Dans ses « Contributions à la théorie de l’Etat » (1921), Carré de
Malberg définit l’Etat comme « une communauté d’hommes, fixée sur un territoire et possédant une organisation d’où résulte pour le groupe envisagé dans ses rapports avec ses membres une puissance suprême d’action, de commandement et de coercition ». La géopolitique s’intéresse à cette entité politique en tant qu’acteur attitré dans les relations internationales, en tant qu’autorité souveraine sur son territoire et en tant qu’organe de régulation de la société politique au nom de laquelle elle agit. De nos jours la conflictualité inter-étatique persiste encore. Cet état de fait reste structurellement lié à la nature anarchique du système international ou l’absence de pouvoir supranational oblige les Etats à défendre leurs intérêts nationaux. A l’opposé, les antagonismes au sein des Etats s’accroissent. D’aucuns interprètent cette instabilité comme le signe d’une crise de l’Etat-nation, d’autres comme le reflet de l’appropriation par les individus et les groupes sociaux de leurs droits dans les sociétés démocratiques. Certains auteurs tels Alain Dieckhoff et Christophe Jaffrelon s’interrogent sur le sens de ces mutations dans lesquelles ils perçoivent une évolution vers l’Etatpost- national ou post-moderne.
I – Origine et fonctions de l’Etat
En sciences sociales on s’accorde à admettre que l’Etat n’est pas une donnée naturelle. Il est le résultat d’une construction sociale. Dans sa forme moderne, il s’agit d’une invention qui, partie du monde occidental, s’est propagée à travers le monde entier en se surimposant ou en s’adaptant aux contextes socio-politiques qui l’ont reçue. 1 – La construction de l’Etat moderne Avant l’apparition de l’Etat, les rapports entre les individus dans les premières sociétés humaines étaient régis, selon Thomas Hobbes, par le droit naturel qui représente le règne de la liberté anarchique. Le passage de cet état de désordre à l’organisation de rapports sociaux relativement plus stables, assis sur une base contractuelle, avec le transfert des droits des individus à une autorité impersonnelle et souveraine se serait produit autour de l’an 1000 en Europe occidentale. Par des circonstances difficiles à retracer historiquement avec précision, le concept de souveraineté a glissé vers le pouvoir monarchique. Louis XIV disait « L’Etat c’est moi ». Dans ce contexte l’individu perd sa capacité de faire valoir un quelconque droit face au pouvoir absolu du souverain roi, et, voit par conséquent son statut régresser du rang de citoyen acquis dans la cité antique à celui de sujet. Avec le siècle des Lumières, la souveraineté est rendue au peuple, à la Nation. C’est à partir du tournant de la Révolution française que la Nation et l’Etat ont commencé à être considérés comme logiquement et intimement liés. A un point tel que l’idée d’Etat-nation a fini par s’imposer dans la doctrine et la pratique politique dans les sociétés démocratiques. Pour François Douzet, l’Etat-nation correspond à un agencement institutionnel dont le but est de donner à une société une identité mobilisatrice susceptible d’être mise au service d’une ambition de puissance. Ernest Renan conçoit la nation comme un ensemble plus ou moins homogène soudé par la volonté de vivre ensemble sur un territoire commun. La seule contestation subie par ce paradigme a été le fait de l’idéologie marxiste selon laquelle dans la dialectique de l’histoire la lutte des classes a plus d’importance que la construction nationale, et, l’Etat dans le système capitaliste sert à la bourgeoisie pour instaurer des rapports d’exploitation au détriment du prolétariat. De la même manière, la critique bourgeoise considère en régime communiste l’État comme un appareil au service de la bureaucratie dirigeante. 2 – La dimension territoriale de l’Etat Sans un territoire si minime soit-il l’Etat ne peut pas de consistance. Comme l’a souligné Stephen B. Jones, tout dessein politique suit un cheminement dont le territoire est le point d’aboutissement final. Il faut nécessairement un espace physique et une population sur lesquels s’appliquent les lois, les règlements et les politiques publiques pour définir la territorialité d’un Etat. Une fois ses limites établies, le territoire donne lieu à une organisation ayant pour effet de le préserver des menaces internes de désintégration et des ambitions de puissance venant de l’extérieur. L’unité nationale que l’Etat a pour mission de promouvoir emprunte diverses voies qui ont en commun d’aboutir à un désenclavement du territoire et des mentalités. Cette entreprise est d’autant plus longue que le pays est jeune et le territoire marqué par l’hétérogénéité et l’immensité. L’Etat doit en aménageant le territoire doter ce dernier de : - moyens pour assurer la défense et la sécurité ; - polarités représentant les points d’ancrage du pouvoir étatique et les relier par un système de communication adéquat pour la circulation des décisions, des renseignements, des hommes et pour le développement des échanges ; - normes (lois territoriales) fixant les conditions d’utilisation des sols II – Les crises contemporaines de l’Etat-nation et des relations internationales Elles n’épargnent aucune région du monde, même si elles présentent une plus grande fréquence dans les pays du Sud où l’Etat-nation moderne est une institution exogène, inapte à remplir ses fonctions essentielles. 1 – Causes et modes d’expression de la crise interne des Etats A - Les causes La crise tient à trois causes principales : la nature du régime politique, la légitimité des dirigeants, les faiblesses des politiques publiques. Les régimes totalitaires sont intolérants au pluralisme des opinions surtout lorsque celles-ci s’expriment hors des structures d’encadrement formées par le Parti unique et de l’Etat soumis à ce dernier. Toute possibilité de contestation est écartée, et, l’autoritarisme n’hésite pas à recourir à la violence qui est le mode de gestion le plus couramment employé contre les voix dissidentes. Dans les démocraties pluralistes, l’accès à la direction de l’Etat ainsi que l’alternance au pouvoir se décident par la voie électorale. En outre le dispositif institutionnel est aménagé de sorte que théoriquement il existe une séparation et un équilibre entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. L’une des marques de fabrique de la démocratie pluraliste est le principe de non limitation des libertés individuelles. L’Etat lui-même ne bénéficie d’aucune exemption le mettant au- dessus des lois. Il est un Etat de droit. Comme le dit Pierre Calame, le pouvoir est considéré comme légitime lorsque la société trouve qu’il exercé par les « bonnes » personnes, selon les « bonnes pratiques ». Donc la perception que les gouvernés ont du comportement de ceux qui les dirigent pèse beaucoup dans la définition de la légitimité. La légitimité ou le manque de légitimité des gouvernants repose sur les conditions de leur accès au pouvoir d’Etat et de leur conception du pouvoir. Le non-respect des droits de l’homme est aussi une des causes du manque de légitimité d’un pouvoir. Par ailleurs l’Etat a pour mission d’assurer, après la sécurité, le bien- êtrede la population. A cette fin, sont arrêtées des politiques publiques. Lorsque l’Etat est inapte à assurer la sécurité à l’échelle de tout son territoire ou lorsque ses politiques de développement ne respectent pas les principes de justice spatiale et d’équité, il s’expose à la remise en cause de son autorité. B – Formes d’expression de la crise La contestation de l’autorité étatique revêt des formes variables selon les motivations et les moyens de protestation mobilisés par les groupes opposés au pouvoir officiel. Ceux-ci peuvent être : - des revendication de peuples indigènes (autochtones Inuit au Canada, Iroquois du Dakota, indiens de la forêt amazonienne, Ijaw du delta du Nigeria, pygmées d’Afrique centrale et bushmen d’Afrique australe, aborigènes d’Australie…) : revendiquent des droits ancestraux, la liberté d’avoir des structures économiques, sociales et culturelles à leur guise, le droit d’avoir leur propre système d’enseignement, la récupération de leur patrimoine culturel gardé dans des musées… - revendications autonomistes : revendiquent pour un statut spécial au nom de traditions d’administration indépendante (pays basque espagnol, Italie du nord), mouvements souverainistes (Québec, parts wallons et flamands en Belgique) ou indépendantistes (MFDC, Azawad, Polisario, OLP en Palestine…) ou le changement de régime politique (groupes jihadistes). 2 – L’intérêt national et son impact en politique étrangère C’est grâce à la théorie réaliste développée à partir du milieu du XXe siècle par des universitaires tels que les américains Hans J. Morgenthau et Kenneth Waltz et d’autres dont le politiste français Raymond Aron que l’intérêt national s’est imposé comme un concept structurant dans l’analyse des politiques étrangères. A – Définition du concept D’après l’école réaliste américaine, l’intérêt national porte sur l’ensemble des moyens mis en œuvre par un Etat pour assurer sa survie lato sensu et sa place dans le système international relativement aux autres Etats. Il consiste en sa sécurité qui implique l’intégrité du territoire, l’indépendance politique dans un monde reposant sur des rapports de force et de puissance, la sauvegarde de ses ressources vitales, la préservation de l’identité culturelle nationale et l’existence d’une politique étrangère pour éviter de l’isolement diplomatique. L’intérêt national est par nature égoïste par rapport aux intérêts extra- nationaux. Les Etats sont pris dans la logique du chacun pour soi. La doctrine réaliste écarte du comportement de l’Etat la référence à des intérêts supranationaux comme ceux articulés à l’humanité ou à des valeurs universelles. Le slogan « America first » du Président Donald Trump en est l’une des meilleures illustrations. Ses conséquences dans les relations des USA avec le reste du monde se traduisent par la remise en question d’un grand nombre d’engagements pris par les précédentes administrations. Le réalisme érige l’intérêt national au rang de norme pour l’évaluation des interventions en politique étrangère en termes de coûts et de bénéfices. Ce faisant, l’Etat est assigné à prendre des décisions favorisant la maximisation des intérêts au nom desquels il agit en matière politique, économique ou autre. Au besoin il utilise soit le levier du soft power soit celui du hard power. Littéralement l’intérêt national est la somme des intérêts dans une nation. Mais dans la perspective réaliste il transcende les intérêts sub- nationaux privés. Dans un Etat unitaire, la responsabilité de la défense de l’intérêt national pèse sur le gouvernement. Les autorités publiques peuvent-elles se prévaloir d’une autonomie et de la rationalité que leur attribue la doctrine réaliste en prenant leurs décisions dans le cadre de l’intérêt national ou doivent-elles se limiter à relayer les intérêts des acteurs privés individuels ou collectifs ? B – L’intérêt national dans le nouveau contexte de mondialisation La critique du paradigme réaliste a été faite depuis longtemps. Elle s’est renforcée par suite des mutations engendrées par la reconfiguration du système international depuis la fin de la guerre froide. Mais fondamentalement l’intérêt national reste très lié aux notions de puissance et de rapport de forces. Le développement des inter-dépendances dans tous les domaines, l’incidence de plus en plus grande des considérations éthiques dans la conduite des affaires internationales, la restructuration de la fonction traditionnelle des frontières sous l’effet des migrations humaines et des nouvelles technologies de la communication ont accru la complexité des règles de la gouvernance mondiale. Des puissances économiques et militaires nouvelles apparaissent dans les pays émergents (Chine, Inde, Brésil, Arabie Saoudite, Iran….) provoquant ainsi une redistribution des zones d’influence à travers le monde et revendiquant même une recomposition du pouvoir décisionnel à l’ONU en matière de sécurité notamment (réforme du Conseil de sécurité). Il en découle parfois des tensions entre elles et les grandes puissances issues de la seconde guerre (pénétration de la Chine en Afrique). Par ailleurs, dans de nombreux domaines la poursuite de l’intérêt national ne peut plus s’opérer sans tenir compte des intérêts des autres, des droits de l’homme sur lesquels de nombreux acteurs non étatiques exercent une vigie, ou encore de la préservation biens communs de la planète. III – La recomposition de l’Etat Pour être à plus grande proximité des lieux où se posent les problèmes politiques et de développement, et, pour faire participer les communautés humaines à la conduite de l’action publique, l’Etat tend dans les systèmes centralisés à se redéployer au profit d’autres échelons de gouvernement. C’est le sens des politiques de décentralisation. 1 – Les enjeux de la décentralisation Max Weber a été l’un des premiers à souligner la nécessité de limiter le pouvoir bureaucratique dans une démocratie qui, dans son principe, est une administration sans domination. Pour Karl Marx, l’Etat bourgeois est une institution monopolisée pour des intérêts de classe. Aux yeux des néo-libéraux au pouvoir dans de nombreux pays occidentaux depuis la fin des 1970’s les bureaucraties publiques se caractérisent par l’inefficacité, le paternalisme, la propension au gaspillage des ressources au profit des élus. Par conséquent les réformes administratives adoptées au cours des dernières décennies ont eu pour objet d’associer d’une part des acteurs non institutionnels à la conduite de l’action publique, d’autre part d’introduire dans les pratiques de l’administration publique de nouvelles formes de gestion moins influencées par les logiques descendantes. 2 – L’esprit des politiques de décentralisation Dans le cas nord-américain, la décentralisation est historiquement inséparable du processus de formation de l’Etat. Sur la base d’institutions micro-politiques, le système fédéral s’est installé aux USA et au Canada. Leur système de gouvernement comprend trois niveaux : les niveaux local et provincial ou de l’Etat plus proches des citoyens, et, le niveau fédéral où sont gérées les affaires communes relevant de la souveraineté. A chaque échelon de gouvernement correspond une territorialité ; l’ensemble du dispositif devant sa rationalité politique aux principes de cohérence et de complémentarité dans l’exercice des compétences. En revanche dans l’Etat unitaire, la décentralisation consiste en l’érection de certaines circonscriptions administratives au rang de collectivités territoriales dotées de la personnalité morale et de l’autonomie. Les niveaux hiérarchiques investis de cette territorialité politique varient selon les contextes nationaux. Mais en général, ils correspondent à des communes, des départements et des régions susceptibles de former des entités regroupant plusieurs circonscriptions ayant des intérêts communs. La décentralisation n’implique pas le dépérissement de l’Etat. Le maintien des services déconcentrés dans les territoires symbolise la permanence de l’Etat. La participation des collectivités territoriales à l’action publique s’exerce par le transfert de compétences et l’allocation de ressources à la hauteur des charges affectées. De ce fait, les élus sont habilités à élaborer et à mettre en œuvre des politiques de territoire dans divers domaines. La décentralisation est également réputée rapprocher l’administration et les administrés. Deux obstacles s’y opposent : - l’un est dû au cumul des mandats qui peut limiter la disponibilité des élus locaux vis-à-vis de leurs communes ou de leurs départements ou régions ; - l’autre inconvénient a trait aux pratiques clientélistes qui paradoxalement créent la proximité avec certains citoyens ou opérateurs économiques et de la distance avec les autres. Pour que la démocratie locale fonctionne normalement, il faut une séparation des pouvoirs. Au regard de la loi, les seuls contrepoids reconnus face aux élus sont les autorités administratives. Mais leurs attributions les limitent à un contrôle à postériori de légalité et non d’opportunité. Donc en matière de gestion l’exécutif est seul face à lui- même, donc exposé aux risques d’une personnalisation et de patrimonialisation du pouvoir, notamment lorsque les équipes municipales sont marquées par le monolithisme politique. Cela contribue, à tort ou à raison, au brouillage de l’image des élus dans l’opinion publique. Les citoyens considèrent de plus en plus que pour faire prendre en considération leurs doléances il faut recourir à d’autres alternatives que le système de représentation. Leur procédé privilégié repose sur la mobilisation sociale. Ces actions collectives sont généralement articulées à des revendications en rapport avec l’environnement, avec l’aménagement, avec la qualité des services publics, avec le patrimoine… Ces solidarités entre acteurs de la société civile sont interprétées comme des manifestations de territorialité car leur finalité est le partage du pouvoir décisionnel exercé sur le territoire.