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Rupture critique ou partage du sensible, dévoilement ou suspension de la réalité ?

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SociologieS
Théories et recherches
Théories et recherches

Rupture critique ou partage du


sensible, dévoilement ou
suspension de la réalité ?
Une lecture croisée de Boltanski et Rancière sur la notion
d’émancipation
Critical break or sensitive sharing, uncovering or reality’s suspension? Reading across Boltanski and
Ranciere about the notion of emancipation

NICOLAS AURAY ET SYLVAINE BULLE

Résumés
Français English Español
Luc Boltanski et Jacques Rancière sont deux auteurs qui ambitionnent le projet d’une théorie
critique générale, mais selon des modalités différentes. Malgré une différence initiale dans leur
façon de regarder le monde : l’un (Rancière) par l’expérience esthétique, l’autre (Boltanski) par
la remise en cause du cadre général de construction de la réalité sociale, tous deux cherchent à
penser les conditions d'émergence « d'êtres collectifs » originaux et de l’émancipation
individuelle et collective. L’article, sans chercher à faire dialoguer les deux auteurs, analyse des
points centraux prélevés dans leur production : le rôle des institutions de savoir et d’État dans
la production d’excès de savoirs et le trouble engendré par celui-ci dans les régimes
démocratiques, ainsi que les agencements sociaux émancipateurs pensés par le sociologue et le
philosophe pour déconstruire la réalité sociale.

Luc Boltanski and Jacques Ranciere : these both authors aspire to built a genera critical theory,
but according to different procedures. Despite an initial difference in the way they look at the
word: one (Rancière) through the esthetical experience, the second (Boltanski) by questioning
the overall framework of social reality construction, both seek to think the conditions for the
emergence of "collective beings" original and individual and collective emancipation. The
article do not seek to reach some dialogue between the authors, but to analyze some central
points, taken from their productions. It concerns the role of the State institutions in the

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production of excessive knowledge and the confusion engendered by it in democratic regimes,


as well as emancipatory social arrangements designed by the sociologist and philosopher to
deconstruct social reality.

Ruptura critica o reparto del sensible, revelación o suspensión de la realidad? Una lectura
combinada (o doble lectura) de Boltanski y Rancière sobre el concepto de emancipación
Luc Boltanski y Jacques Rancière aspiran al proyecto de una teoría crítica general, pero según
modos diferentes. A pesar de una diferencia inicial en la forma en que ven el mundo: uno
(Rancière) por la experiencia estética, otro (Boltanski) cuestionando el marco general de la
construcción de la realidad social, ambos tratan de pensar las condiciones originales de la
aparición de "seres colectivos" y de la emancipación individual y colectiva. Sin tratar de
fomentar el diálogo entre los dos autores, este articulo analiza los puntos clave de sus
producciones : el papel de las instituciones del conocimiento y del estado en la producción de
conocimiento y la confusión generada por el exceso en regímenes democráticos, así como las
disposiciones sociales emancipadoras diseñadas por el sociólogo y el filósofo para deconstruir
la realidad social.

Entrées d’index
Mots-clés : Luc Boltanski, Jacques Rancière, critique sociale, émancipation, institutions,
classes sociales, esthétique, contestations politiques, conspirationisme
Keywords : Luc Boltanski, Jacques Rancière, social criticism, emancipation, social classes,
aesthetic, political contestations, conspiracy theory
Palabras claves : Luc Boltanski, Jacques Rancière, crítica social, emancipación,
instituciones, clases sociales, estéticas, protestas políticas, teorías de la conspiración

Texte intégral
1 Le philosophe Jacques Rancière et le sociologue Luc Boltanski : deux auteurs à
l’audience débordant largement les cercles académiques et susceptibles de remédier à
l’incommunication entre les deux « hémisphères » de la pensée critique – le travail
« militant » et le travail académique (Corcuff, 2012). Deux approches de sciences
sociales qui ouvrent – cela est devenu rare quand il s’agit de maintenir l’exigence d’une
confrontation empirique aux archives – à l’ambition d’une « théorie critique » générale
et posent l’existence d’asymétries profondes et durables dans différents contextes. Deux
auteurs enfin qui, parce qu’ils ébauchent, à des moments différents, une critique de la
domination, sont attentifs à ce que l’écriture des sciences sociales pointe vers un aspect
qui n’est pas directement observable, un aspect qui réside dans le dévoilement de
relations entre différentes dimensions et dans la mise en lumière de la façon dont elles
font système. Le terme de « domination » nécessite en effet d’opérer un saut dans
l’abstraction pour faire de l’ensemble de ces relations un système de domination .
2 Beaucoup de points semblent les opposer, en particulier une discorde, ni vraiment
dispute mais plus que mésentente, qui a affleuré çà et là dans quelques livres et qui
s’explique sans doute, au-delà des différences disciplinaires, par l’écart entre leurs
objets de connaissance. Le philosophe Jacques Rancière s’intéresse à la manière dont
l’expérience esthétique reconfigure le « partage du sensible » et reproche en effet à la
sociologie, depuis Émile Durkheim, de s’être constituée en savoir policier – de par son
projet de vouloir « homogénéiser l’État et la société » – de parler « en surplomb du
monde », voire de confisquer la part de subjectivité politique des acteurs ou de les
détourner au profit d’un positivisme sociologique 1. Il développe à cet égard une
« poétique du savoir », fondée sur la critique des archives comme simples sources
historiques et sur une réticence à l’obsession de méthode scientifique 2. À l’inverse, le
sociologue Luc Boltanski est attentif depuis son compagnonnage avec Pierre Bourdieu,

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et depuis ses premiers essais – comme Les Cadres (1982), De la Justification co-écrit
avec Laurent Thévenot (1991) – aux dispositifs pratiques et aux outils cognitifs
permettant aux acteurs sociaux à la fois de « croire à la réalité » et de la déconstruire.
La réalité se constitue pour lui non à partir d’expériences esthétiques, mais à partir de
descriptions et de définitions qui supposent des règlements, du bon droit, des
procédures instituées et des instruments de représentation et de totalisation 3 de ce qui
arrive – tels que des outils statistiques, comptables ou de gestion. Dans son œuvre
tardive, et depuis Le Nouvel esprit du capitalisme (co-écrit avec Ève Chiapello), le
regard sur le caractère prévisible et stabilisé de la réalité – et donc l’opération critique
(voire la critique de la critique) – semblent être plus présents. Dans De la Critique
(Boltanski, 2010) le sociologue souligne, en prenant le contrepied de ses précédents
écrits sur la critique ordinaire 4, que les individus, dans la vie ordinaire, font preuve
d’« auto-restriction réaliste » et ne remettent que rarement en question – faute de
disposer des bons « outils de totalisation » – le cadre général dans lequel s’inscrivent
les situations vécues, qui devraient soulever une indignation ou une inquiétude.
3 C’est à la lumière des deux œuvres récentes – De la Critique (Boltanski, 2010) et
Énigmes et complots (Boltanski, 2012) – du sociologue, qu’une analyse est menée, dans
la mesure où elles dessinent une relation serrée entre critique sociale et sociologie, voire
les conditions même de l’exercice de la sociologie. Mais en quoi cet édifice justifie-t-il
de nouer une relation théorique avec celui de Jacques Rancière ?
4 Alors qu’il existe un écart d’ancrage : l’expérience (chez Jacques Rancière) et les
outils de totalisation (Luc Boltanski) qui rend toute comparaison impossible, les
auteurs sont marqués par une préoccupation commune pour l’émancipation
individuelle et collective, qui tisse chez eux une sensibilité, certes inégale, que l’on
pourrait appeler anarchiste ou libertaire. Ils semblent animés d’un même ressort qui
les singularise : la passion de l’incertitude, qui combine le constat de l’existence d’une
inquiétude, ravageuse ou illimitée, travaillant notre rapport au monde, et la volonté
d’assumer la fragilité des êtres collectifs susceptibles de conjoindre les individus entre
eux. De ce fait – et en se tenant à une analyse fragmentaire 5 – il semble que les deux
pensées s’orientent vers la recherche d’êtres collectifs ou de formes qui ne peuvent plus
être appelés « des institutions » et qui seraient compatibles avec l’émancipation, dans
nos sociétés confrontées à la radicalité du risque.
5 Partant du rôle central que donnent les deux auteurs à la critique des institutions et
sans chercher à faire exister un improbable dialogue entre eux – et donc entre la
sociologie et la philosophie politique – cet article tente d’éclairer la façon dont ils
approchent les différentes tensions entre savoirs et outils de totalisation d’un côté, et
sujet collectif ou individuel (voire subjectivité) de l’autre. Dans une première partie,
nous montrerons que dans les deux essais tardifs de Luc Boltanski et dans une palette
moins récente des travaux de Jacques Rancière tournant autour de la politique
« plébéienne » – comme Le Partage du sensible (Rancière, 2000), La Haine de la
démocratie (Rancière, 2005) – ces deux auteurs sont animés d’un projet analogue :
l’identification des contradictions au sein des régimes démocratiques. Ils constatent
l’établissement d’un gouvernement « par l’expertise », dont ils documentent la
naissance au XIXème siècle et suivent la progression jusqu’à la période actuelle. Au-delà,
ils identifient une tension majeure entre l’émergence de ce gouvernement « par la
compétence » et l’augmentation des capacités critiques de la population, ce que l’on
peut appeler un « excès de culture ». Dans une seconde partie, nous montrerons que les
deux auteurs, à leur manière, tentent de réfléchir à l’invention de nouveaux êtres
collectifs ou d’agencements émancipateurs, pour contrebalancer cette fragilité majeure
de nos démocraties industrielles sur le plan de la critique. Dans les deux essais tardifs
de Luc Boltanski, ce sont des êtres individuels, porteurs d’épreuves existentielles ou

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d’une critique radicale, qui font irruption dans le monde, peinturés au sein de notre
analyse par les traits du paranoïaque ou du « déclassé » et font écho à la figure de
l’ignorant chez Jacques Rancière. Pris comme des sortes d’épure, ils offrent une
résistance au caractère oppressif de la réalité construite par l’expertise et les
institutions de pouvoir, et il s’agira de savoir si ces êtres émancipateurs peuvent avoir
une transcription politique et sociale tangible. Au final, un certain nombre de
préoccupations théoriques, du dévoilement de la réalité à la configuration d’un cadre
d’émancipation, soulèvent la question de l’espace social où s’inscrivent des sujets
politiques et permettent cette structure dialogique entre les deux auteurs. En dépit de
son caractère fragmentaire et dyschronique, celle-ci est susceptible de nouer un espace
de réflexion, à l’interface de la théorie politique et de l’enquête sociologique, sans que
l’une ou l’autre perde leur autonomie 6.

La critique des outils de totalisation.


Gouvernement par l’expertise, trouble
démocratique et « excès de culture »
6 Un problème initial et commun se pose aux deux auteurs : les institutions de
gouvernement, renvoyés le plus souvent à l’État, sont à la source de toutes les
anomalies. Ce qui rapproche en effet les deux œuvres est une insistance sur l’existence
d’un gouvernement par l’expertise et sur l’identification d’un « trouble démocratique »,
marqué par la tension croissante entre deux manières d’utiliser le savoir : d’une part,
un pouvoir donnant une place de plus en plus grande, dans son mode de
fonctionnement, aux détenteurs de savoirs spécialisés et d’autre part la multiplication
des usages « libres » du savoir, par des individus qui mobilisent un savoir excédant
celui requis par leur statut professionnel. Trois périodes jalonnent l’intensification de
cette tension entre « savoir d’expertise » et « excès de culture » : la seconde moitié du
XIXème siècle qui voit naître cette tension, le XXème siècle où elle s’élargit autour de
l’implantation d’une technostructure et de sa critique ; enfin la période qui s’est ouverte
depuis la crise des années 1980, marquée par une domination plus complexe, une
prolifération des figures de l’excès de culture, mais également le « basculement du
marxisme au libéralisme » (Boltanski, 2010, p. 47) et l’accent mis sur les réseaux et les
relations horizontales.

Trouble sur la réalité


7 Une caractéristique centrale partagée par les deux auteurs, au stade des ouvrages
considérés dans cette analyse, est qu’ils identifient à la seconde moitié du XIXème siècle
un « trouble sur la réalité », lié à la fragilité constitutive des institutions. Chez Boltanski
(2010 et 2012), l’institution désigne un ensemble de dispositifs politiques et cognitifs
qui garantissent la correspondance entre des « états de choses » et les « formes
symboliques ». À travers un phénomène de confirmation de « ce qu’il en est de ce qui
est », les institutions fixent ce qui est, à partir d’un usage catégoriel du langage, en
définissant ce dernier par référence à un espace sémantique homogène borné par des
frontières, stabilisé par des définitions et associé à des règles. C’est au XIXème siècle que
se construit la « stabilisation » de la réalité autour de la consolidation des « formats
d’épreuve » institués qui permettent de la définir : sécurisation des relations

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interindividuelles à travers l’émergence notamment du droit social, cristallisation des


classes sociales et rareté relative des destins de mobilité sociale. C’est pourtant à la
même période que se développe – avec le roman policier, avec « l’épidémie » de
paranoïa – le soupçon sur la réalité, le hiatus entre une réalité qui se stabilise et la
démocratisation du soupçon portant sur cette même réalité, que l’on imagine rongée
secrètement de l’intérieur. Le dédoublement constitue ainsi le mode à partir duquel
existe la vie plongée dans les institutions démocratiques, car elle fait venir une
incertitude permanente où se décèlent des « rayures » sous la vitre de la réalité :
simples anomalies ou « fissures » (Boltanski, 2012, p. 142) ; ou, à l’autre extrême,
dénonciations de la présence de traîtres ou de « taupes » voire dévoilement de « l’État
comme complot » (Ibid., pp. 231-239).
8 De la même façon, chez Jacques Rancière, la scolarité obligatoire mise en place dans
les années 1870 marque l’encadrement des mœurs autour des institutions républicaines
(Furet & Ozouf, 1977). La République naissante souscrit au programme de refaire un
tissu social homogène qui succède, par-delà la déchirure révolutionnaire et
démocratique, au tissu ancien de la monarchie et de la religion. Elle repose sur
l’entrelacement de l’instruction et de l’éducation : « Les phrases qui introduisent les
élèves de l’école primaire dans le monde de la lecture et de l’écriture doivent être
indissociables des vertus morales qui en fixent l’usage » (Rancière, 2005, p. 73). Les
institutions renvoient chez Jacques Rancière à la République, et plus précisément à un
ensemble de procédures, de lois et de mœurs qui suppriment l’excès démocratique en
homogénéisant État et société. Pourtant, parallèlement, naît un trouble, car la
scolarisation se démocratise et les livres se diffusent, ce qui construit la possibilité de
lectures buissonnières et d’exploration curieuse. Il y a trouble parce que la scolarité
obligatoire a rendu possible l’identification de lecteurs à partir de mots lus dans des
livres qui ne leur étaient pas destinés. Ces identifications sont renforcées par la
multiplication, parmi les personnages fictifs des romans majeurs du XIXème siècle, de
figures de lecteurs buissonniers, héros de l’égalité démocratique : Julien Sorel, Emma
Bovary, Fantine (Rancière, 2007), voire le héros de La Peau de chagrin de Balzac
(Rancière, 2000). La communauté démocratique littéraire « tisse du commun à partir
du pouvoir égalitaire de la respiration commune qui anime la multitude des
événements sensibles » (Rancière, 2003, p. 34). S’ouvre ainsi une béance, qu’à d’autres
moments Jacques Rancière nomme « suspension » ou « dispersion », entre le réel et
l’imagination et qui ouvre sur la politique comme ordre de la disruption, de la
reconfiguration des cadres sensibles par les individus. Le philosophe voit, à l’encontre
des Règles de l’art de Pierre Bourdieu, ou de la Bildung de Friedric von Schiller, la
littérature comme un lieu « égalitariste », un agencement de mots et de signes,
d’images où rien n’est prédéterminé, et où tous les sujets sont à égalité, dans la
narration, le style, les rôles sociaux. La « littérarité » est le lieu d’un « certain partage
du sensible », de la possibilité de construction de mondes communs, peuplés de
personnages ayant leurs propres espaces d’existence et d’évènements. La fiction
littéraire est en cela politique , Jacques Rancière n’ayant de cesse de penser ces
imbrications entre politique et fiction pour faire parler les choses muettes et ignorées
des discours politiques et dire la réalité profonde d’un monde (Rancière, 2000).
9 Ainsi, bien qu’ils observent l’émergence des institutions depuis des domaines
différents – l’éducation chez le philosophe, qui devient « savoir social » et vise le
paradigme de la sociologie dans Les Scènes du peuple – et le droit social chez le
sociologue, ce qu’ils ont de commun repose sur le constat qui se noue à la fin du XIXème
siècle, une tension entre l’émergence d’institutions qui « cadrent » la réalité et la
possibilité d’un excès de culture. Celui-ci découle de la démocratisation de la lecture des
romans, pour Jacques Rancière ou de feuilletons policiers, pour Luc Boltanski, qui note

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par exemple le rôle joué par Les Mystères de Paris d’Eugène Sue dans la formation des
mentalités qui se révéleront lors des révoltes de 1848 (Boltanski, 2012, p. 51).
10 On pourra parler chez les deux auteurs d’un trouble que l’on peut lier à l’excès de
culture. La notion d’excès de culture renvoie à deux aspects. D’une part, elle désigne un
volume excédentaire de savoir entre les capacités des personnes et les places occupées
avec la prise de conscience, par des jeunes gens éduqués, d’un décalage entre le
quantum de savoir acquis et la faiblesse de la position sociale atteinte – déjà relevé par
Luc Boltanski et Pierre Bourdieu (Boltanski & Bourdieu, 1975). La critique émane plus
précisément chez Luc Boltanski d’« intellectuels frustrés » (Boltanski, 2012, pp. 254-
256), dont le déclassement, qui s’exprime par leur statut de « gueux de la plume » pour
reprendre l’expression d’Edmund Burke, renvoie aux attentes déçues de ces aspirants à
la célébrité réduits à la bohème littéraire, à l’intermittence et à l’insuccès. Chez Jacques
Rancière, la critique émane de plébéiens cherchant un rapport d’égalité avec des
penseurs d’origine bourgeoise et surestimant la possibilité de suspendre les barrières
symboliques entre les classes. Mais l’excès de culture est associé également à un
bricolage créatif, la construction d’une culture autodidacte renvoyant à la formation de
liens inattendus entre divers éléments de savoir. Mal reconnus par le référentiel
scolaire, les poètes « ratés » interrompent l’ordre de la domination scolaire qui décide
« de ce qui est parole ou cri, retrace les frontières sensibles par lesquelles s’atteste la
capacité politique » (Rancière, 2007, p. 11).
11 Ainsi, le chemin de l’émancipation par la lecture permet une recombinaison des
micro-perceptions sensibles. Par la lecture buissonnière, le citoyen émancipé redessine
le partage entre fiction et réalité en faisant son miel de romans, eux-mêmes fondés sur
des récits erratiques, « monstres sans colonne vertébrale » selon le mot de Gustave
Flaubert. Par une conjonction plus ou moins visible, l’expérience du livre se rapproche
de l’existence politique, puisque la littérature permet de perturber l’ordonnancement
d’une communauté, de faire émerger des « subjectivations » (Rancière, 1995) 7
susceptibles de désorganiser la structuration policière, autrement dit de retourner
l’ordre des places et des choses.

Le gouvernement par l’expertise : de la


technostructure à la domination complexe
12 Par-delà l’analyse fondatrice qu’entreprend Jacques Rancière à propos de l’école,
l’excès de culture peut être assimilé également aux XXème et XIXème siècles, au tumulte
infini du capital et aux désirs illimités du « spectateur émancipé » (Rancière, 2008).
L’illusion démocratique correspond certes aux capacités critiques de tous et de chacun,
mais aussi au danger de captation de ces dernières par des forces économiques ou
médiatiques, reproduisant une certaine forme de police où le problème est de s’adapter
à des « données », à un gouvernement de l’expertise sur lequel individu a peu de prise.
Il s’agit d’un autre point de proximité des deux œuvres, reposant sur la similarité de
l’assimilation de la domination au règne de la compétence – c’est-à-dire au pouvoir
pris, du fait de l’émergence d’une technostructure, par les savants et les experts. « Le
pouvoir n’a jamais été aussi savant », proclame Luc Boltanski. Parallèlement, Jacques
Rancière renvoie le terme de gouvernement démocratique à celui de « police »,
désignant un certain réglage du pouvoir et du savoir, opéré par des institutions comme
l’école. Cet ordre consiste à stabiliser les groupes sociaux, à « organiser les hommes en
communauté et à produire leur consentement, [ce qui] repose sur la distribution
hiérarchique des hommes et des fonctions » (Rancière, 1998, p. 112). La police vise

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l’accord harmonieux ou réglé entre une « occupation » et des « capacités », à la


différence de la politique qui, elle, doit interrompre l’ordre de la domination en
suspendant par exemple les correspondances entre capacités et occupations 8. Or c’est
la police – comme forme de gouvernement – qui est devenue le terrain de la
démocratie, avec des formes et des accords réglés aboutissant à « la communauté
harmonieusement tissée où chacun est à sa place, dans sa classe, occupé à la fonction
qui lui revient et doté de l’équipement intellectuel et sensible qui convient à cette place
et cette fonction » (Rancière, 2008 p. 49). Selon Jacques Rancière, il y a une confusion
croissante entre les compétences techniques et les capacités politiques, qui induit une
dépossession des citoyens de leur souveraineté, au profit d’un groupe étroit d’experts ou
de personnes titrées assurant de surcroit la domination de l’oligarchie.
13 Dans la période d’après crise des années 1970, marquée par l’apparition de la
planification gouvernementale plus ou moins de concert avec le capitalisme et la
réorganisation de ce dernier au profit du management – que Luc Boltanski et Ève
Chiapello ont analysé dans Le Nouvel esprit du capitalisme – le rôle politique de
l’expert s’est encore étendu, notent simultanément les deux auteurs. Luc Boltanski,
dans le sillage du Nouvel esprit du capitalisme, décrit l’apparition d’un nouveau régime
de domination, la « domination complexe » (Boltanski, 2010). Les régimes de
domination simple reposaient sur des institutions cérémonielles qui cherchaient à
écarter tout ce qui ne rentrait pas dans leur système et pratiquaient la censure. À
l’inverse, les sociétés occidentales depuis les années 1975 tendent à placer au centre de
leur appareil idéologique des processus de modification de la réalité. Leurs pouvoirs
identifient le changement technologique à la nécessité, cherchant à poser la
transformation de la réalité, sous l’égide des scientifiques et des experts industriels,
comme quelque chose de nécessaire. Ce mode de gouvernement et de domination
gestionnaire s’en prend à la critique autrement qu’un régime de répression : il ne
cherche pas à censurer l’expression de la critique en maintenant coûte que coûte une
orthodoxie, mais à discréditer, au nom de l’expertise, les propositions alternatives. Ils
modifient ainsi la réalité, le format des épreuves, avec l’appui des experts. Ces derniers,
à la compétence garantie par un diplôme, fondent le nouveau réel qu’ils construisent
comme vérité et disqualifient les représentations alternatives, ou invoquent le caractère
impérieux des « lois » pour légitimer la réalité qu’il édicte. Il en découle une tyrannie
qui s’exerce sous la forme de « la réduction substantielle » (Thévenot, 2010), les experts
se substituant au pouvoir politique et ne laissant pas prise à la critique. Celle-ci se
retrouve désarmée ou auto-annulée, sous l’emprise d’institutions de conformation et de
confirmation pouvant, elles, réaffirmer leur maitrise 9. De même, selon Jacques
Rancière, la place prise par les experts et les personnes « titrées » court-circuite les
médiations entre la politique – « l’activité qui a pour principe l’égalité » – et le sensible
(Rancière, 1995, p. 11). Ainsi, le politique se figure, à la place de la politique, comme
une instance du commun et de la communauté, alors qu’il restreint la place du privé et
des êtres parlants dans la démocratie. Chez les deux auteurs, il existe donc une
similitude de point de vue concernant le rôle pris par la performance ou le savoir
généralisé, qui sur-encombrent le réel, tout en créant des fractures sociales. Sur quels
êtres collectifs l’émancipation peut-elle alors s’appuyer ?

Le paranoïaque et l’ignorant : des êtres dévoilant


la réalité et sa totalisation
14 Dans la perspective de la recherche d’un agrandissement des formats critiques, on

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peut identifier et faire se rapprocher deux types d’êtres correspondant aux deux types
d’excès des sociétés – l’excès de réel et l’excès de culture : le paranoïaque d’un côté et
l’ignorant de l’autre. Ces deux figures, présentes à différents moments des essais mis en
perspective, s’affrontent à un modèle précis d’institution : celles de l’expertise et de la
compétence voire de la science, ou de l’école et du lycée. Elles apparaissent comme des
identifications négatives ou inversées aux institutions – qui peuvent être remplies de
maîtres appelés grands 10. Les figures du paranoïaque comme de l’ignorant, mais
également le self made man (Boltanski, 2012) ou le « déclassé » – mentionnés par les
deux auteurs – peuvent être qualifiées de « stigmates » ou « restes », qui illustrent une
« âpreté » qui trahit pour ces êtres une origine plébéienne, détachée de celle des
hommes lettrés. Elles traduisent également un excès de réel, celui-ci étant, pour Luc
Boltanski, reprenant en partie l’analyse de John Searle (Boltanski, 2010), une série
d’énoncés sémantiques, juridiques et institutionnels – une police chez Jacques
Rancière – qui sont en contradiction avec « le flux de la vie », voire les « formes de
vie ».
15 On peut donc renvoyer l’excès de réel aux effets de stabilisation de l’ordre social,
favorisant les comportements conspirationnistes dans les régimes démocratiques et
libéraux. L’un des premiers paradoxes des démocraties est en effet leur excès en terme
d’homogénéisation que soulignent à différents endroits les deux auteurs :
homogénéisation des consensus par le gouvernement des institutions, homogénéisation
des différences par le culte de l’égalité, bien que ce nivellement soit illusoire. Les
institutions objectivisent les problèmes et répudient en particulier les conflits de
perception qui se posent entre des pans dissemblables de la société : entre lettrés et non
lettrés, titrés et ignorants, artisans et savants, mais également entre système officiel et
officieux. L’instruction du peuple, puis l’éducation « progressiste » du XXème siècle par
exemple, prétendent organiser l’éducation des moins lettrés, mais elles maintiennent
l’écart entre les sujets. Pour Jacques Rancière, elles privent les « sans parts » et les
ignorants ou les « ratés » de définir d’autres cadres de la pensée et de la sensibilité qui
ne sont pas ceux de leurs maitres (au XIXème siècle) ou des experts dans les démocraties
post-modernes 11.

L’enquête du paranoïaque
16 La figure du paranoïaque est intéressante, car elle renvoie simultanément au
déclassement et au trouble sur la réalité. Le paranoïaque développé par Luc Boltanski
peut désigner la prise de conscience, par des jeunes gens éduqués, d’un décalage entre
compétences et savoirs acquis et titre ou position sociale. Mais parce que la paranoïa
renvoie aux délires de persécution, on peut percevoir celle-ci comme une dénonciation,
une désingularisation de la plainte qu’on appelle « critique » 12. Luc Boltanski considère
ainsi que l’attitude paranoïaque, dans la mesure où elle est le reflet d’une inquiétude
radicale, exerce un rôle charnière au sein du travail de déconstruction des catégories
(appelé tantôt dévoilement, tantôt redescription) qui pourraient permettre une
modification de notre rapport à la réalité. Rappelons à ce propos que la réalité, pour
Luc Boltanski, est garantie et reproduite par des formats institués d’épreuves, que l’on
peut dans certains cas assimiler à des tests devant attester de la réalité de la réalité ou
confirmer cette dernière. Même s’il porte au jour des dimensions oubliées de la réalité,
le paranoïaque n’a certes pas le monopole des positions consistant à ne pas valider les
relations entre les états de choses et les formes symboliques telles qu’elles ont été
instituées par des formats d’épreuves. En effet, c’est plus généralement celui qui réalise
une épreuve existentielle qui peut remettre en cause les cadres de la réalité : une

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victime humiliée ou spoliée qui exprime – souvent dans la solitude, le mépris et le


déni – une souffrance ou une douleur qui comptait alors comme méconnue ; un
créateur ou un poète qui déplace la manière dont s’agencent les perceptions et
s’organise la réalité. C’est donc par une rupture que peut être reconfiguré le réel, en
passant par l’imaginaire, la plainte, le délire de celui qui raconte des histoires.
17 Cependant, le paranoïaque est tenu comme un être suspect (comme celui qu’arrête la
police) car il procède à un dévoilement pathologique de la réalité, en desserrant les
contraintes qui pèsent sur l’expression de la critique, en transformant l’énonciation
isolée du créateur original au partage collectif de la plainte autour d’une cause. Pour
cela, le ou la paranoïaque effectue des « rapprochements » entre des réalités jusqu’alors
tenues pour séparées : des rapprochements qui obligent à prendre des chemins que les
grammaires ordinaires de la normalité poussent à ne pas prendre. Ces rapprochements
relient des domaines de la réalité jusqu’alors soigneusement tenus comme séparés. Ils
permettent de joindre à la cause existentielle des êtres éloignés et constituent donc un
vecteur décisif de la mobilisation – comme dans le cas de la théorie du complot ou du
conspirationnisme fondés sur une dénonciation pathogène des entités collectives et en
particulier des États.
18 Dans De la Critique et Énigmes et complots sont travaillées avec rigueur conceptuelle
les implications de ce cousinage. Énigmes et complots fait l’histoire de la catégorie
nosographique : c’est en 1863 que le symptôme de paranoïa est repéré et décrit par des
psychiatres (Emil Kraepelin en Allemagne, Paul Serieux et Joseph Capgras en France,
Eugenio Tanzi en Italie). Émanant de profils de personnalité marqués par l’exaltation
intellectuelle (chercheurs de pierre philosophale…) et l’obsession de voir réparé un déni
de justice, il est caractérisé par le sentiment intense qu’il y a quelque chose de caché
derrière les apparences visibles et donc par la conviction que la réalité apparente est
falsifiée. Ainsi la paranoïa, l’affabulation tout comme le ressentiment sont la traduction
d’une inquiétude ravageuse qui travaille nos sociétés, soupçon qui est le propre aussi
bien des demis lettrés que des « hommes éduqués », anarchistes ou conservateurs « ou
extrêmes qui se touchent » dans la période sombre du premier libéralisme 13. Le
paranoïaque élabore des théories « chimériques » travaillées par le souci d’idéal et qui
ont comme caractéristique de défaire les « régimes de vérité » et l’ordre du savoir,
répandant partout la suspicion. Internet et l’économie du partage, mais également la
critique radicale (présente dans les collectifs « anarchistes », « révolutionnaires », ou
« autonomes ») ont développé cette sphère.
19 Cet être soupçonneux permet donc une identification entre capitalisme ou marché et
confiscation de la manifestation de la vérité. Alors que les figures de l’expert et du
scientifique ont pris de la vigueur dans les années 1990, avec le gouvernement
gestionnaire ou la démocratisation sans fin des savoirs, la figure du paranoïaque – et
c’est en cela que Luc Boltanski la juge intéressante – sert de « stigmate » pour
déconsidérer toutes les opinions qui s’opposent à la construction néo-libérale, celle-ci
imprimant son hégémonie intellectuelle aux États-Unis et dans les démocraties
capitalistes. Comme cela est résumé dans son œuvre majeure, The Paranoïd Style in
American Politics, Richard J. Hofstadter considère par exemple dès les années 1950
que le débat intellectuel doit être limité dans un cadre politique marqué par le double
refus du communisme et du totalitarisme d’extrême droite (Hofstadter, 1965). Il faut
alors refuser un style d’argumentation qui s’appuie sur le fanatisme et qui a tendance à
essentialiser l’existence de groupes sociaux, à leur attribuer des intentions et des effets
causaux. À travers la malédiction qu’ils adressent aux conceptions sociologiques
holistes ou structuralistes, rabaissées à des théories du complot, Richard Hofstadter,
mais aussi Karl Popper, posent une alternative entre libéralisme (antitotalitaire) et
paranoïa. Ils signalent que c’est dans le contexte de l’après-guerre froide que la

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paranoïa acquiert toute sa valeur critique. Comme tend à vouloir également le


démontrer Luc Boltanski, le paranoïaque retourne l’accusation contre les
« institutions » en régime démocratique, en prolongeant l’enquête sceptique sur les
sources de la légitimité d’une société ouverte : le fait scientifique réfutable et la
crédibilité des experts. Les scientifiques sont dénoncés comme ayant fermé les yeux sur
des falsifications et des tromperies (Boltanski, 2012, p. 295) ; comme faisant tourner
des « institutions » imperméables à la participation du citoyen.

L’ignorant et l’émancipation contre les « maitres »


20 L’identification effectuée par Luc Boltanski dans Énigmes et complots entre
ressentiment et intellectuel déclassé – et potentiellement révolté ou paranoïaque – est
présente dans la relation entre savoir et plèbe, bien installée dans l’œuvre de Jacques
Rancière. Le maitre Jacotot est un personnage central qui a dénoncé l’institution
pédagogique comme le lieu matériel et symbolique où s’exerce la soumission des sujets
frustres, y compris dans leur progression et dans l’exigence de la méritocratie, instaurée
dans la France révolutionnaire (Rancière, 1987). Jacotot, au cœur du XIXème siècle, fait
entendre par ses pratiques une voix dissonante : l’inégalité que l’école et la « société
pédagogisée » prétendent réduire est en réalité sans cesse repoussée à l’infini parce que
l’institution ne reconnaît pas les langages autres que ceux qui sont prescrits par les
maitres. Alors que l’explication du maitre savant est le lieu même de l’ordre social,
l’ignorant sait qu’il peut s’instruire par ses propres capacités, succédant aux titres de
noblesse. Il est celui qui, dans la France postrévolutionnaire et doté d’institutions
pédagogiques progressistes, atteste de l’inégalité des positions du maitre et de
l’ignorant.
21 Jacotot, maitre ignorant, demande à ses élèves de faire confiance, non pas dans le
rabâchage abrutissant des savants, mais dans la multitude de leurs propres aptitudes
individuelles et collectives. Il s’agit donc de se fier aux livres et à leur propre volonté,
leur émancipation provenant de ce double rapport et d’une intelligence qui n’obéit qu’à
elle-même. L’ignorant est donc celui qui, par ses facultés et son intention de « parler »,
fait tomber les pouvoirs du maitre explicateur et du savant. Son émancipation n’est pas
proprement sociale, mais intellectuelle et individuelle. Intellectuelle, car elle est fondée
sur la présupposition de sa capacité (et celle du tout-venant) à comprendre et sur la
possibilité de prendre à revers les savoirs et les réels, de changer les modes de
présentation du sensible et de l’intelligible. Individuelle, car la conscience
d’émancipation est l’inventaire des compétences de l’ignorant qui est aussi bien
l’artiste, l’artisan, l’ouvrier, l’écolier, celui dont le cerveau et la main commandent
toutes les rêveries, toutes les formes de reprise à l’intérieur d’une réalité à partir de
différents jeux de langage. En somme la rêverie, l’exploration, permettent de rétablir
l’égalité des intelligences que la « machine explicatrice » de l’institution scolaire et de
l’université souhaite étouffer ou faire apparaître comme « ratage », « déclassement ».
22 En reprenant la pédagogie de Jacotot (Ibid.), ou l’histoire des mouvements ouvriers
(Rancière, 1981 et 1995), Jacques Rancière souhaite surtout montrer qu’il y a
émancipation quand « un ignorant apprend à d’autres ignorants « quelque chose qu’il
ne sait pas lui-même » (Rancière, 1987, p. 12) ou échange des arguments avec un
maitre. Se faire comprendre « passe par la vérification de l’autre » et rétablit une
intelligence non pas « reçue » passivement, mais par vérification d’une égalité en acte –
entre celui qui regarde et celui qui raconte ce qu’il fait. Les ignorants (ou self made
men), à l’inverse des « sachants », étant désireux d’apprendre par des liens horizontaux
et mutuels, l’émancipation est donc celle d’un citoyen qui fait œuvre de sa plume, du

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burin, du rabot à bois, qui raconte à un autre ce qu’il a vu et qui mène son enquête sur
le réel. C’est le cas de l’auto-apprentissage de tailleurs parisiens qui, au contact de
jeunes rebelles et saint-simoniens, engagent un rapport d’égalité intellectuelle, à la fois
avec leurs maitres et avec leurs mentors, mieux scolarisés et mieux diplômés (Rancière,
1981). C’est encore le cas du menuisier poète Gabriel Gauny, présenté dans La revue
ouvrière (Ibid.), en train de terminer une pièce, ouvrant ses bras et son regard vers un
jardin à la française, se libérant ainsi des manières d’être ouvrier en s’appropriant les
catégories de perception attachées à la bourgeoise (comme la confection de textes et de
poèmes). On peut encore suivre le repartage du sensible quand les maitres tailleurs en
1830 font grève (Rancière, 1995), non pas en réaction à une situation pénible qui les
maintiendrait du côté des esclaves et des êtres bruyants, mais pour faire valoir leurs
droits d’êtres parlants, prompts à raisonner.
23 L’esthétique et « la chose matérielle », contrairement à l’appréhension de la culture
chez Friedrich von Schiller ou du jugement kantien, présupposant une hiérarchie de
grandeurs ou de jugements et de formes, est le gage d’une égalité de regards.
L’émancipation – Jacques Rancière ne croit pas au potentiel révolutionnaire et
symbolique de la littérature ou de la peinture, ni au détachement bohême et esthète qui
fût celui de Charles Baudelaire – commence avec différentes données sensibles mises
en relation sans prétendre à aucune doctrine ou enseignement universel. Des
personnages comme les ouvriers-philosophes et ouvriers-poètes décrits dans la Nuit
des philosophes sont des expressions de cette émancipation, dans la mesure où, par
leurs gestes manuels et tout en portant le verbe haut, ils désencastrent ce rapport entre
activité sociale et état de corps (l’expression est valable pour Jacques Rancière et Luc
Boltanski) que les institutions cherchent à fixer.
24 Ces épures abordées – l’ignorant et le paranoïaque – peuvent donc, toutes deux, tenir
lieu de figures initiales de résistance ou d’insoumission à la hiérarchie des savoirs et des
places ou des institutions creusant les litiges entre les parts de la société 14. Elles
permettent de toucher du doigt des formes incarnées de la critique sociale, dans la
mesure où des « petits », êtres ici réels ou archétypaux, retournent le stigmate en force
critique, et notamment antilibérale. Dans les deux cas, il s’agit de sujets « dotés de
corps », à la fois passifs et sensibles et disposés à agir, qui peuvent être à l’origine de
causes collectives que les institutions répriment. Le paranoïaque peut s’emparer de la
réalité pour la dévoiler. De même, l’ignorance comme suspension du pouvoir des
formes d’autorité qui régissent le corps social est une hétérotopie fondatrice. Alors que
les institutions pédagogiques « singent » l’émancipation (Rancière, 1987), puisqu’elles
n’ont pas d’autre pouvoir que l’incapacité décrétée du peuple, l’ignorant demeure au
contraire une figure sur le chemin de l’émancipation, même s’il demeure un maillon
individuel.
25 L’ignorant n’a pas pour projet de mettre à jour les mécanismes de la domination,
comme le ferait un collectif, mais de retisser par l’interlocution, à partir du sensible et
du langage, le champ de la politique. Il se joue le même phénomène normatif avec la
paranoïa. Alors que le créateur opère en solitaire, par une action isolée, et depuis un îlot
de subjectivité, le paranoïaque est celui qui construit une totalisation, qui réalise des
rapprochements susceptibles de lier autour de la « cause » naissante, une pluralité
d’individus, de dé-singulariser la plainte initiale. En revanche, pour passer de la
revendication à la critique, il faut engager un travail de détermination qui fait basculer
hors du soupçon généralisé. C’est lorsque le travail de détermination ne peut être opéré
que l’expérience de la souffrance et du manque prend la forme d’un dévoilement
généralisé – assimilable au complot – ou d’une pulsion du soupçon. La critique
s’abaisse en rumination obsessionnelle, en ressentiment, et s’épuise dans un excès
d’objets (Boltanski, 2010, p. 171). Si l’on suit Luc Boltanski, seule la reprise de la

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revendication paranoïaque dans un corps collectif ou transmise en public serait donc


susceptible de l’ancrer et de donner une assise à l’émancipation. Faute de quoi, ce type
de culture de la fable comme redescription de la réalité devient un frein à
l’émancipation collective, notamment quand elle prend le chemin du délire
d’interprétation et de l’enquête – et un parallélisme avec les théories conspirationnistes
peut être ici opéré.
26 Reconfiguration de l’ordre social et de ses places par l’esthétique ou redescription :
ces deux types d’ordre narratif personnifiés par les deux auteurs illustrent une façon de
« rayer la réalité » (Boltanski, 2010, p. 105 et 2012, pp. 207-225) et servent de point
d’amorce sur le chemin du dévoilement de modes de description alternatifs de l’ordre
social et du pouvoir, et donc des conditions de possibilité de la critique. Mais pour
aboutir à la formation d’êtres collectifs, ces formes narratives ont besoin d’être relayées
par des groupes, des entités, afin de pouvoir prolonger le sens critique de personnes
isolées dans leurs épreuves existentielles. Ainsi, la détermination d’une cause doit se
substituer au soupçon généralisé du paranoïaque, la fixation d’un nouveau partage du
sensible se substituer à l’état d’immersion dans la créativité inchoative propre à
l’ignorant. Quels sont les lieux de passage vers l’émancipation collective dans les
œuvres « sélectionnées » de nos deux auteurs ? Comment s’articulent en quelque sorte
les deux faces spontanées et organisées de la critique : celles de l’imagination et celle de
la description, débouchant sur quelles formes d’agencements ?

Les collectifs émancipés : quels êtres


collectifs et quelles scènes sont
compatibles avec l’émancipation ?
27 « Émancipation » est un terme clef chez les deux auteurs : il renvoie, au stade de la
dernière période des travaux de Boltanski (2010) au vacillement de la réalité, au
desserrement des contraintes (cognitives, esthétiques, juridiques, policières) qui
étouffent la critique et empêchent de faire apparaître la réalité comme fragile, injuste et
arbitraire. Le projet d’émancipation visé est inséparablement individuel et collectif, car
il convoque la possibilité pour les individus de rompre leur isolement par le partage du
sensible (Jacques Rancière), qui s’apparente alors au rapprochement catégoriel des
situations (Luc Boltanski). Le terme d’émancipation visé par les deux auteurs concerne
également une activité politique que l’on peut considérer comme proche de
l’anarchisme ou de l’anarcho-socialisme. L’anarchisme peut en effet renvoyer – selon
un usage individualiste courant – à un simple souci moral, celui de se défier du pouvoir
ou du carriérisme (George Orwell), ou de rechercher l’hédonisme. Il peut être employé
dans une acception plus stricte, qui désigne la conjonction entre un projet politique
d’émancipation individuelle et collective (voire une praxis) et une double critique du
capitalisme et de l’État. C’est ce second sens qui est retenu ici.
28 Dans la situation politique actuelle, un tel projet « anarchiste » consiste, tout en se
situant dans l’horizon des théories altermondialistes voire utopistes, à rejeter les
solutions « autoritaires » qui reposent sur la perspective d’un retour de l’État pour
assurer une redistribution des ressources ou une socialisation de la production. Ce rejet
alimente la part polémique de ces deux œuvres. Chez Jacques Rancière, cela se traduit
par un armement de sa critique contre les analyses voulant rétablir « l’ordre
républicain » ou tout type de « pouvoir pastoral ». Chez Luc Boltanski, cela se traduit
par un rejet de l’ensemble des critiques du projet néo-libéral qui revendiquent la

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nostalgie d’un sens moral qui serait incarné par les valeurs ancestrales du « bon
peuple » : loyauté et dignité ou décence commune (en référence à Jean-Claude
Michéa) 15. Cependant l’alternative, autour de ces deux figures d’ébranlement de la
politique, si elle passe nécessairement par un réarmement des concepts et des
procédures critiques, doit être précisée, notamment dans ses lieux d’action, voire
comme lieu d’action politique. Les deux auteurs font le pari du jeu de forces
mutualisées par lesquelles s’édifierait la construction de collectifs émancipés, au niveau
local, de même qu’ils refusent la mesure par laquelle l’Un s’accorde au multiple, c’est-à-
dire par exemple par la restauration ou l’amplification du pouvoir de la loi républicaine.
Ils visent à l’inverse l’élargissement toujours continu de la sphère publique et de la
démocratie contestataire, à la différence d’autres projets de ce type, eux aussi centrés
sur la critique de l’État et du capitalisme, mais voyant un salut dans l’édification de
« communs » – que ce soit dans la production ou de la connaissance ou des biens –
dont des auteurs contemporains font l’éloge (Dardot & Laval, 2014 ; Bauwens, 2015).
29 Le fait de concevoir une pensée de l’esthétique comme faisant partie de la politique et
appelée politique de l’esthétique (aisthesis) caractérise les travaux de Rancière
(Rancière, 2007, 2000 et 2008), qui résonnent alors avec Les Règles de l’art de Pierre
Bourdieu. Pour ce dernier, « entrer dans la révolution symbolique », comme le firent
Charles Baudelaire ou Gustave Flaubert, c’est refuser d’entrer dans un espace social
propre à la création littéraire et dans les convenances sociales, et pour Jacques
Rancière, dans les conventions esthétiques. Mais une politique de l’art se fait plus
précise chez ce dernier, dans la mesure où la politique et l’émancipation consistent non
pas seulement à refuser le conformisme moral et esthétique, mais à transgresser « les
limites du pensable », à reconfigurer le partage du sensible qui définit le commun d’une
communauté, en réfutant une ligne de partage entre connaissance ou hiérarchies de
grandeurs et sensibilité, entre hommes « aux sens éduqués » – comme les grands
industriels –et êtres grossiers. Le petit peuple ouvrier – du syndicalisme
révolutionnaire des tailleurs de 1833 aux grévistes de Lip décidant à chaque fois de
créer et fabriquer par eux-mêmes – dépeint dans Révoltes logiques sont ceux qui
brouillent ces hiérachies. Aux yeux de Jacques Rancière, l'esthétique 16 est un des
domaines privilégiés où prend naissance la politique à partir d’une reconfiguration du
partage du sensible qui ne présuppose plus, comme on l’a vu, des qualités attribuées à
un être social plus qu’un autre (par un habitus), mais au contraire des capacités à
devenir autre que cet habitus. L’aisthesis, depuis Friedric von Schiller et Charles
Baudelaire, correspond à une ruine des hiérarchies, note Jacques Rancière. Ce régime
permet de nommer un lien entre art et vie, dans la mesure où le dissensus – des conflits
entre plusieurs régimes de sensorialité et la reformulation d’expériences en commun –
peut avoir lieu et provoquer un « choc critique » (Rancière, 2008, p. 76). On peut ici
parler d’émancipation par l’art, la poésie, l’imagination, comme autant de déploiements
du plan sensible, donnant lieu non pas seulement à des formes, mais à l’expérience
politique : « la politique existe seulement par l’action des sujets collectifs qui modifient
concrètement les situations en y affirmant leur capacité et en construisant le monde de
cette capacité » (Rancière, 2009, p. 9). Le « collectif » ou le commun auquel il est fait
allusion ne sont donc pas à proprement parler des espaces, des groupements
affinitaires, de type anarchiste ou communiste. Ils commencent avec les voix éclatées et
polémiques des êtres parlants, qui prennent place dans des endroits rendant visible
l’hétérogénéité de la société et l’égalité des intelligences qui brise le système consensuel
de la police (Rancière, 1995). Une partie de ce travail réflexif se réalise sur un mode
public : non pas au sein de la démocratie représentative et participative mais par
l’exploration de formes politiques supposant cette désidentification aux rôles et aux
places fixés par les institutions et réalisée à travers différents gestes esthétiques,

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critiques.
30 Le fait de penser une politique radicale de l’intériorité, comme le fait Jacques
Rancière, n’est-elle pas un trait courant des collectifs prenant le contre-pied de l’époque
du capitalisme et des gouvernements institués, mais aussi d’un certain ordre des savoirs
présent dans l’Université, le gouvernement par expertise ? Un certain nombre de
collectifs insoumis, désorganisés et se présentant comme tels, peuvent être identifiés à
la politique émancipatrice de Jacques Rancière, dans la mesure où ils défendent une
politique radicale et matérialiste 17 de la communauté : non pas comme ensemble de
corps agrégés ou rassemblés autour d’une épreuve ou d’une cause, mais comme la
nature sociale et sensible des rapports entre ces corps supposant de reposer le rapport
entre parole et action et un régime pragmatique de la politique.
31 Une politique d’émancipation qui résiderait dans l’entrelacement de différentes
logiques hétérogènes se dessine peut-être dans les nombreux collectifs émergents et
débridés de la période capitaliste néo-libérale, soutenant une double opposition entre,
d’une part une politique réformiste des gouvernements et une politique radicale de la
démocratie, et d’autre part entre ordre de discours – ou critique en extériorité – et
formes de vie ouvertes sur les usages du langage et les capacités de subjectivation. Cette
dimension de dépassement et de dévoilement est par exemple exprimée par le Parti
Imaginaire, dans les essais du Tiqqun (2001, 2009) ou du Comité Invisible (2007,
2014) 18, collectifs de type anarchiste et révolutionnaire.
32 « La commune, c’est ce qui se passe quand des êtres se trouvent, s’entendent et
décident de cheminer ensemble sans coordination », « Habiter la lutte » : ces slogans
ont trouvé leur place au sein de collectifs récents et de luttes d’occupation horizontale
déchirant les fantasmes de l’Assemblée générale au profit d’une assemblée « des
présences », des sans-« mandats », d’une prise de « maquis, de bocage », où il s’agit
« d’être » le territoire. De même, les ateliers autodidactes, les éco-hackers, activistes,
refusant la « complaisance » éthique décrite par Jacques Rancière (Rancière, 2008)
rencontrent un certain nombre de manières de repenser la politique par le matérialisme
et une certaine idée du commun. D’une part, au sein de ces collectifs, le partage du
sensible mis en exergue par Jacques Rancière est tangible dans des manières de
dévoiler le réel et la domination, d’instiller des descriptions sensibles ou des objets dans
la prise en compte d’un projet qui est généralement celui de l’autonomie et de
l’émancipation. Certains collectifs actuels et « organisations spontanées » révoquent les
limites qui fondent l’ordre des mouvements sociaux, en portant au plus haut point
l’utilisation de toutes les ressources : agricoles, écologiques, numériques, avec le point
d’atteindre quelquefois l’indistinction entre le réalisme et l’imagination (voire la
poésie). C’est pourquoi on peut dire que ces scènes publiques –occupations,
hackersisme – sont des scènes cultivant la collision des opposés et un rapport
réinstauré entre politique et esthétique, d’autant qu’il s’agit d’un régime pragmatique
de contestation. D’autre part, à travers des mouvements qui ne relèvent pas de la
mobilisation ou de la post-démocratie (Crouch, 2013), une politique réaliste du
commun semble se dessiner, non pas à partir des figures de l’artiste, du bourgeois
bohème ou du hippie libertaire, mais par de petits collectifs artisans, agriculteurs et
fermiers, charpentiers et forgerons, constructeurs de villages, comme on en trouve sur
certaines Zones à défendre. Dans ce dernier cas, on expérimente à petite échelle l’idée
de la Commune et du partage des subjectivités ou d’un communalisme théorisé par
Théodore Roszak (1969), en inventant des liens authentiques aux autres, sans laisser
présager d’une issue à donner au commun, tout en « s’arrachant » du capitalisme pour
s’arrimer aux utopies ordinaires.

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Rupture critique ou partage du sensible, dévoilement ou suspension de la réalité ? 3/1/19 12'36

Rupture ou suspension ?
33 Ce dessein trouve un écho partiel dans la sociologie de la critique de Luc Boltanski de
ces dernières années. Pour ce dernier, l’émancipation suppose d’ébranler les instances
de conformation (les institutions) et d’effectuer un geste critique majeur. Ce sont
d’abord les épreuves existentielles (Boltanski, 2010) qui intéressent le sociologue, c’est-
à-dire des subjectivités qui ne peuvent être brouillées ni par le langage institutionnel, ni
par la sociologie, quand celle-ci s’inscrit dans la réalité même de la réalité et ne parvient
pas à mettre en crise l’ordre de la critique. L’épreuve existentielle est une donnée brute
à portée radicale ou dramatique, comme l’humiliation, la frustration, exprimant une
perception muette qui ne parvient pas à sortir du corps social. Transgressive, elle est
également une aisthesis, quand elle portée par le théâtre ou la poésie. Elle est enfin une
critique radicale quand elle est susceptible d’être socialisée ou désindividualisée, ou
d’entrer en relation avec d’autres formes de critiques – relevant par exemple du droit
ou de l’économie 19.
34 Aussi, comme dans le cas de l’autodidaxie ouvrière perceptible chez Jacques
Rancière, il s’agit de tentatives pour instaurer un ordre narratif susceptible d’ébranler le
réel et son chiffrage. Mais le sociologue ne dit pas clairement quels sont les êtres
collectifs chargés d’effectuer ces procédures critiques des institutions dans la période
actuelle. S’agit-il de révoltés individuels 20 ? Des mouvements sociaux ? Des collectifs
flous, affinitaires, y compris anarchistes et révolutionnaires 21 ? Par quel travail de mise
en commun ? À quelle échelle ? L’émancipation semble se dessiner en particulier à
travers la place accordée aux registres fictionnel, littéraire et policier, permettant
d’effectuer le travail de dévoilement de la réalité. Mais l’imagination est-elle, pour
paraphraser Cornelius Castoriadis, toujours instituante ? Inversement, la réflexion
venue de cette amertume propre aux intellectuels frustrés ou aux revendicateurs
paranoïaques est-elle toujours émancipatrice ?
35 C’est au sein de la sociologie elle-même que le travail de clarification serait à
poursuivre et dans le lien – ou compromis, proclame Luc Boltanski dans De la
Critique – entre sociologie et critique sociale. Les groupes fluides – intellectuels
« précarisés » qui socialisent leur révolte, collectifs étudiants, artistes et autonomes –
peuvent être vus comme des groupes répondant à une fonction critique, objectivant leur
rapport à la réalité sociale, tout en se détachant des groupes critiques constitués et sans
se départir de leur subjectivité. Cette hypothèse résonne ici avec la position de Jacques
Rancière de suspendre toute quête d’appartenance populaire ou identitaire pour
accéder à une dignité émancipatrice.

Conclusion
36 Notre texte a croisé deux lectures critiques des institutions démocratiques dont les
points d’appui sont communs : qu’il s’agisse du constat des travers de la démocratie ou
du pointage du tort qu’ils créent à l’émancipation. Il a présenté des êtres et des lieux
potentiels, qui sont, dans un contexte néo-libéral marqué par la prédominance du règne
de l’expertise, des moyens de contourner l’épuisement actuel de la critique. Sociologie
de la critique et partage du sensible : les deux matrices intellectuelles soutenant la
pensée des deux auteurs divergent dans la forme à donner à la critique par la possibilité
d’une rupture ou une « suspension », mais partagent une manière proche
d’appréhender la réalité sociale 22.
37 L’actualité d’un tel travail théorique semble forte, du fait de l’apparition récente

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Rupture critique ou partage du sensible, dévoilement ou suspension de la réalité ? 3/1/19 12'36

d’expérimentations politiques – souvent ancrées au niveau local – autour d’une remise


en cause de l’expertise scientifique et des institutions notamment par les acteurs
profanes. Différents espaces montrent que les acteurs expriment des « doutes certains »
sur la réalité et sur les institutions, qu’ils s’engagent dans des enquêtes, campent dans
les villes et les villages, habitent les bocages, déconstruisent les catégories de la
démocratie, comme le font les hackers et lanceurs d’alerte. Ils inventent un nouage
entre le proche et le distant, retissent ensemble l’expérience locale et l’occasionnel, en
réinterrogeant les attributs des « grandes » entités que sont les classes sociales et les
abstractions. De telles expériences, à la faveur des ignorants – et peut-être des
incrédules ou des délirants – et plus sûrement des acteurs ordinaires, laisse présager
d’autres éléments à venir sur la façon de qualifier ou de reconfigurer la politique ou
l’horizon des possibles.

Bibliographie
AYMES M. (2004), « L’archive dans ses œuvres », Labyrinthe, n° 17, pp. 69-77, mis en ligne le
07 février 2005, consulté le 20 mai 2016. URL : http://labyrinthe.revues.org/175
BAUWENS M. (2015), Sauver le monde : vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer,
Paris, Éditions Les Liens qui libèrent.
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Notes
1 Cette confrontation à distance de deux programmes sociologiques s’inscrit avant tout dans
une lecture anti-bourdivine voire anti-sociologique de Jacques Rancière. Ce dernier reproche à
Pierre Bourdieu d’avoir construit une sociologie niant toute l’intelligence collective des
peuples, ou des classes populaires, et étend le reproche à l’ensemble de la sociologie (critique)
accusée de contribuer à la « domination », étant donné son positivisme et sa dialectisation des
relations entre individus et collectif. Il y a lieu de voir ici un conflit de normes et d’épistémè
entre sociologie et philosophie. Voir à ce sujet une contribution récente au débat : Tarragoni
(2016). D’autre part, dans ce qu’il faut bien admettre être de très rares citations mutuelles au

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regard de l’érudition déployée par les deux auteurs, Jacques Rancière reproche à Luc
Boltanski, dans Le Spectateur émancipé, et parce que celui-ci démontra la récupération de la
critique artiste par le capitalisme en difficulté après la crise de 1973, d’appartenir à la
sociologie et donc de s’inscrire dans une approche surplombante, fondée sur le dévoilement
par des sociologues de relations qui s’imposent à des personnes ordinaires ignorantes. La
critique ordinaire ainsi déconsidérée serait ainsi poussée à l’impuissance et à la mélancolie
(Rancière, 2008, p. 40). Une telle critique fait peu de cas du « tournant pragmatique » dont
Luc Boltanski fut le fer de lance et qui a amené la sociologie dans les années 1990 à être
attentive à « ce dont les gens sont capables », voire aux « compétences ordinaires » des
individus.
2 Pour une analyse du rapport tendus entre l’histoire et la sociologie d’un côté et l’œuvre de
Jacques Rancière de l’autre, voir le dossier « Jacques Rancière, l’indiscipliné » de la revue
Labyrinthe en 2004, qui insiste sur la volonté chez Jacques Rancière de traiter les « archives »
autrement que comme des sources historiques, de les « poétiser ». Commentant la page de
Tacite dans les Annales où il raconte l’histoire du soldat Percennius qui fomente une sédition,
Jacques Rancière écrit : « Redire les raisons de Percennius, ce n’est aucunement les répéter.
[…] Refaire ce discours n’est pas affaire de documentation mais d’invention » (Rancière, 1992,
pp. 57-58).
3 Dont les écrits anciens mais majeurs témoignent, comme l’article « Le titre et le poste », co-
signé avec Pierre Bourdieu (1975) ; « La production de l’idéologie dominante » (1976), ainsi
que son ouvrage Les Cadres (1982) issu de sa thèse d’État.
4 L’analyse ne traite pas de toute cette sociologie moins bourdivine de Luc Boltanski – de
L’Amour et la justice comme compétences (Boltanski, 1990) à La Condition fœtale (Boltanski,
2004) – et menée collectivement au sein du Groupe de sociologie politique et morale. Cette
sociologie a été employée à modéliser le sens moral des acteurs, en insistant sur le pluralisme
des jugements et des actions, à l’œuvre dans des logiques de situation ou de dénonciation.
5 Il ne s’agit donc pas ici de dresser une exégèse des deux auteurs qui appartiennent à des
mondes disciplinaires différents et qui serait asymétrique, mais de rapprocher une
interrogation commune aux auteurs : la redescription de la réalité comme condition d’une
critique sociale et de l’émancipation.
6 L’ouvrage De la Justification par exemple a été construit selon un double principe
« méthodologique » : l’appui sur des textes de philosophie politique ou d’anthropologie de
portée universelle et le modèle des cités correspondant à un modèle sociologique et
organisationnel.
7 Par subjectivation, il faut entendre « la production, par une série d’actes, d’une instance et
d’une capacité d’énonciation qui n’étaient pas identifiables dans un champ d’expérience
donné » (Rancière, 1995, p. 59)
8 Dans La Mésentente où est développé le terme de police, celle-ci est « l’ensemble des
processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation
des pouvoirs, la distribution des places et des fonctions et les systèmes de légitimation de cette
distribution » (Rancière, 1995, p. 51) « La police est, en son essence, la loi, généralement
implicite, qui définit la part ou l’absence de part des parties ». C’est « un ordre […] qui fait que
telle activité est visible et que telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du
discours et telle autre comme du bruit » (Ibid., p. 52)
9 Notamment en instrumentalisant les crises et dans les moments de désorganisation.
10 Luc Boltanski revient sur ce terme dans Énigmes et complots à propos des maitres et
renvoie à l’usage du terme apparu dans De la Justification (le grand est celui qui incarne une
grandeur propre à une cité).
11 Pour un prolongement ou une extension de cette problématique, voir la sociologie des
intellectuels précaires effectués par Cyprien Tasset (2015). Voir également Patrick Cingolani
(2014).
12 L’étude systématique des dénonciations envoyées par courrier au journal Le Monde
(Boltanski, 1984) et la tentative pour faire ressortir les grammaires de la normalité qui
encadrent l’acceptabilité par le public de ces lettres, a servi à Luc Boltanski de point de départ
pour la théorisation de la « sociologie de la critique ».
13 Entendu ici comme construction d’un régime politique démocratique.
14 Litiges portant sur le décompte de la part des sans-parts. « La politique existe lorsque
l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-part. […]
En dehors de cette institution, il n’y a pas de politique. Il n’y a que l’ordre de la domination ou

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le désordre de la révolte » (Rancière, 1995, p. 31).


15 Voir aussi récemment Boltanski & Esquerre (2014).
16 Jacques Rancière définit l'esthétique comme « un mode d'articulation entre des manières de
faire, des formes de visibilité de ces manières de faire et des modes de pensabilité de leurs
rapports, impliquant une certaine idée de l'effectivité de la pensée » (Rancière, 2000, p. 10). Et
de préciser : « c'est à ce niveau-là, celui du découpage sensible du commun de la communauté,
des formes de sa visibilité et de son aménagement, que se pose la question du rapport
esthétique/politique » (Ibid., pp. 24-25).
17 Voir le courant du nouveau matérialisme comme agencement matériel de différentes
logiques de « domination » et positions éthiques.
18 Bien qu’aucune référence ne soit jamais amenée par le Comité Invisible ou Tiqqun, on est
frappé par la convergence des points de vue sur l’État ou l’action publique, comme institution
fictive et source de monopolisation de la critique, la critique des « milieux » ou des places
instituées comme neutralisation du dissensus et des différences éthiques et la nécessité de
détraquer l’harmonie entre gestes et affects (Tiqqun 2009 dit Tiqqun 2). De même que dans
L’Insurrection qui vient, la démocratie est ramenée au rang de spectacle.
19 Voir le statactivisme (Didier & Tasset, 2013).
20 Le hackerisme par exemple articule des pratiques exploratoires, le goût pour la révélation et
le fait d’arracher des secrets avec un discours critique sur le monde, attribuant, sur un modèle
de journalisme révolutionnaire inventé par Camille Desmoulins, des « responsabilités » à des
« entités collectives ». Le réseau numérique a ainsi constitué une zone d’autonomie
temporaire ou une « poche d’audace » pour l’expérimentation clandestine de chocs critiques
non exprimés dans les appareils politiques institués et le plus souvent entravés ou vus avec
antipathie sur les lieux de travail. De même, les espaces numériques de production de savoir
organisent de manière ouverte le découplage entre l’autorité épistémique et l’autorité sociale,
auto-construisant leur corpus. Ils sont ici proches d’une « encyclopédie des ignorants ».
21 Peut-être à l’image du groupe de Tarnac à qui Luc Boltanski dédie De la Critique ?
22 Démarrée, rappelons-le avec De la Justification.

Pour citer cet article


Référence électronique
Nicolas Auray et Sylvaine Bulle, « Rupture critique ou partage du sensible, dévoilement ou
suspension de la réalité ? », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 19
octobre 2016, consulté le 02 janvier 2019. URL :
http://journals.openedition.org/sociologies/5718

Auteurs
Nicolas Auray
Décédé le 1er octobre 2015, était Professeur de sociologie à l’Université de Nice, membre
associé du CRESPPA-LabTop (CNRS/Paris 8/Paris-Ouest). L’article a été co-écrit en
septembre 2015.

Sylvaine Bulle
Enseignante-chercheure (HDR), CRESPPA-LabTop (CNRS/Paris 8/Paris-Ouest) -
sbulle@club-internet.fr

Droits d’auteur

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Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0

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