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DESCARTES: UN MONDE SANS FOUS?

DES MÉDITATIONS
MÉTAPHYSIQUES AU TRAITÉ DE L'HOMME
Denis Kambouchner

Presses Universitaires de France | « Dix-septième siècle »

2010/2 n° 247 | pages 213 à 222

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ISSN 0012-4273
ISBN 9782130577188
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Descartes : un monde sans fous ?
Des Méditations Métaphysiques au Traité de l’Homme

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La folie chez Descartes peut sembler un thème historiographiquement saturé.
Quiconque entreprendra d’en traiter trouvera en effet devant soi, avec une cohorte de
commentaires, ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la « querelle de la folie », à savoir
la série d’échanges critiques intervenus entre Jacques Derrida et Michel Foucault à
partir de deux ou trois pages de l’Histoire de la folie à l’âge classique1. L’étrange est
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toutefois que, par rapport à la question générale du statut cartésien de la folie, l’objet
textuel certes inaugural, mais limité que s’étaient donné les deux auteurs – quelques
lignes de la Première Méditation – ait plutôt fait écran que servi de vecteur. Tout en
déférant à la nécessité de statuer toujours plus précisément sur le propos exact de la
Première Méditation et sur sa portée2, la présente étude entend élargir à cet égard le
domaine de l’enquête.

Chacun se souvient du grand partage interprétatif auquel ont donné les quel-
ques lignes désignées par Foucault. Que se passe-t-il en effet quand le sujet de cette
Méditation, entreprenant de douter de tout ce qui lui est présenté par les sens, se
récrie (ce que nous appellerons la phase 1) que, s’agissant des apparences les plus
immédiates et les plus confirmées, ce doute est impossible, sauf de sa part à se
comparer

à ces insensés [nescio quibus insanis, à je ne sais quels fous], de qui le cerveau est tel-
lement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment
qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre,
lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre

– et ce, tout comme dans une nouvelle de Cervantès ? Que se passe-t-il encore
quand ce même sujet se reprend (phase 2) :

1.  Paris, Plon, 1961 : voir p. 54-57 (2e éd., Gallimard, 1972, p. 56-59). Voir, de J. Derrida, Cogito
et histoire de la folie (conférence prononcée au Collège de philosophie en 1963 et publiée dans la Revue
de Métaphysique et de Morale, 1964-3 et 4, reprise dans L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967,
p. 51-97.
2.  Nous nous autoriserons à ce titre à synthétiser quelques résultats antérieurement exposés dans Les
Méditations Métaphysiques de Descartes, I, Paris, puf, 2005, § 23 et 32.
XVIIe siècle, n° 247, 62e année, n° 2-2010
214 Denis Kambouchner

Toutefois, j’ai ici à considérer que je suis homme, et que par conséquent j’ai coutume
de dormir, et de me représenter [d’éprouver, pati] en songe les mêmes choses, ou quel-
quefois de moins vraisemblables, que ces insensés [isti, ceux-là] lorsqu’ils veillent… ?

Doit-on dire qu’une certaine folie, ou même la folie en général, à quoi la fin du
xvie siècle reconnaissait encore une sorte de droit de cité, se trouve désormais rejetée
en dehors et au plus loin de l’espace, ou de l’enceinte, dans laquelle une pensée vigi-
lante peut chercher à s’installer et à se communiquer – et ce, par la seule opération
d’une phrase telle que celle-ci (sur quoi se clôt la phase 1) :

Mais quoi, ce sont des fous [sed amentes sunt isti], et je ne serais pas moins extrava-

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gant [et je ne paraîtrais pas moins privé de sens moi-même, nec minus ipse demens vide-
rer], si je me réglais sur leurs exemples [si quod ab iis exemplum ad me transferrem] ?

Ou au contraire, doit-on soutenir qu’avec le doute radical et jusque dans le Cogito,


une certaine extravagance se trouve assumée, et une certaine inquiétude de l’esprit
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portée à son comble – et ce, déjà, avec le fait qu’en rêvant toutes les nuits, nous fai-
sons et éprouvons « la même chose que ces insensés, lorsqu’ils veillent » ?
La première thèse était celle de Foucault dans son ouvrage de 1961, la seconde
celle de Derrida dans sa conférence de 1963 : tandis que le Descartes de Foucault
met d’emblée la folie à distance de sa propre entreprise, celui de Derrida assume une
certaine proximité, ou même une certaine coïncidence, entre le doute métaphysique
et une forme suprême d’« extravagance ».
Nous ne pourrons ici revenir en détail ni sur les développements de la querelle
(avec la réponse détaillée et de tonalité assez rude que Foucault adresse à Derrida
dans sa postface à la 2e édition de l’Histoire de la folie, 1972), ni sur les enjeux les
plus généraux et pour ainsi dire transcendantaux de la discussion. Alors que Foucault
réinsérait l’opération cartésienne à l’intérieur d’une événementialité historique dont
elle porte témoignage mais qui la déborde, Derrida concevait l’opération philoso-
phique de Descartes, avec ce qu’elle comporte de radical, comme débordant acti-
vement et par le haut toute structure, toute forme, toute détermination historique
aisément reconnaissable. C’est du reste sur le rapport à concevoir entre la pensée
philosophique et les structures historiques que la discussion se fera la plus acide, avec
notamment de sévères formules de Foucault dans sa réponse de 1972 : Derrida, en
refusant de rapporter la décision cartésienne à une structure historique qui la trans-
cende, perpétue à la fois, écrira Foucault, une « bien vieille tradition » et une « petite
pédagogie » très française, qui toutes deux réservent au discours philosophique une
« souveraineté sans limites »3, font comme si le philosophe était l’unique producteur
de ses propres énoncés, et soustraient ainsi a priori son discours à toute forme de naï-
veté. « Comment – écrivait Foucault dans une première version de sa réponse – une
philosophie si préoccupée de demeurer dans l’intériorité de la philosophie pourrait-
elle reconnaître cet événement extérieur, cet événement limite, ce partage premier par
lequel la résolution d’être philosophe et d’atteindre à la vérité exclut la folie ? »4

3.  « Mon corps, ce papier, ce feu », in Histoire de la folie, 2e éd., Gallimard, 1972, p. 583-603 ; repris
dans Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1994, no 102 ; rééd., coll. Quarto, p. 1113-1136 ; ici p. 1135.
4.  « Réponse à Derrida », in Paideia no 11 ; cf. Dits et Écrits, no 104 ; coll. Quarto, p. 1163.
Descartes : un monde sans fous ? 215

Ce célèbre échange nous laisse ainsi en héritage un très grand nombre de questions,
trop massives ou trop subtiles pour être ici reprises. Quant au texte même de Descartes,
peu après la réponse de Foucault à Derrida, Jean-Marie Beyssade s’était attaché dans
une étude restée classique à en relever tous les éléments significatifs, et à déterminer
de quelle manière chacun des deux auteurs en avait tenu compte5. Sur ce chapitre, il
semblera donc que l’on puisse se borner aux brèves remarques qui suivent :

1) Si le texte cartésien a pu prêter à des interprétations aussi divergentes, c’est que
le mode sur lequel il fait référence à la folie n’admet aucune définition simple.
Un fait textuel que Derrida a fortement marqué et que Foucault n’a pu dénier est
d’abord l’existence dans ce texte d’une certaine structure d’opposition d’une phase

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ou d’une phase à l’autre. Il faudrait dire ici, comme s’y était risqué Derrida, « d’un
alinéa à l’autre » si le texte latin des Méditations, publié en 1641, était passé à la ligne
comme le fait le texte français de 16476. Mais, passage à la ligne ou non, l’opposition
est bien marquée entre la phase 1 et la phase 2. En (1), celui qui commence à méditer
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s’exclame : « je ne vais tout de même pas douter de tout ceci, qui est si clair ! il faudrait
pour cela que je sois fou ! ». En (2), il reprend : « tout de même, je dois tenir compte
du fait que toutes les nuits je rêve de choses plus folles que celles que les fous affirment
à l’état de veille ». Il y a donc, entre (1) et (2), une sorte de changement de position
ou de disposition, à la fois par rapport au doute sur l’évidence sensible et par rapport
à la folie. La question est de savoir quelle portée attribuer à un tel changement. Si le
« mais quoi, ce sont des fous ! » constituait, en (1), un geste puissamment réjectif,
creusant entre le sujet méditant et le fou une très grande distance anthropologique,
le nouveau départ : (« toutefois, j’ai à considérer… », praeclare sane, tanquam non
sim…) signifiera-t-il un retour et une annulation de cette même distance ?

2) Il faut en convenir, le texte de Descartes se fait ici des plus elliptiques, et admettra
de ce fait même deux interprétations différentes, distinguées en 1974 par un interprète
des plus autorisés, Ferdinand Alquié, dans une brève note restée longtemps inédite7.
L’ambiguïté signalée par Alquié s’articule à la distinction possible entre deux for-
mes de folie. De deux choses l’une, écrivait-il : ou bien les fous dont il s’agit sont des
hallucinés, sujets à de pures visions qui s’imposent absolument à eux ; ou ce sont
des délirants, s’appliquant à nier certaines données que pourtant ils perçoivent (leur
nudité, leur pauvreté, etc.). Or, selon que l’on songera aux uns ou aux autres, le sens
de la comparaison s’inversera. S’il y a quelqu’un à comparer à l’halluciné, ce sera
l’homme du commun, qui dans sa naïveté se laisse prendre au piège métaphysique
des apparences sensibles. Et au contraire, il faudra rapprocher du délirant, c’est-à-
dire du fou qui nie son propre vécu, le philosophe lui-même, en tant qu’il s’obstine à
remettre en doute les choses que les autres hommes jugent les mieux connues.

5.  J.-M.  Beyssade, « “Mais quoi ! ce sont des fous” : Sur un passage controversé de la Première
Méditation », Revue de Métaphysique et de Morale, 1973-3, p. 273-294 ; repris dans Descartes au fil de
l’ordre, Paris, puf, 2002, p. 13-48.
6. Le texte latin se présente sans passage à la ligne jusque vers la fin de la Cinquième Méditation,
et c’est là une chose que Foucault reproche malignement à Derrida d’avoir ignorée. Voir M. Beyssade,
« Les alinéas dans la traduction des Méditations de Descartes », in Moutaux (J.) et al., éd., Traduire les
philosophes, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 21-29. 
7.  « Le philosophe et le fou », in J.-R.  Armogathe et G.  Belgioioso éd., Descartes metafisico :
Interpretazioni del Novecento, Rome, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, 1994, p. 107-116.
216 Denis Kambouchner

Alquié considérait qu’entre ces deux figures de la folie, une seule devait se retrou-
ver dans le présent texte, et donner la clé de son interprétation pertinente. Aussi choi-
sissait-il la seconde, avec l’idée que s’il y a un sens pour le philosophe à se comparer
au fou, ce ne peut être qu’à des fous qui aiment à raisonner. « Nul – écrivait-il – ne
deviendrait philosophe s’il n’était d’abord un peu fou, j’entends s’il n’était conduit,
par quelque sentiment d’irréalité éprouvé devant les choses, à se poser des questions
que les gens raisonnables ne se posent pas »8. Ainsi, au lieu de rejeter la folie, la phi-
losophie cartésienne serait celle qui « la surmonte et la guérit, et cela du dedans » ; ce
qui revenait à donner largement raison à Derrida, en dépit du fait que Derrida avait
manqué à bien saisir et à bien définir le type de folie ici impliqué.

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3) Entre autres mérites, la note d’Alquié avait celui de citer d’autres évocations
cartésiennes de la folie, notamment tirées des Regulae ad directionem ingenii et de la
Dioptrique9. Il n’est pourtant pas certain que les formules citées autorisent à retrou-
ver chez Descartes une distinction nette entre deux formes de folie, l’une tenant à
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un pur dérèglement de l’imagination, c’est-à-dire du cerveau, l’autre à une sorte de


maladie de l’esprit ou du jugement. En aucune d’elles, il n’apparaît qu’un esprit sujet
à des imaginations désordonnées (turbata phantasmata, dit la Règle XII) soit libre d’en
juger ainsi ou autrement ; et à l’inverse, pour affirmer sincèrement quelque chose de
tout à fait contraire au donné perceptif le plus immédiat, il faut bien – toujours –
qu’on soit affecté d’une imagination contraire à ce donné.
Pour des raisons à préciser, la distinction des deux formes de folie, peut-être légi-
time dans une nosographie plus moderne, est destinée, en contexte cartésien, à rester
problématique. Et de fait, si la Première Méditation elle-même désigne les fous par
trois termes différents (insani, amentes, demens), il n’apparaît pas qu’elle veuille dis-
tinguer ainsi entre trois sortes de folie. En revanche, dans la mesure où la folie chez
Descartes comporte toujours à la fois un aspect physique (avec le dérèglement des
humeurs et des mouvements du cerveau) et un aspect intellectuel (avec le dérègle-
ment du jugement et du discours), le fait est qu’on pourra toujours mettre l’accent
plutôt sur l’un ou plutôt sur l’autre de ces deux aspects. Et c’est bien cette alternance
des points de vue qui semble caractériser le texte de la Première Méditation : la folie
dont il est question en (1) se définit d’abord par la négation des apparences sensibles
les plus absolument confirmées (ou par l’affirmation de choses contraires à ces appa-
rences) ; en revanche, la folie dont il est question en (2), celle que le rêve surpasse, se
définit par la simple soumission à des perceptions de type hallucinatoire.

4) Ce que les distinctions proposées par Alquié aideront à concevoir, c’est donc
plutôt que, d’un moment du texte cartésien à l’autre, la référence à la folie change
de sens : dans la phase  1, elle correspond à l’évocation d’une « extravagance » du
doute (« je serais fou, si je doutais ») ; dans la phase 2, il ne s’agit plus de la folie de
douter, mais d’une possible folie ordinaire, à savoir de la possibilité hyperbolique,
métaphysique, que l’évidence sensible tout entière ne soit qu’hallucination.

8.  Op. cit., p. 115.


9. Cf. Regulae ad directionem ingenii, XII, éd. Adam-Tannery (at), t. X, p. 423, sur l’imagination
malade (laesa) des mélancoliques ; Dioptrique VI, at VI, 141, sur les frénétiques et les dormeurs qui
voient ou pensent voir ce qu’ils n’ont pas devant les yeux.
Descartes : un monde sans fous ? 217

Chacun de ces deux sens ou usages de la référence à la folie a son précédent dans
les textes cartésiens, l’un dans le Discours de la Méthode, cité ci-après, l’autre dans
La Recherche de la Vérité10. Le texte de la Première Méditation réunit en lui-même les
deux usages, et les coordonne en quelque sorte, d’une manière certes elliptique mais
pleinement intelligible, qu’on peut résumer comme suit :
(1) Il peut sembler qu’il y ait de l’extravagance à douter de certaines évidences
sensibles ;
(2) toutefois, il appartient au philosophe de s’inquiéter de la possibilité, au cœur même
de ces évidences, d’une illusion d’espèce hallucinatoire.

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Sans doute le Discours mettait-il en scène ce même mouvement intellectuel, sous les
espèces d’un remarquable balancement entre être extravagant et être déraisonnable :

Encore qu’on ait une assurance morale de ces choses, qui est telle, qu’il semble qu’à
moins que d’être extravagant, on n’en peut douter, toutefois aussi, à moins que d’être dérai-
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sonnable, lorsqu’il est question d’une certitude métaphysique, on ne peut nier que ce ne
soit assez de sujet, pour n’en être pas entièrement assuré, que d’avoir pris garde qu’on
peut, en même façon, s’imaginer, étant endormi…11

Mais cette formulation synthétique à l’extrême manque à présenter un renverse-


ment vécu dans la perception de ce qui doit être tenu pour raisonnable – celui pré-
cisément qu’accomplit la Première Méditation en marquant, en l’espace de quelques
lignes, que le raisonnable n’est pas là où on l’imagine d’abord, et que le doute le plus
radical a pour lui un plein droit.

De telles observations suffiront-elles à produire une espèce d’arbitrage dans la que-


relle qui nous sert ici de départ ? Si c’est le cas, cet arbitrage semblera donner raison à
Foucault plutôt qu’à Derrida. En effet, s’il apparaît que toute évidence sensible peut
avoir un caractère hallucinatoire, et donc qu’il est philosophiquement déraisonnable
de se contenter de la foi commune dans le témoignage des sens, alors, pour finir, le
fou ne sera pas du tout le philosophe, mais l’homme ordinaire, celui qui n’imagine
pas qu’il puisse être en train de rêver. Dans cette mesure, il n’est pas vrai que le sujet de
cette Méditation ait d’abord craint de se comparer à un fou, pour ensuite accepter
cette comparaison : il aura plutôt détourné l’imputation d’extravagance de lui-même
vers l’homme ordinaire, qui n’accepte pas le doute. Et ainsi, comme Foucault l’a fait
valoir très fortement, ce sujet méditant sera resté constamment maître de lui-même.
On pécherait néanmoins par précipitation en tenant ainsi la question pour entiè-
rement tranchée. Si, selon Derrida, une espèce de folie continue, au moins jusqu’au

10.  (Eudoxe) : « Puisqu’il ne suffit pas de vous dire que les sens nous trompent en certaines occa-
sions, où vous l’apercevez, pour vous faire craindre qu’ils ne le fassent aussi en d’autres, sans que vous le
puissiez reconnaître, je veux passer outre, pour savoir si vous n’avez jamais vu de ces mélancoliques, qui
pensent être cruches ou bien avoir quelque partie du corps d’une grandeur énorme ; ils jureront qu’ils le
voient et qu’ils le touchent ainsi qu’ils l’imaginent. Il est vrai que ce serait offenser un honnête homme
que de lui dire qu’il ne peut avoir plus de raison qu’eux pour assurer sa créance, puisqu’il s’en rapporte,
comme eux, à ce que les sens et son imagination lui représentent. Mais vous ne sauriez trouver mauvais
que je vous demande si vous n’êtes pas sujet au sommeil… » : at X, 511.
11.  at VI, 37, 30-38, 7 ; n.s.
218 Denis Kambouchner

Cogito, à hanter le texte cartésien, ce ne sera pas la folie de ceux qu’on enferme, mais
une folie plus secrète et intrinsèquement plus philosophique. Cette folie-là, qui se
confond avec la capacité et avec le sentiment de s’aventurer dans l’inouï et dans le
jamais-pensé, sans doute Derrida l’évoque-t-il avec des accents un peu trop roman-
tiques, notamment par rapport à l’entreprise cartésienne. Il est exagéré de parler de
l’argument du rêve comme d’une « exaspération hyperbolique de l’hypothèse de la
folie » ; d’évoquer, à propos de l’« hypothèse du malin génie » (indûment confondu
avec le Dieu trompeur), la « possibilité d’un affolement total » ; ou de parler, à propos
du Cogito, d’un « excès inouï et singulier, d’un excès vers le non-déterminé, vers le
Rien ou l’Infini »12. Le coefficient de dramatisation propre à ce début des Méditations
ne va jamais jusque-là. Mais il y a bien dans les Méditations une forme d’« extrava-

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gance » assumée, dont Descartes a été si conscient qu’il joue avec sa représentation.
Et ce jeu est un jeu raffiné, qui en tant que tel exclut les simples actes de réjection, du
type : « Mais quoi, ce sont des fous ! ». « Mais quoi, ce sont des fous [sed amentes sunt
isti] » : ce sont bien des mots des Méditations, mais non des mots de philosophe, ni
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les mots propres de Descartes. Il faut seulement convenir que dans ce jeu même, l’ob-
jet « folie » perd tout statut assuré. Plutôt que d’insister, comme Derrida, sur le fait
que la folie n’est pas le thème de Descartes13, il faudrait dire qu’elle est sans doute pour
lui un thème, mais non pas un objet ; elle n’est pas l’objet, ici du moins, d’un véritable
intérêt, souci ou attention. Et par là, c’est plutôt Foucault qui paraîtra avoir raison :
si la folie n’est pas un objet cartésien, n’est-ce pas que nous assistons au déploiement
d’une pensée qui bénéficie ou croit bénéficier d’une nouvelle sécurité ?
Outre l’aspect intrinsèquement changeant du texte cartésien, les complications qui
obligent ici à aller et venir entre les deux positions interprétatives sont de plusieurs
sortes : le fait que ces positions sont en réalité plus de deux, avec un Foucault qui,
en 1972, a relu Descartes de près et s’exprime avec une nouvelle rigueur ; la proxi-
mité entre deux auteurs (Foucault et Derrida) nourris d’une culture largement iden-
tique et qui, au bout du compte, sembleront ici prendre position en miroir l’un de
l’autre, avec des inversions de signes plus difficiles à saisir qu’il n’y paraît en premier
lieu ; enfin le fait qu’avec une subtilité et une énergie vraiment ­inédites, on demande
– Derrida comme Foucault – à ces quelques lignes de la Première Méditation de por-
ter un sens philosophique trop lourd pour elles, ou si l’on veut un trop grand poids
de décision ou de symptôme.
C’est pourquoi, en définitive, il reste à sortir de ce texte en direction d’une appré-
ciation plus synthétique de la relation de Descartes à la folie.

II

Dans la relation de Descartes à la folie, ce qui frappe est d’abord la discrétion. La


folie n’est pas seulement dans les Méditations un non-objet et un thème insulaire :
elle n’est jamais un objet pour Descartes, et n’a jamais été chez lui un thème que très

12.  Op. cit., p. 87.


13.  « Descartes, au fond, ne parle jamais de la folie elle-même dans ce texte. Elle n’est pas son
thème. Il la traite comme un index pour une question de droit et de valeur épistémologique » : op. cit.,
p. 79, note 1.
Descartes : un monde sans fous ? 219

rarement. Le contraste est caractérisé, non seulement avec un Robert Burton avec qui
n’existe aucune relation directe, mais avec le corpus montanien, où – en dépit d’un
nombre limité d’occurrences des mots : fol, folie, insensé, etc., l’on peut parler d’une
très forte insistance du thème de la folie dans la réflexion anthropologique.
Soit un abrégé de la topique montanienne de la déraison : il y a pour Montaigne14,
on le sait, une folie ordinaire de l’esprit humain. Non seulement « l’homme est bien
insensé, <qui> ne saurait forger un ciron, et forge des dieux à la douzaine »15 ; mais
de manière générale, c’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance16, et de
vouloir juger d’un trait de choses qui ont de très nombreux visages17 ; aussi, « l’hu-
maine science ne se peut maintenir que par raison déraisonnable, folle et forcenée »18.
On sait que « notre veillée est plus endormie que le dormir ; notre sagesse, moins

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sage que la folie »19 ; et que « tout ce que nous entreprenons sans <l’>assistance <de
Dieu>, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grâce, ce n’est que vanité et
folie »20. Parmi ces fous que sont les hommes, au moins pour une partie de leur vie
(puisque « notre vie est partie en folie, partie en prudence »21), certains le sont tout
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particulièrement, à proportion soit de leur agitation, soit de leur présomption, sou-


vent des deux à la fois, étant admis que « l’impression de la certitude est un certain
témoignage de folie et d’incertitude extrême »22. Mais la folie guette le philosophe
lui-même de diverses façons : soit que son âme se trouve « troublée, renversée et
perdue » par l’agitation trop véhémente et la forte passion induite par quelque occa-
sion23 ; soit qu’il s’intéresse trop à la folie, comme Gallus Vibius (empereur romain
du iiie siècle) qui « banda si bien son âme à comprendre l’essence et les mouvements
de la folie, qu’il emporta son jugement hors de son siège »24 ; soit encore que, par
tempérament, il échappe à son propre contrôle : « aussi dit Aristote qu’aucune âme
excellente n’est exempte de mélange de folie »25. Mais c’est aussi qu’à l’égard de la
folie du monde, une plus grande folie rejoint une plus grande sagesse et récipro-
quement : « De quoi se fait la plus subtile folie, que de la plus subtile sagesse ? »26
Moyennant quoi Montaigne lui-même fait le fou : « Il faut avoir un peu de folie qui
ne veut avoir plus de sottise, disent et les préceptes de nos maîtres et encore plus leurs
exemples »27. De fait, « sans l’avertissement d’autrui, je vois assez ce peu que tout ceci
vaut et pèse, et la folie de mon dessein »28. Mais « si je fais le fol, c’est à mes dépens
et sans l’intérêt de personne »29.

14.  Nous citons les Essais dans l’édition Villey-Saulnier, rééd. Paris, puf, 1999, tout en adoptant
l’orthographe moderne.
15.  II, 12, p. 530.
16.  I, 27, p. 178.
17.  II, 32, p. 726.
18.  II, 12, p. 592.
19.  II, 12, p. 568.
20.  II, 12, p. 553.
21.  III, 5, p. 888.
22.  II, 12, p. 541.
23.  Ibid., p. 551.
24.  I, 21, p. 98.
25.  II, 2, p. 347.
26.  II, 12, p. 492.
27.  III, 9, p. 995.
28.  II, 17, p. 653.
29.  II, 6, p. 377.
220 Denis Kambouchner

Tout ceci, qui pourrait se prolonger, vaut simple rappel du langage d’un auteur
qui a sa place marquée30 dans l’histoire dont il est ici question, et à qui Charron, cité
par Foucault31, aura en la matière presque tout emprunté, sauf l’ironie. Comment
expliquer qu’à un demi-siècle de distance, chez le grand lecteur de Montaigne et de
Charron que Descartes a commencé par être32, tous ces thèmes se soient pratique-
ment effacés ?
Sans doute faudra-t-il prendre en compte, plus largement que Foucault ne l’avait
fait, le changement d’époque mis en relief depuis par M. Fumaroli33, avec la guerre
que non seulement des auteurs, mais des autorités du début du xviie siècle avaient
engagée contre la maladie de l’âme, tristesse ou mélancolie34. À quoi s’ajoute sans
doute aussi un clivage de genre : d’un point de vue rhétorique, rien de plus sur-

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déterminé que l’évocation montanienne de la folie avec ses diverses figures, où se
retrouvent tout à la fois les accents de l’Ecclésiaste, ceux de saint Paul, ceux de Platon
sur le naturel philosophe, ceux des stoïciens sur la déraison des hommes vulgaires, et
la méthode pyrrhonienne d’accumulation des faits rares et témoignages de l’extrava-
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gance humaine, témoignages destinés à rabattre les présomptions, y compris de qui


les rapporte. À l’époque de Descartes, cette rhétorique est loin d’être épuisée ; mais
avec sa dimension traditionnelle et surdéterminée, elle ne peut intéresser ou retenir
que modérément un esprit qui entreprend de philosopher à neuf et dans la plus
grande économie.
À tout prendre, pourtant, l’essentiel n’est pas là : il est plutôt dans le rôle qui dans
les manifestations de folie reviendra pour Descartes au corps, « auquel seul on doit
attribuer », dit fortement le Traité des Passions, « tout ce qui peut être remarqué en
nous qui répugne à notre raison »35. Sous des formes sans doute variées, le dérègle-
ment des humeurs fait tout. Et si l’on cherche bien, on trouvera aux délires et hal-
lucinations en tous genres une autre explication cartésienne que l’obnubilation du
cerveau par les « noires vapeurs de la bile ». Celle-ci se trouve tout à la fin du Traité
de l’Homme de  1633, après explication de la manière dont le cerveau se dessèche
pendant la veille et s’irrigue ou nourrit pendant le sommeil. Descartes écrit :

Je ne m’attarderai pas à vous dire “quelles choses, dans le régime, favorisent ou


empêchent le sommeil” ; ni comment par l’excès de veille, son cerveau [sc. : le cerveau
de la machine ici décrite, faite à l’imitation de l’homme] se peut affaiblir, et par l’excès du
sommeil s’appesantir, et ainsi devenir semblable à celui d’un homme insensé, ou d’un

30.  À preuve encore récemment B. Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, Paris, puf, 2007.
31.  « Il est aisé à voir combien l’esprit humain est téméraire et dangereux, même s’il est vif et vigou-
reux (…). C’est miracle de trouver un grand et vif esprit bien réglé et modéré (…). La sagesse et la folie
sont fort voisines. Il n’y a qu’un demi-tour de l’une à l’autre… » : De la Sagesse (1601), I, XIV, 15. Voir
Histoire de la folie, 2e éd., p. 45-46.
32.  Nous nous permettons de renvoyer à notre étude : « Descartes et Charron : prud’homie, géné-
rosité, charité », in Corpus no 55, 2009, p. 193-208 ; et à l’annotation du Discours de la Méthode, in
Descartes, Œuvres complètes, vol. III, Paris, Gallimard, 2009, notamment p. 613 sq.
33.  « La mélancolie et ses remèdes », in La Diplomatie de l’esprit, Paris, Hermann, 1994.
34.  « Industries pour remédier aux maladies de l’âme » est par exemple le titre d’un mandement
que le général des Jésuites, Aquaviva, adressa en 1604 à l’ensemble des membres de la Compagnie : cf.
M. Fumaroli, op. cit., p. 419.
35.  Les Passions de l’âme, art. 47, at XI, 365.
Descartes : un monde sans fous ? 221

stupide ; ni une infinité d’autres telles choses : d’autant qu’elles me semblent pouvoir
toutes assez facilement être déduites de celles que j’ai expliquées.36

De l’excès de sommeil à la stupidité, la conséquence apparaît intuitive ; de l’excès


de veille à la déraison, elle l’est un peu moins37. Il n’y a pas d’apparence que Descartes
soit jamais revenu sur ce point – sorte de point de fuite d’un traité où l’humeur triste
a bien été évoquée parmi d’autres (joyeuse, colérique, aimable38), mais non le dérè-
glement de l’esprit ou de la conduite, en tant que tel.
Louis de la Forge, dans ses commentaires de 166439, ne s’étendra pas sur ce point,
que l’on peut toutefois sommairement expliquer comme suit : une pensée ou une
imagination réglée demande que les esprits animaux, « parties les plus subtiles du

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sang », entrent dans le cerveau en abondance et trouvent sa « substance » –  dont
ils traversent les pores – à la fois souple et tendue. Mais trop de veille dessèche cette
substance, et donc élargit les pores du cerveau. Les mêmes esprits animaux ont donc
tout d’un coup trop de place, et pour ainsi dire (car, souligne Descartes, « ce que je
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nomme ici esprits ne sont que des corps ») ne savent plus précisément où ils vont, ce
mouvement incohérent réveillant dans l’âme quantité d’imaginations que des pores
plus resserrés lui auraient épargnée.
Placé comme il l’est à la fin du traité, ce passage vaut indication de la cause phy-
siologique la plus générale des phénomènes de déraison. Outre cependant que le
« tempérament des esprits », déterminé par le fonctionnement du cœur et des autres
organes, doit également avoir son rôle dans la diversification de ces phénomènes,
l’âme et ses pensées ne sont certes pas ici sans action. L’excès de veille lui-même peut
avoir des causes variées, mais il est favorisé par des pensées propres à engendrer non
seulement dans l’esprit mais dans le corps une forme de fièvre ou d’exaltation. La
Règle  IV évoquait « ces recherches désordonnées et ces méditations obscures qui »
« troublent la lumière naturelle et aveuglent l’esprit »40 : il est certain que, pour le
régime à garder, il y a de bonnes et de mauvaises pensées (ou manières de pen-
ser) ; et sans doute des méditations métaphysiques trop assidues, telles que Descartes
les déconseillera à Élisabeth, font-elles partie de ces pensées dangereuses. Comme
il existe un engrenage de la tristesse (entre les pensées et les états physiologiques)
contrastant avec un entretien de la joie, il existe sans doute un engrenage de l’insom-
nie, qui multipliera les fantômes.
Cependant, un tel engrenage apparaît assez facile à éviter : il y suffira d’un régime
intellectuel et physique élémentaire. Et dans cette assignation corporelle de la folie,
l’idée d’une folie ordinaire des hommes est destinée à perdre beaucoup de son sens.
« Notre vie, dit Montaigne, est partie en folie, partie en prudence »41 : Descartes
admettra qu’elle peut virer à la folie, mais il tendra à majorer la part de la prudence,

36.  at XI, 200.


37. C’est toutefois une antique sentence que multa cogitatio et tristitia faciunt accidere melancoliam :
Rufus d’Éphèse, cité par Rhazès, cité par R. Klibansky, E Panofsky et F. Saxl, Saturne et la mélancolie,
trad. fr. Paris, Gallimard, 1989, p. 101.
38.  Ibid., p. 167.
39.  Voir L’Homme de René Descartes, éd. de Th. Gontier, Paris, Fayard, 1999, p. 382.
40.  at X, 371.
41.  Essais, p. 888.
222 Denis Kambouchner

au moins en temps ordinaire, c’est-à-dire en dehors des grands renversements et cala-


mités publiques. Ce sont encore les Passions de l’âme qui le disent (art. 49) :

<La plupart> des hommes ont des jugements déterminés, suivant lesquels ils règlent
une partie de leurs actions. Et, bien que souvent ces jugements soient faux, et même
fondés sur quelques passions par lesquelles la volonté s’est auparavant laissé vaincre
ou séduire, toutefois, à cause qu’elle continue de les suivre lorsque la passion qui les a
causés est absente, on les peut considérer comme ses propres armes, et penser que les
âmes sont plus fortes ou plus faibles à raison qu’elles peuvent plus ou moins suivre ces
jugements, et résister aux passions présentes qui leur sont contraires.

Est-ce à dire qu’il n’y ait dans les hommes, à titre ordinaire, aucune extravagance

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à dénoncer ? Ne serait-ce que, comme dit une grande et célèbre lettre (à Chanut,
1er févr. 1647), « l’extravagance de souhaiter d’être dieux »42 ? Dans des âmes aux-
quelles est donnée une volonté qui, selon la Quatrième Méditation, « n’a point de
bornes »43, cette extravagance-là restera sans doute une tentation native. En même
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temps, l’ordre et le système de contraintes propres à la société humaine empêchent


généralement qu’une telle extravagance se donne libre cours. Si nous ne devions trou-
ver l’usage de la raison qu’en nous-mêmes, sans doute constituerait-il une conquête
toujours fragile ; mais comme « les lois communes de la société tendent toutes à se
faire du bien les unes aux autres, ou du moins à ne point se faire de mal »44, il y a
comme une substantialité objective de la raison pratique, incarnée dans la vie sociale,
autrement dit une action régulatrice de la société sur les humeurs de ses membres.
De quel traitement sera donc susceptible l’homme dont le cerveau est déréglé ? Le
philosophe n’en a rien dit. Du moins la limite entre raison et folie est-elle toujours
extrêmement sensible, comme une notion commune que toute la philosophie pourra
aider à approfondir.

Denis Kambouchner
Université Paris I
Centre d’Histoire des Systèmes de Pensée Modernes

42.  at IV, 608.


43.  at VII, 56 ; IX, 45.
44.  À Élisabeth, janvier 1646, at IV, 357.

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