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Éthique publique
Revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale
Résumé
Les transformations de l’État providence en État animateur ont conduit la puissance
publique à limiter ses capacités d’action dans le domaine de la gestion sociale de la ville
par l’urbanisme. Les ambitions éthiques au cœur de la constitution des théories et savoirs
de l’aménagement des villes au début du e siècle ont cédé le pas à un « oubli » éthique
que porte une vision néolibérale de l’évolution des sociétés. À partir de l’étude des cas
français et suisse, le présent article a pour objet d’étudier les conditions de mise en œuvre
de la transition éthique de l’aménagement durable des villes.
Texte intégral
solidarité et d’égalité des chances fondent dès la fin du e siècle le discours réformiste
urbain.
2 Bien que depuis une vingtaine d’années la recherche francophone puise dans le débat
anglo-saxon de la gouvernance les conditions d’un renouvellement des manières de
faire la ville (Le Galès, 1993), les questions éthiques dans l’urbanisme demeurent
absentes. En France, dans le système de la démocratie représentative, la participation
des habitants aux débats publics est présentée comme recelant les principes éthiques
nécessaires aux mutations du cadre bâti (Donzelot et Epstein, 2006). Préalable à toute
décision publique, la participation citoyenne est définie comme une pratique éthique du
compromis intégrant les intérêts particuliers dans un tout collectif (Talbot, 2006). En
Suisse, il est admis que dans le système décentralisé de la liberté communale et de la
démocratie directe, les citoyens suisses développeraient des principes éthiques qui
assurent la sécurité collective. Vivant dans un territoire politique de liberté, dans la
conscience de soi et de l’autre, ils auraient ainsi acquis un esprit civique accompli
(Gasser, 1976).
3 Au-delà des différences entre démocratie représentative et démocratie directe, le
présent article vise à réinterroger la place actuelle de l’éthique dans l’urbanisme. Peut-
on parler d’« oubli » éthique ? Dans quelle mesure la théorie du bien commun, relayée
par l’urbanisme, ouvre-t-elle la voie à une meilleure intégration des enjeux du
développement durable en matière d’équité et de solidarité sociales ? Cette réflexion
sera conduite à partir des conceptions arendtiennes du bien commun, du domaine
public et de la justice et du « principe responsabilité » déployé par Hans Jonas (1979).
Dans un premier temps, il s’agira de s’interroger sur les fondements éthiques de
l’urbanisme au moment de sa constitution comme savoir et discipline et sur les
conditions de sa disparition à partir des Trente Glorieuses. Dans un deuxième temps, il
s’agira de s’interroger sur les conditions de restauration aujourd’hui d’une éthique
renouvelée conforme aux exigences du développement durable des villes.
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20/02/2019 Penser la transition éthique de l’urbanisme pour l’aménagement de villes durables. Le cas de la France et de la Suisse
protection d’un art de vivre et le maintien d’une urbanité classique. Les outils
procéduraux de la démocratie participative ont bien fonctionné.
10 La crise économique mondiale des années 1970 marque une rupture majeure dans la
croissance des villes européennes. En France, si les centres d’échanges internationaux,
les cités d’affaires relèvent de la dynamique de la ville, il se constitue dans un même
temps des espaces de déqualification économique et culturelle marqués par la
relégation sociale. Au début des années 1990, les collectivités territoriales peinent à la
fois à être des moteurs de la compétition économique et à maintenir la cohésion sociale.
Le territoire urbain glisserait selon Allain Touraine de la « société de discrimination
vers la société de ségrégation » (1991).
11 Les populations immigrées se retrouvent prisonnières des grands ensembles de
logements que leur ont légués les populations ouvrières françaises ayant accédé à la
propriété privée.Au fil des décennies,les périphéries cumulent les handicaps : chômage,
échec scolaire, marginalisation sociale, incivilité et violences. Le sentiment d’abandon
ressenti (Kokoreff, 2008) engage le déploiement de formes de replis communautaires.
Peu à même de porter un projet de société juste sous la tutelle de l’État jacobin,
« l’urbanisme de la croissance » de la France s’amoindrit dans le tournant néolibéral.
La logique managériale du partenariat public-privé ouvre les conditions financières
d’un développement urbain qui se veut rentable. La fin de l’État providence ouvre la
voie à la crise du modèle républicain (Baudouï, 1992). L’exclusion sociale par
l’économique affecte les banlieues.
12 Avec les lois de la décentralisation de 1982, l’urbanisme redevenu une compétence
politique municipale ouvre la voie à une « démocratie de guichet » d’attribution
clientéliste des marchés de bâtiments et travaux publics et subventions. Celle-ci fausse
le jeu de la concertation démocratique (Donzelot et Estèbe, 1994) et fonde une
« République féodale » par le gouvernement des élites sans consultation démocratique
réelle (Coudert, 1991). Les décisions locales en matière d’urbanisme, pour être
contraintes par des coalitions d’intérêts ou des coalitions de causes d’acteurs spéci-
fiques (advocacy coalitions), modifient en cours de processus les objectifs initiaux.
Elles fragilisent le maintien de l’intérêt général. Quant à la « participation citoyenne »
vantée par les élus, elle se résume le plus souvent à une consultation préalable des
habitants qui ne peut remettre en cause le processus engagé.
13 Les prises illégales d’intérêts tels la corruption et le financement illégal des acteurs et
groupements politiques dans le domaine de l’urbanisme sont plus nombreuses. Par
exemple, à dessein de protéger son patrimoine familial, un ancien conseiller technique
du ministre des Finances est mis en examen pour détournement du tracé de la ligne à
grande vitesse Bordeaux-Espagne. La mutation de l’État providence en État animateur
dans le traitement des banlieues conduit la puissance publique à gérer ad minima les
interfaces entre acteurs privés et acteurs publics. Trente-deux ans après les émeutes des
Minguettes, la politique de la Ville n’a pas atteint les buts fixés (Donzelot et Estèbe,
1994). La mise en place de dispositifs de correction sociale, ayant pour mission d’inciter
les communes les plus riches à se doter de logements sociaux pour atteindre une mixité
sociale souhaitée (Loi d’orientation pour la Ville de 1991 ; Loi relative à la solidarité et
au renouvellement urbain de 2000) se heurte à la mauvaise volonté des acteurs
politiques touchés et à l’opposition des résidents les plus fortunés.
14 Société multiculturelle, la Suisse doit son succès au rôle historique moteur de ses
villes dans ses capacités à absorber la main-d’œuvre étrangère dans le triple registre de
l’accès à un emploi, à l’éducation et à la citoyenneté. En Suisse, plus de deux millions de
personnes ont de la descendance ou des origines étrangères. Aujourd’hui, un habitant
sur cinq est étranger. Un quart de la main-d’œuvre en Suisse est étrangère. Dans un
contexte de mondialisation, les causes de migration ont changé de nature. Au-delà de
leur structuration selon des logiques d’emploi et de rationalité d’offres, elles portent à la
fois sur les questions de réfugiés de guerre et de persécutés politiques ou encore de
migrations économiques clandestines. La variable importante en ce qui a trait à la
différenciation spatiale est celle de l’appartenance culturelle. L’accès sélectif des
arrivants selon leurs revenus et la nature des emplois accessibles engage des processus
divergents de localisation spatiale qui entraînent des diversités de situations peu
comparables les unes aux autres.
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20/02/2019 Penser la transition éthique de l’urbanisme pour l’aménagement de villes durables. Le cas de la France et de la Suisse
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20/02/2019 Penser la transition éthique de l’urbanisme pour l’aménagement de villes durables. Le cas de la France et de la Suisse
répondant aussi à « l’impératif d’avenir », qui fonde selon Jonas l’« éthique du futur »,
sans laquelle les hommes ne pourront reprendre leur destinée en mains, le
rapprochement entre nature et urbanisme est édicté par les nouveaux défis
environnementaux et sociaux du développement urbain, qu’il s’agisse de qualité de l’air,
de l’accès à des espaces verts ou encore aux ressources naturelles.
28 Faisant face à la lutte contre le réchauffement climatique, la ville doit assurer sa
transition énergétique pour atteindre la ville post-carbone. La « crise écologique
multiforme » oblige également les acteurs à œuvrer à la réduction des émissions de
CO2, à la limitation des mobilités, à l’intégration de l’agriculture en ville, à la
reconstruction des économies locales fondées sur la relocalisation et la proximité du
travail et des services, à la construction de la résilience des populations et des acteurs
locaux, au développement de nouvelles qualifications professionnelles… Bien que
compris, ces enjeux ne trouvent guère de débouchés dans la pratique urbanistique. Le
rapport d’enquête de la Cour des comptes sur la tempête Xynthia en février 2010 est un
document à charge contre les autorités publiques. Il témoigne du lien à instituer entre
le bilan humain dramatique, la perte de conscience de l’institution des menaces
environnementales pesant sur ces territoires et les faiblesses de l’action publique dans
les domaines de la prévention du risque inondation, de la limitation des zones
constructibles et de l’interdiction de permis de construire, de l’application des règles
d’urbanisme et de sauvegarde, mais aussi de l’information sur la menace et la gestion
de la catastrophe (Cour des comptes, 2012 : 175-176). En intégrant les principes du
développement durable, le vivre-ensemble pourrait se retrouver investi d’une
responsabilité quasi illimitée pour penser le devenir de nos sociétés.
29 Réexaminé par le philosophe quelques années avant sa mort, le « principe
responsabilité » est défini comme une éthique en soi tant celle-ci soumet l’individu par
la connaissance du bien et du mal à la liberté morale de faire l’un ou l’autre (Jonas,
1992). « L’éthique du futur » qui désigne « une éthique d’aujourd’hui qui se soucie de
l’avenir et entend le protéger pour nos descendants des conséquences de notre action
présente » possède néanmoins des prescriptions positives (Sève, 1990), soit celles d’une
invitation à agir dans la prudence, au cas et par cas dans la recherche du compromis
dans une vigilance renouvelée à chaque instant. Élément régulant la vie en collectivité,
l’urbanisme est à même de porter ces nouvelles orientations prescriptives lui
permettant d’assurer ses responsabilités d’équité et de justice intergénérationnelles.
30 En souscrivant aux injonctions éthiques de Jonas pour la nature, l’urbanisme
pourrait acquérir une dimension holistique qu’il ne possédait pas au début du e
siècle. Au nom de l’avenir de l’humanité, il devient lui-même une sorte de « droit » à
l’urbanisme pour tous et non plus simplement un droit de l’urbanisme. Il relègue les
approches utilitaristes au nom d’un impératif de solidarité élargi à l’humanité. Il
contient une obligation d’agir en tout point comparable à « la responsabilité comme
obligation de survie » développée par le philosophe (Jonas, 1993 : 66). Il ambitionne de
penser l’espace public nécessaire à une véritable démocratie dans une logique de
partage et d’égalité. En tant que bien commun qui définit l’avenir, il engage plus
nettement qu’il ne le fait aujourd’hui non seulement la responsabilité éthique de soi
pour autrui, mais aussi l’éthique de l’institution.
Conclusion
31 Penser la transition éthique de l’aménagement et le développement durable et viable
(Gagnon, 1994) des villes apparaît bien relever d’une priorité. Une double injonction
justifie cette transition. La première réside dans les conditions mêmes de faire la ville
qui ont radicalement changé depuis une trentaine d’années. Le dépassement de
« l’urbanisme de croissance » par un « urbanisme de la coproduction public-privé »
basé sur la négociation managériale a ouvert la voie à un affaiblissement des finalités
opérationnelles et ambitions éthiques de la discipline. La seconde est à rechercher dans
la mutation actuelle de l’urbanisme comme savoir de construction de la ville. Les défis
environnementaux du millénaire transforment ses contenus soumis à l’obligation de
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20/02/2019 Penser la transition éthique de l’urbanisme pour l’aménagement de villes durables. Le cas de la France et de la Suisse
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https://journals.openedition.org/ethiquepublique/1404 9/11
20/02/2019 Penser la transition éthique de l’urbanisme pour l’aménagement de villes durables. Le cas de la France et de la Suisse
Notes
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20/02/2019 Penser la transition éthique de l’urbanisme pour l’aménagement de villes durables. Le cas de la France et de la Suisse
1 Au sens d’Emmanuel Levinas, soit une éthique qui engage la responsabilité de chacun
par impossibilité de se dérober à sa propre responsabilité face au regard d’autrui
2 Au sens de Max Weber, soit une éthique qui engage la responsabilité du détenteur légal
d’une autorité qui obéit pour sa part à l’« ordre impersonnel » de l’État de droit.
3 L’entre-soi définit le processus d’individualisation renforcée conduisant les habitants à
se domicilier et à échanger au quotidien en fonction des critères d’appartenance au même
groupe social au chapitre des richesses et valeurs.
4 http://www.terre-blanche.com/immobilier/index.html.
Auteur
Rémi Baudouï
Droits d’auteur
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