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L’érasmisme de Cervantès
L’histoire de la réception des idées d’Érasme en Espagne, étudiée de façon exhaustive
par Marcel Bataillon 1, a été marquée par une rupture qui se produisit peu avant la sur-
prenante abdication de Charles-Quint (1500-1558) en 1556. Dans un premier temps,
elles furent acceptées sans difficultés par l’Église espagnole d’autant qu’elles étaient
en conformité avec la politique conciliante que dut d’abord mener l’empereur en
Allemagne, ce qui n’empêchait pas d’ailleurs Luther (1483-1546) d’agonir d’insultes le
1. Bataillon 1991.
2. Canavaggio 1997.
3. Martínez-Burgos García 2002.
4. Bataillon 1971.
Don Quijote et l’Éloge de la folie 37
est : « L’on trouve dans Don Quichotte une description admirable de la monomanie
qui régna dans presque toute l’Europe, à la suite des croisades : mélange d’extravagance
amoureuse et de bravoure chevaleresque qui, chez plusieurs individus, était une véri-
table folie » 5. C’est-à-dire qu’Esquirol fait plus état de son admiration pour le talent
littéraire de Cervantès qu’il ne formule un diagnostic précis en ce qui concerne la folie
du héros du roman. Quant à Scipion Pinel (1795-1859), car il ne s’agit pas de l’illustre
Philippe comme certains l’ont cru mais de son fils, il écrit : « Quiconque a pu voir de
près les aliénés et entendre leurs étranges aveux ou leurs jugements si profonds, doit
reconnaître à Cervantès une finesse d’observation et une sûreté d’exécution » 6. Ici
encore il ne s’agit pas d’un diagnostic mais d’un autre témoignage d’admiration pour
l’habilité du romancier qui a imaginé représenter l’échange de ces étranges aveux et
de ces profonds jugements par le dialogue entre les deux personnages du chevalier et
de son écuyer.
Le diagnostic de « monomanie » pour Don Quichotte a cependant été popularisé
par l’aliéniste catalan Emilio Pi y Molist (1824-1892), grand afrancesado et admirateur
d’Esquirol dans un ouvrage dont il prit soin de publier à Paris une version française 7.
Il est amusant de constater qu’alors que le concept de monomanie a été abandonné
par les aliénistes depuis la critique qu’en fit Jean-Pierre Falret au milieu du xixe siècle,
d’éminents cervantistes contemporains continuent à parler de la « monomanie » de
Don Quichotte.
Bien d’autres diagnostics ont été proposés pour la folie du vrai-faux chevalier :
folie raisonnante, bien que Sérieux et Capgras n’en parlent pas dans leur ouvrage, folie
à deux avec Sancho Panza, idéaliste passionné pour Maurice Dide (1873-1944), comme
nous l’a rappelé récemment Caroline Mangin-Lazarus, psychose paranoïaque, etc.
C’est le découvreur du neurone, prix Nobel de médecine en 1906, Santiago Ramon
y Cajal (1852-1934), que l’on a qualifié de Quichotte du microscope, qui a dans Psico-
logía de Don Quijote y el quijotismo défini le quijotisme comme « le culte fervent à un
idéal élevé de conduite, une volonté obstinément orientée vers la lumière et le bon-
heur collectif ». Les véritables Quijotes se sentent « brûler d’un amour pour la justice
tel qu’ils sacrifient sans hésiter leur propre existence pour la faire triompher » 8.
Hélène Deutsch (1884-1982) a, pour sa part, parlé de « Don Quixotism », en réfé-
rence à l’amour platonique de Don Quichotte pour Dulcinée, à propos de la conduite
de certains hommes adultes à qui une fidélité éternelle à une femme inaccessible permet
de réprimer leur sexualité 9.
En 2003, Rosana Corral Marquez et Rafale Tabari Seisdedos ont publié une Aproxi-
mación psicopatológica a El Quijote (según la nosología psiquiatrica actual) où, après un
5. Esquirol 1838.
6. Pinel 1833, p. 64-65.
7. Pi y Molist 1886.
8. Ramon et Cajal 1905.
9. Deutsch 1937.
38 Jean Garrabé
rappel des différents diagnostics proposés avec une importante bibliographie, ils en
proposent à leur tour un conforme aux systèmes nosographiques actuels.
Enfin, à l’occasion du quatrième centenaire de la parution de la première partie
du roman, notre collègue et ami Francisco Alonso-Fernandez a publié deux ouvrages
comprenant aussi de nombreuses références à des études toujours poursuivies dans
le sens d’une lecture psychopathologique du Quijote 10.
Nous avons eu l’occasion d’intervenir récemment nous-même au colloque « Cer-
vantès y la psiquiatría », organisé à l’Ateneo de Madrid à l’occasion de cette commémo-
ration, pour y défendre une lecture autre de la folie de Don Quichotte dans le roman
dont il est le héros.
Quitte à commencer par citer Esquirol, il est plus intéressant de faire remarquer
que, dans un autre passage de son mémoire où il parle de l’érotomanie, il rapproche
cette fois le nom de Cervantès de celui de Torquato Tasso (1524-1595) : « Le Tasse sou-
pire son amour et son désespoir pendant quatorze ans. Cervantès a donné la descrip-
tion la plus vraie de cette érotomanie, presque épidémique de son temps » 11. En effet
Cervantès admirait chez Le Tasse, qu’il a dû vraisemblablement rencontrer lors de son
séjour en Italie, le talent poétique dont il était lui-même dépourvu et cite La Gerusa-
lemme liberata, achevée en 1575, dans son propre roman. Il ne pouvait ignorer les lon-
gues années d’internement du poète en raison de son amour fou pour un objet encore
plus inaccessible que Dulcinée, bien que réel, puisqu’il ne s’agissait pas moins que de
sa souveraine et protectrice à la cour de Ferrare, Éléonore d’Este, dont le nom n’est
plus mentionné dans les dictionnaires qu’à ce titre.
Georges Lantéri-Laura nous a parlé il y a peu de cette folie « à propos du Torquato
Tasso de Goethe » 12.
Dans ce passage, qui n’est pas parodique comme l’est l’ensemble de l’œuvre, paro-
die de la ridicule rhétorique utilisée par les théologiens tant catholiques que protestants
de son temps, Érasme prend soin de distinguer deux folies : celle provoquée par la mala-
die ou le dérangement des organes et cette « moria » à qui il confie le soin de faire son
propre éloge. Le jeu de mot du titre nous indique que c’est en fait saint Thomas Morus
(1478-1535), son ami et dédicataire de l’œuvre, qu’Érasme fait parler sous ce masque.
Un roman mythique
Jean Canavaggio a montré comment s’est construite à partir du roman la figure mytho-
logique de Don Quichotte, et les œuvres innombrables que ce mythe a inspiré dans
tous les arts, littérature, peinture, musique, cinéma, théâtre, télévision, etc., à travers
le monde entier 14. Nous venons d’entendre l’opéra de Philippe Fénelon Le Chevalier
imaginaire sur un livret en français du compositeur, d’après le Don Quichotte de Cer-
vantès et La Vérité de Sancho Panza de Franz Kafka, qui fait du chevalier une affabu-
lation de son écuyer.
C’est dans les premiers jours de 1605 que sortent de l’imprimerie de Juan de la
Cuesta les premiers exemplaires mis en vente chez le libraire madrilène Francisco de
Robles de El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha, titre dont je ne donnerai la
traduction qu’après en avoir analysé les composants, compuesto por Miguel de Cervan-
tès Saavedra 15. Le succès en est prodigieux, les éditions se succèdent tant en Espagne
qu’au Portugal, des traductions en anglais et français apparaissent rapidement à tel
point qu’un faussaire resté inconnu qui signe Alonso Fernandez de Avellaneda publie
en 1614 un apocryphe présenté comme le second volume du roman racontant la troi-
sième sortie du héros et en constituant la cinquième partie 16. Elle se termine par l’ad-
mission de Don Quichotte dans la Casa del Nuncio, c’est-à-dire la maison des fous de
Tolède pour y être soigné et guéri de sa folie. C’est au-dessus de la porte d’entrée de
cette vénérable institution que figure la devise « No estan todos los que son, ni son todos
los que estan », qui joue sur le fait que la langue espagnole dispose de deux verbes « être »
pour exprimer l’existence ou l’essence. Le journaliste qui nous rapporte le défilé de
pinels au carnaval de Rio nous dit que le refrain de la samba du cortège de Don Qui-
chotte était : « ceux qui sont ici ne sont pas tous fous, ceux qui sont fous ne sont pas
tous ici », ce qui en est une traduction assez correcte. Les érudits disputent toujours
de l’identité d’Avellaneda, manifestement un homme de très grande culture qui, en
terminant son plagiat par l’admission de l’hidalgo dans un manicome, réduisait ainsi
sa folie à son aspect le plus banal, celui d’un trouble mental que l’on peut guérir par
des soins médicaux.
La plupart des auteurs contemporains pensent qu’Avellaneda était un représen-
tant masqué de la Contre Réforme qui après le Concile de Trente (1545-1553) s’opposait
aux idées de Luther et de Calvin mais aussi, on l’oublie, au catholicisme humaniste qui
s’était répandu dans toute l’Europe et dont Érasme était un des plus illustres représen-
tants. En parodiant à son tour la parodie de Cervantès, car le Quijote est avant tout,
comme l’est l’Éloge de la folie, une parodie, Avellaneda attaquait aussi les idées philo-
sophiques qu’il prêtait à son auteur et qu’exprimait, comme il l’avait deviné, la folie
de Don Quichotte. C’est ainsi que le comprit Cervantès qui répliqua en publiant en
1615 une Segunda parte del ingenioso caballero don Quixote de la Mancha où il eut le
trait de génie de faire dénoncer par le mythique chevalier lui-même le caractère falla-
cieux du livre qui prétendait faire le récit de la suite de ses errances.
plus grand mal à trouver quelqu’un connaissant la mystérieuse langue dans laquelle
il était écrit. Or Amadis est le modèle de Don Quichotte, le livre dont la lecture lui a
le plus échauffé l’imagination. La traduction d’Amadis par Gabriel Chappuis (1545-
1616), interprète pour la langue espagnole du roi Henri III, connaîtra en France un
succès comparable à celui qu’aura ensuite le roman de Cervantès. Mais en lisant l’his-
toire de Don Quichotte nous avons la surprise de nous trouver en présence non seu-
lement de deux auteurs déclarés, Cervantès et Cide Hamete – lequel est le vrai, lequel
est le faux, ou le vrai-faux ? – mais aussi avec un narrateur qui nous la raconte comme
s’il avait assisté à certains épisodes. Quel est celui des trois à qui est promise la gloire
immortelle d’écrire ce roman qui va surpasser tous ceux écrits auparavant comme les
exploits du chevalier Don Quichotte surpassent ceux de tous ses prédécesseurs dans
l’errante chevalerie ?
Cette multiplicité des auteurs, procédé utilisé pour faire errer le lecteur dans l’ima-
ginaire, est à l’origine du roman moderne ; il sera encore utilisé par Marcel Proust avec
le narrateur de À la Recherche du temps perdu et admiré par Paul Auster.
Le ton burlesque
Pour donner à son texte le ton burlesque qui est celui de la parodie, Cervantès mélange
en une joyeuse algarabie, jeux de mots, coq-à-l’âne, anagrammes, cryptogrammes,
citations savantes et expressions vulgaires, plaisanteries faciles et même scatologiques,
etc. Le but premier du livre est de faire rire de la folie de Don Quichotte, à la manière
dont Démocrite (v. 460-v. 370 av. J.-C.) riait de la folie des hommes, comme le rappelle
Érasme à plusieurs reprises dans son Moriae Encomium, parodie répétons-le du dis-
cours rhétorique des théologiens. Charles de Saint-Évremont aurait été, d’après Cana-
vaggio, le premier, au moins en France à percevoir le message que l’auteur nous adresse
à travers ce discours insensé : « J’admire comme dans la bouche du plus grand fol de
la terre, Cervantès a trouvé le moyen de se faire connaître l’homme le plus entendu et
le plus grand connaisseur qu’on se puisse imaginer » 18. Ce n’est qu’à partir de la lec-
ture par les romantiques allemands, près de deux siècles après la parution du Don
Quijote, que le message philosophique sur la folie humaine qu’il contient a été perçu
sur le mode tragique, à la manière cette fois d’Héraclite (v. 550-v. 480 av. J.-C.) dont
Érasme se garde bien de nous parler dans son éloge et dont je me garderai moi aussi,
en suivant cet exemple, de vous parler.
Louis XIV a eu raison, si l’anecdote est vraie, de féliciter ce grand seigneur qui lui
annonçait fièrement avoir appris l’espagnol, dans l’espoir sans doute d’être nommé
ambassadeur à Madrid, en lui disant qu’ainsi il pourrait enfin lire le Quijote dans le
texte, c’est-à-dire en saisir tout le sel, un critique moderne dirait comprendre l’hyper-
texte. Le grand cervantiste d’Édimbourg Edward C. Riley (1923-2000) nous dit des
dernières traductions en anglais qu’elles laissent beaucoup à désirer, les traducteurs
étant allés jusqu’à corriger les savoureuses équivoques linguistiques car ils n’en saisis-
saient pas le double sens ou le mot d’esprit qu’elles cachaient 19. Je dois dire à la décharge
de ces infortunés traducteurs que la lecture du Quichotte en espagnol n’est pas évi-
dente non seulement en raison de l’archaïsme du castillan mais aussi en raison du tra-
vail sur le langage auquel se livre Cervantès. Si l’on compare les notes de bas de page
des éditions critiques contemporaines qui corrigent toute l’orthographe d’origine,
destinées à éclairer le lecteur moderne, on constate qu’elles ne donnent pas les mêmes
explications ; c’est comme si les érudits qui les ont rédigées avaient voulu rendre sensé
un discours volontairement délirant.
De 1604 à 2005, il est paru, d’après Borga Rubio qui en a établi le catalogue des-
criptif, 306 éditions du Quijote en espagnol. Le nombre d’éditions des diverses traduc-
tions en français qui en ont été faites est presque aussi élevé, les plus récentes étant
celle d’Alice Schulman 20 et celle pour les volumes de La Pléiade réunissant l’ensemble
de l’œuvre romanesque de Cervantès.
La difficulté de sa traduction n’empêche pas le roman d’être l’une des œuvres lit-
téraires qui a été traduite dans le plus grand nombre de langues, on vient même d’en
publier à New York la traduction en splanglish.
Ceci lui permet de reprendre à son compte les vers du roman connu de tous à
l’époque qui chante les amours du chevalier de la Table Ronde devenu l’amant de la
reine Genièvre, ce qui lui interdit la quête du Graal :
Mais les demoiselles à qui il adresse ce galant compliment pour les remercier de
l’avoir aidé à se défaire de son armure, sans parvenir cependant à dénouer les rubans
qui maintenaient sur sa bouche la salade du casque, ce qui obligea l’aubergiste à lui
faire prendre son repas à travers un calame, sont celles de petite vertu qu’il a rencon-
trées à l’auberge. Don Quichotte, nous pouvons déjà l’appeler ainsi bien qu’il ait usurpé
le titre de « Don » en l’utilisant avant même d’avoir été armé chevalier par ce même
aubergiste, revient à plusieurs reprises sur les amours coupables de Lancelot dont sa
fidélité inébranlable à Dulcinée le protège.
En outre, ce qui ajoute au ridicule du nom ainsi composé, « quijote » désigne en
armurerie la pièce qui protège l’arrière-train du cheval que l’on nomme en français
« protège queue ». Il est vrai que Rocinante n’en avait pas besoin si l’on en juge par le
nom donné à son cheval par Don Quichotte puisque « rocin » ou « roussin » désignant
le cheval entier s’il l’était avant, « ante », il ne l’était plus depuis un temps indéterminé.
Rossinante ne succombera d’ailleurs à la tentation de la jument en chaleur qu’en une
seule occasion. Ces deux exemples, et l’on pourrait en donner bien d’autres, montrent
que les noms inventés pour ce qui est de l’errante chevalerie sont à double sens.
A contrario Don Quichotte invoque ce qui serait son vrai patronyme pour soute-
nir qu’il descend en ligne directe, par les mâles qui plus est, de Gutierre Quijada qui
fut au xve siècle un authentique chevalier errant car, la réalité dépassant la fiction, ceux-
ci ont réellement existé et des historiens ont écrit des chroniques de leurs exploits. Il
fait état de cette glorieuse généalogie au cours d’une discussion avec un savant cha-
noine de Tolède effaré de voir qu’il ne fait aucune différence entre les romans de che-
valerie, œuvres d’imagination, et les récits historiques des chroniqueurs. Ce chanoine
pris de pitié en voyant qu’on le ramène enfermé dans une cage chez lui obtient qu’on
le libère mais lui conseille de lire dans la Bible le Livre des Juges, dont le contenu ne
me paraît guère de nature à calmer la folie de l’identification à des héros légendaires.
Prenant exemple sur Amadis, Don Quichotte ajoute à son nom pour honorer sa
patrie « de la Mancha ». Ce mot qui vient de l’arabe « manxa » et qui signifie « terre
sèche » veut aussi dire « tache ». Les traducteurs français en l’écrivant « Manche » per-
dent ainsi ce double sens. Cette évocation d’une tache ne me paraît pas indifférente
dans un monde où les vieux chrétiens sont obsédés par la pureté du sang menacée par
le métissage avec les nouveaux convertis musulmans et juifs des provinces reconqui-
ses et la reconquête de la « Manxa » ne datait pas de si longtemps que cela.
44 Jean Garrabé
Sancho Pansa, dont je ne puis parler aujourd’hui bien que sa sagesse populaire
représente l’autre face complémentaire de cette folie, se vante d’être un vieux chrétien
authentique et donne comme preuve, outre le fait que ne sachant pas lire il n’a jamais
lu de livres interdits, sa haine des Juifs surtout lorsqu’ils sont convertis. La théorie
d’Americo Castro faisant de Cervantès lui-même un « converso » n’a pas été acceptée
et je pense que parler de la Manche comme d’une patrie à honorer est plutôt sous sa
plume un appel d’esprit érasmiste à la tolérance religieuse et à la coexistence dans cette
Espagne depuis peu unifiée des vieux chrétiens et des nouveaux convertis. Cervantès,
ancien combattant de la bataille de Lépante (1571), sous les ordres de Don Juan d’Au-
triche (1545-1578) dont le premier fait d’arme a été de mater la révolte des morisques
de Grenade, paraît cependant, malgré son admiration pour celui qui avait conduit les
chrétiens à la victoire, respecter ceux qui vivent dans l’Espagne unifiée.
Ces cartes ne tracent pas bien entendu des routes réelles mais celles parcourues par
l’imagination de ceux qui suivent les pas du chevalier. Ce qui n’a pas empêché de nom-
breux écrivains, le plus connu parmi les Espagnols étant Azorin (1873-1967), de publier
leur journal de voyage les décrivant ou des artistes illustrant, comme le fit Gustave
Doré (1832-1883) qui acquit ainsi une célébrité mondiale, les lieux où croient-ils ont
eu lieu les exploits fous du chevalier à la Triste Figure. On vient de publier Rossinante
reprend la route, traduction française du récit du voyage que fit sur les traces de Don
Quichotte, entre les deux guerres mondiales, le jeune John Dos Passos (1896-1970),
texte dont la lecture nous fait découvrir outre l’étonnante connaissance de la littéra-
ture espagnole de son temps qu’avait l’écrivain nord-américain, que ses propres romans
sont, comme celui de Cervantès, composés d’un mélange de genres, prose parodique,
chansons, poésies 22.
Si nous voulons nous aussi errer comme eux, il nous faut choisir un point de départ
pour notre folie : Argamasilla comme le fait le plagiaire Avellaneda et les nombreux
touristes européens et japonais actuels ou Alcazar de San Juan ? Je choisis Al-Kazaar,
l’ancienne forteresse arabe conquise par les chevaliers de Santiago qui la cédèrent à
ceux de Malte ou de San Juan, d’où le nom que porta longtemps cette ville, car elle a
obtenu le privilège de s’appeler maintenant Alcazar de Cervantès. Celui-ci aurait bien
pu y être né en 1549, et non à Alcala de Henares comme le disent ses biographes, ou
tout au moins y avoir été baptisé.
À défaut de trouver des documents sur Miguel de Cervantès lui-même dans les
archives d’Alcazar, où, rappelons-le, ce nom de famille est fort répandu, on en a trouvé
sur son oncle Pedro Cervantès, tuteur de son petit-neveu, Alonso de Ayllon, car ce gen-
tilhomme ayant perdu la raison avait dû être mis sous tutelle. Ce cousin a-t-il servi de
modèle à Cervantès pour son Alonso Quijada qui était allé jusqu’à vendre des arpents
de terre à blé pour acheter ces romans de chevalerie qui allait lui être aussi funestes ?
Si cette hypothèse est vraie Don Quichotte habiterait dans le roman dans la ville où
Cervantès serait né.
Cervantès précise la manière dont la lecture de ces romans mais aussi d’autres
livres, nuit et jour – « las noches de claro en claro y los dias de turbio en turbio » ironique
mot d’esprit intraduisible et donc ignoré des traducteurs – lui ont en lui desséchant
le cerveau fait perdre la raison. Cervantès rapporte ici fidèlement les conceptions de
la médecine hippocratique moderne telle qu’elle était enseignée à l’université d’Alcala
de Henares où il a fait lui-même ses études. Et où il pourrait bien être devenu lui-
même un fou de lecture.
plus surprenants. Lui-même affirme qu’elle contient près de 300 volumes, tous très
bien reliés précise-t-il, ce qui correspond à l’époque au contenu de la bibliothèque d’un
prince ou à celle d’un roi.
Comment diable un hobereau d’une bourgade de la Mancha a-t-il pu la consti-
tuer ? Où trouvait-il les libraires disposant des dernières nouveautés qui paraissaient
en in-folio dans les grandes villes et les artisans capables de les relier ? Comment pou-
vait-il financer ces achats et ces reliures ? Le soi-disant texte écrit par Cide Hamete est
nous dit-on trouvé chez un marchand de vieux papiers et payé quelques sous. Cette
bibliothèque est en outre très étrangement composée, si on la compare à celle du che-
valier au Vert Manteau, que Cervantès prend soin de nous présenter et qui est beau-
coup moins importante, alors que ce gentilhomme cultivé dispose de beaucoup plus
de moyens que notre hidalgo. Contrairement à celle-ci, celle de Don Quichotte ne
comprend que des livres de divertissement, tous les romans de chevalerie mais aussi
des pastorales, des recueils de poèmes comme ceux auxquels Cervantès s’était essayé
avec peu de succès, et comme seuls ouvrages d’études des chroniques de chevaliers
que nous ne devons pas confondre, comme le fait Don Quichotte, avec les premiers ;
mais on n’y trouve aucun livre de religion même ceux qui ont eu le nihil obstat, de
droit, pourtant indispensables à un hobereau pour la connaissance des privilèges réser-
vés à son rang et à celui de chevalier, ni de traités de chasse ou d’agriculture. Son inven-
taire nous est connu par l’autodafé commis par le curé et le barbier avec l’aide de la
nourrice et de la nièce de Don Alonso, parodie de ceux où l’on brûlait les livres con-
damnés comme ceux d’Érasme. On remarque d’ailleurs que les livres brûlés, car ren-
dus responsables de la folie de Don Quichotte, sont les livres mal écrits plutôt que les
seuls romans de chevalerie, car ceux-ci, s’ils sont bien écrits au goût du curé, échap-
pent au feu. Si le Quijote est avant tout une parodie des mauvais romans de chevale-
rie, car nous dit le curé il y en a de bons, c’est aussi une parodie des pastorales. Ceci
explique l’inclusion dans le roman de ces épisodes de bergeries enchâssés dans le texte
qui ont parfois été perçus comme des corps étrangers par les lecteurs qui s’en tenaient
au seul contenu chevaleresque, des poèmes et même des chansons. Il y a aussi dans le
Quijote des sortes de nouvelles racontées par des personnages du roman qui s’emboî-
tent comme des poupées russes. Certains de ces courts romans, ces nouvelles, ont ins-
piré des musiciens qui s’en sont servis pour des ouvrages lyriques ou des ballets, par
exemple Les Noces de Camacho. Le premier texte de Cervantès publié à Paris en 1605,
trois ans après la parution du roman, est un extrait de celui-ci, la Novela del Curioso
Impertinente que César Oudin, le premier des nombreux traducteurs du Quijote en
français en 1614, fait paraître en espagnol à Paris sans même mentionner le nom de
l’auteur 23.
La métamorphose d’Alonso Quijano que produit la lecture de ces trois cents ouvra-
ges de divertissement est double, il se transforme non seulement en un preux cheva-
lier qui va accomplir des prouesses dont le récit apportera la gloire à celui qui l’écrira
autant qu’à lui mais il devient une sorte de bibliothèque errante : la réalité des événe-
ments qu’il vit n’est pas celle, physique, que voit et décrit son écuyer Sancho mais celle,
issue du fruit de ses lectures, qui lui reviennent à l’esprit dans ces circonstances. Cer-
vantès fait dans le roman s’exprimer chacun des personnages dans le langage qui cor-
respond à son rang et à son rôle social composant ainsi une sorte de roman théâtral
où, surtout dans la seconde partie, Don Quichotte et Sancho échangent pour une part
leurs rôles respectifs de porte-parole de la sagesse populaire et de la folie cultivée. On
est aussi frappé par le nombre d’œuvres, tant classiques que modernes, citées qui con-
firme que Cervantès était au moins un aussi grand fou de lecture que son héros.
Huarte montre dans son Examen des esprits pour les sciences, c’est ainsi que l’on a
en général traduit en français « ingenio », que l’équilibre maintenu entre les quatre
humeurs hippocratiques fondamentales et la double paire de qualités opposées humi-
dité/sécheresse et chaleur/froideur détermine pour chacun d’entre nous un « ingenium »
qui nous est propre, le quatrième ventricule jouant un grand rôle dans cet équilibre
(l’anatomie cérébrale était enseignée à Alcala en tenant compte des récents découver-
tes de Vésale (1514-1594)). La rupture de cet équilibre provoque la maladie, c’est ainsi
que le dessèchement du cerveau, « se le seco el cerebro » écrit Cervantès, entraîné par
la lecture jour et nuit est à l’origine de la folie de Don Quichotte, mais même si toutes
nos âmes sont pareilles comme chacun d’entre nous a un « ingenium » différent nous
ne devenons pas tous fous de la même manière. Notre « ingenium » nous permet nor-
malement d’acquérir sans trop de peine la science pour laquelle nous sommes doués,
il est par contre inutile d’entreprendre l’étude d’une science à laquelle notre esprit ne
nous prédispose pas car nous n’y parviendrons jamais.
En ce qui concerne la médecine, Huarte distingue son étude théorique et sa pra-
tique car malheureusement l’« ingenium » nécessaire n’est pas le même pour l’une et
pour l’autre, de sorte qu’aucun médecin n’est doué pour les deux.
et non pour celui de la poésie qu’il a cultivée jusque-là sans succès. C’est ce qu’a bien
compris Date Wasserman, auteur de la comédie dont est tiré le livret L’Homme de la
Manche, lorsqu’il a fait jouer par le même acteur les deux rôles de Don Quichotte errant
dans le monde de l’imaginaire et de Cervantès vivant dans le monde de la prison et
c’est cette identification qui a conduit Jacques Brel (1929-1978) à tout faire pour l’adap-
ter et à interpréter avec le talent et le succès que l’on sait ce double rôle du créateur et
de la créature créée par son « ingenio » 29. L’adjectif « ingenioso » qui dans le titre du
roman paraît qualifier l’hidalgo s’applique en fait à son auteur. C’est en outre une
erreur que de le traduire par ingénieux car l’« ingenium » ou la disposition d’esprit qui
permet l’évasion dans le monde de la rêverie romanesque n’a rien à voir avec l’ingé-
niosité.
Jean Garrabé 32
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