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LA SOCIÉTÉ DU MALAISE

Une présentation pour un dialogue entre clinique et sociologie

Alain Ehrenberg

Editions GREUPP | « Adolescence »

2011/3 n° 77 | pages 553 à 570


ISSN 0751-7696
ISBN 9782847951998
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https://www.cairn.inforevue-adolescence-2011-3-page-553.htm
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LA SOCIÉTÉ DU MALAISE1
Une présentation pour un dialogue entre clinique et sociologie

ALAIN EHRENBERG

« Quand on demande […] à quelles conditions un psychanalyste


peut s’autoriser à traiter des faits sociaux ou esthétiques – question qui ne
concerne pas les seuls psychanalystes –, est-on aussi éloigné qu’on le
croit du souci de déterminer, selon des critères précis, les cas qui seraient
ou non justiciables d’un traitement psychanalytique – question qui, elle,
relèverait de la seule compétence des psychanalystes ? Il s’agit bien dans
les deux circonstances de fixer des limites au champ psychanalytique, de
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décider de ce qui, par nature, lui échappe. » Pontalis, 1974, p. 5.

Le « malaise dans la société » est moins un point de départ de


l’analyse sociologique dont le sociologue aurait à explorer les causes,
qu’un problème à élaborer et à clarifier. Le point de départ vient de la vie
sociale elle-même : ce sont les questions soulevées depuis une vingtaine
d’années par les professionnels – psychologues, travailleurs sociaux,
psychiatres, infirmiers, etc. – confrontés à des populations chez lesquelles
problèmes sociaux de pauvreté, d’inégalités, d’injustice d’une part, et
problèmes psychologiques et psychopathologiques d’autre part, sont
intriqués. Face à ce qu’ils considèrent comme une nouvelle manière de
souffrir résultant des transformations du travail, de l’emploi, de la famille,

1. Ehrenberg A. (2010). La Société du malaise. Paris : Odile Jacob.


Communication au colloque « L’adolescent face à la “ société du malaise ” » organisé
par la revue Adolescence, le 3 février 2011 à la Sorbonne, Paris.

Adolescence, 2011, 29, 3, 553-570.


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etc., ils se demandent dans quelle mesure nous assistons à un déclin de la


vie en commun, qui serait la cause de nouveaux symptômes et des
transformations des personnalités. Dans les discours sur la souffrance
psychique et la santé mentale, la référence à la vie sociale, aux
transformations institutionnelles et normatives est permanente :
demandes, symptômes et personnalités, tout cela n’a-t-il pas changé au
rythme des changements de normativité sociale ?
J’aimerais proposer une alternative à la sociologie de la
dénonciation, selon laquelle la santé mentale serait une pratique tendue
entre contrôle social et réparation des dégâts du capitalisme mondialisé
sur fond de crise de l’État-providence. Cette sociologie pose que la société
a disparu, que la « vraie société » c’était avant, au temps des vrais emplois,
vraies familles, vraie politique, vraie solidarité collective. Il me semble
que cette perspective est erronée sociologiquement et que politiquement,
elle n’ouvre aucune voie à l’action. Elle se contente de dénoncer le mal
social et de rappeler des grands principes, offrant ce que W. James (1907)
appelait des « vacances morales ».
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À un niveau sociologique et philosophique, il s’agit de démêler la
confusion entre l’homme psychologique et l’homme social. La santé
mentale concerne l’enchevêtrement des rapports corps, esprit, société.
Elle fait partie de ces sujets qui fâchent, c’est-à-dire pour lesquels il y a de
bonnes raisons de se fâcher, d’avoir ce que S. Cavell appelle des
« désaccords rationnels »2, parce qu’il y est question du bien et du mal, de
justice et d’injustice, de fausseté et de justesse.

MALAISE DANS LA SOCIÉTÉ OU SOCIÉTÉ DU MALAISE ?

Le « malaise » doit être situé dans un double déplacement qui en


forme le contexte.
1 - Tout ce qui concerne les émotions, les affects, les sentiments moraux,
la subjectivité individuelle, est passé au cœur de la vie sociale des sociétés dites
développées. Ce déplacement s’explique par la valeur grandissante accordée à
la santé mentale et à la souffrance psychique. La santé mentale est particulière

2. Cavell, 1979, p. 384.


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car elle concerne non seulement la santé, mais également la socialité de


l’homme, sa vie de relations. L’intrication de la santé et de la socialité tient à
ce que les symptômes psychiques possèdent une dimension morale (comme
l’excès de culpabilité dans la mélancolie, par exemple).
2 - Ce changement a accompagné les transformations des manières
de « faire société », que rassemble la notion d’autonomie. Celle-ci désigne
de prime abord deux types de valeurs intriquées : le choix personnel et
l’initiative individuelle. Elles se donnent dans trois aspects de la compétition,
de la coopération et de l’indépendance. Le point crucial est alors la place de
la responsabilité personnelle dans la vie sociale. Ces trois éléments, choix,
initiative et responsabilité, forment le tournant personnel de l’individualisme.
L’enchevêtrement de l’autonomie et de la subjectivité a une
conséquence décisive : nos relations sociales se donnent dans un langage
des affects qui se distribuent entre le bien de la santé mentale et le mal de
la souffrance psychique. En France, il se formule en termes de souffrance
sociale, de malaise dans la société, de délitement du lien social, de société
de défiance, de peur du déclassement, de précarisation de l’existence, etc.
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Nombreux sont ceux qui se demandent si nous ne faisons pas face à une
transformation de l’individualisme qui se retourne contre la société et
contre l’individu lui-même. L’autonomie et l’individualisme sont
chapeautés par l’idée de malaise, qui est un mot-clé de la société française,
de la façon dont elle-même se représente. Il s’agit d’une formulation
durkheimienne en ce sens que pour É. Durkheim, une société est faite de
représentations collectives partagées, d’idées communes. Le malaise dans la
société est une représentation que la société française se donne d’elle-même.
Si par conséquent il n’y a pas de malaise en soi, qu’est-ce qui est
socialement en jeu à travers ce thème ? Mon hypothèse est que, brouillée
dans le malaise, se joue une crise de l’égalité à la française, c’est-à-dire
une égalité conçue essentiellement en termes de protection, et une
protection en termes de statut, sur le modèle de la fonction publique, alors
que l’égalité d’aujourd’hui, et donc la lutte contre les inégalités sociales,
se joue en termes de capacité.
Le « malaise » se résume dans la double idée que le lien social
s’affaiblit et qu’en contrepartie l’individu est surchargé de responsabilités et
d’épreuves qu’il ne connaissait pas auparavant. Le point de douleur porte en
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France sur l’opposition entre la notion de personne, de personnalité ou de


personnel et celle d’institution. L’appel à la personnalité apparaît comme le
résultat d’un processus que les sociologues français ont appelé de
désinstitutionnalisation : autonomie = personnel = psychologique = privé.
La série personnel/psychologique/privé, voilà ce dont il faut briser
l’évidence pour mieux rendre compte de la société de l’homme-individu.
Il faut dépsychologiser le problème de l’individualisme. Ce n’est pas parce
que la vie humaine apparaît plus personnelle aujourd’hui qu’elle est moins
sociale, moins politique ou moins institutionnelle. Elle l’est autrement.
Les sociologies qui opposent personnel et institutionnel ont un trait
commun fondamental : elles sont individualistes, prisonnières d’un conflit
qui les mène à la confusion : l’opposition entre l’individu et la société.
Pour passer à une sociologie de l’individualisme, je propose une
alternative concernant à la fois le thème du malaise dans la société, donc
le langage des affects, et celui de l’individualisme.
La crainte de la dissolution sociale est un trait des sociologies
individualistes. Mais c’est parce que c’est aussi une idée commune dans
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ces sociétés, une idée sociale. Il faut donc à la fois intégrer cette crainte,
comme trait de nos sociétés, et la dépasser, comme sociologie de
l’individualisme. De là une interrogation : comment parler de ce souci social
et politique pour l’affect, et en parler autrement que par les stéréotypes de la
perte des repères, de la montée de l’individualisme (généralement suivi
chez nous de l’adjectif « forcené »), du libéralisme (généralement
précédé par le préfixe « ultra ») ou du capitalisme globalisé ?
Ma démarche se situe à deux niveaux. Au premier, elle consiste à
décrire comment sont argumentées les relations entre symptôme et
personnalité d’une part, et normativité sociale d’autre part. D’où viennent
ces relations ? Peut-être de la psychanalyse, qui a mis en relief les
éléments subjectifs sur lesquels se déploient nos dilemmes d’individus. Le
lien entre psychanalyse et sociologie s’exprime dans le fameux
déplacement d’Œdipe à Narcisse, c’est-à-dire un déplacement des formes
de souffrances : non plus le désir et le conflit, mais la perte et les idéaux.
Deux sociologues américains, R. Sennett avec Les Tyrannies de l’intimité
(1974) et C. Lasch avec Le Complexe de Narcisse (1979), avancent l’idée
que l’individu est devenu narcissique. Ce concept psychanalytique
LA SOCIÉTÉ DU MALAISE 557

devenu concept sociologique fait depuis lors l’unanimité : un large


consensus moral et social sur l’individualisme s’est forgé pour affirmer
qu’Œdipe a laissé sa place à Narcisse.
Le deuxième niveau d’analyse est la démarche comparative : il
s’agit de sortir du cadre franco-français et de l’abstraction qui le
caractérise, au sens où le discours du malaise tourne autour des termes
« modernité », « individualisme », « marchandisation », etc. On perd ainsi
de vue un élément décisif : le contexte dans lequel s’insèrent ces questions
et qui leur donne leurs significations réelles. Le choix de la société
américaine pour mettre en perspective la problématique française, au-delà
du fait que la transfiguration sociologique du narcissisme s’est faite aux
États-Unis, tient à deux traits fondamentaux des deux sociétés :
l’autonomie unit les Américains et divise les Français (dans l’autonomie
c’est l’aspect compétition et la place de la responsabilité personnelle dans
la vie sociale qui sont les objets de la division) ; la référence à la
personnalité, plus exactement au self, est une institution aux États-Unis,
tandis que le concept d’institution y est peu usité. La méthode
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comparative ne montre pas des sociétés comme des entités différentes,
mais des différences d’accent, chacune des deux sociétés représentant une
variante de l’individualisme moderne3. L’une des grandes distinctions
entre les deux sociétés est la valeur différente accordée aux trois notions
de choix, d’initiative et de responsabilité, valeur liée aux autres concepts
sociaux des deux sociétés.
Aux États-Unis, le self constitue une catégorie anthropologique
spécifiquement américaine, une catégorie dont les origines sont sociales.
L’individu considéré comme un agent automotivé est une représentation
collective, commune à la société américaine. L’individualisme est moral, la
moralité étant un équivalent de l’ordre social, qui a sa source dans le puritanisme
(le Dieu intérieur des protestants auquel s’ajoute cette particularité américaine
qu’est le pacte, le covenant), se prolonge dans le self-government, qui est celui de
l’individu et de la communauté, et se poursuit dans le romantisme, dont l’idéal
est la fusion du personnel et du commun, le self personnel étant le représentant

3. Cf. le modèle de comparaison entre l’individualisme allemand et l’individualisme


français utilisé par L. Dumont (1993).
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de l’Amérique. En France, l’individualisme est politique. L’État, qui incarne


l’institution, à la fois arrache l’individu à ses dépendances privées et représente
la solidarité de la société à l’égard de chacun, et notamment des plus faibles.
Deux différences doivent encore être soulignées : si l’égalité française se conçoit
plutôt en termes de protection, l’égalité américaine se formule en ceux
d’opportunité (permettre aux individus de saisir leur chance). Dans la socialité,
nous mettons plus l’accent sur l’autorité ; les Américains insistent sur la confiance.
J’insiste : il s’agit de différences d’accent ; la comparaison est dumontienne, elle
ne cherche pas des types-idéaux comme dans une comparaison weberienne.

Nous avons donc affaire à deux individualismes, à deux


manières de faire société, mais aussi à deux styles psychanalytiques
contrastés, deux insertions différentes de la psychanalyse dans la
société ainsi qu’à des relations différentes entre psychanalyse et
sociologie des deux côtés de l’Atlantique.
On peut ainsi opposer une psychanalyse dans le monde où la cure
devient, à partir de la Psychologie du Moi, une incarnation de
l’achievement américain, et une psychanalyse hors du monde où la cure
permet au sujet de mettre au jour les impasses dans lesquelles il est pris.
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La psychanalyse américaine a constamment revendiqué son insertion
dans la société et sa place dans les sciences alors que la française a
régulièrement invoqué son statut d’extraterritorialité et sa place de méta
savoir. Entre les États-Unis et la France, se dessinent deux attitudes face
au symptôme, que H. Hartmann et J. Lacan ont incarnées. Le modèle
lacanien s’oppose au business du monde et à ses hiérarchies au profit
d’une autre scène dont les lois sont inversées : les idéaux sociaux y sont
le ressort des illusions névrotiques que sont les symptômes. C’est la vérité
que le sujet en analyse doit découvrir : l’autonomie de l’individu est
subordonnée à l’hétéronomie du sujet.

LA SOUFFRANCE PSYCHIQUE : AFFAIBLISSEMENT DU LIEN SOCIAL OU STYLE DE


PASSION NOUÉ À L’AUTONOMIE ?

Le malaise résulte d’un affaiblissement du lien social et se montre


dans la souffrance psychique des individus qui est donc une souffrance
d’origine sociale. Mon hypothèse alternative est qu’il s’agit d’un
changement de statut social de la souffrance psychique qui est aujourd’hui
LA SOCIÉTÉ DU MALAISE 559

une raison d’agir sur des relations sociales perturbées ou supposées l’être.
Si l’on accepte l’idée que nous sommes à la fois les agents et les patients
de la vie sociale, alors, aux changements dans la manière d’agir
(l’autonomie) correspondent des changements dans la manière de subir (la
souffrance psychique). L’autonomie consiste en un déplacement d’accent
vers l’activité de l’individu, mais elle est en même temps quelque chose
de passif, que l’on subit : l’affect, l’affection, la passion, la passivité, ces
termes désignent ce que l’on subit, le fait d’être affecté, d’avoir du souci.
Le nouveau statut de la souffrance psychique est l’expression d’un style
de passion noué à l’autonomie. La place accordée à la santé mentale, à la
souffrance psychique et aux émotions est le fruit d’un contexte par lequel
l’injustice, l’échec, la déviance, le mécontentement ou la frustration
tendent à être évalués par leur impact sur la subjectivité individuelle et sur
la capacité à mener une vie autonome. Il y a là un entrelacement de la
faute, de l’échec, du malheur et de la maladie dont la santé mentale et la
souffrance psychique sont un point majeur de cristallisation. Elles sont
une forme d’expression prise par la passion quand toutes les valeurs et les
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normes vont vers l’action, vers l’activité de l’individu. L’autonomie fait
donc ressortir très logiquement une dimension affective dont le rôle était
auparavant négligeable – elle ne représentait ni un problème ni une valeur.
Autrement dit, l’idée individualiste selon laquelle la société cause des
souffrances psychiques est remplacée par l’idée sociologique en vertu de
laquelle la souffrance psychique est aujourd’hui une forme d’expression
obligatoire, c’est-à-dire attendue, du mal social (Mauss, 1921).
Avec la santé mentale, nous assistons à une généralisation de
l’usage d’idiomes personnels pour donner forme et résoudre des conflits
de relations sociales. Ce qui veut dire que l’expression de problèmes,
conflits ou dilemmes dans les termes de la souffrance est une déclaration
qui compte, et qu’elle est en elle-même une raison d’agir. Les différends
doivent s’exprimer dans ce langage, car ce langage fait désormais autorité.
Ces jeux de langage consistent à mettre en relation malheur
personnel et relations sociales perturbées à l’aune de la souffrance
psychique, unissant ainsi le mal individuel et le mal commun. Ils
permettent l’expression socialement réglée de la plainte, car la plainte est
un acte de parole, ce qui veut dire qu’elle est adressée à des interlocuteurs
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qui doivent la comprendre et, éventuellement, l’utiliser pour agir. La santé


mentale relève ainsi, à la différence de la psychopathologie traditionnelle
ou de la psychiatrie classique, des phénomènes généraux de la vie
collective. Ce changement de statut implique que des pathologies
individuelles d’un certain genre sont devenues des pathologies sociales,
c’est-à-dire des malheurs personnels qui trouvent leurs significations dans
les désordres du groupe, ceux de l’entreprise, ceux de la famille, ceux de
la politique. Il s’agit d’un langage de l’infortune ou de l’adversité qui unit
le mal-individu au mal-commun. Ce langage n’est pas spécifique à
l’individualisme, toutes les sociétés le possèdent.

Des pathologies individuelles sont donc devenues des pathologies


sociales, et deux grands récits s’opposent de part et d’autre de
l’Atlantique : d’un côté la « jérémiade » américaine, de l’autre la
« déclinologie » française. Ainsi le narcissisme fait-il l’objet de
désaccords profonds, entre ceux qui comme J. Lacan et A. Green (chacun
à leur manière) en ont une conception conflictuelle, et les tenants de la
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Psychologie du Moi qui en ont une vision déficitaire. Deux points sont
notables : la récurrence du thème avant/maintenant et l’introduction de la
causalité sociale des névroses.
« Avant », il y avait les névroses de transfert, « maintenant », il y a les
névroses de caractère. Cependant, la signification accordée à cette polarité est très
variable. J. Lacan, dès 1938, affirme que la névrose de caractère est la « grande
névrose contemporaine »4, mais selon lui, ce point intéresse essentiellement
l’étiologie de la névrose individuelle et ne conduit pas à l’idée qu’il faut
aménager le cadre, car dans la névrose de caractère, c’est la personnalité qui est
le symptôme. Pour A. Green, plus tard, il s’agit d’un changement de regard des
analystes qui implique une quatrième structure à ajouter aux névroses, psychoses
et perversions (et une troisième topique) mettant en avant un noyau psychotique
dans la névrose et nécessitant un aménagement du cadre. A. Green et J. Lacan ne
pensent pas qu’il y ait une cause tenant à la transformation de la normativité
sociale. En France, sur ces sujets, il y a eu trois pôles : ceux de J. Lacan, A. Green
(décisif pour la diffusion de la relation d’objet à la britannique), et celui de la
Psychologie du Moi (dont peu de psychanalystes se réclament, mais néanmoins

4. Lacan, 1938, p. 61.


LA SOCIÉTÉ DU MALAISE 561

très présente, surtout quand il s’agit de normativité sociale). Aux États-Unis, dès
1950, de nombreux analystes pensent que les patients narcissiques et états-limites
sont très nombreux sur leur divan. Si la psychanalyse britannique a étendu la cure
analytique aux patients souffrant de troubles de la relation d’objet, la psychanalyse
américaine a eu tendance, à l’inverse, à restreindre la cure à ceux souffrant de
névroses de transfert, ceux qui, selon le mot de H. Hartmann, ont un « moi sain ».
Le patient exclu du divan revient dans le giron de l’analyse dans les années 1960
avec H. Kohut et O. F. Kernberg. Sur un plan de sociologie historique, c’est là-bas
que la causalité sociale s’est diffusée, ce qui m’amène au second point.
L’introduction de la causalité sociale vient de la Psychologie du Moi, via
les deux sociologues américains, R. Sennett et C. Lasch, qui ont élaboré leur
transfiguration sociologique du narcissisme à partir des débats américains. La
causalité sociale est introduite en relation au rôle donné à l’environnement
– H. Hartmann pensait d’ailleurs que son projet ouvrait un no man’s land entre
psychanalyse et sociologie. Il faut ajouter que la transformation du narcissisme
en un concept sociologique au cours des années 1970 résulte de la rencontre
entre le courant majeur de la psychanalyse américaine, la Psychologie du Moi,
et cette marque de fabrique des sciences sociales américaines que sont les études
d’exploration du caractère américain à partir du livre de D. Riesman, La Foule
solitaire, publié en 1950. C’est chez lui qu’apparaissent les deux thèmes de la
personnalisation et de la privatisation, qui sont depuis des thèmes récurrents de
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la critique de l’individualisme.
Aux États-Unis, à la différence de la France, la psychanalyse s’est
introduite dans le contexte d’un intérêt général pour la psychologie, et d’une
psychologie porteuse d’espoirs d’optimisation des capacités personnelles pour se
connecter aux autres avec succès. Un autre élément marque la psychanalyse
américaine ainsi que les rapports entre sociologie et psychanalyse : le rôle joué
par l’École de Francfort et le culturalisme dans la constitution du thème de la
personnalité aux États-Unis. L’affaire se joue entre les années 1930, avec les
travaux d’E. Fromm et de K. Horney, et 1950, année de la publication de La Foule
solitaire. L’École de Francfort, l’école « Culture et personnalité », etc., sont autant
de contributions à la façon américaine de se représenter la vie commune à partir de
l’individu comme agent automotivé, un self. Le concept de personnalité collective
ouvre un espace d’échanges entre psychanalyse et sociologie, la psychanalyse
traitant de la psychologie individuelle et la sociologie de la psychologie collective.
Ici, il faut souligner un point sur le rôle social de le névrose de caractère :
elle a rendu la psychanalyse moins étrange parce que l’on a pu y reconnaître des
types sociaux très communs. Avec elle, comme l’écrit l’historien américain
G. Makari, « les psychanalystes pouvaient désormais parler dans des termes
descriptifs frappants non seulement des conflits liés à la sexualité, mais aussi de
la psychologie de caractères facilement reconnaissables dans la vie quotidienne.
Organisée autour du caractère et de l’identité, la psychanalyse pouvait entrer plus
562 ALAIN EHRENBERG

facilement dans l’espace public »5. C’est sans doute à l’Institut de Berlin que
s’amorce le tournant vers les névroses de caractère, et c’est là que de nombreux
futurs analystes américains vont se former dans les années 1920 avant que ne
commence le grand exode européen des années 1930.
La transfiguration sociologique du narcissisme se produit à la fin de ce
qu’on peut appeler un cycle libéral, qui va de Roosevelt à Johnson, et qui est
caractérisé par une intervention forte de l’État fédéral, notamment pour réduire
les inégalités. Les pathologies narcissiques sont pensées comme le symptôme
d’un déclin de la responsabilité individuelle à l’aune d’un excès d’État et elles
marquent la nostalgie d’une époque où régnait l’individualisme rugueux et la
communauté autogouvernée. Elles expriment une crise de confiance de
l’Amérique en elle-même. En France, au contraire, elles apparaissent comme le
signe d’un excès de responsabilité individuelle résultant du retrait de l’État au
cours des années 1980, c’est la désinstitutionnalisation.

Mon hypothèse sur la division française à l’égard de l’autonomie


est la suivante : l’aspiration à l’autonomie était une aspiration à
l’indépendance ; l’autonomie comme condition est compétition et
coopération. L’indépendance s’est concrétisée dans le domaine des
mœurs, c’est-à-dire dans la possibilité morale de choisir la vie qu’on
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entend mener. En revanche, dans le domaine de l’action, c’est la
compétition et la coopération qui se sont affirmées. Dans le passage de
l’aspiration à la condition, l’autonomie a donc changé de signification
sociale, et c’est ce changement qui divise la société française.
Le terme « condition » signifie qu’elle est la condition de tout le
monde, mais tout le monde n’est pas égal face à cette condition. Il y a une
ambiguïté de l’autonomie : l’autonomie n’est pas une propriété des
individus qui arriveraient ou non à être autonomes ; elle est une
configuration d’idées-valeurs imprégnant nos façons d’être, les relations
que nous avons les uns avec les autres. Elle est dans la relation sociale et
non dans la tête ou le cerveau des individus.
La division se formulerait selon deux pôles, deux manières de
concevoir l’autonomie en France. Le premier pôle est celui de la réaction
républicaine pour laquelle l’autonomie est allée trop loin, réaction qui
exprime une crise des rapports État/individu. En attestent les concepts

5. Makari, 2008, p. 386.


LA SOCIÉTÉ DU MALAISE 563

lacaniens employés dans une extension sociologique, que J. Lacan n’a


jamais prônée. Selon J. Lacan, les idéaux sociaux sont le ressort de
l’illusion névrotique. Or s’il n’a jamais défendu une psychanalyse de la
société, ses écrits sont remplis de formules ambiguës. La psychanalyse du
lien social a hérité de l’ambiguïté lacanienne entre idéal social et illusion
névrotique en la transformant en une critique politique de l’autonomie
comme condition. Cet héritage se formule dans un idiome lacanien, mais
avec le fond théorique de la Psychologie du Moi, la main d’H. Hartmann
s’introduisant discrètement dans le gant lacanien.
Le deuxième pôle est celui du progressisme individualiste : il
marque un désarroi face au nouveau capitalisme qui a récupéré la
subjectivité individuelle dans une perspective instrumentale. Ici,
l’autonomie comme projet reste à accomplir, c’est le couple
reconnaissance-souffrance sociale qui est la clé d’analyse.

L’INQUIÉTUDE INDIVIDUALISTE OU COMMENT SURMONTER L’OPPOSITION


ENTRE INDIVIDU ET SOCIÉTÉ
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On prononce le mot « individualisme » comme s’il s’agissait de
quelque chose d’individuel, alors qu’il signifie en réalité esprit commun. En
1898, É. Durkheim écrit à ce propos qu’il faut arrêter de confondre
individualisme avec égoïsme ou utilitarisme : « L’individualisme […] c’est la
glorification non du Moi, mais de l’individu en général. Il a pour ressort non
l’égoïsme, mais la sympathie. » Il ajoute : « Une similitude verbale a pu faire
croire que l’individualisme dérivait nécessairement de sentiments individuels,
partant égoïstes. En réalité, la religion de l’individu est d’institution sociale »6.
L’individualisme attribue la valeur à chaque individu, à soi-même comme
à un autre, parce que l’égalité fait de tout homme un semblable.
Cependant il faut rendre compte de la croyance, qui nous dit
quelque chose de vrai en soulignant le côté destructeur de
l’individualisme. La difficulté à faire société fait structurellement partie de
l’individualisme. Elle n’est pas un mal qui risque de la détruire
inexorablement. Pourquoi ?

6. Durkheim, 1898, p. 261.


564 ALAIN EHRENBERG

On ne peut pas avoir de société individualiste, c’est-à-dire de


société qui donne la même valeur à tout être humain, et donc sa chance au
premier venu de se faire par lui-même, si on ne brise pas les liens de
dépendance entre les gens. Néanmoins, on ne peut pas avoir de société en
général si les gens sont séparés par l’abîme de leur liberté. La tension
démocratique se formule dans l’opposition individu/société. Il est donc
normal de rappeler à l’individu qu’il vit en société, comme il est normal
de rappeler à l’homme des sociétés lignagères qu’il doit honorer ses
ancêtres ou à l’homme de la société de caste qu’il doit préserver sa pureté.
L’alternative est d’introduire dans l’analyse de l’individualisme la solution
hiérarchique de L. Dumont : les valeurs de l’interdépendance, qu’il
appelle holistes, sont subordonnées hiérarchiquement à celles de
l’indépendance ; elles ne disparaissent pas, elles sont contenues par elle
(englobement du contraire)7.
L’individu est érigé en valeur suprême grâce à la dévalorisation de
l’interdépendance sociale. Ce qui caractérise l’individualisme est donc
une tension structurelle entre liaison et déliaison sociale. Ce style
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d’inquiétude est caractéristique de la société démocratique. Nous avons
besoin de jeux de langage pour formuler la difficulté à faire société. Les
sociologies individualistes sont ces jeux de langage : elles mettent en
scène les tensions de l’individualisme en rappelant les valeurs de
l’interdépendance sans mettre en cause celles de l’indépendance.
La conséquence du changement de raisonnement est très concrète :
le discours du malaise, dans ses deux versions, confond un faux
problème, celui de la cohérence sociale, avec un vrai problème, celui de
la cohésion sociale. Il voit une incohérence dans la modernité parce qu’il
pense la vie en commun dans les termes individualistes de l’opposition
entre l’individu et la société. Si l’on emploie l’alternative du
raisonnement hiérarchique de L. Dumont, le fait fondamental que
l’individualisme englobe sa valeur contraire qu’est le holisme en lui
donnant une place subordonnée, implique que nos sociétés sont tout aussi
cohérentes que n’importe quelle société dite traditionnelle : l’institution

7. Dumont, 1983. Voir en particulier le dernier chapitre sur la valeur.


LA SOCIÉTÉ DU MALAISE 565

des significations sociales qui donnent à chaque individu la valeur


suprême implique de subordonner les valeurs de l’interdépendance. Cette
position subordonnée peut conduire acteurs et observateurs à la perdre de
vue – c’est même une attitude absolument récurrente – mais non une raison
suffisante pour penser qu’elle a disparu et que nous ne faisons plus société.
En revanche, nos sociétés sont bien confrontées à des problèmes de
cohésion sociale résultant de la perte d’efficacité des systèmes de protection
et de lutte contre les inégalités instaurées au cours du XXe siècle.

LE GRAND CHANGEMENT SOUS-JACENT AU MALAISE : LA CRISE DE L’ÉGALITÉ


DE PROTECTION

Le déclin de l’institution, l’affaiblissement du lien social, les nouvelles


pathologies engendrées par les idéaux, tous ces thèmes nourrissent le rappel
des valeurs de l’interdépendance sociale. Mais ils sont simultanément ceux
du douloureux récit de la difficulté française à fournir une réponse pratique
et crédible au profond renouvellement des inégalités résultant des
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transformations de nos modes de vie – c’est la part de vérité du malaise.
La centralité de l’affectivité au regard de l’autonomie peut se
comprendre comme suit. La capacité à agir par soi-même sans être
débordé par ses affects étant aujourd’hui la condition de la socialisation
réussie, la maîtrise de l’inhibition, de la honte, de la culpabilité, de
l’angoisse ou de la dépression sont des questions essentielles de la socialité
contemporaine. Nous vivons dans une socialité où il faut s’engager
personnellement dans des situations sociales très nombreuses et très
hétérogènes. Cela implique que la personnalité devient un souci majeur, une
question commune à toute la société : sans une bonne structuration de soi, il
est difficile de décider et d’agir par soi-même de façon appropriée.
Cette question de la personnalité est superficiellement
psychologique, car au cœur du problème de la cohésion, il y a le grand
changement des inégalités qui est l’inégalité sociale de la distribution des
capacités individuelles face aux exigences du marché du travail et de
l’emploi. Ces capacités ont trois aspects enchevêtrés : cognitif, relationnel
ou social, et émotionnel ou de santé mentale. Ces capacités sont sous-
566 ALAIN EHRENBERG

estimées dans les politiques publiques, alors qu’elles sont centrales dans
le travail et l’emploi. Ces inégalités impliquent la responsabilité
individuelle et renforcent l’impact de l’héritage social.
Nous avons affaire à une crise de l’égalité à la française parce
que l’égalité d’aujourd’hui est une égalité de l’autonomie qui met
l’accent sur le concept de capacité : il s’agit de rendre les individus
capables de saisir des opportunités en les aidant à entrer dans la
compétition. Or capacité, opportunité, compétition sont plutôt les mots
du libéralisme ou du néolibéralisme. D’où la difficulté de formuler un
discours politique, surtout à gauche ; difficulté, mais pas impossibilité
de faire évoluer les esprits.

Les problèmes doivent être envisagés à deux niveaux, celui de la


société et celui de la politique. Au premier niveau, cela implique
notamment le développement de pratiques consistant à aider les gens à
s’aider eux-mêmes, pratiques que les Américains appellent empowerment.
Elles jouent sur la confiance que les individus peuvent avoir (ou ne pas
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avoir suffisamment) en eux-mêmes. Or ces pratiques existent en France.
Pensons à ces métiers et ces dispositifs qui apparaissent à partir du milieu
des années 1980 qui sont des pratiques de l’interface, de la médiation, de
la relation. Ils s’attachent moins à des problèmes particuliers qu’à des
citoyens en difficulté dont ils accompagnent le parcours et cherchent à
restaurer la confiance en soi dans le but de les aider à se transformer, à se
mettre en mouvement, à passer de l’enfermement dans une position
passive, où il n’y a que du subi, à une position active. Par exemple, être
capable de profiter d’apprentissages professionnels, devenir des parents
plus attentifs quelles que soient les difficultés de la vie, etc. Ici, la
souffrance ou le malaise sont une raison d’agir, une référence pour mettre
ensemble les différents acteurs locaux et les différents problèmes de la
même personne. Le style d’action mise en œuvre par la clinique
psychosociale et, plus largement, par de nombreuses pratiques en santé
mentale, consiste à faire passer l’individu du passif à l’actif en travaillant
avec lui sur ses capacités à élaborer la situation et à se transformer de lui-
même au moyen d’un accompagnement. Il s’agit de permettre au sens non
de donner une permission, mais de rendre capable. Le but est que les gens
LA SOCIÉTÉ DU MALAISE 567

soient capables de fonctionner avec leurs difficultés. Il s’agit certes de


déculpabiliser, mais plus profondément de sortir de ce qu’on appelle en
langage ordinaire, un « cercle vicieux » dans lequel les patients, les clients
ou les sujets sont enfermés. Il s’agirait d’une extension à la vie sociale de
la notion freudienne de métier impossible. Nous avons assisté en une
trentaine d’années à la généralisation des métiers impossibles.
Le niveau politique témoigne particulièrement de la division de la
société française sur ces questions et de la difficulté du politique à intégrer
le tournant personnel de l’individualisme dans l’action publique. Je plaide
pour une politique de l’autonomie, c’est-à-dire une politique centrée sur la
capacité d’agir des personnes, et plus particulièrement les couches
sociales qui subissent les inégalités. Pour préciser ce point, je propose de
distinguer politique de responsabilité/abandon, c’est-à-dire qui rend
responsable sans rendre capable, et politique de responsabilité/participation,
qui rend capable d’être responsable. En France, on a tendance à être dans
une responsabilité abandon. C’est l’élitisme républicain que C. Baudelot et
R. Establet (2009) ont récemment décrit : il a tendance, parce qu’il forme
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des élites sans former des masses, parce qu’il écrème tout au long de la
scolarité, à être une responsabilité abandon. Pour faire évoluer les esprits,
il faut penser en termes de responsabilité participation. Le concept de
capacité permet de redéfinir la substance de la solidarité, c’est-à-dire qu’il
implique non l’abandon des individus à eux-mêmes, à leurs propres
responsabilités, mais la responsabilité collective mettant l’accent sur la
lutte contre l’inégalité des capacités d’agir en agissant le plus tôt possible
dans la vie, donc dans une problématique de prévention8.
Je pense ici aux politiques de la petite enfance. Les inégalités se
creusent très tôt dans la vie, et ce sont les capacités cognitives,
émotionnelles et sociales qui en sont la clé. La période 0-6 ans est la plus
décisive. Aujourd’hui, 10% seulement des enfants de moins de 3 ans sont
gardés dans des crèches, 70% par un parent, la mère en général, et la
plupart du temps ayant des difficultés sur le marché du travail – peu

8. Ici, je renvoie à : Sen, 2000 ; Esping-Andersen, Gallie, Hemerijck, Myles, 2001 ; J. Donzelot,
C. Donzelot, Wivekens, 2003 ; Donzelot, 2006, 2008.
568 ALAIN EHRENBERG

diplômées, précaires, chômeuses sont celles qui utilisent le plus le congé


parental. Ce problème a deux conséquences bien connues des sociologues
et économistes travaillant sur ce sujet, mais qui restent peu connues de
l’opinion parce que marginales dans le débat politique : la première est
l’éloignement des femmes du marché du travail, essentiellement les
femmes aux revenus modestes et les femmes pauvres ; la seconde est de
priver la société d’un instrument de lutte précoce contre les inégalités
sociales, car les activités d’éveil sont un moyen de compenser les
inégalités culturelles et les capacités de stimulation intellectuelle sont
dépendantes du niveau d’éducation des parents (c’est notamment décisif
dans les familles d’immigrés). De plus, des conditions de vie difficiles ont
des conséquences pour la santé mentale des parents qui se répercutent sur
les enfants. Ces trois points clés, cognitif, émotionnel et relationnel (social)
sont intriqués. Les inégalités s’installent pendant la toute petite enfance, qui
est aussi le moment où la lutte contre celles-ci est la plus efficace.
Une politique de l’autonomie est une politique de lutte contre les
inégalités centrée sur la capacité d’agir des personnes. Il ne s’agit pas de
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choisir entre la protection ou la capacité. Le concept de capacité permet
de redéfinir la substance de la solidarité sociale dans le monde de mobilité
et de concurrence généralisée qui s’est imposé en trente ans. Il donne une
large place à la responsabilité individuelle, mais implique la responsabilité
collective en faisant évoluer l’idée de protection par celle de capacité.
En France, malgré l’importance de la littérature dédiée à ce thème,
les termes de ce débat politique, essentiel pour apporter des réponses
crédibles à la crise de l’État Providence, restent marginaux. La difficulté
de représenter les nouveaux problèmes, au sens de les figurer pour que
l’opinion en perçoive les enjeux et les choix, résulte des résistances à les
placer au centre du débat politique : compétition, capacité, opportunité,
ces mots choquent parce qu’ils semblent totalement opposés à notre idée
de la solidarité. La solidarité de la société à l’égard de chacun passe
pourtant par des mots et par des concepts qui semblent appartenir au
« libéralisme », alors que le point décisif dont il est question à travers eux
est qu’ils constituent le nouveau paradigme au sein duquel les problèmes
de justice, de lutte contre les inégalités, de solidarité, de rapports entre la
responsabilité individuelle et la responsabilité collective s’élaborent.
LA SOCIÉTÉ DU MALAISE 569

S’il n’y a évidemment aucune solution miracle, la difficulté


intellectuelle majeure tient cependant au brouillard entourant le
changement de paradigme dans les inégalités vis-à-vis duquel nos
arrangements institutionnels habituels sont démunis. Le rappel rituel du
déclin du « vivre ensemble » entretient la confusion : le tournant personnel
de l’individualisme n’est pas une psychologisation, et n’est ni la fin de la
société ni celle de l’action publique, mais bien l’institution de pratiques
visant à développer des capacités à être l’agent de son propre changement.
Il reste à en tirer les conséquences en termes d’action publique.

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Alain Ehrenberg
Univ. René Descartes, Sorbonne Paris Cité
CNRS UMR 8211, INSERM U988, EHESS
Cermes3, Centre de Recherche Médecine, Sciences,
Santé, Santé mentale, Société
75270 Paris Cedex 06, France
alain.ehrenberg@parisdescartes.fr
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