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Tandis qu’au cours du XXe siècle, les sciences sociales consolidaient leur autonomie
disciplinaire, elles ont cherché à rendre compte de l’art au même titre que d’autres
domaines d’activité humaine. Dans ce mouvement, elles rencontrèrent, au moins
comme sources d’information locales, les champs d’études spécialisés qui, comme la
critique littéraire, l’histoire de l’art ou la musicologie, s’étaient constitués à la marge
des mondes artistiques. Si ces champs spécialisés ne se préoccupaient en général
que très indirectement de la dimension sociale de leurs objets, la sociologie de l’art,
branche parmi les moins assurées de sa discipline, est de son côté rarement parvenue à
conjuguer une investigation du caractère collectif des pratiques artistiques et une prise
en compte de leurs spécificités esthétiques. Ce n’est que plus rarement encore que la
sociologie a su intégrer – comme d’ailleurs les sciences humaines en général – la ques-
tion de l’art à des programmes de recherche sur les sociétés dans leur ensemble.
Parmi les exceptions à ce constat, il convient de s’arrêter au type particulier
d’attention qu’a porté à la sphère artistique l’un des fondateurs de la sociologie alle-
mande et éminent représentant de la Kulturwissenschaft : Max Weber. Certes, le rôle
que ce dernier assigne aux arts peut, à première vue, paraître marginal dans une entre-
prise dont les questionnements s’organisent principalement autour des rapports de
l’économique au social et au religieux. Néanmoins, les arts, définis a priori comme le
domaine propre des formes esthétiques, sont articulés chez Weber dans une tension, un
processus de différenciation et d’autonomisation vis-à-vis de la magie et des pratiques
religieuses, et plus tard du discours scientifique. Les exemples que donne le sociologue
dans ses textes à caractère programmatique font avant tout référence à la musique et à
l’architecture :
1. Der Sinn der « Wertfreiheit » der soziologischen und ökonomischen Wissenschaften (1917),
dans WEBER, 1988b, p. 506 sq. (c’est nous qui traduisons). Les autres textes en forme de programmes
qui abordent la question de l’art sont la « Remarque préliminaire » (1920) et la « Considération intermé-
diaire » (1915) des Essais de sociologie religieuse comparée, voir WEBER, 1986, p. 2 sqq. et 554 sqq.
2. Dès les premiers paragraphes, la « Remarque préliminaire » de 1920 précise cette probléma-
tique en insistant sur le caractère spécifiquement occidental de l’utilisation rationnelle de la croisée
d’ogive et de la voûte gothique en tant que principe de construction fondateur d’un style architecto-
nique englobant sculpture et peinture, voir WEBER, 1986, p. 2 sqq.
3. Voir WEBER, 1921 et 1998 ; ce titre de Fondements rationnels et sociologiques de la musique n’a
pas été choisi par le sociologue.
4. Pour les études sur la musique de 1890 à 1892, voir SIMMEL, 2000 ; sur le traitement de l’art par
le philosophe et sociologue, voir SIMMEL, 2007.
Publié en 1921 de manière posthume par les soins de Marianne Weber et du musi-
cologue Theodor Kroyer, ces difficiles Fondements rationnels et sociologiques de la
musique n’ont en effet pas servi de référence aux réflexions sur la musique menées au
cours du XXe siècle. Le texte n’a pas été reçu par les sociologues – wébériens ou non –,
qui n’y ont généralement vu que des prolégomènes « techniques » à une étude de socio-
logie de l’art non développée. Cela n’a pas plus été le cas chez les musicologues, avant
tout formés à l’analyse des œuvres et peu rompus, à l’époque, aux questions socio-
logiques. Les ethnomusicologues ont, quant à eux, perçu les liens unissant le propos
de Weber aux travaux de l’école de la Vergleichende Musikwissenschaft de Berlin
(Stumpf, Hornbostel, Sachs), sans toutefois s’intéresser au sens nouveau que celui-ci
donnait à l’impulsion comparatiste pour une anthropologie des phénomènes musicaux.
Cette référence aura même plutôt joué en défaveur d’un texte apparemment daté pour
une ethnomusicologie, notamment anglophone et francophone, qui s’est constituée en
rupture explicite avec le comparatisme. Il y a, de surcroît, des raisons extérieures aux
difficultés d’appropriation de l’esquisse wébérienne : au delà de la première édition en
volume séparé, ce texte – que l’on avait visiblement du mal à placer dans « l’œuvre »
– n’a été par la suite réédité qu’en appendice de Wirtschaft und Gesellschaft, et ce
jusqu’à la quatrième édition de 1956, avant de disparaître des éditions ultérieures5.
Faut-il alors s’étonner de ce que, jusque dans les années 1990, la réception de cet
écrit se soit résumée à une petite douzaine de références marquantes ? La première et
la plus saillante fut écrite en dehors de l’Allemagne par le théoricien marxiste russe
de la culture, Anatoly Lunacharsky6. En dépit d’un quasi-monopole d’accès au texte de
Weber, l’impact du côté allemand aura été faible. Certes, Ernst Bloch, le seul des assidus
du salon des Weber à Heidelberg à posséder une solide formation musicale, a directe-
ment assisté à l’élaboration de cet essai ; jamais toutefois il n’en intégra la perspective de
sociologie de la technique dans ses réflexions sur la musique – qui pointent, à l’opposé,
vers une philosophie messianique de l’histoire7. Theodor Adorno, qui connaissait l’étude
de Weber mais restait critique quant à son postulat de suspension du jugement esthé-
tique – conséquence du principe de Wertfreiheit –, semble s’être attaché, dans ses propres
travaux musicologiques, à en contourner le noyau comparatiste. Si l’attention au médium
technique n’est pas absente de ses écrits, son Einleitung in die Musiksoziologie frappe par
l’absence de dialogue avec la méthode wébérienne8. Même Alfred Schütz, qui travailla
dès les années 1920 à expliciter la sociologie de Weber d’un point de vue phénoméno-
logique, ne s’appuie pas directement sur le texte des Fondements rationnels et sociolo-
giques de la musique dans ses essais sur la musique9. Le seul, finalement, à avoir reven-
diqué une inspiration directe de l’esquisse wébérienne, fut le sociologue et musicologue
5. À la seule exception d’une éphémère réédition en format de poche en 1972 ; voir WEBER, 1921,
1925, 1956 et 1972.
6. Voir la révérence critique au travail pionnier de Weber : « À propos de la méthode sociolo-
gique dans la théorie et l’histoire de la musique », paru en russe en mai 1925 dans la revue moscovite
Petchati i revoluzia, trad. all. dans LUNACHARSKY, 1974, p. 32 sqq.
7. Voir « Philosophie de la musique » (1918-1923), dans BLOCH, 1964.
8. Voir ADORNO, 1962.
9. Lorsqu’il arrive à Schütz, dans ses textes sur la musique, de se référer à Weber, ce n’est jamais à
son essai de sociologie de la musique qu’il fait appel ; voir SCHÜTZ, 1964 et 2007.
viennois Kurt Blaukopf, qui proposa au début des années 1950 une approche fondée
sur une « Soziologie der Tonsysteme10 ». Attentif aux questions de médium technique,
Blaukopf dirigera dans les années 1980 la première enquête internationale comparée sur
le rôle du phonographe dans la communication culturelle et musicale.
On s’étonnera moins encore de constater pour cette période une absence complète
de réception du côté français. On aurait pu s’attendre à une lecture critique dès les
années 1930, chez André Schaeffner par exemple, un ethnomusicologue certes formé
à l’école de Mauss, mais puisant aussi largement aux mêmes sources allemandes que
Weber (comme les études de Hornbostel). Bien que son « organologie » ne soit pas
éloignée des préoccupations de la sociologie musicale wébérienne11, son travail ne
renferme pas le moindre indice de la connaissance de ce texte. Qu’en a-t-il été outre-
Atlantique ? Malgré une traduction américaine de l’essai de Weber en 1958, on en
repère également peu d’effets dans la musicologie ou l’ethnomusicologie anglophone
d’après-guerre. Les rares travaux qui ne se contentent pas de le mentionner en biblio-
graphie semblent considérer, à l’instar de Bruno Nettl dans son manuel désormais clas-
sique Study of ethnomusicology, que le texte de Weber ne présente plus qu’un intérêt
principalement historique12. Jusque dans les années 1990, les très rares études qui sont
référées au texte des Fondements rationnels et sociologiques de la musique ne viennent
pas en premier lieu des disciplines musicales, mais de l’anthropologie, de la sociologie
et de l’esthétique13. La publication de la première monographie extensive sur le projet
wébérien changera cet état de fait : il s’agit de la thèse de Christoph Braun, Max Webers
« Musiksoziologie » (1992), travail qui sera le point de départ de nouvelles traductions
(en langue française notamment), du volume correspondant de l’édition critique de la
Max-Weber-Gesamtausgabe, ainsi que d’un renouveau parallèle des études spéciali-
sées que prolonge le présent dossier14.
Quels peuvent être les motifs, après cette longue occultation, de l’actuel regain
d’intérêt pour cette problématique wébérienne ? Ce phénomène participe sans aucun
doute d’une attention renouvelée plus générale pour l’auteur « Weber » dans des
sciences sociales et humaines en deuil du marxisme, intérêt multiforme dont témoi-
gnent la multiplication des traductions en français et en anglais, ainsi que la redé-
couverte du sociologue des religions, de celui du droit, de l’historien de l’économie,
etc. Dans le cas précis de la sociologie de la musique, les développements récents en
anthropologie des sciences et des techniques ont pu jouer un certain rôle dans l’atten-
tion accordée à une approche intégrant la technicité musicienne dans le dispositif de
10. Voir BLAUKOPF, 1951 ; il faut également évoquer les travaux d’Alphons Silbermann, pionnier
des études sur la radio, qui font allusion à la sociologie musicale de Weber sans pour autant se reven-
diquer d’elle ; voir SILBERMANN, 1957.
11. Voir en particulier SCHAEFFNER, 1936.
12. Voir MARTINDALE et RIEDEL, 1958, pour la traduction américaine et NETTL, 1983, p. 184 ; quant
aux traductions japonaise (1967) et italienne (1981), elles ne semblent pas avoir eu d’effet différent.
13. Voir SILBERMANN, 1963 ; BLAUKOPF, 1964 ; LOEWENSTEIN, 1966 ; FREUND, 1966 ; MOLINO, 1975 ;
BOON, 1982 ; FEHÉR, 1987 ; HURARD, 1987.
14. Voir BRAUN, 1992, auquel fait suite une traduction portugaise (1995), puis la traduction fran-
çaise (1998), qui avait d’abord été annoncée une quinzaine d’années auparavant dans la collection
musicale des éditions Bourgois. Voir également la réédition critique du texte : WEBER, 2004.
15. Les éditions Métailié ont publié, outre la traduction de Weber, les travaux de Howard Becker,
de Philippe Urfalino et d’Antoine Hennion, qui est le seul à consacrer quelques pages à Weber ; voir
HENNION, 1993, p. 122-124, 137-138 et 148-151.
16. Colloque international Médium et (re)production technique. Autour de la sociologie
wébérienne de la musique, organisé à l’Ircam en juin 2005 sous la direction de Philippe Despoix et
Nicolas Donin, avec la collaboration du CCEAE (Centre canadien d’études allemandes et européennes)
et du CIERA (Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne). Nous tenons à
remercier ici tous ceux qui ont participé à nos débats et ne sont pas représentés dans ce volume : James
Boon, Christoph Braun, Hugues Dufourt, Antoine Hennion, Denis Laborde, Sophie Maisonneuve,
François Ribac, Bernard Stiegler et Michael Werner. Nos remerciements vont aussi à Guido Goerlitz,
qui a coordonné le colloque, et à Marie-Hélène Benoit-Otis, qui a rassemblé et mis en forme le
dossier.
également à l’œuvre dans la transmission des techniques. C’est ici dans le prolonge-
ment de son propre travail, mené depuis plusieurs décennies, que Molino esquisse les
enjeux d’une réactualisation critique du comparatisme wébérien17.
Emmanuel Pedler, de son côté, revient sur les difficultés propres au texte de la
Musiksoziologie et sur les malentendus dont il continue à faire l’objet à travers sa récente
réception outre-Atlantique. Paradoxalement, ces lectures musicologiques de l’essai, pour-
tant a priori peu gênées par ses subtilités techniques, ont eu tendance à en réduire l’argu-
mentation pour ne voir dans la rationalisation décrite par Weber qu’un simple processus
fonctionnel. C’est ce qui s’est produit dans la polémique sur la division de l’échelle musi-
cale, menée en particulier par Dudley Duncan et Barbara Walters, discussion significative
de la difficulté à saisir la démarche radicalement « historicisante » de Weber. Ce n’est
néanmoins qu’en la reconstruisant et en la replaçant dans son contexte intellectuel qu’il
est possible de remettre en chantier l’approche du sociologue de manière féconde : en
revisitant les processus historiques clés identifiés par lui comme déterminant la spécificité
de la musique occidentale – comme la facture instrumentale et le tempérament égal –,
mais aussi en explorant l’articulation propre de la sphère musicale dans d’autres systèmes
extra-européens que ceux analysés par Weber, afin de différencier son cadre d’analyse.
Que devient la perspective wébérienne quand on aborde des formes artistiques sans
instrumentation technique manifeste ou explicite ? C’est ce qu’Isabelle Kalinowski
explore à partir d’une longue note de Weber sur la danse traditionnelle de l’Inde18. Sa
lecture ouvre une réflexion sur la place spécifique des arts du corps dans l’affirmation
et la transmission des formes du « charisme ». Comme ce sera le cas dans l’organologie
musicale de Schaeffner, le corps, compris ici comme médium technique de la danse,
se voit intégré dans la problématisation sociologique et anthropologique. Le contraste
avec l’étude classique de Curt Sachs, L’Histoire universelle de la danse, dans laquelle
aucun rôle central n’est accordé au rythme corporel, apparaît particulièrement instructif.
En abordant à travers la danse indienne le rapport singulier entre arts du corps et savoir
lettré, ainsi que la spécificité des modes d’apprentissage des arts sacrés et magiques,
on saisit comment la confrontation avec cette aire de civilisation, conjuguée à une
réflexion sur le rôle des femmes, vient infléchir la pensée wébérienne et perturber les
catégories d’un savoir occidental ancré dans la seule « intellectualité ».
Le présent fascicule se clôt sur le commentaire critique d’un ethnomusicologue,
grand spécialiste de l’oralité et des polyphonies africaines : Simha Arom souligne le
caractère pionnier de l’étude wébérienne, tant du point de vue de la prise en considéra-
tion des matériaux ethnomusicologiques existant à son époque que de l’attention portée
aux différentes formes de polyphonie19. Certes, les techniques d’enregistrement et les
méthodes d’analyse de l’ethnomusicologie ont radicalement évolué depuis la rédaction
de la Sociologie de la musique. Pourtant, une lecture spécialisée du chapitre consacré
17. Voir en particulier MOLINO, 1975, et la préface (corédigée avec Emmanuel Pedler) à WEBER,
1998.
18. Voir WEBER, 1988a, p. 153.
19. Cet article est illustré par deux documents sonores que le lecteur pourra consulter sur le site
de la Revue, www.revue-de-synthese.eu/2008-2, le cas échéant en cliquant sur les liens hypertextes de
l’édition électronique.
20. Voir, pour les travaux sur les polyphonies africaines, AROM, 1985 ; et pour les essais récents de
typologie, AROM, FERNANDO, FÜRNISS et al. 2007.
21. Voir la conférence du 20 février 1933 dans WEBERN, 1980, en part. p. 47-51.
22. Il s’agit du n° 3, 2008 de la Revue de synthèse dont la publication est prévue en septembre
prochain.
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