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Seul Paul Chilton semble avoir saisi le point avancé par T oury, c’est-à-dire sa proposition de
concevoir la norme comme un critère discriminant pour qu’une traduction soit considérée bonne et
socialement acceptable.
Le nom de T heo Hermans est associé à l’élaboration d’une notion «sociale» de norme
correspondant à tout ce que la communauté perçoit comme adéquat, propre et conforme.
Conséquemment, toute traduction est analysable d’une double perspective : celle des choix tangibles
et visibles correspondant aux inclusions normatives, et celle des décisions invisibles, soit contenant
toutes les normes exclues. Donc, l’étude et l’observation des normes en traduction - qui s’effectuent
sur trois niveaux, soit général, culturel et idéologique - ne servent pas seulement à appréhender les
régularités et les conventions d’une société, mais à comprendre aussi ses attentes et sa disposition,
soit son habitus. De cette façon, le concept de norme s’enrichit des théories sociologiques de
Luhmann, qui exhorte à réinterpréter la norme du point de vue des attentes, et de Bourdieu, qui voit
dans la notion d’habitus l’élément central de la reproduction sociale et culturelle, puisqu’elle est
capable d’engendrer des comportements réguliers et attendus conditionnant la vie sociale des
hommes. En outre, par rapport à T oury, Hermans met l’accent sur le poids social des normes qui,
en plus d’influencer le choix des textes à traduire, sont dépositaires des valeurs et des principes
d’une communauté. Sur la base de ce postulat, nous déduisons que la traduction n’est ni neutre, ni
transparente. Au contraire, elle est toujours opaque et manipulée par le traducteur ne fut-ce qu’à
partir des choix qu’il fait des textes à traduire: il se transforme en agent social doué d’un pouvoir
décisionnel qui lui permet de négocier entre sa subjectivité et les normes actives dans les textes
source et cible. C’est pourquoi parler d’équivalence en traduction devient problématique pour
Hermans qui, justement sur ce point, se démarque de T oury. Premièrement, Hermans critique T oury
pour avoir emprunté le terme ‘équivalence’ en lui donnant une nouvelle signification, ce qui cause
plusieurs incompréhensions. Deuxièmement, il lui reproche d’avoir réduit la notion d’équivalence à
un simple concept historique, car elle est plausible dans la mesure où le texte d’arrivée est adéquat
aux normes historiquement en vigueur qui par contre, d’après Hermans, se basent sur un principe de
non-équivalence par le fait d’être porteuses de valeurs. Bien que la traduction garantisse une sorte
d’équivalence sémantique entre les textes, elle est inévitablement imprégnée des dissimilitudes socio-
culturelles qui les rendent non-équivalents. C’est pourquoi Hermans propose de faire du principe de
différence le point de départ de la traduction, car si les normes suggèrent constamment la
discordance linguistique et culturelle des deux systèmes, pourquoi s’obstiner à traduire par
équivalence? Donc, selon Hermans l’équivalence n’est qu’une illusion, car une correspondance
ponctuelle entre deux textes basés sur des valeurs différentes est irréalisable. Ceci dit, il ne faut pas
confondre le concept de non-équivalence avec l’arbitrarité du traducteur. À ce propos, le rôle de
l’agent devient crucial, car c’est à lui de retenir le potentiel de signification d’un texte, de
communiquer sa force illocutoire par des choix traductologiques. Ce faisant, la traduction devient
une activité socio-culturelle opaque, soumise à un processus de subjectivisation qui « empower[s]
translators », pour reprendre l’expression de T ymoczko (2007). Comme Hermans l’explique en
donnant l’exemple de la traduction de Boethius par De Buck, le discours sur la norme nous
démontre que la traduction est nécessairement différente du texte source, et c’est pourquoi il serait
plus approprié de l’appeler ‘approximation’, vu qu’elle est soumise à la manipulation et à
l’interprétation du traducteur.
‘Hétérogène’ est l’adjectif le plus indiqué pour décrire les commentaires critiques aux postulats de
T oury et d’Hermans. Chesterman apprécie le fait que l’équivalence a cessé d’être l’objectif primaire
de la traduction pour devenir un résultat provenant des choix du traducteur de concert avec la
norme. T outefois, malgré l’innovation apportée par T oury au concept d’équivalence, celle-ci reste
encore ancrée dans le principe discriminatoire de ressemblance/différence qui gouverne le processus
de traduction. Selon Chesterman, il est temps que le traducteur parte directement de l’analyse des
différences des textes en question au lieu de rechercher la manière de les faire se ressembler. Pour ce
faire, il faut commencer par l’observation des normes. Dans la même veine, Gile exhorte à
l’investigation des normes non pas seulement en traductologie mais aussi en pédagogie de la
traduction. Il propose d’appliquer la notion sociale de norme à l’interprétation de conférence qui,
différemment de la traduction où les espaces cognitif et social s’influencent réciproquement, n’est
conditionnée que par le cognitif. Pym, par contre, met l’accent sur l’importance de la négociation.
Il critique T oury pour sa vision de la norme attelée à une langue/société spécifique, dont dépend la
décision de l’agent de traduire en respectant les normes du texte source ou de l’adapter à la culture
cible. Selon Pym, le traducteur doit abandonner cette approche traductologique de l’aut-aut, pour
aborder celle de l’et-et qui se manifeste par la négociation des normes des deux cultures. Dans la
foulée de la négociation, le commentaire de Viaggio qui est aussi polémique qu’empirique, invite
T oury et Hermans à abandonner toute forme de spéculation et d’abstraction en traductologie.
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S’inspirant de García Landa, Viaggio affirme que la traduction est avant tout un acte communicatif
(acte de parole) dérivant d’un processus cognitif basé sur un système psycho-neuronal qui le
consent, et seulement dans un deuxième temps elle devient un événement social. Il critique surtout
T oury d’avoir analysé les normes traductologiques du seul point de vue social, alors qu’elles « [are]
becoming based on an ever deeper knowledge of the objective laws governing communication
through speech » (p. 124).
Et dulcis in fundo le commentaire de Robinson. T out simplement, il attaque l’utilisation de
l’expression « opacité de la traduction » d’Hermans sans jamais aller en profondeur, alors que dans
le cas de T oury, il critique sa tentative de faire de la norme, qui « [cannot] be empirically verified »
(p. 120), une loi traductologique. Et comme T oury et Hermans le soulignent dans leurs
commentaires finaux, il est dommage que certains critiques n’aient discuté que des choix
terminologiques à l’importance marginale, lorsque des sujets, tels que le pouvoir social de la norme
et de l’agent, ont été presque complètement passés sous silence.
En guise de conclusion, dans Translation and Norms, l’ordre interne, la cohérence et la rigueur
scientifique sont assurés par la succession des articles qui expliquent minutieusement l’influence des
normes en traduction.
L’organisation de l’ouvrage est astucieux: il montre l’introduction d’une théorie dans l’espace
académique et traductologique. Même l’introduction est stratégique. En plus de fournir le cadre
historique menant au développement de la notion de norme, elle donne au lecteur tous les
instruments utiles pour affronter sagacement l’ouvrage, et elle le fait en insérant dans le corps du
texte les références et les informations nécessaires à reconstruire le contexte dans lequel la notion
de norme a vu le jour. Bref, le lecteur ne peut pas blâmer le texte d’inintelligibilité, car il reçoit, dès
le début, une boîte à outils ‘conceptuelle’ à utiliser le cas échéant. Qui plus est, le mérite de cet
ouvrage repose sur le fait qu’il s’érige en exemple tangible, et authentique, de ‘virage culturel’. Si
cette notion demeurait encore floue pour certains, après la lecture, elle prend une forme et une
consistance très précise aux yeux du lecteur qui, grâce au dialogisme interne à la structure de
l’ouvrage même, prend conscience de la signification de transdisciplinarité. T outefois, nous aurions
préféré voir l’exemple des traductions d’Hemingway à l’amorce de l’article de T oury. Cela aurait
facilité la transparence de la notion de norme mais surtout d’équivalence, laquelle devient accessible
à la fin du deuxième débat qui curieusement, au lieu d’éclairer les axiomes d’Hermans, se repenche
sur ceux de T oury.
Quoi qu’il en soit, pour les aspirants traductologues, Translation and norms est un ouvrage à ne pas
manquer: il ne met pas le point final au débat sur la notion de norme en traduction, mais il ébauche
les maintes avenues qui restent à parcourir.
BIBLIOGRAPHIE
T oury, Gideon. 1995. The nature and role of norms in translation. In Venuti, Lawrence (ed.).
(2000). 2004. The Translation Studies Reader. New York and London: Routledge.
T ymoczko, Maria. 2007. Enlarging translation, Empowering translators. Manchester (UK) &
Kinderhook (NY, USA): St Jerome Publishing.
NOTES
[1] C’est la décennie marquée par l’avènement du Congrès de Louvain sur la traductologie qui mène
Susan Bassnett et André Lefevere à parler, quelques années plus tard, de «virage culturel» en
traduction.
inTRAlinea [ISSN 1827-000X] is the online translation journal of the Department of Interpreting and Translation (DIT)
of the University of Bologna, Italy. This printout was generated directly from the online version of this review and can
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