas science, de l’ordre du
subjectif et non de la connaissance (tout en ayant le plus grand
souci de la bonne science et de la bonne connaissance, mais en
ne s’y réduisant jamais, fût-ce à la connaissance et à la science
de l'Etat, des classes et de leurs rapports).
2 . Ma deuxième indication porte sur l’historicité, c’est-à-dire
l’histoire du point de la politique. Il y avait dans le léninisme une
maîtrise des formes de conscience qui rendait compte de la
conjoncture et en formulait son historicité principale : la révolution.
La révolution est, en Russie avant 1917, le vecteur en historicité de
la politique.
Pour mieux appréhender cette singularité du mode bolchevique,
il s’imposait de le confronter à d’autres modes historiques relevant
148
de la politique en intériorité, pour lesquels la question de l'historicité
se pose autrement. O n songe bien évidemment à l’expérience
chinoise, où ce n’est pas la révolution qui est vecteur en historicité
mais la guerre révolutionnaire telle que la formule Mao Tsé-toung.
(Quant à l'analyse de la Révolution culturelle en termes de mode
historique de la politique, le travail reste à faire.)
Historicité, histoire et politique
Mais pourquoi aujourd'hui, 1988, dans la situation militante où
nous sommes, s'intéresser politiquement et non pas historiquement
à la Révolution française, dont Clemenceau disait quelle est « un
bloc, un bloc dont on ne peut rien distraire, parce que la vérité
historique ne le permet pas ».
Eh bien, pour des raisons actuelles, et pressantes. Peut-on
penser la révolution ? Et peut-on la penser sans le parti, sachant
que d ep u is Lénine révolution et parti form ent un co uple
indissociable ?
Deux mouvements conjoints inspirent donc le texte que l'on
va lire : après la mise en question de la catégorie de parti, à partir
de laquelle j ’ai élaboré le post-léninisme, ne faut-il pas étendre
la démarche à la catégorie de révolution ? et l'examiner avec les
lunettes de la doctrine du mode ?
Je soutiens que la pensée de l'histoire, son intellectualité,
est à l’heure actuelle en crise ouverte; nous sommes largement
silencieux sur l’histoire en cours et son historicité, à la fois sur le plan
national et international. Rien n’a succédé à la vision marxiste-léniniste
des années 1960-1970. La crise du marxisme-léninisme n'a pas
149
simplement été une crise de la pensée de la politique ; elle est aussi
celle d'une vision de l’histoire.
La Révolution française m'a semblé la situation historique
éminente où la problématique des modes pouvait être mise à
l’épreuve, singulièrement dans la question des rapports - dans
la pensée de la politique - de la politique à l’histoire.
Historicité, histoire et politique, tel est donc le cadre de
mon investigation sur la Révolution française : la problématique
des modes historiques de la politique est ici à l'épreuve de
l’analyse d ’une situation antérieure à l’existence opératoire de
la classe ouvrière, antérieure même au fait que l'histoire soit une
catég o rie de la c o n sc ie n c e , an té rie u re au m om ent de la
philo so phie de l’histoire et des nouvelles historiographies
(Michelet, Quinet, Guizot, etc.); au XVIIIe siècle, le concept d’histoire
n'existe pas.
Dans la complexité historique qu’on appelle Révolution française,
il est possible de repérer une séquence. La catégorie de révolution
en est la catégorie majeure. Elle en concentre la pensée et identifie
un mode historique de la politique que j ’appellerai le mode
révolutionnaire de la politique. Q ue le terme de révolution ait
maintes fois été employé ensuite (révolution russe, chinoise, etc.),
ce n’est que par analogie.
Selon ma thèse sur la politique séquentielle, la politique est
sin g u liè re et ses c a té g o rie s ne sont pas a p p lic a b le s ou
transférables à d ’autres séquences politiques. A pp liquer le
terme de révolution à de nombreuses et diverses situations en
fait un invariant. En tant que catégorie d’une politique, le terme
de révolution est assigné à une situation unique. C ’est pourquoi
je dirai que, dès la cessation du mode révolutionnaire de la
150
politique, la catégorie de révolution est saturée et donc ne peut
plus être employée pour penser d’autres singularités politiques.
La révolution n’a eu lieu qu'une fois : entre 1792 et 1794. De
ce quelle a été effective et opératoire, elle doit être dite épuisée.
Son inspiration, son invention, sont référentielles mais inutilisables.
La fin de la séquence, que je nomme aussi sa saturation, n’est
cependant pas sa défaite. Dire que le mode est clos n'est pas dire
la fin de son existence en pensée, mais que c ’est dans de
nouveaux termes que se poursuit le travail de ses catégories. Ainsi,
«conditions» et «figure ouvrière» poursuivent le travail des
catégories - saturées - de parti et de classe, propres au mode
bolchevique - clos - ; elles sont, en intellectualité, le résultat de
la saturation. La méthode de la saturation, ou pensée de la
clôture du mode, est aussi élaboration de catégories nouvelles,
dégagées, délivrées par cette clôture.
Loin donc d'être une doctrine de la défaite du mode, la
méthode de la saturation le rend pensable : elle en montre la
singularité irréductible par une saisie de ses catégories en subjectivité
et l’établissement de la pensée du mode - que j'appelle aussi son
intellectualité. Il n’y a pas une intellectualité générale parcourant
les modes, telle une leçon à tirer d’enseignements accumulés :
chaque mode présente une intellectualité singulière, et de la
p ensée de la clô ture des m odes s’é tablit une m ultiplicité
d’intellectualités singulières.
Un mode présente aussi une historicité. L'historicité est
l’histoire appréhendée par la politique, l’histoire du point de la
politique. Q u e chaque m ode ait une historicité interdit le
contresens selon lequel les modes seraient des abstractions
subjectives. La séquence du mode est une effectivité, elle traite
donc aussi, du point de la politique, de l'État (monarchie, ordres,
151
T
dans le cas de la Révolution française ; État, classes, ailleurs, dans
celui de la Russie...). Il n’y a ni mode seulement historique, ni mode
seulement politique mais des modes historiques de la politique.
La subjectivation des catégories historiques, et leur traitement
par la politique, est donnée dans la catégorie d'historicité.
L’historicité indique la capacité à une pensée de I État dans
l’espace d'un mode - sans que pour autant cette pensée verse
dans l'étatisme - et une capacité de la politique modale de
traiter de l’État sans s'y confondre.
La péremption de la forme parti entraîne-t-elle
la fin de la notion de révolution ?
> C rise de l’histoire, caducité de la notion de parti
Je le répète: la pensée de l’histoire, son intellectualité, est
à l’heu re a c tu e lle en crise . Rien n’a su c c é d é à la visio n
marxiste-léniniste des années 1960-1970, dont la crise na pas
simplement été celle de la pensée de la politique, mais aussi celle
d’une conception de l'histoire.
Nous sommes aujourd’hui dans une nouvelle période, marquée
par l’invalidité non seulement du marxisme-léninisme mais aussi
de la forme parti. Rompre avec le marxisme-léninisme, c’est
donc aussi rompre avec la catégorie de parti. Q uelle est cette
rupture ? C ’est une des grandes questions des temps actuels,
non pas ce lle de la fin de la form e parti, qui me sem ble
irré m é d ia b le m e n t a c q u ise , m ais d es q u e stio n s,
problématiques, en quelque sorte dénouées par la péremption
de la catégorie de parti qui, auparavant, assurait leur lien.
152
Prenons l’exemple des rapports entre l’État et la politique. Le
léninisme, inventeur du parti, pensait l'État à travers l’antagonisme,
et le parti existait sous condition d’une conscience de l’antagonisme.
Le parti assurait donc la liaison entre la politique sous condition
et l'Etat: on pouvait penser l’État comme antagonique par le parti.
Et celui-ci permettait aussi de penser la révolution comme
vecteur en historicité de la politique qu'il menait. La révolution
se pensait donc comme historicité - c'est-à-dire comme un
possible, on le verra plus loin - de la pratique du parti. Si le parti
n'est plus, et n’est plus ce par quoi l’on peut penser l'État et la
politique et penser leur rapport - les penser par leur rapport -,
la question devient : y a-t-il une pensée possible des rapports de
la politique et de l'Etat qui ne relève pas de la catégorie de parti ?
Et, question subsidiaire, si le parti n’identifie plus ni ne localise
les rapports entre la politique et l’État, quelle est cette rupture?
Je soutiendrais bien évidemment qu’il s’agit d'une rupture dans
la pensée de la politique.
Ceux qui entre 1973 et 1977 ont pensé que, face à la crise de
la forme parti, les mouvements et les luttes pouvaient être les
nouveaux vecteurs de la conjoncture politique, ceux-là mêmes
ont très largement maintenu la vieille problématique parti/État,
simplement en délocalisant les points d’application et en modifiant
la figure du support sujet, qui au lieu du parti était devenu le
mouvement. Parti, luttes, mouvements, sont soumis à la même
interrogation, au même dispositif d'investigation : il n’a pas suffi
d’opposer le « mauvais » parti (loin des luttes) au « bon » parti (celui
d es qui serait près des luttes ou dans les luttes) ni soutenir la thèse
des luttes sans parti ou contre les partis (ce que firent les
comités de lutte de la Gauche prolétarienne ou le comité de grève
153
de Lip). La seule interrogation qui vaille est : y a-t-il maintenance
ou novation de la politique, existe-t-il une singularité dans la
façon dont elle traite l’État et ses questions ?
La crise de la forme parti, la disparition de cette notion du
répertoire de la politique et de son lexique, n’est donc le résultat
ni d'une substitution - le neuf aurait chassé l'ancien - ni d’une
transformation - quelque chose d’autre serait venu la. Il est très
important d’observer comment ce thème central de la politique
est venu non pas à manquer, mais à s’absenter, à n'être plus.
Dès avant 68 en France, il n’y a de parti que le P C F (les partis
parlementaires étant à mon sens des organisations étatiques et
non pas politiques). Il s’agit soit de le faire scissionner - c est la
position de l’U J C M L (Union des je u n e sse s co m m unistes
marxistes-léninistes), avec la thèse : dans le P C F , il y a de bons
éléments, il faut les organiser par une scission et fonder un
nouveau groupe -, soit de ramener le P C F à des « positions de
c la ss e » - c ’est c e lle de la J C R (J e u n e ss e co m m u n iste
révolutionnaire). Tout le monde, alors, parle d un nouveau parti,
mais aucune entreprise sérieuse n’aura lieu la-dessus. Apres
68 , la G auche prolétarienne tourne explicitement le dos à la
question. Q uanta nous, dans notre première formation, l’U CFM L
(Union des communistes de France marxistes-léninistes), nous
faisons du parti un thème de la politique : la « question du parti »,
alors que nous prenons des précautions surabondantes pour bien
fa ire sa v o ir q u e notre p ro p o s n’est n u lle m e n t de c ré e r
organisationnellement un parti.
Sur le plan international, le sens de la Révolution culturelle
est aussi d’être une critique de l’ancienne forme parti et de
montrer la nécessité d’une refonte ; la G R C P en est la révolution.
Il faut aussi souligner l’importance de l’expérience de Solidarnosc,
dans les années 1980, entièrement hétérogène, entièrement
indépendante de toute forme parti.
Il faut donc dire et constater qu’aujourd’hui la forme parti au
sens léniniste du terme n’est plus ni opératoire ni référentielle.
> Le programme : ultime vestige de la forme parti ?
Programme socialiste contre programme bourgeois avait
une longue tradition. Marx et Engels en débattaient déjà en 1875
avec la social-dém ocratie allemande à propos du programme
dit de Gotha. Mais, on peut constater l’inopportunité historique
absolue qu’a été dans les années 1976-1978 un travail fait au nom
du programme révolutionnaire. C ’était le temps du Programme
commun. A ucune des propositions du Programme commun
n’exprimait ce qui avait été mis en avant - les demandes, les
revendications - lors des innombrables mouvements de masse
ayant eu lieu en France depuis 68 . Avait été entreprise la
recension, pour les principaux d ’entre eux, de ce que ces
mouvements et ces luttes avaient avancé comme éléments de
programme : P iF pour tous les O S à Renault' ; statut de locataire
p o u r les ré sid e n ts des fo y e rs S o n a c o tra ; c o n tre le
remembrement autoritaire dans l’ouest de la France ; pour le
droit à l'immigration familiale et le renouvellement automatique
des papiers, etc. Le réel était, semblait-il, celui des luttes de masse
significatives.
1 - A travail égal, salaire égal; P I F (coefficient 162 maxi) pour tous (PIF:
coefficient de 1’« ouvrier professionnel de fabrication » au premier échelon).
155
 Rassembler les énoncés de luttes et de mouvements en un
programme révolutionnaire, fut, sans nul doute, d une grande
nécessité pour ceux qui le menèrent, mais se heurta a une
indifférence générale, si on décompte la hargne habituelle du
P C F et de la C G T . C e qui arriva a donc été assez singulier : les
grandes luttes ouvrières et populaires et de la jeunesse des années
1968-1976 ne constituaient de référent ni en termes de programme
ni en termes politiques dans les années autour de 1978. O n pouvait
dire quelles ne participaient pas ou peu du réel, des réels plus
exactement, en tout cas pas de celui, étatique, ni du réel de la
conscience politique, à supposer quelle fût en processus. Les
grandes luttes des années précédentes semblaient sans effet sur
la question de l’État, procéder par programme sans efficace, et tout
cela ne menait nullement à une politique nouvelle. La période des
luttes, des mouvements, de leurs programmes, prenait fin.
Il y a eu les ultras qui soutenaient que si le parti était perdu,
alors la politique l’était aussi ; et que, somme toute, le ralliement
au parlementarisme tempéré était la seule démarche convenable.
C e qui était ainsi défait, mais mis à nu, c’était la question d’une
politique, de sa singularité et de son rapport à l'État.
Reprenons encore une fois la question du parti dans son
utilisation militante.
> Marx, mouvements sans parti et Lénine, pris par un autre bout
Chez Marx, la catégorie principale est celle de société : l’histoire
de toute société est l’histoire de la lutte de classes, et le « spectre
qui hante l’Europe» est celui de la révolution sociale menée par
les prolétaires et non par un parti, révolution sociale qui mettra fin
à la société bourgeoise, ce qui conduira au communisme.
156
Par société bourgeoise, Marx entend certes ce qu’on sait : une
société établie sur la propriété privée des moyens de production,
le gouvernement et ses institutions, mais il y inscrit aussi la
catégorie de politique. La politique est une catégorie portée
par la bourgeoisie, il n ’y a de politique que bourgeoise. Chez Marx,
politique bourgeoise et Etat bourgeois fusionnent. La politique
n'est donc pas une catégorie positive. Après la Commune de Paris,
il ne modifie pas sa théorie de la société bourgeoise, de l’État de
classe, mais il précise la nécessité d'une destruction violente de
l'Etat bourgeois.
Au m om ent du M a n ife ste , so uvent nom m é M a n ife ste
communiste et non du parti communiste, les communistes sont
une fraction des partis ouvriers, fraction rassemblée en ligue,
l'Association internationale des travailleurs, qui se réunit pour la
première fois à Londres, en 1871, et pour laquelle Marx et Engels
rédigent leur adresse célèbre. Il n’y a pas de parti chez Marx. Pour
Marx existe une fusion: celle de la capacité prolétaire, sous la
forme de la lutte de classe et de l'histoire.
Avec Lénine, on ne sera plus dans une problématique de la
fusion. La révolution ne sera pas portée par la classe, mais par le
parti. O n peut même avancer quelle n’est pas portée par l'histoire.
Lénine invente une politique propre comme capacité subjective
à l'antagonisme contre l’État. Le parti va être la médiation, à la fois
intellectuelle et pratique, de l'articulation - et en même temps de
la séparation - de la politique et de l’État. Le point qui m'intéresse
cette fois chez Lénine - que je dis « pris par un autre bout » - est
celui de la singularité de la politique dans une articulation à l’État
et aux classes. Le parti léniniste, celui de Que faire ?, est à la fois
le support de cette singularité, son processus, et ce par quoi la
question de l’État et des classes est traitée dans la conjoncture :
157
c’est ici qu’intervient la question de l'historicité, c e st-à -d ire
l’histoire du point de la politique.
Il y avait dans le léninisme une maîtrise des formes de conscience
qui rendait compte de la conjoncture et en formulait I historicité
principale : la révolution. Révolution n’était pas là I équivalent de
« la situation est mûre », ni une capacité visionnaire, ni un coup de
dés. C ’était un jugement en subjectivité dont la pertinence n était
nullement évidente. O n ne va pas rappeler ici que, pour la décision
de déclencher l’insurrection en octobre 1917, Lénine était dans un
premier temps en minorité, que le débat fut fort difficile, etc.
La maîtrise des formes de conscience, on l’a vu maintes fois,
c’est l’existence d’un parti dont la fonction et condition est de
créer la conscience de l'antagonisme, c est-a-dire le traitement
de la conscience par l’organisation. Mais, le léninisme, c est aussi
une maîtrise des formes de conscience rendant compte de la
conjoncture : en effet, en pleine guerre, l’existence des Soviets
de soldats, de la désertion en masse, celle de groupes armés
depuis février, tout cela formait une conjoncture de troubles.
Cependant, que Lénine en formule l’historicité principale, à
savoir: risquer la révolution, fait de l’historicité une décision en
conjoncture et la constitution d ’un possible.
La révolution n’est ni une donnée objective ni un pas en avant,
elle est une rupture. Un possible rapport du réel. La révolution
est le vecteur en historicité de la politique dans le cas d Octobre.
Avec la péremption de la forme parti, avec le post-léninisme,
ce qui est mis à nu est la question de la politique dans son rapport
à l’État.
La complexité de la liaison entre parti et révolution ou de leur
disjonction tient pour une large part à ce que la catégorie de
parti était centrale dans le mode bolchevique de la politique,
158
dans le même temps que la catégorie en historicité en était la
révolution. Dans ce dispositif, le léninisme permettait enfin de
résoudre le rapport de la politique a l’État, dans la forme singulière
du rapport de la politique a la révolution. A mon sens, la seule
novation décisive apparue depuis est la substitution par Mao
Tse-toung de la guerre révolutionnaire à la révolution, qui ainsi
devient un processus prolongé.
A pres ces remarques, je reformule la question qui nous
importe. La fin de la catégorie de parti entraîne-t-elle la fin de la
catégorie de ré v o lu tio n ? O u, au contraire, ces catégories
sont-elles disjointes, indépendantes l'une de l’autre? Doit-on
définitivement abandonner la connexion, classique au XX" siècle,
entre parti et révolution, de Lénine à Mao, qui disait : « Pour faire
la révolution, il faut qu’il y ait un parti révolutionnaire » ?
La caducité de la notion de parti bouleverse aussi les différents
cadres de I histoire mondiale, de l’histoire idéologique mondiale et
de I histoire politique de la politique. La catégorie de révolution,
telle qu’on la connaissait, était subordonnée à la forme parti. Par
conséquent, la fin de la catégorie léniniste de parti, c'est là où je
voulais en venir, entraîne une refonte de celle de révolution, donc
une refonte de notre rapport politique à la Révolution française.
La révolution n’est pas un passage
Con sid érée du point de la politique et du mode, la Révolution
française a épuisé la catégorie de révolution. L'usage du terme
cependant s est poursuivi. Pour la plupart des historiens, l’approche
est bien sûr différente (les notions de classe, de lutte des classes,
i 59
de conflit... sont communes à toute l’historiographie du XIX‫ ־‬siècle,
de Guizot à Marx). C e qu’il faut remarquer est que les assignations
de la catégorie de révolution sont en général relativement simplistes,
à savoir la fin de l’Ancien Régime d un côte et, de I autre, la création
d’un État, par exemple napoléonien. O n appellera donc révolution
la transition mouvementée et violente entre un état de la société
et un autre état, qualitativement différent. O n distribuera en
regard des deux termes que sont: la fin d une situation 1 et
l’établissement d’une situation 2 , les épisodes de la révolution. Il
n’y a pas d’événement en soi révolutionnaire ; mais non plus, pas
d’événement révolutionnaire si quelque chose comme un processus
de mutation de 1 à 2 n'est pas opéré.
C'est pourquoi ne sont pas considérés comme révolutionnaires
ni prérévolutionnaires des émeutes, des pillages de magasins, des
attaques de charrois de grains, advenus dans une temporalité
extérieure à la section du temps qui va de 1 à 2. Par contre, les mêmes
événements qui se produiront en 1789 apres la convocation des États
généraux sont, eux, considérés comme des événements de type
révolutionnaire. C e n’est donc pas l’événement - ses caractéristiques
formelles - qui tranche, mais la découpe temporelle dans laquelle
il s’inscrit.
O n appelle donc couramment révolution la rupture de I ordre
ancien de la société menée par des mobilisations populaires et
insurrectionnelles où se formule et s’établit un nouvel espace. Les
marxistes auront le même cadre événementiel, en y ajoutant une
doctrine des causes : la révolution est un effet de la structure de
classe. O ù qu’on se tourne, historiens et théoriciens vont faire
de la révolution le transit, le raccord, la soudure, par où l’on passe
d’une situation 1 à une situation 2 . Avec pour conséquence que
soit l’état 1, soit l’état 2 , soit l'un et l’autre servent de référence.
L a révolution est alors un p a ssag e. C e qui permet d'ailleurs
d ’en minorer voire d’en effacer la portée. Tocqueville soutiendra,
dans L A n c ie n Régim e et la Révolution, que, pour l’essentiel,
pour ce qui est de I emergence d'un État moderne, dès avant 1789
la révolution est faite. Ici la subordination de la révolution à
l’Etat et aux bornes de la séquence est totale. Exemplairement,
la révolution est déniée comme telle.
L approche d Albert Mathiez est à l’opposé. Sa démarche
consiste a analyser le développem ent de la révolution, à en
connaître les contenus, les péripéties exactes, à en formuler puis
à en défendre I esprit. Mathiez, supprim ant les paradigmes
téléologiques greffés a posteriori (État moderne, naissance de la
démocratie élective, Empire, etc.), s’en tient au traitement propre
du processus même de la révolution, et tient résolument à distance
la question de ce qui précède et de ce qui suivra (l et 2). Mathiez
n y parvient qu en se tenant dans la plus grande proximité de
ceux parmi les révolutionnaires qui ont cherché le plus avant à
formuler l’existence propre de la révolution, au-delà de la simple
référence à sa borne antérieure. Pour ce faire, Mathiez ne pouvait
être que robespierriste.
La tentative de Mathiez, paradoxalement, est une tentative
de désidéologisation de l’historiographie, concentrée dans un refus
de traiter de la révolution comme la rupture référée à ce qui la
précède et à ce qui la suit. Il se consacre à sa matière même, ce
qui lui évite une démarche rétrospective.
C est la problém atique du passage, laquelle perm et la
généralisation du terme de révolution à d'autres événements
singuliers, que je refuse. Je propose de renoncer totalement à-
la généralisation de la catégorie de révolution. Et de supposer
que la catégorie de révolution, produite par la Révolution
161
française, est saturée, épuisée, par celle-là même. (Je ne veux pas
dire par là qu’elle est « réalisée » au sens hégélien.)
Il est convenable d’appeler Révolution française un ensemble
de p ro cessus politiques absolum ent singuliers qui vont se
développer, se transformer et connaître leur achèvement dans des
termes tels que la catégorie de révolution se trouve avoir connu
à jamais son effectuation, non pas au sens de son idée, mais au sens
de son processus. Il n’est pas plus raisonnable de parler d’Ancien
Régime pour l’après-exécution de Cap e t (!792) que de parler de
Révolution pour l‫׳‬après-Thermidor(le 27 juillet 1794)· La catégorie
de révolution tout en étant produite par la Révolution française est
saturée à l’échéance de sa séquence politique: 1792- 1794· Si,
comme je le fais, on nomme mode révolutionnaire ce mode
historique de la politique, les autres grandes « révolutions »,
Octobre, Révolution culturelle prolétarienne, ne sont plus des
révolutions au sens où la Révolution française en est une. O n voit
le caractère très formel qu’il y a à utiliser le terme de révolution
dans ces trois situations, chacune singulière. J avais, il y a longtemps,
essayé de traiter ces points au travers de la catégorie de situation
éminente et révolution éminente. Il faut aller plus loin et essayer
de qualifier chacune de ces situations au regard des processus de
la politique qu'elle développe et qu elle achève.
> Le gain de la cessation est la pensabîlité d’une politique singulière
Q u ’il y ait une relation de cause à effet entre I effectuation de
la politique et sa cessation n’est aucunement ma thèse. Dans les
mots d’achèvement, d’effectuation que j’ai employés, il y a la thèse
exposée à l'instant : lorsque la politique disparaît après avoir été
162
- donc au terme d ’une séquence de déploiement -, sa disparition
est un phénomène endogène, interne aux processus mêmes de la
politique : c est en ce sens que je parle d’achèvement. Je veux dire
par la que ce n est pas, par exemple, un soudain retour de l'État
comme seule logique de la société qui explique la fin de la politique ;
certes, le retour de la logique de l’État a bien lieu, mais c’est la
conséquence et non la cause de la fin de la politique. La défaite
n’est pas l’essence de l’effectuation.
Si la politique est un phénom ène séquentiel discontinu,
comment rendre compte de la fin d’une séquence ? Une autre
question, pour laquelle je ne sais pas si les outils d'intellectualité
existent ou si elle est métaphysique, serait : pourquoi et comment
la politique cesse-t-elle d 'ê tre ? Pour répondre à la première
question, je préciserai que si j ’appelle achèvement la clôture d'une
séquence cela a deux significations au moins :
1. La clôture de la sequence est interne à la politique elle-même.
Il faut reconnaître ici le primat des causes internes. Je veux dire
que la politique n est pas détruite de I extérieur, submergée,
empêchée. C e n’est pas un camp adverse et en altérité qui en
est le responsable, la politique n’est pas une victime dont il
faudrait trouver le bourreau ou l’exécuteur.
2. Si la politique cesse, alors c est que le processus en cours
est achevé, ou encore q u’il ne peut avoir une autre forme
d achèvement que la cessation de la politique. Les séquences
d existence de la politique ne sont pas incomplètes, ni « difformes »,
selon I expression de Saint-Just, ni simplement en fragment ou
en trace. Elles sont le processus de la chose elle-même, c’est-à-dire
son mode d être. O n peut donc penser la politique parce qu’on
peut étu d ier les p ro ce ssus de ces séq u en ces. Pour faire
l’hypothèse que, dans ces séquences, les processus politiques
163
sont authentiquement à I œuvre, il faut aussi admettre qu ils
s'achèvent. C'est la seule façon de faire pour accéder a ce que
j'appelle une pensée de la politique du point de la politique. En
effet, si on ne soutient pas que les processus de la politique en
déploiement, donc en achèvement, existent ou ont existé, alors
on soutiendra au mieux que des fragments de séquences, des
éclats de séquences, des bouts de séquences, existent, mais dans
des conditions telles que la politique n’est pas pensable du
point d’elle-même, pour la raison essentielle q uelle n'est pas en
mesure de produire sa propre intellectualite. Alors, elle n est pas
complètement de I ordre du pensable. Et, c est la le point que
je veux souligner, on ‫ ־‬est fondé à substituer l'économ ie, la
philosophie ou l’État, pour rendre compte de sa disparition.
En examinant la Révolution française a travers la problématique
de la discontinuité de la politique, cest-à-d ire en !examinant
comme séquence politique, avec son achèvement, il apparaît que
cette fin et ses effets constituent une résistance à ce que je nomme
la « pensée étapiste ». Les schémas évolutionnistes désignent ce
qu’en jargon militant on appelait « étapistes ». C e s schémas relèvent
d’une combinaison contre-nature d’une pensée de type structurait
2 - Exemple d’une explication en termes de structure : contre le concept de
société, de culture ou de civilisation, Marx crée le concept, décisif dans la tradition
marxiste, d formation sociale : ce qui détermine une formation sociale n’est pas
une culture ni une conception du monde, mais une structure qui repose sur un
mode de production. Le mode de production est une structure déterminée par
le jeu des éléments : forces productives et rapport de production. Ces deux
éléments sont en contradiction, et la contradiction est le moteur qui détermine
le passage d’un mode de production à un autre : la rupture dans la structure est
le passage d’une structure à une autre.
164
ou la question est de penser la révolution autrement que comme
une rupture de structures, et d un schem e évolutionniste
(dialectisé), où les ruptures dans la structure forment des étapes.
Dans cette manière de voir, les étapes de la politique sont
mesurées aux étapes des révolutions, et celles-ci par une histoire
par étapes des révolutions et des régimes étatiques. Le sens d’une
révolution est largement identifié au regard de ce avec quoi
elle rompt et de ce à quoi elle ouvre. Dans ces schémas, le sens
d u n e « formation sociale » s'infère largement de ce qui précède
et de ce qui suit. C e s ruptures de structures et ces étapes sont
des transitions : on transite par étapes vers un « monde meilleur » :
le communisme.
Parenthèse sur politique séquentielle
et pensée marxiste de la politique
> La transition
«T ransitio n» est le terme em ployé pour la dictature du
prolétariat, phase de transition, avant le communisme, après le
capitalisme. La phase de transition, depuis Marx et sa lettre à
W eydem eyer de 1852, était une pièce essentielle de la pensée
marxiste. Elle relevait d’une problém atique des stades, des
étapes, marquée par un évolutionnisme dialectisé, avec des
ruptures, le tout conduisant au communisme comme terme,
société sans classes et sans État. Pour Lénine, dans L'État et la
Révolution, cette société est sans dém ocratie - puisque la
démocratie est une forme d’État -, sans partis, sans politique. Mao,
lui, avance que la politique subsistera sous la forme de la lutte
165
entre l'ancien et le nouveau, qui n est plus une lutte des classes.
Si on mélange expérimentalement ma doctrine de la sequence
au schéma de la transition, on pourrait dire que la phase de
transition - présentée alors comme une séquence politique - a
le communisme comme principe d effectuation, d achèvement.
Il devient'terme, fin d’une « séquence » à objectif. O n a là aussi
une problématique de l'achèvement, de I accomplissement : on
a atteint l’objectif. La séquence à objectif résulte pourtant d’une
m anip ulatio n im p o s s ib le : ce qui se sera a ch e vé d ans le
communisme n’aura pas été une séquence de la politique, mais
une « séquence » de l’Etat.
Si je m'attarde sur la difference entre la problématique des
séquences discontinues de la politique, et de leur achèvement
interne, et celle structurelle, évolutionniste d ialectisée ou
«étapiste», c’est parce que, dans cette dernière, intervient la
catégorie de transition. Q ue ce soit à propos de la révolution ou
à propos de la dictature du proletariat, la transition ne prend sens
qu'au regard de ses bornes initiales et ultimes et ne peut recevoir
de ca ra cté risa tio n interne, y co m p ris pour ce qui est de
l'achèvement, que dans une problématique de I Etat.
> Antagonisme et politique en intériorité
Ici il faut pointer une difficulté de la politique en intériorité
actuelle, la nôtre: considérant !’impermanence, la rareté de la
politique, que fait-on de la permanence de la lutte des classes
propre au m arxism e? Et à partir de cette opposition, comment
traitons-nous la question de I antagonism e?
!66
Dans ie marxisme3, la conflictualité est le produit d'une lutte
des classes permanente. Soutiendrais-je une dissociation entre
processus politique et bases sociales ou structure de classe ? C e
n est pas le cas. Quand des processus politiques existent, ils sont
connexes, fût-ce dans des rapports com pliqués, de la base
sociale et des rapports de production. Lè-dessus les grandes
h yp o th èses o u vertes par Marx d o iven t être p o u rsu ivies.
Nonobstant, la question fondamentale est celle de l'antagonisme
dans la politique en intériorité. Il n est plus, cet antagonisme,
I expressivité d une structure permanente. Non plus, il ne se
donne dans la dialectique du subjectif et de l’objectif. En outre,
la politique peut-elle manier l'antagonisme avec l'État, quand la
politique en intériorité, celle, actuelle, que nous tentons de
mettre en œuvre, se dit, on s'en souvient, à distance de l'État.
Loin de I État, comment se dispose l’antagonisme? Faut-il inventer
un nouvel antagonisme ? Faut-il en finir avec l'antagonisme sans
pour autant ceder sur la radicalité de la politique en intériorité ?
C est pour I instant une aporie. Les catégories anciennes de la
conflictualité étaient révolution et dictature du prolétariat. C e sont
des catégories du matérialisme historique et non pas de la
politique. Nous devons être au fait de ce que nous ne disposons
pas encore des catégories politiques contem poraines de la
conflictualité et de l’antagonisme.
3 - « L’histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes
de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître
de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition
constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée,
une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de
la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en luttes » (Marx,
Manifeste, chap. I).
167
 Dans son versant moins escarpé, la question est plus facile.
Il ne s’agit plus que du rapport qu’entretiennent la problématique
de la po litiq ue séq u en tie lle et le noyau traditionnel de la
conception marxiste de la politique, qui est la lutte de classe et,
à partir de Lénine, l'antagonisme. Ici la solution est plus aisée, mais
partielle. Marx : la lutte des classes est permanente, la conflictualité
est expressive de ce que les sociétés sont composées de classes.
La politique en intériorité n’est pas permanente. Notre question
difficile de l'antagonisme se résout mais partiellement, avec
bénéfice futur peut-être, en se transformant en un simple refus
de l'objection faite à la rare te de la politique au nom de la
permanence de la lutte des classes. Et en rejetant la these de
l’invariabilité des processus de la politique au simple nom de
l’invariabilité des processus sociaux ou de la base sociale et de
ses structurations étatiques.
Oui, mais ici la politique en intériorité ne serait-elle pas alors
sommée de redéfinir un antagonisme politique qui, en dernière
analyse, ne serait plus en expressivité des classes sociales et des
rapports de production ? O n en revient à l'aporie. Pourtant là
encore la séquence politique de la Révolution française est
éclairante : un antagonisme qui ne soit l'expressivité de la base
sociale, un antagonisme propre à la séquence politique, on en
verra plus loin une exemplification dans la categorie de vertu,
propre à Saint-Just.
168
> L'utopie, une approximation trop grande...
Les catégories circulantes
Bien évidemment, l’effondrement contemporain de la dictature
du prolétariat dans ses expérimentations soviétiques et chinoises
ne fait que compliquer la question. Non seulement la dictature
du prolétariat était une catégorie marxiste de l'histoire mais
aussi une categorie utopique. Pas au sens où Marx parle du
socialisme utopique à la fin du M anifeste. J ’entends par utopie
une approximation trop grande, quelque chose d'argumenté
mais irréaliste parce que irréalisable eu égard à son approximation.
La racine de l’approximation en ce cas est l’assignation à la
conflictualité étatique, autrement dit à l’antagonisme à propos
de I Etat, des processus de la politique. Somme toute, je dirai
qu approximation et utopie caractérisent toutes les pensées de
la politique adossée à autre chose qu’à la politique elle-même.
C h e z Marx, c est I adossement a I histoire. Mais j observe qu’en
cas d approximation et d utopie on se trouve simultanément
face à ce que j'appellerai des catégories circulantes, c’est-à-dire
qui valent pour I histoire et pour la politique, qui vont et viennent
entre l’histoire et la politique, ou entre la philosophie et la
politique, ou entre l'économie et la politique.
* L’antagonisme, catégorie circulante
Or, si on prend le Manifeste, on voit que le noyau de ces
categories circulantes est la lutte des classes et l’antagonisme,
c est-a-dire les notions de lutte des classes, de dictature du
prolétariat, de communisme. O n comprend alors mieux en quoi la
169
problém atique de la pensée en intériorité - qui met fin aux
problématiques exigeant des catégories circulantes -, se trouve,
dans un premier temps, orpheline d une problématique de la
conflictualité et de l'antagonisme. C'est l’antagonisme qui très
précisément était le noyau rationnel du marxisme transitif à la
politique, à l’histoire, à l’économie, à la philosophie. Paradoxalement
la catégorie de l’antagonisme est une catégorie circulante. C e s t
elle qui, reliant les catégories qui en dépendent: dictature du
prolétariat, communisme, en fait les paradigmes conceptuels de
l’approximation et de l’utopie.
Ma question, ma démarche est tout autre. Dans la politique
en pensée d'elle-même, que va-t-il en être de ce qui était désigné
dans la problématique antérieure, et maintenant obsolète, des
catégories de la conflictualité et de I antagonisme ?
> Moses I. Finley
Il faut remarquer que ce par quoi Finley, historien de I Antiquité,
dans son livre majeur L'Invention de la politique, va désigner
l’existence de la politique est un ensemble de formes de conscience,
de pratiques qui excluent une partie importante de la population :
les esclaves, les femmes, les étrangers. Or, cette politique, et ce
à quoi elle donne lieu ‫ ־‬parmi ceux qui portent la politique, à
savoir les citoyens -, n'est pas identifiable par les catégories de lutte
de classe, ou de conflictualité, bien que Finley souligne I importance
et de ce qui concerne la base économique des groupes, et des
phénomènes de luttes, de conflictualité pour le pouvoir. Il y a là
une analyse non classiste de la politique dans le même temps qu elle
ne présente aucun caractère méthodologique antimarxiste.
170
H a rx et la Révolution française
Gardons ici en mémoire ce que j ’ai plus haut indiqué: la
catégorie d ’histoire n’a aucune consistance particulière pour
les Jacobins. Et ils sont très loin de ce que Pierre Vidal-N aquet
assigne a ce moment du début du xix‫ ״‬siècle où la société prend
conscience d’être elle-même historique. La grande thèse de
Marx sur la Révolution française est q u e lle est une révolution
bourgeoise, c est-à ‫־‬dire politique, fondatrice de l’égalité juridique
et politique formelle, indispensable au développement de la
bourgeoisie. Marx objecte aux Jacobins d'avoir été les instigateurs
d une révolution politique et non pas so c ia le , c'e st-à -d ire
envisageant de détruire les bases sociales qui rendent l’exploitation
possible. Marx discrédité la catégorie de politique, parce c'est
celle de la bourgeoisie, au profit de la révolution prolétaire,
c est-a-dire sociale. A la révolution politique de la bourgeoisie sera
opposée la révolution sociale, prolétaire, qui, certes, sera-t-il dit
après la Com m une de Paris, doit détruire l’énorme machine
bureaucratique, militaire et policière de l’État (Marx entend par
la que I État est I objet et I enjeu de la révolution), mais doit
aussi développer la révolutionnarisation des rapports sociaux de
production, de façon à entreprendre dans les faits, non pas une
nouvelle prédominance de l’État, mais son dépérissement : c ’est
la dictature du prolétariat, catégorie transverse à la fois à l’État
- ce n est plus un État - et à I abolition des rapports de classe,
des différenciations de classe.
Marx insiste beaucoup, surtout dans les textes de 1844-1845,
sur I idee que, de I intérieur de I État, du pouvoir, on ne peut
envisager correctement la résolution de ce qu’il appelle « les tares
de la société ».
171
 O n se souvient de son analyse du paupérisme : « C est ainsi
que l’Angleterre trouve que la misère a sa raison d’être dans la
loi naturelle d’après laquelle la population doit toujours exceder
les moyens de subsistance. Selon une autre explication, le
paupérisme serait causé par la mauvaise volonté des pauvres, tout
comme le roi de Prusse l’explique par le manque de générosité
chrétienne chez les riches, et la Convention par l'esprit suspect
et contre-révolutionnaire des propriétaires. [...] C est pourquoi
l'Angleterre punit les pauvres, le roi de Prusse sermonne les riches,
et la Convention décapite les propriétaires » (G loses critiques
m arginales à l'article « Le roi de Prusse et la réforme sociale par
un Prussien »).
Marx cite l’ordonnance de la Convention pour la suppression
du paupérisme : « Il y eut une ordonnance de plus, et un an apres,
des femmes affamées assiégèrent la Convention. [...] La Convention,
c’était pourtant le maximum de l’énergie politique, du pouvoir
politique et de l’intelligence politique. [...] Plus l’État est puissant,
plus un pays est politique, moins il est disposé à chercher dans le
principe de l'État, c’est-à-dire dans l’organisation actuelle de la société
dont l'État est l’expression active, consciente, officielle, la raison des
tares sociales et en comprendre le sens général. Si I intelligence
politique est précisément intelligence politique, c’est qu elle pense
à l’intérieur des limites de la politique. Plus elle est pénétrante et
vivante, moins elle est capable de saisir la nature des tares sociales.
La période classique de l’intelligence politique, c’est la Révolution
française. [...] Le principe de la politique [des grands Jacobins], c’est
la volonté ! » (ibicL).
C ’est aussi sur cette idée qu’Albert Mathiez conclut sa Révolution
française, qui s'achève sur Thermidor : « On n’efface pas vingt siècles
de monarchie et d’esclavage en quelques mois. Les lois les plus
172
vigoureuses sont impuissantes à changer d ‫׳‬un seul coup la nature
humaine et !ordre social. Robespierre, Couthon, Saint-Just, qui
voulaient prolonger la dictature pour créer des institutions civiles
et renverser I empire de la richesse, le sentaient bien. Ils n’auraient
pu réussir que s’ils avaient possédé à eux seuls toute la dictature.
Mais I intransigeance de Robespierre, qui rompit avec ses collègues
du gouvernement juste au moment où ceux-ci faisaient des
concessions, suffit à faire écrouler un édifice suspendu dans le vide
des lois. Exemple mémorable des limites de la volonté humaine aux
prises avec la résistance des chose.s »
L analyse des grands Jacobins et des raisons de leur chute que
fait Marx, en 1845, dans La Sainte Fam ille (chap. VI, 3, c) est à mes
yeux d’une grande signification et mérite qu’on l’évoque longuement
La thèse principale est celle-ci : « Liberté, justice, vertu, dans l'esprit
de Robespierre et de Saint-Just ne peuvent être en vérité que des
manifestations de la vie d’un “peuple" et des qualités de la
communauté”. » Marx précise bien : « Robespierre et Saint-Just
parlent expressément de “la liberté, la justice, la vertu” antiques,
propres à la seule "communauté”. » Pour les Jacobins, ajoute-t-il,
« Spartiates, Athéniens et Romains, à l’époque de leur grandeur sont
des peuples “libres, justes et vertueux”». Marx cite le discours «Sur
les principes de la morale p u b liq u e» de R obespierre, à la
Convention, le 5 février 1794 : « Quel est le principe fondamental
du gouvernement démocratique ou populaire [...] ? C ’est la vertu ;
je parle de la vertu publique qui opéra tant de prodiges dans la
Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnant
dans la France républicaine; de cette vertu qui n’est autre chose
que I amour de la patrie et de ses lois. »
Saint-Just est aussi cité dans son rapport sur l’arrestation de
Danton : « Le monde est vide depuis les Romains, et leur mémoire
173
l’emplit et prophétise encore la liberté.» Marx écrit encore:
«Saint-Just caractérise d’un mot la trinité liberté, justice, vertu
qu’il réclame quand il dit : "Que les hommes révolutionnaires soient
des Romains." »
Enfin, Marx explique ainsi Thermidor : « Robespierre, Saint-Just
et leur parti ont succombé parce qu’ils ont confondu l’antique
république, réaliste et démocratique, qui reposait sur les fondements
de l’esclavage réel, avec l’État représentatif, moderne, spiritualiste
et démocratique qui repose sur l’esclavage émancipé, la société
bourgeoise. Quelle énorme illusion : être obligé de reconnaître et
de sanctionner dans les droits de l’homme la société bourgeoisie
moderne, la société de l’industrie, de la concurrence généralisée
des intérêts privés poursuivant librement leurs fins, la société de
l’anarchie, de l’individualisme naturel et spirituel aliéné de lui-même,
et vouloir en même temps anéantir après coup dans certains
individus les manifestations vitales de cette société, tout en
prétendant modeler à I antique la tete politique de cette société. »
Il ajoute : «Il n’y a pas lieu ici de justifier historiquement l’illusion
des terroristes. »
L’illusion: comment la justifier historiquement? La réponse est
connue ; n’étant jamais que le fait de petits-bourgeois radicaux, chefs
d’une révolution bourgeoise, le discours des Jacobins devait être
d’emprunt, de duplicité - fût-elle involontaire -, bref dans I illusion
puisqu’il ne pouvait être dans le vrai et le réel. Je propose d y
regarder de plus près : quelle illusion, quel vrai, quel reel ?
Le rapport des Jacobins à I Antiquité - d ailleurs plutôt romaine
que grecque - n’est pas fondé sur une érudition historique mais
sur une formation rhétorique et juridique que beaucoup d’entre
eux avaient reçue. C e n’est donc pas un propos historicisant ; il
touche même au jeu de mots. Pierre Vidal-Naquet, dans sa préface
174
à Dém ocratie antique et Dém ocratie moderne, de Moses I. Finley
- où il fait une longue analyse des rapports de la Révolution
fran ça ise à l’A n tiq u ité - raconte que les san s-cu lo ttes de
Saint-Maximin, dans le Var, avaient demandé que leur village soit
renommé Marathon : « C e nom sacré, écrivent-ils à la Convention,
nous rappelle la plaine athénienne qui devint le tombeau de cent
mille satellites : mais il nous rappelle avec encore plus de douceur
la mémoire de l'ami du peuple [Marat].»
Georges Lefebvre proposait d’appeler la manie antiquisante
du personnel politique de la Révolution un décor, dénué à ses yeux
d importance réelle. Vidal-Naquet parle, lui, d ’imaginaire d ’une
société qui constitue, dit-il, un objet d’étude en soi. Il cite aussi la
déclaration du Girondin Isnard en février 1793:«Nous en appelons
a vous, vainqueurs de Marathon, de Salamine, de Jemmapes.»
Vidal-N aquet écrit là-dessus: « C e que ces textes mettent en
évidence, [...] c’est l’existence dans la pensée historique des
révolutionnaires d un vide béant qui leur permet par-delà les
siècles de I Empire romain, du Moyen Âge, de l’absolutisme, de se
sentir en prise directe sur l’antiquité républicaine des Grecs et des
Romains. Cette forme de pensée a un nom : le millénarisme [...]. »
Mais, il ajoute : « Rien ne serait plus inexact que de résumer la pensée
révolutionnaire par cette tentation millénariste».
Si Marx en tient pour l’illusion des terroristes et Georges
Lefebvre pour un décor, Vidal-Naquet propose de distinguer entre
la pe n sée histo riq ue des ré vo lu tio n n aires et leur p e n s é e
révolutionnaire, en repérant dans la première un vide béant qui
leur permet de s’adosser à l’Antiquité.
Dans la société du XIXe siècle, celle qu’analyse Marx, le savoir
historique se trouve largement renouvelé. « Son rôle social, écrit
V id al-N aq u e t, se modifie aussi radicalem ent que le champ
175
épistémologique qui est le sien. Il n’exprime plus l’effort d’annuler
le temps, par un regard direct sur le modèle ancien, mais la
conscience qu'a la société d être elle-même historique.»
Bien que citant abondamment ce propos, je n’en partage pas
l’analyse alors même quelle assouplit celle de Marx. Vidal-Naquet
propose de distinguer d’une part une pensée historique, d autre
part une pensée politique, une pensée révolutionnaire. Or, je ne
crois pas qu’il y ait à proprement parler une pensée de l’histoire chez
les révolutionnaires jacobins. Il y a purement et simplement une
pensée de la politique, parce qu’il n’y a pas à I époque de
problématique historique. Quand la Révolution parle de l’Antiquité,
il ne s’agit jamais d’un discours historique. Pas plus qu’il ne s agit de
(terroristes dans) l'illusion. Pour le montrer je ferai appel à quelques
lignes de Michel Foucault, dans son chapitre «Les limites de la
représentation » des Mots et les Choses (chap. VII, l), où il aborde
ce qu’il appelle « l’âge de l'histoire », qu'il renvoie « à ce qui s’est passé
au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle: [...] cette mutation trop
rapidement dessinée de 1Ordre, a 1Histoire [...]»:
«[...] il a bien fallu un événement fondamental - un des plus
radicaux sans doute qui soit arrive a la culture occidentale pour
que se défasse la positivité du savoir classique, et que se
constitue une positivité dont nous ne sommes sans doute pas
entièrem ent sortis. [...] La constitution de tant de sciences
positives, l’apparition de la littérature, le repli de la philosophie
sur son propre devenir, l'émergence de I histoire à la fois comme
savoir et comme mode d être de I empirîcite, ne sont qu autant
de signes d’une rupture profonde.»
C e qu'il y a à l’âge classique ce sont «des représentations
redoublées, - des représentations dont le rôle est de designer
176
des representations, de les analyser, de les composer et de les
decom poser pour faire surgir en elles, avec le système de leurs
identités et de leurs différences, le principe général d ’un ordre.
C est dans la seconde phase seulement que les mots, les classes
et les richesses acquerront un mode d ’être qui n'est plus
compatible avec celui de la représentation».
Reprenant les termes de Foucault, je dirai que les discours
romains des Jacobins sont des representations de représentations.
Les représentations de représentations sont les formes de
conscience, à savoir la subjectivité proprement politique dans un
temps où les cadres de pensée ne sont pas ceux de l'histoire ni
du matérialisme. Je pose que liberté, vertu, justice ne sont pas
un vestiaire historique mais des termes de la pensée politique.
Les Jacobins ne sont pas dans I illusion. Nous le verrons dans le
point suivant. Mais, permettez-moi ici une autre incise.
Finley, dans L Invention de la politique, soutient que dans
certaines cités-Etats de la G rèce antique, de même que dans la
Rome républicaine, il y a eu invention de la politique. La politique
n exista que durant une certaine séquence de temps - pour le
m onde grec, du m ilieu du vtr siè c le ju s q u ’à la co n q uê te
d Alexandre et, pour le monde romain, du milieu du Ve siècle
jusqu’au dernier temps de la République, de Tarquin le Superbe
a !assassinat de Jules César. Il m apparaît significatif que ce
soit très précisément aux personnages de ces périodes que les
Conventionnels se soient référés. Dirai-je que, confrontés à la
politique, ils se tournaient vers des périodes où elle avait existé?
Les politiques sont toujours a la recherche d autres traces de la
politique.
177
La Révolution française, question de dates
Dans la problématique du mode historique, il faut préciser
le commencement et l’achèvem ent de la séquence. La datation
de la Révolution française est une remarquable illustration du
caractère politique des m arques, des repères de l'analyse
historique. Par politique, je désigne I intellectualité proposée
de la politique dans l’analyse historique.
Je citerai quatre historiens : Aulard, Mathiez, Lefebvre et
Soboul, et j ’examinerai avec eux deux questions. La première :
quand Sa Révolution française se termine-t-elle ? La seconde ; y
a-t-il une ou plusieurs révolutions dans la Révolution française.
Si plusieurs, quelles so n t-elles?
Alphonse Aulard (Histoire politique de la Révolution française,
190!) la fait curieusement terminer en !804, « époque, dit-il, où
le gouvernement de la Republique fut confie a un empereur ».
Pour Albert Mathiez (La Révolution française, 1921), elle s’arrête
avec 9-Thermidor (27 juillet 1794)■Georges Lefebvre (La Révolution
française, 1930) et Albert Soboul (La Révolution française, 1948)
fixent une autre périodisation : la révolution court jusqu au
18-Brumaïre, le putsch de Bonaparte de novembre 1799■
Aulard a une problématique républicaniste et laïque de la
Révolution, il est favorable à Danton. Mathiez est robespierriste,
il va étudier la Révolution dans la trace de I Incorruptible. Il s en
explique à une assemblée générale de la Société des études
robespierristes en 1911 : « Si nous avons choisi Robespierre et son
groupe comme sujet habituel de nos etudes, cest que Robespierre
fut au centre de la Révolution française et q u il n y a pas de
meilleur observatoire pour prendre de ce grand mouvement
d’idées et de ce formidable choc des passions et d intérêt une
178
connaissance sincère et complète. » Sur Thermidor, événement à
partir duquel selon lui la Révolution s'arrête, il écrit : « Robespierre
et son parti périssaient en grande partie pour avoir voulu faire servir
la T erre ur à un nouveau bouleversem ent de la propriété, la
République égalitaire sans riches ni pauvres, qu'ils rêvaient
d instaurer par les lois de Ventôse, était avec eux frappée à mort.»
Lefebvre et Soboul, qui n’aiment pas beaucoup Mathiez,
poursuivent la Révolution française jusqu’en 1799, tout en soutenant
q ua partir de !écrasement des journées de prairial an III (mai
1795) la séquence de la révolution était achevée : « C ’est à cette
date que I on devrait fixer le terme de la Révolution : le ressort en
était brisé. Dès lors, la Terreur blanche se déchaîna», écrit Lefebvre;
«Journées décisives, la révolution était terminée», écrit Soboul.
Pourquoi poursuivre jusqu'en !799 au titre de la Révolution française
alors que, disent-ils, la révolution est terminée en 1795 ? Qu'est-ce
donc que la Révolution française si ce n’est pas simplement la
révolution ? C ’est pour eux une séquence historique qui se repère
a trois cristallisations, trois processus : le mouvement populaire, la
Republique et les Jacobins. L histoire de la Révolution française
va être bornée alors par l’achèvement du dernier des processus,
celui de la République en 1799. Thermidor, pour important qu’ils
le disent, n est jamais pour eux que le terme pour la fraction
révolutionnaire des Jacobins. Les deux autres processus -
mouvement populaire, République - vont se poursuivre après
Thermidor encore un temps.
J'en tiens quant à moi pour le choix de Mathiez : la Révolution
s achève avec Therm idor, la Révolution dans sa dynam ique
politique ne peut pas exister sans ses révolutionnaires.
Les choix de chronologie ont bien évidemment des incidences
sur la distribution ou la non-distribution de la Révolution française
179
en différentes révolutions. Chez Mathiez, il n y a aucune autre
affectation de la catégorie de révolution qu à la Révolution française
e||e-même. Pour le reste, il parle de révolte, la révolté nobiliaire des
années 17871788 ‫־‬, la révolte parisienne de l’été 1789. Lefebvre, par
contre, distinguera en 1789 et dans ses prémices de !7871788 ‫־‬,
trois révolutions: la révolution aristocratique, la révolution de la
bourgeoisie et la révolution populaire. Ici, la Révolution est distribuée
dans l'analyse de classe. Soboul, lui, reprendra le thème de la
révolte de l’aristocratie en 1787 et 1788 et, se servant de la notion
gramscienne de bloc au pouvoir1, il distingue une période « révolution
bourgeoise et mouvement populaire de 1789 à 1792 » suivie de celle
qu’il appelle «gouvernem ent révolutionnaire et mouvement
populaire de 1792 à 1795 »·
L’année 1792 est essen tielle: unité des Jaco bins et des
sans-culottes, chute du roi, déclaration de la République, début
de la Convention, Valm y. C e caractère décisif est souligné par
tous les historiens, même s’ils divergent sur la dénomination de
la période.
Été 1792, juillet 1794, sont à mes yeux les dates qui bornent la
séquence politique de la Révolution, celle de son mode en
intériorité. Au sens politique du terme, la Révolution commence
en 1792. C e qui précède, en particulier les événements de 1789 (prise
de la Bastille, Déclaration des droits de l’homme) n’acquiert
finalement sa réputation d’être de la Révolution qu’à la mesure de
4 - Le rôle des travailleurs révolutionnaires, alliés à des « intellectuels organiques »,
est de briser tout statu quo en faisant en sorte de rallier le peuple dans un
nouveau « bloc historique », au service de leurs intérêts. La troisième voie tracée
entre l'économisme (détermination rigoureuse des phénomènes politiques par
les données économiques) et l’idéologisme (indépendance des phénomènes
politiques) dorme un rôle moteur à la superstructure.
180
I année 1792, puis de l’exécution du roi en 1793, puis du gouvernement
révolutionnaire de 17931794 ‫־‬. S'il n'y avait pas eu 1792-1794, on ne
parlerait de 1789 que comme d'une grande transformation
juridique - une révolution constitutionnelle. Été 1792-juillet 1794 :
un mode historique de la politique. Q uel est ce mode ?
Saint-Just, penseur du mode révolutionnaire de la politique
Je propose de tenir qu’un mode singulier de la politique en
intériorité a existé en France de l'été 1792 à l'été 1794- d e la chute
du roi a Thermidor -, mode dont Saint-Just est le grand théoricien.
J appellerai ce mode historique de la politique le mode révolutionnaire
de la politique, car la revolution y est la catégorie centrale et
singulière de la pensée de la politique. Révolution n'est pas la
qualification historique de la situation mais la catégorie de conscience
de la situation. A la fois la catégorie et la matière de la politique.
Le mode historique de la politique est rapport d’une politique
à sa pensée. Q u ’en est-il chez Saint-Just ?
> Saint-Just et l’État
Saint-Just propose constamment des analyses et des mesures
concernant l’Etat et le gouvernement qui sont réfléchies en
dehors et contre une logique étatique et gouvernementale.
La pesanteur administrative, la corruption bureaucratique et
le sab o tag e o uvert de c e rta in s m in istè re s, de ce rta in e s
administrations, sont constamment dénoncés. Situation d ’autant
plus grave qu'un nouvel État s'édifie, créant ses fonctionnaires,
181
no uvelle co uche so ciale pour qui la révolution a été une
opportunité tout autant qu’un choix.
La politique, quand elle existe, est confrontée à l'Etat et aux
q u e stio n s, c o n tra d ic tio n s, m é d iatio n s, q ue l’Etat et le
gouvernement affrontent et déploient.
Citons, concernant l'État, les principaux domaines abordés
par Saint-Just :
•La forme de la constitution et des lois. Il est le rédacteur de la
constitution de 1793· H est le théo ricien du gouvernem ent
révolutionnairejusqu’à la paix. Il propose une distinction minutieuse
du pouvoir et de l’exécutif, des lois et de la Convention, la Convention
ne devant pas être, disait-il, de I ordre du pouvoir ni de I executif,
mais « planer au-dessus et être obéie dans I application des lois ».
•L ’économie, en l’occurrence l'inflation, les prix, I assignat, lois
sur le maximum, la pauvreté. La lecture des textes de Saint-Just
du début de l’année 1794 montre un constant souci de l’inflation,
des grains et des prix. L’orientation principale est la taxation des
produits et des salaires, puis, avec les décrets de ventôse an II,
la distribution des biens des suspects aux pauvres.
Il y a explicitement une analyse de la propriété. Dans les
fragm ents d es In stitu tio n s r é p u b lic a in e s, il exam ine d e s
conséquences d ’un principe de législation qui fixerait dans I Etat
le maximum et le minimum de la propriété ». Il ajoute : « je crois
reconnaître que la dépravation de toutes les republiques est venue
de la faiblesse des principes sur la propriété ».
‫ ־‬L ’armée et la guerre. Le rôle de Saint-Just dans les armées
du Rhin et du Nord est connu. C 'est aussi un théoricien de la
guerre, un théoricien politique de la guerre. C est lui qui formule
les principes généraux que Carnot, les armees de I an II et III, puis
Napoléon mettront en pratique et développeront.
182
Il n y a rien la qui annonce Clausewitz. C e dernier est un
théoricien d é jà guerre du point des États, il réfléchit sur la
guerre et les États - singulièrement le sien, la Prusse - à partir
des guerres napoléoniennes. Il tient que l'Etat monarchique
peut développer une capacité militaire nationale à l'égal de la
révolution et de l'Empire.
Saïnt-Just, théoricien de la guerre révolutionnaire, déclare à
la Convention, le 10 octobre 1793, dans son rapport « Sur le
gouvernement » (celui décrétant « le gouvernement provisoire
de la F rance révolutionnaire jusqu'à la paix ») :
Il nous a m anqué ju sq u ’à aujourd'hui des institutions
et des iois militaires conformes au système de la République
qu il s agit de fonder. Tout ce qui n'est point nouveau
dans des temps d'innovation est pernicieux. L ’art militaire
de la monarchie ne nous convient plus ; ce sont d ’autres
hommes et dautres ennemis, la puissance des peuples, leurs
conquêtes, leur splendeur politique et militaire, dépendent
d un point unique, d u n e seule institution forte. Ainsi, les
G re c s doivent leur gloire m ilitaire à la p h a la n g e ; les
Romains à la légion, qui vainquit la phalange. Il ne faut pas
croire que la p h a lan g e et la légion soient les sim ples
dénom inations de corps com posés d ’un certain nombre
d hommes ; elles désignent un certain ordre de combattre,
une constitution militaire.
Notre nation a déjà un caractère ; son système militaire
doit être autre que celui de ses ennemis ; or si la nation
fran çaise est terrible p a r sa fougue, son adresse, si ses
ennemis sont lourds, froids et tardifs, son système militaire
doit être impétueux.
183
 S i la nation française est pressée dans cette guerre par
toutes les passions fortes et genereuses, l amour de la
liberté, la haine des tyrans et de l'o p p re ssio n ; si au
contraire les ennem is sont des e scla ve s m ercenaires,
autom ates et sans p assio n s; le systèm e de guerre des
armes fran çaises doit être de l ordre du choc.
Saint-Just, après la bataille de Fleurus, où il avait chargé
inlassablement à la tête des troupes jusqu’à ce que les Autrichiens
et les Hollandais de Cobourg cèdent et se replient au-delà de
la Belgique, revient précipitamment à Paris et écrit dans son
dernier discours à la Convention (le 9 thermidor an II), qu il ne
put lire jusq u’au bout :
Il fallait vaincre; on a vaincu.
La journée de Fleurus a contribué à ouvrir la Belgique.
Je désire qu’on rende ju stice à tout le monde, et qu on
honore des victoires, mais non point de manière à honorer
davantage le gouvernem ent que les armees, car il n y a
que ceux qui sont dans les batailles qui les gagnent, et il
n'y a que ceux qui sont puissants qui en profitent ; il faut
donc louer les victoires et s'oublier soi-même.
Les notions de la pensée politique de Saint-Just,
catégories du mode révolutionnaire
Q ue je puisse qualifier de pensée en intériorité la pensée de
Saint-Just vient de ce que ses catégories sont subjectives, de celle
de révolution à celle de vertu en passant par la notion de
principes et que seule une pensée en subjectivité a les moyens
de les identifier comme telles.
> La révolution
Une page magnifique, a la fin du «Troisièm e fragment» des
Institutions républicaines, la présente. Saint-Just y soutient que
la révolution est une catégorie du subjectif: elle relève des
principes, la Terreur n’a pas assuré leur victoire.
Il propose une problém atique de l'événement, dans une
division entre le bien et le mal.
Il y a un aboutissement prescriptif de la politique : le bonheur
et la liberté publique.
Enfin, il souligne la précarité de la révolution, non pour
susciter I incertitude, mais pour essayer d en avoir une mesure,
une forme de maîtrise.
Voici ce passage :
La révolution est glacée ; tous les principes sont affaiblis ;
il ne reste que des bonnets rouges portés par l’intrigue.
L exercice de la terreur a blasé le crime, comme les
liqueurs fortes blasent le palais.
Sans doute, il n'est pas encore temps d é fa ire le bien.
Le bien particulier que l'on fait est un palliatif. Il faut
attendre un m al gén éral assez grand pour que l'opinion
générale éprouve le besoin de mesures propres à faire le
bien. C e qui produit le bien gén éral est toujours terrible
ou paraît bizarre lorsqu'on com m ence trop tôt.
185
 La révolution doit s ’arrêter à la perfection du bonheur et
de la liberté publique par les lois. Ses élancements n ont point
d ’autre objet, et doivent renverser tout ce qui s ’y oppose; et
chaque période, chaque victoire sur le monarchisme, doit
amener et consacrer une institution républicaine.
O n parle de la hauteur de la révolution : qui la fixera,
cette hauteur ? Elle est mobile. Il fut des peuples libres qui
tombèrent de plus haut.
> Les institutions
C ’est une catégorie centrale de la pensée de Saint-Just.
L'institution n’est ni de l’ordre de l’État ni du gouvernement, ni
de celui de la société. Elle est invention qui doit porter l’esprit
révolutionnaire pour lui permettre de perdurer. « La révolution
passe, dit Saint-Just, il faut des institutions.»
Institution? De quoi s’agit-il, si ce n’est ni de l’ordre de la
société ni de celui de I Etat? C e s t ce qui précisément en fait
l'extrême intérêt. Avec la categorie d institution, précisément
d'institution civile, Sain t-Just fait I hypothèse d une société
révolutionnaire - j e dirai une société politique. J argumente pour
cette lecture au regard du c ara ctè re fortem ent sub jectif,
formellement moral, éthique, des propositions de Saint-Just, et
de la faible part, voire même de l’absence d une argumentation
de type juridique, caractéristique de la problématique étatique.
La morale contre le droit? O u le subjectif politique contre la
forme corruptrice de l'État? C e s t celle de la politique, de la
révolution contre l’Etat, particulièrem ent quand celui-ci sera
gangrené par l’alliance de son nouveau personnel et de la
186
bourgeoisie riche et affairiste. Saint-Just déclare dans le rapport
fait à la Convention le 15 avril 1794 au nom du Comité de salut public
et du Com ité de sûreté générale :
Form ez les institutions civiles, les institutions auxquelles
o n n a point pense encore : il n'y a pas de liberté durable sans
elles. Elles soutiennent l’am our de la patrie et l'esprit
révolutionnaire même quand la révolution est passée. C ’est
par là que vous annoncerez la perfection de votre démocratie,
que vous annoncerez la grandeur de vos vues, et que vous
hâterez la perte de vos ennemis en les montrant difformes
à côté de vous.
Si I on ne poursuit pas, si on n’invente pas la politique, il n'y a
pas de liberté durable.
Au tout début des Institutions républicaines, Saint-Just donne
une définition des institutions : « Les institutions sont la garantie de
la liberté publique, elles moralisent le gouvernement et l’État civil,
elles répriment les jalousies qui produisent les factions, elles
établissent la distinction délicate de la vérité et de I hypocrisie, de
I innocence et du crime, elles assoient le règne de la justice.»
> La conscience publique
La conscience publique est décisive dans la problématique
de Saint-Just. C est par elle que les notions de bien et mal, de
peuple et de liberté s’articulent. La conscience est un attribut du
peuple qui sait, ou peut savoir, le bien général. Elle en désigne
la capacité politique ; qui s’oppose à la corruption.
187
 Toujours le 15 avril 1794 à la Convention : sans-culotte, le Com ité de salut public et la Convention, les
O n fa is a it tout pour corrom pre l’esprit public, et
l'opposer à la Convention.
E sp rit n ’est p a s le mot, m ais co nscien ce. Il fau t
s ’attacher à form er une conscience publique. [...] l’esprit
p u b lic était une im p u lsio n do nn ée. A y e z d o n c une
conscience publique, car tous les cœ urs sont égaux par
le sentiment du m al et du bien, et elle se com pose du
penchant du peuple vers le bien général.
H onorez l'esprit, mais appuyez-vous sur le cœur. La
liberté n'est pas une chicane de palais ; elle est la rigidité
envers le mal, elle est la ju stice et l'amitié.
Bien et mal ne sont nullement religieux ou transcendantaux, mais
la leçon tirée de la pratique sociale et des principes qui leur servent
de référence. Bien et mal sont des catégories de la conscience
pratique que l’on peut spécifier comme conscience politique.
« La plupart des idées des hommes, dit Saint-Just, s appuient
sur le système de leur corruption, tout le bien est dans le cercle
de cette corruption, tout le mal est au-delà de ce cercle. » De même
il soutient: Dieu est l’idée de ce qui est bon pour le peuple.
> Le peuple
Il est le souverain. La grande conviction des révolutionnaires
de 1792-1794 est la même : il y a le peuple, et c’est le sujet politique.
Q uel su je t? ayant quelles tâches, quels im pératifs? C ’est
là-dessus que vont se diviser les Jacobins et le mouvement
communes, les sections et leurs sociétés.
In c o n te sta b le m e n t, les sa n s -c u lo tte s ont une visio n
programmatique du peuple, de ce qu’il veut et de ce qu’on lui
doit. Pour Saint-Just, l'effectivité du peuple comme sujet est la
liberté dans la ré p ub liq ue: «D ans les monarchies, tous les
hommes puissants sont libres, et le peuple est esclave, dans la
république le peuple est libre [...] » (rapport du 15 avril 1794).
Cette liberté n’est pas formelle, c'est-à-dire juridique.
« [...] la différence d'un régime libre à un régime tyrannique
est que dans le premier la police est exercée sur la minorité,
opposée au bien général, et sur les abus ou négligence de
l’autorité, au lieu que dans le second, la police de l’État s’exerce
contre les malheureux, livrés à l’injustice et à l'impunité du
pouvoir » (ibid.).
Enfin, « un peuple n’a qu’un ennemi dangereux, c ’est son
gouvernem ent: le vôtre, dit-il à la C o nventio n, vous a fait
constamment la guerre avec impunité » (rapport du 10 octobre 1793).
> L’homme révolutionnaire
La révo lutio n est le pro p o s des ré vo lu tio n n a ire s. C e
révolutionnaire, comment s'identifie-t-il ? Par sa conscience et
sa pratique.
Un homme révolutionnaire est inflexible, mais il est
sensé, il est fru g a l; il est sim ple sans afficher le luxe de la
fau sse m odestie; il est l’irréconciliable ennemi de tout
m ensonge, de toute indulgence, de toute affectation.
189
 Com m e son but est de voir triompher la révolution, il ne
la censure jam ais, mais il condam ne ses ennemis sans
l'envelopper avec eux ; il ne l outrage point, mais 11 éclairé.
[...] Les aristocrates parlent et agissent av e c tyrannie.
L'homme révolutionnaire est intraitable aux méchants,
mais il est se n sib le ; il est si jalo u x de la gloire de sa
patrie et de la liberté, q u ’il ne fait rien inconsidérém ent ;
il court dans les com bats, il poursuit les coupables et
défend l'innocence dans les tribunaux ; il dit la vérité afin
quelle instruise, et non pas afin qu’elle outrage ; il sait que,
pour que la révolution s'affermisse, il faut être aussi bon
q u ’on était m échant autrefois ; sa probité n'est pas une
finesse de l'esprit, mais une qualité du cœ ur et une chose
bien entendue (rapport du 15 avril 1794)-
Révolution, institution, conscience, peuple, homme révolutionnaire,
sont les catégories organisatrices de la pensée politique de
Saint-Just, par lesquelles j ’identifie le mode révolutionnaire de la
politique. Sur la pensée de Saint-Just permettant I identification du
mode révolutionnaire de la politique, je dirai ceci :
Le mode révolutionnaire de la politique est celui de la liberté
- celui de la catégorie de liberté en politique. Elle existait en
philosophie, en droit, en économie, Saint-Just la fonde comme
catégorie de la politique. Est enoncee la nécessite de I esprit, de
la conscience, pour qu’existe le souffle de la liberté. C e sont les
conditions d’une liberté capable de tenir et d’inventer, contre
l’insoutenable manquement au bien de la force des choses. La
liberté en politique afin que les hommes, à I image de ce que
Saint-Just dit des révolutions, « marchent de faiblesse en audace
et de crime en vertu » (rapport du 26 février 1794).
190
Pour conclure
Existent au moins deux états des rapports entre révolution
et politique : le mode bolchevique et le mode révolutionnaire.
Dans le mode bolchevique, la politique est énoncée pour
elle-même ; elle a la révolution comme vecteur en historicité. Mais
la révolution n'est plus une catégorie politique, même si elle aussi
est sous condition de la politique, si elle est politiquement en
historicité, en pensée c’est une catégorie de l’histoire.
Dans le mode révolutionnaire, la révolution n’est pas le
vecteur en historicité de la politique, elle est la catégorie en pensée
de la politique. Elle I est totalement, sans empiètement aucun ;
ce st-a -d ire pas du tout au sens que Marx donne au mot de
révolution, qui est pour lui une catégorie de l’histoire.
Une telle situation n'aura plus jam ais lieu. Il n’y a qu’une
révolution dont la révolution soit la catégorie de la politique. Que
la révolution soit la pensée politique de la séquence est ce qui
permet de désigner ce mode historique de la politique comme
le mode révolutionnaire. Il n'y a en ce sens qu’une révolution, c’est
cette Révolution française.
191
LENINE ET LE TEMPS

ETUDE

La première version de ce texte - issue d’une conférence prononcée le 20 mars

1989 - a été publiée le même mois, sous la forme d’une brochure: «Les Conférences
du Perroquet, numéro 18».
En 4* de couv :
• L'extrême actualité de Lénine est absolument contemporaine de l’inactualité
radicale du léninisme.
·A border la pensée politique de Lénine comme une œuvre.
• Dyschronie de la politique et de la révolution : la révolution d'octobre est atypique.
• Q u’est-ce que la conscience politique, si le temps est une de ses catégories ?
J’ai soutenu que la politique - qui se sépare de l'histoire - se manifeste par des
lieux (assemblée athénienne, Convention française de 1792 à 1794, parti bolchevique
jusqu'aux mois de 1917)■de soutiendrai aujourd'hui que ce sont des lieux du temps.
 C'est à propos du mode historique de la politique et des lieux
qui l’identifient que je vais ici me préoccuper du temps. Pour ce
faire, je vais revenir une fois de plus à Lénine et à sa doctrine de
la conscience. Et je vais revenir au mode bolchevique.
Si je reviens à la conscience chez Lénine, conscience politique
organisée ou conscience antagonique à l'ordre existant comme
condition (du parti bolchevique), c’est dans l’o bjectif d’une
confrontation avec ma propre identification de la politique comme
mode, que j ’ai dit le rapport d’une politique à sa pensée. C’est là
l’enjeu du réexamen de la catégorie de conscience chez Lénine.
Faut-il la conserver, faut-il s’en séparer ? Trancher cette question
aura à voir avec la question du temps.
Cette fois, je donnerai la place qui lui revient à la pensée en
termes de classes chez Lénine. Revenir à la conscience chez
Lénine impose de retourner à ce que j ’ai volontairement négligé:
sa pensée sur l’histoire, sur la théorie marxiste de la lutte de
classe, dans le but d’éprouver leur compatibilité avec la conscience,
pur subjectif. Autrement dit, il s’agit d’apprécier s'il y a une forme
d’hétérogénéité attachée à la notion de conscience. Relève-t-elle
du pur subjectif, comme j ’ai voulu l'établir, ou accepte-t-elle aussi
des subjectivations de structures ? Et si elle les accepte, quelle
distance prend-elle avec l’historiographie moderne de la politique,
qui se déploie en n’appréhendant la conscience politique que
subordonnée à la temporalité des structures - la temporalité
étant le durable des structures - et ce faisant fusionne la société
et la politique ?

195
 L'histoire, la lutte de classe, sont-elles chez Lénine matière de
la conscience ou médiation de la conscience? La conscience
politique et la subjectivation de la structure sont-elles ou non les
termes d'un système binaire? Et si le temps n est pas celui de la
structure, s’il n’est pas non plus celui de l’histoire, où se loge le temps
chez Lénine?
C’est pour bien marquer ce point, que je nommerai ici les
lieux du mode bolchevique (parti et Soviets) lieux du temps.
Recherche sur la validité de la catégorie de conscience, ce texte
est un protocole expérimental où les lieux du temps sont une
hypothèse. User de celle-ci entraîne-t-elle une modification de ma
théorie du mode ou une spécification du seul mode bolchevique?
J’entreprendrai donc une confrontation de la doctrine léniniste et
du mode bolchevique. On s en souvient peut-être : un mode
historique de la politique est identifiable par le rapport a sa pensée
et par ses lieux. Si j’ajoute une caractérisation ou une synonymie
dans la désignation des lieux, c'est que le temps a un rôle dans cette
affaire. Quel est-il ?
M a tiè re ou m édiation
Je dois donc ici faire un détour par le rôle d’une pensée de classe
dans l'édifice léniniste, dont la politique en intériorité pouvait,
dans son exposition jusqu'ici, faire I économie. Ici, nous en avons
besoin.
Le cadre est le suivant : le sens canonique de l’histoire marxiste
est d’être celle de la lutte des classes. Historicisme (c’est-à-dire forme
de pensée a partir de l’histoire) et analyse de classe sont une seule
et même chose. Mais si l’histoire propose des ensembles structuraux
196
et des conjonctures, la politique propose des singularités. Quand
Lenine parle de lutte des classes organisée et consciente, c'est un
propos sur le rapport entre politique et histoire : la lutte des
classes appartient à l'histoire, !‫׳‬organisation et la conscience à la
politique. S’agit-il d’une simple doctrine de la lutte des classes
regeneree par une conception politique ? Comment se disposent
histoire et politique chez Lénine? Le mouvement général de cette
question, à l'école de Marx, est de faire de la lutte des classes
(bourgeoisie/prolétariat) le mécanisme de l’histoire. Et en même
temps, la catégorie de lutte des classes est singularisée, dès quelle
signifie conscience, et exige le parti bolchevique.
Le parti, sous condition de la conscience de l’antagonisme, est
aussi sous condition de la lutte des classes. Mais Lénine ne se sert
pas de la lutte des classes comme moteur de l’histoire, il la
déshistoricise partiellement en faisant de « classe » un attribut du
parti : c’est le «point de vue de classe». La lutte des classes
appartient dès lors a la politique. La lutte des classes n'est pas
indicatrice d un devenir historique, elle est de l’ordre de la politique
et donc de la prescription.
Terrain glissant, puisque, après la prise du pouvoir, on passera
d un parti sous condition (de la lutte des classes) au parti de
classe, support du parti-État du régime dit dictature du prolétariaL
Mais toujours est-il que, dans !année 1917, la dynamique des
Soviets - apparus pour la première fois pendant la révolution de
1905 -, tout comme la direction de l’insurrection en octobre sont
soutenues par une conviction de classe éminemment politique. La
lutte des classes est un moteur puissant, sans cependant amener
à conclure quelle fait l’histoire.
Si la lutte des classes n'est pas le moteur de l’histoire, quand
Lenine se dit marxiste, quel est alors son rapport a l’histoire ?
197
 Dans le marxisme et le marxisme-léninisme, postérieur et
création de Staline, les historicités différentes - et non singulières -
ouvriront à une doctrine en termes de périodisation. Démarche
historiciste que j’examine en particulier quant a la place donnée
à la politique. Dans une telle démarche, la conscience politique
devient un élément interne à une période historique. La pensee
de la politique sera celle des ruptures historiques - dont un
exemple est le passage du capitalisme concurrentiel à l’impérialisme
ou le passage, en 1917, de ce qu’on verra plus loin être le « double
pouvoir » à l'hégémonie bolchevique - à l’intérieur desquelles on
peut concéder que se sont opérées des ruptures des formes de
conscience. Si on s’en tient là, il n’y a de politique que d’histoire,
il n’y a de conscience politique qu’historique.
À l’inverse, dans ma lecture de Lénine, la politique releve des
formes de conscience, ce qui subordonne I histoire a la politique.
La catégorie de situation, la question « quelle est la situation ? » si
présente dans les textes, .en tém oigne. De même, p o in t
d’historicisation et non pas d’histoire, l’importance de la catégorie
de tâche, qui certes traite aussi de l’inscription de la politique dans
le réel et qui est la forme militante, c’est-à-dire prescriptive, d’une
historicisation. Chez Lénine, l’énoncé politique est toujours concret
pratique, en termes de tâches. Ce n est pas un « il faut », c est un
« comment ? ».
Dans !'historicisme, la question du temps est active, mais a
travers celle de la te m p ora lité de la structure, qui est sa
permanence, sa «durabilité». La tem poralité de la structure
devient la pièce maîtresse du procès de subjectivation lui-même.
Ainsi de la classe ouvrière et du prolétariat, dont le devenir
relève de la structure, du développement du capitalisme et de
l’accentuation de ses contradictions. La politique n’est aucunement
en prise avec quelque subjectif actuel, quand bien même sont
présentes des identifications subjectives particulières dont le
communisme - lointain - est l’emblème. Dans la conscience de type
structural qui est celle de l’historicisme, que la société soit organisée
en classes et par leur conflictualité - et ceci est de structure - a
pour effet que tendanciellement le temps devient celui des
différentes phases de la structure : il devient temporalité. La
pensée historique marxiste avait fusionné la temporalité des
structures et la politique, la fondation moderne de la politique les
distingue. Si j ’appelle «historicisme » la conscience de la temporalité
des structures, j ’appelle « conscience historique » le placement de
l’histoire dans la politique, propre à Lénine. La conscience historique
est une subjectivatior de la structure, de l’Etat, des classes. Et une
première réponse sur le sujet du rapport de Lénine à l’histoire.
La conscience historique est donc une modalité de la conscience
politique - elle n’en est pas l’essentiel - et pas davantage une
conscience des processus objectifs ni une conscience d'objet. La
subjectivation signifie qu’il y a de la pensée en œuvre, c’est-à-dire
de la politique.
Chez Lénine, histoire et politique sont donc dans un rapport
serré, il subordonne l’histoire à la politique, ce dont je rends
compte par la catégorie d'historicité : histoire du point de la
politique. Mais, il y a aussi chez Lénine ce que je nomme une
conscience des grandes entités réelles : l’État, l’économie,
l'impérialisme, la guerre. Histoire, grandes entités réelles...
s'agit-il ici d’une conscience d’objet? En mes termes, d’une
conscience médiation de la structure ou d’une conscience ayant
des catégories propres, dans un rapport matière de la conscience
à ce dont elle traite ?
199
7
 La question est alors de chercher si la conscience chez Lénine
se situe dans ce que j ’ai désigné comme un système binaire,
c'est-à-dire si elle propose un objet (on le sait, la conscience
politique n’est pour moi jamais réductible à une conscience de type
objectai) ou si, au contraire, elle met en oeuvre des catégories
propres, matières pour la conscience. Il y a des catégories propres :
c'est la pensée en subjectivation. Mais il y a aussi, présente chez
Lénine, dans les formes de conscience, une différence patente entre
conscience comme pur subjectif - la conscience antagonique - et
la conscience historique. Ce qui aboutit à une différence non
entre deux types de conscience, mais dans les formes de conscience,
entre conscience de structure, sous la forme d’une subjectivation
de la structure, et conscience politique, qui n’est pas subjectivation
de structure, mais pur subjectif.
Nonobstant, soulignons ceci: la conscience de classe, elle,
devient, de par Lénine, une singularité : l’adossement à la classe,
permettant la décision politique, loin d'être une constante, naura
lieu et n'aura eu lieu qu'une fois : dans le mode bolchevique. Si la
politique relève des formes de conscience, et de ses catégories
propres, alors il faut oser dire qu’en politique les formes de
conscience produisent des catégories de l'histoire. S'il faut dépasser
l’historicisme, et ce d’autant plus qu’il n‫׳‬y a plus d’histoire aujourd hui1,
1 - Certains peuvent attribuer l’histoire au seul mouvement de masse, soulèvement
populaire, émeutes ou insurrections, je peux l’accorder, en ce que tout mouvement
se donne dans des formes de conscience d’objectalités. Conforme à m a doctrine
de la conscience comme médiation. L’invention propre d un mouvement est celle
d’un possible à partir d’une conscience-médiation. Ce qui indique qu il y a
création d’un possible, m ais d’un possible sans prescription. Raison pourquoi
les mouvements, et cela depuis 1848, voient venir au pouvoir ceux qui n ont pas
com battu avec eux.
200
si c est hors d elle qu existe la politique, alors - et c’est mon
hypothèse - la consistance du temps comme catégorie de la
conscience doit, pour marquer sa disjonction de la temporalité,
être assignée à un lieu. En politique, ici, il y a des lieux du temps.
Pourquoi ?
Chez Lénine, nous nous trouvons devant la conscience
comme pur s u b je c tif - la conscience antagonique - et la
conscience comme subjectivation de structure, subjectivation des
tem poralités, subjectivation de I histoire - que je nomme
conscience historique. Allons plus loin : sommes-nous en présence
non d une différence mais d une hétérogénéité ? C'est la première
question. Mais voici la seconde. Le mode bolchevique est, dans
sa m ultiplicité des lieux (parti et Soviets), homogène. Y a-t-il
alors co n tra d ictio n entre la d o ctrin e de la conscience et
I identification du mode bolchevique? Comment sortir de cette
difficulté ?
«Conscience comme subjectivation et pur subjectif» n'est pas
sans relation avec le concept de surdétermination de Louis
Althusser2. En me m ettant ici à couvert de son inspiration.
2 - Louis Althusser, dans « Contradiction et surdétermination » (dans Pour Marx,
Maspero, 1965), montre qu’une contradiction comme capital/travail est incapable
de rendre com pte à elle seule d’O ctobre et qu’il y a, à ce moment-là, un nombre
de contradictions à l’œuvre, tant superstructurelles que d’ordre national et
international. La contradiction, puisque Althusser use du vocabulaire canonique
des débats dans le m arxism e, est dite surdéterminée. C e texte d’Althusser m et
fin à la simplicité des rapports entre infrastructure et superstructure, la première
n est plus déterminante. Il y a surdéterm ination de la contradiction. Voir mon
article « Althusser, la politique et l’histoire », dans l’ouvrage collectif Politique
et Philosophie dans l’œuvre de Louis Althusser, PUF, 1993.
201
j ’avancerai que la conscience léniniste est surdéterminée ; et que
le temps, son introduction dans la résolution de la difficulté que
présente une conscience non homogène et un mode où la
multiplicité de lieux est homogène, est ce par quoi s organise la
surdétermination. C ’est la raison pour laquelle je nomme ici les
lieux du mode bolchevique (parti et Soviets) lieux du temps.
Les lieux du mode sont aussi des lieux du temps. C e s t une
possibilité et nous allons l'explorer. Tout en sachant qu il en
existe une autre : la non-validité en politique de la notion de
conscience.
P a rticu la rité du m ode bolchevique
Est-ce à la possible hétérogénéité de la conscience que le
mode bolchevique doit sa particularité? Je ne le crois pas.
Cependant, le mode bolchevique présente une particularité
qu'on ne trouve pas dans les autres modes en in té rio rité :
révolutionnaire, classiste et dialectique. J’indique cette particularité
sous la catégorie de dyschronie qui pointe des ruptures de
subjectivité entraînant des ruptures en historicité. La théorisation
de la particularité de ce mode sera d’une part notionnelle : la
dyschronie, et d’autre part empirique par l’existence et le devenir
des Soviets dans leur connexion à la démocratie - une fois établi
les lieux du mode comme lieux du temps.
La particularité du mode, sa dyschronie, retentit dans la
datation du m ode: le mode bolchevique va de 1902 - de
!’événementialité de la publication de Que faire ? - à octobre 1917·
C'est-à-dire a la rupture intellectuelle et problématique de la
politique à l’oeuvre dans le mode en octobre 1917, lors de la
202
prise du p o u vo ir. Que fa ire ? est à lui-m êm e sa p ro p re
événementialité avec sa doctrine de la politique sous condition
de la conscience antagoniste, pur subjectif, mais aussi de la
conscience comme point de vue de classe. L’arrêt du mode, sa
cessation, se donne, lui, dans un événement clôturant une
intellectualité : la fin du parti de classe, la fin de l'assignation duelle,
mais non pas polysémique, de la classe au parti (parti de la
classe ouvrière) et à la puissance (de classe) du mouvement
révolutionnaire incarné par les Soviets. C ’est à ce point que
j ’introduis ici la problématique des lieux du temps qui cerne la
singularité du mode bolchevique en regard des autres modes,
et qui, par l’intervention du temps et son placement dans les lieux
du mode, correspond au placement particulier à Lénine de
l’histoire et de la politique.
La singularité du mode bolchevique se donne dans la manière
dont s’articulent histoire et politique. C ’est ici que le temps
intervient, et non comme temporalité mais comme lieu du temps.
Je m’explique: que les lieux du mode soient aussi des lieux du
temps concerne la m ultiplicité. C ette m ultiplicité n'est pas
discordante, allotropique. Ce qui implique qu'elle est dans une
unicité. Et cette unicité est celle du temps. Dans mes termes, un
mode en intériorité présente une multiplicité de lieux homogène.
C ette multiplicité des lieux s’inscrit dans une unicité du temps.
Dans la politique en intériorité, le temps se présente comme
unicité, et non comme temporalité, périodisation, accumulation.
Si la problématique des lieux du temps concerne la singularité
du mode bolchevique, c’est aussi que le rapport entre histoire
et politique ne se pose pas dans les autres modes. Dans le
mode révolutionnaire, la catégorie d’histoire n’est pas constituée,
il est avant la catégorie d'histoire. Dans le mode classiste, dont
203
la figure est Marx, l’histoire est la catégorie de la politique. Dans
le mode dialectique, l’histoire est absentee au profit de la « loi »,
du signifiant « les masses» (les masses sont l’histoire) investies dans
la transformation: la croissance du socialisme dans les régions
libérées. Chez Lénine et dans le mode bolchevique, I histoire a
un triple statut: elle existe en conjoncture, elle existe comme
subjectivation, et je dirais : elle existe sous cette forme du temps
au sens du moment, donc subjectivé par la décision, qui se
donne dans le prescriptif, conjonction d une situation et d une
décision. La situation est sans doute une singularité (ce n est pas
l’histoire comme loi du développement des contradictions de
classe comme chez Marx), mais c'est une singularité interne à
l'histoire. Il y a donc un mouvement pendulaire qui va de la
politique (comme conscience antagonique et conscience de
classe) à l’histoire, y compris dans sa subjectivation (la situation).
Par conséquent existe bien la potentialité d’une hétérogénéité
du mode bolchevique (politique et histoire), alors que I espace
des autres modes est unifie. C ette hétérogénéité, la postérité
léniniste en a rendu compte par des couples : marxisme et
léninisme, matérialisme historique et matérialisme dialectique. Si
l’unicité du temps est ce qui rend homogène la multiplicité des
lieux, que les lieux du mode soient aussi des lieux du temps répond
de l'homogénéité de la multiplicité des lieux dans un cas ou la
présence de l’histoire - d’une part attestée en ce que Lénine
souscrit à la lutte des classes, d’autre part en ce que la conjoncture
est révolutionnaire (à partir de février 1917) - peut présenter
une disparité avec la politique comme conscience. Dira-t-on
que le temps est ce qui se présente quand la catégorie d histoire
(au sens de Marx) est répudiée ?
204
Lieux du tem ps
On le sait: les lieux du mode ne sont pas des lieux «physiques».
Un lieu n est pas un énoncé de localisation, mais bien de
délocalisation. Une politique singulière ne s'identifie pas par les
partis, les classes et les Etats, mais, dans les modes en intériorité,
par des formes de présence à elle-même : assemblées, processus
et autres formes d organisation. Toute politique en subjectivité
a des lieux, qui sont ses espaces de cristallisation, là où elle se
déploie et s exerce. Les lieux se donnent donc dans l’unité d'un
seul temps appelé séquence. C est ce que j ’appelle une unicité
du temps. Il n’y a pas plusieurs temps, mais un seul temps dans
une séquence. Le temps comme unicité n’est pas le lieu des lieux,
un méta-lieu, détenant I unité et l’homogénéité des lieux. SI est
la disposition des lieux dans une séquence. Ici pourtant et pour
dire cette unicité, je suis amené à avancer que les lieux du mode
sont aussi des lieux du temps. Lieux du temps qui n’existent pas
dans les autres modes, on verra dans un instant pourquoi.
Ce n’est donc pas l’historicité qui est la condition de possibilité
d’une multiplicité homogène, c’est l’unicité du temps. En cela, je
m'éloigne de toute interprétation qui ferait du mode un objet
historique. Au contraire, l’unicité du temps permet d’avoir une
appréhension du mode non événementielle et évidemment non
historiciste.
Identifier ainsi des lieux du temps dans le mode en intériorité
bolchevique a pour fonction de porter jusqu a son point extrême
la déhïstorisisation de la multiplicité homogène, quand, en raison
du placem ent de I histoire, il y a soupçon d ’hétérogénéité.
L unicité du temps, dans un mode, fait de celui-ci une séquence
(homogène) et non une disparité (hétérogène) entrant en
205
combinaison dans une Histoire. Avec cette conséquence :
l’épithète « historique » dans « mode historique de la politique »
dit ici la séquentialité du mode opérée par l’unicité du temps, tout
en disant, comme pour chacun, l’ayant eu lieu du mode. La
déhistoricisation ici est, si je puis dire, I avantage d e j hypothèse
des lieux du temps. C ’est aussi sa consistance. A condition
toutefois que l'hypothèse soit bonne : il y va, on l’a dît, de la validité
de la catégorie de conscience. Le débat devient : hétérogénéité
de la conscience ou lieux du temps. Un constat d hétérogénéité
rendrait caduques deux notions : celle de conscience et celle
d’histoire. L’enjeu pour une politique en intériorité actuelle est
fo rt important.
D yschronie e t atypie. Lénine e t les deux révolutions
Il y a durant l’année 1917 deux « révolutions » : celle de février,
qui a lieu sans décision particulière des bolcheviques (Lenine est
en Suisse, Trotski aux Etats-Unis), et celle d octobre, qui, elle, se
déploie sur décision des bolcheviques, plus précisément sur
celle de Lénine, qui emporte la conviction des masses et des
autres bolcheviques pour déclencher I insurrection. Mais, si I on
considère, comme je l’ai soutenu, que la Révolution française
épuise la catégorie de révolution, qu apres elle «révolution»
renvoie à une péripétie de l'État et du gouvernement, de quelle
catégorie cette période de février-octobre 1917 relève-t-elle?
Je propose la catégorie de dyschronie.
J’avance aussi celle d’atypie, pour, dans un premier temps,
désigner la crise des notions par lesquelles on considérait
O c to b re comme typ iqu e - O c to b re é ta it révolutionnaire,
206
prolétarien, soviétique et bolchevique, et à ces différents titres
la figure de la révolution du xx" siècle. Traitant d’O ctobre sous
I angle de son atypïe, je me tiens hors de cette édification.
Par « dyschronie»j’entends de même pointer que, dans le cas
russe, la révolution, au contraire de la Révolution française et de
la « révolution » chinoise, n'est contemporaine que d’une faible
partie du mode bolchevique, qui, je le rappelle, va de 1902 (Que
faire ?) à octobre 1917. « Dyschronie » caractérise la singularité du
rapport entre sequence du mode et révolution.
Une part de ma démarche va être, finalement, non de trouver
le sens de I action et de la pensee de Lenine dans son intervention
décisive pour la prise du pouvoir d’octobre, mais de ne pas
mettre le mode sous la réglé de la prise du pouvoir - ce qui sera
1approche du bolchevisme officiel. Tout en même temps, je ne
conteste pas que la prise du pouvoir est essentielle : considérer
qu elle n appartient pas au mode bolchevique n’en fait pas pour
autant une simple anecdote.
La dyschronie, dont dépend I atypie, rend compte de la
non-identité des deux révolutions (celle de février, celle d’octobre
1917) e t du m ode (l9 0 2 ‫־‬o c to b re 1917); ce n'est pas que
s opposeraient la des temporalités différentes c'est que des
catégories de conscience différentes, sont alors en jeu.
La dyschronie se manifeste autant par les deux révolutions
et le non-recouvrement du mode et de l'épisode révolutionnaire
que par les rapports complexes des Soviets et du parti.
Après Février, Lénine soutient que l’importance des Soviets
est telle que la prise de tout le pouvoir peut s opérer de façon
pacifique, les éventualités de contre-révolution étant minimes.
Bien sûr, cela suppose que les Soviets s’assument comme
nouveau processus étatique et se déploient alors dans l’exercice
207
com plet du pouvoir d ’État. La période du double pouvoir
(gouvernement provisoire dirigé par Lvov puis par Kerenski, et
où les Soviets figurent) est celle où Lénine soutient qu un tel
processus est encore possible. Quand il ne le sera plus, une
période sera close, et une nouvelle révolution sera à ! ordre du
jour. L’échec des Soviets à s’assumer comme le tout du pouvoir
est aussi celui de ce que Gramsci appelle une politique de bloc,
ou d’alliance pour le pouvoir, ici comprenant les bolcheviques
et leur soutien de masse. L'antagonisme classiste va se voir mis
à nu par l’échec de la politique de bloc. La place du prolétariat
dans Octobre, et ce qui suivra, ne sera pas celle d’une forme
d'alliance mais d’une force de direction.
Dans les textes de Lénine, au fur et à mesure qu on se
rapproche d’Octobre, la problématique classiste, c'est-à-dire
l’appui affirmé sur « les forces autonomes du prolétariat », se
renforce. Or, les classes sont représentées par des partis,
soutient Lénine. La question des classes va être traitée au travers
du rapport des partis à la révolution et au pouvoir. Mais, en même
temps, dans une analyse de classe de l’État, de la conscience des
masses, de leur mot d’ordre. Le pouvoir, l’insurrection donc,
d'aventuriste qu'elle était en juin et juillet, devient nécessaire. La
défensive exige l’offensive. Sous peine d être écrasé, le prolétariat
doit prendre le pouvoir.
De février a octobre existe une mobilité de la question du
pouvoir, de celle de l'État; il y a une instabilité de la situation
générale, de la révolution, particulièrement au sens où la révolution
fait se déployer la contre-révolution. C'est là où la catégorie de
révolution est mise à l’épreuve, si bien que Lénine numérote
(première révolution, deuxième...).
208
Dans les termes mêmes de Lénine, les Soviets représentent
une nouvelle forme de pouvoir d’Etat démocratique, alors même
qu ils n ont pas tout le pouvoir et, qui plus est, alors qu'ils vont
perdre, semaine apres semaine, l’influence qu’ils détenaient
initialement. Les Soviets sont donc une forme trouvée d’État
plutôt qu'un pouvoir en acte et en souveraineté de ses moyens ;
une forme, au sens où Lénine, après Marx, disait que la Commune
était une forme trouvée d Etat. La dimension pacifique réside dans
ce que, dans les premières semaines après Février, aucune force
adverse, bourgeoise, n’était en mesure de s’opposer au pouvoir
des Soviets, à supposer que ceux-ci prissent la décision de l’exercer.
Quand se confirme de plus en plus qu'ils ne s’engagent pas
dans cette voie, parce que les partis qui dirigent les Soviets ne
veulent pas s y engager (les Soviets sont alors dirigés par les
mencheviques et les socialistes-révolutionnaires) - et au fur et
a mesure qu une opposition contre-révolutionnaire s’organise,
laquelle conduira à l’épisode Kornilov et sa tentative de coup
militaire contre Petrograd -, Lénine souligne qu'on passe alors
dans une autre révolution, la « deuxième », rendue nécessaire par
l’incapacité politique des partis dirigeant les Soviets à faire autre
chose que se rallier à Kerenski, au grand état-major, à l’hypothèse
de la guerre. Les Soviets laissent se développer l’offensive du mois
dejuin, qui sanctionne la reprise des opérations militaires ; ils ne
s opposent pas a Kornilov et sa tentative de désarmer Petrograd
ni au rétablissement de la peine de mort sur le front et ne sont
pas capables de faire promulguer les lois sur la distribution des
terres aux paysans.
Les Soviets perdent complètement le pouvoir, ce qui va les
constituer, malgré eux, en caution pseudo-révolutionnaire d’une
politique jusqu’au-boutiste sur la guerre.
209
 Les Soviets - cette nouvelle forme d’État, inventée dans la
révolution de Février -, ne s’établissant pas dans l'exercice de
l'ensem ble du pouvoir d Etat, la situation évolué vers un
affrontement antagoniste de classes, dont l’enjeu ne sera pas que
to u t le pouvoir revienne aux Soviets, mais que soient réunies les
conditions de l’exercice du pouvoir par les bolcheviques.
F é vrie r et les Soviets re p ré s e n te n t la phase la plus
démocratique et, comme chacun le sait, elle n’a pas fait la preuve
de sa capacité à s'imposer comme forme complète du pouvoir
d’État. Je précise ce point parce qu'il y a traditionnellement
deux questions mises en avant à propos de la révolution russe
concernant les formes démocratiques : les Soviets et l’Assemblée
constituante. La Constituante - dispersée au milieu de sa première
réunion par les bolcheviques en janvier 1918 - et les Soviets -
s’achevant et achevés à Cronstadt (révolte de Soviets de marins)
par l’armée en mars 1921.
Entre février et juillet 1917, la question de la capacité des Soviets
est posée et résolue.
Octobre se déroulera sur toile de fond de l’incapacité antérieure
des Soviets à s’emparer de la totalité du pouvoir d’État. Rappelons
que les Soviets sont des conseils de délégués d’ouvriers et de
soldats (plus tard de paysans), élus sur la base d’un délégué pour
cinq cents ou mille votants, les candidats étant libres, pouvant
appartenir à n’importe quelle usine ou groupe. L usine Poutilov
pouvait élire un bolchevique sorti de la clandestinité, et non un
ouvrier. Les candidats peuvent être n'importe qui, de par leur
appartenance politique mais aussi de par leurs activités ; ce ne
sont pas des représentants des corps professionnels ou sociaux.
Or, ces Soviets sont dominés jusqu’en juillet et août par les
mencheviques et les socialistes-révolutionnaires.
210
Une deuxieme phase de I histoire des Soviets va voir peu à peu
les bolcheviques devenir majoritaires. Les motions bolcheviques
sont adoptées, les bolcheviques eux-mêmes sont, en personne,
majoritaires. Ceci, comme le souligne Lénine, après les 4 et 5 juillet,
et des avant I affaire Kornilov. Mais l'affaire Kornilov va déstabiliser
définitivement le gouvernement provisoire de Kerenski. Le général
Kornilov, à la tête de régiments cosaques, va tenter, le 27 août, de
prendre Petrograd, de disperser les Soviets et d’arrêter les chefs
révolutionnaires. Des batailles de rue ont lieu, les troupes de
Kornilov sont tenues en échec, une partie d'entre elles rallie la
révolution. Ici, les bolcheviques jouent un rôle absolument
déterminant; un sursaut de masse, une levée de masse, une
v ■lonté de se battre contre Kornilov intervient, que les bolcheviques
sont les seuls à encourager et à orienter.
Les hésitations du gouvernement provisoire et de l'ensemble
des partis qui le soutienne (y compris les socialistes-révolutionnaires
et les mencheviques) vont entraîner leur discrédit qui ira grandissant,
ce qui provoque une perte d’influence extrêmement importante
des deux grands partis jusque-là dominants dans les Soviets,
mencheviques et socialistes-révolutionnaires. C’est à partir de ce
moment que mencheviques et socialistes-révolutionnaires se
- ! ‫ ״‬sent ; parmi eux se profile une gauche, partisane de l’unité d’action
avec les bolcheviques.
L explication de la situation n est pas que, les Soviets ayant
échoué, le parti bolchevique prend le devant de la scène comme
seul protagoniste du pouvoir, car les partis, y com pris le
bolchevique, jouent un rôle décisif dans les Soviets. C ’est la
dimension « partidaire» qui finalement l’emporte. Là est l’explication
au passage d ’un premier « tout le pouvoir aux Soviets » à la seule
dii ection par le parti bolchevique. La révolution de Février,
211
l'échec de la prise de pouvoir par les Soviets - cet échec qui est
celui d’une nouvelle forme d’État et du développement pacifique
de cette nouvelle forme d’État démocratique -, va déboucher sur
un affrontement de classes. Le classisme provient de l’échec des
Soviets et oppose le gouvernement provisoire et le grand quartier
général aux bolcheviques 0t aux massBS armees.
Très largement, !effondrem ent politique des Soviets, leur
incapacité au pouvoir, vont être dits liés à !incapacité dune
classe: la petite-bourgeoisie, dont les organisations vont se
trouver discréditées et écartées de la vie politique et du pouvoir
d'État après cet échec.
Soustraire le m ode à la ré vo lu tio n
L’État moderne est pris entre deux contraires. D’une part, l'État
est celui de la classe dominante, c’est un appareil d oppression
d’une classe par une autre ; d autre part, il s impose au peuple
tout entier et, dans les États parlementaires ou pas, cherche à
se présenter comme l’Etat du peuple entier, comme I État de toute
la société.
Qu'une classe, la petite-bourgeoisie, au travers de ses partis,
montre une incapacité politique pose un problème importanb celui
de son mode de présence dans I État, en particulier dans le
nouvel Etat.
Lénine et les bolcheviques soutiendront que les paysans
représentent la petite-bourgeoisie, en sont la classe d appui - alors
que la petite-bourgeoisie est largement urbaine. Les paysans sont
évidemment autre chose, en particulier les paysans pauvres,
fo rt nom breux. La petite-bourgeoisie sera supposée être
212
représentée dans le nouvel appareil d’État, à travers l’alliance dite
ouvriers-paysans, les paysans moyens étant considérés comme
des petits-bourgeois.
Le chevauchement partiel du calendrier du mode et de la
ré v o lu tio n est le signe de la dyschron ie de la situation.
Février-octobre 1917 est une période de double processus, celui
de la politique (où Soviets et parti sont unis et actifs) et celui de
la « révolution ». C'est aussi un moment de très grande proximité
ntre le parti bolchevique et les Soviets. C ette proximité en
fait-elle un moment de fusion entre les deux ? Le double pouvoir,
-■■‫^׳‬U1' ^ es Soviets et celui du gouvernement provisoire, le processus
du parti face au processus des Soviets, forment un enchevêtrement
non résolu ou résolu en apparence par le processus de classe.
C est dans cet enchevêtrement et cet écart que se manifeste la
dyschronie.
La séquence du mode va de 1902 (publication de Que faire ?)
au 25 octobre 1917 (insurrection victorieuse de Petrograd et prise
du palais d'Hiver), pourquoi ne se poursuit-il pas au-delà?
J’avançais qu’après Octobre le parti avait la charge de l'État et
que donc la situation était tout autre, cette raison ne me paraît
plus suffisante. La question est bien plutôt que la prise du pouvoir
ne caractérise pas ce mode, elle n’est pas une singularité de la
politique. Si elle n’identifie pas le mode, pourquoi y mettrait-elle
fin ? Dans la Révolution française, il y a identité entre la séquence
de la révolution et celle du mode. En Chine, il y a identité entre
la guerre populaire et la « révolution ». En Russie, la prise du pouvoir
ne caractérisé pas le mode, ce n est pas une spécification ni une
singularité de la politique, c est une révolution, ici au sens historique
et structural. Par conséquent, ce n'est pas exactement la prise du
pouvoir qui signe l’arrêt du mode bolchevique. C'est évidemment
213
et selon la doctrine du mode la disparition de ses lieux qui le fait
arriver à consumation. Or, les lieux sont le parti et les Soviets, et
l’un et les autres vont disparaître dyschroniquement, ce qui n’est
pas pour nous faciliter la tâche.
Le mode va cesser par péremption politique de la forme parti.
On peut o bjecter que cette pérem ption n’explique pas la
cessation du mode, parce que la péremption de la forme parti
est bien antérieure à Octobre. Elle est acquise, en même temps
que celle de tous les partis, dès !914, là où s achève, dans I Union
sacrée, l’hypothèse du caractère classiste des partis. Ensuite les
partis deviendront des partis étatiques - nous en parlerons
amplement plus loin3. Le parti bolchevique surseoira à cette
extinction pour deux raisons : il n est pas uniquement un parti de
classe. Mais principalement, il refusera I Union sacree et aura un
point de vue autre sur la guerre que nous verrons longuement:
la révolution ou la guerre. L'autre point est que, à partir de
février 1917, les Soviets perm ettront au processus dit du parti
de se rénover.
M u ltip lic ité des lieux e t dém o cra tie p o litiq u e e t société
Je l'avais annoncé, la multiplicité des lieux engage la question
de la démocratie. Et cela parce que la multiplicité des lieux
touche à la question des rapports entre politique et société. La
multiplicité des lieux va à l’encontre d’une unité du « lieu », si pour
3 - De 1914 à 1917, il n’y a que des petits groupes internationalistes : ceux qui
refusent la faillite sociale-chauvine de la IIe Internationale.
214
faire image je peux désigner ainsi l'État. Mais, sa dimension
démocratique essentielle est que la multiplicité des lieux agit
positivement sur le rapport entre société et politique. Les lieux
ne sont pas des appareils, ils s’auto-constituent, ce sont des
inventions et des cristallisations de la politique qui s'établissent
ii l’intérieur de la société, parce qu’ils en font partie et que leurs
débats sont entièrement lies aux formes de conscience qui sont
les leurs et de qui les entourent. Ils présentent un nouage inédit
entre politique et société - qui n’est pas fondé sur l’appartenance
à une classe, à un parti.
S· j si contre I historicisme et partant contre I historiographie,
celle qui naît au XIXe siècle, c est qu en profilant la société dans
analyse de classe elle discrédite la politique et annule des
?parafions d on t I héritage était précieux. L’héritage de la
Révolution française incarnait la tension entre la société et la
p o litiq u e que Saint-Just v o u lu t résoudre par l'in ve n tio n
o institutions. Au xixe siecle, !historiographie va tenter une
...lification globalisante du legs qui disposait société, politique,
! cat, gouvernement comme ayant été disjoints par l’expérience.
L historiographie marxisante mènera cette unification sur la base
de la notion de classe. Le temps de Lénine aura à faire avec ces
injonctions et ces disjonctions. Maintenir un multiple des lieux
‫ ■׳■׳‬heurte, et c est un nœud du problème, à ce que la société n’est
pas conçue comme un possible lieu de la politique mais dans une
« indépendance dépendante » à l’endroit de l'État. Une multiplicité
des lieux c o n tra rie les d is p o s itifs ce ntralisé s et plus
particulièrement l’État.
L aspiration a la démocratie est, en ces heures de 1989, un
mouvement général. Est-ce au prix d’un renoncement à la politique?
:e st ce que beaucoup voudraient établir. Or, renoncer à la
215

politique signifie, bien sûr, renonce, au progressisme, mais
1 premier soubresaut populaire cl importance, renoncer
démocratie. Il faut maintenir l'hgpoth ‫ ־>־ ־ ־ ־‬1‫־‬
qui invite à 1‫ ־‬démocratie. Politique-democrat,‫־ » ־‬
ce que ‫ ־ ״ ־ ״‬avons nommé 1‫ ־‬q ‫ ־ ־ ״‬b ‫ ־‬n du parte P ‫־*< ־ '״‬
Îby othese obscure de la politique ‫ ־‬pré ‫ ־‬1* ‫■ ־‬L importance. d
la multiplicité homogène des lie‫« ״‬, dont l'uni‫ ־‬,te du temps
Z L est ‫ ־ ״ ־‬si rattestati‫ ״‬d ‫ ־‬1‫ ״ " ׳ ־‬Itiplicllé des procès‫־ ״־‬
qui traversent la société. La démocratie politique, 0 est la près‫־ ״ ־‬
de dispositifs unifiés qui respectent 1‫ ־‬diversité des g‫ ־ ״ ־‬. 1‫־‬
éberlé de construction de collectifs, 1‫ ״ « * ״ ־ ־ ־‬bon d ‫ ־‬P‫ ־‬l‫ ־‬s
Î n Î a t i v ‫ ־ ־‬et de p ratique‫ ־‬d «. « *
pertinence d'ensemble... 1‫ ־‬multiplicité des lieux et I unicité U
temps constituent 1‫ ־‬possibilité de rouvrir les rapports de
copiAfg gt d© là polïtiCjUG- .
La multiplicité des lieux pose à l’évidence le problème de a
démocratie dont l’enjeu est de parvenir a la maitrise clu
antinomie : celle entre politique et société. Pour la Révolu ■o
française on peut la repérer dans l’affirmation de Saint-Just :
révolution cesse, il faut en poursuivre l’esprit dans es i n s b ^ ‫־‬
« institutions » indique l’antinomie et répond a la nece s te d
sa résolution. Entre le xix' et le xx* siècle, « dictature du prolétariat»
i la notion avancée pour à la fois désigner cette antinomie
et la résoudre : la dictature du prolétariat en tant que neuve u
pouvoir produit une nouvelle société, et pouvoir et société,
d’antagonistes qu’ils étaient, se trouvent unifies tandis que u
et l’autre terme se transforment.
216
Ü:-. a utre nouage e n tre p o litiq u e e t société
La fonction de la multiplicité des lieux est donc de défaire les
liens anciens entre politique et société et d’en effectuer un
autre type de nouage. Cela passe par la distinction des notions
qui avaient pour rôle de les fusionner: notions que j ’appelle de
pontage, qui co-présentent et veulent rendre co-pensables des
catégories appartenant à des domaines différents. Les notions
deviennent alors polysémiques et ce que j ’appelle circulantes.
Cette circulation des notions les voue à devenir une pièce de
la totalité, une composante de la politique, ici de l’Etat.
La problématique historiciste comble, ponte, l’espace séparant
société et politique en proposant une analyse de la société en
termes de classe et de lutte des classes. Classe et lutte des classes
forment le cadre marxiste où opèrent les notions de pontage, par
quoi est établi une transitivité entre la politique et la société. Dans
le cadre marxiste, les notions de pontage sont celles de parti, de
révolution, de communisme : elles co-pensent le rapport entre
politique et société, et ont pour fonction de les fusionner. Dans
ie marxisme, je l’ai déjà dit, la question de l'Etat est prise entre
deux contraires. D’une part, l’Etat est celui de la classe dominante,
c'est un appareil d’oppression d’une classe par une autre; d’autre
part, il s'impose au peuple tout entier et se présente comme l’Etat
du peuple entier, comme l’État de toute la société. Lénine traite
évidemment la question à travers la classe.‫׳‬
Mais quand Lénine dit : « la société est divisée en classes »,
ce n’est pas à mon sens une spécification suffisante de la société.
Cuand il d it: « les partis représentent les classes », mieux vaudrait
dire: « les présentent ». Entre partis et classes, les rapports sont
; ‫ ״ ׳‬tains, mais non pas de l’ordre de la représentation. À savoir,
217
les partis indiquent l’existence des classes. « Représentation » est
la catégorie d'ajustement de la classe à l'État. Par la représentation
s’effectue la transitivité entre classe et État. La représentation
est supposée faire correspondre de manière stricte et rigide I État
et les classes. Alors qu’ils sont des entités différentes.
Avec les Soviets, on a une esquisse d’État démocratique du
peuple entier, puis vient un affrontement de classes. Et après
Octobre, jusqu’au communisme de guerre en 1921, on va être en
présence d’une direction de classe de la société. Les questions du
nouvel État et celles de la société vont s’y trouver écrasées I une
contre l’autre. La classe et son parti, qui avaient permis de maîtriser
les rapports de la première séquence de la révolution, vont se révéler
inopérants dans la phase de construction de la société dite socialiste.
De Février à Octobre, s’il y a une grande adéquation de la
problématique classiste à la révolution, aux événements, elle
devient inadéquate à la nouvelle société. La question de I État (et
du pouvoir référée à l’État) n’est qu’une partie de la question de
la société, sans doute décisive mais partielle. Manque alors, à
mon sens, l’introduction de la société comme nouvelle entité
politique à côté de l’État et des classes. Mais pour Lénine, classe
est le concept explicatif de société, et devient I analyseur de 1État
et des partis, qui représentent les classes auprès de l’Etat, mais aussi
représentent l’État auprès des classes. Chez Lénine, le rapport de
la classe à l’État est double : un rapport direct (l’insurrection,
capacité étatique de la masse prolétaire et populaire) et un rapport
indirect qui s’exerce par la médiation du parti et de ses organisations
(les groupes armés, les syndicats, les groupes de femmes, les
coopératives, etc.). Avant Octobre, il y a unité du rapport direct
et de l’indirect ; après, la dissociation des deux est irrémédiable.
Et on revient à des notions de pontage.
La forme majeure de la copensabilité entre politique et société
est donc celle de la représentation. La représentation, supposée
concentrer les intérêts de classe de la société, s’effectue par des
partis : les classes sont représentées par les partis, ce qui fait du
parti une première notion de pontage. Révolution est une autre
notion de pontage: le terme de révolution est ce qui, encore à travers
la catégorie de classe, permet d’homogénéiser politique et pouvoir
d Etat. Q uant à communisme, c est la notion avancée par le
marxisme pour résoudre la question du diptyque société et
politique dans la perspective historique de la disparition des deux
; « communisme » est ce qui opère la fusion des deux termes par
leur disparition. En effet, la société sans classes, la société
communiste, n’est plus une société au sens courant (société de
classes où existe un État). Le communisme réalisé voit disparaître
la société étatique aussi bien que la politique. Chez Marx, la
politique a disparu dès la dictature du prolétariat et la révolution
sociale des prolétaires, qu'il oppose à la révolution étatique,
cest-à-dire politique, de la bourgeoisie. Repérer ces notions
dé-singularisantes permet de penser autrement les relations entre
politique et société : dans la logique de leurs processus singuliers.
C est là que peut s’entrevoir un nouage inédit.
M ultiplicité des lieux et unicité du temps ouvrent à une
pensée de la singularité de la politique et la société. Le temps
(comme unicité) est la catégorie par laquelle sont appréhendées
la singularité des processus et une certaine conception des
relations de la politique et de la société. L’unicité des lieux
propose une relation autre entre société et p o litiq u e en
3émancipant de la tem poralité externe, celle de l’État, des
classes, des partis, à partir de laquelle !‫׳‬historicisme noue la
politique et la société.
219
 Mais la multiplicité des lieux préfigure aussi un au-delà de la
forme parti. L’exemple russe montre que ce dépassement n a
pas été trouvé. Après Octobre, le parti bolchevique cherchera
à se poser dans une polyfonctionnalité (appareil d'État et « parti
de la lutte des classes ») dont va s’avérer l’impossibilité ; le parti
ne sera qu’appareil d'État et deviendra un partï-État. Le devenir
étatique des partis en parti-État sera ici confirmé tant en URSS
que dans les États parlementaires, où le multipartisme deviendra
étatique.
Lénine com m e oeuvre
L’actualité de Lénine est absolument contemporaine de
l’inactualité du léninisme. Je veux dire ceci : une politique, une
pensée de la politique (puisqu’une politique s’identifie par son
mode qui est son rapport à sa pensée) doit être abordée comme
une œuvre et non pas comme une doctrine. Pour être en mesure
de formuler les propositions doctrinales d’une pensée politique,
il faut l’aborder comme œuvre ; non pas au sens esthétique (au
sens où l’art, qui n’a pas d’objet, produit cependant des objets,
livres, tableaux, pièces musicales), mais au sens où, quand une
politique existe, ce qui advient lui est entièrement propre. Œuvre
au chef de son extrême singularité. L’œuvre de Lénine est-elle
la révolution ?
Octobre est atypique. Rien ne permet d en faire I embleme,
l’adossement fondateur d’une politique contemporaine. Il faut
l’envisager autrement, séparer et évaluer I intrication entre, d une
part, ce que j ’appelle l’œuvre de Lénine et, d autre part, le
bolchevisme officiel. Ce bolchevisme s’est prétendu le tout : à la
220
fois détenteur de l’essence de l’œuvre, de sa doctrine et des leçons
universelles de la révolution. Or, selon moi, point de leçons
universelles : l'œuvre de Lénine s'arrête à la révolution. On peut
aller plus loin, mais seulement au vu de ce qui en adviendra et qui
nous fait renoncer, dans I état actuel de notre expérience, à la
catégorie. La révolution viendrait-elle détruire la politique? La
précipiter hors de I unicité du temps ? L’absorber au-delà de ses
forces. La révolution est-elle autre que la politique?
Il a pu apparaître que ce qu'on appelait, à l’époque, la
«révolution russe» poursuivait et renouvelait cette catégorie,
précisément en ayant su la développer dans une maîtrise de classe
de I histoire. Certes, le terme de révolution recouvrira capacité
créatrice des masses, les inventions, qui, dira Lénine, sont
abstraitement prévisibles et pratiquement irreprésentables par
anticipation. Lénine n a d ailleurs pas une pensée développée de
la révolution, elle est son objectif, et il en rend principalement
compte par une problématique de classe. Il ne cesse de rappeler
que la question centrale de cette révolution est celle du pouvoir,
et, pour part, son propos sur la révolution est un propos sur la
prise du pouvoir. «Révolution» est donc référée à pouvoir, et
pouvoir de classe. La spécification des classes est ce qui organise
la problématique de la politique. La catégorie de révolution y est
subordonnée. «Classe» est la catégorie de la politique dans
!‫׳‬année 1917, comme, à mon sens, « révolution » est celle de la
politique en France dans les années 1792-1794.
Dans la pensée de Lénine, c'est bien davantage l’articulation
de la conscience et du réel à quoi est assignée la révolution. Et
ce qui pourrait se manifester en glissement vers l’historicisme est
immédiatement rejeté par l’affirmation qu’il n’y a de réel politique
221
que des tâches. D’où sa lutte incessante contre ce qu’il appelle
«la phrase». Car !’historicisme s'alimente de la phrase. Chez
Lénine, il n’y a de réel que des tâches, ou des mesures concrètes,
je l’ai déjà mentionné. Ce qu'il faut faire cristallise ce qu il faut
penser. Sur la question de la révolution, c’est le rapport de la
conscience et du réel qui se joue, c’est la recherche du « moyen»
par lequel les formes de conscience vont se trouver assignées
à l’événement possible. Ce moyen qui n’en est pas un, cest la
décision, c’est le p re s c rip tif. La révo lu tio n russe dans la
compréhension traditionnelle est ce qui a su développer une
maîtrise de classe de l’histoire. La question est bien plutôt celle
de la maîtrise des formes de conscience par le prescriptif, que
nous verrons être aussi une autre forme du temps.
Toujours est-il que l’approche de Lénine, quant à ce qui peut
se passer en octobre 17, peut être dessinée, outre la question des
formes de conscience, comme le croisement d une pensée du
gouvernement et de l’État en termes de classes et d’une pensée
dont le noyau est la guerre interimpérialiste.
La p o litiq u e est-elle em barrassée par I histo ire ?
Lénine e t la guerre
Dans les textes de Lénine du printemps et de l’été 1917 apparaît
clairement ;
1. Une analyse extrêmement tendue, réitérée, de la nature de
la guerre impérialiste. C’est le thème le plus présent, le plus
permanent, le plus virulent ; caractère de classe de la guerre, son
brigandage, ses projets de nouvelle répartition du monde entre
222
les belligérants. Cette analyse est menée en termes d’impérialisme,
! !‫׳‬.,.ne de domination du capital financier opposant les appétits
‫׳‬.! un im périalism e jeune, à savoir allemand, à la coalition
anglo-française. La guerre a pour objet de savoir qui contrôlera
les chemins de fer du Moyen-Orient, les détroits, qui héritera des
différentes parties de l’Extrême-Orient, etc. C ette analyse de
classe de la guerre est ce qui donne au propos de Lénine son
ampleur et également son caractère anticipant sur certains
! ;oints, par exemple sur la guerre entre le Japon et les États-Unis.
L'énoncé inlassablement répété est que la situation est celle de
la g ue rre, dans une analyse de classe, o p p o s a n t vision
prolétarienne et vision bourgeoise de la guerre.
2. La révolution en Russie est un effet induit de la guerre, mais
c’est une historicité subordonnée et qualitativement différente
de la guerre. Subordonnée : « N’était la guerre, écrit Lénine en mai
1917, la Russie aurait peut-être vécu des années, voire des dizaines
d’années, sans une révolution contre les capitalistes; avec la guerre,
c'est... ou bien périr ou faire la révolution contre les capitalistes.»
Le coup de génie de Lénine est de faire prendre à la politique
le pas sur la guerre, sur l’histoire. La guerre est la mise à jour
inexorable de ce que sont opposés bourgeoisie, capital et
prolétariat. Quelle est la situation? C'est la guerre. En 1917, en
Russie, la modalité de la situation, c’est faire face à la guerre et
d'en proposer une issue. Lénine postule à la validité internationale
de l’assertion : « Il faut choisir entre ces deux voies pour mettre
fin à la guerre : accommodement avec les capitalistes ou révolution
ouvrière; cette dernière consiste à faire converger tous les
efforts vers le renversement des capitalistes.»
223
...... ‫׳‬.......... .....................
La révolution ouvrière déplace la question de la guerre en y
installant sa propre présence. Ce qui, en même temps, traite de
la guerre.
« La révolution ouvrière pour mettre fin à la guerre », c est une
thèse politique ; pas une prévision. La révolution est le moyen
de mettre fin à la guerre du point de vue du prolétariat Ce n est
pas exactement : la révolution contre la guerre, mais : la révolution
pour finir la guerre; substituer donc à la guerre une autre
situation, opérer un déplacement majeur. En juin !917, Lenine écrit:
«Q ue donnera dem ain n o tre ré v o lu tio n ? Le re to u r a la
monarchie, l’affermissement de la bourgeoisie, le passage du
pouvoir à des classes plus avancées? Nous n’en savons rien,
et nul ne le sait. »
L’opposition est flagrante entre la netteté, la précision et la
capacité de prévision en ce qui concerne la guerre et l’apparente
opacité du devenir, fut-il immédiat, de la révolution. Il y a
cependant un élément commun aux deux questions, de la guerre
e t de la révolution, c’est, dit-il, «la dom ination de la classe
bourgeoise». La conscience politique n’est pas conscience de la
situation, mais face à la situation. La conscience politique n est
pas conscience d’un objet, mais prescription : engagement pour
la révolution prolétarienne.
Chez Marx existe la conviction du caractère inéluctable de la
révolution, de son inéluctabilité historique. La politique dans la
révolution ne concerne alors que l’aménagement et la conduite de
cet inéluctable. Chez Lénine, la révolution est historique et politique
en un sens nouveau, qui réorganise sous sa règle le rapport entre
histoire et politique. Ne peut-on pas dire que, bien qu’il pense la
révolution à travers la classe, mais donnée dans la recherche de
224
ses formes de conscience, il y a chez Lénine un passage au-delà
de Marx qui est un approfondissement et une importance donnée
a la politique dans la révolution? La révolution va se trouver
transformée n'étant plus un effet de la lutte des classes mais sa
categorie en subjectivité.
L h istoire est claire, la p o litiq u e obscure
La guerre est une situation historique, clairement analysée, dont
le terme politique est pour Lénine la révolution. Mais la révolution
est obscure : raison pourquoi la plupart des mots d'ordre sur la
guerre appelleront à «élever le niveau de conscience sur la
révolution ». La révolution est obscure sur son devenir. La situation
historique est claire, le processus révolutionnaire obscur.
Pourrait-on trouver une issue aux rapports entre histoire et
politique à travers le couple objectif/subjectif, à savoir une
distribution de l’objectivité à la guerre (elle est claire) et de la
subjectivité à la politique, elle, incertaine (obscure) ? Je ne crois
pas. Toutes deux sont des situations subjectives. L’histoire est
claire parce que la nature de la guerre est claire et que les choix
le deviennent : Union sacrée ou révolution ouvrière. Lénine va
proposer inlassablement une situation à la situation : la guerre est
la situation impérialiste, et la révolution prolétarienne est la situation
ouvrière. « Révolution ouvrière contre la guerre » est une seule et
meme démarche. À ceci près que la grande question est le
processus de la révolution ouvrière. Ce sont ces hésitations qui vont
entraîner une manière dans le style et l’écriture de Lénine que
)appelle ses doublets : il y a <! politique et politique », « histoire et
histoire ». La guerre est-elle une situation dans la situation ? Est-elle
225
une subversion de la situation? ou, ce qui est autre chose, sa
négation, son refus? La révolution ne serait-elle alors qu un effet,
pris dans un rapport de causalité? Ou la relation serait-elle de
voisinage avec la guerre ? La révolution, ainsi, ne serait ni effet ni
pure immédiateté, mais proximité maximale et altérité irréductible.
Histoire et politique ne sont pas dans un rapport de causalité ni
dans un rapport d’occasion, mais dans celui a une proximité
maximale et d’une altérité irréductible. La politique n’est historique
que rétrospectivement, au simple titre qu elle a eu lieu.
L’État et la Révolution
Que faire ? nourrit la première révolution : Février. L’État et la
Révolution nourrit Octobre. C’est aussi un signe de la dyschrome.
Lénine rédige L'Etat et la Révolution en août-septembre 1Ç17
et lui donne comme sous-titre : La doctrine marxiste de l État et les
tâches du prolétariat dans la révolution. Il y a ici jonction de la tâche
et de la classe. Ce te x te est e x p lic ite m e n t classiste;
l’enjeu est le prolétariat entrant en scène. Quand on le lit parmi les
autres textes de Lénine de la même époque, c’est-à-dire en pleine
période de bilan de la première révolution et de préparation de la
seconde, ce qui est frappant, c’est d une part ce qui est couramment
reconnu : la nature de classe de 1Etat, mais d autre part I insistance
à citer les textes de Marx et d’Engels concernant la dictature du
prolétariat et l’analyse de cette période comme celle d’une société
dite chez Marx «phase inférieure du communisme ».
Pourquoi est-ce si important, en août 1917, de faire le point sur
ce que le marxisme soutenait quant a la phase de transition ? La
dictature du prolétariat, pouvoir de la classe ouvrière et première
226
dictature de la majorité sur la minorité, exige la destruction de
!appareil d Etat militaire, policier et bureaucratique. En ce sens,
Lénine soutient que, sans une problématique de la société socialiste,
cest-a-dire de la dictature du prolétariat, on ne peut avoir de
ligne p o litiq u e sur la nécessite absolue d ’un affrontem ent
antagonique avec l'ordre social et politique existant Et que même
l'opposition révolution/contre-révolution n’a de sens effectif que
comme «dictature du pro lé ta ria t contre la d ictature de la
bourgeoisie». Lénine remarque que le cheminement d’une révolution
n entraîne pas à coup sûr cette vision marxiste des choses ; c’est
ce que montre à l’évidence la révolution de Février. Février n’est
pas conscience de classe sur la question du pouvoir. Celle-ci
vient de l'extérieur. De ce point de vue, L’État et la Révolution est
à la question du pouvoir ce que Que faire ? était à la question du
parti. Dans les deux cas, Lenine veut mettre à mal les catégories
spontanées de la conscience, rendre possible les énoncés
prescriptifs, spécifiant une politique autre. L’essentiel, pourtant, est
que les Soviets, en refusant la pensée en termes de classe,
s absentent d une doctrine de la société. Or, malgré qu’on en ait,
la dictature du prolétariat est ce qui porte à ce moment-là la
question de la société.
L’échec des Soviets renforce la catégorie de classe et la
laisse se concentrer dans la polarité masse-parti, et non dans la
polarité État-société. La question de la classe va se déplacer du
couple société-révolution au couple État-révolution. Et la question
de la société socialiste deviendra entièrement celle de l’Etat
socialiste, une problématique du pouvoir et non de la société.
L hypothèse de Lenine était qu au travers d’un nouveau pouvoir
se profilerait une nouvelle société. Hypothèse qui s’est trouvée
impraticable ou inexacte.
227
 L’État et la Révolution développe donc à propos de la société
socialiste, de la dictature du prolétariat, deux assertions différentes.
La première est que, dans la dictature du prolétariat, la lutte des
classes est décuplée, sous-entendu contre I État - toute lutte des
classes est anti-étatique. La seconde est que la dictature du
prolétariat est une dictature de la classe, il s agit dun pouvoir
d’État de la classe - la lutte des classes est bloquée.
D’un côté, lutte des classes; de l’autre, dictature armée de la
classe. L’une est un processus potentiellement politique, 1autre un
processus étatique. Je l’ai déjà dit : « classe » fonctionne comme
référent de deux processus absolument hétérogènes. Le parti
est donc assigné à la lutte des classes et à I État (il le dirige), c est
ce que j ’ai appelé sa polyfonctionnalité.
Cette polyfonctionnalité a pour conséquence que la notion de
classe, si puissante dans la séquence de la révolution, est, tout de
suite après Octobre, divisée, opposée à elle-même. Le mode
bolchevique est clos à la prise du pouvoir. Le mode bolchevique
que j ’ai identifié comme celui de la politique sous condition (de
l’antagonisme à l’ordre social et politique existant), qui traitait les
contradictions de classe par leur subjectivation, s arrête au moment
où la polyfonctionnalité rend polysémique et équivoque la categorie
de classe en l’assignant simultanément à l’État de classe et au
prolétariat comme classe dirigeante.
Pourquoi le parti bolchevique, après la prise du pouvoir, n aura-t-il
pas été en mesure d’avoir une double caractéristique, d une part
de parti de lutte des classes, c’est-à-dire parti d’une fraction des
masses, d’une partie des ouvriers et du peuple - la lutte de classe
a pour sens la lutte contre l'État quel qu il soit, a tant de fois affirmé
Lénine -, d’autre part de parti-État, contrôlant et dirigeant l’appareil
d’État? C’est en raison de l’obsolescence de la catégorie de parti.
228
La fin des partis
L année 1914 et le déclenchement de la guerre vont mettre
­ ‫ ו‬évidence l'incapacité des partis devant cette situation. On
connaît l’expression de Lénine : « la faillite de la IL Internationale ».
Leur faillite, c est leur opportunisme, le ralliement à la bourgeoisie
nationale, finalement leur caractère impérialiste. C’est surtout une
faillite des partis au sens où la guerre était une situation trop
oifficile pour eux, qui les excédait ; notamment les partis ouvriers
:.■■■‫׳‬cialistes ou marxistes de l'époque.
Quelque vingt ans plus tard, le Parti communiste chinois
avec Mao Tsé-toung va trouver, pour la première fois, une
adéquation de la forme parti et de la guerre, au travers de la
‫ ״‬guerre populaire ». Risquons une hypothèse : si le PC chinois a
su trouver cette adéquation, c'est parce qu'il a commencé la guerre
par «un bout», il n’a pas d’emblée assumé toutes les questions
‫'■״‬
’ ■‫ ׳‬I Etat, de la société, de la politique. C ’est le processus de la
guerre populaire qui va lui-même co ntrôle r le moment de
!accession au pouvoir d'État. Chez Mao Tsé-toung, le parti est
interne à la guerre populaire et non à l’armée, et encore moins
dans une relation d'appareil (le parti) à appareil (l'armée).
C ette incapacité des partis devant la guerre peut devenir
criminelle. C ’est le cas dans les années 1930. La ML Internationale,
qu, est le parti des partis, est dépassée par la guerre, ce dès la
guerre d’Espagne. Le pacte germano-soviétique, lui, est un tel
renoncem ent à ce que les PC a ffro n te n t la guerre, que
l’Internationale se disloque en 1943. La thèse est donc celle de
la défaillance des partis, de la forme parti devant la guerre par
incapacité, I opportunisme n étant que la signature ou la mise en
phrase de cette incapacité.
229
 Mais l’exemple du parti bolchevique ne contredit-il pas cette
thèse? N’est-il pas une exception qui va sauver l’idée du parti? Je
ne le crois pas. Ce qui va sauver la figure du parti - avant Octobre,
la guerre de 14 faisant rage - ce sont les Soviets. Les Soviets vont
employer les militants des partis (socialistes-révolutionnaires,
mencheviques, puis bolcheviques) à débattre et à se mêler des
affaires de l’État et du gouvernement. L’existence des Soviets, leur
fonctionnement, propose aux partis un mode d’usage de la situation.
Les Soviets mettent les partis en capacité politique de la situation.
Si, dans les autres pays, la guerre plaçait les partis hors d aptitude,
en Russie l’existence des Soviets mettait les partis en capacité
politique, en tant que les Soviets étaient une nouvelle forme d'Etat
Le parti bolchevique doit tout aux Soviets, à la révolution de
Février, c’est-à-dire à la capacité révolutionnaire des masses. La
révolution d’O ctobre doit tout à Lénine, au rapport maintenu,
même solitairement, d’une politique à sa pensee.
G u e rre e t usage innovant de la catégorie de classe
Ce que Lénine maintient, de Fevrier a Octobre, est I analyse en
termes de classe de la guerre, et une position radicale sur la question
nationale : dans une guerre interimpérialiste, les internationalistes
doivent dénoncer également les differents protagonistes et ceux qu
les soutiennent. Même en cas d invasion, il n y a pas de questïor
nationale qui prime, mais : quelle classe dirige la guerre de liberatior
nationale? Le prolétariat ou la bourgeoisie? La première tâche, alors
est de mettre fin au pouvoir de la classe bourgeoise qui fait la
guerre, ce qui soit met fin à la guerre, soit, si elle doit se poursuivre
doit en transformer le caractère de classe par la révolution.
230
Le ralliement à l'Union sacrée est essentiel, maïs n'est pas le
seul point par lequel I analyse des partis, de 1914 à 1917, se
soutient. Qu ils soient sociaux-chauvins ou internationalistes,
tous les partis font faillite en 1914, et l’exception que semble
constituer le parti bolchevique, mise généralement au compte
de son refus de l’Union sacrée, ne résiste pas à l'analyse.
S il y a faillite des partis et si la guerre est en excès sur leur
capacité, ce st parce que la guerre est affaire d’État et que,
dans cette conjoncture, les partis deviennent des organisations
étatiques.
La ou les partis chauvins déploient un lien organique à l’Etat
a travers I Union sacree, le parti bolchevique et Lénine vont
déployer ce rapport à I État, qu ils n ont pas encore conquis, dans
jn rapport aux Soviets comme nouvelle forme d Etat, c’est ce qui
!e sauve temporairement de l’obsolescence. Mais après la prise
du pouvoir, bien que la conception de l’État (dictature du
prolétariat comme phase du dépérissement de l’État) se présente
comme un Etat anti-Etat, le parti bolchevique entre dans la
, >olyfonctionnalité. Il n est pas cette exception qui sauve la forme
parti de sa péremption des 1914. Grâce aux Soviets, la mise en
péremption de la forme parti a été différée.
La péremption de la catégorie de parti est générale. Jusqu'au
aebut du xx‫ ־‬siècle existe une relative représentativité des
. lasses pour tous les partis politiques. Quand la guerre de 14 fait
voler en éclats la représentativité au profit des diverses Unions
sacrées, les partis deviennent tous des organisations étatiques.
Leur principe d’existence n’est plus la classe mais l’Étal Autrement
dit, on assiste a une mutation : la consistance des partis tiendra
‫ ^ ׳‬es enoncés sur I État et non plus à un programme de classe,
t on assistera tendancieliement a la fin du programmatique : les
231
nationalisations, la planification, perdent toute dimension radicale,
deviennent un point de vue d’État sur la gestion. Dans une
démarche similaire, qui fut tenue elle aussi pour une exception,
la IIIe Internationale, elle, poursuit la catégorie de parti au sens
antérieur, mais ne peut l’identifier, dans un rapport à la classe,
que par son soutien à l’Union soviétique, c’est-à-dire a une
formation étatique, suivant en cela le sort commun.
Dans les pays dits capitalistesJa crise de la forme parti
aboutit à une complexification de l'État. Les partis ne sont plus
programmatiques. C’est l’État qui le devient, s’incluant ainsi
dans un rapport à la société. Le Welfctre State en est le plus
c é lè b re exem ple. Mais notons que l’e xisten ce d un
programmatisme étatique ôte aux partis ce qui était leur fonction.
C ’est là la forme que prend dans ces pays l’étatisation des
partis. Un autre et tragique exemple est le national-socialisme,
qui, loin d'être la réponse fasciste à 1917, est la réponse fasciste
à l’après-17 et à la péremption des partis avec le parti nazi. Le parti
nazi deviendra État SS dans des formes et des moyens que je
ne développerai pas ici.
Après la guerre de 14 et la révolution d’Octobre, une nouvelle
période s’ouvre. Classe, en particulier classe ouvrière, ne porte
plus une maîtrise ni des rapports avec l’État ni des rapports avec
la société, encore moins une maîtrise des rapports de I État et
de la société.
Après Octobre, donc, on entre dans une crise ininterrompue
de la notion de classe, dont les étapes sont : la crise du parti de
classe, la crise d’un État de classe. Seule la IIIe Internationale va
artificiellement reconstituer le parti de classe.
232
L internationalism e com m e a lte rn a tive
et negation de l’unicité du tem ps
comme catégorie de l'hom ogénéité des lieux
Un point en apparence absolument extrinsèque doit être
encore traité ici : la question internationale. La thèse de Lénine
est connue: O ctobre est le début de la «révolution ouvrière
in te rn a tio n a le » ou, autre fo rm u la tio n , de la « ré v o lu tio n
proléta rienne mondiale».
L internationalism e est ce qui, depuis 1914, oppose les
ré v o lu tio n n a ire s (Luxem burg, Lie bkn ech t, Lénine) aux
sociaux-chauvins. Leur mot d’ordre général est de transformer
la guerre impérialiste en révolution prolétarienne ; la révolution
prolétaire internationale est leur but. Face à l’homogénéité de
I impérialisme, fût-il en guerre interne, doit se disposer le caractère
‫׳‬nte? national de la revolution prolétarienne.
Les principes de l'internationalisme :
1. Pendant la guerre, l’internationalisme prescrit le combat
contre la bourgeoisie nationale de chaque pays.
2. On ne choisit pas entre les belligérants.
3. Au caractère mondial de l'impérialisme s'oppose le caractère
mondial de la révolution prolétarienne.
Cembattre la bourgeoisie nationale et ne pas choisir entre
les oeil,gérants, les deux premiers principes, relèvent de la
conscience politique. Le dernier, le caractère mondial de la
révolution prolétarienne, est une hypothèse historique. Rappelons
que dans les premières années de la guerre les positions
internationalistes sont extrêmement minoritaires.
233
 Dans les thèses de Lénine à ce sujet une partie est un énoncé
politique juste (les deux premières spécifications), l’autre une
prévision historique fausse. L’histoire claire peut se tromper.
Lénine se trom pe sur l’anticipation historique, à savoir
l'hypothèse d’une révolution prolétarienne mondiale. La question
de l’internationalisme, y compris de la révolution internationale,
est une des convictions centrales de la conscience politique
léniniste. Si bien que le passage de l’espérance d’une révolution
mondiale au «socialisme dans un seul pays » n'ouvre pas seulement
au débat sur la possibilité de l’édification d’une économie
socialiste russe - en l’absence du soutien d une Allemagne
soviétique - mais devient l’éclatement d'une problématique de
la politique internationaliste. Ce qui va modifier le cadre de
l'universalisation de la révolution russe et, donc, ouvrir au débat
sur son universalité.
Universalité et universalisation ne vont de soi et ne sont pas
une conséquence l'une de l’autre. L’expérience russe serait
universalisable si elle était universelle dans ses catégories ; ce
n’est pas mon point de vue, chaque mode de la politique est
singulier. Le principe de l’universalisation est de donner la
révolution comme l’élément universel de cette universalisation.
La difficulté est q ue lle ne l'est pas. La révolution russe est
singulière. La IIIe Internationale va elle-même hésiter, mettant en
équivalence le parti bolchevique, les Soviets et la révolution
prolétarienne. L’universalisation, c’est-à-dire l'internationalisme
replace la politique dans l'histoire en postulant une unité mondiale
de l’histoire qui ne peut être qu’historique. Existaient déjà de!
notions de pontage qui fusionnaient la politique et I histoire,
l’internationalisme fusionne singularité et totalité. L'umversalit(
est donc une notion de pontage.
234
La nécessité d une nouvelle Internationale, la volonté de la
fonder, sont antérieures à la révolution d’Octobre. En juin, juillet,
août, le projet est à plusieurs reprises évoqué. Le succès de
l'insurrection d'Octobre accélère et amplifie l'appel à la fondation
de la IIIe Internationale. Octobre va aussi qualitativement en
m odifier les termes, en faisant de sa victoire la principale
référence de !‫׳‬internationalisme. La conséquence est de ne plus
faire de !adhésion à l'Union sacrée le critère différenciant
chauvinisme et internationalisme. C'est grâce à cela que le
Congrès de Tours, congrès fondateur du PCF, pourra se dérouler
sans que le guesdisme, favorable à l’Union sacrée, fasse l'objet
;ne cn tl9 ue de classe, comparable à celle que fit Lénine à
propos des mencheviques qui soutenaient la guerre. Car, le
seul critère qui vaille désormais est le ralliement à Octobre.
L Internationale, résultant de Que faire ? et de L’Impérialisme,
stade suprême du capitalisme, est, à l'échelon mondial, une
operation fidèle a l'assertion : la conscience vient « de l'extérieur».
C e tte th èse se c o nfirm e ra par le ca ra ctère m ondial de
I impérialisme, mais aussi par les mutineries de la flotte allemande
cie la Baltique, celles des tranchées françaises de 1917, donnant
lieu à des décimations, tandis que des révoltes de tranchées
avaient lieu dans l’armée allemande. Bolchevisme, soviétisme, sont
présentés comme la loi générale de toute révolution prolétaire :
les Soviets sont la seule forme possible. L’Internationale prend
position sur le caractère universel des Soviets, tente d’établir la
10: de la révolution. Les processus seront nationaux et en même
temps conformes à ce qui est présenté comme l’universalité
d O ctobre. Or, I universalité d’O ctobre, à part sa tentative
d universalisation, n’existe pas. L’internationalisme est de bout
en bout dominé par l’historicisme.
235
Conclusion
« Révolution » était ce qui liait, jusqu’il y a quinze ans, politique
et histoire et organisait leurs rapports. C ’était, de plus, ce par quoi
les militants se désignaient et étaient reconnus. S’est trouvé
discrédité, inutilisable, ce qui était le véhicule, à la fois en pensée
et en pratique, de cette liaison entre I histoire et la politique.
Beaucoup décidèrent pour ces raisons - coïncidence et divine
surprise, lors de la première campagne électorale, en 1974, de
Mitterrand, sans parler des ralliements multiples lors de son
élection en 1981 - de la fin de la politique non étatique. Ce qui
est intéressant chez ces transfuges, c est la transplantation dans
l’orbite étatique du rapport antérieur entre histoire et politique
sous la forme suivante : il fallait choisir, et ce dans une urgence
donnée comme dram atique, entre deux form es d E tat: le
parlementarisme des droits de l’homme et l’État totalitaire. Le
thèse sous-entendue, mais fondatrice, étant qu il n y a de
conscience que de l’espace étatique et donc que tout choix er
termes de conscience est un choix en termes d État. Le décret
sur la fin de la politique était alors prononcé : toute conscience
est conscience de l’État et du gouvernement. Ceci est essentie
pour comprendre la défense de I Etat de droit. Dans la Franc(
de ces années, il ne s’agissait pas évidemment de combattre l<
despotisme. L’appel au droit était donc spéculaire, il reflétait I!
parlementarisme dans le parlementarisme, il y avait, à l’évidence,
une confusion entre l’aspiration aux droits (I aspiration aux droits
venant suppléer les programmes - absents) et la forme juridique
de l’État parlementaire.
Toujours est-il que, du p oint de la pensée, la situation
intellectuelle était originale: les rapports entre politique et
histoire restaient ouverts sans qu il existât de notion médiatrice.
. usqu à présent la médiation s’exerçait, on vient de la voir, à travers
la révolution.
★
Au travers de I examen des catégories que je projetais de
mettre à l’épreuve, principalement la conscience, court un autre
fil de pensée, une interrogation sous-jacente, sur un rapport
·!‫ ״‬uveau, non inventé, non rencontré, entre politique et histoire.
C est p o u rq u o i la q ue stio n de la conscien ce et son
neterogeneite possible, qui entraîne comme I on sait Sa création
de lieux du temps, a été au centre de ce propos. Puisque cette
' térogénéité est produite par le placement de l'histoire. C’est
pourquoi Sa « conscience-subjectivation de » m’avait semblé une
solution. Non pas que je cherche à sauver la conscience ni cette
dimension de la conscience, mais la possibilité d ’une autre
approche de I histoire, categorie d histoire que j ’ai récusée
• ‫״‬sque n existe aujourd’hui que l’histoire dans sa version classiste.
L histoire n est pas aujourd'hui notre problème, mais sa
presence ou son absence interroge, ce que je vais rendre par la
catégorie d'altérité. C ’est pourquoi aussi j ’ai mis l'accent sur la
politique comme pensée, qui est la caractérisation du mode. Car
ie mode bolchevique est lui-même traversé par la question de
! histoire sous la forme de la dyschronie. Il y a histoire et histoire,
dirais-je comme Lénine, ne parlons plus de celle que je rejette
. . nme historicisme, mais reste sa question dans d’autres termes.
C est pourquoi dans ce texte mon o b je c tif était triple.
Soustraire Lenine a la révolution, afin de délimiter et de constituer
237
son oeuvre p ro pre. Réexaminer la catégorie léniniste de
conscience, cette fois non du point de sa pensée de l’Etat mais
de celle de l’histoire. Enfin, examiner le mode bolchevique dans
sa complexité et son historicité propre.
Je ratifie l’abandon de la catégorie de conscience, quej avais
déjà congédié dans « Peut-on penser la politique en intériorité?»,
tout en gardant la préoccupation suivante : la subjectivation,
c’est-à-dire la présence de l'histoire chez Lénine peut être aussi
considérée comme la présence d une altérité. C ette altérité,
Lénine la désigne dans l’opposition q u il fait entre conscience
spontanée et conscience social-démocrate, où « spontané » peut
être entendu aussi, en tout cas par moi, comme I altérité d une
invention des gens. Cette altérité peut-elle être celle de I histoire,
non pas dans la guise du couple léniniste spontanéité/conscience,
mais dans une intrication inédite de l’histoire et de la politique
dont nous n’avons pas aujourd’hui la matière? C est donc la
conscience et non pas I histoire que j abandonne.
Quant aux lieux du temps, on le sait, hypothèse construite pour
résoudre la potentielle hétérogénéité de la conscience chez
Lénine, elle est désertée avec celle de conscience. Mais si
j ’abandonne les lieux du temps, je garde la notion d’unicité pour
les lieux du mode : elle ouvre à une pensée de l’homogène. Les
lieux du mode sont homogènes. Q u’en est-il pour le mode
bolchevique ? C ’est au sujet des apories de ce mode que je vais
terminer ce propos.
Quelles sont ces apories ?
• La longueur de l’espace temporel du mode qui va de 1902 à
Octobre ;
• la durée de la présence simultanée et active de Soviets et d i
238
parti, qui est en apparente contradiction avec l’espace temporel
du mode ;
• la nature particulière de ce qui inaugure et ce qui clôt le mode.
Le mode bolchevique est donc « irrégulier ».
Ayant quitté mes précédentes hypothèses, la solution se
présente autrement en termes de particularités, qui permettent de
sortir des apories. Que la conscience soit une conscience-médiation
de (’histoire est ce qui concentre et résume ces particularités.
Le mode bolchevique possédé une première particularité.
Il est dyschronique et il court de 1902 à 1917. Les lieux du mode
sont le parti et les Soviets. La dyschronie du mode en fait une
exception au regard des autres modes. Là n’est pas la difficulté.
Ce qui pose un vrai problème, c est encore une fois la question
des lieux. On le sait, un mode n’existe que tant que ses lieux
sont actifs. Or, on peut me faire l’objection que Soviets et
parti ne fonctionnent comme lieux homogènes que de février à
octobre 1917.
En 1902, les Soviets n’existent pas encore. Durant la révolution
de 1905, parti et Soviets existent mais ne fonctionnent pas
ensemble. Ils ne fonctionnent ensemble que de février à octobre
1917· C est là une deuxième particularité.
Enfin, troisième particularité, la datation et du début et de la
fin du mode bolchevique sont assignés à des intellectualités : Que
Mire? et la fin du parti de classe - à la‫ ׳‬différence du mode
■.:!assiste, le M anifeste inaugure le mode qui cesse avec la
commune, et du mode dialectique, qui commence avec Pourquoi
e pouvoir rouge peut-d exister en Chine ? et entre en péremption
avec la guerre de Corée.
239
 L’existence de deux révolutions a été pensée sous la notion de
dyschronie. Compte tenu de la brève coexistence, dans une
unicité du temps, des lieux du mode, Soviets et parti, existant de
février à octobre 1917, existe une tentation, celle de changer la
datation du mode. C’est une tentation, et elle est mauvaise
conseillère. Ce que je conclus, c’est que la dyschronie doit être
étendue à la pleine durée du mode de 1902 à 1917 et non pas
seulem ent aux deux révo lu tio ns qui devien ne n t alors un
«symptôme», une occurrence, de cette dyschronie. La courte
durée des lieux du mode est aussi une autre forme que prend la
dyschronie. C’est pourquoi les bornes du mode sont l’apparition
et la cessation de deux intellectualités : celle de Que faire ? et cette
nouvelle intellectualité, forgée dans la période des deux révolutions,
espace propre où le parti de classe est articulé au mouvement de
classe que constituent les Soviets. La borne finale du mode est donc
la fin du parti de classe pratiquant la multiplicité des lieux, c’est-à-dire
l’alliance avec les Soviets, face à la prise du pouvoir. Fin donc du
parti de classe (dont Que faire ? avait été une première matrice),
lequel se transforme ensuite en organisation étatique. La dyschronie
se manifeste encore en ce que la clôture du mode s’effectue
dans un espace différent de celui de Que faire ? avec L'Etat et la
Révolution. La forme parti entre en péremption avec I exercice du
pouvoir d’État. Ce qui vient aussi à finir, c’est 1historicité de la
politique quand cesse la puissance autonome des masses avec le
parti-État. Que faire ? est marqué par l’antagonisme et L’Etat et la
Révolution par la question du pouvoir. À partir de septembre 19V,
on n’est plus dans Que faire ?, on est dans L’État et la Révolution.
La cessation du mode est donc l’entrée en péremption de Que faire ?.
Au vu de la caducité actuelle de la notion de révolution et compte
tenu de ce que la prise du pouvoir d’État n est pas une catégorie
240
de la politique léniniste mais son objet, et puisque ici ce qui
m’intéresse est la catégorie essentielle d'une politique - révolution
n’a été la catégorie prïnceps que pour la séquence de la Révolution
n- inçaise, la catégorie active dans le mode bolchevique est celle
de classe.
★
On m’accordera que tant pour ce qui est de la conscience que
pour ce qui est des temps (les dyschronies), il y a du « plusieurs »
!ans ce mode.
Chez Lénine et chez Mao, il y a du « plusieurs » sous la forme
ae I histoire, de la philosophie, si bien que ma question est : comment
ie tout de cela forme en même temps une politique ? Ma conviction
de militant est que la politique doit et peut être pensée à partir
d elle-même. Comment ce « plusieurs» se dispose-t-il ? Une fois de
plus, je m’affronte à la copensabilité, à la circulation polysémique,
catastrophe qui arrive à une catégorie quant on la désingularise.
Je crois bien que ce « Lénine et le temps » est un contre-feu
disposé face à ceux qui utilisent la politique à d’autres fins que la
politique. Pourtant existent des cas inverses. Lorsque la politique
est en interlocution avec autre chose qu’elle-même, chez Lénine
et Mao, il s'agit de la philosophie et de l’histoire, c’est la politique
■i est I enjeu et la référence de ces multiples registres, elle n’est
pas dans une copensabilité. À l’opposé, quand la politique est saisie
par I histoire ou par la philosophie, il est aisé de le constater, elle
est utilisée contre elle-même. Dans ce cas-là, la copensabilité ne
se contente pas de rendre la politique circulante, elle la corrompt
et la détruit.
241
CHERCHER AILLEURS
ET AUTREMENT

SUR LA DOCTRINE DES LIEUX, L’ÉCONOMIE,

L’EFFONDREMENT DU SOCIALISME

La première versionde ce texte - issue d'une conférence prononcée en mai 1992 -

s été publiée le même mois, sous fa forme d'une brochure: «Les Conférences du
■ . ‫־■׳■׳‬.‫! ׳‬et, numéro 35», supplément au n°87 du journal Le Perroquet.
!.‫ ־‬n ù de couv. :
Une pensée qui s'excepte de la dialectique de l'objectif et du subjectif est une pensée
des /!eux. /cf l'usine en est un: soit du temps dans le parlementarisme ; soit de la
politique, jadis, à Shanghai ou à Gdansk; soit le lieu de l'argent C'est ce que montre
:! tuête ouvrière faite à Canton en ?909 . On soutiendra aussi qu'il n'y a pas
d'économie dans le socialisme et, par voie de conséquence, pas de transition au
‫׳‬:;sme. L’effondrement du socialisme s'éclaire alors autrement
 1

La figure ouvrière a-t-elle d isp aru ? Est-elle devenue aussi

obsolète que l’est le marxisme socialiste? Je dirai que le mot
«ouvrier», bien loin d'être caduc, exige un renouvellement des
catégories de la c o n s c ie n c e : c ’est un mot qu'on ne peut
appréhender ni en termes de classe ni en termes de mouvement.
Il fut un temps où ce mot signifiait l’hypothèse d’une rencontre
entre les prolétaires et l'histoire, où parler des ouvriers était parler
de l’espoir de cette rencontre et du socialisme. Dans un autre ordre,
!a question ouvrière participait de la conscience sociale et portait
! historicité du social. Ce la est fini.
Qu ‫׳‬est-ce qui a fini ? est la question. Qu'est-ce qui finit avec cette
fin-là ? L’idée socialiste, l’idée marxiste-socialiste, était-ce la figure
ouvrière? Dans ce cas, on pourra dire que la fin de cette idée
entraîne l’effacement de la figure ouvrière, qu’on entre dans des
temps où elle n'a plus cours. Ou dira-t-on que le marxisme socialiste
était une forme spécifique, singulière, et que sa fin ouvre à de
lOuvelles formes ? La question est de savoir si la fin du socialisme
:ntraîne celle de la figure ouvrière. Je soutiens pour ma part la thèse
de la modernité de cette figure et la nécessité d'en donner de
nouveaux termes. Pour les formuler, le premier point est de prêter
attention aux usines et aux ouvriers.
Le second est de comprendre que la péremption du socialisme
marxiste n'est pas seulement la péremption de la figure ouvrière
; lans les termes de classe, c'est la fin d’une intellectualité. S'interroger

245
sur la possibilité d’une nouvelle figure ouvrière exige par conséquent
d’affronter la constitution d’une nouvelle intellectualite apres le
socialisme. C ’est de cela qu il est ici question.
Je vais d’abord avancer ce que j'entends par ouvrier, usine et
usine comme lieu. Puis je développerai, exemples a I appui, avec
l’enquête d’anthropologie ouvrière que j'ai menée avec mes amis
italiens Claudia Pozzana, Sandro Russo et Valerio Romitelli à
Canton en 1989, évoquant en chemin quelques points saillants et
les analyses que je déploie à son sujet. Enfin je préciserai ce que
j’appelle transition l ou contre-transition, dans le cadre général de
l'analyse de ce que l’on nomme l’effondrement du socialisme. Je
terminerai en donnant ma propre identification de I économie.
> O u v rie r
Je dirai d'entrée de jeu que le mot «ouvrier» est un nom en
balance, lesté d’équivoques nombreuses, dont la première est
de transformer un singulier en pluriel. Laisser entendre sous
« ouvrier » les ouvriers permet de passer à une transitivité objectale :
il y a une transitivité entre singulier et pluriel qui constitue
ce dont on parle en objectivité - « le mouvement ouvrier », « le parti
ouvrier», «la conscience ouvrière», « l’État ouvrier». «O uvrier»
peut être contracté en « p ro lé ta ria t» : c est la form ulation
marxiste-léniniste, qui fait de la classe un référent, et qui, en
opérant cette contraction, rend le terme plus flexible que dans
la première acception objectalisante. Le pluriel, «les ouvriers»,
s'entend comme un collectif. Enfin, «les ouvriers» se dit d un
ensemble socio-professionnel, où ceux-ci sont différencies des
employés et sont eux-mêmes subdivisés en ouvriers spécialisés,
‫■ ׳‬uvriers professionnels, ouvriers qualifiés. Pour être complet,
ajoutons l’espace des proches concurrents de ce nom : travailleur,
prolétaire, salarié.
> O u vrie r e t usine
De quoi « ouvrier» est-il le nom ? a été l’objet d’un débat, en
particulier entre 1966 et aujourd'hui, dont un des aspects fut de
onsidérer la question recevable, puis de la juger périmée.
Labsentement du signifiant «ouvrier» en a été la conséquence,
absentement qu’on peut aussi dater des grèves dans l’automobile
en 1983 et 1984, à Citroën-Aulnay, et surtout à Talbot-Poissy, où
on a pu remarquer qu’« immigré » est venu remplacer « ouvrier1 ».
Face à la péremption objectale du terme « les ouvriers », ou du
terme « ouvrier » - qui ici n’a pas de fonction distincte - deux
possibilités, au moins, s ouvraient. L’une consistait à conclure à la
in des ouvriers comme sujets de l'histoire sous la forme de la classe
et de soutenir que le seul mode d’être du mot était la forme sujet,
attachée à la perspective classiste. C e lle -ci étant obsolète, la
forme sujet « les ouvriers » avait donc disparu, thèse qui est celle
du mode parlementaire. L autre voie, qui est la mienne, pose que
la faillite du mot «ouvrier » relève de la conception classiste,
laquelle a ete historiquement dominante, au travers des termes de
« mouvement ouvrier », de « parti de la classe ouvrière », de « classe
ouvrière ».
i - Voir « Peut-on penser la politique en intériorité ? » (p. 105-106).
!47
 A n th ro p o lo g ie o u vriè re
Mes travaux d’anthropologie ouvrière partent de la péremption
de ce signifiant, signe de la fin d une intellectualite, et examinent
la possibilité d’autres champs d’intellectualité du mot « ouvrier ».
Le déploiement de ce mot exige que je fasse état de façon plus
détaillée de mes recherches à ce sujet.
Elles avaient pour enjeu le mot « ouvrier », considéré comme
catégorie, à travers la question : qu'est-ce que les ouvriers pensent
des ouvriers? - question qui ne portait évidemment pas sur les
opinions, ni ne visait à recueillir des considérations sur les
personnes, mais sur la constitution actuelle, au-d elà de la
péremption objectale de la categorie.
En examinant l’hypothèse d’une autre pertinence du mot
« ouvrier »,j’ai conclu à la nécessité de l’examen, en subjectivité et
en intériorité, de ce terme. Le seul moyen de prendre en compte
la péremption de la méthode objectale, structurale et classiste,
c’est-à-dire de prendre en com pte qu'il ne peut y avoir de
constitution en extériorité du mot « ouvrier », est d applïquei
strictement l'énoncé : la pensée est rapport du réel, et d'interroge!
les ouvriers sur ce qu'ils pensent des ouvriers. S il y a peremptior
de la démarche structurale, la seule voie, quant à la possibilité ds
développer une autre assignation au mot « ouvrier », à condition dr
le découvrir, est l’application de deux énoncés. Le premier : les gen
pensent, les ouvriers pensent ; le second : la pensée est rapport di.
réel C e s deux énoncés permettent d'accéder à ce que pensent
les ouvriers des ouvriers, dans des termes dont on va s’apercevoi,
qu’ils convoquent l'usine comme lieu.
Les résultats sont les suivants. La péremption de !’intellectualite
classiste du mot «ouvrier» se confirme, en même temps que s ‫׳‬.
248
précise le protocole de cette péremption : « ouvrier » apparaît, dans
I enquête, comme un élément circulant entre l’usine et ce qui est
désigné comme étant hors I usine et qui sera nommé « la société ».
C est cette circulation qui apparaît comme le protocole de
péremption de I identité classiste. Un double mouvement va être
, onstaté : d'une part, une séparation, une dissociation, des termes
" ouvrier» et« usine» au profit d’un rapprochement, d’une connexité
•os termes « ouvrier» et « société ». Et d’autre part, on observera
en France, chaque fois que ce rapprochement est effectué, la
substitution d’« immigré » à « ouvrier ».
Deux lectures sont possibles :
1. Si le terme «ouvrier», dans son voisinage avec celui de
« société », se dissout au profit d « immigré », il faut faire la supposition
de la fragilité du mot « ouvrier » face à celui de « société ».
2 . Il faut en conclure - et soutenir - que le mot «ouvrier» a
comme seul espace de consistance l’usine elle-même, et que
ite tentative d extension hors de l’usine entraîne une dissolution
du mot. Dans les deux cas, on est renvoyé à une investigation sur
la notion d usine, elle-même interrogée par le mot «ouvrier».
1 ravailler sur le nom d’ouvrier ouvre nécessairement à un travail
sur celui d usine. « Usine » et « ouvrier » sont en doublet. L’examen
cie I un entraîne l’examen de l’autre.
- L'usine e st une catégorie ré ce n te (Shanghai, 1966)
Ch e z Lénine I usine n est pas une catégorie significative, alors
que le terme d ouvrier est central dans cette pensée. Lénine
parle de firmes, de grandes concentrations industrielles, mais il
y a pas chez lui de problématique singulière de l’usine. Si elle
249
est un lieu pour Lénine, ce sera le lieu de la grève avec la typologie
que l’on connaît de la grève économique, de la grève politique,
de la grève insurrectionnelle, qui d’ailleurs n’a pas l'usine comme
lieu, mais le site urbain. La grève oscille entre la lutte contre le taux
d’exploitation, c’est la grève économique, et la lutte contre I Etat
c’est la grève insurrectionnelle.
Mais, ni dans le léninisme, ni dans le bolchevisme, il n'y a de
problématique de l’usine en tant que telle, ce qui pèsera très
lourdement sur l’avenir puisque l’usine va devenir un lieu de
l’État et les ouvriers, des ouvriers d État.
L’usine est une catégorie de pensée récente. Je la date
explicitement du surgissement de la phase ouvrière de la Révolution
culturelle en Chine, c'est-à-dire des événements de Shanghai de
1966 à 1968. Q uant au déploiement historique de cette catégorie,
il peut être repéré en Italie de 1968 à !970, à la Fiat de Turin et à
l’Alfa Romeo de Milan, en France, par la phase des révoltes
ouvrières de 1968 à 1975, et enfin dans la Pologne de Solidarnosc,
du printemps 1980 au coup d'État de décembre 1981.
C e que ces situations et ces phases ont en partage, malgré
leur extrême diversité, c’est que la place de I État dans I usine a
été discutée par les ouvriers eux-mêmes et à l’usine même. Si on
comprend bien que tel est directement le cas en Chin e et en
Pologne, tous deux pays à économie et à État socialistes, on
peut énoncer cette thèse à propos de la France et de l’Italie sans
paradoxe. En effet, dans ces deux derniers cas, l’Etat et sa
question se situaient au centre des rapports très antagoniques entre
les nouvelles formes de la mobilisation ouvrière ou de lactior
ouvrière et les structures syndicales et politiques ouvrière:
institutionnelles et para-étatiques incarnées par le P C F et la
C G T en France, le P C I et la C G IL en Italie.
250
Avec ces événements apparaît une configuration idéologique
et politique mondiale dont « usine » va être le terme, qui vise a défaire
!inscription étatique de la figure ouvrière, directement établie
dans le socialisme, indirectement établie, mais effectuée par la
médiation du syndicalisme classiste, dans les autres pays cités.
En Chin e et en Pologne, on a les combinats, qui intègrent l'usine,
f école, la coopérative, la crèche. En Italie et en France, on a la
problématique de la firme, liée à la marchandise et au capital,
mais avec présence des syndicats dont la problématique est
étatisation. L inscription étatique de la figure ouvrière et la tentative
Je la subvertir, dans une configuration idéologique et politique
mondiale, montrent que I usine est, contrairement à la conception
‫־‬économique et marxiste, une categorie en subjectivité et en
nteliectualité. Dans la séquence et sa configuration mondiale, il
s'avère que le cadre économique (qui réfléchit l’usine comme lieu
d appropriation du surtravail) ou le cadre étatique (qui réfléchit la
production industrielle comme étant de l'ordre de l'État ou de l'ordre
lu marche) sont inopérants. L usine comme catégorie récente
st ainsi ce qui rompt avec I etatisme et l'économisme, qui sont des
démarches objectivantes. La rupture avec l'étatisme a pour effet
.ne procédure de subjectivation où la catégorie d ’usine apparaît.
Soutenir que la catégorie d'usine est récente revient à poser
qu elle supporte une nouvelle connexion au mot « ouvrier ». La crise
de la vision classiste est celle de l'espace classe ouvrière - État
de classe, défini par la propriété des moyens de production ; l’État
socialiste étant celui de la propriété collective et l’État capitaliste
. elui de la propriété privée.
Historicisons un peu la démarche. À la mort de Staline,
étatisation et l'objectivation sont à leur comble. Les États
251
socialistes déclarent incarner le socialisme ; on est dans une
problématique générale de l'incarnation, qui est la forme extrême
de la thèse de la fusion complète du subjectif et de l’objectif. De
même, dans une autre situation, le P C F déclare non seulement
qu’il est le « parti » de la classe ouvrière, mais que la classe
o u v riè re est le p arti. L'é tu d e du sta lin ism e m ontre que
l'hyperdialectisation de l'objectif et du subjectif dédialectise
cette dialectique même. C'est bien ce qu’avaient compris Sartre,
dans sa Critique de la raison dialectique23*
, et la phénoménologie
française en créant une autre dialectique, puisque la dialectique
du parti et de la classe était en voie de dédialectisation complète.
Un pseudo-léninisme avaïttriomphé parce que à la classe comme
figure de l’ouvrier s'était substituée la classe comme figure de l'Etat
Pseudo-léninisme : l’authentique léninisme avait produit, hors de
la dialectique entre la conscience et les conditions matérielles
(qui, chez Marx, fondait le matérialisme comme détermination
de la conscience par les conditions matérielles), une dialectique
entre les formes de conscience et l’Etat, I opposition radicale à
l'existence de l'État étant le critère de la conscience révolutionnaire
de classe5.
Dans le mouvement communiste international allait s ouvrir
un débat sur la question de savoir si ce qui était en cause était
une dédialectisation ou une désubjectivation. L’hypothèse de
Mao Tsé-toung, qui, on le sait, a toujours été très réservé sur
2 - Il faut noter que Sartre condamne le collectif en tant que sénalité inerte au
profit du groupe —en fusion.
3 - Voir « Le parti, entité dialectique ? » dans « Notes de travail sur le post-léninisme»
(p. 79 et suiv.).
252
Staline, a été de tenter une redialectisation au travers d ’une
nouvelle théorie des contradictions (antagoniques et au sein du
peuple, ces dernières ne se traitant pas par )’antagonisme) et
d’une théorie de la pratique, en instituant un nouveau sujet, « les
masses », lesquelles sont une catégorie postclassiste.
La commune ouvrière de Shanghai, en 1966, opère, elle, une
dédialectisation. Cette dédialectisation consiste à distinguer,
une seconde fois apres les Soviets, les masses ouvrières de
I Etat et du parti, et à rompre l’expressivité entre ces termes. Et,
en mettant en évidence le caractère sous condition de la classe
du parti et de l'État, en en montrant le caractère aléatoire, la
commune de Shanghai parvient à objectiver le parti et l'État - alors
que le stalinism e proposait faussem ent de les subjectiver.
Lexpérience de 1966 à Shanghai a une importance extrême : elle
propose dans les faits la fin de la dialectique de l'objectif et du
subjectif, par annulation du terme d’État, elle invente un nouveau
protocole, certes classiste et ouvrier, mais strictement subjectif,
en présentant un ensemble d éno ncés dont le principal est:
compter sur ses propres forces, et s’y déploie une catégorie inédite
de l'usine. Les textes de l'usine de machines-outils de Shanghai
proposent des universités ouvrières, la réduction du droit
bourgeois, la limitation de la division entre travail manuel et
intellectuel et fondam entalem ent la fin de la politique des
cadres, qui, en fait, est la politique du parti communiste à l’usine,
et le mode d ‫׳‬être étatique de l'usine. Il faut prendre la mesure
de ce geste qui consiste à porter atteinte aux cadres dans
I usine socialiste : il est com parable à celui consistant à mettre
en cause la contradiction capital/travail dans une usine capitaliste.
253
 Les lieux
Shanghai proposait de mettre fin à la dialectique de I objectif
et du subjectif et d ’installer è sa place des procedures de
subjectivation contenues principalement dans I emergence de
l’usine comme catégorie, c’est-à-dire comme lieu politique. L’usine
comme lieu politique est le lieu dédialectisé. Le lieu politique est
un lieu non dialectisé, qui n’est plus celui du temps, des cadences,
dans lequel joue la dialectique de la conscience, du travail et du
capital, ni le lieu de l’État, celui d’une dialectique où l’objectif prescrit
le su b je ctif et où le caractère so cialiste de I État, comme
objectivation, prescrit ce qu’il en est de la figure ouvrière.
La problématique du lieu politique est une problématique du
lieu sp é c ifié , c ’e st-à -d ire d é d ia le c tise , en ce ci que toute
problématique dialectïsante du lieu, convoquant I Etat, conduit à
une dénégation du terme «ouvrier» et de I énoncé les gens
pensent, qui est l’assise de ce que j ’appelle la figure, ou la
subjectivité, ouvrière. Cette problématique du lieu est spécifique.
L’usine comme lieu politique se présente comme la tension de la
modernité. Le lieu politique s’oppose au lieu du temps, celui du
capital, et au lieu de l’État, du socialisme. Cette problématique du
lieu, qui a pour centre l'usine comme lieu politique, s oppose a une
problém atique dialectïsante du lieu en ceci q u e lle est une
problématique de subjectivité : seule a même d assumer I énoncé
les ouvriers pensent.
Il est nécessaire de remarquer que seule la problématique de
subjectivité peut assurer I hypothèse d une capacité politique
ouvrière. Tout énoncé, en regard de la politique, qui n est pas un
énoncé subjectivé, mais dialectisé, a comme prédicat la capacité
254
étatique, ou étatico-syndicaliste, ou étatico-partidaire. Aujourd’hui,
emergence de I usine reste a I état de question : peut-on parler
‫ ׳ ׳‬un® capacité ouvrière dans un autre registre que celui du parti,
de I Etat, de la classe, et dans une autre tonalité que celle d’un
optimisme ouvriériste ou, à l’autre extrême, d’un misérabilisme ?
De la thèse de I usine comme lieu spécifique se dégagent les
trois points suivants :
1. Il y a errance puis absentement du mot « ouvrier » s’il n’est
as articule a la categorie d usine. Lorsqu’il y a voisinage d ‫ «׳‬ouvrier»
‫■■׳‬t de « société », le terme d’ouvrier s’absente, en France au profit
o « immigré ». Et si « ouvrier » est compris en connexion avec l’État
- J le parti, autre exemple de la séparation entre «ouvrier» et
" ,-·sine», il se produit une déréalisation du mot et son errance.
Il est établi que si «ouvrier» n’a de sens qu’en relation avec
" 1-·sine» il ne sera répondu à la question : qu'est-ce que les ouvriers
pensent des ouvriers ? que s’il est répondu à la question : qu'est-ce
que /es ouvriers pensent des ouvriers et de l'u sin e? Question
•3nt la formulation précisé est: qu est-ce que les ouvriers pensent
des ouvriers à l'usine ? Seule cette dernière formulation rompt le
caractère circulant du mot « ouvrier», y compris à l'égard du mot
« usine ». « Les ouvriers et l'usine » est encore un énoncé où le terme
« ouvrier » est circulant. La formule « I ouvrier g I usine » commence
a briser cette circulation.
Il y a donc émergence de l’usine comme catégorie et comme
heu. Issue des expériences relatée plus haut, on-peut dire l'usine
une catégorie récente. L’usine comme lieu et comme catégorie n’est
évidemment pas la spatialisation, laquelle donne la formule «les
ouvriers sont à l'usine», topologie descriptive, où l’usine est
simplement une localisation des ouvriers. Dans ce cas, l’usine n'est
plus une catégorie, et le caractère circulant d’ouvriers est maintenu.
255
 2. A l'usine il y a l’ouvrier. Il ne faut pas entendre par la que
l’usine est le lieu de l’ouvrier. «U sine» et «ouvrier» sont une
configuration du réel. La conjonction des deux termes est d une
grande importance en ce qu elle met a distance les termes de
société, d’État et de parti et empêche leur dialectisation.
3. L’usine comme lieu est la categorie de 1usine quand son
rapport à ouvrier est dédialectisé.
Faisons un détour par la question du collectif ouvrier telle que
la pose Marx, qui ne l’articule pas avec ce j ’appelle l’usine mais
avec l’extorsion du surtravail - chez Marx, I usine n existe pas, mais
le machinisme de la grande industrie, la fabrique et la manufacture.
Selon la section IV du livre I du C a p it a l le collectif ouvrier est
fondé non pas sur le travail, ni sur la communauté du travail
ouvrier, mais sur le travail réglé par le temps, lequel articule le travail
au capital et qui est ce par quoi l’extorsion du surtravail s'effectue.
Le collectif est donc la condition de possibilité du surtravail. En
second lieu, le collectif ouvrier existe comme abstraction, et a
supposer que celle-ci devienne concrète, sa loi de déploiement
sera la lutte des classes. L’analyse de la Commune de Paris, si elle
illustre la lutte des classes et la dictature du prolétariat, ne vient,
en aucune manière, affecter I usine. C e sont les rapports de
production qui fondent l’espace du travail, sa dimension collective
et le reversem ent du collectif dans l’histoire de la lutte des
classes. Il crée un sujet subjectif (le rôle du collectif dans la lutte
des classes) et objectif (dans le collectif comme force de travail).
«O uvrier» est donc à la fois abstrait et concret. Il est objectif
puisqu’il est lié à la force de travail et subjectif dans la figure de
la classe ém ancipatrice et antidespotique. Il est un collectif
abstrait, parce que, dans le capital, la categorie du temps est ce
par quoi on va passer de la problématique apparente du salaire
n celle de la plus-value.
Q ue ce sujet soit concret va permettre sans doute au X X e siècle
de résorber la dimension de classe émancipatrice dans ce qui
s appellera le social. C e ne sera plus la classe comme moteur de
I histoire des sociétés, mais la classe comme élément de l’histoire
du social. La société elle-même cessera d’être représentée comme
société politique et vectrice de la révolution, où les classes qui la
composent sont entendues dans une dynamique historique qui est
celle de la lutte des classes et de la révolution. La dynamique
historique cédera la place à des situations sociales, dont s'absentera
toute connexion avec le «mouvement de l’histoire», situations
)dales qui seront présentées comme devant non pas être changées,
mais être résolues. O n est donc passé d’une pensée historique, où
la révolution est essentielle, à une pensée programmatique, dont
le parti et le syndicat deviennent les référents. Le collectif change
alors de fonction et prend un autre sens, celui attaché à la capacité
1‫׳‬cale, à un traitement programmatique d’une situation.
Il n'y a aucun moyen d’inférer de Marx que l’usine soit un lieu.
- C onclusions e t propositions
Les mises en cause de la dialectique de l’objectif et du subjectif
par les situations ouvrières d'usine, à Shanghai de 1966 à 1968, en
Italie de 1968 à 1970, en France de 1968 à 1975, en Pologne en 1980
et !981, entraînent donc la destitution du collectif ouvrier, de la classe
ouvrière, du prolétariat, même si les désignations informelles de type
post-68, prorogent I hypothèse par les thèmes des ouvriers combatifs,
de ! avant-garde, des ouvriers conscients. Ces énoncés sont marqués
257
par la thèse : il y a des ouvriers. L'énoncé il y a des ouvriers, ou encore
à l'usine il y a des ouvriers, réduit l’usine à la simple spatialisatior
et à une désignation formelle et extérieure de la scene du collectif.
La notion de collectif est antinomique à la catégorie politique
d’usine.
La proposition qui est la mienne : à l'usine il y a l'ouvrier, qui rompt
avec le collectif, ne cède pas sur le nom d’ouvrier au profit de
«travailleur» ou de «salarié», et enfin, assume la question du non
simple d’ouvrier.
A l’usine il y a l’ouvrier est la formulation postclassiste, c est-à-dir!
non économiste et non collective, d’une figure ouvrière qui s’avèn
contemporaine, moderne et coextensive a la categorie d usine.
Elle est marquée par l’émergence de l’usine comme lieu, à traver
des situations et des séquences investies par des révoltes contre
l’usine comme lieu de l’État, ou contre l’usine comme lieu du temps.
À ce point, dans la problématique de l’usine comme lieu,
on entend « lieu », dans la perspective de la dédialectisation, comme
lieu politique. Mais aussi comme lieu de l'Etat : dans le socialisme
et dans le syndicalisme capitaliste qui propose une grille étatique
oscillant entre nationalisation et socialisme, et qui est un systèm
idéologiquement dominant Et enfin comme lieu du temps. J y reviens.
C e qui identifie l'usine dans le capitalisme parlementaire, et
plus précisément dans le mode parlementaire, est qu elle y e!
lieu du temps (temps étant ici entendu au sens de Marx comm
ce qui articule le travail au capital). L’usine se donne alors un lieu
où le compte du travail est toujours conflictuel, y compris quano
il y a des licenciements ; est conflictuel aussi le compte du terri!:
passé à l’usine durant une vie ouvrière. Le travail n est, cependant,
qu'un des termes de la question du temps ; il ne l’incarne pas à
lui seul. L’autre terme de la question du temps est le capital, sf .
258
mécanismes et ses processus, plus souvent dénommé aujourd’hui
« économie de marché ».
L emergence recente de la catégorie d’usine nous a conduits
è la nécessité de la dédialectiser, à prendre note de la péremption
du collectif, et a proposer la notion de lieu. C e parcours peut se
ramasser en deux propositions.
1. L'usine comme lieu politique est une rupture, eu égard à l’usine
comme lieu de I Etat et lieu du temps. Secondement : à l'usine il
y a i ouvrier. La multiplicité des lieux de l’usine comme lieu, ou
autrement dit la multiplicité qui identifie l’usine comme lieu
(m ultiplicité de I Etat, du temps, du lieu politique), est une
multiplicité où le lieu est soit en intériorité (lieu politique), soit en
extériorité (lieu de I État et lieu du temps). Il ne s'agit pas
d identification objectale, ni à propos de lieu du temps, ni à
propos de lieu de I État. O n n est pas ici dans l'économie politique.
L usine com m e lieu et à l usine il y a l'ouvrier, com binés au
déploiement historique de la catégorie d’usine, sont mes catégories.
Pour que le terme d’ouvrier soit consistant, il doit être référé
a !usine. L usine devient alors une catégorie et son mode de
catégorisation est l'usine comme lieu.
Il y a présence de l'usine dans le mode parlementaire : comme
lieu du temps ; il faut donc accorder une consistance subjective
dans ce mode à l’usine comme catégorie. On nommera les tentatives
de transgression, de déni et d’affrontement de l’usine comme lieu
du temps : faire de l’usine un lieu politique. Mais tout cela signifie
!a nécessité de I enquête. C'est seulement à partir de l’enquête
ouvrière que quelque propos est en état d’être tenu. C'est pourquoi
:6 vais maintenant présenter les travaux de l’enquête menée en mars
et avril 1989 dans deux usines de Canton.
259
 2 qu est-ce que les ouvriers disent sur l’existence ou la non-existence,
L e s ouvriers de C a n to n ,
entre l’usine com m e lieu de l’État
et l’usine com m e lieu de l’argent
La crise du socialisme - e t I in tro du ctio n d élém ents d économie
de m arché dans les anciens pays socialistes - p e rm e t de pousser
plus loin l'investigation.
Les travaux de l’enquête menée en mars e t avril 1989 dans deux
usines de C a n to n m 'o n t perm is de m e ttre en é vid e n ce q u e dans
le socialism e l’usine est le lieu de I État. Le th e m e qui a p p a ra ît le
plus souvent dans c e tte enquête, e t d o n t le b u t est d isoler ce que
p e n se n t les ou vriers des ouvriers, est le suivant : « les ou vriers ne
p e n s e n t qu 'à gagner d e l’a rg e n t» - « C e s o n t s e u le m e n t des
ouvriers, ils ne p e n se n t pas à a u tre c h o s e !» . C e p o in t est une
cara cté ristiqu e du m om e nt de l’e n q u ê te où règne Deng Xiaoping.
A u tre ré p o n s e : « A v a n t ce n’é ta it pas la m êm e é p o q u e , d it un
ou vrier, les o u vriers ne pe nsa ien t pas à gagner de I argent.» Il est
aussi affirmé que dans une autre période, qualifiée de « progressiste
e t révolutionnaire », référence aux années 1950, « on était fiers d être
o u vrie rs p a rce q u ’on b é n é fic ia it d ’une co n sid é ra tio n sociale ».
L’e n q u ê te m enée à C a n to n avait de ux o b je c tifs : d une part,
une e n qu ête sur les form es de conscience des ouvriers et, d autre
part, une in vestigation sur ce q u ’il en é ta it de I usine en C hine. La
re ch e rch e p a rta it d ’un én on cé spé cifiqu e : tes gens pensent, e t se
pro p o sa it d 'id e n tifie r les catégories d ’o u vrier e t d ’usine. L’enquête
à C a n to n é ta it organisée a u to u r de la q u e stio n : « Q u est-ce que
les o u vrie rs chinois d is e n t des o u vrie rs ch in o is? » - c’e st-à -d ire :
260
a leurs yeux, de I usine et de I ouvrier ? - et d'autres questions telles
que : « A votre avis quels sont les points que les ouvriers de l’usine
ont en co m m u n ?»; « Q u e signifie aujourd’hui être ouvrier en
Chine ? » ; mais aussi : « Qu'est ‫־‬ce que devrait mettre en évidence
une enquête sur les ouvriers aujourd’h u i? ».
L enquête s’est tenue à la Guangzhou Heavy Machinery Plant
,,GHMP) et Peugeot-Canton (Guangzhou Peugeot Automobile
-‫ ״‬orporation, G P A C ). Elle n’a été possible que parce qu’on était
dans une pério d e dite d'ouverture où allaient de pair une
/alorisation de I argent, du marché, et celle des rapports nouveaux
avec I étranger, peu après la politique de réforme de Deng
Xiaoping. La conjoncture de l’enquête se situe, chronologiquement
entre la mort de Hu Yaobang 4 et les événements de la place
Tien’anmen. Les propos ouvriers de Canton ont été tenus quelques
sem aines avant l’écrasem ent de la révolte étud iante et à
2 2 0 0 kilomètres de Pékin. La conjoncture est marquée par les
décisions du gouvernement et de l’État, les tendances et les
grands choix en cours. Elle est celle de l'État.
L'enquête de Canton a révélé un profil singulier de l'usine
comme lieu : l’usine comme lieu de l'argent. L’argent, ici, est un
énoncé en conscience et une représentation. C e n’est pas la
description de la réalité objectale. C'est aussi, à mon sens, une
categorie précaire dans une conjoncture elle-même très précaire :
■
celle que je vais appeler la transition 7, ou contre-transition, et qui
fera l'objet de mon dernier développement. L’argent dont tout le
4 - Ancien secrétaire général du Parti com muniste chinois (1980-1987) dont la
mort, en 1989, provoque des manifestations d’étudiants et d’ouvriers à Pékin.
261
monde parlait à Canton en 1989 n’est pas, et de loin, un équivalent
général. Une partie très importante des besoins sociaux ne sont
pas monétarisés. L'argent apparaît comme la principale référence
de ce qui est nouveau, de ce qui est en mouvement et peut-être,
à ce titre, de ce qui est considéré comme ayant de l’avenir.
« L’argent a succédé à la lutte des classes » : cet énoncé ne peui
pas simplement s’entendre comme le passage de la révolution à
la marchandise, mais bien davantage comme le passage d une
dynamique sociale à une autre.
Les ouvriers chinois n’indiquent pas quelle est la dynamique
portée par l'argent, mais ils l’indiquent comme une dynamique. Je
dirai : une dynamique non identifiée, et plus encore comme une
dynamique « obscure », en prenant cette épithète au sens où je
l’entends dans l’expression «la politique obscure» quand je
l’oppose à « l’histoire claire5». À Canton, I histoire était présente
dans la forme d’une conjoncture d’État, marquée elle-même par
les réformes et ce que j’appelle la transition 7 (disons provisoirement
que ce que j’appelle ainsi a trait à l’économie de marché) tandis
que l’argent spécifie l’usine comme lieu. Il y avait à Canton une
dynamique obscure dans laquelle l’argent spécifiait I usine comm-
lieu et où la transition 1 caractérisait la conjoncture de l'État.
Voyons maintenant les points de I enquête.
C e qui était dit en 1989 l’était toujours par comparaison et
opposition à la période de la Révolution culturelle. Tous le
propos des ouvriers opposent l'avant et I après, que je propos
d’identifier comme « les deux époques », ou d’un côté les réforme
5 - Voir « Lénine et le temps », (p. 223-224).
262
i Je 1epoque actuelle) et de l'autre « la grande marmite et le bol
ue fer ». « La grande marmite » désigne l’État et « le bol de fer » le
caractère protégé de I ouvrier d’État. « La grande marmite » : l’État,
alors, finançait les investissements, payait les ouvriers et les
1 adres, assurait !’approvisionnement en énergie, en matières
premières. «Le bol de fe r»: c’était la garantie dont jouissait
l’ouvrier d'Etat, on ne pouvait le licencier, il était « ouvrier fixe »,
‫״‬a situation lui était assurée à vie, ainsi qu'a sa famille; quand il
partait a la retraite, quelqu'un de sa proche famille était embauché
à sa place. A ujourd’hui en C h in e est instauré le système du
salaire aux pièces. Celui-ci permet de contourner la question
des licenciements. En effet, s'il n'y a pas de travail, l’ouvrier ne gagne
rien ou peu, mais sans être licencié.
L’introduction du salaire aux pièces permet, non seulement de
ne pas payer les ouvriers quand il n'y a pas de travail (de précariser,
de mercantiliser leur statut), mais également entraîne les ouvriers
à souhaiter la réduction de leur nombre afin que la charge de travail
oit plus importante pour chacun. C e système encourage la
réduction du nombre d’ouvriers et donc pousse à la mutation. Dans
‫׳‬--‫׳‬-■cas, le travail anciennement fait par cet ouvrier écarté, sera réparti
entre les autres, augmentant leur salaire.
Si la période anterieure, avant les réformes, se caractérise
‫ ׳‬omme celle ou, selon la formule d’un ouvrier, « la production
‫ ׳‬.;pendait des ouvriers », la situation actuelle n’est cependant pas
celle du capitalisme. Si les rapports de production sont transformés
» ir les nouveaux rapports de travail et de salaire, la propriété des
moyens de production reste dans l’état antérieur. La réforme
n’introduit pas de transformation dans la propriété des moyens
de production tout en même temps quelle introduit - et c’est un
. ‫) ׳׳‬uleversement considérable - l'argent comme référent majeur.
263
Si bien qu’aux questions portant sur 1identification du mo
« ouvrier » on répond : ou en le référant au salaire (c est « gagner
sa vie ») ; ou en le référant à la domination de l'argent dans I usine
(«Q u ’en sera-t-il alors du statut protégé des ouvriers d ’Etat?»)
ou encore en évoquant la consideration sociale diminuée dont
pâtissent les ouvriers a l’époque de 1argent. « O uvrier » n est pas
un nom simple, il recouvre soit le fait de « gagner sa vie », soit l’état
de «travailleur», soit la protection socialiste de l’ouvrier d’Etat.
Mais le paradigme général reste le travail et la production. La
production est présentée comme ce a partir de quoi on evalu
toute chose : la production peut être dite l’évaluateur général. C
est donc toujours dans le modèle socialiste. Les catégories sont
celles du travail et de la production, que la politique de réforme ‫־‬
articule dans les formules: «Plus on travaille, plus on gagne»
(principe du salaire aux pièces) et « Développer la production et
la moderniser sont des objectifs nationaux ».
Le paradigme travail et production s oppose à une période de
politique plus intense dont le référent était la Révolution culturelle.
Notons enfin que l'arrêt de la production durant la Révolution
culturelle nous sera souvent évoque, mais dans le registre c ·
souvenir personnel, et non dans celui des anathemes officiels de
la période de Deng où cette révolution est présentée comme
cause du retard industriel, technique et scientifique de la Chine.
C e s premiers points de l’enquête permettent d’entendre
pleinement les propos d’ouvriers suivants :
-« Auparavant il y avait la marmite de fer ; on ne pouvait pas
licencier ou chasser un ouvrier. Maintenant on peut le faire. »
· « J e ne sais pas comment étaient les ouvriers avant I
années quatre-vingt. Après la réforme, c’est différent, sûrement,
je préfère travailler aujourd hui. Avant on travaillait avec le système
264
de la "grande marmite", aujourd’hui, avec le salaire aux pièces, c'est
beaucoup mieux. »
•«A vant la réforme il n’y avait pas le salaire aux pièces, mais
apres, plus on travaille, plus on gagne, et les ouvriers peuvent
décider de certaines choses par eux-mêmes. Mais aujourd'hui les
ouvriers gagnent moins qu’il y a quelque temps, puisqu'il y a plus
de restriction sur la quantité de la production. Il n’y a pas assez
ûe travail, donc finalement il n y a pas de grandes différences de
salaire entre avant et aujourd’hui. »
■ «Auparavant les usines se basaient sur les ouvriers, parce
que la production dépendait des ouvriers. Il n’existait pas l'idée de
’’patron”. Mais pour le moment, avec le forfait, l’entrepreneur est à
!>‫׳ ־‬u orès comme le patron.»
: «La différence est que maintenant il y a la concurrence,
auparavant non.»
•« Lopinion publique pense qu être ouvrier ce n’est pas très
bien, principalement pour des raisons économiques. Quand il y avait
le président Mao, notre position était tenue en haute considération.
Api es !ouverture, les gens qui font du petit commerce se sont
enrichis. Les problèmes d'aujourd’hui relèvent surtout de questions
économiques. »
:<Autrefois, beaucoup de monde voulait être ouvrier, parce
‫■־‬
q^e I on gagnait plus que les autres. Maintenant les autres gagnent
plus, alors les ouvriers ne sont pas respectés par les autres. »
• t Dans les années cinquante, en tant qu’ouvriers on était très
fiers, on avait une place sociale haute. Ce la a changé dans les
années quatre-vingt. Les jeunes ne veulent plus travailler comme
ouvi iers, mais comme cadres ; les places sociales sont différentes. »
■« La différence entre ouvriers et cadres est très grande pour
ce qui est des logements et des primes. Les cadres ont plus de
265
primes et ont les meilleurs logements. Les cadres ont du pouvoir.
La différence entre les cadres et les ouvriers est plus grande
aujourd'hui que dans les années soixante.»
Sur ce premier pan de résultats, je dirai ceci. Sans licencier les
ouvriers, sans mettre fin à !’usine socialiste, il s opère une
délocalisation de l’usine comme lieu de l'État, par !intermédiaire
du salaire aux pièces, par la division de l’usine en succursales, par
l’élection d’un directeur qui fonctionne au bénéfice par un forfait
qui l’y engage ; pour autant nous ne sommes pas dans l’économie
capitaliste : l’argent n’est pas ici significatif de la marchandise et du
capital industriel. En effet, la place de I argent n y dénoté pas le
capitalisme : l’argent apparaît comme un principe de fluidité et de
flexibilité dans la production face à la rigidité de la planification, de
la centralisation et de I étatisation de la production ; en meme temps,
l’argent est une catégorie subjectivable par les ouvriers alors que
les objectifs du plan ne les mobilisent pas ; I argent est ce par quoi
les ouvriers adhèrent de nouveau a I usine et travaillent davantage.
L'usine de Canton n'est pas le lieu du temps ; le salaire aux pièces
ne transforme pas l'usine. L argent n est pas le signe de la presence
du capitalisme, c’est une singularité du socialisme ; il n y a pas de
propriété privée du capital industriel, ni de libre propriété privée
du capital industriel, ni de libre accès à lui ; il n’y a pas de marché
financier, ni d’articulation au marché mondial ou d’articulation au
capitalisme mondial. O n n est pas non plus dans le schéma ou il )
aurait une infrastructure déjà capitaliste et une superstructure
encore socialiste, mais dans une singularité que je nomme le
socialism e du d ern ier q uart du XXe siècle, qui consiste er
l’introduction au sein du socialisme de 1argent comme singularité
socialiste ; c’est l’hypothèse majeure de ce que j’appelle la transition
266
Après avoir rapidement indiqué les propos des ouvriers sur
la transition 7 quant à I aspect que j ’ai nommé les deux époques,
'‫ ״׳‬vais aborder la représentation de la transition à travers la
question de l’argent et de la Révolution culturelle.
Je dois pour cela développer quelques éléments : la distinction
des deux périodes, quant à la question du travail volontaire et de
la rémunération ; les deux époques, quant à la vision de la politique
et quant au sentiment national.
Les propos des ouvriers distinguent très nettement l’époque
' ù Ie travail à l’usine est sous l’égide de la politique et de la lutte
des classes (période de la Révolution culturelle) et celle où l’usine
·st le lieu de I argent. Cette distinction se concentre dans les
énoncés ouvriers portant sur l’époque où existait le travail sans
rémunération et celle du salaire aux pièces, dont le principe est
. e travailler pour « gagner sa vie ». Voici deux exemples :
•« A la fin des années cinquante, on a fait beaucoup de travail
volontaire sans aucune rémunération. »
* « [La politique a été particulièrement importante] à l’époque
ae la chute de Lin Biao. O n faisait des réunions pour critiquer Lin
B;ao. Durant cette période, on étudiait les oeuvres de Mao
: sé-toung. Notre pensée était pure. À ce moment-là, on pouvait
travailler douze heures sans interruption, sans rémunération.
C était à cause du milieu politique. Maintenant on pense beaucoup
à la rémunération. O n travaille pour le succès du pays. »
Le travail volontaire sans rémunération était une situation
antinomique à celle du salaire aux pièces. (I y avait de fortes
contraintes ; si on ne faisait pas le travail volontaire, on recevait
une «étiq uette», une étiquette de droitier qui vous suivait
longtemps et dont les conséquences étaient importantes. Il faut
souligner aussi qu'on ne trouvait de travail qu’à condition d’avoir
267
été à la campagne. Les jeunes gens y étaient envoyés dans le cadre
du programme de soutien aux paysans pauvres, non seulement
ceux qu’on a appelés les jeunes lettres mais toute la jeunesse
urbaine devrait, après I école, transiter par la campagne avant de
revenir à la ville. Et cela dans la perspective de parvenir à la
réduction de la contradiction entre ville et campagne.
Cette mesure n’avait aucune efficacité productive ni ne présentait
de rationalité économique ; on ne peut donc l’expliquer de façon
économique par !envoi dune main-deeuvre gratuite. C était une
décision d’ordre politique, incontestablement autoritaire et volontariste,
qui avait différentes dimensions. L’une d’elles était de créer des unités
d’État à la campagne, les fermes d’État, sans, toutefois, y contraindre
les paysans. C ’était donc un mouvement opposé à la collectivisation
forcée. Certes, il y avait eu le mouvement des communes populaires,
mouvement considérable où les communes n’étaient pas des
organisations d’État. Il y avait une logique paysanne propre à la
commune, logique engagée dans le socialisme. Au contraire, les
jeunes partis à la campagne étaient dans des fermes d État.
L’autre d im ensio n est que ce m ouvem ent prolongeait
institutionnellement le mouvement des gardes rouges, tout en le.
détournant de ce qui avait été son espace de cristallisation, le.:,
écoles, les universités et les centres politiques des villes ; de
même ils le détournaient des usines, usines qui avaient marqu!
la première phase de la Révolution culturelle, phase alors clôturée.
Dès la mort de Mao, le mouvement a été progressivement
arrêté. Il n’avaib contrairement à ce qui a été dit, nullement pris la
forme de déportation. S ’il faut le comparer, on peut I assimiler a un
service civil obligatoire. Les jeunes étaient payés et ne s’identifiaient
nullement aux paysans. En Chine, beaucoup plus de trois ans sont
nécessaires pour devenir paysan.
268
Dans certaines périodes aiguës de la Révolution culturelle, la
production s arrête. Les ouvriers viennent à l’usine mais ne
travaillent pas ; il y aura des réunions dans l’usine, soit pendant
le temps de travail, puis après le temps de travail, sous le mot
d’ordre : « faire la révolution et stimuler la production ».
Chaque ouvrier de plus de 35 ans a été partie prenante de
la Révolution culturelle et s’est trouvé pris dans une faction. Les
deux principales de Canton étaient Vent d’Est et Drapeau rouge,
et toutes deux se fixaient pour objectif de défendre les acquis du
socialisme et d’obéir au président Mao.
A ujourd’hui, on caractérise les choses ainsi: «G agner de
!argent est devenu une tâche patriotique», qui concerne le
développement du pays; c’est l’antinomie exacte des années
soixante-dix ou la tâche patriotique était la révolution et la
production. Il y a opposition entre la politique des années rouges
;; le développement de la Chine, thème dominant depuis la
chute de la Bande des quatre. C e thème est une figure clé de la
politique de Deng depuis son arrivée au pouvoir: il faut mettre
:!‫ !־‬à la po litiq ue pour se co nsacre r à la production et au
développement.
Existe une différence qualitative entre les politiques des deux
époques. Il y a hétérogénéité historique. C ’est aussi ce que
‫ ׳‬. utïent un ouvrier qui oppose I epoque de Mao Tsé-toung,
époque de la lutte des classes, à l’époque actuelle, époque de la
production et de l’amélioration de la vie.
O n parle cependant de politique aujou rd ’hui dans une
ception objectale. Voici un propos : « L'usine est égale a la société,
'-,une c est la même période. C a r la politique concerne toute la
‫׳‬ciété, donc I usine est influencée par la société. » La politique
est nécessaire à chaque temps, à chaque époque, est-il dit ; dans
269
l’époque en cours sa caractéristique est d être moins importante.
La désignation de la politique en fait une façon de regarae ■ la
société. La démarche est strictement objectale. La poftiaue,
c’est une philosophie sociale.
Enfin apparaît la dimension nationale : « En politique je ne sais
pas grand-chose, je sais seulement que je suis chinois », dit un
ouvrier. L'identité nationale en Chin e est une grande conviction.
Elle n’est plus portée par la lutte des classes et par la politique
comme du temps de Mao Tsé-toung. La politique était en Chine
le support de la co nscience nationale. Sa désuétude rend
précaire cette question.
Je vais présenter maintenant les deux époques dans leur lie‫״‬
O n ne peut parler de l’une qu’en regard de l’autre. Paradoxalement,
et contrairement à toute attente, l’une ne se présente pas comme
politique et l'autre comme la période de I efficacité, de la production
et du réalisme. Il s’agit en vérité de deux périodes, il est vrai
opposées, dont l’opposition n'est pas celle de la politique et de
l’économie, mais celle de deux politiques antinomiques. C e n est pas
la politique qui est le référent de I une et I argent le referent de I autre.
C e sont deux espaces en subjectivité politiques ; I usine comme lieu
de l’argent est bien une catégorie en conscience.
O n va le voir à travers ce qui est dit à propos de la Révoluti! ‫־‬
culturelle et à propos de l’argent.
• « Pendant la Révolution culturelle la politique avait une
relation avec tout le monde. »
•« Pendant la Révolution culturelle, la politique était la chose
la plus importante. »
• «À ce moment-là, après le travail il fallait faire de l’étuce
politique. »
270
■« Pendant la Révolution culturelle je copiais les dazibaos, les
feuilles de propagande ; je ta is de l’équipe de la propagande
artistique de I usine. A l'époque, je n’étais pas dans le parti des
rebelles, mais dans celui des conservateurs, le Vent d’Est Ma faction
r! était pas très forte. C ’était les dirigeants du parti, les anciens qui
nous réunissaient dans la faction des conservateurs. Le Drapeau
rouge réunissait les gens qui n’avaient pas une bonne origine sociale
et qui n'avaient pas de bons rapports avec les dirigeants, il y avait
donc naturellement une division entre les groupes. L’affrontement
était très dur, il y a même eu des coups de fusil au dehors de l’usine,
■:1‫ ׳ ׳‬iyndicat municipal de la province. Pendant un temps, après la
Révolution culturelle, le Com ité central a dit qu'il fallait défendre
les acquis de cette révolution, donc, nous, on n’osait pas avoir des
idées à ce propos. Mais maintenant, ils ont dit autre chose et alors
on peut avoir notre idee. Les dirigeants peuvent jouer au ”triangle".
Il y a eu un moment où les dirigeants ont trop fait confiance aux
gens de Drapeau rouge ; après la chute de la Bande des quatre,
ils ont dit que Drapeau rouge était une organisation de la Bande
des quatre. Au fond, nous n’avons pas de grands problèmes
politiques, mais seulement des idées différentes. »
’ « Dans le passé il y a eu beaucoup de mouvement O n faisait
beaucoup de réunions. J ’étais un peu intéressé. J'ai travaillé
1 11":re les ennemis dans les années soixante. Les ennemis étaient
les directeurs supérieurs de l’usine, pas les ouvriers. Maintenant
ia politique est beaucoup plus stable, il n’y a pas beaucoup de
‫■ ׳‬jvement, surtout apres la Révolution culturelle. Dans cette
période, j ai travaillé contre les ennemis ; mais je n’ai pas beaucoup
d'impressions, de souvenirs. »
d’attaquer aux cadres, c'est-à-dire au parti-État, est, je l'ai dit
en commençant, d’une conflictualité comparable à celle qui a lieu
271
lorsqu’on affronte le capital ; le parti-État est le fondement de I usine
socialiste au même titre que le capital est celui de I usine capitaliste.
S ’attaquer aux cadres est s'attaquer au fondement de I usine
sans compter l’affrontement contre le parti-État lui-même.
•« C ’était l’époque de I école primaire. O n allait à I ecole avec
un livre rouge, une petite trousse en bois où on écrivait le mot
"fidèle” [au président Mao], J ’avais huit, neuf ans.»
Et sur l’argent :
• «Je crois que la politique concerne les dirigeants. Nous,
ouvriers, devons seulement travailler, terminer le travail, gagne‫׳‬
pour vivre. »
•« [Ouvrier en Chine] ça signifie gagner de I argent. Avant on
parlait de politique, maintenant on parle de gagner. »
•« Maintenant beaucoup de gens veulent gagner de I argent
et ne s'intéressent pas à la politique.»
•« L’usine varie avec le pays. À l'époque de Mao Tsé-toung.
on s’occupait surtout de la lutte des classes ; maintenant c est pour
la production et pour améliorer la vie.»
Jusqu’ici j ’expose donc les propos portant sur la Révolution
culturelle et sur l’argent. Leur lien va se donner dans les deux
propos suivants :
• «Il n’y a pas de différence entre la politique dans I us ne
et la politique dans la société ; la politique concerne toute la
société et donc l’usine. La politique est nécessaire à chaque
époque, à chaq ue tem ps, mais m aintenant elle est moins
importante. À mon avis, la politique, c est I idée et la façon oe
regarder la société.» Le propos caractérisé donc les deux
époques comme deux époques politiques et soutient que dans
la période en cours, de politique autre, l’argent est le nom d'une
politique moins importante.
272
* « La politique dans I usine est l’étude idéologique, par exemple
des documents du XIII' Congrès. Le moment actuel n’est pas celui
de la politique mais de la production.» Là est tracé le cadre
général dans lequel l’argent est appréhendé comme la catégorie
politique de la séquence en proposant la production comme
champ actuel de la politique ; « la politique dans l’usine » désigne
ia politique actuelle alors que la deuxièm e o ccurrence de
« politique » vient de toute évidence en référence à la Révolution
culturelle.
Q ue la séquence politique soit encore celle du socialisme, le
propos suivant va le confirmer : «Je suis considéré comme un
élément secondaire parce que je pense seulement à gagner de
I argent.» L'espace social de l’usine n’est pas encore sous le signe
de I argent ; l’argent reste un principe de rapport social et non la
règle d’un comportement d'enrichissement individuel des ouvriers,
contrairement a ce qui a lieu pour les commerçants.
Enfin, toute une série de propos sur l’usine comme lieu de l’État
et I analyse des cadres comme agents de l’État soulignent que la
séquence en cours est celle du socialisme :
•« La politique c'est l’affaire de l’État ; aujourd’hui l’affaire de
I État, c ’est la production. »
•« Maintenant à l’usine, la chose principale est la production.
_a politique est la même chose à l’intérieur qu’à l'extérieur de l’usine.
■
Avant, la politique c était la lutte de classes ; maintenant que la
lutte des classes n existe plus, la politique ce sont les grandes
. 1‫!־‬ires de l’État. »
Le primat de la production est ce qui qualifie la séquence dans
la terminologie officielle. Je soutiens que la qualification de la
sequence est l’argent. Le propos précédent dit que la production
est la grande affaire de l’État, j'en déduis que l’argent, qui est la
273
qualification en terme de lieu de la séquence, est une grande affaire
de l'État et non de l’économie. L'argent n est donc pas ans un
rapport d'extériorité à l'État. L'argent n'est pas une économie, ces
une politique.
L’économie
! La catégorie de transition, après avoir eu un large empb, dans
la littérature marxiste des années vingt (Lénine, Trotsky, Boukhanne,
Preobrajensky...) et avoir désigné le socialisme comme transition
entre la société bourgeoise et la société communiste, se trouve
aujourd'hui employée strictement à contresens pour designer
l'hypothétique passage de l'économie plamf.ee a I économie e
marché. La thèse de toute transition du socialisme au capitalisme
est à mon sens fallacieuse. Elle absente la question de I Etat. Je
récuse cet usage de « transition » parce qu il présente en con inu
le socialisme - fût-il sur sa fin - et le postsoc,alisme. Entre
socialisme et te postsocialisme, il y a un événement essentiel qui
est l'effondrement de l'État ; s'ouvre alors une nouvel e sequena
absolument hétérogène. La catégorie de transition, plutôt que de
servir à enchaîner deux séquences hétérogènes, doit être diversifiée
et strictement investie de l'intérieur de chacune de ces deux
séquences. Dans la séquence socialiste, la transition désigné la
politique des réformes, que j'appellerai irons bo n ! ! e t dans 1,
séquence postsocialiste, il s'agit de la privatisation et du passag
à l'économie de marché, ou transition 2 .
274
examen critique de l'usage actuel de la catégorie de transition
va nous permettre de clarifier quelques points sur le socialisme
La planification a été une des caractéristiques du socialisme dont
objectif, rappelons-le, était d'absenter la catégorie de marchandise
et donc, d absenter son équivalent général, l'argent, dont l'usage
et la fonction devaient être strictement limités et de plus en plus
réduits La tentative du socialisme était celle d'une production en
produits et non pas en valeur. Il s'est agi d'une hypothèse tout à
ait singulière, voulant abstraire la production industrielle et
agricole de la réglé de la rentabilité capitaliste, de celle des prix
actifs, pour y substituer la règle de la nécessité sociale. Cette
hypothèse, apres avoir fonctionné quelques années, s'est révélée
peu a peu impraticable ; elle est entrée en crise. Cette crise s'est
marquée par la réintroduction progressive de normes, de pratiques,
dévaluations, de stratégies liées à l'argent et à l'économie de
marche. Cette période, celle, par exemple ouverte par les réformes
de Deng Xiaopmg en 1978. est à proprement parler la transition :
J appelle donc transition 1 la période ouverte par la déclaration
e péremption, a l intérieur mêm e des États so cialiste s de
' ‫ ״‬yp0these soaa,lste de le production et des échanges comme
^ibsen an la categorie de la valeur et de l'argent comme catégorie
centrale. Il serait du reste plus rigoureux de parler là de transition
mverse ou de contre-transition. Dans la transition! sont en
concurrence et coexistantes deux hypothèses sur la dynamique
de ,a production : I hypothèse liée à la socialisation et celle fée
° ^ ° n PSUt d 're pUe ,a ^ s i L o n 1 est une contre-transition
parce que I enjeu n est pas alors la socialisation, comme dans les
années vingt en URSS, ou dans les années cinquante et soixante
en Chine, mais, au contraire, de prendre acte d'un échec de la
■»cialisation et de désocialiser partiellement, dans l'espoir réel
275
qualification en terme de lieu de la séquence, est une grande affaire
de l’État et non de l’économie. L’argent n est donc pas dans un
rapport d'extériorité à l'État. L’argent n'est pas une économie, c’est
une politique.
3 produits et non pas en valeur. Il s est agi d une hypothèse tout à
L ’économ ie
1. La catégorie de transition, après avoir eu un large emploi dans
la littérature marxiste des années vingt (Lénine, Trotsky, Boukharine,
Preobrajensky...) et avoir désigné le socialisme comme transition
entre la société bourgeoise et la société communiste, se trouve
aujourd’hui employée strictement a contresens pour designer
l'hypothétique passage de l’économie planifiée à !économ ie de
marché. La thèse de toute transition du socialisme au capitalisme
est à mon sens fallacieuse. Elle absente la question de 1Etat. Je
récuse cet usage de « transition » parce qu il présente en continuité
le socialisme - fût-il sur sa fin - et le postsocialisme. Entre le
socialisme et le postsocialisme, il y a un événement essentiel qui
est l’effondrement de l’État ; s’ouvre alors une nouvelle séquence
absolument hétérogène. La catégorie de transition, plutôt que de
servir à enchaîner deux séquences hétérogènes, doit être diversifiée
et strictement investie de l'intérieur de chacune de ces deux
séquences. Dans la séquence socialiste, la transition désigne la
politique des réformes, que j’appellerai transition ! ; et dans la
séquence postsocialiste, il s agit de la privatisation et du passage
à l’économie de marche, ou transition 2 .
*là,
L examen critique de I usage actuel de la catégorie de transition
-u nous permettre de clarifier quelques points sur le socialisme.
l . i planification a été une des caractéristiques du socialisme dont
I objectif, rappelons-le, était d'absenter la catégorie de marchandise
donc, d'absenter son équivalent général, !‫׳‬argent, dont l'usage
et la fonction devaient être strictement limités et de plus en plus
réduits. La tentative du socialisme était celle d'une production en
fa!t singulière, voulant abstraire la production industrielle et
agricole de la règle de la rentabilité capitaliste, de celle des prix
actifs, pour y substituer la règle de la nécessité sociale. Cette
hypothèse, après avoir fonctionné quelques années, s'est révélée
peu a peu impraticable ; elle est entrée en crise. Cette crise s’est
marquée par la réintroduction progressive de normes, de pratiques,
d'évaluations, de stratégies liées à l'argent et à l'économie de
; ‫ ״‬,rché. Cette période, celle, par exemple ouverte par les réformes
de Deng Xiaoping en 1978, est à proprem ent parler la transition 1.
J appelle donc transition! la période ouverte par la déclaration
de péremption, à l’intérieur même des États so cialistes, de
I hypothèse socialiste de la production et des échanges comme
absentant la catégorie de la valeur et de l’argent comme catégorie
centrale. Il serait du reste plus rigoureux de parler là de transition
inverse ou de contre-transition. Dans la transition 1 sont en
concurrence et coexistantes deux hypothèses sur la dynamique
oe la production: I hypothèse liée à la socialisation et celle liée
q ! argent. O n peut dire que la transition 1 est une contre-transition
parce que l'enjeu n'est pas alors la socialisation, comme dans les
années vingt en URSS, ou dans les années cinquante et soixante
en Chine, mais, au contraire, de prendre acte d’un échec de la
socialisation et de désocialiser partiellement, dans l'espoir réel,
275
ou sim p lem ent affiché, de re la n ce r ou de redynam iser la
socialisation. C est I echec patent de cette contre-transition qui
est la toile de fond de la situation et des événements actuels des
pays socialistes et des ex-pays socialistes.
2 . Il est par conséquent nécessaire de se démarquer de
l’usage, propre à l'école liberale, du terme de transition, désignant
le passage d'une économie planifiée a une économie de marche,
le passage du combinat a I entreprise.
C e qui a lieu dans les pays d’Europe de l’Est et dans l’ex-URSS
depuis décembre 1989 est marqué par l’effondrement des États
socialistes. Viennent ensuite de nouveaux choix et de nouvelles
politiques, c’est la période de !’après-socialisme.
La notion de transition, dans son usage libéral, est utilisée pour
désigner l'effondrem ent du socialism e et l’introduction de
l’économie de marché dans les pays d'Europe de l’Est et de
l’ex-U RSS. Elle est présentée comme un processus continu
s'inscrivant dans une période historique unique. La notion de
transition ne fait donc aucune place a la rupture.
En effet, ce qui est en reste dans cette conception est I Etat;
la qualification courante de la transition comme passage de la
planification à l’économie de marche passe sous silence Sa question
centrale de l’État et donne une vision économiste, tronquée et
inexacte. Il faut donc rétablir l'importance de la question de l’État
dans l’analyse du passage du combinat à l’entreprise. C e s t
l’effondrement de l Etat socialiste en tant que tel qui periodise et
identifie l'avant et !’après. À partir de l’introduction de la question
de l’État, on peut repérer, non pas une transition, mais les deux
transitions dont j'ai parlé, parfaitement distinctes, hétérogènes et
antinomiques.
276
3 ■Qu'a été la transition 7?
Il y a eu, en URSS dès les années soixante et en Chin e après
la mort de Mao Tsé-toung, une série de « réformes » qui, de
I intérieur de I État socialiste, introduisaient dans certains secteurs
de nouvelles normes de production, de circulation, dans certains
cas de capitalisation, relevant explicitement de la logique du
marché. Dès lors, il y eut, dans l’État socialiste, coprésence des
normes socialistes anciennes et des normes socialistes nouvelles,
qui sont celles de l'argent. C e sont là des transitions 7, identifiées
comme la tentative de développement, à l'intérieur de l'État
socialiste, de secteurs réglés - partiellement du moins - par
)argent. La transition 1 indique dans un État socialiste la coprésence,
non d espaces capitalistes et d'espaces socialistes, mais d'espaces
socialistes marxistes et non marxistes, caractérisés par l’argent.
Cette transition 1 soit n'a pas résolu les difficultés qui l'avaient
motivée, soit en a amplifié la dynamique. Le mot de transition est
ce par quoi se profile, particulièrement en URSS, l'effondrement
de l’État socialiste.
4 - Alors commence, en rupture avec l’effondrement des Etats
socialistes, qui clôt la transition 1, une transition 2 , absolument
différente de la première en ce quelle n’a plus comme cadre, fût-il
déjà largement en crise, l’État socialiste. Le nouveau cadre est l’État
et la société postsocialiste. Il y a eu deux conjonctures, en rupture
lu n e par rapport à l’autre. La prem ière est marquée par la
transition 1 dans I État socialiste : c'est typiquement la perestroïka.
La seconde est marquée par la transition 2 dans l’État postsocialiste.
5 . À mon sens, les événements de Pékin de juin 1989 et leur
écrasement sanglant avaient comme toile de fond une demande
277
révoltée de la jeunesse étudiante et urbaine, concernant I extension
de la désocialisation, en d’autres termes I extension de la réglé de
l’argent, déjà opératoire dans le petit commerce, déréglementé
depuis 1978, et dans les usines régies par le salaire aux pièces, aux
fonctionnaires, aux intellectuels et aux cadres. Il est vrai qu un
professeur d ’université ou un chef de service d’un ministère
gagnait moins qu’un ouvrier qualifie, et donc tous les intellectuels
réclamaient un nouveau système social les reconnaissant a leur
juste «valeur». Certes, le thème de la démocratie était présent
dans le mouvement étudiant (liberté d’expression, liberté d’opinion,
d’organisation), il s’accompagnait de celui de la liberté de marché
et de la liberté d’entreprendre. Cette tentative fut un échec, au
contraire de ce qui s’était passé lors de la désocialisation du
petit commerce, de la désocialisation de la production agricole
et de la mise en place de nouvelles normes de la production
industrielle. Il est vrai que ces désocialîsations ne s’attaquaient n‫׳‬
à l’État ni au parti mais, au contraire, étaient menées par eux. La
révolte étudiante, elle, s’affrontait à l’État en termes antagoniques.
Son programme était antinomique à l’appareil du parti, à l’appareil
de l’armée, et aussi, à mon sens, à une grande partie de l'appareil
des usines, partisan, à cette époque, de tenir un équilibré entre
l’argent et l’État, c'est-à-dire entre l’entrepreneur à forfait et le parti.
6 . Je dirai donc que la Chin e est encore dans la phase de
transition ?, ou contre-transition.
7. C e n'est pas par la centralisation ou la planification que I!
socialisme et ses principes internes peuvent être identifiés. Le
choix d'une production non reglee par I argent comme équivalent
général est bien davantage ce qui l’identifie. Dans I économï
278
capitaliste, outre les marchandises et les biens, les services relèvent
de I économie monétaire et du marché : le logement, les loisirs, la
santé, pour une part non négligeable l’éducation, etc. Certes, l'État,
au travers de la problématique keynésienne, puis social-démocrate
de I Etat social, a tenté de limiter le caractère marchand des services
en prenant en charge partiellement ou totalement l'accessibilité pour
js à ces services, éducation et santé en particulier. Cependant,
que I État, dans le capitalisme, prenne en charge ou surveille le
domaine dit du social ne modifie pas que les services soient de l'ordre
de la marchandise et sous la réglé du marché. Comment cette
question a-t-elle été réglée dans les États socialistes ?
A partir des années cinquante s’est mise en place la politique
du combinat, ou de la c/anwei, en Chine, dont le principe était que
l'unité dite c/anwei, composée d'usines et d'écoles, d'hôpitaux, de
:■;ements, de magasins, outre ses tâches de production, assurait
les principales fonctions sociales de service : crèche, hôpital,
! ' oie, maison de vacances, centre de retraite. C ’est dans ce
sens qu’il faut comprendre le propos d’un cadre de la G H MP
désignant I immense parc de I usine, de ses boutiques, de ses écoles,
et disant : « Ici, c’est l’usine-société. »
S. L espace du combinat et de la danw ei est donc un espace
fonctionnel complexe, multiple. J ’en distinguerai trois fonctions :
une fonction de production, une fonction de service et une
fonction de contrôle social et de contrôle tout court. L’hypothèse
qui domine est celle où I argent n’est pas l’équivalent général. C ’est
un e sp a c e non m o nétarisé ou faib le m en t m onétarisé. La
contre-transition, ou transition 1, en particulier l’introduction de
! argent comme paramètre, va intervenir de façon très diversifiée
sur chacune de ces trois fonctions.
279
 Sur celle de production, c’est le forfait et le salaire aux pièces
sur celle de contrôle social, c’est un très léger assouplissement
des conditions de déplacem ent et la possibilité de changer
d’emploi, donc éventuellement de danwei. Mais sur la fonction
de service, il n’y a en la matière aucune structure de rechange
à l’usine socialiste. Il n’y a qu un très faible marche prive du
logement, alors que la demande est considérable, il n’y a pas
vraiment de structure de santé publique, ni d’école. Pour l’instant
en Chine, en matière de politique sociale, il n y a pas de solution
de rechange à la forme danw ei, sauf à renoncer aux quelques
avantages et garanties dont disposaient les ouvriers d’Etat en
matière de remboursement des frais medicaux et de droits à la
retraite. C ’est du reste ce qui se dessine, puisque depuis 1983
il n’y a plus d’embauche d’ouvriers fixes, appelés aussi ouvriers
d’État, mais uniquement embauche d’ouvriers sous contrat, dont
le travail n’est donc plus garanti à vie.
9. La réforme, appelons ‫־‬la la désocialisation, conduit a des
situations paradoxales. Dans certaines succursales de I usine de
machinerie lourde de Canton, le salaire est intégralement flottant
c’est-à-dire entièrement constitué de primes. Il n y avait pas de
salaire fixe, si réduit fût-il. Dans une telle situation, on ne gagne
donc rien quand, faute de com m ande, ou faute d ’énergie
(l’électricité était rationnée et l’usine avait perdu son statut d usine
privilégiée en matière de fourniture électrique), ou en raison de
retard d ’approvisionnement, le travail na pas lieu. C e s ouvrier,
se trouvent donc dans une situation de grande précarité, non pa.
quant à leur emploi, mais quant au salaire. Par ailleurs, ils continuent
de bénéficier des fulis - ainsi sont appelés les protections et
avantages sociaux fournis par la danwei.
280
10. Lenquête a donc eu lieu dans une conjoncture de transition!,
ou contre-transition, et non de passage du socialisme au capitalisme.
On retrouve ces tentatives dans d'autres pays socialistes (elles ont
ete nombreuses en Pologne et en Hongrie depuis le début des années
cinquante, et depuis 1965, l’agriculture soviétique était sous cette règle).
elles ont toujours eu des conséquences économiques négatives
et n ont pas abouti à la réforme du système, tout au contraire.
11. Mais mon propos n a pas ete d effectuer une enquête sur la
politique étatique en ce qui concerne la gestion des entreprises et
a place du marche et du capital prive, mais une enquête sur les
formes de conscience des ouvriers. Ainsi je distingue la conjoncture,
qui renvoie à l’Etat ou à l'histoire, de la situation, qui désigne l’état
des consciences.
12. La catégorie de situation et celle de conjoncture relèvent de
egistres differents. C e sont les gens, ou ici les ouvriers, qui se
, !rononcent sur la situation s il y en a une. La catégorie de situation
nest pas un invariant, à la différence de celle de conjoncture : il y
a toujours une conjoncture, car il y a toujours des décisions étatiques
et gouvernementales, une politique du gouvernement.
13■ Quelle est la place de la conjoncture dans la situation ?
■..est-à ‫־‬dire : quel est le mode de présence de la question de l’État
‫־‬ans les consciences au travers des énoncés en conscience sur la
situation ?
14. Maïs comment identifier l'État? Cette question se double
immédiatement d'une autre: si, comme je le soutiens, l’usine
socialiste est le lieu de l’État, dans quelle mesure les formes
281
de conscience portant sur l’État sont-elles investies par 1e r
représentations portant sur 1usine comme lieu de I Etat ?
15· Une question décisive va bien évidemment porter sur
rapport entre situation et conjoncture, sur le rapport entre
l’espace de l’État et l’espace des formes de conscience. L’usine,
comme lieu spécifié, permet le traitement de ce rapport <
donnant des repères pour mieux cerner I état des consciences
l’existence éventuelle d’énoncés ouvriers, ou énoncés en pensee
et en intériorité. J'ai proposé de dire que I usine capitaliste se
déployait comme lieu du temps, et l’usine socialiste comme lieu
de l'État. Dans les deux cas, l’existence dénoncés en intériorité
relève d'une autre spécification : l'usine comme lieu de l’ouvrier.
L’usine-lieu du temps et l’usine-lieu de I État sont des spécifications
en pensée de l’usine, elles relèvent de ce que j’appelle la situation.
L’usine comme lieu de l’État ne signifie pas une adéquation des
formes de pensée à la conjoncture, mais l'existence de formes de
pensée relativement homogènes à la conjoncture.
16. Peut-on parler de l’usine comme lieu de I État dans la période
que j’ai appelée celle de la transition 1, ou contre-transition, et où
le principe constitutif du socialisme - absenter la loi de la valeur ou,
pour le moins, limiter l’extension de la marchandise - se trouve
largement écarté? La question grossièrement posée serait : dans
la période de contre-transition, l'usine est-elle lieu de I État pour œ
qu’il reste de socialisme et/ou lieu du temps pour ce qui releve du
forfait et du salaire aux p iè ces? Les entretiens se prononcent
quant à l’usine comme lieu et sa spécification, spécification qui
n'est pas, je le rappelle, la spécification en objectivité, mais des
énoncés en pensee ; I usine est le lieu de I argent.
282
17. Repérer les deux transitions, la transition ï, à l'intérieur du
...... !lisme, et la transition 2, a I intérieur de l'économie de marché,
marquée par la convertibilité de la monnaie, permet de mieux
préciser la transition /, et de ne pas faire de l’économie de marché,
du lioéralisme, son paradigme. Cette distinction permet d’inscrire
la transition 1, tentative hétérogène et sans doute déstabilisante,
comme phénomène interne à l’État socialiste.
.faut aborder, ici, la question de l’économie, de sa spécification,
et plus encore de sa différentiation d’avec l’État. Je poserai : il
n existe pas d économie dans le socialisme.
13. S il y avait eu une économie dans le socialisme, il ne se serait
pas effondré de son impuissance à se redéployer économiquement
On appellera donc économie non pas la simple existence des
rapports sociaux de production et l'étude de leur nature, de leur
mécanisme, mais la capacité du dispositif de la production d ’être
un processus, cest-à-dire d être en mesure de s'articuler à la
v.onjoncture, c est-à-dire à I histoire. Il n’y a pas d’économie dans
le socialisme, parce qu’il n’y a eu aucune historicité de la production,
n! d effet sur son propre devenir. Non seulement la production
n a pas su régler son rapport avec l’État mais pas non plus su, ou
voulu, régler l'État pour qu’il règle ■la production.
19· Il n y a d économie que d ’économie capitaliste, ou, plus
p: ecisément, le capitalisme est la seule grande forme d’économie
contemporaine connue à ce jour.
On a, à juste titre, reproché aux Soviétiques leur économisme
outrancier, et d’avoir assigné le socialisme aux forces productives.
‫' ׳‬. ‫■ ־‬aller plus loin, le socialisme n’a pas d’économie. L'hypothèse
de Marx était que, l'économ ie étant assignée au capital, le
283
socialisme pouvait avoir une histoire; celle de Lénine: que le
socialisme relevait de la lutte des classes ; et celle de Mao : que
le socialisme relevait, quelquefois, de la politique. Nul sinon le
marxisme-léninisme n’a postulé sa nature économique.
2 0 . J'entreprends d’interroger ici l'économie sur ce dont elle
est le nom. Je propose donc d’en faire un nom et non plus un
invariant, une structure générale, la sim ple conséquence en
pensée de ce que, dans tout groupe humain, il y a de la production,
de la circulation et de la consommation de biens et de services.
Le capitalisme serait son lieu, pour l'instant singulier et unique. On
comprend que Fernand Braudel ait tenté d’en étendre l’existence
et la forme du Moyen Âge à nos jours. C h e z lui, la singularité est
étendue aux limites de l’histoire longue. Cette singularité est
celle du capital, de la loi^de la valeur, de la convertibilité des
monnaies et des bourses. À mes yeux, les deux grands théoriciens
de la singularité qu’est le capitalisme sont Marx et Keynes.
21. Je poserai que l’économie est une anti-histoire. Qu elle tente
de mettre l’État sous sa règle, soit en en proposant la réduction
extrême, comme dans le libéralisme, soit en demandant à 1Ét.
d'opérer une régulation de l’économie et, comme chez Keynes,
d’être son régulateur fonctionnel. C ’est aussM a vision des
théoriciens actuels de la régulation pour qui l’État est pense
dans sa subordination fonctionnelle à I économie.
22 . L'économie est séparée de l’État. C est parce quelle eU
une anti-histoire que l'économie est séparée de I État. Le capitalisme
met à distance l’État dans une séparation subordonnée. Le
capitalisme est le seul lieu connu de cette séparation. L hypothèse
284
du socialism e était de mettre fin à la séparation, de penser
l'économ ie à partir de l'État en abstrayant l'argent comme
équivalent général, qui est ce par quoi l'économie est séparée, et
d y substituer la nécessité sociale. O n s'en souvient encore : à
!argent étaient substitués la capacité et le besoin (la devise du
communisme devait être: «de chacun selon ses capacités, à
chacun selon ses besoins»). O n ne peut donc pas dire que le
.·Æialisme ait été une tentative de réguler l'État par l’économie
ni qu il ait développé une figure inverse de la figure keynésienne.
léconomie, exigeant que l’État lui soit subordonné, est abolie par
la rupture de cette subordination. Le socialisme, en instaurant la
primauté de I État sur l’économie, l’abolit.
23. Com me il n y a pas d’économie dans le socialisme, il ne peut
pas y avoir de dynam ique interne de la production dans le
socialisme. Il n y a que des mouvements politiques touchant la
production. Citons la première phase du mouvement stakhanoviste,
en U R SS au m ilieu des années trente, le m ouvem ent des
coopératives agricoles et le Grand Bond en avant, en Chine
dans les années cinquante. Hors de ces mouvements opèrent des
reglementations étatiques.
24. O n voit alors la question : le salaire aux pièces, le forfait,
•Huejai appelé la transition 1, ou contre-transition, représentent-ils
■·.roduction de l’économie là où elle n’existait pas ? Les réformes
peuvent-elles être analysées com m e décisio n d ’introduire
!économie dans le socialisme et d'affirmer la compatibilité du
socialisme et de l'économie ?
O n voit là une pensée de la dialectique et de l'hétérogène.
Kapondre par !affirmative c e st porter le problème dans une
285
dialectique et rester, par conséquent, dans le cadre de la pensé! ‫׳‬ . ‫ ־‬dans mes term es’ n'y a pas d economie dans le
classiste. Deux singularités sont désignées : le socialisme et l’économie socialisme, on ne pourra pas accuser !economie socialiste d'être
a responsable de I effondrement du socialisme. Il faut chercher
25 . La présence de l’argent, de la loi de la valeur dans certain ‫׳‬, ailleurs et autrement.
secteurs, est-elle marque de l'introduction de l’économie ? Au
contraire, soutiendra-t-on qu’il n’y a d’économie qu’hégémonique ‫׳‬
il faut donc s’interroger sur ce qui spécifie l’émergence de l’économi!
si elle est une singularité et non pas un invariant.

26. Ceux, par exemple, qui parlent de la transition du socialism‫׳‬

à l’économie de marché, qui donc fusionnent ce que j ’ai appel!
la transition 1 et la transition 2 , soutiennent la thèse d’un continuun
de la séquence qui irait de l’introduction, disons, du salaire aux
pièces à l’hégémonie reconnue de l’économ ie de marché, y
compris dans le champ de l’Etat. La chute de l’Etat socialist!
serait alors une péripétie nécessaire, mais elle ne clôturerait rien.
En un sens on pourrait dire que, pour cette position, la clôture est
le début des réformes, c'est-à-dire, par exemple en Chine, la
clôture de la période maoïste et l’arrivée de Deng au pouvoir. Le:·
tenants de cette position opposent donc l’hétérogénéité radical! ‫׳‬
de l'argent, qu’ils appellent l’économie monétaire, au socialisme,
puisque, entre la première introduction de l’économie monétaire'
et son hégémonie d’ensemble, ils soutiennent la continuité, celle
du développement ininterrompu de l'hégémonie de l’économie.
L’économie, dans ce cas, n’est pas une singularité ni un invariant.
Il y a thèse sur la multiplicité: il y a des économies. L’économie
déploie une multiplicité hétérogène ; l’effondrement du socialisme
montre que l’économie a des lois, sans doute naturelles, don!
l’économie de marché est la quintessence. L’effondrement du
socialisme a figure de rappel à la loi, et de triomphe de celle-ci.

286
LES TROIS REGIMES DU SIECLE

LE PARTI-ÉTAT DANS LE PARLEMENTARISME,

LE STALINISME ET LE NAZISME

i s première version de ce texte a été publiée en brochure: « Les Conférence du

Rouge-Gorge» (supplément au journal Le Perroquet), en mars 20 02. Cette
: ‫ ׳׳׳ ׳׳‬,in ation faisait suite à la conférence éponyme donnée en novembre 2001 à la
Raison des écrivains. Cette rencontre fut la première d’un cycle de conférences
^··ganisées par l’Organisation Politique, et destinées «à clarifier, au moment où
commence un nouveau siècle, les liens entre histoire et politique. On y examinera,
à la lumière de cette question, divers épisodes fondamentaux de l’historicité de la
‫׳‬: ■‫׳‬: |ue. Par exemple: la révolution russe, la résistance, la Révolution culturelle,
Mai 68.‫ ״‬Il importera dans chaque cas de rendre justice a la singularité des
événements, tout en retenant, pour la pensée, ce qu’ils éclairent de la politique,
‫ ׳ ׳‬stoire, de ses formes, de ses créations et donc de ce que nous avons à faire
et a penser, maintenant».
 Nous sommes en 2001. Et se sont déjà succédé la partition
de la Yougoslavie à travers la guerre, la guerre d ’Irak en réponse
à l'invasion du Kow eït, la g u e rre en A fghanistan c o n tre le
terrorism e, déclarée par le gouvernem ent Bush, à la suite des
attentats du n septem bre.
La guerre e t la paix sont le fil de mon questionnem ent. La
guerre marque to u t le XXe siècle. Ce nouveau siècle commence
sous son signe, signe affirm é et en même tem ps dénié par les
États-Unis.
Mais s'agit-il de g u e rre ? Ma p rem ière hypothèse est la
suivante. La guerre au sens ancien et au sens de Clausewitz a vécu.
La guerre en ta n t que guerre entre Etats est obsolète, et cette
olescence entraîne dans le crépuscule la notion de paix. Ma
deuxième hypothèse, rendant com pte de la prem ière, est la
suivante : si la guerre entre États, si la form ule de Clausewitz (« la
guerre est la continuation de la politique d ’État par d’autres
moyens »), est caduque, c’est en raison de l’obsolescence de l’État.
Je m’explique : l'É tat est une catégorie qui, au cours du
XX'■ siècle, s'est effacée au p ro fit du parti-État. Pour com prendre
ce que signifie le m ot de guerre aujourd'hui après Clausewitz, je
vais m ettre en place un faisceau d ’hypothèses sur les régimes du
siècle - parlem entarism e, stalinisme e t nazisme - qui o n t en
commun d ’avoir été des régimes de partis-États.
I faut prendre au sérieux l’approche par le m ot « régime ». Ce
n'est pas ici une étude modale de la politique. M on entrée dans
le sujet ne se fait pas par le subjectif ni par une pensée de la
singularité ou des singularités. Je ne me situe pas dans une

291
problém atique de la relation entre parti et État, comme dans mes
travaux sur le léninisme. Je suis dans une réflexion sur l’Etat qui
passe par !,étude de régimes ayant en commun de présenter
parti-État. Nous sommes ici dans une autre configuration.
Il est possible de comprendre l’errance actuelle des categories
de g uerre e t paix par c e tte m éthode. À qui v e u t tra ve rse ‫־׳‬
l’illis ib ilité de la g u e rre e t de la paix au te m p s p ré s e n t et
c o m p re n d re de q u e lle fa ç o n l’on e s t passé d e la visi
clausewitzienne à une autre où la guerre n’est pas entre Etats mais
entre « bien » e t « mal », m obilisant les catégories de crime et ae
droit, il est fructueux d ’examiner les régimes du siècle à partir de
ce q u ’ils ont eu en commun, qui est d ’avoir reposé tous trois sur
un parti-Etat.
La guerre innommable
Les « guerres actuelles », que ce soit en Afghanistan aujourd'hui
ou au Kosovo hier, sans parler de demain, e t en n’oubliant pas
la guerre en Irak, présentent des constantes.
Il s’agit chaque fois de constituer la notion de figure criminelle:
Milosevic, Saddam Hussein, Ben Laden, etc. comme alibis de la
campagne militaire. C ette figure est nécessairement assignée à des
crimes, parfois patents, parfois différents des exactions commises
par l’incriminé. L’intervention contre le crime doit entraîner un
changement de régime, en Serbie comme en Afghanistan, dont la
dimension dém ocratique est proclamée par le belligérant le plus
puissant, et le ré s u lta t de tra c ta tio n s fin a n cière s. Ce type
d’interventions a toujours des conséquences en termes de pari '
ethnique et d’établissement de bases américaines.
292
Il s'agit aussi de mener, dans les cas qui s‫׳‬y prêtent, une
;éostratégie, ayant p o u r b u t d ’e x tirp e r ce qui p e u t encore
dem eurer de « socialisme » ; extirpation que d o it parachever la
disparition (et le jugem ent) de criminels « socialistes », O n le sait
pour la Serbie et on peut le concevoir à propos de la Chine. On
peut imaginer un projet d’intervention américain contre la Chine
au nom de la lutte contre son régime politique, le parti unique, voire
contre I occupation du Tibet. L'Afghanistan aura alors été aussi
un jalon, strictem ent militaire, pour une installation logistique
américaine dans la région, un élément important pour la pénétration
et !‫־‬encerclem ent de la C hine non plus par la façade pacifique,
mais a partir de l’est, avec un accord ou une participation russe.
Enfin, autre constante, il y a l’appui des instances internationales
lesquelles servent d ’outil de légitimation à l'encerclement militaire
et permettent de donner un caractère juridico-légal et moral (contre
le «mal») aux interventions militaires, le «bien» étant l'épilogue
de ces interventions et de leurs « bombardements humanitaires ».
Mais de quoi alors « guerre » est-il le nom ? Appellera-t-on ainsi
ues operations de destruction par missiles et bom bardem ents
a haute a ltitu d e ? Ou bien faut-il te n ir qu'il n’y a de guerre que
1orsqu il y a un engagement significatif et prolongé de troupes au
‫״‬oi ? que lorsque le contrôle m ilitaire du te rrito ire est l’enjeu
effectif des opérations? Si, aux deux dernières questions, la
‫ ׳‬-cponse est positive, le nom de guerre ne saurait s'appliquer à
des manifestations d ’hégémonie, d ’intim idation, de terreur, au
service d ’une volonté d ’expansion et de mise sous tutelle.
*s opérations m ilitaires qui p o rte n t aujourd'hui ce nom
lemcignent de la clôture du sens classique du m ot : la guerre
comme affro n te m e n t entre États. On passe de C lausewitz à
293
C a ri S c h m itt: le th è m e de l’ennem i absolu est réactualisa
aujourd’hui avec une acception de guerre signifiant l’extermination
de l’ennem i absolu. N ’é ta n t guerre, e t non pas o p é ra tio n -
militaires, qu’à ce prix.
L’errance des termes de guerre et de paix en découle : errance
de la guerre et par conséquent de la paix. Errance de la paix dont
je verrais un indice supplém entaire dans le solde des situatior
issues de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide, soloe
qui ne participe pas d ’un principe de paix, mais du deplacemer
et de la redisposition des puissances e t de leurs stratégies. Tel a
été l’effet de la réunification de l’Allemagne. On peut avancer que
la réunification de la C orée sera aussi une affaire stratégique.
C om m ent penser cela, d ’autant plus que l'ennemi abso■‫״‬
n’est pas, si j ’ose dire, une nouveauté ? A mon estime, I errance
actuelle de la guerre e t de la paix, signifiée par la problém atique
du d ro it e t du crime, d o it être principalem ent im putée à la mi:‫■״‬
en place du d isp o sitif des partis-États. L’indécision de la notion
fait-elle de la guerre un innom m able ?
Les trois régimes du siècle ont en commun d ’être des régim -
de partis-États1*. Par régime, je n’entends pas la caractérisation !
termes de modes historiques de la politique2. Il ne s agit pas de
1 - Je ne ferais qu'esquisser la question du parti-État nazi et je la renvoie a une
conference particulière. Je rappelle sim plem ent que le nazisme n'est pas
impensable, tant sous l'espèce de son mode, mode de la guerre sans fin (voir ‫־‬.■■■
contribution à Parole à la bouche du présent. Le négationnisme, histoire ou
politique ? Al Dante, 1997), que de son État-parti. Le nazisme a été une politique
et un État. « L’État SS » en sera le terme.
Je ne parlerai pas des dictatures militaires. Dans le cas du Chili par exemple, le
montage politique ne participe pas de la forme parti mais d'une administration
directe de l’État par l'armée, [note du texte original, 2002].
294
mode, c'est-à-dire d ’un rapport d'une politique à sa pensée, mais
de la qualification de dispositifs étatiques : présence dans chacune
de ces désignations d un dispositif de type parti-État. Dans le cas
du stalinisme, c'est le PCUS. Dans celui du nazisme, le NSDAP. Dans
le parlementarisme, la form e du parti-État est le multipartisme.
Dans « parti-État », ce qui fait question est I'» État ». L’État est-il
une notion close? Oui, si on n'a affaire q u ’à des form es du
parti-E tat? Est-ce I État qui devient om niprésent par le parti
dans les régimes socialistes, comme on l’a longtemps assuré ? qui
détruit les partis dans les régimes parlementaires ? Ce n’est pas
exactement cela. Il n y a plus d'État, mais seulement des partis-États.
Peut-on penser la guerre sans la catégorie d ’État ? C ’est le
sens que je donne à ma question : la guerre est-elle innommable?
Partis-États
C e dont je vais traiter, c’est de l'intrication de la guerre et du
devenir en parti-État des États du xx8siècle. Et je vais pointer aussi
.omment I étatisation de la classe ouvrière va s’effectuer à travers
a guerre - ce qu on a déjà vu a propos de l'Union sacrée. La
transformation de l’État en parti-État dépend de la pérem ption de
la catégorie de parti et, point nouveau, de la pérem ption de la
atégorie de I Etat te lle qu elle fo n ctio n n a it antérieurem ent.
. .ntendons-nous bien, je maintiens la pérem ption de la form e
parti. Si je parle ici du parti, c'est dans son d e ve n ir ou son
établissement en parti-État.
2 - Voir « peut-on penser la politique en intériorité ? », p. 107 et suivantes ; et mon
: nthropologie du nom. Seuil, colL «Des travaux», 1996, p. 88-95.
295
 J'ai dit précédemm ent que la forme parti entre en pérem ptic‫׳‬
en 1914 en raison de son incapacité à traiter de la situation de guerre,
ce qui se donne dans le ralliem ent à l'Union sacrée. La these 10
est que de partis de classe qu'ils é ta ie n t ils se changent en
organisations étatiques. Est en balance de savoir s, le processi· ■
de ralliement à l’État en place, et en guerre, est consubstantiel d une
nouvelle forme d’É ta t C 'est cette dernière proposition qui va etre
traitée ici. Si la guerre est essentielle dans ma démonstration c est
que le processus de transform ation qui a b o u tit au parti-Eta.
excède le ralliem ent d o n t je viens de parler et que d autres
processus y contribuent : ce sera l'étatisation de la classe ouvnere.
Et ce dernier processus vaudra ta n t dans les régîmes d E at-part,
unique que dans les régimes d'État-m ultipartism e. Ce rarem ent
est une des raisons de leur transform ation en part,-Etat. C est ce
que je vais te n te r de cerner à travers la question de la das^e
ouvrière dans la guerre et à travers l’a p p o rt que représente-,
pour !‫׳‬État-parti, ce que j ’appelle sa com posante part,, a savoir la
dimension politique et un lien avec'la « société »
Q u’il s’agisse de la forme parti stalinienne, du part, fasciste ital-en,
du parti nazi, centrale dans l'espace politique du XXe siècle, la forme
parti-État domine non seulem ent dans les form es diverses oe
!‫־‬État-parti unique, mais également dans la form e du multipartisme
étatique parlementaire, je l'ai dit. Tel est le cas en France ou ,es
p a rtis p a rle m e n ta ire s s o n t in te rn e s à I E tat. C e s o n t oe‫־‬
organisations étatiques au sens où c’est entièrem ent de I ,‫ ״‬teneur
de l'É tat e t de ses catégories qu'ils se déploient, dans a w e e
d'accéder par des élections à la gestion et à la direction de 11 a .
C ertes le parti-État n'apparaît comme une évidence qu ave,
la pérem ption du classisme et l’État que j ’ai nommé consensuel
après 68. C ’est là où les partis comm e organisations étatiques
deviennent manifestes e t indéniables. Je prétends que leur
institution est antérieure, ce qui exige une archéologie minimale.
La création d'un parti de classe au C ongrès de Tours, en 1920 ,
>mme effet de la guerre et de la révolution russe, a été largement
opuyée sur l'Union soviétique, ce qui est sa dimension étatique,
et ce qui est une des explications de l'histoire désolante du
Rarti communiste français, histoire de l’appareil qui ne se confond
pas, en p a rtic u lie r pe n d a n t la résistance avec celle de ses
militants, que cela soit la M O I ou les FTP.
De même, il est manifeste et indéniable que bientôt, quand
on s'éloigne du prem ier xxe siècle, les partis, dans les régimes non
socialistes, ne s'id e n tifie ro n t pas par la classe, mais par une
position idéologique (chrétien, anticommuniste, communiste...) et
par un programme. Ils ne sont plus représentatifs de classe.
La situation est entièrem ent différente d e celle du XIXe siècle,
où les politiques sont classistes et pour certaines insurrectionnaiistes.
Au XXe siècle, les partis p o rtent la politique. Et, c’est de l'intérieur
de la form e parti que se dessine la relation aux classes et à la
révolution.
Les partis de la IIIe R épublique se c o n s titu e n t co n tre la
Commune de Paris, en même tem ps q u ’ils se d é p loie n t comme
partis du « peuple entier », en cherchant a recruter et à rallier dans
,.:eûtes les couches et classes de la population. La façon dont les
partis se d ifférencient et affirm ent leur référence à une classe,
se d o n n e e x c lu s iv e m e n t, p o u r chacun, p a r la d im e n s io n
Géologique e t par la dimension programmatique.
A utrem ent dit, la question de la classe ne dépend plus de
‫’׳‬origine sociale des membres du parti puisque celui-ci recrute
dans toutes les classes de la société, sur la base de ses positions
idéologiques et programmatiques.
297
Politique et parti-Etat
Chaque fois que se constitue un parti-État (dans des modalités
chaque fois singulières), la p o litiq u e (quelle qu’elle soit), qui
était séparée de l’État3, va se confondre avec lui. Dans la formation
du parti-État, le rôle de la com posante parti est de fournil ‫!״‬
d im ension p o litiq u e , p o u r la fa ire fu s io n n e r avec l’ Etat,
politiq u e est « le côté » parti du parti-État. Le parti-État qu’il soit
m ultiparti ou uniparti est d istin ct de la société d o n t il se doit
d ’assurer le tra ite m e n t et le contrôle. La com posante parti est
ce qui conjoint le parti-État et la société. Le parti est donc
bénéficiaire de la fusion. Mais plus important encore, c'est à partir
de ce ra p p o rt q u ’en tre tie n t la com posante parti de l'Etat-parti
que ce d e rn ie r p e u t d e v e n ir m u ltifo n c tio n n e l, m a rq u e r sa
présence dans la société, ce qui est l'étatisation de celle-ci.
C e tte m ultifonctionnalité, je l'ai nommé « polyfonctionnalité»
dans le régime socialiste pour la raison suivante : c’est l’équivocité
de l'assignation de la notion de classe (on l'a vu) que constitue
le parti-État du régime socialiste e t établit sa puissance quant au
co n trô le de to u te la société.
Quant au stalinisme, la théoricienne et militante de Solidarn! >r
Jadwiga Staniszkis, dans l’étude q u e lle lui consacre : Pologne. La
révolution autolim itée (Seuil, 1982), le nomme « polymorphisme»,
laissant dans l'indistinction si le polymorphisme est celui du pm ‫״‬
s’appropriant l’État ou bien celui de l’État présent dans toute !»
société. Pour identifier ce polymorphisme de l'État, dans «Chercher
3 - Une question non traitée est de savoir si Quefaire ? est dans l'espace du parti-
É ta t Certains le soutiennent. J’argumente le contraire. [Note de 2002].
298
a! leurs et autrement»,je revenais sur cette multifonctionnalité, mais
avec la these que nous avons vue, à savoir, c’est par la fusion du
part! avec I Etat que ce dernier devient multifonctionnel. Sans doute
parce que mon exemple princeps est la danw ei chinoise et le
com binat soviétique, donnés comme des « morceaux d 'É ta t..
La m ultifonctionnalité s'étendait à la société, à l'économie ou
p lu tô t aux questions qu'on ne peut nom m er économiques que
par a us de langage, car l'éco n o m ie n 'e xista it pas dans le
socialisme. Si l'E tat-parti s'occupe de tout, il ne peut to lé re r que
économ ie soit un dom aine indépendant. Bien sûr, il y va de la
I lutte contre le capitalisme ». Or, dans les régimes non socialistes
économie n existe que séparé de l'État. Dans le régime socialiste
n étant pas un domaine distinct, le term e d'économ ie n'est pas‫׳‬
valide. D ou la m ultifonctionnalité. Elle s'étendait aux échanges,
on une bonne part n'était pas monétaire, ou se faisait à des prix
rixes de manière conventionnelle.
‫ ׳‬Les enquêtes menées l'année de Tian'anmen m ontraient à
evi e n ce que, dans la vaste u n ité nom m é e d a n w e i se
com binaient une unité industrielle, des hôpitaux, des écoles
des e x p lo ita tio n s agricoles, fo rm a n t ce qu'il fa u t con ce vo ir
comme un « morceau d'E tat , C 'était la form e que prenait la
société ou économie et la loi de la valeur avaient disparues. Dans
e régime chinois, il y avait placem ent particulier de la catégorie
de société ‫ ־‬le d ispositif était parti-État-société. La composante
part, avait, si l'on peut dire, le dessus. Le parti contrôlait to u t .
-ellules d immeuble, de magasin, de fabrique... Il contrôlait aussi
si vous apparteniez ou non au parti.
‫ ״‬L* régime Stalinien n’a Pas tro ^ , lui, ce rapport à la société
co n tra ire m e n t a la Chine, où c'est la com posante parti qui a
avantage, dans le parti-Etat stalinien l'accent d o it être mis sur
299
l’État, avec des conséquences sur la notion et la réalité de la
société. Rappelons que c’est la com posante parti qui fait le jo in t
avec la société. Le stalinisme était un dispositif État-parti-socîété,
où la com posante État p ro c é d a it à la fois à la jo n c tio n des
term es e t à l’absentem ent du dernier. Peu étonnant donc qu à
l’inverse la Pologne de Solidarnos'c ait eu p o u r o b je c tif que
l’État laisse la société à elle-même.
L'inscription de la classe ouvrière dans l'espace de l'Etat,
condition du parti-Etat
Dans chacune des émergences des partis-États, la guerre est
présente. Dans les cas so viétique e t chinois, I app a ritio n du
parti-É tat se conjoint à deux événements : la prise du pouvoir,
la fin d ’un processus de guerre et le passage a la paix.
Q u e cela soit clair, je te n te ici une périodisation de la forme
parti. La fo rm e parti com m e parti-conscience, c ’est Lénine,
com m e p a rti-g u e rre p o p u la ire c ’est M ao. Le p a rti comm e
form ation étatique : la com posante parti dans le parti-État.
Dans mes thèses antérieures, j ’ai périodisé l’État en F rance
que j ’ai d it classiste, puis, après 68 et la pérem ption du classisme
- qui n’est la même que la p érem ption du parti de classe -,
consensuel4. Dans la mesure ou je constitue une périodisation
de la form e parti à p artir de laquelle le XXe siècle apres 1918, ou
deuxièm e XXe, p eut être d it le siècle des régimes de parti-État,
examinons com m ent en France celui-ci se constitue.
4 - Et qu’aujourd’hui, en 2012, je dis séparé.
300
Dans le cas français, le ra p p o rt à la guerre est essentiel et
com plexe. La constitution de l’É tat-parti dans les trois régimes
est différente. C ependant, il existe un p o in t comm un : pour
qu’un Etat-parti se constitue, il faut qu'il y ait ralliement de la classe
ouvrière e t l’établissem ent de la catégorie de peuple entier, ce
qui impose le ralliem ent des ouvriers à la catégorie de peuple
entier e t à l’identification nationale du peuple entier.
Le stalinisme apparaît clairem ent de ce type, si on prend la
constitution du peuple entier et le ralliement de la classe ouvrière
pour paradigme. Il s’agit d ’une figure particulière de l’intériorité
de la classe à l'Etat en ce que cet Etat est un nouvel Etat. Dans
le nazisme, il y a constitution du peuple entier par le racialisme
et le thèm e du « peuple allemand ». En France, la constitution de
!’Etat-parti est accomplie par le ralliement que j ’appelle « étatisation
de la classe ouvrière ».
Dans la France de 1914, le ralliement des partis socialistes à la
politique belliciste se manifeste par l’abandon de la thèse: «la
bourgeoisie est belliciste et la classe ouvrière est pacifiste».
L’assassinat purement politique de Jaurès, pacifiste, est exemplaire :
son assassin, Villain, est acquitté. On connaît son mobile : défendre
l’Union sacrée. Les partisans de l'Union sacrée gagnent parce que
aucune forme approchant d’une manière ou d’une autre un énoncé
du type «la révolution contre la guerre» n’est alors prononçable
(même si cet énoncé sera parfois entendu dans les révoltes de
tranchées et I épisode Tillon). Dans ce cas-là est avérée l’incapacité
du discours - do n t la form e est celle d’un pacifisme classiste : « la
classe ouvrière veut la paix » - à tenir une prescription sur la
guerre et à se tenir à l’écart de l’État. Dès que rallié, le classisme
doit pour exister avoir un principe d ’intériorité à l’Etat, ce principe
est d ’«offrir» la politique classiste à l’État. Dans un survol un peu
aventuré,je dirais que dans le classisme étatique existera la form
d ’une tension très vive entre un pacifisme qui est une réponse de
classe à la guerre et le pacifisme propre de l’État-parti qui ser
désastreux sous la form e de la collaboration avec l’ennemi.
Le parti com m uniste aura le destin que I on sait : 1939, pacte
germ ano-soviétique ; 1940, collaboration de I appareil central d .
PCF, jugeant qu’il est tem ps d 'o b te n ir la relégalisation du parti,
la re p a ru tion de L'Hum anité. Sans c o m p te r la sequence c
F ront populaire où, au milieu des bruits de bottes, on observe
le soutien du PCF aux tendances social-pacifistes. ^ mais son seul accès a la guerre est de soutenir la « guerre »
Partout, l’antagonisme, reverse dans la form e parti-Etat, aura
été le su p p o rt de la collaboration de classe.
L’in s c rip tio n de la classe, à l’occasion de ta guerre dans
l’espace de l'État, est donc constitutive des partis-États. On peut
dire en ce sens que les partis-États sont classistes. L inscription
de la classe ouvrière dans l’État s'effectuera aussi au travers du
syndicalisme. Dès le déb u t du siècle, on en a le signal, l’inscription
de la classe dans l’État est patente : la social-démocratie alleman! -
est une puissance étatique; il y a des ministres socialistes en France.
Mais c’est la Première G uerre m ondiale qui déterm ine la
constitution du parti-État.
En France le parti-État multipartiste a pour principe idéologiq
la revanche militaire dans sa dimension continentale et colonî; -
et dans la Première G uerre mondiale.
Dans le cas du nazisme, c’est la revanche et le refus du traite
de Versailles : la guerre sera inaugurale, prépondérante et, du
po in t d’une pensée de la politique, prendra la figure de la guerre
sans fin.
302
Dans le stalinisme, c'est contre le tra ité de Versailles et la
remise en cause des frontières, dans la m oitié est de l’Europe,
Pologne notamment.
P artout la fusion de la politique avec l'État, l’intériorité du
dassisme à celui-là, donneront les partis-États, qu’ils se constituent
lu n e perspective de guerre ou, com m e dans le nazisme, la
provoquent. N otons qu'aujourd’hui le parti-É tat m ultipartiste
‫׳‬n Europe n est plus en mesure d avoir pour horizon la guerre,
,1tente d y pallier par la création d une force armée européenne,
américaine.
Parlementarisme et stalinisme sont des processus classistes.
Du en est-il du nazisme ? Le nazisme est un anti-classisme déclaré.
’ ar sa volonté de détruire les partis de classe, il montre, dans une
!version, que la classe est aussi chez lui constitutive du parti-État.
Pour des raisons aussi stratégiques, le nazisme, contre le stalinisme,
rejette la form e « classe ouvrière » et, contre le parlementarisme,
la «bourgeoisie ploutocratique judéo-cosmopolite», et leur oppose
les notions de peuple allemand, de race, qui ré p o n d e n t au
classisme et leur fo n t pendants.
Les effets de la terrible guerre de 1914 quant aux phénomènes
de classes so n t é videm m ent colossaux. En p re m ie r lieu, la
!évolution d O ctobre. Puis la révolution allemande, la déclaration
de guerre anglo-française a la révolution d ’O ctobre, l’émergence
‫ ! ״‬le re n fo rce m e n t de deux dispositifs, à p a rtir de 1925 , le
dispositif du parti-État soviétique et la naissance du parti-État nazi,
anti-juif, anti-classiste, anti-soviétique.
Car, si stalinisme, nazisme et parlementarism e ne cessent de
se m esurer l’un à l’autre e t de s’affronter, il existe un noyau
" 1 mmun‫ ־‬quel que soit le scandale que cette proposition peut
303
susciter. Le parti-État se soutient dans les trois cas des catégor
de classe, de nation et de guerre.
Pour le stalinisme, o p é ra n t avec la classe, et le dirigeant
bulgare D im itrov le théorisera, le nazisme, c’est la domination
sanglante e t directe du grand capital, le parlementarisme, c est
la d icta tu re com plexe e t sophistique de la bourgeoisie. Pour
qui est de la France et de l’Angleterre, que le nazisme apparaisse
comme hétérogène au parlementarisme est un apprentissage long;
e t ce tte lenteur aura des effets dram atiques.
Police, terreur et police juridique : le droit au droit
C e s t à travers la composante parti du parti-État que le lien
e n tre société e t p a rti-É ta t s’effe ctu e . La dim ension Etat du
parti-État est celui de la police ou du droit. L’Etat est aussi la
réponse à la question : comment s’ordonne un groupe social ? Etat
dans le parti-État unique, c'est la police to u t court et sa répression.
Dans le multipartism e parlementaire, c'est la police juridique.
Le p a rti-É ta t parlem entaire procède, p our ce qui est de
l’o rd re et de !’ordonnancem ent, de manière particulière, parole
monopole absolu du « d roit au droit ». On peut légitimement parier
de police ju rid iq u e puisque celle-ci s’exerce principalem ent au
travers de ce qu’il est convenu d ’appeler la « source du droit »:
C onstitution, lois, règlements, distincts selon les pays, en France
ce t ensemble se nomme d ro it civil, en A ngleterre common /aw,
ou jurisprudence.
T o u t le p ro b lè m e d ’une p o lic e est celui de ses limées.
L’existence de limites aux pouvoirs de police dépend de 1existence
d ’une catégorie régulatrice. Dans le parlem entarism e, ce- fut
304
longtemps la classe ouvrière qui eut cette capacité de limitation.
Le classisme étant périmé, il n‫׳‬y a plus de catégorie !imitatrice. La
seule possible selon moi est la capacité des gens, on le sait.
Si on garde l'hypothèse que le parti-État touche à la politique
par sa dimension parti, il faut dire qu'il fonctionne à la représentation,
ce qui était !ancien apanage des partis. En ce sens, le parti-État
est un parti-Etat représentatif. Il en fait le fondement de sa légitimité.
L Etat se présente, en conséquence, à bon droit, comme parti-État.
C ’est l’argument sous-jacent du parti-État parlementaire. Il en tire
la conséquence qu’il peut se dire le représentant du peuple entier,
ce st le sens pour lui du mot de démocratie et de la propagande
pro-dém ocratique qui s’ensuit. Le type de contrôle de la société
en découle.
La subordination affirmée, l'appropriation de l’État par un parti
et par une politique de parti, on peut le justifier, voire le légitimer,
en considérant que la subordination à la politique de parti(s) est
ta poursuite de la logique de la représentation. A utrem ent dit,
si les partis sont des organisations du peuple entier, alors ils ont
capacité à diriger. C ’est le cas du parti-État parlem entaire. Se
donnant comme représentant du peuple entier, il peut s’en dire
égarant et l’expression ; c’est même le sens du mot de démocratie
:el qu employé par lui. Il n’y a pas un agent du PS ou du RPR dont
I faut adm inistrativem ent l'accord sur to u te mesure. C ’est là
qu intervient ce qui j'ai appelé la police juridique. Le contrôle et
,a dom ination s’exercent à l’aide de la police juridique.
Il y a une police politique du droit d ’État en lieu et place d ’une
police de parti. Le parti-É tat est ce qui é tablit le droit, il en est
‫״‬s source exclusive, en ce que c’est le parti-État qui établit qui
1droit au droit.
305
 Mais le plus im portant est que ce d ro it au d ro it est la forme et
le mouvem ent par lequel le parti-État « com pte les gens ». Le
d ro it de vote n’est pas « d ro it au d ro it ». Il est I'« atome » politique
de la vie parlem entaire, son geste essentiel, qui reconduit le
parti-État et le pérennise. Les notions de droite et de gauche,
effectives seulement en période électorale, sont une tentative
be revivifier sym boliquem ent le classisme dans I État-parti. La
façon dont la classe ouvrière est absorbée dans le parti-Etat serait
moindre a gauche qu à droite.
Par contre, c’est le « d ro it au d ro it » qui procède à la mise hors
compte, qui décide qui est com pté ou m écom pté. L’exemple
aujourd'hui des ouvriers sans papiers montre que le parti-État
n’a d m e t pas q u ’ê tre ouvrier, de chantier, de la restauration
industrielle, du nettoyage, etc., doit être source de droit, quand la
ré g u larisation ne se co n fo n d pas avec, e t n’a p p e lle pas, la
naturalisation. Une régularisation d'ouvriers sans papiers est autre
chose qu'un contrôle des flux migratoires ou une mesure de
justice. Elle concerne à la fois la démocratie et la question de la
source du droit: la démocratie, par le compte réel des gens, la source
du droit par le principe selon lequel le travail peut en être une. Dans
le parti-État parlementaire, le « peuple entier » n est jamais en vérité
«to u t le peuple». La juridicisation com plété de !existence des
gens, elle, est bien plus contem poraine des partis-Etats que des
droits de l’homme sans cesse invoqués.
La guerre est le déchaînement de l’action policière : la Première
G uerre mondiale et l’affaire des régiments bretons et sénégalais,
envoyés de façon préférentielle à la boucherie, le fichage des
politiques, les mutineries de !917, la guerre d’Algérie... Blanc-seing
est donné au parti-État, dans la guerre, de se déchaîner et de
réprimer toute form e de réserve à l’endroit de sa politique. 1918 s<-
306
partage entre un nationalisme effréné qui affiche les gueules
cassées et les grands mutilés dans un culte de la mort et de la mort
du soldat et un courant internationaliste et pacifiste qui trouve en
M oscou e t dans la IIIe Internationale son a p p u i: critiq u e de
I occupation de la Ruhr, des guerres coloniales...
Le parti-Etat, c’est donc :
• ce par quoi la classe se constitue dans une intériorité à l’État
et y accède. Cela vaut autant pour le multipartisme parlementaire
que pour le stalinisme et le nazisme. Par conséquent, le parti-État
peut être dit la cristallisation de la fusion de la politique et de l'Etat
II faut ajouter : l’organisateur;
• le croisement du classisme « intégré » et du nationalisme; ce
croisement n'étant possible que par l’entremise de la guerre.
D un Clausewitz inutile à !‫׳‬historicisme tenace
La form ulation de Clausewitz est entrée en pérem ption. La
guerre américaine ne fait pas la paix. Elle établit une précarité
régionale dans des buts divers de présentes et futures hégémonies
en détruisant l’État (parfois national) en place.
Dans la formule de Clausewitz, c'est bien la «politique d’État»
dont la guerre est la continuation. Avant le XXe siècle, la guerre est
reglee par la politique étatique, et répétons-le, l’ennemi est un autre
Etat. A ujourd’hui, la guerre et la paix ne sont plus des notions
circonscrites, ni des notions étatiques, elles sont à partir de la guerre
américaine, liees au crime et au droit. Pourtant déjà, les réparations
exigées de l’Allemagne à la fin de la guerre de 1914 indiquent la
pérem ption de la conception clausewitzienne: l’ennemi est puni.
C e st le fameux traite de Versailles, lourd de futures calamités.
307
 Le m ot de po litiq u e dans l’assertion de Clausewitz, si on
re tie n t sa célèbre form ule, interroge sur le rôle de la politique
dans la guerre quand on est dans une époque de parti-État. Et
au-delà, sur le rôle même de la p o litiq u e dans le parti-État. La
politique, je l’ai avancé, relève de la composante parti, et jusqu'ici,
je lui ai donné p o u r efficace de p ro c é d e r au ralliem ent des
classes ouvrières à l’occasion de la guerre et de la maintenir. En
se constituant, le parti-État fait entrer la classe dans l’Etat, et ceci
n'est possible que par l’entrem ise de la guerre. Je n’oublie pas
évidem m ent ma thèse sur la com posante parti qui investit les
rapports du parti-É tat à la société, p o in t qui ne joue pas ici.
D’accord, dans le parti-État, il y a fusion entre po litiq u e e t Etat.
Mais cette fusion finalement, que signifie-t-elle ? Est-ce à dire que,
dans les partis-États et dans un autre m om ent que celui de !<■‫׳‬
constitution, la p o litiq u e n existe plus, to u t en même tem ps que
la composante parti demeure active ? Est-ce que le rôle parti dans
le parti-État, son rôle au-delà de la guerre, est de faire entrer dans
l’indistinction e t le néant la politique ? Est-ce que la politique
la com posante parti est la disparition de to u te po litiq u e ?
Le mot de politique, dans l'assertion de Clausewitz, est lui-mên!■‫־‬:
rendu caduc par le parti-État. La politique n’est pas «continuée ».
Ce n’est pas la même politique, non pas en raison de l'équivalence,
ou pas, entre situation de guerre e t de paix, mais en raison de sa
fusion avec l’État. La p o litiq u e dans le parti-É tat n’est pas la
politique d ’État au sens clausewitzien, mais une politique de p<‫■־ ׳‬
· !‫׳‬histoire. Et examinons le dernier historicisme, celui de Foucault
« gagnant » I Etat sous la form e de sa fusion avec lui.
Une po litiq u e qui aurait la paix pour paradigme est bien une
p o litiq u e sans parti e t sans parti-Etat, refusant I équivalence
entre politique de guerre et politique de paix, c’est-à-dire refusant
ta n t la form ule clausewitzienne que le parti-État.
308
Si je dis ici mon ennemi, I historicisme, le doctrinaire intellectuel
du parti-Etat, c est parce que !'historicisme est ce qui, aujourd'hui,
œuvre à m ettre en place un mélange de philosophie politique, de
morale, de doctrine de l'équivalence de la liberté et du marché,
de « philosophie » du d ro it (des que le d ro it entre dans la guerre,
contrairement à ce que mon doctrinaire avance, il y a criminalisation,
réparation, le d ro it ne pouvant se passer de la notion de crime :
nazisme juge en termes de crimes a Nuremberg, crimes contre
I humanité, analyse du totalitarism e comme crim e); to u t cela afin
de plaider que la politique n'a pas de pensabilité propre. L'élève
ressemblant au maître, ne faudrait-il pas considérer le parti-État
comme la forme actuelle de I historicisme ? En quoi, me direz-vous?
En ce que I indiscernabilité de la politique et de l'État est ce à partir
de quoi la subordination de la politique est possible. Et finalement
sa disparition, son absentement. Maigre consolation, historicisme
agissant contre lui-même - ou contre son rival -, la disparition de
!a politique, et quand ce ne serait que sa subordination, entraîne
celle de l'histoire. Laissons de côté les nombreuses déclarations
sur la fin de l’histoire et Fukuyama. Notons celles de Schm itt qui
fixe, lui, la fin de I histoire a la fin du jus publicum europæum,
dispositif où le d ro it de la guerre était tel que le vaincu n’était pas
criminalisé, soit au titre d'agresseur, soit au titre de vaincu. Mais,
considérons les thèses de Foucault en 1966, à la fin des M ots et
;es Choses, annonçant la fin de I épistémè moderne ou âge de
'0 1976, dans II fa u t defendre la société - plus complexe, liant guerre,
paix et bïopolitique. Foucault tente de contourner !'historicisme
par un renversement du rapport entre politique et guerre tel qu’il
igure dans la formule de Clausewitz - sous la forme inversée ; « la
politique est la guerre continuée par d ’autres moyens » - faisant
309
ainsi de la guerre le fin m ot de l’histoire. Foucault verra dans la
guerre l’essence de la politique en tem ps de paix. Autrem ent dil
les paradigmes de la politique dans la guerre sont les mêmes qu<
les paradigmes de la politique dans la paix. La guerre semble bien
être consubstantielle à la pensée hïstoriciste, même à celle, si ricb
et indépendante, de Foucault.
Il est possible d ’opposer à Foucault, d une part, que la thés-
selon laquelle la po litiq u e est la continuation de la guerre par
d ’autres moyens o b scu rcit et fige la catégorie de guerre, et,
d ’autre part, que, le renversem ent de la fo rm u le resserrer!‫׳‬
davantage les liens entre p o litiq u e e t guerre, to u te convocation
du paradigme de la paix est par conséquent empêchee.
La mise en cause de !’historicisme me semble conjoncturellement
avoir l’efficace suivante. Existe aujourd hui une demande faite a la
politique d ’éclairer l’histoire, de poser, puis de montrer, que la
réintégration d ’une pensée de l’Etat e t de la guerre dans un
politique sans parti est possible et q u e lle perm et d approcher la
question de l’histoire et de l’État au XXe siècle de façon nouvelle
et non étatique. La crise de !’historicisme - auquel la pensee en
termes de guerre est consubstantielle - se marque par quelques
autres signes, a mes yeux positifs, dans les dernieres decennie:‫׳‬
Mai 68, l'Afrique du Sud, l'EZLN (Armée zapatiste de libératic‫׳‬
nationale) au Mexique, où, et c’est là une rupture essentielle, le
paradigme de la politique n'est plus la guerre, mais la paix. La
question devient donc celle de la possibilité d indexer la conception
de la politique sur la paix, ce qui n’est pas une thèse pacifiste.
310
À suivre...
J ai lancé ici quelques thèses. Elles participent d’un work in
progress. Mais, j ai le sentiment, dès lors qu'un traitem ent non
foucaldien de la guerre et de la paix est mis en oeuvre, qu ’une
avancée et possible. Ce traitem ent non foucaldien a pour cœ ur
de tra ite r ces questions du point, non du parti-État, mais de la
politique sans parti. C ette dernière est en effet à mes yeux le bilan
qu il faut tire r de ce que j ’ai d it avoir caractérisé le XXe siècle. La
mise à mal de I Etat par les partis-États, la pérem ption de l’État,
exigent d ’établir la catégorie d'État comme « État pour tous ». Il
faut in te rro g e r la notion d ’Etat, réinstaller l’espace national,
s'opposer à l’Etat partidaire, confondre les instances internationales.
Il faut ainsi s interroger sur pourquoi Jospin, son gouvernement,
la cohabitation - feuille de vigne de l’épuisem ent actuel de
I État-parti -, refusent avec un sombre entêtem ent de régulariser
les ouvriers sans papiers. L’État-parti refuse de les régulariser, ou
même d ’en entendre parler (presse muette), d'une façon, si j'ose
dire, scissionniste. J’appelle ainsi que, s’affirmant représentant du
peuple entier, il se croit représentatif, alors qu'en vérité il est
scissionniste à I endroit de ceux qu ’il décide de ne pas com pter.
II nous revient de com prendre aussi le « pourquoi » que j'évoquais
plus haut, d u n e manière active: en prenant parti po u r une
nouvelle régularisation que l’État-parti n'envisage pas, mais qu’il
est essentiel pour le d ro it de gens de faire advenir.
Enfin, «contre l’État partidaire» il fa u t rouvrir la question
nationale. Elle n est pas obsolète, elle est au contraire à l'ordre du
jour. Et c’est d'ailleurs le seul point à partir de quoi est praticable
une critique authentique du mouvement anti-mondialisation, autre
311
avatar de !’historicisme en ce qu’il infère largement la politique de LA DECISION PURE
l’économ ie- ainsi l’y subordonne - et croit réform er la politique er
agissant sur l’économie. Pour ce qui est d ’ici et de maintenant : « La
France pour tous » est le seul énoncé national possible. D’où les
thèses de l’Organisation politique sur une politique sans parti,
proposant un dispositif ne visant pas le pouvoir et l’Etat, mais se
situant du côté des gens. Il ne s’agit pas d ’une utopie anti-étatique,
mais d ’être capable de « prescrire sur l’Etat », c ’est-è-dire de
prendre position à son endroit en lui restant externe et radicalement
hétérogène. D'où, de même, la form ule : « politique sans parti ».
L’enjeu d’une politique sans parti est de se déployer sans parti-Etat.
Le sens de notre affirmation « nous voulons une politique sans part
» équivaut à « sans parti-Etat ». Ce qui s’entend : politique du
point des gens, sans pratique électorale, sans l’hypothèse que, pour
peser, il faut être dans l’État.

La première version de ce texte a été publiée sous le titre « État de guerrre et politique
de la decision pure» sous la forme d'une brochure: «Les Conférences du
kouge-Gorge» (supplément au journal Le Perroquetl en juin 2003. Cette publication
faisait suite a la conférence éponyme donnée le 3 mars 2003

312
avatar de !,historicisme en ce qu'il infère largement la politique de LA DECISION PURE
l’économ ie- ainsi l’y subordonne - et croit réform er la politique
agissant sur l’économie. Pour ce qui est d ’ici et de maintenant : « La
France pour tous » est le seul énoncé national possible. D’où les
thèses de l'Organisation politique sur une politique sans parti,
proposant un dispositif ne visant pas le pouvoir et l'Etat, mais
situant du côté des gens. Il ne s’agit pas d ’une utopie anti-étatique,
mais d ’être capable de « prescrire sur l’Etat », c’est-à-dire oe
prendre position à son endroit en lui restant externe et radicalement
hétérogène. D’où, de même, la form ule : « politique sans parti ».
L’enjeu d'une politique sans parti est de se déployer sans parti-Etat.
Le sens de notre affirmation « nous voulons une politique sans parti
» équivaut à « sans parti-Etat ». Ce qui s'entend : politique au
point des gens, sans pratique électorale, sans l’hypothèse que, peu
peser, il faut être dans l’État.

la première version de ce texte a été publiée sous le titre « État de guerrre et politique
de ,a decision pure» sous la forme d’une brochure: «Les Conférences du
Mûuge-Gorge » (supplément au journal Le Perroquet), en juin 2003. Cette publication
Misait suite a la conférence éponyme donnée le 3 mars 2003.

312
 Je poursuis ici mon étude de la guerre et de l'État amorcée dans
« Les trois régimes du siècle». Mais, dans de nouveaux termes. Je
vais explorer un cas particulier: celui des États-Unis (sous Bush), pays
dont l'importance est telle que ce qui se passe en Amérique retentit
en bien d ’autres territoires. La form e de l’État change. En France,
je dirais que c’est dans la forme de l'Etat séparé. Dans l’Amérique
de Bush, l’État est celui de la décision pure. On peut immédiatement
objecter que ces deux cas sont trop restreints... Tant pis. Quoique
pas tout à fa it Ce dont je suis certain c’est qu’une autre forme d’État
se met en place : ce texte contribue à son exploration.
Ma thèse est que la politique étatique et sa pratique atteignent
aujourd’hui à une désobjectivation complète. À savoir que l’État dans
sa pratique, n’est plus déterminé ni par l’économie, ni par l’idéologie,
ni par les classes et leur conflit, ni par la Constitution. Dans les choix
et les résolutions de l’État, aucune considération de quoi que ce soit
d’extérieur à lui-même n’entre en ligne de com pte, seule une
logique politico-étatique est poursuivie. C ette désobjectivation
n'est c e p e n d a n t pas une su b je ctivatio n , c’est l’absence de
détermination extérieure. Le résultat est la concentration de toute
la politique étatique dans l'acte qu’est la décision.
Il ne s'agit pas de décision arbitraire, d’un despotisme, mais d ’un
phénomène nouveau que j ’appelle décision pure. La décision pure
est en prem ier lieu la marque de la non-détermination de l’État;
et, en second lieu, la m anifestation d'un «outre-lieu», d ’une
«antécédence» de l'acte politique étatique sur ce qu'on peut

315
grossièrement appeler l’appareil étatique. La décision prime e
précède. Q uel est cet «outre-lieu», «dom icile» et origine de la
décision pure?
A ntécédente, la décision pure se distancie de l’État tel que
com m uném ent on peut I entendre : appareil com plexe forme d!
cabinets, de procédures d ’arbitrage, etc., et su rto u t connexe à
un g o u ve rn e m e n t, q u e lle s que s o ie n t les fo rm e s de cett-
connexion. De tout cela, la décision pure se distingue. L’État quelf
qu’en soit la form e (État classiste ou État-parti), connaît ce qu'on
peut, à bon droit, nomm er des actes étatiques qui proviennent
de délibérations diverses. Plus précisém ent, to u t État met en
oeuvre des actes étatiques qui règlent ou v e u le n t regler sa
marche. Les actes gouvernementaux ne fo n t qu’un avec I Etat qi :
leur correspond. La décision pure a ceci de singulier qu étant un
décision d ’« outre-lieu », elle est un acte politique étatique à pa! :
e t sans comm une mesure avec ce que je viens de nomm er le .
actes étatiques. C ’est une décision po litiq u e d o n t la nature es‫׳‬
résolum ent étatique, d o n t la destination est étatique, mais qui
n’a pas l’État, tel q u ’il est constitué, comme référence et comme
règle. Décision pure, elle prescrit, en vue certes d’un renforcement
de l’État, un choix qui n’est pas hom ogène ni a dim ension
fo n ctio n n e lle ou consensuelle ni a I Etat se donnant comme
garant de l’in té rê t général. Et pas homogène à l’Etat-parti o ‫!״‬
XXe siècle. Mais ce faisant, l’État ne reste pas intact : il se transforme.
O n a affaire à une nouvelle form e d État.
C e tte n o u v e lle fo rm e p e u t ê tre à bon d r o it nomme
post-étatique. Dans le post-étatisme, État et politique, c’est-à-dire
État et décision, ne fusionnent pas, c’en est la singularité essentiel
Dans le parti-État, cette fusion existait ; la composante parti en avait
la charge.
316
Le post-etatisme est instable dans ses rapports avec d ’autres
Etats, dans ses zones d ’influence ou dans ses conquêtes, il
n’instaure nullement des rapports d’État à État. Le post-étatisme
n est pas une relation entre Etats, il ne constitue pas des relations
form ellem ent établies, telles celles qui autrefois, aussi précaires
et lourdes de conséquences quelles aient été, s'établissaient entre
vaincus e t vainqueurs. L État de décision pure in tro d u it des
espaces troubles et troublés, où c’est le post-étatisme qui règne
seul. O n l’aura compris, les États-Unis exem plifie cette nouvelle
form e d État. Et I État post-étatique est, en quelque sorte, ce qui
prend acte de la pérem ption de formes d'É tat antérieures.
L espace de la decision pure est le post-étatisme. Il ne s’agit
donc nullem ent d ’un décîsionnism e tel que C ari S chm itt le
conçoit a savoir celui d un État « ordinaire » en temps d ’exception.
La décision pure ne peut être le fait d ’un État tel qu ’on pouvait
I id e n tifie r jusqu ici, e t le recours à la notion d'exception n’y
change rien : avec la décision pure, nous avons affaire à une
nouvelle fo rm e d ’ État. O n p o u rra it même faire l'hypothèse,
hasardée sans doute, qu aujourd hui et sous Bush, le term e de
dém ocratie em ployé par les États-Unis ne désigne pas le régime
politique connu sous ce nom, mais, avec l'obscurité et la généralité
qui en marque I emploi, désigne to u t simplem ent l'avènement du
post-étatisme.
Mais qu est-ce que cet « outre-lieu » d o n t pour faire image
ja i d it que la decision pure so rta it? Ce lieu, c’est la guerre. Le
post-étatisme a pour lieu la guerre. Une guerre différente de celles
du XXe siècle.
317
Fin du parti-État
Si le post-étatisme est la non-fusion de la politique et de l’Etat,
il m et a mal !‫׳‬Etat-parti, qui au travers de sa com posante parti Sa
fusionnait. Mais ce qui signe bien l'arrêt de m ort de I État-parti,
e t cela dans les d ifférents régimes, est la fin de l’URSS. O n peut
d ater l’émergence historique du post-etatism e de la chute de
l’Union soviétique1. En un mot, on p eut le dater de la fin de la
bipolarité Moscou-W ashington. O n d o it même faire l’hypothèse
suivante : les form es de l’État-parti, parmi lesquels je com pte
l’État-multipartis, deviennent caduques avec la fin de I URSS . On
1 - Renforcée par la réunification de l’Allemagne, laquelle marque une nouvelle
disposition de l’espace européen.
2 - En France et sous Sarkozy, le post-étatisme apparaît sous les espèces de l'État
séparé dont la modalité principale est la disparition de la catégorie d’intérêt général
comme régulation de la puissance étatique, fl ne s’agit pas seulement de la « mise
hors d’état de servir » des services publics ni de la disparition de formes de
représentation du « peuple » dans l’État, caduques, elles, depuis la fin des partis
de classe, mais de l’extension toujours poursuivie des forces de police, du
sécuritaire, avec un dispositif sans fin de lois de criminalisation des jeunes, des
étrangers, des malades mentaux, des femmes qui portent la burqa, activité
législative visant à créer le concept de nouvelles populations que 1on stigmatise
et dont on lait des gibiers de police. Prolifèrent les lois contre les gens, mais aussi
les lois sur les institutions d'État, en tant qu’elles sont des lieux d accueil des gens.
l’hôpital, l’enseignement, la justice, la fiscalité, rien n’échappe à la « réforme »
et à la « modernisation ». L’État ne manie pas une catégorie quelconque du peuple,
de classes, de couches populaires, ou de gens comme l’État classiste, c esl
exactement le contraire : l’État est de police et de sécurité. Le sécuritaire vient
en lieu et place du peuple, et la police est présentée comme le fondement de la
légitimité et de l’autorité.
Si je dit l’État séparé, c’est parce que c’est lui qui décide qui fait partie du
« peuple » ou n ’en fait pas partie. Pour mieux me faire comprendre, je citerai
une form ule m ilitante des années 2000 à 2007 : « fl faut com pter tout le
monde », présente dans la lutte des sans-papiers. Celle-ci a voulu que l’existence
318
passe d un dispositif réglé par la tension à un dispositif sans règle.
Ce qui entraîne des mutations qualitatives de l’État : l'émergence
du post-etatisme. D autres se co n te n te ro n t de penser que la
puissance américaine se trouve sans contrepoids, sans pourtant
que ce fait entraîne une m odification structurelle de sa nature.
Ma these est a I oppose : c est celle du post-étatism e et de sa
conjonction à la décision pure.
D epuis la chute de I URSS, les USA, et avec eux le G8,
a ffirm ent avoir vaincu le comm unisme e t que, dorénavant, la
dém ocratie parlem entaire et ses valeurs sont le m odèle unique
e t référentiel de I espace étatique. O r, si on n’est pas dans une
d o ctrin e de la décision pure, distincte de l’État (dans sa form e
prenant en com pte l’in té rê t général), ou si l’on rabat l’une sur
I a u tre , la th è s e a m é ric a in e a c tu e lle e st irré fu ta b le . Les
bombardiers pour convaincre sont, il faut le croire, une démarche
de bonne foi et conforme a I intérêt général. C ’est la manière forte,
ni impérialiste ni colonialiste, pour ramener les gens déraisonnables
a la raison. In té rê t general maigre eux, mais in té rê t général
quand même. Alors, on reste dans le m odèle étatique de la
décision tra d itio n n e lle : il n’y a qu'une form e d ’État, celui de
l'acte étatique.
en France de ces derniers soit reconnue au motif quils étaient des ouvriers, dans
leur grande majorité. « fl faut com pter to u t le m onde », « com pter les gens
comme ouvriers », n'était pas, et de loin on le sait, la problèmatique de l’État.
L État post-étatique français est celui qui, en se retirant de la catégorie de l’intérêt
général, du « to u t le m onde », se sépare il se concentre sur lui-m êm e en
résorbant dans son espace la catégorie recouverte par le term e « gens » et en
étatisant dans les term es anciens par lesquels fut désigné le « peuple », il
dissout l’entité comme catégorie et comme référence : c’est lui qui décide qui
en est et qui n ’en est pas. fl se sépare du peuple réel.
319
 Si l’on re s te dans le m o d è le é ta tiq u e d e la d é c is io n
traditionnelle, la chute du m odèle étatique soviétique met le
m onde sous la coupe du dispositif dém ocratique américain : ils
o n t le leadership de la décision économ ique, m ilitaire, des
instances internationales et financières. La decision étatique
américaine s'impose a tous, est reconnue : soit on la précédé,
comme Blair ; soit on la monnaye, comme Poutine. Si au contraire,
on est dans le post-étatism e (où po litiq u e et État ne fusionnent
pas), on est dans un cas différent, et la démocratie ne répond pas
sym étriquem ent au totalitarism e, mais appa rtie n t a notre temps
e t désigne le post-étatisme.
La fin de la bipolarité est en définitive le règne de l’un :
la démocratie
La fin de l’URSS e t de la b ip o la rité , mais aussi bien les
doctrines gouvernementalistes (moins centrées sur I État que sur
le bon gouvernem ent) servent couram m ent a des tentatives
pour établir la validité d ’un unique régime possible : la démocratie.
Il s e m b le q u e ces p o in ts de vue, en a b a n d o n n a n t to u te
investigation en term es d ’État et de ses form es en pérem ption,
se d onnent la part un peu tro p belle. Il s'agit ici d y revenir.
D’abord, à la pérem ption du classisme étatique. Cela certes
signifie que l'Etat n est plus un Etat de classe. Mais aussi cela met
en évidence que le classisme était la matrice antérieure : soit dans
la form e marxiste (1 Etat est le p ro d u it des contradictions de
classes), soit dans la form e keynésienne du W elfare State (les
riches, les pauvres, les ouvriers, doivent être des électeurs et des
consom m ateurs, form e classiste en ce q u ’elle prescrit, pour
320
so rtir de la G rande Dépression, que l'esprit de l'économ ie et
I e s p rit de I E tat c o m p te n t te n d a n c ie lie m e n t le plus grand
nom bre). O n p e u t appeler classisme non révolutionnaire ce
keynésianisme, dont l'axe est que les mécanismes du marché sont
déséquilibrants en regard des basses classes et requièrent des
fo rm e s d e ré g u la tio n e t de r e d is tr ib u tio n é ta tiq u e s . La
conséquence est claire. L'É tat dans la m atrice classiste et
I économ ie étaient lies sous l'égide d'un plus grand nombre.
On voit bien que le dispositif antérieur opposait État socialiste
e t État c a p ita lis te ; e t ce qui é ta it en jeu é ta it un d isp o sitif
gouvernemental associé à une économie (de marché ou non). Or,
il est tro p évident que la chute de l’URSS met à mal ce dispositif.
Ces catégories é ta ie n t binaires et c o n ce rn a ie n t une form e
particulière de la bipolarité. C ’est d'ailleurs ce qui explique la
nécessité de la thèse com m uném ent admise selon laquelle une
économ ie socialiste a existé, ce qui est faux, mais qui avait
I avantage de servir à constituer le second pôle de la binarité.
La fin de I URSS met fin a la validité du dispositif d'opposition
binaire. O n entre donc dans une crise théorique de l’État et de
I É ta t d é m o c ra tiq u e p a rle m e n ta ire - ce d o n t la n o u v e lle
philosophie constituera la contre-théorie, affirm ant la pleine
vita lité de la form e parlem entaire et refusant à l'e n d ro it de
celle-ci to u te idee de crise, qu elle soit assignée à 68 ou à celle
des modèles anciens.
C ette crise de I État se manifeste y compris dans les discours
de Bush. Si Bush, en déclarant la guerre au « mal », te n te de
constituer une nouvelle opposition binaire, le pôle adverse n’est
pas étatique, bien qu ’en établissant une liste d ‫ «׳‬États voyous»
les États-Unis manifestent leur hésitation entre deux modèles ou
321
le camouflage sous l’ancien modèle du nouveau. Le « mal » ancien,
c’était le communisme, qui, on le sait, possédait une structuration
étatique, ce qui n’est pas le cas de l’actuel.
L’a v e u g le m e n t au s u je t du p o s t-e ta tis m e e n tra în e la
m ultiplication des problém atiques régressives. Prenant prétexte
de l’om niprésence du term e de dém ocratie dans le dispositif
général, il y a un retour aux problématiques ne prenant en compte
que les formes de gouvernement. Ce qui confirm e ma thèse,
puisque l’État post-étatique est celui où l’État est doublem ent
distinct du gouvernement : parce que la décision est d‫ «׳‬outre-lieu »,
hors l’État dans sa form e d ’appareil, et au-delà du gouvernement
co m m e c o n s u b s ta n tie l a I E ta t. Les d o c trin a ire s de la
gouvernementalité, qui travaillent sur « la bonne gouvernance » et
m e tte n t e ntre parenthèses to u te th é o rie sur I État, o n t pour
enjeu central de ne do n n e r de validité q u ’au gouvernem ent
d é m o cra tiqu e dans une tra d itio n qui ajoute M ontesquieu à
Tocqueville. Le gouvernementalisme, et cela va de soi, I appui sur
le seul gouvernement - et non sur l’État -, est la tentative d établir
la démocratie comme seul régime possible. L’absence de binarité
perm et de soutenir qu’un unique régime est possible. Le regain
actuel et agressif de la philosophie politique ne signifie pas autre
chose et articule un formalisme - que l’on pourrait qualifier de
formalisme juridico-étatique : démocratie, monarchie, tyranme ‫־‬
à un prin cip e moral. O n ajoutera à « dém ocratie » I épithète
« parlementaire », ce qui est une nécessite pour le post-etatisme,
a fin , d ’ un c ô té , de s’ in s titu e r dans sa d iffé re n c e ave< ;!■‫׳‬
gouvernement et les actes étatiques et, d ’un autre, de s étayer de
l’intérêt général défunt. Dans cette perspective, les États-Unis seront
les grands protecteurs de la démocratie parlementaire, concession
322
post-étatique à l’État, ce qui perm ettra de distinguer le «bon
Etat» du « mauvais » («voyou »). La guerre qui se fait au nom de
la dém ocratie sera la « bonne guerre », avec le d ro it d ’ingérence
comme exigence de la m étropole dém ocratique. C 'est là une
tentative d inventer une autre bipolarité.
Au tem ps de la guerre froide, la guerre se faisait au nom du
« m onde libre». C était la d octrine du containm ent de Kissinger
au Vietnam - d o n t le but était d ’em pêcher la m ultiplication des
régimes communistes. La guerre paraît se faire aujourd’hui au nom
d une form e étatique et politique (la dém ocratie parlementaire).
C ependant, la guerre effective, de I Irak à l’Afghanistan, semble
in d iffé re n te à ces déterm inations. La guerre am éricaine qui
se prétend un acte étatique, une décision étatique, reste une
décision pure.
Démocratie, dictature, post-étatisme
Et si la décision pure n’était qu'une form e de dictature ? Dans
le post-étatisme, la décision n’est pas soumise à cette rationalité
étatique qui rend com pte d ’elle-même par l’intérêt général. La
decision pure, qui se soum et I Etat, ne se préoccupe pas de
I intérêt général. Du fait que la décision pure se soumet l'État et
ne se préoccupé pas de I intérêt general, entendu comme rationalité
étatique et fonctionnalité, faut-il parler de dictature ? Le pouvoir
d État se caractérisé classiquement par le monopole de la décision
étatique, de même que l’État est le détenteur légitime du monopole
de la violence. Il y a toujours eu décision dans l’État, lequel en a
le privilège, mais ce type de décision caractérisant les appareils
d État était très différent de la décision pure.
323
 La dém ocratie consisterait alors en ce que la décision pure,
son antériorité, sa p rio rité sur la décision étatique, voire son
émergence même, po u rra it se vo ir contrée, réduite ou annulée
par la form e dém ocratique du pouvoir, c est-a-dire les élections,
les partis et les parlements. O n ne peut soutenir cette proposition
que si l’espace du d é b a t est co n stitu é des seuls term es de
dictature et de démocratie. Quelques-uns peuvent I entendre ainsi
e t voir dans le post-étatism e un simple outrepassem ent à la
dém ocratie. O r, on le sait, c e s t le clivage h a b itu e l: dans la
vulgate actuelle, les formes d'État ne connaissent que l’opposition
entre dém ocratie e t dictature. Avec le post-etatisme, peut-on
garder la pertinence de ce tte d is tin c tio n ? Accordons-le, mais
seulement à condition que les élections, les partis, les parlements,
a u tre m e n t d it la fo n c tio n n a lité des régimes dém ocratiques,
p a rv ie n n e n t a ré d u ire la décision pure. Si le post-etatism e
s’identifie à la dictature, alors on peut penser que la démocratie
s'y opposera. En revanche, s’il s'agit non pas d une dictature, mais
de l’ém ergence d ’une nouvelle form e d État, les régulations
m entionnées (partis, élections, etc.) seront impuissantes, to u t en
y é ta n t présentes. Partis, élections... o n t une fo n c tio n n a lité
uniquem ent m ajoritaire e t to u ch a n t non au pouvoir, mais au
m ode de désignation du personnel politique.
Fusion de la politique et de l'Etat.
Antécédence comme fin de la fusion
Les partïs-États avaient pour élément commun la fusion de la
politique et de l’État sous l’égide de l’État. La décision pure perturbe
ou abolit cette fusion puisque la décision pure est politique, ce qui
324
dispose la politique dans un anté-positionnem ent à l’État. La
décision pure peut avoir pour visée la guerre. A cte politique
post-étatique, la décision pure porte sur la guerre. Dans l'État de
décision pure, la politique c'est la guerre, étant entendu que :
• la politique du post-étatisme est concentrée dans la décision
pure ;
·la décision pure (telle la décision am éricaine de guerre
contre I Irak) constitue la politique du post-étatisme. La guerre
est une assignation de l’espace d'existence de la politique. Toute
décision pure ne p o rte pas sur la guerre. Mais dans le cas
am éricain, elle est à ce sujet. La guerre ainsi pensée est à
I evidence une catégorie nouvelle. Faisons une rem arque : si la
guerre relève de la décision pure, c'est-à-dire d ’un acte politique
post-étatique, et si donc la politique de la décision pure américaine
est la guerre, l’explication par le pétrole, les marchés, le lobby
m ilitaro-industriel, etc., ne vaut pas.
Toujours est-il que la fusion entre politique et État a vécu dès
qu il y a décision pure. La décision pure est ce qui sanctionne la
pérem ption d ’un certain typ e d’État, celui qui manifeste une
allégeance quelconque à l'intérêt général.
La fusion de la p o litique et de l'État n’existe plus, au moins
dans le cas américain, et cela est au centre de la question de la
guerre américaine.
Guerre et lieu politique
Dans le dispositif actuel américain, le lieu, cet « outre-lieu » par
lequel j'ai voulu m arquer l’antécédence de la décision pure,
c’est la guerre. Levons im m édiatem ent une o b je ction : que la
325
guerre soit un lieu p o litiq u e 3 ne tie n t pas au fait que les USA
seraient, comme ils l'affirm ent, un grand État-nation (on sait que
les États-nations, notam m ent européens, se construisirent dans
la guerre) ou une grande puissance3
4. Si la guerre est bien le lieu
de la décision pure, la fonctionnalité économique ou la rationalité
im périale en sont sans do u te déductibles, mais n'en épuisent
nullem ent la nature. Alors pourquoi « lieu » ?
«Lieu», en ceci que c ’est p o u r la guerre q u ’est prise la
décision pure et à elle q u e lle s’applique. Mais « lieu », on le sait,
est pour moi su bjectif : c’est la cristallisation d ’une politique. Ici,
la g uerre sera la fo rm e su b je ctive, e t la seule, de c e t État
post-étatique (ainsi qualifié, je le rappelle, car non déterm iné et
désobjectivé - ce qui ne signifie pas qu'il y ait subjectivation, mais
au contraire désubjectivation sans reste).
Ce n’est pas les envolées sur la démocratie qui form ent la part
subjective de l’État post-étatique. Serait-ce alors le thèm e (et la
réalité) de la puissance? C ’est une hypothèse a suivre, mais
sans y voir l'argument d'un destin impérial des États-Unis, tel que
certains penseurs le théorisent.
Si la guerre est une manifestation de puissance, c’est là une
forme de puissance, si l'on peut dire, à vide, ou en soi. La bipolarité
n’existant plus, la menace que représentait, en phantasme ou en
3 - Voir « Peut-on penser la politique en intériorité ? », pges 108 et 116 ; et mon
Anthropologie du nom, Seuil, 1996, p. 160 et suiv.
4 - Remarquons que lorsque !URSS était une autre grande puissance, elle n’a
jamais fait de la guerre un lieu politique, horm is lors de la guerre patriotique.
La problématique de l’empire (dans Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Exils,
2000, et dans Alain Joxe, L ’Em pire du chaos. Les Républiques fa ce à la
domination américaine dans l’après-guerre froide, La Découverte, 2002 - où
l'on circule entre les causes et les effets) est insuffisante. [Note de 2003]
326
réalité, I Union soviétique disparaît. La guerre comme expression
de la puissance est la m odalité sous laquelle un contenu, plutôt
qu ’un but (défense nationale, accroissement du territoire), est
assigné à la décision pure.
Mais, il existe un autre argument en faveur de cette hypothèse.
Si la puissance devient le contenu de la décision pure de faire
la guerre, c est parce que la guerre est la seule situation qui exige
absolum ent qu il y ait unité entre l’État post-étatique de décision
pure et I appareil étatique fonctionnel. Ce qui entraînera un
certain tro u b le entre les notions.
Le discours de la puissance est le contenu de la décision pure.
La décision pure devient ainsi la décision de la puissance et s'en
trouve determ inee. Au sens strict, elle n'est plus décision pure.
Elle devient dans mes term es l'expression des actes étatiques.
Elle coe xiste avec eux, elle ne les p ré cè d e plus. O n p e u t
m objecter que la décision est, par axiome, antécédente et que,
une fois la guerre engagée, le réel des opérations militaires, la
direction de la guerre dépend de la logique m ilitaire et de celle
des combats et non plus d'une décision pure. D’accord. Mais
scrutons un peu la valse des notions.
Les notions de décision pure et d’actes étatiques sont disjointes.
C est pour cela qu il s agit de l’Etat dans sa phase post-étatique.
L'unité obtenue en donnant à la décision pure un contenu (la
puissance) s u b je c tiv e la d é cisio n pure, qui, elle, est alors
reobjectivée, cest-à-dire déterminée (par la volonté de puissance),
en d autres termes, ce q u e lle est lui vient de l’extérieur, ce
qu indique le m ot « réobjectivée ». Or, cette mésaventure, si l'on
peut dire, ne lui arrive qu en cas de guerre, celui précisém ent en
vue duquel il y a decision pure. De même l'unité entre décision
327
pure e t actes étatiques ne devient effective qu à propos de la
guerre. C ette unité abolit toute la dimension désobjectivée de l’Etat
(la désobjectivation de l’État caractérisant le post-étatisme) e t le
resubjective, en faisant du discours de la puissance le contenu de
la décision pure. La décision pure d e vie n t la décision de la
puissance e t s'en trouve déterm inée ; to u t en même tem ps que
l’État de décision pure coexiste avec la décision étatique. La
guerre «circule» entre décision pure et actes étatiques. Pour
contrer cette circulation et l'équivocité q u e lle entraîne, il faut
considérer l’argumentaire en termes d’« axe du mal » (le « terrorisme »
et les « États voyous »). C e t argumentaire n’est-il que propagande
se ju stifiant d ’une bipolarité hors de saison ? Je ne le crois pas.
Session de rattrapage pour la décision pure, te n ta tive de la
réinstaurer et de faire cesser la circulation, cet argumentaire
essentialise la guerre américaine. C elle-ci n'est dès lors plus
relative à une bipolarité, elle est en soi, à vide. Elle devient le « bien ».
O n le v o it, le p ro b lè m e est ce lu i de la con sista n ce du
post-étatisme. Le post-étatism e est une form e d ’État issu de la
crise engendrée par l’effondrem ent de l’État-parti soviétique, en
ta n t que ce dernier fu t hom ogène aux États du XXe siècle et en
tant qu’il était un des deux pôles de l’antagonisme. Forme d ’État
issue de la fin de la bip o la rité et de la régulation par la tension
qui é ta it la sienne, le post-étatism e présente sans cesse une
alternance entre la décision pure, qui le constitue, le désobjectivîse,
e t sa re su b je ctiva tio n , qui m et la décision pure à mal. « La
politique des USA est la guerre » est une formule nécessairement
ambiguë en ce qu’elle tém oigne de la sphère d exercice de la
décision pure, mais contribue à la déterm iner et à la resubjectiver
en lui donnant un contenu.
328
En même tem ps, la guerre - en Irak, Bagdad est bom bardé
le 20 mars 2003 , et en Afghanistan - est homogène à la décision
pure e t au post-étatism e. Errante, ne co rrespondant plus aux
critères anciens qui, opposant des Etats, supposaient à la fois
d é c la ra tio n de g u e rre e t tr a ité d e paix, d é lié e de to u te
constitution de nation, visant à détruire des États, à dépecer des
te rrito ire s et à cré e r des zones d ’instabilité, et visiblem ent
encline a p o rte r plus loin ses coups. En cela, la guerre signale
l’ém ergence du po st-é ta tism e au sens le plus élé m e n ta ire
du terme. Mais celui-ci, qui recom pose autrem ent le système de
l’Etat e t de la puissance dans un m ouvem ent com plexe de
circulation de notions évoqué, a sans cesse une manière de
redisposer et de composer les notions inédites, qui apparaissent
avec lui, avec les notions anciennes, certes dans une position
d iffe re n te . C est le m ouvem ent de resubjectivation qu'on a
indiqué. C e faisant, le post-étatism e sem ble bien délié des
form es anciennes, ce qui lui donne une autonom ie qu'il affirm e
e t d o n t il se sert pour é ta b lir une géopo litiq u e inédite. Mais
il est nécessairem ent ambivalent.
C ’est dans la perspective de cette am bivalence qu ’on va
examiner maintenant la question de l’ONU, laquelle participe de
ce mouvement de resubjectivation. Prenant le rôle d ’un parlement
m o n d ia l, I O N U d o n n e à la d é c is io n p u re un e sp a ce de
resubjectivation qu elle lui conteste et auquel elle s’oppose -
quand elle se présente cô té décision pure - e t q u e lle d o it
maintenir - quand elle se présente côté décision étatique. L'ONU
aménage la circulation à laquelle la décision pure est sans cesse
obligée de s’affronter.
329
L’ONU, ou le parlementarisme international
Dans la phase actuelle de la préparation de la guerre contre
l’Irak, le rôle de l’O N U est considérable, non seulem ent pour
l’opinion politique internationale, mais égalem ent pour les USA.
P ourquoi ? Beaucoup de raisons pragmatiques et utilitaires ont
été avancées, e t ce très certainem ent à ju ste titre, la principale
étant que les USA pourraient avoir besoin de l’O N U p our gérer
la s itu a tio n a p rè s la g u e rre ; une a u tre raison e st q u e le
multilatéralism e (un Etat ne prend pas une décision qui affecte
les autres Etats sans les consulter) est le maintien form el de la
division entre p o litiq u e intérieure e t extérieure pour chaque
pays. Le m ultilatéralisme, si on considère les grandes instances
internationales, l’O N U , l’O M S, l’O M C , conduit à une prise de
ré s o lu tio n s e t non de décisio n s, de ty p e q u 'o n p e u t d ire
parlem entaire, c'est-à-dire le fa it d ’une institution qui s’affirme
représentative et où opère le vote, où il y a décom pte des voix,
une m inorité et une majorité. Mais le vote, on le sait, eut aussi‫׳‬
un rôle ém inent dans des structures non parlementaires : lors de
la Convention de la Révolution française, de la Constituante dans
l’URSS de 1918. La distinction repose dans l’examen de ce à
quoi contribue le vote : à la volonté populaire, en armes ou non,
ou à l’État - le vote consubstantiel à l’État se nomme la démocratie
parlem entaire.
La dimension parlementaire de l’ONU est de perm ettre à une
opposition, cependant homogène à la puissance américaine, de
fonctionner, dirais-je par analogie, comme le fait une opposition
parlem entaire ordinaire. Sans autre latitude, cependant que de
se rallier, par une m ajorité e t au travers d ’un argum entaire
procédural e tju rid iq u e , à la décision pure.
330
Dans l'opposition à la guerre en Irak, le rapport à l’instance
internationale a pour contenu la guerre acceptable et acceptée
sous conditions de l’O N U , laquelle prend à sa charge d ’établir
un consensus. Si bien que l’opposition à la guerre se trouve
amenée à la ratifier, mais par un processus, lui, entièrem ent
hom ogène au parlem entarism e, processus fa it d 'o p p o sitio n
interne e t de consensus final. O n peut donc dire à la fois que
l’O N U est l’instance de parlem entarisation de la décision pure
américaine et l’instance de parlementarisation de l'opinion sinon
mondiale, du moins française. C ’est cette parlem entarisation
qui a permis d'observer dans la plupart des manifestations en
France, moins sans doute quelques groupes de jeunes gens et
de lycéens, un phénomène analogue à celui du vote d'avril 2002
pour C hirac : l’unanim ité en faveur du président français.
Le systèm e de v e to o nusien ne change pas la n ature
parlem entaire de cette institution, alors que le veto donnerait à
penser à un m ode d iffé re n t. Le ve to d ’ailleurs, sans d o u te
anachronisme datant de la guerre froide, n’est pas un obstacle
au fonctionnem ent parlementaire auquel se conforme l’ONU : les
USA prétendent pouvoir passer outre à l’O N U et par conséquent
à d'éventuels veto.
La France a par ailleurs bien précisé que devant des éléments
nouveaux issus des inspections, elle se rallierait à la guerre. Ce qui
est différent d’une position où aurait été annoncé que, quelle que
soit l’attitude de l’ONU, la France ne participerait pas à la guerre.
P arlem entaire aussi, l’O N U , en ce que c e tte in stitu tio n ,
garante des p ro to c o le s du m u ltilatéralism e, serait chargée
d’assurer qu'avec la fin de la bipolarité le m onde n’est pas livré
au despotism e d ’une seule puissance: c’est ici la dimension
dém ocratique supposée du m ultilatéralisme.
33i
 Bien évidemment, l’O N U est parlem entaire non pas au sens
d ’une assemblée de partis politiques, mais dans le dispositif de
la représentation, c'est-à-dire d'un dispositif où la légitim ité qui
est ici inter- et întra-étatiques est fondée sur un certain nombre
de procédures qui relèvent du vote. Le représentatif autoproclamé
est la com m unauté in ternationale, laquelle n’est jamais que
l’addition d'un représentant mem bre de l’O N U e t de la charte.
Le c a ra c tè re p a rle m e n ta ire e s t q u e l’O N U re p ré s e n te la
com m unauté internationale dans ses intérêts supérieurs et ses
intérêts dém ocratiques, dans ce cas singulier où dém ocratie
signifie m ultilatéral et s’autoproclam e représentation légitime,
reconnue, et naturelle, de la com m unauté internationale. Sans
O N U , pas de com m unauté internationale. Laquelle, au sens
réel, est une logique d ’appareil et nullem ent la mise en partage
et encore moins en pratique, d ’un certain nom bre de valeurs,
d'idéaux e t de principes.
Une fois cela avancé, l’intéressant est de voir com m ent la
puissance américaine se soucie de la représentation, autrem ent
d it com m ent décision pure et dispositif parlementaire déploient
des rapports transversaux et contradictoires.
L’enjeu est de ta ille : il s’agit de spécifier l’O N U de l’époque
du post-étatisme. C ’est une des raisons de l’im portance donnée
aujourd’hui à la notion d ’alliance qui, bien évidemment, se trouve
disposée différem m ent depuis la chute de l'URSS. La puissance
m ilitaire américaine n’a plus la légitim ité d ’être le rem part contre
le communisme, si bien que la puissance américaine est à la
recherche d ’un nouvel espace de sens de sa puissance. Sous un
certain angle, la chute de l’URSS marque un affaiblissem ent de
l’adhésion à l’évidence de la puissance américaine. Et les USA sont
332
là dans une difficulté : pour affirmer leur puissance, ils ne peuvent
que la développer et la faire fonctionner en faisant la guerre.
Mélange, en mes termes, de l'essentialisation (la puissance) et de
l’empirie (situation factuelle de conflit). La politique américaine n'est
absolum ent pas déterm inée par l'O NU, mais elle d o it faire avec,
ce qui inclut d ’aller contre. Cela tie n t à la question de l'opinion,
du formalisme institutionnel, e t surtout à l’obscurité com plète de
l'idée de dém ocratie autrem ent qu ’en termes de représentation
et de procédure.
Les récentes manifestations contre la guerre ont présenté trois
types de positions : l’une, pacifiste ancestrale : « A bas la guerre » ;
une autre, pacifiste en conjoncture : contre la guerre américaine
en Irak; une troisième, centrée sur les USA comm e puissance
belliciste: contre Bush, l’hégémonie, les canonnières du pétrodollar.
O n sait que, la guerre une fois engagée, les positions pacifistes
s’e ffo n d re ro n t; les pacifistes estiment, certes avec raison, que
la guerre est mauvaise et, à tort, quelle est évitable. On sait qu’une
fois que la guerre est là il ne reste que la thèse générale de son
existence et de sa violence et, éventuellement à la fin, c’est-à-dire
lors de la victoire, un ralliem ent au nom de ses effets.
Conclusion
Q u ’opposer au post-étatism e pour qui la décision pure est
actuellem ent la guerre? Il faut prendre to u te la mesure de la
nouveauté de la période, au sens où aucune force étatique ne
s’y oppose de telle manière qu'on puisse appuyer cette force
étatique et y trouver ce faisant un contenu politique. Il n’y a plus
333
de camp socialiste - pour ceux qui y croyaient - ni de guerre du
peuple p o u r ré p o n d re à la guerre im périaliste. La page est
tournée. Ce n’est pas dans le champ des réponses étatiques que
nous trouverons quoi faire et quoi penser. C eci est d autant
plus saillant que le champ étatique mondial est hégémonisé par
les USA - nous pouvons dire que les Etats européens sont sous
hégémonie américaine. En effet, Chirac e t I axe franco-allemand
sont internes au fo n c tio n n e m e n t de l'hégém onie américaine
DU MÊME AUTEUR
dans sa phase actuelle de parlem entarisation onusienne, où les
Anthropologie du nom, Seuil, coll. « Des travaux », 1996.
USA cherchent un consensus. Il est donc enjoint à qui voudrait
Ouvrages dirigés
s'opposer à la décision pure américaine, à son adossement au
Politique et Philosophie dans l'œuvre de Louis Althusser, PUF, coll. « Pratiques
po st-é ta tiq u e e t à sa diffusion à travers l'O N U , de se d o te r théoriques », 1993-
d ’une conception de la puissance. « Rencontres avec des gens d'ici : les résidents des foyers Sonacotra d'Argenteuîl »,
C e ne peut être que la p o litiq u e qui p o rte ce tte puissance. La Lettre du cadre territorial, 1998.

Politique sans parti, politique du point des gens, ne suffisent pas
à ce tte perspective, même si ces énoncés politiques prennent
acte de la pérem ption de la form e parti. L’alternative appelée
com m unism e qui se pré se n ta it comm e l’alternative étatique
révolutionnaire à la form e étatique im périaliste et subordonnait
la puissance à la form e d'Etat a vécu. Dans l’ordre de l’Etat, les
jeux sont faits.
Il faut pragmatiquement changer de registre et de problématique.
La décision pure et l'éventualité d ’une puissance alternative
désignent la nécessité de ce changement de registre. On est
« Anthropologie ouvrière et enquêtes d ’usine. État des lieux et problématique »,
Ethnologie française, n°3, juillet-septem bre 2001.
A rticles
« A propos de la politique et de la Terreur », dans Catherine Kintzler et Hadi Rizk
(dir.), La République et ta Terreur, Kimé, 1995.
«C'est de la confusion de l’histoire et de la politique que le négationnisme
prend son effet», dans Natacha Michel (dir.). Paroles a la bouche du présent. Le
négationnisme, histoire ou politique ?, Al Dante, 1997.
«Hommage à Marc Bloch», dans Jean-Yves Boursier (dir.), Résistants et Résistance.
Approches pluridisciplinaires, L’Harmattan, 1997-
« Singularité et rationalité », dans Jelica Sumic (dir.), Universel, singulier, sujet, Kimé,
2000.

convié à inventer une p o litiq u e de puissance sans Etat, sans
décision pure, sans parti, sans cette démocratie-là.
« La politique entre singularité et multiplicité», dans Charles Ramond (dir.), Alain
Badiou. Penser le multiple, L'Harmattan, 2 0 0 2 .
«Lenin and the Party. 1902 -November 1917 », dans Sébastian Budgen, Stathis
Kouvelakis, Slavoj Zizek (ed.), Lenin Reloaded. Toward a Politics ofTruth, Duke
University Press, 2 0 0 7 .

REMERCIEMENTS > Pierre-Noël Giraud et Pierre Audoux

334
 Passive 1З ‫■ ׳‬З
ne’.js 'ib e rg *

| t e S 8S tte WICHT entfernen

L’intelligence de la politique de Sylvain Lazarus

© Sari Al Dante
Contact : www.al-dante.org
Imprimerie : imprimerie Moderne de Bayeux / Europe.
Dépôt légal : f' trimestre 2013
Issn : 1626-1798
Isbn : 978-2-84761-810-5