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LE MYTHE DU MARCHÉ

Neil Fligstein

Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales »

2001/4 n° 139 | pages 3 à 12


ISSN 0335-5322
ISBN 2020511177
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-actes-de-la-recherche-en-sciences-
sociales-2001-4-page-3.htm
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Neil Fligstein

LE MYTHE
DU MARCHÉ

P artout de par le monde, on présente aujourd’hui l’économie des États-


Unis comme un modèle de « libre entreprise » où la compétition est
dynamique, les entreprises efficaces et les gouvernements des États et
de l’Union aussi discrets que possible. Ces derniers se tiendraient à l’écart
du « marché », ne favoriseraient pas d’entreprises, d’industries ou de tech-
nologies en particulier et, lorsqu’ils interviendraient, ce serait seulement en
vue de garantir la pleine et entière liberté de concurrence. La réalité n’a pas
grand-chose à voir avec cette vision, puisque l’État américain est, depuis
l’origine, profondément impliqué dans le fonctionnement de l’économie
nationale, et ce d’une façon qui n’est guère étrangère aux Européens1. La
création et le développement de nouveaux marchés sont en effet rarement
laissés aux seuls entrepreneurs ; ceux-ci bénéficient de l’appui continu d’un
grand nombre d’institutions, tant privées que publiques. L’objet de cet
article n’est pas de nier le rôle déterminant de l’entrepreneuriat et de la
concurrence dans l’émergence de nouvelles industries, mais d’affiner notre
compréhension en montrant que ces dernières ne pourraient se produire et
se diffuser sans le soutien de structures sociales stables, et plus particulière-
ment sans l’action continue et multiforme de l’État fédéral.
Deux facteurs essentiels conditionnent en effet les actions stratégiques des
entreprises : le comportement de leurs concurrents et la capacité des États à
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1 – Je l’ai montré dans le cas de l’évolu-
tion sur la longue durée du mode de
définir ce qui constitue un comportement acceptable du point de vue de la
contrôle des cent plus grandes entre- concurrence, la principale préoccupation des dirigeants et des propriétaires
prises américaines dans mon livre The des firmes étant d’assurer la stabilité de leurs interactions avec les princi-
Transformation of Corporate Control,
Cambridge, Harvard University Press, paux rivaux. Si l’entreprise réussit à établir un cadre d’interaction durable,
1990. et que celui-ci est légal et profitable, elle s’efforcera de perpétuer ce cadre et
2 – Par exemple, le marché des boissons l’ensemble des stratégies associées. Les dirigeants et les propriétaires de
gazeuses aux États-Unis est clairement
dominé par deux firmes, Pepsi-Cola et toutes les firmes impliquées dans un marché donné développent ainsi des
Coca-Cola, dont la stratégie concurren- attentes précises par rapport au comportement de chacun, ce qui renforce et
tielle commune est de se disputer des
parts de marché par le biais de la publi-
pérennise leur position dans le secteur2.
cité et des offres promotionnelles. Cette Le gouvernement américain façonne le fonctionnement des marchés de trois
domination partagée et les stratégies façons. Tout d’abord, il élabore et applique un ensemble de lois et de règle-
communes qui l’assoient durent depuis
quarante ans. ments bureaucratiques concernant la politique fiscale, le capital boursier et
3 – Ainsi, le gouvernement fédéral le passif des entreprises, les rapports salariaux, les brevets et les divers
n’impose pas de taxe de vente sur les droits de propriété (matérielle, commerciale, intellectuelle, etc.), ainsi que la
achats faits par l’intermédiaire de l’Inter-
net. Cette politique est censée permettre politique de concurrence. À la demande d’acteurs particulièrement influents
à l’Internet de se développer plus pleine- dans une industrie, l’État interviendra éventuellement afin de favoriser ou
ment comme moyen d’échange.
L’octroi d’une réduction de prix de 5 à
de sauver certaines entreprises3. Ensuite, l’État peut acheter en vastes quan-
8 % par rapport aux entreprises tradi- tités (et, partant, favoriser) certains produits ou financer la recherche et le
tionnelles, dites « de briques et de mor- développement de certains procédés et marchandises, et, par conséquent,
tier », constitue à l’évidence une poli-
tique préférentielle pour les vendeurs
de certaines entreprises – aux États-Unis, le ministère de la Défense a tou-
qui passent par la Toile. jours joué un rôle crucial à cet égard puisqu’une grande partie des innova-

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NEIL FLIGSTEIN

tions technologiques récentes, à commencer par l’In- veillance, le marché boursier punira les entreprises en
ternet, sont d’origine militaire. Troisièmement, tous dévalorisant son capital-actions. Si, enfin, les diri-
les niveaux du gouvernement étatsunien financent la geants et le conseil d’administration s’entêtent à igno-
recherche universitaire et encouragent la mise sur le rer les avertissements du marché et à négliger la profi-
marché de produits jugés socialement utiles. Même tabilité de leur entreprise, et que la valeur des actions
s’ils se sont largement départis de leur participation continue de baisser, l’ultime menace disciplinaire
dans le capital des entreprises de services et de tra- s’ensuivra : l’offre publique d’achat (OPA). Dans ce
vaux publics lors des trois dernières décennies, les cas, une nouvelle équipe de dirigeants et de proprié-
États de l’Union demeurent actionnaires majoritaires taires achèteront les actifs de l’entreprise à vil prix, et
dans un grand nombre de secteurs tels que la distri- ce afin de rétablir la profitabilité au service de la
bution de l’eau et de l’électricité. Ils continuent en « valeur actionnariale ».
outre à financer les infrastructures publiques et pri- Le marché décrit par l’idéologie de la « valeur action-
vées indispensables à la création d’entreprises. Cette nariale » est celui du contrôle des sociétés (corporate
liste n’est évidemment pas exhaustive. L’État exerce control). Celui-ci définit les moyens utilisés par les
quantité d’activités qui, directement ou indirectement, dirigeants et les propriétaires pour faire fructifier
aident les entreprises : infrastructures de transport, leurs actifs. Une telle conception du contrôle consti-
sécurité publique, défense, etc. Il garantit également tue ainsi une version idéalisée du fonctionnement des
les « clauses non contractuelles » des contrats privés, marchés. Les propriétaires et les dirigeants qui se
pour reprendre l’expression d’Émile Durkheim, ainsi révèlent diligents dans la poursuite du profit conser-
que la stabilité du système financier, essentielle au vent leur droit de propriété sur les actifs de l’entre-
fonctionnement de l’ensemble. On notera finalement prise. D’autres acteurs voudront certainement acheter
les fonctions assistantielles propres à l’État-provi- des actions dans celle-ci (une action étant un droit
dence (qui demeurent essentielles, même si elles sont sur les profits de l’entreprise). Le prix de l’action à un
allées en s’amoindrissant dans la période récente). moment donné reflète par conséquent les perspec-
Nous nous proposons d’analyser ici deux développe- tives présentes et à venir de l’équipe de gestion dans
ments majeurs de l’économie étatsunienne qui sont sa quête de profitabilité.
généralement loués comme emblématiques des vertus Cette conception particulière du contrôle se fonde sur
du « libre marché » : l’émergence de la « valeur action- plusieurs traits institutionnels distincts. En premier
nariale » (shareholder value) comme conception du lieu, les règles et les lois appropriées doivent per-
contrôle des entreprises et la croissance de la Silicon mettre aux conseils d’administration et aux marchés
Valley, berceau et fer de lance de l’industrie informa- boursiers de se comporter de cette manière. Celles-ci
tique du pays. Cela afin de démontrer que ces deux comprennent les règles permettant la protection des
phénomènes moteurs du dynamisme capitaliste amé- droits des actionnaires, l’existence de pratiques comp-
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ricain ne résultent pas du seul entrepreneuriat dont tables strictes et le lancement d’une offre publique
on vante partout les mérites, mais que, dans un cas d’achat. En deuxième lieu, l’actionnariat doit être suf-
comme dans l’autre, l’État a joué un rôle déterminant, fisamment diffus pour permettre aux équipes de ges-
de même que l’encastrement dans certaines condi- tion et de propriétaires d’acquérir l’entreprise. Si
tions sociales4. celle-ci est étroitement contrôlée par une famille, une
banque, l’État ou si elle est en propriété croisée, il
« Valeur actionnariale » sera difficile sinon impossible de la racheter sans la
et contrôle des sociétés coopération de la partie en question. Les États-Unis
se distinguent à cet égard en ce que l’actionnariat des
La « valeur actionnariale » fait référence à un plus grandes entreprises y est extrêmement diffus 6 .
ensemble de relations entre les dirigeants des entre-
prises cotées en Bourse, les conseils d’administration
et les marchés boursiers où s’activent les action- 4 – On trouvera un développement plus systématique de l’approche
« politico-culturelle » de l’économie sur laquelle s’appuient ces deux
naires5. L’idée maîtresse en est que les dirigeants des études de cas dans N. Fligstein, The Architecture of Markets : An Eco-
entreprises doivent assurer un taux de profit maximal nomic Sociology of 21st-Century Capitalist Societies, Princeton, Prince-
à leurs actionnaires. Ainsi, un conseil d’administra- ton University Press, 2001.
5 – Voir M. Jensen, « Eclipse of the Public Corporation », Harvard
tion est censé contrôler continûment les dirigeants et Business Review, 67, 1989, p. 61-73 ; E. Fama et M. Jensen, « Separa-
les cadres en attachant leurs émoluments à la perfor- tion of Ownership and Control », Journal of Law and Economics, 26,
mance de l’entreprise ou, si ces incitations demeurent 1983, p. 301-325.
6 – Voir M. Roe, Strong Managers, Weak Owners, Princeton, Princeton
sans résultat, changer l’équipe de gestion. En University Press, 1994 ; M. Roe et M. Blair, Employees and Corporate
revanche, si le conseil échoue dans sa tâche de sur- Governance, Washington, Brookings Institution, 1999.

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LE MYTHE DU MARCHÉ

De gigantesques paquets d’actions sont échangés quo- contrôler un large éventail de produits créa, pour les
tidiennement sur les marchés boursiers et il est pos- dirigeants, la justification requise pour évaluer la pro-
sible d’acquérir une part majoritaire dans la plupart fitabilité d’activités données. Les directeurs financiers
des grandes sociétés. réduisirent le problème de l’information au rende-
Un autre pays, s’il voulait établir un marché pour le ment de ces activités et firent ainsi de la société diver-
contrôle des sociétés afin de contraindre ses entre- sifiée une entité gérable. Deuxièmement, dans les pre-
prises à maximiser la « valeur actionnariale », devrait mières années ayant suivi la Seconde Guerre
fort probablement entreprendre une série de réformes mondiale, le gouvernement fédéral appliquait stricte-
politiques. Ce marché n’apparaîtrait pas « naturel- ment les lois antitrust et élabora même une loi enca-
lement », mais exigerait plutôt le concours actif de drant singulièrement les fusions, ce qui rendait celles-
l’État. Les systèmes de droits de propriété présente- ci, que ce soit avec les concurrents directs ou avec les
ment en vigueur tendent à favoriser les élites écono- fournisseurs, particulièrement ardues. Ceci eut pour
miques nationales, et celles-ci tenteraient certaine- conséquence inattendue d’encourager les fusions
ment d’empêcher le gouvernement de saper leur entre entreprises œuvrant dans des secteurs radicale-
pouvoir économique. Étant donné l’absence de pres- ment différents, et ce afin d’assurer leur croissance
sions politiques de la part de leurs élites, il est donc tout en prévenant l’intervention de l’État. Les direc-
facile de comprendre pourquoi la plupart des pays teurs financiers obtinrent ainsi une plus grande légi-
européens n’ont pas entamé de telles réformes. Il n’est timité en vertu de leur expertise présumée dans
pas surprenant que la seule exception soit la Grande- l’évaluation des rendements potentiels d’activités
Bretagne, qui suit le modèle américain depuis une étrangères à la spécialisation traditionnelle d’une
vingtaine d’années. Pourquoi et comment la « valeur entreprise, et ce grâce à l’utilisation de critères pure-
actionnariale » s’est-elle imposée comme conception ment financiers8.
du contrôle aux États-Unis ? Il est évident que l’élite Les exemples les plus édifiants de cette nouvelle
managériale des grandes entreprises aurait dû s’y conception « financière » du contrôle sont venus d’en-
opposer en faisant appel à l’État. Afin de comprendre treprises situées aux marges du capitalisme étatsu-
pourquoi elle ne l’a pas fait, laissant ainsi le libre che- nien. Les hommes qui inventèrent le conglomérat
min à la montée de la « valeur actionnariale », nous (Tex Thornton chez Textron, Jim Ling chez LTV,
devons maintenant nous attarder à la conception du Harold Green chez ITT) démontrèrent que les mani-
contrôle qui l’a précédée. pulations financières, particulièrement l’endettement
Cette conception du contrôle, dite « financière », est de l’entreprise, pouvaient générer une croissance
apparue au cours des années 1960 à l’occasion d’une rapide malgré un investissement en capital minimal.
augmentation singulière du nombre de fusions en Tous les types de réorganisation financière, offre
Amérique7. À cette époque, on commença à concevoir publique d’achat, ventes d’actifs précipitées, prises de
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l’entreprise comme un « paquet » d’actifs que ses diri- contrôle, accumulation de dette et rachat d’actions,
geants pouvaient déployer et redéployer en acquérant furent inventés ou mis au point à cette époque. Les
ou en se débarrassant des filiales au gré de leur profi- années 1960 virent l’éclosion d’un mouvement de
tabilité. Durant les années 1960, des portefeuilles fusions à grande échelle au cours duquel plusieurs
d’actifs étaient ainsi manipulés afin de maximiser le des grandes sociétés étendirent leurs activités et se
taux de profit de l’entreprise. Cette conception du diversifièrent. Résultat de ce succès, les directeurs
contrôle se fondait sur trois postulats : a) les entre- financiers devinrent de plus en plus souvent PDG des
prises pouvaient atténuer les effets des cycles écono- grandes entreprises. Dès 1969, la conception « finan-
miques en investissant dans une panoplie d’industries cière » avait atteint le statut de doxa sur le marché du
ayant des rendements et des sensibilités aux cycles contrôle des sociétés et, par ce fait même, dans les
économiques différents ; b) les dirigeants issus des stratégies et les structures des grandes sociétés améri-
sections « finance », resserrant leur contrôle sur les caines.
actifs de l’entreprise, pouvaient faire profiter l’entre- La conception « financière » du contrôle, qui domina
prise davantage que les investisseurs passifs ou les le marché du contrôle des sociétés durant les années
cadres traditionnels ; c) les directeurs financiers déte- 1960, voyait donc déjà l’entreprise en termes pure-
naient le pouvoir et les compétences pour décider des ment financiers. La « valeur actionnariale » constitue
investissements les plus judicieux.
Deux facteurs ont produit la conception « financière ».
Premièrement, les grandes entreprises de l’après-
7 – N. Fligstein, The Transformation of Corporate Control, op. cit.,
guerre étaient déjà considérablement diversifiées dans chap. VII .
leurs activités. Le problème lié à la nécessité de 8 – Ibid., chap. VI .

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NEIL FLIGSTEIN

aussi un ensemble de stratégies financières, mais elle travail et des produits. Beaucoup estimaient que la
comporte en outre une critique tout à fait distincte de déréglementation stimulerait la concurrence, réduirait
la conception « financière » telle que celle-ci a évolué les salaires et disciplinerait l’inflation. La réduction
au cours des années 1960 et 1970. Il est particulière- des prix s’ensuivant encouragerait la consommation
ment reproché à cette dernière d’avoir failli dans sa et la croissance économique. La présidence Carter en
tâche de maximisation de la valeur boursière des tenta donc l’expérience en déréglementant le trans-
entreprises (la « valeur actionnariale »). Comment port routier et aérien. L’élection de 1980 amena tout
peut-on expliquer l’émergence de cette critique ? de même au pouvoir Ronald Reagan, dont les visées
La grande société américaine se trouva confrontée, au anti-étatiques et procapitalistes sont devenues légen-
début des années 1980, à deux forces exogènes : l’in- daires. Dans un contexte de sérieux ralentissement
flation rampante et le ralentissement économique, économique, un de ses premiers gestes politiques fut
caractérisant la décennie précédente, et l’intensifica- de démanteler le syndicat des contrôleurs aériens.
tion de la concurrence étrangère. Cette dernière, par- Ceci refroidit sérieusement les espoirs du mouvement
ticulièrement en provenance du Japon, diminua ouvrier aux États-Unis et accéléra le déclin séculier de
considérablement la part des entreprises américaines la présence syndicale dans ce pays.
sur certains marchés et, dans quelques cas, comme La présidence Reagan fut directement responsable du
celui de l’électronique, la réduisit à néant. L’inflation mouvement de fusions des années 1980, et ce à de
des années 1970 eut également de nombreuses et nombreux égards. William Baxter, le procureur géné-
funestes conséquences pour ces grandes entreprises. ral chargé de la section antitrust, avait, durant ses
La valeur de leurs actifs réels (immobilier, machines, années de pratique privée et de vie universitaire, tou-
terres, etc.) augmenta substantiellement. Des taux jours été un ardent adversaire des lois antitrust. Dès
d’intérêt élevés amenèrent les investisseurs à se tour- 1981, il annonça une nouvelle politique de la concur-
ner vers des placements à rendement fixe tels que les rence. Le cadre présenté équivalait en fait à une appro-
obligations d’État, ce qui causa une baisse soutenue bation presque inconditionnelle de toutes les fusions,
de la valeur des actions. Les dirigeants de ces entre- à l’exception de celles qui impliquaient des taux de
prises réagirent principalement en laissant les actifs concentration industrielle supérieurs à 80 % – don-
officiellement sous-évalués. En raison de l’inflation nant en pratique le feu vert à toute forme de fusion,
élevée et de la stagnation économique, les marges de petite ou grande, horizontale ou verticale. L’impôt sur
profit furent vite comprimées. Si les entreprises rééva- les sociétés fut également considérablement diminué,
luaient leurs actifs à la hausse, leur performance et les entreprises encouragées à utiliser cette nouvelle
financière se dégraderait en regard des indicateurs de marge de manœuvre en investissant dans l’économie.
performance utilisés (rendement des actifs, par Il n’est pas surprenant d’apprendre que ces dernières
exemple), qui feraient apparaître les taux relatifs de investirent principalement en fusionnant et en acqué-
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profit plus maigres encore. Les entreprises devaient rant leurs rivales. On voit bien que, selon cette inter-
par ailleurs éviter d’emprunter de l’argent, en raison prétation, le marché du contrôle des sociétés dans les
des taux d’intérêt élevés ; elles conservaient ainsi de années 1980 fut précipité par une crise dans la
vastes réserves en liquidité. Avec leurs actions faible- conception « financière » précédente et les transforma-
ment cotées, leurs actifs sous-évalués et leur impor- tions intervenues dans l’environnement politique, qui
tante liquidité, les entreprises américaines valaient, à encouragèrent les entreprises à saisir les occasions pré-
la fin des années 1970, moins sur les marchés bour- sentées pour réorganiser leurs actifs.
siers que ce qu’elles possédaient réellement en actifs Quels acteurs se firent les avocats de la « valeur action-
et en liquidités9. Il s’agissait, en bref, d’une crise de nariale » et comment peut-on comprendre leur relation
profitabilité. Les conditions étaient donc mûres pour avec ceux qui travaillaient selon les principes de la
l’émergence d’une nouvelle conception du contrôle conception « financière » du contrôle ? Selon ce que
destinée à remplacer celle qui semblait faillir. Trois l’on sait du mouvement de fusions, il est possible
problèmes se posaient alors : comment cette analyse d’attribuer l’idéologie de la « valeur actionnariale » aux
se définirait-elle, qui s’en ferait le messager et quel investisseurs institutionnels, c’est-à-dire aux banques
rôle l’État jouerait-il dans sa diffusion ? d’investissement, aux compagnies d’assurance et aux
Le discours politique de la déréglementation avait fonds mutuels. Les fondements intellectuels de cette
déjà commencé à prendre forme aux États-Unis dès
les années 1970. La présidence Carter épousa l’idée
selon laquelle la seule solution au problème de la
9 – B. Friedman, « The Substitutability of Equity and Debt
stagflation (inflation élevée et stagnation économique Securities », B. Friedman (sous la dir. de), Corporate Capital Structures
simultanées) était de déréglementer les marchés du in the United States, Chicago, University of Chicago Press, 1985.

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LE MYTHE DU MARCHÉ

conception, en revanche, vinrent surtout de l’écono- Le lien entre la maximisation de la « valeur actionna-
mie financière, et plus particulièrement de l’agency riale » et la compétitivité d’une entreprise est encore
theory. Les investisseurs institutionnels commencèrent plus ténu. Les écrits sur le sujet de la compétitivité
à comprendre que certaines entreprises étaient, par des entreprises démontrent que les principaux fac-
rapport à leurs actifs réels, largement sous-évaluées en teurs déterminant celle-ci sont l’aptitude à organiser
Bourse. Ce type d’analyse financière reposait sur l’idée la production et le développement de technologies
que, si les actionnaires possédaient une image si néga- nouvelles et utiles12. Ces compétences sont en retour
tive des perspectives d’une entreprise, son évaluation fortement liées au traitement des employés ou à la
en Bourse devenant ainsi inférieure à la valeur de ses nature des investissements. Un trop grand accent sur
actifs, c’était parce que les dirigeants n’en maximi- les actionnaires au détriment des autres partenaires de
saient pas la capitalisation boursière. l’entreprise peut mener à un exode de ses meilleurs
D’habiles analystes financiers se rendirent compte éléments ou à un sous-investissement chronique.
qu’il pouvait être fort lucratif de séparer les entre- La compétitivité de l’entreprise en sera diminuée
prises en de plus petites composantes. Les banques d’autant. Il ne sera donc pas surprenant d’apprendre
d’investissement et autres investisseurs institutionnels que les sociétés américaines ayant succombé aux
se mirent à lever les fonds nécessaires aux offres sirènes de la « valeur actionnariale » n’ont jamais rega-
publiques d’achat. L’innovation financière la plus gné leur position dans des industries où elles avaient
importante à cet égard fut la création de produits perdu leur avantage concurrentiel face au Japon ou à
financiers à fort rendement – les fameux junk bonds – l’Europe (par exemple : l’électronique, les automo-
pour financer ces rachats. Ceux-ci pouvaient être uti- biles, les produits de luxe, les instruments de haute
lisés pour racheter une majorité d’actions dans une précision). Celles-ci ont plutôt quitté les secteurs
société, et ensuite réorganiser sa structure interne qu’elles ne pouvaient dominer. Au lieu de tenter
pour rembourser la dette encourue – « réorga- d’améliorer leurs produits, elles se sont départies des
nisation », on s’en doutera, signifiant mises à pied et actifs peu rentables.
vente des actifs de l’entreprise. La rhétorique de la En claironnant les vertus de la déréglementation
« valeur actionnariale » se fondait ainsi sur un manque comme solution à tous les problèmes économiques, le
d’égard envers les employés, les consommateurs ou gouvernement américain a adopté un discours qui a
les fournisseurs au nom de profits plus élevés et permis à la « valeur actionnariale » d’éclore comme
immédiats pour les actionnaires. conception du contrôle. La déréglementation des
Encore aujourd’hui, la « valeur actionnariale » est marchés des produits et du travail était conçue
louée comme la meilleure solution de contrôle des comme un stimulant apte à ramener la croissance en
sociétés au problème de la compétitivité des entre- Amérique. Mais cette déréglementation, malgré son
prises10. Les réorganisations opérées en son nom ont- nom, n’a jamais signifié la fin de l’intervention éta-
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elles amélioré la profitabilité des sociétés américaines tique dans la régulation des marchés, des contrats,
et restauré la position dominante qu’elles perdirent des taxes, du travail et du capital. Bien au contraire,
dans de nombreuses industries au cours des années l’État a fourni l’infrastructure institutionnelle néces-
1970 ? Les travaux empiriques répondent sans équi- saire à la maximisation de la « valeur actionnariale »
voque par la négative. Ceux qui ont le plus bénéficié par sa régulation des marchés financiers. Il a offert
des fusions des années 1980 sont sans conteste les incitations fiscales et financement aux fusions et pro-
vendeurs, les victimes des rachats, alors que les nou- mis aux entreprises de ne pas les désapprouver. Il
veaux propriétaires n’ont pas réussi à augmenter les s’est systématiquement abstenu de légiférer en faveur
taux de profit à un niveau supérieur soit à ce qu’il de quiconque à part les actionnaires. Il a également
était auparavant, soit aux taux moyens d’une indus- encouragé les entreprises et donné l’exemple pour
trie donnée11. Ce résultat pourra surprendre : il existe qu’elles renégocient les conventions collectives à la
un mythe selon lequel les préceptes de la « valeur
actionnariale » mènent à une meilleure répartition des
actifs et des profits plus élevés. Mais parce que la plu- 10 – Voir, par exemple, M. Jensen, « Eclipse of the Public Corpora-
part des offres publiques d’achat étaient rendues pos- tion », art. cit.
sibles par un endettement considérable de l’acheteur, 11 – M. Jensen et R. Ruback, « The Market for Corporate Control :
The Scientific Evidence », Journal of Financial Economics, 11, 1994.
les entreprises ne purent engranger des taux de profit p. 5-50.
suffisants relativement à l’augmentation soudaine de 12 – M. Piore et C. Sabel, The Second Industrial Divide : Possibilities for
leur capitalisation boursière et au gonflement artificiel Prosperity, New York, Basic Books, 1984 ; M. Porter, The Competitive
Advantage of Nations, New York, Free Press, 1990 ; J. Womack,
de leur dette, transférée par l’acheteur au passif de D. Jones et D. Roos, The Machine That Changed the World, New York,
l’entreprise. Rawson Associates, 1991.

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NEIL FLIGSTEIN

baisse, précarisant ainsi les travailleurs. Bien que le de la compatibilité des systèmes, et non la défense
gouvernement américain n’ait pas inventé le concept excessive des droits de propriété intellectuelle. Mieux
de « valeur actionnariale », il s’en est fait le messager vaut établir le « standard » de l’industrie qu’être le
en travaillant continûment au service des détenteurs propriétaire du produit clé. Afin d’éviter l’obsoles-
de capital et au nom du profit. cence de ses produits et de rester dans la course, une
entreprise se doit d’innover et donc d’apprendre en
Défense, université, industrie : permanence, de se mettre à l’écoute de sa clientèle et
la Silicon Valley à l’affût de sa concurrence et d’utiliser les réseaux à
cette fin. Ainsi se boucle le cercle vertueux par lequel
L’explosion des technologies de l’information qui s’est la meilleure des technologies l’emporterait et la
produite à la fin du XXe siècle a créé un tout nouvel meilleure entreprise finit par utiliser la meilleure
ensemble de marchés. Commençons d’abord par technologie.
résumer son histoire telle que la plupart des observa- Selon l’économie industrielle traditionnelle, la crois-
teurs – journalistes, politiciens et universitaires sance d’une entreprise mène éventuellement à une
confondus – la retracent, c’est-à-dire comme l’effet saturation du marché ; le prix du produit diminue
spontané de l’activité entrepreneuriale. Ceux-ci esti- substantiellement et le profit marginal de l’entreprise
ment que les nouvelles technologies ont non seule- est réduit à néant. Il existe maintenant toute une
ment profondément transformé le monde dans lequel branche des sciences économiques niant cette « loi ».
nous vivons, mais encore que les marchés ainsi créés D’aucuns prétendent ainsi que les technologies de
sont à l’origine d’un nouveau type d’entreprises, l’information produisent des « rendements d’échelle
l’entreprise en réseau, moins hiérarchisée et plus croissants » 14 . Le coût associé à la fabrication d’un
prompte à saisir les opportunités d’innovation et de produit tel qu’un logiciel est élevé au début mais, s’il
profit que les entreprises traditionnelles13. Sous peine devient la norme, le marché s’y trouve « verrouillé ».
d’être éliminées, ces firmes font de l’apprentissage C’est ce que certains économistes américains appel-
continu et de l’autotransformation permanente un lent lock-in. Celui-ci est dû au fait que les consomma-
impératif et elles créent ainsi des richesses inégalées teurs s’habituent à un produit donné et que les pro-
dans l’histoire. De même, le travail au sein de ces duits reliés sont créés pour y être compatibles. Dans
entreprises subit une mutation : les salariés sont le cas d’un logiciel, par exemple, le coût marginal
dépourvus d’allégeance et sont mobiles d’un concur- associé à la production d’unités additionnelles (dis-
rent à l’autre ; en contrepartie de généreuses rémuné- quettes) est extrêmement faible. Si le produit devient
rations sous forme de stock-options, ils investissent la norme, les profits peuvent augmenter proportion-
un nombre fabuleux d’heures de travail et acceptent nellement à la vente d’unités additionnelles car leur
de se rendre extrêmement flexibles afin d’assurer une coût de production est presque nul. De plus, disent
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innovation constante dans l’entreprise. La Silicon Val- les chantres de la «nouvelle économie», les boulever-
ley et ses émules que sont les « pépinières informa- sements ayant lieu dans cette « nouvelle économie » se
tiques » de Seattle, Austin, Washington, Boston ou produisent sans l’apport de l’État. Celui-ci ne régle-
Ann Arbor, incarnent d’ores et déjà un avenir proche mente pas ces marchés, ne choisit ni les perdants ni
où les entreprises seront rapides, souples, de petite les gagnants, et n’y fait aucun investissement. L’« éco-
taille, et formeront alliances et réseaux au gré de leurs nomie de la connaissance » est inventée dans les uni-
intérêts stratégiques changeants. versités et soutenue par des entrepreneurs en réseau.
Dans ce monde nouveau, les entreprises ne sauraient Il y a, en vérité, de nombreuses failles dans l’histoire
établir de monopole du fait de l’innovation perma- telle qu’elle est présentée ci-dessus. En premier lieu,
nente. Celles qui tentent d’exclure leurs concurrents le rôle essentiel de l’État dans l’établissement de
de l’utilisation de certains produits ou technologies règles, le financement de la recherche et du dévelop-
se voient irrémédiablement contournées, voire mar- pement et l’achat de produits pour les manufacturiers
ginalisées. Ainsi, Apple (avec son système d’exploita- de matériel informatique est passé sous silence, nié
tion incompatible) et Sony (avec son système même. En second lieu, l’impasse est faite sur les
magnétoscopique Beta) ont vite perdu du terrain sur caractéristiques génériques des marchés émergents :
les marchés où les consommateurs préféraient des
systèmes « ouverts » et moins coûteux. L’architecture
« ouverte » des produits d’Intel et de Microsoft, en 13 – Voir M. Castells, L’Ère de l’information, t. I, La Société en réseaux,
revanche, stimula la création d’industries entières de Paris, Fayard, 1998 ; A. Saxenian, Regional Advantage, Cambridge,
Harvard University Press, 1994.
fournisseurs de logiciels et de composants. La leçon 14 – B. Arthur, Increasing Returns and Path Dependence in the Economy,
est claire : la voie du succès est celle de l’ouverture et Ann Arbor, University of Michigan Press, 1994.

8
LE MYTHE DU MARCHÉ

au début d’un marché, il existe toujours une quantité vendaient une grande majorité de leurs ordinateurs,
innombrable d’entreprises, suivant une dynamique équipement électronique, missiles guidés et véhicules
qui n’est pas sans rappeler l’ébullition des mouve- spatiaux à l’État américain16.
ments sociaux. Les nouveaux acteurs prolifèrent, la Le ministère de la Défense ne joua pas seulement le
petite organisation en réseau est une des stratégies rôle de client pour les entreprises de cette région. Les-
suivies par les entreprises. Celles-ci font face à un lie démontre que la guerre fut à l’origine de nom-
environnement incertain et ne savent pas quels pro- breuses découvertes liées, en particulier dans le déve-
duits réussiront à percer sur le marché. Dans un loppement de la technologie des tubes, mais aussi du
contexte où il est encore impossible de contrôler la spectre électromagnétique17. Dans les premières années
concurrence, il est logique de se lier à d’autres entre- de la guerre froide, le Pentagone devint le principal
prises pour glaner de l’information et anticiper les bailleur de fonds pour la R & D et le principal ache-
développements à venir du marché. teur de technologies innovatrices. L’État finança aussi
Notre critique sera donc double. Premièrement, il généreusement la recherche et l’éducation universi-
s’agira de déterminer le rôle de l’État dans les vagues taires. Bresnahan estime que plus de 70 % du soutien à
d’innovation qui ont mené à la création des industries la recherche en génie, en sciences informatiques et
de l’informatique, des télécommunications et de dans les disciplines connexes vint du seul gouverne-
l’Internet, et plus particulièrement en ce qui a trait à ment fédéral. En outre, pas moins de la moitié des étu-
la Silicon Valley. Deuxièmement, l’image d’une indus- diants-chercheurs dans ces disciplines étaient soutenus
trie flexible et décentralisée sera examinée : les nou- financièrement par des programmes fédéraux. Et bien
velles technologies conduiront-elles vraiment à une plus de la moitié des articles scientifiques publiés dans
industrie en réseau, ou bien certaines entreprises, les revues d’informatique remercient un organisme
grâce à la « normalisation » de leurs produits, contrô- fédéral pour son soutien financier18.
leront-elles à terme le marché ? Un des principaux bénéficiaires de ces largesses fut
Il y a eu quatre vagues d’innovation dans le secteur de l’université Stanford. Le doyen de l’école de commerce
l’informatique. La première fut engendrée par la de cette université à l’époque, Frederick Terman, joua
Seconde Guerre mondiale et la guerre froide et mena un rôle crucial dans le positionnement de la faculté de
au développement de technologies reliées aux sys- génie civil comme institution de recherche prédomi-
tèmes radio et à micro-ondes, au radar et aux missiles nante sur la côte Ouest. Terman se rendit vite compte
guidés. La deuxième vint à la fin des années 1950 que la croissance industrielle de la Silicon Valley
avec l’invention et la mise sur le marché du circuit dépendait avant tout de l’établissement d’infrastruc-
intégré, d’abord utilisé pour les missiles guidés, puis tures de recherche dans la région. La faculté de génie
pour les semi-conducteurs. La troisième vague fut civil devait, à cette fin, développer des liens intimes
celle des micro-ordinateurs au début des années avec l’État 19. L’université Stanford mit sur pied de
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1970. Finalement, depuis les années 1990, on assiste nombreux programmes afin d’exploiter les échanges
à la croissance démesurée de l’Internet. L’État fut par- potentiels entre les milieux d’affaires, l’État, les étu-
tie intégrante de toutes ces périodes d’innovation. diants et les professeurs. Terman fut un des premiers à
Dans certaines il joua un rôle direct et dans les autres encourager les professeurs et les étudiants à mettre
un rôle plus discret. leurs idées en pratique en créant des entreprises pri-
Il existait déjà, avant la Seconde Guerre mondiale, vées dans la Silicon Valley. L’université fournissait éga-
une petite industrie de l’électronique dans la Silicon lement quantité d’ingénieurs susceptibles d’être
Valley, en Californie15. La plupart des entreprises de employés dans ces nouvelles entreprises. Le cas
ce secteur étaient cependant situées dans l’Est du demeuré le plus célèbre est celui de Hewlett Packard.
pays. Le coup de fouet pour la Silicon Valley vint avec
la guerre. Hewlett Packard, la première entreprise
d’électronique de la région, passa de neuf salariés et 15 – T. Sturgeon, « How Silicon Valley Came to Be », M. Kenney
70 000 dollars de chiffre d’affaires en 1939 à cent (sous la dir. de), Understanding Silicon Valley, Stanford, Stanford Uni-
versity Press, 2000.
salariés et à 1 million de dollars de chiffre d’affaires 16 – D. Henton, « A Profile of Silicon Valley’s Evolving Structure »,
en 1943, et ce entièrement grâce à son rôle de four- C. Lee, W. Miller, M. Hancock et H. Rowen (sous la dir. de), The
nisseur de l’armée américaine. Au cours des années Silicon Valley Edge, Stanford, Stanford University Press, 2000.
17 – S. Leslie, « The Biggest Angel of Them All : The Military and the
1950, Varian Associates fut la société connaissant la Making of Silicon Valley », M. Kenney (sous la dir. de), Understanding
plus grande croissance dans la région ; or, elle vendait Silicon Valley, Stanford, Stanford University Press, 2000.
90 % de sa production au ministère de la Défense. À 18 – T. Bresnahan, « Computing », D. Mowery (sous la dir. de), US
Industry in 2000: Studies in Comparative Performance, Washington,
la fin de cette décennie, Hewlett Packard, Varian, DC, National Academy Press, 1999.
Lockheed et les autres entreprises de la Silicon Valley 19 – S. Leslie, « The Biggest Angel of Them All », op. cit.

9
NEIL FLIGSTEIN

C’est d’ailleurs en cherchant un financement pour Agency (ARPA), créée dans les années 1960, finança
cette société que Terman développa ce qui allait deve- l’Arpanet, un réseau informatique décentralisé dont
nir le « capital risque » (venture capital), une des insti- l’objectif était d’assurer la communication en cas de
tutions propres à la Silicon Valley. Ensuite, dans les guerre nucléaire. On donna à certains scientifiques et
années 1950, les venture capitalists, alléchés par les universitaires accès à l’Arpanet, qui l’utilisèrent pour
contrats publics de ces entreprises, affluèrent dans la faire circuler des messages et des dossiers. Afin de
région et fournirent le financement nécessaire à la permettre le traitement de larges quantités de don-
création de Varian Associates et de Fairchild Semicon- nées, de nombreuses améliorations furent apportées
ductor. qui menèrent au perfectionnement des logiciels. La
Les secteurs émergents du transistor, du semi- plupart de ces innovations eurent lieu dans les uni-
conducteur et de l’informatique furent tous soutenus versités, grâce à des deniers publics.
financièrement par le gouvernement fédéral, et plus Le soutien de l’État aux secteurs de l’informatique et
particulièrement par le ministère de la Défense entre de l’électronique va bien au-delà de son rôle d’ache-
1945 et 196520. La première entreprise œuvrant dans teur et de bailleur de fonds pour la recherche. Le
le secteur du semi-conducteur fut Fairchild Semicon- Congrès américain établit également des lois qui ser-
ductor. Les innovations majeures dont elle fit preuve vent les intérêts de ces entreprises. Les lois sur la pro-
dans les années 1950 lui permirent d’obtenir une priété intellectuelle favorisent les détenteurs de bre-
large part de la production militaire. Dès 1960, elle vets. Il ne sera pas surprenant d’apprendre que l’État
était le plus grand manufacturier de composants à de la Californie, par exemple, dispose de lois sur la
base de silicone aux États-Unis et son principal client propriété intellectuelle qui favorisent les program-
était le ministère de la Défense. De nombreux cadres meurs informatiques. Le Telecommunications Act de
quittèrent éventuellement la société pour fonder leur 1996 a créé des règles de concurrence qui sont géné-
propre entreprise dans la région, comme Intel, par ralement favorables aux compagnies de téléphone et
exemple. Ce sont ces produits qui donnèrent leur du câble. Ces lois n’ont pas obligé les sociétés de télé-
nom à la Silicon Valley. L’État continua à appuyer la communication et de câble à lutter entre elles, mais
recherche et le développement, que ce soit dans le ont plutôt renforcé la position des firmes dominantes.
secteur privé ou dans les universités, et demeura un Les entrepreneurs de la Silicon Valley ont également
acteur majeur dans le marché de la haute technologie convaincu le gouvernement d’assouplir les lois sur
jusqu’à la fin de la guerre froide. Au cours des l’immigration afin d’assurer leur approvisionnement
années 1970 et 1980, la nature des biens produits en ingénieurs étrangers, et ce alors même qu’elles
dans la Silicon Valley commença toutefois à changer. délocalisaient leur production outre-mer.
Le micro-ordinateur, et plus tard l’Internet, signalè- La Silicon Valley est-elle vraiment dominée par des
rent une croissance du marché des biens de consom- réseaux d’acteurs travaillant dans des petites entre-
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mation au détriment du matériel militaire. prises et collaborant les uns avec les autres, et ce
La plupart des récits sur la Silicon Valley portent sur modèle amène-t-il une certaine stabilité pour les pro-
la période plus récente où l’État s’est fait plus discret. ducteurs ? Les recherches les plus citées sur ce sujet
Il n’en demeure pas moins que la plupart des innova- prétendent que cette particularité de la Silicon Valley
tions dans ces secteurs eurent lieu après la Seconde explique son avantage concurrentiel 21 . Une telle
Guerre mondiale et durant la guerre froide. De plus, image semble bien sûr contredire notre discussion ci-
la raison pour laquelle la Silicon Valley devint, vers dessus sur le rôle de l’État dans la recherche, le déve-
les années 1970, un acteur si important dans le sec- loppement et l’achat de produits. Elle semble égale-
teur de la haute technologie tient en grande partie ment ébranler l’idée selon laquelle les grandes
aux milliers d’ingénieurs qui y avaient été attirés par entreprises furent les principales bénéficiaires de l’in-
l’industrie militaire. Il y a eu dans les vingt dernières tervention étatique.
années une explosion de l’activité entrepreneuriale Tout d’abord de nombreux facteurs ont probablement
dans cette région, reliée à une explosion tout aussi fait le succès de la Silicon Valley et ils ont sûrement
phénoménale du capital-risque qui lui est nécessaire,
mais celles-ci n’auraient pu avoir lieu sans le soutien
étatique de l’après-guerre. Malgré le rôle indéniable 20 – C. Lecuyer, « Fairchild Semiconductor And Its Influence »,
C. Lee, W. Miller, M. Hancock et H. Rowen (sous la dir. de), The Sili-
joué par les entrepreneurs durant les vingt dernières con Valley Edge, Stanford, Stanford University Press, 2000.
années, celui de l’État ne peut donc être négligé. La 21 – M. Castells, L’Ère de l’information, op. cit. ; A. Saxenian, Regional
dernière en date de ces innovations, l’Internet, doit Advantage, op. cit. ; E. Castillo, H. Hwang, E. Granovetter et M. Gra-
novetter, « Social Networks in Silicon Valley », C. Lee, W. Miller,
également beaucoup au ministère de la Défense. Une M. Hancock et H. Rowen (sous la dir. de), The Silicon Valley Edge,
agence de ce ministère, l’Advanced Research Project Stanford, Stanford University Press, 2000.

10
LE MYTHE DU MARCHÉ

changé au cours de sa courte histoire. C’est pourquoi marché, que font les entreprises dominées ? Elles peu-
il est important de tous les étudier. Avec une perspec- vent tenter de se créer une niche. Les entreprises
tive temporelle de soixante ans, il est plus facile de dominées sont les innovateurs qui adoptent une stra-
voir l’importance de la guerre froide dans l’ouverture tégie de risques. Si elles réussissent, trois perspectives
de possibilités pour certains universitaires particuliè- s’offrent à elles (du moins du point de vue de leurs
rement industrieux. Il est également essentiel de bien propriétaires) : elles peuvent s’inscrire en Bourse, s’of-
saisir les facteurs sociaux qui ont permis à une agglo- frir à un des géants du secteur ou tenter de devenir
mération industrielle comme la Silicon Valley de un de ces géants elles-mêmes. Ceci constitue une
bourgeonner, telles la recherche et l’éducation univer- conception du contrôle définissant la structure des
sitaires. Si l’on ne se concentre que sur le rôle des dominants et des dominés. Il s’ensuit que les investis-
réseaux d’ingénieurs ou des venture capitalists, ceux-ci seurs ont la possibilité de récolter les profits d’un pro-
deviennent évidemment, par un effet de l’observation, duit gagnant, alors que les entreprises dominantes
les seuls acteurs en place, alors que d’autres, tout peuvent facilement acquérir les inventions leur per-
aussi importants, comme l’État, sont négligés. Ceci mettant de conserver leur position dans le secteur de
étant dit, il serait déplorable de nier que des entrepre- la haute technologie. Les dominants et les dominés
neurs ont eu la bonne idée de créer et développer des ont ainsi une relation symbiotique qui les rend à la
produits innovateurs qui formèrent la base de sec- fois concurrents et partenaires dans la création de
teurs économiques nouveaux. Mais ils ne le firent pas règles tacites assurant leur survie.
seuls et bénéficièrent en cela du soutien de l’État et La question de la compatibilité des systèmes informa-
d’autres institutions. tiques et le problème connexe de la normalisation
Ainsi, la « théorie des réseaux » néglige certaines des technique des produits sont complexes22. La compati-
plus importantes propriétés de l’organisation indus- bilité profite aux inventeurs de nouveaux produits et
trielle de la Silicon Valley. On observe déjà des aux propriétaires de la structure devenue norme. Les
niveaux de concentration extrêmement élevés dans grandes entreprises mettent leurs produits à jour et
les marchés des technologies de l’information. Micro- assurent leur stabilité par le verrouillage technolo-
soft (logiciels), Sun Microsystems (équipement ali- gique (lock-in) de leurs produits. La compatibilité, qui
mentant l’Internet), Cisco Systems (interrupteurs et est apparue lorsque les tentatives de créer des sys-
aiguilleurs de l’Internet), Intel (puces informatiques), tèmes incompatibles ont échoué, est donc une des
AT & T (câbles de communication et téléphonie façons d’assurer la stabilité du marché.
interurbaine) et AOL-Time-Warner (câbles et accès à On peut s’attendre à ce que le secteur de l’informa-
l’Internet) contrôlent plus de 60 % de leurs marchés tique se consolide graduellement autour d’un nombre
respectifs. Bien que certaines de ces entreprises soient relativement restreint de grandes entreprises détenant
des innovateurs technologiques, elles utilisent égale- les technologies essentielles. Il est également à prévoir
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ment des stratégies fort traditionnelles visant à que les entreprises soient de plus en plus polarisées
contrôler la concurrence. Microsoft, Intel et Cisco ont entre les petites dominées, prêtes à être rachetées, et
toutes trois été l’objet de poursuites antitrust pour les grandes diversifiées, qui tentent de créer les
leur comportement anticoncurrentiel (ce qui, dans le normes techniques autour desquelles les autres
cas de Microsoft du moins, a été amplement démon- s’orientent et n’hésitent pas à racheter les nouvelles
tré). Chacun de ces nouveaux marchés a vite été technologies qui pourraient menacer leur position.
dominé par une seule et unique entreprise. Les grandes entreprises dominent. Il est possible de
Il est instructif de se demander quels types de mar- faire fortune en créant une petite entreprise, mais seu-
chés sont réellement construits sur la base de ces lement dans la mesure où elle est revendue à prix
nouvelles technologies. Les entreprises dominantes fort. Cette conception du contrôle, si elle émerge et se
surveillent les innovateurs technologiques afin soit de stabilise, constituera la trame de fond de l’activité
les racheter, soit d’intégrer leurs découvertes dans entrepreneuriale dans ce secteur.
leurs propres produits. Elles demeurent dans la
course en rachetant les « gagnants » œuvrant dans les
marchés qui sont reliés au leur. Microsoft, par
exemple, est connue pour approcher les petites start-
up et offrir de les racheter. Si celles-ci refusent, leurs
produits sont redéveloppés et ajoutés à l’édition sui-
vante du système d’exploitation Windows.
22 – M. Edstrom, « Controlling Markets in Silicon Valley : A Case
Si les dominants dans ces secteurs usent de leur posi- Study of Java », mémoire de MA, département de sociologie, univer-
tion pour racheter leurs concurrents ou les éjecter du sité de Californie, Berkeley, 1999.

11
NEIL FLIGSTEIN

Les fondements politiques l’achat de ses produits. Il a également fourni les inci-
de l’entreprise et des marchés tations fiscales et la législation sur les brevets capable
de favoriser les investisseurs et les fabricants prêts à
On est plus à même de comprendre le fonctionne- se risquer dans cette aventure technique et commer-
ment des entreprises et des marchés lorsque l’on exa- ciale. Mais ces actions n’ont pas suffi à stabiliser le
mine leur profonde dépendance à l’égard du droit, marché volatile de la haute technologie. Les grandes
des institutions et de l’État. Un monde dans lequel les firmes du secteur ont donc établi des oligopoles et
entreprises pourraient trouver des solutions stables à des monopoles qui absorbent les petites entreprises
leurs problèmes de concurrence sans l’aide de rela- innovatrices, situation qui profite à tous les protago-
tions sociales étendues, ou dans lequel les marchés nistes : les fondateurs de start-up s’exposent à de très
existeraient sans la participation active de l’État, est grands risques, mais tirent des profits potentiellement
inconcevable. colossaux tandis que les grandes entreprises affermis-
La « valeur actionnariale » fut une conception du sent leur position en s’appropriant les nouvelles tech-
contrôle inventée pour répondre aux problèmes parti- nologies ainsi créées.
culiers de l’entreprise américaine. Vers 1980, celle-ci La recommandation habituellement offerte par les thu-
souffrait d’une mauvaise performance financière en riféraires du dynamisme économique des États-Unis
raison de l’inflation élevée et du ralentissement de la est simple, pour ne pas dire simpliste : éviter l’« inter-
croissance économique dans les années 1970. Cette ventionnisme » étatique, assurer la libre concurrence
piètre performance fut attribuée à la mauvaise gestion entre les firmes et déréglementer le marché du travail.
des entreprises, et des outils financiers furent inventés Nous avons montré ici que cette antienne ne corres-
pour analyser et remédier à cette situation. L’État par- pond en rien à la réalité du fonctionnement de l’éco-
ticipa à ce processus en mettant ses propres lois anti- nomie étatsunienne. En Amérique comme en Europe,
trust en suspens et en diminuant l’impôt des entre- l’État et les entreprises sont intimement liés et la capa-
prises. Ces actions donnèrent carte blanche aux cité relative des économies capitalistes à créer
entreprises qui désiraient réorganiser leur structure. richesses, revenus, biens et services dépend directe-
L’État déréglementa de nombreux secteurs écono- ment de ce lien. Toute explication des heurs et mal-
miques et libéralisa le marché du travail. Il en résulta heurs de l’économie des États-Unis (ou de tout autre
une augmentation substantielle des inégalités sociales. pays) qui fait l’impasse sur ces deux acteurs sera au
De façon assez paradoxale toutefois, le problème de la mieux incomplète, au pire erronée.
compétitivité des entreprises américaines ne s’en
trouva pas réglé. Celles-ci échouèrent à récupérer les Traduit de l’américain par
Frédéric Mérand et Loïc Wacquant.
marchés qu’elles avaient perdus dans les années 1970
et au début des années 1980. Les entreprises financiè-
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rement réorganisées ne devinrent pas plus profitables
que les autres, et ne servirent qu’à faciliter le transfert
de richesses des travailleurs aux cadres, aux diri-
geants et aux actionnaires. La « valeur actionnariale »
n’est donc pas le remède au problème de la compétiti-
vité industrielle tant vantée par certains 23 . Cette
conception du contrôle pousse plutôt les entreprises à
ne se préoccuper que de critères étroitement finan-
ciers dans leurs décisions d’affaires, au détriment
d’une vision stratégique plus globale. À cause d’elle,
les dirigeants d’une entreprise qui éprouve des diffi-
cultés dans un secteur donné ne tenteront pas d’amé-
liorer sa compétitivité, mais se départiront plutôt de
l’activité en question.
La révolution informatique menée dans la Silicon Val-
ley durant les années 1980 et 1990 semble embléma-
tique du capitalisme américain de la libre entreprise.
Un examen attentif révèle toutefois que l’État améri-
cain est, depuis un demi-siècle, profondément impli-
qué dans le financement de la recherche et de l’ensei-
gnement que cette industrie requiert comme dans 23 – Voir M. Jensen, « Eclipse of the Public Corporation », art. cit.

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