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Xavier Pavie
2014/3 - n° 125
pages 69 à 79
ISSN 0765-3697
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Dossier
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Résumé : Toute la philosophie antique peut être définie comme exercice spirituel, entendu
comme l’ensemble des disciplines destinées à transformer, en soi-même ou chez les autres,
la manière de vivre, de percevoir le monde. Cela requiert une dimension théorique, un
discours, qu’il soit intérieur ou extérieur, et une mise en œuvre pratique. Si l’aspect travail
de l’esprit semble être fondamental, le corps ne l’est pas moins. L’enjeu est ici de souligner
que depuis l’Antiquité jusqu’à la période contemporaine l’exercice spirituel se retrouve
pleinement articulé avec des attributs corporels qui peuvent être de deux ordres. D’une
part une pratique corporelle accessible à tous, comme peut l’être la marche. D’autre part
une pratique corporelle où le corps est plus intensément sollicité comme à l’occasion de
disciplines sportives extrêmes.
Mots clés : exercice spirituel, pratiques, corps
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déformation de la réalité. Même chose du côté d’Alcibiade où le corps endosse le
statut d’instrument sommaire, simple serviteur de l’âme 3.
À l’encontre d’une lecture platonicienne réduite au détachement corps et
esprit, Richard Shusterman souligne plus exactement l’ambiguïté platonicienne en
montrant un Platon qui non seulement ne rejetterait pas le corps, mais défendrait
la posture d’un corps esthétique permettant une pleine harmonie. Le Banquet est
ainsi perçu comme la démonstration d’un « désir amoureux de la beauté qui est
présenté comme la source de la philosophie, et la vie philosophique est dépeinte
comme la quête continuelle d’une beauté plus haute, qui ennoblit le philosophe et
culmine dans la vision de la forme parfaite du beau en soi et dans la connaissance,
pour donner naissance avec beauté à la vertu véritable » 4. Ici, Platon décrit la vie
de beauté comme la seule qui vaille la peine d’être vécue, celle qui rend le philo-
sophe « immortel, si jamais homme le devient » 5.
La République de son côté évoque la nécessité de la gymnastique à l’occasion
de l’éducation des gardiens de la cité 6. Dans les Lois, la pratique du corps apparaît
dans les formes d’éducation, grâce aux jeux et à la danse 7. Si la préparation cor-
porelle réclamée par Platon dans les Lois a comme fin première la préparation du
soldat à la guerre, ce n’est toutefois par la seule. Dans le cinquième livre en effet,
1. P. Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, Paris, 2001, p. 149.
X. Pavie, Exercices spirituels dans la philosophie antique, Les Belles Lettres, Paris, 2012.
2. Platon, Phédon, 65c-67a, Œuvres complètes, trad. L. Robin, Gallimard, « Biblio-
thèque de la Pléiade », Paris, 1950, pp. 776-778.
3. Platon, Alcibiade, 129c-131d, op. cit., pp. 240-244.
4. Cité par Richard Shusterman, « La vie comme vie éveillée », in Cahiers philosophiques,
n° 120, décembre 2009, p. 17.
5. Platon, Le Banquet, 211d-212a, op. cit., pp. 748-749.
6. Platon, La République, II, 376e, III, 403c-412b ; cité par R. Muller, « Gymnastique et
civilisation : l’exemple des Lois de Platon », in D. Moreau, P. Taranto (dir.), Activité phy-
sique et exercices spirituels. Essais de philosophie du sport, Vrin, Paris, 2008, p. 179.
7. Platon, Lois, 788d ; ibid., p. 182.
Platon insiste sur la primauté de l’âme qui vient juste après les dieux, en deuxième
position. En troisième lieu apparaît le corps, fondamental, précise Platon, car il est
la manière d’être beau, fort, etc., dans l’optique d’un équilibre et d’une sécurité.
Les Lois expriment ainsi textuellement l’excellence du corps qui ne dépend que
de la gymnastique. Cette excellence s’atteint à travers un programme strict, une
éducation droite qui donne aux corps et aux âmes le maximum de beauté et de
perfection. Néanmoins, Platon souligne le risque de la gymnastique lorsqu’elle
est pratiquée seule, car elle détourne du savoir et génère de la violence. Pour ce
faire, l’éducation doit se contrebalancer par l’intégration de la musique et de la
philosophie. Dans le Timée, la nécessité de l’équilibre entre l’âme et le corps est
cruciale, précise Platon : « Il faut donc que le mathématicien, ou quiconque pra-
tique un exercice intellectuel exigeant, donne aussi en compensation des mouve-
ments à son corps, en s’adonnant à la gymnastique, et il faut à l’inverse que celui
qui façonne son corps avec soin donne en compensation des mouvements à son
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âme, en pratiquant la musique et tout ce qui relève de la philosophie, s’il veut être
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qualifié à juste titre de beau et de bon 8. »
Ainsi, comme le résume Robert Muller, la pensée platonicienne de la gym-
nastique vise à produire un corps excellent 9. Cette excellence a un but précis,
c’est une excellence de l’âme. Celle-ci s’adjoint les qualités de la musique et de
la philosophie pour parfaire une éducation aussi bien en vue de la guerre que de
l’harmonie de l’âme.
Outre Platon, de nombreux Anciens défendent le corps, parfois même avec
ferveur, ils sont souvent des sportifs réguliers 10 et penseurs de l’acte sportif 11 : Platon
était lutteur, Cléanthe pugiliste et Chrysippe comme Sénèque coureur de fond.
Néanmoins, ces pratiques sportives semblent constamment tournées vers un enjeu
qui dépasse celui de la pure pratique du corps. C’est en effet œuvrer pour le bien-
être de son esprit, son âme. Autrement dit, les pratiques du corps dans l’Antiquité
ne semblent pas étrangères à la constitution des exercices spirituels et à la volonté
d’amélioration et de transformation de soi. Cela se note chez plusieurs penseurs
antiques décrits par Diogène Laërce, comme Socrate qui montrait sa bonne forme
et avait le souci de son entraînement 12, notamment en pratiquant la danse, car « le
corps est utile à toutes les activités humaines ; et dans tous ses usages, il doit être
en aussi bonne forme que possible. Chacun sait que, même dans l’acte de penser,
pourtant moins censé nécessiter l’aide du corps, la mauvaise santé physique est
souvent cause de graves erreurs 13. » Aristippe de Cyrène évoquait que « le sport
8. Platon, Timée, 88b-c, trad. Luc Brisson, Garnier-Flammarion, Paris, 1999, p. 213.
9. R. Muller, « Gymnastique et civilisation : l’exemple des Lois de Platon », op. cit., p. 190.
10. Sur la pratique sportive de Platon, in Diogène Laërce, Vie des philosophes illustres,
op. cit., tome III, 4. Cléanthe, ibid., VII, 168. Chrysippe, ibid., VII, 179. Sénèque, Lettres à
Lucillius, 83, 3-5.
11. D. Moreau, P. Taranto (dir.), Activité physique et exercices spirituels, op. cit.
12. D. Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, II, trad. Michel Narcy, Le Livre
de poche, Paris, 1999, p. 231.
13. Idem ; cité par Richard Shusterman, Conscience du corps, trad. Nicolas Vieillescazes,
L’Éclat, Paris, 2007, p. 30.
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vus » 16. L’exercice spirituel dont le corollaire est le fait de prendre soin de soi, et la
pratique de soi sont conçus « comme un combat permanent » 17, souligne Foucault
et chez Démétrius, le terme askêsis s’associe à des métaphores de pratiques phy-
siques : combat, lutte, adversité, etc. 18 Si les métaphores sont proches de l’activité
sportive, c’est que pour Démétrius la pratique de soi nécessite un entraînement
où il faut rechercher les mouvements nécessaires pour triompher. C’est pourquoi
Foucault va même déclarer que celui qui pratique les exercices spirituels dans
l’Antiquité est à voir comme un athlète, « un athlète de l’événement » 19, c’est-à-
dire celui qui se prépare aux événements qui peuvent survenir et envers lesquels
il faut se préparer.
Si dans l’Antiquité la pratique du corps semble tout à fait s’associer avec
l’exercice spirituel, que ce soit dans la pratique même ou comme métaphore, la
question qui émerge est son évolution au-delà de cette période. S’il semble pos-
sible en effet de voir une présence des exercices spirituels antiques dans l’espace
contemporain 20, quelle est la place des pratiques du corps ? Les pratiques cor-
porelles sont-elles toujours contributives d’exercices spirituels, si oui sous quelles
formes ?
14. Xénophon, Mémorables 3, 12. D. Laërce, Vie des philosophes illustres, tome I, pp. 67,
68, tome I, p. 136, pp. 82, 244 ; cité par Richard Shusterman, Conscience du corps,
op. cit., p. 31.
15. D. Laërce, Vies et sentences des philosophes illustres, VI, trad. Marie-Odile Goulet-
Cazé, op. cit., p. 737.
16. Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, trad. Frédérique Vervliet, Arléa, 1995, VII, 21,
pp. 105-106.
17. M. Foucault, « L’herméneutique du sujet », in Dits et Écrits II, Gallimard, coll. « Quarto »,
Paris, p. 1176.
18. Ibid., p. 1178.
19. M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit., p. 308.
20. X. Pavie, Les exercices spirituels contemporains : la philosophie comme manière de
vivre, Les Belles Lettres, Paris, 2013.
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Son « héros » recouvre la même posture vis-à-vis de la marche. Zarathoustra
affirme : « Je suis l’homme qui voyage, qui gravit les montagnes ; je n’aime pas les
plaines, je ne puis demeurer longtemps en paix assis ; et quel que soit mon destin
futur et ce que je pourrai vivre encore, il faudra un cheminement et des ascen-
sions ; car c’est toujours de soi-même qu’on fait expérience 23. » La marche est
capitale pour lui, car outre les idées qu’elle fait germer, elle lui permet d’entretenir
une relation avec lui-même : « Je marche beaucoup à travers les forêts, et j’ai avec
moi-même de fameux entretiens. » Cela permet à Nietzsche d’atteindre ce que
Hadot nommera le regard d’en haut : « Il nous faut encore grimper un bon bout de
chemin, lentement, mais toujours plus haut, afin de gagner un point de vue bien
dégagé sur notre vieille civilisation 24. »
Même si Nietzsche, dans Le Gai Savoir, explique qu’il faut savoir s’arrêter et
méditer de façon immobile pendant des heures 25, il dit que « nous ne sommes pas
de ceux qui n’arrivent à penser qu’au milieu de livres, sous l’impulsion de livres
– nous avons pour habitude de penser au grand air, en marchant, en sautant, en
escaladant, en dansant, de préférence sur des montagnes solitaires ou tout au bord
de la mer, là où même les chemins deviennent pensifs 26. »
Les exercices physiques sont nécessaires pour Nietzsche à tout âge et pour
favoriser une bonne santé, ils « devront être aussi courants, aussi désirés que le pain
21. Épictète, Entretiens, trad. J. Souilhé, Les Belles Lettres, coll. « Universités de France »,
Paris, 1963.
22. F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Maximes et pointes, 34 ; cité par Denis Moreau
et Pascal Taranto, « Le corps s’exerce, tout va bien », op. cit., p. 21.
23. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1996, p. 201.
24. Lettre de Nietzsche du juillet 1876 ; cité par Frédéric Gros, Marcher une philosophie,
Carnet Nord, Paris, 2009, p. 38.
25. F. Nietzsche, Le gai savoir, cité par Blaise Benoit « Exercices physiques, pratiques
“physio-psychologiques”, essais physiologiques », in Denis Moreau, Pascal Taranto (dir.),
Activité physique et exercices spirituels, op. cit., p. 228.
26. Ibid., cité par Blaise Benoit, p. 229.
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l’activité corporelle que l’on peut qualifier de « douce ». Il met en œuvre l’exercice
dédié au bon fonctionnement de son corps – associé à une alimentation adéquate
inspirée par Épicure – comme de son esprit 31. Par des exercices réguliers, de la
marche comme de la respiration, pour son corps comme pour son esprit, Nietzsche
semble s’inscrire dans une démarche d’exercice spirituel à travers le corps, un
« corps harmonieux » qui mêle autant les aspects psychiques que physiques ; c’est
l’idéal du « corps philosophe » 32 où « tout esprit devient corporellement visible » 33.
Cette pratique de la marche comme exercice spirituel chez Nietzche est sen-
sible chez Frédéric Gros, dans Marcher une philosophie qui pourtant n’emploie
jamais la notion d’exercice spirituel à propos de la marche. Toutefois, l’ensemble
des propositions qu’il présente concernant cette pratique semble particulièrement
proche des exercices spirituels. On comprend qu’il n’utilise pas l’expression, car
il veille à démontrer que la marche n’exige ni discipline, ni ascèse, ni travail sur
soi. D’ailleurs, il souligne que marcher n’est pas aller à la rencontre de soi-même,
mais plutôt échapper à la notion d’identité, n’être personne, n’être qu’un corps qui
marche 34 – toutefois la perte d’identité peut être justement l’élément d’un exercice
spirituel, chez Foucault par exemple.
27. Fragment posthume fin 1876-été 1877, 23, dans F. Nietzsche, Œuvres philosophiques
complètes, t. III, 1, Gallimard, Paris, 1988, trad. R. Rovini revue par M. de Launay, p. 512.
28. F. Nietzsche, Aurore, chap. 462 dans Œuvres philosophiques complètes, t. IV, Gallimard,
Paris, 1980, trad. J. Hervier, p. 245.
29. F. Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Incursion d’un inactuel », chap. 47, Garnier-
Flammarion, Paris, 2005, trad. P. Wolting, p. 213.
30. F. Nietzsche, Humain trop humain, chap. 252, dans Œuvres philosophiques com-
plètes, t. III, 1, Gallimard, Paris, 1988, trad. R. Rovini revue par M. de Launay, p. 195.
31. J.-F. Balaudé, « Le masque de Nietzsche », in Magazine littéraire, Les épicuriens,
n° 425, novembre 2003.
32. Fragment posthume novembre 1882-février 1883, 5, dans Œuvres philosophiques
complètes, t. IX, Gallimard, Paris, 1997, trad. A.-S. Astrup et M. de Launay, p. 235.
33. F. Nietzsche, Aurore, in Œuvres philosophiques complètes, op. cit., p. 54.
34. F. Gros, Marcher une philosophie, op. cit., p. 15.
La posture de Frédéric Gros n’est pas sans risque puisque l’ensemble des des-
criptions de la pratique de la marche regorge de dimensions proches des exercices
spirituels. La marche est une pratique à laquelle s’attellent pour leurs exercices spiri-
tuels Épictète et bon nombre d’autres philosophes, Nietzsche, Thoreau, Rousseau,
Kant, etc. Pour certains d’entre eux, elle permet de faire naître les idées, de les
confronter à la pensée environnante ou, pour d’autres, comme Wittgenstein qui
arpentait sa chambre, elle est un exutoire 35. La marche, seul ou accompagné, est
alors pratiquée par ces philosophes pleinement comme exercice spirituel, car elle
est l’occasion de réfléchir sur soi, de pratiquer sur soi une introspection, une ana-
lyse de nos faits et actes. Frédéric Gros montre – et cela complète l’argumentation
de la marche comme exercice spirituel – qu’elle nécessite une posture épicurienne.
En effet, pour marcher, il ne faut que ce qui est naturel et nécessaire : « Pour
marcher, il faut d’abord deux jambes, le reste est vain », en conséquence de quoi
la marche parvient « à nous libérer des illusions de l’indispensable » 36. Ainsi dis-
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paraissent l’environnement commerçant et aliénant de la société moderne et ses
outils de communication, d’incitations à la consommation ne générant que dépen-
dances. Décider d’un départ pour une marche peut être le moment de rompre
avec cet environnement, de se couper des conventions sociales, de la rumeur des
villes, pour plonger dans le strict nécessaire pour vivre. Le nécessaire est même
ramené à l’extrême puisque, après de très longues heures de marche, le nécessaire
n’est même plus soi « nom, âge, profession, carrière – tout, absolument, apparaît
dérisoire » 37. Ce qui apparaît comme nécessaire c’est la communion avec la Nature
ainsi que les stoïciens l’ont souligné, posture intimement liée à la marche. Là aussi
on retrouve Épictète qui, dans ses Entretiens, recommande les méditations-pro-
menades où la communion avec la Nature s’établit ainsi d’ailleurs qu’un dialogue
avec soi-même 38. Face à la nature, le marcheur est sollicité en permanence par
son environnement : arbres et forêts, animaux et insectes, plantes et fleurs, etc. La
marche force la contemplation de la Nature et forge la communion avec elle où
même la pluie « légère et douce [forme] un long tissage mélodieux » 39.
Si nous avons noté que le sport pouvait être un exercice spirituel, il semble
tout à fait que la marche en soit un également. L’ascèse, pilier des exercices spiri-
tuels, n’est pas étrangère à la marche, qui, dans sa pratique, nécessite une extrême
régularité, une très forte uniformité pour être garant d’une marche longue et dis-
tante. Il importe, comme dans le sport, de trouver son rythme fondamental et de
le garder afin d’être capable de pouvoir marcher plus de dix heures sans être pour
autant épuisé : « Quand on marche depuis longtemps, il arrive un moment où on
ne sait plus trop combien d’heures se sont déjà écoulées, ni combien il en faudra
encore pour parvenir au terme » et les conséquences « parfois, même dues à une
35. R. Monk, Wittgenstein le devoir de génie, trad. Abel Gerschenfeld, Flammarion, Paris,
2009, p. 75.
36. F. Gros, Marcher une philosophie, op. cit., p. 12.
37. Ibid., p. 19.
38. Épictète, Entretiens, op. cit.
39. F. Gros, Marcher une philosophie, op. cit., p. 80.
immense fatigue, instants brefs d’extase où le corps, dans la marche, avance sans
se sentir » 40.
Une question demeure : y a-t-il amélioration, transformation de soi dans la
pratique de la marche ? Tout semble montrer que l’exercice pratiqué, l’ascèse qui
finalement a lieu, la communion avec la Nature, le détachement des choses maté-
rielles, forcent une transformation de soi. Cela semble d’autant plus vrai que la
marche est une relation avec soi-même. Nous ne sommes jamais seuls dans la
marche puisque, indubitablement, il y a « ce dialogue entre le corps et l’âme » 41,
un dialogue où l’âme est fierté, témoin et supporter du corps. Une conversation
s’établit avec soi-même et inévitablement une modification, une transformation,
une évolution de soi.
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Nous l’avons dit, chez les Anciens, l’exercice spirituel est quelque chose qui a trait
à l’intensité, au travail sur soi qui n’est pas sans effort, travail et lutte. C’est ce que
nous pouvons entrevoir avec la marche, mais qui peut prendre un aspect encore
plus intense, comme le montre Jean-François Balaudé qui indique que la pratique
sportive de haute intensité fait apparaître « des formes d’expérience, physique et
spirituelle, sans réel équivalent » 42. Là encore, l’enjeu est de renverser la tradition
platonicienne issue notamment du Phédon ainsi que des traités de Plotin où l’âme
est appelée à s’écarter du corps dans un objectif d’épanouissement. Balaudé note
que le Phédon jauge un corps pesant et indigent, passif et source de troubles ; or la
pratique sportive justement vient mettre à mal cette condamnation par un entraîne-
ment régulier du corps qui lui rendra une certaine légèreté. De plus, Jean-François
Balaudé montre que l’esprit, à l’occasion de pratiques sportives avec un certain
degré de régularité et une certaine intensité, a une capacité à se « corporéifier ». La
pensée elle-même se fait souffle ; et de fait questionne la position plotinienne d’une
existence qui ne semblait possible que par l’extraction de l’âme hors du corps 43.
Ici, l’activité sportive peut être lue comme un exercice spirituel, mais sous cer-
taines conditions – régularité et intensité. Si Jean-François Balaudé considère que
ressentir la corporéification de la pensée, la sensation spirituelle de l’expérience
physique est accessible à tous, il avoue néanmoins que pour la mettre en œuvre
il faut « ressentir le désir d’une sorte de saut dans l’inconnu par lequel je tente
d’éprouver les possibilités de mon corps » 44. Cette proposition est à mettre en
perspective avec d’autres philosophes contemporains comme Richard Shusterman
qui, au contraire, veille à une intensité spirituelle « pour tous » à travers le corps
certes, mais dans l’unique axe d’une douceur, d’une mise en condition particuliè-
rement prévenante du corps, que ce soit avec les méthodes du type Feldenkraïs ou
Alexander 45. On peut en effet difficilement exprimer que l’accès à tous de l’inten-
sité sportive est possible. Les contraintes corporelles et les capacités individuelles
ne permettent pas vraiment, contrairement aux méthodes que prône Shusterman,
une accessibilité de masse.
Cet « élitisme » de la pratique intensive du corps est certainement encore plus
prégnant dans la pratique du corps gay, ce « corps gay musclé » 46 ainsi que le
nomme Halperin, où l’aspect corporel comme l’aspect spirituel est fondamental.
Halperin cherche à montrer dans Saint Foucault en quoi la pratique du corps,
l’exercice du corps notamment à travers le body-building chez les gays, relèvent de
l’ascèse et de l’exercice spirituel. Le body-building est pour ceux qui le pratiquent
« un rituel quotidien, exigeant, dur et transformateur qui, souvent, bouleverse tota-
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lement le mode de vie – le régime alimentaire, le rapport au travail et au sommeil,
les habitudes sociales, les amitiés, le sens de la communauté et, peut-être aussi,
le sens des possibilités personnelles » 47. L’activité du body-building est ici associée
à un véritable art d’existence et s’écarte en même temps de cette même activité
pratiquée par quelqu’un qui ne soit pas de la communauté gay puisque « la culture
du corps chez les gays est de produire un physique qui s’écarte des normes hété-
rosexuelles conventionnelles de la masculinité » 48. En cela, Halperlin s’appuie sur
l’analyse de Miller : « Le corps macho hétérosexuel manifeste sa puissance comme
un instrument […] à la fois comme un corps installé dans une armure et totalement
dédié à l’utilité… Tandis que le corps body-buildé des gays affiche des muscles
avant tout comme une image appelant ouvertement le désir de quelqu’un d’autre,
et recherchant délibérément la possibilité d’être brisée par ce désir 49. » L’idée de la
production de muscles dans l’espace communautaire gay n’a aucun sens pratique,
il n’est pas même identique à ceux produits par la gymnastique. L’enjeu est tout
autre puisqu’il vise l’anormalité, « paraître bizarres, hypertrophiés, et même gro-
tesques – c’est-à-dire queer – et néanmoins intensément désirables » 50.
On note bien ici les différences évidentes avec les enjeux de la pratique spor-
tive. Néanmoins, c’est bien l’articulation autour de la pratique du corps qui peut
être rapprochée. L’intensité délibérément recherchée ne semble pas recouvrir un
aspect compétitif. Le score, la victoire sur un adversaire paraissent en dehors de
ces considérations. L’objectif est plutôt l’atteinte, la volonté, le désir d’une amélio-
ration de soi, d’un dépassement de soi, voire même d’une transformation de soi.
45. Cf. R. Shusterman, Vivre la philosophie : pragmatisme et art de vivre, trad. C. Fournier
et J.-P. Cometti, Klincksieck, Paris, 2001.
46. D. Halperin, Saint Foucault, trad. Didier Éribon, EPEL, Paris, 2000, p. 126.
47. Ibid., p. 127.
48. Ibid., p. 127.
49. D. A. Miller, Bringing Out Roland Barthes, University of California Press, Berkeley,
1992, p. 31 ; cité par Doavid Halperin, Saint Foucault, op. cit., p. 127.
50. Ibid., p. 128.
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que dans sa volonté de se connaître soi-même. Que ce soit d’ailleurs pour le sportif
aux pratiques douces, celui qui est à la recherche de performances et d’intensité
ou que ce soit pour l’individu à la recherche de transformation par le corps comme
c’est le cas avec le « corps gay ».
L’intégration du soma, du corps, dans la pensée a pour enjeu de venir tra-
vailler sur la connaissance de soi, plus précisément une connaissance somatique
de soi ; celle-ci recouvre la même essence que la volonté de l’appel socratique
du « connais-toi toi-même », tout en ayant néanmoins une finalité différente. La
connaissance de soi socratique s’adresse à l’âme pour établir une transformation ;
son objectif est de changer, modifier, transformer le comportement, la compréhen-
sion de l’individu. La connaissance de soi somatique, quant à elle, s’adresse non
seulement à l’âme, mais aussi au corps, et cela dans une même mesure. Il s’agit
d’effectuer une connaissance de soi qui va donc articuler autant l’âme que le corps
pour donner naissance à une nouvelle forme de connaissance, une connaissance
somatique. L’objectif n’est rien moins qu’une transformation holistique du sujet où
les dimensions de l’amélioration esthétique, morale et spirituelle seront complète-
ment entrelacées. Plus qu’un lieu d’exercice spirituel, le corps en est le matériau
et le dispositif. Conserver une dichotomie corps et esprit amenuise et réduit les
possibilités de modification de soi. Seules la compréhension et l’acceptation d’un
« corps spirituel », d’un corps comme matériau d’exercice spirituel peut permettre
d’entamer et d’amener à la transformation de soi.
BIBLIOGRAPHIE
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