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PRÉSENTATION

RELIRE UN ESSAI WÉBÉRIEN MÉCONNU


Motifs et obstacles
Philippe DESPOIX et Nicolas DONIN*

Tandis qu’au cours du XXe siècle, les sciences sociales consolidaient leur autonomie
disciplinaire, elles ont cherché à rendre compte de l’art au même titre que d’autres
domaines d’activité humaine. Dans ce mouvement, elles rencontrèrent, au moins
comme sources d’information locales, les champs d’études spécialisés qui, comme la
critique littéraire, l’histoire de l’art ou la musicologie, s’étaient constitués à la marge
des mondes artistiques. Si ces champs spécialisés ne se préoccupaient en général
que très indirectement de la dimension sociale de leurs objets, la sociologie de l’art,
branche parmi les moins assurées de sa discipline, est de son côté rarement parvenue à
conjuguer une investigation du caractère collectif des pratiques artistiques et une prise
en compte de leurs spécificités esthétiques. Ce n’est que plus rarement encore que la
sociologie a su intégrer – comme d’ailleurs les sciences humaines en général – la ques-
tion de l’art à des programmes de recherche sur les sociétés dans leur ensemble.
Parmi les exceptions à ce constat, il convient de s’arrêter au type particulier
d’attention qu’a porté à la sphère artistique l’un des fondateurs de la sociologie alle-
mande et éminent représentant de la Kulturwissenschaft : Max Weber. Certes, le rôle
que ce dernier assigne aux arts peut, à première vue, paraître marginal dans une entre-
prise dont les questionnements s’organisent principalement autour des rapports de
l’économique au social et au religieux. Néanmoins, les arts, définis a priori comme le
domaine propre des formes esthétiques, sont articulés chez Weber dans une tension, un
processus de différenciation et d’autonomisation vis-à-vis de la magie et des pratiques
religieuses, et plus tard du discours scientifique. Les exemples que donne le sociologue
dans ses textes à caractère programmatique font avant tout référence à la musique et à
l’architecture :

*Philippe Despoix enseigne la littérature comparée à l’université de Montréal où il dirige le Centre


canadien d’études allemandes et européennes. Ses recherches portent sur la fonction des médias tech-
niques dans les processus mémoriels et de transferts interculturels. Il a notamment publié Éthiques du
désenchantement (Paris, L’Harmattan, 1995) et Le Monde mesuré (Genève, Droz, 2005).
Nicolas Donin est chercheur en musicologie à l’Ircam, où il dirige l’équipe « Analyse des pratiques
musicales ». Ses travaux portent sur les œuvres, les pratiques et esthétiques musicales savantes. Il a
notamment codirigé, avec Bernard Stiegler, Révolutions industrielles de la musique, numéro spécial
des Cahiers de médiologie (n° 18, 2004). L’Analyse musicale, une pratique et son histoire, ouvrage
réalisé en collaboration avec Rémy Campos, est à paraître (Genève, Conservatoire de Genève/Droz).
Courrier électronique : philippe.despoix@umontreal.ca ; nicolas.donin@ircam.fr

Revue de synthèse : tome 129, 6e série, n° 2, 2008, p. 205-214. DOI : 10.1007/s11873-008-0038-3

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« L’émergence de l’art gothique a été, en tout premier lieu, le résultat de la solution


techniquement probante à un problème de pure technique de construction quant à la
couverture par une voûte d’espaces d’un type déterminé : soit la question de l’optimum
technique dans l’établissement de contreforts à la poussée d’une voûte d’arêtes [...].
Qu’il soit ainsi devenu possible de couvrir d’une façon déterminée des espaces non
quadratiques par une voûte, cette connaissance a éveillé un enthousiasme passionné
chez les architectes dont nous ignorons [...] les noms, et auxquels le développement du
nouveau style de construction doit être attribué. Leur rationalisme technique paracheva
le nouveau principe dans toutes ses conséquences. Leur vouloir artistique l’exploita
comme une possibilité de réaliser des tâches artistiques jusqu’alors insoupçonnées [...].
Que ce bouleversement, conditionné en premier lieu par la technique, entrât en conflit
avec certains contenus affectifs en grande mesure déterminés de manière sociologique
et par l’histoire religieuse, voilà qui offrit les principaux éléments et matériaux des
problèmes avec lesquels la création artistique travailla à l’époque du gothique1. »

En surplomb de la réflexion sur l’art, donc, la singularité d’un moyen technique :


c’est en tant que solution à un problème clé de construction architecturale que la
croisée d’ogive peut être considérée comme l’une des conditions de possibilité de l’art
gothique2. Grâce à cette technique, élévation considérable de la toiture et forme en croix
du bâtiment sont devenues compatibles. Porté par des couches d’artisans anonymes,
sous l’impulsion d’une religiosité chrétienne réaffirmée, ce moyen technique a permis
le déploiement d’un style inédit. L’utilisation de la voûte en arêtes et des arc-boutants
constitue pour Weber le point d’inflexion qui, dans l’aboutissement d’une technique
de construction – dont on peut retracer les contingences historiques –, rend possible
la différentiation de formes artistiques tout à fait spécifiques. La dimension sociale de
l’art serait ainsi à chercher non seulement dans la production ou la réception des œuvres
singulières, mais d’abord et avant tout dans les médiations techniques qui permettent à
de nouveaux genres ou styles de se développer. Si tel est le point de départ, pour Weber,
de toute sociologie de l’art, la seule étude empirique d’envergure qu’il put esquisser
dans ce domaine, au-delà de quelques paragraphes, porte sur la musique. Publié en
1921, peu après sa mort, sous le titre Die rationalen und soziologischen Grundlagen
der Musik, ce travail inachevé – comme beaucoup de ses textes – ne connut longtemps,
en dépit de la « canonisation » de son auteur parmi les fondateurs de la discipline, pas
la moindre fortune théorique3.
Pourtant, cette sensibilité particulière à la musique s’insère dans une tradition de
pensée bien établie depuis l’idéalisme allemand jusqu’à Nietzsche. L’autre grand

1. Der Sinn der « Wertfreiheit » der soziologischen und ökonomischen Wissenschaften (1917),
dans WEBER, 1988b, p. 506 sq. (c’est nous qui traduisons). Les autres textes en forme de programmes
qui abordent la question de l’art sont la « Remarque préliminaire » (1920) et la « Considération intermé-
diaire » (1915) des Essais de sociologie religieuse comparée, voir WEBER, 1986, p. 2 sqq. et 554 sqq.
2. Dès les premiers paragraphes, la « Remarque préliminaire » de 1920 précise cette probléma-
tique en insistant sur le caractère spécifiquement occidental de l’utilisation rationnelle de la croisée
d’ogive et de la voûte gothique en tant que principe de construction fondateur d’un style architecto-
nique englobant sculpture et peinture, voir WEBER, 1986, p. 2 sqq.
3. Voir WEBER, 1921 et 1998 ; ce titre de Fondements rationnels et sociologiques de la musique n’a
pas été choisi par le sociologue.

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sociologue contemporain, Georg Simmel, n’a-t-il pas débuté sa carrière intellectuelle


– en plus d’une dissertation sur le problème de la matière chez Kant – par une étude
psychologique et ethnologique sur la musique ? Dès le tournant du XXe siècle, Simmel
s’est fait le promoteur d’une « esthétique sociologique » s’attardant moins à la forma-
tion des courants artistiques ou à la réception des œuvres qu’à ce que révèlent de la
société les grandes individualités de l’art4. Si Weber n’est pas étranger à une esthétique
centrée sur l’œuvre, c’est bien plus vers les conditions d’existence empiriques de la
création artistique que doit porter, selon lui, l’effort sociologique. D’où cette attention
programmatique, singulière à l’époque pour un sociologue, aux moyens techniques de
l’art. Ce que la croisée d’ogive est à l’architecture gothique, ou la perspective linéaire à
la peinture de la Renaissance, Weber le découvre pour la musique européenne moderne
dans l’harmonie « bien tempérée ». Telle est la technique dont il entreprend, dans son
essai de sociologie musicale, de faire la généalogie comparée.
Ce texte très dense d’une centaine de pages, datant des années 1910, est en effet
orienté selon le faisceau de questions suivant : par quel enchaînement de faits historiques
et sociologiques la musique européenne en est-elle venue à développer une polyphonie
harmonique ? En quoi l’échelle de douze tons tempérée, un instrument comme le piano,
un support comme la notation constituent-ils les conditions d’existence de ce type de
musique ? Quel est le rôle tenu dans cet ensemble par le tempérament égal ? Répondre
à ces questions revient à interroger la façon dont les différentes cultures ont établi les
échelles sonores sur lesquelles sont basés leurs systèmes musicaux. Le questionnement
se tient donc en retrait de la valorisation et de l’analyse des grandes œuvres : il s’agit
d’une science de l’art sans œuvres et sans noms d’artistes, qui s’intéresse en premier
lieu aux gestes, aux instruments, aux techniques qui rendent possible la musique.
Même si cela n’apparaît pas de manière immédiate, cette esquisse de Weber est
reliée au noyau central de son entreprise sociologique. Ainsi, de la même façon que
dans sa sociologie religieuse, la compréhension des contingences historiques qui ont
mené au développement particulier de la culture occidentale nécessite une enquête
comparée de grande envergure : une telle enquête est pratiquée avec virtuosité dans
l’essai sur les arts musicaux, en intégrant tous les apports de l’ethnomusicologie nais-
sante. Comme dans le cas de la religion, l’analyse porte sur le paradoxe qui fait que
plus un domaine a priori non rationnel, ici celui de la musique, se différencie des
autres sphères sociales, moins il échappe aux formes de rationalisation. C’est même
uniquement par la rationalisation la plus poussée que l’art des sons (l’échelle musicale
et son tempérament) peut s’assurer un jeu de possibilités purement expressives, et donc
une autonomie de plus en plus grande. En ce sens, la musique constitue pour le projet
sociologique un objet d’étude aussi révélateur de l’ethos d’une culture donnée qu’est
sa religion. On comprendra qu’une telle problématique portant d’abord sur la tech-
nique et ses acteurs, et condensant de manière implicite les présupposés heuristiques de
l’ensemble de la démarche wébérienne, n’ait pas facilité l’appropriation de son travail
de sociologie musicale.

4. Pour les études sur la musique de 1890 à 1892, voir SIMMEL, 2000 ; sur le traitement de l’art par
le philosophe et sociologue, voir SIMMEL, 2007.

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Publié en 1921 de manière posthume par les soins de Marianne Weber et du musi-
cologue Theodor Kroyer, ces difficiles Fondements rationnels et sociologiques de la
musique n’ont en effet pas servi de référence aux réflexions sur la musique menées au
cours du XXe siècle. Le texte n’a pas été reçu par les sociologues – wébériens ou non –,
qui n’y ont généralement vu que des prolégomènes « techniques » à une étude de socio-
logie de l’art non développée. Cela n’a pas plus été le cas chez les musicologues, avant
tout formés à l’analyse des œuvres et peu rompus, à l’époque, aux questions socio-
logiques. Les ethnomusicologues ont, quant à eux, perçu les liens unissant le propos
de Weber aux travaux de l’école de la Vergleichende Musikwissenschaft de Berlin
(Stumpf, Hornbostel, Sachs), sans toutefois s’intéresser au sens nouveau que celui-ci
donnait à l’impulsion comparatiste pour une anthropologie des phénomènes musicaux.
Cette référence aura même plutôt joué en défaveur d’un texte apparemment daté pour
une ethnomusicologie, notamment anglophone et francophone, qui s’est constituée en
rupture explicite avec le comparatisme. Il y a, de surcroît, des raisons extérieures aux
difficultés d’appropriation de l’esquisse wébérienne : au delà de la première édition en
volume séparé, ce texte – que l’on avait visiblement du mal à placer dans « l’œuvre »
– n’a été par la suite réédité qu’en appendice de Wirtschaft und Gesellschaft, et ce
jusqu’à la quatrième édition de 1956, avant de disparaître des éditions ultérieures5.
Faut-il alors s’étonner de ce que, jusque dans les années 1990, la réception de cet
écrit se soit résumée à une petite douzaine de références marquantes ? La première et
la plus saillante fut écrite en dehors de l’Allemagne par le théoricien marxiste russe
de la culture, Anatoly Lunacharsky6. En dépit d’un quasi-monopole d’accès au texte de
Weber, l’impact du côté allemand aura été faible. Certes, Ernst Bloch, le seul des assidus
du salon des Weber à Heidelberg à posséder une solide formation musicale, a directe-
ment assisté à l’élaboration de cet essai ; jamais toutefois il n’en intégra la perspective de
sociologie de la technique dans ses réflexions sur la musique – qui pointent, à l’opposé,
vers une philosophie messianique de l’histoire7. Theodor Adorno, qui connaissait l’étude
de Weber mais restait critique quant à son postulat de suspension du jugement esthé-
tique – conséquence du principe de Wertfreiheit –, semble s’être attaché, dans ses propres
travaux musicologiques, à en contourner le noyau comparatiste. Si l’attention au médium
technique n’est pas absente de ses écrits, son Einleitung in die Musiksoziologie frappe par
l’absence de dialogue avec la méthode wébérienne8. Même Alfred Schütz, qui travailla
dès les années 1920 à expliciter la sociologie de Weber d’un point de vue phénoméno-
logique, ne s’appuie pas directement sur le texte des Fondements rationnels et sociolo-
giques de la musique dans ses essais sur la musique9. Le seul, finalement, à avoir reven-
diqué une inspiration directe de l’esquisse wébérienne, fut le sociologue et musicologue

5. À la seule exception d’une éphémère réédition en format de poche en 1972 ; voir WEBER, 1921,
1925, 1956 et 1972.
6. Voir la révérence critique au travail pionnier de Weber : « À propos de la méthode sociolo-
gique dans la théorie et l’histoire de la musique », paru en russe en mai 1925 dans la revue moscovite
Petchati i revoluzia, trad. all. dans LUNACHARSKY, 1974, p. 32 sqq.
7. Voir « Philosophie de la musique » (1918-1923), dans BLOCH, 1964.
8. Voir ADORNO, 1962.
9. Lorsqu’il arrive à Schütz, dans ses textes sur la musique, de se référer à Weber, ce n’est jamais à
son essai de sociologie de la musique qu’il fait appel ; voir SCHÜTZ, 1964 et 2007.

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viennois Kurt Blaukopf, qui proposa au début des années 1950 une approche fondée
sur une « Soziologie der Tonsysteme10 ». Attentif aux questions de médium technique,
Blaukopf dirigera dans les années 1980 la première enquête internationale comparée sur
le rôle du phonographe dans la communication culturelle et musicale.
On s’étonnera moins encore de constater pour cette période une absence complète
de réception du côté français. On aurait pu s’attendre à une lecture critique dès les
années 1930, chez André Schaeffner par exemple, un ethnomusicologue certes formé
à l’école de Mauss, mais puisant aussi largement aux mêmes sources allemandes que
Weber (comme les études de Hornbostel). Bien que son « organologie » ne soit pas
éloignée des préoccupations de la sociologie musicale wébérienne11, son travail ne
renferme pas le moindre indice de la connaissance de ce texte. Qu’en a-t-il été outre-
Atlantique ? Malgré une traduction américaine de l’essai de Weber en 1958, on en
repère également peu d’effets dans la musicologie ou l’ethnomusicologie anglophone
d’après-guerre. Les rares travaux qui ne se contentent pas de le mentionner en biblio-
graphie semblent considérer, à l’instar de Bruno Nettl dans son manuel désormais clas-
sique Study of ethnomusicology, que le texte de Weber ne présente plus qu’un intérêt
principalement historique12. Jusque dans les années 1990, les très rares études qui sont
référées au texte des Fondements rationnels et sociologiques de la musique ne viennent
pas en premier lieu des disciplines musicales, mais de l’anthropologie, de la sociologie
et de l’esthétique13. La publication de la première monographie extensive sur le projet
wébérien changera cet état de fait : il s’agit de la thèse de Christoph Braun, Max Webers
« Musiksoziologie » (1992), travail qui sera le point de départ de nouvelles traductions
(en langue française notamment), du volume correspondant de l’édition critique de la
Max-Weber-Gesamtausgabe, ainsi que d’un renouveau parallèle des études spéciali-
sées que prolonge le présent dossier14.
Quels peuvent être les motifs, après cette longue occultation, de l’actuel regain
d’intérêt pour cette problématique wébérienne ? Ce phénomène participe sans aucun
doute d’une attention renouvelée plus générale pour l’auteur « Weber » dans des
sciences sociales et humaines en deuil du marxisme, intérêt multiforme dont témoi-
gnent la multiplication des traductions en français et en anglais, ainsi que la redé-
couverte du sociologue des religions, de celui du droit, de l’historien de l’économie,
etc. Dans le cas précis de la sociologie de la musique, les développements récents en
anthropologie des sciences et des techniques ont pu jouer un certain rôle dans l’atten-
tion accordée à une approche intégrant la technicité musicienne dans le dispositif de

10. Voir BLAUKOPF, 1951 ; il faut également évoquer les travaux d’Alphons Silbermann, pionnier
des études sur la radio, qui font allusion à la sociologie musicale de Weber sans pour autant se reven-
diquer d’elle ; voir SILBERMANN, 1957.
11. Voir en particulier SCHAEFFNER, 1936.
12. Voir MARTINDALE et RIEDEL, 1958, pour la traduction américaine et NETTL, 1983, p. 184 ; quant
aux traductions japonaise (1967) et italienne (1981), elles ne semblent pas avoir eu d’effet différent.
13. Voir SILBERMANN, 1963 ; BLAUKOPF, 1964 ; LOEWENSTEIN, 1966 ; FREUND, 1966 ; MOLINO, 1975 ;
BOON, 1982 ; FEHÉR, 1987 ; HURARD, 1987.
14. Voir BRAUN, 1992, auquel fait suite une traduction portugaise (1995), puis la traduction fran-
çaise (1998), qui avait d’abord été annoncée une quinzaine d’années auparavant dans la collection
musicale des éditions Bourgois. Voir également la réédition critique du texte : WEBER, 2004.

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recueil et d’analyse sociologique. Mais même après sa publication en français dans


une collection qui accueille des travaux importants en sociologie de l’art, l’esquisse
de Weber n’a toujours pas acquis de reconnaissance canonique15. Alfred Schütz, dont
l’essai Making music together, écrit dans un anglais limpide, sert depuis peu de réfé-
rence obligée, a incontestablement connu une meilleure fortune.
Pourtant, en tant que constellation complexe associant la lutherie et la théorie de la
musique, mais aussi ses systèmes d’inscription ou de diffusion spécifiques, l’idée de
moyen ou de médium technique au cœur de l’enquête wébérienne recoupe bien des
préoccupations heuristiques de la réflexion esthétique et musicale actuelle, qu’elle soit
d’origine historique ou anthropologique. Sa puissance synthétique est d’autant plus
remarquable qu’elle s’appuyait sur des matériaux encore hétérogènes et à peine assurés.
C’est dans la perspective d’un tel croisement que s’inscrit le dossier dont la première
partie forme ce numéro. Il rassemble des chercheurs venant de différentes disciplines :
sociologie, musicologie, esthétique, littérature et culture comparée, ethnomusicologie,
histoire, etc., afin d’évaluer la force opératoire des concepts de la Musiksoziologie
vis-à-vis de la diversité contemporaine des problématiques musicologiques et des mondes
de la musique. Issues d’une rencontre tenue à l’Ircam16, leurs contributions proposent
d’établir un dialogue entre l’esquisse de Weber et des matériaux musicaux dont aussi bien
la connaissance que les formes ont considérablement évolué depuis les années 1910.
Dans ce premier fascicule, les études partent du texte même de Weber et de ses
« entours », afin d’en expliciter la portée épistémologique et sociologique. Comment se
présenterait, si on voulait le reprendre aujourd’hui dans le même esprit, le programme
wébérien d’une sociologie musicale ? Pour répondre à cette question, Jean Molino en
envisage chacune des trois composantes fondamentales : tout d’abord, le questionne-
ment historico-comparatif quant à la singularité de l’évolution musicale occidentale
vis-à-vis des autres traditions ; l’enquête empirique, ensuite, qui ne porte pas tant sur
la musique en général que sur les « techniques » musicales (les échelles sonores, la
facture instrumentale, les modes de transmission ou de notation, les types de polyvoca-
lité) ; l’insertion, enfin, de ces techniques et de leur évolution dans des formes spécifi-
ques de rationalisation. Si de tels axes programmatiques semblent toujours pertinents
et productifs, les limites des conclusions de Weber apparaissent davantage là où, oppo-
sant de manière très stricte l’Occident aux autres civilisations, il a tendance à accentuer
les ruptures franches au détriment des continuités de longue durée et des porosités

15. Les éditions Métailié ont publié, outre la traduction de Weber, les travaux de Howard Becker,
de Philippe Urfalino et d’Antoine Hennion, qui est le seul à consacrer quelques pages à Weber ; voir
HENNION, 1993, p. 122-124, 137-138 et 148-151.
16. Colloque international Médium et (re)production technique. Autour de la sociologie
wébérienne de la musique, organisé à l’Ircam en juin 2005 sous la direction de Philippe Despoix et
Nicolas Donin, avec la collaboration du CCEAE (Centre canadien d’études allemandes et européennes)
et du CIERA (Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne). Nous tenons à
remercier ici tous ceux qui ont participé à nos débats et ne sont pas représentés dans ce volume : James
Boon, Christoph Braun, Hugues Dufourt, Antoine Hennion, Denis Laborde, Sophie Maisonneuve,
François Ribac, Bernard Stiegler et Michael Werner. Nos remerciements vont aussi à Guido Goerlitz,
qui a coordonné le colloque, et à Marie-Hélène Benoit-Otis, qui a rassemblé et mis en forme le
dossier.

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également à l’œuvre dans la transmission des techniques. C’est ici dans le prolonge-
ment de son propre travail, mené depuis plusieurs décennies, que Molino esquisse les
enjeux d’une réactualisation critique du comparatisme wébérien17.
Emmanuel Pedler, de son côté, revient sur les difficultés propres au texte de la
Musiksoziologie et sur les malentendus dont il continue à faire l’objet à travers sa récente
réception outre-Atlantique. Paradoxalement, ces lectures musicologiques de l’essai, pour-
tant a priori peu gênées par ses subtilités techniques, ont eu tendance à en réduire l’argu-
mentation pour ne voir dans la rationalisation décrite par Weber qu’un simple processus
fonctionnel. C’est ce qui s’est produit dans la polémique sur la division de l’échelle musi-
cale, menée en particulier par Dudley Duncan et Barbara Walters, discussion significative
de la difficulté à saisir la démarche radicalement « historicisante » de Weber. Ce n’est
néanmoins qu’en la reconstruisant et en la replaçant dans son contexte intellectuel qu’il
est possible de remettre en chantier l’approche du sociologue de manière féconde : en
revisitant les processus historiques clés identifiés par lui comme déterminant la spécificité
de la musique occidentale – comme la facture instrumentale et le tempérament égal –,
mais aussi en explorant l’articulation propre de la sphère musicale dans d’autres systèmes
extra-européens que ceux analysés par Weber, afin de différencier son cadre d’analyse.
Que devient la perspective wébérienne quand on aborde des formes artistiques sans
instrumentation technique manifeste ou explicite ? C’est ce qu’Isabelle Kalinowski
explore à partir d’une longue note de Weber sur la danse traditionnelle de l’Inde18. Sa
lecture ouvre une réflexion sur la place spécifique des arts du corps dans l’affirmation
et la transmission des formes du « charisme ». Comme ce sera le cas dans l’organologie
musicale de Schaeffner, le corps, compris ici comme médium technique de la danse,
se voit intégré dans la problématisation sociologique et anthropologique. Le contraste
avec l’étude classique de Curt Sachs, L’Histoire universelle de la danse, dans laquelle
aucun rôle central n’est accordé au rythme corporel, apparaît particulièrement instructif.
En abordant à travers la danse indienne le rapport singulier entre arts du corps et savoir
lettré, ainsi que la spécificité des modes d’apprentissage des arts sacrés et magiques,
on saisit comment la confrontation avec cette aire de civilisation, conjuguée à une
réflexion sur le rôle des femmes, vient infléchir la pensée wébérienne et perturber les
catégories d’un savoir occidental ancré dans la seule « intellectualité ».
Le présent fascicule se clôt sur le commentaire critique d’un ethnomusicologue,
grand spécialiste de l’oralité et des polyphonies africaines : Simha Arom souligne le
caractère pionnier de l’étude wébérienne, tant du point de vue de la prise en considéra-
tion des matériaux ethnomusicologiques existant à son époque que de l’attention portée
aux différentes formes de polyphonie19. Certes, les techniques d’enregistrement et les
méthodes d’analyse de l’ethnomusicologie ont radicalement évolué depuis la rédaction
de la Sociologie de la musique. Pourtant, une lecture spécialisée du chapitre consacré

17. Voir en particulier MOLINO, 1975, et la préface (corédigée avec Emmanuel Pedler) à WEBER,
1998.
18. Voir WEBER, 1988a, p. 153.
19. Cet article est illustré par deux documents sonores que le lecteur pourra consulter sur le site
de la Revue, www.revue-de-synthese.eu/2008-2, le cas échéant en cliquant sur les liens hypertextes de
l’édition électronique.

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à la plurivocalité – la Mehrstimmigkeit – montre une convergence étonnante entre la


typologie que Weber en propose (progression d’accords, contrepoint, bourdon, hétéro-
phonie) et les tentatives de synthèse les plus récentes dans le domaine 20. Sans doute,
certains de ses partis pris théoriques, notamment la tendance à orienter l’essentiel de
son analyse selon le point d’aboutissement de l’harmonie tonale, appellent-ils des
réserves. Mais le travail effectué par Weber n’en reste pas moins celui d’un précurseur,
à une époque où même des musiciens aussi innovateurs qu’Anton Webern continuaient
à affirmer le caractère « naturellement fondé » de la musique occidentale par contraste
avec celle des autres peuples21.
Ces relectures ne présentent bien évidemment qu’un bilan provisoire. Elles se situent,
on le voit, entre deux types d’exégèse : d’un côté, une actualisation du programme
wébérien par-delà ses propres conclusions ; de l’autre, une réévaluation, à la lumière
de l’évolution des connaissances (ethno-)musicologiques acquises au cours du siècle
dernier, de la pertinence des conclusions esquissées par le sociologue. Le second fasci-
cule 22, quant à lui, mettra le projet de Weber plus largement à l’épreuve de la musicalité
contemporaine – celle-ci entendue autant au sens des formes et des pratiques de la
musique que des modalités d’accès et de construction des savoirs musicaux et musi-
cologiques caractéristiques du XXe siècle. Cette partie du dossier proposera de réfléchir
sur des thèmes et des objets dans le prolongement logique de son enquête : l’archive
phonographique, l’oralité et la notation, la place du piano et l’évolution de la facture
instrumentale, les médias électroniques et informatiques.

LISTE DES RÉFÉRENCES

ADORNO (Theodor W.), 1962, Einleitung in die Musiksoziologie, Francfort-sur-le-Main, Suhr-


kamp ; Introduction à la sociologie de la musique. Douze conférences théoriques, trad. franç.
Vincent BARRAS et Carlo RUSSI, Genève, Contrechamps, 1994.
AROM (Simha), 1985, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique centrale. Structure
et méthodologie, Paris, Société d’études linguistiques et anthropologiques de France.
AROM (Simha), FERNANDO (Nathalie), FÜRNISS (Suzanne) et al., 2007, « Typologie des techni-
ques polyphoniques », dans NATTIEZ (Jean-Jacques), éd., Musiques. Une encyclopédie pour le
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1109.
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20. Voir, pour les travaux sur les polyphonies africaines, AROM, 1985 ; et pour les essais récents de
typologie, AROM, FERNANDO, FÜRNISS et al. 2007.
21. Voir la conférence du 20 février 1933 dans WEBERN, 1980, en part. p. 47-51.
22. Il s’agit du n° 3, 2008 de la Revue de synthèse dont la publication est prévue en septembre
prochain.

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P. DESPOIX ET N. DONIN : RELIRE UN ESSAI WÉBÉRIEN MÉCONNU 213

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