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N.B. Les présentes notes sont le reflet d’un exposé oral, dont elles conservent le style informel.
Elles ne sont pas destinées à la publication.
L’objectif du présent séminaire est d’introduire les étudiants aux principaux aspects de
la modalité et de la rhétorique musicale de la seconde moitié du XVIe siècle – quelquefois
surnommée âge d’or de la polyphonie vocale – à l’aide d’œuvres de deux compositeurs
majeurs : Roland de Lassus (1532-1594) et Giovanni Pierluigi da Palestrina (1525/26-1594).
Les œuvres abordées appartiennent à des genres différents (chansons, motets et madrigaux
spirituels), mais font toutes parties de cycles modaux, c’est-à-dire de recueils de pièces
classées par mode. Ce type d’organisation, relativement courant à l’époque, facilite l’analyse
modale et l’étude des procédés rhétoriques d’ordre modal. Néanmoins, ces mêmes procédés
se retrouvent à des degrés divers dans les œuvres de l’ensemble du XVIe et de la première
moitié du XVIIe siècle.
Mémento
Le gamut est une échelle de vingt degrés couramment décrite par les théoriciens du
Moyen Âge et de la Renaissance.
—2—
Chaque degré du gamut est désigné à l’aide d’une lettre. Le degré le plus grave, que
nous appelons sol, est indiqué par la lettre grecque gamma, Γ (dont provient le mot
« gamme »). L’octave la1-sol2 est notée en majuscules, de A à G. L’octave suivante
correspond aux minuscules, de a et g. Les cinq dernières notes sont désignées par des lettres
redoublées.
Au sein du gamut, il y a deux degrés mobiles, qui n’ont pas de hauteur fixe : si2 et si3.
Selon le contexte, ils peuvent être bécarre ou bémol. Lorsque le si2 est bécarre, il est désigné à
l’aide d’un (« b carré »), qui a donné son nom au signe « bécarre ». En revanche, lorsque le
même si est bémol, il est désigné à l’aide d’un (« b rond » ou « mol »), dont découle le nom
« bémol ». À l’octave supérieure, le si bémol et le si bécarre sont notés à l’aide des mêmes
symboles, mais redoublés. La mobilité du si a pour but d’éviter les tritons et quintes
diminuées mélodiques et harmoniques. Lorsque le si survient dans les environs d’un mi, on le
maintient bécarre, mais quand il se produit dans les environs d’un fa, on en fait un si bémol.
Outre les lettres qui indiquent des lieux (loca) bien précis dans l’échelle, les notes sont
également associées à des syllabes de solmisation. Celles-ci sont au nombre de six : ut re mi
fa sol la. Elles sont inspirées d’une hymne à Jean-Baptiste, peut-être composée par le moine
bénédictin Guy d’Arezzo (? 995- ?1050).
Que tes serviteurs puissent chanter à pleine voix les merveilles de tes actes ;
éloigne le péché de nos lèvres souillées, ô saint Jean
hexacordes par bémol. Les trois derniers commencent sur Γ (G, g) ; ce sont les hexacordes par
bécarre. On dit que des hexacordes à distance d’octave qu’ils partagent la même propriété.
Dans la théorie médiévale et renaissante, il est courant de désigner les degrés du gamut
non seulement à l’aide de leur lettre (A B C D E F G), mais aussi à l’aide des syllabes de
solmisation qui les accompagnent. Ainsi, la note la plus grave est appelée Gamma ut, la
seconde note est appelée A re, la troisième B mi, la quatrième C fa ut, etc.
On observera qu’il existe une distorsion entre les hexacordes par bémol et les
hexacordes par bécarre, puisque ces deux types d’hexacordes n’utilisent pas les mêmes notes.
Dans l’hexacorde par bémol, il y a toujours un si bémol, qui porte toujours la syllabe fa,
tandis que dans l’hexacorde par bécarre, il y a toujours un si bécarre, qui porte toujours la
syllabe mi. Le fa de l’hexacorde par bémol est dès lors plus grave que le mi de l’hexacorde par
bécarre. Il est important de comprendre que les syllabes de solmisation ne font pas référence à
des hauteurs fixes. Elles renvoient à un réseau d’intervalles, pas à des fréquences déterminées.
Pour les apprentis musiciens, on représente souvent les degrés du gamut sur une main.
Le degré le plus grave, Gamma ut, est situé sur l’ongle du pouce. Ensuite, on descend vers la
première articulation du pouce, où se trouve la note A re, puis sur la seconde, avec B mi.
Ensuite, à la base des autres doigts se trouvent les notes suivantes, qui se succèdent en spirale,
avec la dernière note, ee la, qui est généralement représentée au-dessus du majeur, mais dont
la place se trouve en fait au revers de la main, juste derrière d sol.
On peut imaginer que les enfants, lorsqu’ils apprenaient à solmiser, désignaient la
place des notes sur leur main tout en chantant. L’usage de la main s’est perpétué pendant
longtemps. En 1636, Marin Mersenne l’illustre encore dans son Harmonie universelle (Traitez
de la voix, et des chants, proposition VII), tout en précisant qu’elle tend à disparaître.
Pour chanter le nom des notes, avant l’époque baroque, les musiciens n’utilisent en
principe pas les lettres (A B C D E F G), mais exclusivement les syllabes de solmisation. Ces
syllabes ne couvrent pas une octave entière et par conséquent, lorsque l’ambitus d’une
mélodie dépasse la sixte, il faut sauter d’un hexacorde à l’autre ou, en terme techniques,
opérer une « muance ». Les muances se font en principe sur une note qui appartient à deux
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hexacordes à la fois : l’hexacorde que l’on quitte et le nouveau. Les instructions précises des
théoriciens au sujet de la solmisation varient. Cependant, dans la polyphonie, en général, ils
préconisent que les muances se fassent autant que possible sur les syllabes re et la. Même si
cela n’est pas possible, le but est de toujours chanter les demi-tons à l’aide des syllabes mi-fa
ou fa-mi. Quand il n’y a pas de muance possible, on est obligé de faire un saut disjoint.
La musica ficta ou musique feinte comprend toutes les notes qui ne figurent pas sur la
main (= la musica recta), c’est-à-dire la plupart des altérations. À l’origine, le si bémol n’est
pas considéré comme musica ficta, mais à la Renaissance, il est assimilé aux autres degrés
altérés. Bien souvent, la musica ficta (c’est-à-dire les altérations) n’est pas notée dans les
manuscrits médiévaux, et cette situation perdure encore au XVIe siècle. Les chanteurs étaient
censés les ajouter au moment de l’interprétation, selon des règles données dans les traités.
Deux cas de figure peuvent se présenter : la causa necessitatis (par nécessité) et la causa
pulchritudinis (pour la beauté). La causa necessitatis consiste à baisser un degré afin d’éviter
un triton ou une quinte diminuée mélodique ou harmonique. La causa pulchritudinis sert à
introduire des sensibles cadentielles en haussant une note (cf. ci-dessous). Autrement dit, la
causa necessitatis se rapporte généralement aux bémols et la causa pulchritudinis aux dièses.
Au XVIe siècle, les règles de formation mélodique ressemblent assez bien à celles du
plain-chant, dans lequel on n’utilise que des secondes, des tierces, des quartes et des quintes.
Dans la polyphonie, deux intervalles sont ajoutés : la sixte mineure et l’octave. La septième
est inutilisée. La sixte mineure est toujours ascendante.
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Les intervalles disjoints ascendants n’apparaissent en principe pas après des noires
(semi-minimes) accentuées, sauf si cette noire est liée à une blanche, ce qui équivaut à une
blanche pointée. En revanche, une noire non accentuée peut être suivie d’un mouvement
disjoint ascendant.
Le traitement des croches (fuses) est encore plus restrictif. En principe, ces notes sont
toujours abordées et quittées par mouvement conjoint.
On notera toutefois que dans le répertoire profane, les règles sont nettement plus
souples que dans le répertoire sacré.
Les consonances :
• parfaites : l’octave et la quinte.
• imparfaites : les tierces majeure et mineure et les sixtes majeure et mineure.
Les dissonances :
• les secondes, les septièmes et leurs redoublements
• tous les intervalles augmentés et diminués.
• 3M + 5j (+ 8ve)
• 3m + 5j (+ 8ve)
• 3M + 6M (+ 8ve)
• 3m + 6m (+ 8ve)
Pour parler de manière anachronique, il s’agit des accords parfaits majeurs et mineurs
ainsi que des accords de sixte. Dans les combinaisons d’une tierce + une quinte, on peut
doubler la basse, ce qui provoque une quarte entre deux voix supérieures, mais cette quarte est
consonante. Dans les combinaisons tierce + sixte, il y a d’office une quarte, mais pas contre la
basse.
a. Le retard est une note qui est attaquée sur un temps faible, où elle est consonante.
Elle est tenue (« retardée ») sur le temps fort suivant, où elle devient dissonante par le
mouvement d’une autre voix. Elle se résout par mouvement conjoint descendant, et dans le
style strict de Palestrina, la voix contre laquelle se produit le retard doit être tenue au moment
de la résolution. On constate que la plupart des retards se résolvent sur des consonances
imparfaites plutôt que sur des consonances parfaites (7-6 ; 2-3) plutôt que sur des
consonances parfaites (2-1, 7-8), ce qui s’explique sans doute par le fait que la transition
dissonances-consonance parfaite est ressentie comme abrupte.
Une variante courante du retard dans le style de Palestrina est qualifiée de quarta
consonans. Dans cette construction, le retard est préparé par une quarte contre la basse. Cette
quarte est attaquée par mouvement conjoint et elle fait office de consonance ; sur le temps
fort, au moment de la syncope, en principe, une autre voix vient renforcer l’effet dissonant du
retard par une seconde ou une septième.
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b. L’anticipation est attaquée sur un temps faible, où elle forme dissonance avec une
autre voix. Sur le temps fort suivant, elle est réarticulée et devient consonante par le
mouvement de la voix contre laquelle elle formait la dissonance. L’anticipation est attaquée
par mouvement conjoint descendant, sous la forme d’une noire. Généralement, elle annonce
une cadence et est suivie d’une note syncopée qui forme un retard sur le temps fort suivant.
c., d. et e. La note de passage est une note dissonante qui remplit un intervalle
mélodique de tierce. Elle peut être ascendante ou descendante. La note de passage doit tomber
sur un temps faible ou relativement faible. Néanmoins, elle peut tomber sur un temps plus fort
que la note qui forme la résolution. Une note de passage dont la résolution se produit sur un
temps plus fort que la dissonance est dite « non accentuée » (c.). Une note de passage dont la
résolution se produit sur un temps plus « faible » que la dissonance est dite « accentuée » (d.
et e.). La valeur la plus longue qui puisse remplir la fonction de note de passage est la blanche
(minime). La note de passage (de même que toutes les notes dissonantes décrites ci-dessous)
ne peut pas être précédée d’une note de durée inférieure à elle-même.
f. La broderie est abordée par mouvement conjoint et quittée par mouvement conjoint
en direction opposée. La broderie peut être ascendante ou descendante. Toutefois, la forme
ascendante est plus rare. La durée de la broderie excède rarement la noire. En général, elle
n’est pas accentuée, mais cette interdiction n’est pas absolue.
g. L’échappée est abordée par mouvement conjoint et quittée par mouvement disjoint,
généralement de tierce, en direction opposée. Ce type de dissonance est fréquent au XVe
siècle, mais devient relativement rare à l’époque de Palestrina.
j. La note libre est une note abordée par mouvement disjoint et quittée par mouvement
conjoint en direction opposée. Chez Palestrina, elle est plus ou moins inexistante, mais on la
rencontre de temps à autre chez des compositeurs plus anciens.
En résumé :
Ou impact mouvement
conjoint
résolution Immobile mouvement
conjoint dans
la même
direction
Ou impact mouvement
conjoint
résolution Immobile mouvement
conjoint en
direction opposée
Remarques :
1) Les exemples ci-dessus sont intégrés dans une texture à deux voix. Palestrina et ses
contemporains composent souvent à quatre voix ou plus. Cependant, au XVIe siècle, les
dissonances doivent être analysées horizontalement, entre les différentes paires de voix.
Contrairement à ce que l’on observe dans la musique tonale, il n’est donc jamais question de
dissonances harmoniques, intégrées à un accord, qui s’opposeraient à des notes étrangères à
l’harmonie. Toutes les dissonances sont, d’une certaine manière, étrangères à l’harmonie
puisqu’elles rompent la consonance. Néanmoins, elles sont indispensables sur le plan
mélodique.
2) Le vocabulaire utilisé ci-dessus pour désigner les types de dissonances est
anachronique. Il n’apparaît pas comme tel chez les théoriciens du XVIe siècle. Toutefois, sa
pertinence a été largement démontrée par Jeppesen.
Quoique leur usage soit moins strictement contrôlé que celui des dissonances, les
consonances doivent obéir à des règles d’enchaînement héritées du Moyen Âge, dont
certaines sont toujours valables dans la musique tonale. La principale de ces règles prévoit
l’interdiction des consonances parfaites parallèles, en d’autres termes, des quintes et des
octaves consécutives.
les sixtes ne sont pas pures. Elles font entendre de forts battements qui causent dès lors une
tension perceptible.
À la Renaissance, les tierces apparaissent de plus en plus souvent dans les harmonies
initiales et finales des œuvres. Ce changement reflète l’adoption progressive du tempérament
mésotonique sur les instruments à clavier à partir de 1500. Le caractère instable des tierces
pythagoriciennes a néanmoins laissé de profondes traces dans l’écriture polyphonique, même
après qu’elles aient été abandonnées. C’est l’instabilité de consonances imparfaites
pythagoriciennes qui est à la base de la construction des cadences en général et de la cadence
parfaite tonale en particulier.
Les exemples A-H diffèrent par la disposition des intervalles et par la place des tons et
des demi-tons. Dans l’exemple A, il y a un demi-ton mélodique à la voix supérieure, tandis
que dans l’exemple B, le demi-ton se trouve à la voix inférieure. Les exemples C et D sont
des renversements des deux premiers exemples. L’exemple E est une tierce majeure qui se
résout sur une quinte. Dans les exemples F à H, il n’y a pas de demi-ton mélodique.
Tous ces enchaînements sont des prototypes de cadences. Certains musicologues les
qualifient de « progressions dirigées ». La cadence polyphonique renaissante, dans son
expression la plus simple, n’est rien d’autre que l’enchaînement d’une consonance imparfaite
à une consonance parfaite par deux mouvements conjoints en direction opposée. Il faut
cependant préciser que cet enchaînement doit se faire par le plus court chemin possible. En
d’autres termes, il faut qu’il y ait toujours un demi-ton mélodique, soit à la voix inférieure,
soit à la voix supérieure, comme dans les exemples A à E.
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Le modèle cadentiel le plus courant est donc celui des exemples A et C, qui
comportent un demi-ton mélodique ascendant et un ton entier descendant. Entre l’exemple A
et l’exemple C, A est considéré comme la référence et C comme un renversement.
Les exemples B et D sont possibles, mais ils ne se produisent en pratique que sur deux
degrés : sur mi quand il n’y a pas d’armure et sur la quand il y a un bémol à la clé. Mi et la
sont les deux seules notes sur lesquelles on peut descendre par demi-ton et construire une
quinte juste, indispensable dès que le contrepoint passe de deux à trois voix.
Les cadences par demi-ton descendant sont donc des constructions plus
exceptionnelles que les cadences par demi-ton ascendant. Pour bien les caractériser, on les
appelle, techniquement, des cadences « en mi » parce qu’elles tombent toujours sur une note
solfiée mi (que ce soit un mi selon la terminologie moderne ou un la surmonté d’un si bémol).
Ces cadences sont discutées en détail ci-dessous.
Depuis les années 1970, les musicologues ont pris l’habitude, à la suite de Bernhard
Meier, de qualifier le mouvement conjoint ascendant de clausula cantizans et le mouvement
conjoint descendant de clausula tenorizans. Cette terminologie est commode pour l’analyse
des partitions, à condition de ne pas oublier que la clausula cantizans ne doit pas forcément
apparaître à la voix supérieure, ni la clausula tenorizans au ténor. N’importe quelle voix
contrapuntique peut chanter chacune de ces deux formules.
Dans les œuvres à plus de deux parties, pour former des cadences, les compositeurs
ajoutent aux progressions dirigées présentées ci-dessus une ou plusieurs voix, tout en
respectant les règles du contrepoint. Celui-ci ne doit comporter ni quintes ni octaves
parallèles ; l’harmonie finale de la cadence ne peut contenir que des quintes et des octaves ou
des unissons ; l’avant-dernière harmonie peut contenir des consonances imparfaites, mais pas
de dissonances. On remarque que les possibilités combinatoires diffèrent dans les cadences
ordinaires et dans les cadences en mi. Par ailleurs, plus le nombre de voix augmente, plus le
nombre de solutions correctes diminue.
La progression dirigée de référence (enchaînement A dans l’exemple plus haut) servira
de point de départ à l’exposé qui suit. Pour l’adjonction d’une troisième voix, seules deux
solutions sont possibles. Dans le premier cas, le compositeur intègre une tierce fa au-dessus
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de la basse ré, tierce qui se résout sur la quinte do-sol. Comme le fa monte au sol, il faut
respecter la loi du plus court chemin et le transformer un fa dièse. On obtient ainsi une
cadence à double sensible, fréquente dans la musique du XIVe siècle.
Dans le deuxième cas, le compositeur ajoute une quinte en dessous de la voix
inférieure. Il obtient une dixième sol-si entre la voix inférieure et la voix supérieure. En toute
rigueur, cette dixième devrait se résoudre sur une quinte fa-do. Cependant, le fa perturberait
l’effet cadentiel. Les compositeurs résolvent dès lors la tierce par un saut d’octave ou
éventuellement de quarte ascendante. Cette solution est moins fréquente que la précédente
dans les œuvres à trois voix du XIVe siècle. Elle s’imposera progressivement au siècle suivant.
Dans la polyphonie à quatre voix, qui se propage au XVe siècle, la cadence à double
sensible n’est plus utilisable parce qu’elle provoquerait inévitablement des quintes et des
octaves parallèles. Seule la cadence par saut de quarte peut être harmonisée correctement. Elle
est à la base de la cadence parfaite tonale. Le mouvement caractéristique de la basse est
parfois qualifié de clausula bassizans.
Au XVIe siècle, les compositeurs utilisent de plus en plus souvent la tierce dans leurs
cadences. L’ossature cadentielle reste très semblable aux exemples qui précèdent, mais elle
intègre désormais une consonance imparfaite, devenue stable par l’adoption du tempérament
mésotonique.
Outre l’adjonction d’une ou de plusieurs voix, les progressions dirigées peuvent faire
l’objet d’une ornementation mélodique plus ou moins importante à la clausula cantizans. Afin
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d’accroître la tension cadentielle, à partir du XVe siècle, les compositeurs prennent l’habitude
d’insérer un retard avant la résolution de la consonance imparfaite, de la manière suivante :
Certains théoriciens ont qualifié ce type de cadence avec retard de clausula formalis
ou cadence formelle, par opposition au type simple, dépourvu de retard, qu’ils appellent
clausula simplex. Parfois, le retard est lui-même suivi d’une ornementation plus ou moins
abondante, dont l’objectif est toujours d’amplifier la cadence, de mieux la caractériser, de la
faire ressortir du contexte polyphonique.
Les cadenze fuggite servent un double but : d’une part, elles permettent d’articuler le
discours musical de manière fluide, sans provoquer des césures trop marquées au sein du flux
contrapuntique. D’autre part, elles revêtent souvent un caractère rhétorique, par exemple pour
signifier l’idée d’inachèvement, d’imperfection, etc.
1.5.3 Cadences en mi
Tous les exemples de cadences à plusieurs voix présentés jusqu’à présent se font par
demi-ton ascendant (ou sensible ascendante). La cadence en mi, qui n’a pas de sensible
ascendante mais une sensible descendante, pose des problèmes particuliers. Il est impossible,
dans l’avant-dernier agrégat harmonique, de placer une quinte sous la consonance imparfaite.
Dans l’exemple ci-dessous, on constate que le si bécarre provoquerait une quinte diminuée
par rapport au fa, tandis qu’un si bémol forcerait la basse à chanter un triton (si bémol-mi
bécarre).
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2 La modalité
Les modes en tant que catégories musicales trouvent leur origine en Europe
occidentale dans les traités de l’époque carolingienne. Avant d’aborder les modes dans la
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polyphonie de la Renaissance, un bref rappel s’impose donc au sujet des modes dans le plain-
chant médiéval.
La trame sur laquelle s’articulent les modes ecclésiastiques est le système diatonique
et plus particulièrement le gamut qui, dans sa version définitive, comprend vingt degrés de
sol1 à mi4, dont deux degrés mobiles, si2/si2 et si3/si3. C’est l’asymétrie de l’échelle
diatonique qui est à l’origine des modes et qui en façonne les particularités. Définir ce qu’est
un mode n’est pourtant pas une chose aisée et il est frappant de constater que les définitions
anciennes ne correspondent guère à celles que l’on trouve dans les dictionnaires et
encyclopédies modernes.
Ces derniers décrivent assez couramment les modes comme des « échelles
particularisées », c’est-à-dire comme des échelles musicales au sein desquelles certains degrés
acquièrent une fonction mélodique précise (finale, teneur, etc.). Une autre conception
envisage les modes comme des « mélodies généralisées », autrement dit comme des modèles
abstraits de construction mélodique. En réalité, ces deux définitions — que l’on peut qualifier
respectivement de « scalaire » et de « formulaire » — reflètent différentes facettes d’un même
phénomène. Lorsque les fonctions modales au sein d’une échelle sont bien définies, elles
conditionnent fortement la construction mélodique. Inversement, une mélodie modale se
profile comme telle par la mise en exergue de fonctions précises parmi les degrés dont elle se
sert.
Parmi les fonctions modales, la plus fréquemment citées est celle de finale du mode,
qui coïncide (en principe) avec la dernière note de la mélodie. Parmi les vingt degrés du
gamut, la théorie médiévale reconnaît quatre finales régulières : ré2, mi2, fa2 et sol2. À chaque
finale correspondent deux modes, dont l’un est qualifié d’authentique et l’autre de plagal.
Dans les modes authentiques, la finale se situe au bas de la tessiture, tandis que dans les
modes plagaux, elle se trouve plus ou moins au milieu. On peut donc considérer que les huit
modes se différencient par leur finale et par la distribution des intervalles possibles autour de
cette dernière.
La présentation des modes la plus facile à saisir pour le néophyte d’aujourd’hui
consiste sans aucun doute à les considérer comme autant de segments d’octaves au sein du
système diatonique. Le Prologus in Tonarium de Bernon de Reichenau (mort en 1048) offre à
cet égard un exposé à la fois clair et systématique. Bernon distingue trois espèces de quartes et
quatre espèces de quintes d’après la disposition des tons et des demi-tons qui les composent.
Bernon remarque qu’il existe aussi sept espèces d’octaves, qui se différencient également
par la disposition des tons et de demi-tons : la première espèce va de la1 à la2, la deuxième, de
si1 à si2, et ainsi de suite jusqu’à la septième, qui couvre l’intervalle sol2-sol3. Il établit ensuite
un rapprochement entre sa théorie des intervalles et celle des modes, ce qui lui permet de
surmonter la contradiction apparente entre le nombre des espèces d’octaves, limité à sept, et
celui des modes, qui s’élève à huit. Bernon conçoit en effet chaque mode comme une octave
composée d’une espèce de quarte et de quinte. Les modes authentiques et plagaux qui
partagent la même finale ont leur quinte en commun. Ils se distinguent par le fait que dans les
modes authentiques, la quarte surmonte la quinte, tandis que dans les modes plagaux, la
quarte se trouve en dessous de la quinte.
Cette présentation des modes trouve sa source dans les premiers tonaires. Dans ces
livres liturgiques, les antiennes servant de refrain au chant des psaumes sont classées en
fonction des tons psalmodiques. Ceux-ci sont au nombre de huit et consistent en des formules
mélodiques stéréotypées, basées sur une corde récitative ou teneur enrichie de diverses
inflexions mélodiques. À l’origine, la teneur est donc une caractéristique propre aux tons
psalmodiques. Cependant, en raison de l’association étroite entre ces derniers et les antiennes
modales, à partir de Johannes Cotton (vers 1100), la teneur est considérée comme un attribut
proprement modal. La paire finale-teneur, qui définit chaque mode de manière univoque, est
associée à un ambitus dans lequel la finale occupe une position plus ou moins élevée selon
que le mode est authentique ou plagal, mais cet ambitus n’est pas strictement limité à une
octave.
Quelle que soit la présentation des modes — scalaire ou formulaire, pseudo-classique
ou ecclésiastique-occidentale —, il est important de souligner qu’un mode se définit par les
rapports entre ses degrés constitutifs et non pas par la hauteur réelle des sons. Il s’ensuit qu’un
mode demeure identique à lui-même même lorsqu’il est déplacé dans le système diatonique,
ce qui correspond, en termes modernes, au phénomène de la transposition.
À partir du XIIIe siècle, pourtant, certains textes évoquent des rapports possibles entre
les modes et la polyphonie. Les débuts sont certes timides et certains théoriciens rejettent
formellement l’idée, mais le fait même qu’elle soit évoquée montre que la question est dans
l’air du temps.
En règle générale, les théoriciens de la modalité polyphonique estiment que c’est le
mode du ténor qui détermine celui de l’œuvre dans sa totalité, même si, envisagées
individuellement, les autres voix peuvent être rattachées à un autre mode. L’importance
accordée au ténor découle évidemment du rôle structurel que joue cette voix dans le
contrepoint du XVe siècle, mais sa prééminence modale continue d’être affirmée par nombre
de théoriciens jusqu’au début du XVIIe siècle, c’est-à-dire bien longtemps après que le ténor ait
perdu son statut de fondement des relations contrapuntiques.
Au cours du XVIe siècle, on observe que les modes occupent une place de en plus
importante dans les traités et que, parallèlement, leur impact sur la pratique des compositeurs
s’accroît sensiblement. Un phénomène qui en témoigne directement est l’essor des recueils
polyphoniques classés par mode. Frans Wiering a recensé 475 cycles de ce type, dont
l’essentiel date des années 1520 à 1620. Dans certains recueils, le classement modal des
pièces est dû à l’éditeur. Dans ce cas, l’agencement modal ne dit rien de la pensée du
compositeur. Bien souvent, par contre, l’ordonnancement des œuvres résulte de la volonté
propre de ce dernier, ce qui peut dévoiler certaines de ses conceptions musicales.
Dans le même temps, la texture polyphonique subit une évolution qui permet de
renforcer le sentiment modal qui émane des œuvres polyphoniques. À cet égard, il faut se
souvenir qu’au XVe siècle, la dénomination des voix — superius, contratenor altus, tenor,
contratenor bassus — ne renvoie pas tant à des tessitures qu’à des fonctions au sein du
contrepoint. À l’origine, le ténor, voix de référence, forme une ossature structurelle avec le
superius. À ce duo peuvent s’ajouter deux contre-ténors, dont le contratenor altus occupe
souvent une tessiture proche de celle du ténor. Au XVIe siècle, l’homogénéisation
fonctionnelle des voix va de pair avec l’émergence d’une texture de type nouveau, connue
sous le nom a voce piena. Selon cette disposition, les voix sont regroupées par paires : la
première est composée du ténor et du superius, la seconde, de la basse et de l’altus. À
l’intérieur de chaque paire, les voix ont des tessitures situées plus ou moins à l’octave l’une de
l’autre et entre elles, les paires sont décalées d’une quarte ou d’une quinte. L’étendue totale
des quatre voix est d’environ deux octaves et demie. S’il y a plus de quatre voix, cette étendue
n’augmente pas, car les voix additionnelles redoublent l’une des voix principales.
Superius
c. une octave
Altus
c. une octave
Tenor
c. une octave
Bassus
c. une octave
Dans ce type de texture, si l’ambitus du ténor est authentique, celui du superius l’est
aussi, mais à l’octave supérieure. Dans ce cas, l’altus et la basse sont plagaux. À l’inverse, si
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le ténor et le superius sont plagaux, la basse et l’altus sont authentiques. De ce fait, une
distinction tangible se fait jour entre les œuvres authentiques et plagales,
Mode 7 Mode 8
Mode Cadences de 1er rang Cadences de 2ème rang Cadences de 3ème rang
1 ré2, ré3 la2 fa2
2 ré2 la1, fa2 la2
3 mi2, mi3 la2, rarement do3 sol2
4 mi2 la2 sol2, do2
5 fa2, fa3 do3 la2
6 fa2 do2, la2 do3
7 sol2, sol3 ré3 do3
8 sol2 do3, ré2 ré3
En concordance avec les traités, la plupart des œuvres du XVIe siècle témoignent d’une
certaine prudence dans la gestion des degrés cadentiels, en particulier au début ou à la fin des
œuvres. Même si le contrepoint autorise une grande variété de cadences, on observe que les
1
Bernhard MEIER, Alte Tonarten, dargestellt an der Instrumentalmusik des 16. und 17. Jahrhunderts, Kassel,
Bärenreiter, 2/1994, p. 181.
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L’année 1547 constitue un jalon important dans l’histoire de la théorie modale. C’est à cette
date que Heinrich Glarean publie son Dodekachordon, auquel il affirme avoir travaillé
pendant vingt ans. Soucieux de résoudre l’ancienne contradiction entre les huit modes
traditionnels auxquels ne correspondent que sept espèces d’octaves, il développe un nouveau
système dans lequel chacune de ces octaves peut être divisée harmoniquement (la quinte étant
placée sous la quarte) ou arithmétiquement (la quarte étant située sous la quinte). Il en déduit
douze modes différents, synthétisés dans le tableau suivant. En raison de la position de la
quinte diminuée et du triton, la deuxième espèce d’octave (si1-si2) ne peut pas être divisée
harmoniquement et la sixième espèce d’octave (fa2-fa3) ne peut pas être divisée
arithmétiquement.
— 24 —
Durant le dernier quart du XVIe siècle, le système des douze modes est adopté par un
certain nombre de théoriciens, bien qu’il connaisse aussi des détracteurs. En Italie, l’ancienne
numérotation de Glarean est parfois maintenue, mais en France, la nouvelle numérotation des
Dimostrationi harmoniche s’impose et sera d’un usage généralisé au XVIIe siècle.
Parmi les compositeurs, l’adoption du système des douze modes est relativement
inégale. Les premiers cycles conçus sur la base de douze plutôt que huit modes datent des
années 1560-1570. C’est dans la musique instrumentale qu’ils eurent le plus de succès. On
sait par diverses sources que ni Palestrina, ni Lassus n’adhéraient au système des douze
modes.
Les difficultés que suscite l’analyse modale dans le répertoire du XVIe siècle et le fait
qu’une œuvre puisse être attribuée, selon la théorie dont on se réclame, à différents modes ont
incité le musicologue américain Harold Powers à proposer une autre lecture du répertoire,
basée sur ce qu’il appelle les types tonals. Un type tonal consiste en l’association d’une finale
(la note la plus grave du dernier accord), d’un groupe de clés (chiavi naturali ou chiavette) et
d’une armure (cantus mollis ou cantus durus). En théorie, vingt-quatre types tonals sont
possibles (6 finales x 2 armures x 2 systèmes de clés), bien que certains soient inusités (la
finale fa n’est guère utilisée en cantus durus et la finale mi est difficilement compatible avec
le cantus mollis). Powers note les types tonals de manière abrégée, de la façon suivante : - c1
- fa (cantus mollis, chiavi naturali, finale fa) ; - g2 - sol (cantus durus, chiavette, finale sol).
Comme le nombre de types tonals est plus élevé que le nombre de modes, un même mode
peut être représenté par plus d’un type tonal. L’inverse est possible aussi : un même type tonal
peut, à l’occasion, représenter différents modes. Compte tenu du fait qu’en principe, la
notation musicale ne fait pas appel à des lignes supplémentaires au-dessus ou en dessous de la
portée, les possibilités musicales qu’offre un mode diffèrent en cantus durus et en cantus
mollis, comme le montre le tableau suivant pour le premier mode.
— 26 —
3 La rhétorique musicale
2
Bernhard Meier (The modes of classical vocal polyphony, partie II) propose une aperçu très complet de divers
effets rhétoriques couramment utilisés au XVIe siècle.
— 27 —
4 Analyses
4.1 Les Meslanges d’Orlande de Lassus contenant plusieurs chansons, à
IIII, V, VI, VIII, X parties : reveuz par luy et augmentez], Paris, Le Roy –
Ballard, 1576 (RISM A L0891)3
Les éditeurs de musique Adrian Le Roy et Robert Ballard étaient personnellement liés
avec Lassus et publièrent nombre de ses œuvres. Dans Les Meslanges d’Orlande de Lassus,
les chansons à quatre et à cinq voix font l’objet d’un classement par type tonal, mais il est
évident que ce classement fut réalisé a posteriori, c’est-à-dire après la composition des
œuvres, dont certaines avaient déjà paru antérieurement. Les chansons des Meslanges ne sont
donc pas conçues comme un cycle modal. Néanmoins, la mention « reveuz par luy » indique
que le compositeur a supervisé l’édition et a peut-être approuvé l’ordre dans lequel les pièces
sont présentées. On observe cependant quelques anomalies (cf. nos 64, 50, 63, 64 et 67) qui
suggèrent que la modalité ne joue pas, dans ce recueil, un rôle aussi crucial que dans les deux
recueils suivants.
3
Version en ligne de l’édition originale (Ténor, Bassus, Quinta pars) : http://www.bvh.univ-
tours.fr/resauteur.asp?numauteur=587&ordre=titre
— 28 —
4
Sol2 dans d’autres éditions
— 29 —
escouter...
70. Chanson Vous qui aymez les dames Blande... 5 c1 sol1 2tr
71. Chanson J’atens le tems ayant ferme esperance... 5 c1 sol1 2tr
72. Chanson Chanter Chanter je veux la gente damoiselle... 5 c1 sol1 2tr
73. Chanson Un mesnagier viellard recreu d’ahan... 5 c1 fa1 ?
74. Chanson Dix ennemis... 5 c1 ré2 2
Et me prenant au collet doucement... 5 c1 sol1 2
75. Chanson S’il y a compagnon qui sa femme mescroye... 5 c1 sol1 2
76. Chanson Et d’ou venez vous ma dame Lucette... 5 g2 ré2 2tr8
77. Chanson Veux ton mal... 5 g2 sol1 2tr8
Le voulez vous... 5 g2 ré2 2tr8
78. Chanson Las me faut il tant de mal supporter... 5 c1 mi2 3/4
79. Chanson Un triste coeur remply de fantasie... 5 c1 mi2 3/4
80. Chanson Ardant amour sovent me fait instance... 5 c1 mi2 3/4
81. Chanson Je ne veux plus que chanter de tristesse... 5 g2 la1 3/4tr
82. Chanson Au feu au feu au feu venez moy secourir... 5 g2 fa2 5
A l’eau A l’eau A l’eau jettes toy vistement... 5 g2 fa2 5
83. Chanson Au tems jadis... 5 c1 fa1 6
84. Chanson Elle s’en va de moy la mieux aymée... 5 c1 fa1 6
85. Chanson Le Rossignol plaisant & gratieux... 5 g2 do2 6tr
86. Chanson Est-il possible à moy pouvoir trouver... 5 c1 fa1 6
87. Chanson Une puce j’ay dedans l’oreill’... 5 g2 do2 6tr
88. Chanson Le departir le departir est sans departement... 5 c1 sol1 8
89. Chanson Comme la Tourterelle languit jusqu’à la mort... 5 c1 sol1 8
Ou t’atend ta maitresse... 5 c1 sol1 8
90. Chanson Puis que fortune a sur moy entrepris... 5 c1 sol1 8
91. Chanson Quand me souvient... 5 in mi1 4
contro
basso
92. Chanson Toutes les nuitz que sans vous je couche... 5 g2 la1 ?
93. Chanson Qui veult d’amour sçavoir tous les esbatz... 5 g2 la1 ?
94. Madrigal I vo piagendo i miei passati tempi... 5
Si che s’io viss’ in guerra... 5
95. Madrigal Soleasi vel mio cor star bell’ e viva... 5
Che piangon dentr’... 5
96. Madrigal Madonna Madonna fall’amor... 5
97. Madrigal Che piu d’un giorno è la vita mortale... 5
98. Madrigal Ove le luci... 5
99. Madrigal Con lei fuss’io... 5
100. Cantus Qvid <prodest stulto> Vanitas vanitatum & 5
(motet) omnia vanitas...
101. Cantus Bestia curua sia pulices... 5
(motet)
102. Cantus Qvis mihi, quis te te rapuit... 5
(motet)
Me miserum... 5
Nvnc iuvat immensi fines... 5
103. Cantus Alma venus vultu languentem... 5
(motet)
Nvnc elegos diuae querulos dimittere versus... 5
104. Cantus Ave color vini clari... 5
(motet)
O quam flagrans 5
105. Cantus Vt radios edit rutilo carbunculus auro... 5
(motet)
Non tenui Musae filo celebranda vetustas... 5
106. Cantus Quis valet eloquio munus celebrare Lyei?... 5
(motet)
107. Cantus Beatus ille qui procul negociis... 5
(motet)
Ergo aut adulta vitium propagine... 5
— 30 —
L’auteur du texte est inconnu. Le poème rappelle une chanson populaire française (En
passant par la Lorraine avec mes sabots), mais rien ne prouve que celle-ci est antérieure à la
chanson de Lassus. Partition téléchargeable sur
http://www3.cpdl.org/wiki/index.php/Margot_labourez_les_vignes_%28Orlando_di_Lasso%
29 (sélectionner CPDL #03350, éd. par Rafael Ornes).
— 31 —
Margot labourez les vignes figure parmi les chansons rattachées au mode 7. Les
tessitures théoriques sont donc les suivantes :
Les quelques dépassements observés n’ont rien d’anormal. Toutes les cadences se font
sur sol et confirment le mode. La simplicité de la structure textuelle et musicale ainsi que
l’homophonie confèrent à la pièce un caractère populaire.
Il s’agit d’une chanson amoureuse sur un texte anonyme en vers octosyllabes. Texte
variable selon les éditions. Partition téléchargeable sur
http://www3.cpdl.org/wiki/index.php/Je_l%27aime_bien_et_l%27amerai_%28Orlando_di_La
sso%29 (sélectionner CPDL #02445 Pothárn Imre).
— 32 —
Cette chanson figure parmi les pièces du deuxième mode transposé. Dans la
polyphonie du XVIe siècle, il est assez rare que ce mode soit utilisé en cantus durus, en raison
de l’extrême gravité des voix.
Pour cette raison, le mode 2 est souvent transposé d’une quarte vers le haut, avec un
bémol à la clé. Dans ce cas, la finale est sol, la teneur est si et les tessitures théoriques sont
les suivantes.
Dans la chanson de Lassus, chaque vers se termine par une cadence sur sol (mes. 13,
15, 18, 22, 34) qui confirme le mode. Il y a aussi quelques cadences intermédiaires sur si, qui
renforcent le sentiment plagal de l’œuvre. On observe la présence d’assez nombreux mi, qui
donnent à la pièce une saveur « éolienne », mais on sait que Lassus adhérait aux huit modes
traditionnels. Il ne convient donc pas de considérer que l’œuvre est dans un mode de la
transposé sur sol.
— 33 —
La structure de la pièce est assez simple : le premier et le dernier vers portent la même
mélodie et fonctionnent comme refrains. La pièce correspond donc à une forme AbcdA.
Il s’agit d’une des chansons les plus connues de Lassus, qui a fait l’objet d’une
multitude d’adaptations pour le luth et d’autres instruments à cordes. Le texte est dû au poète
réformé Guillaume Guéroult (1507-1569) et se compose de vers décasyllabes (divisés en 4 +
6). La thématique est inspirée de l’Ancien Testament (Daniel 13, 22-23), ce qui permet de
rattacher la pièce de Lassus au genre de la chanson spirituelle. Partition téléchargeable sur
http://www3.cpdl.org/wiki/index.php/Susanne_un_jour_%28Orlando_di_Lasso%29
(sélectionner CPDL #01998 éd. par Pothárn Imre).
Cette chanson est rattachée aux pièces du premier mode transposé. Les tessitures
théoriques du mode non transposé et transposé sont les suivantes.
Sur le plan formel, la chanson suit d’assez près la structure poétique. D’une part, le
compositeur répercute souplement le découpage des vers en 4 + 6 syllabes. D’autre part, il
suit la structure globale du poème, par exemple en respectant l’enjambement entre les vers 5
et 6 (cadence plagale sur ré faiblement marquée). Le début de la chanson respecte un schéma
abab qui reflète celui des rimes. La suite est plus libre.
La présence récurrente de cadences sur la teneur du mode 2 (si bémol) est relativement
inhabituelle dans les œuvres en mode authentique. Elle provoque une incertitude modale que
les théoriciens de l’époque qualifient de mixtio (mélange de deux modes partageant la même
finale).
Les psaumes de la pénitence (ps. 6, 32, 38, 51, 102, 130 et 1435) forment un cycle de
prières pénitentielles dont la première mention remonte à Cassiodore (c. 485-c. 580). Le pape
Innocent III (1198-1216) recommanda de les faire lire chaque jour de Carême. Pie V en
ramena la lecture aux vendredis de carême, hormis le vendredi saint. Les psaumes de la
pénitence figurent aussi régulièrement dans les livres d’heures et à l’époque de Lassus, ils
faisaient partie des dévotions couramment pratiquées durant les périodes de pénitence ou de
jeûne. Stefan Schulze a recensé 19 cycles dans lesquels les psaumes de la pénitence sont mis
en polyphonie entre 1564 et 1615.
Selon la préface de l’édition de 1584, la composition des Psalmi Davidis
poenitentiales de Lassus était terminée en 1559. Ce recueil répondait à une demande de son
patron, Albert V de Bavière. Le duc fut tellement satisfait du résultat qu’il interdit à Lassus de
publier l’œuvre, au grand déplaisir du compositeur. Les psaumes furent en revanche intégrés
dans un magnifique manuscrit dont la réalisation, comprenant de nombreuses miniatures et
5
Numérotation hébraïque. Selon la Vulgate, il s’agit des psaumes 6, 31, 37, 50, 101, 129 et 142.
— 35 —
commentaires bibliques, dura huit années. Cet ouvrage est aujourd’hui conservé à la
Bayerische Staatsbibliothek de Munich (Mielich-Kodex).
Les psaumes de la pénitence constituent le plus ancien cycle modal de Lassus conçu
en tant que tel. Afin de représenter les huit modes, le compositeur ajouta aux sept psaumes de
la pénitence un huitième motet, Laudate Dominum de caelis, également basé sur des extraits
psalmiques (ps. 148 et 150). Ce motet permet de clore le cycle sur un chant de louange plus
joyeux que les précédents. Il est intéressant de noter que dans ce cycle, les modes 3 et 4 sont
clairement différenciés, ce qui est assez rare dans le répertoire du XVIe siècle, où ces deux
modes se confondent souvent.
Textes6
Psaume 6
2
2
Domine, ne in furore tuo arguas me, Seigneur, châtie-moi sans colère,
neque in ira tua corripias me. corrige-moi sans fureur !
3
3
Miserere mei, Domine, quoniam infirmus sum ; Pitié, Seigneur, je dépéris ;
sana me, Domine, quoniam conturbata sunt ossa mea. guéris-moi, Seigneur, je tremble de tous mes os,
4
4
Et anima mea turbata est valde ; je tremble de tout mon être.
sed tu, Domine, usquequo ? Alors, Seigneur, jusqu’à quand... ?
5
5
Convertere, Domine, et eripe animam meam ; Reviens, Seigneur, délivre-moi,
salvum me fac propter misericordiam tuam. sauve-moi à cause de ta fidélité !
6
6
Quoniam non est in morte qui memor sit tui ; Car chez les morts, on ne prononce pas ton nom.
in inferno autem quis confitebitur tibi ? Aux enfers, qui te rend grâce ?
7
7
Laboravi in gemitu meo ; Je suis épuisé à force de gémir.
lavabo per singulas noctes lectum meum : Chaque nuit, mes larmes baignent mon lit,
lacrimis meis stratum meum rigabo. mes pleurs inondent ma couche.
8
8
Turbatus est a furore oculus meus ; Mes yeux sont rongés de chagrin,
inveteravi inter omnes inimicos meos. ma vue faiblit, tant j’ai d’adversaires.
9
9
Discedite a me omnes qui operamini iniquitatem, Ecartez-vous de moi, vous tous, malfaisants,
quoniam exaudivit Dominus vocem fletus mei. car le Seigneur a entendu mes sanglots.
10
10
Exaudivit Dominus deprecationem meam ; Le Seigneur a entendu ma supplication,
Dominus orationem meam suscepit. le Seigneur accueille ma prière.
11
11
Erubescant, et conturbentur vehementer, omnes Que mes ennemis, honteux et tout tremblants,
inimici mei ; s’en retournent tous, soudain couverts de honte !
convertantur, et erubescant valde velociter.
Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto. Gloire au Père, au Fils et au Saint Esprit,
Sicut erat in principio, et nunc, et semper, et in saecula comme il était au commencement, maintenant et
saeculorum. Amen toujours, et pour les siècles des siècles.
Psaume 32
1
1
Beati quorum remissæ sunt iniquitates, Heureux l’homme dont l’offense est enlevée
et quorum tecta sunt peccata. et le péché couvert !
2
2
Beatus vir cui non imputavit Dominus peccatum, Heureux celui à qui le Seigneur ne compte pas la
nec est in spiritu ejus dolus. faute,
et dont l’esprit ne triche pas !
3
3
Quoniam tacui, inveteraverunt ossa mea, Tant que je me taisais, mon corps s’épuisait
dum clamarem tota die. à grogner tous les jours,
4
4
Quoniam die ac nocte gravata est super me manus car, jour et nuit, ta main pesait sur moi,
6
Texte d’après la Vulgate clémentine, 1592 (http://vulsearch.sourceforge.net/html/). Traduction d’après la
Traduction œcuménique de la Bible (TOB), http://bibliotheque.editionsducerf.fr/par%20page/120/TM.htm.
D’autres traductions sont disponibles sur http://www.lexilogos.com/bible.htm.
— 36 —
Psaume 38
2
2
Domine, ne in furore tuo arguas me, Seigneur, châtie-moi sans courroux,
neque in ira tua corripias me : corrige-moi sans fureur.
3
3
quoniam sagittæ tuæ infixæ sunt mihi, Tes flèches se sont abattues sur moi,
et confirmasti super me manum tuam. ta main s’est abattue sur moi.
4
4
Non est sanitas in carne mea, a facie iræ tuæ ; Rien d’intact dans ma chair, et cela par ta colère,
non est pax ossibus meis, a facie peccatorum rien de sain dans mes os, et cela par mon péché !
meorum : 5
5
quoniam iniquitates meæ supergressæ sunt caput Car mes fautes ont dépassé ma tête,
meum, comme un pesant fardeau, elles pèsent trop sur moi.
et sicut onus grave gravatæ sunt super me. 6
6
Putruerunt et corruptæ sunt cicatrices meæ, Mes plaies infectées suppurent,
a facie insipientiæ meæ. et cela par ma sottise.
7
7
Miser factus sum et curvatus sum usque in finem ; Je suis courbé et tout prostré ;
tota die contristatus ingrediebar. sombre, je me traîne tous les jours,
8
8
Quoniam lumbi mei impleti sunt illusionibus, car mes reins sont envahis par la fièvre,
et non est sanitas in carne mea. plus rien n’est intact dans ma chair.
9
9
Afflictus sum, et humiliatus sum nimis ; Je suis engourdi, tout brisé,
rugiebam a gemitu cordis mei. mon cœur gronde, je rugis.
10
10
Domine, ante te omne desiderium meum, Seigneur tous mes soupirs sont devant toi,
et gemitus meus a te non est absconditus. et mes gémissements ne te sont pas cachés.
11
11
Cor meum conturbatum est ; Mon cœur palpite, les forces m’ont abandonné,
dereliquit me virtus mea, et lumen oculorum meorum, j’ai perdu jusqu’à la lumière de mes yeux.
et ipsum non est mecum. 12
12
Amici mei et proximi mei adversum me Mes amis, mes compagnons reculent devant mes
appropinquaverunt, et steterunt ; plaies,
et qui juxta me erant, de longe steterunt : mes proches se tiennent à distance.
et vim faciebant qui quærebant animam meam. 13
13
Et qui inquirebant mala mihi, locuti sunt vanitates, Ceux qui en veulent à ma vie ont tendu des pièges,
et dolos tota die meditabantur. ceux qui cherchent mon malheur ont parlé pour me
— 37 —
perdre,
en murmurant chaque jour des perfidies.
14 14
Ego autem, tamquam surdus, non audiebam ; Mais moi, comme un sourd, je n’entends pas ;
et sicut mutus non aperiens os suum. je suis un muet qui n’ouvre pas la bouche.
15 15
Et factus sum sicut homo non audiens, Je suis un homme qui n’entend pas
et non habens in ore suo redargutiones. et qui n’a pas de réplique à la bouche.
16 16
Quoniam in te, Domine, speravi ; C’est en toi, Seigneur, que j’espère :
tu exaudies me, Domine Deus meus. tu répondras, Seigneur mon Dieu !
17 17
Quia dixi : Nequando supergaudeant mihi inimici Je disais : « Que je ne fasse pas la joie
mei ; de ceux qui triomphent de moi quand je vacille »,
et dum commoventur pedes mei, super me magna
locuti sunt.
18 18
Quoniam ego in flagella paratus sum, et me voici prêt à défaillir,
et dolor meus in conspectu meo semper. ma douleur m’est sans cesse présente.
19 19
Quoniam iniquitatem meam annuntiabo, Oui, je proclame ma faute
et cogitabo pro peccato meo. et je m’effraie de mon péché.
20 20
Inimici autem mei vivunt, et confirmati sunt super Mes ennemis, pleins de vie, sont puissants ;
me : ils sont nombreux, ceux qui me haïssent injustement.
et multiplicati sunt qui oderunt me inique.
21 21
Qui retribuunt mala pro bonis detrahebant mihi, Ceux qui me rendent le mal pour le bien
quoniam sequebar bonitatem. m’accusent pour le bien que je poursuivais.
22 22
Ne derelinquas me, Domine Deus meus ; Seigneur, ne m’abandonne pas.
ne discesseris a me. Mon Dieu, ne reste pas si loin.
23 23
Intende in adjutorium meum, Vite ! A l’aide !
Domine Deus salutis meæ. toi, Seigneur, mon salut !
Gloria…
Psaume 51
3
3
Miserere mei, Deus, secundum magnam Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta fidélité ;
misericordiam tuam ; selon ta grande miséricorde, efface mes torts.
et secundum multitudinem miserationum tuarum, dele
iniquitatem meam. 4
4
Amplius lava me ab iniquitate mea, Lave-moi sans cesse de ma faute
et a peccato meo munda me. et purifie-moi de mon péché.
5
5
Quoniam iniquitatem meam ego cognosco, Car je reconnais mes torts,
et peccatum meum contra me est semper. j’ai toujours mon péché devant moi.
6
6
Tibi soli peccavi, et malum coram te feci ; Contre toi, et toi seul, j’ai péché,
ut justificeris in sermonibus tuis, ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait,
et vincas cum judicaris. ainsi tu seras juste quand tu parleras,
irréprochable quand tu jugeras.
7
7
Ecce enim in iniquitatibus conceptus sum, Voici, dans la faute j’ai été enfanté
et in peccatis concepit me mater mea. et, dans le péché, conçu des ardeurs de ma mère.
8
8
Ecce enim veritatem dilexisti ; Voici, tu aimes la vérité dans les ténèbres,
incerta et occulta sapientiæ tuæ manifestasti mihi. dans ma nuit, tu me fais connaître la sagesse.
9
9
Asperges me hyssopo, et mundabor ; Ote mon péché avec l’hysope, et je serai pur ;
lavabis me, et super nivem dealbabor. lave-moi, et je serai plus blanc que la neige.
10
10
Auditui meo dabis gaudium et lætitiam, Fais que j’entende l’allégresse et la joie,
et exsultabunt ossa humiliata. et qu’ils dansent, les os que tu as broyés.
11
11
Averte faciem tuam a peccatis meis, Devant mes péchés, détourne-toi,
et omnes iniquitates meas dele. toutes mes fautes, efface-les.
12
12
Cor mundum crea in me, Deus, Crée pour moi un cœur pur, Dieu ;
et spiritum rectum innova in visceribus meis. enracine en moi un esprit tout neuf.
13
13
Ne projicias me a facie tua, Ne me rejette pas loin de toi,
et spiritum sanctum tuum ne auferas a me. ne me reprends pas ton esprit saint ;
14
14
Redde mihi lætitiam salutaris tui, rends-moi la joie d’être sauvé,
et spiritu principali confirma me. et que l’esprit généreux me soutienne !
15
15
Docebo iniquos vias tuas, J’enseignerai ton chemin aux coupables,
et impii ad te convertentur. et les pécheurs reviendront vers toi.
16
16
Libera me de sanguinibus, Deus, Deus salutis meæ, Mon Dieu, Dieu sauveur, libère-moi du sang ;
— 38 —
Psaume 102
2
2
Domine, exaudi orationem meam, Seigneur, écoute ma prière,
et clamor meus ad te veniat. que mon cri parvienne jusqu’à toi !
3
3
Non avertas faciem tuam a me : Ne me cache pas ton visage
in quacumque die tribulor, inclina ad me aurem tuam ; au jour de ma détresse.
in quacumque die invocavero te, velociter exaudi me. Tends vers moi l’oreille.
Le jour où j’appelle,
vite, réponds-moi.
4
4
Quia defecerunt sicut fumus dies mei, Car mes jours sont partis en fumée,
et ossa mea sicut cremium aruerunt. mes os ont brûlé comme un brasier.
5
5
Percussus sum ut fœnum, et aruit cor meum, Comme l’herbe coupée,
quia oblitus sum comedere panem meum. mon cœur se dessèche ;
j’en oublie de manger mon pain.
6
6
A voce gemitus mei A force de gémir,
adhæsit os meum carni meæ. je n’ai plus que la peau sur les os.
7
7
Similis factus sum pellicano solitudinis ; Je ressemble au choucas du désert,
factus sum sicut nycticorax in domicilio. je suis comme le hibou des ruines.
8
8
Vigilavi, et factus sum sicut passer solitarius in tecto. Je reste éveillé, et me voici
comme l’oiseau solitaire sur un toit.
9
9
Tota die exprobrabant mihi inimici mei, Tous les jours mes ennemis m’outragent,
et qui laudabant me adversum me jurabant : furieux contre moi, ils maudissent par moi.
10
10
quia cinerem tamquam panem manducabam, Comme pain je mange de la cendre,
et potum meum cum fletu miscebam, et je mêle des larmes à ma boisson.
11
11
a facie iræ et indignationis tuæ : Par ton indignation et ton courroux
quia elevans allisisti me. tu m’as soulevé et rejeté.
12
12
Dies mei sicut umbra declinaverunt, Mes jours s’en vont comme l’ombre,
et ego sicut fœnum arui. et je me dessèche comme l’herbe.
13
13
Tu autem, Domine, in æternum permanes, Mais toi, Seigneur, tu sièges pour toujours,
et memoriale tuum in generationem et generationem. et tous les âges feront mention de toi.
14
14
Tu exsurgens misereberis Sion, Tu te lèveras, par amour pour Sion,
quia tempus miserendi ejus, quia venit tempus : car il est temps d’en avoir pitié :
oui, le moment est venu !
15
15
quoniam placuerunt servis tuis lapides ejus, Tes serviteurs tiennent à ses pierres,
et terræ ejus miserebuntur. et sa poussière leur fait pitié.
16
16
Et timebunt gentes nomen tuum, Domine, Les nations craindront le nom du Seigneur,
et omnes reges terræ gloriam tuam : et tous les rois de la terre, ta gloire,
17
17
quia ædificavit Dominus Sion, quand le Seigneur rebâtira Sion
et videbitur in gloria sua. et deviendra visible dans sa gloire,
18
18
Respexit in orationem humilium quand il se tournera vers la prière des spoliés
et non sprevit precem eorum. et cessera de les repousser.
19
19
Scribantur hæc in generatione altera, Que cela soit écrit pour la génération suivante,
et populus qui creabitur laudabit Dominum. et un peuple recréé louera le Seigneur :
20
20
Quia prospexit de excelso sancto suo ; Il s’est penché du haut de son sanctuaire ;
Dominus de cælo in terram aspexit : le Seigneur, depuis les cieux, a regardé la terre,
21
21
ut audiret gemitus compeditorum ; pour écouter le gémissement des prisonniers
— 39 —
Psaume 130
1
1
De profundis clamavi ad te, Domine ; Des profondeurs je t’appelle, Seigneur :
2
2
Domine, exaudi vocem meam. Seigneur, entends ma voix ;
Fiant aures tuæ intendentes in vocem deprecationis que tes oreilles soient attentives
meæ. à ma voix suppliante !
3
3
Si iniquitates observaveris, Domine, Si tu retiens les fautes, Seigneur !
Domine, quis sustinebit ? Seigneur, qui subsistera ?
4
4
Quia apud te propitiatio est ; Mais tu disposes du pardon
et propter legem tuam sustinui te, Domine. et l’on te craindra.
Sustinuit anima mea in verbo ejus : 5
5
speravit anima mea in Domino. J’attends le Seigneur,
j’attends de toute mon âme
et j’espère en sa parole.
6
6
A custodia matutina usque ad noctem, Mon âme désire le Seigneur,
speret Israël in Domino. plus que la garde le matin.
7
7
Quia apud Dominum misericordia, Israël, mets ton espoir dans le Seigneur,
et copiosa apud eum redemptio. car le Seigneur dispose de la grâce
et, avec largesse, du rachat.
8
8
Et ipse redimet Israël C’est lui qui rachète Israël
ex omnibus iniquitatibus ejus. de toutes ses fautes.
Psaume 143
1
1
Domine, exaudi orationem meam ; Seigneur, écoute ma prière,
auribus percipe obsecrationem meam in veritate tua ; prête l’oreille à mes supplications,
exaudi me in tua justitia. par ta fidélité, par ta justice, réponds-moi !
2
2
Et non intres in judicium cum servo tuo, N’entre pas en jugement avec ton serviteur,
quia non justificabitur in conspectu tuo omnis vivens. car nul vivant n’est juste devant toi.
3
3
Quia persecutus est inimicus animam meam ; L’ennemi m’a persécuté,
humiliavit in terra vitam meam ; il m’a terrassé, écrasé ;
collocavit me in obscuris, sicut mortuos sæculi. il m’a fait habiter dans les ténèbres,
comme les morts des temps passés.
4
4
Et anxiatus est super me spiritus meus ; Je suis à bout de souffle,
in me turbatum est cor meum. j’ai le cœur ravagé.
5
5
Memor fui dierum antiquorum ; J’évoque les jours d’autrefois,
meditatus sum in omnibus operibus tuis : je me redis tout ce que tu as fait,
in factis manuum tuarum meditabar. je me répète l’œuvre de tes mains.
6
6
Expandi manus meas ad te ; Je tends les mains vers toi ;
— 40 —
anima mea sicut terra sine aqua tibi. me voici devant toi, comme une terre assoiffée.
7 7
Velociter exaudi me, Domine ; Vite ! réponds-moi, Seigneur !
defecit spiritus meus. Mon souffle s’est arrêté.
Non avertas faciem tuam a me, Ne me cache pas ta face,
et similis ero descendentibus in lacum. sinon je ressemble à ceux qui descendent dans la
fosse.
8 8
Auditam fac mihi mane misericordiam tuam, Dès le matin, annonce-moi ta fidélité,
quia in te speravi. car je compte sur toi.
Notam fac mihi viam in qua ambulem, Révèle-moi le chemin à suivre,
quia ad te levavi animam meam. car je suis tendu vers toi.
9 9
Eripe me de inimicis meis, Domine : Seigneur, délivre-moi de mes ennemis ;
ad te confugi. j’ai fait un abri près de toi.
10 10
Doce me facere voluntatem tuam, Enseigne-moi à faire ta volonté,
quia Deus meus es tu. car tu es mon Dieu.
Spiritus tuus bonus deducet me in terram rectam. Ton esprit est bon,
qu’il me conduise sur un sol uni !
11 11
Propter nomen tuum, Domine, vivificabis me : Pour l’honneur de ton nom, Seigneur, tu me feras
in æquitate tua, educes de tribulatione animam meam, vivre ;
par ta justice tu me sortiras de la détresse ;
12 12
et in misericordia tua disperdes inimicos meos, par ta fidélité tu extermineras mes ennemis
et perdes omnes qui tribulant animam meam, et tu feras périr tous mes adversaires,
quoniam ego servus tuus sum. car je suis ton serviteur.
Gloria…
Psaume 148
1
1
Laudate Dominum de cælis ; Louez le Seigneur depuis les cieux :
laudate eum in excelsis. louez-le dans les hauteurs ;
2
2
Laudate eum, omnes angeli ejus ; louez-le, vous tous ses anges ;
laudate eum, omnes virtutes ejus. louez-le, vous toute son armée ;
3
3
Laudate eum, sol et luna ; louez-le, soleil et lune ;
laudate eum, omnes stellæ et lumen. louez-le, vous toutes les étoiles brillantes ;
4
4
Laudate eum, cæli cælorum ; louez-le, vous les plus élevés des cieux,
et aquæ omnes quæ super cælos sunt, et vous les eaux qui êtes par-dessus les cieux.
5
5
laudent nomen Domini. Qu’ils louent le nom du Seigneur,
Quia ipse dixit, et facta sunt ; car il commanda, et ils furent créés.
ipse mandavit, et creata sunt. 6
6
Statuit ea in æternum, et in sæculum sæculi ; Il les établit à tout jamais ;
præceptum posuit, et non præteribit. il fixa des lois qui ne passeront pas.
7
7
Laudate Dominum de terra, Louez le Seigneur depuis la terre :
dracones et omnes abyssi ; dragons et vous tous les abîmes,
8
8
ignis, grando, nix, glacies, spiritus procellarum, feu et grêle, neige et brouillard,
quæ faciunt verbum ejus ; vent de tempête exécutant sa parole,
9
9
montes, et omnes colles ; montagnes et toutes les collines,
ligna fructifera, et omnes cedri ; arbres fruitiers et tous les cèdres,
10
10
bestiæ, et universa pecora ; bêtes sauvages et tout le bétail,
serpentes, et volucres pennatæ ; reptiles et oiseaux,
11
11
reges terræ et omnes populi ; rois de la terre et tous les peuples,
principes et omnes judices terræ ; princes et tous les chefs de la terre,
12
12
juvenes et virgines ; senes cum junioribus, jeunes gens, vous aussi jeunes filles,
laudent nomen Domini : vieillards et enfants !
13
13
quia exaltatum est nomen ejus solius. Qu’ils louent le nom du Seigneur,
car son nom est sublime, lui seul,
sa splendeur domine la terre et les cieux.
14
14
Confessio ejus super cælum et terram ; Il a relevé le front de son peuple.
et exaltavit cornu populi sui. Louange pour tous ses fidèles,
Hymnus omnibus sanctis ejus ; les fils d’Israël, le peuple qui lui est proche !
filiis Israël, populo appropinquanti sibi.
— 41 —
Psaume 150
1
1
Laudate Dominum in sanctis ejus ; Louez Dieu dans son sanctuaire ;
laudate eum in firmamento virtutis ejus. louez-le dans la forteresse de son firmament.
2
2
Laudate eum in virtutibus ejus ; Louez-le pour ses prouesses ;
laudate eum secundum multitudinem magnitudinis louez-le pour tant de grandeur.
ejus. 3
3
Laudate eum in sono tubæ ; Louez-le avec sonneries de cor ;
laudate eum in psalterio et cithara. louez-le avec harpe et cithare ;
4
4
Laudate eum in tympano et choro ; louez-le avec tambour et danse ;
laudate eum in chordis et organo. louez-le avec cordes et flûtes ;
5
5
Laudate eum in cymbalis benesonantibus ; louez-le avec des cymbales sonores ;
laudate eum in cymbalis jubilationis. louez-le avec les cymbales de l’ovation.
6
6
Omnis spiritus laudet Dominum ! Que tout ce qui respire loue le Seigneur !
Types tonals
1. Domine, exaudi orationem meam ; auribus percipe obsecrationem meam in veritate tua ;
exaudi me in tua justitia. sol2
2. Et non intres in judicium cum servo tuo, Domine, quia non justificabitur in conspectu tuo
omnis vivens. ré2
3. Quia persecutus est inimicus animam meam ; humiliavit in terra vitam meam ; sol1
4. Collocavit me in obscuris, sicut mortuos sæculi. Et anxiatus est super me spiritus meus ;
in me turbatum est cor meum. ré2
5. Memor fui dierum antiquorum ; meditatus sum in omnibus operibus tuis, et in factis
manuum tuarum meditabar. sol1
6. Expandi manus meas ad te ; anima mea sicut terra sine aqua tibi. sol3
7. Velociter exaudi me, Domine ; defecit spiritus meus. sol1
8. Non avertas faciem tuam a me, et similis ero descendentibus in lacum. sol1
9. Auditam fac mihi mane misericordiam tuam, quia in te speravi. ré2
10. Notam fac mihi viam in qua ambulem, quia ad te levavi animam meam. sol2
11. Eripe me de inimicis meis, Domine : ad te confugi. Doce me facere voluntatem tuam,
quia Deus meus es tu. sol2
12. Spiritus tuus bonus deducet me in terram rectam. Propter nomen tuum, Domine,
vivificabis me : in æquitate tua. ré2
— 42 —
13. Educes de tribulatione animam meam, et in misericordia tua disperdes omnes inimicos
meos, sol1
14. Et perdes omnes qui tribulant animam meam, quoniam ego servus tuus sum. sol1
15. Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto ré2
16. Sicut erat in principio et nunc et semper, et in secula seculorum. Amen sol1
Un dépassement d’un degré vers l’aigu ou vers le grave n’a rien d’anormal et on a vu
dans les chansons que des dépassements plus importants peuvent également se produire.
Lorsqu’une voix déborde davantage de sa tessiture théorique, il peut s’agir d’un effet
rhétorique. Tel est sans doute le cas des passages suivants :
• 3/11 sqq. (basse sur humiliavit in terra in vitam meam ; il m’a terrassé, écrasé)
• 4/2 sqq. (soprano, quinta vox et basse sur collocavit me in obscuris, sicut
mortuos sæculi ; et anxiatus est super me spiritus meus ; turbatum est cor
meum ; il m’a fait habiter dans les ténèbres, comme les morts des temps
passés ; je suis à bout de souffle)
• 8/10 (basse sur avertas ; cache, détourne)
• 8/22 sqq. (toutes les voix sur descendentibus in lacum ; ceux qui descendent
dans la fosse) ;
• 13/19-21 (basse sur inimicos meos ; mes ennemis)
• 14/14-15 (basse sur servus tuus sum ; je suis ton serviteur).
Les cas suivants sont plus ambigus :
• 5/13 (alto et basse sur et in factis ; l’œuvre [de tes mains])
• 9/19 et 24 (alto sur speravi ; je compte sur toi)
• 10/10 sqq. (basse sur notam fac ; révèle-moi)
• 10/11-12 (alto sur qua ambulem ; à suivre)
• 12/8 et 14-15 (soprano sur Propter nomen tuum, Domine, vivificabis me : in
æquitate tua ; pour l’honneur de ton nom, Seigneur, tu me feras vivre ; par ta
justice)
— 43 —
Le cycle Vergine bella de Giovanni Pierluigi da Palestrina s’inscrit dans une tradition
musicale qui remonte à Guillaume Dufay. Il se compose de huit madrigaux spirituels basés
sur un poème du Canzoniere de Pétrarque (1304-1374). Le Canzoniere est un recueil en
langue vernaculaire qui décrit la vie intérieure de Pétrarque et sa passion (inassouvie) pour
Laura, une femme qu’il aurait rencontrée le vendredi saint de l’année 1327. Etant mariée,
Laura aurait refusé les avances du poète, qui resta amoureux d’elle jusqu’à la fin de ses jours.
Au départ, le Canzoniere n’est donc pas une œuvre religieuse, mais elle se termine par une
longue prière à la Vierge, Vergine bella, qui revêt à la fois la forme d’une imploration et
d’une conclusion. Ecrite après la mort de Laura, c’est une prière d’intercession dans laquelle
le poète demande à Marie de le « secourir dans sa guerre », c’est-à-dire de l’aider à convertir
son amour terrestre en un amour plus noble. Le ton n’est pas apaisé : on sent le poète torturé à
la fois par sa passion et son angoisse face à la mort.
Des passages du poème Vergine bella ont fait l’objet d’une mise en polyphonie par
Dufay durant la première moitié du XVe siècle, puis par Cyprien de Rore, Palestrina et
— 44 —
plusieurs autres compositeurs italiens. Palestrina utilise les huit premières strophes du poème
de Pétrarque (il omet les strophes grisées ci-dessous), dont il fait autant de madrigaux
spirituels. Ceux-ci servent d’introduction à un recueil de plus vaste envergure publié en 1581,
mais dont seuls les huit premières œuvres sont classées modalement.
Texte7
Vergine saggia, e del bel numero una9 Ô Vierge sage, et l’une du beau nombre
de le beate vergini prudenti, des bienheureuses vierges prudentes,
anzi la prima e con più chiara lampa; ou mieux la prime, avec plus claire lampe ;
o saldo scudo de l’afflitte genti solide bouclier des affligés
contr’ a’ colpi di Morte e di Fortuna, contre les coups de Mort et de Fortune,
sotto ‘l qual si triunfa, non pur scampa; sous lequel on triomphe plus qu’on ne se sauve ;
o refrigerio al cieco ardor ch’avampa fraîcheur contre l’ardeur aveugle qui enflamme
qui fra i mortali sciocchi; les mortels insensés ;
Vergine, que’ belli occhi, Vierge, que tes beaux yeux,
che vider tristi la spietata stampa10 qui ont vu tristement l’empreinte impitoyable
ne’ dolci membri del tuo caro figlio, sur les doux membres du Fils bien-aimé,
volgi al mio dubio stato, voient mon sort incertain,
che sconsigliato – a te vèn per consiglio. qui sans conseil vient te quérir conseil.
Vergine pura, d’ogni parte intera, Ô Vierge pure, en toute part intègre,
del tuo parto gentil figliuola e madre, de ton enfant gentil et fille et mère,
ch’allumi questa vita e l’altra adorni, toi qui éclaires cette vie et ornes l’autre,
per te il tuo Figlio e quel del sommo Padre, par toi ton Fils, et du Père suprême,
o fenestra del ciel lucente, altera, ô fenêtre du ciel, haute et brillante,
venne a salvarne in su li estremi giorni; vint nous sauver en ces ultimes jours :
e fra tutt’i terreni altri soggiorni entre tous autres terrestres séjours
sola tu fosti eletta, seule tu fus élue,
Vergine benedetta, toi, ô Vierge bénie,
che ‘l pianto d’Eva in allegrezza torni. qui le pleur d’Eve tourne en allégresse.
Fammi, chè puoi, de la sua grazia degno, Rends-moi, car tu le peux, digne de grâce
senza fine o beata, ô sans fin bienheureuse
già coronata – nel superno regno. et déjà couronnée au royaume souverain.
Vergine santa, d’ogni grazia piena, Ô Vierge sainte, emplie de toute grâce,
7
Traduction d’après Pétrarque, Le chansonnier, traduction, introduction et notes par Gérard Genot, Paris,
Aubier-Flammarion, 1969, p. 267-273.
8
Cf. Apocalypse 12, 1
9
Référence à la parabole des vierges sages et des vierges folles, Matthieu 25.
10
Les stigmates.
— 45 —
che per vera et altissima umiltate qui par sincère et haute humilité
salisti al ciel, onde miei preghi ascolti, montas au ciel où t’atteint ma prière,
tu partoristi il fonte di pietate tu enfantas la source de pitié,
e di giustizia il sol, che rasserena le Soleil de justice, qui éclaire
il secol pien d’errori oscuri e folti. le siècle plein d’erreurs obscures et nombreuses ;
Tre dolci e cari nomi hai in te raccolti, ces trois noms doux et chers as recueillis en toi,
madre, figliuola e sposa; mère, fille et épouse ;
Vergine gloriosa, ô Vierge glorieuse,
Donna del Re che nostri lacci ha sciolti Dame du roi qui nos liens dénoua
e fatto ‘l mondo libero e felice, et le monde rendit libre et heureux,
ne le cui sante piaghe dans ses très saintes plaies
prego ch’appaghe – il cor, vera beatrice. je te prie d’apaiser mon cœur, vraie béatrice.
Vergine sola al mondo, senza essempio, Ô Vierge unique au monde et sans pareille,
che ‘l ciel di tue bellezze innamorasti, qui as épris le ciel de tes beautés,
cui né prima fu simil, né seconda, nulle ne t’est première, ou semblable, ou seconde ;
santi pensieri, atti pietosi e casti tes saints pensers, tes actes pieux et chastes
al vero Dio sacrato e vivo tempio ont fait un temple sacré et vivant
fecero in tua verginità feconda. au vrai Dieu en ton sein virginal et fécond.
Per te po’ la mia vita esser ioconda, Par toi ma vie peut être emplie de liesse,
s’a’ toui preghi, o Maria, Marie, si tes prières,
Vergine dolce e pia, Vierge douce et pieuse,
ove ‘l fallo abondò la grazia abonda. où l’erreur abonda fait abonder la grâce.
Con le ginocchia de la mente inchine, Et, les genoux de mon âme ployés,
prego che sia mia scorta, je prie que tu m’escortes,
e la mia tòrta – via drizzi a buon fine. et ma voie détournée à bonne fin redresses.
Vergine, quante lagrime ho già sparte, Vierge, combien de pleurs j’ai répandus,
quante lusinghe e quanti preghi indarno, de flatteries, de prières en vain,
pur per mia pena e per mio grave danno! seulement pour ma peine et mon mal accablant.
Da poi ch’i’ nacqui in su la riva d’Arno11, Depuis que je naquis sur la rive d’Arno,
cercando or questa et or quell’altra parte, parcourant ore l’une ore l’autre contrée,
non è stata mia vita altro ch’affanno. ma vie ne fut rien autre que tourment.
Mortal bellezza, atti e parole m’hanno Beauté d’une mortelle, son air, ses paroles
tutta ingombrata l’alma. m’ont tout encombré l’âme.
Vergine sacra et alma Vierge sainte et divine,
non tardar, ch’i’ son forse a l’ultimo anno. ne tarde point, j’en suis peut-être au dernier an,
I dì miei, più correnti che saetta, et mes jours qui s’envolent plus vite que flèche
fra miserie e peccati en misère et péché,
sonsen andati, - e sol Morte n’aspetta. s’en sont allés, et seule Mort m’attend.
Vergine, tale12 è terra, e posto ha in doglia Vierge, elle est faite terre et elle a mis en deuil
lo mio cor, che vivendo in pianto il tenne, mon cœur, que dans sa vie en larmes tint ;
11
A Arezzo.
12
C’est-à-dire Laura.
— 46 —
e de mille miei mali un non sapea; et de mes mille maux n’en savait un,
e per saperla, pur quel che n’avvenne et quand elle l’eût su, ce qui advint
fora avenuto; ch’ogni altra sua voglia certes fût advenu, car un autre vouloir
era a me morte et a lei fama rea. était ma mort et son mauvais renom.
Or tu, Donna del ciel, tu nostra Dea, Or toi, Dame du ciel, notre Déesse,
se dir lice e convensi, si ce mot est permis,
Vergine d’alti sensi, Vierge aux sens élevés,
tu vedi il tutto; e quel che non potea tu vois bien tout, et ce que ne pouvait
far altri, è nulla a la tua gran vertute: faire aucune autre est peu pour ta puissance,
por fine al mio dolore; mettre fin à mon deuil ;
ch’a te honore – et a me fia salute. ce sera ton honneur, et mon salut.
Vergine, in cui ho tutta mia speranza Vierge, en qui j’ai toute mon espérance
che possi e vogli al gran bisogno aitarme, que pourras et voudras au grand besoin m’aider,
non mi lasciare in su l’estremo passo ne m’abandonne point à l’ultime passage ;
non guardar me, ma chi degnò crearme; vois, non pas moi, mais Qui a daigné me créer ;
no ‘l mio valor, ma l’alta sua sembianza, non ma valeur, mais sa haute semblance
ch’è in me, ti mova a curar d’uom sì basso. en moi t’émeuve à prendre soin d’homme si bas.
Medusa e l’error mio m’han fatto un sasso Méduse et mes erreurs m’ont fait rocher
d’umor vano stillante. d’où jaillit vaine humeur.
Vergine, tu di sante Ô vierge, toi, de saintes
lagrime e pie adempi ‘l meo cor lasso; larmes pieuses remplis mon cœur las,
ch’almen l’ultimo pianto sia devoto, qu’au moins le dernier pleur soit de dévotion
senza terrestre limo, sans terreste limon,
come fu ‘l primo – non d’insania voto. quand le premier ne fut pas sans folie.
Il dì s’appressa, e non pote esser lunge, Le jour s’approche et ne peut être loin,
sì corre il tempo e vola, car le temps court et vole,
Vergine unica e sola; ô Vierge unique et seule,
e ‘l cor or coscienza or morte punge. la conscienet et la mort poignent mon cœur.
Raccomandami al tuo Figliuol, verace Recommande-moi donc à ton Fils,
uomo e verace Dio, homme vrai et vrai Dieu,
ch’accolga ‘l mio – spirto ultimo in pace. qu’il accueille mon souffle dernier en sa paix.
Sur le plan formel, le poème de Pétrarque est une canzona, un genre majeur de la
poésie italienne. D’origine provençale, la canzona arriva en Italie au XIIIe siècle. Dante en fixa
les règles dans son De vulgari eloquentia. Les sujets de la canzona sont parmi les plus élevés :
les armes, l’amour, la vie morale, etc. Le poème se compose d’une série de stanze ou strophes
de structure identique. Chaque strophe comporte deux parties : la fronte et la sirma (traîne).
La fronte consiste généralement en deux piedi d’égale longueur et qui riment entre eux. Le
premier vers de la sirma s’appelle la chiave et rime avec le vers qui précède. C’est un
moment-charnière du discours poétique. Les deux derniers vers de chaque strophe portent le
— 47 —
nom de distico finale et constituent un moment fort. La canzone se termine par un envoi
(congedo, commiato).
Dans la canzona, les vers peuvent être uniquement des hendécasyllabes ou des
hendécasyllabes mêlés à des septénaires. Leur arrangement doit être constant tout au long de
la canzone, dans chaque strophe. Dans la poésie italienne, l’hendécasyllabe est un vers
privilégié depuis Dante. Il s’agit en théorie d’un vers de onze syllabes, mais en pratique, c’est
plus spécifiquement un vers qui porte l’accent tonique sur la dixième syllabe, souvent (mais
pas toujours) suivie d’une syllabe non accentuée. Dans le comptage des syllabes, il importe de
noter que lorsqu’un mot se termine par une voyelle et que le suivant commence par une
voyelle, on ne compte qu’une seule syllabe : coronata di stelle, al sommo Sole.
N.B. Dans l’analyse de la poésie italienne, les majuscules indiquent des vers de onze
syllabes et les minuscules des vers plus courts, brisés, généralement de sept syllabes.
chiave marque un tournant dans la strophe : le poète se tourne vers Marie pour qu’il le délivre
de sa souffrance.
Le madrigal est attribué au mode 8, qui correspond aux tessitures théoriques suivantes.
Sur le plan modal, les vers se terminent pour la plupart sur des degrés cadentiels
« normaux », sauf en cas d’enjambement. On note deux cadences irrégulières au vers 5, qui
pourraient traduire la nature « fautive » d’une éventuelle passion de Laura à l’égard de
Pétrarque. La cadence sur fa du vers 12 reflète sûrement le mot dolore. Notons enfin la
cadence de la mes. 100, également sur dolore, dont le degré cadentiel est ré, mais qui se
résout de manière totalement anormale sur sol.
5 Travaux
En vue de l’examen, chaque étudiant analysera une œuvre de chacun des recueils
abordés ci-dessus. Les œuvres ne peuvent pas toutes les trois appartenir au même mode.
6 Bibliographie