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Neil Fligstein
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LE MYTHE
DU MARCHÉ
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NEIL FLIGSTEIN
tions technologiques récentes, à commencer par l’In- veillance, le marché boursier punira les entreprises en
ternet, sont d’origine militaire. Troisièmement, tous dévalorisant son capital-actions. Si, enfin, les diri-
les niveaux du gouvernement étatsunien financent la geants et le conseil d’administration s’entêtent à igno-
recherche universitaire et encouragent la mise sur le rer les avertissements du marché et à négliger la profi-
marché de produits jugés socialement utiles. Même tabilité de leur entreprise, et que la valeur des actions
s’ils se sont largement départis de leur participation continue de baisser, l’ultime menace disciplinaire
dans le capital des entreprises de services et de tra- s’ensuivra : l’offre publique d’achat (OPA). Dans ce
vaux publics lors des trois dernières décennies, les cas, une nouvelle équipe de dirigeants et de proprié-
États de l’Union demeurent actionnaires majoritaires taires achèteront les actifs de l’entreprise à vil prix, et
dans un grand nombre de secteurs tels que la distri- ce afin de rétablir la profitabilité au service de la
bution de l’eau et de l’électricité. Ils continuent en « valeur actionnariale ».
outre à financer les infrastructures publiques et pri- Le marché décrit par l’idéologie de la « valeur action-
vées indispensables à la création d’entreprises. Cette nariale » est celui du contrôle des sociétés (corporate
liste n’est évidemment pas exhaustive. L’État exerce control). Celui-ci définit les moyens utilisés par les
quantité d’activités qui, directement ou indirectement, dirigeants et les propriétaires pour faire fructifier
aident les entreprises : infrastructures de transport, leurs actifs. Une telle conception du contrôle consti-
sécurité publique, défense, etc. Il garantit également tue ainsi une version idéalisée du fonctionnement des
les « clauses non contractuelles » des contrats privés, marchés. Les propriétaires et les dirigeants qui se
pour reprendre l’expression d’Émile Durkheim, ainsi révèlent diligents dans la poursuite du profit conser-
que la stabilité du système financier, essentielle au vent leur droit de propriété sur les actifs de l’entre-
fonctionnement de l’ensemble. On notera finalement prise. D’autres acteurs voudront certainement acheter
les fonctions assistantielles propres à l’État-provi- des actions dans celle-ci (une action étant un droit
dence (qui demeurent essentielles, même si elles sont sur les profits de l’entreprise). Le prix de l’action à un
allées en s’amoindrissant dans la période récente). moment donné reflète par conséquent les perspec-
Nous nous proposons d’analyser ici deux développe- tives présentes et à venir de l’équipe de gestion dans
ments majeurs de l’économie étatsunienne qui sont sa quête de profitabilité.
généralement loués comme emblématiques des vertus Cette conception particulière du contrôle se fonde sur
du « libre marché » : l’émergence de la « valeur action- plusieurs traits institutionnels distincts. En premier
nariale » (shareholder value) comme conception du lieu, les règles et les lois appropriées doivent per-
contrôle des entreprises et la croissance de la Silicon mettre aux conseils d’administration et aux marchés
Valley, berceau et fer de lance de l’industrie informa- boursiers de se comporter de cette manière. Celles-ci
tique du pays. Cela afin de démontrer que ces deux comprennent les règles permettant la protection des
phénomènes moteurs du dynamisme capitaliste amé- droits des actionnaires, l’existence de pratiques comp-
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De gigantesques paquets d’actions sont échangés quo- contrôler un large éventail de produits créa, pour les
tidiennement sur les marchés boursiers et il est pos- dirigeants, la justification requise pour évaluer la pro-
sible d’acquérir une part majoritaire dans la plupart fitabilité d’activités données. Les directeurs financiers
des grandes sociétés. réduisirent le problème de l’information au rende-
Un autre pays, s’il voulait établir un marché pour le ment de ces activités et firent ainsi de la société diver-
contrôle des sociétés afin de contraindre ses entre- sifiée une entité gérable. Deuxièmement, dans les pre-
prises à maximiser la « valeur actionnariale », devrait mières années ayant suivi la Seconde Guerre
fort probablement entreprendre une série de réformes mondiale, le gouvernement fédéral appliquait stricte-
politiques. Ce marché n’apparaîtrait pas « naturel- ment les lois antitrust et élabora même une loi enca-
lement », mais exigerait plutôt le concours actif de drant singulièrement les fusions, ce qui rendait celles-
l’État. Les systèmes de droits de propriété présente- ci, que ce soit avec les concurrents directs ou avec les
ment en vigueur tendent à favoriser les élites écono- fournisseurs, particulièrement ardues. Ceci eut pour
miques nationales, et celles-ci tenteraient certaine- conséquence inattendue d’encourager les fusions
ment d’empêcher le gouvernement de saper leur entre entreprises œuvrant dans des secteurs radicale-
pouvoir économique. Étant donné l’absence de pres- ment différents, et ce afin d’assurer leur croissance
sions politiques de la part de leurs élites, il est donc tout en prévenant l’intervention de l’État. Les direc-
facile de comprendre pourquoi la plupart des pays teurs financiers obtinrent ainsi une plus grande légi-
européens n’ont pas entamé de telles réformes. Il n’est timité en vertu de leur expertise présumée dans
pas surprenant que la seule exception soit la Grande- l’évaluation des rendements potentiels d’activités
Bretagne, qui suit le modèle américain depuis une étrangères à la spécialisation traditionnelle d’une
vingtaine d’années. Pourquoi et comment la « valeur entreprise, et ce grâce à l’utilisation de critères pure-
actionnariale » s’est-elle imposée comme conception ment financiers8.
du contrôle aux États-Unis ? Il est évident que l’élite Les exemples les plus édifiants de cette nouvelle
managériale des grandes entreprises aurait dû s’y conception « financière » du contrôle sont venus d’en-
opposer en faisant appel à l’État. Afin de comprendre treprises situées aux marges du capitalisme étatsu-
pourquoi elle ne l’a pas fait, laissant ainsi le libre che- nien. Les hommes qui inventèrent le conglomérat
min à la montée de la « valeur actionnariale », nous (Tex Thornton chez Textron, Jim Ling chez LTV,
devons maintenant nous attarder à la conception du Harold Green chez ITT) démontrèrent que les mani-
contrôle qui l’a précédée. pulations financières, particulièrement l’endettement
Cette conception du contrôle, dite « financière », est de l’entreprise, pouvaient générer une croissance
apparue au cours des années 1960 à l’occasion d’une rapide malgré un investissement en capital minimal.
augmentation singulière du nombre de fusions en Tous les types de réorganisation financière, offre
Amérique7. À cette époque, on commença à concevoir publique d’achat, ventes d’actifs précipitées, prises de
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aussi un ensemble de stratégies financières, mais elle travail et des produits. Beaucoup estimaient que la
comporte en outre une critique tout à fait distincte de déréglementation stimulerait la concurrence, réduirait
la conception « financière » telle que celle-ci a évolué les salaires et disciplinerait l’inflation. La réduction
au cours des années 1960 et 1970. Il est particulière- des prix s’ensuivant encouragerait la consommation
ment reproché à cette dernière d’avoir failli dans sa et la croissance économique. La présidence Carter en
tâche de maximisation de la valeur boursière des tenta donc l’expérience en déréglementant le trans-
entreprises (la « valeur actionnariale »). Comment port routier et aérien. L’élection de 1980 amena tout
peut-on expliquer l’émergence de cette critique ? de même au pouvoir Ronald Reagan, dont les visées
La grande société américaine se trouva confrontée, au anti-étatiques et procapitalistes sont devenues légen-
début des années 1980, à deux forces exogènes : l’in- daires. Dans un contexte de sérieux ralentissement
flation rampante et le ralentissement économique, économique, un de ses premiers gestes politiques fut
caractérisant la décennie précédente, et l’intensifica- de démanteler le syndicat des contrôleurs aériens.
tion de la concurrence étrangère. Cette dernière, par- Ceci refroidit sérieusement les espoirs du mouvement
ticulièrement en provenance du Japon, diminua ouvrier aux États-Unis et accéléra le déclin séculier de
considérablement la part des entreprises américaines la présence syndicale dans ce pays.
sur certains marchés et, dans quelques cas, comme La présidence Reagan fut directement responsable du
celui de l’électronique, la réduisit à néant. L’inflation mouvement de fusions des années 1980, et ce à de
des années 1970 eut également de nombreuses et nombreux égards. William Baxter, le procureur géné-
funestes conséquences pour ces grandes entreprises. ral chargé de la section antitrust, avait, durant ses
La valeur de leurs actifs réels (immobilier, machines, années de pratique privée et de vie universitaire, tou-
terres, etc.) augmenta substantiellement. Des taux jours été un ardent adversaire des lois antitrust. Dès
d’intérêt élevés amenèrent les investisseurs à se tour- 1981, il annonça une nouvelle politique de la concur-
ner vers des placements à rendement fixe tels que les rence. Le cadre présenté équivalait en fait à une appro-
obligations d’État, ce qui causa une baisse soutenue bation presque inconditionnelle de toutes les fusions,
de la valeur des actions. Les dirigeants de ces entre- à l’exception de celles qui impliquaient des taux de
prises réagirent principalement en laissant les actifs concentration industrielle supérieurs à 80 % – don-
officiellement sous-évalués. En raison de l’inflation nant en pratique le feu vert à toute forme de fusion,
élevée et de la stagnation économique, les marges de petite ou grande, horizontale ou verticale. L’impôt sur
profit furent vite comprimées. Si les entreprises rééva- les sociétés fut également considérablement diminué,
luaient leurs actifs à la hausse, leur performance et les entreprises encouragées à utiliser cette nouvelle
financière se dégraderait en regard des indicateurs de marge de manœuvre en investissant dans l’économie.
performance utilisés (rendement des actifs, par Il n’est pas surprenant d’apprendre que ces dernières
exemple), qui feraient apparaître les taux relatifs de investirent principalement en fusionnant et en acqué-
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conception, en revanche, vinrent surtout de l’écono- Le lien entre la maximisation de la « valeur actionna-
mie financière, et plus particulièrement de l’agency riale » et la compétitivité d’une entreprise est encore
theory. Les investisseurs institutionnels commencèrent plus ténu. Les écrits sur le sujet de la compétitivité
à comprendre que certaines entreprises étaient, par des entreprises démontrent que les principaux fac-
rapport à leurs actifs réels, largement sous-évaluées en teurs déterminant celle-ci sont l’aptitude à organiser
Bourse. Ce type d’analyse financière reposait sur l’idée la production et le développement de technologies
que, si les actionnaires possédaient une image si néga- nouvelles et utiles12. Ces compétences sont en retour
tive des perspectives d’une entreprise, son évaluation fortement liées au traitement des employés ou à la
en Bourse devenant ainsi inférieure à la valeur de ses nature des investissements. Un trop grand accent sur
actifs, c’était parce que les dirigeants n’en maximi- les actionnaires au détriment des autres partenaires de
saient pas la capitalisation boursière. l’entreprise peut mener à un exode de ses meilleurs
D’habiles analystes financiers se rendirent compte éléments ou à un sous-investissement chronique.
qu’il pouvait être fort lucratif de séparer les entre- La compétitivité de l’entreprise en sera diminuée
prises en de plus petites composantes. Les banques d’autant. Il ne sera donc pas surprenant d’apprendre
d’investissement et autres investisseurs institutionnels que les sociétés américaines ayant succombé aux
se mirent à lever les fonds nécessaires aux offres sirènes de la « valeur actionnariale » n’ont jamais rega-
publiques d’achat. L’innovation financière la plus gné leur position dans des industries où elles avaient
importante à cet égard fut la création de produits perdu leur avantage concurrentiel face au Japon ou à
financiers à fort rendement – les fameux junk bonds – l’Europe (par exemple : l’électronique, les automo-
pour financer ces rachats. Ceux-ci pouvaient être uti- biles, les produits de luxe, les instruments de haute
lisés pour racheter une majorité d’actions dans une précision). Celles-ci ont plutôt quitté les secteurs
société, et ensuite réorganiser sa structure interne qu’elles ne pouvaient dominer. Au lieu de tenter
pour rembourser la dette encourue – « réorga- d’améliorer leurs produits, elles se sont départies des
nisation », on s’en doutera, signifiant mises à pied et actifs peu rentables.
vente des actifs de l’entreprise. La rhétorique de la En claironnant les vertus de la déréglementation
« valeur actionnariale » se fondait ainsi sur un manque comme solution à tous les problèmes économiques, le
d’égard envers les employés, les consommateurs ou gouvernement américain a adopté un discours qui a
les fournisseurs au nom de profits plus élevés et permis à la « valeur actionnariale » d’éclore comme
immédiats pour les actionnaires. conception du contrôle. La déréglementation des
Encore aujourd’hui, la « valeur actionnariale » est marchés des produits et du travail était conçue
louée comme la meilleure solution de contrôle des comme un stimulant apte à ramener la croissance en
sociétés au problème de la compétitivité des entre- Amérique. Mais cette déréglementation, malgré son
prises10. Les réorganisations opérées en son nom ont- nom, n’a jamais signifié la fin de l’intervention éta-
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baisse, précarisant ainsi les travailleurs. Bien que le de la compatibilité des systèmes, et non la défense
gouvernement américain n’ait pas inventé le concept excessive des droits de propriété intellectuelle. Mieux
de « valeur actionnariale », il s’en est fait le messager vaut établir le « standard » de l’industrie qu’être le
en travaillant continûment au service des détenteurs propriétaire du produit clé. Afin d’éviter l’obsoles-
de capital et au nom du profit. cence de ses produits et de rester dans la course, une
entreprise se doit d’innover et donc d’apprendre en
Défense, université, industrie : permanence, de se mettre à l’écoute de sa clientèle et
la Silicon Valley à l’affût de sa concurrence et d’utiliser les réseaux à
cette fin. Ainsi se boucle le cercle vertueux par lequel
L’explosion des technologies de l’information qui s’est la meilleure des technologies l’emporterait et la
produite à la fin du XXe siècle a créé un tout nouvel meilleure entreprise finit par utiliser la meilleure
ensemble de marchés. Commençons d’abord par technologie.
résumer son histoire telle que la plupart des observa- Selon l’économie industrielle traditionnelle, la crois-
teurs – journalistes, politiciens et universitaires sance d’une entreprise mène éventuellement à une
confondus – la retracent, c’est-à-dire comme l’effet saturation du marché ; le prix du produit diminue
spontané de l’activité entrepreneuriale. Ceux-ci esti- substantiellement et le profit marginal de l’entreprise
ment que les nouvelles technologies ont non seule- est réduit à néant. Il existe maintenant toute une
ment profondément transformé le monde dans lequel branche des sciences économiques niant cette « loi ».
nous vivons, mais encore que les marchés ainsi créés D’aucuns prétendent ainsi que les technologies de
sont à l’origine d’un nouveau type d’entreprises, l’information produisent des « rendements d’échelle
l’entreprise en réseau, moins hiérarchisée et plus croissants » 14 . Le coût associé à la fabrication d’un
prompte à saisir les opportunités d’innovation et de produit tel qu’un logiciel est élevé au début mais, s’il
profit que les entreprises traditionnelles13. Sous peine devient la norme, le marché s’y trouve « verrouillé ».
d’être éliminées, ces firmes font de l’apprentissage C’est ce que certains économistes américains appel-
continu et de l’autotransformation permanente un lent lock-in. Celui-ci est dû au fait que les consomma-
impératif et elles créent ainsi des richesses inégalées teurs s’habituent à un produit donné et que les pro-
dans l’histoire. De même, le travail au sein de ces duits reliés sont créés pour y être compatibles. Dans
entreprises subit une mutation : les salariés sont le cas d’un logiciel, par exemple, le coût marginal
dépourvus d’allégeance et sont mobiles d’un concur- associé à la production d’unités additionnelles (dis-
rent à l’autre ; en contrepartie de généreuses rémuné- quettes) est extrêmement faible. Si le produit devient
rations sous forme de stock-options, ils investissent la norme, les profits peuvent augmenter proportion-
un nombre fabuleux d’heures de travail et acceptent nellement à la vente d’unités additionnelles car leur
de se rendre extrêmement flexibles afin d’assurer une coût de production est presque nul. De plus, disent
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au début d’un marché, il existe toujours une quantité vendaient une grande majorité de leurs ordinateurs,
innombrable d’entreprises, suivant une dynamique équipement électronique, missiles guidés et véhicules
qui n’est pas sans rappeler l’ébullition des mouve- spatiaux à l’État américain16.
ments sociaux. Les nouveaux acteurs prolifèrent, la Le ministère de la Défense ne joua pas seulement le
petite organisation en réseau est une des stratégies rôle de client pour les entreprises de cette région. Les-
suivies par les entreprises. Celles-ci font face à un lie démontre que la guerre fut à l’origine de nom-
environnement incertain et ne savent pas quels pro- breuses découvertes liées, en particulier dans le déve-
duits réussiront à percer sur le marché. Dans un loppement de la technologie des tubes, mais aussi du
contexte où il est encore impossible de contrôler la spectre électromagnétique17. Dans les premières années
concurrence, il est logique de se lier à d’autres entre- de la guerre froide, le Pentagone devint le principal
prises pour glaner de l’information et anticiper les bailleur de fonds pour la R & D et le principal ache-
développements à venir du marché. teur de technologies innovatrices. L’État finança aussi
Notre critique sera donc double. Premièrement, il généreusement la recherche et l’éducation universi-
s’agira de déterminer le rôle de l’État dans les vagues taires. Bresnahan estime que plus de 70 % du soutien à
d’innovation qui ont mené à la création des industries la recherche en génie, en sciences informatiques et
de l’informatique, des télécommunications et de dans les disciplines connexes vint du seul gouverne-
l’Internet, et plus particulièrement en ce qui a trait à ment fédéral. En outre, pas moins de la moitié des étu-
la Silicon Valley. Deuxièmement, l’image d’une indus- diants-chercheurs dans ces disciplines étaient soutenus
trie flexible et décentralisée sera examinée : les nou- financièrement par des programmes fédéraux. Et bien
velles technologies conduiront-elles vraiment à une plus de la moitié des articles scientifiques publiés dans
industrie en réseau, ou bien certaines entreprises, les revues d’informatique remercient un organisme
grâce à la « normalisation » de leurs produits, contrô- fédéral pour son soutien financier18.
leront-elles à terme le marché ? Un des principaux bénéficiaires de ces largesses fut
Il y a eu quatre vagues d’innovation dans le secteur de l’université Stanford. Le doyen de l’école de commerce
l’informatique. La première fut engendrée par la de cette université à l’époque, Frederick Terman, joua
Seconde Guerre mondiale et la guerre froide et mena un rôle crucial dans le positionnement de la faculté de
au développement de technologies reliées aux sys- génie civil comme institution de recherche prédomi-
tèmes radio et à micro-ondes, au radar et aux missiles nante sur la côte Ouest. Terman se rendit vite compte
guidés. La deuxième vint à la fin des années 1950 que la croissance industrielle de la Silicon Valley
avec l’invention et la mise sur le marché du circuit dépendait avant tout de l’établissement d’infrastruc-
intégré, d’abord utilisé pour les missiles guidés, puis tures de recherche dans la région. La faculté de génie
pour les semi-conducteurs. La troisième vague fut civil devait, à cette fin, développer des liens intimes
celle des micro-ordinateurs au début des années avec l’État 19. L’université Stanford mit sur pied de
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C’est d’ailleurs en cherchant un financement pour Agency (ARPA), créée dans les années 1960, finança
cette société que Terman développa ce qui allait deve- l’Arpanet, un réseau informatique décentralisé dont
nir le « capital risque » (venture capital), une des insti- l’objectif était d’assurer la communication en cas de
tutions propres à la Silicon Valley. Ensuite, dans les guerre nucléaire. On donna à certains scientifiques et
années 1950, les venture capitalists, alléchés par les universitaires accès à l’Arpanet, qui l’utilisèrent pour
contrats publics de ces entreprises, affluèrent dans la faire circuler des messages et des dossiers. Afin de
région et fournirent le financement nécessaire à la permettre le traitement de larges quantités de don-
création de Varian Associates et de Fairchild Semicon- nées, de nombreuses améliorations furent apportées
ductor. qui menèrent au perfectionnement des logiciels. La
Les secteurs émergents du transistor, du semi- plupart de ces innovations eurent lieu dans les uni-
conducteur et de l’informatique furent tous soutenus versités, grâce à des deniers publics.
financièrement par le gouvernement fédéral, et plus Le soutien de l’État aux secteurs de l’informatique et
particulièrement par le ministère de la Défense entre de l’électronique va bien au-delà de son rôle d’ache-
1945 et 196520. La première entreprise œuvrant dans teur et de bailleur de fonds pour la recherche. Le
le secteur du semi-conducteur fut Fairchild Semicon- Congrès américain établit également des lois qui ser-
ductor. Les innovations majeures dont elle fit preuve vent les intérêts de ces entreprises. Les lois sur la pro-
dans les années 1950 lui permirent d’obtenir une priété intellectuelle favorisent les détenteurs de bre-
large part de la production militaire. Dès 1960, elle vets. Il ne sera pas surprenant d’apprendre que l’État
était le plus grand manufacturier de composants à de la Californie, par exemple, dispose de lois sur la
base de silicone aux États-Unis et son principal client propriété intellectuelle qui favorisent les program-
était le ministère de la Défense. De nombreux cadres meurs informatiques. Le Telecommunications Act de
quittèrent éventuellement la société pour fonder leur 1996 a créé des règles de concurrence qui sont géné-
propre entreprise dans la région, comme Intel, par ralement favorables aux compagnies de téléphone et
exemple. Ce sont ces produits qui donnèrent leur du câble. Ces lois n’ont pas obligé les sociétés de télé-
nom à la Silicon Valley. L’État continua à appuyer la communication et de câble à lutter entre elles, mais
recherche et le développement, que ce soit dans le ont plutôt renforcé la position des firmes dominantes.
secteur privé ou dans les universités, et demeura un Les entrepreneurs de la Silicon Valley ont également
acteur majeur dans le marché de la haute technologie convaincu le gouvernement d’assouplir les lois sur
jusqu’à la fin de la guerre froide. Au cours des l’immigration afin d’assurer leur approvisionnement
années 1970 et 1980, la nature des biens produits en ingénieurs étrangers, et ce alors même qu’elles
dans la Silicon Valley commença toutefois à changer. délocalisaient leur production outre-mer.
Le micro-ordinateur, et plus tard l’Internet, signalè- La Silicon Valley est-elle vraiment dominée par des
rent une croissance du marché des biens de consom- réseaux d’acteurs travaillant dans des petites entre-
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changé au cours de sa courte histoire. C’est pourquoi marché, que font les entreprises dominées ? Elles peu-
il est important de tous les étudier. Avec une perspec- vent tenter de se créer une niche. Les entreprises
tive temporelle de soixante ans, il est plus facile de dominées sont les innovateurs qui adoptent une stra-
voir l’importance de la guerre froide dans l’ouverture tégie de risques. Si elles réussissent, trois perspectives
de possibilités pour certains universitaires particuliè- s’offrent à elles (du moins du point de vue de leurs
rement industrieux. Il est également essentiel de bien propriétaires) : elles peuvent s’inscrire en Bourse, s’of-
saisir les facteurs sociaux qui ont permis à une agglo- frir à un des géants du secteur ou tenter de devenir
mération industrielle comme la Silicon Valley de un de ces géants elles-mêmes. Ceci constitue une
bourgeonner, telles la recherche et l’éducation univer- conception du contrôle définissant la structure des
sitaires. Si l’on ne se concentre que sur le rôle des dominants et des dominés. Il s’ensuit que les investis-
réseaux d’ingénieurs ou des venture capitalists, ceux-ci seurs ont la possibilité de récolter les profits d’un pro-
deviennent évidemment, par un effet de l’observation, duit gagnant, alors que les entreprises dominantes
les seuls acteurs en place, alors que d’autres, tout peuvent facilement acquérir les inventions leur per-
aussi importants, comme l’État, sont négligés. Ceci mettant de conserver leur position dans le secteur de
étant dit, il serait déplorable de nier que des entrepre- la haute technologie. Les dominants et les dominés
neurs ont eu la bonne idée de créer et développer des ont ainsi une relation symbiotique qui les rend à la
produits innovateurs qui formèrent la base de sec- fois concurrents et partenaires dans la création de
teurs économiques nouveaux. Mais ils ne le firent pas règles tacites assurant leur survie.
seuls et bénéficièrent en cela du soutien de l’État et La question de la compatibilité des systèmes informa-
d’autres institutions. tiques et le problème connexe de la normalisation
Ainsi, la « théorie des réseaux » néglige certaines des technique des produits sont complexes22. La compati-
plus importantes propriétés de l’organisation indus- bilité profite aux inventeurs de nouveaux produits et
trielle de la Silicon Valley. On observe déjà des aux propriétaires de la structure devenue norme. Les
niveaux de concentration extrêmement élevés dans grandes entreprises mettent leurs produits à jour et
les marchés des technologies de l’information. Micro- assurent leur stabilité par le verrouillage technolo-
soft (logiciels), Sun Microsystems (équipement ali- gique (lock-in) de leurs produits. La compatibilité, qui
mentant l’Internet), Cisco Systems (interrupteurs et est apparue lorsque les tentatives de créer des sys-
aiguilleurs de l’Internet), Intel (puces informatiques), tèmes incompatibles ont échoué, est donc une des
AT & T (câbles de communication et téléphonie façons d’assurer la stabilité du marché.
interurbaine) et AOL-Time-Warner (câbles et accès à On peut s’attendre à ce que le secteur de l’informa-
l’Internet) contrôlent plus de 60 % de leurs marchés tique se consolide graduellement autour d’un nombre
respectifs. Bien que certaines de ces entreprises soient relativement restreint de grandes entreprises détenant
des innovateurs technologiques, elles utilisent égale- les technologies essentielles. Il est également à prévoir
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Les fondements politiques l’achat de ses produits. Il a également fourni les inci-
de l’entreprise et des marchés tations fiscales et la législation sur les brevets capable
de favoriser les investisseurs et les fabricants prêts à
On est plus à même de comprendre le fonctionne- se risquer dans cette aventure technique et commer-
ment des entreprises et des marchés lorsque l’on exa- ciale. Mais ces actions n’ont pas suffi à stabiliser le
mine leur profonde dépendance à l’égard du droit, marché volatile de la haute technologie. Les grandes
des institutions et de l’État. Un monde dans lequel les firmes du secteur ont donc établi des oligopoles et
entreprises pourraient trouver des solutions stables à des monopoles qui absorbent les petites entreprises
leurs problèmes de concurrence sans l’aide de rela- innovatrices, situation qui profite à tous les protago-
tions sociales étendues, ou dans lequel les marchés nistes : les fondateurs de start-up s’exposent à de très
existeraient sans la participation active de l’État, est grands risques, mais tirent des profits potentiellement
inconcevable. colossaux tandis que les grandes entreprises affermis-
La « valeur actionnariale » fut une conception du sent leur position en s’appropriant les nouvelles tech-
contrôle inventée pour répondre aux problèmes parti- nologies ainsi créées.
culiers de l’entreprise américaine. Vers 1980, celle-ci La recommandation habituellement offerte par les thu-
souffrait d’une mauvaise performance financière en riféraires du dynamisme économique des États-Unis
raison de l’inflation élevée et du ralentissement de la est simple, pour ne pas dire simpliste : éviter l’« inter-
croissance économique dans les années 1970. Cette ventionnisme » étatique, assurer la libre concurrence
piètre performance fut attribuée à la mauvaise gestion entre les firmes et déréglementer le marché du travail.
des entreprises, et des outils financiers furent inventés Nous avons montré ici que cette antienne ne corres-
pour analyser et remédier à cette situation. L’État par- pond en rien à la réalité du fonctionnement de l’éco-
ticipa à ce processus en mettant ses propres lois anti- nomie étatsunienne. En Amérique comme en Europe,
trust en suspens et en diminuant l’impôt des entre- l’État et les entreprises sont intimement liés et la capa-
prises. Ces actions donnèrent carte blanche aux cité relative des économies capitalistes à créer
entreprises qui désiraient réorganiser leur structure. richesses, revenus, biens et services dépend directe-
L’État déréglementa de nombreux secteurs écono- ment de ce lien. Toute explication des heurs et mal-
miques et libéralisa le marché du travail. Il en résulta heurs de l’économie des États-Unis (ou de tout autre
une augmentation substantielle des inégalités sociales. pays) qui fait l’impasse sur ces deux acteurs sera au
De façon assez paradoxale toutefois, le problème de la mieux incomplète, au pire erronée.
compétitivité des entreprises américaines ne s’en
trouva pas réglé. Celles-ci échouèrent à récupérer les Traduit de l’américain par
Frédéric Mérand et Loïc Wacquant.
marchés qu’elles avaient perdus dans les années 1970
et au début des années 1980. Les entreprises financiè-
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